Le Coq D'Or. Par Nikolay Rimsky-Korsakov. (1844-1908) TABLE DES MATIERES. Prologue. Personnages. ACTE I ACTE II ACTE III Epilogue. Personnages. LE ROI DODÔN. AMELFA (L'Intendante Royal.) LE PRINCE GUIDON. L’ASTROLOGUE. LE PRINCE AFRON. LA REINE DE CHÉMAKHA. POLKAN. LE COQ. Prologue. (Devant le rideau apparaît L’ASTROLOGUE, une clef à la main.) L’ASTROLOGUE (au public). Par mon art cabalistique, Par les lois que je pratique, On va voir renaître ici Les héros d’un vieux récit. Pour vous d’un conte tous les masques Revivront, joyeux, fantasques. Certes ce n’est qu’une fable, Mais la morale en este louable. (Il disparaît.) ACTE I (Avant le lever du rideau, on pressent qu’il va se passer quelque chose de grave et de solennel. En effet, on voit une vaste salle, dans le palais du ROI DODÔN, qui fut jadis maître de tous les steppes de la Russie méridionale. Le conseil royal est en séance. La salle est richement ornée de peintures, de sculptures, de dorures. Le vert, le bleu, le jaune, couleurs favorites des sujets du ROI DODÔN, prédominant, sur des bancs recouverts de brocart, siègent des seigneurs graves et barbas. Au milieu, sur un trône richement orné de plumes de paon, est DODÔN, couronne en tête et vêtu d’un habit d’apparat, jaune. Près de lui sont assis ses deux fils, APHRÔN et GVIDÔN. Parmi les conseillers le général POLKAN, vieux soldat brutal.) LE ROI DODÔN (qui paraît accablé de soucis). Chers sujets, le coeur troublé, Je vous ai tous rassemblés Pour vous apprendre, en personne, Combien lourde est ma couronne. Mon sort est triste! écoutez: Jeune, j’étais redouté. Sans scrupule, l’âme fière, Je portais au loin la guerre. Maintenant, je suis bien vieux; Les combats sont périlleux. Or, mes ennemis se lèvent. Ils m’attaquent tous, sans trêve: On dirait qu’ils font exprès! Sans répit, nous restons prêts A combattre. (Avec désespoir.) Nous veillons au Nord: du tout, C’est du Sud qu’il fond sur nous! On est là: tous ces sauvages Viennent par la mar. J’enrage: On n’a plus aucun répit, J’en sanglote de dépit. A ces maux est-il un remède? Qu’un de vous me vienne en aide. Un conseil! UN SEIGNEUR (avec hésitation). Autrefois une vieille, par les fêves, Savait expliquer les rêves. SECONDE SEIGNEUR. Allons donc! Cette autre était Bien meilleure, qui savait lire, Dans le marc, et tout prédire. GVIDÔN. Dans le ciel on peut trouver Le sens de ce qu’on a rêvé. TOUS. Par le marc, oui! On explique par les fêves... Tous les rêves. (La querelle devient acharnée. Le ROI reste assis, pensif. A ce moment apparaît sur l’escalier un vieil ASTROLOGUE. Il porte un habit bleu, brodé d’étoiles d’or, et un bonnet d’astrakan blanc. Sous son bras il tient un astrolabe et un sac bigarré. Tous, silencieux, le regardent. Il s’approche du ROI, à pas comptés, et salue jusqu’à terre. Puis il s’agenouille.) L’ASTROLOGUE (à genoux). Fier Dodôn, salut à toi! Je fus, tel que tu me vois, Conseiller du roi, ton père... Or, je viens, comme naguère, T’offrir mon fidèle appui. J’ai appris, tous tes ennuis: Ce coq d’or, sur une lance, Prouvera sa vigilance. Prends-le donc, et crois moi bien: Nul n’aura meilleur gardien. Lorsque tout sera paisible, Tu le verras impassible. Dès qu’un noir danger poindra, Sans tarder, il étendra Les ailes, dressera la tête Et d’une voix bien haute et nette. Chantera: "Cocoricou! Ouvrez l’oeil et garde à vous!" LE ROI DODÔN (un peu incrédule). A beau mentir qui vient de loin! Montre-nous-le, néanmoins. (Tous entourent avec curiosité L’ASTROLOGUE, qui tire de son sac un petit COQ D’OR. Le COQ se débat entre ses mains et crie.) LA VOIX DU COQ. Cocori! cocorico! Règne et dors en ton lit clos! (Tous s’écrient avec étonnement.) LES SEIGNEURS. Quel prodige! Quel miracle! il dit vrai: C’est un oracle. LE ROI DODÔN Quel prodige! Quel miracle! (À la foule, gaîment.) Je me trouve désormais Invincible, c’est bien vrai? (Aux domestiques.) Plantez-le sur une pique, Qu’à veiller vite il s’applique. (À L’ASTROLOGUE.) Je ne puis, en vérité De ma dette m’acquitter. Mon estime, et c’est justice, Récompense ton service. (Solennellement.) Et je jure d’accomplir Sans tarder tous tes désirs. L’ASTROLOGUE. Nul trésor ne sert au sage, Les honneurs, pas davantage. Ils attirent le souci; Mais pour ton serment, merci! (L’ASTROLOGUE salue jusqu’à terre, et se dirige vers la sortie.) LA VOIX DU COQ (du haut de la flèche). Cocori! Cocorico! Règne et dors en ton lit clos! LE ROI DODÔN (prête l’oreille, et se promène gaîment, en se frottant les mains d’aise). O délices! Plus de peines! Gouverner tous mes domaines Sans bouger, sans m’éveiller, Sauf pour rire et festoyer! En avant les jolis contes, Les jeux, les jongleurs, les danses! Je vais oublier, sans honte, La tristesse et les souffrances! (L’intendante AMELFA paraît à la porte des chambres du fond.--S’étirant au soleil.) Ah, Soleil! Ta douce haleine Rajeunit les bois, les plaines. Vois fleurir les cerisiers... (Indécis.) Dans ce coin, bien volontiers, Je ferais un petit somme. AMELFA (empressée et avec une infinie sollicitude). Mais bien sûr! Voici les hommes Qui t’apportent ton grand lit. (Sur un signe d’elle, les serviteurs se précipitent dans le palais et reparaissent, portant un grand lit d’ivoire, couvert de fourrures; ils le dressent au soleil. AMELFA s’approche de DODÔN; elle apporte un grand plateau chargé de sucreries.) N’as-tu pas quelque appetit? Mange donc ces confitures, Quelques noix, ou bien des mûres! Bois le cidre: il est tout frais, Parfumé, mousseux, sucré. Ces fruits plein de miel, d’amandes, Et bien cuits au vin, t’attendent. Chasse donc tous les soucis, Tâte des pruneaux farcis. LE ROI DODÔN (bâille et s’installe à portée du plateau_.) Hum... J’accepte... Mais prends garde, Mon aimable babillarde, Qu’un pesant sommeil soudain N’interrompe mon festin. (Le ROI a fini sa collation, et regarde du côté du lit. AMELFA arrange les oreillers et rabat les couvertures.) AMELFA. Dors un peu sur cette couche Viens, je chasserai les mouches Loin de ton auguste front. LA VOIX DU COQ. Cocori! Cocorico! Règne et dors en ton lit clos! (DODÔN ne plut plus résister au sommeil. Il se couche et s’endort sans plus, avec autant d’insouciance qu’un enfant. L’intendante, penchée au dessus du lit, chasse les mouches.) DES GARDIENS (dans les coulisses). Règne et dors en ton lit clos! (Les GARDIENS, font l’appel, d’une voix somnolente, mais bientôt ils succombent à la douceur enchanteresse du sommeil de midi. Tous dorment profondement, sauf AMELFA. La capitale entière est possible. Seules les mouches infatigables bourdonnent autour du lit royal, que le soleil continue d’éclairer d’une lumière égale et douce.) AMELFA. Tous s’endorment, tous sommeillent. Cher printemps! paix sans pareille! (Elle s’accoude au lit du ROI et s’endort à son tour. DODÔN, dans son rêve, sourit comme à une belle inconnue.) LA VOIX DU COQ. Cocori! Cocoricou! Ouvrez l’oeil et garde à vous! (Trompettes dans la coulisse.--Bruit. Des gens courent. Des trompettes sonnent de divers côtés. Des chevaux henissent. La foule se précipite autour du palais. Sur les visages interloqués se lit une terreur profonde.) LA FOULE (dans la rue). Le coq a donné l’alarme! Courez tous, prenez les armes! Oh! Malheur, calamité! Le royaume est dévasté. POLKAN (accourant). Roi puissant, ma voix t’appelle! Vois ton général fidèle! Ah! Réveille toi! Malheur! (AMELFA va se cacher précipitamment.) LE ROI DODÔN (encore à moitié endormi). Quel est donc ce bruit, Seigneur! POLKAN. L’ennemi sur nous s’avance! LE ROI DODÔN (se lève en bâillant). Hein? Quoi donc? Quelle démence... Est-ce le feu dans mon palais? POLKAN. Foin du vieux niais! Notre coq a chanté, il tourne et s’agite... Tous nos gens ont fui. Viens vite! LA VOIX DU COQ. Cocori! Cocoricou! Ouvrez l’oeil et garde â vous. (DODÔN regarde le COQ.) LE ROI DODÔN (au peuple). Bien! Va pour la guerre, enfants! Hâtez-vous, courez aux camps. Faites vite, qu’on s’empresse! Mais d’abord, ouvrez les caisses. LE PEUPLE (docilement). Nous serons obéissants! (DODÔN s’assied sur son trône. Des chambres intérieures du palais sortent précipitamment APHRÔN et les SEIGNEURS, tous armés. GVIDÔN arrive et, tout en courant, boucle le ceinturon de son épée.--Il embrasse trois fois chacun de ses fils, qui partent, maussades, suivis des SEIGNEURS.--On entend le bruit de l’armée qui s’ébranle.) LA VOIX DU COQ (lorsque tout s’est calmé on entend la voix du COQ.) Cocoricou! Règne et dors en ton lit clos! LE ROI DODÔN. Joli Coq, je te rends grâce. (LE ROI DODÔN, AMELFA, les gardes s’endorment d’un sommeil calme et profond.) GARDES (dans la coulisse). Règne et dors, en ton lit clos! (Le rêve de DODÔN se précise.) LA VOIX DU COQ. Cocori! Cocoricou! Ouvrez l’oeil, et garde à vous! (De nouveau s’entendent des cris, des pas précipités. Des trompettes sonnent. La foule, en grand désordre, se rassemble dans la rue, devant le palais. Trompettes dans la coulisse.) LE PEUPLE (dans la rue). Ah, tout est perdu! Alerte! (Ils restent tous indécis, n’osant réveiller le roi.--Trompettes dans la coulisse.) Notre roi qui dort! Oui, certes! Quel malheur! Vite à genoux! Comment faire? Sauvons-nous! Et Polkan reste introuvable! POLKAN (se précipite, suivi de seigneurs en armes. AMELFA va se cacher précipitamment.) Un destin cruel nous accable, Sors enfin, oui, sors de ce doux repos! LE ROI DODÔN (réveillé en sursaut). Ah! toujours mal à propos! POLKAN. Dans la ville tous s’irritent Et là-haut, ton coq s’agite, Clame à pleine voix son chant Et regarde le levant. Nous ne sommes pas en nombre; L’avenir me paraît sombre. Fais donner les vétérans! LE ROI DODÔN (se frotte les yeux et bâille). Oui! Je vais venir, attends. (Il s’approche de la balustrade et regarde en l’air.) LA VOIX DU COQ. Cocori! Cocoricou! Ouvrez l’oeil et garde à vous! LE ROI DODÔN (d’un ton plaintif). Le coq d’or nous met en garde. En avant! Que nul ne tarde. Chers amis marchons, vaillants, Au secours de nos enfants! (Il se prépare sans empressement; les domestiques apportent en hâte son équipement couvert de poussière et de rouille. AMELFA regarde le ROI avec tristesse.) Mon armet! Puis, ma cuirasse. Ouf! L’étroite carapace! Cherchez-moi mon bouclier, Le beau rouge; un baudrier... LA VOIX DU COQ. Cocoricou! Ouvrez l’oeil et garde à vous! LE ROI DODÔN (examinant son bouclier). Mais il est rongé de rouille! Mon carquois en vain je fouille. (Il est prêt à partir.) Et j’étouffe. Allons toujours... Oh! Ce glaive, qu’il est lourd! (soufflant.) Bah! Tant pis. Venez, fidèles! Qu’on m’aide à monter en selle. LA VOIX DU COQ. Cocoricou! Ouvrez l’oeil et garde à vous! (De nombreux domestiques, soutenant DODÔN par les aisselles, lui font descendre l’escalier, au bas duquel l’attend un cheval blanc. Le peuple pénètre graduellement dans le palais.) LE ROI DODÔN (menace du doigt le Coq). Fi, quel importun coq d’or Qui me trouble ainsi quand je dors. (Sur l’escalier.) Est-il doux? DEUXIÈME SEIGNEUR. Comme un mouton! LE ROI DODÔN. C’est parfait alors: partons! AMELFA (d’une voix désespérée). Mais, doux sire, t’en aller à jeun? LE ROI DODÔN. Va, je mangerai. (à POLKAN_.) A-t-on des vivres? LA VOIX DU COQ. Cocoricoucou! Ouvrez l’oeil et garde à vous! POLKAN. Pour trois ans! LE ROI DODÔN. Officiers, allons, en route! AMELFA. Partez donc demain matin! (DODÔN est à cheval.) LE PEUPLE (à tue-tête). Gloire au roi Dodôn! Hourra! Hourra! Hourra! Ta valeur, chef intrépide, Fera fuir l’ennemi perfide. Mais surtout, sois bien prudent. Ne te mets pas en avant! ACTE II (Nuit obscure. Les troubles rayons de la lune éclairent de lueurs sanglantes un défilé étroit, parsemé de petits buissons, et les roches escarpées. Le brouillard de montagne remplit toutes les cavités d’un voile blanc. Parmi les buissons ou sur les pentes nues des collines, gisent les cadavres des guerriers: on les dirait pétrifiés au milieu de leur dernière bataille. Des aigles et d’autres rapaces, en bandes, se sont abattus sur les corps; à chaque coup de vent, ils s’envolent, effarés. Deux chevaux se tiennent immobiles, la tête inclinée sur les cadavres de leurs maîtres, les fils de DODÔN. Tout est calme, silencieux et menaçant.) (On entend au loin un bruit de pas. C’est l’armée de DODÔN qui avance, craintivement. Des guerriers paraissent, suivant le défilé. Ils vont deux par deux, s’arrêtent, se retournent.) LES SOLDATS. Nuit épouvantable et sombre! Tout est calme: seuls, dans l’ombre, Les vautours veillent nos morts. La lune pourpre sur leurs corps Brille comme un cierge funèbre. Hou! Le vent, dans les ténèbres, Fait entendre un chant de deuil Sur les cadavres sans cercueil. Triste, il pleure; il geint sans trêve... Sa voix retombe et puis s’élève. Il agite doucement Leurs cheveux, leurs vêtements. (Le ROI DODÔN, tourmenté par de sombres pensées, arrive au pas avec son vieux général. Ils trébuchent contre les corps des deux princes.) LE ROI DODÔN (se précipitant sur les corps de ses fils). Quel spectacle abominable! Mes deux fils!... Le sort m’accable... Désarmés, sanglants et froids, Leurs yeux fixes pleins d’effroi... Ils se sont tués l’un l’autre! Leurs vaillants coursiers arpentent Le gazon souillé, les pentes Que rougit le sang des nôtres... Ah, douleur cruelle! Mes fils! Mon espoir! Quelle erreur mortelle Put ainsi vous décevoir? Hélas, je n’ai plus qu’à mourir: Coulez, coulez mes larmes amères! Que la steppe solitaire Nous entende tous gémir. Les rochers, les bois, la plaine Compatiront à notre peine. Ah! Ah! Ah! CHOEUR (tous sanglotent). Ah! Ah! Ah! LE ROI DODÔN (plaintivement). Désormais Je vous conduirai moi-même: C’est pitié que ceux qu’on aime Tombent ainsi, décimés! Ah! (Il pleure de nouveau.) POLKAN (à DODÔN). Adieu paniers, vendanges sont faites! (Il se tourne vers l’armée.) Votre maître est opprimé: Vos épées sont-elles prêtes? CHOEUR. L’ennemi sera chassé! Mais où diable est-il passé? (Rien ne répond. Le jour commence à poindre. Le brouillard se disperse graduellement, et l’on aperçoit, sortant de terre une tente. Les rayons de l’aurore se jouent sur les arabesques de ses parois de brocart bigarré.--Consternation générale.) LE ROI DODÔN. Voyez donc, la belle tente! (Les premiers rayons du soleil paraissent; on voit remuer les parois de la tente.) (Les canonniers s’enfuient en débandade, abandonnant leur pièce.) (De la tente sort une belle jeune femme à la démarche legère, mais majestueuse. Elle est suivie de quatre esclaves qui portent des instruments de musique: goussli (psalterions), goudok (viole), chalumeau et tambour. Sa longue robe de soie rouge est richement brodée d’or. Elle porte un turban blanc, orné d’une haute plume. Elle paraît ne rien voir, et, les bras levés comme pour la prière, chante en s’adressant au soleil qui brille.) LA REINE DE CHÉMAKHA. Salut à toi, soleil de flamme! Nous reviens-tu de l’Orient, Du doux pays cher à mon âme, De ses paysages souriants? Ah! Parle-moi des fraîches roses Et des buissons ardents des lys; Des beaux oiseaux qui se reposent, Auprès des lacs bordés d’iris! Qui chantent auprès des lacs bordés d’iris! Dis-moi: le soir, près des fontaines, Quand chaque belle entonne un chant D’extase ou d’amoureuse peine Qui monte au rouge firmament, Voit-on toujours, sous leurs grands voiles, Leurs yeux sourire au beau galant, Qui, dans la nuit semée d’étoiles, Viendra d’un pas furtif et lent? Vient-on l’attendre à la fenêtre, L’oeil attentif, le coeur tremblant? A peine l’a-t-on vu paraître, Sait-on charmer l’heureux amant? Le coeur en flamme, Sait-on charmer l’amant, l’heureux amant? (Ayant fini de chanter, elle se retourne vers le roi, et le regarde longtemps sans rien dire.) LE ROI DODÔN (à voix basse, et poussant POLKAN du coude_.) Comme elle chante! Qui peut-elle être? POLKAN (de même). Si dès qu’elle nous voit paraître Son accueil est si charmant, Allons-y pour un moment! (DODÔN s’approche gravement de la reine. POLKAN le suit. Les autres n’osent point s’approcher.) LE ROI DODÔN. N’aie pas peur de nous, ma belle! Dis-moi comment tu t’appelles, Quel est ton pays. Dis-moi, Viens-tu seule ici? Pourquoi? LA REINE DE CHÉMAKHA (timide, et les yeux baissés). Je suis libre, et seule ici. De Chémakha je suis la reine, Et je viens de mes domaines Pour soumettre ton pays! LE ROI DODÔN (avec stupéfaction). Nous soumettre, sans vergogne? Tu vas bien vite en besogne! Sans armée tu nous vaincras, Par la force de ton bras? LA REINE DE CHÉMAKHA (toujours avec timidité). Ma pensée n’est point si folle: Mon sourire, mes paroles, Ma beauté me suffiront Pour faire courber les fronts. (Elle frappe dans ses mains. De la tente sortent deux esclaves qui portent des vaisseaux d’argent, et remplissent de vin des coupes.) Pardonnez à mon audace, Mes chers hôtes: prenez place; Par faveur, daignez goûter de ce vin. (Elle s’incline et offre une coupe pleine au ROI DODÔN, qui recule avec méfiance.) A vos santés! LE ROI DODÔN. Bois d’abord, que nul mécompte N’en résulte. LA REINE DE CHÉMAKHA. N’as tu pas honte? Tiens, regarde dans mes yeux, D’un dessein si ténébreux Peux-tu m’estimer capable? Suis-je donc si haïssable? (Elle lève les yeux, en souriant. DODÔN, troublé, boit, et POLKAN suit son exemple. Les esclaves reviennent; elles étendent un tapis au milieu de la scène, et disposent autour trois coussins en guise de sièges. Sur un signe de POLKAN, les soldats, au fond de la scène, s’installent commodément. On enlève les cadavres. DODÔN, POLKAN et la reine s’assoient. Les deux hommes sont tout décontenancés. La reine a un sourire énigmatique.) POLKAN (reprenant courage, et se penchant brusquement vers la reine, avec l’intention d’être aimable). Avez-vous la nuit dernière Bien dormi? LA REINE. Merci! Hum guère... Pas trop mal... Mais, au matin, Je me réveillai soudain L’air plus chaud et plus languide Vint troubler mes sens timides; Un parfum d’étranges fleurs Enivra mon pauvre coeur... A travers la nuit obscure, J’entendis un lent murmure... Toi, qu’appelle mon amour, Viens! oh, viens, oh! POLKAN (jovial). Il viendra un de ces jours. LA REINE (bondissant de son siège). Sire, chasse ce vieil homme Ses propos grossiers m’assomment. (POLKAN paraît déconcerté.) LE ROI DODÔN. Tu me pousseras à bout! Tu es là comme un hibou, Et tous tes discours stupides Gênent cette enfant timide. N’as tu pas compris? Va-t’en dans un coin, et puis attends! (POLKAN se lève, docile, et va derrière la tente, d’où à chaque moment il sort un peu son nez et sa longue barbe. La reine rapproche son coussin de celui de DODÔN.) LA REINE (presque à l’oreille de DODÔN). Viens me dire quelque chose. LE ROI DODÔN (plus décontenancé que jamais). Quoi donc? parle! LA REINE. Mais je n’ose... Bah! Réponds la vérité: On me vante ma beauté, On m’accable de fadaises; (Elle regarde DODÔN bien dans les yeux.) Qu’en dis-tu? LE ROI DODÔN (bégayant). Hein. Oui ... vraiment ... Certes... LA REINE. Quel beau compliment! Tu me vois sous mes parures: Je suis belle, j’en suis sûre, Par moi même. Et tous les soirs Je le vois dans mon miroir, (Comme éprise d’elle même, et avec une animation croissante.) Quand j’ai fait tomber ces robes Dont l’étoffe te dérobe La splendeur de mes attraits, Quand mon corps d’argent paraît... Au milieu de cette tente Je me vois, resplendissante... Je dénoue mes longs cheveux, Dont le flot tumultueux, Comme un noir torrent, s’éplanche Sur le marbre de mes hanches, Et me fait un lourd manteau Pour rafraîchir la peau Je m’asperge de rosée, Dont les perles irisées Se répandent sur mes seins. Que n’en vois-tu le pur dessin! Ils sont frais comme la rose, Fermes, tendres, blancs et roses, Si doux, si clairs, si transparents... Tu parais un peu souffrant? Aurais-tu mal à la tête? LE ROI DODÔN (avec effort). Non... C’est au foie... Ça s’arrête! LA REINE. Ce n’est rien. Je vais chanter: Tu n’auras qu’à m’écouter. (Fait silence.) (D’un coup d’oeil elle ordonne aux esclaves d’accompagner son chant.) "Viens dans l’ombre, viens dans l’ombre De ma tente aux rideaux lourds. Marche, glisse, marche, glisse Sur mes tapis de velours!" Veux tu venir sous ma tente, Beau vieillard? LE ROI DODÔN. Tu ris, méchante! Beau vieillard? Je n’ai pourtant Que tout au plus... LA REINE. Ah! pourquoi me souvenir? Mon malheur ne peut finir Un destin cruel m’accable, Vivre m’est insupportable. (À travers ses larmes.) Où trouver quelqu’un qui ose Me contredire en toute chose, (Encore comme en rêve.) Me soumettre à son désir, Me dominer? LE ROI DODÔN (solennel). Quel plaisir de te contenter, ma belle! Celui que tes voeux appellent Est ici, devant tes yeux. Tu auras des jours joyeux. Je veux être despotique, Et te tourner en bourrique... En un mot, je suis tout prêt, Tu n’auras aucun regret! LA REINE (abasourdie). En bourrique? Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha! (D’un ton gai.) Quel délice! O, le merveilleux service! (Dans l’excès de sa joie, elle saisit les deux mains de DODÔN.) Crois à ma reconnaissance! J’en suis folle! Saute, Danse! LE ROI DODÔN (effrayé). Mais je ne sais plus danser! LA REINE. Danse comme en ton jeune âge. LE ROI DODÔN (fâché). Non! tous ces gens-là m’agacent. LA REINE. Bien: Polkan prendra ta place. Hé, Polkan! Danse avec moi! (POLKAN avance la tête, mais n’ose point bouger de sa cachette.) LE ROI DODÔN (conciliateur). Non! pardonne à mon émoi. Quoique gauche pour la danse, Je veux bien, par complaisance... LA REINE. Commençons! Allons, venez! Dodôn va vous fasciner. (Timidement, POLKAN et les guerriers s’approchent du tapis et forment le cercle; ils s’efforcent de ne point regarder DODÔN. Les esclaves entament un air de danse lente. Un tambourin à la main, la reine avance, gracieuse et légère.) LA REINE (Elle danse). Sous mon voile, je m’avance, Je te fais la révérence, Fort timidement. Puis à toi: Viens ici, d’un pas courtois, Mais sans crainte, l’air bravache, Et retrousse en vainqueur tes moustaches. Puis, encore trois pas en avant. (DODÔN danse selon ces indications et arrive auprès de la reine.) Bien! Tu viens là, me suivant. Je m’échappe, vagabonde, Comme un poisson d’or, sous les ondes, Fuit le venimeux crapaud Qui lui court après. (DODÔN danse de nouveau.--Se fâchant.) Mauvais travail! Rentre les talons, de grâce! Cambre-toi, la tête en place! Agite ton éventail, Et montre-toi plus dispos! (La danse devient plus animée.) Je m’assieds; rien ne te gêne: Tourne jusqu’à perdre haleine! (DODÔN, agitant les bras avec désespoir, commence une danse frénétique. La reine s’est assise à un bout du tapis; elle rit aux éclats en voyant les pirouettes de DODÔN.--De petits nègres sortent de la tente et se rangent autour de DODÔN.--Exténué, DODÔN se laisse tomber sur le tapis. Les musiciens cessent de jouer. Les petits nègres s’enfuient.) LE ROI DODÔN (se dressant sur les genoux). C’est assez! Je veux souffler! (Debout.) Belle enfant, si je te plais, Viens régner sur mon empire: Tous mes biens pour ton sourire! Prends mon royaume; Prends, je t’en fais don! LA REINE (avec dédain). Bah! mais qu’y ferais-je donc? LE ROI DODÔN. Quoi? Hé bien: manger et boire, Dormir, écouter des histoires, Obtenir de ton amant Tout... oui, tout sauf le merle blanc! Tu verras: l’on s’y goberge. LA REINE. Çà partons, et faisons hâte Je veux voir des ciels nouveaux. Vite, en marche! (De la tente sortent des esclaves qui portent des miroirs, des éventails, des bijoux, des tapis. Ils aident la reine à se préparer pour le voyage. Dans le camp de DODÔN, même agitation.) LE ROI DODÔN. Mes chevaux! Mon char doré! Prenez les rênes! Viens près de moi, ma souveraine. LA REINE (se plaçant à côté de DODÔN). Je suis prête. Avancez! Chantez la gloire du fiancé! LES ESCLAVES DE LA REINE. O, mes soeurs, l’étrange histoire! Notre reine, qui l’escorte? Un vieillard aux jambes tortes! La couronne d’or qu’il porte Cache mal son front d’esclave. O, cet air pédant et grave! Il est tout pareil à l’âne, Lourd d’esprit, et dur de crâne. Comme un singe il gesticule. Mon Dieu, qu’il est ridicule! Son aspect hideux effare. LE ROI DODÔN (ne se contenant plus). Hé, Polkan! Sonnez, fanfares! Je suis fiancé: victoire! (Fanfares; les soldats crient. Le cortège s’ébranle.) LES SOLDATS. Hourra! Hourra! Hourra! Hourra! RIDEAU. ACTE III (Journée chaude et ensoleillée; mais à l’est, un lourd nuage noir avance lentement; l’air est chargé d’orage. De temps en temps arrivent des messagers essoufflés, qui apportent les dernières nouvelles. Ils montent l’escalier et disparaissent à l’intérieur. Tout le monde attend anxieusement l’arrivée du roi.) LE PEUPLE. J’ai grand peur amis! Pourquoi? Je l’ignore! Tiens-toi coi! Nul malheur ne nous menace: Voyez! Le coq d’or reste en place. Il se prélasse au soleil. Il ne donne point l’éveil. Et le coq est de bon conseil! Un nuage lourd d’orage Apparaît à l’orient, Noir, obscur, terrifiant! Il pleuvra! Il grêlera! Voici venir la tempête! Oui, la tempête! (Au haut de l’escalier apparaît l’intendante AMELFA; tous se précipitent vers elle.) LE PEUPLE (avec de grands saluts). Viens-tu rassurer nos coeurs? Nos soldats sont-ils vainqueurs? Ont-ils chassé les rebelles? De l’armée quelles nouvelles? AMELFA (d’une voix saccadée). Ça ne vous regarde pas! Détournez d’ici vos pas. LE PEUPLE. Grâce! l’attente est cruelle! (Plusieurs assistants s’approchent D’AMELFA et s’efforcent de baiser le bas de sa robe. Elle les repousse.) AMELFA. Hé bien! (Pour se défaire d’eux.) Voici les nouvelles: Quatre rois sont restés sur le carreau: Trèfle, pique, coeur, carreau. Notre armée triomphe seule. Dodôn sauva de la gueule D’un dragon la jeune reine Qu’en triomphe il vous ramène. LE PEUPLE (sans beaucoup de joie). Allégresse! Mais les princes? Il serait temps qu’ils revinssent! AMELFA. Ils ne vont pas revenir: Notre roi les fit mourir. LE PEUPLE (avec effroi). Sa justice est implacable! Étaient-ils donc bien coupables? AMELFA (avec indifférence). Ils sont mal tombés, voilà! (Sur un ton de menace.) Votre tour bientôt viendra! LE PEUPLE (ils se grattent la nuque et sourient stupidement). Notre roi est seul le Maître! Nous devons tous nous soumettre! (On entend le son des trompettes.) AMELFA. Ils viennent. Tournoyez, sautez! Montrez votre loyauté Par des bonds et des grimaces, Mais n’espérez point de grâces! (Les menaçant du doigt, elle rentre dans le palais. Dans la rue commence le cortège triomphal. D’abord, les miliciens du roi, avec des airs importants et fanfarons; puis, la suite de la REINE DE CHÉMAKHA, bariolée et bizarre, comme sortie d’un conte oriental: certains personnages n’ont qu’un oeil, au milieu du front; d’autres ont des cornes, d’autres des têtes de chiens. Géants, nains. Éthiopiens grands et petits, esclaves voilées portant des cassettes et des vaisseaux précieux. Cette pompe insolite dissipe pour un instant l’anxiété du peuple. Tous s’amusent comme des enfants.--Le cortège de la reine.) (LE ROI et LA REINE apparaissent sur leur char doré. LE ROI paraît vieilli. Il a perdu sa prestance majestueuse. Son air est soucieux. Il regarde continuellement, avec tendresse, LA REINE. Celle-ci s’est capricieusement tournée de côté et trahit de temps en temps par ses gestes brusques, un énervement caché. La foule se trémousse, saute, tournoie, pousse de joyeuses acclamations.) LE PEUPLE. Soyez bienvenus! Hourra! Longue vie à notre roi! Hourra! Hourra! Vois tes serviteurs fidèles, Dévoués et pleins de zèle, Prêts à t’obéir toujours, Afin d’embellir tes jours. Nous nous mettrons à quatre pattes Pour te dilater la rate. Nous nous flanquerons des coups. Le spectacle sera doux. Nous ne sommes sur la terre Que pour t’obéir, te plaire, Que pour être tes jouets, Tes esclaves dévoués! (Sur le perron d’une des maisons apparaît L’ASTROLOGUE, toujours vêtu de sa robe bleue et la tête couverte de son bonnet.--Ayant aperçu L’ASTROLOGUE, LA REINE l’examine longuement et avec attention.--LE ROI s’apprête à descendre, mais LA REINE le retient, et, désignant du doigt L’ASTROLOGUE.) LA REINE (d’un ton inquiet). Quel est donc ce personnage? Il a l’air fort grave et sage. (La foule recule devant L’ASTROLOGUE et attend, silencieuse. LA REINE observe toujours L’ASTROLOGUE. Coup de tonnerre lointain.) LE ROI DODÔN (joyeux de reconnaître son vieil ami). Hé, bonjour, devin prudent, Mon ami, mon confident! Dis-nous, en ce jour propice, Tes désirs, qu’ils s’accomplissent. (L’ASTROLOGUE traverse la foule et s’approche du char royal. Il ne quitte point des yeux LA REINE.) L’ASTROLOGUE. Roi sublime, j’obéis! Liquidons en bons amis. Hier, en ta reconnaissance, Tu promis sans réticence D’exaucer mon premier voeu: Voici donc ce que je veux: Sans tarder tiens ta promesse, Fais moi don de la princesse. LE ROI DODÔN. Par le diable! C’est ainsi? Ma réponse, la voici: L’insolence est par trop grande, Polisson! je te commande De vider sans plus ces lieux. Chassez-moi d’ici ce vieux! (Les gardes entraînent le vieillard, qui se débat.) L’ASTROLOGUE. C’est donc la... LE ROI DODÔN (furieux.) Quoi, tu discutes? Tu veux entamer la lutte? (Il lui applique un coup de sceptre sur la tête. L’ASTROLOGUE tombe inanimé et rend l’esprit. Frémissement dans l’assistance. Des nuages voilent le soleil; le tonnerre gronde.) LA REINE (à part, éclate de rire). Hihihi! Hahahaha! Que c’est drôle, tout cela! (DODÔN est fort troublé, mais il continue de regarder LA REINE en souriant.) LE ROI DODÔN (avec une terreur superstitieuse). Juste avant le mariage! C’est un bien mauvais présage... Ce sang... Un malheur s’ensuivra... LA REINE (sèchement). Hé bien, qui vivra verra, Voilà tout! LE ROI DODÔN (tranquillisé et avec ivresse). Par nos caresses Célébrons notre allégresse. (Il veut embrasser LA REINE, mais elle le repousse avec fureur et dégoût). LA REINE. Disparais, monstre hideux, Toi et ton peuple odieux! C’est assez! ton âme immonde Trop longtemps souilla le monde. Tu souris, vieux scélérat, Mais ton châtiment viendra! LE ROI DODÔN (avec un sourire contraint). Ma princesse, tu plaisantes... LA REINE. Non, plus à l’heure présente. (Ils montent l’escalier.) LA VOIX DU COQ. Cocoricocou! Je te percerai d’un coup. CHOEUR. Kchi! Kchi! Kchi! Kchi! (Subitement, LE COQ s’envole de sa flèche et voltige au-dessus de la foule. Tous, épouvantés, agitent les bras pour le chasser.--LE COQ donne un grand coup de bec sur la tête du ROI, qui tombe mort. Épouvante générale: violent coup de tonnerre.--Une obscurité complète se fait pour un moment, durant lequel on entend le rire tranquille de LA REINE.) LA VOIX DE LA REINE. Hihihihi! Hahahaha! (Quand la nuit s’est dissipée, on ne voit plus LA REINE, ni LE COQ.) LE PEUPLE (avec stupéfaction). Où donc est la reine? Envolée! Ah! notre âme est affolée... (avec espoir.) Mais le roi? (Tristement.) Il est bien mort. Quel invraisemblable sort. (Écrasé de douleur, LE PEUPLE entier entonne une lamentation funèbre.) Il est mort... O peine amère! Notre prince! Notre père! Notre seigneur sans pareil, Qui brillait comme un soleil! Il était prudent, sagace, Paresseux, rêveur, bonasse! Sa colère était terrible, Sa fureur incoercible. Il nous frappait comme un sourd Plus souvent qu’à notre tour. Mais l’orage enfin passé, L’on pouvait se prélasser Sous son ombre tutélaire; Il était pour nous un père. (avec un profond désespoir.) Quel terrible désarroi! Qui va nous donner un roi? (Ils s’écroulent par terre et sanglotent.) Epilogue. (L’ASTROLOGUE, écartant le rideau, se présente.) L’ASTROLOGUE (aux spectateurs). Nobles spectateurs, mes frères, Ce dénouement sanguinaire Ne doit point vous émouvoir. Ceux que vous venez de voir N’étaient que de vains fantômes. Sachez que dans le royaume De Dodôn, la reine et moi, Étions seuls humains... voilà! (Il salue et disparaît.) Source: http://www.poesies.net