Poésies. Par Maurice Rollinat (1846-1903) TABLE DES MATIERES DANS LES BRANDES La Lune. Le Chemin aux merles. La Mare aux grenouilles. Les Bottines d'étoffe. La Neige. Les Arbres. La Laveuse. Le Convoi funèbre. Les Corbeaux. Le Cimetière. L'ABIME Le Facies humain. La Pensée. L'Hypocrisie. Le Pressentiment. L'Ajournement. L'Humilité. LA NATURE Le Vent. La Bête à Bon Dieu. Le Ciel. Chaleur en mer. L'Orphelin. La Bonne Rivière. LES APPARITIONS Les Choses.. Les Treize Rêves. Les Cheveux.. L'Herbe. La Soirée verte. La Bonté. DERNIERS VERS Les Météores. Langage du Rêve. Le Corbeau. Le Ver conquérant. La Dormeuse. Hélène. DANS LES BRANDES (1877) La Lune. La lune a de lointains regards Pour les maisons et les hangars Qui tordent sous les vents hagards Leurs girouettes; Mais sa lueur fait des plongeons Dans les marais peuplés d’ajoncs Et flotte sur les vieux donjons Pleins de chouettes! Elle fait miroiter les socs Dans les champs, et nacre les rocs Qui hérissent les monts, par blocs Infranchissables; Et ses chatoiements délicats Près des gaves aux sourds fracas Font luire de petits micas Parmi les sables! Avec ses lumineux frissons Elle a de si douces façons De se pencher sur les buissons Et les clairières! Son rayon blême et vaporeux Tremblote au fond des chemins creux Et rôde sur les flancs ocreux Des fondrières. Elle promène son falot Sur la forêt et sur le flot Que pétrit parfois le galop Des vents funèbres; Elle éclaire aussi les taillis Où, cachés sous les verts fouillis, Les ruisseaux font des gazouillis Dans les ténèbres. Elle argente sur les talus Les vieux troncs d’arbres vermoulus Et rend les saules chevelus Si fantastiques, Qu’à ses rayons ensorceleurs, Ils ont l’air de femmes en pleurs Qui penchent au vent des douleurs Leurs fronts mystiques. En doux reflets elle se fond Parmi les nénuphars qui font Sur l’étang sinistre et profond De vertes plaques; Sur la côte elle donne aux buis Des baisers d’émeraude, et puis Elle se mire dans les puits Et dans les flaques! Et, comme sur les vieux manoirs, Les ravins et les entonnoirs, Comme sur les champs de blés noirs Où dort la caille, Elle s’éparpille ou s’épand, Onduleuse comme un serpent, Sur le sentier qui va grimpant Dans la rocaille! Oh! quand, tout baigné de sueur, Je fuis le cauchemar tueur, Tu blanchis avec ta lueur Mon âme brune; Si donc, la nuit, comme un hibou, Je vais rôdant je ne sais où, C’est que je t’aime comme un fou, O bonne Lune! Car, l’été, sur l’herbe, tu rends Les amoureux plus soupirants, Et tu guides les pas errants Des vieux bohèmes; Et c’est encore ta clarté, O reine de l’obscurité, Qui fait fleurir l’étrangeté Dans mes poèmes! Le Chemin Aux Merles. Voici que la rosée éparpille ses perles Qui tremblent sous la brise aux feuilles des buissons. :Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles! Car, dans les chemins creux où sifflotent les merles, Et le long des ruisseaux qui baignent les cressons, La fraîcheur du matin m’emplit de gais frissons. Mystérieuse, avec de tout petits frissons, La rainette aux yeux noirs et ronds comme des perles, S’éveille dans la flaque, et franchit les cressons, Pour aller se blottir aux creux des verts buissons, Et mêler son chant rauque au sifflement des merles. Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles! Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles! Sous l’arceau de verdure où passent des frissons, J’ai pour me divertir le bruit que font les merles, Avec leur voix aiguë égreneuse de perles! Et de même qu’ils sont les rires des buissons, La petite grenouille est l’âme des cressons. La libellule vibre aux pointes des cressons, Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles! Le soleil par degrés attiédit les buissons, Déjà sur les talus l’herbe a de chauds frissons, Et les petits cailloux luisent comme des perles; La feuillée est alors toute noire de merles! C’est à qui sifflera le plus parmi les merles! L’un d’eux, s’aventurant au milieu des cressons, Bat de l’aile sur l’eau qui s’en égoutte en perles; Vague du spleen, en vain contre moi tu déferles! Et le petit baigneur fait courir des frissons Dans la flaque endormie à l’ombre des buissons. Mais un lent crépuscule embrume les buissons; Avec le soir qui vient, le sifflement des merles Agonise dans l’air plein d’étranges frissons; Un souffle humide sort de la mare aux cressons: O spleen, voici qu’à flots dans mon coeur tu déferles! Toi, nuit! tu n’ouvres pas ton vaste écrin de perles! Pas de perles au ciel! le long des hauts buissons, Tu déferles, noyant d’obscurité les merles Et les cressons! :Je rentre avec de noirs frissons! La Mare Aux Grenouilles. Cette mare, l’hiver, devient inquiétante, Elle s’étale au loin sous le ciel bas et gris, Sorte de poix aqueuse, horrible et clapotante, Où trempent les cheveux des saules rabougris. La lande tout autour fourmille de crevasses, L’herbe rare y languit dans des terrains mouvants: D’étranges végétaux s’y convulsent, vivaces, Sous le fouet invisible et féroce des vents: Les animaux transis, que la rafale assiège, Y râlent sur des lits de fange et de verglas, Et les corbeaux :milliers de points noirs sur la neige: Les effleurent du bec en croassant leur glas. Mais la lande, l’été, comme une tôle ardente, Rutile en ondoyant sous un tel brasier bleu, Que l’arbre, la bergère et la bête rôdante Aspirent dans l’air lourd des effluves de feu. Pourtant, jamais la mare aux ajoncs fantastiques Ne tarit. Vert miroir tout encadré de fleurs Et d’un fourmillement de plantes aquatiques, Elle est rasée alors par les merles siffleurs. Aux saules, aux gazons que la chaleur tourmente, Elle offre l’éventail de son humidité, Et, riant à l’azur, limpidité dormante, Elle s’épanouit comme un lac enchanté. Or, plus que les brebis, vaguant toutes fluettes Dans la profondeur chaude et claire du lointain, Plus que les papillons, fleurs aux ailes muettes, Qui s’envolent dans l’air au lever du matin, Plus que l’Ève des champs, fileuse de quenouilles, Ce qui m’attire alors sur le vallon joyeux, C’est que la grande mare est pleine de grenouilles, Bon petit peuple vert qui réjouit mes yeux. Les unes: père, mère, enfant mâle et femelle, Lasses de l’eau vaseuse à force de plongeons, Par sauts précipités, grouillantes, pêle-mêle, Friandes de soleil, s’élancent hors des joncs; Elles s’en vont au loin s’accroupir sur les pierres, Sur les champignons plats, sur les bosses des troncs, Et clignotent bientôt leurs petites paupières Dans un nimbe endormeur et bleu de moucherons. Émeraude vivante au sein des herbes rousses, Chacune luit en paix sous le midi brûlant; Leur respiration a des lenteurs si douces Qu’à peine on voit bouger leur petit goître blanc. Elles sont là, sans bruit rêvassant par centaines, S’enivrant au soleil de leur sécurité; Un scarabée errant du bout de ses antennes Fait tressaillir parfois leur immobilité. La vipère et l’enfant :deux venins! :sont pour elles Un plus mortel danger que le pied lourd des boeufs: A leur approche, avec des bonds de sauterelles, Je les vois se ruer à leurs gîtes bourbeux; Les autres que sur l’herbe un bruit laisse éperdues Ou qui préfèrent l’onde au sol poudreux et dur, A la surface, aux bords, les pattes étendues, Inertes hument l’air, le soleil et l’azur. Ces reptiles mignons qui sont, malgré leur forme, Poissons dans les marais, et sur la terre oiseaux, Sautillent à mes pieds, que j’erre ou que je dorme, Sur le bord de l’étang troué par leurs museaux. Je suis le familier de ces bêtes peureuses A ce point que, sur l’herbe et dans l’eau, sans émoi, Dans la saison du frai qui les rend langoureuses, Elles viennent s’unir et s’aimer devant moi. Et près d’elles, toujours, le mal qui me torture, L’ennui, :sombre veilleur, :dans la mare s’endort; Et, ravi, je savoure une ode à la nature Dans l’humble fixité de leurs yeux cerclés d’or. Et tout rit: ce n’est plus le corbeau qui croasse Son hymne sépulcral aux charognes d’hiver: Sur la lande aujourd’hui la grenouille coasse, :Bruit monotone et gai claquant sous le ciel clair. Les Bottines D'Etoffe. Dans un bourg de province appelé Saint-Christophe, Un jour que je rôdais près des chevaux de bois, Au son désespéré d’un grand orgue aux abois, J’entrevis tout à coup deux bottines d’étoffe. L’une semblait dormir sur le frêle étrier, L’autre bougeait avec une certaine morgue. A quelques pas, sans trêve, un vieux ménétrier Se démanchait le bras comme le joueur d’orgue. Les grincements aigus du violon m’entraient Dans l’âme, et m’égaraient au fond d’un spleen sans bornes, Et toujours, toujours les bottines se montraient Dans le gai tournoiement des petits chevaux mornes. Pauvres petits chevaux! roides sous le harnais Vertigineusement ils roulaient dans le vague. Leur maître, un acrobate à l’accent béarnais, S’essoufflait à crier: « A la bague! A la bague! » Ils me navraient! J’aurais voulu les embrasser Et dire à leur bois peint, que je douais d’une âme, Combien je maudissais le bateleur infâme Qui se faisait un jeu d’ainsi les harasser. Mais en vain j’emplissais mes yeux de leurs marbrures, Et je m’apitoyais sur leur mauvais destin, Mon regard ne lorgnait, lascif et clandestin, Que les bottines, dont il buvait les cambrures. Oh! comme elles plaquaient sur les doux inconnus Dont mon rêve léchait l’ensorcelant mystère! Moules délicieux de pieds frôleurs de terre Que j’aurais voulu mordre en les voyant tout nus. Et le ménétrier sciait ses cordes minces Et celui qui tournait la manivelle, hélas! De l’orgue poitrinaire effroyablement las Y cramponnait ses mains, abominables pinces. Quelle mélancolie amoureuse dans l’air. Et dans mon coeur! des chants rauques sortaient des bouges, Un soleil capiteux dardait ses rayons rouges Qui grisaient lentement les filles à l’oeil clair. Bruits, senteurs, atmosphère, aspect de la cohue Se ruant à la fête avec des rires mous, Et des petits chevaux tournant comme un remous, Jusqu’à l’entrain niais des bourgeois que je hue; Toutes ces choses-là sans doute m’obsédaient, Mais qu’était-ce à côté de ces bottines grises Dont ma chair et mon âme étaient si fort éprises Que j’aurais souffleté ceux qui les regardaient? Ainsi que d’un écrin gorgé de pierreries, D’épingles d’or massif, et de gros diamants, Il en sortait pour moi tant d’éblouissements Que mon oeil effaré nageait dans des féeries. Elles me piétinaient l’imagination, Mais avec tant d’amour, qu’ainsi foulé par elles, J’avais des voluptés presque surnaturelles Qui m’emportaient en pleine hallucination. Alors, plus d’acrobate à la figure osseuse, Plus de foule! plus rien! sous les cieux embrasés, Au milieu d’une extase aromale et berceuse J’avais pour m’assoupir un hamac de baisers. Oh! qui rendra jamais l’attouchement magique De ces bottines d’ange aux souplesses d’oiseaux? Tout ce que la langueur a de plus léthargique Se mêlait à ma moelle et coulait dans mes os! Leurs petits bouts carrés me becquetaient les lèvres Et leurs talons pointus me chatouillaient le cou; Et tout mon corps flambait: délicieuses fièvres Qui me vaporisaient le sang! :Quand tout à coup, La nuit vint embrumer le bourg de Saint Christophe: L’orgue et le violon moururent tous les deux; Les petits chevaux peints s’arrêtèrent hideux; Et je ne revis plus les bottines d’étoffe. La Neige. Avec ma brune, dont l’amour N’eut jamais d’odieux manège, Par la vitre glacée, un jour, Je regardais tomber la neige. Elle tombait lugubrement, Elle tombait oblique et forte. La nuit venait et, par moment, La rafale poussait la porte. Les arbres qu’avait massacrés Une tempête épouvantable, Dans leurs épais manteaux nacrés Grelottaient d’un air lamentable. Des glaçons neigeux faisaient blocs Sur la rivière congelée; Murs et chaumes semblaient des rocs D’une blancheur immaculée. Aussi loin que notre regard Plongeait à l’horizon sans borne, Nous voyions le pays hagard Dans son suaire froid et morne. Et de la blanche immensité Inerte, vague et monotone, De la croissante obscurité, Du vent muet, de l’arbre atone, De l’air, où le pauvre oiselet Avait le vol de la folie, Pour nos deux âmes s’exhalait Une affreuse mélancolie. Et la neige âpre et l’âpre nuit Mêlant la blancheur aux ténèbres, Toutes les deux tombaient sans bruit Au fond des espaces funèbres. Les Arbres. Arbres, grands végétaux, martyrs des saisons fauves, Sombres lyres des vents, ces noirs musiciens, Que vous soyez feuillus ou que vous soyez chauves, Le poète vous aime et vos spleens sont les siens. Quand le regard du peintre a soif de pittoresque, C’est à vous qu’il s’abreuve avec avidité, Car vous êtes l’immense et formidable fresque Dont la terre sans fin pare sa nudité. De vous un magnétisme étrange se dégage, Plein de poésie âpre et d’amères saveurs; Et quand vous bruissez, vous êtes le langage Que la nature ébauche avec les grands rêveurs. Quand l’éclair et la foudre enflent rafale et grêle, Les forêts sont des mers dont chaque arbre est un flot, Et tous, le chêne énorme et le coudrier grêle, Dans l’opaque fouillis poussent un long sanglot. Alors, vous qui parfois, muets comme des marbres, Vous endormez, pareils à des coeurs sans remords, Vous tordez vos grands bras, vous hurlez, pauvres arbres, Sous l’horrible galop des éléments sans mors. L’été, plein de langueurs, l’oiseau clôt ses paupières Et dort paisiblement sur vos mouvants hamacs, Vous êtes les écrans des herbes et des pierres Et vous mêlez votre ombre à la fraîcheur des lacs. Et quand la canicule, aux vivants si funeste, Pompe les étangs bruns, miroirs des joncs fluets, Dans l’atmosphère lourde où fermente la peste, Vous immobilisez vos branchages muets. Votre mélancolie, à la fin de l’automne, Est pénétrante, alors que sans fleurs et sans nids, Sous un ciel nébuleux où d’heure en heure il tonne, Vous semblez écrasés par vos rameaux jaunis. Les seules nuits de mai, sous les rayons stellaires, Aux parfums dont la terre emplit ses encensoirs, Vous oubliez parfois vos douleurs séculaires Dans un sommeil bercé par le zéphyr des soirs. Une brume odorante autour de vous circule Quand l’aube a dissipé la nocturne stupeur, Et, quand vous devenez plus grands au crépuscule, Le poète frémit comme s’il avait peur. Sachant qu’un drame étrange est joué sous vos dômes Par les bêtes le jour, par les spectres la nuit, Pour voir rôder les loups et glisser les fantômes, Vos invisibles yeux s’ouvrent au moindre bruit. Et le soleil vous mord, l’aquilon vous cravache, L’hiver vous coud tout vifs dans un froid linceul blanc, Et vous souffrez toujours jusqu’à ce que la hache Taillade votre chair et vous tranche en sifflant. Partout où vous vivez, chênes, peupliers, ormes, Dans les cités, aux champs, et sur les rocs déserts, Je fraternise avec les tristesses énormes Que vos sombres rameaux épandent par les airs. La Laveuse. Voici l’heure où les ménagères Guettent le retour des bergères. Avec des souffles froids et saccadés, le vent Fait moutonner au loin les épaisses fougères Dans le jour qui va s’achevant. Là-bas sur un grand monticule Un moulin à vent gesticule. Les feuilles d’arbre ont des claquements de drapeaux, Et l’hymne monotone et doux du crépuscule Est entonné par les crapauds. Des silhouettes désolées Se convulsent dans les vallées, Et, sur les bords herbeux des routes sans maisons, Les mètres de cailloux semblent des mausolées Qui dorment parmi les gazons. Déjà plus d’un hibou miaule, Et le pâtre, armé d’une gaule, Par des chemins boueux, profonds comme des trous, S’en va passer la nuit sur l’herbe, au pied d’un saule Avec ses taureaux bruns et roux. Dans la solitude profonde Les vieux chênes à tête ronde, Fantastiques, ont l’air de vouloir s’en aller Au fond de l’horizon, que le brouillard inonde, Et qui paraît se reculer. Mais les choses dans la pénombre Se distinguent: figure, nombre Et couleur des objets inertes ou bougeurs, Tout cela reste encor visible, quoique sombre, Sous les nuages voyageurs. Or, à cette heure un peu hagarde, Je longe une brande blafarde, Et pour me rassurer je chante à demi-voix, Lorsque soudain j’ entends un bruit sec. :Je regarde, Pâle, et voici ce que je vois: Au bord d’un étang qui clapote, Une vieille femme en capote, A genoux, les sabots piqués dans le sol gras Lave du linge blanc et bleu qu’elle tapote Et retapote à tour de bras. :« Par où donc est-elle venue, « Cette sépulcrale inconnue? » Et je m’arrête alors, pensif et répétant, Au milieu du brouillard qui tombe de la nue, Ce soliloque inquiétant. OEil creux, nez crochu, bouche plate, Sec et mince comme une latte, Ce fantôme laveur d’un âge surhumain, Horriblement coiffé d’un mouchoir écarlate, Est là, presque sur mon chemin. Et la centenaire aux yeux jaunes, Accroupie au pied des grands aunes, Sorcière de la brande où je m’en vais tout seul, Frappe à coups redoublés un drap, long de trois aunes, Qui pourrait bien être un linceul. Alors, tout à l’horreur des choses Si fatidiques dans leurs poses, Je sens la peur venir et la sueur couler, Car la hideuse vieille en lavant fait des pauses Et me regarde sans parler. Et le battoir tombe et retombe Sur cette nappe de la tombe, Mêlant son diabolique et formidable bruit Aux sifflements aigus du vent qui devient trombe; Et tout s’efface dans la nuit. :« Si loin! pourvu.que je me rende! » Et je me sauve par la brande Comme si je sentais la poursuite d’un pas: Et dans l’obscurité ma terreur est si grande Que je ne me retourne pas. Ici, là, fondrière ou flaque, Complices de la nuit opaque! Et la rafale beugle ainsi qu’un taureau noir, Et voici que sur moi vient s’acharner la claque De l’abominable battoir. Enfin, ayant fui de la sorte A travers la campagne morte, J’arrive si livide, et si fou de stupeur Que lorsque j’apparais brusquement à la porte Mon apparition fait peur! Le Convoi Funèbre. Le mort s’en va dans le brouillard Avec sa limousine en planches. Pour chevaux noirs deux vaches blanches, Un chariot pour corbillard. Hélas! c’était un beau gaillard Aux yeux bleus comme les pervenches! Le mort s’en va dans le brouillard Avec sa limousine en planches. Pas de cortège babillard. Chacun en blouse des dimanches, Suit morne et muet sous les branches. Et, pleuré par un grand vieillard, Le mort s’en va dans le brouillard. Les Corbeaux. Les corbeaux volent en croassant Tout autour du vieux donjon qui penche; Sur le chaume plat comme une planche Ils se sont abattus plus de cent. Un deuil inexprimable descend Des arbres qui n’ont plus une branche. Les corbeaux volent en croassant Tout autour du vieux donjon qui penche. Et tandis que j’erre en frémissant Dans le brouillard où mon spleen s’épanche, Tout noirs sur la neige toute blanche, Avides de charogne et de sang, Les corbeaux volent en croassant. Le Cimetière. Le cimetière aux violettes Embaume tous les alentours. Les lézards y font mille tours Au parfum de ses cassolettes. Que de libellules follettes Y sont vaines de leurs atours! Le cimetière aux violettes Embaume tous les alentours. Et, champ de morts, nid de squelettes Qui trompe le flair des vautours, Il dort au bas des vieilles tours, Entre ses roches maigrelettes, Le cimetière aux violettes. L’ABIME (1886) Le Facies Humain. Notre âme, ce cloaque ignoré de la sonde, Transparaît louchement dans le visage humain; :Tel un étang sinistre au long d’un vieux chemin Dissimule sa boue au miroir de son onde. Si la face de l’homme et de l’eau taciturne Réfléchit quelquefois des lueurs du dedans, C’est toujours à travers des lointains très prudents, Comme un falot perdu dans le brouillard nocturne. Pour l’esprit souterrain, c’est une carapace Que ce marbre animé, larmoyant et rieur Où le souffle enragé du rêve intérieur Ne se trahit pas plus qu’un soupir dans l’espace. Peut-être y lirait-on la douleur et la honte La colère et l’orgueil, la peur et le regret; Mais la tentation lui garde son secret, Et la perversité rarement s’y raconte, Qui donc a jamais vu les haines endormies, Les projets assassins, les vices triomphants, Les luxures de vieux, de vierges et d’enfants, Sourdre distinctement des physionomies? La joue, en devenant tour à tour blême et rouge, Ne manifeste rien des mystères du coeur; La bouche est un Protée indécis et moqueur, Et l’Énigme revêt la narine qui bouge. Se rapprochant ou non, battantes ou baissées, Les paupières, sans doute, ont en jeu préconçu Sur leur vitrage où doit glisser inaperçu Le reflet cauteleux des mauvaises pensées. L’âme écrit seulement ce qu’elle veut écrire Sur le front jeune ou vieux, limpide ou racorni, Et ne laisse filtrer qu’un sens indéfini Dans l’éclair du regard et le pli du sourire. Elle exerce avec art son guet et sa police Sur tous les messagers de la sensation, Et fixe le degré de locomotion Où devra s’arrêter chaque organe complice. Calculant sa mimique et dardant sa vitesse, Elle parcourt les traits, mais sans y déployer L’ombre des cauchemars qui la font tournoyer Dans ses bas-fonds d’horreur et de scélératesse, La strideur de son cri profond et solitaire N’y fait qu’un roulement d’échos fallacieux; Et les lèvres, le front, le nez comme les yeux S’entendent pour voiler tout ce qu’elle veut taire. Et l’homme a beau savoir combien le Mal nous ronge, L’horrible expérience a beau coûter si cher, A peine surprend-il, sur ce rideau de chair, Les apparitions informes du mensonge. Pourtant, il vient une heure où le visage exprime La rage des démons ou la stupeur des morts, C’est quand l’Enfer vengeur et divin du remords Eclaire à fleur de peau les ténèbres du Crime; C’est lui qui, du fin fond de cette cave obscure, Soutire lentement, comme une âcre vapeur, L’abominable aveu dont la parole a peur, Et le projette enfin sur toute la figure. Alors le facies du coupable qui souffre Exhibe les poisons de son hideux péché; Il mime le forfait si longuement caché Et répercute un coin le plus noir de son gouffre. Et contre l’attentat qu’elle crie et proclame Avec sa flamboyante et froide nudité, Impitoyablement surgit la Vérité Sur ce masque imbibé de la sueur de l’âme. La Pensée. C’est l’ennemi sournois, mais sûr, Sphinx intime, cancer obscur, De ce tas de cendres futur Appelé l’homme. Elle fausse tous ses ressorts, Épuise tous ses réconforts Et chicane tous ses efforts Qu’elle consomme. Sans doute, elle évoque à ses yeux Maint rêve descendu des cieux Avec le vol délicieux De la colombe, Mais elle nourrit son remord Et le réveille quand il dort Par des chuchotements de mort Et d’outre-tombe. Hélas! chacun est l’écheveau Qu’embrouille au fond de son caveau Ce vieux spectre toujours nouveau; Mauvaise mère Dont les petits qu’elle a couvés, Par elle-même dépravés Deviennent les enfants-trouvés De la Chimère. En nous elle plombe et tarit L’illusion verte qui rit; Elle étend sur l’âme et l’esprit Sa glu chancreuse; Puis, sur eux, tirant ses verrous, Les écrase entre ses écrous, Et, féroce, y creuse des trous Qu’elle recreuse. Sans cesse elle revient au deuil Comme un flot revient à l’écueil; Elle grossit en un clin d’oeil Ce qui nous froisse; Tout le jour elle nous a nui, Et l’implacable dans la nuit Nous tricote encor de l’ennui Et de l’angoisse. Elle glace nos jeux, nos arts Qui lazzaronaient en lézards, Nous prédit les mauvais hasards Des occurences; Et dans la nocturne vapeur Elle nous invente la Peur Avec l’éveil ou la stupeur Des apparences. Ce comptable sec et retors Additionne tous nos torts Et fige dans ses coffres-forts Toutes nos larmes; C’est le maniaque secret Qui jamais las, jamais distrait, Tourne la meule du regret Et des alarmes. Nous croyons noyer dans le vin Ce monstre infernal ou divin Pour qui notre moelle est en vain Redépensée; Le Ciel serait si consolant, Le corps si pur, l’amour si blanc Et le cercueil si peu troublant Sans la pensée! Mais buvons sans trêve! Agissons! Lutte inutile! nous pensons: Notre chair a tous les frissons De la contrainte, Et malgré notre acharnement Pour exister physiquement, Nous retombons dans le tourment De cette étreinte. Que l’on veuille croire ou douter, Elle arrive à nous dérouter, Et, si parfois, pour nous tenter, Elle aventure Un Parce que contre un Pourquoi, Bien vite, elle oppose à la Foi Le scepticisme qui rit froid Et qui rature. Sous le chagrin qu’elle épaissit, L’enthousiasme se rancit; Elle supprime ou raccourcit La confidence, Et dans le danger, qu’elle accroît, Nous fait du courage un adroit Qui suppute, esquive et ne croit Qu’à la prudence. La Justice et la Vérité Qui nous mènent à la clarté, Elle les jette de côté, Et l’on s’embarque Pour le noir et pour l’incertain Devant ce douanier hautain Qui ne laisse passer l’instinct Qu’avec sa marque. Elle a le conseil si tortu, Si captieux et si pointu Qu’elle suggère à la Vertu Le goût du crime; Et pas un homme n’est vainqueur De ce terrible épilogueur, Espèce de crapaud du coeur Qui nous opprime. Elle use par l’obsession, Par la mystification, Par le fiel et la succion De sa censure Le labeur qu’elle a suscité, Et fournit à l’oiseveté La vénéneuse activité De la luxure. Et quand par elle on est à bout, Si terminé, si mort à tout, Qu’on n’a pas même le dégoût De la souffrance, Un drap noir croule sur nos jours, Un drap lourd entre les plus lourds, Sans croix ni larmes de velours: L’Indifférence! Puis elle atteint son but fatal; Après un voyage final, Elle nous prend au fond du Mal Et nous oublie Par delà l’horrible cloison Qui limite notre horizon: Et c’est la mort de la Raison Dans la Folie. L'Hypocrisie. Elle est dans l’homme et dans la bête, Elle est dans tout ce qu’a fait Dieu, Dans l’air, dans l’onde et dans le feu, Dans le vent et dans la tempête. Mais c’est surtout dans l’âme humaine, Où l’intérêt en a besoin, Qu’elle se déguise avec soin, Agit, manoeuvre et se promène. Le chemin de notre mystère Est sillonné par ses trajets; Tous nos actes, tous nos projets, Recourent à son ministère. C’est par ses ruses sans pareilles, Par ses complots prestigieux Que les serrures sont des yeux Et que les murs ont des oreilles. S’ils pouvaient pénétrer ses charmes, Plus d’un mort et plus d’un vivant Verraient la gueuse bien souvent Ricaner derrière ses larmes. Elle est tout miel, velours et soie, Quand elle se penche vers nous: Comme un serpent qui serait doux Avant d’envelopper sa proie. Le mensonge expert lui procure L’air tranquille, amer ou joyeux, Toutes les lueurs pour ses yeux, Tous les masques pour sa figure. Et ses paroles toujours feintes Ont l’odeur de la vérité: Tant d’amour et de charité Éclate sur ses lèvres peintes! Est-il sùr qu’avec sa science Elle n’excuse pas nos torts, Et ne fasse pas du remords Le pantin de la conscience? Quand elle joue à la tendresse Elle ouate ses rampements Et met de l’huile à tous moments Sur les ressorts de son adresse. Elle se juge, se critique Et s’exerce à la fausseté Pour avoir l’oeil plus aimanté Et le geste plus magnétique. Si, par hasard, son imposture A des maintiens rudes et froids, Elle rattrape avec sa voix Ce qu’elle perd dans sa posture. Elle façonne la souffrance, Et maintes fois elle assouplit La fatuité de l’oubli Et l’orgueil de l’indifférence. C’est la sournoise conseillère De toutes les religions: Elle étend ses contagions Aux deux genoux de la prière. Il n’est pas jusqu’à la tristesse Qu’elle ne fréquente en secret, Car tout l’homme est le cabaret De cette astucieuse hôtesse. Multipliant sa flatterie, Diversifiant sa douceur, Elle en épaissit la noirceur, Elle en creuse la fourberie, Et, tôt ou tard, sa patience, D’un coup de clef sûr et vainqueur Peut ouvrir la porte d’un coeur Cadenassé de méfiance. Le Pressentiment. Dans ses heures de rêve et de réalité, Que la douleur l’épargne ou s’acharne à sa piste, Tout homme conscient reçoit à l’improviste Un avertissement de la Fatalité. La flèche de l’amour et le dard de la crainte Sont encore moins prompts à se planter en nous Que ce chuchotement qui perce nos dessous Et parcourt d’un seul trait tout notre labyrinthe. Ouvert à tous les plans que le Destin ourdit, Il présage l’effet dont il connaît la cause, En laissant à l’esprit une attente morose Et le doute inquiet sur l’accident prédit. Comme un tourbillon noir dans les campagnes blêmes Galvanise l’eau morte et fouille la forêt, Ainsi l’inattendu de cet avis secret Nous ébranle et nous scrute au plus creux de nous-mêmes. Cette voix sans parole et ce toucher sans main Qui résonne dans l’âme et cogne à la pensée; Cette annonce du sort si brusquement lancée; Ce frisson d’aujourd’hui qui signale demain, C’est le Pressentiment! Chez le plus insensible Il jette son Prends garde ou son Réjouis-toi! Écho vague et précis, reflet ardent et froid Du bonheur arrivable ou du malheur possible. Il use quelquefois sa pénétration A ce métal humain qu’on appelle un avare, Et s’émousse aux coeurs plats sans boussole ni phare Qui flottent sur l’égout de la Sensation. Mais chez l’homme où l’ennui fait grouiller ses cloportes Et dont la volonté s’exerce en frissonnant, Il entre à la façon d’un mauvais revenant Qui traverse les murs, les vitres et les portes. Le criminel pensant, l’amant pronostiqueur, Les suppôts angoisseux du mauvais et du pire, Ceux que le soliloque astreint à sort empire, Ceux ne pouvant dompter les battements du coeur, Tous ceux-là renfermés et seuls à se connaître, Ont parfois la pâleur des morts en écoutant Le sifflet vipérin, sournois, intermittent D’un pressentiment noir qui rampe dans leur être, Tous nos maux à venir, tous nos futurs tourments, Abeilles du malheur dont nous serons la ruche, La maladie en marche, imminente, et l’embûche De l’homme, de la bête et des quatre éléments, L’amour vil devenant la luxure collante, Espèce de remous berceur et scélérat, Qui nous prendra tout l’être et dont on sentira Le pivotement flasque et la succion lente; Avec son rire fixe et sa plainte à ressort, Bicêtre nous donnant l’insanité tragique; Et par le simple effet d’un sommeil léthargique Notre inhumation précédant notre mort; Le guet-apens soudain comme un coup de tonnerre, Où dans l’affreux recul de l’épouvantement, On se verra trahi jusqu’à l’égorgement Par celle qu’on adore et celui qu’on vénère; Et puis, dans un lointain vitreux comme un carreau, Le vertige assassin nous montant à la tête, Et nous laissant crouler avec des cris de bête, Des ongles du remords au panier du bourreau; Voilà ce qu’à travers nos projets et nos actes, L’effrayant messager intime aux plus têtus: Mane, Thecel, Pharès de nos rares vertus, Supplice anticipé de nos vices compactes. Hélas! plus nous savons combien ce monde est vain, Plus notre illusion se fane et se débrode, Plus la rouille du temps nous mange et nous corrode, Plus nous prêtons l’oreille au terrible devin. Et toujours, et partout, quand l’horreur et le drame Méditent contre nous un sombre événement, Nous sommes lancinés par le pressentiment: Moucheron du destin qui bourdonne dans l’âme. L’ajournement. Le Devoir! on ne le diffère Que pour mieux lui rester soumis Quand les travers qu’on s’est permis N’auront plus à se satisfaire. A ce vieux Mentor trop sévère On propose des compromis, On promet du déjà promis; Bref, dans le malon persévère. Et les vices, nos bons amis, Nous gorgent de leur atmosphère Qui sournoisement, somnifère, Maintient nos remords endormis. Avec tout le bien qu’on doit faire On s’absout des péchés commis. On passera par le tamis, Mais il faut préparer l’affaire. Or, la mollesse nous enferre Dans le retard où l’on s’est mis: Et le mal étend ses fourmis Dont on ne peut plus se défaire. L’Humilité. Veux-tu mieux vivre sur la terre Et mieux mourir au jour venu? Confesse alors ton inconnu Et courbe-toi sous ton mystère. Désaccoutume-toi du blâme Et des engouements de vertu, Puisqu’il suffit d’un seul fétu Pour faire chavirer une âme; Puisque ta volonté bascule Au gré de la tentation Dont l’infaillible occasion Vient à nous quand on y recule. Reste naïf avec les autres; Garde tes contrôles pour toi, Et note le mauvais aloi De tes sentiments bons apôtres. En dépit de son stratagème Confonds ta versatilité, Et contrains ton humilité D’être l’espionne d’elle-même. Malgré lui l’orgueil nous harcelle N’étant jamais assez contrit, Et la poussière de l’esprit N’obéit qu’à cette parcelle. Pour tuer en ta conscience La vanité du repentir, Il te faut donc assujettir Ton remords à ta défiance. Car ton ferme propos ressemble A ces falots errant la nuit: La rafale qui les poursuit Peut souffler leur lueur qui tremble. Dans le Bien marche simple et triste Et dis-toi, pèlerin confus, Que le vieil homme que tu fus Est un revenant sur ta piste. Le vertige qui nous entraîne Est changeant et précipité; On va tourner dans la bonté, Qu’on tourne déjà dans la haine. C’est pourquoi, louche à tous tes pactes Comme un tyran à ses sujets Et déconcerte tes projets Par les scrupules de tes actes. Sois l’hésitant de ta justice Et le timoré de ta loi; Et quand tu sens grandir ta foi Que ton doute la rapetisse. Maintiens ta rigueur asservie Sans cesse à son propre soupçon. C’est seulement par ce frisson Que tu mortifieras ta vie. Le Mal te voue à son empire: Exagères-en la frayeur. Tu seras peut-être meilleur En craignant toujours d’être pire. LA NATURE (1892) Le Vent. Élément fantôme, ondoyant, Impalpable, invisible, ayant La soudaineté, le fuyant, Toutes les forces, Tous les volumes, tous les poids, Tous les touchers, toutes les voix, Toutes les fougues, à la fois Droites et torses. . . Le vent! Protée aérien, Surveillant, quand il ne dit rien, Sa métamorphose qu’il tient Constamment prête! Le vent! frôleur du liseron, Du grain de sable, du ciron, Et, tout à coup, le bûcheron De la tempête, Soufflant la bonne exhalaison, Il recèle une trahison, Puisqu’à cette même saison Où son haleine Va délecter les odorats, Les Pestes et les Choléras Sont les voyageurs scélérats Qu’elle promène. La Terre semble jubiler Et l’Océan se consoler Lorsque le vent veut s’appeler Zéphyr ou brise. La fleurette est pour ce berceur Une toute petite soeur Qu’il vient câliner en douceur Et sans surprise. Las de siffler et de gémir, Certains jours, il paraît dormir: A peine alors s’il fait frémir La moindre tige; Il s’endort, puis s’ éveille un brin, Souffle minuscule et serein Qui lutine au ras au terrain Et qui voltige. Même on dirait qu’il a le goût Du silence, qu’il s’y dissout; Un soupir de soupir, c’est tout Ce qu’il profère: Il flotte mystique, enchanté, Comme une âme de volupté Dans la diaphanéité De l’atmosphère. Il se distrait du calme plat En vagabondant çà et là; Sans que son humeur pour cela Soit tracassière, Il bat la feuille qui devient D’un vert neuf ou d’un vert ancien, Car il l’époussète aussi bien Qu’il l’empoussière. Mais avec le temps automnal, Les hauteurs, la plaine, le val, Sont pris du frisson végétal A l’improviste; On se retourne en maint endroit Sur un coup subit qu’on reçoit.. C’est le vent aigre, presque froid Et déjà triste. Et dès lors, derrière, devant, De côté, toujours s’élevant, Flue et reflue un bruit bouffant; Avant la pluie, C’est un claquement sec, un peu Comme le frou-frou d’un bon feu, Quand la flamme jaune au dard bleu Lèche la suie. Les feuilles cessant de stagner Commencent à dodeliner, On voit très au loin moutonner Toute leur masse; Un trouble parcourt le gazon, La girouette, le buisson Gesticulent à leur façon, Et l’eau grimace. Quand la tempête se produit, Le vent hurle. C’est toujours lui Qui la devance, la conduit Et la présage; Et son mauvais surgissement Fait sentir plus spectralement Le livide assombrissement Du paysage. Au fond des campagnes, dans l’air, Quel cauchemar et quel enfer Quand, parmi la foudre et l’éclair, Le vent inflige Sa démence à l’obscurité! Tout tourne en pleine cécité Dans l’effroyable insanité De ce vertige. L’hôte inquiet d’un vieux manoir Doit nécessairement savoir Combien il est lugubre et noir, Les nuits d’orage, D’entendre, tout seul, du dedans, Ces gigantesques bruits grondants, Confus d’abord, bientôt stridents Et pleins de rage. Insensiblement, par filets Plaintifs, saccadés, maigrelets, Le vent glisse entre les volets Et sous les portes, Et, s’engouffrant aux corridors, Il gémit ainsi que des morts Qui viendraient pleurer leurs remords Avec des mortes. La rumeur monte, en plus chagrin, Comme un bourdonnement marin; Et puis, tumulte souterrain, Clameur mourante De tout un peuple massacreur. Rires de folles en fureur. . . C’est la musique de l’horreur Dans l’épouvante! Le vent ne commence parfois Qu’à fendre l’air en tapinois, Qu’à gercer l’eau, tâter les toits, Froisser le chêne, Coucher l’herbe et raser le roc: Il se tasse pour un grand choc, Et subitement, tout d’un bloc, Il se déchaîne Contre les bois, les prés, les monts, Routes, sentiers, sables, limons; Il faut au jeu de ses poumons Les vastitudes Et s’exaspérant des prisons Que lui font les quatre horizons Il cogne à toutes les cloisons Des solitudes! Il fouille les coins et les creux; Au sommet des glaciers affreux La neige, par monceaux vitreux, Par masses blanches, S’écroule sous son cinglement Qui poursuit caverneusement La chute et l’engloutissement Des avalanches. Les océans sont rendus fous Par les plongements de ses coups, Il redescend au fond des trous, Remonte aux cimes. . . Et rebouleversant les flots, Précipite encor son chaos Des escarpements les plus hauts Dans les abîmes. Il met le feuillage en haillons, Sabre les blés sur les sillons, Prend l’herbe dans ses tourbillons, La tord, la hache; Il livre même des combats Aux vieux arbres de haut en bas, Et quand il ne les pourfend pas, Il les arrache!. . . Et, toujours, par tout l’univers, Par les continents et les mers, Les champs, les cités, les déserts, Passe et repasse, Tour à tour tendre et furieux Ce grand souffle mystérieux La respiration des cieux Ou de l’espace! La Bête A Bon Dieu. La bête à bon Dieu tout en haut D’une fougère d’émeraude Ravit mes yeux. . . quand aussitôt, D’en bas une lueur noiraude Surgit, froide comme un couteau. C’est une vipère courtaude Rêvassant par le sentier chaud Comme le fait sur l’herbe chaude, La bête à bon Dieu. Malgré son venimeux défaut Et sa démarche qui taraude, Qui sait? Ce pauvre serpent rôde Bête à bon Diable ou peu s’en faut: Pour la mère Nature il vaut La bête à bon Dieu. Le Ciel. Du ciel, océan des sommets, Ici-bas tombent à jamais La paix, le trouble et les bienfaits Et les désastres. D’aspect monotone et divers Il plafonne les univers Qu’il éclaire, étés comme hivers, Avec ses astres, Avec ses monstres de clarté Ayant par leur ubiquité La nette visibilité Pour tous les êtres, Et règlant, à retours certains, Les midis, les soirs, les matins, Aussi fatals que les destins, Leurs sombres maîtres. Et tout subit sa faculté De lumière, d’obscurité, De froid, de chaud, d’humidité, De rutilance; Par ses éclairs il éblouit La cécité du plein minuit, Et s’il gronde, il fait par son bruit Peur au silence. Peut-être que plus ou moins fort, Avec aisance, avec effort, Avec nonchalance ou transport Le ciel respire: De là, le vent qui plus ou moins Bat les cimes, les creux, les coins, Se cantonne ou sur tous les points Met son empire. Il a des fièvres, des torpeurs, Des convulsions, des labeurs, Il est hanté par des stupeurs, Et des alarmes, Et le même jour, comme nous, Le voit calme et puis en courroux, Versant après des pleurs bien doux, D’horribles larmes. Selon que ses vapeurs qui sont L’écume de son bleu profond Stagnent, se traînent ou s’en vont Avec vitesse, Il infuse à l’immensité Le songe, la solennité, Le fantastique, la gaieté Ou la tristesse. Au dessus des villes, le ciel Prend des tons de houille et de fiel: On dirait que ce tas mortel, Qui se démène, Lui soufle avec l’exhalaison De la rue et de la maison Tout le spleen et tout le poison De l’âme humaine. Dans les gouffres de la hauteur, Sans vertige, sans pesanteur, Vont, magnifiques de lenteur, Tout à leur aise, Les aigles fiers et radieux Qui, s’ils n’atteignent pas les cieux, Du moins regardent à pleins yeux L’astre de braise. Il faudrait à nos yeux béants Leurs regards pour les ciels géants Des Saharas, des océans Et des montagnes. Mais on peut suivre et détailler Le cours du ciel particulier Qui plane intime et familier Sur les campagnes. Voici limitant sa largeur Ce ciel du piéton voyageur, Celui du pâtre, du songeur, Celui du peintre, Qui, cerclant l’horizon confus, Au-dessus des vallons touffus, Des fonds noirs, des coins entrevus, Forme un grand cintre. L’été, c’est son temps d’arborer De grands brouillards qu’on voit errer Tout charbonneux, se déchirer, Puis se recoudre; Alors à la senteur de l’air, A sa lourdeur, on a le flair De l’imminence de l’éclair Et de la foudre. Le ciel bout, fermente, il devient Quinteux, malade pour un rien, Pour une averse qu’il retient Ou qu’il égoutte: Implacable durant le jour Il cuit l’espace dans un four Dont l’horizon fait le contour Et lui la voûte. L’azur aveuglant s’amortit, Le soleil petit à petit S’empourpre, coule, s’aplatit Et se dilate. Où l’astre avait tant flamboyé Flotte une île de sang caillé. . . Çà et là, le ciel est noyé D’ombre écarlate. Quelquefois le soleil s’éteint D’un air furtif et clandestin Sur un fond à peine distinct, Plus que livide, Si bien que tout le firmament Est rendu vague en un moment, Vague indéfinissablement Comme le vide. De même que de certains yeux Glisse un regard mystérieux, Souvent se détache des cieux Maint feu stellaire Qui, continuant à flamber, File par les airs sans tomber Et qui trouve à se dérober Dans la nuit claire. Le ciel, dès que le vent se plaint, Paraît gris de fer, gris de lin; Plus l’automne marche en déclin Puis il se bombe, Donnant aux ravineux pays Des aspects chagrins, ébahis, Fantomatiques, recueillis Comme la tombe. La terre en son affreux sommeil Perd sors décor jaune et vermeil Sous le blême adieu du soleil Qui la déserte; Et toujours plus arqué, plus bas, Écrasant l’air plein de frimas Le ciel croupit, vitreux amas De brume inerte. Le deuil en suinte, et puis l’effroi. . . C’est la neige: un je ne sais quoi De voltigeant, de blanc, de froid, De mortuaire. . . Le sol s’en recouvre, et le soir, Quand la voûte est sombre, on croit voir Le face à face d’un drap noir Et d’un suaire. Parfois, lorsque le vent du Nord Siffle sec, aigu, froid et fort, Se montre un azur presque mort, Un bleu qui râle Plaqué de nuages laineux Tour à tour clairs, fuligineux, Et semblant charrier en eux Le soleil pâle. Enfin, a lieu l’achèvement Du végétal pourrissement; L’arbre guérit tout doucement De son massacre. Déjà le ciel remonte, il est D’un bleu fumeux, louche, incomplet, Cendreux, perlé, couleur de lait, D’ambre et de nacre. Mais sitôt que l’herbe a grandi, Quand le poisson désengourdi Nage à fleur du remous tiédi, Le ciel s’étale Et resplendit tranquille et pur: De temps en temps, par son azur Où le soleil tout à fait sûr Se réinstalle, Des nuages, grands, rabougris, Roux et mauves, rosâtres, gris, Cuivrés, d’émail, de vert-de-gris, D’or et d’hermine, Vont un à un ou se groupant, De ce train glisseur et rampant De l’eau, du spectre, du serpent, De la vermine. Alors, durant ces mois bénis Des marguerites et des nids, Le ciel offre des infinis De paysage, Une lente procession De toute la création, Depuis l’informe vision Jusqu’au visage. Aux souffles amoureux du vent La fin du jour vient en rêvant; Tout à coup, la lune croyant Ses derniers voiles Surgit douce, exhalant son feu Si mélancoliquement bleu, Toute seule, ou bien au milieu De ses étoiles. Le rossignol chante l’éclat Et la langueur de ces nuits-là Où de la nue au calme plat, Comme ardoisée, Coule un mélange de reflets Vaguement verts et violets, D’haleines, de frissons follets Et de rosée, Cependant que par les airs bruns, Comme des âmes de défunts, Vers les cieux montent les parfums Des eaux, des terres: Mutuelle exhalation D’amour, de bénédiction, Espèce de communion De leurs mystères. Puis les nuages réveillés De rose et d’or sont habillés, Car l’aube aux coloris mouillés, Leur costumière, Fleurit tout le ciel qui soudain, Gaze velours, moire et satin, Devient le vaporeux jardin De la lumière. Tel, dans un ordre continu, Va le cours du ciel inconnu, Du grand ciel solitaire et nu, L’énorme dôme Indifférent, aveugle et sourd A ce triste monde si lourd Que la vie anime et parcourt De son fantôme. Chaleur En Mer. L’immensité sort de la brume Où la plongeait l’orage obscur, Et l’astre jaune, dans l’azur Pesant et morne, se rallume. La torride épaisseur de l’air Étouffe et calcine l’espace: Graduellement se ramasse La tranquillité de la mer. C’est d’abord une paix qui flotte, Qui vacille, monte et descend, Et puis le repos croupissant Que pas un souffle ne ballotte. Ces grands bruits, qui semblaient roulés Par mille et mille cataractes, Sont rentrés dans les eaux compactes Avec tous les flots écroulés. La masse liquide s’écrase; Son dos, éblouissamment bleu, Pompant et renvoyant du feu, De plus en plus luit et s’embrase. Et la mer, par son flamboiement, Par sa couleur et son silence, Devient l’exacte ressemblance Et le double du firmament. On dirait que l’énorme voûte Se renverse avec son soleil, Tant, alors, l’abîme en sommeil, Nettement la réfléchit toute! Mais, c’est un calme décevant Fait par un mensonge du vent; Et si des pêcheurs se hasardent, Ils mourront, pour avoir compté Sur la plate sérénité De ces deux ciels qui se regardent! L’Orphelin. « Allons voir ton papa qui dort au cimetière, Dit la vieille servante à l’enfant tout en noir, « Viens! tu réciteras, comme matin et soir, « Pour son âme de mort ta petite prière. « Pauvre homme! il t’amusait encor sur ses genoux « Quand il avait déjà le râle dans la gorge. . . « Il sera si content de voir son petit George, « Ça lui figurera qu’il est toujours chez nous! » Et, vite, le marmot très ému sans comprendre Suit la femme en bonnet qui le tient par la main, Et, tous deux, les voilà dans ce triste chemin Qu’ils ont depuis des mois l’habitude de prendre. Entre les quatre murs que dépassent les croix Arborant buis, couronne et médaillon de verre, Ils vont, et, tout au fond de cet enclos sévère, Arrivent à la tombe au long des cyprès froids. Alors, simples, devant le rectangle de terre Qu’a su tondre, épierrer, presque fleurir leur soin, Ils se mettent ensemble à genoux dans un coin Dont l’ombre les revêt de vague et de mystère. L’enfant ôte à deux bras son petit chapeau rond, La bouche d’un béant qui montre ses quenottes; La vieille joint ses mains, comme lui ses menottes, Chacun, d’un geste bref, s’étant signé le front. Surveillant le mignon pour aider sa mémoire, La servante, en dedans, dit son humble oraison, Et lui, de bégayeuse et touchante façon, Dit la sienne tout haut, en regardant Victoire. Il est là, s’appliquant à moins balbutier, Devant les yeux mouillés de cette bonne femme, Troublant seul de sa voix pure comme son âme Le silence des morts qui l’écoutent prier. Puis, reprenant la main ou bien la devantière De la servante, il rentre au logis de l’aïeul: De même chaque jour. :Hier, il disait tout seul: « Allons voir mon papa qui dort au cimetière! » La Bonne Rivière. Heureux gardons, heureux barbeaux, Aucun souci ne vous effleure Dans la rivière des crapauds! Là, sur ce fond bien au repos, Pas de gravier qui vous écoeure, Heureux gardons, heureux barbeaux, Vous avalez à tout propos Du limon gras comme du beurre Dans la rivière des crapauds. L’été rallumant ses flambeaux, Vous avez pâture meilleure, Heureux gardons, heureux barbeaux! Car, joncs, roseaux, buis sont si beaux Et puis si bon tout cela fleure Dans la rivière des crapauds Que moucherons, grands et nabots Viennent s’y noyer à toute heure. . . Heureux gardons, heureux barbeaux! C’est le calme plat des tombeaux, La bonne joie intérieure Dans la rivière des crapauds, Qui, certains soirs, flûteurs dispos, Vous jouent leur musique mineure. . . Heureux gardons, heureux barbeaux! Nul voisinage de hameaux! Pas un danger ne vous épeure Dans la rivière des crapauds. Vos témoins sont de vieux ormeaux, Vos bruits, ceux du rocher qui pleure. . . Heureux gardons, heureux barbeaux! Goûtez la paix! sous vos rameaux Que jamais l’homme ne vous leurre Dans la rivière des crapauds! Que le Temps y tanne vos peaux! Que vos squelettes y demeurent. . . Heureux gardons, heureux barbeaux! Ayez des enfants par troupeaux, Et qu’ils naissent, vivent et meurent, Heureux gardons, heureux barbeaux, Dans la rivière des crapauds! LES APPARITIONS (1896) Les Choses. Non! Ce n’est pas toujours le vent Qui fait bouger l’herbe ou la feuille, Et quand le zéphyr se recueille, Plus d’un épi tremble souvent. Soufflant le parfum qu’elle couve, Suant le poison sécrété, La fleur bâille à la volupté, Et dit le désir qu’elle éprouve. Certaines donnent le vertige Par le monstrueux de leur air, Engloutissent, pompent la chair, Sont des gueules sur une tige. L’eau rampe comme le nuage Ou se darde comme l’éclair, Faisant triste ou gai, terne ou clair Sa rumeur ou son babillage. Sans tous les jeux de la lumière, Sans les ombres et les reflets, Les rochers gris et violets Se posturent à leur manière. Tel pleure dans sa somnolence, Un autre, sec comme le bois, Aura cette espèce de voix Qui fait marmonner le silence. L’âme parcourt comme la sève Les objets les abîmés Dans la mort, -ils sont animés Pour tous les organes du rêve: Pour ceux-ci, l’exigu, l’énorme Existent par le frôlement, La couleur, le bruissement, Par la senteur et par la forme. Nous pensons que les choses vivent . . . C’est pourquoi nous les redoutons. Il est des soirs où nous sentons Qu’elles nous parlent et nous suivent. Par elles les temps nous reviennent, Elles retracent l’effacé, Et racontent l’obscur passé Comme des vieux qui se souviennent. Elles dégagent pour notre âme Du soupçon ou de la pitié, Paix, antipathie, amitié, Du contentement ou du blâme. À nos peines, à nos délices, Participant à leur façon, Suivant nos actes, elles sont Des ennemis ou des complices. Chacune, simple ou nuancée, Émet de sa construction Une signification Qui s’inflige à notre pensée. Plus d’une, à force de confire En tête à tête avec le deuil Prend la figure du cercueil Et de la Mort pour ainsi dire. Comme une autre, usuel témoin D’une allégresse coutumière, Met du rire et de la lumière, De l’hilarité dans son coin. Les saules pleureurs se roidissent Dans l’éplorement infini, La branche d’orme vous bénit, Les bras des vieux chênes maudissent. L’une a l’allure prophétesse, Une autre exprime du tourment; Toutes rendent le sentiment De la joie ou de la tristesse. Celle-là que maigrit, allonge, La crépusculaire vapeur, Revêt le hideux de la peur Et le fantastique du songe. L’assassin voit la nue en marbre S’ensanglanter sur son chemin, Et la hache grince à la main Qui lui fait massacrer un arbre. Souvent, l’aube lancine et froisse Le remords avec sa fraîcheur, Et la neige avec sa blancheur Épand des ténèbres d’angoisse. Si par son aspect telle chose Toutes les fois ne nous dit rien, À chaque rencontre d’où vient Que notre oeil l’évite ou s’y pose?... Hélas! pour combien d’entre celles Qui sont barbares par destin, L’homme n’a qu’un but qu’il atteint: Les rendre encore plus cruelles! Que ce sentiment vienne d’elles Ou leur soit supposé par nous, On leur trouve un semblant jaloux Quand nous leur sommes infidèles. On le sent: comme à l’innocence On leur doit pudeur et respect, Et l’on offense leur aspect Par la débauche et la licence. L’âme habite bloc et poussière: Toute forme d’inanimé. Son frisson y bat renfermé Comme le coeur de la matière. Et, de leur air doux ou farouche, Indifférent ou curieux, Semblant nous regarder sans yeux, Et nous interpeller sans bouche, Comme nous, ces soeurs en mystère, En horreur, en fatalité, Reflètent pour l’éternité L’ennui du ciel et de la terre. Les Treize Rêves. L’un des treize viveurs que la tristesse ronge Ayant dit: « Voyons donc, qui de nous, l’autre nuit, A fait le plus horrible songe? » Chacun parle à son tour et conte ce qui suit: LE PREMIER Je rêvais que j’étais pieds liés, bras au dos, Dans la camisole de force: Une dame très pâle et coiffée en bandeaux, Les yeux fixes, la bouche torse, Me souriait avec langueur Et m’entrait lentement un stylet dans le coeur. Je la regardais sans un cri, sans même Un mouvement; mais, autant qu’elle blême! Et si je restais là, figé de telle sorte, C’est que je l’avais vu: « La dame était morte! » LE SECOND Par des tunnels bas, des corridors froids, Par de longs souterrains étroits, J’arrivais dans un carrefour. J’entendais qu’on chauffait le four Quelque part, ici, là, mais je n’y voyais goutte. Soudain, je reculais, et ma vue effarée Brûlait au rouge ardent d’une gueule cintrée. . . Puis, la voix de quelqu’un invisible ordonnait Qu’on me prît. . . et l’on m’enfournait Dans le brasier claquant qui pourléchait sa voûte. LE TROISIÈME On me guillotinait: l’exécuteur narquois S’ÿ reprenait à plusieurs fois Ce n’était qu’au septième coup Que ma tête quittait mon cou. Dans le baquet de son qui lui semblait un gouffre Elle roulait, elle roulait. . . Tandis que son tronc qui la revoulait Geignait en saignant: « Je souffre, je souffre. » LE QUATRIÉME J’entrais dans un palais dont les portes ouvertes Se refermaient sur moi. Par des salles désertes J’errais :la puanteur me faisait trébucher; L’horreur et le dégoût retenaient mon haleine. . . Je le crois bien. . . Les murs, le plafond, le plancher N’étaient qu’un grouillement de pourriture humaine! LE CINQUIÈME Fléchissant sous l’énorme poids De je ne sais quelle bête, J’allais seul, la nuit, par une tempête. Les objets dans un noir de poix Avaient fini par se dissoudre. Tout l’espace n’était qu’une rumeur de foudre; Et nul éclair! rien! les ténèbres seulement Précédaient et suivaient l’infini grondement. Pas de pluie! aucunes rafales! Mais un grand cri, par intervalles, Un grand gémissement, fou, d’un plaintif aigu, Tel que je n’en ai jamais entendu!. . . Comme un chant d’horreur extraordinaire Accompagné par le tonnerre. . . LE SIXIÈME J’étais très malade :en danger de mort. Quand même, j’espérais encor, Ma mère persistant à me crier: « Courage! » Au pied du lit, debout, malgré son grand âge. Je noyais longuement mes regards anxieux Dans le rassurant de ses yeux. Enfin, elle venait s’asseoir à mon chevet: Toujours plus nos regards échangeaient la caresse De la confiance et de la tendresse. Brusquement, elle se levait, M’enlaçait, pareille aux serpents des jungles, Et m’étouffait avec ses ongles. Ma mère n’était plus qu’une sorcière folle. . . Qu’à jamais loin de moi ce cauchemar s’envole!. . . LE SEPTIÈME Tiens! moi, j’ avais aussi la démence méchante: En face d’un grand billot plat J’aiguisais vite une serpe tranchante Qui luisait d’un terrible éclat. Soudain je dis: « Vas-y! puisque si bien tu flambes! » Et, successivement, je me coupai les jambes, Ensuite, la main gauche; et, quand je m’éveillai, Mes dents mordaient encore au moignon droit broyé! LE HUITIÈME J’étais dans le caveau d’un immense musée De cire, et ma vue était médusée Par des mannequins froids et solennels Qui représentaient de grands criminels. Je frissonnais bien, mais je tenais ferme. Tout à coup, une voix longue criait: « On ferme! » Je me précipitais pour sortir, plus d’issue!. . . A la voûte, plus de clarté, Toute la cave était tissue D’une compacte obscurité. J’appelais avec violence, Rien ne répondait qu’un morne silence; Et je sentais la solitude en haut, Dans la salle au-dessus de mon noir cachot. Alors, se rallumaient les lampes, Et je voyais :l’effroi m’en glace encor les tempes! : Tous ces mannequins s’animer hideux Pendant que je claquais des dents au milieu d’eux. LE NEUVIÈME En chair, en os, j’étais reptile infâme, Crapaud pelotonné sur le sein d’une femme. Tout ramassé dans ma laideur, Immobilisé de lourdeur. Je ne pouvais bouger de cette place Où je mettais mon froid de glace. J’étais si conscient de mon corps odieux Que des larmes mouillaient le rouge de mes yeux, Et qu’en moi, par degrés, je sentais s’accroître Les battements du coeur, des flancs et du goître. J’aurais tant voulu, pauvre bête affreuse, M’en aller de la malheureuse!. . . Sa respiration courte, inégalement, Soulevait mon poids opprimant. . . A la fin, elle dit d’une voix chagrine: « Mais! qu’est-ce que j’ai donc là, sur la poitrine? » Elle alluma :me vit :mourut dans la stupeur, Après un hurlement de peur. Et le réveil :horreur qui navre! Me retrouvait crapaud pleurant sur un cadavre. LE DIXIÈME Je perdis l’équilibre au bord glissant d’un puits. Exprimer ce que j’ai ressenti. . . Je ne puis. Ainsi qu’un fil qui se dévide Je descendais lent dans le vide; Sous ma chute le rond du gouffre ténébreux S’élargissait toujours plus creux; Et, comme si toujours d’une nouvelle cime Je redégringolais dans un nouvel abîme, Dans l’indéfiniment profond Je tombais sans toucher le fond. LE ONZIÈME Un ennemi Protée, un fantôme changeant Me poursuivait partout, marchant, volant, nageant! Je voulais fuir le monstre, ou la bête, ou la morte. . . Mes pas restaient figés dans de la colle forte. Puis, j’étais dans un lit sans rideaux. Tout en face Pendait juste une immense glace, Si bien qu’avant le coup j’ai pu voir l’éclair froid Du couteau qu’une main tenait levé sur moi. LE DOUZIÈME Un moutonnement faible, un bombement très vague, Comme d’une herbe ou d’une vague, Tout au fond de la chambre attirait mon regard: Et voici qu’en un jour blafard Je voyais de dessous une ample couverture Sortir un énorme serpent Dont j’allais être la pâture. Moitié dressé, moitié rampant, Lent, cauteleux, avec un silence farouche, Il arrivait jusqu’à ma couche. Tout vibrant de fluide et la gueule en arrêt, Le magnétiseur me considérait. Puis, les crochets dardés en flammettes furtives, Il sifflait rauque ainsi que les locomotives, Et j’entendais bientôt craquer mes os Sous le vissement lisse et froid de ses anneaux. Et le TREIZIÈME, enfin, dit d’une voix d’homme ivre: Étant mort enterré, je me sentais revivre. . . Et je ressuscitais!. . . Dans l’enclos gazonné D’où je sortais comme un damné, Les défunts me criaient, les uns après les autres: « Non! tu ne seras plus des nôtres! « Pour qui s’est lassé d’être, en son ennui béant, « Au moins le suicide avance le néant! « Mais, toi, ta vie ayant l’intarissable source, « Tu n’auras pas cette ressource. « Tu dois exister désormais « Pour jamais! pour jamais! « Retourne au mal, au deuil, à l’argent, aux amours, « Pour toujours! pour toujours! « Va-t-’en lutter, souffrir, penser, « Sans plus repouvoir trépasser! » Il se tut. La parole eut un instant sa trêve. Puis, les douze premiers unissant, à la fois Leurs frémissements et leurs voix, S’écrièrent: « Voilà le plus horrible rêve! » Les Cheveux. J'aimais ses cheveux noirs comme des fils de jais Et toujours parfumés d'une exquise pommade, Et dans ces lacs d'ébène où parfois je plongeais S'assoupissait toujours ma luxure nomade. Une âme, un souffle, un coeur, vivaient dans ces cheveux, Puisqu'ils étaient songeurs, animés et sensibles. Moi, le voyant, j'ai lu de bizarres aveux Dans le miroitement de leurs yeux invisibles. La voix morte du spectre à travers son linceul, Le verbe du silence au fond de l'air nocturne, Ils l'avaient! voix unique au monde, que moi seul J'entendais résonner dans mon coeur taciturne. Avec la clarté blanche et rose de sa peau Ils contrastaient ainsi que l'aurore avec l'ombre; Quand ils flottaient, c'était le funèbre drapeau Que son spleen arborait à sa figure sombre. Coupés, en torsions exquises se dressant, Sorte de végétal ayant l'humaine gloire, Avec leur aspect fauve étrange et saisissant Il figuraient à l'oeil une mousse très-noire. Épars, sur les reins nus, aux pieds qu'ils côtoyaient Ils faisaient vaguement des caresses musquées, Aux lueurs de la lampe, ardents, ils chatoyaient, Comme en un clair-obscur l'oeil des filles masquées. Quelquefois, ils avaient de gentils mouvements Comme ceux des lézards aux flancs d'une rocaille; Ils aimaient les rubis, l'or, et les diamants, Les épingles d'ivoire et les peignes d'écaille. Dans l'alcôve où brûlé de désirs éternels J'aiguillonnais en vain ma chair exténuée, Je les enveloppais de baisers solennels, Étreignant l'idéal dans leur sombre nuée!... Des résilles de soie, où leurs anneaux mêlés S'enroulaient pour dormir ainsi que des vipères, Ils tombaient d'un seul bond, touffus et crespelés, Dans les plis des jupons, leurs chuchotants repaires. Aucun homme avant moi ne les ayant humés, Ils ne connaissaient pas les débauches sordides; Virginalement noirs sous mes regards pâmés Ils noyaient l'oreiller avec des airs candides. Quand les brumes d'hiver rendaient les cieux blafards, Ils s'entassaient grisés par le parfum des fioles, Mais ils flottaient, l'été, sur les blancs nénuphars, Au glissement berceur et langoureux des yoles. Alors, ils préféraient les bluets aux saphirs, Les roses au corail, et les lys aux opales. Ils frémissaient au souffle embaumé des zéphyrs, Simplement couronnés de marguerites pâles!... Quand parfois ils quittaient le lit, brûlants et las, Pour venir aspirer la fraîcheur des aurores, Ils s'épanouissaient au parfum des lilas Dans un cadre chantant d'oiseaux multicolores. Et la nuit, s'endormant dans la tiédeur de l'air Si calme qu'il n'eût pas fait palpiter des toiles, Il recevaient ravis -du haut du grand ciel clair - La bénédiction muette des étoiles. Mais elle pâlissait; de jour en jour sa chair Quittait son ossature atome par atome, Et navré, je voyais son pauvre corps si cher Prendre insensiblement l'allure d'un fantôme. Puis, à mesure, hélas! que mes regards plongeaient Dans ses yeux qu'éteignait la mort insatiable, De moments en moments, ses cheveux s'allongeaient, Entraînant par leur poids sa tête inoubliable. Et quand elle mourut au fond du vieux manoir, Ils avaient tant poussé pendant son agonie, Que j'en enveloppai comme d'un linceul noir Celle qui m'abreuvait de tendresse infinie!... Ainsi donc, tes cheveux furent tes assassins. Leur longueur anormale à la fin t'a tuée; Mais, comme aux jours bénis où fleurissaient tes seins, Dans le fond de mon coeur, je t'ai perpétuée!... L’Herbe. Gloire à l’Herbe, à jamais nourricière et décor Des bons ruminants vénérables, Et qui, fêtant la Vie, agrémente la Mort, Fleurit nos cendres misérables! L’Herbe! tapis du sol y gardant le dernier L’éclat profond de sa peinture! Nappe de la lumière, écrin de la nature, Pendant son rêve printanier! Sous le vibrant azur s’allume sa surface Qui miroite à frissons lustrés; Les arbres et les rocs surgisssent plus sacrés Dans ce reposoir de l’espace, Même lorsque l’hiver l’éteint sous le ciel morne, La glace du froid des tombeaux, Elle étend, noble encor, sa nudité qui s’orne Du noir bleu grouillant des corbeaux. Par la voix des grillons qui peuplent son mystère, Elle chante pendant l’été Le mystique unisson des cieux et de la terre, L’extase de l’immensité! Enfin! le cher Printemps berce l’âme et la vue. . . Avide, on contemple de près L’herbe toute nouvelle et déjà si touffue, D’un verni si tendre et si frais. A nos ennuis le sol a rendu le remède, L’apaisement ensorceleur, Par la reposante couleur De sa belle toison qui tremble au zéphyr tiède. L’herbe triomphe avec le lézard, l’oiselet, Avec la coccinelle ronde, Avec les gazouillis, les souffles, les reflets Exhalés par l’air et par l’onde. Tous les verts, depuis ceux du nuage superbe Jusqu’à ceux des mousses des bois, Y sont fondus!. . . Pour voir tous ces verts à la fois Il suffit de regarder l’herbe! Ici, parmi ses brins, feuilles et longues tiges, Dans une extase qui frémit, Elle offre, diapré, le délicat prestige De fleurs qui sont fleurs à demi. Et, par coins, se mêlant aux boutons d’or nabots, Aux minuscules marguerites Où va le papillon comme autour des flambeaux, La fougère qui croît, sans trop se dépêcher, Fait des crosses d’évêque humbles, toutes petites Entre l’arbuste et le rocher. La Soirée Verte. Le soir tombait avec une lenteur magique, La grande nappe d’eau qui dormait sans un pli Répercutait profonds dans son miroir poli Le nuage rampant et l’arbre léthargique. Le seul glissottement des sources de la rive Pleurant dans le silence un goutteleux soupir Berçait l’air engourdi que le muet zéphyr Coupait, tiède et frôlant, d’une haleine furtive. Tous brumeusement clairs, trembleusement inertes, Les rocs et les buissons, les taillis du coteau, Les murs du vieux moulin, la tour du vieux château Vivaient dans ce bain noir traversé d’ombres vertes. La douceur descendait de la nue en extase Sur ces vallonnements, qui devenaient blafards, Et la mort du soleil rosait les nénuphars Entre les joncs pourprés qui saignaient sur la vase. La nuit s’approchait, molle et chaude, Le ciel s’était lamé d’un glacis d’émeraude Que la lune allait argenter. Et voici qu’à l’heure où tout se recueille L’onde, elle aussi, pour m’enchanter, Avait pris la couleur du ciel et de la feuille. La Bonté. Si rare, c’est la souveraine, La délectable qualité. Elle-même la Pureté S’incline devant cette reine. Toute bonté dont la présence Ne subjugue pas les esprits N’est qu’une forme du mépris, N’est qu’un goût de la bienfaisance. Elle déroute le moqueur, Prend le fou non moins que le sage: C’est la violette du coeur Embaumant tout sur son passage. Rien ne l’aigrit et rien ne l’use, Elle vit sa sérénité Les yeux sur la fatalité Qu’elle bénit ou qu’elle excuse. Ce qu’on lui dit, elle le croit, A tout venant elle se donne, Et, sans réserve, elle pardonne Au crime dont elle a l’effroi. Ses regards joyeux ou moroses Devant les bonheurs ou les maux Se font doux pour les animaux Et respectueux pour les choses. La Bonté? C’est pour notre monde Plein de révolte et de douleur, Ce qu’est l’averse pour la fleur, Ce qu’est le frais zéphyr pour l’onde. Sa vue à notre esprit sournois Inspire tant de confiance Qu’elle nous soulage du poids Opprimant de la conscience. Moins mauvais à sa seule approche, Toujours meilleur en la suivant, Certe! à la fréquenter souvent, On aurait l’âme sans reproche. Car, elle devient la compagne Si chère à notre sentiment Que, par degrés d’enchantement, Elle nous pénètre et nous gagne. En morale, plus d’un austère Est moins diamant que charbon: On peut avoir, sans être bon, Toutes les vertus de la terre. Au contraire, cette âme soeur Réunissant tous les mérites Offre, comme les marguerites, Simplicité blanche et douceur. Elle a dans nos deuils et nos bruines Des baumes toujours épanchés, Sur nos coeurs brûlés de péchés, Recroquevillés d’amertumes. Elle rassure les alarmes, Redonne la compassion, Et la pleureuse émotion Aux déshabitués des larmes. Le vrai bon change l’atmosphère Autour de tous: au fond de soi L’apaisement qu’on en reçoit Fait qu’aussitôt on le révère. Quand il part, il laisse après lui, Comme un sillage de tendresse, De placide et claire allégresse Qui rayonne sur votre ennui. Toujours ses tranquilles paupières Se relèvent sur des yeux francs, Et, quand sa voix plaint des souffrants, Elle ferait pleurer les pierres. Il a, semble-t-il, dans son geste Et dans sa parole d’enfant Je ne sais quoi qui vous défend Contre l’Impur et le Funeste. Ses mouvements comme ses pauses Vous calment, son aspect sourit. . . Il met du repos dans l’esprit Et de la gaieté sur les choses! Venant de vous rendre service, Il veut encor vous obliger, Et s’offre, sans peur du danger, Et sans regret du sacrifice. On dirait, telle est sa constance Dans l’indifférence pour lui Qu’il trouve à satisfaire autrui Le motif de son existence. De corps, il peut être tortu, D’une laideur abjecte, énorme, Il est relevé dans sa forme Pour la beauté de sa vertu. Heureux l’enfant, l’homme ou la femme Qui la possède, la Bonté! Il régale l’humanité Avec le meilleur de son âme. Le penseur et le solitaire Admirent ce trésor da coeur, Si riche avec tant de longueur, Si simple avec tant de mystère. D’allure nullement mystique Elle est humaine de tout point, Mais elle ne s’explique point Cette vertu plutôt rustique. Elle figure à la raison L’apitoiement de la nature Sur la vie et sur sa torture, Sur la mort et sur son poison. L’inconnu qui nous la dispense A prévu son heureux effet Et tout le mal qu’il nous a fait Un peu par elle il le compense. Sans le vouloir est-elle égale?. . . Qu’importe! Honorons son instinct Qui lui donne chaque matin Cette franche humeur de cigale. Et même, comme tel méchant Le déclare d’un ton tranchant, Si bonté veut dire sottise: La plus grande gloire ici-bas, C’est de garder, jusqu’au trépas, La sainteté de la bêtise. . . LES BÊTES (1911) Etude De Chat. Longue oreille, des crocs intacts, de vrais ivoires, Le corps svelte quoique râblu, Son beau pelage court et gris à barres noires Lui faisant un maillot velu; Des yeux émeraudés, vieil or, mouillant leur flamme Qui, doux énigmatiquement, Donnent à son minois le mièvre et le charmant, D’un joli visage de femme. Avec cela rôdeur de gouttières, très brave, Fort et subtil, tel est ce chat, Pratiquant à loisir le bond et l’entrechat, Au grenier comme dans la cave. Aujourd’hui depuis l’aube, ayant bien ripaillé Au vieux château qui le vit naître, Il est, sur son fauteuil poudreux et dépaillé, Accroupi devant la fenêtre. Il pleuvasse un peu, mais pour ce craintif de l’eau L’ondée a trop de violence; Il reste au gîte, y fait son ronronnant solo Dans la musique du silence. Confit en sa mollesse, il peine à s’étirer, Piète, sort sa griffe, la rentre; Pour le moment, sans puce, et gavé son plein ventre, Il n’a plus rien à désirer. Une poussière ayant picoté son nez rose, Il éternue, et comme un loir, Il s’étend paresseux, chargé de nonchaloir, Et genoux pliés se repose. L’oeil mi-clos, rêvassant plutôt qu’il ne sommeille, Gardant l’ouïe et l’odorat, Il guigne le grillon du mur, flaire le rat, Écoute ronfler une abeille. Le temps passe, à la fin, de sieste en somnolence, Il s’endort, puis, se réveillant, Se rendort de nouveau, se réveille en bâillant, Tant qu’il sort de son indolence. Il toussote, se mouche et se désassoupit, Bombe son échine et la creuse En redressant sa queue alerte, toute heureuse D’avoir terminé son répit. A l’oeuvre maintenant! toilette et gratterie L’absorbent tout entier. Le chat, Si propre tel qu’il est, si bien peigné déjà, Se lisse avec coquetterie. Que par hasard un poil se colle sur sa langue, Pour l’avaler, le miauleur Grimace en mâchonnant, fait comme un beau parleur Qui s’empêtre dans sa harangue. A piochement de tête onduleux, brusque et drôle, Il se râpe le bas du cou; Des griffes et des dents il insiste beaucoup Aux démangeaisons de l’épaule. Son opération, d’un arrêt s’entrecoupe: Il tend son regard et son flair, Et le col et les reins en arc, la cuisse en l’air, Lèche les abords de sa croupe. Sans voir ce que la pluie en tapotant gribouille Sur la crasse de son carreau, Il humecte longtemps le caoutchouc noiraud De sa patte, et se débarbouille. Éveillée à présent, mutine se détache Sur un fond d’ombre vague aux clairs-obscurs tremblants, Sa frimousse qui montre espacés et tout blancs Les poils raides et droits lui servant de moustache. Mais la pluie a cessé. Quelqu’un entre soudain. Le matou sort d’un bond, gagne cour et jardin, Et bientôt on le voit marchant à pas tranquilles Au long du vieux chenal, sur la mousse des tuiles. Mort De Pistolet. Mon fidèle partout, sûr en toute saison, Par qui je ruminais des chimères meilleures, Ma vraie âme damnée, humble à toutes les heures, Mon ami des chemins comme de la maison. Mon veilleur qui, pour moi, faisait guetter son somme, Qui, par sa tendre humeur, engourdissait mon mal, M’offrant sans cesse, au lieu du renfermé de l’homme, Dans ses bons yeux parlants, son âme d’animal. Il repose à jamais là, mangé par la terre, Mais je l’ai tant aimé, d’un coeur si solitaire, Que tout son cher aspect, tel qu’il fut, me revient. L’appel de mon regret met toujours à mes trousses, Retrottinant, câlin sous ses couleurs brun-rousses, Le fantôme béni de mon pauvre vieux chien. Le Viel Ane. Sa prunelle qui fut limpide Exprime en son vitreux noyé L’accablement stupéfié, La résignation torpide. Ratatiné de long en large, Très vieux, infirme, il se maintient Dans le tourment quotidien Des coups, du jeûne et de la charge. Sa croix noire sur ses reins gris Est encore des mieux marquées, Mais ses côtes, saillant arquées, Semblent cercler ses flancs meurtris. Ses fatigues, toujours pareilles, Aujourd’hui, demain, comme hier, Ont fait perdre leur aspect fier A son cou comme à ses oreilles. Celui-là tortueux se tend Vers ses pieds, champignons de corne; Celles-ci ploient leur longueur morne, Tombent flasques en s’écartant. Tout à l’aise la mouche pique, La teigne mange à belles dents Son ventre si creux en dedans Qui pend chenu, presque hydropique. Coudant ses jambes si peu hautes, Il a l’air de crouler. Son dos Tout encoché par les fardeaux Se cintre au rebours de ses côtes. Assurément, il est entier, Mais jamais plus il ne le montre A la femelle qu’il rencontre Sur la route ou par le sentier. Il pleure son ardeur éteinte Par son mutisme sépulcral, Ou par un hi-han guttural Qui tient du râle et de la plainte. Jadis, ses dents à coups égaux Rythmaient son broutement avide, Maintenant sa mâchoire est vide Et n’a plus même de chicots. De son mieux il suce, il triture Herbe ou grain qu’il ne peut broyer; C’est à force de la mouiller Qu’il avale sa nourriture. Et tandis que sa tête blanche Se laisse de plus en plus choir, Sa queue est un vain émouchoir Dont il ne reste que le manche. Cette ruine m’intéresse, J’aime ce baudet dévasté Et j’ai pour sa difformité Une pitié qui la caresse, Nettement peinte et prononcée, Sa silhouette m’apparaît Et, comme un cauchemar secret, Est vision dans ma pensée. Demeuré longtemps sans le voir, Là, par hasard, à l’improviste, En un marécageux coin triste, Je le retrouve enfin ce soir. Moutons et vaches se rassemblent, Sans paître, il reste éloigné d’eux, Il va d’un boitement hideux En cognant ses jarrets qui tremblent. Ses pieds de devant à la chaîne, Se levant tous deux à la fois, Il saute raide comme en bois, Et puis retombe et se retraîne. Seul, hélas! du petit troupeau, Il s’appareille à la ravine Montrant ses rocs sous son épine, Comme lui, ses os sous sa peau. Tout le lugubre de l’endroit En cet infortuné s’incarne, Sa forme encore se décharne Avec la clarté qui décroît. Spectral sur l’ombre déjà noire, Maudit, sinistre, à l’abandon, Il rampe affreux près du chardon Trop impossible à sa mâchoire. Et l’horreur me prend à la fin, Je me sens l’âme épouvantée Par cette maigreur qu’ont sculptée Le temps, le travail et la faim. En frémissant je me retire; Dans la nuit, la brume et le vent, Me suit le squelette vivant De la pauvre bête martyre. L’Aigle. L’aigle est l’enfant des rocs où s’incruste sa griffe, Tout le fauve des bois se retrouve, augmenté, Dans son plumage épais et plat, trop dur planté, Trop dru pour que jamais nul vent ne l’ébouriffe. Ses yeux de braise ardente aux luisants de citernes, Avec leurs durs regards aussi longs qu’acérés, Vrillent l’obscur compact des bas-fonds enterrés, Lisent le labyrinthe égarant des cavernes. Déjà si beau perché, l’aigle se transfigure, Est le roi de l’éther et l’âme da zénith, Quand ses ailes battant les monstres de granit Ont dans leur planement roidi leur envergure. Seul son haut vol que rien ne devance et n’arrête Met une ombre de vie au bleu des cieux déserts. Vogueur indéfini dans la houle des airs, Il a deux avirons qui brassent la tempête, Et son bec qui saurait lui creuser un repaire! Aux taillants et crochu par les glaciers fourbis, Fait pour hisser aux rocs la bêlante brebis Et pour clouer au sol la sifflante vipère! Brusque, au poitrail d’un boeuf, sa serre qui l’enlace Lui farfouille le coeur de son ongleux étau: Alors comme un boucher tranche avec un couteau, Il peut avec son bec le dépecer sur place. Ainsi construit pour vivre au sein des vastitudes, Il tient vallons, plateaux, profondeurs et lointain, Et tandis que, partout il est sûr du butin, Son vieil orgueil amer peuple ses solitudes. Après qu’il a mangé bien fraîche sa victime, En laissant la carcasse au charogneux vautour, Il repart en tous sens ou reprend tour à tour Son fougueux va-et-vient du faîte et de l’abîme. Du fond des noirs chaos dont la mort est l’hôtesse, Où l’arbre est l’englouti des gaves, des limons, Il s’enlève, soudain, dans la clarté des monts, Faisant vers leur sommet fulgurer sa vitesse. Puis, dans ces trous béants de la terre en désastre, Si prompt il redescend qu’il a, presque à la fois, Joints et mêlés sur lui, souffles chauds, souffles froids, La poussière de l’onde et la vapeur de l’astre. Aussi sûr que l’insecte au fin bout d’une tige, Il se tient sur un pied aux aiguilles des rocs, De la sorte, au-dessus des puits d’ombre et des blocs, Il aime à savourer son dédain du vertige. En déluges croulants le ciel peut se dissoudre, Il prend son large vol tenté par l’incertain, Croise avec les éclairs son lorgnement hautain, Aspire le cyclone à côté de la foudre! Les reflets de la neige et ses froides épices Lui font les airs plus purs, plus subtils et plus blancs; La rumeur des sapins vert noir, toujours tremblants, Berce sa songerie au bord des précipices. Ces arbres mettent là, par le deuil de leurs teintes, Comme un lien d’horreur sauvage entre eux et lui Et la communion de son royal ennui, Par son silence altier s’opère avec leurs plaintes. Ayant l’azur pour toit, la terre pour auberge, Le culminant obstacle et le vent pour jouets, Farouche il reste, au gré de ses âpres souhaits, Le solitaire intact dans sa liberté vierge. Son nid, même sa proie, amours, progéniture, Qu’importe à son humeur qui veut l’espace fou! Délaissé volontaire, il sacrifiera tout A ce goût d’abandon qu’il tient de la nature. Que l’enchantement noir de la nuit taciturne Par les clignotants vils soit recherché, voulu. . . A l’aigle il faut les feux du grand dieu chevelu, Le mystère aveuglant du flamboiement diurne! D’un coup d’aile, jailli des plus profonds abîmes, Vorace de soleil, pour s’en gaver les yeux, Il dépasse les monts et reste, glorieux, La hauteur souveraine entre toutes les cimes. Fauve amant de la nue où tend son vol avide, Il cogne, incorruptible en sa morne fierté, Au front de la lumière et de l’immensité, Son rêve d’infini, son ivresse du vide! DERNIERS VERS (1919) Les Météores. (Imité des Phares de Baudelaire) Hugo! monde farouche! Etna de poésie! Pour l’éteindre, la mer n’aurait pas assez d’eau. Prodigieux contraste! immense fantaisie! Créant Esméralda près de Quasimodo!. . . Hugo! c’est le clairon gigantesque qui sonne La fanfare du droit et de la liberté! Et ses vers, blancs chevaux que l’art caparaçonne, Galopent dans la nuit du rêve illimité. Barbier! brasier lyrique où l’ïambe s’allume! Forge cyclopéenne et rugissante! enfer Où le métal rougi se tord sur une enclume Que martèlent sans fin des assommeurs de fer. Lamartine! Eden pur où des harpes étranges Vibrent si doucement dans un air embaumé Qu’on dirait un écho de la lyre des anges Tombé du haut du ciel sur le monde charmé. Alexandre Dumas! où les drames bouillonnent, Phalange de héros fiers comme des défis! Vaste océan d’humour que les rires sillonnent, O colosse! à quelle oeuvre énorme tu suffis. Balzac! burin du siècle imprégné de névrose Qui, sur tous les métaux avec férocité, Se condamne à graver des poèmes en prose Où vibrent les sanglots de la modernité. Balzac! sombre théâtre où l’humanité joue, Rue étrange où l’avare au bras de la catin Passent, la boue au coeur et le fard sur la joue, Suivis de l’adultère infâme et clandestin! George Sand! à jamais reine des bucoliques! Musique des baisers d’une exquise longueur! Clairière de l’extase, où les mélancoliques Vont se griser d’amour, de vague et de langueur. Musset! île de foi dans l’océan du doute, Rêve d’amour éclos sur un corps acheté, Poison délicieux qu’on aime et qu’on redoute Tant l’ivresse qu’il donne a de morosité. De Vigny! crépuscule automnal où l’on hume Le mystère des bois, où l’oiseau jase encor Et qu’attriste parfois au milieu de la brume La fanfare plaintive et lointaine du cor. Gautier! ciseau païen sculptant dans la matière Les glorieux contours d’un buste sans égal, Palais de la couleur, où la nature entière Rit sur des plafonds d’or embrumés d’idéal. Bouilhet! ravin boisé dont les bruits vous enchantent, Savoureur d’exotisme et barde magicien, Qui dans un chatoiement d’escarboucles qui chantent Evoque tout un monde antédiluvien. Flaubert! scalpel des sens et bistouri de l’âme Qui fouille l’être et sonde impitoyablement Cette lubricité qui s’appelle: la femme, Et cette lâcheté qui s’appelle: l’amant. Baudelaire! Élixir de spleen et d’ironie, Harem vertigineux des modernes Saphos! Bal sinistre où l’orchestre a des sons d’agonie, Et que la mort traverse en agitant sa faux. Pierre Dupont! senteur, âme des sapinières, Hymne des raisins mùrs et des jaunes épis, Clair de lune irisant les flaques des marnières, Pacage ensoleillé plein de boeufs accroupis. Barbey d’Aurevilly! c’est la plume effroyable, La plume qui fait peur au papier frémissant, Car elle écrit les mots que lui dicte le diable Avec du vitriol, des larmes et du sang. Banville! buisson vert où fauvettes et merles Chantent avec tant d’art que plus d’un rossignol Jalouse leur gosier d’où s’échappent en perles Le lyrisme d’Orphée et l’entrain de Guignol! Et Leconte de Lisle! âme des pics farouches Contre qui vainement la foudre se rua! Forêt vierge où se mêle au vol des oiseaux-mouches Le rampement du tigre et du serpent boa. Poètes! vin du coeur! suprême friandise! Je m’abreuve à longs traits de vos chères saveurs! La vie est un enfer où je m’emparadise Puisque je bois votre âme, ô sublimes rêveurs! Langages Du Rêve. Des sons devenus la parole De tout l’humain inexprimé, Comme un cri nombreux et rythmé De la pensée obscure et folle. . . Un langage extraordinaire Qui vous chante autant d’inconnu Que la mer, le ruisseau menu, Le vent, la pluie et le tonnerre. . . Un bruit subtil, ensorcelant, Grinçant le cauchemar, parlant La nature et le fantastique, Assez mélancolique et beau Pour interpréter le tombeau Et l’au delà. . . C’est la Musique! Le Corbeau. (Traduit d’Edgar Poe) Vers le sombre minuit, tandis que fatigué J’étais à méditer sur maint volume rare Pour tout autre que moi dans l’oubli relégué, Pendant que je plongeais dans un rêve bizarre, Il se fit tout à coup comme un tapotement De quelqu’un qui viendrait frapper tout doucement Chez moi. Je dis alors, bâillant, d’une voix morte: « C’est quelque visiteur :oui :qui frappe à ma porte: C’est cela seul et rien de plus! » Ah! très distinctement je m en souviens! c’était Par un âpre décembre :au fond du foyer pâle, Chaque braise à son tour lentement s’émiettait, En brodant le plancher du reflet de son râle. Avide du matin, le regard indécis, J’avais lu, sans que ma tristesse eût un sursis, Ma tristesse pour l’ange enfui dans le mystère, Que l’on nomme là-haut Lenore, et que sur terre On ne nommera jamais plus! Et les rideaux pourprés sortaient de la torpeur, Et leur soyeuse voix si triste et si menue Me faisait tressaillir, m’emplissait d’une peur Fantastique et pour moi jusqu’alors inconnue: Si bien que pour calmer enfin le battement De mon coeur, je redis debout: « Évidemment C’est quelqu’un attardé qui, par ce noir décembre, Est venu frapper à la porte de ma chambre; C’est cela même et rien de plus. » Pourtant, je me remis bientôt de mon émoi, Et sans temporiser: « Monsieur, dis-je, ou madame, Madame ou bien monsieur, de grâce, excusez-moi De vous laisser ainsi dehors, mais, sur mon âme, Je sommeillais, et vous, vous avez tapoté Si doucement à ma porte, qu’en vérité A peine était-ce un bruit humain que l’on entende! » Et cela dit, j’ouvris la porte toute grande: Les ténèbres et rien de plus! Longuement à pleins yeux, je restai là, scrutant Les ténèbres! rêvant des rêves qu’ aucun homme N’osa jamais rêver! stupéfait, hésitant, Confondu et béant d’angoisse :mais, en somme, Pas un bruit ne troubla le silence enchanté Et rien ne frissonna dans l’immobilité; Un seul nom fut soufflé par une voix: « Lenore! » C’était ma propre voix! :l’écho, plus bas encore, Redit ce mot et rien de plus! Je rentrai dans ma chambre à pas lents, et, tandis Que mon âme, au milieu d’un flamboyant vertige, Se sentait défaillir et rouler, :j’entendis Un second coup plus fort que le premier. :Tiens! dis-je, On cogne à mon volet! Diable! je vais y voir! Qu’est-ce que mon volet pourrait donc bien avoir? Car il a quelque chose l allons à la fenêtre Et sachons, sans trembler, ce que cela peut être! C’est la rafale et rien de plus! Lors, j’ouvris la fenêtre et voilà qu’à grand bruit, Un corbeau de la plus merveilleuse apparence Entra, majestueux et noir comme la nuit. Il ne s’arrêta pas, mais plein d’irrévérence Brusque, d’un air de lord ou de lady, s’en vint S’abattre et se percher sur le buste divin De Pallas, sur le buste à couleur pâle, en sorte Qu’il se jucha tout juste au-dessus de ma porte. . .. Il s’installa, puis rien de plus! Et comme il induisait mon pauvre coeur amer A sourire, l’oiseau de si mauvais augure, Par l’âpre gravité de sa pose et par l’air Profondément rigide empreint sur sa figure, Alors, me décidant à parler le premier: « Tu n’es pas un poltron, bien que sans nul cimier Sur la tête, lui dis-je, ô rôdeur des ténèbres, Comment t’appelle-t-on sur les rives funèbres? » L’oiseau répondit: « Jamais plus! » J’admirai qu’il comprît la parole aussi bien Malgré cette réponse à peine intelligible Et de peu de secours, car mon esprit convient Que jamais aucun homme existant et tangible Ne put voir au-dessus de sa porte un corbeau, Non, jamais ne put voir une bête, un oiseau, Par un sombre minuit, dans sa chambre, tout juste Au-dessus de sa porte installé sur un buste, Se nommant ainsi: « Jamais plus! » Mais ce mot fut le seul que l’oiseau proféra Comme s’il y versait son âme tout entière, Puis, sans rien ajouter de plus, il demeura Inertement figé dans sa raideur altière, Jusqu’à ce que j’en vinsse à murmurer ceci: :Comme tant d’autres, lui va me quitter aussi, Comme mes vieux espoirs que je croyais fidèles, Vers le matin il va s’enfuir à tire-d’ailes! L’oiseau dit alors: « Jamais plus! » Sa réponse jetée avec tant d’à-propos Me fit tressaillir. « C’est tout ce qu’il doit connaître, Me dis-je, sans nul doute il recueillit ces mots Chez quelque infortuné, chez quelque pauvre maître Que le deuil implacable a poursuivi sans frein, Jusqu’à ce que ses chants n’eussent plus qu’un refrain, Jusqu’à ce que sa plainte à jamais désolée Comme un De profondis de sa joie envolée, Eût pris ce refrain: « Jamais plus! » Ainsi je me parlais, mais le grave corbeau, Induisant derechef tout mon coeur à sourire, Je roulai vite un siège en face de l’oiseau, Me demandant ce que tout cela voulait dire. J’y réfléchis, et, dans mon fauteuil de velours, Je cherchai ce que cet oiseau des anciens jours Ce que ce triste oiseau, sombre, augurai et maigre, Voulait me faire entendre en croassant cet aigre Et lamentable: « Jamais plus! » Et j’étais là, plongé dans un rêve obsédant, Laissant la conjecture en moi filer sa trame, Mais n’interrogeant plus l’oiseau dont l’oeil ardent Me brûlait maintenant jusques au fond de l’âme, Je creusais tout cela comme un mauvais dessein, Béant, la tête sur le velours du coussin, Ce velours violet caressé par la lampe, Et que sa tête, à ma Lenore, que sa tempe Ne pressera plus, jamais plus! Alors l’air me sembla lourd, parfumé par un Invisilile encensoir que balançaient des anges, Dont les pas effleuraient le tapis rouge et brun, Et glissaient avec des bruissements étranges. Malheureux! M’écriai-je, il t’arrive du ciel, Un peu de népenthès pour adoucir ton fiel, Prends-le donc ce répit qu’un séraphin t’apporte, Bois ce bon népenthès, oublie enfin la morte! Le corbeau grinça: « Jamais plus! » Prophète de malheur! oiseau noir ou démon, Criai-je, que tu sois un messager du diable, Ou bien que la tempête, ainsi qu’un goémon T’ait simplement jeté dans ce lieu pitoyable, Dans ce logis hanté par l’horreur et l’effroi, Valeureux naufragé, sincèrement, dis-moi, S’il est, s’il est sur terre un baume de Judée, Qui puisse encor guérir mon âme corrodée? Le corbeau glapit: « Jamais plus! » Prophète de malheur, oiseau noir ou démon, Par ce grand ciel tendu sur nous, sorcier d’ébène, Par ce Dieu que bénit notre même limon, Dis à ce malheureux damné chargé de peine, Si dans le paradis qui ne doit pas cesser, Oh! dis-lui s’il pourra quelque jour embrasser La précieuse enfant que tout son corps adore, La sainte enfant que les anges nomment Lenore? Le corbeau gémit: « Jamais plus! » Alors, séparons-nous! puisqu’il en est ainsi, Hurlai-je en me dressant! rentre aux enfers! replonge Dans la tempête affreuse! Oh! pars! ne laisse ici, Pas une seule plume évoquant ton mensonge! Monstre! fuis pour toujours mon gîte inviolé, Désaccroche ton bec de mon coeur désolé! Va-t-en! bête maudite, et que ton spectre sorte Et soit précipité loin, bien loin de ma porte! Le corbeau râla: « Jamais plus! » Et sur le buste austère et pâle de Pallas, L’immuable corbeau reste installé sans trêve; Au-dessus de ma porte il est toujours, hélas! Et ses yeux sont en tout ceux d’un démon qui rêve; Et l’éclair de la lampe, en ricochant sur lui, Projette sa grande ombre au parquet chaque nuit; Et ma pauvre âme, hors du cercle de cette ombre Qui gît en vacillant :là :sur le plancher sombre, Ne montera plus, jamais plus! Le Vers Conquérant (Traduit d’Edgar Poe) Or, c’est nuit de gala! durant ces jours de larmes, De nombreux séraphins en pleurs, le front voilé, Sont assis au milieu d’un théâtre isolé Pour voir un drame plein d’espérance et d’alarmes. Cependant que l’orchestre aussi doux qu’un soupir Ou qu’un souffle qui rôde au fond des atmosphères Joue extatiquement la musique des sphères Et s’arrête et reprend pour encor s’assoupir. On aperçoit causant, marmottant à voix basse, Des mimes façonnés à l’image de Dieu; Et chacun se démène et tourne tant qu’il peut, Infortuné pantin, qui va, passe et repasse Au gré d’êtres géants sans forme ni couleur Qui déplacent la scène et dont le sailes fauves Avec le bruit que font celles des vautours chauves S’ouvrent en secouant l’invisible malheur. Ce drame tourmenté, certe, est inoubliable Avec son ombre vaine, insaisissable aimant Qu’une foule poursuit sempiternellement Sans l’atteindre, à travers un cercle invariable, Un cercle possédé d’un tournoiement fatal Qui revient sur lui-même, et toujours recommence: Et l’âme de l’intrigue est beaucoup de démence, Plus encor de péché, de vertige et de mal. Mais un être rampant que l’on entend à peine Fait soudain son entrée :un être inattendu Qui, parmi les acteurs, s’avance, affreux, tordu, Rouge de sang, du coin le plus noir de la scène. Il se tord! il se tord! tout le tas effrayé Fou d’angoisse, devient sa pâture, et chaque ange Se lamente en voyant les dents du ver qui mange Et mâche des morceaux de sang humain caillé. Alors tous las flambeaux s’éteignent dans la fête, Et sur chaque fantôme empli de longs effrois, Le rideau, vaste drap mortuaire aux plis froids, Croule avec le fracas d’une brusque tempête. Et les anges debout, dévoilés et pleurant, Affirment que ce drame où l’horreur se consomme Est une tragédie ayant pour titre: « l’Homme! » Et dont l’humble héros est le ver conquérant! La Dormeuse. (Traduit d’Edgar Poe) A minuit, dans le mois de juin, lorsque tout dort, Je reste seul debout sous la lune mystique: Une brume bleuâtre, humide et fantastique Filtre impalpablement de ses bordures d’or; Et tombant goutte à goutte au milieu du mystère Sur le sommet du pic taciturne et dormant, Avec un musical et doux bruissement Ruisselle et va glisser jusqu’au fond de la terre. Le manoir écroulé qui n’est plus qu’un lambeau S’affaisse en se drapant dans une vapeur vague, Le triste nénuphar oscille sur la vague, Et le gai romarin frémit sur le tombeau. Le grand lac est figé dans une paix profonde, On dirait le Léthé; regarde, il est pareil Au dormeur à l’affût de son propre sommeil Et qui ne voudrait pas s’éveiller pour un monde! Les vierges à cette heure étendent leurs bras nus Sur les oreillers blancs aux toiles satinées: Et vois, Irène dort avec ses destinées, Là, sa fenêtre ouverte aux souffles inconnus. Mais tu n’y songes pas, ma douce bien aimée? Comment ouvrir ainsi ta fenêtre à la nuit! Le troupeau des zéphyrs qui folâtre sans bruit, Traverse en souriant ta persienne fermée. Les brises de la voûte et du lointain sans fond Dans ta chambre, où pas un objet ne se détache, S’en viennent et s’en vont, jouant à cache-cache Ou comme des parfums s’envolent au plafond; Effleurant tes yeux clos avec leurs pieds d’atomes Elles font tressaillir tes longs rideaux obscurs Tellement que l’on voit des ombres sur les murs Naître et s’évanouir ainsi que des fantômes. N’as-tu pas peur? à quoi rêves-tu, ma beauté? O femme vaporeuse, et plus pâle qu’un marbre, Venue ici bien sûr pour émerveiller l’arbre, La fleur et le gazon de ce parc enchanté Étranges ton costume et ta fière indolence! Ohl mais par-dessus tout! étranges la longueur De tes cheveux épars accablés de langueur Et la solennité de ton morne silence. Elle ne rêve pas, la très chère, elle dort! Sur ses beaux yeux d’azur enviés par les anges Sa paupière engourdie a rapproché ses franges!. . . Puisse-t-elle aussi bien reposer dans la mort! Que le ciel la protège au royaume de l’ombre Quand elle aura quitté, dans un râle étouffant, Sa chambre virginale et sa couche d’enfant Pour un gîte plus pur et pour un lit plus sombre! Que sur son oeil éteint et visible à Dieu seul Sa paupière aux cils d’or reste à jamais scellée, Tandis que tout autour de son blanc mausolée Les spectres passeront dans leur vague linceul!.. Elle dort, mon Irène! Oh! oui! que sous sa pierre Elle dorme à jamais un soleil aussi lourd, Et qu’autour d’elle avec des rampements d’amour Les vers silencieux cheminent dans sa bière!. . . Que sur elle, là-bas, la houleuse forêt, La forêt séculaire et pleine de ténèbres, Par les midis flambants et les minuits funèbres Ouvre sa large voûte au milieu du secret, Sa voûte qui, pareille aux drapeaux des victoires, Ondoyante, avec des claquements glorieux, Si souvent, à la mort de ses nobles aïeux, Referma ses arceaux comme des ailes noires!. . . Qu’elle entre en ce tombeau lointain, désert, affreux, Vainement lapidé par elle, à son aurore!. . . Un sépulcre oublié dont la porte sonore Ne rendra jamais plus cet écho douloureux: Ce formidable écho qui glaçait ses pensées, Quand blême d’épouvante, et le coeur aux aboisz Elle croyait entendre au milieu du grand bois Les sourds gémissements des âmes trépassées! Hélène. (Traduit d’Edgar Poe) I Je te vis une fois, rien qu’une fois! la nuit. A quel moment précis de mes heures damnées? Je dois le taire, mais il y a peu d’années. C’était par un juillet délectable, à minuit. Avec l’ambre argenté de ses lueurs moroses La lune qui cherchait le ciel comme ton coeur Versait la volupté, l’extase et la langueur Sur les visages frais et soulevés des roses. Dans le parc, où le bruit du fantôme épié Troublait seul le repos de l’atmosphère grise, Dans un jardin magique et morne, où nulle brise N’osait bouger, sinon sur la pointe du pied, Versait ses rayons sur les visages des roses Qui, pour remercier ces frôlantes lueurs, Exhalaient leur essence et leurs âmes de fleurs Dans un trépas rempli de la stupeur des choses, Versait son rayon pâle et doux qui tremblotait Sur les visages frais et soulevés des roses Qui riaient et mouraient avec de vagues poses Dans ce jardin d’amour que ta vue enchantait. II C’est là, que dans la plus funèbre des toilettes, Tout en blanc, l’air vitreux comme un spectre endormi, Tu m’apparus, plaintive et couchée à demi Sur un long tertre vert fleuri de violettes, Cependant que du ciel tombait le rayon froid Qui fait l’âme oublieuse et les paupières closes, Sur les visages frais et soulevés des roses Et sur le tien, hélas! soulevé dans l’effroi!. . . III Ce fut la destinée (oh! les âmes blêmies La nomment aussi la Tristesse!) qui, soudain, Me dit de m’arrêter aux grilles du jardin Pour humer le parfum des roses endormies. Le monde se taisait, et tout se tenait coi; Tout! hormis toi, :toi seule :et moi! :comme je tremble! Dieu! comme mon coeur bat vite et fort, quand j’assemble Ces deux mots ces deux mots si simples! :hormis toi Et moi! Je regardai: mirage! erreur! mensonge! Vous savez que ce parc était ensorcelé! La lune déroba son sourire perlé, Et tout subitement disparut comme un songe. Sentiers, mousses, gazons, les grands arbres tordus, Les opulentes fleurs nouvellement écloses, Tout prit la fuite, et le parfum même des roses Finit entre les bras des zéphyrs éperdus: Tout, hormis toi, hormis moins que toi, hormis l’âme, Qui faisait resplendir ton regard anxieux Si douloureusement dirigé vers les cieux, Tout alors s’éteignit comme une vaine flamme. Je ne vis que tes yeux (et pour mon coeur maudit Quelles félicités pouvaient être meilleures?) Je ne vis que tes yeux navrés :pendant des heures Jusqu’à ce que la lune obscure descendit. Oh! quels récits je lus dans ces yeux de colombe! Quel vouloir! quel amour! quelle fatalité!. . . Quelle horreur! quel espoir! quelle tranquillité Dans ces gouffres d’orgueil muets comme la tombe! IV Mais à la fin, voilà que Diane s’enfuit Vers l’ouest orageux où sommeillait la foudre, Et tu semblas au loin te fondre et te dissoudre Ainsi qu’un revenant qui se perd dans la nuit. Et je ne te vis plus, toi! tes yeux seuls restèrent, Ils ne voulurent plus s’en aller :et jamais Ils ne s’en sont allés; l’espoir luit désormais Au seuil de ma demeure où tes yeux s’arrêtèrent.: Ils ne m’ont pas quitté depuis cette nuit-là. Me suivant, me guidant à travers les années, Ils servent mes désirs, règlent mes destinées. En quelque endroit que j’aille, à toute heure ils sont là. Leur rôle est d’épancher la lumière à ma vie, Le mien d’en profiter pour faire mon salut, De m’y purifier pour être un jour l’élu Du bonheur éternel auquel Dieu nous convie. Ils me versent d’en haut l’espoir et la beauté Quand le nocturne ennui file en moi sa quenouille, Mon âme avec ferveur devant eux s’agenouille, Et je défie à leur tutélaire clarté Les hideux cauchemars qui cherchent à m’atteindre; Tandis qu’à l’aube, et même aux feux brûlants du jour, Ils m’éclairent encor; :deux Étoiles d’amour Que le soleil voit luire et ne peut pas éteindre! Source: http://www.poesies.net