Trois Essais.

Par Paul Valéry. (1871-1945)












TABLE DES MATIERES
Le Fait Historique.
Note Sur L’Idée De Dictature.
Au Sujet De La Dictature.

Notes.









Le Fait Historique. (1)

Je vous dirai d’abord le souvenir d’un souvenir: Le discours si 
remarquable et si plein que nous venons d’entendre m’a rappelé une 
petite scène que m’a contée jadis le grand peintre Degas.

Il me dit qu’étant tout enfant, sa mère, un jour, le conduisit rue 
de Tournon, faire visite à Mme Le Bas, veuve du fameux 
conventionnel qui, le neuf thermidor, se tua d’un coup de 
pistolet.

La visite achevée, ils se retiraient à petits pas, accompagnés 
jusqu’à la porte par la vieille dame, quand Mme Degas tout à coup 
s’arrêta, vivement émue. Lâchant la main de son fils, elle désigna 
les portraits de Robespierre, de Couthon, de Saint-Just, qu’elle 
venait de reconnaître sur les murs de l’antichambre, et elle ne 
put se tenir de s’écrier avec horreur: «Quoi!... Vous gardez 
encore ici les visages de ces monstres!» -«Tais-toi, Célestine! 
répliqua ardemment Mme Le Bas, Tais-toi... C’étaient des saints!»

Voilà, chers jeunes gens, qui se rapporte sans effort à ce que 
nous disait M. Lanson. Votre maître, en peu de mots, vous a rendu 
présent et saisissant le contraste des sentiments de quelques 
historiens du premier ordre sur les hommes et les événements de la 
Révolution Française. Il vous a montré que ces connaisseurs de la 
Terreur s’accordaient entre eux précisément comme Danton 
s’accordait avec Robespierre, -quoiqu’avec des conséquences moins 
rigoureuses. Je ne dis pas que les mouvements de l’âme ne soient 
pas aussi absolus chez les écrivains qu’ils le sont chez ceux qui 
agissent; mais c’est qu’en temps normal la guillotine, 
heureusement, n’est pas à la disposition des historiens.

Je ne vous cacherai point cependant, que si le sens profond des 
querelles spéculatives et des polémiques même littéraires, était 
recherché, poursuivi dans les coeurs par une analyse assez 
acharnée, il n’y a pas de doute que l’on trouverait à la racine de 
nos opinions et de nos thèses favorites, je ne sais quel principe 
de décisions implacables, je ne sais quelle obscure et aveugle 
volonté d’avoir raison par extermination de l’adversaire. Les 
convictions sont naïvement et secrètement meurtrières.

Vous avez donc vu, par le rapprochement de citations et de 
formules précises, comment de différents esprits, procédant de 
mêmes données, exerçant leurs vertus critiques et leurs talents 
d’organisation imaginative sur les mêmes documents, -et d’ailleurs 
animés, (je l’espère), d’un désir identique de rejoindre le vrai, 
-toutefois se divisent, s’opposent, se repoussent, à peu près 
aussi violemment que des factions politiques.

Historiens ou partisans, hommes d’étude, hommes d’action, se font 
à demi consciemment, à demi inconsciemment, infiniment sensibles à 
certains faits ou à certains traits, -parfaitement insensibles à 
d’autres, qui gênent ou ruinent leurs thèses; et ni le degré de 
culture de ces esprits, ni la solidité ou la plénitude de leur 
savoir, ni même leur loyauté, ni leur profondeur, ne semblent 
avoir la moindre influence sur ce qu’on peut nommer leur puissance 
de dissentiment historique.

Que nous écoutions Mme Degas ou Mme Le Bas, ou le noble, le pur et 
le tendrement sévère Joseph de Maistre; ou le grand et brûlant 
Michelet; ou Taine, ou Tocqueville, ou M. Aulard ou M. Mathiez, -
autant de personnes, autant de certitudes; autant de regards, 
autant de lectures des textes. Chaque historien de l’époque 
tragique nous tend une tête coupée qui est l’objet de ses 
préférences.

Quoi de plus remarquable que de tels désaccords persistent, en 
dépit de la quantité et de la qualité du travail dépensé sur les 
mêmes vestiges du passé; et que même ils s’accusent, et que les 
esprits s’endurcissent de plus en plus, et se séparent les uns des 
autres par ce même travail qui les devrait conduire au même 
jugement?

On a beau faire croître l’effort, varier les méthodes, élargir ou 
resserrer le champ de l’étude, examiner les choses de très haut, 
ou pénétrer la structure fine d’une époque, dépouiller les 
archives des particuliers, les papiers de famille, les actes 
privés, les journaux du temps, les arrêtés municipaux; ces divers 
développements ne convergent pas, ne trouvent point une idée 
unique pour limite. Ils ont chacun pour terme la nature et le 
caractère de leurs auteurs, et il n’en résulte jamais qu’une 
évidence, qui est l’impossibilité de séparer l’observateur de la 
chose observée, et l’histoire de l’historien.

Il est cependant des points dont tout le monde convient. Il est 
dans chaque livre d’histoire certaines propositions sur quoi les 
acteurs, les témoins, les historiens et les partis s’accordent. Ce 
sont des coups heureux, de véritables accidents; et c’est 
l’ensemble de ces accidents, de ces exceptions remarquables, qui 
constitue la partie incontestable de la connaissance du passé. Ces 
accidents d’accord, ces coïncidences de consentements définissent 
les «faits historiques», mais ils ne les définissent pas 
entièrement.

Tout le monde consent que Louis XIV soit mort en 1715. Mais il 
s’est passé en 1715 une infinité d’autres choses observables, 
qu’il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de 
bibliothèques pour conserver à l’état écrit. Il faut donc choisir, 
c’est-à-dire convenir non seulement de l’existence, mais encore de 
l’importance du fait; et cette convention est capitale. La 
convention d’existence signifiait que les hommes ne peuvent croire 
que ce qui leur paraît le moins affecté d’humanité, et qu’ils 
considèrent leur accord comme assez improbable pour éliminer leurs 
personnalités, leurs instincts, leurs intérêts, leur vision 
singulière, -sources d’erreur et puissances de falsification. Mais 
puisque nous ne pouvons tout retenir, et qu’il faut se tirer de 
l’infini des faits par un jugement de leur utilité ultérieure 
relative, cette décision sur l’importance introduit de nouveau, et 
inévitablement, dans l’oeuvre historique, cela même que nous 
venions de chercher à éliminer. Comme diraient vos camarades de 
Philosophie, l’importance est toute subjective. L’importance est à 
notre discrétion, comme l’est la valeur des témoignages. On peut 
raisonnablement penser que la découverte des propriétés du 
Quinquina est plus importante que tel traité conclu vers la même 
époque; et, en effet, en 1932, les conséquences de cet instrument 
diplomatique peuvent être totalement perdues et comme diffuses 
dans le chaos des événements, tandis que la fièvre est toujours 
reconnaissable, que les régions paludéennes du globe sont de plus 
en plus visitées ou exploitées, et que la quinine fut peut-être 
indispensable à la prospection et à l’occupation de toute la 
terre, qui est, à mes yeux, le fait dominant de notre siècle.

Vous voyez que je fais, moi aussi, mes conventions d’importance.

L’histoire, d’ailleurs, exige et implique bien d’autres parti-
pris. Par exemple, parmi les règles de son jeu, il en est une dont 
on croit si aisément qu’elle est significative par elle-même, et 
utilisable sans nulle précaution, qu’il m’est arrivé de faire 
scandale pour avoir voulu, il y a quelque temps, en chercher 
l’exacte expression.

Oserai-je vous parler de la Chronologie, jadis reine cruelle des 
examens? Oserai-je troubler votre jeune notion de la causalité, 
vous rappeler le vieux sophisme: Post hoc, ergo propter hoc, qui 
joue un beau rôle en histoire? Vais-je vous dire que la suite des 
millésimes a la grande et restreinte valeur de l’ordre 
alphabétique, et que d’ailleurs la succession des événements ou 
leur simultanéité n’ont de sens que dans chaque cas particulier, 
et dans les enceintes où ces événements puissent, au regard de 
quelqu’un, agir ou retentir les uns sur les autres? J’aurais peur 
d’étonner et de choquer si j’insinuais devant vous qu’un 
Micromégas, qui vagabonderait au hasard dans le Temps, et qui, de 
l’antique Alexandrie, prise au moment de son grand éclat, 
tomberait dans un village africain ou dans tel hameau de la France 
actuelle, devrait nécessairement supposer que la brillante 
capitale des Ptolomées est de trois ou quatre mille ans 
postérieure à l’agglomération de cases ou de masures dont les 
habitants sont nos contemporains.

Toutes ces conventions sont inévitables. Je ne critique que la 
négligence qui ne les rend pas explicites, conscientes, sensibles 
à l’esprit. Je regrette que l’on n’ait pas fait pour l’histoire ce 
que les sciences exactes ont fait sur elles-mêmes, quand elles ont 
revisé leurs fondements, recherché avec le plus grand soin leurs 
axiomes, numéroté leurs postulats.

C’est peut-être que l’Histoire est surtout Muse, et qu’on préfère 
qu’elle le soit. Dès lors, je n’ai plus rien à dire... J’honore 
les Muses.

C’est aussi que le Passé est chose toute mentale. Il n’est 
qu’images et croyance. Remarquez que nous usons d’une sorte de 
procédé contradictoire pour nous former les diverses figures des 
différentes époques: d’une part, nous avons besoin de la liberté 
de notre faculté de feindre, de vivre d’autres vies que la nôtre; 
d’autre part, il faut bien que nous gênions cette liberté pour 
tenir compte des documents, et nous nous contraignons à ordonner, 
à organiser ce qui fut au moyen de nos forces et de nos formes de 
pensée et d’attention, qui sont choses essentiellement actuelles.

Observez ceci sur vous-mêmes: Toutes les fois que l’histoire vous 
saisit, que vous pensez historiquement, que vous vous laissez 
séduire à revivre l’aventure humaine de quelque époque révolue, 
l’intérêt que vous y prenez est tout soutenu du sentiment que les 
choses eussent pu être tout autres, tourner tout autrement. À 
chaque instant, vous supposez un autre instant-suivant que celui 
qui suivit: à chaque présent imaginaire où vous vous placez, vous 
concevez un autre avenir que celui qui s’est réalisé.

«Si Robespierre l’eût emporté? -Si Grouchy fût arrivé à temps sur 
le terrain de Waterloo? -Si Napoléon avait eu la marine de Louis 
XVI et quelque Suffren...» Si... Toujours Si.

Cette petite conjonction Si est pleine de sens. En elle réside 
peut-être le secret de la plus intime liaison de notre vie avec 
l’histoire. Elle communique à l’étude du passé l’anxiété et les 
ressorts d’attente qui nous définissent le présent. Elle donne à 
l’histoire les puissances des romans et des contes. Elle nous fait 
participer à ce suspens devant l’incertain, en quoi consiste la 
grande sensation des grandes vies, celle des nations pendant la 
bataille où leur destin est en jeu, celle des ambitieux à l’heure 
où ils voient que l’heure suivante sera celle de la couronne ou de 
l’échafaud, celle de l’artiste qui va dévoiler son marbre ou 
donner l’ordre d’ôter les cintres et les étais qui soutiennent 
encore son édifice...

Si l’on abstrait de l’histoire cet élément de temps vivant, on 
trouve que sa substance même, l’histoire... pure, celle qui ne 
serait composée que de faits, de ces faits incontestés dont j’ai 
parlé, -serait tout insignifiante, -car les faits, par eux-mêmes, 
n’ont pas de signification. On vous dit quelquefois: Ceci est un 
fait. Inclinez-vous devant le fait. C’est dire: Croyez. Croyez, 
car l’homme ici n’est pas intervenu, et ce sont les choses mêmes 
qui parlent. C’est un fait.

Oui. Mais que faire d’un fait? Rien ne ressemble plus qu’un fait 
aux oracles de la Pythie, ou bien à ces rêves royaux que les 
Joseph et les Daniel, dans la Bible, expliquent aux monarques 
épouvantés. En histoire, comme en toute matière, ce qui est 
positif est ambigu. Ce qui est réel se prête à une infinité 
d’interprétations.

C’est pourquoi un de Maistre et un Michelet sont également 
possibles; et c’est pourquoi, peut-être, quand ils spéculent sur 
le passé, ils s’assimilent à des oracles, à des devins, à des 
prophètes, dont ils épousent l’envergure et empruntent la 
sublimité de langage; cependant qu’ils confèrent à ce qui fut, 
toute la vivante profondeur qui n’appartient véritablement qu’à 
l’avenir.

Ainsi revoir et prévoir, ressaisir dans le passé et pressentir, se 
ressemblent fort en nous-mêmes, qui ne pouvons qu’osciller entre 
des images, et de qui l’éternel présent est comme un battement 
entre des hypothèses symétriques, l’une qui nous suppose le passé, 
l’autre qui nous propose un avenir.

Vous que j’aperçois devant moi, chers jeunes gens, vous me faites 
également songer à des temps que je ne verrai pas comme à des 
temps que je ne verrai plus. Je vous vois, et je me revois, à 
votre âge, et je suis tenté de prévoir.

Je vous ai tenu trop longuement des propos, sur l’histoire, et 
j’allais oublier de vous dire l’essentiel, et le voici: c’est que 
la meilleure méthode pour se faire une idée de la valeur et de 
l’usage de l’histoire, -la meilleure manière d’apprendre à la lire 
et à s’en servir, -consiste à prendre pour type de la connaissance 
des événements accomplis, son expérience propre, et à puiser dans 
le présent le modèle de notre curiosité du passé. Ce que nous 
avons vu de nos yeux, ce que nous avons éprouvé en personne, ce 
que nous fûmes, ce que nous fîmes, -voilà qui doit nous fournir le 
questionnaire, déduit de notre propre vie, que nous proposerons 
ensuite à l’histoire de remplir, et auquel elle devra s’efforcer 
de répondre quand nous l’interrogerons sur les temps que nous 
n’avons pas vécus. Comment pouvait-on vivre à telle époque? Voilà, 
au fond, toute la question. Toutes les abstractions et notions que 
vous trouvez dans les livres sont vaines, si l’on ne vous donne le 
moyen de les retrouver à partir de l’individu.

Mais en se considérant Soi-même, historiquement, -sub specie 
Historiæ, -on est conduit à un certain problème, de la solution 
duquel va dépendre immédiatement notre jugement de la valeur de 
l’Histoire. Si l’Histoire ne se réduit pas à un divertissement de 
l’esprit, c’est que nous espérons en tirer des enseignements. Nous 
pensons pouvoir déduire de la connaissance du passé quelque 
prescience du futur.

Rapportons donc cette prétention à l’Histoire de nous-mêmes, et si 
nous avons déjà vécu quelques dizaines d’années, essayons-nous à 
comparer ce qui s’est passé à ce que nous pouvions attendre, 
l’événement à la prévision.

J’étais en Rhétorique en 1887. (La Rhétorique, depuis lors, est 
devenue Première: grand changement dont on pourrait déjà tirer une 
réflexion infinie).

Eh bien, je me demande à présent ce que l’on pouvait prévoir en 87 
-il y a quarante-cinq ans, -de ce qui est advenu depuis lors?

Remarquez que nous sommes dans les meilleures conditions de 
l’expérience historique. Nous possédons une quantité peut-être 
excessive de données: livres, journaux, photographies, souvenirs 
personnels, témoins encore fort nombreux. L’histoire, en général, 
ne se construit pas avec un tel luxe de matériaux.

Eh bien, que pouvait-on prévoir? Je me borne à poser le problème. 
Je vous indiquerai seulement quelques traits de l’époque où je 
faisais ma Rhétorique.

En ce temps-là, il y avait dans les rues quantité d’animaux qui ne 
se voient guère plus que sur les champs de courses, et nulle 
machine. (Observons ici que d’après certains érudits l’usage du 
cheval comme tracteur n’entre dans la pratique que vers le XIIIe 
siècle, et délivre l’Europe du portage, système qui exige des 
esclaves. Ce rapprochement vous fait concevoir l’automobile comme 
«fait historique» ).

En ce même 87, l’air était rigoureusement réservé aux véritables 
oiseaux. L’électricité n’avait pas encore perdu le fil. Les corps 
solides étaient encore assez solides. Les corps opaques étaient 
encore tout opaques. Newton et Galilée régnaient en paix; la 
physique était heureuse, et ses repères absolus. Le Temps coulait 
des jours paisibles: toutes les heures étaient égales devant 
l’Univers. L’Espace jouissait d’être infini, homogène, et 
parfaitement indifférent à tout ce qui se passait dans son auguste 
sein. La Matière se sentait de justes et bonnes lois, et ne 
soupçonnait pas le moins du monde qu’elle pût en changer dans 
l’extrême petitesse, -jusqu’à perdre, dans cet abîme de division, 
la notion même de loi...

Tout ceci n’est plus que songe et fumée. Tout ceci s’est 
transformé comme la carte de l’Europe, comme la surface politique 
de la planète, comme l’aspect de nos rues, comme mes camarades de 
lycée -ceux qui vivent encore, -et qu’ayant laissés plus ou moins 
bacheliers, je retrouve sénateurs, généraux, doyens ou présidents, 
ou membres de l’institut.

On aurait pu prévoir ces dernières transformations; mais les 
autres? Le plus grand savant, le plus profond philosophe, le 
politique le plus calculateur de 1887, eussent-ils pu même rêver 
ce que nous voyons à présent, après quarante-cinq misérables 
années? On ne conçoit même pas quelles opérations de l’esprit, 
traitant toute la matière historique accumulée en 87, auraient pu 
déduire de la connaissance, même la plus savante, du passé, une 
idée, même grossement approximative, de ce qu’est 1932.

C’est pourquoi je me garderai de prophétiser. Je sens trop, et je 
l’ai dit ailleurs, que nous entrons dans l’avenir à reculons. 
C’est là, pour moi, la plus certaine et la plus importante leçon 
de l’Histoire, car l’Histoire est la science des choses qui ne se 
répètent pas. Les choses qui se répètent, les expériences que l’on 
peut refaire, les observations qui se superposent, appartiennent à 
la Physique, et dans quelque mesure, à la Biologie.

Mais n’allez pas croire que ce soit sans fruit que l’on médite le 
passé en ce qu’il a de révolu. Il nous montre, en particulier, 
l’échec fréquent des prévisions trop précises; et, au contraire, 
les grands avantages d’une préparation générale et constante, qui, 
sans prétendre créer ou défier les événements, lesquels sont 
invariablement des surprises, ou bien développent des conséquences 
surprenantes, -permet à l’homme de manoeuvrer au plus tôt contre 
l’imprévu.

Vous entrez dans la vie, jeunes gens, et vous vous trouvez engagés 
dans une époque bien intéressante. Une époque intéressante est 
toujours une époque énigmatique, qui ne promet guère de repos, de 
prospérité, de continuité, de sécurité. Nous sommes dans un âge 
critique, c’est-à-dire un âge où coexistent bien des choses 
incompatibles, dont les unes et les autres ne peuvent ni 
disparaître, ni l’emporter. Cet état des choses est si complexe et 
si neuf que personne aujourd’hui ne peut se flatter d’y rien 
comprendre; ce qui ne veut pas dire que personne ne s’en flatte. 
Toutes les notions que nous tenions pour solides, toutes les 
valeurs de la vie civilisée, tout ce qui faisait la stabilité des 
relations internationales, tout ce qui faisait la régularité du 
régime économique; en un mot, tout ce qui limitait assez 
heureusement l’incertitude du lendemain, tout ce qui donnait aux 
nations et aux individus quelque confiance dans le lendemain, tout 
ceci semble fort compromis. J’ai consulté tous les augures que 
j’ai pu trouver, et dans tous les genres; et je n’ai entendu que 
des paroles fort vagues, des prophéties contradictoires, des 
assurances curieusement débiles. Jamais l’humanité n’a réuni tant 
de puissance à tant de désarroi, tant de soucis et tant de jouets, 
tant de connaissances et tant d’incertitudes. L’inquiétude et la 
futilité se partagent nos jours.

C’est à vous maintenant, chers jeunes gens, d’aborder l’existence, 
et bientôt les affaires. La besogne ne manque pas. Dans les arts, 
dans les lettres, dans les sciences, dans les choses pratiques, 
dans la politique enfin, vous pouvez, vous devez considérer que 
tout est à repenser et à reprendre. Il va falloir que vous 
comptiez sur vous-mêmes beaucoup plus que nous autres n’avions à 
le faire. Il faut donc armer vos esprits; ce qui ne veut pas dire 
qu’il suffit de s’instruire. Ce n’est rien que de posséder ce 
qu’on ne songe même pas à utiliser, à annexer à sa pensée. Il en 
est des connaissances comme des mots. Un vocabulaire restreint, 
mais dont on sait former de nombreuses combinaisons vaut mieux que 
trente mille vocables qui ne font qu’embarrasser les actes de 
l’esprit. Je ne vais pas vous offrir quelques conseils. Il ne faut 
en donner qu’aux personnes très âgées, et la jeunesse s’en charge 
assez souvent. Laissez-moi cependant vous prier d’entendre encore 
une ou deux remarques.

La vie moderne tend à nous épargner l’effort intellectuel comme 
elle fait l’effort physique. Elle remplace, par exemple, 
l’imagination par les images, le raisonnement par les symboles et 
les écritures, ou par des mécaniques; et souvent par rien. Elle 
nous offre toutes les facilités, tous les moyens courts d’arriver 
au but sans avoir fait le chemin. Et ceci est excellent: mais ceci 
est assez dangereux. Ceci se combine à d’autres causes, que je ne 
vais pas énumérer, pour produire, -comment dirais-je, -une 
certaine diminution générale des valeurs et des efforts dans 
l’ordre de l’esprit. Je voudrais me tromper; mais mon observation 
est fortifiée malheureusement par celles que font d’autres 
personnes. La nécessité de l’effort physique ayant été amoindrie 
par les machines, l’athlétisme est venu très heureusement sauver 
et même exalter l’être musculaire. Il faudrait peut-être songer à 
l’utilité de faire pour l’esprit ce qui a été fait pour le corps. 
Je n’ose vous dire que tout ce qui ne demande aucun effort n’est 
que temps perdu. Mais il y a quelques atomes de vrai dans cette 
formule atroce.

Voici enfin mon dernier mot: l’Histoire, je le crains, ne nous 
permet guère de prévoir; mais associée à l’indépendance de 
l’esprit, elle peut nous aider à mieux voir. Regardez bien le 
monde actuel, et regardez la France. Sa situation est singulière: 
elle est assez forte et elle est considérée sans grande amitié. Il 
importe qu’elle ne compte que sur elle-même. C’est ici que 
l’Histoire intervient pour nous apprendre que nos querelles 
intestines nous ont toujours été fatales. Quand la France se sent 
unie, il n’y a pas à entreprendre contre elle.













Note Sur L’Idée De Dictature. (2)

Je ne sais presque rien de la politique pratique, où je présume 
que l’on trouve tout ce que je fuis. Rien ne doit être si impur, 
c’est-à-dire si mêlé de choses dont je n’aime pas la confusion, 
comme la bestialité et la métaphysique, la force et le droit, la 
foi et les intérêts, le positif et le théâtral, les instincts et 
les idées...

Mais c’est là faire le procès de l’homme, sans doute... Je n’ai 
donc pas la moindre qualité pour introduire un ouvrage comme 
celui-ci, dans lequel, sous forme d’entretiens, un homme d’État en 
possession du pouvoir développe ses pensées et ses desseins et 
explique ses actes.

Peut-être M. Antonio Ferro qui m’a demandé d’écrire ici quelques 
lignes de préambule, a-t-il recherché le contraste et voulu 
joindre à des considérations autorisées et inspirées par 
l’expérience, quelques vues spéculatives, -et la naïve expression 
de l’effet que produit sur un simple particulier le spectacle d’un 
gouvernement personnel de type moderne?

Mais je me bornerai à essayer de concevoir devant le lecteur 
l’état naissant d’une Dictature.

Tout système social est plus ou moins contre-nature, et la nature, 
à chaque instant, travaille à reprendre ses droits. Chaque être 
vivant, chaque individu, chaque tendance s’efforce de rompre ou de 
désagréger le puissant appareil d’abstractions, le réseau de lois 
et de rites, l’édifice de conventions et de consentements qui 
définit une société organisée. Les personnes, les intérêts 
groupés, les sectes, les partis minent, corrompent, dissolvent, 
chacun selon ses besoins et ses moyens, l’ordonnance et la 
substance de l’État.

Tant que les abus, les erreurs, les défaillances, qui, sous tous 
les régimes possibles, existent et ne peuvent pas ne pas exister, 
n’altèrent pas le principe même de vie de cette entité (qui est la 
confiance dans son crédit et la croyance à la supériorité de ses 
forces), l’opinion n’est pas excessivement émue des incidents 
fâcheux qui se produisent, et qui, promptement résorbés, 
démontrent la solidité profonde des institutions bien plus qu’ils 
ne la compromettent. Mais il peut venir un moment que le seuil de 
la conscience générale est atteint, et qu’il devient impossible à 
la plupart de songer à leurs affaires particulières sans qu’ils y 
trouvent quelque difficulté imputable aux vices de l’État. Quand 
donc les circonstances générales sont assez inquiétantes pour 
affecter sensiblement les vies privées, que la chose publique 
paraît le jouet des événements; quand la confiance dans les hommes 
et les institutions est exténuée et que le fonctionnement des 
administrations, la marche des services, l’application des lois 
semblent livrés au caprice, à la faveur ou à la routine; quand les 
partis se disputent la jouissance et les avantages inférieurs du 
pouvoir plutôt que les moyens qu’il offre d’ordonner une nation à 
quelque idée, -ces sensations de désordre et de trouble ne 
manquent jamais d’exciter dans ceux qui les éprouvent et qui ne 
tirent aucun profit d’une telle dissolution, l’image d’un état 
tout opposé, et bientôt, -de ce qu’il faudrait faire pour qu’il 
s’établît.

Le régime ne tient plus alors que par trois points: les forces des 
intérêts particuliers qui se sont liés à son existence; 
l’incertitude et la crainte de l’inconnu; l’absence d’une idée du 
lendemain, unique et assez précise (ou de l’homme qui 
représenterait cette idée).

L’image d’une Dictature est la réponse inévitable (et comme 
instinctive) de l’esprit quand il ne reconnaît plus dans la 
conduite des affaires, l’autorité, la continuité, l’unité, qui 
sont les marques de la volonté réfléchie et de l’empire de la 
connaissance organisée.

Cette réponse est un fait incontestable. Il n’est pas dit qu’elle 
ne comporte pas de grandes illusions sur l’étendue et la 
profondeur du pouvoir d’action de la puissance politique; mais 
elle est la seule qui puisse se former à la rencontre de la pensée 
et de la confusion des circonstances publiques. Tout le monde 
alors pense Dictature, consciemment ou non; chacun se sent dans 
l’âme un dictateur à l’état naissant. C’est là un effet premier et 
spontané, une sorte d’acte réflexe, par lequel le contraire de ce 
qui est s’impose comme besoin indiscutable, unique et entièrement 
déterminé. Il s’agit d’ordre et de salut publics; il faut 
atteindre ces objets au plus vite, par le plus court, et à tout 
prix. Seul, un MOI peut s’y employer.

La même idée (sans se proposer aussi expressément) est au moins 
imminente dans tous ceux qui songent à réformer ou à refaire la 
société selon un plan théorique dont l’entreprise exigerait des 
modifications profondes et simultanées dans les lois, les moeurs, 
et même les coeurs.

Dans les deux cas, l’on attribue une fin bien déterminée à la 
société: on fait une assimilation, plus ou moins légitime, mais 
inévitable, d’un ensemble d’êtres vivants à une construction ou à 
un mécanisme qui doit satisfaire à des conditions définissables et 
manifester en toute occasion l’ordre et la suite volontaire d’une 
pensée.

En somme, dès que l’esprit ne se reconnaît plus, -ou ne reconnaît 
plus ses traits essentiels, son mode d’activité raisonnée, son 
horreur du chaos et du gaspillage des forces -dans les 
fluctuations et les défaillances d’un système politique, il 
imagine nécessairement, il souhaite instinctivement l’intervention 
la plus prompte de l’autorité d’une seule tête, car ce n’est que 
dans une tête seule que la correspondance nette des perceptions, 
des notions, des réactions et des décisions est concevable, peut 
s’organiser et tendre à imposer aux choses des conditions et des 
arrangements intelligibles.

Tout régime, tout gouvernement est exposé à ce jugement par 
l’esprit: l’idée dictatoriale se dessine aussitôt que l’action ou 
l’abstention du pouvoir paraissent à l’esprit inconcevables et 
incompatibles avec l’exercice de sa raison.

D’ailleurs, quand la dictature est instituée, et si la puissance 
de la pensée est, dans le dictateur, à la hauteur de sa puissance 
politique, l’esprit, doublement souverain, tente de porter au plus 
haut point l’intelligibilité du système social qu’il est en 
possession de modifier.

Bonaparte, Premier Consul, entre dans la salle où son Conseil 
d’État discutait assez confusément de l’organisation 
administrative de la France. Il détache son sabre, et s’assied sur 
le coin de la table. Il écoute un moment. Puis, d’un regard créant 
tout à coup le silence, une sorte d’inspiration l’animant, il 
improvise (ou fait montre d’improviser) tout un plan dont les 
auditeurs, moins accoutumés à créer qu’à ergoter, demeurent à demi 
ravis, à demi choqués. L’enchanteur impérieux leur développe une 
idée simple et extraordinaire, qui semble se découvrir à lui-même 
à mesure qu’il la tire de son attente et la presse de sa parole 
étrange et nerveuse. Il leur dit qu’il prendra pour modèle des 
institutions organiques à créer, la structure et les fonctions 
qu’il observe dans sa propre faculté de penser et de se 
déterminer, -qu’il constituera l’administration de manière que 
l’État possédât distinctement les moyens ou organes de perception, 
d’élaboration, et d’exécution, qui assurent la vie d’un être dont 
l’esprit lucide et positif est servi par des sens et des muscles 
constamment exercés.

Mais toute politique tend à traiter les hommes comme des choses, -
puisqu’il s’agit toujours de disposer d’eux conformément à des 
idées suffisamment abstraites pour qu’elles puissent, d’une part, 
être traduites en actions, ce qui exige une extrême simplification 
de formules; d’autre part, s’appliquer à une diversité 
indéterminée d’individus inconnus. Le politique se représente ces 
unités comme des éléments arithmétiques puisqu’il se propose d’en 
disposer. Même l’intention sincère de laisser à ces individus le 
plus de liberté possible, et de leur offrir à chacun quelque part 
du pouvoir, conduit à leur imposer, en quelque manière, ces 
avantages, dont il arrive, parfois, qu’ils ne veulent guère, et 
parfois qu’ils pâtissent indirectement. On a vu des peuples se 
plaindre d’avoir été libérés.

De toute façon, l’esprit ne peut, quand il s’occupe des «hommes», 
que les réduire à des êtres en état de figurer dans ses 
combinaisons. Il n’en retient que les propriétés nécessaires et 
suffisantes qui lui permettent de poursuivre un certain «idéal» 
(d’ordre, de justice, de puissance ou de prospérité...) et de 
faire d’une société humaine une sorte d’oeuvre, dans laquelle il 
se reconnaisse. Il y a de l’artiste dans le dictateur, et de 
l’esthétique dans ses conceptions. Il faut donc qu’il façonne et 
travaille son matériel humain, et le rende disponible pour ses 
desseins. Il faut que les idées des autres soient émondées, 
élaborées, unifiées; il faut que leur «spontanéité» soit 
insidieusement séduite, pourvue de formules simples et fortes qui 
répondent à tout et préviennent en eux toute objection; leurs 
sentiments rééduqués, etc. (Mais il faut cependant ne pas leur 
refuser ni détruire en eux ce qui doit y subsister d’initiative 
pour que l’oeuvre que l’esprit poursuit ne souffre pas d’un excès 
de soumission et d’inertie chez ses agents.)

Par là, l’esprit (politique), qui s’oppose dans tous les cas à 
l’homme, auquel il conteste sa liberté, sa complexité et sa 
variabilité, atteint, sous un régime dictatorial, la plénitude de 
son développement.

Sous ce régime, -qui n’est, comme on l’a dit, -que la réalisation 
la plus complète d’une intention impliquée dans toute pensée 
politique, -l’esprit est possédé au degré suprême du désir de 
s’appliquer, avec toute sa volonté de travail bien fait, à son 
oeuvre, et d’accomplir, aussi puissamment que possible, l’acte de 
l’un contre tous par tous, et idéalement pour tous, qui est 
caractéristique de sa nature et qu’exige de lui le spectacle des 
désordres humains. Il se pose donc en conscience supérieure et 
introduit dans la pratique du pouvoir le contraste et les 
relations de subordination qui existent dans chaque individu entre 
la volonté réfléchie, ordonnée à une fin et entretenue, et 
l’ensemble des «automatismes» de tout genre. L’esprit traitera 
donc les esprits par le dressage et l’assouplissement des 
puissances inférieures qui les pénètrent et réduisent: la peur, la 
faim, les mythes, l’éloquence, les rythmes et images, -et parfois 
les raisonnements. Tous ces moyens fondés sur l’exploitation de la 
sensibilité seront par lui saisis et tournés à son service.

Dans les types modernes de dictature, la jeunesse, et même 
l’enfance, sont l’objet d’une attention et d’un travail de 
formation tout particuliers.

L’ordre alors régnera; et certains biens très sensibles seront 
assurés à la masse de la population, -les uns, réels; les autres, 
imaginaires.

Les actes du pouvoir paraîtront convergents et rationnels, même si 
leur énergie va quelquefois à la rigueur.

Les instincts de conservation et d’accroissement collectifs qui se 
trouvent diffus dans un peuple se trouveront composés, précisés, 
définis à l’état d’idées et de projets dans cette tête unique, en 
qui le mépris de la foule visible et manoeuvrée peut se combiner 
curieusement avec le culte de la forme historique nationale dont 
cette foule est la matière momentanée.

On voit qu’il suffit de penser à la vie d’ensemble des hommes et 
de la considérer comme devant s’organiser sur un modèle 
intelligible pour que l’idée dictatoriale soit conçue. Elle point 
dès que l’opinion s’étonne de ne pas comprendre l’action ou 
l’inaction du pouvoir. Un dictateur peut donc être (et est assez 
souvent) un homme intimement contraint à s’emparer de ce pouvoir, 
-comme le spectateur d’un jeu trop mal joué se sent une fureur de 
bousculer l’incapable et de prendre sa place. Il s’installe et 
poursuit la concentration dans sa pensée de tous les éléments ou 
germes dictatoriaux qui étaient latents ou naissants dans une 
quantité de têtes. Il élimine ou isole tous ceux qui ne lui 
abandonnent point leur propre élément dictatorial. Il demeure 
seule volonté libre, seule pensée intégrale, seul possesseur de la 
plénitude de l’action, seul être jouissant de toutes les 
propriétés et prérogatives de l’esprit, en présence d’un nombre 
immense d’individus réduits indistinctement -quelle que soit leur 
valeur personnelle -à l’état de moyens ou de matière, -car il n’y 
a pas un autre nom pour toute chose que l’intelligence peut 
prendre pour son objet.














Au Sujet De La Dictature. (3)

Toute politique, même la plus grossière, implique quelque idée de 
l’homme, et quelque idée d’une société. On ne peut concevoir une 
société, sa durée, sa cohésion, ses défenses contre les causes 
externes ou internes qui tendent à la corrompre, qu’au moyen de 
figures empruntées à la connaissance que nous avons de systèmes 
matériels ou d’êtres vivants, et de leur fonctionnement. On use 
plus ou moins consciemment de la notion plus ou moins savante que 
l’on a de machines ou d’organismes qui sont, les uns et les 
autres, des assemblages complexes auxquels nous donnons ou 
supposons une fin. On parlait du char ou du vaisseau de l’État; on 
parle de leviers, de forces, de rouages; ou bien d’action, de 
coordination, de périls, de remèdes, de croissance ou de 
décadence, pour parler de certaines liaisons et de certains 
événements qui dépendent d’un nombre immense d’hommes.

Ces images valent ce qu’elles valent, (mais comment penser sans de 
tels moyens?) Les unes et les autres introduisent des idées 
d’ordre et de désordre, de bon ou de mauvais fonctionnement, et 
donc, nous permettent de juger et de critiquer tantôt la structure 
du mécanisme supposé; tantôt la personne, (ou les personnes), qui 
paraissent le surveiller ou le conduire. (Ici peuvent s’insinuer 
de grandes illusions sur la portée et la réalité du pouvoir 
politique, sur le pouvoir du Pouvoir, lequel semble toujours 
d’autant plus grand et plus certain que l’on en est plus 
éloigné...)

                           *   *   *

Or il arrive parfois et partout que les circonstances fassent 
craindre pour l’existence de la machine ou de l’organisme dont il 
s’agit. Des vices de construction, des erreurs de conduite, des 
événements auxquels il n’était pas fait pour résister, troublent 
son ordre, compromettent les biens ou les vies des hommes qui en 
sont les éléments. Ils constatent que rien ne va et que rien ne se 
fait; que le danger s’accroît, que l’impression d’impuissance, de 
ruine imminente s’impose et se fortifie: chacun se sent enfin sur 
un navire en perdition...

C’est alors que se forme inévitablement dans les esprits l’idée du 
contraire de ce qui est, l’idée complémentaire de la dispersion, 
de la confusion, de l’indécision... Ce contraire est 
nécessairement Quelqu’un. Ce Quelqu’un germe en tous.

                           *   *   *

Comme la faim engendre la vision de mets succulents, et la soif 
celle de breuvages délicieux, ainsi dans l’attente anxieuse d’une 
crise, le danger pressenti excite le besoin de voir agir et de 
comprendre les actes du pouvoir, et développe chez la plupart 
l’image d’une action puissante, prompte, résolue, délivrée de tous 
les obstacles de convention et de toutes les résistances passives. 
Cette action ne peut appartenir qu’à un seul. Ce n’est que dans 
une tête seule que la vision nette de la fin et des moyens, les 
transformations des notions en décisions, la coordination la plus 
complète se peuvent produire. Il y a une sorte de simultanéité et 
de réciprocité des facteurs du jugement et une sorte de force 
décisive dans les résolutions qui ne se trouvent jamais dans la 
pluralité délibérante. Si donc la dictature est instituée, si 
l’Unique prend le pouvoir, la conduite des affaires publiques 
portera toutes les marques de la volonté concentrée et réfléchie, 
et le style d’une certaine personne sera empreint dans tous les 
actes du gouvernement, cependant que l’État sans visage et sans 
accent ne se manifeste que comme une entité inhumaine, une 
émanation abstraite, d’origine statistique ou traditionnelle, qui 
procède soit par routine, soit par tâtonnements infinis.

En vérité, ce doit être une jouissance extraordinaire, (comme 
c’est pour l’observateur un spectacle prodigieusement captivant), 
que de joindre la puissance avec la pensée, de faire exécuter par 
un peuple ce que l’on a conçu à l’écart; et parfois de modifier à 
soi seul, et pour une longue durée, le caractère d’une nation, 
comme le fit jadis le plus profond des dictateurs, Cromwell, 
monstre et merveille aux yeux de Pascal et de Bossuet, qui 
transforma l’âme énergique de l’Angleterre.

                           *   *   *

Le dictateur demeure enfin seul possesseur de la plénitude de 
l’action. Il absorbe toutes les valeurs dans la sienne, réduit aux 
siennes toutes les vues. Il fait des autres individus des 
instruments de sa pensée, qu’il entend qu’on croie la plus juste 
et la plus perspicace puisqu’elle s’est montrée la plus audacieuse 
et la plus heureuse dans le moment du trouble et de l’égarement 
public. Il a bousculé le régime impuissant ou décomposé, chassé 
les hommes indignes ou incapables; avec eux, les lois ou les 
coutumes qui produisaient l’incohérence, les lenteurs, les 
problèmes inutiles énervaient les ressorts de l’État. Parmi ces 
choses dissipées, la liberté. Beaucoup se résignent aisément à 
cette perte. Il faut avouer que la liberté est la plus difficile 
des épreuves que l’on puisse proposer à un peuple. Savoir être 
libres n’est pas également donné à tous les hommes et à toutes les 
nations, et il ne serait pas impossible de les classer selon ce 
savoir. Davantage, la liberté dans notre temps n’est, et ne peut 
être, pour la plupart des individus, qu’apparence. Jamais l’État, 
même le plus libéral par l’essence et les affirmations, n’a plus 
étroitement saisi, défini, borné, scruté, façonné, enregistré les 
vies. Jamais le système général de l’existence n’a pesé si 
fortement sur les hommes, les réduisant par des horaires, par la 
puissance des moyens physiques que l’on fait agir sur leur sens, 
par la hâte exigée, par l’imitation imposée, par l’abus de la 
série, etc, à l’état de produits d’une certaine organisation qui 
tend à les rendre aussi semblables que possible jusque dans leurs 
goûts et dans leurs divertissements. Nous sommes des esclaves d’un 
fonctionnement dont les gênes ne cessent de croître, grâce aux 
moyens que nous nous créons d’agir de plus en plus largement sur 
les milieux communs de la vie. L’amateur de vitesse gêne l’amateur 
de vitesse, et il en est ainsi des amateurs d’ondes entre eux, des 
amateurs de plages ou de montagne. Si l’on joint à ces 
contraintes, nées des interférences de nos plaisirs, celles 
qu’imposent au plus grand nombre les disciplines modernes du 
travail, on trouvera que la dictature ne fait qu’achever le 
système de pressions et de liaisons dont les modernes, dans les 
pays politiquement les plus libres, sont les victimes, plus ou 
moins conscientes.

Quoi qu’il en soit, l’état dictatorial installé se résume en une 
division simple de l’organisation d’un peuple: un homme, d’une 
part, assume toutes les fonctions supérieures de l’esprit: il se 
charge du bonheur, de l’ordre, de l’avenir, de la puissance, du 
prestige du corps national, -toutes choses en vue desquelles 
l’unité, l’autorité, la continuité du pouvoir sont, sans doute, 
nécessaires. Il se réserve d’agir directement dans tous les 
domaines, et de décider souverainement en toute matière. D’autre 
part, le reste des individus seront réduits à la condition 
d’instruments ou de matière de cette action, quelle que soit leur 
valeur et leur compétence personnelle. Ce matériel humain, 
convenablement différencié, sera chargé de l’ensemble des 
automatismes.

                           *   *   *

Une division de cette nature est d’autant plus instable que le 
peuple auquel elle est appliquée contient plus d’esprits eux-mêmes 
dictatoriaux, (c’est-à-dire: qui veulent comprendre et sont 
capables d’agir). La conservation de la dictature exige des 
efforts perpétuels, puisque la dictature, sorte de réponse la plus 
brève et la plus énergique à une situation critique ressentie par 
tous, risque d’être rendue inutile et comme dissoute par l’heureux 
effet de la mission qu’elle s’est donnée. Certains dictateurs ont 
su se démettre au point juste. D’autres ont essayé de desserrer 
l’étreinte de leur pouvoir, et de revenir par degrés au régime le 
plus modéré. C’est là une opération des plus délicates. D’autres 
encore cherchent à s’affermir par tous moyens. Ils trouveront, en 
dehors des mesures coercitives directes et des surveillances 
constantes, des ressources assez précieuses, dans le dressage des 
jeunes gens et dans l’éclat qu’ils pourront donner aux succès et 
aux avantages sensibles du système. Ils mettront dans cette tâche 
tout l’esprit et toute l’énergie par lesquels ils se sont imposés. 
Mais cette politique peut être insuffisante ou ne promettre de 
résultats que dans un avenir trop éloigné. Il arrive alors que 
l’on songe à un retour artificiel aux conditions initiales et à 
organiser l’angoisse et les mêmes périls à la faveur desquels la 
dictature fut créée. Des images de guerre peuvent alors séduire.

                           *   *   *

Nous avons vu, en quelques années, sept monarchies, (je crois), 
disparaître; un nombre presque égal de dictatures s’instituer; et 
dans plusieurs nations dont le régime n’a pas changé, régime assez 
tourmenté, tant par les faits que par les réflexions et 
comparaisons que ces changements chez les voisins excitaient dans 
les esprits. Il est remarquable que la dictature soit à présent 
contagieuse, comme le fut jadis la liberté.

Le monde moderne n’ayant su jusqu’ici ajuster son âme, sa mémoire, 
ses habitudes sociales, ni ses conventions de politique et de 
droit au corps nouveau et aux organes qu’il s’est récemment 
formés, s’embarrasse des contrastes et des contradictions qui se 
déclarent à chaque instant entre les concepts ou les idéaux 
d’origine historique, qui composent son acquis intellectuel et sa 
capacité émotive, et les besoins, les connexions, les conditions 
et les variations rapides d’origine positive et technique qui, 
dans tous les ordres, le surprennent et mettent sa vieille 
expérience en défaut.

Il se cherche une économie, une politique, une morale, une 
esthétique, et même une religion, et même... une logique, peut-
être? Il n’est pas merveilleux que parmi des tâtonnements qui ne 
font que commencer et dont il est impossible de prévoir le succès 
ni le terme, l’idée de Dictature, l’image fameuse du tyran 
intelligent, se soit proposée, et même imposée, ici et là.











Notes.

(1) Discours prononcé à l’occasion de la distribution solennelle 
des prix du Lycée Janson-de-Sailly, le 13 juillet 1932.

(2) Préface au Livre de M. Antonio Ferro, Le Portugal et son Chef 
(Janvier 1934).

(3) Cet essai a été publié en préface du recueil: Dictatures et 
Dictateurs (1934).



Source: http://www.poesies.net