Album De Vers Anciens. (1920) Par Paul Valéry. (1871-1945) TABLE DES MATIERES La Fileuse. Hélène. Orphée. Naissance De Vénus. Féerie. Même Féerie. Baignée. Au Bois Dormant. César. Le Bois Amical. Les Vaines Danseuses. Un Feu Distinct... Narcisse Parle. Épisode. Vue. Valvins. Été. Profusion Du Soir. Anne. Air De Sémiramis. L’Amateur De Poèmes. La Fileuse. Assise, la fileuse au bleu de la croisée Où le jardin mélodieux se dodeline; Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée. Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline Chevelure, à ses doigts si faibles évasives, Elle songe, et sa tête petite s’incline. Un arbuste et l’air pur font une source vive Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose De ses pertes de fleurs le jardin de l’oisive. Une tige, où le vent vagabond se repose, Courbe le salut vain de sa grâce étoilée, Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose. Mais la dormeuse file une laine isolée; Mystérieusement l’ombre frêle se tresse Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée. Le songe se dévide avec une paresse Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule, La chevelure ondule au gré de la caresse... Derrière tant de fleurs, l’azur se dissimule, Fileuse de feuillage et de lumière ceinte: Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle. Ta soeur, la grande rose où sourit une sainte, Parfume ton front vague au vent de son haleine Innocente, et tu crois languir... Tu es éteinte Au bleu de la croisée où tu filais la laine. Hélène. Azur! c’est moi... Je viens des grottes de la mort Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores, Et je revois les galères dans les aurores Ressuciter de l’ombre au fil des rames d’or. Mes solitaires mains appellent les monarques Dont la barbe de sel amusait mes doigts purs; Je pleurais. Ils chantaient leurs triomphes obscurs Et les golfes enfuis aux poupes de leurs barques. J’entends les conques profondes et les clairons Militaires rythmer le vol des avirons; Le chant clair des rameurs enchaînes le tumulte, Et les Dieux, à la proue héroïque exaltés Dans leur sourire antique et que l´écume insulte, Tendent vers moi leurs bras indulgents et sculptés. Orphée. ... Je compose en esprit, sous les myrtes, Orphée L’Admirable!... le feu, des cirques purs descend; Il change le mont chauve en auguste trophée D’où s’exhale d’un dieu l’acte retentissant. Si le dieu chante, il rompt le site tout-puissant; Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres; Une plainte inouïe appelle éblouissants Les hauts murs d’or harmonieux d’un sanctuaire. Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée! Le roc marche, et trébuche; et chaque pierre fée Se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire! D’un Temple à demi nu le soir baigne l’essor, Et soi-même il s’assemble et s’ordonne dans l’or À l’âme immense du grand hymne sur la lyre! Naissance De Vénus. De sa profonde mère, encor froide et fumante, Voici qu’au seuil battu de tempêtes, la chair Amèrement vomie au soleil par la mer, Se délivre des diamants de la tourmente. Son sourire se forme, et suit sur ses bras blancs Qu’éplore l’orient d’une épaule meurtrie, De l’humide Thétis la pure pierrerie, Et sa tresse se fraye un frisson sur ses flancs. Le frais gravier, qu’arrose et fuit sa course agile, Croule, creuse rumeur de soif, et le facile Sable a bu les baisers de ses bonds puérils; Mais de mille regards ou perfides ou vagues, Son oeil mobile mêle aux éclairs de périls L’eau riante, et la danse infidèle des vagues. Féerie. La lune mince verse une lueur sacrée, Toute une jupe d’un tissu d’argent léger, Sur les bases de marbre où vient l’Ombre songer Que suit d’un char de perle une gaze nacrée. Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux De carènes de plume à demi lumineuse, Elle effeuille infinie une rose neigeuse Dont les pétales font des cercles sur les eaux... Est-ce vivre?... Ô désert de volupé pamée Où meurt le battement faible de l’eau lamée, Usant le seuil secret des échos de cristal... La chair confuse des molles roses commence À frémir, si d’un cri le diamant fatal Fêle d’un fil de jour toute la fable immense. Même Féerie. La lune mince verse une lueur sacrée, Comme une jupe d’un tissu d’argent léger, Sur les masses de marbre où marche et croit songer Quelque vierge de perle et de gaze nacrée. Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux De carènes de plume à demi lumineuse, Sa main cueille et dispense une rose neigeuse Dont les pétales font des cercles sur les eaux. Délicieux désert, solitude pâmée, Quand le remous de l’eau par la lune lamée Compte éternellement ses échos de cristal, Quel coeur pourrait souffrir l’inexorable charme De la nuit éclatante au firmament fatal, Sans tirer de soi-même un cri pur comme une arme? Baignée. Un fruit de chair se baigne en quelque jeune vasque, (Azur dans les jardins tremblants) mais hors de l’eau, Isolant la torsade aux puissances de casque, Luit le chef d’or que tranche à la nuque un tombeau. Éclose la beauté par la rose et l’épingle! Du miroir même issue où trempent ses bijoux, Bizarres feux brisés dont le bouquet dur cingle L’oreille abandonnée aux mots nus des flots doux. Un bras vague inondé dans le néant limpide Pour une ombre de fleur à cueillir vainement S’effile, ondule, dort par le délice vide, Si l’autre, courbé pur sous le beau firmament, Parmi la chevelure immense qu’il humecte, Capture dans l’or simple un vol ivre d’insecte. Au Bois Dormant. La princesse, dans un palais de rose pure, Sous les murmures, sous la mobile ombre dort, Et de corail ébauche une parole obscure Quand les oiseaux perdus mordent ses bagues d’or. Elle n’écoute ni les gouttes, dans leurs chutes, Tinter d’un siècle vide au lointain le trésor, Ni, sur la forêt vague, un vent fondu de flûtes Déchirer la rumeur d’une phrase de cor. Laisse, longue, l’écho rendormir la diane, Ô toujours plus égale à la molle liane Qui se balance et bat tes yeux ensevelis. Si proche de ta joue et si lente la rose Ne va pas dissiper ce délice de plis Secrètement sensible au rayon qui s’y pose. César. César, calme César, le pied sur toute chose, Les poings durs dans la barbe, et l’oeil sombre peuplé D’aigles et des combats du couchant contemplé, Ton coeur s’enfle, et se sent toute-puissante Cause. Le lac en vain palpite et lèche son lit rose; En vain d’or précieux brille le jeune blé; Tu durcis dans les noeuds de ton corps rassemblé L’ordre, qui doit enfin fendre ta bouche close. L’ample monde, au delà de l’immense horizon, L’Empire attend l’éclair, le décret, le tison Qui changeront le soir en furieuse aurore. Heureux là-bas sur l’onde, et bercé du hasard, Un pêcheur indolent qui flotte et chante, ignore Quelle foudre s’amasse au centre de César. Le Bois Amical. Nous avons pensé des choses pures Côte à côte, le long des chemins, Nous nous sommes tenus par les mains Sans dire... parmi les fleurs obscures; Nous marchions comme des fiancés Seuls, dans la nuit verte des prairies; Nous partagions ce fruit de féeries La lune amicale aux insensés Et puis, nous sommes morts sur la mousse, Très loin, tout seuls parmi l’ombre douce De ce bois intime et murmurant; Et là-haut, dans la lumière immense, Nous nous sommes trouvés en pleurant Ô mon cher compagnon de silence! Les Vaines Danseuses. Celles qui sont des fleurs légères sont venues, Figurines d’or et beautés toutes menues Où s’irise une faible lune... Les voici Mélodieuses fuir dans le bois éclairci. De mauves et d’iris et de nocturnes roses Sont les grâces de nuit sous leurs danses écloses. Que de parfums voilés dispensent leurs doigts d’or! Mais l’azur doux s’effeuille en ce bocage mort Et de l’eau mince luit à peine, reposée Comme un pâle trésor d'une antique rosée D’où le silence en fleur monte... Encor les voici Mélodieuses fuir dans le bois éclairci. Aux calices aimés leurs mains sont gracieuses; Un peu de lune dort sur leurs lèvres pieuses Et leurs bras merveilleux aux gestes endormis Aiment à dénouer sous les myrtes amis Leurs liens fauves et leurs caresses... Mais certaines, Moins captives du rythme et des harpes lointaines, S’en vont d'un pas subtil au lac enseveli Boire des lys l’eau frêle où dort le pur oubli. Un Feu Distinct... Un feu distinct m’habite, et je vois froidement La violente vie illuminée entière... Je ne puis plus aimer seulement qu’en dormant Ses actes gracieux mélangés de lumière. Mes jours viennent la nuit me rendre des regards, Après le premier temps de sommeil malheureux; Quand le malheur lui-même est dans le noir épars Ils reviennent me vivre et me donner des yeux. Que si leur joie éclate, un écho qui m’éveille N’a rejeté qu’un mort sur ma rive de chair, Et mon rire étranger suspend à mon oreille, Comme à la vide conque un murmure de mer, Le doute -sur le bord d’une extrême merveille, Si je suis, si je fus, si je dors ou je veille? Narcisse Parle. Narcissiae placandis manibus. Ô frères! tristes lys, je languis de beauté Pour m’ètre désiré dans votre nudité, Et vers vous, Nymphe, Nymphe, ô Nymphe des fontaines, Je viens au pur silence offrir mes lames vaines. Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir. La voix des sources change et me parle du soir; J’entends l’herbe d’argent grandir dans l’ombre sainte, Et la lune perfide élève son miroir Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte. Et moi! De tout mon coeur dans ces roseaux jeté, Je languis, ô saphir, par ma triste beauté! Je ne sais plus aimer que l’eau magicienne Où j’oubliai le rire et la rose ancienne. Que je déplore ton éclat fatal et pur, Si mollement de moi fontaine environnée, Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur Mon image de fleurs humides couronnée! Hélas! L’image est vaine et les pleurs éternels! À travers les bois bleus et les bras fraternels, Une tendre lueur d’heure ambiguë existe, Et d’un reste du jour me forme un fiancé Nu, sur la place pâle où m’atrire l’eau triste... Délicieux démon, désirable et glacé! Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée, Ô forme obéissante à mes yeux opposée! Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs!... Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent D’appeler ce captif que les feuilles enlacent, Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs!... Adieu, reflet perdu sur l’onde calme et close, Narcisse... ce nom même est un tendre parfum Au coeur suave. Effeuille aux mânes du défunt Sur ce vide tombeau la funérale rose. Sois, ma lèvre, la rose effeuillant le baiser Qui fasse un spectre cher lentement s’apaiser, Car la nuit parle à demi-voix, proche et lointaine, Aux calices pleins d’ombre et de sommeils légers. Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés. Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine Chair pour la solitude éclose tristement Qui se mire dans le miroir au bois dormant. Je me délie en vain de ta présence douce, L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse Et d’un sombre délice enfle le vent profond. Adieu, Narcisse... Meurs! Voici le crépuscule. Au soupir de mon coeur mon apparence ondule, La flûte, par l’azur enseveli module Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont. Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume, Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume, Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal! L’espoir seul peut suffire à rompre ce cristal. La ride me ravisse au souffle qui m’exile Et que mon souffle anime une flûte gracile Dont le joueur léger me serait indulgent!... Évanouissez-vous, divinité troublée! Et, toi, verse à la lune, humble flûte isolée, Une diversité de nos larmes d’argent. Épisode. Un soir favorisé de colombes sublimes, La pucelle doucement se peigne au soleil. Aux nénuphars de l’onde elle donne un orteil Ultime, et pour tiédir ses froides mains errantes Parfois trempe au couchant leurs roses transparentes. Tantôt, si d’une ondée innocente, sa peau Frissonne, c’est le dire absurde d’un pipeau, Flûte dont le coupable aux dents de pierrerie Tire un futile vent d’ombre et de rêverie Par l’occulte baiser qu’il risque sous les fleurs. Mais presque indifférente aux feintes de ces pleurs, Ni se se divinisant par aucune parole De rose, elle démêle une lourde auréole; Et tirant de sa nuque un plaisir qui la tord, Ses poings délicieux pressent la touffe d’or Dont la lumière coule entre ses doigts limpides! ... Une feuille meurt sur ses épaules humides, Une goutte tombe de la flûte sur l’eau, Et le pied pur s’épeure comme un bel oiseau Ivre d’ombre... Vue. Si la plage planche, si L’ombre sur l’oeil s’use et pleure Si l’azur est larme, ainsi Au sel des dents pure affleure La vierge fumée ou l’air Que berce en soi puis expire Vers l’eau debout d’une mer Assoupie en son empire Celle qui sans les ouïr Si la lèvre au vent remue Se joue à évanouir Mille mots vains où se mue Sous l’humide éclair de dents Le très doux feu du dedans. Valvins. Si tu veux dénouer la forêt qui t’aère Heureuse, tu te fonds aux feuilles, si tu es Dans la fluide yole à jamais littéraire, Traînant quelques soleils ardemment situés Aux blancheurs de son flanc que la Seine caresse Émue, ou pressentant l’après-midi chanté, Selon que le grand bois trempe une longue tresse, Et mélange ta voile au meilleur de l’été. Mais toujours prês de toi que le silence livre Aux cris multipliés de tout le brut azur, L’ombre de quelque page éparse d’aucun livre Tremble, reflet de voile vagabonde sur La poudreuse peau de la rivière verte Parmi le long regard de la Seine entr’ouverte. Été. À Francis Vielé-Griffin. Été, roche d’air pur, et toi, ardente ruche, Ô mer! Éparpillée en mille mouches sur Les touffes d’une chair fraîche comme une cruche, Et jusque dans la bouche où bourdonne l’azur; Et toi, maison brûlante, Espace, cher Espace Tranquille, où l’arbre fume et perd quelques oiseaux, Où crève infiniment la rumeur de la masse De la mer, de la marche et des troupes des eaux, Tonnes d’odeurs, grands ronds par les races heureuses Sur le golfe qui mange et qui monte au soleil, Nids purs, écluses d’herbe, ombres des vagues creuses, Bercez l’enfant ravie en un poreux sommeil! Dont les jambes (mais l’une est fraîche et se dénoue De la plus rose), les épaules, le sein dur, Le bras qui se mélange à l’écumeuse joue Brillent abandonnés autour du vase obscur Où filtrent les grands bruits pleins de bêtes puisées Dans les cages de feuille et les mailles de mer Par les moulins marins et les huttes rosées Du jour... Toute la peau dore les treilles d’air. Profusion Du Soir. Poème Abandonné... Du soleil soutenant la puissante paresse Qui plane et s’abandonne à l’oeil contemplateur, Regard!... Je bois le vin céleste, et je caresse Le grain mystéri-eux de l’extrême hauteur. Je porte au sein brûlant ma lucide tendresse, Je joue avec les feux de l’antique inventeur; Mais le dieu par degrés qui se désintéresse Dans la pourpre de l’air s’altère avc lenteur. Laissant dans les champs purs battre toute l’idée, Les travaux du couchant dans la sphère vidée Connaissent sans oiseaux leur ancienne grandeur. L’ange frais de l’oeil nu pressent dans sa pudeur, Haute nativité d’étoile élucidée, Un diamant agir qui berce la splendeur... * Ô soir, tu viens épandre un délice tranquille, Horizon des sommeils, stupeur des coeurs pieux, Persuasive approche, insidieux reptile, Et rose que respire un mortel immobile Dont l’oeil dore s’engage aux promesses des cieux. * Sur tes ardents autels son regard favorable Brûle, l’âme distraite, un passé précieux. Il adore dans l’or qui se rend adorable Bâtir d’une vapeur un temple mémorable, Suspendre au sombre éther son risque et son récif, Et vole, ivre des feux d’un triomphe passif, Sur l’abime aux ponts d’or rejoindre la Fortune; -Tandis qu’aux bords lointains du Théâtre pensif, Sous un masque léger glisse la mince lune... * ... Ce vin bu, l’homme bâille, et brise le flacon. Aux merveilles du vide il garde une rancune; Mais le charme du soir fume sur le balcon Une confusion de femme et de flocon... * -Ô Conseil!... Station solennelle!... Balance D’un doigt doré pesant les motifs du silence! Ô sagesse sensible entre les dieux ardents! -De l’espace trop beau, préserve-moi, balustre! Là, m’appelle la mer!... Là, se penche l’illustre Vénus Vertigineuse avec ses bras fondants! * Mon oeil, quoiqu’il s’attache au sort souple des ondes, Et boive comme en songe à l’éternel verseau, Garde une chambre fixe et capable des mondes; Et ma cupidité des surprises profondes Voit à peine au travers du transparent berceau Cette femme d’écume et d’algue et d’or que roule Sur le sable et le sel la meule de la houle. * Pourtant je place aux cieux les ébats d’un esprit; Je vois dans leurs vapeurs des terres inconnues, Des deesses de fleurs feindre d’être des nues, Des puissances d’orage d’errer a demi nues, Et sur les roches d’air du soir qui s’assombrit, Telle divinité s’accoude. Un ange nage. Il restaure l’espace à chaque tour de rein. Moi, qui j’ette ici-bas l’ombre d’un personnage, Toutefois délié dans le plein souverain, Je me sens qui me trempe, et pur qui me dédaigne! Vivant au sein futur le souvenir marin, Tout le corps de mon choix dans mes regards se baigne! * Une crête écumeuse, énorme et colorée, Barre, puissamment pure, et plisse le parvis. Roule jusqu’à mon coeur la distance doree, Vague!... Croulants soleils aux horizons ravis, Tu n’iras pas plus loin que la ligne ignorée Qui divise les dieux des ombres où je vis. * Une volute lente et longue d’une lieue Semant les charmes lourds de sa blanche torpeur Où se joue une joie, une soif d’être bleue, Tire le noir navire épuisé de vapeur... * Mais pesants et neigeux les monts du crépuscule, Les nuages trop pleins et leurs seins copieux, Toute la majesté de l’Olympe recule, Car voici le signal, voici l’or des adieux, Et l’espace a humé la barque minuscule... * Lourds frontons du sommeil toujours inachevés, Rideaux bizarrement d’un rubis relevés Pour le mauvais regard d’une sombre planète, Les temps sont accomplis, les desirs se sont tus, Et dans la bouche d’or, bâillements combattus, S’écartèlent les mots que charmait le poète... Les temps sont accomplis, les desirs se sont tus. * Adieu, Adieu!... Vers vous, ô mes belles images, Mes bras tendent toujours insatiable port! Venez, effarouchés, hérissant vos plumages, Voiliers aventureux que talonne la mort! Hâtez-vous, hâtez-vous!... La nuit presse!... Tantale Va périr! Et la joie éphémère des cieux! Une rose naguère aux ténèbres fatale, Une toute dernière rose occidentale Pâlit affreusement sur le soir spacieux... Je ne vois plus frémir au mât du belvédère Ivre de brise un sylphe aux couleurs de drapeau, Et ce grand port n’est plus qu’un noir débarcadère Couru du vent glacé que sent venir ma peau! Fermez-vous! Fermez-vous! Fenêtres offensées! Grands yeux qui redoutez la véritable nuit! Et toi, de ces hauteurs d’astres ensemencées, Accepte, fécondé de mystère et d’ennui, Une maternité muette de pensées... Anne. Anne qui se mélange au drap pâle et délaisse Des cheveux endormis sur ses yeux mal ouverts Mire ses bras lointains tournés avec molesse Sur la peau sans couleur du ventre découvert. Elle vide, elle enfle d’ombre sa gorge lente, Et comme un souvenir pressant ses propres chairs, Une bouche brisée et pleine d’eau brûlante Roule le goût immense et le reflet des mers. Enfin désemparée et libre d’être fraîche, La dormeuse déserte aux touffes de couleur Flotte sur son lit blême, et d’une lèvre sèche, Tette dans la ténebre un souffle amer de fleur. Et sur le linge où l’aube insensible se plisse, Tombe, d’un bras de glace effleuré de carmin, Toute une main défaite et perdant le délice À travers ses doigts nus denoués de l’humain. Au hasard! À jamais, dans le sommeil sans hommes Pur des tristes éclairs de leurs embrassements, Elle laisse rouler les grappes et les pommes Puissantes, qui pendaient aux treilles d’ossements, Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges, Et dont le nombre d’or de riches mouvements Invoquait la vigueur et les gestes étranges Que pour tuer l’amour inventent les amants... * Sur toi, quand le regard de leurs âmes s’égare, Leur coeur bouleversé change comme leurs voix, Car les tendres apprêts de leur festin barbare Hâtent les chiens ardents qui tremblent dans ces rois... À peine effleurent-ils de doigts errants ta vie, Tout leur sang les accable aussi lourd que la mer, Et quelque violence aux abîmes ravie Jette ces blancs nageurs sur tes roches de chair... Récifs délicieux, Île toute prochaine, Terre tendre, promise aux démons apaisés, L’amour t’aborde, armé des regards de la haine, Pour combattre dans l’ombre une hydre de baisers! * Ah, plus nue et qu’imprègne une prochaine aurore, Si l’or triste interroge un tiède contour, Rentre au plus pur de l’ombre où le Même s’ignore, Et te fais un vain marbre ébauché par le jour! Laisse au pâle rayon ta lèvre violée Mordre dans un sourire un long germe de pleur, Masque d’âme au sommeil à jamais immolée Sur qui la paix soudaine a surpris la douleur! Plus jamais redorant tes ombres satinées, La vieille aux doigts de feu qui fendent les volets Ne viendra t’arracher aux grasses matinées Et rendre au doux soleil tes joyeux bracelets... Mais suave, de l’arbre extérieur, la palme Vaporeuse remue au delà du remords, Et dans le feu, parmi trois feuilles, l’oiseau calme Commence le chant seul qui réprime les morts. Air De Sémiramis. à Camille Mauclair. Dès l’aube, chers rayons, mon front songe à vous ceindre! À peine il se redresse, il voit d’un oeil qui dort Sur le marbre absolu, le temps pâle se peindre, L’heure sur moi descendre et croître jusqu’à l’or... * ... « Existe!... Sois enfin toi-même! dit l’Aurore, Ô grande âme, il est temps que tu formes un corps! Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore, Parmi tant d’autres feux, les immortels trésors! Déjà, contre la nuit lutte l’âpre trompette! Une lèvre vivante attaque l’air glacé; L’or pur, de tout en tour, éclate et se répète, Rappelant tout l’espace aux splendeurs du passé! Remonte aux vrais regards! Tire-toi de tes ombres, Et comme du nageur, dans le plein de la mer, Le talon tout-puissant l’expulse des eaux sombres, Toi, frappe au fond de l’être! Interpelle ta chair, Traverse sans retard ses invisibles trames, Épuise l’infini de l’effort impuissant, Et débarasse-toi d’un désordre de drames Qu’engendrent sur ton lit les monstres de ton sang! J’accours de l’Orient suffire à ton caprice! Et je te viens offrir mes plus purs aliments; Que d’espcae et de vent ta flamme se nourrisse! Viens te joindee à l’éclat de mes pressentiments! » * -Je réponds!... Je surgis de ma profonde absence! Mon coeur m’arrache aux morts que frôlait mon sommeil, Et vers mon but, grand aigle éclatant de puissance, Il m’emporte!... Je vole au-devant du soleil! Je ne prends qu’une rose et fuis... La belle flèche Au flanc!... Ma tête enfante une foule de pas... Ils courent vers ma tour favorite, où ma fraîche Altitude m’appelle, et je lui tends les bras! Monte, ô Sémiramis, maîtresse d’une spire Qui d’un coeur sans amour s’élance au seul honneur! Ton oeil impérial a soif du grand empire À qui ton spectre dur fait sentir le bonheur... Ose l’abîme! Passe un dernier pont de roses! Je t’approche, péril! Orgueil plus irrité! Ces fourmis sont à moi! Ces villes sont mes choses, Ces chemins sont les traits de mon autorité! C’est une vaste peau de fauve que mon royaume! J’ai tué le lion qui portait cette peau; Mais encor le fumet du féroce fantôme Flotte chargé de mort, et garde mon troupeau! Enfin, j’offre au soleil le secret de mes charmes! Jamais il n’a doré de seuil si gracieux! De ma fragilité je goûte les alarmes Entre le double appel de la terre et des cieux. Repas de ma puissance, intelligible orgie, Quel parvis vaporeux de toits et de forêts Place aux pieds de la pure et divine vigie, Ce calme éloignement d’événements secrets! L’âme enfin sur ce faîte a trouvé ses demeures! Ô de quelle grandeur, elle tient sa grandeur Quand mon coeur soulevé d’ailes intérieurs Ouvre au ciel en moi-même une autre profondeur! Anxieuse d’azur, de gloire consumée, Poitrine, gouffre d’ombre aux narines de chair, Aspire cet encens d’âmes et de fumée Qui monte d’une ville analogue à la mer! Soleil, soleil, regarde en toi rire mes ruches! L’intense et sans repos Babylone bruit, Toute rumeurs de chars, clairons, chaînes de cruches Et plaintes de la pierre au mortel qui construit. Qu’ils flattent mon désir de temples implacables, Les sons aigus de scie et les cris des ciseaux, Et ces gémissements de marbres et de câbles Qui peuplent l’air vivant de structure et d’oiseaux! Je vois mon temple neuf naître parmi les mondes, Et mon voeu prendre place au séjour des destins; Il semble de soi-même au ciel monter par ondes Sous le bouillonnement des actes indistincts. Peuple stupide, à qui ma puissance m’enchaîne, Hélas! mon orgueil même a besoin de tes bras! Et que ferait mon coeur s’il n’aimait cette haine Dont l’innombrable tête est si douce à mes pas? Plate, elle me murmure une musique telle Que le calme de l’onde en fait de sa fureur, Quand elle se rapaise aux pieds d’une mortelle Mais qu’elle se réserve un retour de terreur. En vain j’entends monter contre ma face auguste Ce murmure de crainte et de férocité: À l’image des dieux la grande âme est injuste Tant elle s’appareille à la nécessité! Des douceurs de l’amour quoique parfois touchée, Pourtant nulle tendresse et nuls renoncements Ne me laissent captive et victime couchée Dans les puissants liens du sommeil des amants! Baisers, baves d’amour, basses béatitudes, Ô mouvements marins des amants confondus, Mon coeur m’a conseillé de telles solitudes, Et j’ai placé si haut mes jardins suspendus Que mes suprêmes fleurs n’attendent que la foudre Et qu’en dépit des pleurs des amants les plus beaux, À mes roses, la main qui touche tombe en poudre: Mes plus doux souvenirs bâtissent des tombeaux! Qu’ils sont doux à mon coeur les temples qu’il enfante Quand tiré lentement du songe de mes seins, Je vois un monument de masse triomphante Joindre dans mes regards l’ombre de mes desseins! Battez, cymbales d’or, mamelles cadencées, Et roses palpitant sur ma pure paroi! Que je m’évanouisse en mes vastes pensées, Sage Sémiramis, enchanteresse et roi! L’Amateur de poèmes. Si je regarde tout à coup n’a véritable pensée, je ne me console pas de devoir subir cette parole intérieure sans personne et sans origine; ces figures éphémères; et cette infinité d’entreprises interrompues par leur propre facilité, qui se transforment l’une dans l’autre, sans que rien ne change avec elles. Incohérente sans le paraître, nulle instantanément comme elle est spontanée, la pensée, par sa nature, manque de style. Mais je n’ai pas tous les jours la puissance de proposer à mon attention quelques êtres nécessaires, ni de feindre les obstacles spirituels qui formeraient une apparence de commencement, de plénitude et de fin, au lieu de mon insupportable fuite. Un poème est une durée, pendant laquelle, lecteur, je respire une loi qui fut préparée; je donne mon souffle et les machines de ma voix; ou seulement leur pouvoir, qui se concilie avec le silence. Je m’abandonne à l’adorable allure: lire, vivre où mènent les mots. Leur apparition est écrite. Leurs sonorités concertées. Leur ébranlement se compose, d’après une méditation antérieure, et ils se précipiteront en groupes magnifiques ou purs, dans la résonance. Même mes étonnements sont assurés: ils sont cachés d’avance, et font partie du nombre. Mu par l’écriture fatale, et ai le mètre toujours futur enchaîne sans retour ma mémoire, je ressens chaque parole dans toute sa force, pour l’avoir indéfiniment attendue. Cette mesure qui me transporte et que je colore, me garde du vrai et du faux. Ni le doute ne me divise, ni la raison ne me travaille. Nul hasard, mais une chance extraordinaire se fortifie. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur; et je pense par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, -aux lacunes calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble: une pensée singulièrement achevée. Source: http://www.poesies.net