ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE. Avertissement de Beuchot. Avertissement de l'auteur. Notice bibliographique. Essai sur la poésie épique Chapitre I. Des différents goûts des peuples. Chapitre II. Homère. Chapitre III. Virgile. Chapitre IV. Lucain. Chapitre V. Le Trissin. Chapitre VI. Le Camoëns. Chapitre VII. Le Tasse. Chapitre VIII. Don Alonzo de Ercilla. Chapitre IX. Milton. Conclusion. AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. Cet Essai sur la poésie épique, dont l'Essai sur les guerres civiles devait faire partie, fut composé pour servir d'introduction à la Henriade. L'auteur l'écrivit et le fit imprimer en anglais, et le fit traduire en français par l'abbé Desfontaines, qui commit un assez grand nombre de fautes dont Voltaire s'est plaint à plusieurs reprises. L'abbé Desfontaines prétendit ne pas être l'auteur de la traduction, qu'il attribue au comte de Plélo. Il dit même que Voltaire n'écrivit pas son livre en anglais, mais en français; et qu'après l'avoir traduit lui-même en anglais, Voltaire fit corriger sa traduction par son maître d'anglais. Voltaire n'a pas laissé sans réplique ces assertions, qui étaient tardives car, en 1732, c'est avec le nom de l'abbé Desfontaines que la traduction de l'Essai avait été imprimée à la suite de la Henriade. C'est à Paris que la traduction de l'Essai avait été imprimée, avec un avertissement que voici, aussi traduit de l'anglais: AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR. « On regardera peut-être comme une espèce de présomption que, n'ayant encore passé que dix-huit mois en Angleterre, j'ose écrire dans une langue que je prononce fort mal, et que j'entends à peine dans la conversation. Il me semble que je fais à présent ce que j'ai fait autrefois au collège lorsque j'écrivais en latin et en grec; car il est certain que nous prononçons l'un et l'autre d'une manière pitoyable, et que nous serions hors d'état d'entendre ces deux langues si ceux qui les parlent suivaient la vraie prononciation des Romains et des Grecs. Au reste, je regarde la langue anglaise comme une langue savante qui mérite que les Français l'étudient avec la même application que les Anglais apprennent la langue française. « Pour moi, j'ai étudié celle des Anglais par une espèce de devoir. Je me suis engagé de donner une relation de mon séjour en Angleterre, et je n'ai pas envie d'imiter Sorbières, qui, n'ayant passé que trois mois en ce pays, sans y rien connaître ni des moeurs ni du langage, s'est avisé d'en publier une relation qui n'est autre chose qu'une satire plate et misérable contre une nation qu'il ne connaissait point. « La plupart de nos voyageurs européans parlent mal de leurs voisins, tandis qu'ils prodiguent la louange aux Persans et aux Chinois. C'est que nous aimons naturellement à rabaisser ceux qu'on peut mettre aisément en parallèle avec nous, et à élever au contraire ceux que l'éloignement met à couvert de notre jalousie. « Cependant une relation de voyage est faite pour instruire les hommes, et non pour favoriser leur malignité. Il me semble que, dans cette sorte d'ouvrage, on devrait principalement s'étudier à faire mention de toutes les choses utiles et de tous les grands hommes du pays dont on parle, afin de les faire connaître utilement à ses compatriotes. Un voyageur qui écrit dans cette vue est un noble négociant qui transporte dans sa patrie les talents et les vertus des autres nations. « Que d'autres décrivent exactement l'église de Saint-Paul, Westminster, etc.; je considère l'Angleterre par d'autres endroits: je la regarde comme le pays qui a produit un Newton, un Locke, un Tillotson, un Milton, un Boyle, et plusieurs autres hommes rares, morts ou vivants encore, dont la gloire dans la profession des armes, dans la politique, ou dans les lettres, mérite de s'étendre au delà des bornes de cette île. « Pour ce qui est de cet Essai sur la poésie épique, c'est un discours que je publie comme une espèce d'introduction à mon Henriade, qui paraîtra incessamment. » Cet Avertissement est réimprimé avec la traduction de l'Essai, par Desfontaines, à la suite de la Henriade, dans le tome Ier des Oeuvres de Voltaire, 1732, in-8 . La note que je rapporte dans la note ci-dessous est supprimée, et remplacée par celle-ci: « Elle (la Henriade) précède cet Essai dans cette édition. » En reproduisant, en 1732, la traduction de l'abbé Desfontaines, Voltaire en corrigea les fautes, et l'intitula Essai sur la poésie épique de toutes les nations écrit en anglais par M. de Voltaire en 1726, et traduit en français par M. l'abbé Desfontaines. Mais bientôt il revit ou plutôt refit tout son ouvrage en français, et le fit imprimer en 1733, tel, à quelques mots près, qu'on l'a toujours donné depuis, et que je le reproduis. Je ne dois point passer sous silence un singulier reproche fait à Voltaire par Harwood, dans sa Biographia classica. « Une chose digne de quelque remarque, dit-il, c'est que Voltaire, dans un de ses essais critiques, après avoir assuré que, selon l'opinion générale des critiques, le poète romain a fait de larges emprunts à Apollonius de Rhodes pour la partie la plus brillante de l'Énéide, l'épisode de Didon et d'Énée, ajoute: On doit vivement regretter que les Argonautiques ne soient pas venus jusqu'à nous. » Dans le texte actuel du chapitre iii on ne trouve pas le nom d'Apollonius. Ce nom est, il est vrai, dans la traduction de Desfontaines, mais non la phrase que rapporte Harwood. La faute de dire que les Argonautiques ne sont pas venus jusqu'à nous existe-t-elle dans l'original anglais? Il est permis de croire que non: car, comme l'a observé Chardon de La Rochette, si Voltaire eût commis une erreur aussi grossière, Rolli n'eût pas manqué de la relever dans la critique qu'il fit de l'Essai de Voltaire. Il faut donc comme le dit encore Chardon de La Rochette, ranger l'assertion de Harwood « parmi les mensonges imprimés. » C'est peu après l'apparition de la traduction par l'abbé Desfontaines qu'on imprima à Paris un Examen de l'Essai de M. de Voltaire sur la poésie épique, par M. Paul Rolli, traduit de l'anglais par M. L. A*** (Antonini); Paris, Rollin fils, 1728, in-12 de xvj et 135 pages. Blessé de voir le Télémaque traité de roman, dans la Conclusion de l'Essai sur la poésie épique, un anonyme publia, quelques années après, une Apologie du Télémaque contre les sentiments de M. de Voltaire; Paris, P. Ribou, 1736, in-12. de 39 pages. Beuchot. ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE CHAPITRE I. DES DIFFÉRENTS GOÛTS DES PEUPLES. On a accablé presque tous les arts d'un nombre prodigieux de règles, dont la plupart sont inutiles ou fausses. Nous trouvons partout des leçons, mais bien peu d'exemples. Rien n'est plus aisé que de parler d'un ton de maître des choses qu'on ne peut exécuter: il y a cent poétiques contre un poème. On ne voit que des maîtres d'éloquence, et presque pas un orateur. Le monde est plein de critiques, qui, à force de commentaires, de définitions, de distinctions, sont parvenus à obscurcir les connaissances les plus claires et les plus simples. Il semble qu'on n'aime que les chemins difficiles. Chaque science, chaque étude, a son jargon inintelligible, qui semble n'être inventé que pour en défendre les approches. Que de noms barbares! que de puérilités pédantesques on entassait il n'y a pas longtemps dans la tête d'un jeune homme, pour lui donner en une année ou deux une très fausse idée de l'éloquence, dont il aurait pu avoir une connaissance très vraie en peu de mois, par la lecture de quelques bons livres! La voie par laquelle on a si longtemps enseigné l'art de penser est assurément bien opposée au don de penser. Mais c'est surtout en fait de poésie que les commentateurs et les critiques ont prodigué leurs leçons. Ils ont laborieusement écrit des volumes sur quelques lignes que l'imagination des poètes a créées en se jouant. Ce sont des tyrans qui ont voulu asservir à leurs lois une nation libre, dont ils ne connaissent point le caractère; aussi ces prétendus législateurs n'ont fait souvent qu'embrouiller tout dans les États qu'ils ont voulu régler. La plupart ont discouru avec pesanteur de ce qu'il fallait sentir avec transport; et quand même leurs règles seraient justes, combien peu seraient-elles utiles! Homère, Virgile, le Tasse, Milton, n'ont guère obéi à d'autres leçons qu'à celles de leur génie. Tant de prétendues règles, tant de liens, ne serviraient qu'à embarrasser les grands hommes dans leur marche, et seraient d'un faible secours à ceux à qui le talent manque. Il faut courir dans la carrière, et non pas s'y traîner avec des béquilles. Presque tous les critiques ont cherché dans Homère des règles qui n'y sont assurément point. Mais comme ce poète grec a composé deux poèmes d'une nature absolument différente, ils ont été bien en peine pour concilier Homère avec lui-même. Virgile venant ensuite, qui réunit dans son ouvrage le plan de l'Iliade et celui de l'Odyssée, il fallut qu'ils cherchassent encore de nouveaux expédients pour ajuster leurs règles à l'Énéide. Ils ont fait à peu près comme les astronomes, qui inventaient tous les jours des cercles imaginaires, et créaient ou anéantissaient un ciel ou deux de cristal à la moindre difficulté. Si un de ceux qu'on nomme savants, et qui se croient tels, venait vous dire: « Le poème épique est une longue fable inventée pour enseigner une vérité morale, et dans laquelle un héros achève quelque grande action, avec le secours des dieux, dans l'espace d'une année; il faudrait lui répondre: Votre définition est très fausse, car, sans examiner si l'Iliade d'Homère est d'accord avec votre règle, les Anglais ont un poème épique dont le héros, loin de venir à bout d'une grande entreprise par le secours céleste, en une année, est trompé par le diable et par sa femme en un jour, et est chassé du paradis terrestre pour avoir désobéi à Dieu. Ce poème cependant est mis par les Anglais au niveau de l'Iliade, et beaucoup de personnes le préfèrent à Homère avec quelque apparence de raison. Mais, me direz-vous, le poème épique ne sera-t-il donc que le récit d'une aventure malheureuse? Non: cette définition serait aussi fausse que l'autre. L'Oedipe de Sophocle, le Cinna de Corneille, l'Athalie de Racine, le César de Shakespeare, le Caton d'Addison, la Mérope du marquis Scipion Maffei, le Roland de Quinault, sont toutes de belles tragédies, et j'ose dire toutes d'une nature différente: on aurait besoin en quelque sorte d'une définition pour chacune d'elles. Il faut dans tous les arts se donner bien de garde de ces définitions trompeuses, par lesquelles nous osons exclure toutes les beautés qui nous sont inconnues, ou que la coutume ne nous a point encore rendues familières. Il n'en est point des arts, et surtout de ceux qui dépendent de l'imagination, comme des ouvrages de la nature. Nous pouvons définir les métaux, les minéraux, les éléments, les animaux, parce que leur nature est toujours la même; mais presque tous les ouvrages des hommes changent ainsi que l'imagination qui les produit. Les coutumes, les langues, le goût des peuples les plus voisins diffèrent: que dis-je! la même nation n'est plus reconnaissable au bout de trois ou quatre siècles. Dans les arts qui dépendent purement de l'imagination, il y a autant de révolutions que dans les États; ils changent en mille manières, tandis qu'on cherche à les fixer. La musique des anciens Grecs, autant que nous en pouvons juger, était très différente de la nôtre. Celle des Italiens d'aujourd'hui n'est plus celle de Luigi et de Carissimi: des airs persans ne plairaient pas assurément à des oreilles européanes. Mais, sans aller si loin, un Français accoutumé à nos opéras ne peut s'empêcher de rire la première fois qu'il entend du récitatif en Italie; autant en fait un Italien à l'Opéra de Paris; et tous deux ont également tort, ne considérant point que le récitatif n'est autre chose qu'une déclamation notée; que le caractère des deux langues est très différent; que ni l'accent ni le ton ne sont les mêmes; que cette différence est sensible dans la conversation, plus encore sur le théâtre tragique, et doit par conséquent l'être beaucoup dans la musique. Nous suivons à peu près les règles d'architecture de Vitruve; cependant les maisons bâties en Italie par Palladio, et en France par nos architectes, ne ressemblent pas plus à celles de Pline et de Cicéron que nos habillements ne ressemblent aux leurs. Mais, pour revenir à des exemples qui aient plus de rapport à notre sujet, qu'était la tragédie chez les Grecs? un choeur qui demeurait presque toujours sur le théâtre; point de divisions d'actes, très peu d'action, encore moins d'intrigue. Chez les Français, c'est pour l'ordinaire une suite de conversations en cinq actes, avec une intrigue amoureuse. En Angleterre, la tragédie est véritablement une action; et si les auteurs de ce pays joignaient à l'activité qui anime leurs pièces un style naturel, avec de la décence et de la régularité, ils l'emporteraient bientôt sur les Grecs et sur les Français. Qu'on examine tous les autres arts, il n'y en a aucun qui ne reçoive des tours particuliers du génie différent des nations qui les cultivent. Quelle sera donc l'idée que nous devons nous former de la poésie épique? Le mot épique vient du grec poj, qui signifie discours: l'usage a attaché ce nom particulièrement à des récits en vers d'aventures héroïques; comme le mot d'oratio chez les Romains, qui signifiait aussi discours, ne servit dans la suite que pour les discours d'appareil; et comme le titre d'imperator, qui appartenait aux généraux d'armée, fut ensuite conféré aux seuls souverains de Rome. Le poème épique, regardé en lui-même, est donc un récit en vers d'aventures héroïques. Que l'action soit simple ou complexe; qu'elle s'achève dans un mois ou dans une année, ou qu'elle dure plus longtemps; que la scène soit fixée dans un seul endroit, comme dans l'Iliade; que le héros voyage de mers en mers, comme dans l'Odyssée; qu'il soit heureux ou infortuné, furieux comme Achille, ou pieux comme Énée; qu'il y ait un principal personnage ou plusieurs; que l'action se passe sur la terre ou sur la mer; sur le rivage d'Afrique, comme dans la Lusiada;dans l'Amérique, comme dans l'Araucana;dans le ciel, dans l'enfer, hors des limites de notre monde, comme dans le Paradis de Milton; il n'importe: le poème sera toujours un poème épique, un poème héroïque, à moins qu'on ne lui trouve un nouveau titre proportionné à son mérite. Si vous vous faites scrupule, disait le célèbre M. Addison, de donner le titre de poème épique au Paradis perdu de Milton, appelez-le, si vous voulez, un poème divin, donnez-lui tel nom qu'il vous plaira, pourvu que vous confessiez que c'est un ouvrage aussi admirable en son genre que l'Iliade. Ne disputons jamais sur les noms. Irai-je refuser le nom de comédies aux pièces de M. Congrève ou à celles de Calderon, parce qu'elles ne sont pas dans nos moeurs? La carrière des arts a plus d'étendue qu'on ne pense. Un homme qui n'a lu que les auteurs classiques méprise tout ce qui est écrit dans les langues vivantes; et celui qui ne sait que la langue de son pays est comme ceux qui, n'étant jamais sortis de la cour de France, prétendent que le reste du monde est peu de chose, et que qui a vu Versailles a tout vu. Mais le point de la question et de la difficulté est de savoir sur quoi les nations polies se réunissent, et sur quoi elles diffèrent. Un poème épique doit partout être fondé sur le jugement, et embelli par l'imagination: ce qui appartient au bon sens appartient également à toutes les nations du monde. Toutes vous diront qu'une action une et simple, qui se développe aisément et par degrés, et qui ne coûte point une attention fatigante, leur plaira davantage qu'un amas confus d'aventures monstrueuses. On souhaite généralement que cette unité si sage soit ornée d'une variété d'épisodes qui soient comme les membres d'un corps robuste et proportionné. Plus l'action sera grande, plus elle plaira à tous les hommes, dont la faiblesse est d'être séduits par tout ce qui est au delà de la vie commune. Il faudra surtout que cette action soit intéressante, car tous les coeurs veulent être remués; et un poème parfait d'ailleurs, s'il ne touchait point, serait insipide en tout temps et en tout pays. Elle doit être entière, parce qu'il n'y a point d'homme qui puisse être satisfait s'il ne reçoit qu'une partie du tout qu'il s'est promis d'avoir. Telles sont à peu près les principales règles que la nature dicte à toutes les nations qui cultivent les lettres; mais la machine du merveilleux, l'intervention d'un pouvoir céleste, la nature des épisodes, tout ce qui dépend de la tyrannie de la coutume, et de cet instinct qu'on nomme goût, voilà sur quoi il y a mille opinions, et point de règles générales. Mais, me direz-vous, n'y a-t-il point des beautés de goût qui plaisent également à toutes les nations? il y en a sans doute en très grand nombre. Depuis le temps de la renaissance des lettres, qu'on a pris les anciens pour modèles, Homère, Démosthène, Virgile, Cicéron, ont en quelque manière réuni sous leurs lois tous les peuples de l'Europe, et fait de tant de nations différentes une seule république des lettres; mais, au milieu de cet accord général, les coutumes de chaque peuple introduisent dans chaque pays un goût particulier. Vous sentez dans les meilleurs écrivains modernes le caractère de leur pays à travers l'imitation de l'antique: leurs fleurs et leurs fruits sont échauffés et mûris par le même soleil; mais ils reçoivent du terrain qui les nourrit des goûts, des couleurs, et des formes différentes. Vous reconnaîtrez un Italien, un Français, un Anglais, un Espagnol, à son style, comme aux traits de son visage, à sa prononciation, à ses manières. La douceur et la mollesse de la langue italienne s'est insinuée dans le génie des auteurs italiens. La pompe des paroles, les métaphores, un style majestueux, sont, ce me semble, généralement parlant, le caractère des écrivains espagnols. La force, l'énergie, la hardiesse, sont plus particulières aux Anglais; ils sont surtout amoureux des allégories et des comparaisons. Les Français ont pour eux la clarté, l'exactitude, l'élégance: ils hasardent peu; ils n'ont ni la force anglaise, qui leur paraîtrait une force gigantesque et monstrueuse, ni la douceur italienne, qui leur semble dégénérer en une mollesse efféminée. De toutes ces différences naissent ce dégoût et ce mépris que les nations ont les unes pour les autres. Pour regarder dans tous ses jours cette différence qui se trouve entre les goûts des peuples voisins, considérons maintenant leur style. On approuve avec raison en Italie ces vers imités de Lucrèce dans la troisième stance du premier chant de la Jérusalem: Cosi all' egro fanciul porgiamo aspersi Di soave licor gli orli del vaso: Succhi amari ingannato intanto ei beve, E dall' inganno suo vita riceve. Cette comparaison du charme des fables qui enveloppent des leçons utiles, avec une médecine amère donnée à un enfant dans un vase bordé de miel, ne serait pas soufferte dans un poème épique français. Nous lisons avec plaisir dans Montaigne qu'il faut emmieller la viande salubre à l'enfant. Mais cette image, qui nous plaît dans son style familier, ne nous paraîtrait pas digne de la majesté de l'épopée. Voici un autre endroit universellement approuvé, et qui mérite de l'être: c'est dans la trente-sixième stance du chant seizième de la Jérusalem, lorsque Armide commence à soupçonner la fuite de son amant: Volea gridar: Dove, o crudel, me sola Lasci? Ma il varco al suon chiuse il dolore: Sì che tornò la flebile parola Più amara indietro a rimbombar sul core. Ces quatre vers italiens sont très touchants et très naturels; mais si on les traduit exactement, ce sera un galimatias en français. « Elle voulait crier: Cruel, pourquoi me laisses-tu seule? Mais la douleur ferma le chemin à sa voix; et ces paroles douloureuses reculèrent avec plus d'amertume, et retentirent sur son coeur. » Apportons un autre exemple tiré d'un des plus sublimes endroits du poème singulier de Milton, dont j'ai déjà parlé; c'est au premier livre (vers 56-67), dans la description de Satan et des enfers. . . . . . . Round he throws his baleful eyes That witness'd huge affliction and dismay Mix'd with obdurate pride and stedfast hate: At once, as far as angels ken, he views The dismal situation waste and wild; A dungeon horrible on all sides round, As one great furnaco flam'd; yet from those flames No light, but rather darkness visible Serv'd only to discover sights of woe, Regions of sorrow, doleful shades, where peace And rest can never dwell, hope never comes That comes to all, etc. « Il promène de tous côtés ses tristes yeux, dans lesquels sont peints le désespoir et l'horreur, avec l'orgueil et l'irréconciliable haine. Il voit d'un coup d'oeil, aussi loin que les regards des chérubins peuvent percer, ce séjour épouvantable, ces déserts désolés, ce donjon immense, enflammé comme une fournaise énorme. Mais de ces flammes il ne sortait point de lumière; ce sont des ténèbres visibles, qui servent seulement à découvrir des spectacles de désolation; des régions de douleur, dont jamais n'approchent le repos ni la paix, où l'on ne connaît point l'espérance connue partout ailleurs. » Antonio de Solis, dans son excellente Histoire de la conquête du Mexique, après avoir dit que l'endroit où Montézume consultait ses dieux était une large voûte souterraine où de petits soupiraux laissaient à peine entrer la lumière, ajoute: O permitian solamente la (luz), que bastava, para que se viesse la obscuridad: « Ou laissaient entrer seulement autant de jour qu'il en fallait pour voir l'obscurité. » Ces ténèbres visibles de Milton ne sont point condamnées en Angleterre, et les Espagnols ne reprennent point cette même pensée dans Solis. Il est très certain que les Français ne souffriraient point de pareilles libertés. Ce n'est pas assez que l'on puisse excuser la licence de ces expressions; l'exactitude française n'admet rien qui ait besoin d'excuse. Qu'il me soit permis, pour ne laisser aucun doute sur cette matière, de joindre un nouvel exemple à tous ceux que j'ai rapportés: je le prendrai dans l'éloquence de la chaire. Qu'un homme, comme le P. Bourdaloue, prêche devant une assemblée de la communion anglicane, et qu'animant, par un geste noble, un discours pathétique, il s'écrie: « Oui, chrétiens, vous étiez bien disposés; mais le sang de cette veuve que vous avez abandonnée; mais le sang de ce pauvre que vous avez laissé opprimer; mais le sang de ces misérables dont vous n'avez pas pris en main la cause; ce sang retombera sur vous, et vos bonnes dispositions ne serviront qu'à rendre sa voix plus forte pour demander à Dieu vengeance de votre infidélité. Ah mes chers auditeurs, etc. Ces paroles pathétiques, prononcées avec force, et accompagnées de grands gestes, feront rire un auditoire anglais: car autant qu'ils aiment sur le théâtre les expressions ampoulées et les mouvements forcés de l'éloquence, autant ils goûtent dans la chaire une simplicité sans ornement. Un sermon en France est une longue déclamation, scrupuleusement divisée en trois points, et récitée avec enthousiasme. En Angleterre, un sermon est une dissertation solide, et quelquefois sèche, qu'un homme lit au peuple sans geste et sans aucun éclat de voix. En Italie, c'est une comédie spirituelle. En voilà assez pour faire voir combien grande est la différence entre les goûts des nations. Je sais qu'il y a plusieurs personnes qui ne sauraient admettre ce sentiment: ils disent que la raison et les passions sont partout les mêmes; cela est vrai, mais elles s'expriment partout diversement. Les hommes ont en tout pays un nez, deux yeux, et une bouche: cependant l'assemblage des traits qui fait la beauté en France ne réussira pas en Turquie, ni une beauté turque à la Chine; et ce qu'il y a de plus aimable en Asie et en Europe serait regardé comme un monstre dans le pays de la Guinée. Puisque la nature est si différente d'elle-même, comment veut-on asservir à des lois générales des arts sur lesquels la coutume, c'est-à-dire l'inconstance, a tant d'empire? Si donc nous voulons avoir une connaissance un peu étendue de ces arts, il faut nous informer de quelle manière on les cultive chez toutes les nations. Il ne suffit pas, pour connaître l'épopée, d'avoir lu Virgile et Homère comme ce n'est point assez, en fait de tragédie, d'avoir lu Sophocle et Euripide. Nous devons admirer ce qui est universellement beau chez les anciens; nous devons nous prêter à ce qui était beau dans leur langue et dans leurs moeurs; mais ce serait s'égarer étrangement que de les vouloir suivre en tout à la piste. Nous ne parlons point la même langue. La religion, qui est presque toujours le fondement de la poésie épique, est parmi nous l'opposé de leur mythologie. Nos coutumes sont plus différentes de celles des héros du siège de Troie que de celles des Américains. Nos combats, nos sièges, nos flottes, n'ont pas la moindre ressemblance; notre philosophie est en tout le contraire de la leur. L'invention de la poudre, celle de la boussole, de l'imprimerie, tant d'autres arts qui ont été apportés récemment dans le monde, ont en quelque façon changé la face de l'univers. Il faut peindre avec des couleurs vraies comme les anciens, mais il ne faut pas peindre les mêmes choses. Qu'Homère nous représente ses dieux s'enivrant de nectar, et riant sans fin de la mauvaise grâce dont Vulcain leur sert à boire, cela était bon de son temps, où les dieux étaient ce que les fées sont dans le nôtre; mais assurément personne ne s'avisera aujourd'hui de représenter dans un poème une troupe d'anges et de saints buvant et riant à table. Que dirait-on d'un auteur qui irait, après Virgile, introduire des harpies enlevant le dîner de son héros, et qui changerait de vieux vaisseaux en belles nymphes? En un mot, admirons les anciens, mais que notre admiration ne soit pas une superstition aveugle: et ne faisons pas cette injustice à la nature humaine et à nous-mêmes, de fermer nos yeux aux beautés qu'elle répand autour de nous, pour ne regarder et n'aimer que ses anciennes productions, dont nous ne pouvons pas juger avec autant de sûreté. Il n'y a point de monuments en Italie qui méritent plus l'attention d'un voyageur que la Jérusalem du Tasse. Milton fait autant d'honneur à l'Angleterre que le grand Newton. Camoëns est en Portugal ce que Milton est en Angleterre. Ce serait sans doute un grand plaisir, et même un grand avantage pour un homme qui pense, d'examiner tous ces poèmes épiques de différente nature, nés en des siècles et dans des pays éloignés les uns des autres. Il me semble qu'il y a une satisfaction noble à regarder les portraits vivants de ces illustres personnages grecs, romains, italiens, anglais, tous habillés, si je l'ose dire, à la manière de leur pays. C'est une entreprise au delà de mes forces que de prétendre les peindre; j'essayerai seulement de crayonner une esquisse de leurs principaux traits: c'est au lecteur à suppléer aux défauts de ce dessein. Je ne ferai que proposer: il doit juger; et son jugement sera juste, s'il lit avec impartialité, et s'il n'écoute ni les préjugés qu'il a reçus dans l'école, ni cet amour-propre mal entendu qui nous fait mépriser tout ce qui n'est pas dans nos moeurs. Il verra la naissance, le progrès, la décadence de l'art; il le verra ensuite sortir comme de ses ruines; il le suivra dans tous ses changements; il distinguera ce qui est beauté dans tous les temps et chez toutes les nations, d'avec ces beautés locales qu'on admire dans un pays, et qu'on méprise dans un autre. Il n'ira point demander à Aristote ce qu'il doit penser d'un auteur anglais ou portugais, ni à M. Perrault comment il doit juger de l'Iliade. Il ne se laissera point tyranniser par Scaliger ni par Le Bossu; mais il tirera ses règles de la nature, et des exemples qu'il aura devant les yeux, et il jugera entre les dieux d'Homère et le dieu de Milton, entre Calypso et Didon, entre Armide et Ève. Si les nations de l'Europe, au lieu de se mépriser injustement les unes les autres, voulaient faire une attention moins superficielle aux ouvrages et aux manières de leurs voisins, non pas pour en rire, mais pour en profiter, peut-être de ce commerce mutuel d'observations naîtrait ce goût général qu'on cherche si inutilement. CHAPITRE II. HOMÈRE. Homère vivait probablement environ huit cent cinquante années avant l'ère chrétienne; il était certainement contemporain d'Hésiode. Or Hésiode nous apprend qu'il écrivait dans l'âge qui suivait celui de la guerre de Troie, et que cet âge, dans lequel il vivait, finirait avec la génération qui existait alors. Il est donc certain qu'Homère fleurissait deux générations après la guerre de Troie; ainsi il pouvait avoir vu dans son enfance quelques vieillards qui avaient été à ce siège, et il devait avoir parlé souvent à des Grecs d'Europe et d'Asie qui avaient vu Ulysse, Ménélas, et Achille. Quand il composa l'Iliade (supposé qu'il soit l'auteur de tout cet ouvrage), il ne fit donc que mettre en vers une partie de l'histoire et des fables de son temps. Les Grecs n'avaient alors que des poètes pour historiens et pour théologiens; ce ne fut même que quatre cents ans après Hésiode et Homère qu'on se réduisit à écrire l'histoire en prose. Cet usage, qui paraîtra bien ridicule à beaucoup de lecteurs, était très raisonnable: un livre, dans ces temps-là, était une chose aussi rare qu'un bon livre l'est aujourd'hui: loin de donner au public l'histoire in-folio de chaque village, comme on fait à présent, on ne transmettait à la postérité que les grands événements qui devaient l'intéresser. Le culte des dieux et l'histoire des grands hommes étaient les seuls sujets de ce petit nombre d'écrits. On les composa longtemps en vers chez les Égyptiens et chez les Grecs, parce qu'ils étaient destinés à être retenus par coeur, et à être chantés telle était la coutume de ces peuples si différents de nous. Il n'y eut, jusqu'à Hérodote, d'autre histoire parmi eux qu'en vers, et ils n'eurent en aucun temps de poésie sans musique. A l'égard d'Homère, autant ses ouvrages sont connus, autant est-on dans l'ignorance de sa personne. Tout ce qu'on sait de vrai, c'est que, longtemps après sa mort, on lui a érigé des statues et élevé des temples; sept villes puissantes se sont disputé l'honneur de l'avoir vu naître mais la commune opinion est que de son vivant il mendiait dans ces sept villes, et que celui dont la postérité a fait un dieu a vécu méprisé et misérable, deux choses très compatibles. L'Iliade, qui est le grand ouvrage d'Homère, est plein de dieux et de combats peu vraisemblables. Ces sujets plaisent naturellement aux hommes; ils aiment ce qui leur paraît terrible ils sont comme les enfants qui écoutent avidement ces contes de sorciers qui les effrayent. Il y a des fables pour tout âge, et il n'y a point de nation qui n'ait eu les siennes. De ces deux sujets qui remplissent l'Iliade, naissent les deux grands reproches que l'on fait à Homère; on lui impute l'extravagance de ses dieux, et la grossièreté de ses héros: c'est reprocher à un peintre d'avoir donné à ses figures les habillements de son temps. Homère a peint les dieux tels qu'on les croyait, et les hommes tels qu'ils étaient. Ce n'est pas un grand mérite de trouver de l'absurdité dans la théologie païenne; mais il faudrait être bien dépourvu de goût pour ne pas aimer certaines fables d'Homère. Si l'idée des trois Grâces qui doivent toujours accompagner la déesse de la beauté, si la ceinture de Vénus, sont de son invention, quelles louanges ne lui doit-on pas pour avoir ainsi orné cette religion que nous lui reprochons? Et si ces fables étaient déjà reçues avant lui, peut-on mépriser un siècle qui avait trouvé des allégories si justes et si charmantes? Quant à ce qu'on appelle grossièreté dans les héros d'Homère, on peut rire tant qu'on voudra de voir Patrocle, au neuvième livre de l'Iliade, mettre trois gigots de mouton dans une marmite, allumer et souffler le feu, et préparer le dîner avec Achille; Achille et Patrocle n'en sont pas moins éclatants. Charles XII, roi de Suède, a fait six mois sa cuisine à Demir-Tocca, sans perdre rien de son héroïsme; et la plupart de nos généraux, qui portent dans un camp tout le luxe d'une cour efféminée, auront bien de la peine à égaler ces héros qui faisaient leur cuisine eux-mêmes. On peut se moquer de la princesse Nausicaa, qui, suivie de toutes ses femmes, va laver ses robes et celles du roi et de la reine: on peut trouver ridicules que les filles d'Auguste aient filé les habits de leur père lorsqu'il était maître de la moitié de l'univers: cela n'empêchera pas qu'une simplicité si respectable ne vaille bien la vaine pompe, la mollesse, et l'oisiveté, dans lesquelles les personnes d'un haut rang sont nourries. Que si l'on reproche à Homère d'avoir tant loué la force de ses héros, c'est qu'avant l'invention de la poudre, la force du corps décidait de tout dans les batailles; c'est que cette force est l'origine de tout pouvoir chez les hommes; c'est que, par cette supériorité seule, les nations du nord ont conquis notre hémisphère depuis la Chine jusqu'au mont Atlas. Les anciens se faisaient une gloire d'être robustes; leurs plaisirs étaient des exercices violents: ils ne passaient point leurs jours à se faire traîner dans des chars, à couvert des influences de l'air, pour aller porter languissamment d'une maison dans une autre leur ennui et leur inutilité. En un mot, Homère avait à représenter un Ajax et un Hector, non un courtisan de Versailles ou de Saint-James. Après avoir rendu justice au fond du sujet des poèmes d'Homère, ce serait ici le lieu d'examiner la manière dont il les a traités, et d'oser juger du prix de ses ouvrages; mais tant de plumes savantes ont épuisé cette matière que je me bornerai à une seule réflexion dont ceux qui s'appliquent aux belles-lettres pourront peut-être tirer quelque utilité. Si Homère a eu des temples, il s'est trouvé bien des infidèles qui se sont moqués de sa divinité. Il y a eu dans tous les siècles des savants, des raisonneurs, qui l'ont traité d'écrivain pitoyable, tandis que d'autres étaient à genoux devant lui. Ce père de la poésie est depuis quelque temps un grand sujet de dispute en France. Perrault commença la querelle contre Despréaux; mais il apporta à ce combat des armes trop inégales: il composa son livre du Parallèle des anciens et des modernes, où l'on voit un esprit très superficiel, nulle méthode, et beaucoup de méprises. Le redoutable Despréaux accabla son adversaire en s'attachant uniquement à relever ses bévues; de sorte que la dispute fut terminée par rire aux dépens de Perrault, sans qu'on entamât seulement le fond de la question. Houdard de Lamotte a depuis renouvelé la querelle: il ne savait pas la langue grecque; mais l'esprit a suppléé en lui, autant qu'il est possible, à cette connaissance. Peu d'ouvrages sont écrits avec autant d'art, de discrétion, et de finesse, que ses dissertations sur Homère. Mme Dacier, connue par une érudition qu'on eût admirée dans un homme, soutint la cause d'Homère avec l'emportement d'un commentateur. On eût dit que l'ouvrage de M. de Lamotte était d'une femme d'esprit, et celui de Mme Dacier d'un homme savant. L'un, par son ignorance de la langue grecque, ne pouvait sentir les beautés de l'auteur qu'il attaquait; l'autre, toute remplie de la superstition des commentateurs, était incapable d'apercevoir des défauts dans l'auteur qu'elle adorait. Pour moi, lorsque je lus Homère, et que je vis ces fautes grossières qui justifient les critiques, et ces beautés plus grandes que ces fautes, je ne pus croire d'abord que le même génie eût composé tous les chants de l'Iliade. En effet, nous ne connaissons, parmi les latins et parmi nous, aucun auteur qui soit tombé si bas après s'être élevé si haut. Le grand Corneille, génie pour le moins égal à Homère, a fait, à la vérité, Pertharite, Suréna, Agésilas, après avoir donné Cinna et Polyeucte: mais Suréna et Pertharite sont des sujets encore plus mal choisis que maltraités: ces tragédies sont très faibles, mais non pas remplies d'absurdités, de contradictions, et de fautes grossières. Enfin j'ai trouvé chez les Anglais ce que je cherchais, et le paradoxe de la réputation d'Homère m'a été développé. Shakespeare, leur premier poète tragique, n'a guère en Angleterre d'autre épithète que celle de divin. Je n'ai jamais vu à Londres la salle de la comédie aussi remplie à l'Andromaque de Racine, toute bien traduite qu'elle est par Philips, ou au Caton d'Addison, qu'aux anciennes pièces de Shakespeare. Ces pièces sont des monstres en tragédie. Il y en a qui durent plusieurs années; on y baptise au premier acte le héros, qui meurt de vieillesse au cinquième; on y voit des sorciers, des paysans, des ivrognes, des bouffons, des fossoyeurs qui creusent une fosse, et qui chantent des airs à boire en jouant avec des têtes de mort. Enfin imaginez ce que vous pourrez de plus monstrueux et de plus absurde, vous le trouverez dans Shakespeare. Quand je commençais à apprendre la langue anglaise, je ne pouvais comprendre comment une nation si éclairée pouvait admirer un auteur si extravagant; mais dès que j'eus une plus grande connaissance de la langue, je m'aperçus que les Anglais avaient raison, et qu'il est impossible que toute une nation se trompe en fait de sentiment, et ait tort d'avoir du plaisir. Ils voyaient comme moi les fautes grossières de leur auteur favori; mais ils sentaient mieux que moi ses beautés, d'autant plus singulières que ce sont des éclairs qui ont brillé dans la nuit la plus profonde. Il y a cent cinquante années qu'il jouit de sa réputation. Les auteurs qui sont venus après lui ont servi à l'augmenter plutôt qu'ils ne l'ont diminuée. Le grand sens de l'auteur de Caton, et ses talents, qui en ont fait un secrétaire d'État, n'ont pu le placer à côté de Shakespeare. Tel est le privilège du génie d'invention: il se fait une route où personne n'a marché avant lui; il court sans guide, sans art, sans règle; il s'égare dans sa carrière, mais il laisse loin derrière lui tout ce qui n'est que raison et qu'exactitude. Tel à peu près était Homère: il a créé son art, et l'a laissé imparfait: c'est un chaos encore; mais la lumière y brille déjà de tous côtés. Le Clovis de Desmarets, la Pucelle de Chapelain, ces poèmes fameux par leur ridicule, sont, à la honte des règles, conduits avec plus de régularité que l'Iliade; comme le Pyrame de Pradon est plus exact que le Cid de Corneille. Il y a peu de petites Nouvelles où les événements ne soient mieux ménagés, préparés avec plus d'artifice, arrangés avec mille fois plus d'industrie que dans Homère; cependant douze beaux vers de l'Iliade sont au-dessus de la perfection de ces bagatelles, autant qu'un gros diamant, ouvrage brut de la nature, l'emporte sur des colifichets de fer ou de laiton, quelque bien travaillés qu'ils puissent être par des mains industrieuses. Le grand mérite d'Homère est d'avoir été un peintre sublime. Inférieur de beaucoup à Virgile dans tout le reste, il lui est supérieur en cette partie. S'il décrit une armée en marche, « c'est un feu dévorant qui, poussé par les vents, consume la terre devant lui. » Si c'est un dieu qui se transporte d'un lieu à un autre, « il fait trois pas, et au quatrième il arrive au bout de la terre. » Quand il décrit la ceinture de Vénus, il n'y a point de tableau de l'Albane qui approche de cette peinture riante. Veut-il fléchir la colère d'Achille, il personnifie les prières: « Elles sont filles du maître des dieux, elles marchent tristement, le front couvert de confusion, les yeux trempés de larmes, et ne pouvant se soutenir sur leurs pieds chancelants; elles suivent de loin l'Injure, l'Injure altière, qui court sur la terre d'un pied léger, levant sa tête audacieuse. » C'est ici sans doute qu'on ne peut surtout s'empêcher d'être un peu révolté contre feu Lamotte Houdard de l'Académie française, qui, dans sa traduction d'Homère, étrangle tout ce beau passage, et le raccourcit ainsi en deux vers: On apaise les dieux; mais, par des sacrifices, De ces dieux irrités on fait des dieux propices. Quel malheureux don de la nature que l'esprit, s'il a empêché M. de Lamotte de sentir ces grandes beautés d'imagination, et si cet académicien si ingénieux a cru que quelques antithèses, quelques tours délicats pourraient suppléer à ces grands traits d'éloquence! Lamotte a ôté beaucoup de défauts à Homère, mais il n'a conservé aucune de ses beautés; il a fait un petit squelette d'un corps démesuré et trop plein d'embonpoint. En vain tous les journaux ont prodigué des louanges à Lamotte; en vain avec tout l'art possible, et soutenu de beaucoup de mérite, s'était-il fait un parti considérable; son parti, ses éloges, sa traduction, tout a disparu, et Homère est resté. Ceux qui ne peuvent pardonner les fautes d'Homère en faveur de ses beautés sont la plupart des esprits trop philosophiques, qui ont étouffé en eux-mêmes tout sentiment. On trouve dans les Pensées de M. Pascal qu'il n'y a point de beauté poétique, et que, faute d'elle, on a inventé de grands mots, comme fatal laurier, bel astre, et que c'est cela qu'on appelle beauté poétique. Que prouve un tel passage, sinon que l'auteur parlait de ce qu'il n'entendait pas? Pour juger des poètes, il faut savoir sentir, il faut être né avec quelques étincelles du feu qui anime ceux qu'on veut connaître; comme, pour décider sur la musique, ce n'est pas assez, ce n'est rien même de calculer en mathématicien la proportion des tons; il faut avoir de l'oreille et de l'âme. Qu'on ne croie point encore connaître les poètes par les traductions; ce serait vouloir apercevoir le coloris d'un tableau dans une estampe. Les traductions augmentent les fautes d'un ouvrage, et en gâtent les beautés. Qui n'a lu que Mme Dacier n'a point lu Homère; c'est dans le grec seul qu'on peut voir le style du poète, plein de négligences extrêmes, mais jamais affecté, et paré de l'harmonie naturelle de la plus belle langue qu'aient jamais parlée les hommes. Enfin on verra Homère lui-même, qu'on trouvera, comme ses héros, tout plein de défauts, mais sublime. Malheur à qui l'imiterait dans l'économie de son poème! heureux qui peindrait les détails comme lui! et c'est précisément par ces détails que la poésie charme les hommes. CHAPITRE III. VIRGILE. Il ne faut avoir aucun égard à la Vie de Virgile, qu'on trouve à la tête de plusieurs éditions des ouvrages de ce grand homme; elle est pleine de puérilités et de contes ridicules. On y représente Virgile comme une espèce de maquignon et de faiseur de prédictions, qui devine qu'un poulain qu'on avait envoyé à Auguste était né d'une jument malade; et qui, étant interrogé sur le secret de la naissance de l'empereur, répond qu'Auguste était fils d'un boulanger, parce qu'il n'avait été jusque-là récompensé de l'empereur qu'en rations de pain. Je ne sais par quelle fatalité la mémoire des grands hommes est presque toujours défigurée par des contes insipides. Tenons-nous-en à ce que nous savons certainement de Virgile. Il naquit l'an 684 de la fondation de Rome, dans le village d'Andez, à une lieue de Mantoue, sous le premier consulat du grand Pompée et de Crassus. Les ides d'octobre, qui étaient le 15 de ce mois, devinrent à jamais fameuses par sa naissance: Octotris Maro consecravit idus, dit Martial. Il ne vécut que cinquante-deux ans, et mourut à Brindes comme il allait en Grèce pour mettre, dans la retraite, la dernière main à son Énéide, qu'il avait été onze ans à composer. Il est le seul de tous les poètes épiques qui ait joui de sa réputation pendant sa vie. Les suffrages et l'amitié d'Auguste, de Mécène, de Tucca, de Pollion, d'Horace, de Gallus, ne servirent pas peu sans doute à diriger les jugements de ses contemporains, qui peut-être sans cela ne lui auraient pas rendu sitôt justice. Quoi qu'il en soit, telle était la vénération qu'on avait pour lui à Rome, qu'un jour, comme il vint paraître au théâtre après qu'on y eut récité quelques-uns de ses vers, tout le peuple se leva avec des acclamations, honneur qu'on ne rendait alors qu'à l'empereur. Il était né d'un caractère doux, modeste, et même timide; il se dérobait très souvent, en rougissant, à la multitude qui accourait pour le voir. Il était embarrassé de sa gloire; ses moeurs étaient simples; il négligeait sa personne et ses habillements; mais cette négligence était aimable; il faisait les délices de ses amis par cette simplicité qui s'accorde si bien avec le génie, et qui semble être donnée aux véritables grands hommes pour adoucir l'envie. Comme les talents sont bornés, et qu'il arrive rarement qu'on touche aux deux extrémités à la fois, il n'était plus le même, dit-on, lorsqu'il écrivait en prose. Sénèque le philosophe nous apprend que Virgile n'avait pas mieux réussi en prose que Cicéron ne passait pour avoir réussi en vers. Cependant il nous reste de très beaux vers de Cicéron. Pourquoi Virgile n'aurait-il pu descendre à la prose, puisque Cicéron s'éleva quelquefois à la poésie? Horace et lui furent comblés de biens par Auguste. Cet heureux tyran savait bien qu'un jour sa réputation dépendrait d'eux: aussi est-il arrivé que l'idée que ces deux grands écrivains nous ont donnée d'Auguste a effacé l'horreur de ses proscriptions; ils nous font aimer sa mémoire; ils ont fait, si j'ose le dire, illusion à toute la terre. Virgile mourut assez riche pour laisser des sommes considérables à Tucca, à Varius, à Mécénas, et à l'empereur même. On sait qu'il ordonna par son testament que l'on brûlât son Énéide, dont il n'était point satisfait; mais on se donna bien de garde d'obéir à sa dernière volonté. Nous avons encore les vers qu'Auguste composa au sujet de cet ordre que Virgile avait donné en mourant; ils sont beaux, et semblent partir du coeur: Ergone supremis potuit vos improba verbis Tam dirum mandare nefas? ergo ibit in ignes, Magnaque doctiloqui morietur musa Maronis? etc. Cet ouvrage, que l'auteur avait condamné aux flammes, est encore, avec ses défauts, le plus beau monument qui nous reste de toute l'antiquité. Virgile tira le sujet de son poème des traditions fabuleuses que la superstition populaire avait transmises jusqu'à lui, à peu près comme Homère avait fondé son Iliade sur la tradition du siège de Troie; car, en vérité, il n'est pas croyable qu'Homère et Virgile se soient soumis par hasard à cette règle bizarre que le P. Le Bossu a prétendu établir: c'est de choisir son sujet avant ses personnages, et de disposer toutes les actions qui se passent dans le poème avant de savoir à qui on les attribuera. Cette règle peut avoir lieu dans la comédie, qui n'est qu'une représentation des ridicules du siècle, ou dans un roman frivole, qui n'est qu'un tissu de petites intrigues, lesquelles n'ont besoin ni de l'autorité de l'histoire, ni du poids d'aucun nom célèbre. Les poètes épiques, au contraire, sont obligés de choisir un héros connu, dont le nom seul puisse imposer au lecteur, et un point d'histoire qui soit par lui-même intéressant. Tout poète épique qui suivra la règle de Le Bossu sera sûr de n'être jamais lu: mais heureusement il est impossible de la suivre; car si vous tirez votre sujet tout entier de votre imagination, et que vous cherchiez ensuite quelque événement dans l'histoire pour l'adapter à votre fable, toutes les annales de l'univers ne pourraient pas vous fournir un événement entièrement conforme à votre plan: il faudra de nécessité que vous altériez l'un pour le faire cadrer avec l'autre; et y a-t-il rien de plus ridicule que de commencer à bâtir pour être ensuite obligé de détruire? Virgile rassembla donc dans son poème tous ces différents matériaux qui étaient épars dans plusieurs livres, et dont on peut voir quelques-uns dans Denys d'Halicarnasse. Cet historien trace exactement le cours de la navigation d'Énée; il n'oublie ni la fable des harpies, ni les prédictions de Céléno, ni le petit Ascagne qui s'écrie que les Troyens ont mangé leurs assiettes, etc. Pour la métamorphose des vaisseaux d'Énée en nymphes, Denys d'Halicarnasse n'en parle point; mais Virgile lui-même prend soin de nous avertir que ce conte était une ancienne tradition, Prisca fides facto, sed fama perennis: il semble qu'il ait eu honte de cette fable puérile, et qu'il ait voulu se l'excuser à lui-même en se rappelant la croyance publique. Si on considérait dans cette vue plusieurs endroits de Virgile qui choquent au premier coup d'oeil, on serait moins prompt à le condamner. N'est-il pas vrai que nous permettrions à un auteur français qui prendrait Clovis pour son héros, de parler de la sainte ampoule, qu'un pigeon apporta du ciel dans la ville de Reims pour oindre le roi, et qui se conserve encore avec foi dans cette ville? Un Anglais qui chanterait le roi Arthur n'aurait-il pas la liberté de parler de l'enchanteur Merlin? Tel est le sort de toutes ces anciennes fables où se perd l'origine de chaque peuple, qu'on respecte leur antiquité en riant de leur absurdité. Après tout, quelque excusable qu'on soit de mettre en oeuvre de pareils contes, je pense qu'il vaudrait encore mieux les rejeter entièrement: un seul lecteur sensé que ces faits rebutent mérite plus d'être ménagé qu'un vulgaire ignorant qui les croit. A l'égard de la construction de sa fable, Virgile est blâmé par quelques critiques, et loué par d'autres, de s'être asservi à imiter Homère. Pour moi, si j'ose hasarder mon sentiment, je pense qu'il ne mérite ni ces reproches ni ces louanges. Il ne pouvait éviter de mettre sur la scène les dieux d'Homère qui étaient aussi les siens, et qui, selon la tradition, avaient eux mêmes guidé Énée en Italie; mais assurément il les fait agir avec plus de jugement que le poète grec: il parle comme lui du siège de Troie, mais j'ose dire qu'il y a plus d'art et des beautés plus touchantes dans la description que fait Virgile de la prise de cette ville que dans toute l'Iliade d'Homère. On nous crie que l'épisode de Didon est d'après celui de Circé et de Calypso; qu'Énée ne descend aux enfers qu'à l'imitation d'Ulysse. Le lecteur n'a qu'à comparer ces prétendues copies avec l'original supposé, il y trouvera une prodigieuse différence. Homère a fait Virgile, dit-on; si cela est, c'est sans doute son plus bel ouvrage. Il est bien vrai que Virgile a emprunté du grec quelques comparaisons, quelques descriptions, dans lesquelles même pour l'ordinaire il est au-dessous de l'original. Quand Virgile est grand, il est lui-même; s'il bronche quelquefois, c'est lorsqu'il se plie à suivre la marche d'un autre. J'ai entendu souvent reprocher à Virgile de la stérilité dans l'invention: on le compare à ces peintres qui ne savent point varier leurs figures. Voyez, dit-on, quelle profusion de caractères Homère a jetés dans son Iliade: au lieu que, dans l'Énéide, le fort Cloanthe, le brave Gyas, et le fidèle Achate, sont des personnages insipides, des domestiques d'Énée, et rien de plus, dont les noms ne servent qu'à remplir quelques vers. Cette remarque me paraît juste; mais j'ose dire qu'elle tourne à l'avantage de Virgile. Il chante les actions d'Énée, et Homère l'oisiveté d'Achille. Le poète grec était dans la nécessité de suppléer à l'absence de son principal héros; et, comme son talent était de faire des tableaux plutôt que d'ourdir avec art la trame d'une fable intéressante, il a suivi l'impulsion de son génie en représentant avec plus de force que de choix des caractères éclatants, mais qui ne touchent point. Virgile, au contraire, sentait qu'il ne fallait point affaiblir son principal personnage et le perdre dans la foule: c'est au seul Énée qu'il a voulu et qu'il a dû nous attacher; aussi ne nous le fait-il jamais perdre de vue. Toute autre méthode aurait gâté son poème. Saint-Évremond dit qu'Énée est plus propre à être le fondateur d'un ordre de moines que d'un empire. Il est vrai qu'Énée passe auprès de bien des gens plutôt pour un dévot que pour un guerrier; mais leur préjugé vient de la fausse idée qu'ils ont du courage. Ils ont les yeux éblouis de la fureur d'Achille, ou des exploits gigantesques des héros de roman. Si Virgile avait été moins sage, si au lieu de représenter le courage calme d'un chef prudent, il avait peint la témérité emportée d'Ajax et de Diomède, qui combattent contre des dieux, il aurait plu davantage à ces critiques mais il mériterait peut-être moins de plaire aux hommes sensés. Je viens à la grande et universelle objection que l'on fait contre l'Énéide: les six derniers chants, dit-on, sont indignes des six premiers. Mon admiration pour ce grand génie ne me ferme point les yeux sur ce défaut; je suis persuadé qu'il le sentait lui-même, et que c'était la vraie raison pour laquelle il avait eu dessein de brûler son ouvrage. Il n'avait voulu réciter à Auguste que le premier, le second, le quatrième, et le sixième livre, qui sont effectivement la plus belle partie de l'Énéide. Il n'est point donné aux hommes d'être parfaits. Virgile a épuisé tout ce que l'imagination a de plus grand dans la descente d'Énée aux enfers; il a dit tout au coeur dans les amours de Didon; la terreur et la compassion ne peuvent aller plus loin que dans la description de la ruine de Troie de cette haute élévation, où il était parvenu au milieu de son vol, il ne pouvait guère que descendre. Le projet du mariage d'Énée avec une Lavinie qu'il n'a jamais vue ne saurait nous intéresser après les amours de Didon; la guerre contre les Latins, commencée à l'occasion d'un cerf blessé, ne peut que refroidir l'imagination échauffée par la ruine de Troie. Il est bien difficile de s'élever quand le sujet baisse. Cependant il ne faut pas croire que les six derniers chants de l'Énéide soient sans beautés; il n'y en a aucun où vous ne reconnaissiez Virgile: ce que la force de son art a tiré de ce terrain ingrat est presque incroyable; vous voyez partout la main d'un homme sage qui lutte contre les difficultés; il dispose avec choix tout ce que la brillante imagination d'Homère avait répandu avec une profusion sans règle. Pour moi, s'il m'est permis de dire ce qui me blesse davantage dans les six derniers livres de l'Énéide, c'est qu'on est tenté, en les lisant, de prendre le parti de Turnus contre Énée. Je vois en la personne de Turnus un jeune prince passionnément amoureux, prêt à épouser une princesse qui n'a point pour lui de répugnance; il est favorisé dans sa passion par la mère de Lavinie, qui l'aime comme son fils; les Latins et les Rutules désirent également ce mariage, qui semble devoir assurer la tranquillité publique, le bonheur de Turnus, celui d'Amate, et même de Lavinie au milieu de ces douces espérances, lorsqu'on touche au moment de tant de félicités, voici qu'un étranger, un fugitif, arrive des côtes d'Afrique. Il envoie une ambassade au roi latin pour obtenir un asile; le bon vieux roi commence par lui offrir sa fille, qu'Énée ne lui demandait pas; de là suit une guerre cruelle; encore ne commence-t-elle que par hasard, et par une aventure commune et petite. Turnus, en combattant pour sa maîtresse, est tué impitoyablement par Énée; la mère de Lavinie au désespoir se donne la mort; et le faible roi latin, pendant tout ce tumulte, ne sait ni refuser ni accepter Turnus pour son gendre, ni faire la guerre ni la paix; il se retire au fond de son palais, laissant Turnus et Énée se battre pour sa fille, sûr d'avoir un gendre, quoi qu'il arrive. Il eût été aisé, ce me semble, de remédier à ce grand défaut il fallait peut-être qu'Énée eût à délivrer Lavinie d'un ennemi, plutôt qu'à combattre un jeune et aimable amant qui avait tant de droits sur elle; et qu'il secourût le vieux roi Latinus au lieu de ravager son pays. Il a trop l'air du ravisseur de Lavinie: j'aimerais qu'il en fût le vengeur; je voudrais qu'il eût un rival que je pusse haïr, afin de m'intéresser davantage au héros; une telle disposition eût été une source de beautés nouvelles; le père et la mère de Lavinie, cette jeune princesse même, eussent eu des personnages plus convenables à jouer. Mais ma présomption va trop loin, ce n'est point à un jeune peintre à oser reprendre les défauts d'un Raphaël; et je ne puis pas dire, comme le Corrège: Son pittore anch'io. CHAPITRE IV. LUCAIN. Après avoir levé nos yeux vers Homère et Virgile, il est inutile de les arrêter sur leurs copistes. Je passerai sous silence Statius et Silius Italicus, l'un faible, l'autre monstrueux imitateur de l'Iliade et de l'Énéide; mais il ne faut pas omettre Lucain, dont le génie original a ouvert une route nouvelle. Il n'a rien imité; il ne doit à personne ni ses beautés ni ses défauts, et mérite par cela seul une attention particulière. Lucain était d'une ancienne maison de l'ordre des chevaliers: il naquit à Cordoue, en Espagne, sous l'empereur Caligula. Il n'avait encore que huit mois lorsqu'on l'amena à Rome, où il fut élevé dans la maison de Sénèque, son oncle. Ce fait suffit pour imposer silence à des critiques qui ont révoqué en doute la pureté de son langage; ils ont pris Lucain pour un Espagnol qui a fait des vers latins; trompés par ce préjugé, ils ont cru trouver dans son style des barbarismes qui n'y sont point, et qui, supposé qu'ils y fussent, ne peuvent assurément être aperçus par aucun moderne. Il fut d'abord favori de Néron, jusqu'à ce qu'il eût la noble imprudence de disputer contre lui le prix de la poésie, et le dangereux honneur de le remporter. Le sujet qu'ils traitaient tous deux était Orphée. La hardiesse qu'eurent les juges de déclarer Lucain vainqueur est une preuve bien forte de la liberté dont on jouissait dans les premières années de ce règne. Tandis que Néron fit les délices des Romains, Lucain crut pouvoir lui donner des éloges; il le loue même avec trop de flatterie; et en cela seul il a imité Virgile, qui avait eu la faiblesse de donner à Auguste un encens que jamais un homme ne doit donner à un autre homme, tel qu'il soit. Néron démentit bientôt les louanges outrées dont Lucain l'avait comblé il força Sénèque à conspirer contre lui: Lucain entra dans cette fameuse conjuration, dont la découverte coûta la vie à trois cents Romains du premier rang. Étant condamné à la mort, il se fit ouvrir les veines dans un bain chaud, et mourut en récitant des vers de sa Pharsale, qui exprimaient le genre de mort dont il expirait. Il ne fut pas le premier qui choisit une histoire récente pour le sujet d'un poème épique; Varius, contemporain, ami, et rival de Virgile, mais dont les ouvrages ont été perdus, avait exécuté avec succès cette dangereuse entreprise. La proximité des temps, la notoriété publique de la guerre civile, le siècle éclairé, politique, et peu superstitieux, où vivaient César et Lucain, la solidité de son sujet, ôtaient à son génie toute liberté d'invention fabuleuse. La grandeur véritable des héros réels qu'il fallait peindre d'après nature était une nouvelle difficulté. Les Romains, du temps de César, étaient des personnages bien autrement importants que Sarpédon, Diomède, Mézence, et Turnus. La guerre de Troie était un jeu d'enfants en comparaison des guerres civiles de Rome, où les plus grands capitaines et les plus puissants hommes qui aient jamais été disputaient de l'empire de la moitié du monde connu. Lucain n'a osé s'écarter de l'histoire; par là il a rendu son poème sec et aride. Il a voulu suppléer au défaut d'invention par la grandeur des sentiments; mais il a caché trop souvent sa sécheresse sous de l'enflure. Ainsi il est arrivé qu'Achille et Énée, qui étaient peu importants par eux-mêmes, sont devenus grands dans Homère et dans Virgile, et que César et Pompée sont petits quelquefois dans Lucain. Il n'y a dans son poème aucune description brillante comme dans Homère: il n'a point connu, comme Virgile, l'art de narrer, et de ne rien dire de trop; il n'a ni son élégance ni son harmonie: mais aussi vous trouvez dans la Pharsale des beautés qui ne sont ni dans l'Iliade ni dans l'Énéide; au milieu de ses déclamations ampoulées, il y a de ces pensées mâles et hardies, de ces maximes politiques dont Corneille est rempli; quelques-uns de ses discours ont la majesté de ceux de Tite-Live, et la force de Tacite. Il peint comme Salluste; en un mot, il est grand partout où il ne veut point être poète: une seule ligne telle que celle-ci, en parlant de César, Nil actum reputans, si quid superesset agendum, vaut bien assurément une description poétique. Virgile et Homère avaient fort bien fait d'amener les divinités sur la scène: Lucain a fait tout aussi bien de s'en passer. Jupiter, Junon, Mars, Vénus, étaient des embellissements nécessaires aux actions d'Énée et d'Agamemnon; on savait peu de chose de ces héros fabuleux ils étaient comme ces vainqueurs des jeux olympiques que Pindare chantait, et dont il n'avait presque rien à dire; il fallait qu'il se jetât sur les louanges de Castor, de Pollux, et d'Hercule. Les faibles commencements de l'empire romain avaient besoin d'être relevés par l'intervention des dieux; mais César, Pompée, Caton, Labiénus, vivaient dans un autre siècle qu'Énée; les guerres civiles de Rome étaient trop sérieuses pour ces jeux d'imagination. Quel rôle César jouerait-il dans la plaine de Pharsale, si Iris venait lui apporter son épée, ou si Vénus descendait dans un nuage d'or a son secours? Ceux qui prennent les commencements d'un art pour les principes de l'art même sont persuadés qu'un poème ne saurait subsister sans divinités, parce que l'Iliade en est pleine; mais ces divinités sont si peu essentielles au poème, que le plus bel endroit qui soit dans Lucain, et peut-être dans aucun poète, est le discours de Caton, dans lequel ce stoïque ennemi des fables dédaigne d'aller voir le temple de Jupiter Ammon. Je me sers de la traduction de Brébeuf, malgré ses défauts. Laissons, laissons, dit-il, un secours si honteux A ces âmes qu'agite un avenir douteux... Pour être convaincu que la vie est à plaindre, Que c'est un long combat dont l'issue est à craindre, Qu'un trépas glorieux vaut bien mieux que les fers, Je ne consulte point les dieux ni les enfers... Lorsque d'un rien fécond nous passons jusqu'à l'être, Le ciel met dans nos coeurs tout ce qu'il faut connaître: Nous trouvons Dieu partout, partout il parle à nous; Nous savons ce qui fait ou détruit son courroux; Et chacun porte en soi ce conseil salutaire, Si le charme des sens ne le force à se taire. Croyons-nous qu'à ce temple un dieu soit limité? Qu'il ait dans ces sablons caché la vérité? Faut-il d'autre séjour à ce monarque auguste Que les cieux, que la terre, et que le coeur du juste? C'est lui qui nous soutient, c'est lui qui nous conduit: C'est sa main qui nous guide, et son feu qui nous luit; Tout ce que nous voyons est cet être suprême... C'est donc assez, Romains, de ces vives leçons Qu'il grave dans notre âme au point que nous naissons. Si nous n'y savons pas lire nos aventures, Percer avant le temps dans les choses futures, Loin d'appliquer en vain nos soins à les chercher, Ignorons sans douleur ce qu'il veut nous cacher. Ce n'est donc point pour n'avoir pas fait usage du ministère des dieux, mais pour avoir ignoré l'art de bien conduire les affaires des hommes, que Lucain est si inférieur à Virgile. Faut-il qu'après avoir peint César, Pompée, Caton, avec des traits si forts, il soit si faible quand il les fait agir! Ce n'est presque plus qu'une gazette pleine de déclamations: il me semble que je vois un portique hardi et immense qui me conduit à des ruines. CHAPITRE V. LE TRISSIN. Après que l'empire romain eut été détruit par les Barbares plusieurs langues se formèrent des débris du latin, comme plusieurs royaumes s'élevèrent sur les ruines de Rome. Les conquérants portèrent dans tout l'occident leur barbarie et leur ignorance; tous les arts périrent, et lorsque après huit cents ans ils commencèrent à renaître, ils renaquirent Goths et Vandales. Ce qui nous reste malheureusement de l'architecture et de la sculpture de ces temps-là est un composé bizarre de grossièreté et de colifichets. Le peu qu'on écrivait était dans le même goût. Les moines conservèrent la langue latine pour la corrompre; les Francs, les Vandales, les Lombards, mêlèrent à ce latin corrompu leur jargon irrégulier et stérile. Enfin la langue italienne, comme la fille aînée de la latine, se polit la première, ensuite l'espagnole, puis la française et l'anglaise se perfectionnèrent. La poésie fut le premier art qui fut cultivé avec succès. Dante et Pétrarque écrivirent dans un temps où l'on n'avait pas encore un ouvrage de prose supportable: chose étrange que presque toutes les nations du monde aient eu des poètes avant que d'avoir aucune autre sorte d'écrivains! Homère fleurit chez les Grecs plus d'un siècle avant qu'il parût un historien. Les cantiques de Moïse sont le plus ancien monument des hébreux. On a trouvé des chansons chez les Caraïbes, qui ignoraient tous les arts. Les Barbares des côtes de la mer Baltique avaient leurs fameuses rimes runiques dans les temps qu'ils ne savaient pas lire: ce qui prouve, en passant, que la poésie est plus naturelle aux hommes qu'on ne pense. Quoi qu'il en soit, le Tasse était encore au berceau, lorsque le Trissin, auteur de la fameuse Sophonisbe, la première tragédie écrite en langue vulgaire, entreprit un poème épique. Il prit pour son sujet « l'Italie délivrée des Goths par Bélisaire, sous l'empire de Justinien. » Son plan est sage et régulier; mais la poésie y est faible. Toutefois l'ouvrage réussit, et cette aurore du bon goût brilla pendant quelque temps, jusqu'à ce qu'elle fût absorbée dans le grand jour qu'apporta le Tasse. Le Trissin était un homme d'un savoir très étendu et d'une grande capacité. Léon X l'employa dans plus d'une affaire importante. Il fut ambassadeur auprès de Charles- Quint; mais enfin il sacrifia son ambition et la prétendue solidité des affaires à son goût pour les lettres, bien différent en cela de quelques hommes célèbres que nous avons vus quitter et même mépriser les lettres, après avoir fait fortune par elles. Il était avec raison charmé des beautés qui sont dans Homère; et cependant sa grande faute est de l'avoir imité; il en a tout pris, hors le génie. Il s'appuie sur Homère pour marcher, et tombe en voulant le suivre; il cueille les fleurs du poète grec, mais elles se flétrissent dans les mains de l'imitateur. Le Trissin, par exemple, a copié ce bel endroit d'Homère où Junon, parée de la ceinture de Vénus, dérobe à Jupiter des caresses qu'il n'avait pas coutume de lui faire. La femme de l'empereur Justinien a les mêmes vues sur son époux dans l'Italia liberata. « Elle commence par se baigner dans sa belle chambre; elle met une chemise blanche, et, après une longue énumération de tous les affiquets d'une toilette, elle va trouver l'empereur, qui est assis sur un gazon dans un petit jardin elle lui fait une menterie avec beaucoup d'agaceries, et enfin Justinien . . . . . . . . . . . .le diede un bascio Soave, e le gettò le braccia al collo, Ed ella stette, e sorridendo disse: « Signor mio dolce, or che volete fare? Chè se venisse alcuno in questo luogo, E ci vedesse, avrei tanta vergogna, Chè più non ardirei levar la fronte. Entriamo nelle nostre usate stanze, Chiudiamo gli usci, e sopra il vostro letto Poniamci, e fate poi quel che vi piace. » L'imperator rispose: « Alma mia vita, Non dubitate de la vista altrui; Chè qui non può venir persona umana Se non per la mia stanza, cd io la chiusi Come qui venni, ed ho la chiave a canto; E penso, che ancor vol chiudeste l' uscio Che vien in esso dalle stanze vostre; Perchè giammai non lo lasciate aperto. » E detto questo, subito abbracciolla; Poi si colcar ne la minuta erbetta, La quale allegra gli fioria d'intorno, etc. « L'empereur lui donna un doux baiser, et lui jeta les bras au cou. Elle s'arrêta, et lui dit en souriant: « Mon doux seigneur, que voulez-vous faire? si quelqu'un entrait ici, et nous découvrait, je serais si honteuse que je n'oserais plus lever les yeux. Allons dans notre appartement, fermons les portes, mettons-nous sur le lit, et puis faites ce que vous voudrez. » L'empereur lui répondit: « Ma chère âme, ne craignez point d'être aperçue, personne ne peut entrer ici que par ma chambre; je l'ai fermée, et j'en ai la clef dans ma poche: je présume que vous avez aussi fermé la porte de votre appartement qui entre dans le mien; car vous ne le laissez jamais ouvert. » Après avoir ainsi parlé, il l'embrasse, et la jette sur l'herbe tendre, qui semble partager leurs plaisirs, et qui se couronne de fleurs. » Ainsi ce qui est décrit noblement dans Homère devient aussi bas et aussi dégoûtant dans le Trissin que les caresses d'un mari et d'une femme devant le monde. Le Trissin semble n'avoir copié Homère que dans les détails des descriptions: il est très exact à peindre les habillements et les meubles de ses héros; mais il oublie leurs caractères. Je ne prétends pas parler de lui pour remarquer seulement ses fautes, mais pour lui donner l'éloge qu'il mérite d'avoir été le premier moderne en Europe qui ait fait un poème épique régulier et sensé, quoi que faible, et qui ait osé secouer le joug de la rime: de plus, il est le seul des poètes italiens dans lequel il n'y ait ni jeux de mots ni pointes, et celui de tous qui a le moins introduit d'enchanteurs et de héros enchantés dans ses ouvrages; ce qui n'était pas un petit mérite. CHAPITRE VI. LE CAMOËNS. Tandis que le Trissin, en Italie, suivait d'un pas timide et faible les traces des anciens, le Camoëns, en Portugal, ouvrait une carrière toute nouvelle, et s'acquérait une réputation qui dure encore parmi ses compatriotes, qui l'appellent le Virgile portugais. Camoëns, d'une ancienne famille portugaise, naquit en Espagne, dans les dernières années du règne célèbre de Ferdinand et d'Isabelle, tandis que Jean II régnait en Portugal. Après la mort de Jean, il vint à la cour de Lisbonne, la première année du règne d'Emmanuel le Grand, héritier du trône et des grands desseins du roi Jean. C'étaient alors les beaux jours du Portugal, et le temps marqué pour la gloire de cette nation. Emmanuel, déterminé à suivre le projet, qui avait échoué tant de fois, de s'ouvrir une route aux Indes orientales par l'Océan, fit venir, en 1497, Vasco de Gama avec une flotte pour cette fameuse entreprise, qui était regardée comme téméraire et impraticable, parce qu'elle était nouvelle. Gama, et ceux qui eurent la hardiesse de s'embarquer avec lui, passèrent pour des insensés qui se sacrifiaient de gaieté de coeur. Ce n'était qu'un cri dans la ville contre le roi: tout Lisbonne vit partir avec indignation et avec larmes ces aventuriers, et les pleura comme morts. Cependant l'entreprise réussit, et fut le premier fondement du commerce que l'Europe fait aujourd'hui avec les Indes par l'océan. Camoëns n'accompagna point Vasco de Gama dans son expédition, comme je l'avais dit dans mes éditions précédentes; il n'alla aux Grandes-Indes que longtemps après. Un désir vague de voyager et de faire fortune, l'éclat que faisaient à Lisbonne ses galanteries indiscrètes, ses mécontentements de la cour, et surtout cette curiosité assez inséparable d'une grande imagination, l'arrachèrent à sa patrie. Il servit d'abord volontaire sur un vaisseau, et il perdit un oeil dans un combat de mer. Les Portugais avaient déjà un vice- roi dans les Indes. Camoëns étant à Goa en fut exilé par le vice-roi. Être exilé d'un lieu qui pouvait être regardé lui-même comme un exil cruel, c'était un de ces malheurs singuliers que la destinée réservait à Camoëns. Il languit quelques années dans un coin de terre barbare sur les frontières de la Chine, où les Portugais avaient un petit comptoir, et où ils commençaient à bâtir la ville de Macao. Ce fut là qu'il composa son poème de la découverte des Indes, qu'il intitula Lusiade; titre qui a peu de rapport au sujet, et qui, à proprement parler, signifie la Portugade. Il obtint un petit emploi à Macao même, et de là retournant ensuite à Goa, il fit naufrage sur les côtes de la Chine, et se sauva, dit-on, en nageant d'une main, et tenant de l'autre son poème, seul bien qui lui restait. De retour à Goa, il fut mis en prison; il n'en sortit que pour essuyer un plus grand malheur, celui de suivre en Afrique un petit gouverneur arrogant et avare: il éprouva toute l'humiliation d'en être protégé. Enfin il revint à Lisbonne avec son poème pour toute ressource. Il obtint une petite pension d'environ huit cents livres de notre monnaie d'aujourd'hui; mais on cessa bientôt de la lui payer. Il n'eut d'autre retraite et d'autre secours qu'un hôpital. Ce fut là qu'il passa le reste de sa vie, et qu'il mourut dans un abandon général. A peine fut-il mort qu'on s'empressa de lui faire des épitaphes honorables, et de le mettre au rang des grands hommes. Quelques villes se disputèrent l'honneur de lui avoir donné la naissance. Ainsi il éprouva en tout le sort d'Homère. Il voyagea comme lui; il vécut et mourut pauvre, et n'eut de réputation qu'après sa mort. Tant d'exemples doivent apprendre aux hommes de génie que ce n'est point par le génie qu'on fait sa fortune et qu'on vit heureux. Le sujet de la Lusiade, traité par un esprit aussi vif que le Camoëns, ne pouvait que produire une nouvelle espèce d'épopée. Le fond de son poème n'est ni une guerre, ni une querelle de héros, ni le monde en armes pour une femme; c'est un nouveau pays découvert à l'aide de la navigation. Voici comme il débute: « Je chante ces hommes au-dessus du vulgaire, qui des rives occidentales de la Lusitanie, portés sur des mers qui n'avaient point encore vu de vaisseaux, allèrent étonner la Taprobane de leur audace; eux dont le courage patient à souffrir des travaux au delà des forces humaines établit un nouvel empire sous un ciel inconnu et sous d'autres étoiles. Qu'on ne vante plus les voyages du fameux Troyen qui porta ses dieux en Italie; ni ceux du sage Grec qui revit Ithaque après vingt ans d'absence; ni ceux d'Alexandre, cet impétueux conquérant. Disparaissez, drapeaux que Trajan déployait sur les frontières de l'Inde voici un homme à qui Neptune a abandonné son trident; voici des travaux qui surpassent tous les vôtres. « Et vous, nymphes du Tage, si jamais vous m'avez inspiré des sons doux et touchants, si j'ai chanté les rives de votre aimable fleuve, donnez-moi aujourd'hui des accents fiers et hardis; qu'ils aient la force et la clarté de votre cours; qu'ils soient purs comme vos ondes, et que désormais le dieu des vers préfère vos eaux à celles de la fontaine sacrée. » Le poète conduit la flotte portugaise à l'embouchure du Gange: il décrit, en passant, les côtes occidentales, le midi et l'orient de l'Afrique, et les différents peuples qui vivent sur cette côte; il entremêle avec art l'histoire du Portugal. On voit dans le troisième chant la mort de la célèbre Inez de Castro, épouse du roi don Pedro, dont l'aventure déguisée a été jouée depuis peu sur le théâtre de Paris. C'est, à mon gré, le plus beau morceau du Camoëns; il y a peu d'endroits dans Virgile plus attendrissants et mieux écrits. La simplicité du poème est rehaussée par des fictions aussi neuves que le sujet. En voici une qui, je l'ose dire, doit réussir dans tous les temps et chez toutes les nations. Lorsque la flotte est prête à doubler le cap de Bonne-Espérance, appelé alors le promontoire des Tempêtes, on aperçoit tout à coup un formidable objet. C'est un fantôme qui s'élève du fond de la mer; sa tête touche aux nues; les tempêtes, les vents, les tonnerres, sont autour de lui; ses bras s'étendent au loin sur la surface des eaux: ce monstre, ou ce dieu, est le gardien de cet océan dont aucun vaisseau n'avait encore fendu les flots; il menace la flotte, il se plaint de l'audace des Portugais, qui viennent lui disputer l'empire de ces mers; il leur annonce toutes les calamités qu'ils doivent essuyer dans leur entreprise. Cela est grand en tout pays sans doute. Voici une autre fiction qui fut extrêmement du goût des Portugais, et qui me paraît conforme au génie italien: c'est une île enchantée qui sort de la mer pour le rafraîchissement de Gama et de sa flotte. Cette île a servi, dit-on, de modèle à l'île d'Armide, décrite quelques années après par le Tasse. C'est là que Vénus, aidée des conseils du Père éternel, et secondée en même temps des flèches de Cupidon, rend les Néréides amoureuses des Portugais. Les plaisirs les plus lascifs y sont peints sans ménagement; chaque Portugais embrasse une Néréide; Thétis obtient Vasco de Gama pour son partage. Cette déesse le transporte sur une haute montagne, qui est l'endroit le plus délicieux de l'île, et de là lui montre tous les royaumes de la terre, et lui prédit les destinées du Portugal. Camoëns, après s'être abandonné sans réserve à la description voluptueuse de cette île, et des plaisirs où les Portugais sont plongés, s'avise d'informer le lecteur que toute cette fiction ne signifie autre chose que le plaisir qu'un honnête homme sent à faire son devoir. Mais il faut avouer qu'une île enchantée, dont Vénus est la déesse, et où des nymphes caressent des matelots après un voyage de long cours, ressemble plus à un musico d'Amsterdam qu'à quelque chose d'honnête. J'apprends qu'un traducteur du Camoëns prétend que dans ce poème Vénus signifie la sainte Vierge, et que Mars est évidemment Jésus-Christ. A la bonne heure, je ne m'y oppose pas; mais j'avoue que je ne m'en serais pas aperçu. Cette allégorie nouvelle rendra raison de tout; on ne sera plus tant surpris que Gama, dans une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ, et que ce soit Vénus qui vienne a son secours. Bacchus et la vierge Marie se trouveront tout naturellement ensemble. Le principal but des Portugais, après l'établissement de leur commerce, est la propagation de la foi, et Vénus se charge du succès de l'entreprise. A parler sérieusement, un merveilleux si absurde défigure tout l'ouvrage aux yeux des lecteurs sensés. Il semble que ce grand défaut eut dû faire tomber ce poème; mais la poésie du style et l'imagination dans l'expression l'ont soutenu; de même que les beautés de l'exécution ont placé Paul Véronèse parmi les grands peintres, quoiqu'il ait placé des pères bénédictins et des soldats suisses dans des sujets de l'Ancien-Testament et qu'il ait toujours péché contre le costume. Le Camoëns tombe presque toujours dans de telles disparates. Je me souviens que Vasco, après avoir raconté ses aventures au roi de Mélinde, lui dit: « O roi, jugez si Ulysse et Énée ont voyagé aussi loin que moi, et couru autant de périls: » comme si un barbare Africain des côtes de Zanguebar savait son Homère et son Virgile. Mais de tous les défauts de ce poème le plus grand est le peu de liaison qui règne dans toutes ses parties; il ressemble au voyage dont il est le sujet. Les aventures se succèdent les unes aux autres, et le poète n'a d'autre art que celui de bien conter les détails; mais cet art seul, par le plaisir qu'il donne, tient quelquefois lieu de tous les autres. Tout cela prouve enfin que l'ouvrage est plein de grandes beautés, puisque depuis deux cents ans il fait les délices d'une nation spirituelle qui doit en connaître les fautes. CHAPITRE VII. LE TASSE. Torquato Tasso commença sa Gerusalemme liberata dans le temps que la Lusiade du Camoëns commençait à paraître. Il entendait assez le portugais pour lire ce poème et pour en être jaloux; il disait que le Camoëns était le seul rival en Europe qu'il craignît. Cette crainte, si elle était sincère, était très mal fondée; le Tasse était autant au-dessus de Camoëns que le Portugais était supérieur à ses compatriotes. Le Tasse eût eu plus de raison d'avouer qu'il était jaloux de l'Arioste, par qui sa réputation fut si longtemps balancée, et qui lui est encore préféré par bien des Italiens. Il y aura même quelques lecteurs qui s'étonneront que l'on ne place point ici l'Arioste parmi les poètes épiques. Il est vrai que l'Arioste a plus de fertilité, plus de variété, plus d'imagination que tous les autres ensemble; et si on lit Homère par une espèce de devoir, on lit et on relit l'Arioste pour son plaisir. Mais il ne faut pas confondre les espèces. Je ne parlerais point des comédies de l'Avare et du Joueur en traitant de la tragédie. L'Orlando furioso est d'un autre genre que l'Iliade et l'Énéide. On peut même dire que ce genre, quoique plus agréable au commun des lecteurs, est cependant très inférieur au véritable poème épique. Il en est des écrits comme des hommes. Les caractères sérieux sont les plus estimés, et celui qui domine son imagination est supérieur à celui qui s'y abandonne. Il est plus aisé de peindre des ogres et des géants que des héros, et d'outrer la nature que de la suivre. Le Tasse naquit à Sorrento en 1544, le 11 mars, de Bernardo Tasso et de Porzia de Rossi. La maison dont il sortait était une des plus illustres d'Italie, et avait été longtemps une des plus puissantes. Sa grand'mère était une Cornaro: on sait assez qu'une noble Vénitienne a d'ordinaire la vanité de ne point épouser un homme d'une qualité médiocre; mais toute cette grandeur passée ne servit peut-être qu'à le rendre plus malheureux. Son père, né dans le déclin de sa maison, s'était attaché au prince de Salerne, qui fut dépouillé de sa principauté par Charles-Quint. De plus, Bernardo était poète lui-même; avec ce talent, et le malheur qu'il eut d'être domestique d'un petit prince, il n'est pas étonnant qu'il ait été pauvre et malheureux. Torquato fut d'abord élevé à Naples. Son génie poétique, la seule richesse qu'il avait reçue de son père, se manifesta dès son enfance. Il faisait des vers à l'âge de sept ans. Bernardo, banni de Naples avec les partisans du prince de Salerne, et qui connaissait par une dure expérience le danger de la poésie et d'être attaché aux grands, voulut éloigner son fils de ces deux sortes d'esclavage. Il l'envoya étudier le droit à Padoue. Le jeune Tasse y réussit, parce qu'il avait un génie qui s'étendait à tout: il reçut même ses degrés en philosophie et en théologie. C'était alors un grand honneur, car on regardait comme savant un homme qui savait par coeur la Logique d'Aristote, et ce bel art de disputer pour et contre, en termes inintelligibles, sur des matières qu'on ne comprend point. Mais le jeune homme, entraîné par l'impulsion irrésistible du génie, au milieu de toutes ces études qui n'étaient point de son goût, composa, à l'âge de dix-sept ans, son poème de Renaud, qui fut comme le précurseur de sa Jérusalem. La réputation que ce premier ouvrage lui attira le détermina dans son penchant pour la poésie. Il fut reçu dans l'académie des Eterei de Padoue sous le nom de Pentito, du repentant, pour marquer qu'il se repentait du temps qu'il croyait avoir perdu dans l'étude du droit, et dans les autres où son inclination ne l'avait pas appelé. Il commença la Jérusalem à l'âge de vingt-deux ans. Enfin, pour accomplir la destinée que son père avait voulu lui faire éviter, il alla se mettre sous la protection du duc de Ferrare, et crut qu'être logé et nourri chez un prince pour lequel il faisait des vers était un établissement assuré. A l'âge de vingt-sept ans il alla en France, à la suite du cardinal d'Este. « Il fut reçu du roi Charles IX, disent les historiens italiens, avec des distinctions dues à son mérite, et revint à Ferrare comblé d'honneurs et de biens. » Mais ces biens et ces honneurs tant vantés se réduisaient à quelques louanges; c'est la fortune des poètes. On prétend qu'il fut amoureux, à la cour de Ferrare, de la soeur du duc, et que cette passion, jointe aux mauvais traitements qu'il reçut dans cette cour, fut la source de cette humeur mélancolique qui le consuma vingt années, et qui fit passer pour fou un homme qui avait mis tant de raison dans ses ouvrages. Quelques chants de son poème avaient déjà paru sous le nom de Godefroi; il le donna tout entier au public à l'âge de trente ans, sous le titre plus judicieux de la Jérusalem délivrée. Il pouvait dire alors comme un grand homme de l'antiquité: J'ai vécu assez pour le bonheur et pour la gloire. Le reste de sa vie ne fut plus qu'une chaîne de calamités et d'humiliations. Enveloppé dès l'âge de huit ans dans le bannissement de son père, sans patrie, sans biens, sans famille, persécuté par les ennemis que lui suscitaient ses talents, plaint, mais négligé par ceux qu'il appelait ses amis, il souffrit l'exil, la prison, la plus extrême pauvreté, la faim même; et, ce qui devait ajouter un poids insupportable à tant de malheurs, la calomnie l'attaqua et l'opprima. Il s'enfuit de Ferrare, où le protecteur qu'il avait tant célébré l'avait fait mettre en prison. Il alla à pied, couvert de haillons, depuis Ferrare jusqu'à Sorrento, dans le royaume de Naples, trouver une soeur qu'il y avait, et dont il espérait quelques secours, mais dont probablement il n'en reçut point, puisqu'il fut obligé de retourner à pied à Ferrare, où il fut emprisonné encore. Le désespoir altéra sa constitution robuste, et le rejeta dans des maladies violentes et longues, qui lui ôtèrent quelquefois l'usage de la raison. Il prétendit un jour avoir été guéri par le secours de la sainte Vierge et de sainte Scolastique, qui lui apparurent dans un grand accès de fièvre. Le marquis Manso di Villa rapporte ce fait comme certain. Tout ce que la plupart des lecteurs en croiront, c'est que le Tasse avait la fièvre. Sa gloire poétique, cette consolation imaginaire dans des malheurs réels, fut attaquée de tous côtés. Le nombre de ses ennemis éclipsa pour un temps sa réputation. Il fut presque regardé comme un mauvais poète. Enfin, après vingt années, l'envie fut lasse de l'opprimer; son mérite surmonta tout. On lui offrit des honneurs et de la fortune, mais ce ne fut que lorsque son esprit, fatigué d'une suite de malheurs si longue, était devenu insensible à tout ce qui pouvait le flatter. Il fut appelé à Rome par le pape Clément VII, qui, dans une congrégation de cardinaux, avait résolu de lui donner la couronne de laurier et les honneurs du triomphe; cérémonie bizarre, qui paraît ridicule aujourd'hui, surtout en France, et qui était alors très sérieuse et très honorable en Italie. Le Tasse fut reçu à un mille de Rome par les deux cardinaux neveux, et par un grand nombre de prélats et d'hommes de toutes conditions. On le conduisit à l'audience du pape: « Je désire, lui dit le pontife, que vous honoriez la couronne de laurier, qui a honoré jusqu'ici tous ceux qui l'ont portée. » Les deux cardinaux Aldobrandin, neveux du pape, qui aimaient et admiraient le Tasse, se chargèrent de l'appareil du couronnement; il devait se faire au Capitole: chose assez singulière, que ceux qui éclairent le monde par leurs écrits triomphent dans la même place que ceux qui l'avaient désolé par leurs conquêtes! Le Tasse tomba malade dans le temps de ces préparatifs; et, comme si la fortune avait voulu le tromper jusqu'au dernier moment, il mourut la veille du jour destiné à la cérémonie. Le temps, qui sape la réputation des ouvrages médiocres, a assuré celle du Tasse. La Jérusalem délivrée est aujourd'hui chantée en plusieurs endroits de l'Italie, comme les poèmes d'Homère l'étaient en Grèce; et on ne fait nulle difficulté de le mettre à côté de Virgile et d'Homère, malgré ses fautes, et malgré la critique de Despréaux. La Jérusalem paraît à quelques égards être copiée d'après l'Iliade; mais si c'est imiter que de choisir dans l'histoire un sujet qui a des ressemblances avec la fable de la guerre de Troie; si Renaud est une copie d'Achille, et Godefroi d'Agamemnon, j'ose dire que le Tasse a été bien au delà de son modèle. Il a autant de feu qu'Homère dans ses batailles, avec plus de variété. Ses héros ont tous des caractères différents comme ceux de l'Iliade; mais ses caractères sont mieux annoncés, plus fortement décrits, et mieux soutenus; car il n'y en a presque pas un seul qui ne se démente dans le poète grec, et pas un qui ne soit invariable dans l'italien. Il a peint ce qu'Homère crayonnait; il a perfectionné l'art de nuancer les couleurs, et de distinguer les différentes espèces de vertus, de vices, et de passions, qui ailleurs semblent être les mêmes. Ainsi Godefroi est prudent et modéré; l'inquiet Aladin a une politique cruelle; la généreuse valeur de Tancrède est opposée à la fureur d'Argant; l'amour, dans Armide, est un mélange de coquetterie et d'emportement; dans Herminie, c'est une tendresse douce et aimable. Il n'y a pas jusqu'à l'ermite Pierre qui ne fasse un personnage dans le tableau, et un beau contraste avec l'enchanteur Ismeno; et ces deux figures sont assurément au-dessus de Calchas et de Talthybius. Renaud est une imitation d'Achille: mais ses fautes sont plus excusables; son caractère est plus aimable, son loisir est mieux employé. Achille éblouit, et Renaud intéresse. Je ne sais si Homère a bien ou mal fait d'inspirer tant de compassion pour Priam, l'ennemi des Grecs; mais c'est sans doute un coup de l'art d'avoir rendu Aladin odieux. Sans cet artifice, plus d'un lecteur se serait intéressé pour les mahométans contre les chrétiens; on serait tenté de regarder ces derniers comme des brigands ligués pour venir, du fond de l'Europe, désoler un pays sur lequel ils n'avaient aucun droit, et massacrer de sang-froid un vénérable monarque âgé de quatre-vingts ans, et tout un peuple innocent qui n'avait rien à démêler avec eux. C'était une chose bien étrange que la folie des croisades. Les moines prêchaient ces saints brigandages, moitié par enthousiasme, moitié par intérêt. La cour de Rome les encourageait par une politique qui profitait de la faiblesse d'autrui. Des princes quittaient leurs États, les épuisaient d'hommes et d'argent, et les laissaient exposés au premier occupant pour aller se battre en Syrie. Tous les gentilshommes vendaient leurs biens, et partaient pour la Terre-Sainte avec leurs maîtresses. L'envie de courir, la mode, la superstition, concouraient à répandre dans l'Europe cette maladie épidémique. Les croisés mêlaient les débauches les plus scandaleuses et la fureur la plus barbare avec des sentiments tendres de dévotion; ils égorgèrent tout dans Jérusalem, sans distinction de sexe ni d'âge; mais quand ils arrivèrent au Saint-Sépulcre, ces monstres, ornés de croix blanches encore toutes dégouttantes du sang des femmes qu'ils venaient de massacrer après les avoir violées, fondirent tendrement en larmes, baisèrent la terre, et se frappèrent la poitrine tant la nature humaine est capable de réunir les extrêmes! Le Tasse fait voir, comme il le doit, les croisades dans un jour tout opposé. C'est une armée de héros qui, sous la conduite d'un chef vertueux, vient délivrer du joug des infidèles une terre consacrée par la naissance et la mort d'un Dieu. Le sujet de la Jérusalem, à le considérer dans ce sens, est le plus grand qu'on ait jamais choisi. Le Tasse l'a traité dignement; il y a mis autant d'intérêt que de grandeur. Son ouvrage est bien conduit; presque tout y est lié avec art; il amène adroitement les aventures; il distribue sagement les lumières et les ombres. Il fait passer le lecteur des alarmes de la guerre aux délices de l'amour, et de la peinture des voluptés il le ramène aux combats; il excite la sensibilité par degrés; il s'élève au-dessus de lui-même de livre en livre. Son style est presque partout clair et élégant, et lorsque son sujet demande de l'élévation, on est étonné comment la mollesse de la langue italienne prend un nouveau caractère sous ses mains, et se change en majesté et en force. On trouve, il est vrai, dans la Jérusalem, environ deux cents vers où l'auteur se livre à des jeux de mots et à des concetti puérils; mais ces faiblesses étaient une espèce de tribut que son génie payait au mauvais goût de son siècle pour les pointes, qui même a augmenté depuis lui, mais dont les Italiens sont entièrement désabusés. Si cet ouvrage est plein de beautés qu'on admire partout, il y a aussi bien des endroits qu'on n'approuve qu'en Italie, et quelques-uns qui ne doivent plaire nulle part. Il me semble que c'est une faute par tout pays d'avoir débuté par un épisode qui ne tient en rien au reste du poème; je parle de l'étrange et inutile talisman que fait le sorcier Ismeno avec une image de la vierge Marie, et de l'histoire d'Olindo et de Sofronia. Encore si cette image de la Vierge servait à quelque prédiction; si Olindo et Sofronia, prêts à être les victimes de leur religion, étaient éclairés d'en haut, et disaient un mot de ce qui doit arriver; mais ils sont entièrement hors d'oeuvre. On croit d'abord que ce sont les principaux personnages du poème; mais le poète ne s'est épuisé à décrire leur aventure avec tous les embellissements de son art, et n'excite tant d'intérêt et de pitié pour eux, que pour n'en plus parler du tout dans le reste de l'ouvrage. Sophronie et Olinde sont aussi inutiles aux affaires des chrétiens que l'image de la Vierge l'est aux mahométans. Il y a dans l'épisode d'Armide, qui d'ailleurs est un chef-d'oeuvre, des excès d'imagination qui assurément ne seraient point admis en France ni en Angleterre dix princes chrétiens métamorphosés en poissons, et un perroquet chantant des chansons de sa propre composition, sont des fables bien étranges aux yeux d'un lecteur sensé, accoutumé à n'approuver que ce qui est naturel. Les enchantements ne réussiraient pas aujourd'hui avec des Français ou des Anglais; mais du temps du Tasse ils étaient reçus dans toute l'Europe, et regardés presque comme un point de foi par le peuple superstitieux d'Italie. Sans doute un homme qui vient de lire Locke ou Addison sera étrangement révolté de trouver dans la Jérusalem un sorcier chrétien qui tire Renaud des mains des sorciers mahométans. Quelle fantaisie d'envoyer Ubalde et son compagnon à un vieux et saint magicien, qui les conduit jusqu'au centre de la terre! Les deux chevaliers se promènent là sur le bord d'un ruisseau rempli de pierres précieuses de tout genre. De ce lieu on les envoie à Ascalon, vers une vieille qui les transporte aussitôt dans un petit bateau aux îles Canaries. Ils y arrivent sous la protection de Dieu, tenant dans leurs mains une baguette magique: ils s'acquittent de leur ambassade, et ramènent au camp des chrétiens le brave Renaud, dont toute l'armée avait grand besoin. Encore ces imaginations, dignes des contes de fées, n'appartiennent-elles pas au Tasse; elles sont copiées de l'Arioste, ainsi que son Armide est une copie d'Alcine. C'est là surtout ce qui fait que tant de littérateurs italiens ont mis l'Arioste beaucoup au-dessus du Tasse. Mais quel était ce grand exploit qui était réservé à Renaud? Conduit par enchantement depuis le pic de Ténériffe jusqu'à Jérusalem, la Providence l'avait destiné pour abattre quelques vieux arbres dans une forêt: cette forêt est le grand merveilleux du poème. Dans les premiers chants, Dieu ordonne à l'archange Michel de précipiter dans l'enfer les diables répandus dans l'air, qui excitaient des tempêtes, et qui tournaient son tonnerre contre les chrétiens en faveur des mahométans. Michel leur défend absolument de se mêler désormais des affaires des chrétiens. Ils obéissent aussitôt, et se plongent dans l'abîme; mais bientôt après le magicien Ismeno les en fait sortir. Ils trouvent alors les moyens d'éluder les ordres de Dieu; et, sous le prétexte de quelques distinctions sophistiques, ils prennent possession de la forêt, où les chrétiens se préparaient à couper le bois nécessaire pour la charpente d'une tour. Les diables prennent une infinité de différentes formes pour épouvanter ceux qui coupent les arbres. Tancrède trouve sa Clorinde enfermée dans un pin, et blessée du coup qu'il a donné au tronc de cet arbre; Armide s'y présente à travers l'écorce d'un myrte, tandis qu'elle est à plusieurs milles dans l'armée d'Égypte. Enfin, les prières de l'ermite Pierre et le mérite de la contrition de Renaud rompent l'enchantement. Je crois qu'il est à propos de faire voir comment Lucain a traité différemment dans sa Pharsale un sujet presque semblable. César ordonne à ses troupes de couper quelques arbres dans la forêt sacrée de Marseille, pour en faire des instruments et des machines de guerre. Je mets sous les yeux du lecteur les vers de Lucain et la traduction de Brébeuf, qui, comme toutes les autres traductions, est au-dessous de l'original: Lucus erat, longo numquam violatus ab aevo, Obscurum cingens connexis aera ramis, Et gelidas alte summotis solibus umbras. Hunc non ruricolae Panes, nemorumque potentes Silvani, nymphaeque tenent; sed barbara ritu Sacra deum, structae diris altaribus arae; Omnis et humanis lustrata cruoribus arbos. Si qua fidem meruit superos mirata vetustas, Illic et volucres metuunt insidere ramis, Et lustris recubare ferae: nec ventus lu illas Incubuit silvas, excussaque nubibus atris Fulgura: non ullis frondem praebentibus auris, Arboribus suus borror inest. Tum plurima nigris Fontibus unda cadit, simulacraque moesta deorum Arte carent, caesisque extant informia truncis. Ipse situs, putrique facit jam robore pallor Attonitos: non vulgatis sacrata figuris Numina sic metuunt: tantum terroribus addit, Quos timeant, non nosse deos! Jam fama ferebat Saepe cavas motu terrae mugire cavernas, Et procumbentes iterum consurgere taxos, Et non ardentis fulgere incendia silvae, Roboraque amplexos circumfluxisse dracones. Non illum cultu populi propiore frequentant, Sed cessere deis. Medio cum Phoebus in axe est, Aut coelum nox atra tenet, pavet ipse sacerdos Accessus, dominumque timet deprendere luci. Hanc jubet immisso silvam procumbere ferro: Nam vicina operi, belloque intacta priori, Inter nudatos stabat densissima montes. Sed fortes tremuere manus, motique verenda Majestate loci, si robora sacra ferirent, In sua credebant redituras membra secures. Implicitas magno Caesa r terrore cohortes Ut vidit, primus raptam vibrare bipennem Ausus, et aeriam ferro proscindere quercum, Effatur merso violata in robora ferro: « Jam ne quis vestrum dubitet subvertere silvam. Credite me fecisse nefas. » Tunc paruit omnis Imperiis non sublato secura pavore, Turba, sed expensa superorum et Caesaris ira. Procumbunt orni, nodosa impellitur ilex, Silvaque Dodones, et fluctibus aptior alnus, Et non plebeios luctus testata cupressus. Tum primum posuere comas, et fronde carentes Admisere diem, propulsaque robore denso Sustinuit se silva cadens. Gemuere videntes Gallorum populi: muris sed clausa juventus Exultat. Quis enim laesos impune putaret Esse deos? Voici la traduction de Brébeuf: on sait qu'il était plus ampoulé encore que Lucain; il gâte souvent son original en voulant le surpasser; mais il y a toujours dans Brébeuf quelques vers heureux: On voit auprès du camp une forêt sacrée, Formidable aux humains, et des temps révérée, Dont le feuillage sombre et les rameaux épais Du dieu de la clarté font mourir tous les traits. Sous la noire épaisseur des ormes et des hêtres, Les faunes, les sylvains, et les nymphes champêtres, Ne vont point accorder aux accents de la voix Le son des chalumeaux ou celui des, hautbois. Cette ombre, destinée à de plus noirs offices, Cache aux yeux du soleil ses cruels sacrifices; Et les voeux criminels qui s'offrent en ces lieux Offensent la nature en révérant les dieux. Là, du sang des humains on voit suer les marbres; On voit fumer la terre, on voit rougir les arbres: Tout y parle d'horreur, et même les oiseaux Ne se perchent jamais sur ces tristes rameaux. Les sangliers, les lions, les bêtes les plus fières, N'osent pas y chercher leur bauge ou leurs tanières. La foudre, accoutumée à punir les forfaits, Craint ce lieu si coupable, et n'y tombe jamais. Là, de cent dieux divers les grossières images Impriment l'épouvante, et forcent les hommages; La mousse et la pâleur de leurs membres hideux Semblent mieux attirer les respects et les voeux: Sous un air plus connu la Divinité peinte Trouverait moins d'encens, et ferait moins de crainte, Tant aux faibles mortels il est bon d'ignorer Les dieux qu'il leur faut craindre et qu'il faut adorer! Là d'une obscure source il coule une onde obscure Qui semble du Cocyte emprunter la teinture. Souvent un bruit confus trouble ce noir séjour, Et l'on entend mugir les roches d'alentour: Souvent du triste éclat d'une flamme ensoufrée La forêt est couverte, et n'est pas dévorée; Et l'on a vu cent fois les troncs entortillés De cérastes hideux et de dragons ailés. Les voisins de ce bois si sauvage et si sombre Laissent à ses démons son horreur et son ombre; Et le druide craint, en abordant ces lieux, D'y voir ce qu'il adore, et d'y trouver ses dieux. Il n'est rien de sacré pour des mains sacrilèges; Les dieux mêmes, les dieux n'ont point de privilèges: César veut qu'à l'instant leurs droits soient violés, Les arbres abattus, les autels dépouillés; Et de tous les soldats les âmes étonnées Craignent de voir contre eux retourner leurs cognées. Il querelle leur crainte, il frémit de courroux, Et, le fer à la main, porte les premiers coups: « Quittez, quittez, dit-il, l'effroi qui vous maîtrise; Si ces bois sont sacrés, c'est moi qui les méprise: Seul j'offense aujourd'hui le respect de ces lieux, Et seul je prends sur moi tout le courroux des dieux. » A ces mots tous les siens, cédant à la contrainte, Dépouillent le respect, sans dépouiller la crainte: Les dieux parlent encore à ces coeurs agités; Mais, quand Jules commande, ils sont mal écoutés. Alors on voit tomber sous un fer téméraire Des chênes et des ifs aussi vieux que leur mère; Des pins et des cyprès, dont les feuillages verts Conservent le printemps au milieu des hivers. A ces forfaits nouveaux tous les peuples frémissent; A ce fier attentat tous les prêtres gémissent. Marseille seulement, qui le voit de ses tours, Du crime des Latins fait son plus grand secours. Elle croit que les dieux, d'un éclat de tonnerre, Vont foudroyer César, et terminer la guerre. J'avoue que toute la Pharsale n'est pas comparable à la Jérusalem délivrée; mais au moins cet endroit fait voir combien la vraie grandeur d'un héros réel est au-dessus de celle d'un héros imaginaire, et combien les pensées fortes et solides surpassent ces inventions qu'on appelle des beautés poétiques, et que les personnes de bon sens regardent comme des contes insipides propres à amuser les enfants. Le Tasse semble avoir reconnu lui-même sa faute, et il n'a pu s empêcher de sentir que ces contes ridicules et bizarres, si fort à la mode alors, non seulement en Italie, mais encore dans toute l'Europe, étaient absolument incompatibles avec la gravité de la poésie épique. Pour se justifier, il publia une préface dans laquelle il avança que tout son poème était allégorique. L'armée des princes chrétiens, dit-il, représente le corps et l'âme; Jérusalem est la figure du vrai bonheur, qu'on acquiert par le travail et avec beaucoup de difficulté; Godefroi est l'âme; Tancrède, Renaud, etc., en sont les facultés; le commun des soldats sont les membres du corps; les diables sont à la fois figures et figurés, figura e figurato; Armide et Ismeno sont les tentations qui assiègent nos âmes; les charmes, les illusions de la forêt enchantée, représentent les faux raisonnements, falsi sillogismi, dans lesquels nos passions nous entraînent. Telle est la clef que le Tasse ose donner de son poème. Il en use en quelque sorte avec lui-même comme les commentateurs ont fait avec Homère et avec Virgile: il se suppose des vues et des desseins qu'il n'avait pas probablement quand il fit son poème; ou si, par malheur, il les a eus, il est bien incompréhensible comment il a pu faire un si bel ouvrage avec des idées si alambiquées. Si le diable joue dans son poème le rôle d'un misérable charlatan, d'un autre côté tout ce qui regarde la religion y est exposé avec majesté, et, si je l'ose dire, dans l'esprit de la religion; les processions, les litanies, et quelques autres détails des pratiques religieuses, sont représentés dans la Jérusalem délivrée sous une forme respectable: telle est la force de la poésie, qui sait ennoblir tout, et étendre la sphère des moindres choses. Il a eu l'inadvertance de donner aux mauvais esprits les noms de Pluton et d'Alecton, et d'avoir confondu les idées païennes avec les idées chrétiennes. Il est étrange que la plupart des poètes modernes soient tombés dans cette faute: on dirait que nos diables et notre enfer chrétien auraient quelque chose de bas et de ridicule qui demanderait d'être ennobli par l'idée de l'enfer païen. Il est vrai que Pluton, Proserpine, Rhadamanthe, Tisiphone, sont des noms plus agréables que Belzébuth et Astaroth: nous rions du mot de diable, nous respectons celui de furie. Voilà ce que c'est que d'avoir le mérite de l'antiquité; il n'y a pas jusqu'à l'enfer qui n'y gagne. CHAPITRE VIII. DON ALONZO DE ERCILLA. Sur la fin du seizième siècle, l'Espagne produisit un poème épique célèbre par quelques beautés particulières qui y brillent, aussi bien que par la singularité du sujet, mais encore plus remarquable par le caractère de l'auteur. Don Alonzo de Ercilla y Cuniga, gentilhomme de la chambre de l'empereur Maximilien II, fut élevé dans la maison de Philippe II, et combattit à la bataille de Saint-Quentin, où les Français furent défaits. Philippe, qui n'était point à cette bataille, moins jaloux d'acquérir de la gloire au dehors que d'établir ses affaires au dedans, retourna en Espagne. Le jeune Alonzo, entraîné par une insatiable avidité du vrai savoir, c'est-à-dire de connaître les hommes et de voir le monde, voyagea par toute la France, parcourut l'Italie et l'Allemagne, et séjourna longtemps en Angleterre. Tandis qu'il était à Londres, il entendit dire que quelques provinces du Pérou et du Chili avaient pris les armes contre les Espagnols leurs conquérants. Je dirai, en passant, que cette tentative des Américains pour recouvrer leur liberté est traitée de rébellion par les auteurs espagnols. La passion qu'il avait pour la gloire, et le désir de voir et d'entreprendre des choses singulières, l'entraînèrent dans ces pays du nouveau monde, Il alla au Chili à la tête de quelques troupes, et il y resta pendant tout le temps de la guerre. Sur les frontières du Chili, du côté du sud, est une petite contrée montagneuse nommée Araucana, habitée par une race d'hommes plus robustes et plus féroces que tous les autres peuples de l'Amérique: ils combattirent pour la défense de leur liberté avec plus de courage et plus longtemps que les autres Américains, et ils furent les derniers que les Espagnols soumirent. Alonzo soutint contre eux une pénible et longue guerre; il courut des dangers extrêmes; il vit et fit les actions les plus étonnantes, dont la seule récompense fut l'honneur de conquérir des rochers, et de réduire quelques contrées incultes sous l'obéissance du roi d'Espagne. Pendant le cours de cette guerre, Alonzo conçut le dessein d'immortaliser ses ennemis en s'immortalisant lui-même. Il fut en même temps le conquérant et le poète: il employa les intervalles de loisir que la guerre lui laissait à en chanter les événements; et, faute de papier, il écrivit la première partie de son poème sur de petits morceaux de cuir, qu'il eut ensuite bien de la peine à arranger. Le poème s'appelle Araucana, du nom de la contrée. Il commence par une description géographique du Chili, et par la peinture des moeurs et des coutumes des habitants. Ce commencement, qui serait insupportable dans tout autre poème, est ici nécessaire, et ne déplaît pas dans un sujet où la scène est par delà l'autre tropique, et où les héros sont des sauvages, qui nous auraient été toujours inconnus s'il ne les avait pas conquis et célébrés. Le sujet, qui était neuf, a fait naître des pensées neuves. J'en présenterai une au lecteur pour échantillon, comme une étincelle du beau feu qui animait quelquefois l'auteur. Les Araucaniens, dit-il, furent bien étonnés de voir des créatures pareilles à des hommes portant du feu dans leurs mains, et montés sur des monstres qui combattaient sous eux; ils les prirent d'abord pour des dieux descendus du ciel, armés du tonnerre, et suivis de la destruction; et alors ils se soumirent, quoique avec peine: mais dans la suite, s'étant familiarisés avec leurs conquérants, ils connurent leurs passions et leurs vices, et jugèrent que c'étaient des hommes: alors, honteux d'avoir succombé sous des mortels semblables à eux, ils jurèrent de laver leur erreur dans le sang de ceux qui l'avaient produite, et d'exercer sur eux une vengeance exemplaire, terrible, et mémorable. Il est à propos de faire connaître ici un endroit du deuxième chant, dont le sujet ressemble beaucoup au commencement de l'Iliade, et qui, ayant été traité d'une manière différente, mérite d'être mis sous les yeux des lecteurs qui jugent sans partialité. La première action de l'Araucana est une querelle qui naît entre les chefs des Barbares, comme, dans Homère, entre Achille et Agamemnon. La dispute n'arrive pas au sujet d'une captive; il s'agit du commandement de l'armée. Chacun de ces généraux sauvages vante son mérite et ses exploits; enfin la dispute s'échauffe tellement qu'ils sont près d'en venir aux mains: alors un des caciques, nommé Colocolo, aussi vieux que Nestor, mais moins favorablement prévenu en sa faveur que le héros grec, fait la harangue suivante: « Caciques, illustres défenseurs de la patrie, le désir ambitieux de commander n'est point ce qui m'engage à vous parler. Je ne me plains pas que vous disputiez avec tant de chaleur un honneur qui peut-être serait dû à ma vieillesse, et qui ornerait mon déclin c'est ma tendresse pour vous, c'est l'amour que je dois à ma patrie qui me sollicite à vous demander attention pour ma faible voix. Hélas! comment pouvons-nous avoir assez bonne opinion de nous-mêmes pour prétendre à quelque grandeur, et pour ambitionner des titres fastueux, nous qui avons été les malheureux sujets et les esclaves des Espagnols? Votre colère, caciques, votre fureur, ne devraient-elles pas s'exercer plutôt contre nos tyrans? Pourquoi tournez-vous contre vous-mêmes ces armes qui pourraient exterminer vos ennemis et venger notre patrie? Ah! si vous voulez périr, cherchez une mort qui vous procure de la gloire: d'une main brisez un joug honteux, et de l'autre attaquez les Espagnols, et ne répandez pas dans une querelle stérile les précieux restes d'un sang que les dieux vous ont laissé pour vous venger. J'applaudis, je l'avoue, à la fière émulation de vos courages: ce même orgueil que je condamne augmente l'espoir que je conçois. Mais que votre valeur aveugle ne combatte pas contre elle-même, et ne se serve pas de ses propres forces pour détruire le pays qu'elle doit défendre. Si vous êtes résolus de ne point cesser vos querelles, trempez vos glaives dans mon sang glacé. J'ai vécu trop longtemps: heureux qui meurt sans voir ses compatriotes malheureux, et malheureux par leur faute! Écoutez donc ce que j'ose vous proposer: votre valeur, ô caciques! est égale; vous êtes tous également illustres par votre naissance, par votre pouvoir, par vos richesses, par vos exploits; vos âmes sont également dignes de commander, également capables de subjuguer l'univers; ce sont ces présents célestes qui causent vos querelles. Vous manquez de chef, et chacun de vous mérite de l'être; ainsi puisqu'il n'y a aucune différence entre vos courages, que la force du corps décide ce que l'égalité de vos vertus n'aurait jamais décidé, etc. » Le vieillard propose alors un exercice digne d'une nation barbare, de porter une grosse poutre, et de déférer à qui en soutiendrait le poids plus longtemps l'honneur du commandement. Comme la meilleure manière de perfectionner notre goût est de comparer ensemble des choses de même nature, opposez le discours de Nestor à celui de Colocolo; et, renonçant à cette adoration que nos esprits, justement préoccupés, rendent au grand nom d'Homère, pesez les deux harangues dans la balance de l'équité et de la raison. Après qu'Achille, instruit et inspiré par Minerve, déesse de la sagesse, a donné à Agamemnon les noms d'ivrogne et de chien, le sage Nestor se lève pour adoucir les esprits irrités de ces deux héros, et parle ainsi: Quelle satisfaction sera-ce aux Troyens lorsqu'ils entendront parler de vos discordes? Votre jeunesse doit respecter mes années, et se soumettre à mes conseils. J'ai vu autrefois des héros supérieurs à vous. Non, mes yeux ne verront jamais des hommes semblables à l'invincible Pirithoüs, au brave Céneus, au divin Thésée, etc... J'ai été à la guerre avec eux, et, quoique je fusse jeune, mon éloquence persuasive avait du pouvoir sur leurs esprits; ils écoutaient Nestor: jeunes guerriers, écoutez donc les avis que vous donne ma vieillesse. Atride, vous ne devez pas garder l'esclave d'Achille: fils de Thétis, vous ne devez pas traiter avec hauteur le chef de l'armée. Achille est le plus grand, le plus courageux des guerriers; Agamemnon est le plus grand des rois, etc. » Sa harangue fut infructueuse; Agamemnon loua son éloquence, et méprisa son conseil. Considérez, d'un côté, l'adresse avec laquelle le barbare Colo-colo s'insinue dans l'esprit des caciques, la douceur respectable avec laquelle il calme leur animosité, la tendresse majestueuse de ses paroles, combien l'amour du pays l'anime, combien les sentiments de la vraie gloire pénètrent son coeur; avec quelle prudence il loue leur courage en réprimant leur fureur; avec quel art il ne donne la supériorité à aucun: c'est un censeur, un panégyriste adroit; aussi tous se soumettent à ses raisons, confessant la force de son éloquence, non par de vaines louanges, mais par une prompte obéissance. Qu'on juge, d'un autre côté, si Nestor est si sage de parler tant de sa sagesse; si c'est un moyen sûr de s'attirer l'attention des princes grecs, que de les rabaisser et de les mettre au-dessous de leur aïeux; si toute l'assemblée peut entendre dire avec plaisir à Nestor qu'Achille est le plus courageux des chefs qui sont là présents. Après avoir comparé le babil présomptueux et impoli de Nestor avec le discours modeste et mesuré de Colocolo, l'odieuse différence qu'il met entre le rang d'Agamemnon et le mérite d'Achille, avec cette portion égale de grandeur et de courage attribuée avec art à tous les caciques, que le lecteur prononce; et s'il y a un général dans le monde qui souffre volontiers qu'on lui préfère son inférieur pour le courage; s'il y a une assemblée qui puisse supporter sans s'émouvoir un harangueur qui, leur parlant avec mépris, vante leurs prédécesseurs à leurs dépens, alors Homère pourra être préféré à Alonzo dans ce cas particulier. Il est vrai que si Alonzo est dans un seul endroit supérieur à Homère, il est dans tout le reste au-dessous du moindre des poètes: on est étonné de le voir tomber si bas, après avoir pris un vol si haut. Il y a sans doute beaucoup de feu dans ses batailles, mais nulle invention, nul plan, point de variété dans les descriptions, point d'unité dans le dessein. Ce poème est plus sauvage que les nations qui en font le sujet. Vers la fin de l'ouvrage, l'auteur, qui est un des premiers héros du poème, fait pendant la unit une longue et ennuyeuse marche, suivi de quelques soldats; et, pour passer le temps, il fait naître entre eux une dispute au sujet de Virgile, et principalement sur l'épisode de Didon. Alonzo saisit cette occasion pour entretenir ses soldats de la mort de Didon, telle qu'elle est rapportée par les anciens historiens; et, afin de mieux donner le démenti à Virgile, et de restituer à la reine de Carthage sa réputation, il s'amuse à en discourir pendant deux chants entiers. Ce n'est pas d'ailleurs un défaut médiocre de son poème d'être composé de trente-six chants très longs. On peut supposer avec raison qu'un auteur qui ne sait ou qui ne peut s'arrêter n'est pas propre à fournir une telle carrière. Un si grand nombre de défauts n'a pas empêché le célèbre Michel Cervantes de dire que l'Araucana peut être comparé avec les meilleurs poèmes d'Italie. L'amour aveugle de la patrie a sans doute dicté ce faux jugement à l'auteur espagnol. Le véritable et solide amour de la patrie consiste à lui faire du bien, et à contribuer à sa liberté autant qu'il nous est possible; mais disputer seulement sur les auteurs de notre nation, nous vanter d'avoir parmi nous de meilleurs poètes que nos voisins, c'est plutôt sot amour de nous- mêmes qu'amour de notre pays. CHAPITRE IX. MILTON. On trouvera ici, touchant Milton, quelques particularités omises dans l'abrégé de sa Vie qui est au-devant de la traduction française de son Paradis perdu. Il n'est pas étonnant qu'ayant recherché avec soin en Angleterre tout ce qui regarde ce grand homme, j'aie découvert des circonstances de sa vie que le public ignore. Milton, voyageant en Italie dans sa jeunesse, vit représenter à Milan une comédie intitulée Adam, ou le Péché originel, écrite par un certain Andreino, et dédiée à Marie de Médicis, reine de France. Le sujet de cette comédie était la chute de l'homme. Les acteurs étaient Dieu le père, les diables, les anges, Adam, Ève, le serpent, la Mort, et les sept Péchés mortels. Ce sujet, digne du génie absurde du théâtre de ce temps-là, était écrit d'une manière qui répondait au dessein. La scène s'ouvre par un choeur d'anges, et Michel parle ainsi au nom de ses confrères: « Que l'arc-en-ciel soit l'archet du violon du firmament; que les sept planètes soient les sept notes de notre musique que le Temps batte exactement la mesure; que les vents jouent de l'orgue, etc. » Toute la pièce est dans ce goût. J'avertis seulement les Français qui en riront que notre théâtre ne valait guère mieux alors; que la Mort de saint Jean- Baptiste, et cent autres pièces, sont écrites dans ce style; mais que nous n'avions ni Pastor fido ni Aminte. Milton, qui assista à cette représentation, découvrit, à travers l'absurdité de l'ouvrage, la sublimité cachée du sujet. Il y a souvent, dans des choses où tout paraît ridicule au vulgaire, un coin de grandeur qui ne se fait apercevoir qu'aux hommes de génie. Les sept Péchés mortels dansant avec le diable sont assurément le comble de l'extravagance et de la sottise; mais l'univers rendu malheureux par la faiblesse d'un homme, les bontés et les vengeances du Créateur, la source de nos malheurs et de nos crimes, sont des objets dignes du pinceau le plus hardi: il y a surtout dans ce sujet je ne sais quelle horreur ténébreuse, un sublime sombre et triste qui ne convient pas mal à l'imagination anglaise. Milton conçut le dessein de faire une tragédie de la farce d'Andreino: il en composa même un acte et demi. Ce fait m'a été assuré par des gens de lettres, qui le tenaient de sa fille, laquelle est morte lorsque j'étais à Londres. La tragédie de Milton commençait par ce monologue de Satan, qu'on voit dans le quatrième chant de son poème épique: c'est lorsque cet esprit de révolte, s'échappant du fond des enfers, découvre le soleil qui sortait des mains du Créateur: Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits, Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais, Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s'étonnent, Toi qui sembles le dieu des cieux qui t'environnent, Devant qui tout éclat disparaît et s'enfuit, Qui fais pâlir le front des astres de la nuit; Image du Très-Haut, qui régla ta carrière, Hélas! j'eusse autrefois éclipsé ta lumière; Sous le voûte des cieux, élevé plus que toi, Le trône où tu t'assieds s'abaissait devant moi. Je suis tombé, l'orgueil m'a plongé dans l'abîme. Dans le temps qu'il travaillait à cette tragédie, la sphère de ses idées s'élargissait à mesure qu'il pensait. Son plan devint immense sous sa plume; et enfin, au lieu d'une tragédie, qui, après tout, n'eût été que bizarre et non intéressante, il imagina un poème épique, espèce d'ouvrage dans lequel les hommes sont convenus d'approuver souvent le bizarre sous le nom de merveilleux. Les guerres civiles d'Angleterre ôtèrent longtemps à Milton le loisir nécessaire pour l'exécution d'un si grand dessein. Il était né avec une passion extrême pour la liberté: ce sentiment l'empêcha toujours de prendre parti pour aucune des sectes qui avaient la fureur de dominer dans sa patrie; il ne voulut fléchir sous le joug d'aucune opinion humaine; et il n'y eut point d'Église qui pût se vanter de compter Milton pour un de ses membres. Mais il ne garda point cette neutralité dans les guerres civiles du roi et du parlement: il fut un des plus ardents ennemis de l'infortuné roi Charles Ier: il entra même assez avant dans la faveur de Cromwell et, par une fatalité qui n'est que trop commune, ce zélé républicain fut le serviteur d'un tyran. Il fut secrétaire d'Olivier Cromwell, de Richard Cromwell, et du parlement, qui dura jusqu'au temps de la restauration. Les Anglais employèrent sa plume pour justifier la mort de leur roi, et pour répondre au livre que Charles II avait fait écrire par Saumaise au sujet de cet événement tragique. Jamais cause ne fut plus belle, et ne fut si mal plaidée de part et d'autre. Saumaise défendit en pédant le parti d'un roi mort sur l'échafaud, d'une famille royale errante dans l'Europe, et de tous les rois même de l'Europe, intéressés dans cette querelle. Milton soutint en mauvais déclamateur la cause d'un peuple victorieux, qui se vantait d'avoir jugé son prince selon les lois. La mémoire de cette révolution étrange ne périra jamais chez les hommes, et les livres de Saumaise et de Milton sont déjà ensevelis dans l'oubli. Milton, que les Anglais regardent aujourd'hui comme un poète divin, était un très mauvais écrivain en prose. Il avait cinquante-deux ans lorsque la famille royale fut rétablie. Il fut compris dans l'amnistie que Charles II donna aux ennemis de son père; mais il fut déclaré, par l'acte même d'amnistie, incapable de posséder aucune charge dans le royaume. Ce fut alors qu'il commença son poème épique, à l'âge où Virgile avait fini le sien. A peine avait-il mis la main à cet ouvrage, qu'il fut privé de la vue. Il se trouva pauvre, abandonné, et aveugle, et ne fut point découragé. Il employa neuf années à composer le Paradis perdu. Il avait alors très peu de réputation les beaux esprits de la cour de Charles II ou ne le connaissaient pas, ou n'avaient pour lui nulle estime. Il n'est pas étonnant qu'un ancien secrétaire de Cromwell, vieilli dans la retraite, aveugle, et sans biens, fût ignoré ou méprisé dans une cour qui avait fait succéder à l'austérité du gouvernement du Protecteur toute la galanterie de la cour de Louis XIV, et dans laquelle on ne goûtait que les poésies efféminées, la mollesse de Waller, les satires du comte de Rochester, et l'esprit de Cowley. Une preuve indubitable qu'il avait très peu de réputation, c'est qu'il eut beaucoup de peine à trouver un libraire qui voulût imprimer son Paradis perdu: le titre seul révoltait, et tout ce qui avait quelque rapport à la religion était alors hors de mode. Enfin Thompson lui donna trente pistoles de cet ouvrage, qui a valu depuis plus de cent mille écus aux héritiers de ce Thompson. Encore ce libraire avait-il si peur de faire un mauvais marché, qu'il stipula que la moitié de ces trente pistoles ne serait payable qu'en cas qu'on fît une seconde édition du poème, édition que Milton n'eut jamais la consolation de voir. Il resta pauvre et sans gloire: son nom doit augmenter la liste des grands génies persécutés de la fortune. Le Paradis perdu fut donc négligé à Londres, et Milton mourut sans se douter qu'il aurait un jour de la réputation. Ce fut le lord Somers et le docteur Atterbury, depuis évêque de Rochester, qui voulurent enfin que l'Angleterre eût un poème épique. Ils engagèrent les héritiers de Thompson à faire une belle édition du Paradis perdu. Leur suffrage en entraîna plusieurs depuis, le célèbre M. Addison écrivit en forme, pour prouver que ce poème égalait ceux de Virgile et d'Homère. Les Anglais commencèrent à se le persuader, et la réputation de Milton fut fixée. Il peut avoir imité plusieurs morceaux du grand nombre de poèmes latins faits de tout temps sur ce sujet, l'Adamus exul de Grotius, un nommé Mazen ou Mazenius, et beaucoup d'autres, tous inconnus au commun des lecteurs. Il a pu prendre dans le Tasse la description de l'enfer, le caractère de Satan, le conseil des démons imiter ainsi, ce n'est point être plagiaire, c'est lutter, comme dit Boileau, contre son original; c'est enrichir sa langue des beautés des langues étrangères; c'est nourrir son génie et l'accroître du génie des autres; c'est ressembler à Virgile, qui imita Homère. Sans doute Milton a jouté contre le Tasse avec des armes inégales; la langue anglaise ne pouvait rendre l'harmonie des vers italiens, Chiama gli abitator dell' ombre eterne Il rauco suon della tartarea tromba; Treman le spaziose atre caverne, E l'aer cieco a quel romor rimbomba, etc... Cependant Milton a trouvé l'art d'imiter heureusement tous ces beaux morceaux. Il est vrai que ce qui n'est qu'un épisode dans le Tasse est le sujet même dans Milton; il est encore vrai que sans la peinture des amours d'Adam et d'Ève, comme sans l'amour de Renaud et d'Armide, les diables de Milton et du Tasse n'auraient pas eu un grand succès. Le judicieux Despréaux, qui a presque toujours eu raison, excepté contre Quinault, a dit à tous les poètes: Et quel objet enfin à présenter aux yeux Que le diable toujours hurlant contre les cieux! Je crois qu'il y a deux causes du succès que le Paradis perdu aura toujours: la première, c'est l'intérêt qu'on prend à deux créatures innocentes et fortunées qu'un être puissant et jaloux rend par sa séduction coupables et malheureuses; la seconde est la beauté des détails. Les Français riaient encore quand on leur disait que l'Angleterre avait un poème épique, dont le sujet était le diable combattant contre Dieu, et un serpent qui persuade à une femme de manger une pomme: ils ne croyaient pas qu'on pût faire sur ce sujet autre chose que des vaudevilles. Je fus le premier qui fis connaître aux Français quelques morceaux de Milton et de Shakespeare. M. Dupré de Saint-Maur donna une traduction en prose française de ce poème singulier. On fut étonné de trouver, dans un sujet qui paraît si stérile, une si grande fertilité d'imagination; on admira les traits majestueux avec lesquels il ose peindre Dieu, et le caractère encore plus brillant qu'il donne au diable, on lut avec beaucoup de plaisir la description du jardin d'Éden, et des amours innocentes d'Adam et d'Ève. En effet, il est à remarquer que dans tous tes autres poèmes l'amour est regardé comme une faiblesse; dans Milton seul il est une vertu. Le poète a su lever d'une main chaste le voile qui couvre ailleurs les plaisirs de cette passion; il transporte le lecteur dans le jardin de délices; il semble lui faire goûter les voluptés pures dont Adam et Ève sont remplis: il ne s'élève pas au-dessus de la nature humaine, mais au-dessus de la nature humaine corrompue et comme il n'y a point d'exemple d'un pareil amour, il n'y en a point d'une pareille poésie. Mais tous les critiques judicieux, dont la France est pleine, se réunirent à trouver que le diable parle trop souvent et trop longtemps de la même chose. En admirant plusieurs idées sublimes, ils jugèrent qu'il y en a plusieurs d'outrées, et que l'auteur n'a rendu que puériles en s'efforçant de les faire grandes. Ils condamnèrent unanimement cette futilité avec laquelle Satan fait bâtir une salle d'ordre dorique au milieu de l'enfer, avec des colonnes d'airain et de beaux chapiteaux d'or, pour haranguer les diables, auxquels il venait de parler tout aussi bien en plein air. Pour comble de ridicule, les grands diables, qui auraient occupé trop de place dans ce parlement d'enfer, se transforment en pygmées, afin que tout le monde puisse se trouver à l'aise au conseil. Après la tenue des états infernaux, Satan s'apprête à sortir de l'abîme; il trouve la Mort à la porte, qui veut se battre contre lui. Ils étaient prêts à en venir aux mains, quand le Péché, monstre féminin, à qui des dragons sortent du ventre, court au-devant de ces deux champions: « Arrête, ô mon père dit-il au diable; arrête, ô mon fils! dit-il à la Mort. 3/4 Et qui es-tu donc, répond le diable, toi qui m'appelles ton père? 3/4 Je suis le Péché, réplique ce monstre; tu accouchas de moi dans le ciel; je sortis de ta tête par le côté gauche; tu devins bientôt amoureux de moi; nous couchâmes ensemble; j'entraînai beaucoup de chérubins dans ta révolte; j'étais grosse quand la bataille se donna dans le ciel; nous fûmes précipités ensemble. J'accouchai dans l'enfer, et ce fut ce monstre que tu vois dont je fus père: il est ton fils et le mien. A peine fut-il né, qu'il viola sa mère, et qu'il me fit tous ces enfants que tu vois, qui sortent à tous moments de mes entrailles, qui y rentrent, et qui les déchirent. Après cette dégoûtante et abominable histoire, le Péché ouvre à Satan les portes de l'enfer; il laisse les diables sur le bord du Phlégéton, du Styx, et du Léthé: les uns jouent de la harpe, les autres courent la bague; quelques-uns disputent sur la grâce et sur la prédestination. Cependant Satan voyage dans les espaces imaginaires: il tombe dans le vide, et il tomberait encore si une nuée ne l'avait repoussé en haut. Il arrive dans le pays du chaos; il traverse le paradis des fous, the paradise of fools (c'est l'un des endroits qui ne sont point traduits en français); il trouve dans ce paradis les indulgences, les Agnus Dei, les chapelets, les capuchons, et les scapulaires des moines. Voilà des imaginations dont tout lecteur sensé a été révolté et il faut que le poème soit bien beau d'ailleurs pour qu'on ait pu le lire, malgré l'ennui que doit causer cet amas de folies désagréables. La guerre entre les bons et les mauvais anges a paru aussi aux connaisseurs un épisode où le sublime est trop noyé dans l'extravagant. Le merveilleux même doit être sage; il faut qu'il conserve un air de vraisemblance, et qu'il soit traité avec goût. Les critiques les plus judicieux n'ont trouvé dans cet endroit ni goût, ni vraisemblance, ni raison: ils ont regardé comme une grande faute contre le goût la peine que prend Milton de peindre le caractère de Raphaël, de Michel, d'Abdiel, d'Uriel, de Moloch, de Nisroth, d'Astaroth, tous êtres imaginaires dont le lecteur ne peut se former aucune idée, et auxquels on ne peut prendre aucun intérêt. Homère, en parlant de ses dieux, les caractérisait par leurs attributs que l'on connaissait; mais un lecteur chrétien a envie de rire quand on veut lui faire connaître à fond Nisroth, Moloch, et Abdiel. On a reproché à Homère de longues et inutiles harangues, et surtout les plaisanteries de ses héros: comment souffrir dans Milton les harangues et les railleries des anges et des diables pendant la bataille qui se donne dans le ciel? Ces mêmes critiques ont jugé que Milton péchait contre le vraisemblable, d'avoir placé du canon dans l'armée de Satan, et d'avoir armé d'épées tous ces esprits, qui ne pouvaient se blesser; car il arrive que, lorsque je ne sais quel ange a coupé en deux je ne sais quel diable, les deux parties du diable se réunissent dans le moment. Ils ont trouvé que Milton choquait évidemment la raison par une contradiction inexcusable, lorsque Dieu le père envoie ses fidèles anges combattre, réduire, et punir les rebelles. « Allez, dit Dieu à Michel et à Gabriel; poursuivez mes ennemis jusqu'aux extrémités du ciel; précipitez-les, loin de Dieu et de leur bonheur, dans le Tartare, qui ouvre déjà son brûlant chaos pour les engloutir. » Comment se peut-il qu'après un ordre si positif la victoire reste indécise? et pourquoi Dieu donne-t-il un ordre inutile? Il parle, et n'est point obéi; il veut vaincre, et on lui résiste: il manque à la fois de prévoyance et de pouvoir. Il ne devait point ordonner à ses anges de faire ce que son fils unique seul devait faire. C'est ce grand nombre de fautes grossières qui fit sans doute dire à Dryden, dans sa préface sur l'Énéide, que Milton ne vaut guère mieux que notre Chapelain et notre Lemoyne; mais aussi ce sont les beautés admirables de Milton qui ont fait dire à ce même Dryden que la nature l'avait formé de l'âme d'Homère et de celle de Virgile. Ce n'est pas la première fois qu'on a porté du même ouvrage des jugements contradictoires: quand on arrive à Versailles du côté de la cour, on voit un vilain petit bâtiment écrasé avec sept croisées de face, accompagné de tout ce que l'on a pu imaginer de plus mauvais goût; quand on le regarde du côté des jardins, on voit un palais immense, dont les beautés peuvent racheter les défauts. Lorsque j'étais à Londres, j'osai composer en anglais un petit Essai sur la poésie épique,dans lequel je pris la liberté de dire que nos bons juges français ne manqueraient pas de relever toutes les fautes dont je viens de parler. Ce que j'avais prévu est arrivé, et la plupart des critiques de ce pays-ci ont jugé, autant qu'on le peut faire sur une traduction, que le Paradis perdu est un ouvrage plus singulier que naturel, plus plein d'imagination que de grâces, et de hardiesse que de choix, dont le sujet est tout idéal, et qui semble n'être pas fait pour l'homme. CONCLUSION. Nous n'avions point de poème épique en France, et je ne sais même si nous en avons aujourd'hui. La Henriade, à la vérité a été imprimée souvent; mais il y aurait trop de présomption à regarder ce poème comme un ouvrage qui doit passer à la postérité, et effacer la honte qu'on a reprochée si longtemps à la France de n'avoir pu produire un poème épique. C'est au temps seul à confirmer la réputation des grands ouvrages. Les artistes ne sont bien jugés que quand ils ne sont plus. Il est honteux pour nous, à la vérité, que les étrangers se vantent d'avoir des poèmes épiques, et que nous, qui avons réussi en tant de genres, nous soyons forcés d'avouer, sur ce point, notre stérilité et notre faiblesse. L'Europe a cru les Français incapables de l'épopée; mais il y a un peu d'injustice à juger la France sur les Chapelain, les Lemoyne, les Desmarets, les Cassaigne, et les Scudéri. Si un écrivain, célèbre d'ailleurs, avait échoué dans cette entreprise; si un Corneille, un Despréaux, un Racine, avaient fait de mauvais poèmes épiques, on aurait raison de croire l'esprit français incapable de cet ouvrage: mais aucun de nos grands hommes n'a travaillé dans ce genre; il n'y a eu que les plus faibles qui aient osé porter ce fardeau, et ils ont succombé. En effet, de tous ceux qui ont fait des poèmes épiques, il n'y en a aucun qui soit connu par quelque autre écrit un peu estimé. La comédie des Visionnaires de Desmarets est le seul ouvrage d'un poète épique qui ait eu, en son temps, quelque réputation; mais c'était avant que Molière eût fait goûter la bonne comédie. Les Visionnaires de Desmarets étaient réellement une très mauvaise pièce, aussi bien que la Mariamne de Tristan, et l'Amour tyrannique de Scudéri, qui ne devaient leur réputation passagère qu'au mauvais goût du siècle. Quelques-uns ont voulu réparer notre disette en donnant au Télémaque le titre de poème épique; mais rien ne prouve mieux la pauvreté que de se vanter d'un bien qu'on n'a pas: on confond toutes les idées, on transpose les limites des arts, quand on donne le nom de poème à la prose. Le Télémaque est un roman moral, écrit, à la vérité, dans le style dont on aurait dû se servir pour traduire Homère en prose; mais l'illustre auteur du Télémaque avait trop de goût, était trop savant et trop juste pour appeler son roman du nom de poème. J'ose dire plus, c'est que si cet ouvrage était écrit en vers français, je dis même en beaux vers, il deviendrait un poème ennuyeux, par la raison qu'il est plein de détails que nous ne souffrons point dans notre poésie, et que de longs discours politiques et économiques ne plairaient assurément pas en vers français. Quiconque connaîtra bien le goût de notre nation sentira qu'il serait ridicule d'exprimer en vers « qu'il faut distinguer les citoyens en sept classes: habiller la première de blanc avec une frange d'or, lui donner un anneau et une médaille; habiller la seconde de bleu, avec un anneau et point de médaille; la troisième de vert, avec une médaille, sans anneau et sans frange, etc. et enfin donner aux esclaves des habits gris brun. » Il ne conviendrait pas davantage de dire « qu'il faut qu'une maison soit tournée à un aspect sain, que les logements en soient dégagés, que l'ordre et la propreté s'y conservent, que l'entretien soit de peu de dépense, que chaque maison un peu considérable ait un salon et un petit péristyle, avec de petites chambres pour les hommes libres. » En un mot, tous les détails dans lesquels Mentor daigne entrer seraient aussi indignes d'un poème épique qu'ils le sont d'un ministre d'État. On a encore accusé longtemps notre langue de n'être pas assez sublime pour la poésie épique. Il est vrai que chaque langue a son génie, formé en partie par le génie même du peuple qui la parle, et en partie par la construction de ses phrases, par la longueur ou la brièveté de ses mots, etc. Il est vrai que le latin et le grec étaient des langues plus poétiques et plus harmonieuses que celles de l'Europe moderne; mais, sans entrer dans un plus long détail, il est aisé de finir cette dispute en deux mots. Il est certain que notre langue est plus forte que l'italienne, et plus douce que l'anglaise. Les Anglais et les Italiens ont des poèmes épiques: il est donc clair que, si nous n'en avions pas, ce ne serait pas la faute de la langue française. On s'en est aussi pris à la gêne de la rime, et avec encore moins de raison. La Jérusalem et le Roland furieux sont rimés, sont beaucoup plus longs que l'Énéide, et ont de plus l'uniformité des stances; et non seulement tous les vers, mais presque tous les mots finissent par une de ces voyelles, a, e, i, o: cependant on lit ces poèmes sans dégoût, et le plaisir qu'ils font empêche qu'on ne sente la monotonie qu'on leur reproche. Il faut avouer qu'il est plus difficile à un Français qu'à un autre de faire un poème épique; mais ce n'est ni à cause de la rime, ni à cause de la sécheresse de notre langue. Oserai-je le dire? c'est que de toutes les nations polies, la nôtre est la moins poétique. Les ouvrages en vers qui sont le plus à la mode en France sont les pièces de théâtre: ces pièces doivent être écrites dans un style naturel, qui approche assez de celui de la conversation. Despréaux n'a jamais traité que des sujets didactiques, qui demandent de la simplicité: on sait que l'exactitude et l'élégance font le mérite de ses vers, comme de ceux de Racine; et lorsque Despréaux a voulu s'élever dans une ode, il n'a plus été Despréaux. Ces exemples ont en partie accoutumé la poésie française à une marche trop uniforme; l'esprit géométrique, qui de nos jours s'est emparé des belles-lettres, a encore été un nouveau frein pour la poésie. Notre nation, regardée comme si légère par des étrangers qui ne jugent de nous que par nos petits-maîtres, est de toutes les nations la plus sage, la plume à la main. La méthode est la qualité dominante de nos écrivains. On cherche le vrai en tout; on préfère l'histoire au roman; les Cyrus, les Clélie, et les Astrée, ne sont aujourd'hui lus de personne. Si quelques romans nouveaux paraissent encore, et s'ils font pour un temps l'amusement de la jeunesse frivole, les vrais gens de lettres les méprisent. Insensiblement il s'est formé un goût général qui donne assez l'exclusion aux imaginations de l'épopée; on se moquerait également d'un auteur qui emploierait les dieux du paganisme, et de celui qui se servirait de nos saints: Vénus et Junon doivent rester dans les anciens poèmes grecs et latins; sainte Geneviève, saint Denis, saint Roch, et saint Christophe, ne doivent se trouver ailleurs que dans notre légende. Les cornes et les queues des diables ne sont tout au plus que des sujets de raillerie; on ne daigne pas même en plaisanter. Les Italiens s'accommodent assez des saints, et les Anglais ont donné beaucoup de réputation au diable; mais bien des idées qui seraient sublimes pour eux ne nous paraîtraient qu'extravagantes. Je me souviens que lorsque je consultai, il y a plus de douze ans, sur ma Henriade feu M. de Malezieux, homme qui joignait une grande imagination à une littérature immense, il me dit: « Vous entreprenez un ouvrage qui n'est pas fait pour notre nation; les Français n'ont pas la tête épique. » Ce furent ses propres paroles, et il ajouta: « Quand vous écririez aussi bien que MM. Racine et Despréaux, ce sera beaucoup si on vous lit. » C'est pour me conformer à ce génie sage et exact qui règne dans le siècle où je vis, que j'ai choisi un héros véritable au lieu d'un héros fabuleux; que j'ai décrit des guerres réelles, et non des batailles chimériques; que je n'ai employé aucune fiction qui ne soit une image sensible de la vérité. Quelque chose que je dise de plus sur cet ouvrage, je ne dirai rien que les critiques éclairés ne sachent; c'est à la Henriade seule à parler en sa défense, et au temps seul de désarmer l'envie. Source: http://www.poesies.net