Trois Essais. Par Paul Valéry. (1871-1945) TABLE DES MATIERES Le Fait Historique. Note Sur L’Idée De Dictature. Au Sujet De La Dictature. Notes. Le Fait Historique. (1) Je vous dirai d’abord le souvenir d’un souvenir: Le discours si remarquable et si plein que nous venons d’entendre m’a rappelé une petite scène que m’a contée jadis le grand peintre Degas. Il me dit qu’étant tout enfant, sa mère, un jour, le conduisit rue de Tournon, faire visite à Mme Le Bas, veuve du fameux conventionnel qui, le neuf thermidor, se tua d’un coup de pistolet. La visite achevée, ils se retiraient à petits pas, accompagnés jusqu’à la porte par la vieille dame, quand Mme Degas tout à coup s’arrêta, vivement émue. Lâchant la main de son fils, elle désigna les portraits de Robespierre, de Couthon, de Saint-Just, qu’elle venait de reconnaître sur les murs de l’antichambre, et elle ne put se tenir de s’écrier avec horreur: «Quoi!... Vous gardez encore ici les visages de ces monstres!» -«Tais-toi, Célestine! répliqua ardemment Mme Le Bas, Tais-toi... C’étaient des saints!» Voilà, chers jeunes gens, qui se rapporte sans effort à ce que nous disait M. Lanson. Votre maître, en peu de mots, vous a rendu présent et saisissant le contraste des sentiments de quelques historiens du premier ordre sur les hommes et les événements de la Révolution Française. Il vous a montré que ces connaisseurs de la Terreur s’accordaient entre eux précisément comme Danton s’accordait avec Robespierre, -quoiqu’avec des conséquences moins rigoureuses. Je ne dis pas que les mouvements de l’âme ne soient pas aussi absolus chez les écrivains qu’ils le sont chez ceux qui agissent; mais c’est qu’en temps normal la guillotine, heureusement, n’est pas à la disposition des historiens. Je ne vous cacherai point cependant, que si le sens profond des querelles spéculatives et des polémiques même littéraires, était recherché, poursuivi dans les coeurs par une analyse assez acharnée, il n’y a pas de doute que l’on trouverait à la racine de nos opinions et de nos thèses favorites, je ne sais quel principe de décisions implacables, je ne sais quelle obscure et aveugle volonté d’avoir raison par extermination de l’adversaire. Les convictions sont naïvement et secrètement meurtrières. Vous avez donc vu, par le rapprochement de citations et de formules précises, comment de différents esprits, procédant de mêmes données, exerçant leurs vertus critiques et leurs talents d’organisation imaginative sur les mêmes documents, -et d’ailleurs animés, (je l’espère), d’un désir identique de rejoindre le vrai, -toutefois se divisent, s’opposent, se repoussent, à peu près aussi violemment que des factions politiques. Historiens ou partisans, hommes d’étude, hommes d’action, se font à demi consciemment, à demi inconsciemment, infiniment sensibles à certains faits ou à certains traits, -parfaitement insensibles à d’autres, qui gênent ou ruinent leurs thèses; et ni le degré de culture de ces esprits, ni la solidité ou la plénitude de leur savoir, ni même leur loyauté, ni leur profondeur, ne semblent avoir la moindre influence sur ce qu’on peut nommer leur puissance de dissentiment historique. Que nous écoutions Mme Degas ou Mme Le Bas, ou le noble, le pur et le tendrement sévère Joseph de Maistre; ou le grand et brûlant Michelet; ou Taine, ou Tocqueville, ou M. Aulard ou M. Mathiez, - autant de personnes, autant de certitudes; autant de regards, autant de lectures des textes. Chaque historien de l’époque tragique nous tend une tête coupée qui est l’objet de ses préférences. Quoi de plus remarquable que de tels désaccords persistent, en dépit de la quantité et de la qualité du travail dépensé sur les mêmes vestiges du passé; et que même ils s’accusent, et que les esprits s’endurcissent de plus en plus, et se séparent les uns des autres par ce même travail qui les devrait conduire au même jugement? On a beau faire croître l’effort, varier les méthodes, élargir ou resserrer le champ de l’étude, examiner les choses de très haut, ou pénétrer la structure fine d’une époque, dépouiller les archives des particuliers, les papiers de famille, les actes privés, les journaux du temps, les arrêtés municipaux; ces divers développements ne convergent pas, ne trouvent point une idée unique pour limite. Ils ont chacun pour terme la nature et le caractère de leurs auteurs, et il n’en résulte jamais qu’une évidence, qui est l’impossibilité de séparer l’observateur de la chose observée, et l’histoire de l’historien. Il est cependant des points dont tout le monde convient. Il est dans chaque livre d’histoire certaines propositions sur quoi les acteurs, les témoins, les historiens et les partis s’accordent. Ce sont des coups heureux, de véritables accidents; et c’est l’ensemble de ces accidents, de ces exceptions remarquables, qui constitue la partie incontestable de la connaissance du passé. Ces accidents d’accord, ces coïncidences de consentements définissent les «faits historiques», mais ils ne les définissent pas entièrement. Tout le monde consent que Louis XIV soit mort en 1715. Mais il s’est passé en 1715 une infinité d’autres choses observables, qu’il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de bibliothèques pour conserver à l’état écrit. Il faut donc choisir, c’est-à-dire convenir non seulement de l’existence, mais encore de l’importance du fait; et cette convention est capitale. La convention d’existence signifiait que les hommes ne peuvent croire que ce qui leur paraît le moins affecté d’humanité, et qu’ils considèrent leur accord comme assez improbable pour éliminer leurs personnalités, leurs instincts, leurs intérêts, leur vision singulière, -sources d’erreur et puissances de falsification. Mais puisque nous ne pouvons tout retenir, et qu’il faut se tirer de l’infini des faits par un jugement de leur utilité ultérieure relative, cette décision sur l’importance introduit de nouveau, et inévitablement, dans l’oeuvre historique, cela même que nous venions de chercher à éliminer. Comme diraient vos camarades de Philosophie, l’importance est toute subjective. L’importance est à notre discrétion, comme l’est la valeur des témoignages. On peut raisonnablement penser que la découverte des propriétés du Quinquina est plus importante que tel traité conclu vers la même époque; et, en effet, en 1932, les conséquences de cet instrument diplomatique peuvent être totalement perdues et comme diffuses dans le chaos des événements, tandis que la fièvre est toujours reconnaissable, que les régions paludéennes du globe sont de plus en plus visitées ou exploitées, et que la quinine fut peut-être indispensable à la prospection et à l’occupation de toute la terre, qui est, à mes yeux, le fait dominant de notre siècle. Vous voyez que je fais, moi aussi, mes conventions d’importance. L’histoire, d’ailleurs, exige et implique bien d’autres parti- pris. Par exemple, parmi les règles de son jeu, il en est une dont on croit si aisément qu’elle est significative par elle-même, et utilisable sans nulle précaution, qu’il m’est arrivé de faire scandale pour avoir voulu, il y a quelque temps, en chercher l’exacte expression. Oserai-je vous parler de la Chronologie, jadis reine cruelle des examens? Oserai-je troubler votre jeune notion de la causalité, vous rappeler le vieux sophisme: Post hoc, ergo propter hoc, qui joue un beau rôle en histoire? Vais-je vous dire que la suite des millésimes a la grande et restreinte valeur de l’ordre alphabétique, et que d’ailleurs la succession des événements ou leur simultanéité n’ont de sens que dans chaque cas particulier, et dans les enceintes où ces événements puissent, au regard de quelqu’un, agir ou retentir les uns sur les autres? J’aurais peur d’étonner et de choquer si j’insinuais devant vous qu’un Micromégas, qui vagabonderait au hasard dans le Temps, et qui, de l’antique Alexandrie, prise au moment de son grand éclat, tomberait dans un village africain ou dans tel hameau de la France actuelle, devrait nécessairement supposer que la brillante capitale des Ptolomées est de trois ou quatre mille ans postérieure à l’agglomération de cases ou de masures dont les habitants sont nos contemporains. Toutes ces conventions sont inévitables. Je ne critique que la négligence qui ne les rend pas explicites, conscientes, sensibles à l’esprit. Je regrette que l’on n’ait pas fait pour l’histoire ce que les sciences exactes ont fait sur elles-mêmes, quand elles ont revisé leurs fondements, recherché avec le plus grand soin leurs axiomes, numéroté leurs postulats. C’est peut-être que l’Histoire est surtout Muse, et qu’on préfère qu’elle le soit. Dès lors, je n’ai plus rien à dire... J’honore les Muses. C’est aussi que le Passé est chose toute mentale. Il n’est qu’images et croyance. Remarquez que nous usons d’une sorte de procédé contradictoire pour nous former les diverses figures des différentes époques: d’une part, nous avons besoin de la liberté de notre faculté de feindre, de vivre d’autres vies que la nôtre; d’autre part, il faut bien que nous gênions cette liberté pour tenir compte des documents, et nous nous contraignons à ordonner, à organiser ce qui fut au moyen de nos forces et de nos formes de pensée et d’attention, qui sont choses essentiellement actuelles. Observez ceci sur vous-mêmes: Toutes les fois que l’histoire vous saisit, que vous pensez historiquement, que vous vous laissez séduire à revivre l’aventure humaine de quelque époque révolue, l’intérêt que vous y prenez est tout soutenu du sentiment que les choses eussent pu être tout autres, tourner tout autrement. À chaque instant, vous supposez un autre instant-suivant que celui qui suivit: à chaque présent imaginaire où vous vous placez, vous concevez un autre avenir que celui qui s’est réalisé. «Si Robespierre l’eût emporté? -Si Grouchy fût arrivé à temps sur le terrain de Waterloo? -Si Napoléon avait eu la marine de Louis XVI et quelque Suffren...» Si... Toujours Si. Cette petite conjonction Si est pleine de sens. En elle réside peut-être le secret de la plus intime liaison de notre vie avec l’histoire. Elle communique à l’étude du passé l’anxiété et les ressorts d’attente qui nous définissent le présent. Elle donne à l’histoire les puissances des romans et des contes. Elle nous fait participer à ce suspens devant l’incertain, en quoi consiste la grande sensation des grandes vies, celle des nations pendant la bataille où leur destin est en jeu, celle des ambitieux à l’heure où ils voient que l’heure suivante sera celle de la couronne ou de l’échafaud, celle de l’artiste qui va dévoiler son marbre ou donner l’ordre d’ôter les cintres et les étais qui soutiennent encore son édifice... Si l’on abstrait de l’histoire cet élément de temps vivant, on trouve que sa substance même, l’histoire... pure, celle qui ne serait composée que de faits, de ces faits incontestés dont j’ai parlé, -serait tout insignifiante, -car les faits, par eux-mêmes, n’ont pas de signification. On vous dit quelquefois: Ceci est un fait. Inclinez-vous devant le fait. C’est dire: Croyez. Croyez, car l’homme ici n’est pas intervenu, et ce sont les choses mêmes qui parlent. C’est un fait. Oui. Mais que faire d’un fait? Rien ne ressemble plus qu’un fait aux oracles de la Pythie, ou bien à ces rêves royaux que les Joseph et les Daniel, dans la Bible, expliquent aux monarques épouvantés. En histoire, comme en toute matière, ce qui est positif est ambigu. Ce qui est réel se prête à une infinité d’interprétations. C’est pourquoi un de Maistre et un Michelet sont également possibles; et c’est pourquoi, peut-être, quand ils spéculent sur le passé, ils s’assimilent à des oracles, à des devins, à des prophètes, dont ils épousent l’envergure et empruntent la sublimité de langage; cependant qu’ils confèrent à ce qui fut, toute la vivante profondeur qui n’appartient véritablement qu’à l’avenir. Ainsi revoir et prévoir, ressaisir dans le passé et pressentir, se ressemblent fort en nous-mêmes, qui ne pouvons qu’osciller entre des images, et de qui l’éternel présent est comme un battement entre des hypothèses symétriques, l’une qui nous suppose le passé, l’autre qui nous propose un avenir. Vous que j’aperçois devant moi, chers jeunes gens, vous me faites également songer à des temps que je ne verrai pas comme à des temps que je ne verrai plus. Je vous vois, et je me revois, à votre âge, et je suis tenté de prévoir. Je vous ai tenu trop longuement des propos, sur l’histoire, et j’allais oublier de vous dire l’essentiel, et le voici: c’est que la meilleure méthode pour se faire une idée de la valeur et de l’usage de l’histoire, -la meilleure manière d’apprendre à la lire et à s’en servir, -consiste à prendre pour type de la connaissance des événements accomplis, son expérience propre, et à puiser dans le présent le modèle de notre curiosité du passé. Ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons éprouvé en personne, ce que nous fûmes, ce que nous fîmes, -voilà qui doit nous fournir le questionnaire, déduit de notre propre vie, que nous proposerons ensuite à l’histoire de remplir, et auquel elle devra s’efforcer de répondre quand nous l’interrogerons sur les temps que nous n’avons pas vécus. Comment pouvait-on vivre à telle époque? Voilà, au fond, toute la question. Toutes les abstractions et notions que vous trouvez dans les livres sont vaines, si l’on ne vous donne le moyen de les retrouver à partir de l’individu. Mais en se considérant Soi-même, historiquement, -sub specie Historiæ, -on est conduit à un certain problème, de la solution duquel va dépendre immédiatement notre jugement de la valeur de l’Histoire. Si l’Histoire ne se réduit pas à un divertissement de l’esprit, c’est que nous espérons en tirer des enseignements. Nous pensons pouvoir déduire de la connaissance du passé quelque prescience du futur. Rapportons donc cette prétention à l’Histoire de nous-mêmes, et si nous avons déjà vécu quelques dizaines d’années, essayons-nous à comparer ce qui s’est passé à ce que nous pouvions attendre, l’événement à la prévision. J’étais en Rhétorique en 1887. (La Rhétorique, depuis lors, est devenue Première: grand changement dont on pourrait déjà tirer une réflexion infinie). Eh bien, je me demande à présent ce que l’on pouvait prévoir en 87 -il y a quarante-cinq ans, -de ce qui est advenu depuis lors? Remarquez que nous sommes dans les meilleures conditions de l’expérience historique. Nous possédons une quantité peut-être excessive de données: livres, journaux, photographies, souvenirs personnels, témoins encore fort nombreux. L’histoire, en général, ne se construit pas avec un tel luxe de matériaux. Eh bien, que pouvait-on prévoir? Je me borne à poser le problème. Je vous indiquerai seulement quelques traits de l’époque où je faisais ma Rhétorique. En ce temps-là, il y avait dans les rues quantité d’animaux qui ne se voient guère plus que sur les champs de courses, et nulle machine. (Observons ici que d’après certains érudits l’usage du cheval comme tracteur n’entre dans la pratique que vers le XIIIe siècle, et délivre l’Europe du portage, système qui exige des esclaves. Ce rapprochement vous fait concevoir l’automobile comme «fait historique» ). En ce même 87, l’air était rigoureusement réservé aux véritables oiseaux. L’électricité n’avait pas encore perdu le fil. Les corps solides étaient encore assez solides. Les corps opaques étaient encore tout opaques. Newton et Galilée régnaient en paix; la physique était heureuse, et ses repères absolus. Le Temps coulait des jours paisibles: toutes les heures étaient égales devant l’Univers. L’Espace jouissait d’être infini, homogène, et parfaitement indifférent à tout ce qui se passait dans son auguste sein. La Matière se sentait de justes et bonnes lois, et ne soupçonnait pas le moins du monde qu’elle pût en changer dans l’extrême petitesse, -jusqu’à perdre, dans cet abîme de division, la notion même de loi... Tout ceci n’est plus que songe et fumée. Tout ceci s’est transformé comme la carte de l’Europe, comme la surface politique de la planète, comme l’aspect de nos rues, comme mes camarades de lycée -ceux qui vivent encore, -et qu’ayant laissés plus ou moins bacheliers, je retrouve sénateurs, généraux, doyens ou présidents, ou membres de l’institut. On aurait pu prévoir ces dernières transformations; mais les autres? Le plus grand savant, le plus profond philosophe, le politique le plus calculateur de 1887, eussent-ils pu même rêver ce que nous voyons à présent, après quarante-cinq misérables années? On ne conçoit même pas quelles opérations de l’esprit, traitant toute la matière historique accumulée en 87, auraient pu déduire de la connaissance, même la plus savante, du passé, une idée, même grossement approximative, de ce qu’est 1932. C’est pourquoi je me garderai de prophétiser. Je sens trop, et je l’ai dit ailleurs, que nous entrons dans l’avenir à reculons. C’est là, pour moi, la plus certaine et la plus importante leçon de l’Histoire, car l’Histoire est la science des choses qui ne se répètent pas. Les choses qui se répètent, les expériences que l’on peut refaire, les observations qui se superposent, appartiennent à la Physique, et dans quelque mesure, à la Biologie. Mais n’allez pas croire que ce soit sans fruit que l’on médite le passé en ce qu’il a de révolu. Il nous montre, en particulier, l’échec fréquent des prévisions trop précises; et, au contraire, les grands avantages d’une préparation générale et constante, qui, sans prétendre créer ou défier les événements, lesquels sont invariablement des surprises, ou bien développent des conséquences surprenantes, -permet à l’homme de manoeuvrer au plus tôt contre l’imprévu. Vous entrez dans la vie, jeunes gens, et vous vous trouvez engagés dans une époque bien intéressante. Une époque intéressante est toujours une époque énigmatique, qui ne promet guère de repos, de prospérité, de continuité, de sécurité. Nous sommes dans un âge critique, c’est-à-dire un âge où coexistent bien des choses incompatibles, dont les unes et les autres ne peuvent ni disparaître, ni l’emporter. Cet état des choses est si complexe et si neuf que personne aujourd’hui ne peut se flatter d’y rien comprendre; ce qui ne veut pas dire que personne ne s’en flatte. Toutes les notions que nous tenions pour solides, toutes les valeurs de la vie civilisée, tout ce qui faisait la stabilité des relations internationales, tout ce qui faisait la régularité du régime économique; en un mot, tout ce qui limitait assez heureusement l’incertitude du lendemain, tout ce qui donnait aux nations et aux individus quelque confiance dans le lendemain, tout ceci semble fort compromis. J’ai consulté tous les augures que j’ai pu trouver, et dans tous les genres; et je n’ai entendu que des paroles fort vagues, des prophéties contradictoires, des assurances curieusement débiles. Jamais l’humanité n’a réuni tant de puissance à tant de désarroi, tant de soucis et tant de jouets, tant de connaissances et tant d’incertitudes. L’inquiétude et la futilité se partagent nos jours. C’est à vous maintenant, chers jeunes gens, d’aborder l’existence, et bientôt les affaires. La besogne ne manque pas. Dans les arts, dans les lettres, dans les sciences, dans les choses pratiques, dans la politique enfin, vous pouvez, vous devez considérer que tout est à repenser et à reprendre. Il va falloir que vous comptiez sur vous-mêmes beaucoup plus que nous autres n’avions à le faire. Il faut donc armer vos esprits; ce qui ne veut pas dire qu’il suffit de s’instruire. Ce n’est rien que de posséder ce qu’on ne songe même pas à utiliser, à annexer à sa pensée. Il en est des connaissances comme des mots. Un vocabulaire restreint, mais dont on sait former de nombreuses combinaisons vaut mieux que trente mille vocables qui ne font qu’embarrasser les actes de l’esprit. Je ne vais pas vous offrir quelques conseils. Il ne faut en donner qu’aux personnes très âgées, et la jeunesse s’en charge assez souvent. Laissez-moi cependant vous prier d’entendre encore une ou deux remarques. La vie moderne tend à nous épargner l’effort intellectuel comme elle fait l’effort physique. Elle remplace, par exemple, l’imagination par les images, le raisonnement par les symboles et les écritures, ou par des mécaniques; et souvent par rien. Elle nous offre toutes les facilités, tous les moyens courts d’arriver au but sans avoir fait le chemin. Et ceci est excellent: mais ceci est assez dangereux. Ceci se combine à d’autres causes, que je ne vais pas énumérer, pour produire, -comment dirais-je, -une certaine diminution générale des valeurs et des efforts dans l’ordre de l’esprit. Je voudrais me tromper; mais mon observation est fortifiée malheureusement par celles que font d’autres personnes. La nécessité de l’effort physique ayant été amoindrie par les machines, l’athlétisme est venu très heureusement sauver et même exalter l’être musculaire. Il faudrait peut-être songer à l’utilité de faire pour l’esprit ce qui a été fait pour le corps. Je n’ose vous dire que tout ce qui ne demande aucun effort n’est que temps perdu. Mais il y a quelques atomes de vrai dans cette formule atroce. Voici enfin mon dernier mot: l’Histoire, je le crains, ne nous permet guère de prévoir; mais associée à l’indépendance de l’esprit, elle peut nous aider à mieux voir. Regardez bien le monde actuel, et regardez la France. Sa situation est singulière: elle est assez forte et elle est considérée sans grande amitié. Il importe qu’elle ne compte que sur elle-même. C’est ici que l’Histoire intervient pour nous apprendre que nos querelles intestines nous ont toujours été fatales. Quand la France se sent unie, il n’y a pas à entreprendre contre elle. Note Sur L’Idée De Dictature. (2) Je ne sais presque rien de la politique pratique, où je présume que l’on trouve tout ce que je fuis. Rien ne doit être si impur, c’est-à-dire si mêlé de choses dont je n’aime pas la confusion, comme la bestialité et la métaphysique, la force et le droit, la foi et les intérêts, le positif et le théâtral, les instincts et les idées... Mais c’est là faire le procès de l’homme, sans doute... Je n’ai donc pas la moindre qualité pour introduire un ouvrage comme celui-ci, dans lequel, sous forme d’entretiens, un homme d’État en possession du pouvoir développe ses pensées et ses desseins et explique ses actes. Peut-être M. Antonio Ferro qui m’a demandé d’écrire ici quelques lignes de préambule, a-t-il recherché le contraste et voulu joindre à des considérations autorisées et inspirées par l’expérience, quelques vues spéculatives, -et la naïve expression de l’effet que produit sur un simple particulier le spectacle d’un gouvernement personnel de type moderne? Mais je me bornerai à essayer de concevoir devant le lecteur l’état naissant d’une Dictature. Tout système social est plus ou moins contre-nature, et la nature, à chaque instant, travaille à reprendre ses droits. Chaque être vivant, chaque individu, chaque tendance s’efforce de rompre ou de désagréger le puissant appareil d’abstractions, le réseau de lois et de rites, l’édifice de conventions et de consentements qui définit une société organisée. Les personnes, les intérêts groupés, les sectes, les partis minent, corrompent, dissolvent, chacun selon ses besoins et ses moyens, l’ordonnance et la substance de l’État. Tant que les abus, les erreurs, les défaillances, qui, sous tous les régimes possibles, existent et ne peuvent pas ne pas exister, n’altèrent pas le principe même de vie de cette entité (qui est la confiance dans son crédit et la croyance à la supériorité de ses forces), l’opinion n’est pas excessivement émue des incidents fâcheux qui se produisent, et qui, promptement résorbés, démontrent la solidité profonde des institutions bien plus qu’ils ne la compromettent. Mais il peut venir un moment que le seuil de la conscience générale est atteint, et qu’il devient impossible à la plupart de songer à leurs affaires particulières sans qu’ils y trouvent quelque difficulté imputable aux vices de l’État. Quand donc les circonstances générales sont assez inquiétantes pour affecter sensiblement les vies privées, que la chose publique paraît le jouet des événements; quand la confiance dans les hommes et les institutions est exténuée et que le fonctionnement des administrations, la marche des services, l’application des lois semblent livrés au caprice, à la faveur ou à la routine; quand les partis se disputent la jouissance et les avantages inférieurs du pouvoir plutôt que les moyens qu’il offre d’ordonner une nation à quelque idée, -ces sensations de désordre et de trouble ne manquent jamais d’exciter dans ceux qui les éprouvent et qui ne tirent aucun profit d’une telle dissolution, l’image d’un état tout opposé, et bientôt, -de ce qu’il faudrait faire pour qu’il s’établît. Le régime ne tient plus alors que par trois points: les forces des intérêts particuliers qui se sont liés à son existence; l’incertitude et la crainte de l’inconnu; l’absence d’une idée du lendemain, unique et assez précise (ou de l’homme qui représenterait cette idée). L’image d’une Dictature est la réponse inévitable (et comme instinctive) de l’esprit quand il ne reconnaît plus dans la conduite des affaires, l’autorité, la continuité, l’unité, qui sont les marques de la volonté réfléchie et de l’empire de la connaissance organisée. Cette réponse est un fait incontestable. Il n’est pas dit qu’elle ne comporte pas de grandes illusions sur l’étendue et la profondeur du pouvoir d’action de la puissance politique; mais elle est la seule qui puisse se former à la rencontre de la pensée et de la confusion des circonstances publiques. Tout le monde alors pense Dictature, consciemment ou non; chacun se sent dans l’âme un dictateur à l’état naissant. C’est là un effet premier et spontané, une sorte d’acte réflexe, par lequel le contraire de ce qui est s’impose comme besoin indiscutable, unique et entièrement déterminé. Il s’agit d’ordre et de salut publics; il faut atteindre ces objets au plus vite, par le plus court, et à tout prix. Seul, un MOI peut s’y employer. La même idée (sans se proposer aussi expressément) est au moins imminente dans tous ceux qui songent à réformer ou à refaire la société selon un plan théorique dont l’entreprise exigerait des modifications profondes et simultanées dans les lois, les moeurs, et même les coeurs. Dans les deux cas, l’on attribue une fin bien déterminée à la société: on fait une assimilation, plus ou moins légitime, mais inévitable, d’un ensemble d’êtres vivants à une construction ou à un mécanisme qui doit satisfaire à des conditions définissables et manifester en toute occasion l’ordre et la suite volontaire d’une pensée. En somme, dès que l’esprit ne se reconnaît plus, -ou ne reconnaît plus ses traits essentiels, son mode d’activité raisonnée, son horreur du chaos et du gaspillage des forces -dans les fluctuations et les défaillances d’un système politique, il imagine nécessairement, il souhaite instinctivement l’intervention la plus prompte de l’autorité d’une seule tête, car ce n’est que dans une tête seule que la correspondance nette des perceptions, des notions, des réactions et des décisions est concevable, peut s’organiser et tendre à imposer aux choses des conditions et des arrangements intelligibles. Tout régime, tout gouvernement est exposé à ce jugement par l’esprit: l’idée dictatoriale se dessine aussitôt que l’action ou l’abstention du pouvoir paraissent à l’esprit inconcevables et incompatibles avec l’exercice de sa raison. D’ailleurs, quand la dictature est instituée, et si la puissance de la pensée est, dans le dictateur, à la hauteur de sa puissance politique, l’esprit, doublement souverain, tente de porter au plus haut point l’intelligibilité du système social qu’il est en possession de modifier. Bonaparte, Premier Consul, entre dans la salle où son Conseil d’État discutait assez confusément de l’organisation administrative de la France. Il détache son sabre, et s’assied sur le coin de la table. Il écoute un moment. Puis, d’un regard créant tout à coup le silence, une sorte d’inspiration l’animant, il improvise (ou fait montre d’improviser) tout un plan dont les auditeurs, moins accoutumés à créer qu’à ergoter, demeurent à demi ravis, à demi choqués. L’enchanteur impérieux leur développe une idée simple et extraordinaire, qui semble se découvrir à lui-même à mesure qu’il la tire de son attente et la presse de sa parole étrange et nerveuse. Il leur dit qu’il prendra pour modèle des institutions organiques à créer, la structure et les fonctions qu’il observe dans sa propre faculté de penser et de se déterminer, -qu’il constituera l’administration de manière que l’État possédât distinctement les moyens ou organes de perception, d’élaboration, et d’exécution, qui assurent la vie d’un être dont l’esprit lucide et positif est servi par des sens et des muscles constamment exercés. Mais toute politique tend à traiter les hommes comme des choses, - puisqu’il s’agit toujours de disposer d’eux conformément à des idées suffisamment abstraites pour qu’elles puissent, d’une part, être traduites en actions, ce qui exige une extrême simplification de formules; d’autre part, s’appliquer à une diversité indéterminée d’individus inconnus. Le politique se représente ces unités comme des éléments arithmétiques puisqu’il se propose d’en disposer. Même l’intention sincère de laisser à ces individus le plus de liberté possible, et de leur offrir à chacun quelque part du pouvoir, conduit à leur imposer, en quelque manière, ces avantages, dont il arrive, parfois, qu’ils ne veulent guère, et parfois qu’ils pâtissent indirectement. On a vu des peuples se plaindre d’avoir été libérés. De toute façon, l’esprit ne peut, quand il s’occupe des «hommes», que les réduire à des êtres en état de figurer dans ses combinaisons. Il n’en retient que les propriétés nécessaires et suffisantes qui lui permettent de poursuivre un certain «idéal» (d’ordre, de justice, de puissance ou de prospérité...) et de faire d’une société humaine une sorte d’oeuvre, dans laquelle il se reconnaisse. Il y a de l’artiste dans le dictateur, et de l’esthétique dans ses conceptions. Il faut donc qu’il façonne et travaille son matériel humain, et le rende disponible pour ses desseins. Il faut que les idées des autres soient émondées, élaborées, unifiées; il faut que leur «spontanéité» soit insidieusement séduite, pourvue de formules simples et fortes qui répondent à tout et préviennent en eux toute objection; leurs sentiments rééduqués, etc. (Mais il faut cependant ne pas leur refuser ni détruire en eux ce qui doit y subsister d’initiative pour que l’oeuvre que l’esprit poursuit ne souffre pas d’un excès de soumission et d’inertie chez ses agents.) Par là, l’esprit (politique), qui s’oppose dans tous les cas à l’homme, auquel il conteste sa liberté, sa complexité et sa variabilité, atteint, sous un régime dictatorial, la plénitude de son développement. Sous ce régime, -qui n’est, comme on l’a dit, -que la réalisation la plus complète d’une intention impliquée dans toute pensée politique, -l’esprit est possédé au degré suprême du désir de s’appliquer, avec toute sa volonté de travail bien fait, à son oeuvre, et d’accomplir, aussi puissamment que possible, l’acte de l’un contre tous par tous, et idéalement pour tous, qui est caractéristique de sa nature et qu’exige de lui le spectacle des désordres humains. Il se pose donc en conscience supérieure et introduit dans la pratique du pouvoir le contraste et les relations de subordination qui existent dans chaque individu entre la volonté réfléchie, ordonnée à une fin et entretenue, et l’ensemble des «automatismes» de tout genre. L’esprit traitera donc les esprits par le dressage et l’assouplissement des puissances inférieures qui les pénètrent et réduisent: la peur, la faim, les mythes, l’éloquence, les rythmes et images, -et parfois les raisonnements. Tous ces moyens fondés sur l’exploitation de la sensibilité seront par lui saisis et tournés à son service. Dans les types modernes de dictature, la jeunesse, et même l’enfance, sont l’objet d’une attention et d’un travail de formation tout particuliers. L’ordre alors régnera; et certains biens très sensibles seront assurés à la masse de la population, -les uns, réels; les autres, imaginaires. Les actes du pouvoir paraîtront convergents et rationnels, même si leur énergie va quelquefois à la rigueur. Les instincts de conservation et d’accroissement collectifs qui se trouvent diffus dans un peuple se trouveront composés, précisés, définis à l’état d’idées et de projets dans cette tête unique, en qui le mépris de la foule visible et manoeuvrée peut se combiner curieusement avec le culte de la forme historique nationale dont cette foule est la matière momentanée. On voit qu’il suffit de penser à la vie d’ensemble des hommes et de la considérer comme devant s’organiser sur un modèle intelligible pour que l’idée dictatoriale soit conçue. Elle point dès que l’opinion s’étonne de ne pas comprendre l’action ou l’inaction du pouvoir. Un dictateur peut donc être (et est assez souvent) un homme intimement contraint à s’emparer de ce pouvoir, -comme le spectateur d’un jeu trop mal joué se sent une fureur de bousculer l’incapable et de prendre sa place. Il s’installe et poursuit la concentration dans sa pensée de tous les éléments ou germes dictatoriaux qui étaient latents ou naissants dans une quantité de têtes. Il élimine ou isole tous ceux qui ne lui abandonnent point leur propre élément dictatorial. Il demeure seule volonté libre, seule pensée intégrale, seul possesseur de la plénitude de l’action, seul être jouissant de toutes les propriétés et prérogatives de l’esprit, en présence d’un nombre immense d’individus réduits indistinctement -quelle que soit leur valeur personnelle -à l’état de moyens ou de matière, -car il n’y a pas un autre nom pour toute chose que l’intelligence peut prendre pour son objet. Au Sujet De La Dictature. (3) Toute politique, même la plus grossière, implique quelque idée de l’homme, et quelque idée d’une société. On ne peut concevoir une société, sa durée, sa cohésion, ses défenses contre les causes externes ou internes qui tendent à la corrompre, qu’au moyen de figures empruntées à la connaissance que nous avons de systèmes matériels ou d’êtres vivants, et de leur fonctionnement. On use plus ou moins consciemment de la notion plus ou moins savante que l’on a de machines ou d’organismes qui sont, les uns et les autres, des assemblages complexes auxquels nous donnons ou supposons une fin. On parlait du char ou du vaisseau de l’État; on parle de leviers, de forces, de rouages; ou bien d’action, de coordination, de périls, de remèdes, de croissance ou de décadence, pour parler de certaines liaisons et de certains événements qui dépendent d’un nombre immense d’hommes. Ces images valent ce qu’elles valent, (mais comment penser sans de tels moyens?) Les unes et les autres introduisent des idées d’ordre et de désordre, de bon ou de mauvais fonctionnement, et donc, nous permettent de juger et de critiquer tantôt la structure du mécanisme supposé; tantôt la personne, (ou les personnes), qui paraissent le surveiller ou le conduire. (Ici peuvent s’insinuer de grandes illusions sur la portée et la réalité du pouvoir politique, sur le pouvoir du Pouvoir, lequel semble toujours d’autant plus grand et plus certain que l’on en est plus éloigné...) * * * Or il arrive parfois et partout que les circonstances fassent craindre pour l’existence de la machine ou de l’organisme dont il s’agit. Des vices de construction, des erreurs de conduite, des événements auxquels il n’était pas fait pour résister, troublent son ordre, compromettent les biens ou les vies des hommes qui en sont les éléments. Ils constatent que rien ne va et que rien ne se fait; que le danger s’accroît, que l’impression d’impuissance, de ruine imminente s’impose et se fortifie: chacun se sent enfin sur un navire en perdition... C’est alors que se forme inévitablement dans les esprits l’idée du contraire de ce qui est, l’idée complémentaire de la dispersion, de la confusion, de l’indécision... Ce contraire est nécessairement Quelqu’un. Ce Quelqu’un germe en tous. * * * Comme la faim engendre la vision de mets succulents, et la soif celle de breuvages délicieux, ainsi dans l’attente anxieuse d’une crise, le danger pressenti excite le besoin de voir agir et de comprendre les actes du pouvoir, et développe chez la plupart l’image d’une action puissante, prompte, résolue, délivrée de tous les obstacles de convention et de toutes les résistances passives. Cette action ne peut appartenir qu’à un seul. Ce n’est que dans une tête seule que la vision nette de la fin et des moyens, les transformations des notions en décisions, la coordination la plus complète se peuvent produire. Il y a une sorte de simultanéité et de réciprocité des facteurs du jugement et une sorte de force décisive dans les résolutions qui ne se trouvent jamais dans la pluralité délibérante. Si donc la dictature est instituée, si l’Unique prend le pouvoir, la conduite des affaires publiques portera toutes les marques de la volonté concentrée et réfléchie, et le style d’une certaine personne sera empreint dans tous les actes du gouvernement, cependant que l’État sans visage et sans accent ne se manifeste que comme une entité inhumaine, une émanation abstraite, d’origine statistique ou traditionnelle, qui procède soit par routine, soit par tâtonnements infinis. En vérité, ce doit être une jouissance extraordinaire, (comme c’est pour l’observateur un spectacle prodigieusement captivant), que de joindre la puissance avec la pensée, de faire exécuter par un peuple ce que l’on a conçu à l’écart; et parfois de modifier à soi seul, et pour une longue durée, le caractère d’une nation, comme le fit jadis le plus profond des dictateurs, Cromwell, monstre et merveille aux yeux de Pascal et de Bossuet, qui transforma l’âme énergique de l’Angleterre. * * * Le dictateur demeure enfin seul possesseur de la plénitude de l’action. Il absorbe toutes les valeurs dans la sienne, réduit aux siennes toutes les vues. Il fait des autres individus des instruments de sa pensée, qu’il entend qu’on croie la plus juste et la plus perspicace puisqu’elle s’est montrée la plus audacieuse et la plus heureuse dans le moment du trouble et de l’égarement public. Il a bousculé le régime impuissant ou décomposé, chassé les hommes indignes ou incapables; avec eux, les lois ou les coutumes qui produisaient l’incohérence, les lenteurs, les problèmes inutiles énervaient les ressorts de l’État. Parmi ces choses dissipées, la liberté. Beaucoup se résignent aisément à cette perte. Il faut avouer que la liberté est la plus difficile des épreuves que l’on puisse proposer à un peuple. Savoir être libres n’est pas également donné à tous les hommes et à toutes les nations, et il ne serait pas impossible de les classer selon ce savoir. Davantage, la liberté dans notre temps n’est, et ne peut être, pour la plupart des individus, qu’apparence. Jamais l’État, même le plus libéral par l’essence et les affirmations, n’a plus étroitement saisi, défini, borné, scruté, façonné, enregistré les vies. Jamais le système général de l’existence n’a pesé si fortement sur les hommes, les réduisant par des horaires, par la puissance des moyens physiques que l’on fait agir sur leur sens, par la hâte exigée, par l’imitation imposée, par l’abus de la série, etc, à l’état de produits d’une certaine organisation qui tend à les rendre aussi semblables que possible jusque dans leurs goûts et dans leurs divertissements. Nous sommes des esclaves d’un fonctionnement dont les gênes ne cessent de croître, grâce aux moyens que nous nous créons d’agir de plus en plus largement sur les milieux communs de la vie. L’amateur de vitesse gêne l’amateur de vitesse, et il en est ainsi des amateurs d’ondes entre eux, des amateurs de plages ou de montagne. Si l’on joint à ces contraintes, nées des interférences de nos plaisirs, celles qu’imposent au plus grand nombre les disciplines modernes du travail, on trouvera que la dictature ne fait qu’achever le système de pressions et de liaisons dont les modernes, dans les pays politiquement les plus libres, sont les victimes, plus ou moins conscientes. Quoi qu’il en soit, l’état dictatorial installé se résume en une division simple de l’organisation d’un peuple: un homme, d’une part, assume toutes les fonctions supérieures de l’esprit: il se charge du bonheur, de l’ordre, de l’avenir, de la puissance, du prestige du corps national, -toutes choses en vue desquelles l’unité, l’autorité, la continuité du pouvoir sont, sans doute, nécessaires. Il se réserve d’agir directement dans tous les domaines, et de décider souverainement en toute matière. D’autre part, le reste des individus seront réduits à la condition d’instruments ou de matière de cette action, quelle que soit leur valeur et leur compétence personnelle. Ce matériel humain, convenablement différencié, sera chargé de l’ensemble des automatismes. * * * Une division de cette nature est d’autant plus instable que le peuple auquel elle est appliquée contient plus d’esprits eux-mêmes dictatoriaux, (c’est-à-dire: qui veulent comprendre et sont capables d’agir). La conservation de la dictature exige des efforts perpétuels, puisque la dictature, sorte de réponse la plus brève et la plus énergique à une situation critique ressentie par tous, risque d’être rendue inutile et comme dissoute par l’heureux effet de la mission qu’elle s’est donnée. Certains dictateurs ont su se démettre au point juste. D’autres ont essayé de desserrer l’étreinte de leur pouvoir, et de revenir par degrés au régime le plus modéré. C’est là une opération des plus délicates. D’autres encore cherchent à s’affermir par tous moyens. Ils trouveront, en dehors des mesures coercitives directes et des surveillances constantes, des ressources assez précieuses, dans le dressage des jeunes gens et dans l’éclat qu’ils pourront donner aux succès et aux avantages sensibles du système. Ils mettront dans cette tâche tout l’esprit et toute l’énergie par lesquels ils se sont imposés. Mais cette politique peut être insuffisante ou ne promettre de résultats que dans un avenir trop éloigné. Il arrive alors que l’on songe à un retour artificiel aux conditions initiales et à organiser l’angoisse et les mêmes périls à la faveur desquels la dictature fut créée. Des images de guerre peuvent alors séduire. * * * Nous avons vu, en quelques années, sept monarchies, (je crois), disparaître; un nombre presque égal de dictatures s’instituer; et dans plusieurs nations dont le régime n’a pas changé, régime assez tourmenté, tant par les faits que par les réflexions et comparaisons que ces changements chez les voisins excitaient dans les esprits. Il est remarquable que la dictature soit à présent contagieuse, comme le fut jadis la liberté. Le monde moderne n’ayant su jusqu’ici ajuster son âme, sa mémoire, ses habitudes sociales, ni ses conventions de politique et de droit au corps nouveau et aux organes qu’il s’est récemment formés, s’embarrasse des contrastes et des contradictions qui se déclarent à chaque instant entre les concepts ou les idéaux d’origine historique, qui composent son acquis intellectuel et sa capacité émotive, et les besoins, les connexions, les conditions et les variations rapides d’origine positive et technique qui, dans tous les ordres, le surprennent et mettent sa vieille expérience en défaut. Il se cherche une économie, une politique, une morale, une esthétique, et même une religion, et même... une logique, peut- être? Il n’est pas merveilleux que parmi des tâtonnements qui ne font que commencer et dont il est impossible de prévoir le succès ni le terme, l’idée de Dictature, l’image fameuse du tyran intelligent, se soit proposée, et même imposée, ici et là. Notes. (1) Discours prononcé à l’occasion de la distribution solennelle des prix du Lycée Janson-de-Sailly, le 13 juillet 1932. (2) Préface au Livre de M. Antonio Ferro, Le Portugal et son Chef (Janvier 1934). (3) Cet essai a été publié en préface du recueil: Dictatures et Dictateurs (1934). Source: http://www.poesies.net