Les Opinions De Béhanzigue. (1921) Par Paul Jean Toulet. (1867-1920) TABLE DES MATIERES Ariste-Martial. Eulalie, l'Entauleuse. Le Masque Aux Violettes. Les Amours De Béhanzigue. La Main Du Baron. I II Béhanzigue Est De Noces. Béhanzigue, Sauveteur. En Franco-Chine. Marionnettes. Idylle De Paris. Vielles Lettres. Le Cri Dans La Nuit. Béhanzigue Et Loetitia. Loetitia, Critique D’Art. I II Loetitia A Dit. Le Beau Fuschia. La Boisson Nouvelle. Dialogue D’Hiver. Au Gomorrhis-Bar. A Propos De Théâtre. Modèles De Lettres Anonyme Pseudonymes Etc. Béhanzigue A Dit. L’Ombre De L'Heure. L’Eventail. Le Voyage De Tendresse. Ariste-Martial. Ariste-Martial, baron de Béhant, plus connu dans le Tout-Paname sous le sobriquet de Béhanzigue, aspira comme un long breuvage l’air de la liberté. Ce n’est pas que la prison où il venait de passer quelques semaines pour vagabondage fût beaucoup inconfortable; mais ça manquait d’espace. Aujourd’hui, c’était la rue qui sonnait sous ses pas, la rue large et presque déserte, ouverte sur le hasard, tandis que souriait, tout autour de lui, comme un visage d’enfant, le matin blond, bleu et rose. Il venait, à la sortie, de toucher quelque argent, et se jugeait en outre assez élégamment vêtu. Le fait est qu’il avait fallu, à la prison, le rhabiller de pied en cap, vu l’état où il s’y était présenté. Il portait aujourd’hui un complet gris de fer, des souliers si larges du bout qu’un cordonnier américain les aurait vendus au poids de l’or, une casquette à losanges héliotrope, et une chemise de nuit brodée en rouge. Mais il se rappela soudain qu’on n’y avait pas joint de cravate et se mit en quête d’un chemisier sur les boulevards, où ses pas l’avaient insensiblement conduit. Justement le célèbre Krodebin venait d’ouvrir: Béhanzigue entra. L’unique et jeune commis, tout bâillant encore, qui se trouvait là, eut l’air un peu bien réticent quand ce client bizarre demanda à voir des cravates: «tout ce qui se fait de mieux». Il finit par apporter quelques boîtes de «rossignols», et Béhanzigue par y découvrir une soie bronze et or, dont jusque-là sans doute tous les clients avaient eu peur. Aussi bien était-elle d’une si étrange beauté qu’il fallait, pour s’en oser, servir, être poète ou milliardaire, vivre dans les étoiles -ou sur un yacht en bois des îles, aux agrès d’argent fin. Béhanzigue n’était pas milliardaire. -Combien, demanda-t-il. -Quinze francs. C’est une occasion. Il paya, se fit donner une épingle de nourrice, et commença à se bâtir, devant une glace, un des plus glorieux plastrons qui aient jamais, d’un poitrail humain, fait une aile de scarabée. Et il sortit. Ce fut pour prendre le Pigalle-halle aux vins. Devant le Moulin-Rouge, il s’entendit appelé: -Béhanzigue! -Tiens. Chantepouille, comment va? Chantepouille était un couvreur de ses amis, avec qui, jadis, il avait fait son service et qui était aujourd’hui l’époux d’une assez jolie blonde, de qui Béhanzigue goûtait la conversation. -Et d’où sors-tu avec cette cravate tout en or? -J’étais en déplacement...Trois mois pour vagabondage. -C’est donné. Et je paie dix que tu allais de ce pas au Zanzi des Coeurs? -Tu as gagné une verte que je t’offre sur le fruit de mes sueurs. -Ça colle. Et puis on ira déjeuner chez moi. Au Zanzi des Coeurs, la compagnie n’était pas très nombreuse encore. Béhanzigue, qu’on y sentait populaire, serra quelques mains: -Bonjour, Eulalie. Bonjour, la Raqueuse. Père Zanzi, deux tomates! Ces boissons furent suivies d’un vermout Export pour Chantepouille, et d’une autre absinthe pour son compagnon. -Hélas! disait-il -et les deux jeunes femmes étaient suspendues à ses lèvres -hélas! tout n’est que décadence, abaissement. Les prisons elles-mêmes ont perdu leur charme avec leur imprévu. Personne n’y cultive plus de fleurs dans les préaux; et qui comprendrait aujourd’hui, parmi ces âmes prosaïques, ce que c’était naguère que la fille du geôlier? -La fille du geôlier? demanda la Raqueuse, à qui ces mots rappelaient des titres de romans-feuilletons. Vous l’avez connue? -Si je l’ai connue! Et cueillie...La dernière, ce fut dans ce château de Touraine d’où l’on voit un fleuve blond se recourber au loin et de ces peupliers au pâle feuillage, qui frémissent doucement aux approches du soir. Elle avait des yeux bleus, cette enfant, et riait sans cesse, comme mes vers lui en firent un jour reproche. -Ah! monsieur Béhanzigue, implora Eulalie, moi qui aime tant les poésies d’amour! Dites-nous-la, voulez-vous? -Je ne sais si je me rappellerai, fit le buveur d’absinthe. Toutefois, ayant assuré sa pose, il récita sans se faire prier davantage: Toute allégresse a son défaut, Et se brise soi-même. Si vous voulez que je vous aime, Ne riez pas trop haut. C’est à voix basse qu’on enchante Sous la cendre d’hiver, Ce coeur pareil au feu couvert Qui se consume -et chante. La compagnie ayant applaudi discrètement: -Hélas! reprit le poète, que tout cela est loin! Presque aussi loin, mon pauvre Chantepouille, que ces soleils de jeunesse où l’adjudant nous faisait balayer, pendant des heures, des cours plus propres que celle de Louis XIV. -Ah! le chameau! grogna Chantepouille. C’est de l’adjudant qu’il voulait parler. Béhanzigue lui jeta un regard chargé de blâme. -Ne pense pas, ô Chantepouille, que je sois antimilitariste devenu, ou pacifiste même. L’ombre innombrable des Béhant se lèverait en armures pour ne le souffrir pas. Ma mère elle-même me maudirait, ma pauvre et sainte mère. (Il soupira). -Elle était en armure, aussi? -Elle était cuisinière, Chantepouille: ne te l’ai-je pas dit cent fois, et que M. le baron de Béhant épousa afin de ne lui plus payer ses gages? Il rêva un instant et reprit: -Depuis qu’il me fallut, Chantepouille, embrasser étroitement la carrière de claquepatin, j’ai perdu bien des préjugés, bien des fiertés peut-être. Du moins, ai-je conservé intact le sentiment militaire. Certes, aux premiers bruits de guerre, on me verrait courir sous les drapeaux, et quoique -depuis ma fracture au genou -rien ne m’y oblige plus, faire voler sur les champs de bataille le nom de Béhanzigue. (Une autre verte, Zanzi, et, puisqu’il n’y a plus d’eau dans la carafe tu me donneras le kirch...) Mais que dis-je, et pourquoi glorifier en moi le noir Dahomey? Non, c’est Paris, et ma profession tout entière, que je veux illustrer au feu des combats. C’est sous le pseudonyme de Claquepatin que s’engagera Martial, baron de Béhant! -Mon vieux, observa Chantepouille, tout ça est beau; mais tu faisais pas tant ton mariolle à la caserne. En as-tu assez tiré, de ces jours de boîte, hein! -Je m’entraînais...Je servais la patrie, comme doit faire tout homme...car, ajouta-t-il d’un voix hoqueteuse: Opossum...Opossum...et nil humani... -Qu’est-ce que c’est encore, encore, ce jargon-là? -Ça, c’est de l’Horace... Et, se dressant tout à coup, il tendit le bras en s’écriant: -De l’Horace, de l’Horace, encore de l’Horace! Dangereux et dernier éclat d’un flambeau qui s’éteint. À peine Béhanzigue avait-il proféré ces fortes paroles qu’il s’affaissa et disparut sous la table, où, presque aussitôt, on l’entendit ronfler. -Quoi qu’il a? demanda la Raqueuse. -T’occupe pas, va: c’est rien...Ç’é une paille. -Pauvre Béhanzigue; il a perdu l’habitude. -Où donc qu’il est, Béhanzigue, s’informa le bel Alexy, qui venait d’apparaître. Et l’on entendit tout à coup ces paroles mélancoliques, qui semblaient lui répondre de dessous terre: -Où que j’suis? J’suis dans les badianes. Eulalie, l'Entauleuse. Il était sur les trois heures: lui, un bon bourgeois, voire Luxembourgeois, venu se débrider un peu à Paris. Il la rencontra; sous un platane défeuillé du boulevard Haussmann, et qui venait de vaquer à sa besogne dans un garno des environs. Elle l’emmena au bar de l’Anguille. -Parce que, vois-tu, mon gros, dit Eulalie, c’est le dernier ouvert. -Oui, mademoiselle, répondit l’homme du Grand-Duché. Eulalie, qu’on appelle aussi la Papin, a dix-huit printemps, et un visage si ridé d’avoir eu faim pendant des années entières qu’il en porte presque le double. Mais les roses et les lys -et l’oeillet -se jouent autour de ses membres polis: et elle prend encore tant de plaisir à son métier que, lorsqu’elle vient de le faire, ses yeux, tout brillants encore d’une chatouilleuse joie, la transfigurent. Que te manque-t-il, ô Eulalie, pour être un objet d’admiration et de délices? Un peu de bonheur: un peu de linge. Et depuis un an que tu connais les joies de l’épargne te voici déjà presque jolie. Longtemps Eulalie a couché de droite et de gauche: chez des peintres, sur un divan; chez des amies qui l’enjambaient au matin, pour faire du chocolat; chez des problocques redoutables qui lui volaient son linge. Aussi a-t-elle réduit celui-ci au strict: une chemise et des chaussettes. Les dames de la Nouvelle-Guinée en ont-elles autant? Mais, aujourd’hui, elle a un domicile, dans une petite rue de l’autre côté de la Caulaincourt, une petite rue où il y a des poules. C’est là qu’elle habite avec son amant, Gustave-Alphonse, dit Dauphin, Dos-Fin ou Doffain, un joli blond aux yeux noirs, dont on n’a jamais bien su s’il était barman, reporter-cycliste ou voyageur ès-cartes postales. Pas féroce au demeurant: une frappe, voilà I Comme il y en a au sein des meilleures familles. On n’est pas fixé sur la sienne. Au moins ne l’avait-elle pas tout à fait laissé sans culture: et c’est lui qui, dans un moment de bonne humeur, en souvenir d’un pot-au-feu bien connu avait baptisé son amie: Mlle de Papin. Ce qui, obscurément, la flattait, à cause de la particule. Et peut-être en aurait-elle fait faire des cartes, si la rime ne lui avait paru de mauvais augure. Gustave est même poète, à ses heures. On le voit, dans ses vers, s’élever, si on peut dire, au-dessus de sa condition et exprimer des sentiments très purs sous une forme un peu laborieuse. C’est alors qu’il chante le printemps, la mélancolie, et Eulalie surtout. Ecoute, lui dit-il: Ecoute: parlons bas. Dis-les près de l’oreille, Les aveux frissonnants comme une aile d’abeille, Que l’amour et le soir t’inspirent! Parlons bas. ......................... Mais il y a une chose que Gustave-Alphonse fait mieux que les vers, et qu’il aime à faire, comme tout ce qu’on fait bien: c’est la mayonnaise. Au moindre prétexte, il en fait une, et cela par les journées les plus chaudes. Tel Monsieur Ingres avait son violon, hélas, et Rodin sa plume. L’été, après sa sieste qu’il pousse jusqu’après cinq heures, Gustave traverse la rue en pantoufles, et s’en va prendre (car cette histoire est d’avant la Grande Guerre) son absinthe chez le père Manive au Zanzi des Coeurs Là, entre deux vertes, on cause. Il y a un bout de terrasse, et, comme la rue descend, on voit des arbres au loin, dans le bas, de pauvres arbres pâles qui auraient besoin d’aller à la campagne. -Là ousqu’elle est donc, la Papin, lui demande le poteau Alexy, dit Courte-Lingue, dit la Semeuse. -Au turbin, qu’elle est, dit Gustave, qui en prose s’exprime comme tout le monde. Penses-tu qu’elle gagne sa vie en faisant la quête dans les maisons? -Pas la quête, mais presque, et ça lui rapporte gros, de ce temps- ci? -Gros comme moi, toujours. J’en veux pas plus, ni plus mince non plus. Autrement, c’est atout, et atout. Et il fait voir ses blanches mains, suspendues au bout de poignets minces. Mais Gustave-Alphonse se vante. Il est bien trop paresseux pour battre Mlle de Papin autant qu’il ait. II l’aime trop aussi pour cela -ou pas assez. Et puis il ne voudrait pas la fêler. -Pour sûr, ajoute-t-il, que je ne lui demande pas de faire tous les jours un Alboche comme le d’il y a trois mois, qui a rapporté un Hercule, et plus. -Mais dites-moi, père Manivelle, est-ce que vous n’auriez pas deux oeufs frais? -Oui, Monsieur Gustave. Et l’huilier aussi des fois? Dans un bol blanc, avec une moue d’attention qui lui colle sa sibiche au coin des lèvres, Gustave-Alphonse fait sa sauce, malgré les plaisanteries de l’auditoire (et lesquelles! ). Enfin la voici prise, et jaune et brillante. Avec précaution, sa porcelaine à la main, il regagne le domicile conjugal. Presque aussi tôt, Eulalie rentre de son côté. -Eh bien? -Nib, répondit la jeune fille, avec concision. La mouise. Et, non sans appréhension, elle se tient près de la porte -Gustave a beau être une pâte, c’est son homme pas? et pareil aux autres hommes. -Non, non, crie Eulalie, qui le voit toujours debout. Pas de bleus. Après, ils se fichent de moi, s’y me zyeutent en dessous. -Ah, y se fichent de toi, grogne le jeune homme. Paraîtrait qu’y ont jamais corrigé leurs épouses, ces mectons à la mollasse! Et au lieu de mieux faire, il se rassied. Un feignant quoi, ce Gustave-Alphonse. -N’y a qu’à prendre, explique-t-il, quatre sous de pain, Avec la sauce. Mais Eulalie n’a plus peur. -Vas-y toi, dit-elle, pendant que je tire ma mordante. La nuit est tout à fait tombée maintenant. On allume la lampe, Eulalie se met en camisole et jupon plat. Et tous deux près de la fenêtre, paisiblement, mangent leur mayonnaise en tartines. À travers les volets, on entend les bruits de la petite rue, un boutiquier qui cause sur le pas de sa porte avec des racoleuses - le pas régulier et sourd d’un sergot -les cris d’un enfant. Eulalie est un peu lasse et se tait, tandis que son ami, d’un air langoureux fredonne une chanson à la mode dans son monde: Je me suis fait décuscuter.. Ce n’est pas, au fond, qu’ils soient tout à fait démunis. Car ils ont de l’argent de côté, depuis un an environ qu’Eulalie s’est spécialisée dans l’entaulage, métier assez productif, encore que dangereux. Et c’est un cousin de Gustave-Alphonse, clerc d’huissier à Saint-Denis -un garçon très drôle -qui est chargé des placements. Il y apporte d’ailleurs beaucoup de prudence, préconise la première hypothèque, se méfie des valeurs minières, et ne demande jamais d’où vient l’argent. Mais, à cette heure-ci, on ne peut pourtant pas aller lui en demander. Le Luxembourgeois qu’elle avait amené au bar de l’Anguille, voilà un chopin. À demi-mûr, quand elle l’avait cueilli, il le fut bientôt totalement. -Moi, vois-tu, disait-il, je ne suis pas un vrai Parisien. -Non? -...Mais il en faudrait quelques-uns pour me mettre sous la table. Personne ne peut se vanter d’avoir vu Vanderkorff pompette. Puis il parla de sa femme et de ses enfants, et se réjouit de les devoir retrouver le lendemain soir à Trois-Vierges (par Ettelbruck). -Elle ne se doute pas, ajouta-t-il avec un ris malicieux. -Est-ce qu’elle te fait cocu, demanda Eulalie, du ton dont elle aurait dit: Où achètes-tu tes cravates? Les yeux de l’étranger s’arrondirent; sa face aussi, qui passa du rouge au violet. Enfin il éclata d’un rire bruyant et volumineux. -Comment tu dis ça...elle me fait...tiens.., regarde. Il tira une photographie de son pot portefeuille (ce qui permit à Eulalie d’y apercevoir quelques billets bleus). C’était le portrait de Mme Vanderkorff, personne vêtue de velours, avec une grosse chaîne, et de qui la vertu semblait avoir multiplié les appas. Car tout abondait en elle: et les signes augustes de la maternité allaient chez Mme Vanderkorff jusqu’au débordement. -C’est une belle femme, dis, n’est-ce pas? Eulalie, après l’avoir regardée, dit: -À ta place, moi, je la débiterais. Cependant Vanderkorff avait fini de boire son night cup. II payasse leva avec quelque difficulté; et tous deux sortirent dehors, comme il titubait un peu, Eulalie le prit sous son aile, et lui fit faire, ayant son idée, un long détour du côté de la gare, avant de s’arrêter devant une triste maison de la rue de l’Arcade, où elle sonna: Un garçon ouvrit en bâillant, et sans attendre de question: -Y a le cinq, qu’est libre. Vanderkorff vient de s’endormir, après avoir affirmé une fois de plus qu’il n’a pas le brillant du Parisien. Sa forte respiration emplit d’un flux et reflux de bruit la chambre rougeâtre. Eulalie se lève, et avec une silencieuse rapidité saisit le portefeuille de l’homme, dans la poche de sa redingote, au dos d’une chaise; et cherche les billets bleus. Il y en a trois, et un billet de retour en deuxième de Paris à Ettelbruck. -Purotin, va, songe l’entauleuse. Enfin avec les deux cigs qu’il m’a donnés, ça fait toujours 340 balles. Et comme elle est bonne fille, elle remet le billet de chemin de fer: peut-être n’a-t-elle pas envie d’aller en Luxembourg. Déjà la voilà rhabillée, ou à peu près. Elle ouvre la porte, qui ne grince pas, et ses bottines à la main, s’engage dans l’escalier méphitique, obscur. -Garçon, garçon, la porte. Elle n’ose pas crier. Lui, ronfle de tout son coeur; et il faut le secouer pour qu’il réponde. -Quoi qu’y a? -Rien, la porte. Le garçon se réveille un peu et se frotte les yeux. Il voit Eulalie débraillée, en train de passer ses bottines. Et de tout deviner, ça le réveille complètement. -C’est vingt francs, la porte, dit-il. -Vingt francs: vous êtes malade! -Très malade, et je vais appeler le patron pour me soigner, si vous n’aboulez pas. En soupirant, Eulalie aboule. La porte s’ouvre. -Charogne, murmure-t-elle: Voleur! Et elle se perd dans la nuit. Le Masque Aux Violettes. Par une mésaventure assez courante, Eulalie, des Ternes, qu’on appelait aussi Mademoiselle de Papin, avait un père. Et il était cocher de fiacre. Une affection sans nuages les unissait. C’est vrai qu’au cours de son enfance il lui en avait donné pour marques celles-là surtout que laissent le poing ou un manche de fouet; et longtemps, il ne parut pas faire bien la différence d’elle a son cheval. Mais lorsqu’elle foula sa treizième année, M. Pacôme Filéma (c’était son nom; et son numéro: 77.777) sentit s’émouvoir nouvellement en lui une corde où vibrait la tendresse. «Il y a des malheureux que ça ne sait pas ce que c’est, d’être père, songeait-il.» Lui-même, on eût dit qu’il allait l’oublier, à force de s’en souvenir. En retour, Mme Filéma, qui jusqu’ici avait eu sa fille à la bonne -comme vous diriez -sembla se refroidir envers elle de toute cette même ferveur que Pacôme faisait voir, qui croissait en lui. Et, de l’un à l’autre ballottée, rudoyée ici, caressée là, Eulalie béait, sans comprendre aux énigmes de la vie. Elle avait le sentiment que ses père et mère lui avaient tous deux découvert quelque chose qu’elle-même ne savait pas, et sur quoi ils n’étaient pas d’accord. Le temps, les circonstances, ni M. Filéma ne lui laissèrent ignorer longtemps ce que c’était. Mais il serait hors de sujet de s’étendre là-dessus, ou d’en vouloir conserver des souvenirs plus précis qu’Eulalie elle-même. Ils se détachaient mal dans sa molle mémoire du décor qui les enveloppait. D’un seul coup, en même temps que ce triste vaudeville, elle revoyait leur appartement des Ternes, que sa mère remplissait de désordre et de cris -les fenêtres qui en donnaient sur une cour de l’Urbaine, toute vibrante de mouches -tandis qu’au dehors, l’été torride rayait d’ombre et de lumière les rues jaunes et bleues, où des gens passaient sous des ombrelles. Il y avait quatre ans de cela. Sa mère était morte peu après, en suppliant à son lit de mort Eulalie d’être sage et bonne fille. C’est environ le même temps qu’elle avait quitté son père et l’atelier pour le trottoir. Puis elle avait fait connaissance de Gustave-Alphonse, dit le Dauphin, et s’était «mise avec» Puis elle s’était raccommodée avec M. Filéma. Celui-ci venait même, de temps en temps, déjeuner avec sa fille et son gendre dans leur home de la rue Lemarle-Thibeau. À ces occasions, il relayait dans une ancienne cour de laiterie que Manivelle, le marchand de vin, avait louée comme débarras, vis-à- vis le Zanzi des Coeurs, a deux ou trois maisons près. La jument Pigaille une fois dételée, on la laissait libre derrière le portail, parmi la volaille et les lapins en cage qu’élevait le bistro sous la garde intermittente d’un dogue et d’un roquet. C’était du reste un coursier paisible que Pigaille, et l’âge avait guéri chez elle l’outrecuidance de jouer au plus courir contre ses grands-frères, les chevaux-vapeur. Aujourd’hui même, le cocher était venu faire mettre son couvert, en payant sa bienvenue d’une bouteille de pseudo Bourgogne aussi chargé en goût qu’en couleur: de ces vins dont l’énergique jeunesse fait dire: «Mâtin!», après qu’on en a tâté. La mayonnaise, où triomphait Gustave-Alphonse -une belle sauce couleur d’or, dont l’onctuosité donnait envie de faire de la peinture avec -n’avait pas manqué au festin: elle était même accompagnée de poulet froid, comme dans les natures mortes. Et après le café, on s’en fut tous trois -Eulalie en peignoir mauve - au Zanzi des Coeurs, où Pacôme offrait une tournée. Alexy, dit La Semeuse, s’y trouvait déjà, avec une jeune femme, dont les cheveux étaient pareils à une assiettée de pommes-paille. Pour le moment, d’avoir versé des larmes, elle avait le nez rouge, les yeux gonflés; et, ses coudes posés sur le guéridon, elle en contemplait fixement la tôle peinte en vert. -Et alors, ménesse de choix, marivauda l’amant d’Eulalie, il a donc grêlé sur le ménage? Ou c’est-y qu’on aurait encore joué au fout’beigne avec vos intimités? -Et comment! fit Alexy. -C’est un lâche, cria en retour la jeune femme à la craquante chevelure. C’est un...(ici une diffamation). Pourquoi qu’y m’a battue? J’avais rien fait. -C’est bien pour ça, répliqua froidement La Semeuse. Travaille; ou t’plains pas de la pécole. Les gonzesses, c’est pas rien que pour l’honneur qu’on les raccompagne. Comme si elles nous marraient pas déjà assez! Ayant, à ces paroles ailées, éventé le fond de son coeur, Alexy au délicat visage se rassit. Mais sa compagne reprit, non sans courroux: -Pour ce que tu en fais des gonzesses! De quoi donc qu’elles chanteraient l’Alléluia? C’est-il d’être logées rue du Cherche- Midi tous les jours, la nuit comprise? -Ta bouche, Princesse! Et ta mère, est-ce qu’elle te corrigeait pas, elle aussi, du temps que t’étais ouvrière? Remercie-moi, que je la remplace. Ainsi parla le bel Alexy, et s’étant levé, contempla sa paume, comme pour cracher dedans. Mais M. Filéma intervint. -Là, là, dit-il avec son air paternel. Les querelles d’amoureux ça se règle à la maison, entre deux baisers. Toi, la Semeuse, crois- en mon expérience, tu as tort de ne pas aimer les dames. J’en ai connu, dans la vie, à qui ça n’a pas porté bonheur. Là-dessus il prit une pose, car ayant lu des romans judiciaires, il aimait à conter; mais qu’on l’en priât. -Il tient son feuilleton, le vieux, murmura Gustave-Alphonse. -Allons, Papa, appuya le patron, dégoisez-nous votre truc. Papa ne se tut pas plus avant. -Puisque vous le voulez, dit-il, je vais vous conter succinctement ce que je sais du tragique mystère auquel le hasard m’a mêlé, une nuit... S’étant interrompu pour siroter sa surrincette, il reprit: -Cet épisode énigmatique, où se retrouvent les plus sinistres aspects de la vie métropolitaine... -Métropo...quoi...demanda La Semeuse. -Pas une poule, bien sûr, expliqua Finfonce, Ça veut dire: la vie de Paris, tout simplement. simplement. -C’est pas malin d’entraver le jars aux rupins quand on est bachelier, fit Alexy. -T’es jaloux, ça quoi, dit la Princesse. -Et comment! Tu parles que c’est avec des boniments, qu’on soulève leur morlingue aux pantes, ou bien... Mais Pacôme impatienté l’interrompit: -Pose donc pas pour clamecir le bourgeois, bleusaille. Si tu n’as que ce raisiné-là pour confiture, tu risques de manger ton arton tout sec. Et puis tais-toi si tu veux savoir la fin de l’histoire. Et donc il y a plus d’un an de ça, c’était la Mi-Carême, une journée mélancolique où le ciel n’avait cessé de rouler de sombres nuages gris. Pour moi, elle avait été assez fructueuse, et, vers huit heures, j’allais relayer à Montparno, quand je rencontrai un copain qui me persuada daller dîner avec lui, au Quartier-Latin, où il y aurait à faire. Je l’accompagnai donc, et, après un repas frugal... -Oh là là, frugal! des briques pour sûr! -J’ai dit: frugal, reprit Pacôme avec autorité. Même que c’était chez un bistro de la rue de la Harpe. Après ça, nous chargeons tous les deux -moi pour Bullier. Là, je suis pris par deux singes en sifflet, pour aller salle Wagram, vous savez: où il y a les bals des gens de maison. -Pourquoi donc de maison, demanda l’amie du beau La Semeuse. C’est-y qu’ils viennent du claque? -Tu fermes, je pense, fit son époux. Elle soupira et se tut. -Mais ce jour-là c’était gala et tralalas, trois balles l’entrée, s. v. p., avec des bourgeois, des artistes, des Américains, tout le tremblement. Pas beaucoup de femmes, du reste, -non, pas beaucoup. Ça se passait plutôt entre hommes du monde; ce qu’on appelle: un des cercles de l’enfer parisien. Je ne sais pas si vous saisissez: Princesse faisait ces yeux en ronds: on eût dit deux pervenches. Mais Eulalie observa avec simplicité: -Ben quoi? Des chattes; pas plus. Dis donc, le Dauphin, dans les familles bourgeoises, comme la tienne, ça se dit comme ça, pas? Gustave-Alphonse regarda la jeune femme avec admiration, et répondit: -Toi, tu en boucherais un coin au curé quand il prêche. -Tant y a, reprit Pacôme, que je restai assez longtemps à la porte de cet établissement de nuit. Je suppose même que je m’assoupis quelque peu sur mon siège: il ne faisait pas très froid. Pourtant la nuit s’était découverte et un radieux clair de lune brillait sur l’Etoile, quand je m’entendis héler par un couple inconnu. Ils étaient à quelques pas de moi, et s’arrêtèrent sous un bec de gaz pour s’expliquer, n’ayant pas l’air bien d’accord. Il y en avait un grand, costau, en queue de morue, avec une tête en fil de fer, et des bras que je voyais bomber sous la manche: des bras, Mesdames, comme je vous souhaite d’avoir la... -La jambe! protesta Mme de Papin, tu ne vas pas nous faire le coup du mépris, sur le tard, peut-être? -Et des épaules à l’avenant, continua le narrateur, sans relever l’insinuation. -L’autre c’était un domino sombre parsemé de violettes: rien de gros ni de grand, ni qui m’aurait fait marcher jusqu’au Lion de Belfort. La voix un peu forte avec ça, et qui me fit presque envisager un instant l’hypothèse que je pouvais bien avoir affaire à deux individus du même sexe... -Le tien, parbleu, interrompit encore l’irrespectueuse Eulalie. -Allons, ton bec, la Papin, fit Gustave-Alphonse: tu coupes l’intérêt. -Tant y a que le costau monta le second et me donna l’adresse: une adresse impossible: «Si j’avais su, que j’ui dis, vous auriez bien pu y aller à pattes». Et j’ajoutai: Pedibus cum jambis, parce que les bourgeois, il faut leur montrer de temps en temps qu’on est aussi calé qu’eux. Lui, de son côté, me promit un important pourboire; et ça me décida, quoique Pigaille eût assez bouffé de kilomès, ce jour-là, pour se passer d’aller admirer la plaine Saint-Denis. C’était pas très loin d’ici, comme vous voyez; une espèce de route sans immeubles, dans un terrain vague où je n’étais jamais allé, je ne me rappelle plus le nom, quoique je me rappelle toujours toutes les rues où je vais. Là, ils descendent tous les deux en me disant d’attendre un moment. «Comment, je leur dis, il faut attendre, encore». -«Mais oui, fait le gros qui était démasqué maintenant, nous revenons à Montmartre». Je les suis des yeux, au clair de lune, où il avait commencé à passer des nuages, et qui éclairait, par intervalles un cadre qui semblait fait pour ces drames qui font pâlir l’imagination... La Semeuse, ému d’admiration, salua cette phrase d’un sifflotement militaire. -C’était un endroit désert. À cent pas de moi, environ, je voyais une maison carrée, toute neuve, et pâle comme du linge, avec un bout de jardin entouré d’une grille, carrée aussi. Mais sur les côtés de l’immeuble, et en dehors de la clôture, il y avait des vieux arbres verts, couleur d’encre, et qui dataient, je pense, d’avant la Grande. Il s’était levé un peu de vent, et ça sifflait dans le haut des branches, comme pour appeler quelqu’un. Alexy imita la chouette, en sourdine, et Papa poursuivit: -Pour en revenir à mes mystérieux clients, ils avaient descendu là, donc; et se dirigeaient vers la porte d’entrée. Même qu’en passant sur le terrain vague, le domino cogna son pied à quelque chose et poussa un cri. Le costau prit son coude, et dit assez rudement: «Fais donc pas ta sophie, la Môme, ça n’est qu’un chien crevé».Puis ils allèrent sonner à la porte de la grille, j’entendis la sonnette dans le fond, une grosse sonnette qui avait l’air de sonner toute seule. En effet, personne ne vint, et les volets de la maison étant clos, on ne voyait pas de lumière... -C’est pas pour dire, observa Gustave-Alphonse, mais vous auriez fait une fameuse mouche, Papa. -J’étais plutôt né pour faire du roman, répondit le cocher de fiacre. Quoiqu’il en soit, mes deux particuliers, après avoir poireauté un moment, se consultent de nouveau, et prennent à gauche, le long de la grille. Au coin du mur, ils tournent; et je les perds de vue. Une bonne demi-heure se passe: même que ça m’ennuyait pour Pigaille, qui dormait la tête dans son plastron, sans compter le risque d’être chocolat. Et sans compter qu’il ne passait dans cette volaille de quartier, que du vent en haut des arbres. On a beau avoir pas peur, et sentir sa conscience paisible, tout de même, seul comme ça dans le cirage (car la lune avait fini encore par se cacher) tout seul à causer avec des mélèzes...non, mais très peu, pour moi, vous savez...quand tout à coup, sur ma gauche, j’entendis un second cri... (Princesse, de saisissement, poussa un: Ah! étouffé.) ...Un cri en plus faible comme tout à l’heure, quand cette gironde aux violettes avait marché sur le cabot. Puis je n’en tendis plus rien; et tout d’un coup, l’homme en habit était là, comme un diable qui sort d’une boîte. Il n’y avait plus personne avec lui; je lui demandai, presque malgré moi: «Vous êtes seul? La dame ne vient pas?» Il me sembla dans le sombre, qu’il me jetait une espèce de sourire. Et il me répondit, avec une voix blanche: «Ça lui va mieux de coucher là.» Par dessus son épaule, sans se retourner, il indiquait avec son pouce ce noir dont il venait de sortir. Histoire de le zyeuter un peu, je fais tourner comme par maladresse une de mes lanternes sur lui: mais le voilà-t-il pas qu’il saute hors de la lumière, en jurant; juste le temps de me montrer qu’il avait des traces de terre sur les genoux. Là-dessus, tout grommelant dans sa moustache, il remonte, et en fin finale, se fait déposer en bas de Montmartre, dans une rue mal famée, loin des artères: la rue...la rue...tu sais bien, Eulalie, où il y avait cette rouquine que... -Du flan, pour la queue-de-vache! Et après? -Eh bien donc il me plante là, après m’avoir payé convenablement: même qu’y m’dit bonsoir. Mais, le lendemain, Ouest-ce que je vois en ouvrant les journaux... À ce moment Pacôme fut interrompu par un grand bruit mêlé d’aboiements, qui sortait de la remise à Manivelle; dont le portail, mal fermé, venait de s’ouvrir devant Pigaille. À demi- harnachée encore, traînant ses traits, elle sortit, les deux chiens aux trousses, et prit le petit galop dans la rue, au milieu de la poussière, de rousses volailles qui s’envoient, d’enfants enfuis. Déjà les clients du Zanzi des Coeurs s’étaient en tumulte jetés à sa poursuite. Ils criaient. Des gens en linge se mirent aux fenêtres. Mais Princesse se plaignait, non sans raison, qu’on ne connût jamais la fin des histoires, et son garde du corps, qui la suivait d’une allure plus molle, à cause de ses pantoufles de tapisserie, qu’il portait en manière de babouches, observa à part soi: -Cette enfant de sa mère! Faudra tout de même un jour ne j’y mette une devanture. Et pas à la mie de pain! Les Amours De Béhanzigue. -Eh quoi! monsieur Béhanzigue, s’écria la jolie Mme de Chantepouille, vous aimez les enfants? -Je ne les aime point, expliqua le baron de Béhant; mais j’ai des goûts pédagogiques. Mme Chantepouille prit ce mot, qu’elle ignorait, pour une inconvenance, et devint aussi rouge qu’en automne les sorbiers au bord du chemin. -Ô pudeur! déclama le bohème, fard divin, rose délicieuse, quand tu te poses sur la joue des, jeunes femmes comme l’aurore au bord de la mer, on dirait que tu désaltères le regard! Et il ajouta: -D’ailleurs, c’est dans un pensionnat de demoiselles que je professais: à Saint-Gratien, tout près de ces ombrages qui ont vu mourir Catinat, -vous savez le maréchal Catinat. Eudoxie fit oui de la tête, en baissant les cils. Mais, au fond, elle ne savait pas. Elle s’étonnait même qu’un maréchal de France mourut ainsi. -au fond des bois -comme du gibier. -Et quoi que tu leur serinais, à ces ménesses? demanda son mari, le couvreur Chantepouille. -Le français et la danse, répondit M. de Béhant. Il y en avait une, surtout, de mon invention, -Kentucki Pavane, ça s’appelait, - et qui n’était pas piquée des cancouanes. -C’était-y quelque chose comme le cake-walk? demanda Mme Chantepouille. Par déférence sans doute pour l’érudition de son hôte, elle affectait de prononcer à l’anglaise: «cocouèque». -Le Kécouoque, articula l’ancien professeur...Non, pas du tout. D’ailleurs je vais vous faire l’explique. Et, quittant la table où il déjeunait avec M. et Mme Chantepouille, il commença d’exécuter, en accompagnant de sifflements aigus un pas bizarre, dont le caractère essentiel paraissait être de tournoyer, tout en s’envoyant le pied droit puis le pied gauche, tour à tour et respectivement dans l’oeil gauche puis dans l’oeil droit. Exécuté par des demoiselles de famille, ce pas devait présenter quelque chose d’imprévu -et leur troupe décente y prêter on ne sait quelle grâce. Le pédagogue lui- même n’y manquait pas d’agrément. Son gilet ouvert laissait déborder un ventre majestueux: son plastron vert et or, dénoué par la danse, éclatait, claquait, flottait autour de lui comme les pans d’un oriflamme chimérique; comme la cornette même du régiment de ses aïeux, le Royal-Cravate. Et Béhanzigue, en levant l’une et l’autre jambe -Béhanzigue tournait...tournait. Malheureusement la salle à manger de Chantepouille était étroite, en sorte qu’il entra tout à coup en contact avec une chaise qui servait de crédence aux assiettes où l’on avait mangé la soupe. Un bruit de faïence brisée arrêta le baron dans ses méandres. -T’occupe pas, va, fit le couvreur. C’est comme ça que ça pousse. Et sa femme, pour détourner l’attention, reprit: -Est-ce que vous leur faisiez aussi des poésies, à ces demoiselles? -Quelquefois, madame, répondit Béhanzigue. Il ferma les yeux, comme pour se rappeler. -Il y avait surtout une nommée Estelle, rêva-t-il. Ah! qu’elle était jolie, le petit...(ici, un vocable algérien).C’est elle qui m’a fait mettre à la porte. Et, d’un air modeste, il ajouta: -...Par jalousie. -Mais, continua Eudoxie, il paraît que vous en avez récité aussi au Zanzi des Coeurs, l’autre jour. Il n’y a qu’à moi que vous n’en dites jamais. -Eh bien, au dessert, il t’en dira, dit Chantepouille, qui n’aimait peut-être pas beaucoup la langue des dieux. -Mais nous y sommes, au dessert, mon ami. Tu me préviens toujours si tard que M. Béhanzigue en est réduit aux menus les plus frugaux. -Est-ce qu’on sait jamais à l’avance, avec ce citoyen-là. Vois-tu qu’il se serait mis dans des états comme l’autre jour, que je l’avais invité? -Le fait est, avoua M. de Béhant, sans trop de remords, que j’étais un peu absinthe-minded, comme disent nos voisins. -Tu peux y aller, va, j’sais pas l’allemand. -Et ma poésie, monsieur Béhanzigue, ma poésie! Béhanzigue se leva: -Ce que je vais vous dire, madame, expliqua-t-il, puisque vous insistez, c’est un rien, une bleuette, que j’avais adressée jadis à la dame d’un parfumeur; une femme très comme il faut, imposante, presque. L’idée n’est pas de moi; c’est traduit d’un passage du Talmud de Jérusalem. -Ah oui, Jérusalem, dit la jolie madame Chantepouille, d’un air pensif, qui lui allait comme un gant. -Alors, c’est en youpin, c’te affaire-là, protesta son mari, qui ne comprenait pas toujours très vite. -Tais-toi donc, monsieur Chantepouille, tu es insupportable. -Dans mes vers, reprit Béhanzigue, j’appelais cette dame: Fauste. Mais, dans la vie civile, elle se nommait Adélaïde -qui est un peu long. Et sans autres prolégomènes, il récita: Aux rayons du matin changeant Moins doré que tes boucles, Fauste, j’ai rempli d’escarboucles Mon gobelet d’argent. Bordant de roses son calice, Je l’ai près du soleil Posé, pour qu’un reflet vermeil Dans l’ombre en rejaillisse. Et ce rouge par lui jeté C’était comme ta joue, Quand le désir trouble et déjoué Ta pliante fierté. -Ravissant, roucoula madame Chantepouille. -J’allais le dire, dit son mari. À part çà, mes petits agneaux, il faut que je vous laisse à votre poésie, et à vos verres. J’ai du travail pressé, pas loin d’ici. Il n y en a que pour deux heures, deux heures et demie. Est-ce que je te retrouve, le Rupin? -Des fois, ou bien au Zanzi. -Ça colle! Le couvreur alla chercher sa casquette dans la chambre à coucher, dont la fenêtre entr’ouverte donnait sur la rue du Pâtre-Joly, et sortit, après avoir pris ses outils près de la porte. Le toit qui réclamait ses bons offices n’était, en effet, pas loin. C’était celui de la maison d’en face. Le concierge perdit un peu de temps à le guider par les greniers où une ouverture permettait de gagner le faîtage. Chantepouille constata qu’il n’y avait à faire, comme il l’avait dit, qu’une réparation à la gouttière. et qui précisément dominait la fenêtre de sa chambre à coucher. Etendu sur le ventre au bord du toit, il regarda machinalement au-dessous de lui et la reconnut. Mais, la rue du Pâtre-Joly étant fort étroite, sa vue n’y pénétrait qu’obliquement et de haut en bas. Le peu qu’il aperçut néanmoins suffit à le surprendre: c’était la cravate de Béhanzigue posée sur le dossier d’une chaise... -Bon, se dit-il, c’est le Rupin qui aura voulu se payer une sieste. Mais non, v’la Eudoxie. Qu’est-ce qu’elle fait là? Il se courba en avant pour mieux y voir. Et tout à coup, il n’y vit que trop. -Ah! les voyous, cria-t-il sourdement, en se penchant encore. À ce moment, il sentit le bord du toit où reposait son buste, et qui portait à faux, fléchir sous lui. D’instinct, il avança les bras, ne rencontra que le vide, et soudain se sentit tomber - tomber encore. Puis, vint un choc effroyable, juste sous sa fenêtre, avec le sentiment aussitôt aboli d’être au milieu d’un coup de tonnerre. Et puis plus rien: du noir. ......................... Béhanzigue était, en effet, dans la chambre de la jolie madame Chantepouille, et tous deux beaucoup plus occupés l’un à l’autre que de la rue. La chute du couvreur jeta pourtant sur eux une ombre soudaine, soudain dissipée. On eut dit qu’un grand oiseau noir avait passé devant la fenêtre. La Main Du Baron. I «Ce n’est pas tant d’acquérir les biens de ce monde qui est malaisé que de les ménager avec prudence.» Ainsi s’exprimait la sagesse par l’organe de M. Dophin (Gustave-AlpHonse) placier en cartes postales et communément connu dans les faubourgs de Paname sous le nom de «Finfonce». À mesure qu’Eulalie, épouse Dophin, enrichissait leur foyer par une sage pratique de l’entaulage et de la brocante, Finfonce en modérait la dépense, et son cousin, clerc d’huissier à Saint-Denis, veillait aux placements. Du reste Eulalie ne s’abandonnait point à un dangereux orgueil. Contente de se voir assurés le vivre et le couvert, contente aussi de son homme qui l’aimait beaucoup, et ne la battait guère que lorsqu’elle tombait dans la fainéantise (ou parfois, le dimanche soir, au retour du Zanzi des Coeurs, quand ils avaient perdu tous deux au poker à dix ronds de relance chez le Père Manoche) elle n’inclinait point au luxe, encore qu’en ses vêtements elle fit vo ir plus d’élégance que jadis. On lui voyait même, dans l’intérieur, quelques combinaisons achetés en solde par M. Dophin: satin vert poison, amarante, ou safre; péquinées rubis ou bleu ciel, et qui lui donnaient l’air d’un scarabée qui aurait mis des bottines. Elle ne courait pas non plus un très aristocratique gibier. Quand elle se risquait chez de riches collectionneurs c’est que le bourgeois avait une de ces têtes qui convertiraient Jeanne Hachette à l’escroquerie -ou bien pour préparer à des amis quelqu’une de ces subtiles manoeuvres que les policiers, pesamment, nomment cambriole. (Quelle langue! ) Non c’est surtout parmi les provinciaux, les étrangers, les employés en retraite, qu’Eulalie exerçait sa difficile et passionnante industrie. Cela lui rapportait beaucoup. Parfois au retour d’une «visite d’affaire» et déjà à demi-dévêtue pour ne pas fatiguer sa toilette: -Tiens, disait-elle à M. Dophin en lui tendant quelques coupures: s’il me retrouve celui-là, je veux bien que la crique me croque...Tout ça c’est des types genre Wilson: ça ne sait pas seulement dire pain en français. -Fais bien attention, disait Finfonce avec sollicitude, sans demander à quoi. ......................... La boutique qui était au n° 13, rue Lemarle-Thibaut, laissait lire, en élégante anglaise jaune d’oeuf, ces mots: «Eulalie, antiquaire». Mais Mme Dophin avait d’autres cordes à son arc, un arc qui était celui de l’amour. Depuis son mariage, elle était devenue presque jolie, et, peu à peu, perdait ces rides qui la faisaient jadis ressembler à une pomme où il a gelé; ses joues devenaient pleines, et tout son corps d’une chair si tendue et rebondissante, que Finfonce maintenant prenait plaisir à la corriger, et c’est à peine si elle conservait, du temps jadis, cet air d’avoir eu faim dont rien ne dépouille les visages éloquents qu’a baisés la misère. Et après un instant de silence: -Dès qu’on aura cent mille francs de côté, disait-il, et une petite maison, on se retirera, pas, mon chéri? Et il ajouta d’une voix mouillée: -C’est que je t’aime, vois-tu...passe-moi mon tabac... Ah, précieuses qualités bourgeoises, amour de l’ordre et du droit chemin, sainte poésie du pot-au-feu qui bout plus doucement qu’un enfant ne dort: quel poète au coeur sain saura tirer de vous la divine chanson, digne d’être chantée aux fêtes de famille! Gustave-Alphonse n’en eut pas été du tout indigne, Bachelier ès- lettres en première partie (série inverse K. S. V. 2, des patois oraux) -ancien maître répétiteur avec cela, il eut pu, tout comme un autre, faire des vers dignes de ce nom, respectueux à la fois du passé et de l’avenir, des vers où une raisonnable soif de l’infini et du nouveau, n’eut pas étouffé le bon sens. Il y apportait, au contraire, une recherche de sentiments et de rythmes qui contrastait à la simplicité de sa vie. Mais quoi, tous les artistes n’en sont-ils pas un peu logés là? Leur génie, comme l’a dit avec éloquence Victor Hugo (ou un autre, leur génie est enfant de Bohême, et n’a jamais -jamais -connu de loi! Ils le croient, du moins. Mais Finfonce, non plus que les autres poètes, ne se connaissait pas fort avant. Où il réussissait le mieux -en dehors bien entendu de la mayonnaise -c’était à de petites pièces délicates, encore qu’un peu précieuses, dont son ami Béhanzigue disait qu’elles avaient l’air d’être cueillies dans l’Anthologie. -Celle que je préfère, moi, affirmait Eulalie, c’est celle des pommes. Tu sais...celle des pommes? Dis-nous la, Monsieur Dophin... Il posait, sans trop se faire prier, sa cigarette, dans l’âtre refroidi où il crachait et, non sans âme, déclamait: Tout ainsi que ces pomme De pourpre et d’or, Qui fleurissent aux bords Où fut Sodome; Comme ces fruits encore Que Tantalus, Dans les sombres palus, Crache et dévore; Mon coeur si doux à prendre Entre tes mains: Ouvre-le, ce n’est rien Qu’un peu de cendre. -Délicieux! Un Allemand dirait «gemutlich», ponctuait Béhanzigue, qui jadis sous un nom plus authentique avait été professeur de littérature dans un lycée de jeunes filles. Le fâcheux est qu’il avait prêté à de méchants propos, ou à quelque fiche...en sorte qu’aujourd’hui il vivait Dieu sait de quoi, sur les confins de Montmartre, et peut-être du Code. Finfonce, dont la respectabilité croissante lui avait fait écarter d’anciens copains, l’aimait pour sa conversation, et lui offrait souvent l’absinthe, dont il avait maintenant à la maison. En peignoir rose, ses pâles cheveux au vent, Eulalie les écoutait, sans bien comprendre, une buée dans ses yeux doux, couleur ciel d’hiver. Et les bruits éteints de la rue entraient dans la chambre, à travers le store de toile écrue. -Tout de même, observa M. Dophin, il ne faudra pas quitter tout à fait Paris. Ce n’est encore que là où les femmes ont de la toilette, et les hommes de l’esprit...Monsieur Béhanzigue, une seconde absinthe, n’est-ce pas? Voici la glace. -Merci, cher Monsieur. Lui-même s’occupait aussi de littérature, et faisait des petits vers où, beaucoup mieux que son ami, il pensait dégotter Méléagre. Le plus trivial incident lui en inspirait, tels que ceux-ci «adressés à une dame piquée d’une abeille»: Aux appas qui troublent mon âme De roses et de lys comptant faire régal, Une abeille piqua Chloris d’un trait de flamme: «Hélas, lui dis-je alors, tel est l’amour, Madame. Il n’en est pas qui ne commence en madrigal Pour s’achever en épigramme.» -C’est joli! disait Eulalie; on dirait une fable..., comme les Soeurs vous en apprennent quand on est petite. -Ah! le vieux Florian...disait Béhanzigue, ému de sa naïveté et faisant danser, au bout de son pied, une pantoufle de tapisserie, qui, dans des temps plus heureux, avait uni en sautoir les étendards de France et de Russie. -Madame Dophin, tu sais, disait Gustave-Alphonse -ces bottines jaunes à boutons noirs, qui sont un peu étroites pour moi, si elles allaient à M. Béhanzigue? -Merci mille fois, répondait le baron, en s’inclinant. Ça m’évitera au moins de marcher sur ma chrétienté. Sur quoi Eulalie s’empressait, en disant: -J’vas chercher les godasses; et disparaissait avec un sourire. Car elle ne détestait ni Béhanzigue, ni de prêter son home à ces joutes intellectuelles. Du reste elle recevait peu. L’une des plus fidèles et des meilleures pratiques de l’antiquaire, et qui la venait voir assez souvent, était un certain baron Polonya, russe malgré son nom, à ce qu’il disait, et fort amateur d’oeuvres d’art et de curiosités. Finfonce, qui se méfiait de lui, le soupçonnait, comme tous les étrangers, d’espionnage. Il ne le connaissait d’ailleurs pas, Mme Dophin ayant la précaution de l’écarter quand l’amateur venait à la maison pour parler d’affaires, et de s’enfermer avec lui dans l’arrière-boutique, qui servait aussi de chambre à coucher. Du reste, elle se faisait passer pour veuve auprès du Russe, ayant observé qu’avec les clients «ça faisait mieux». -Parce que, observait-elle, c’est toujours bath, le conjungo, mais à condition que le dab soit crampsi. Le malheur voulut qu’un jour (c’était un 13 -et le 13juillet), ce Slave étant venu voir l’antiquaire, celle-ci oublia de verrouiller sa porte: et que Finfonce, par hasard revenu à la maison, entra sans frapper. Polonya, qui était debout, crut à une attaque, et porta instinctivement la main au gousset de son revolver. À ce seul geste, et de son côté aussi, se croyant en danger, M. Dophin, que la Capoue bourgeoise n’avait pas encore tout à fait amolli, lui était «entré dedans» serrant sa gorge d’un pouce et d’un index inexorables. Peut-être qu’il serra très fort, ou peut-être que l’autre avait une disposition à se laisser aisément émouvoir: le fait est que le Russe tomba sans respiration, inerte, la langue pendante...et d’un violet qui peu à peu tournait au livide...Avec horreur, Finfonce venait de s’apercevoir que le baron Polonya n’était plus qu’un cadavre. -Finis Polonyae, eut dit sans doute Béhanzigue, s’il avait été présent. Mais M. Dophin n’était pas latiniste. II Lorsque Eulalie et son mari s’aperçurent que malgré les soins les plus énergiques le baron ne revenait pas à la vie, il n’y a pas à dire: cela leur jeta un froid. Muets l’un et l’autre, ils écoutaient battre leur coeur. Tout se taisait, aux alentours, sous le soleil de Juillet déjà bas: la rue, les maisons, les gens. Seul, tout à coup, dans le silence de l’été, le perroquet d’une voisine, exaspéré par la chaleur, se mit à crier, comme un héros, jadis: «Nom de Dlà! Via les Belges -f...ons le camp!» Et avec tout le coeur d’une Cassandre en retard, il s’évertuait à faire retentir au loin cette ennuyeuse nouvelle: «Vlà les Belges, vlà les Belges! Nom de dlà-a-a-a!!! F...ons le camp!!!» Peu à peu la chaleur était tombée et le perroquet redevenu silencieux. On entendait des gens aller et venir dans la rue, tandis que leur passage jetait sur la toile du store une espèce d’ombre chinoise, gênante comme un témoin. Un flacon de Lubin qui, dans l’esclandre, avait coulé par terre, remplissait la chambre de son épais parfum. -Il faut avertir papa, songea la jeune femme. -Pourquoi faire, demanda M. Dophin, qui depuis le meurtre, vivait dans un brouillard. Tout d’un coup, comme une lame de canif, le souvenir de ce qu’il avait fait lui rentra dans la mémoire. -Et qu’est-ce qu’il en fichera? Il le mettra pas en daube. -Je ne sais pas. Peut-être l’emporter par la fenêtre. Car Pacôme Filéma, père d’Eulalie, était cocher de fiacre, et fort dévoué au jeune couple. -Des fois, concéda Finfonce...C’est vrai que nous sommes au rez- de-chaussée. Et dans la nuit...Mais il faut d’abord refaire un peu la chambre. Sans compter qu’il y a lui. -Eh ben quoi? N’y a qu’à le coucher en attendant. Et elle ajouta, candidement, oubliant peut-être que c’est à son époux légitime quelle parlait: -Qu’est-ce qu’y voulait, cet homme? Se pagnoter, pas? Elle le prit par les pieds; l’autre -sans rien dire, mais avec reluctance -par la tête; -et doucement, ils l’étendirent sur le lit. -On dirait qu’il dort, murmura Finfonce, avec une pointe de sentiment. -Même, ajouta Eulalie, que celui qui lui a vendu ça comme pionce, y l’a pas estampé. -Tais-toi, fit M. Dophin, qui là-dessus s’en fut trouver son beau- père. Sur les dix heures le fiacre de Pacôme les arrêtait tous deux dans la rue Lemarle-Thibaut. Le malheur c’est que l’approche du 14 juillet en rendait les abords fort populeux; et, quant au baron, ce ne fut pas avant onze heures qu’on se décida à lui faire «sauter le mur», comme s’exprimait la jeune femme irrévérencieusement. Cependant, le cadavre étant, sans bruit ni témoins, installé dans un coin du fiacre: -D’ici un terrain vague où le déposer, dit M. Filéma, faudrait quelqu’un pour le...pour le caler, quoi. Est-ce que tu y montes, le Dophin? Finfonce secoua la tête. -Tu as donc peur des morts, demanda Eulalie. J’croyais que tu te gênais pas pour en faire. -Les morts, s’écria sourdement Finfonce: je m’en moque. Et il ajouta, avec un air de plaisanter: -Mais il y en a qui ne me reviennent pas. -Parle donc pas de revenir, à propos des morts, interrompit le cocher de fiacre. C’est pas des choses à se bidonner avec; et t’as pas encore tout pigé, va, entre ciel et terre; ni toi, ni tes marchands de philosophie. Mais, c’est pas tout ça. Est-ce qu’on va rester ici à poireauter, jusqu’à la Saint-Glin-Glin? -Eh ben, je vas monter, moi, fit la jeune femme, puisque Finfonce a le taf de se refroidir. -Peuh, riposta Filéma; il est encore chaud, le macchabée. C’est vrai que de ce temps-ci... Enfin le fiacre roula; le cocher avec son gendre sur le siège. Eulalie à l’intérieur, tout près de son étrange compagnon de voyage. On s’arrêta au bout d’un peu de temps, dans une rue étroite et noire, où seule, à quelque distance, clignait la devanture d’un bistro. Puis M. Filéma heurta au vasistas, et M. Dophin vint ouvrir la portière. Mais il se trompa de côté, et, reconnaissant une présence immobile, fit le tour en poussant un juron. -Voilà, expliqua-t-il: ton père tombe d’inanition, alois, il voudrait pitancher quelque chose. Toi, tu pourrais rester. -Flûte! répondit la jeune femme. Du flan pour le baron! Y n’a pas seulement toussé depuis la maison. C’est pas qu’il fut déjà très drôle avant. Et maintenant, tu penses: on ne peut plus rien lui tirer. D’ailleurs pour ce qui lui reste. Finfonce ne demanda pas le sens de ces mystérieuses paroles, et Pacôme, cependant, ayant accroché la musette à la bouche du cheval, on alla boire, tous les trois. Ce ne fut que sur le pouce; mais un peu plus loin, Finfonce ragaillardi voulut à son tour offrir une tournée. La voiture fut de nouveau laissée à l’écart, dans un creux de la rue, auprès d’une maison en construction. On demeura, cette fois-ci, plus longtemps à boire; et ce fut plusieurs verres. Le débit était d’ailleurs plus brillant que celui de tout à l’heure. À quelque distance, sur une placette, un orchestre faisait tourner, de ses aigres flonflons, quelques couples aux hanches balancées, sous un décor sanglant de platanes illuminés et de lanternes vénitiennes. Eulalie, qui parmi celle aventure, n’avait point dîné, sentait tourner aussi sous l’alcool, sa tête creuse. Et pour l’instant, elle tâchait tristement d’accommoder à l’air de la matchiche, qu’on venait d’entonner sur l’estrade, les vers de son ami. -Tout ainsi que ces pommes, fredonnait-elle, que Tantalus... À ce moment, quelques jeunes gens, en entrant, saluèrent M. Dophin. Celui-ci leur présenta son beau-père. -M. Filéma, de l’Urbaine, dit-il. Mais il le flattait. -Ah! fit l’un des nouveaux venus, c’est donc vous qu’avez laissé votre bagnole dans le plâtras, là-bas. Ces! drôle, il m’a semblé voir quelqu’un dedans. M. Dophin se sentit pâlir et sa darne en oublia la matchiche. -Quelqu’un? répondit le cocher, qui bredouilla un peu. Oui...c’est un...pochard, qu’est avec nous. Pas moyen de le faire descendre; il dort comme un sac de pommes de terre. Là-dessus on trinqua, tous ensemble. Mais le coeur n’y était plus, et tous trois se levèrent bientôt pour repartir. -Où donc que vous allez? -Faut bien mettre le poivrot chez lui, dit Filéma. C’est du côté de Saint-Denis... -Tiens, je me rentrerais bien par là, moi aussi. Vous n’auriez pas une place? -Mon vieux, expliqua Finfonce, y a pas plan. Ce particulier, en se réveillant s’il voyait quelqu’un qu’il ne connaît pas, aïe donc, Et du couteau siou’plait. Le dyonisien eut l’air un peu sceptique. Mais enfin on repartit. -Et plus de tournée jusqu’au retour, murmura le cocher, en fouaillant sa bête. Hi, bleusaille! On passa l’octroi, sans encombre. Puis parurent des terrains vagues, mais où l’on découvrait encore trop d’habitations. Il luisait par là-dessus un beau clair de lune. Toutefois Eulalie n’en était pas rassérénée, et se sentait peu à peu envahie d’une espèce de terreur obscure. Etait-ce l’alerte de tout à l’heure, au cabaret, ou le voisinage prolongé du baron? Maintenant elle s’en tenait éloignée le plus possible, et regardait à travers le carreau, de toutes ses forces, les branlantes palissades, les murs blafards, hérisses de tessons qu’allumait la lune, et les tas d’ordures, et les cagibis. Un peu plus loin, il y avait un champ vaste et nu: -Pourquoi qu’ils arrêtent pas là, pensa-t-elle. Quelles gour... À ce moment, elle sentit une main se poser sur son épaule. Du coup, la jeune femme poussa une clameur à réveiller un cadavre. Mais c’était déjà fait: Polonya, revenu à lui après un long évanouissement, la contemplait d’un oeil trouble et rond, sans dire mot. Eulalie aussi se taisait, incrustée dans son coin. Et tout à coup la voix sourde, un peu rauque du Russe affirma dans la nuit: -Je ne suis pas mort... On eut dit qu’il voulait se rassurer soi-même. Cependant la voiture était arrêtée, M. Dophin et Pacôme tous deux descendus en voyant s’agiter un couple dans la voiture. Mais Finfonce sans en demander davantage, courait à travers champs, tandis que le cocher, plus brave, ouvrait la portière et tâchait de calmer le ressuscité. À la hâte on s’expliqua, on rappela le fugitif, qui revint lentement et présenta de confuses excuses. Et une dernière fois, on s’en fut boire. Mais quand Polonya voulut payer, ce fut pour constater qu’il n’avait plus rien dans ses poches. Eulalie devint un peu rouge. -Laissez, laissez, Monsieur le baron, fit le Dophin très homme du monde. C’est ma tournée. Le baron n’insista pas, ni ne lui répondit non plus que c’était la seconde. Mais comme on s’offrait à le reconduire, il s’excusa de les déranger davantage. -Je crois, dit Eulalie, qu’il aime mieux prendre un autre sapin. -Qu’est-ce qu’il lui faut donc, demanda Filéma, de son plus grand air. Il me semble qu’on lui a pas pris cher. Béhanzigue Est De Noces. Martial, baron de Béhant, plus connu dans le Tout-Paname sous les noms de «le Professeur» ou plus généralement de Béhanzigue, n’avait, quoiqu’il eût embrassé depuis peu la carrière d’ouvrier doreur en grève, pas de redingote; soit qu’il n’en posséda plus depuis ses malheurs, soit qu’il l’eut vendue ou mise au clou, ou prêtée, peut-être, à son ami Prevalesco, le distingué diplomate macédonien. Onques, à vrai dire, n’avait vu Prevalesco, dans les salons du Quai d’Orsay. Mais n’anticipons pas...Comme dit Emile Augier dans un alexandrin sublime: Mais n’anticipons pas sur les événement. Entre tant, Béhanzigue se vit invité aux noces qui devaient se célébrer à quelques jours de là, du fruitier de la rue Lemarle- Thibault avec sa première commise, jeune Normande!, pleine de rebondissement, dont le père avait du bien, et les appâts de la fermeté. Un ébéniste, également de ses amis, qui possédait en double exemplaire ce vêtement indispensable dans les tristesses de la vie, lui en prêta une: la moins neuve. Elle était un peu bien juste, mais pourquoi reprocher à un vêtement ce qu’on aimerait à louer chez des juges. L’ébéniste était aussi de la cérémonie, et du coin de l’oeil il guignait son obligé. À la sortie de l’église, il lui dit: «Tu es rien chouette là-dedans». Et il expliqua à sa cavalière: «C’est ce pauvre Béhanzigue, qui n’avait pas de roupe. Alors j’ui en ai prêté une. Il faut bien s’entr’aider, pas?» Béhanzigue, cependant, souriait d’un sourire amer. Quand on servit le saumon sauce verte, l’ébéniste lui cria: «Dis donc, ouvre l’oeil de ne pas la tacher! Je n’ai que celle-là et une neuve». Béhanzigue s’attacha la serviette autour du cou: il avait l’air ainsi, d’un gros fruit qu’on aurait mis à rafraîchir. Un instant après, quelqu’un auprès de lui ayant renversé une bouteille, l’ébéniste poussa des cris d’orfèvre. -C’est du litron, clama-t-il, y a rien qui tache comme ça. Je suis sûr que tu es éclaboussé!» Béhanzigue nia. Après le dîner, un jeune pied-bot, qui était pianiste, se mit en mesure de faire danser les gens de la noce, et Béhanzigue avait déjà fait un choix parmi les dames, quand son bienfaiteur vint lui frapper sur l’épaule: «C’est pas que j’y tienne beaucoup, dit-il, mais tout de même, les coutures, tu sais: prends garde de les faire craquer.» -Ecoute, eh! riposta le doreur en grève, qui avait bu du rhum, tu commences à me courir avec ta pelure. Tiens, la v’là! Et se mettant en bras de chemise, Béhanzigue rendit l’objet à son propriétaire, qui, tout d’abord, ne laissa pas d’en être un peu embarrassé, car, enfin, deux red’ngotes, pour un homme seul, c’est beaucoup. Et il finit par la porter sur le bras gauche, élégamment, comme un pardessus. -Vous avez peur d’avoir froid, Monsieur Lecamaron, lui demandaient les dames au passage. M. Lecamaron soufflait sans répondre. Un gros homme, qui était marchand de vin, aperçut Béhanzigue dépouillé, morose, abandonné de tous, comme Robinson sur son île; et, en particulier, par sa danseuse, qui avait déclaré qu’ «on ne se met pas, dans une noce, comme pour faire de la photographie (sic)». Il interrogea l’abandonné qui lui conta ses malheurs. -Ça n’est que ça. Viens jusque chez moi; c’est à deux pas, et je vais t’en prêter une, moi, qui ne devra rien à personne. Béhanzigue revint au bout d’une demi-heure avec son nouvel ami, - qui lui avait fait boire de l’usquebaugh -et avec une nouvelle redingote, où il était fort à son aise. À vrai dire, on en eût tiré l’enveloppe d’un Béhanzigue et demi. S’il y avait eu un chartiste elle l’aurait fait songer à Thibaut le Libéral. -Et tu sais, mon vieux, lui dit le bistro, tu as pas besoin de te gêner avec. Fais-en des choux, fais-en des raves, ou de la charpie, c’est pas moi qui t’attraperai pour ça. Béhanzigue remercia et se mit à danser. De temps en temps on bienfaiteur numéro deux, c’était un gros homme glabre, avec une voix de tête, lui criait: «Te gènes pas avec, mon gros! Fais-la craquer, si ça te chante.» Béhanzigue remercia de nouveau. Entre deux figures de quadrille, on but ensemble; et le marchand de vin, tout en tâtant ses basques, lui confia «Y a pas à dire, c’est une fameuse étoffe. Ne la ménage pas, surtout. Le drap, c’est comme le beau sexe: faut le fouler» Et il se mit à rire. Béhanzigue remercia et se remit à danser, mais avec humeur, le bistro le dégoûtait: il avait la peau verte, luisante, avec des reflets de rubis, comme une potiche du golfe Juan. Quand il riait, cela y faisait tant de petites rides noires qu’elle avait l’air de s’être soudain craquelée. Et il parlait à mi-voix, d’une voix en fer de lance, qui s’entendait dans la rue. Un peu plus tard, il était en train do boire du vin chaud avec sa cavalière, lorsque le marchand de vin reparut, et, contemplant le baron Béhant, avec une satisfaction évidente: «Ah! enfin; s’écria- t-il, tu l’as donc tachée I Et ben, je sui plus content comme ça. C’est possible que j’aie le ciboulot en cor de chasse, mais ça me fait plaisir à moi que tu fasse pas de magnes avec les aminches.» À ce nouveau coup, Béhanzigue n’y tint plus, et, une seconde fois, ôtant sa redingote: «Tiens, dit-il, reprends-la, je t’en prie. Tu es un bon zig, c’est possible; mais tu l’es trop. Ça finirait par me peser sur le bide.» C’est ainsi que Béhanzigue acheva la noce en bras de chemise, cependant que l’ébéniste et le marchand de vin promenaient chacun, à travers le bal, une redingote de rechange Il faisait chaud. Béhanzigue, Sauveteur. Le vicomte Gaétan Galthier-Galloche est un membre actif de cette vieille bourgeoisie française, dont les vertus sont trop pures -et puis il y en a trop -pour que la nomenclature en soit un divertissement. Personne, sans doute, parmi les Parisiens qui se respectent (et de qui donc le seraient-ils mieux que deux-mêmes? ), personne n’ignore le détail de son mariage avec Guillemette de Malepas, qu’il avait enlevée en automobile, et à la barbe -si l’on peut dire -d’une mère irréprochable non moins que têtue, laquelle lui refusait sa main: non pas sa main à elle, dont il se souciait autant qu’un dindon d’une clef anglaise, mais celle de Guillemette, qui était blanche, fuselée et, l’une et l’autre, cinq fois armée d’onyx. C’est inouï, ce qu’il y a de mères, passé un certain âge, irréprochables et dont la face ornée de poil, fait songer à nos héros. On dirait que la vieillesse leur apporte, comme un ex-voto dans ses mains levées, le double masque de la laideur et de la continence. Peut-être, si l’on connaissait leurs jeunes ans, nous rappelleraient-elles le fleuve Egyptos, qu’il n’y a qu’à remonter assez loin pour en découvrir les chutes et les cascades: «Et nous non plus, pourraient-elles dire; nous ne fûmes que le Nil.» Quoiqu’il en soit du temps où Mme de Malepas suivait son courant, et semblait, au sortir de sa source plus ingénue encore que la nymphe à peine réveillée de la Primevère -cette façon aujourd’hui qu’avait sa fille de voyager avant ses noces ne lui agréa point. Et même elle courut chez son fils pour l’échauffer contre le ravisseur. Mais Jacques de Malepas fut moins ardent qu’on n’aurait cru à cette curée qui lui était offerte. Aussi bien G.-G.-G. -comme on l’appelait dans un Pantruche qui n’était pas plus encore Paname que Saint-Pétersbourg Pétrodrade devenu: soit dit sans comparaison -G.-G.-G., donc, était son meilleur ami; et l’on a été jusqu’à prétendre que c’est Jacques qui lui avait procuré l’auto de l’enlèvement. -Mais, comme il observe lui-même, au cercle, c’est une infâme calomnie...puisque je leur avais choisi une autre machine. Et, l’autre jour, devant la cheminée, il vida son sac: -33 % de commission, ça me rapportait. Et Guillemette n’en a pas voulu sous prétexte que c’était un clou. Un clou!...Une Martinengo-Kupferstich, de Buenos-Ayres!...«Des choses qu’on achète les yeux fermés», lui disais-je. -«Oui, mais pas ouverts»,», quelle m’a fait, en me riant au nez. Ah, si elle ne s’y fut pas entendue mieux que lui, cette petite...maquignonne... -Enfin, maman, conclut-il ce jour-là, après avoir en vain tâché de la pacifier, vous ne prétendez pas j’imagine faire réintégrer à Guillemette l’hôtel Malepas, pour y attendre un épouseur à votre gré. -Eh quoi! s’écria la douairière: est-ce ainsi que vous le prenez? Et tout votre sang ne bout donc pas à la seule pensée que votre nom... -Tut, tut, répondit Jacques: mon sangs ne bout point, ce qui me ferait d’ailleurs horriblement mal. Et quand à mon nom, qu’a-t-il à faire là-dedans désormais, je vous prie, puis qu’elle va prendre celui de Galthier-Galloche. Ainsi fut fait, et les jeunes époux passèrent, à se féliciter de leur inconduite, tous les jours et toutes les nuits d’une année bissextile autant que délicieuse qui durerait peut-être encore, pour ainsi parler, s’ils n’avaient eu la lubie fâcheuse de «se rabibocher avec la daronne», comme s’exprimait fortement la vicomtesse, qui devait à son frangin d’enterver, ou bien (les grammairiens depuis le procès des Coquillards, n’en tombant pas d’accord) d’entraver un peu chenûment le jar. Ah, ce ne fut pas long. Trois mois après, ils étaient brouillés, amoureux, mais brouillés. -Comme des oeufs, mon petit! affirmait Jacques Malepas, que ces péripéties divertissaient infiniment. Ensuite de quoi ils se séparèrent, «à l’amiable», comme on dit: : c’est-à-dire en se couvrant d’injures; et G.-G.-G. s’était mis à tromper sa femme -sans que d’ailleurs elle lui rendit la pareille. ( «Ah, ma chère, non; j’en ai ma claque. Et le ticquet me suffit: pas de correspondance.» ) Tout en remplissant du mieux qu’il pouvait ses devoirs de mari trompeur, il regrettait Guillemette avec fureur; avec la même fureur qu’elle le regrettait elle-même, et qu’il détestait sa belle-mère. La nuit, quand ça l’ennuyait trop de s’amuser, et qu’il restait chez soi, c’était pour y rouler des cigarettes, et, contre la douairière, mille projets de vengeance; -pour essayer tout au moins. Le malheur est qu’il n’avait pas l’ombre d’imagination, Gaétan: c’était un homme dans le genre de Darwin. Après bien des efforts intellectuels, voici lé projet, où il s’arrêta. Tous les dimanches, après avoir entendu la grand-messe, Mme de Malepas quittait Sainte-Clotilde au trot majestueux de ses deux alezans, bêtes paisibles, normandes et pas très jeunes: tel leur cocher, Jacques, qu’on appelait Jacquelin -depuis vingt-cinq ans -pour éviter la confusion avec Monsieur Jacques. Gaétan guetterait leur passage, et, dès que la voiture serait proche, il se précipiterait devant les chevaux. Se précipiter, c’est façon de dire; il avancerait juste du nécessaire pour se faire heurter à l’épaule par l’alezan de gauche -Caudebec, on l’appelait -et se jetterait par terre. Il s’était exercé à ce nouveau jeu, l’avant-veille, à la campagne, avec son infâme beau-frère, qui, ayant pris des chevaux trop fringants, avait même failli l’écraser pour tout de bon. Aujourd’hui, pas davantage, le vicomte ne tenait pas à faire passer un équipage intégral sur des membres auxquels il était fort attaché -les siens. Non, il ne voulait, après un léger contact, que se jeter, comme on a déjà dit, fortement par terre (en dehors des roues); et puis faire réclamer une énorme indemnité à Mme de Malepas, par un avocat qui l’accablerait de choses désagréables en plein tribunal; -qui lui reprocherait, entre autres choses, l’avarice bien connue quelle devait à la bassesse, sinon à l’obscurité, de sa naissance, Car Mme de Malepas était née Gardapié, des Gardapié, «Courroies et Poulies»; et elle était la seule à croire qu’on l’avait oublié. -Moi, je ne trouve pas ça très drôle, objectait Jacques, à qui son beau-frère expliquait ses plans; et tu en a de bonnes avec tes «Courroies et Poulies». Comme si nous n’en étions pas, Guillemette et moi, des Gardapié, sans compter les petits que tu lui feras. -Que je lui ferai, demanda Gaétan avec une sombre ironie: par téléphone, sans doute? -Enfin, si ça t’amuse. -Ça m’amuse! affirma le vicomte avec ce même visage joyeux dont on s’écrie: «J’ai une de ces rages de dents...» Et donc, ce même dimanche, au moment que le vicomte se jetait avec précaution devant Caudebec, il se sentit vigoureusement tirer en arrière, et, tandis que passait sa belle-mère, sans l’apercevoir seulement, lié par les bras d’un homme rouge mais mal habillé. -Quand vous aurez fini de salir mes vêtements! s’écria le rescapé malgré lui, au comble de la fureur. L’homme serra plus ferme: tel le boa constrictor qui ficelle Laocoon; et il se contenta de soupirer: -Sauvez donc la vie aux gens. -Qui êtes-vous, d’abord? Le sauveteur dénoua enfin son étreinte, et, les bras croisés, répondit avec solennité: -Je suis Béhanzigue! En Franco-Chine. Du jour qu’Ariste-Martial, baron de Béhant, dit Béhanzigue, commença de recevoir quelques subsides de Gaëtan Galthier- Galloche, dont il avait arraché les jours à une mort incertaine, le souci de l’Art lui revint. Celui de l’élégance ne l’avait jamais quitté: témoin ce damas, qu’en souvenir du Royal-Cravate (où servirent ses aïeux), et venant de prendre le frais en Fresnes, il avait, sur sa somme, chez un grand chemisier, choisi d’or et d’émeraude. M. de Béhant, du reste, est demeuré classique en ses goûts: traditionnel, pour tout dire, et pareil au Béhanzigue qui tourmenté naguère de quelques mallarmistes, qui le pressaient dans ses opinions, leur répondait avec simplesse: -Mézigue n’entrave pas le largonji; ce qui, -nul n’en ignore, - signifie: -Nib de jar, je pige. Et avec ça? (Soit dit sans offenser à M. Debussy, qui sut tirer du Faune une chanson divine, et de sa vaine grappe, un prestige précis.) Chariclée Ordapuy (ou: Ord’Apuy, si, à son instar, vous l’aimez mieux), attendait Béhanzigue au Péristyle, parmi les drapeaux tricolores qui marquent le Pavillon de Marsan. Dans son omnibus de coeur, c’est le dernier numéro, Béhanzigue. Car, depuis qu’au soir de ses noces, cette fleur de l’oranger bourgeois s’envola de chez son vieil époux, le marquis Odoacre Odoacri (des ducs de Sorr et de Sénégaille), Chariclée ça et là vire; et rien de ce qui est viril ne lui est étranger. Non, et non pas même les arts plus délicats de son sexe. Ce jour là, toutefois, elle est seule. -Vous êtes en retard, Monsieur Béhanzigue, dit-elle d’un air amoureux. (N’est-ce pas Mme du Deffand, qui professait que tout fait ventre? ) -Hélas, Madame, déjà j’étais en plein Cathay, répond le baron de Béhant. Un marchand de vin, où j’entrai rêver plus à mon aise, avait d’un tel Arbois, qu’il a failli vous faire attendre. De la main, il essuie ses moustaches jaunes, ses moustaches en poil de balai. -J’ai. attendu, Monsieur Béhanzigue. Mais quoi...si vous rêviez... Maladroitement, comme les trop grandes femmes à trop hauts talons, les genoux en avant, gracieuse et gauche, elle va s’accouder contre un de ces anguleux Carrier-Belleuse, qui sont aussi maigres qu’elle-même... Mais les Carrier sont plus fermes que Chariclée, étant de stuc; et aussi plus Second Empire. C’est de l’art de surtout, si on veut: mais de surtouts pour Gargantua; rien qui vaille, en tout cas, ses délicieuses cires, inspirées de Clodion, ou de Moitte. Chariclée est appuyée, et regarde Béhanzigue qui la regarde. Chariclée a la tête grosse, toute floconneuse d’un or mal acquis, les épaules remontées, une bouche de maître d’hôtel sans place, et le nez de la Sulamite. Mais ses yeux ressemblent à deux lacs de lumière. Parfois y scintille, au plus profond, l’éclat d’une rage secrète; d’un serpent, -qui le sait? -mystérieux, perfide, et d’or. Cela cause un petit frisson. C’est comme la peur irraisonnée qui rayonne d’un ciel trop clair, où midi s’embrase et se décolore. Midi veuf de chansons, d’ombres, de fontaines; midi vêtu du seul éclat de l’heure, et si terrible en son aride solitude qu’à peine l’on frémirait encore à voir dans la poussière, -la molle, la sourde poussière, s’empreindre un pas fourchu. -Oui, je rêvais, reprit Béhanzigue. Vous ne fûtes point, Madame, sans ouïr célébrer Badoure, princesse de la Chine, qui fut de taille tant étroite qu’elle n’osait plier, fut-ce au bord d’un lit, -et de reins si habiles à s’asseoir, que les carreaux aux mille et une arabesques où elle en abandonnait la bénédiction, ce n’est point sans gémir qu’ils portaient leur gloire. -Cela, dit la marquise Odoacri, est libidineux. -Cela surtout, reprit M. de Béhant, est oriental. Quoi qu’il en soit, Badoure était si belle que les chaînes dont on l’avait chargée, on eût dit des diamants et que, seulement à la vue, ce lancinant changeur de joaillerie...vous savez: Du... -Je vois, je vois, dit Chariclée, qui lui a peut-être vendu ses bijoux de fiançailles.. -Vous savez aussi qu’une génie (ce n’est pas George Sand que je veux dire)...Une génie donc, l’ayant aperçue de nuit, et, pour ne vous rien cacher, en liquette, -dont l’on voyait issir ses pieds roses, -en demeura incendiée d’admiration, et fit part de sa découverte à un génie mâle; pas M. Hoeckel, non plus, comme vous pourriez croire. Or, ce génie... génie... -Je vois, je vois, répète Chariclée aux talons hauts. Mais je suis un peu lasse. -Eh bien, entrons. On s’assoiera. Ils entrent, et s’assoient, jetant un coup d’oeil à peine sur ces mille Chinois dont ils sont entourés subitement. Il y en a de plâtre, qui sont dus à la dynastie Han, à moins qu’ils ne soient de la dynastie Hue, ou Dia! Il y en a tissés à la haute lisse; et d’autres de porcelaine; et d’autres sur porcelaine qu’on dirait de Gentil Bernard. Il y en a sur damas, -dont l’un vraiment céleste, bleu et blanc..., on en deviendrait folle! -et à la gouache et à la pointe, et à l’huile; de Watteau, de J.-B. Huet, de Pillement. Et il y en a surtout au vernis Martin. Mon Dieu, qu’il y en a. -J’aurais dû, songe tout haut Chariclée, envoyer aussi ma commode, dont le ventre rococo (ah! c’est plus joli que les chambres de bonnes munichoises, au Salon d’Automne), -dont le ventre, dis-je, est tout tatoué (comme le mien), d’un tas de petits Célestes très inconvenants. -Bah, fait Béhanzigue, les expositions, ça n’est jamais sûr. C’est ainsi qu’un de mes amis, qui avait envoyé un Raphaël à Costa Rica... -Pourtant, M. Vaudoyer m’avait dit... -Bon, si vous écoutez les poètes. Ils vous feront croire que la lune est d’argent. Cependant, les Chinois continuent de regarder ces visiteurs bizarres. Les uns, c’est en faisant l’amour à des bergères emplumées. Les autres, plus modestes, boivent du thé, ou bien le cueillent; sans compter ceux qui sont à balançoire, et tous, -à part ceux de la dynastie Hue-Dia! -ce sont de bons Célestes de France, des cousins de la Favart, ou de la Camargo. Ils ont, malgré leurs moustaches tartares, et l’ombre de leur parasol, le visage délicat et fier: un visage à la Fontenoy. Ils ont l’âme sensible, et rendent à l’Etre suprême des honneurs chinois avec des cassolettes Pompadour. Et ils ne semblent pas très intelligents. -Regardez-les, observe Béhanzigue, qui daigne leur jeter un regard circulaire. Des types dans le genre du duc de Nivernais! Ils ont beaucoup moins de génie que Jeanjaque, et beaucoup plus d’esprit que ce Boche de baron Grimm. Mais ce qui les ennuie, c’est qu’ils ne sont pas sûrs de n’être pas Turcs. -Aussi bien, dit Chariclée, en faisant ses yeux sublimes; ont-ils tous un air de doute, une inquiétude géographique de n’être nés nulle part, pas même en Suisse. -C’est que je ne vous ai pas tout dit, reprend Béhanzigue. Ce génie, à qui sa collègue montra la princesse Badoure, avait découvert de son côté un certain prince Camaralzaman, qu’il déclarait le plus beau des hommes. Et, à ne vous rien cacher, ce Camaralzaman était un bourgeois de Paris. Faut-il ajouter qu’il aima Badoure?... -Non, il ne faut pas. Et si c’est d’eux, comme je crois que vous voulez me faire croire, que sont nés tous ces magots, peut-être ferions-nous bien d’aller les voir de plus près. Ils se levaient déjà, quand on cria la fermeture. -Vous me raccompagnez, Monsieur Béhanzigue. -Hélas, Madame, voici l’heure sainte venue. Et tant qu’à mourir à vos pieds, je le veux; mais que ce soit d’amour, non pas de soif. Chariclée le regarde qui s’éloigne, dandiné, dodelinant. Il a du ventre, le nez camus, la bouche rouge: quelque chose à la fois de Socrate et de Panurge. -Autant celui-là, soupira-t-elle, en se demandant combien, d’ici minuit, elle va tantaliser de victimes, avant de sacrifier, peut- être à la dernière. Car ce qui importe, avec la marquise Odoacre Odoacri, ce n’est pas d’être: c’est d’être le dernier. Ce qui importe, c’est de faire distraction à l’invincible ennui d’un cerveau qui sonne le creux dans la solitude. Mais n’est-ce pas ainsi d’habitude, que l’on vous prend, comme on prendrait tout autre chose: une orangeade, un roman anglais...comme on prendrait l’air. -Qu’avez-vous? lui demande-t-on, en ces moments-là. -Je n’ai rien, dit-elle. Et elle bâille. C’est vrai, elle n’a rien: pas même un rêve. Marionnettes. La Carrière D’Honoré Beaubu. Ce qu’Honoré Beaubu reprochait à Mme Beaubu, ce n’était pas de ne point remplir ses devoirs d’épouse, et, au contraire, c’était de les remplir avec d’autres que lui, voilà tout. Au moins l’en soupçonnait-il fortement, et -il faut bien le dire -non sans raisons. Disons tout de suite que Mme Beaubu avait été, voilà vingt-cinq ans, baptisée Euphrasie, sur l’expresse, volonté d’une marraine acariâtre et délabrée, qui lui devait léguer tout son bien. Ainsi fit-elle, peu de temps après le mariage de sa filleule: ce bien ne consistait d’ailleurs qu’en une demi-douzaine de petites cuillères, que l’on soupçonnait d’être en argent. Le reste avait été placé en viager, ou «mangé» par les obsèques. Son parrain, lui, qui était un fin lettré, la rebaptisa Phrasie Mineure, d’où vint l’usage de l’appeler Mineure, puis Neur tout court, et enfin Neurette. Après tout, Neurette, ça ne veut rien dire, mais c’est agréable à l’oreille: «euphonique», comme on dit en classe. C’était, du reste, un homme singulier que ce parrain d’Euphrasie. Quoiqu’il se contentât dans la vie courante de représenter cette grosse maison de linoléum, qui a fait perdre tant d’argent à ses commanditaires, la maison...(enfin, peu importe le nom), il y aurait à conter de lui les histoires les plus inattendues. C’est ainsi que, se trouvant un soir dans le faubourg d’une ville de province, devant un vieil hôtel isolé, il entendit soudain, à travers l’épaisseur des murailles, de violents coups de marteau, apparemment frappés contre des planches, auxquels succéda un grand cri ( «tout à fait le cri de Mme du Barry sur l’échafaud...», disait-il), accompagné presque aussitôt d’acres éclats de rire. N’écoutant que son courage, l’intrépide voyageur en linoléum se rua contre la porte pour l’enfoncer. Peine perdue! Et il dut s’avouer bientôt que tous ses efforts étaient inutiles: la porte était entrouverte. Se précipiter dans la cour de l’hôtel n’était plus qu’un jeu pour lui, et, là, quelle ne fut pas sa surprise en apercevant... Mais, revenons à notre sujet. Honoré Beaubu l’était lui-même à la jalousie la plus inexorable qui ait jamais exercé ses ravages dans le corps des conducteurs d’autobus, où il tenait une place importante, chargé comme il était de diriger une de ces célèbres Carnavalet-Buttes Chaumont, dont l’éloge n’est plus à faire, et qui charroient chaque jour, à travers les mille hasards d’un parcours dédaléen, l’amas des voyageurs tremblants. Beaubu était aimé dans sa compagnie et possédait l’estime de ses chefs. Il passait auprès d’eux pour un des plus vaillants parmi ces automédons impavides que l’on a vus, tour à tour, pénétrer (avec leur autobus fidèle) dans un tout petit café à l’heure de l’absinthe, ou faire, au détriment des piétons, quelque cent mètres sur un trottoir populeux. Que de charrettes mises à sac, que de fiacres surtout, car il ne les aimait point. -Non, mais d’y entrer dans le chou, à un sapin, disait-il, tu parles que ça vous fait toujours quelque chose -je ne sais pas quoi -surtout quand il a chargé. On est émotionné. On se sent plus fort. C’est à son vieux camarade Joseph Barbe, chauffeur de taxi-auto, qu’il tenait ce discours. Et presque aussitôt, il retomba dans un mutisme plein de sombres pensers. Car, tout au contraire du catoblepas, animal fabuleux mais stupide, au point de dévorer ses propres pieds sans en être autrement averti que par les cris qui lui sont arrachés par la douleur -la jalousie est un monstre qui se nourrit de soi-même, silencieusement. -Car enfin, songeait encore cet époux infortuné, en débouchant avec fracas dans la rue du Roi-Doré, ce n’est pas avec les 200 francs que je gagne par mois et les 150 qu’elle prétend se faire à son atelier de lingerie que Neurette peut se payer des jupons de dentelle et m’offrir du vin à cinquante sous au moins. Malgré lui, il fit claquer sa langue, et se dit qu’il faisait soif. C’était du bon vin, après tout, ce médoc. Et que la source en fût ou non impure, lui-même ne l’était pas. Un instant la pensée traversa son cerveau que peut-être sa femme se sacrifiait pour son bien-être. Mais il ne s’y arrêta point. Notre sage fréna un peu pour tourner rue de Turenne, et, au même moment, vit passer, dans la direction, la taxi-auto de son ami Barbe. Il la reconnut d’un coup d’oeil, hélas! et sa femme dedans, à côté de Barbe, qu’elle tenait discrètement par la taille. Son sang ne fit qu’un tour. (On ne s’explique du reste pas très bien comment il en aurait fait plusieurs.) L’honorable M. Honoré Beaubu, aujourd’hui député des Hautes- Landes, au chapitre VIII de ses Mémoires, qu’il a bien voulu nous communiquer, explique en ces termes élégants et précis quelle devint à ce spectacle ce qu’il appelle sa «mentalité» «Grâce, dit-il, à la double polarisation de mes influx nerveux, l’impulsivité, se substituant tout à coup à la volition logique, je me jetai à la poursuite de l’auto-place.» À vrai dire, c’est l’autobus plutôt que lui-même qu’il jeta, parfaitement oublieux de sa clientèle, sur la trace des coupables. Ceux-ci, de leur côté, l’avaient reconnu. Maudissant l’imprudence qu’il avait commise en empruntant aux Carnavalet-Buttes-Chaumont une partie de leur parcours, Barbe mit sa voiture à une jolie quatrième vitesse et se lança comme un bolide à travers la rue de Turenne. L’autobus suivait à toute allure; les voyageurs, inquiets, penchaient, la tête au dehors et la retiraient avec épouvante. Un cheval de fiacre, qui ne prit pas la même précaution, en fut violemment heurté aux naseaux et se mit de douleur à ruer frénétiquement comme une rosse de corrida que le taureau vient d’éventrer. Jusqu’à la place de la République, tout alla à peu près bien; et, d’ailleurs, l’autobus suivait son itinéraire. Mais Barbe ayant pris un virage savant autour de la statue et tourné à gauche, Beaubu, abandonnant les Buttes-Chaumont à leur verte solitude, suivit. Il eût été bien en peine, au demeurant, de dire pourquoi, ou ce qu’il comptait faire en cas qu’il gagnât son ennemi de vitesse. Mais quoi, il suivait l’homme qui lui avait pris sa femme, et son instinct, pour l’heure, ne lui en disait pas plus long. Soutenir que cette explication eût satisfait les clients de l’autobus, non, sans doute. Aussi bien ne la leur donnait-on pas: c’était sans leur avis ni leur aveu que se courait la course, l’auto-place tenant toujours la tête sans effort apparent, et les «doigts dans le nez», comme on disait au temps des «boukmècres». La pointe Saint-Eustache fut doublée comme en rêve, et Barbe, par la rue Baltard, s’engouffra dans les Halles, suivi de Beaubu et d’une trentaine de voyageurs qui poussaient des clameurs diverses: peut-être se croyaient-ils à une répétition générale. Dans la rue du Pont-Neuf, Barbe écrasa la patte d’un petit chien. Ce pauvre animal traînait au bout d’une laisse, derrière lui, une vieille demoiselle, qui fut coupée par le milieu, mais par Beaubu. Quand on la releva, sous les espèces de deux tronçons, la vieille demoiselle n’était plus qu’un double cadavre. Dans la rue de Rivoli, il ne se passa rien. Mais Barbe ayant tourné à droite par la rue des Lavandières-Sainte-Opportune, fit panache, on n’a jamais su pourquoi, entre la station du Métro et la rue des Deux-Boules. Tandis que l’auto-place occupait une position verticale, l’autobus lui arriva dessus, pour lui entrer aussitôt dedans. Et cela fit une belle salade. En résumé, il ne se releva tout à fait sains et saufs que les deux chauffeurs et un vieux monsieur sourd, qui, ayant dormi depuis le départ, s’indignait amèrement de ne pas être aux Buttes-Chaumont, où il avait un rendez-vous. En cas qu’ils en eussent dans l’autre monde, une dizaine de voyageurs, et Neurette avec eux, furent mieux servis. Le reste n’était qu’évanoui, étripé, ébranché, hébété. Les suites de cet accident sont assez connues. On se rappelle que Barbe et Beaubu, renvoyés par leurs compagnies respectives et réconciliés par le malheur, coururent porter leurs revendications à la conflagration internationale. Les grèves sanglantes qui s’ensuivirent ayant mis ces modestes héros en vedette, Beaubu fut, par la suite, élu député, cependant que Barbe montait, avec des capitaux anglais, la grosse affaire de l’Alimentation du gréviste. Aujourd’hui, ils sont tous deux en pourparlers pour acheter une automobile. Dans quelques jours, ils auront chacun son chauffeur. Et alors ce sera leur tour d’être tués. Idylle De Paris. Depuis leur enfance, Christine Séguovin et René Lampourde s’aimaient tendrement. Cette noire maison de la rue d’Aguesseau, où tous deux étaient nés à deux ans près, et tous deux, porte à porte, au sixième étage, cette maison dont les murs semblaient pleurer de tristesse, et dont la cour verdâtre avait l’air d’un puits où l’âge aurait percé des trous, tout petits ils l’avaient ensemble peuplée de rêves, et peinte au prisme de leurs espérances. -Quand je serai grand...disait-il. -Quand je serai grande...disait-elle. -Je serai riche, et je ne ferai rien, comme fait papa, le lundi. -J’aurai des belles robes, et on ne me fouettera plus. -Et je t’embrasserai tout le temps. On les envoya à l’école; ils y allaient et revenaient ensemble, toujours aussi ardents à se quereller, à se défendre, à se trahir; et le temps passait paisiblement, quand une catastrophe vint troubler ces amours naissantes. Les Lampourde et les Séguovin n’avaient jusque-là guère été moins intimes que leurs enfants. Le malheur est qu’un jour ils le furent trop, au moins pour la moitié d’entre eux. Le père de René était un petit employé, courbé, grisonnant et doux, qui s’obstinait sans cesse à économiser ce que Mme Lampourde, belle, coquette et fainéante, ne s’obstinait pas moins à dépenser en fanfreluches vaines et médiocres gourmandises. L’autre ménage présentait un contraste in verse. Mme Séguovin, robuste matrone haute en couleur, à la main leste, trouvait -en dehors des soins vigoureux qu’elle prenait de sa fille et de son ménage -le temps de s’employer comme lingère dans deux ou trois familles riches du quartier. Son mari, au contraire, habile ouvrier d’horlogerie, et qui, par un peu de travail, aurait mis les siens dans l’aisance, offrait un excellent exemple du «gouapeur». Plus occupé de jupons que de montres, ce beau blond, avec ses yeux caressants et ses chemises de couleur, ravageait tous les coeurs du voisinage. Celui de Mme Lampourde ne fut pas un des derniers à battre tendrement pour lui. Mme Lampourde était seule la plupart du jour et L. Séguovin aussi le plus souvent. Il est vrai qu’une muraille les séparait; mais ce n’est rien qu’une muraille quand elle ne s’étaye pas sur la vertu. Aussi ne furent- ils pas longs, ni au propre, ni au figuré, à la franchir. C’est ainsi qu’ils se virent pendant longtemps presque chaque après-midi. Cela durerait peut-être encore si Mme Lampourde qui, nourrie de lectures, tournait au féminisme, à l’amour libre, aux droits de la passion, ne se fût avisée, au bout d’un millier de jours de mensonge, que le mensonge, répugnait à sa fierté. Lampourde s’étant laissé persuader qu’il n’était pas moins fier, les deux complices, un jour, disparurent. Si M. Lampourde prit assez philosophiquement la chose, heureux peut-être de pouvoir désormais se livrer à de paisibles économies, Mme Séguovin, qui aimait son mari, pensa tomber morte à la nouvelle de ce mutuel enlèvement. Son premier soin fut ensuite de défendre à sa fille, sous les pires menaces, tous rapports avec leurs voisins. Le lendemain, Christine n’y pensa plus et elle était dans la cour avec René quand une grande ombre tomba sur elle. C’était sa mère, qui l’emporta chez elle, sous son bras, à travers l’escalier, où déjà on pouvait entendre qu’elle lui donnait l’avant-goût d’une punition éclatante. Les cris de la fillette en annoncèrent la suite, et puis tout retomba dans un noir silence, où, seule, Christine sanglotait doucement comme une tourterelle. * * * René était ouvrier typographe. Il passait pour un bon sujet, ayant travaillé assidûment depuis le départ de sa mère, qu’avait suivi, à peu de jours près, celui de Mme Séguovin et de sa fille. Elles étaient allées, disait-on, se loger près de la gare Saint-Lazare, et, pas une seule fois jusqu’ici, René n’avait revu sa petite amie. Mais, parfois, il y pensait encore. On était au 13 juillet, et un de ses camarades l’avait en traîné, vers dix heures, au petit bal qui se donne sur la place Saint- Augustin. Il devait y retrouver une «connaissance» à lui, ouvrière en lingerie, qu’il aperçut en effet presque aussitôt au bras d’une autre jeune fille. La vue de celle-ci le frappa sans qu’il sut pourquoi, et, comme on les avait laissés seuls, il restait devant elle à la regarder sans rien dire. Menue, un peu courbée, elle laissait voir cette grâce souffreteuse qui est comme le cachet dont Paris marque ses filles. Mais la clarté rougeâtre des lanternes faisait distinguer mal ses cheveux blond cendré, ses yeux timides à la fois et vifs, la délicate retombée de ses lèvres, qu’on eût dites teintées de pastel rose. Tout à coup une lumière passa dans son regard. -Est-ce que vous n’êtes pas René Lampourde, dit-elle? -Et vous Christine? De nouveau ils demeuraient muets. Les yeux de la jeune fille étaient fixés sur lui, mais ils semblaient regarder au travers: qui sait, leur enfance peut-être, la cour verte et noire, et René l’embrassant contre la pompe, et le trottoir devant le charbonnier où l’on traçait à la craie les hiéroglyphes de la marelle. Aujourd’hui, elle était commise dans un magasin de blanc du boulevard Haussmann, comme elle l’apprit au jeune typographe, quand ils se furent mis à causer. Il demanda la permission de l’aller chercher quelquefois à la sortie, et elle le regardait, en inclinant la tête, avec un pâle, triste et terne sourire. Cependant, leurs compagnons avaient disparu. Comme c’était l’heure que Christine rentrât chez sa mère, il la raccompagna un bout de chemin, «jusqu’à la rue Pasquier», avait-elle déclaré. De tout le boulevard, ils ne se dirent plus rien. Peut-être savouraient-ils cette amertume que laisse après elle une joie imprévue; peut-être écoutaient-ils décroître derrière eux les bruits de la fête. Au moment où ils se séparèrent, des cors sonnèrent un air de chasse, qui semblait venir on ne sait d’où, un air de chasse éclatant et triste comme l’automne dans les bois. Il ne leur fallut pas beaucoup de jours pour croire qu’ils n’avaient jamais cessé de s’aimer, et qu’ils ne seraient heureux qu’en se mariant. René avait dix-huit ans, Christine seize; ils gagnaient tous deux leur vie. D’autre part, si les époux fugitifs avaient laissé le chagrin à leurs foyers, ils y avaient aussi laissé entrer l’aisance. Nos amoureux résolurent donc de s’ouvrir tout de suite à leurs parents. Au visage dont ils s’abordèrent le surlendemain, c’était trop facile de lire la ruine de leurs espérances. -Qu’est-ce qu’on t’a dit? demanda-t-elle. -Et à toi? -Tu te rappelles, la dernière fois que maman est venue me chercher dans la cour, rue d’Aguesseau -si elle était en colère. -Est-ce que c’a été la même chose, ma pauvre Christine? demanda René avec un demi-sourire. La jeune fille hocha la tête et se mit à jouer avec ses ciseaux, Peut-être les remerciait-elle. -Et ton père, à toi, qu’est-ce qu’il a dit, pour raisons? -Pour raisons, nib! Il ne veut pas, voilà. Et nous sommes mineurs. -Ah! mon pauvre petit! Mon pauvre petit! Ils s’étaient assis près de la chapelle expiatoire. René regardait devant lui d’un oeil sec et fixe; Christine pleurait. Ils continuèrent à se revoir; mais leurs rencontres devenaient de plus en plus tristes. René s’était décidé à quitter la France. Un jour, il annonça qu’il venait de signer un contrat avec une grande imprimerie américaine, et qu’il partait le surlendemain soir à dix heures. Ce jour-là, Christine sortit un peu plus tôt de son magasin. René l’attendait pour la mener dîner dans un restaurant voisin. Malgré les efforts du jeune homme, le repas demeura triste. René avait beau faire briller des jours futurs, jurer de revenir pour enlever sa fiancée, si leurs parents s’entêtaient dans leur refus, et construire pour elle toute une vie de bonheur et de fortune, elle hochait la tête. Tout à coup, elle éclata en sanglots. Et puis, comme elle avait une petite âme poétique, elle dit: -Vois-tu.chéri, tous ces projets, c’est comme des oiseaux de passage que j’ai vus un jour voler dans le brouillard à la campagne. On les regarde, parce qu’on sait qu’on ne les reverra plus. René ne répondit rien. L’heure du départ approchait d’ailleurs. Il paya la note, et tous deux sortirent. Près de Saint-Lazare, ils s’arrêtèrent. -Allons, Christine, un dernier baiser. -Encore un, mon René chéri, le dernier. Brusquement, elle s’arracha de ses bras et prit la fuite. Immobile, il la regardait se perdre dans le brouillard, comme un de ces oiseaux de passage dont elle avait parlé. La reverrait-il jamais? Il soupira et se hâta vers sa demeure. Vielles Lettres. M. Desrocher sommeillait sur un volume de Taine. Sa femme entra: Nous allons en ville, ville, dit-elle, Anna et moi, pour faire quel ques courses. Nous passerons prendre son mari au Palijs, et puis nous reviendrons par le tramway. -Vous ne prenezprenez pas la voiture, alors? -Non, interrompit Anna qui entrait, nous marcherons. Vois maman, est-ce qu’on ne dirait pas une jeune mariée? À cet âge-là, on n’a pas besoin de voiture. Et ils se sourirent tous trois, l’air heureux, tandis que le vieillard contemplait sa femme. Nul n’aurait dit vraiment qu’elle avait dépassé la cinquantaine. Des rides aux tempes et à la bouche, quelque corpulence, un peu de neige aux cheveux; c’est tout ce que le temps avait imposé à la belle Madame Desrocher, une des gloires jadis de l’administration impériale d’Algérie. Mais il n’avait rien changé au tendre regard, à la rigidité du port, à tout ce qui, chez elle, marquait l’orgueil d’une vertu, d’une beauté et d’un rang bien gardés. -Tu surveilleras un peu Jeanne, dis, papa. Elle est avec la bonne, dans le jardin. Et elles sortirent toutes deux en étouffant le bruit des portes. Le silence, de nouveau, enveloppait la villa. À peine, par moments, on entendait les cris de la petite Jeanne, qui jouait en bas avec sa chienne et sa bonne. * * * M. Desrocher se reprit à sommeiller; mais il fut soudain arraché à sa sieste par une clameur plus forte de l’enfant mêlée à des aboiements de la chienne. Une inquiétude le prit, et il passa dans la chambre à coucher de sa femme, dont les fenêtres donnaient sur le jardin. Il regarda, c’était une fausse alerte. Sous les yeux bienveillants de la bonne, Jeanne et la bête se roulaient ensemble sur le maigre gazon. Le soir approchait et le soleil ne bronzait plus qu’à leur faîte les cèdres du jardinet. Un rayon pénétrait dans la chambre et se brisait sur le biseautage d’un miroir, éclaboussant à travers la salle ici un portrait, là une coupe. Le vieillard quitta la fenêtre. Cette heure mélancolique le poussait aux souvenirs. Il éprouva quelque attendrissement à contempler les mille objets féminins de la chambre, dont chacun réveillait une date dans son coeur, et ces meubles surannés dont la jeunesse avait concordé avec la sienne. Il y avait plus de trente ans qu’il les avait achetés à Paris, Alger n’en ayant pas d’assez beaux, et choisis minutieusement en harmonie avec le charme de la femme qu’il avait le plus aimée, de sa femme. Un instant, il la revit telle qu’elle était alors, un peu frêle et timide, n’aimant pas le monde, et il se revécut lui-même, le sang jeune, les yeux brillants, le cerveau libre. Et le lit élastique et vaste, ou la courbe d’un canapé éveillait aussi au-dedans de lui, des souvenirs moins avouables. Avec un bizarre mélange de honte et de plaisir, il se rappela les premiers mois, où il avait traité l’épouse en maîtresse, où, le matin, au bureau, son arrivée tardive et son allure fatiguée faisaient dire à quelque intime, avec des intentions grivoises: «Qu’est-ce que vous avez donc, ce matin, Desrocher? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.» * * * Comme tout cela était loin. Faisant quelques pas, il s’aperçut dans une glace, courbé, blanchi, vieux enfin; et il songea que la mort n’était pas très loin. Le rayon de soleil avait tourné: maintenant il frappait un petit meuble syrien, espèce de secrétaire où Mme Desrochers mettait ses lettres et ses bijoux. Le tiroir supérieur, qui formait comme un dessus de bureau, était entr’ouvert; cette circonstance frappa le vieillard qui le savait sévèrement d’habitude, et reprochait même en riant à sa femme d’y cacher des billets doux. De fait, elle lui avait montré plusieurs fois ce qu’il contenait: des bijoux d’enfance et des souvenirs de première communion. Un regain de curiosité le prit: il tira le tiroir qui, pris de côté, résista et, tiré de nouveau avec un peu de violence, s’abattit tout d’un coup, en découvrant par la secousse un double fond à secret, très primitif, qui contenait quelques lettres. Le vieillard les prit et, ne reconnaissant pas l’écriture, s’approcha de la fenêtre. * * * II y en avait une dizaine, jaunies, attachées avec une faveur bleue et signées d’une grande écriture insolente: André de Jarnac. La première commençait par «Madame»,», et c’était une déclaration. M. Desrochers sauta à la dernière. Celle-là disait: «Ma chère Reine»: c’était le nom de Mme Desrocher. La lettre parlait de rupture, brutalement; il s’y trouvait aussi une tirade bête et sentimentale sur «Anna, enfant de l’amour». Malgré le désespoir aigu qui l’avait envahi, cette phrase le fit songer aux titres de Ducray-Duménil, et il eut un rire contenu. Des pensées stupéfiantes et contradictoires passaient dans son cerveau. Un moment, il lui sembla que cette histoire n’avait pas de rapports avec sa vie, qu’elle intéressait des personnes autres que lui-même, connues autrefois. Puis tout cela tourbillonna; ses notions de temps et d’espace s’embrouillaient, et, les yeux béants, il regardait sans la voir, par la fenêtre, l’enfant qui jouait toujours. Enfin, au milieu de ce cauchemar, il se ressaisit lui-même, et attentivement, il lut du commencement à la fin, la correspondance amoureuse. Cependant, il évoquait entre les lignes les acteurs de ce scénario des plus antiques: sa femme et lui, ainsi qu’il venait de le faire, et puis le lieutenant de Jarnac, troisième personnage, ami du mari et amant de la femme, suivant la tradition. C’était un ami d’enfance, dont la première visite en débarquant avait été pour Desrocher et sa femme. Plus tard, revenu du Sud avec trois blessures, il avait passé son congé de convalescence à Alger, à tout moment chez eux, «l’enfant de la maison». Sans causes apparentes, il cessa peu à peu de venir, et puis il se fit envoyer en Italie, où la bataille de Palestro le laissa mort. M. Desrocher avait souvent admiré jadis combien cet être égoïste et peu intelligent avec ses cheveux très noirs, sa grande santé, ses affectations de fatal et de déshérité, incarnait un des types de l’homme à femmes, et le type alors légué à la mode par le romantisme! Mais comment supposer que la haute intelligence de sa femme subirait jamais le prestige de ce reître bellâtre et nul. Ces lettres composaient d’ailleurs le cycle ordinaire. Les premières rappelaient les romans fashionables par leur adoration ou leur joie dithyrambique, mais Jarnac se dévoilait à la fin par quelques plaisanteries gauloises sur le mari et par la grossièreté des adieux. Quand il eut achevé la dernière, M. Desrocher prit une boîte d’allumettes, et les brûla toutes sur la fenêtre. Un peu de brise soufflait par moments, qui chassa des cendres dans la chambre. * * * On n’avait jamais ressenti comme ce soir-là, dans la famille Desrocher, cette joie paisible et sereine, produit d’un accord parfait entre plusieurs âmes honnêtes. Anna avait obtenu de son mari qu’il n’allât pas au cercle. Tous les quatre, ils firent un whist, tandis que Jeanne, dans un fauteuil, faisait des efforts pour ne pas s’endormir. Cependant, le mari d’Anna, magistrat grave, à favoris noirs, déclara que pour bien jouer le whist il fallait un mort. * * * Au milieu de la nuit, il fut réveillé ainsi que sa femme par des cris qui partaient de la chambre de Mme Desrocher. Ils la trouvèrent luttant avec son mari, qui, en chemise et à genoux sur le lit, lui serrait la gorge en poussant des grognements. On fut obligé de l’attacher; et le lendemain il fut reconnu fou. Comme il avait des accès furieux, on l’envoya dans un établissement de France, où il mourut moins d’un an après. On ne reçut la dépêche que le lendemain: le matin même, Mmc Desrocher avait été trouvée morte au lit, dans une altitude de lutte, avec des marques au cou. LE CARNET DE Mme DES CYPRES Athénaïs-Hélène Tremblay, fille du Président Tremblay baron du Cerne, et d’Eléonore de Coucy-Saint-Quentin, épousa en 1691, Louis-Gabriel, marquis des Cyprès, Veuf de Marie-Hélène de Pompadour, la dernière fille de cette puissante maison. Les fragments qui suivent étaient destinés à des Mémoire intimes, auxquels Mme de la Suze fait allusion dans une de ses lettres à Fontenelle. Mais la confidence en était trop vive pour qu’ils fussent de longtemps publiés, outre qu’ils sont apocryphes sans doute, autant que Mémoires au monde. La mode est passé de porter fontanges, comme d’écrire son portrait. Aussi de moi ne dirai-je rien, sinon que je suis grande, honnêtement faite, non sans cambrure. Les deux du devant un peu écartées, et, pour finir, des yeux jaunes furieux tour à tour ou caressants, comme on en voit à ces chiennes qui aboient les carrosses à la porte des villages. Mon mari, qui était plus galant sous le linge que ses airs de soudard ne laissaient croire, me disait parfois, et à pleines mains: «C’est incroyable qu’avec tout cela on ne puisse pas vous tirer un enfant!» Que j’eusse préféré le devoir à mon cher d’Armentières, presque aussi beau que ce beau Maréchal dont il était bâtard, et, certes, plus raffiné. Non qu’il ne fût de lettres médiocres et fort inégal d’esprit, comme il l’avouait lui-même, mais d’un goût exquis en tout ce qui est de vivre, qui brillait dans sa toilette, le détail de sa cuisine ou de ses équipages, comme à l’ordonnance d’une fête. Aussi apportait-il à ces choses, comme d’ailleurs à aimer, un air d’indolence et de laisser aller, qui les parait d’un naturel incomparable. Ce n’est point qu’il y mît du calcul ni de la complication. On sait comment il répondit à l’abbé de Fontenelle le frère, qui lui demandait un jour comment il avait eu Mme de N..., une des plus difficiles de la cour, et jusque-là qu’elle prétendait avoir fait danser devant l’arche Monseigneur lui-même: -Quoi donc, répondit-il nous étions seuls, je lui levai ses jupes. Je le connus pourtant à mon égard d’une moins soudaine entreprise. La première fois que je le rencontrai, ce fut dans ce cimetière de Passy, où tout le monde courait voir de certaines fissures qui s’étaient ouvertes dans le sol, ce qu’on voulait faire passer pour sorcellerie. Nous y fûmes donc, Mmc de la S...et moi; mais le grand feu de curiosité était déjà tombé, en sorte que nous n’y vîmes que peu de gens, et le chevalier, justement, que Mme de la S...me présenta. Il était vêtu du meilleur goût sans profusion de rubans ni de dentelle, mais d’une exquise galanterie. Lui-même avait un de ces visages qui intéressent, le teint pâle plutôt que beau, les yeux les plus sombres, les plus vifs. Il me donna la main pour me guider à travers les tombes, et avec tant de noblesse que je ne me pouvais lasser d’admirer combien il avait bel air. Comme ce lieu est plein de cyprès, il y en avait l’odeur autour de nous, qui est singulière et donne mal de coeur. Il s’y mêlait le parfum de ces roses languissantes qui persistent dans les frimas, et par là-dessus une odeur de cercueils peut-être: du moins je le crus, et que lui avec ses grandes narines palpitantes le respirait voluptueusement. Même il me dit: -Je ne sais jamais si cela me donne plus envie d’être aimé ou d’être mort. La S...par derrière me pinça, en murmurant comme je ne sais quel héros de comédie: -Tu pleures, je pense. Le fait est que j’avais envie de rire, et l’eus souvent depuis; car c’est de ces choses surtout qu’il disait, qui n’ont point de sens, qui y prétendent, au plus raffiné même, et choquent je ne sais quoi au fond de nous. Nous retombâmes dans le silence, et l’on n’entendit plus que nos pas sur le sol que le gel rendait sonore. Il nous expliqua toutefois avec sobriété, quand nous fûmes au but, que ces abîmes étaient une chose toute naturelle, et l’odeur infernale un peu de soufre, comme on en voit entr’ouvrir la terre, au royaume de Naples, prendre feu même. En revenant, nous rencontrâmes ce cousin de Mme Sandwich, dont la famille a été exilée d’Angleterre pour avoir servi l’usurpateur Cromwell; ce Mortebelle ou Mortibel qui est si laid et si noir, mais avec tant d’esprit que son visage et ses yeux sont comme reluisants de malice: au demeurant, qui passe pour une espèce de chien. Nous les fîmes monter tous deux dans notre carrosse, et lui, qui était au-devant de moi, prit aussitôt à toutes mains des privautés telles et si en avant que, sans être prude, je le dus avertir de cesser, d’abord avec les yeux, enfin par un coup de pied sur l’os de la jambe, qui lui faillit arracher un cri, et sans doute lui fit comprendre que toutes petites oies ne se laissent plumer sans crier. Je vis à ses regards qu’il se jurait la vengeance; et aussi bien, a-t-il tenu parole. Mais qui m’eût dit alors que de deux hommes seulement qui m’auraient, ce serait justement ces deux hommes-là, et qui me feraient souffrir le pire: l’un pour contenter sa colère, sa jalousie, tout son ennui qu’il fût si laid et moi si belle; l’autre -je n’ai jamais bien su pourquoi. Je ne pouvais non plus m’empêcher, tandis que nous roulions dans le faubourg, de comparer Mortebelle, petit, noir, mais plein d’énergie, semblait-il, à un grain de musc. Au lieu que le chevalier, on eût dit de quelque belle fraise, succulente plutôt que savoureuse, mais qu’on désire pour la fraîcheur de sa substance. Ah! les sanglantes petites fraises du Cerne, consumées et nourries de soleil, que, le matin, m’apportait cette grasse, joyeuse Alise, ma soeur de lait, qui m’aimait tant, à sa manière. Tandis que je les faisais cracher dans la crème leur parfum avec leur sang, cette folle, sous couleur de hâter mon lever, s’entêtait à me découvrir, si indiscrète enfin qu’il la fallait menacer tout de bon pour lui faire abandonner la partie. Alors, elle se rejetait sur la fenêtre, qu’elle ouvrait malgré mes cris, et s’en allait avec de grands éclats de rire que j’entendais décroître dans la spirale de l’escalier. Cependant le vent, comme il y en a toujours sur ce plateau du Cerne, surtout au comble où je perchais, faisait battre le volet qui, tour à tour, laissant voir ou voilant le soleil, tachait ma chambre d’une ombre et d’une lumière alternées. Que tout cela est loin. Mais pour en revenir à d’Armentières, et au long temps qu’il mit à se déclarer, il a toujours soutenu que c’était de m’aimer trop qui l’avait rendu timide. Cela le prit enfin de se faire entendre à Beausemblay, un mois d’août. L’après- midi était si chaude que par-dessous une robe de chambre bien mince que je portais, on pouvait aisément deviner avec les yeux qu’il n’y avait tout de suite que moi toute nue. Tout d’un coup ce timide redevint cynique, comme il arrive, se mit à faire mille équivoques et un badinage grossier sur des choses que nous avons le plus l’habitude de tenir couvertes. -Pourquoi, lui dis-je enfin, ne pas me dire tout simplement que vous m’aimez? Il sembla tomber dans le doute, mais je ne l’y laissai pas longtemps; et s’il est mal à moi de lui avoir accordé si vite ce dont la pudeur la plus ordinaire nous fait un devoir de suspendre l’abandon autant qu’il nous est possible, c’est plus mal encore sans doute de l’avouer aussi simplement. Car c’est une opinion constante que la tendresse de coeur fait le principal et la moelle même de l’amour. Aussi n’y voudrais-je point contredire, non plus qu’à tous les serments dont le chevalier m’assura que c’était mon âme, et l’Idée même de ma beauté qu’il adorait en moi. Et certes il ne faut point médire de la tendresse platonique. Une main mollement pressée, le brillant d’un regard que semble rehausser encore la douceur du paysage, l’automne qu’on regarde à deux derrière les vitres s’appesantir avec les feuilles blessées; et ce bois encore où l’on entendait retentir, à travers la pluie lente sur les branches, la corne des chasseurs, tandis que, me tenant embrassée, il guidait mes pas sur un sol spongieux; je sais que tout cela ne me saurait sortir de la mémoire qu’avec le souvenir même d’exister. Mais les images les plus tendres du monde ne voilent pas d’autres instants plus vifs; et il n’est si galant habit qu’on n’ait plaisir à le voir répandu sur le sol avec quelque autre linge, cependant qu’un homme vigoureux, et réduit pour attraits à ce que la seule nature lui en accorda, vous presse de toutes parts. Trop heureuse sans doute si, à devenir familier, il était toujours demeuré caressant et n’eût jamais levé sur moi une main dont alors même je ne savais qu’admirer la force et la blancheur. L’avouerai- je, je ne fus pas longtemps sans ressentir combien ces violences étaient en quelque sorte salutaires à l’expression de son amour; d’où je commençai à me mettre parfois dans le cas d’être battue; et, encore que j’éprouvasse quelque honte à des traitements qui n’allaient pas sans indiscrétion, les plaisirs dont la suite nous en comblait tous deux, faillirent, à plusieurs fois, me faire partager cet étrange sentiment des femmes russes, dont on veut qu’elles se réjouissent en même temps (je rougis à l’écrire) d’être traitées comme si elles portaient encore jupes courtes, et comme si elles en étaient néanmoins du tout privées. Et trop heureuse encore si les pires avilissements avaient pour toujours enchaîné mon cher d’Armentières. Ah! pour quoi fallait-il qu’il me quittât, et pour ma meilleure amie pour cette même Mme de la S...qui avait assisté, pour ainsi dire, à nos premiers embrassements, et que j’en avais vue déjà toute frémissante d’un désir contenu. Ils s’aimèrent; bientôt je le sentis à mille signes. Armentières absent, tout ne lui était plus qu’ennui, et chaque instant d’une durée interminable, «long, disait-elle, comme un jour sans peine». Apparaissait-il, tous deux couraient l’un vers l’autre comme pour s’annoncer les plus graves nouvelles Mais déjà ils ne savaient plus que se dire; immobiles et l’air contraint, ils s’embarrassaient en de vaines paroles; je ne devinais plus le sens caché de ces tremblantes voix qu’à l’amour qui leur criait par les yeux. Et jamais elle ne fut plus désirable que timide ainsi et vaincue, avec son pâle visage, et ces paupières basses qui battaient comme, sous la main, la gorge d’un oiseau captif. N’aurais-je pas deviné leur trahison que les châtiments me l’auraient appris qu’il s’était mis tout de suite à lui infliger, -jusque dans la chambre à côté où le bruit éclatant de sa chair humiliée, et tous les pardons quelle implorait, ne m’en avaient laissé ignorer quoi que ce fût, et, entre autres choses, que ces traitements que je regrettais ne lui faisaient à elle aucun plaisir. Au moins trouva-t-elle dans cette liaison de quoi satisfaire un goût étrange qu’elle avait de la tristesse. Cet amour des larmes était chez elle naturel et vif. Quand elle se fit catholique, par crainte, disait-on, de se trouver dans le même paradis que son huguenot de mari, on dut lui réapprendre tout son catéchisme, dont elle savait moins qu’un enfant; et à l’idée des saints et de l’éternité bienheureuse: -Hélas! dit-elle, et ne pleurent-ils donc jamais? Et elle disait encore, à propos des larmes, que la vie en doit être assaisonnée; comme ces bonnes huîtres, où il reste un peu d’eau de la mer. Pour en revenir à d’Armentières, elle ne tarda pas à ressentir combien il était facile à se détacher. Une nuit qu’ils étaient tous deux près de s’abîmer en un mutuel abandon: «Vous me faites mal!» dit-elle. Lui de s’excuser, de s’interrompre: «Ah! s’écria cette femme belle et sensible, voilà que vous redevenez honnête, chevalier: vous ne m’aimez plus.» Il lui fallut bien en passer par là, elle aussi, pardonner, comme j’avais fait; et, peut-être le pardon n’est-il que la plus belle figure de la vengeance. Ils m’en auraient fourni une plus douce, si j’en avais eu le coût, quand je les vis jour par jour, se déprendre sous mes yeux, dans ce Beausemblay où j’avais cru naguère aux serments du perfide. Ils troublaient aujourd’hui de leur querelle les mêmes appartements où j’avais goûté tant de fois à ses lèvres et rêvé près de lui; ce salon, surtout, à rez-de-chaussée, d’où l’on découvre, à travers les branches, un étang ridé par des cygnes, Ma belle-fille, Hélène des Cyprès, pleine de caprices singuliers, les ornait de noeuds et de pompons jaunes, mais un tout noir, qu’elle appelait Alceste, de vert; et puis les regardait ensuite en extase, durant des heures. Un jour elle en tua un, pour l’entendre chanter, ce dont le pauvre animal, paraît-il, ne voulut rien faire. Elle approchait alors de ses quatorze ans, déjà femme, et donnait force tablature à son père, qui s’en aurait voulu décharger sur moi. Je refusai toujours craignant que le mauvais vouloir qu’on porte malgré soi aux premiers enfants de son mari ne me fît un plaisir de son châtiment. Je n’en dirai pas plus long sur cette étrange personne, sinon qu’à la mort de M. des Cyprès je m’empressai de la marier. Ce fut à un de mes cousins Tremblay, ce marquis de Mary-Galande qui depuis s’est fait connaître aux armées. On connaît assez les goûts de sa femme, et cette réponse qu’il fit à M. de Louvois lui reprochant d’avoir amené Hélène dans un petit parti qu’il commandait du côté des Flandres: «Mais, Monseigneur, répétait ce bon gros Mary-Galande, puisqu’il n’y avait pas de vivandière!» L’abandon du chevalier ne m’avait pas tellement abattue qu’il n’y eût encore prise chez moi à quelque consolation. Ce fut cet étrange singe de Mortibel qui en eut l’honneur; et je vis bientôt que j’étais tombée de Charybde en Scylla; car celui-ci, à défaut d’user des coups, apportait à sa cruauté de bien autres raffinements, prétendant qu’il fallait créer de l’épouvante chez la femme au moment de l’amour, et qu’elle en devenait mille fois plus désirable à éprouver ainsi une émotion si vive, et que lui- même ne savait plus ressentir. Aussi s’ingéniait-il à me causer les plus grandes terreurs, et qui toutes n’étaient point sans causes; persuadée qu’il m’a fait, par je ne sais quel sortilège, de l’accompagner dans un voyage qu’il fit à travers l’Europe. Il y parut uniquement occupé, par tous les risques où il nous jeta, à me rendre folle de peur: l’excès de sa joie alors le transfigurait, c’était une bête prodigieuse qui se jetait sur moi, ou plutôt la foudre; et je ne sais quelle incomparable joie qui me pénétrait, pareille à la lumière, pour me laisser enfin dans un néant où je méprisais la mort. ......................... Cette pauvre la S..., quand le chevalier enfin la quitta, fut moins habile à se reprendre. Heureuse, je l’avais vue déjà plier son amour comme une fleur sous le poids d’une abeille. Abandonnée, elle ne fit que languir, et il nous fallut bientôt en désespérer. Ce fut M. de Fontenelle, le frère, qui la confessa. Comme il essayait de la consoler à son lit de mort, il lui échappa de dire, en réponse à quelques plaintes: -Quoi, la vie ne vous a-t-elle pas été légère? -Oui, dit-elle, légère comme de la cendre. Et peu après mourut. Le Cri Dans La Nuit. De Hué pour aller à Tourane au lieu du chemin de fer, si l’on aime mieux s’en tenir à l’antique route du col des Nuages, on loue un de ces sampans au ventre noir qui, toute la nuit, languissamment, vous bercent aux chants des mariniers. Hubert et Christiane ayant emprunté, par surcroît, la «fumerie» d’un ami de Hué, sous l’étroit dôme de paille, tout plein d’un perfide parfum, les heures leur furent aussi légères que ces nuées blanches d’un jour d’août, dont on voit courir sur la prairie les ombres. Car si tous deux s’aimaient d’ordinaire, cela devenait, à travers le prisme de l’opium, une bien autre ivresse, et comme s’ils se fussent, elle et lui, découvert, sous le masque, on ne sait quel nouveau visage, mystérieux et charmant. Et Christiane, alors, se croyait un coeur sincère. C’est ainsi que, se rendant à Changhaï -où Hubert devait la rejoindre, au retour d’une mission en Corée -elle avait, après New-York, San-Francisco, Honolulu, traversé le Japon. Elle y fut, une nuit, jetée hors de son lit par un tremblement de terre et crut sa dernière heure arrivée. Le lendemain, elle écrivait à deux ou trois amis, dont chacun lui était plus cher que tout le reste du monde, que, se voyant mourir, elle n’avait pensé qu’à deux personnes: elle-même et lui. Elle en avait également assuré -un peu avant le jour -ce Rimsky, dont le nom seul était pour Hubert comme un coup de couteau. Ah! s’il avait su que ce moscovite sinueux avait été son compagnon de voyage depuis San-Francisco jusqu’à Changhaï, où seulement il l’avait quittée pour aller prendre le transsibérien! À Paris, déjà, il les avait brouillée pour plusieurs mois. Et puis, Hubert s’était laissé persuader que ce n’était là que coup de tête, coquetterie, un flirt quelque peu poussé, mais qu’on lui sacrifiait. De fait, Rimsky avait dû, à l’époque de ce sacrifice, regagner pour quelque temps la Russie, où Hubert le croyait retenu par son service politique. Christiane, on l’a vu, était tenue mieux au courant; et si elle avait jadis, avec tant d’ardeur, juré de ne pas revoir son Russe, c’est d’abord quelle tenait à Hubert, et aussi parce que «les serments, comme elle disait, n’engagent que l’heure». Peut-être, par tout cela, jugera-t-on que Christiane n’avait pas une très jolie couleur d’âme. Peut-être -mais elle avait des cheveux d’or, et dans les yeux, une flamme aussi pure, aussi glorieuse qu’un rayon de soleil qui perce la verte fontaine. Ils étaient clos à présent, ces yeux, et leur double mensonge. Christiane dormait, depuis sa septième pipe, comme un enfant. Elle dormait encore quand les sampans; au grand jour, entrèrent dans la rivière de Cauaille, dont les eaux noires sont peuplées de petites tortues, qui nagent ou se reposent en compagnie sur la haute racine des palétuviers. ......................... Après avoir voyagé tout le jour en chaises à porteurs à travers un paysage tournant, tout à tour bizarre ou magnifique, ils atteignirent vers le soir les dernières crêtes de la montagne. Hubert, qui connaissait la route et le «tram» prochain, où les attendait un repas, proposa à Christiane de marcher un peu, pour goûter mieux à deux la douceur de l’heure. Elle accepta; et lui prit dans le palanquin sa Winchester, qu’il mit en bandoulière. Les porteurs, laissés libres de prendre de l’avance, et que des jappements de tigre, à deux ou trois reprises, avaient défavorablement émus, gagnèrent au pied, sans se faire prier davantage. En haut de la côte, leur troupe agile se découpa un instant, tout en noir, sur la nacre du couchant, où pendaient encore, du côté de la lointaine France, quelques lambeaux d’une pourpre assourdie. La nuit, cependant, était tout à fait tombée: une nuit criarde, bruissante d’insectes, d’oiseaux, de bêtes inconnues. Dans le lit desséché, mais frais encore, des cascades, c’était un sifflement innombrable, et mille lucioles menant dans l’air leur danse lumineuse. -Comme on se sent plus apte, dit Christiane, à goûter après l’opium le charme des choses. C’est que ce bénarès du sampan ne s’est pas encore dissipé de ma cervelle... -J’espère, interrompit Hubert, que vous n’y avez pas oublié votre cher petit laque aux fleurs de kiri: le blason de Taïko? -Ah! la boîte de Rimsky! fit la jeune femme (à qui ce Russe l’avait, en effet, offerte au Japon). À peine ces mots avaient-ils eu le temps de se dissiper, que Christiane aurait donné un morceau de sa vie pour les reprendre. Elle regarda Hubert à la dérobée: : sa pâleur éclatait dans la nuit. Et, sur cette route déserte d’Orient, ce fut la scène de jalousie, la dégradante scène qu’ils s’étaient déjà jouée si souvent: les mensonges orgueilleux de la femme, les reproches de l’homme, ses insultes, ses menaces. Une injure dernière cingla Christiane. -Eh bien! non! cria-t-elle enfin. Comme brutes, j’aime mieux les coulieschais. Adieu. Déjà elle courait en avant, sa jupe dans la main, et lui la suivait du regard sur la route, quand ce qu’il vit lui arrêta le coeur. C’était à mi-chemin de la crête, un rocher en surplomb, couronné d’un arbre chauve dont une grosse branche débordait la route, avec une masse là-dessus ramassée, mais distincte sur la pâleur de l’ouest, quelque chose qu’il avait rencontré déjà. Et il lui sembla qu’aux abords de cet arbre tous les insectes s’étaient tus, toutes les lucioles éteintes, comme si le seigneur de la forêt n’avait eu qu’à paraître pour évoquer autour de lui un cercle royal de nuit et de silence. -Mais quoi, songea-t-il dans un éclair, je n’ai qu’à rappeler Christiane. L’autre ne quittera pas l’affût pour la pour suivre. Et dans ce cas j’ai ma carabine. En même temps il l’armait, avant de crier: «le tigre»,», lorsque Christiane, qui était à cinq ou six pas de lui, et à une douzaine de la bête, se retourna. La lune éclairait son beau visage, où Hubert pensa lire encore une défiante ironie. Peut-être de son côté, distingua-t-elle, sur sa face, une menace suprême. -Oui, répéta-t-elle alors d’une voix profonde, oui: Rimsky! De nouveau il se tut. Elle se reprit à courir. Le tigre n’était plus qu’à six pas. Hubert se taisait toujours. À trois pas...à deux pas. -Christ... Hubert avait bondi en avant, et sa voix s’étrangla dans sa gorge, -tandis que la chose noire se laissait tomber comme un fruit monstrueux. II ne vit plus sur le chemin qu’une masse confuse, emmêlée, qui, soudain détendue, rebondit dans la brousse. Et alors un cri retentit: un cri inhumain, d’une affreuse longueur, qui était tout l’angoisse, l’agonie, et des ongles déchirant déjà cette beauté précieuse, pour qui tant d’hommes avaient souffert. ......................... Quelquefois Hubert est arraché de son sommeil par un cri. Il se réveille en sursaut, les yeux grand ouverts. De toute son âme il interroge la nuit: il écoute l’ombre. Et il n’entend que le noir silence, implacable. Béhanzigue Et Loetitia. Loetitia A Trianon. Tout le monde sait que Loetitia a été modiste, puis modiste- honoraire. Mais elle n’est plus rien de tout cela, ayant épousé l’année dernière un riche Portugais d’origine suisse, qui est mort tout de suite après, sans même avoir le temps de divorcer. La jeune femme jugea cela un peu ridicule; après quoi elle se consola, en se disant, -comme on se le disait déjà dans Ephèse, - que le noir lui va bien. «Le passé, a excellemment écrit feu Ernest Capendu, porte des voiles de veuve.» Loetitia fit comme le passé, pendant quelques mois. Aujourd’hui elle égayé son deuil d’un peu de violet: et pareil est le sourire d’une glycine, pendue au feuillage d’un cyprès noir, à moins qu’on ne préfère s’imaginer, en comparaison, la figure d’un prince éthiopien, basané, riche et joyeux, qui rirait avec un râtelier d’améthystes. Quoiqu’il en soit, le deuil de cette Parisienne peut encore passer pour sévère. Il est sévère, mais juste, -à se servir d’une expression qui n’a peut-être plus toutes les grâces de la nouveauté -si juste même que la robe emplumée de la reine Karomama n’en trahissait pas plus que le fourreau de Loetitia. C’est au point que l’observateur le moins attentif, ou le plus ignorant des jeux de l’ostéologie, saurait, en une seconde, où lui commencent les fémurs. Un homme qu’on affublerait ainsi, outre qu’il ne laisserait point d’être ridicule, ne saurait avancer que par bonds, comme dans les courses en sac. Mais une femme!...Loetitia a l’air de fouler des nues. Comme ce jour où Béhanzigue l’emmena au Louvre et lui fit remarquer devant la Victoire de Samothrace: -Vous constatez, une fois de plus, que sa robe aussi lui plaque sur le ventre. Avec cela, vous ne vous ressemblez guère. Il lui manque la tête et les bras; pourtant, elle a quelque chose que vous n’avez pas. Elle n’est pas de votre famille; mais cousine, plutôt, de cette svelte Iphigénie dont. M. Moréas a si subtilement dérobé Euripide. Vous voudriez avoir le livre: c’est bien, on vous l’enverra, quand même vous n’en devriez pas démêler toute la force et toute la grâce. Mais vous en pourrez parler au cabaret, entre les hors-d’oeuvre et les huîtres car il est bien porté d’admirer la tragédie. Mais aujourd’hui c’est à Trianon que l’on doit finir la journée. Et Loetitia, qui, étant en retard d’une heure et demie, venait à pied, entra dans l’auto du vieux Monsieur; on embraya, et l’on partit, -avec Béhanzigue. -Voilà six heures qui viennent de sonner, observe Nestor, le propriétaire. Nous sommes en retard. -C’est bien ma chance. Toutes les fois que je sors avec vous, je suis en retard. -Ce n’est pourtant pas moi, je vous jure, qui, aux fins de séduire les Réservoirs, viens de passer une heure dans les mains d’un merlan... (-Frit, murmure le baron à Loetitia, qui pouffe.) -...Ni qui me lie étroitement, pour marcher plus vite, les jarrets. Telle, sans doute, fut la courroie, dont un apothicaire ingénieux empêchait sa femme de courir. -Oui, dit Loetitia, et telles étaient, dans ce pays d’Italie, - vous savez: où il y a Milan, -ces vignes qui laissent pendre, entre deux ormes, leurs grappes, comme une guirlande. -Peste, fit Béhanzigue. Mais, telle aussi, sans doute, fut la chaîne qui mesurait à Salammbô le rythme et l’écart de ses jambes divines? -Divines, on dit toujours ça. Pourquoi divines? -Mais...parce qu’elles descendaient des dieux. Ou des Baals, plutôt. -Ah, si vous saviez d’où les miennes descendent: pas mes Baals...mes jambes. L’homme mûr devient tout vert, en dedans. Mais il affecte un air dégagé, et demande: -C’est au cintième que logent vos amitiés? -Que voulez-vous, dit Loetitia: lorsque je place mon coeur, c’est le plus haut possible...Mais voyons ces bonbons: je suis sûre que vous avez pris de ceux que je n’aime pas. Là: j’en étais sûre. -Comment les aimez-vous? -Vous savez bien: de chez Chose, avec du marasquin. -Voici, dit Nestor. Et, pareil à l’homme sans ombre, il tire l’objet de son manteau. Loetitia est jugulée. -C’est tout de même mufle, dit-elle, en remerciement. Mais alors, les pas-au-marasquin? -C’est moi, explique Béhanzigue, qui avais cru pouvoir... -Béhanzigue, vous êtes un amour. Au fond, ce sont les vôtres que je préfère. Et tendant au «vieillard» la seconde boîte: -Tenez, dit-elle, vous les donnerez à votre chauffeux. Ce pauvre Francis, lui aussi a besoin de douceurs. Et cependant, voici les grandes ombres de Versailles, où jaunissent l’automne et le soir. Voici Trianon, royale musique que l’on entend avec les yeux -avec des yeux ivres de rose. À travers sa colonnade nouvellement ouverte, on voit s’assombrir, par delà les arbres et les bassins, un ciel tout uni qui a l’air -mais si loin qu’on ne la saura, de la main, jamais atteindre -d’une haute muraille de saphir, que saupoudre un soleil oblique. -C’est joli, dit Loetitia. Et ce jardin, ajoute-t-elle avec mystère: savez-vous à quoi j’y songe? -Mais oui, dit le vieux Monsieur: vous songez à Watteau. Loetitia est vexée. Du bout de son ombrelle, elle trace sur le sable les hiéroglyphes d’une âme incomprise. Car c’est être incomprise -votre coeur vous l’a déjà dit, ô Loetitia, -que d’être devinée si vite. Ce n’est pas du doigt que s’ouvre une fleur. À ce moment éclate une détonation. -Bon, dit Nestor: c’est Francis qui crève. Et s’il faut qu’on aille à pied, avec votre jupe, d’ici l’hôtel, -nous en avons pour deux petites heures. -Vous me porterez tous les deux, -comme dans la Tenture des Indes, dit-elle. Et en attendant, on ne visite pas? -On ne visite plus, répond Béhanzigue. Mais auriez-vous aimé vraiment ce bric-à-brac de rois? Ah, nous avons trop de musées. Ce serait peu d’une Révolution encore, pour que la France barbotât ses dernières mânes. Et vive l’Amérique. -Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a au juste là-dedans, demande la jeune femme, qui, pour un peu, trépignerait comme un enfant devant l’armoire close, où les confitures dorment dans le givre. -Ce qu’il y a, continue Béhanzigue. D’abord les voitures du Sacre. -Peuh; des voitures à chevaux... -Oui, des hippocycles. Et aussi des traîneaux. Elles sont par là. Et le jeune homme, de la main, indique un lieu imaginaire. -Par ici, ce sont des meubles, des bibelots. Un camée antique, sur onyx, assez grand pour sceller votre tombe. -Ma tombe! s’écrie la jeune femme suffoquée. -Ne l’écoutez pas, dit Nestor. Songez plutôt au Salon des Malachites, où tout est en pierre dure, jusqu’aux coussins, -et votre coeur. Oui, tout, vous dis-je, excepté la cheminée. C’est un phynancier qui l’a prise. -Un phynancier? -Vous connaissez bien cette vieille histoire de l’épingle? -Oui, répond le baron. -Non, répond Loetitia. -Eh bien, il était une fois, au cercle, un gentilhomme, dont on loua l’épingle à cravate et qui répondit que c’était de la malachite: «Moi! fit le baron Ramire, j’ai une cheminée comme ça.» Même qu’elle ne devait pas être aussi belle qu’au Salon des Glaces, ici, celle qui est couleur de sang -de sang Marie- Antoinette. -Bah, reprend l’autre, qu’est-ce que cela au prix des quatre Boucher de la Bibliothèque, des quatre grands Boucher comme ils n’en ont pas en Angleterre. -Et les deux paysages d’Oudry! Vous n’ignorez pas, ma chère enfant, qu’Oudry a renouvelé le paysage. -J’ignore, dit Loetitia, d’un air cruel. Et, mettant sa longue main devant sa bouche longue, elle baille. Ses sourcils se froncent. Loetitia s’ennuie. Grands dieux, qu’elle est aquiline! -D’ailleurs, votre malachite, ça m’est égal, comme vos Boucher, puisque je ne les vois pas.pas. Et ici, cette colonnade, où sommes-nous? -C’est le Péristyle, -où le Roi dînait souvent. -Il aimait les courants d’air, peut-être. N’avait donc pas de salle à manger? -Vous savez bien, explique Nestor, qu’on lui dressait son couvert un peu au hasard. -Comment voulez-vous que je sache ça? Je n’ai jamais dîné avec. Et, arrêtant au vol un souvenir classique: -Est-ce que vous me prenez pour Molière, demande-t-elle. -Je n’irai pas si loin. Et, quant au courant d’air, je suppose que la colonnade était vitrée du côté de la cour, et du mauvais temps. -Comment? demanda Béhanzigue, n’est-ce pas sous Bonaparte qu’on la ferma? -Au moins, est-elle faite pour être close sur la cour, à supposer qu’elle ne le fût point d’abord. Qu’elle ouvrît sur les jardins, qui est le côté intime et fleuri, cela va de soi; et quoi de plus absurde que de poser des verrières dans un entrecolonnement, où rien ne les attend, ni ne les fixe? Mais, à l’opposé, il saute aux yeux que Mansard avait prévu des cloisons, et déterminé leur place. C’est ainsi que la partie antérieure de la colonnade, qui en devait être cachée, est restée de pierre brute; et que, vers l’intérieur, les placages de marbre ne sont plus symétriques, dans l’état actuel. -Mais alors...dit Béhanzigue. -Ecoutez, fait Laetitia, vous rebâtirez Trianon une autre fois. Pour le moment, allons dîner, c’est l’heure. Voyez: le ciel, déjà, n’est presque plus bleu. -Il est comme vos yeux, dit Béhanzigue, quand l’azur en est noirci parle courroux ou le caprice. -Et ils sont souvent noirs, observe sagement Nestor. ......................... La nuit, qui maintenant est tout à fait ténébreuse, velouté les carreaux. Le repas touche à sa fin; et le vieux monsieur, moins vieux encore que sa courtoisie, s’est levé pour aller, lui-même, payer à la caisse. -Alors, Béhanzigue, demande la jeune femme: vous ne m’aimez plus? -Je vous aime, Loetitia. Non pas que ça m’amuse. Mais où la chèvre est attachée... -Alors, vous aussi, c’est une entrave?...Mais chut, Agamemnon s’avance. Le voici, en effet, qui a fini de régler la note. Et Béhanzigue murmure: -Oui, telle était la chaîne où me lia Loetitia, avec mille serments et dont aucun n’était sincère. Loetitia, Critique D’Art. I Depuis que de cruels fumistes ont inoculé à Loetitia la prétention d’aimer les arts, on peut dire «qu’elle n’en rate pas une» (en fait d’expositions). Ah! Loetitia, où est le temps où c’est les peintres surtout que vous aimiez, parce que, disiez-vous, «ils ont des beaux pantalons en velours»? -Il fait froid, dit-elle en faisant irruption dans le Cercle Volney. -Froid; mais c’est chauffé, ma chère enfant. -Je ne parle pas de la chaleur physique, riposte cette jeune femme avec une majesté qui «en bouche un coin» au vieux Monsieur. Vous trouvez que c’est très réchauffant, peut-être, toutes ces binettes? -Mon Dieu, c’est un honnête public de dimanche. -Oui, il est de la même couleur que la peinture. Mais c’est des dames en noir, que je parle. Diu mais dahu! Ce qu’il y en a... Et, d’une ombrelle irritée, Loetitia dénombre tour à tour, du Ponant au Levant, un Caron maigre, un Léandre gras, un Gabriel Ferrié menaçant, comme un temps d’orage. Il n’y a pas à dire: ce sont des dames en noir. -Mais en revanche, observe le vieux Monsieur, regardez ces danseuses de Loysel: joli surtout pour table de famille. Elles sont neuf, comme les Muses...si les Muses se déshabillaient. Ah, que j’aurais plaisir à vous voir, à l’envi d’elles, pleine d’une ivresse sacrée, et voilée, pour tout linge, d’une poussière d’or. Comme l’a si bien dit un auteur célèbre, chez qui le naturel se mêle à la subtilité, et qui laisse tomber de sa plume des métaphores plus belles que la perle ou, que l’ambre rouge: «Souvenez-vous, Loetitia, que le silence est la plus belle parure d’une femme. Puissè-je vous en voir, un jour, uniquement revêtue». Mais Loetitia, pour le moment, s’absorbe à contempler une des petites danseuses d’or: -Elle est jolie, dit-elle: cette Cambodgienne, habillée d’une galure. -Elle n’est pas ressemblante, fait le vieux Monsieur. -Pas ressemblante? Et qu’en savez-vous, je vous prie? -Je...je..., explique son compagnon. Mais, devant l’oeil de la jeune modiste, il renonce à s’engager plus avant dans la voie des confidences indochinoises. -Et de l’autre côté, qu’est-ce que c’est que cette vitrine, avec tous ces gens collés dessus, comme des moules sur un bateau? -Vous avez donc, Loetitia, voyagé avec le prince de Monaco pour être si instruite des moeurs des poissons? -Les moules ne sont pas des poissons, répond la jeune femme. Et elle ajoute d’un air profond: Les vraies moules, c’est les hommes. Car elle a accoutumé de s’exprimer avec franchise. Cependant, incrustée à son tour contre la vitrine en question, elle admire des marrons sculptés et habillés de plumes de paon, de coquillages, de peau de gants. Il y avait autrefois, dans l’Ile d’Oléron, de vieilles demoiselles qui faisaient des petits ouvrages comme ça: il y en a peut-être encore. -Et puis zut! ajoute-t-elle, en voilà assez pour aujourd’hui. Si on part? On part. Dehors il fait toujours dimanche: pas un dimanche de Béarn, bien sûr; mais enfin, pour Paris, ce pâle soleil, c’est déjà quelque chose. Sur le boulevard, des bourgeois bien vêtus attendent une manifestation prévue. Mais le baromètre s’est trompé. Seuls quelques étudiants en bérets de velours, probablement payés par le préfet de police pour distraire la population, passent en braillant quelque chose en l’honneur de quelque liberté obligatoire. -Ils ne sont pas jolis, observe Loetitia. Et quelle idée d’être levés à cette heure-ci, moi, je tombe de sommeil. Je ne sais pas ce qui me retient de me coucher sur le trottoir. -Ah non, s’écrie le vieux Monsieur; ne faites pas ça: on nous remarquerait. Et il vaut mieux prendre une petite taxi locomotrice. -On dit: une taxo, répond la jeune modiste avec sévérité. Mais allons-nous seulement en trouver une, par ces jours d’émeute? Voyez, on est obligé de faire garder l’Opéra par la troupe. N.-B. -Est-il besoin de faire remarquer que «l’auteur célèbre»,», auquel il est plusplus haut fait allusion, n’est autre que celui- même de ce livre Et c’est vrai aussi que les jambes de Loetilia lui tombent. (Heureux qui les ramassera! ) Aussi décide-t-elle tout à coup d’aller voir la fête de Neuilly battre son plein.plein. Mille petites dames se jetaient sur les cochons du manège avec les mêmes cris de joie que si elles avaient reconnu leurs amants de coeur. Des jeunes gens à casquettes tournaient, le visage tendu, sur des bicycles obliques. On entendait par intervalles ce barrissement qu’arrache aux clients des Montagnes Russes une épouvante voluptueuse. Et puis, il y avait des sergots alcooliques qui semaient le désordre, par leurs cris, dans la file des voitures, ou s’occupaient de faire réintégrer son maillot à Mlle S..., qui l’avait oublié pour faire la parade. Après quoi on alla voir dompter la Goulue: elle était énorme, pâle et lente; ses fauves eux-mêmes en paraissaient immobiles d’étonnement. II Un monsieur mûr et Loetitia, modiste, viennent d’entrer 16, rue Laffitte, voir les Conder. Il ne semble pas que l’esthétique de Loetitia soit beaucoup en progrès depuis l’année dernière; mais elle est vêtue d’un costume-tailleur à petits carreaux, ourlé, piqué et soutaché de vert-bronze. Elle porte un chapeau qui est comme le manifeste même de sa corporation: «Fleurs et plumes.» (Pourquoi les chapeaux de femmes sont-ils toujours trop grands? ) Et enfin, -oh horrible, horrible détail! -sa jupe soulevée laisse apercevoir de hautes bottines vertes; parfaitement: vertes! comme ces dames du Quartier Latin en portaient naguère, en portent peut- être encore. Que voulez-vous: Loetitia est à prendre comme ça -ou à laisser. Et le Monsieur mûr aime sans doute mieux la prendre; quoique malgré lui, il louche un peu sur ces cothurnes céruléens. -«Qu’est-ce que vous avez à me zyeuter comme ça? Est-ce que vous n’aimez pas les petits carreaux? -Oui bien. Et les bottines surtout, répond le Monsieur un peu énigmatiquement. -Comprends pas, répond la jeune prolétaire; et vous feriez mieux de m’expliquer la peinture, puisque vous êtes là pour pour ça. -Vous devez aimer celle-ci directement. C’est fait pour femmes et gens de lettres. Ai-je besoin de vous faire remarquer combien, rien qu’à entrer, tout cela sent le Balzac. Loetitia qui se demande si c’est une sorte d’ylang-ylang, le «balzac»,», ou de «jardin-de-mon-curé»,», approuve avec un air d’arrière-doute. -D’ailleurs il a illustré un de ses romans ( «Ah! oui, Balzac!» s’écrie la modiste, qui a un éclair). Mais celui qui revit ici, dans ces femmes délicates, et toutes ces chantantes toilettes, ce n’est que le Balzac de Paris, celui des duchesses et des mystères mondains. N’est-ce pas Mme de Maufrigneuse qui est assise là-bas, d’un air fatal; et, plus loin, la fille aux yeux d’or qui se promène avec son amie, au bord de la mer; une de ses meilleures toiles. Quelquefois, elle danse un peu, sa peinture, rapport aux valeurs, vous savez. -Je ne sais pas; mais cette jeune personne qui est couchée là, sans chemise, avec sa jambe triangulaire, elle a l’air un peu en zinc -trouvez pas? Ah, ça n’est pas joli, les femmes nues en Angleterre. -C’est qu’ils n’en ont pas, ma chérie. -Ecoutez: au lieu de dire des obscénités (sic), qu’est-ce que vous pensez de cet éventail dont j’ai envie; le bleu, avec deux petits médaillons LouisXVI? -Je pense qu’il est vendu, Loetitia. Ce qu’on aime, on finit toujours par découvrir que c’est vendu. -Alors, allons-nous-en: vous me feriez pleurer. -Allons-nous-en. En passant devant l’Art Décoratif, je vous montrerai des vues du Guipuzcoà avec des bateaux roses, et des maisons blanches. Ça donne envie d’y aller. -Non, dit, je n’irai pas dans le Guipuz...Comme vous dites. D’autant plus qu’il se fait tard, et que j’ai rendez-vous à Notre- Dame-de-Lorette, avec un jeune homme blond. -En vérité, Loetitia, dans une église! -Quoi! fait la petite modiste avec un air défiant; est-ce que vous êtes aussi de ces gens qui veulent détruire la religion? -Mais, je vous assure, au contraire... – Et pourquoi pas dans une église, donc? Vous trouvez qu’un café, c’est plus joli. -Je ne dis pas... -Sans compter que si le blondin est en retard, j’aurai le temps de faire mes prières. Et vraiment, mon cher, je ne vous comprends plus, d’avoir de ces opinions de clique... D’un port indigné, encore qu’onduleux, sans dire adieu, l’étrange cléricale gagne à droite. Son visage, dressé, semble en s’éloignant encore darder une langue hardie, comme font par un jour d’été les noires vipères. Et le Monsieur mûr murmure peut-être avec Henri Heine: «Heureux Lusignan, dont l’amie n’était serpent qu’à moitié.» Loetitia A Dit. La Robe Indiscrete. -Loetitia, voici le soir qui tombe. Sur la ville -comme aussi sur toutes ces âmes équivoques quE le crépuscule fait battre ainsi que des gorges de tourterelles -une ombre légère s’étend, qui varie les contours et rend plus riche de sens le visage de la terre. C’est alors qu’elle est pleine de charmes mélancoliques; qu’elle résonne tout entière d’un lamento voluptueux et secret. -Je n’entends rien, dit Loetitia. -C’est sans doute que vous n’avez pas de franges au coeur. -Il vaudrait peut-être mieux y avoir des oreilles. Quant aux franges, j’en ai à mes jupes -comme dit cette dame, dans Shakespeare, dont vous deviez faire un opéra. -Ah, que je voudrais, Loetitia, faire une promenade avec vous dans les rues. Entre chien et loup, j’aime à vous voir marcher à côté de moi, et sautiller sur la pointe des pieds à cause de vos talons hauts. Vos cheveux sont si pesants qu’ils vous tirent la tête en arrière; et votre visage, dans le demi-jour, devient éclatant comme une fleur (Loetitia bâille). -Ou bien, nous remonterions les Champs-Élysées, le long de ces allées sinueuses qui contournent des massifs. Il me semble qu’on y doit déjà respirer le printemps, un avant-parfum à peine. C’est ainsi que, l’an dernier, un soir que je vous attendais sur la terrasse des Tuileries, accoudé sur la balustrade à regarder couler la Seine, je fus averti de votre approche par une faible odeur de violettes qui volait devant vous. -Vous en avez un flair, baron. -C’est vrai que vous-même, enfant de Montparno, n’êtes point sensible à ces harmonies de la nature. Vous n’avez pas, -comme la Colette Willy, de Retraite Sentimentale -le don délicieux de ressentir et de décrire cette amoureuse sensualité qu’il y a au fond de l’atmosphère à certains jours: ni de boire à pleines narines la ferveur d’un sol trempé de pluie, et les feuilles au parfum multiple (Loetitia hausse les épaules). -Tout ça, voyez-vous, c’est de la littérature. -Je ne dis pas non -mais de la bonne, celle qui nous découvre les vérités et les sources cachées. Et puis, si c’est votre idée, on n’ira pas aux Champs-Élysées, voilà tout. Nous choisirions plutôt un quartier populeux et provincial. Autour de la Madeleine, par exemple, lieu plein de contrastes, il y a des rues comme ça, où s’ouvrent des Passages. Déjà les gens s’attardent sur leur porte, et regardent passer l’omnibus. Parfois un trottin descend de l’impériale, en faisant voir ses mollets minces; ou bien, c’est un marmiton blanc. Et cela fait briller, une seconde, l’oeil fatigué d’un Monsieur qui sort d’une maison de rendez-vous. -Je ne sais pas où vous voyez tout ça. -Sortons. Vous n’avez pas peur, au moins, d’être rencontrée? J’ai cru comprendre que votre sénateur était à la province. -Il y est. Du reste, en fourrures, on court si peu de risques. Ce n’est pas comme l’été, ou, rien qu’à la silhouette... -Quoi, à la silhouette, ma chère enfant? -Mais oui, l’été, n’est-ce pas, on n’a rien que sa jupe, Alors, si peu qu’il y ait de vent pour...l’ajuster -aurait-on une tête en fil de fer -tout le monde vous reconnaît. -......... Le Beau Fuschia. La modiste honoraire, ce soir-là, unissait, sur son corps, comme une double pourpre, le rouge au violet. Sa jupe, du plus riche et sombre améthyste, faisait des plis mous et luxurieux sur la cambrure ou les retraits de son corps, corselé de soie aubergine, -mais que voilait mal, un peu plus haut, une fanchon de mousseline rubis. Et l’or vierge de ses cheveux, ramassés et pendants sur la nuque, jetait de pâles éclairs. On entra, au sortir du théâtre, dans un restaurant de nuit, tout miroitant de lampes, et Loetitia, reprenant le dialogue où on l’avait laissé: -C’est comme ce Beardsley, dit-elle, où vous m’avez menée, l’autre jour, boulevard Malesherbes. Encore un de ces étrangers, qu’il faut se traduire à coups de dictionnaire. Moi j’y comprends rien. Je suppose que c’est de la mythologie. -À part que ses modèles sont un peu trop vêtus... -Trop vêtus! Peste, mon cher, qu’est-ce qu’y vous faut? -Mais enfin, Loetitia, les déesses de la Fable, vous en conviendrez, sont peintes le plus souvent sans chemise. Tandis que les «belles» d’Aubrey Beardsley en ont -un peu ouvertes -et des corsets, des loups, -que sais-je encore? -des manchons, des éventails, de quoi aller dans la rue, enfin. -Sans quitter le trottoir... -D’ailleurs, je vous accorde que tout cela est un peu bien confus, et littéraire -voire, rétrospectif. Ce bijou précieux -trop précieux -est ciselé dans un amalgame de métaux fort divers. On y retrouve je ne sais quoi du Primatice; beaucoup des Français du XVIIIe siècle; du Burne Jones, dans les airs de tête;...on y retrouve tout ce qu’on veut: des symboles d’Allemagne, des masques bergamasques, etc., pantoufle... -Qu’est-ce que c’est que toutes ces bêtes-là, demande la musculeuse Parathénar, qui tient dans le groupe, à son habitude, une grande place matérielle. -Ne t’occupe pas de ça, mon gros, fait Loetitia: on t’avertira quand tu seras pour comprendre. -Ah, lâche-moi le coude, grommelle la grande fille: tu sais où ça me court, quand on me bafouille! -Mais je suis sûr, moi, intervient Béhanzigue, que Parathénar comprend très bien, et qu’elle tombera d’accord, malgré mes réserves, qu’il y à une réelle sincérité dans Beardsley et, autour de ces figures inquiétantes, on ne sait quelle atmosphère de fatalité, de triste perversion. J’y reconnais, pour tout dire, ce vice anglais qui brûle comme de la glace; qui, depuis Vathek, anime tour à tour le vieux lord de Vanity Fair, les sadiques vierges de ce Swinburne plein d’enflure, Dorian Grey, et certaines des plus belles pages du great God Pan. Sans compter des choses charmantes, mais plus directement picturales, comme, par exemple, ce cortège plein de chuchotements, qui, sur la pointe des pieds, vient voir Pierrot à son lit de mort, (un Callot sentimental); - sans compter les dessins du Rapt de la Boucle -et celui où il se représente lui-même dans une couche théâtrale et magnifique, -ou encore l’exquise Maupin, toute déshabillée de dentelles. -Justement, observe Parathénar de sa volumineuse voix, je l’ai vue chez un Monsieur. -Naturellement. -Elle a des arleçons bouffants, un chapeau à plumes, et une épée. Ah! soupire-t-elle, que j’aimerais m’habiller comme ça! -Et lui, comment était-il? demande Loetitia. -Je l’ai un peu vu à Londres, autrefois, élégant, tuberculeux, l’air de quelqu’un qui va mourir. Je le fis inviter à dîner par une amie que j’avais là-bas, qui, elle-même, s’est tuée depuis à la morphine, -une jolie personne, au demeurant, verte, et parfaitement harmoniée au brouillard. Bref, le jour du dîner arrive, et notre hôte aussi, mais en retard, comme il convient. Nous entendons son cab qui s’arrête devant la maison, puis un assez long conciliabule encore, avant qu’il n’entre: «une discussion, explique-t-il, avec le cocher». En effet, et celui-ci même, qui, à la réflexion, ne s’était sans doute pas retrouvé dans son compte, remonte presque aussitôt par l’escalier de service, et fait demander à la cuisine le client qu’il vient d’amener. Beardsley y va: nouvelle discussion, bruit de monnaie, exit l’homme au cab, et Beardsley revient, après quoi le repas enfin s’achève paisiblement, trop paisiblement même, car ça manquait un peu d’entrain. Le lendemain, mon amie eut le mot de l’affaire, par les domestiques. Beardsley, dans le cab, à la suite d’une quinte de toux, avait été pris d’hémorragie, pour laquelle chose le cocher, n’est-ce pas lui réclamait une indemnité. ......................... -Il fait froid, dit Loetitia, vous ne trouvez pas? Et l’on croirait voir passer un frisson sur la nacre de sa chair, à travers cette mousseline qui l’enveloppe d’une pourpre écumeuse. La Boisson Nouvelle. Deux nuits plus tard, les mêmes personnages entraient dans le même cabaret, mais que déchu, hélas, de sa gloire. Tous ces Prométhées à rebours, en bourgeron et corduroy qu’on appelle des électriciens, avaient soufflé sur ces lumières, tolérées pourtant par M. Viviani, l’eteigneur d’étoiles. En sorte qu’on était éclairé de bougies rares, fichées dans des bouteilles. -Voyez, Loetitia, oh sera confortable: il n’y a presque personne. -Il y a vous, dit-elle, d’un ton de reproche. Dans là pénombre, on ne distingue très bien ni sa bouche sinueuse, ni ses yeux pareils aux feuilles du saule. Mais on voit bouffer ses cheveux pâles: on dirait des filigranes d’or. -Prenez un de ces fauteuils, Loetitia: ils sont profonds comme la tombe. -Ah! les boniments, murmure-t-elle. -Et ne prenez rien plus, croyez-moi. Car j’ai dans ma folle idée qu’ici les «Verres» sont imbuvables. -Vous avez raison...Je boirai un lemon-squash. -Au moins que ce soit une orangeade. Vous ne savez pas ce qu’ils mettent dans leur squash, au lieu de citron. -Des horreurs, évidemment. Mais lesquelles? Peut-être des têtes de vipères, avec, de cette encre rouge, qui sent si mauvais. Et des infiltrations du Métro, bien sûr, et des groseilles vertes. Ah! j’en veux, j’en veux! Demandez-le vite. Et la jeune modiste se tord de désir, dans sa jupe violacée: et tout juste dans sa jupe, c’est le mot. Car on voit bien, sans être lynx, que, n’étant cette molle étoffe, pareille à une nuit des tropiques, elle serait tout de suite comme Vénus au sortir du tub. Telle qu’elle, avec tout ce qu’elle fait deviner sous le lainage plaqué, qu’elle laisse voir -on se la figure plutôt comme une serpentine soeur d’Artémis, avec sa croupe sourcilleuse, avec ses jambes longues, pleines, minces, qu’habillent des bas lilas à bracelets rose pâle. (Ah quels bas! II n’y a vraiment qu’à Paris qu’on a du goût.) -Alors, va pour du lemon-squash, fait Béhanzigue d’un air résigné. Et moi, garçon, je voudrais un Portofino Kulm. C’était recommandé sur toutes les affiches, l’été dernier. -Mais, monsieur, je ne sais pas ce que c’est. -Eh bien, portez-moi une bouteille de portwine, une d’eckau et une de vieille eau-de-vie -avec de la glace, et deux cuillères grande et petite. Je ferai le poison moi-même. -Il faut être très riche pour boire ça, demande la jeune femme. -Ah! mon Dieu, non: il suffit d’être alcoolique. Dialogue D’Hiver. Strophe. Quand Paris rappelle, dit Béhanzigue, sous les brumes, on ne sait quel hall qu’un invisible foyer de bois vert aurait rempli d’une fumée épaisse et froide, -quand le soleil sans rayons flotte au ciel comme un pain à cacheter dans de l’eau sale, -et que ce passant qui vient de vous effleurer, au coin de la Chaussée- d’Antin, d’un pas aussi furtif que le vol de la chouette, c’est peut-être le spectre de Grammont-Caderousse qui poursuit en vain, à travers le brouillard, l’image de Tortoni ou les reflets de la Maison Dorée; -c’est alors qu’on se plaît à rêver de cieux plus indulgents; des calanques rocheuses que lèche une mer bleue; d’Alger, dont les blanches maisons répandent à midi une ombre rose...Oui, si l’on pouvait rêver. Cependant sur la place, où vous vous êtes imprudemment lancé, la ville bat comme une mer cacophonique. Mille clameurs, des cris, des sons rauques retentissent, se heurtent, meurent dans l’air mou où des geysers de boue çà et là jaillissent. De toutes parts la trompe des automobiles, le barrissement des tramways, les sonnailles des voitures, sonnent et résonnent comme des appels de mort. Vous échappez enfin, bondissant, semblable à la gazelle, déjà vous touchez l’asile du trottoir d’en face -et déjà l’acre aboiement des marchands de gazette et des camelots se mêle, dans votre oreille résignée, aux divers patois américains que des hommes glabres, à vos côtés échangent, non moins que des coups de coude, -au même instant qu’à quelques pas le pneu d’une quarante chevaux éclate avec un bruit de bombe anarchiste. Antistrophe. -Encore, dit Loetitia, si, une fois chez soi, l’on pouvait savourer un peu de ce précieux silence si doux à entendre, qu’il tient lieu de penser? Mais quoi, oubliez-vous que votre propriétaire, ses voisins, et jusqu’à ceux d’en face, furent pris, voilà un an, de la fièvre de bâtir -qui ressemble tant à la manie de détruire. Voilà un an que, depuis le petit jour, jusqu’à la nuit tombante, des camions déchargent sur le pavé des poutres de fonte; et que des pans de mur, plus grands que celui d’Orange, s’écroulent avec fracas sur les cours retentissantes. Entre tant, mille et un ouvriers frappeurs, et autres frappes: les polisseurs sur verre, les boute-clous, les tombeurs du toit, les sublimes de la mailloche, les gratte-marquise, les électriciens, etc., etc., martellent et cisellent vôtre insomnie. Ne pensez pas au moins qu’une circonstance heureuse -fête chômée, grève ou tempête -en dispersant tout ce cheptel de travailleurs, vous rende le repos. Car les co-locataires veillent sur votre veille; ils savent combien il est dangereux de dormir le jour. Au moment délicieux que vous vous sentez glisser dans un sommeil pareil à l’eau tiède, un choc sec et sournois, comme un déclic, vous frappe au coeur; puis un second, plus vif; puis d’autres encore qui, peu à peu, en progression régulière, grossissent, se multiplient, fourmillent. Vous les avez reconnus: ce sont les coups de marteau. Choeur. Ah! qui saura jamais à quoi le Monsieur d’en dessus, entre ses heures de bureau, emploie-t-il ses heures de loisir: et qu’est-ce qu’il peut bien clouer, dès qu’il a un peu de tranquillité devant lui (la vôtre)? Est-ce un passionné de tabletterie en chambre, un entomologiste, un cordonnier? Construit-il des étagères en bois découpé; est-ce des chromo lithographies qu’il suspend à ses cloisons ou des pointes qu’il enfonce dans la gorge osseuse de sa vieille maîtresse? Cruelle, cruelle énigme. Mais, peu à peu, des concurrences s’éveillent aux quatre coins de la maison. Dans l’immeuble contigu, un concierge monomane ébranle à sourds efforts de bélier la muraille mitoyenne où s’appuie votre lit. Plus loin -on ne sait pas au juste bien où -un professeur de sciences accorde lui-même son piano, tandis que sa femme, aigrie par la médiocrité, bat leur enfant qui, jusque-là, criait sans raison. Et, comme pour leur répondre, le joli blond de l’entresol, qui, sans doute, attend une dame dans sa «luxueuse garçonnière», heurte à petites tapes rythmiques et lancinantes, contre le marbre de sa cheminée, un flacon d’odeur qui ne veut pas s’ouvrir... Au Gomorrhis-Bar. C’était un petit jeune homme... susurre avec sentiment un diminutif d’orchestre espagnol aux vestes écarlates. Tout à l’heure, il accompagnait les chansons - dignes d’un Martial ivre -que détaillait, avec des ronds de bras et de hanches, un petit jeune homme en effet. Maintenant le voici, enlacé à son «poteau» qui danse cette espèce de valse de fakir, appliquée, appuyée, giratoire, qu’on valsait jadis dans les bals de barrière, qu’on valse encore au Moulin de la Galette -une valse où le couple tournoie sur lui-même comme un oiseau mort. Un autre figurant, au visage de cabot ou de Vitellius, entre à son tour en scène. Il a vraiment une belle cravate, celui-ci, une cravate sang et or, et ne manque pas de quelque talent dans ses danses espagnoles -espagnoles comme son sur nom. Et cela fait songer avec nostalgie aux Academias de baile andalouses. Mais qui jamais l’aurait cru, que Séville fût si près de la Mer Morte. Cependant une fille brune -qu’on rencontrait naguère rue Royale - se prend de mots avec le plus blond des «Ah, ma chère!» La fille a une belle et franche voix de rogomme, de ces voix qu’on entend par une nuit de carnavals en passant dans un corridor de restaurant, jaillir des derniers salons où l’on soupe. Lui, de son côté, s’écrie d’une voix murmurante: il s’évente avec son programme, il soupire, il est indigné. Le public assiste avec scepticisme à cet attrapage: il sent bien que ce n’est que ce qu’au théâtre on appelle un «scandale». Encore celui-ci est-il assez mal réglé. -Du chiqué, quoi, dit un employé de chemin de fer. Ce public de samedi (et quelle idée, d’aller à Montmartre un samedi) entassé sous un plafond bas, il y a de tout là-dedans: des employés, des pierreuses, une actrice connue, un mathématicien, deux ou trois artistes. En moyenne, public assez bourgeois qui ne comprend pas très bien, qui a peur qu’on se moque de lui, et songe obscurément aux mystifications du Chat Noir, aux feintes injures de Bruand. Tout ça, pour lui, au fond, c’est de la littérature. Et ce n’est pas qu’il s’indigne, au moins; mais il s’ennuie. On lui a promis des horreurs, et il glisse sur des ordures. Là-dessus entre, avec une jolie fille, un vieux Monsieur «bien parisien», -Bonjour, mon oncle, lui crie Loetitia. -Hélas, répond le vieillard, je ne suis plus pour neveux... Et, tout en incrustant sa compagne entre un sous-off en uniforme et une blonde poissonneuse, il branle sa tête chenue. On dirait de Nestor à Troie, qui se rappelle les coursiers de la sablonneuse Pylos. Entre tant la fille brune fait une quête; et le petit blond fait des poses; et l’orchestre fait des pizzicati. «Ç’était...» confie avec méfiance la guitare à la mandoline, Ç’était un petit...trottin. A Propos De Théâtre. -Aller au théâtre, moi, s’écria le baron de Béhant, saint Macaron me garde, je n’irai pas. Car vous me traîneriez à Parsifal où je dormirais toutes les plombes de mon coeur. Et je ronflerais si bellement fort que l’orchestre de ce Vagnère en serait comme une cave où passe un rayon de soleil. -Je ne vous, dit un vieillard, égaré en ces lieux, mènerai pas à Parsifal, Béhanzigue. Car il me faudrait vous payer un habit à la française; et vous l’iriez vendre à l’entracte -à quelque diplomate allemand -de ces gens, vous savez, qui pensent qu’en frac, ça veuille dire en vrac. -Quand j’étais, commença Béhanzigue, attaché d’ambassade auprès de l’Empereur I de la dynastie Tcheou, qui est la troisième, comme vous savez... Son visiteur l’interrompit. -Je sais, mais la première s’appelle Hia, et le théâtre où je vous veux mener c’est dans le Quartier d’Orange, non loin de la cour Batave, non loin du logis Van Zuylen, où parmi les buis figurés en Chinois, par Salomon de Caus, et les lions en toutous, par Van Obstal, sur la muraille rouge, la future Charrière proposait déjà de son sourire, obliquement, et de ses yeux couverts ces énigmes dont M. de Constant ne déchiffra les dernières qu’avec ennui. -Mais où est-il enfin, votre quartier? -C’est entre les Gobelins et...les buttes Chaumont. -Je vois ça d’ici, dans la lune, comme vous. -Comme qui est la lune, demanda Loetitia en entrant? Sa toilette qui la divisait en trois parties égales était vert turquoise, soutachée de taupe arc-en-ciel -et son chapeau à fruits avait l’air d’un panier de vendange. Bref, quelque chose de simple, de discret. -Moi, dit Béhanzigue, après l’avoir contemplée avec sympathie, j’aime beaucoup les couturières futuristes -et du reste tous les futuristes en général, y compris M. d’Haussonville. Ce qui doit leur courir, c’est d’être forcés de parler espéranto. -On ne parle plus espéranto. Il y a une nouvelle langue, l’idio, qu’on appelle. -Il n’est donc pas mort au bord de la route. Loetitia, tel M. Pierre Loti, n’ayant pas lu Moréas: -Je ne sais pas, dit-elle. Ça commençait du temps que j’ai connu mon Brésilien. À cet auguste souvenir, tout le monde devient respectueux. Car à l’envi de ce bourgeois dont Champfleury fut dérobé par M. Anatole France, qui mesurait les monuments de son riflard, Loetitia, ce sont les gestes de sa vie, et même de l’histoire contemporaine, au plus ou moins d’éloignement où ils sont de cette rencontre. -Tout ça est bien joli, et Loetitia plus encore, observe le visiteur, et se lève de la malle, avec du poil dessus, pour la lui laisser: c’est l’unique siège de la carrée, Béhanzigue étant sur son lit. -Mais non, mais non, fait le maître de maison: elle va s’asseoir à côté de moi: je veux savoir si elle engraisse, la rombière. -À vous la main, Béhanzigue. -Alors, il fera bien de se les laver avant, réclame la modiste honoraire. La dernière fois, c’était comme un bouquin de cabinet de lecture: y avait des marques de pouce. -C’est la méthode Bertillon, dit Béhanzigue. Et tu n’as qu’à lever ta jupe. -Vous croyez que j’aime mieux les avoir sur la peau, des fois. Et puis il y a mon rupin, qui me gêne. Sur quoi Loetitia, avec sa logique ordinaire, trousse ses dessous, et montre à tous les yeux de ces jambes délicieusement cagneuses et «qui se f...de la géométrie», comme dit Forain. Cependant que Béhanzigue, ayant posé sa pipe, dont le culot représente celui -si on peut dire -de Mlle N..., qui s’est fait, (comme on sait) tatouer dessus une paire de mous taches bleu clair, s’occupe. -Je le répète, dit le rupin, à quel théâtre va-t-on. -Hein, quoi, bredouille Béhanzigue, et la modiste à l’air de sortir d’un rêve. Mais ne la croyez pas. Il n’y a qu’un homme qui ait fait rêver Loetitia, c’est...mais non, soyons modeste, et ne le nommons pas. -Voyons, crie l’étranger: va-t-on au théâtre, oui ou cherche? Cherche -......... -Mais ce théâtre (puisque nous faisons une critique théâtrale) que j’ai découvert au Quartier d’Orange, c’est une merveille, figurez- vous. On y donne Shéhérazade en souvenir des Ballets russes. Evidemment c’est moins frais que le Sacre du Printemps; mais il faut songer que ces gens habitent loin de chez la Rubinstein. Il y a un moment... -Moi j’ai connu, dit la modiste un théâtre comme ça (? ) Mais, c’était pour gens du monde. Le Théâtre du Marquis, qu’on l’appelait. Et, d’un air plus mystérieux que la Monalise, elle ajoute: -...sous le manteau. -Quoi, sous le manteau, intervient Béhanzigue: je ne trouve que la cheminée. -Laissez-moi, Béhanzigue, vieux pas propre. Je suis une femme mariée. -Mais, reprit le rusé vieillard, cela ne nous empêche pas d’aller à ce théâtre de quartier. C’est un ballet, Shéhérazade. -Ça n’est pas neuf, neuf. -Au chemin de fer non plus, fit mélancoliquement Béhanzigue. -Au mien, il se passait toutes sortes de choses. Et de temps en temps un Monsieur s’écriait: Les groupes s’ordonnent. Alors... -Alors? -Eh bien...tout le monde changeait de place. -Eh bien? -Non, tenez, j’aime mieux ne pas vous le dire. -C’est sale cette histoire? -Voyez-vous, reprend Laetitia d’un air méditatif: il y a des choses qu’il faut faire, mais pas dire. Modèles De Lettres Anonyme Pseudonymes Etc. Encore une quinzaine de mois, et on nous rendra la lettre à trois sous. Après quoi il ne restera plus qu’à trouver les deux cent cinquante milliards par an qu’exige cette petite réforme. Mais Béhanzigue sera content. Car il aime à écrire des lettres, et, de son métier il est écrivain public. Aussi le voit-on, quand il fait beau, assis sous un arc moyenâgeux, dans l’impasse N., qui donne dans la rue Mali passe. On dirait une aragne grosse qui guette les mouches: une boniche, tantôt, qui écrit à son pays; tantôt, quelqu’un qui n’aime pas qu’on reconnaisse son écriture, et qui donne pour nom: Joseph Roux, ou Jacques Duran. «Monsieur»,», fait-il écrire à l’employé du 16: -«Il est faux, quoi qu’on en dise au Café, que Rosalie, votre épouse, couche avec le capitaine de pompiers. Outre que ce dernier n’est depuis longtemps pas plus capable que ses tristes engins d’éteindre le moindre incendie, de son côté, la respectable Rosalie est devenue d’une ressemblance si frappante avec le gorille porphyrogénète, que votre second commis lui-même ne se peut résoudre plus à lui donner de ces tendres satisfactions qu’exige une âme ardente dans un corps malsain. Vous partagerez, j’en suis sûr, Monsieur, toute la joie que j’éprouve à savoir que vous n’êtes plus cocu, sentiment avec lequel j’ai l’honneur, etc. Signé: Un ami véritable.» Qu’un ami véritable...Un autre client pseudonyme dicte pour l’austère magistrat, son voisin, si jaune de jansénisme, d’ambition déçue, d’inutile rigueur: «Monsieur le Conseiller honoraire, «Tout votre passé, Monsieur le Conseiller honoraire, et, sans vouloir vous accabler sous votre âge, un siècle bientôt de vertu vous laissent peut-être ignorer le prix des bijoux. Cette candeur, qui est chez vous comme une enfance retrouvée, ne se rencontre pas au même titre chez Monsieur votre petit-fils seul héritier du nom moins ancien qu’honorable des Le Hère de Manque pain. «Eh, mon Dieu (qui est aussi le vôtre), je ne lui en voudrais pas d’avoir, comme tout le monde, mis au Mont-de-Piété les écrins de sa maîtresse, divette connue, et qui -longtemps, très longtemps - gagna beaucoup a l’être: jusqu’au jour qu’elle reçut dans ses bras votre unique héritier, qui par avance s’est constitué le sien, jugeant avec raison le morceau plus considérable. Car à la suite de cet emprunt un peu léger (il n’était pas allé sans quelque pression), M. Gaston Le Hère a vendu les reconnaissances. «Est-ce là donc la sienne?» dirait Bilboquet. «Trop heureux, si, des deux sexes que l’Etre suprême a créés en vue de leur mutuelle infortune, Gaston n’en exploitait qu’un. Mais ici la pudeur arrête ma plume rougissante, et la crainte, Monsieur le Conseiller, que, nouveau Brutus, vous n’alliez de vos propres mains rallumer, dans l’Arsenal de nos lois, le bûcher mal éteint de Dolet et de Claude Le Petit. «Je n’en suis pas moins, Monsieur le..., etc.» -Il faut avouer, songe le baron de Béhant, que les hommes, ça n’est pas joli, joli. Et sachant qu’il n’est si profonde solitude qu’au sein de la foule, il descend de Montmartre en suivant son nez, jusqu’à la place Saint-Augustin. Autour de la Jeanne d’Arc de Dubois, précieuse et si hérissée qu’on la dirait faite avec des barbes de plume, la vie vertigineuse de ce carrefour parisien tourne et éclate en tous sens, comme les rayons d’une roue qui se brise au plus fort de sa course. Là-dessus rit un soleil de printemps natif, un soleil rose, qui allume, ici, une ombrelle précoce, d’un bleu trop vif, -là une jupe claire et balancée; ou bien quelque voiture d’oranges, de fleurs, qu’une petite vieille pousse indolemment à travers les automobiles. Que les grandes dames, les très grandes dames, sont à plaindre, qui ne prennent jamais l’impériale des omnibus; et n’est-ce point de là, par un beau jour, que Paris se découvre le mieux. Le trottoir est trop bas; la Tour Eiffel trop haute; mais de l’impériale, on plonge du regard dans les entresols; et, M. Déroulède lui-même, on le contemple de haut en bas. Deux midinettes viennent d’y grimper, et regardent, sans le voir, le boulevard habituel. Elles se ressemblent trop pour n’être pas soeurs; et la plus grande, d’un blond de chanvre, console sa cadette qui a les yeux rouges d’avoir pleuré. -Enfin, qu’est-ce qu’il t’a fait? Dis-le, au lieu de chialer. Et la petite, avec un sourire souffreteux, répond, en faisant craquer son ongle sur sa dent: -Rien fait, qu’y m’a fait! Pas ça, que j’te dis. Béhanzigue A Dit. L’Eventail. Alors, je suis monté, derrière la piquante soubrette, qui m’a mené, à travers d’étonnants corridors, jusqu’à une chambre à coucher, où tout de suite je n’ai eu que ça à faire, y ayant été rejoint, au bord du lit, par une dame magnifîcente, mais simplement vêtue. Car elle n’avait qu’une voilette, qu’elle a même roulée ensuite sous son nez. -Pourquoi faire, demande la jeune femme blonde, qui est vêtue de soie jonquille. (La jonquille, comme vous savez, est une espèce de jaune qui est vert dans les ombres.) -Pour fumer, donc, dit Loetitia: mais tu ne vois pas qu’il nous fait marcher. -Il n’y a, a, répond Béhanzigue, que la vérité, là-dedans, qui marche; -et aussi un peu la dame qui lui ressemblait. Ajouterai-je qu’elle avait des mains exquises, et de ces ongles polis qui, d’après un de nos gazetiers, «indiquent une femme amoureuse de sa personne». -Je croyais que c’était de la tienne. -Ça n’a pas d’importance; déjà nous ne faisions plus qu’un. -Et à propos d’ongles, reprend la blonde, je connais une très bonne recette pour les polir. Ça vaut bien mieux que le corail: c’est la Pâte au Sabre, une espèce de savon dont les ménagères se servent pour l’argenterie. On mouille le savon, on s’en enduit les ongles, on laisse sécher et on passe au polissoir. C’est Luce de Romarin qui m’a enseigné ça; elle le tenait de Nathan... -Nathan, d’ailleurs, Nathan...jeta Béhanzigue. -...Tu sais bien, ce petit qui est de Buda-Pesth... -Ma chère. -Lui, l’avait appris avec Bilikoff, qui le tenait de sa mère, qui... -Pardon, si je vous coupe, comme disait le Grand Prêtre, mais, pour en revenir à ma conquête, le moment vint de nous quitter. L’on me remet aux mains de la femme de chambre, qui, au lieu de m’ouvrir la porte, se met à chercher dans sa poche, secoue la tête, et s’en va. Et là-dessus j’entends, dans une pièce à côté, la dame à la voilette qui me croyait parti sans doute, et disait à quelqu’un: «Eh bien, baron, qu’est-ce que vous pensez de mon petit cinématographe?» À quoi une vieille voix toute cassée répondit: «- Ah! les jeunes gens d’aujourd’hui manquent de nerf. Si vous aviez connu Gramont-Caderousse.» À ce moment, la soubrette revient en courant, ouvre la porte et me pousse en dehors en me mettant dix francs dans la main -oui, ma chère, en or; et de ce coup-là, je suis resté sec. -Menteur! fais-les voir. -Voilà, j’ai envie d’aller les jouer. -Je vous le conseille, dit la blonde. Car si de l’argent comme ça ne porte pus bonheur, c’est à ne plus croire à rien. Et si vous gagnez un matelas, vous m’offrirez quelque chose dont je meurs d’envie: c’est un éventail de Leone Georges, celui où il y a deux chevaux qui ont l’air de se cabrer en musique. -Tiens, moi, fit Béhanzigue, j’aurais préféré le miroir à main où il y a, contre un hermès, une dame en paniers, assise toute seule, et qui garde sur son visage le pli d’un plaisir déjà dissipé. C’est tout petit, tout petit, avec grand comme ça de paysage; mais j’y ai cru respirer un instant une de ces belles soirées qui sentent le tilleul et la prairie. -C’est joli ça, tu me l’écriras, dis? -Je te l’écrirai. Et Béhanzigue monta jouer. Mais il ne gagna pas, et la dame n’eut pas l’éventail de Leone Georges. L’Ombre De L'Heure. Ô vicomte, dit Béhanzigue, je suis né dans l’après-midi d’un beau dimanche fait de chaleur et d’immobilité. L’ombre de l’heure était semblable au revers obscur et vert de ce papillon qui hante la tombe des Empereurs d’Annam, et que, lorsqu’il se retourne, on pense fait de flamme et d’or. Il coûte très cher. -Ça, c’est rigolo, fit Loetitia: Béhanzigue, marchand de papillons, En se faisant la barbe, S’est coupé le menton... -Tout le monde, petite gaufre, est marchand de papillons; mais la plupart n’en vendent que de rebut, tels, et blancs, ceux qui sont, au jardin de ton père, nés de la fleur des choux... -Genoux et pous. -...Et que l’un et l’autre, dans l’air, on voit dessiner d’invisibles dentelles. -Moi, reprit Fô, j’ai vu le jour à Yunnamsen... -Ah, que la vie donc est éparse. De loin il me semble vous voir honorant l’autel des Ancêtres, aux grimaces d’or; ou bien dans le jardin, vous aussi de M. votre père, où les dindes ont l’air de paons, l’horizon d’un éventail, et les arbres d’avoir la goutte. Dans l’étang, aux galets versicolores, où pêche à la ligne un mandarin du voisinage, et fait des vers à rimes inversées, un poisson jaune et noir joue de la flûte en laissant voir un gros ventre où pend une chaîne de montre; cependant qu’une vierge dont le stable sourire a l’air de vous poser une question, contemple du soir les nuées rougir, et se farde elle-même de pudeur en songeant à l’épousé. Fô qui soupirait, répondit par les vers bien connus d’Emile Augier: Celle que j’aime à présent est en Chine Auprès du lac où sont les cormorans, Dans un palais de porcelaine fine... -Pauvre Dohlia, songea-t-il, des cormorans, et sa mère. Ah, elle doit bien s’ennuyer sans moi. Qu’eût-il dit, s’il avait su qu’à cette heure même...mais n’anticipons pas sur les événements. -Tandis que moi, reprit Béhanzigue, c’est dans le Béarn aux belles pierres que je vins au monde; l’air y est si pur, que c’est une volupté, presque une souffrance parfois, rien qu’à le respirer qui descend des montagnes; mais la fraîcheur de l’ombre, où l’on rêve et l’on se souvient, si subtile qu’on pense ne plus sentir le poids de ses os. -Je vois: c’est comme de fumer du bon bénarès. -Dans le silence et la lumière, la voix prend une espèce de forme substantielle. Par un jour d’été blanc comme du métal, désert et sans échos, seuls, des charretiers, au bord du Gave, crient après leurs chevaux en chargeant des pierres: d’en bas un juron monte vers le ciel comme une fusée, hésite, éclate, s’évapore. Seul demeure le vide immense, où la joie de vivre se dilate comme un parfum qui jouirait soi-même d’être infini. -Ha là, hé, fit la jeune femme. -C’est par un jour pareil, ô Jessica, que j’ai lui Rarahu. J’étais, sur mes quinze ans, et j’avais beaucoup de coeur. -Vous jouiez au bridge, interrompt Loetitia. Et l’on voit s’enfanter sur son visage le miracle de l’entendement. -Tu es une gaufre, je le répète. J’étais sous la varangue d’un de ces châteaux-ferme du Béarn, qui sont pités sur une pène, en face des Pyrénées, mais si haut qu’un aigle qui se fût posé sur le toit, il aurait vu d’un regard celles qui volent autour du clocher d’Arudy. Le vicomte de Fô hocha la tête. Il était allé aux Eaux-Bonnes, et en fait d’aigles, n’en avait vu qu’un, empaillé à la montre d’un apothicaire, où cet oiseau passait couramment pour venir d’Arequipa, tué à la manière de Vigny, par M. de Saint-Cricq, directeur du Muséum de Bordeaux, et plus connu sous le nom de Paul Marcoy.’ -Et je ne pense pas avoir lu quelque chose qui vous monte mieux à la tête, ni d’un style, qui vienne moins interposer ses charmes ennuyeux entre les choses et le lecteur. Il y a des femmes comme cela, encore que rares, qui à moins d’étude elles sont vêtues, et plus soudain elles captivent le coeur, comme si le charme en étonnait mieux à travers un linge qui bâille. -Parbleu, dit Loetitia: c’est qu’il t’écoutait. -Tu n’es...observa Béhanzigue; mais je l’ai déjà dit. Fô aspira une gorgée de Porto-fine Kulm, et dit, avec sort accent de Yunnam: -Moi j’aime mieux un roman franco-chinois, d’un nommé Dagerche, et qui s’appelle: Insolata. J’aime mieux la France, et les femmes bien habillées. Un de vos poètes, celui-là qui, sous un ciel de perle ou au clair de lune, fait danser tant d’images sages, tendres et railleuses -comme, à coup d’éventails, un vol de papillons en papier, -savez-vous ce qu’il fait dire à Octave, quand paraît la notaresse... -Et savez-vous, reprit Béhanzigue, ce que dit sa divine ingénue au neveu du marchand de draps, à propos de l’étoile des pauvres? -Et savez-vous, demanda Loetitia, ce qu’alle vous répond la petite pomme d’api? -Je me demande, songea Béhanzigue, comment elle ta élevée, ta mère. -Avec un martinet, donc. J’appartiens au monde de la petite bourgeoisie, mon cher. -Oui, dit Fo, cette bourgeoisie laborieuse qui...enfin...oui. Ah, chez nous le peuple ne bat ses filles que lorsqu’elles sont grandes. -Grandes non plus, elles ne sont pas toutes aussi sages que Musset. Mais c’est vrai, qu’il le fut comme personne en France, depuis Molière, et même Ecouchard-Lebrun. -C’est vrai mais il buvait -Ça ne se voit pas, objecta Béhanzigue. Au lieu que Saquespée -en anglais Shakspeare -je me demande toujours si c’est de génie qu’il est ivre, ou bien de litron. -Tu n’as qu’à te regarder dans les glaces, après minuit, conclut Loetitia; et tu en verras deux...Mais mon Dieu, que c’est laid, cette mode de chaussures. Et les talons plats qui m’allaient si bien. Seulement, j’ai de jolis bas. Je me rappelle, quand j’avais mon Brésilien... -Oui, ils ne sont pas mal, observa Fô, méprisamment. -Pas mal! protesta la jeune femme, qui, couchée sur le divan du Chinois, s’arqua sur les reins pour en montrer un peu davantage. La vérité, et l’histoire, c’est qu’ils étaient vert de gris, avec des baguettes d’or pâle. -Et plus haut, il y a des pensées brodées, expliquait Loetitia, en tirant toujours sur ses jupes. -Je vois, dit le diplomate, en assujettissant son monocle: je vois où elles naissent. -Acré! s’écria le baron, gare à ton falzar, Loetitia. Tu vois pas qu’il nous achète, le Tonquinois. -Tonquinois, dit Fô, ça n’a rien à faire. Je suis de la Chine. -Moi aussi, dit M. de Béhant. Mon grand-père maternel, qui était de Saint-Gaudens, rayonnait -le mot n’est pas trop fort -dans tout le pays pour vendre des mouchoirs de tête en foulard, et de ces jarretières, à boucles de melchior, dont les richards tentaient la vertu des filles. -Porte-balle, quoi, il était. -Et de mon avis, ô Béhanzigue, sur la toilette des femmes, qui doit être luxueuse. Quoi, si j’eusse été conquérant; ce qu’à Confucius ne plaise, croyez-vous que j’aurais voulu piller des villages pauvres et sales, de ces bourgs prussiens qui n’abondent qu’en cochons. S’il est vrai que dans l’amour le plaisir suprême doit se désarmer, encore faut-il que cela n’aille pas sans dommage. Ô joie de retrouver quand la ville fut prise, de retrouver le beau chapeau de la dame changé en paillasson d’un grand âge; et sa jupe plus pleine, Loetitia, de faux plis que votre éducation. Mais si elle était venue en robe hollandaise et galure d’Oberammergau, quoi qu’en faire?...Ah non, j’aime mieux la France. -Ouais: si jamais nous découchons avec, fiez-vous que je mette des hardes de l’autre année. -D’avant le Brésilien? Eh bien, habillez-vous en dryade, et je me consolerai avec le paysage. La première fois que je fus à Paris, je vis le train traverser, au sortir de Marseille, je ne sais quelle oasis fraîche et fruiteuse, où l’on faisait les foins... -Oui, dit Béhanzigue, je sais: ça finit en «elle». -Il y avait là de chantantes faneuses, dont les gestes s’harmoniaient au soir. Un ciel d’après couchant faisait les couleurs plus profondes. L’air était volubile et parfumé. Et toutes ces filles aux robes en fleur, on eût dit de ces nymphes, je vous dis, et chères aux Grecs, qui naissent de l’arbre ou de la source. -Des fées, ça s’appelle observa la modiste honoraire. -Au lieu que tous ces pays en tôle peinte, Ceylan, Capri, Saint- Sébastien où l’on s’enrhume... -Si vous connaissiez, dit Béhanzigue, le pays de l’Entre-deux- mers, où je suis né, près de la Dordogne aux belles eaux, sous un ciel mouvant. Là, quand le printemps s’éveille, tout un peuple, dans ses vignes, épars, les poudre d’un azur étrange, tout en répétant le vers bien connu de Gregh: Ils ont injustement parlé de moi, je soufre. -Et moi aussi, dit Loetitia. Mais c’est de faim. -Si on irait chez Rumpel, dit Fô. J’aime les fournisseurs qui portent de ces vieux noms de France. Et il se leva en fredonnant: Orléans, Beaugency. Notre-Dame de Cléry Il chantait encore dans la pâtisserie, quand une commise l’interrompit en lui présentant une carte: -Il y a un Monsieur qui voudrait parler à Monsieur le vicomte. -Faut-il que je me parisianise, s’écria le Chinois, flatté d’être reconnu. Voilà qu’on me traite comme tout le monde, maintenant, comme si je ressemblais à la Rubinstein, ou à Rapopor...et qui ne se ressemblent pas -non, heureusement. -Mon cher, observa Béhanzigue, pour avoir l’air parisien, il faut y être né. Regardez-moi. -T’es donc de Paname, à c’te heure? -Oui, Marie, 27 rue Cassette, au fond de la cour, où sont aujourd’hui les Missions. Au rez-de-chaussée, il y avait une brodeuse; au premier, un général; et, en face, un portail bâti par les ancêtres de ce gros bonhomme, et rien maous, qui est toujours raide. Tu ne connais que lui. -Non. Et ce bristol, alors? -Hélas! dit Fô, c’est un homme d’esprit. Ce qu’il va nous la tenir. Et comme il est devenu gros! Mais l’homme d’esprit ne disait rien, comme on put s’en convaincre, quand Fô l’eût présenté sous le nom fleuri de M. Deviroflay. Béhanzigue le prit aussitôt en grippe, et, après l’avoir contemplé de son oeil de sanglier: -J’ai connu quelqu’un de votre nom, lui dit-il, qui faisait des chapeaux -affreux. Votre père, sans doute? L’homme d’esprit fit non de la tête, et ajouta: -Je ne m’appelle pas Deviroflay. -C’est donc ça, s’écria le Chinois, que vous avez tant grossi. -Mais j’avais sa carte dans ma poche. Vous comprenez...Moi, je m’appelle... Et il se tût. -Mais c’est très dangereux, ces trucs là, affirma le baron de Béhant, avec férocité. Entre tant, l’autre, penché vers Loetitia, lui demandait avec un air de doute: -Est-ce vrai qu’il vient ici des gens de la Tour Pointue? La modiste, trop jeune pour en être encore à cet argot désuet, crut qu’il était question de ce restaurant des Quais, sinistre aux canards, dont le maître d’hôtel venait de se noyer pour en avoir accommodé en six mois 3.514 de suite, à la Rouennaise. -Oh non, dit-elle, c’est trop loin. Il eut un soupir de mélancolie, et, se tournant vers Béhanzigue, lui répondit d’une voix creuse: -Très dangereux. Mais ça jette de l’imprévu. Ainsi, je me rappelle... Et l’homme d’esprit se tût, mais d’un silence si escarpé, si opaque, si définitif, d’un silence qu’on sentait que rien ne lui ferait rompre, que Loetitia, qui le regardait avec la bouche, comme elle-même disait, en poussa un léger sifflement d’admiration. Le Voyage De Tendresse. La petite Ville béarnaise de Ribamourt, qu’ombrage presque la montagne, ne possédait en ce temps-là qu’une hôtellerie à l’enseigne de la Vache couronnée, fréquentée par les propriétaires des environs, des voyageurs de commerce, quelques touristes. Ceux- ci ont beaucoup augmenté en nombre, depuis; et Ribamourt, comme tant d’autres bourgades, est devenue une ville d’eaux. Parmi les commis voyageurs, j’y rencontrais, depuis plusieurs années, le nommé Béhanzigue, un des types les mieux achevés de cette dangereuse espèce: espèce lui-même, à ce que je crus longtemps. C’était un gros garçon au teint rose, plein de calembours et de chansons, le joyeux drille dans toute son horreur. Le singulier c’est qu’il cachait là-dessous une culture assez étendue qui, à la longue, me lia avec lui plus que je n’aurais cru possible. Des circonstances imprévues m’ayant retenu un jour, à Ribamourt, je dînai et retins ma chambre à la Vache couronnée. Béhanzigue se trouvait là, ainsi que plusieurs de ses collègues, ce qui le rendait toujours exubérant. Il le fut à l’excès, ce soir-là. Toute la nuit, le temps fut détestable. Le vent soufflait en tempête, fouaillant, comme des troupeaux, la neige et la pluie à travers les étroites rues de Ribamourt; et la vieille hôtellerie tremblait sur sa base. Mais, au matin, le temps redevint clair. Quand la vieille servante, qui m’apportait le chocolat, poussa les contrevents, je la priai de laisser les fenêtres ouvertes. Me voyant éveillé, elle m’annonça qu’on avait trouvé Béhanzigue mort dans sa chambre: il s’était tué d’un coup de revolver. La police avait déjà emporté ses papiers, parmi lesquels il y avait, paraît- il, une lettre pour moi, que je pourrais réclamer au commissariat. Je lui demandai pour quoi on n’avait pas, de préférence, mis les scellés. -C’est à cause du corps, me dit-elle. Cependant un pâle rayon de soleil, qui était entre dans ma chambre, jouait avec les cristaux de mon nécessaire. De l’autre côté de la rue il y avait un atelier de modistes: l’une d’elles chantait la lettre de la Périchole. Pendant le déjeuner, la tempête et la neige reprirent leur concert, et firent paraître plus doux le grand feu qui pétillait dans la cheminée. Le malheur est que ces messieurs s’étaient mis à commenter la mort de leur collègue. Plusieurs d’entre eux se rappelaient fort bien avoir toujours dit qu’il finirait comme ça. «D’ailleurs il jouait; il avait des maladies secrètes; ses patrons n’étaient pas contents de lui; et il n’avait rien de chez lui». Tout cela fut reconnu faux dans la suite (les raisons de ce suicide n’ayant jamais été découvertes), mais servit ce jour-là d’aliments aux discours de ces braves garçons, qui, bloqués comme moi par la tempête, dans cette salle à manger, se laissèrent tout doucement glisser du déjeuner à la manille aux enchères. Je profitai d’une éclaircie pour aller retirer mon paquet du commissariat. C’était un manuscrit assez court, dont Béhanzigue me priait, par quelques mots écrits en tête, de disposer à ma guise. Le mieux a paru d’en copier fidèlement une partie: ce sont les notes qui suivent. À les relire, comme si je revivais ce jour où je les ai reçues, il me semble entendre encore les cris des joueurs de cartes, le bruit des verres, le vent qui, au dehors, éparpille la neige. Ile de France, 189.. -Je fus, l’autre jour, au jardin des Pamplemousses, un beau jardin qui a bien plus de cent ans où l’on, entre par des grilles dorées, des allées larges et sinueuses. Et c’est le quartier de Paul et Virginie. Tandis qu’on pense, au détour du chemin, rencontrer Mme de la Tour, en mousseline blanche, on bute contre un tertre où dort une cendre fictive: c’est la tombe de Virginie. Nous avions emmené avec nous quelques dames d’une troupe de passage; et la modestie de mes goûts m’avait amateloté à une figurante de dix-sept à dix-huit ans. Monmartraise de race et de discours, qui a de longs cils et une chair couleur rose-thé. L’air, qui était imprégné d’une odeur de tubéreuses, l’ayant enivrée un peu, il me fut doux de baiser ses lèvres sous l’épais feuillage d’un badamier. Et je l’embrassai aussi sous un flamboyant aux fleurs orangées: ce sont ceux que je préfère. À la longue, ce jardin m’agace un peu, tant il est bien tenu. Et avec cela, tout plein d’écriteaux, qui interdisent chacun quelque chose, comme, par exemple, de molester les anguilles centenaires du bassin, qui sont, paraît-il, d’une grande naïveté, malgré leur âge. Ma petite amie, c’est à cause du sien qu’elle est naïve; et, aucun écriteau ne me le défendant, je baise une troisième fois sa lèvre monmartraise et rouge. C’est quelque chose de mettre une jolie fille d’accord avec le paysage. Autour de celle-ci, je voudrais voir, plutôt que ce jardin ratissé, la forêt vierge vert de gris, avec ses arbres morts tout blancs, ses troncs guillochés d’argent et ses fougères géantes en forme de chandeliers -ou bien encore la forêt française d’automne, où je cherchais des champignons, avec la petite Chose aux yeux de pervenche. Il paraît que vous avez mal tourné, depuis, chère petite Chose. Mais bien ou mal, pour une femme, n’est-ce pas, l’important c’est de tourner. Alger, 189..-Entendu hier, sous les arcades de Babazoun, vers six heures, un voyou qui criait à son compagnon: «L’argent, moi, je la reçois des femmes! Tandis que toi...» Tout cela avec un air de mépris, dont l’autre était visible ment affligé. Id., ibid. -Quand je te quitte, la nuit, ô amie maigre et mal logée, pour ne pas, dans l’escalier, me flanquer par terre, j’allume un bout de bougie. Mais aussitôt dans la rue, je le jette. Les étoiles lointaines, alors, et la secrète Phoebé, éclairent seules ma route. À mesure que je monte vers les hauteurs où, comme il sied à un poète, je demeure, je vois, comme un tapis qui se déroule, Alger se déployer à mes pieds, et le port, et la courbe du golfe murmurant. Et, dans l’air, un frais parfum circule, qui me fait oublier celui de ton corps, ô maigre bien-aimée. Paris, 189.. -Prahly me disait, tandis que la chambre s’emplissait d’ombre, et nos coeurs de cette mélancolie qui accompagne une joie trop longtemps différée: «Que de fois je l’ai souhaité, ce moment: depuis que j’étais toute petite. Et pourquoi avais-tu l’air de ne pas l’avoir?» Cependant, elle me pressait dans ses bras, qui furent autour de mon corps comme l’étreinte nombreuse d’un lierre. Et moi, je ressemblais plutôt à un ivrogne, la nuit, qui cherche, du bout de sa clef, une serrure perdue dans les ténèbres. -Oui, Prahly, lui dis-je; je me souviens de toi, quand tu étais toute petite, et que tu sautais sur mes genoux, en poussant des cris pareils à ceux de l’hirondelle. Or, le soir, elle me força de dîner chez elle; et, ayant fait venir sa petite fille, la suspendit vers moi, comme on offre une grappe très lourde, en disant: -Un jour aussi, peut-être, vous vous souviendrez de l’avoir fait sauter sur vos genoux. La pluie. -Au sortir de l’agréable néant que nous venions de goûter sur sa chaise longue, la chambre parut remplie d’une poussière d’or et de jour, pareille à l’aventurine des laques. -Regardez, me dit-elle: le diable qui bat sa femme, et marie ses filles. À travers les lattes du store, apparaissaient des bandes de soleil rayées de pluie. J’ouvris la fenêtre, et il entra en bruit léger et voluptueux -comme des doigts de soeur qui battraient votre tempe fiévreuse.’ Pour que Prahly ne pleurât pas. -Je prenais le rapide de 10 heures; Prahly vint me dire adieu à la gare, au risque d’être reconnue. Tout en marchant de long en large, sous la voûte de verre et de fer, elle se pendit à mon bras, où elle pesait si peu. Et plaise au ciel qu’elle ne pèse jamais plus à mon coeur. En tête du train, on entendait battre et palpiter la machine, comme si elle eût été impatiente de prendre son élan à travers l’espace. Et ce bruit couvrait parfois les tendres paroles de mon amie. Car elle s’attendrissait: je voyais ses larges et fixes yeux, dont la prunelle, couleur de ciel brouillé, est ourlée d’un cercle noir, se voiler peu à peu d’un liquide éclat. Certes, Prahly allait pleurer sur ce quai de gare: un vieux monsieur, à la porte d’un wagon, déjà la lorgnait. Et s’il avait su, ainsi que moi, combien ses larmes sont belles.... -Tu m’écriras...Vous m’écrirez, disait-elle. -Oui, oui; tous les jours. Et je l’entraînais à l’arrière où, parmi d’autres bagages, j’avais, en arrivant, dénombré, dans une caisse à claire-voie, six petits cochons étonnés. -Vous ne me tromperez pas, dites, reprenait Prahly d’une voix qui aurait fait mollir un diamant. Mais moi, je la confrontai (pour ainsi parler) avec les six bêtes couleur d’aurore qui nous regardaient sans comprendre: -Voyez, lui dis-je, en lui montrant le plus rose: un vrai amour! Le jour de l’An à Biarritz. -Dans un petit hôtel mal famé, mais confortable, près de l’ancienne gare du B-A-B, où je dois me rencontrer avec une façon de belle amie que j’ai à Bayonne, je ne trouve qu’un billet, où elle m’annonce que sa famille (? ) a été prise de méfiance (sur le tard), et la garde pour le Premier de l’An. Que faire seul, toute la soirée? Par bonheur, un garçon de l’hôtel m’offre de m’indiquer des distractions. Tout de suite nous tombons d’accord sur le sens de ce terme; et, une heure après, il me ramène du quartier du Phare, une fille niaise et assez jolie, qui parle un français extraordinaire, et certainement ne se fait pas habiller rue de la Paix. Du reste, elle est sans résistance quelconque contre n’importe quel caprice de l’étranger. C’est proprement la captive que vous envoie un chef nègre, pour l’embrasser, la manger ou la revendre à votre guise. Moi, qui ne suis pas un de ces explorateurs barbares..., je me contente de la faire boire un peu. Dans la chambre rouge de feu, elle babille, et me conte des choses incompréhensibles. Le lendemain, pour secouer ce glacial jour de l’An, je fais un tour dans Biarritz, en attendant l’heure du départ. Il a neigé pendant la nuit. La ville est déserte, sonore et blanche: au bout d’une rue, j’aperçois la mer couleur d’étain, et toute plate sous le ciel fauve. Histoire de Prahly, d’un dentiste qui était beau comme le jour et du cygne sur l’étang. -Par un après-midi d’automne, aussi doux qu’une prune qui laisse couler son âme de sucre, nous étions, Prahly et moi, assis dans un jardin. Un rideau d’aimables feuillages cachait les combles et les murs des maisons prochaines, et, plus près de nous, il y avait un étang rouillé, qui frissonnait sous la nage d’un cygne éclatant et solitaire. -Les cygnes, lui dis-je, sont des bêtes admirables. Regarde l’attache des ailes, son col de serpent, et cet oeil noir et mauvais de dame de cour. -Nous venons, répondit-elle, de passer devant chez mon dentiste, M. Z...Il est tout jeune; mais si tu le voyais, c’est le plus beau garçon du monde. -Et rien n’est plus vigoureux qu’un cygne, à masse égale. C’est l’énergie même soit qu’il nage, soit qu’il aime mieux prendre son vol à travers l’hiver. -Il a un frère, continua Prahly; mais qui est moins bien; il est un peu trop gros. -Prahly, lui dis-je, quand je vous parle de cygnes, je vous prie de ne pas me parler de dentistes.. -C’est que, mon cher ami, il est docteur en médecine, reprit-elle, en fixant sur l’eau ses yeux stables et clairs, où je vis nager un bel oiseau blanc à la renverse. Ecrit dans une fumerie d’Annam. -Prahly, Prahly, je t’ai perdue. Et quand je songe à toi, j’ai dans la bouche cette amertume qu’y laisse un fruit confit, givré de sucre... Cette nuit, la petite maison, où l’on a tant fumé, que, d’y respirer seulement, on est à demi-heureux, tremble et frissonne sous les rafales. -C’est un cyclone, me dit mon hôte, en passant au boy sa pipe vide. C’est un cyclone, en effet, qui s’est jeté sur nous, ce soir, aussi vite qu’un oiseau de proie. À l’entendre, de son invisible vol, ébranler la terre et la mer, l’opium prend une douceur nouvelle -l’opium qui écarte les souvenirs mauvais, ou qui les déguise; qui me rend Prahly à nouveau favorable, ou, tour à tour, me la fait détester avec délices. Et ne m’a-t-elle point trahi, chassé, cassé aux gages comme un laquais! Ah, que de grands mots, pour elle qui est si petite. Où êtes-vous, Prahly? Très loin, ou très près? C’est la neuvième pipe: je ne sais plus très bien. L’autre jour près du col des Nuages, à Cauailles, je crois, dans une baraque où des manoeuvres buvaient de l’alcool de riz...-Mon Dieu! quel coup de vent: la maison, cette fois, va être emportée....Ce sera drôle de nous voir courir après, comme un Monsieur dont le chapeau roule dans la rue. Ce sera très drôle. Ah, que i’ai envie de rire...et que j’ai peur: l’ouragan..., je sens qu’il me déteste. -Dans cette baraque, donc, de Cauailles, mon compagnon me fit remarquer, servant les coolies, une fille annamite bien inattendue: teint mat, profil busqué, bouche orgueilleuse; une merveille. -Elle est belle, n’est-ce pas, j’ai envie de l’acheter. -Elle n’est pas, lui dis-je, aussi belle que Prahly. Mais il ne comprit pas. Il n’y a que moi qui te comprenne, Prahly; il n’y a que moi qui t’aime, à travers la triple épouvante de la nuit, de l’opium et de la tempête. Nostalgie. -...Nous fîmes voile vers l’île de Tapolrane. Les bords montueux du Cathay s’abîmèrent lentement à l’horizon. Là, ce n’était encore que le matin de l’été; et le lotus à la longue tige n’avait pas commencé de fleurir ces eaux sacrées où se reflète la tombe de Gia-Long. Mais, sur les étangs de Candy, nous en vîmes déjà sourire. Il y en avait d’un peu roses -comme les genoux de Prahly. Il y en avait de blancs, comme ces légers tissus dont je la vis naguère, dans sa hâte d’être aimée, joncher l’appartement, au crépuscule. ...Après avoir, de là, reconnu le Coromandel, ce fut la populeuse Calcutta, où il faisait chaud. J’y achetai des letchi, au marché: mais qu’ils furent loin de valoir ceux de Bourbon et de Maurice; ceux de ma jeunesse, comme on en vendait dans cette éblouissante gare de Rose-Hill. Je songeais à un bel arbre, où j’en avais, moi- même, cueillis. Et je songeais aux beaux yeux des filles de la Savane, que je ne le verrai plus, -à la dame exquise et pâle, qui passait sans bruit à travers l’ombre légère des filaos. L’inutile recours en grâce.-Certes, le mauvais temps ne me porte point bonheur. Une fois de plus, il pleuvait (c’est la moitié de la vie). Et j’étais sur un quai de gare, une fois de plus. -Quoi, fit Prahly d’un air contraint, en descendant de wagon, c’est vous! -J’ai rencontré votre mari, rue Royale, qui m’a annoncé votre retour, et qu’il ne pouvait pas venir vous chercher. -Je sais, je sais. -Alors, il m’a paru que je le remplacerais très bien. -En effet. Et Prahly regarde autour d’elle. Soudain ses yeux se fixent et brillent. Sa main s’agite comme pour saluer. Je me retourne, et vois un grand garçon qui la regarde d’un air tendre et stupide. -C’est à ce Monsieur que vous faites signe, Prahly? -Que je fais signe! vous êtes fou, dit-elle. Et elle prend le devant. Je la rejoins avec peine, dans la cohue. -Pourquoi m’avez-vous fait défendre votre porte? -Je ne vous ai rien fait défendre du tout, pas même de...de me... Un peu de pitié, ou un peu de pudeur l’arrête. Elle ne dit pas le mot. Eh, je le sais bien, parbleu, que je la rase. Cependant j’ai ouvert mon parapluie pour la conduire à une voiture, et ouvert la portière. Au moment de monter, elle pose son pied pointu dans une flaque, et m’éclabousse tout entier. Et de quel rire elle éclate alors: cruel, aigu, étincelant, comme une dague. Je l’ai déjà dit: c’est beaucoup de mettre une jolie femme d’accord avec le paysage. -Prahly, laissez-moi faire la route avec vous. -C’est cela: pour me faire part de la boue dont vous venez de vous couvrir. Aimable prévoyance. -Prahly, je vous en prie. -Et pour qu’on nous voie tous les deux en fiacre. Mais, mon cher, vous êtes fou! Elle part, après avoir indiqué sa demeure, au cocher. Mais, un peu plus loin, je la vois se pencher à la portière, pour donner une autre adresse, sans doute. Ah, vous le savez bien, Prahly, que je suis fou... Signé: BÉHANZIGUE Et ici s’arrêtait le manuscrit. Source: http://www.poesies.net