POESIES DIVERSES TOME II: LE TEMPLE DU GOÛT POÈME SUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE Par François-Marie Arouet de Voltaire (1694-1778) TABLE DES MATIERES LE TEMPLE DU GOÛT Avertissement de l'édition de Kehl. Avertissement de Beuchot. Lettre à M. Cideville sur le Temple du goût. Le Temple du Goût POÈME SUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE Préface Poème sur le Désastre de Lisbonne. LE TEMPLE DU GOÛT PIÈCES EN VERS (1731) AVERTISSEMENT DE L'ÉDITION DE KEHL. Le Temple du Goût a fait à M. de Voltaire plus d'ennemis peut-être que ceux de ses ouvrages où il a combattu les préjugés les plus puissants et les plus funestes. On ne pardonna point à l'auteur de la Henriade, d'Oedipe, de Brutus et de Zaïre, d'oser juger les poètes du siècle passé, trouver des défauts dans Corneille, dans Racine, dans Despréaux, et apprécier ce qu'on était convenu d admirer. Cependant un demi-siècle s'est écoulé, et il n'y a peut-être pas un seul des jugements du Temple du Goût qui ne soit devenu l'opinion générale des hommes éclairés. Nous croyons devoir dire un mot des variantes de ce poème. La Critique conseillait à M. de Voltaire de ne point faire de vers dans sa vieillesse, et de ne pas aller en Allemagne. Il n'a point profité de ces conseils, et nous y aurions beaucoup perdu s'il avait suivi le premier. Il a laissé subsister ces vers pour éviter apparemment qu'on lui reprochât de les avoir ôtés: mais il a supprimé Donnez plus d'intrigue à Brutus, plus de vraisemblance à Zaïre; parce que ces conseils de la Critique étaient moins l'expression de son jugement qu'un sacrifice qu'il faisait à l'opinion publique du moment. Il a supprimé également quelques louanges qui n'étaient que des compliments de société, et qui, dans un ouvrage lu par toute l'Europe et destiné pour la postérité, auraient contrasté avec les jugements sévères mais justes, que contient le reste du poème. Il n'a pas cru devoir conserver non plus les éloges qu'il avait donnés d'abord au cardinal de Fleury, parce que le cardinal se rendit, peu de temps après, l'instrument de la haine des cagots contre M. de Voltaire, quoiqu'il les méprisât autant que M. de Voltaire lui-même pouvait les mépriser. Toutes les fois qu'un homme de lettres loue un ministre ou un prince, il conserve le droit d'effacer ses éloges s'ils cessent de les mériter.(K.) AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. Voltaire lui-même dans une de ses notes (Voyez ci-après la première note du Temple du Goût.), dit que cet ouvrage fut composé en 1731; mais il était encore manuscrit à la fin de 1732, lorsque l'auteur l'envoya à Cideville (voyez sa lettre du 8 décembre 1732). Ce fut en mars ou avril 1733 que le Temple du Goût parut imprimé: l'auteur l'avait fait imprimer sans permission; il en convient lui-même dans sa lettre à Thieriot, du 1er mai 1733, où il dit avoir fait imprimer sans une permission scellée avec de la cire jaune. Toutes les critiques qu'on en fit, et qui furent présentées à l'approbation du sceau ou de la police furent arrêtées, ce qui ne les empêcha pas toutes de paraître. Voici celles que j'ai vues: I. Observations critiques sur le Temple du Goust, 1733, de 16 pages; elles parurent en avril 1733. L'éloge de Roy qu'on fait dans la dernière phrase, fit attribuer à cet auteur les Observations, qui paraissent être de l'abbé Desfontaines, ou tout au moins de son ami Castre d'Auvigny. Une seconde édition augmentée parut à la suite de l'Essai d'apologie, etc. (voyez n° III). II. Lettre de M.*** à son ami, sur le Temple du Goust de M. de Voltaire (1733), de 7 pages. Cette Lettre est de l'abbé Goujet. III. Essai d'apologie des auteurs censurés dans le Temple du Goust de M. de Voltaire, de 32 pages, y compris la seconde édition des Observations critiques, qui commencent page 15. L'abbé Desfontaines fut au moins l'éditeur de l'Essai d'apologie. IV. Entretien de deux Gascons à la promenade, sur le Temple du Goust, à Éphèse, aux dépens des héritiers d'Érostrate, 1733, dialogue en vers dont l'auteur est un Provençal nommé Perrin, ancien secrétaire du maréchal de Villars. V. Le Temple du Goust, comédie (par Romagnesi et Nivau), représentée, pour la première fois, par les comédiens italiens ordinaires du roi, le 11 juillet 1733. Paris, Briasson, 1733. VI. Le Temple du Goust, comédie, à la Haye, par la compagnie, 1733, de 11 et 34 pages. Voltaire, dans sa lettre à Thieriot, du 9 février 1736, attribue cette comédie à Delaunay; mais elle est de l'abbé d'Allainval. Quoique portant l'adresse de la Haye, elle avait été imprimée à Mantes, chez Tellier, qui, quelques années auparavant, avait été condamné au carcan par coutumace, pour avoir imprimé les Nouvelles ecclésiastiques. Lorsqu'il eut obtenu sa grâce, les jésuites lui firent imprimer la comédie antijanséniste intitulée la Femme docteur, afin, lui dirent- ils, de réparer le mal qu'il avait fait par l'impression des Nouvelles ecclésiastiques. Dans la comédie de d'Allainval, Voltaire figure sous le nom de Momus; un personnage appelé Kafener est évidemment Falkener, à qui est dédiée Zaïre; voyez tome Ier, du Théâtre. Beaucoup d'épigrammes furent lancées contre le Temple du Goût. Boindin, qui se reconnut dans Bardus ou Bardou, avait aussi fait une comédie qu'il intitula Polichinelle sur le Parnasse, et qu'il lut en plein café. Boindin voulait aussi faire graver un dessin où tous les personnages du Temple du Goût figuraient. Polichinelle est au milieu, Rollin est immédiatement au-dessous, ayant à ses côtés les demoiselles Lecouvreur et Sallé; Voltaire était représenté en malade. Le lieu de la scène est orné de seringues et autres instruments des apothicaires. LETTRE A M. CIDEVILLE SUR LE TEMPLE DU GOÛT. Monsieur, vous avez vu et vous pouvez rendre témoignage comment cette bagatelle fut conçue et exécutée. C'était une plaisanterie de société. Vous y avez eu part comme un autre: chacun fournissait ses idées, et je n'ai guère eu d'autre fonction que celle de les mettre par écrit. M. de *** disait que c'était dommage que Bayle eût enflé son dictionnaire de plus de deux cents articles de ministres et de professeurs luthériens ou calvinistes; qu'en cherchant l'article de César, il n'avait rencontré que celui de Jean Césarius, professeur à Cologne; et qu'au lieu de Scipion, il avait trouvé six grandes pages sur Gaspard Scioppius. De là on concluait, à la pluralité des voix, à réduire Bayle en un seul tome dans la bibliothèque du Temple du Goût. Vous m'assuriez tous que vous aviez été assez ennuyés en lisant l'Histoire de l'Académie française; que vous vous intéressiez fort peu à tous les détails des ouvrages de Balesdens, de Porchères, de Bardin, de Baudoin, de Faret, de Colletet, et d'autres pareils grands hommes, et je vous en crus sur votre parole. On ajoutait qu'il n'y a guère aujourd'hui de femmes d'esprit qui n'écrivent de meilleures lettres que Voiture; on disait que Saint-Évremond n'aurait jamais dû faire de vers, et qu'on ne devait pas imprimer toute sa prose. C'est le sentiment du public éclairé; et moi, qui trouve toujours tous les livres trop longs, et surtout les miens, je réduisais aussitôt tous ces volumes à très peu de pages. Je n'étais en tout cela que le secrétaire du public. Si ceux qui perdent leur cause se plaignent, ils ne doivent pas s'adresser à celui qui a écrit l'arrêt. Je sais que des politiques ont regardé cette innocente plaisanterie du Temple du Goût comme un grave attentat. Ils prétendent qu'il n'y a qu'un malintentionné qui puisse avancer que le château de Versailles n'a que sept croisées de face sur la cour, et soutenir que Le Brun, qui était premier peintre du roi, a manqué de coloris, Des rigoristes disent qu'il est impie de mettre des filles de l'Opéra, Lucrèce, et des docteurs de Sorbonne, dans le Temple du Goût. Des auteurs auxquels on n'a point pensé crient à la satire, et se plaignent que leurs défauts sont désignés, et leurs grandes beautés passées sous silence; crime irrémissible qu'ils ne pardonneront de leur vie; et ils appellent le Temple du Goût un libelle diffamatoire. On ajoute qu'il est d'une âme noire de ne louer personne sans un petit correctif et que, dans cet ouvrage dangereux, nous n'avons jamais manqué de faire quelque égratignure à ceux que nous avons caressés. Je répondrai en deux mots à cette accusation: Qui loue tout n'est qu'un flatteur; celui-là seul sait louer, qui loue avec restriction. Ensuite, pour mettre de l'ordre dans nos idées, comme il convient dans ce siècle éclairé, je dirai qu'il faudrait un peu distinguer entre la critique, la satire, et le libelle. Dire que le Traité des Étudesest un livre à jamais utile, et que par cette raison même il en faut retrancher quelques plaisanteries et quelques familiarités peu convenables à ce sérieux ouvrage; dire que les Mondesest un livre charmant et unique, et qu'on est fâché d'y trouver que le jour est une beauté blonde, et la nuit une beauté brune, et d'autres petites douceurs: voilà, je crois, de la critique. Que Despréaux ait écrit, Si je pense exprimer un auteur sans défaut, La raison dit Virgile, et la rime Quinault; c'est de la satire, et de la satire même assez injuste en tous sens (avec le respect que je lui dois) car la rime de défaut n'est point assez belle pour rimer avec Quinault; et il est aussi peu vrai de dire que Virgile est sans défaut, que de dire que Quinault est sans naturel et sans grâces. Les couplets de Rousseau, le Masque de Laverne, et telle autre horreur, certains ouvrages de Gacon; voilà ce qui s'appelle un libelle diffamatoire. Tous les honnêtes gens qui pensent sont critiques, les malins sont satiriques, les pervers font des libelles; et ceux qui ont fait avec moi le Temple du Goût ne sont assurément ni malins ni méchants. Enfin voilà ce qui nous amusa pendant plus de quinze jours. Les idées se succédaient les unes aux autres; on changeait tous les soirs quelque chose, et cela a produit sept ou huit Temples du Goût absolument différents. Un jour nous y mettions les étrangers, le lendemain nous n'admettions que les Français. Les Maffei, les Pope, les Bononcini, ont perdu à cela plus de cinquante vers, qui ne sont pas fort à regretter. Quoi qu'il en soit, cette plaisanterie n'était point du tout faite pour être publique. Une des plus mauvaises et des plus infidèles copies d'un des plus négligés brouillons de cette bagatelle, ayant couru dans le monde, a été imprimée sans mon aveu; et celui qui l'a donnée, quel qu'il soit, a très grand tort. Peut-être fait-on plus mal encore de donner cette nouvelle édition; il ne faut jamais prendre le public pour confident de ses amusements: mais la sottise est faite et c'est un des cas ou l'on ne peut faire que des fautes Voici donc une faute nouvelle; et le public aura une petite esquisse (si cela même peut en mériter le nom) telle qu'elle a été faite dans une société où l'on savait s'amuser sans la ressource du jeu, où l'on cultivait les belles-lettres sans esprit de parti, où l'on aimait la vérité plus que la satire, et où l'on savait louer sans flatterie. S'il avait été question de faire un traité du Goût, on aurait prié les de Cotte et les Boffrand de parler d'architecture, les Coypel de définir leur art avec esprit, les Destouches de dire quelles sont les grâces de la musique, les Crébillon de peindre la terreur qui doit animer le théâtre: pour peu que chacun d'eux eût voulu dire ce qu'il sait, cela aurait fait un gros in-folio. Mais on s'est contenté de mettre en général les sentiments du public dans un petit écrit sans conséquence, et je me suis chargé uniquement de tenir la plume. Il me reste à dire un mot sur notre jeune noblesse, qui emploie l'heureux loisir de la paix à cultiver les lettres et les arts; bien différente en cela des augustes Visigoths, leurs ancêtres, qui ne savaient pas signer leurs noms. S'il y a encore dans notre nation si polie quelques barbares et quelques mauvais plaisants qui osent désapprouver des occupations si estimables, on peut assurer qu'ils en feraient autant s'ils le pouvaient. Je suis très persuadé que quand un homme ne cultive point un talent, c'est qu'il ne l'a pas; qu'il n'y a personne qui ne fit des vers s'il était né poète, et de la musique s'il était né musicien. Il faut seulement que les graves critiques, aux yeux desquels il n'y a d'amusement honorable dans le monde que le lansquenet et le biribi, sachent que les courtisans de Louis XIV, au retour de la conquête de Hollande, en 1672, dansèrent à Paris sur le théâtre de Lulli, dans le jeu de paume de Belleaire, avec les danseurs de l'opéra, et que l'on n'osa pas en murmurer. A plus forte raison doit-on, je crois, pardonner à la jeunesse d'avoir eu de l'esprit dans un âge où l'on ne connaissait que la débauche. Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci. Je suis, etc. LE TEMPLE DU GOÛT Le cardinal oracle de la France, Non ce Mentor qui gouverne aujourd'hui, Mais ce Nestor qui du Pinde est l'appui, Qui des savants a passé l'espérance, Qui les soutient, qui les anime tous, Qui les éclaire, et qui règne sur nous Par les attraits de sa douce éloquence; Ce cardinal qui sur un nouveau ton En vers latins fait parler la sagesse, Réunissant Virgile avec Platon, Vengeur du ciel, et vainqueur de Lucrèce; ce cardinal, enfin, que tout le monde doit reconnaître à ce portrait, me dit un jour qu'il voulait que j'allasse avec lui au Temple du Goût. « C'est un séjour, me dit-il, qui ressemble au Temple de l'Amitié,dont tout le monde parle, où peu de gens vont, et que la plupart de ceux qui y voyagent n'ont presque jamais bien examiné. » Je répondis avec franchise: « Hélas! je connais assez peu Les lois de cet aimable dieu; Mais je sais qu'il vous favorise. Entre vos mains il a remis Les clefs de son beau paradis; Et vous êtes, à mon avis Le vrai pape de cette église: Mais de l'autre pape et de vous (Dût Rome se mettre un courroux) La différence est bien visible; Car la Sorbonne ose assurer Que le saint-père peut errer, Chose, à mon sens, assez possible; Mais pour moi, quand je vous entends D'un ton si doux et si plausible Débiter vos discours brillants, Je vous croirais presque infaillible. -Ah! me dit-il, l'infaillibilité est à Rome pour les choses qu'on ne comprend point, et dans le Temple du Goût pour les choses que tout le monde croit entendre. Il faut absolument que vous veniez avec moi. - Mais, insistai-je encore, si vous me menez avec vous, je m'en vanterai à tout le monde. Sur ce petit pèlerinage Aussitôt on demandera Que je compose un gros ouvrage. Voltaire simplement fera Un récit court, qui ne sera Qu'un très frivole badinage. Mais son récit on frondera; A la cour on murmurera; Et dans Paris on me prendra Pour un vieux conteur de voyage Qui vous dit d'un air ingénu Ce qu'il n'a ni vu ni connu, Et qui vous ment à chaque page. » Cependant, comme il ne faut jamais se refuser un plaisir honnête dans la crainte de ce que les autres en pourront penser, je suivis le guide qui me faisait l'honneur de me conduire. Cher Rothelin, vous fûtes du voyage, Vous que le goût ne cesse d'inspirer, Vous dont l'esprit si délicat, si sage, Vous dont l'exemple a daigné me montrer Par quels chemins on peut sans s'égarer Chercher ce goût, ce dieu que dans cet âge Maints beaux esprits font gloire d'ignorer. Nous rencontrâmes en chemin bien des obstacles. D'abord nous trouvâmes MM. Baldus, Scioppius, Lexicocrassus, Scriblerius; une nuée de commentateurs qui restituaient des passages, et qui compilaient de gros volumes à propos d'un mot qu'ils n'entendaient pas. Là j'aperçus les Dacier, les Saumaises, Gens hérissés de savantes fadaises, Le teint jauni, les yeux rouges et secs, Le dos courbé sous un tas d'auteurs grecs, Tout noircis d'encre, et coiffés de poussière. Je leur criai de loin par la portière: « N'allez-vous pas dans le Temple du Goût Vous décrasser? -Nous, messieurs? point du tout; Ce n'est pas là, grâce au ciel, notre étude: Le goût n'est rien; nous avons l'habitude De rédiger au long de point en point Ce qu'on pensa; mais nous ne pensons point. » Après cet aveu ingénu, ces messieurs voulurent absolument nous faire lire certains passages de Dictys de Crète et de Métrodore de Lampsaque, que Scaliger avait estropiés. Nous les remerciâmes de leur courtoisie, et nous continuâmes notre chemin. Nous n'eûmes pas fait cent pas, que nous trouvâmes un homme entouré de peintres, d'architectes, de sculpteurs, de doreurs, de faux connaisseurs, de flatteurs. Ils tournaient le dos au Temple du Goût. D'un air content l'orgueil se reposait, Se pavanait sur son large visage; Et mon Crassus tout en ronflant disait: « J'ai beaucoup d'or, de l'esprit davantage; Du goût, messieurs, j'en suis pourvu sur tout; Je n'appris rien, je me connais à tout; Je suis un aigle en conseil, en affaires; Malgré les vents, les rocs, et les corsaires, J'ai dans le port fait aborder ma nef: Partant il faut qu'on me bâtisse en bref Un beau palais fait pour moi, c'est tout dire, Où tous les arts soient en foule entassés Où tout le jour je prétends qu'on m'admire. L'argent est prêt; je parle, obéissez. Il dit, et dort. Aussitôt la canaille Autour de lui s'évertue et travaille. Certain maçon, en Vitruve érigé, Lui trace un plan d'ornements surchargé, Nul vestibule, encor moins de façade; Mais vous aurez une longue enfilade; Vos murs seront de deux doigts d'épaisseur, Grands cabinets, salon sans profondeur, Petits trumeaux, fenêtres à ma guise, Que l'on prendra pour des portes d'église; Le tout boisé, verni, blanchi, doré, Et des badauds à coup sûr admiré. « Réveillez-vous, monseigneur, je vous prie, Criait un peintre; admirez l'industrie De mes talents; Raphaël n'a jamais Entendu l'art d'embellir un palais: C'est moi qui sais ennoblir la nature; Je couvrirai plafonds, voûte, voussure, Par cent magots travaillés avec soin, D'un pouce ou deux, pour être vus de loin. » Crassus s'éveille; il regarde, il rédige, A tort, à droit, règle, approuve, corrige. A ses côtés un petit curieux Lorgnette en main, disait: « Tournez les yeux, Voyez ceci, c'est pour votre chapelle; Sur ma parole achetez ce tableau, C'est Dieu le père en sa gloire éternelle, Peint galamment dans le goût de Wateau. » Et cependant un fripon de libraire, Des beaux esprits écumeur mercenaire, Tout Bellegarde à ses yeux étalait, Gacon, Le Noble, et jusqu'à Desfontaines, Recueils nouveaux, et journaux à centaines: Et monseigneur voulait lire, et bâillait. Je crus en être quitte pour ce petit retardement, et que nous allions arriver au temple sans autre mauvaise fortune mais la route est plus dangereuse que je ne pensais. Nous trouvâmes bientôt une nouvelle embuscade. Tel un dévot infatigable, Dans l'étroit chemin du salut, Est cent fois tenté par le diable Avant d'arriver à son but. C'était un concert que donnait un homme de robe, fou de la musique, qu'il n'avait jamais apprise, et encore plus fou de la musique italienne, qu'il ne connaissait que par de mauvais airs inconnus à Rome, et estropiés en France par quelques filles de l'Opéra. Il faisait exécuter alors un long récitatif français, mis en musique par un Italien qui ne savait pas notre langue. En vain on lui remontra que cette espèce de musique, qui n'est qu'une déclamation notée, est nécessairement asservie au génie de la langue, et qu'il n'y a rien de si ridicule que des scènes françaises chantées à l'italienne, si ce n'est de l'italien chanté dans le goût français. La nature féconde, ingénieuse, et sage, Par ses dons partagés ornant cet univers, Parle à tous les humains, mais sur des tons divers. Ainsi que son esprit tout peuple a son langage, Ses sons et ses accents à sa voix ajustés, Des mains de la nature exactement notés: L'oreille heureuse et fine en sent la différence. Sur le ton des Français il faut chanter en France. Aux lois de notre goût Lulli sut se ranger; Il embellit notre art, au lieu de le changer. » A ces paroles judicieuses, mon homme répondit en secouant la tête. « Venez, venez, dit-il; on va vous donner du neuf. » Il fallut entrer, et voilà son concert qui commence. Du grand Lulli vingt rivaux fanatiques, Plus ennemis de l'art et du bon sens, Défiguraient sur des tons glapissants Des vers français en fredons italiques. Une bégueule en lorgnant se pâmait; Et certain fat, ivre de sa parure, En se mirant chevrotait, fredonnait, Et, de l'index battant faux la mesure, Criait bravo lorsque l'on détonnait. Nous sortîmes au plus vite: ce ne fut qu'au travers de bien des aventures pareilles que nous arrivâmes enfin au Temple du Goût. Jadis en Grèce on en posa Le fondement ferme et durable, Puis jusqu'au ciel on exhaussa Le faîte de ce temple aimable: L'univers entier l'encensa. Le Romain, longtemps intraitable, Dans ce séjour s'apprivoisa; Le musulman, plus implacable, Conquit le temple, et le rasa. En Italie on ramassa Tous les débris que l'infidèle Avec fureur en dispersa. Bientôt François Premier osa En bâtir un sur ce modèle; Sa postérité méprisa Cette architecture si belle. Richelieu vint, qui répara Le temple abandonné par elle. Louis le Grand le décora: Colbert, son ministre fidèle, Dans ce sanctuaire attira Des beaux-arts la troupe immortelle. l'Europe jalouse admira Ce temple en sa beauté nouvelle; Mais je ne sais s'il durera. Je pourrais décrire ce temple, Et détailler les ornements Que le voyageur y contemple; Mais n'abusons point de l'exemple De tant de faiseurs de romans; Surtout fuyons le verbiage De monsieur de Félibien, Qui noie éloquemment un rien Dans un fatras de beau langage. Cet édifice précieux N'est point chargé des antiquailles Que nos très gothiques aïeux Entassaient autour des murailles De leurs temples, grossiers comme eux: Il n'a point les défauts pompeux De la chapelle de Versaille, Ce colifichet fastueux, Qui du peuple éblouit les yeux, Et dont le connaisseur se raille. Il est plus aisé de dire ce que ce temple n'est pas, que de faire connaître ce qu'il est. J'ajouterai seulement, en général, pour éviter la difficulté: Simple en était la noble architecture; Chaque ornement, à sa place arrêté, Y semblait mis par la nécessité: L'art s'y cachait sous l'air de la nature L'oeil satisfait embrassait sa structure, Jamais surpris, et toujours enchanté. Le temple était environné d'une foule de virtuoses, d'artistes, et de juges de toute espèce, qui s'efforçaient d'entrer, mais qui n'entraient point: Car la Critique, à l'oeil sévère et juste, Gardant les clefs de cette porte auguste, D'un bras d'airain fièrement repoussait Le peuple goth qui sans cesse avançait. Oh! que d'hommes considérables, que de gens du bel air, qui président si impérieusement à de petites sociétés, ne sont point reçus dans ce temple, malgré les dîner qu'ils donnent aux beaux esprits, et malgré les louanges qu'ils reçoivent dans les journaux! On ne voit point dans ce pourpris Les cabales toujours mutines De ces prétendus beaux esprits Qu'on vit soutenir dans Paris Les Pradons et les Scudéris Contre les immortels écrits Des Corneilles et des Racines. On repoussait aussi rudement ces ennemis obscurs de tout mérite éclatant, ces insectes de la société, qui ne sont aperçus que parce qu'ils piquent. Ils auraient envié également Rocroy au grand Coudé, Denain à Villars, et Polyeucte à Corneille; ils auraient exterminé Le Brun pour avoir fait le tableau de la famille de Darius. Ils ont forcé le célèbre Le Moine à se tuer pour avoir fait l'admirable salon d'Hercule. Ils ont toujours dans les mains la ciguë que leurs pareils firent boire à Socrate. L'Orgueil les engendra dans les flancs de l'Envie. L'Intérêt, le Soupçon, l'infâme Calomnie, Et souvent les dévots, monstres plus odieux, Entr'ouvrent en secret d'un air mystérieux Les portes des palais à leur cabale impie. C'est là que d'un Midas ils fascinent les yeux; Un fat leur applaudit, un méchant les appuie: Le mérite indigné, qui se tait devant eux, Verse en secret des pleurs, que le temps seul essuie. Ces lâches persécuteurs s'enfuirent en voyant paraître mes deux guides. Leur fuite précipitée fit place à un spectacle plus plaisant: c'était une foule d'écrivains de tout rang, de tout état, et de tout âge, qui grattaient à la porte, et qui priaient la Critique de les laisser entrer. L'un apportait un roman mathématique, l'autre une harangue à l'Académie; celui-ci venait de composer une comédie métaphysique, celui-là tenait un petit recueil de ses poésies, imprimé depuis longtemps incognito, avec une longue approbation et un privilège. Cet autre venait présenter un mandement en style précieux, et était tout surpris qu'on se mît à rire au lieu de lui demander sa bénédiction. « Je suis le révérend P. Albertus Garassus, disait un moine noir; je prêche mieux que Bourdaloue: car jamais Bourdaloue ne fit brûler de livres; et moi j'ai déclamé avec tant d'éloquence contre Pierre Bayle, dans une petite province toute pleine d'esprit, j'ai touché tellement les auditeurs, qu'il y en eut six qui brûlèrent chacun leur Bayle. Jamais l'éloquence n'obtint un si beau triomphe. -Allez, frère Garassus, lui dit la Critique, allez, barbare; sortez du Temple du Goût; sortez de ma présence, Visigoth moderne, qui avez insulté celui que j'ai inspiré. -J'apporte ici Marie Alacoque, disait un homme fort grave. -Allez souper avec elle, répondit la déesse. » Un raisonneur avec un fausset aigre Criait: « Messieurs, je suis ce juge intègre Qui toujours parle, argue, et contredit; Je viens siffler tout ce qu'on applaudit. » Lors la Critique apparut, et lui dit: « Ami Bardou, vous êtes un grand maître, Mais n'entrerez en cet aimable lieu; Vous y venez pour fronder notre dieu Contentez-vous de ne le pas connaître. » M. Bardou se mit alors à crier: « Tout le monde est trompé et le sera; il n'y a point de dieu du Goût, et voici comme je le prouve. » Alors il proposa, il divisa, il subdivisa, il distingua, il résuma; personne ne l'écouta, et l'on s'empressait à la porte plus que jamais. Parmi les flots de la foule insensée De ce parvis obstinément chassée, Tout doucement venait Lamotte-Houdard, Lequel disait d'un ton de papelard: « Ouvrez, messieurs, c'est mon Oedipe en prose. Mes vers sont durs, d'accord, mais forts de chose: De grâce, ouvrez; je veux à Despréaux Contre les vers dire avec goût deux mots. » La Critique le reconnut à la douceur de son maintien et à la dureté de ses derniers vers, et elle le laissa quelque temps entre Perrault et Chapelain, qui assiégeaient la porte depuis cinquante ans, en criant contre Virgile. Dans le moment arriva un autre versificateur, soutenu par deux petits satyres, et couvert de lauriers et de chardons. « Je viens, dit-il, pour rire et pour m'ébattre, Me rigolant, menant joyeux déduit, Et jusqu'au jour faisant le diable à quatre. » -Qu'est-ce que j'entends là? dit la Critique. -C'est moi, reprit le rimeur. J'arrive d'Allemagne pour vous voir, et j'ai pris la saison du printemps: Car les jeunes zéphirs, de leurs chaudes haleines, Ont fondu l'écorce des eaux. » Plus il parlait ce langage, moins la porte s'ouvrait. « Quoi! l'on me prend donc, dit-il, Pour une grenouille aquatique, Qui du fond d'un petit thorax Va chantant, pour toute musique, Brekeke, kake, koax, koax, koax? -Ah, bon Dieu! s'écria la Critique, quel horrible jargon! » Elle ne put d'abord reconnaître celui qui s'exprimait ainsi. On lui dit que c'était Rousseau, dont les muses avaient changé la voix, en punition de ses méchancetés: elle ne pouvait le croire, et refusait d'ouvrir. Elle ouvrit pourtant en faveur de ses premiers vers; mais elle s'écria: « O vous, messieurs les beaux esprits, Si vous voulez être chéris Du dieu de la double montagne, Et que toujours dans vos écrits Le dieu du goût vous accompagne, Faites tous vos vers à Paris, Et n'allez point en Allemagne. » Puis, me faisant approcher, elle me dit tout bas: « Tu le connais; il fut ton ennemi, et tu lui rends justice. Tu vis sa muse indifférente, Entre l'autel et le fagot, Manier d'une main savante De David la harpe imposante, Et le flageolet de Marot. Mais n'imite pas la faiblesse Qu'il eut de rimer trop longtemps: Les fruits des rives du Permesse Ne croissent que dans le printemps, Et la froide et triste vieillesse N'est faite que pour le bon sens. » Après m'avoir donné cet avis, la Critique décida que Rousseau passerait devant Lamotte en qualité de versificateur, mais que Lamotte aurait le pas toutes les fois qu'il s'agirait d'esprit et de raison. Ces deux hommes si différents n'avaient pas fait quatre pas que l'un pâlit de colère, et l'autre tressaillit de joie, à l'aspect d'un homme qui était depuis longtemps dans ce temple, tantôt à une place, tantôt à une autre. C'était le discret Fontenelle, Qui, par les beaux-arts entouré, Répandait sur eux, à son gré, Une clarté douce et nouvelle. D'une planète, à tire-d'aile, En ce moment il revenait Dans ces lieux où le Goût tenait Le siège heureux de son empire: Avec Quinault il badinait; Avec Mairan il raisonnait; D'une main légère il prenait Le compas, la plume, et la lyre. « Eh quoi! s'écria Rousseau, je verrai ici cet homme contre qui j'ai fait tant d'épigrammes! Quoi! le bon Goût souffrira dans son temple l'auteur des Lettres du ch. d'Her...., d'une Passion d'automne, d'un Clair de lune, d'un Ruisseau amant de la prairie, de la tragédie d'Aspar, d'Endyinion, etc.! -Hé! non, dit la Critique ce n'est pas l'auteur de tout cela que tu vois; c'est celui des Mondes, livre qui aurait dû t'instruire; de Thétis et Pélée, opéra qui excite inutilement ton envie; de l'Histoire de l'académie des sciences, que tu n'es pas à portée d'entendre. » Rousseau alla faire une épigramme; et Fontenelle le regarda avec cette compassion philosophique qu'un esprit éclairé et étendu ne peut s'empêcher d'avoir pour un homme qui ne sait que rimer; et il alla prendre tranquillement sa place entre Lucrèce et Leibnitz. Je demandai pourquoi Leibnitz était là: on me répondit que c'était pour avoir fait d'assez bons vers latins, quoiqu'il fût métaphysicien et géomètre, et que la Critique le souffrait en cette place pour tâcher d'adoucir, par cet exemple, l'esprit dur de la plupart de ses confrères. Cependant la Critique, se tournant vers l'auteur des Mondes, lui dit: « Je ne vous reprocherai pas certains ouvrages de votre jeunesse, comme font ces cyniques jaloux; mais je suis la Critique, vous êtes chez le dieu du Goût, et voici ce que je vous dis de la part de ce dieu, du public, et de la mienne; car nous sommes à la longue toujours tous trois d'accord: Votre muse sage et riante Devrait aimer un peu moins l'art: Ne la gâtez point par le fard; Sa couleur est assez brillante. » A l'égard de Lucrèce, il rougit d'abord en voyant le cardinal son ennemi; mais à peine l'eut-il entendu parler, qu'il l'aima; il courut à lui, et lui dit en très beaux vers latins ce que je traduis ici en assez mauvais vers français: « Aveugle que j'étais! je crus voir la nature; Je marchai dans la nuit conduit pat Épicure; J'adorai comme un dieu ce mortel! orgueilleux Qui fit la guerre au ciel et detrôna les dieux. L'âme ne me parut qu'une faible étincelle Que l'instant du trépas dissipe dans les airs. Tu m'as vaincu: je cède; et l'âme est immortelle, Aussi bien que ton nom, mes écrits, et tes vers. » Le cardinal répondit à ce compliment très flatteur dans la langue de Lucrèce. Tous les poètes latins qui étaient là le prirent pour un ancien Romain, à son air et à son style; mais les poètes français sont fort fâchés qu'on fasse des vers dans une langue qu'on ne parle plus, et disent que, puisque Lucrèce, né à Rome, embellissait Épicure en latin, son adversaire, né à Paris, devait le combattre en français. Enfin, après beaucoup de ces retardements agréables, nous arrivâmes jusqu'à l'autel et jusqu'au trône du dieu du Goût. Je vis ce dieu qu'en vain j'implore, Ce dieu charmant que l'on ignore Quand on cherche à le définir; Ce dieu qu'on ne sait point servir Quand avec scrupule on l'adore; Que La Fontaine fait sentir, Et que Vadius cherche encore. Il se plaisait à consulter Ces grâces simples et naïves Dont la France doit se vanter; Ces grâces piquantes et vives Que les nations attentives Voulurent souvent imiter; Qui de l'art ne sont point captives; Qui régnaient jadis à la cour, Et que la nature et l'amour Avaient fait naître sur nos rives. Il est toujours environné De leur troupe tendre et légère; C'est par leurs mains qu'il est orné, C'est par leurs charmes qu'il sait plaire; Elles-mêmes l'ont couronné D'un diadème qu'au Parnasse Composa jadis Apollon Du laurier du divin Maron, Du lierre et du myrte d'Horace, Et des roses d'Anacréon. Sur son front règne la sagesse; Le sentiment et la finesse Brillent tendrement dans ses yeux; Son air est vif, ingénieux: Il vous ressemble enfin, Sylvie, A vous que je ne nomme pas, De peur des cris et des éclats De cent beautés que vos appas Font dessécher de jalousie. Non loin de lui, Rollin dictait Quelques leçons à la jeunesse, Et, quoique en robe, on l'écoutait, Chose assez rare à son espèce. Près de là, dans un cabinet Que Girardon et le Puget Embellissaient de leur sculpture, Le Poussin sagement peignait, Le Brun fièrement dessinait; Le Sueur entre eux se plaçait: On l'y regardait sans murmure; Et le dieu, qui de l'oeil suivait Les traits de leur main libre et sûre, En les admirant se plaignait De voir qu'à leur docte peinture, Malgré leurs efforts, il manquait Le coloris de la nature: Sous ses yeux, des Amours badins Ranimaient ces touches savantes Avec un pinceau que leurs mains Trempaient dans les couleurs brillantes De la palette de Rubens. Je fus fort étonné de ne pas trouver dans le sanctuaire bien des gens qui passaient, il y a soixante ou quatre-vingts ans, pour être les plus chers favoris du dieu du Goût. Les Pavillon, les Benserade, les Pellisson, les Segrais, les Saint-Évremond, les Balzac, les Voiture, ne me parurent pas occuper les premiers rangs. « Ils les avaient autrefois, me dit un de mes guides; ils brillaient avant que les beaux jours des belles-lettres fussent arrivés; mais peu à peu ils ont cédé aux véritablement grands hommes: ils ne font plus ici qu'une assez médiocre figure. » En effet, la plupart n'avaient guère que l'esprit de leur temps, et non cet esprit qui passe à la dernière postérité. Déjà de leurs faibles écrits Beaucoup de grâces sont ternies: Ils sont comptés encore au rang des beaux esprits, Mais exclus du rang des génies. Segrais voulut un jour entrer dans le sanctuaire, en récitant ce vers de Despréaux, « Que Segrais dans l'églogue en charme les forêts; » mais la Critique, ayant lu par malheur pour lui quelques pages de son Énéide en vers français, le renvoya assez durement, et laissa venir à sa place Mme de La Fayette, qui avait mis sous le nom de Segrais le roman aimable de Zaïde et celui de la Princesse de Clèves. On ne pardonne pas à Pellisson d'avoir dit gravement tant de puérilités dans son Histoire de l'Académie française, et d'avoir rapporté comme des bons mots des choses assez grossières. Le doux mais faible Pavillon fait sa cour humblement à Mme Deshoulières, qui est placée fort au- dessus de lui. L'inégal Saint-Évremond n'ose parler de vers à personne. Balzac assomme de longues phrases hyperboliques Voiture et Benserade, qui lui répondent par des pointes et des jeux de mots dont ils rougissent eux-mêmes le moment d'après. Je cherchais le fameux comte de Bussy. Mme de Sévigné, qui est aimée de tous ceux qui habitent le temple, me dit que son cher cousin, homme de beaucoup d'esprit, un peu trop vain, n'avait jamais pu réussir à donner au dieu du Goût cet excès de bonne opinion que le comte de Bussy avait de messire Roger de Rabutin. Bussy, qui s'estime et qui s'aime Jusqu'au point d'en être ennuyeux, Est censuré dans ces beaux lieux Pour avoir, d'un ton glorieux, Parlé trop souvent de lui-même. Mais son fils, son aimable fils, Dans le temple est toujours admis, Lui qui, sans flatter, sans médire, Toujours d'un aimable entretien, Sans le croire, parle aussi bien Que son père croyait écrire. Je vis arriver en ce lieu Le brillant abbé de Chaulieu, Qui chantait en sortant de table. Il osait caresser le dieu D'un air familier, mais aimable. Sa vive imagination Prodiguait, dans sa douce ivresse, Des beautés sans correction, Qui choquaient un peu la justesse, Mais respiraient la passion. La Fare, avec plus de mollesse, En baissant sa lyre d'un ton, Chantait auprès de sa maîtresse Quelques vers sans précision, Que le plaisir et la paresse Dictaient sans l'aide d'Apollon. Auprès d'eux le vif Hamilton, Toujours armé d'un trait qui blesse, Médisait de l'humaine espèce, Et même d'un peu mieux, dit-on. L'aisé, le tendre Saint-Aulaire, Plus vieux encor qu'Anacréon, Avait une voix plus légère; On voyait les fleurs de Cythère Et celles du sacré vallon Orner sa tête octogénaire. Le dieu aimait fort tous ces messieurs, et surtout ceux qui ne se piquaient de rien: il avertissait Chaulieu de ne se croire que le premier des poètes négligés, et non pas le premier des bons poètes. Ils faisaient conversation avec quelques-uns des plus aimables hommes de leur temps. Ces entretiens n'ont ni l'affectation de l'hôtel de Rambouillet, ni le tumulte qui règne parmi nos jeunes étourdis. On y sait fuir également Le précieux, le pédantisme, L'air empesé du syllogisme, Et l'air fou de l'emportement. C'est là qu'avec grâce on allie Le vrai savoir à l'enjouement, Et la justesse à la saillie; L'esprit en cent façons se plie; On sait lancer, rendre, essuyer Des traits d'aimable raillerie; Le bon sens, de peur d'ennuyer, Se déguise en plaisanterie. Là se trouvait Chapelle, ce génie plus débauché encore que délicat, plus naturel que poli, facile dans ses vers, incorrect dans son style, libre dans ses idées. Il parlait toujours au dieu du Goût sur les mêmes rimes. On dit que ce dieu lui répondit un jour: « Réglez mieux votre passion Pour ces syllabes enfilées, Qui, chez Richelet étalées, Quelquefois sans invention, Disent avec profusion Des riens en rimes redoublées. » Ce fut parmi ces hommes aimables que je rencontrai le président de Maisons, homme très éloigné de dire des riens, homme aimable et solide, qui avait aimé tous les arts. « O transports! ô plaisirs! ô moments pleins de charmes! Cher Maisons! m'écriai-je en l'arrosant de larmes, C'est toi que j'ai perdu, c'est toi que le trépas, A la fleur de tes ans, vint frapper dans mes bras. La mort, l'affreuse mort fut sourde à ma prière. Ah! puisque le destin nous voulait séparer, C'était à toi de vivre, à moi seul d expirer. Hélas! depuis le jour où j'ouvris la paupière, Le ciel pour mon partage a choisi les douleurs; Il sème de chagrins ma pénible carrière: La tienne était brillante et couverte de fleurs. Dans le sein des plaisirs, des arts, et des honneurs, Tu cultivais en paix les fruits de ta sagesse; Ma vertu n'était point l'effet de ta faiblesse; Je ne te vis jamais offusquer ta raison Du bandeau de l'exemple et de l'opinion. L'homme est né pour l'erreur: on voit la molle argile Sous la main du potier moins souple et moins docile Que l'âme n'est flexible aux préjugés divers, Précepteurs ignorants de ce faible univers. Tu bravas leur empire, et tu ne sus te rendre Qu'aux paisibles douceurs de la pure amitié; Et dans toi la nature avait associé A l'esprit le plus ferme un coeur facile et tendre. » Parmi ces gens d'esprit nous trouvâmes quelques jésuites. Un janséniste dira que les jésuites se fourrent partout; mais le dieu du Goût reçoit aussi leurs ennemis, et il est assez plaisant de voir dans ce temple Bourdaloue qui s'entretient avec Pascal sur le grand art de joindre l'éloquence au raisonnement. Le père Bouhours est derrière eux, marquant sur des tablettes toutes les fautes de langage et toutes les négligences qui leur échappent. Le cardinal ne put s'empêcher de dire au père Bouhours: « Quittez d'un censeur pointilleux La pédantesque diligence; Aimons jusqu'aux défauts heureux De leur mâle et libre éloquence: J'aime mieux errer avec eux Que d'aller, censeur scrupuleux, Peser des mots dans ma balance. » Cela fut dit avec beaucoup plus de politesse que je ne le rapporte; mais nous autres poètes, nous sommes souvent très impolis, pour la commodité de la rime. Je ne m'arrêtai pas dans ce temple à voir les seuls beaux esprits. Vers enchanteurs, exacte prose, Je ne me borne point à vous; N'avoir qu'un goût est peu de chose Beaux-arts, je vous invoque tous; Musique, danse, architecture, Que vous m'inspirez de désirs! Art de graver, docte peinture, Beaux-arts, vous êtes des plaisirs; Il n'en est point qu'on doive exclure. Je vis les muses présenter tour à tour, sur l'autel du dieu, des livres, des dessins, et des plans de toute espèce. On voit sur cet autel le plan de cette belle façade du Louvre, dont on n'est point redevable au cavalier Bernini, qu'on fit venir inutilement en France avec tant de frais, et qui fut construite par Perrault et par Louis Le Vau, grands artistes trop peu connus. Là est le dessin de la porte Saint-Denis, dont la plupart des Parisiens ne connaissent pas plus la beauté que le nom de François Blondel, qui acheva ce monument; cette admirable fontaine, qu'on regarde si peu, et qui est ornée des précieuses sculptures de Jean Goujon, mais qui le cède en tout à l'admirable fontaine de Bouchardon, et qui semble accuser la grossière rusticité de toutes les autres; le portail de Saint-Gervais, chef- d'oeuvre d'architecture, auquel il manque une église, une place, et des admirateurs, et qui devrait immortaliser le nom de Desbrosses, encore plus que le palais du Luxembourg, qu'il a aussi bâti. Tous ces monuments, négligés par un vulgaire toujours barbare, et par les gens du monde toujours légers, attirent souvent les regards du dieu. On nous fit voir ensuite la bibliothèque de ce palais enchanté: elle n'était pas ample. On croira bien que nous n'y trouvâmes pas L'amas curieux et bizarre De vieux manuscrits vermoulus, Et la suite inutile et rare D'écrivains qu'on n'a jamais lus. Le dieu daigna de sa main même En leur rang placer ces auteurs Qu'on lit, qu'on estime, et qu'on aime, Et dont la sagesse suprême N'a ni trop ni trop peu de fleurs. Presque tous les livres y sont corrigés et retranchés de la main des muses. On y voit entre autres l'ouvrage de Rabelais, réduit tout au plus à un demi-quart. Marot, qui n'a qu'un style, et qui chante du même ton les psaumes de David et les merveilles d'Alix, n'a plus que huit ou dix feuillets. Voiture et Sarrasin n'ont pas à eux deux plus de soixante pages. Tout l'esprit de Bayle se trouve dans un seul tome, de son propre aveu; car ce judicieux philosophe, ce juge éclairé de tant d'auteurs et de tant de sectes, disait souvent qu'il n'aurait pas composé plus d'un in- folio, s'il n'avait écrit que pour lui, et non pour les libraires. Enfin on nous fit passer dans l'intérieur du sanctuaire. Là, les mystères du dieu furent dévoilés; là, je vis ce qui doit servir d'exemple à la postérité: un petit nombre de véritablement grands hommes s'occupaient à corriger ces fautes de leurs écrits excellents, qui seraient des beautés dans les écrits médiocres. L'aimable auteur du Télémaque retranchait des répétitions et des détails inutiles dans son roman moral, et rayait le titre de poème épique que quelques zélés indiscrets lui donnent; car il avoue sincèrement qu'il n'y a point de poème en prose. L'éloquent Bossuet voulut bien rayer quelques familiarités échappées à son génie vaste, impétueux, et facile, lesquelles déparent un peu la sublimité de ses oraisons funèbres; et il est à remarquer qu'il ne garantit point tout ce qu'il a dit de la prétendue sagesse des anciens Égyptiens. Ce grand, ce sublime Corneille, Qui plut bien moins à notre oreille Qu'à notre esprit, qu'il étonna; Ce Corneille, qui crayonna L'âme d'Auguste et de Cinna, De Pompée et de Cornélie, Jetait au feu sa Pulchérie, Agésilas et Suréna, Et sacrifiait sans faiblesse Tous ces enfants infortunés, Fruits languissants de sa vieillesse, Trop indignes de leurs aînés. Plus pur, plus élégant, plus tendre, Et parlant au coeur de plus près, Nous attachant sans nous surprendre, Et ne se démentant jamais, Racine observe les portraits De Bajazet, de Xipharès, De Britannicus, d'Hippolyte. A peine il distingue leurs traits: Ils ont tous le même mérite, Tendres, galants, doux, et discrets; Et l'amour, qui marche à leur suite, Les croit des courtisans fiançais. Toi, favori de la nature, Toi, La Fontaine, auteur charmant, Qui, bravant et rime et mesure, Si négligé dans ta parure, N'en avais que plus d'agrément, Sur tes écrits inimitables Dis-nous quel est ton sentiment; Éclaire notre jugement Sur tes contes et sur tes fables. La Fontaine, qui avait conservé la naïveté de son caractère, et qui, dans le temple du Goût, joignait un sentiment éclairé à cet heureux et singulier instinct qui l'inspirait pendant sa vie, retranchait quelques-unes de ses fables. Il accourcissait presque tous ses contes, et déchirait les trois quarts d'un gros recueil d'oeuvres posthumes, imprimées par ces éditeurs qui vivent des sottises des morts. Là régnait Despréaux, leur maître en l'art d'écrire, Lui qu'arma la raison des traits de la satire, Qui, donnant le précepte et l'exemple à la fois, Établit d'Apollon les rigoureuses lois. Il revoit ses enfants avec un oeil sévère De la triste Équivoque il rougit d'être père, Et rit des traits manqués du pinceau faible et dur Dont il défigura le vainqueur de Namur. Lui-même il les efface, et semble encor nous dire: Ou sachez vous connaître, ou gardez-vous d'écrire. Despréaux, par un ordre exprès du dieu du Goût, se réconciliait avec Quinault, qui est le poète des grâces, comme Despréaux est le poète de la raison. Mais le sévère satirique Embrassait encore en grondant Cet aimable et tendre lyrique, Qui lui pardonnait en riant. « Je ne me réconcilie point avec vous, disait Despréaux, que vous ne conveniez qu'il y a bien des fadeurs dans ces opéras Si agréables. - Cela peut bien être, dit Quinault; mais avouez aussi que vous n'eussiez jamais fait Atys ni Armide. Dans vos scrupuleuses beautés Soyez vrai, précis, raisonnable; Que vos écrits soient respectés: Mais permettez-moi d'être aimable. » Après avoir salué Despréaux, et embrassé tendrement Quinault, je vis l'inimitable Molière, et j'osai lui dire: « Le sage, le discret Térence Est le premier des traducteurs; Jamais dans sa froide élégance Des Romains il n'a peint les moeurs. Tu fus le peintre de la France: Nos bourgeois à sots préjugés, Nos petits marquis rengorgés Nos robins toujours arrangés, Chez toi venaient se reconnaître; Et tu les aurais corrigés, Si l'esprit humain pouvait l'être. -Ah! disait-il, pourquoi ai-je été forcé d'écrire quelquefois pour le peuple? Que n'ai-je toujours été le maître de mon temps! j'aurais trouvé des dénoûments plus heureux; j'aurais moins fait descendre mon génie au bas comique. » C'est ainsi que tous ces maîtres de l'art montraient leur supériorité, en avouant ces erreurs auxquelles l'humanité est soumise, et dont nul grand homme n'est exempt. Je connus alors que le dieu du Goût est très difficile à satisfaire, mais qu'il n'aime point à demi. Je vis que les ouvrages qu'il critique le plus en détail sont ceux qui en tout lui plaisent davantage. Nul auteur avec lui n'a tort Quand il a trouvé l'art de plaire; Il le critique sans colère, Il l'applaudit avec transport. Melpomène, étalant ses charmes, Vient lui présenter ses héros; Et c'est en répandant des larmes Que ce dieu connaît leurs défauts. Malheur à qui toujours raisonne, Et qui ne s'attendrit jamais! Dieu du Goût, ton divin palais Est un séjour qu'il abandonne. Quand mes conducteurs s'en retournèrent, le dieu leur parla à peu près dans ce sens; car il ne m'est pas donné de dire ses propres mots: « Adieu, mes plus chers favoris: Comblés des faveurs du Parnasse, Ne souffrez pas que dans Paris Mon rival usurpe ma place. Je sais qu'à vos yeux éclairés Le faux goût tremble de paraître; Si jamais vous le rencontrez, Il est aisé de le connaître: Toujours accablé d'ornements, Composant sa voix, son visage, Affecté dans ses agréments, Et précieux dans son langage, Il prend mon nom, mon étendard; Mais on voit assez l'imposture, Car il n'est que le fils de l'art; Moi, je le suis de la nature. » POÈME SUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE OU EXAMEN DE CET AXIOME: TOUT EST BIEN. PRÉFACE Si jamais la question du mal physique a mérité l'attention de tous les hommes, c'est dans ces événements funestes qui nous rappellent à la contemplation de notre faible nature, comme les pestes générales qui ont enlevé le quart des hommes dans le monde connu, le tremblement de terre qui engloutit quatre cent mille personnes à la Chine en 1699, celui de Lima et de Collao, et en dernier lieu celui du Portugal et du royaume de Fez. L'axiome Tout est bien paraît un peu étrange à ceux qui sont les témoins de ces désastres. Tout est arrangé, tout est ordonné, sans doute, par la Providence; mais il n'est que trop sensible que tout, depuis longtemps, n'est pas arrangé pour notre bien-être présent. Lorsque l'illustre Pope donna son Essai sur l'Homme, et qu'il développa dans ses vers immortels les systèmes de Leibnitz, du lord Shaftesbury, et du lord Bolingbroke, une foule de théologiens de toutes les communions attaqua ce système. On se révoltait contre cet axiome nouveau que tout est bien, que l'homme jouit de la seule mesure dubonheur dont son être soit susceptible, etc. Il y a toujours un sens dans lequel on peut condamner un écrit, et un sens dans lequel on peut l'approuver. Il serait bien plus raisonnable de ne faire attention qu'aux beautés utiles d'un ouvrage, et de n'y point chercher un sens odieux; mais c'est une des imperfections de notre nature d'interpréter malignement tout ce qui peut être interprété, et de vouloir décrier tout ce qui a eu du succès. On crut donc voir dans cette proposition: Tout est bien, le renversement du fondement des idées reçues. « Si tout est bien, disait- on, il est donc faux que la nature humaine soit déchue. Si l'ordre général exige que tout soit comme il est, la nature humaine n'a donc pas été corrompue; elle n'a donc pas eu besoin de rédempteur. Si ce monde, tel qu'il est, est le meilleur des mondes possibles, on ne peut donc pas espérer un avenir plus heureux. Si tous les maux dont nous sommes accablés sont un bien général, toutes les nations policées ont donc eu tort de rechercher l'origine du mal physique et du mal moral. Si un homme mangé par les bêtes féroces fait le bien-être de ces bêtes et contribue à l'ordre du monde, si les malheurs de tous les particuliers ne sont que la suite de cet ordre général et nécessaire, nous ne sommes donc que des roues qui servent à faire jouer la grande machine; nous ne sommes pas plus précieux aux yeux de Dieu que les animaux qui nous dévorent. » Voilà les conclusions qu'on tirait du poème de M. Pope; et ces conclusions mêmes augmentaient encore la célébrité et le succès de l'ouvrage. Mais on devait l'envisager sous un autre aspect: il fallait considérer le respect pour la Divinité, la résignation qu'on doit à ses ordres suprêmes, la saine morale, la tolérance, qui sont l'âme de cet excellent écrit. C'est ce que le public a fait; et l'ouvrage, ayant été traduit par des hommes dignes de le traduire, a triomphé d'autant plus des critiques qu'elles roulaient sur des matières plus délicates. C'est le propre des censures violentes d'accréditer les opinions qu'elles attaquent. On crie contre un livre parce qu'il réussit, on lui impute des erreurs: qu'arrive-t-il? les hommes révoltés contre ces cris prennent pour des vérités les erreurs mêmes que ces critiques ont cru apercevoir. La censure élève des fantômes pour les combattre, et les lecteurs indignés embrassent ces fantômes. Les critiques ont dit: « Leibnitz, Pope, enseignent le fatalisme »; et les partisans de Leibnitz et de Pope ont dit: « Si Leibnitz et Pope enseignent le fatalisme, ils ont donc raison, et c'est à cette fatalité invincible qu'il faut croire. » Pope avait dit Tout est bien en un sens qui était très recevable; et ils le disent aujourd'hui en un sens qui peut être combattu. L'auteur du poème sur le Désastre de Lisbonne ne combat point l'illustre Pope, qu'il a toujours admiré et aimé: il pense comme lui sur presque tous les points; mais, pénétré des malheurs des hommes, il s'élève contre les abus qu'on peut faire de cet ancien axiome Tout est bien. Il adopte cette triste et plus ancienne vérité, reconnue de tous les hommes, qu'il y a du mal sur la terre; il avoue que le mot Tout est bien, pris dans un sens absolu et sans l'espérance d'un avenir, n'est qu'une insulte aux douleurs de notre vie. Si, lorsque Lisbonne, Méquinez, Tétuan, et tant d'autres villes, furent englouties avec un si grand nombre de leurs habitants au mois de novembre 1755, des philosophes avaient crié aux malheureux qui échappaient à peine des ruines: « Tout est bien; les héritiers des morts augmenteront leurs fortunes; les maçons gagneront de l'argent a rebâtir des maisons; les bêtes se nourriront des cadavres enterrés dans les débris: c'est l'effet nécessaire des causes nécessaires; votre mal particulier n'est rien, vous contribuez au bien général »; un tel discours certainement eût été aussi cruel que le tremblement de terre a été funeste. Et voilà ce que dit l'auteur du poème sur le Désastre de Lisbonne. Il avoue donc avec toute la terre qu'il y a du mal sur la terre, ainsi que du bien; il avoue qu'aucun philosophe n'a pu jamais expliquer l'origine du mal moral et du mal physique; il avoue que Bayle, le plus grand dialecticien qui ait jamais écrit, n'a fait qu'apprendre à douter, et qu'il se combat lui-même: il avoue qu'il y a autant de faiblesse dans les lumières de l'homme que de misères dans sa vie. Il expose tous les systèmes en peu de mots. Il dit que la révélation seule peut dénouer ce grand noeud, que tous les philosophes ont embrouillé; il dit que l'espérance d'un développement de notre être dans un nouvel ordre de choses peut seule consoler des malheurs présents, et que la bonté de la Providence est le seul asile auquel l'homme puisse recourir dans les ténèbres de sa raison, et dans les calamités de sa nature faible et mortelle. P. S. 3/4Il est toujours malheureusement nécessaire d'avertir qu'il faut distinguer les objections que se fait un auteur de ses réponses aux objections, et ne pas prendre ce qu'il réfute pour ce qu'il adopte. POÈME SUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE O malheureux mortels! ô terre déplorable! O de tous les mortels assemblage effroyable! D'inutiles douleurs éternel entretien! Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien »; Accourez, contemplez ces ruines affreuses, Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses, Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés, Sous ces marbres rompus ces membres dispersés; Cent mille infortunés que la terre dévore, Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore, Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours! Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes, Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes, Direz-vous: « C'est l'effet des éternelles lois Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix? » Direz-vous, en voyant cet amas de victimes: « Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes? » Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants Sur le sein maternel écrasés et sanglants? Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices Que Londres, que Paris, plongés dans les délices: Lisbonne est abîmée, et l'on danse a Paris. Tranquilles spectateurs, intrépides esprits, De vos frères mourants contemplant les naufrages, Vous recherchez en paix les causes des orages: Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups, Devenus plus humains, vous pleurez comme nous. Croyez-moi, quand la terre entr'ouvre ses abîmes, Ma plainte est innocente et mes cris légitimes. Partout environnés des cruautés du sort, Des fureurs des méchants, des pièges de la mort, De tous les éléments éprouvant les atteintes, Compagnons de nos maux, permettez-nous les plaintes. C'est l'orgueil, dites-vous, l'orgueil séditieux, Qui prétend qu'étant mal, nous pouvions être mieux. Allez interroger les rivages du Tage; Fouillez dans les débris de ce sanglant ravage; Demandez aux mourants, dans ce séjour d'effroi, Si c'est l'orgueil qui crie: « O ciel, secourez-moi! O ciel, ayez pitié de l'humaine misère! » « Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire. » Quoi! l'univers entier, sans ce gouffre infernal, Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal? Êtes-vous assurés que la cause éternelle Qui fait tout, qui sait tout, qui créa tout pour elle, Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climats Sans former des volcans allumés sous nos pas? Borneriez-vous ainsi la suprême puissance? Lui défendriez-vous d'exercer sa clémence? L'éternel artisan n'a-t-il pas dans ses mains Des moyens infinis tout prêts pour ses desseins? Je désire humblement, sans offenser mon maître, Que ce gouffre enflammé de soufre et de salpêtre Eût allumé ses feux dans le fond des déserts. Je respecte mon Dieu, mais j'aime l'univers. Quand l'homme ose gémir d'un fléau si terrible, Il n'est point orgueilleux, hélas! il est sensible. Les tristes habitants de ces bords désolés Dans l'horreur des tourments seraient-ils consolés Si quelqu'un leur disait: « Tombez, mourez tranquilles; Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles; D'autres mains vont bâtir vos palais embrasés, D'autres peuples naîtront dans vos murs écrasés; Le Nord va s'enrichir de vos pertes fatales; Tous vos maux sont un bien dans les lois générales; Dieu vous voit du même oeil que les vils vermisseaux Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux? » A des infortunés quel horrible langage! Cruels, à mes douleurs n'ajoutez point l'outrage. Non, ne présentez plus à mon coeur agité Ces immuables lois de la nécessité, Cette chaîne des corps, des esprits, et des mondes. O rêves des savants! ô chimères profondes! Dieu tient en main la chaîne, et n'est point enchaîné; Par son choix bienfaisant tout est déterminé: Il est libre, il est juste, il n'est point implacable. Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable? Voilà le noeud fatal qu'il fallait délier. Guérirez-vous nos maux en osant les nier? Tous les peuples, tremblant sous une main divine, Du mal que vous niez ont cherché l'origine. Si l'éternelle loi qui meut les éléments Fait tomber les rochers sous les efforts des vents, Si les chênes touffus par la foudre s'embrasent, Ils ne ressentent point les coups qui les écrasent: Mais je vis, mais je sens, mais mon coeur opprimé Demande des secours au Dieu qui l'a formé. Enfants du Tout-Puissant, mais nés dans la misère, Nous étendons les mains vers notre commun père. Le vase, on le sait bien, ne dit point au potier: « Pourquoi suis-je si vil, si faible et si grossier? » Il n'a point la parole, il n'a point la pensée; Cette urne en se formant qui tombe fracassée, De la main du potier ne reçut point un coeur Qui désirât les biens et sentît son malheur. Ce malheur, dites-vous, est le bien d'un autre être. De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître; Quand la mort met le comble aux maux que j'ai soufferts, Le beau soulagement d'être mangé des vers! Tristes calculateurs des misères humaines, Ne me consolez point, vous aigrissez mes peines; Et je ne vois en vous que l'effort impuissant D'un fier infortuné qui feint d'être content. Je ne suis du grand tout qu'une faible partie: Oui; mais les animaux condamnés à la vie, Tous les êtres sentants, nés sous la même loi, Vivent dans la douleur, et meurent comme moi. Le vautour acharné sur sa timide proie De ses membres sanglants se repaît avec joie; Tout semble bien pour lui: mais bientôt à son tour Un aigle au bec tranchant dévora le vautour; L'homme d'un plomb mortel atteint cette aigle altière: Et l'homme aux champs de Mars couché sur la poussière, Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants, Sert d'aliment affreux aux oiseaux dévorants. Ainsi du monde entier tous les membres gémissent: Nés tous pour les tourments, l'un par l'autre ils périssent: Et vous composerez dans ce chaos fatal Des malheurs de chaque être un bonheur général! Quel bonheur! Ô mortel et faible et misérable. Vous criez « Tout est bien » d'une voix lamentable, L'univers vous dément, et votre propre coeur Cent fois de votre esprit a réfuté l'erreur. Éléments, animaux, humains, tout est en guerre. Il le faut avouer, le mal est sur la terre: Son principe secret ne nous est point connu. De l'auteur de tout bien le mal est-il venu? Est-ce le noir Typhon, le barbare Arimane, Dont la loi tyrannique à souffrir nous condamne? Mon esprit n'admet point ces monstres odieux Dont le monde en tremblant fit autrefois des dieux. Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même, Qui prodigua ses biens à ses enfants qu'il aime, Et qui versa sur eux les maux à pleines mains? Quel oeil peut pénétrer dans ses profonds desseins? De l'Être tout parfait le mal ne pouvait naître; Il ne vient point d'autrui, puisque Dieu seul est maître: Il existe pourtant. O tristes vérités! O mélange étonnant de contrariétés! Un Dieu vint consoler notre race affligée; Il visita la terre, et ne l'a point changée! Un sophiste arrogant nous dit qu'il ne l'a pu; « Il le pouvait, dit l'autre, et ne l'a point voulu: Il le voudra, sans doute »; et, tandis qu'on raisonne, Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne, Et de trente cités dispersent les débris, Des bords sanglants du Tage à la mer de Cadix. Ou l'homme est né coupable, et Dieu punit sa race, Ou ce maître absolu de l'être et de l'espace, Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent, De ses premiers décrets suit l'éternel torrent; Ou la matière informe, à son maître rebelle, Porte en soi des défauts nécessaires comme elle; Ou bien Dieu nous éprouve, et ce séjour mortel N'est qu'un passage étroit vers un monde éternel. Nous essuyons ici des douleurs passagères: Le trépas est un bien qui finit nos misères. Mais quand nous sortirons de ce passage affreux, Qui de nous prétendra mériter d'être heureux? Quelque parti qu'on prenne, on doit frémir, sans doute. Il n'est rien qu'on connaisse, et rien qu'on ne redoute. La nature est muette, on l'interroge en vain; On a besoin d'un Dieu qui parle au genre humain. Il n'appartient qu'à lui d'expliquer son ouvrage, De consoler le faible, et d'éclairer le sage. L'homme, au doute, à l'erreur, abandonné sans lui, Cherche en vain des roseaux qui lui servent d'appui. Leibnitz ne m'apprend point par quels noeuds invisibles, Dans le mieux ordonné des univers possibles, Un désordre éternel, un chaos de malheurs, Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs, Ni pourquoi l'innocent, ainsi que le coupable, Subit également ce mal inévitable. Je ne conçois pas plus comment tout serait bien: Je suis comme un docteur; hélas! je ne sais rien. Platon dit qu'autrefois l'homme avait eu des ailes, Un corps impénétrable aux atteintes mortelles; La douleur, le trépas, n'approchaient point de lui. De cet état brillant qu'il diffère aujourd'hui! Il rampe, il souffre, il meurt; tout ce qui naît expire; De la destruction la nature est l'empire. Un faible composé de nerfs et d'ossements Ne peut être insensible au choc des éléments; Ce mélange de sang, de liqueurs, et de poudre, Puisqu'il fut assemblé, fut fait pour se dissoudre; Et le sentiment prompt de ces nerfs délicats Fut soumis aux douleurs, ministres du trépas: C'est là ce que m'apprend la voix de la nature. J'abandonne Platon, je rejette Épicure. Bayle en sait plus qu'eux tous; je vais le consulter: La balance à la main, Bayle enseigne à douter, Assez sage, assez grand pour être sans système, Il les a tous détruits, et se combat lui-même: Semblable à cet aveugle en butte aux Philistins, Qui tomba sous les murs abattus par ses mains. Que peut donc de l'esprit la plus vaste étendue? Rien: le livre du sort se ferme à notre vue. L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré. Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré? Atomes tourmentés sur cet amas de boue, Que la mort engloutit, et dont le sort se joue, Mais atomes pensants, atomes dont les yeux, Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux; Au sein de l'infini nous élançons notre être, Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître. Ce monde, ce théâtre et d'orgueil et d'erreur, Est plein d'infortunés qui parlent de bonheur. Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être: Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître. Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs, Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs; Mais le plaisir s'envole, et passe comme une ombre; Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre. Le passé n'est pour nous qu'un triste souvenir; Le présent est affreux, s'il n'est point d'avenir, Si la nuit du tombeau détruit l'être qui pense. Un jour tout sera bien, voilà notre espérance; Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion. Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison. Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance, Je ne m'élève point contre la Providence. Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois: D'autres temps, d'autres moeurs instruit par la vieillesse, Des humains égarés partageant la faiblesse, Dans une épaisse nuit cherchant à m'éclairer, Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer. Un calife autrefois, à son heure dernière, Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière: « Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité, Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité, Les défauts, les regrets, les maux, et l'ignorance. Mais il pouvait encore ajouter l'espérance. Source: http://www.poesies.net