Poésies Philosophiques. (1871) Par Louise-Victorine Ackermann. (1813-1890) (D'Après L'Edition De 1885) TABLE DES MATIERES I. Mon Livre II. À la Comète de 1861 III. Les Malheureux IV. L’Amour et la Mort V. Le Positivisme VI. Le Nuage VII. Prométhée VIII. Paroles d’un Amant IX. La Nature à l’Homme X. L’Homme à la Nature XI. La Guerre XII. « Ô Nature ! bientôt » XIII. Satan XIV. De la Lumière! XV. PASCAL XVI. L’Idéal XVII. L’Homme XVIII. « Non, ton éternité » XIX. Le Déluge XX. Le Cri XXI. Une Femme (Parnasse Contemporain) Mon Livre. Je ne vous offre plus pour toutes mélodies Que des cris de révolte et des rimes hardies. Oui ! Mais en m'écoutant si vous alliez pâlir ? Si, surpris des éclats de ma verve imprudente, Vous maudissez la voix énergique et stridente Qui vous aura fait tressaillir ? Pourtant, quand je m'élève à des notes pareilles, Je ne prétends blesser les coeurs ni les oreilles. Même les plus craintifs n'ont point à s'alarmer ; L'accent désespéré sans doute ici domine, Mais je n'ai pas tiré ces sons de ma poitrine Pour le plaisir de blasphémer. Comment ? la Liberté déchaîne ses colères ; Partout, contre l'effort des erreurs séculaires ; La Vérité combat pour s'ouvrir un chemin ; Et je ne prendrais pas parti de ce grand drame ? Quoi ! ce coeur qui bat là, pour être un coeur de femme, En est-il moins un coeur humain ? Est-ce ma faute à moi si dans ces jours de fièvre D'ardentes questions se pressent sur ma lèvre ? Si votre Dieu surtout m'inspire des soupçons ? Si la Nature aussi prend des teintes funèbres, Et si j'ai de mon temps, le long de mes vertèbres, Senti courir tous les frissons ? Jouet depuis longtemps des vents et de la houle, Mon bâtiment fait eau de toutes parts ; il coule. La foudre seule encore à ses signaux répond. Le voyant en péril et loin de toute escale, Au lieu de m'enfermer tremblante à fond de cale, J'ai voulu monter sur le pont. À l'écart, mais debout, là, dans leur lit immense J'ai contemplé le jeu des vagues en démence. Puis, prévoyant bientôt le naufrage et la mort, Au risque d'encourir l'anathème ou le blâme, À deux mains j'ai saisi ce livre de mon âme, Et j'ai lancé par-dessus bord. C'est mon trésor unique, amassé page à page. À le laisser au fond d'une mer sans rivage Disparaître avec moi je n'ai pu consentir. En dépit du courant qui l'emporte ou l'entrave, Qu'il se soutienne donc et surnage en épave Sur ces flots qui vont m'engloutir ! Paris, 7 janvier 1874. À La Comète De 1861. Bel astre voyageur, hôte qui nous arrives Des profondeurs du ciel et qu'on n'attendait pas, Où vas-tu ? Quel dessein pousse vers nous tes pas ? Toi qui vogues au large en cette mer sans rives, Sur ta route, aussi loin que ton regard atteint, N'as-tu vu comme ici que douleurs et misères ? Dans ces mondes épars, dis ! avons-nous des frères ? T'ont-ils chargé pour nous de leur salut lointain ? Ah ! quand tu reviendras, peut-être de la terre L'homme aura disparu. Du fond de ce séjour Si son oeil ne doit pas contempler ton retour, Si ce globe épuisé s'est éteint solitaire, Dans l'espace infini poursuivant ton chemin, Du moins jette au passage, astre errant et rapide, Un regard de pitié sur le théâtre vide De tant de maux soufferts et du labeur humain. Les Malheureux. À Louise Read La trompette a sonné. Des tombes entr'ouvertes Les pâles habitants ont tout à coup frémi. Ils se lèvent, laissant ces demeures désertes Où dans l'ombre et la paix leur poussière a dormi. Quelgues morts cependant sont restés immobiles ; Ils ont tout entendu, mais le divin clairon Ni l'ange qui les presse à ces derniers asiles Ne les arracheront. « Quoi ! renaître ! revoir le ciel et la lumière, Ces témoins d'un malheur qui n'est point oublié, Eux qui sur nos douleurs et sur notre misère Ont souri sans pitié ! Non, non ! Plutôt la Nuit, la Nuit sombre, éternelle ! Fille du vieux Chaos, garde-nous sous ton aile. Et toi, soeur du Sommeil, toi qui nous as bercés, Mort, ne nous livre pas ; contre ton sein fidèle Tiens-nous bien embrassés. Ah! l'heure où tu parus est à jamais bénie ; Sur notre front meurtri que ton baiser fut doux ! Quand tout nous rejetait, le néant et la vie, Tes bras compatissants, ô notre unique amie ! Se sont ouverts pour nous. Nous arrivions à toi, venant d'un long voyage, Battus par tous les vents, haletants, harassés. L'Espérance elle-même, au plus fort de l'orage, Nous avait délaissés. Nous n'avions rencontré que désespoir et doute, Perdus parmi les flots d'un monde indifférent ; Où d'autres s'arrêtaient enchantés sur la route, Nous errions en pleurant. Près de nous la Jeunesse a passé, les mains vides, Sans nous avoir fêtés, sans nous avoir souri. Les sources de l'amour sous nos lèvres avides, Comme une eau fugitive, au printemps ont tari. Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte. Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri Parfois s'offrait à nous sur la route déserte, Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient : Tout devenait roseau quand nos coeurs s'y posaient. Au gouffre que pour nous creusait la Destinée Une invisible main nous poussait acharnée. Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper, A nos côtés marchait le Malheur inflexible. Nous portions une plaie à chaque endroit sensible, Et l'aveugle Hasard savait où nous frapper. Peut-être aurions-nous droit aux celestes délices ; Non ! ce n'est point à nous de redouter l'enfer, Car nos fautes n'ont pas mérité de supplices : Si nous avons failli, nous avons tant souffert ! Eh bien, nous renonçons même à cette espérance D'entrer dans ton royaume et de voir tes splendeurs, Seigneur ! nous refusons jusqu'à ta récompense, Et nous ne voulons pas du prix de nos douleurs. Nous le savons, tu peux donner encor des ailes Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd ; Tu peux, lorsqu'il te plaît, loin des sphères mortelles, Les élever à toi dans la grâce et l'amour ; Tu peux, parmi les choeurs qui chantent tes louanges, A tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang, Nous faire couronner par la main de tes anges, Nous revêtir de gloire en nous transfigurant. Tu peux nous pénétrer d'une vigueur nouvelle, Nous rendre le désir que nous avions perdu Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle Attachée à nos coeurs, l'en arracheras-tu ? Quand de tes chérubins la phalange sacrée Nous saluerait élus en ouvrant les saints lieux, Nous leur crierions bientôt d'une voix éplorée : « Nous élus ? nous heureux ? Mais regardez nos yeux ! Les pleurs y sont encor, pleurs amers, pleurs sans nombre. Ah ! quoi que vous fassiez, ce voile épais et sombre Nous obscurcit vos cieux. » Contre leur gré pourqoui ranimer nos poussières ? Que t'en reviendra-t-il ? et que t'ont-elles fait ? Tes dons mêmes, après tant d'horribles misères, Ne sont plus un bienfait. Au ! tu frappas trop fort en ta fureur cruelle. Tu l'entends, tu le vois ! la Souffrance a vaincu. Dans un sommeil sans fin, ô puissance éternelle ! Laisse-nous oublier que nous avons vécu. » Nice, 1862. L’Amour Et La Mort. À M. Louis De Ronchaud. I Regardez-les passer, ces couples éphémères ! Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment, Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières, Font le même serment : Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent Avec étonnement entendent prononcer, Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent Et qui vont se glacer. Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse Qu'un élan d'espérance arrache à votre coeur, Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse D'un instant de bonheur ? Amants, autour de vous une voix inflexible Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! » La mort est implacable et le ciel insensible ; Vous n'échapperez pas. Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure, Forts de ce même amour dont vous vous enivrez Et perdus dans le sein de l'immense Nature, Aimez donc, et mourez ! II Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile Quand un charme invincible emporte le désir, Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile A frémi de plaisir. Notre serment sacré part d'une âme immortelle ; C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ; Nous entendons sa voix et le bruit de son aile Jusque dans nos transports. Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie Pâlir au firmament les astres radieux, Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie, Leur lien pour les cieux. Dans le ravissement d'une éternelle étreinte Ils passent entraînés, ces couples amoureux, Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte Un regard autour d'eux. Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ; Leur espoir est leur joie et leur appui divin ; Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe Leur pied heurte en chemin. Toi-même, quand tes bois abritent leur délire, Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers, Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire S'ils mouraient tout entiers ? Sous le voile léger de la beauté mortelle Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt, Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! » Et la perdre aussitôt, Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour. Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée Pour un être d'un jour ! Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles, Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir, Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles Ne puissent t'émouvoir, Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus. Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ; Tu ne les rendras plus ! » Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ; Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein. Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre, Va s'aimer dans ton sein. III Éternité de l'homme, illusion ! chimère ! Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain ! Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère, Il lui faut un demain ! Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés, Vous oubliez soudain la fange maternelle Et vos destins bornés. Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ? Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères En face du néant. Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles : « J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. » La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles Luiront sur vos tombeaux. Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ; La fleur que vous brisez soupire avec ivresse : « Nous aussi nous aimons ! » Heureux, vous aspirez la grande âme invisible Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ; La Nature sourit, mais elle est insensible : Que lui font vos bonheurs ? Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle, C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor. Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle, Et vous laisse la mort. Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ; Le reste est confondu dans un suprême oubli. Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître : Son voeu s'est accompli. Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines, Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus, Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines Vous jettent éperdus ; Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s'éteindre Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas, Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre L'Infini dans vos bras ; Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims, Ces transports, c'est déjà l'Humanité future Qui s'agite en vos seins. Elle se dissoudra, cette argile légère Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ; Les vents vont disperser cette noble poussière Qui fut jadis un coeur. Mais d'autres coeurs naîtront qui renoueront la trame De vos espoirs brisés, de vos amours éteints, Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme, Dans les âges lointains. Tous les êtres, formant une chaîne éternelle, Se passent, en courant, le flambeau de l'amour. Chacun rapidement prend la torche immortelle Et la rend à son tour. Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante, Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea, De la tenir toujours : à votre main mourante Elle échappe déjà. Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ; Il aura sillonné votre vie un moment ; En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme Votre éblouissement. Et quand il régnerait au fond du ciel paisible Un être sans pitié qui contemplât souffrir, Si son oeil éternel considère, impassible, Le naître et le mourir, Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même, Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu ! Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime, Et pardonnez à Dieu ! Le Positivisme. Il s’ouvre par delà toute science humaine Un vide dont la Foi fut prompte à s’emparer. De cet abîme obscur elle a fait son domaine ; En s’y précipitant elle a cru l’éclairer. Eh bien ! nous t’expulsons de tes divins royaumes, Dominatrice ardente, et l’instant est venu : Tu ne vas plus savoir où loger tes fantômes ; Nous fermons l’Inconnu. Mais ton triomphateur expiera ta défaite. L’homme déjà se trouble, et, vainqueur éperdu, Il se sent ruiné par sa propre conquête : En te dépossédant nous avons tout perdu. Nous restons sans espoir, sans recours, sans asile, Tandis qu’obstinément le Désir qu’on exile Revient errer autour du gouffre défendu. Le Nuage. I change, but I cannot die. Shelley, the Cloud Levez les yeux ! C'est moi qui passe sur vos têtes, Diaphane et léger, libre dans le ciel pur ; L'aile ouverte, attendant le souffle des tempêtes, Je plonge et nage en plein azur. Comme un mirage errant, je flotte et je voyage. Coloré par l'aurore et le soir tour à tour, Miroir aérien, je reflète au passage Les sourires changeants du jour. Le soleil me rencontre au bout de sa carrière Couché sur l'horizon dont j'enflamme le bord ; Dans mes flancs transparents le roi de la lumière Lance en fuyant ses flèches d'or. Quand la lune, écartant son cortège d'étoiles, Jette un regard pensif sur le monde endormi, Devant son front glacé je fais courir mes voiles, Ou je les soulève à demi. On croirait voir au loin une flotte qui sombre, Quand, d'un bond furieux fendant l'air ébranlé, L'ouragan sur ma proue inaccessible et sombre S'assied comme un pilote ailé. Dans les champs de l'éther je livre des batailles ; La ruine et la mort ne sont pour moi qu'un jeu. Je me charge de grêle, et porte en mes entrailles La foudre et ses hydres de feu. Sur le sol altéré je m'épanche en ondées. La terre rit ; je tiens sa vie entre mes mains. C'est moi qui gonfle, au sein des terres fécondées, L'épi qui nourrit les humains. Où j'ai passé, soudain tout verdit, tout pullule ; Le sillon que j'enivre enfante avec ardeur. Je suis onde et je cours, je suis sève et circule, Caché dans la source ou la fleur. Un fleuve me recueille, il m'emporte, et je coule Comme une veine au coeur des continents profonds. Sur les longs pays plats ma nappe se déroule, Ou s'engouffre à travers les monts. Rien ne m'arrête plus ; dans mon élan rapide J'obéis au courant, par le désir poussé, Et je vole à mon but comme un grand trait liquide Qu'un bras invisible a lancé. Océan, ô mon père ! Ouvre ton sein, j'arrive ! Tes flots tumultueux m'ont déjà répondu ; Ils accourent ; mon onde a reculé, craintive, Devant leur accueil éperdu. En ton lit mugissant ton amour nous rassemble. Autour des noirs écueils ou sur le sable fin Nous allons, confondus, recommencer ensemble Nos fureurs et nos jeux sans fin. Mais le soleil, baissant vers toi son oeil splendide, M'a découvert bientôt dans tes gouffres amers. Son rayon tout puissant baise mon front limpide : J'ai repris le chemin des airs ! Ainsi, jamais d'arrêt. L'immortelle matière Un seul instant encor n'a pu se reposer. La Nature ne fait, patiente ouvrière, Que dissoudre et recomposer. Tout se métamorphose entre ses mains actives ; Partout le mouvement incessant et divers, Dans le cercle éternel des formes fugitives, Agitant l'immense univers. Nice, 1871. Prométhée. À Daniel Stern. Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile L'ennemi terrassé que tu sais impuissant ! Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile S'éteindra dans mon sang, Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée Qui fait du vieux Titan un révolté divin ; C'est elle qui te brave, et ta rage insensée N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain. Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ; Libre dans les liens de cette chair fragile, L'âme de Prométhée échappe à ta fureur. Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore, Un invisible amour fait palpiter encore Les lambeaux de mon coeur. Si ces pics désolés que la tempête assiège Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir, Vous le savez, rochers, immuables murailles Que d'horreur cependant je sentais tressaillir, La source de mes pleurs était dans mes entrailles ; C'est la compassion qui les a fait jaillir. Ce n'était point assez de mon propre martyre ; Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire Est rempli de pitié pour d'autres malheureux. Je les vois engager une lutte éternelle ; L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle La vision des maux qui vont fondre sur eux. Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère. Supplice intolérable et toujours renaissant, Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère Que rien n'arrachera ces germes de misére Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang. Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ; C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé, Cet être déplorable, infirme, désarmé, Pour qui tout est danger, épouvante, torture, Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé, Étouffe et se débat, se blesse et se lamente. Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente, Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir, Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture, Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature Dans son indifférence allait l'ensevelir. Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide, Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide Qui n'entendait partout que gronder et rugir, Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres, Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres Tremblant toujours de voir un ennemi surgir. Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle, Imprudent que j'étais, je me suis attendri ; J'allumai la pensée et jetai l'étincelle Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri. Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage. Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage, Pour le doter après du fruit de mes larcins. Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré. Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ; Encore un attentat, l'homme était délivré ! La voici donc ma faute, exécrable et sublime. Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime ! Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs, Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ? Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie ! Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans. J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ; Tandis que mes conseils guidaient les combattants, Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée. Il s'agissait pour moi du sort de l'univers : Je voulais en finir avec les dieux pervers. Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique Que mon coeur transporté saluait de ses voeux. En son cours éthéré le soleil magnifique N'aurait plus éclairé que des êtres heureux. La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres Qui voilaient ton sourire ineffable et clément, Et le réseau d'airain des Nécessités sombres Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant. Tout était joie, amour, essor, efflorescence ; Lui-même Dieu n'était que le rayonnement De la toute-bonté dans la toute-puissance. O mes désirs trompés ! O songe évanoui ! Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'oeil ébloui, Me retrouver devant l'iniquité céleste. Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste, Et dans mon désespoir me dire avec horreur : « Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! » Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire Tu ne me verras pas succomber en entier. Un esprit de révolte a transformé la terre, Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier. Il poursuivra mon oeuvre en marchant sur ma trace, Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir. Aux humains affranchis je lègue mon audace, Héritage sacré qui ne peut plus périr. La raison s'affermit, le doute est prêt à naître. Enhardis à ce point d'interroger leur maître, Des mortels devant eux oseront te citer : Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ? Oui, ton juge t'attend, - la conscience humaine ; Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter. Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse ! Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse En traversant le monde enivrera mon coeur Le jour où, moins hardie encor que magnanime, Au lieu de l'accuser, ton auguste victime Niera son oppresseur ! Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve, L'homme répudiera les tyrans immortels, Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve, Se courber lâchement au pied de tes autels. Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide. Jetant sur toi son voile éternel et splendide, La Nature déjà te cache à son regard ; Il ne découvrira dans l'univers sans borne, Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne, La Force et le Hasard. Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine, Contre ce fugitif à ton joug échappé ! Refusant dans ses maux de voir ta main divine, Par un pouvoir fatal il se dira frappé. Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ; Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment, Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème, Il restera muet : ce silence suprême Sera ton châtiment. Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire Pour croire encore en toi, funeste Déité. Plutôt nier le jour ou l'air que je respire Que ta puissance inique et que ta cruauté. Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes, Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ; J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ; Le doute est impossible à mon coeur indigné. Oui ! tandis que du Mal, oeuvre de ta colère, Renonçant désormais à sonder le mystère, L'esprit humain ailleurs portera son flambeau, Seul je saurai le mot de cette énigme obscure, Et j'aurai reconnu, pour comble de torture, Un Dieu dans mon bourreau. Nice, 30 novembre 1865. Paroles D’Un Amant. Au courant de l'amour lorsque je m'abandonne, Dans le torrent divin quand je plonge enivré, Et presse éperdument sur mon sein qui frissonne Un être idolâtre. Je sais que je n'étreins qu'une forme fragile, Qu'elle peut à l'instant se glacer sous ma main, Que ce coeur tout à moi, fait de flamme et d'argile, Sera cendre demain ; Qu'il n'en sortira rien, rien, pas une étincelle Qui s'élance et remonte à son foyer lointain : Un peu de terre en hâte, une pierre qu'on scelle, Et tout est bien éteint. Et l'on viendrait serein, à cette heure dernière, Quand des restes humains le souffle a déserté, Devant ces froids débris, devant cette poussière Parler d'éternité ! L'éternité ! Quelle est cette étrange menace ? A l'amant qui gémit, sous son deuil écrase, Pourquoi jeter ce mot qui terrifie et glace Un coeur déjà brisé ? Quoi ! le ciel, en dépit de la fosse profonde, S'ouvrirait à l'objet de mon amour jaloux ? C'est assez d'un tombeau, je ne veux pas d'un monde Se dressant entre nous. On me répond en vain pour calmer mes alarmes ! « L'être dont sans pitié la mort te sépara, Ce ciel que tu maudis, dans le trouble et les larmes, Le ciel te le rendra. » Me le rendre, grand Dieu ! mais ceint d'une auréole, Rempli d'autres pensers, brûlant d'une autre ardeur, N'ayant plus rien en soi de cette chère idole Qui vivait sur mon coeur ! Ah! j'aime mieux cent fois que tout meure avec elle, Ne pas la retrouver, ne jamais la revoir ; La douleur qui me navre est certes moins cruelle Que votre affreux espoir. Tant que je sens encor, sous ma moindre caresse, Un sein vivant frémir et battre à coups pressés, Qu'au-dessus du néant un même flot d'ivresse Nous soulève enlacés, Sans regret inutile et sans plaintes amères, Par la réalité je me laisse ravir. Non, mon coeur ne s'est pas jeté sur des chimères : Il sait où s'assouvir. Qu'ai-je affaire vraiment de votre là-haut morne, Moi qui ne suis qu'élan, que tendresse et transports ? Mon ciel est ici-bas, grand ouvert et sans borne ; Je m'y lance, âme et corps. Durer n'est rien. Nature, ô créatrice, ô mère ! Quand sous ton oeil divin un couple s'est uni, Qu'importe à leur amour qu'il se sache éphémère S'il se sent infini ? C'est une volupté, mais terrible et sublime, De jeter dans le vide un regard éperdu, Et l'on s'étreint plus fort lorsque sur un abîme On se voit suspendu. Quand la Mort serait là, quand l'attache invisible Soudain se délierait qui nous retient encor, Et quand je sentirais dans une angoisse horrible M'échapper mon trésor, Je ne faiblirais pas. Fort de ma douleur même, Tout entier à l'adieu qui va nous séparer, J'aurais assez d'amour en cet instant suprême Pour ne rien espérer. Nice, 17 mai 1867. La Nature A L’Homme. Dans tout l'enivrement d'un orgueil sans mesure, Ébloui des lueurs de ton esprit borné, Homme, tu m'as crié : « Repose-toi, Nature ! Ton oeuvre est close : je suis né ! » Quoi ! lorsqu'elle a l'espace et le temps devant elle, Quand la matière est là sous son doigt créateur, Elle s'arrêterait, l'ouvrière immortelle, Dans l'ivresse de son labeur? Et c'est toi qui serais mes limites dernières ? L'atome humain pourrait entraver mon essor ? C'est à cet abrégé de toutes les misères Qu'aurait tendu mon long effort ? Non, tu n'es pas mon but, non, tu n'es pas ma borne A te franchir déjà je songe en te créant ; Je ne viens pas du fond de l'éternité morne. Pour n'aboutir qu'à ton néant. Ne me vois-tu donc pas, sans fatigue et sans trêve, Remplir l'immensité des oeuvres de mes mains ? Vers un terme inconnu, mon espoir et mon rêve, M'élancer par mille chemins, Appelant, tour à tour patiente ou pressée, Et jusqu'en mes écarts poursuivant mon dessein, A la forme, à la vie et même à la pensée La matière éparse en mon sein ? J'aspire ! C'est mon cri, fatal, irrésistible. Pour créer l'univers je n'eus qu'à le jeter ; L'atome s'en émut dans sa sphère invisible, L'astre se mit à graviter. L'éternel mouvement n'est que l'élan des choses Vers l'idéal sacré qu'entrevoit mon désir ; Dans le cours ascendant de mes métamorphoses Je le poursuis sans le saisir ; Je le demande aux cieux, à l'onde, à l'air fluide, Aux éléments confus, aux soleils éclatants ; S'il m'échappe ou résiste à mon étreinte avide, Je le prendrai des mains du Temps. Quand j'entasse à la fois naissances, funérailles, Quand je crée ou détruis avec acharnement, Que fais-je donc, sinon préparer mes entrailles Pour ce suprême enfantement ? Point d'arrêt à mes pas, point de trêve à ma tâche ! Toujours recommencer et toujours repartir. Mais je n'engendre pas sans fin et sans relâche Pour le plaisir d'anéantir. J'ai déjà trop longtemps fait oeuvre de marâtre, J'ai trop enseveli, j'ai trop exterminé, Moi qui ne suis au fond que la mère idolâtre D'un seul enfant qui n'est pas né. Quand donc pourrai-je enfin, émue et palpitante, Après tant de travaux et tant d'essais ingrats, A ce fils de mes voeux et de ma longue attente Ouvrir éperdument les bras ? De toute éternité, certitude sublime ! Il est conçu ; mes flancs l'ont senti s'agiter. L'amour qui couve en moi, l'amour que je comprime N'attend que Lui pour éclater. Qu'il apparaisse au jour, et, nourrice en délire, Je laisse dans mon sein ses regards pénétrer. - Mais un voile te cache. - Eh bien ! je le déchire : Me découvrir c'est me livrer. Surprise dans ses jeux, la Force est asservie. Il met les Lois au joug. A sa voix, à son gré, Découvertes enfin, les sources de la Vie Vont épancher leur flot sacré. Dans son élan superbe Il t'échappe, ô Matière ! Fatalité, sa main rompt tes anneaux d'airain ! Et je verrai planer dans sa propre lumière Un être libre et souverain. Où serez-vous alors, vous qui venez de naître, Ou qui naîtrez encore, ô multitude, essaim, Qui, saisis tout à coup du vertige de l'être, Sortiez en foule de mon sein ? Dans la mort, dans l'oubli. Sous leurs vagues obscures Les âges vous auront confondus et roulés, Ayant fait un berceau pour les races futures De vos limons accumulés. Toi-même qui te crois la couronne et le faîte Du monument divin qui n'est point achevé, Homme, qui n'es au fond que l'ébauche imparfaite Du chef-d'oeuvre que j'ai rêvé, A ton tour, à ton heure, if faut que tu périsses. Ah ! ton orgueil a beau s'indigner et souffrir, Tu ne seras jamais dans mes mains créatrices Que de l'argile à repétrir. Nice, novembre 1867. L’Homme A La Nature. À Madame Juglar Eh bien ! reprends-le donc ce peu de fange obscure Qui pour quelques instants s'anima sous ta main ; Dans ton dédain superbe, implacable Nature, Brise à jamais le moule humain. De ces tristes débris quand tu verrais, ravie, D'autres créations éclore à grands essaims, Ton Idée éclater en des formes de vie Plus dociles à tes desseins, Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère, Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister ? Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère ; A l'oeuvre ! il s'agit d'enfanter. Change en réalité ton attente sublime. Mais quoi ! pour les franchir, malgré tous tes élans, La distance est trop grande et trop profond l'abîme Entre ta pensée et tes flancs. La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures Il te sera donné d'atteindre et de cueillir ; Toujours nouveaux débris, toujours des créatures Que tu devras ensevelir. Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède ; Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler, L'Idéal qui te fuit, l'Ideal qui t'obsède, A l'infini pour reculer. L'objet de ta poursuite éternelle et sans trêve Demeure un but trompeur à ton vol impuissant Et, sous le nimbe ardent du désir et du rêve, N'est qu'un fantôme éblouissant. Il resplendit de loin, mais reste inaccessible. Prodigue de travaux, de luttes, de trépas, Ta main me sacrifie à ce fils impossible ; Je meurs, et Lui ne naîtra pas. Pourtant je suis ton fils aussi ; réel, vivace, Je sortis de tes bras des les siècles lointains ; Je porte dans mon coeur, je porte sur ma face, Le signe empreint des hauts destins. Un avenir sans fin s'ouvrait ; dans la carrière Le Progrès sur ses pas me pressait d'avancer ; Tu n'aurais même encor qu'à lever la barrière : Je suis là, prêt à m'élancer. Je serais ton sillon ou ton foyer intense ; Tu peux selon ton gré m'ouvrir ou m'allumer. Une unique étincelle, ô mère ! une semence ! Tout s'enflamme ou tout va germer. Ne suis-je point encor seul à te trouver belle ? J'ai compté tes trésors, j'atteste ton pouvoir, Et mon intelligence, ô Nature éternelle ! T'a tendu ton premier miroir. En retour je n'obtiens que dédain et qu'offense. Oui, toujours au péril et dans les vains combats ! Éperdu sur ton sein, sans recours ni défense, Je m'exaspère et me débats. Ah ! si du moins ma force eût égalé ma rage, Je l'aurais déchiré ce sein dur et muet : Se rendant aux assauts de mon ardeur sauvage, Il m'aurait livré son secret. C'en est fait, je succombe, et quand tu dis : « J'aspire ! » Je te réponds : « Je souffre ! » infirme, ensanglanté ; Et par tout ce qui naît , par tout ce qui respire, Ce cri terrible est répété. Oui, je souffre ! et c'est toi, mère, qui m'extermines, Tantôt frappant mes flancs, tantôt blessant mon coeur ; Mon être tout entier, par toutes ses racines, Plonge sans fond dans la douleur. J'offre sous le soleil un lugubre spectacle. Ne naissant, ne vivant que pour agoniser. L'abîme s'ouvre ici, là se dresse l'obstacle : Ou m'engloutir, ou me briser ! Mais, jusque sous le coup du désastre suprême, Moi, l'homme, je t'accuse à la face des cieux. Créatrice, en plein front reçois donc l'anathème De cet atome audacieux. Sois maudite, ô marâtre ! en tes oeuvres immenses, Oui, maudite à ta source et dans tes éléments, Pour tous tes abandons, tes oublis, tes démences, Aussi pour tes avortements ! Que la Force en ton sein s'épuise perte à perte ! Que la Matière, à bout de nerf et de ressort, Reste sans mouvement, et se refuse, inerte, A te suivre dans ton essor ! Qu'envahissant les cieux, I'Immobilité morne Sous un voile funèbre éteigne tout flambeau, Puisque d'un univers magnifique et sans borne Tu n'as su faire qu'un tombeau ! Paris, février 1871. La Guerre. À la mémoire de mon neveu Le lieutenant Victor Fabrègue Tué à Gravelotte. I Du fer, du feu, du sang ! C'est elle ! c'est la Guerre Debout, le bras levé, superbe en sa colère, Animant le combat d'un geste souverain. Aux éclats de sa voix s'ébranlent les armées ; Autour d'elle traçant des lignes enflammées, Les canons ont ouvert leurs entrailles d'airain. Partout chars, cavaliers, chevaux, masse mouvante ! En ce flux et reflux, sur cette mer vivante, A son appel ardent l'épouvante s'abat. Sous sa main qui frémit, en ses desseins féroces, Pour aider et fournir aux massacres atroces Toute matière est arme, et tout homme soldat. Puis, quand elle a repu ses yeux et ses oreilles De spectacles navrants, de rumeurs sans pareilles, Quand un peuple agonise en son tombeau couché, Pâle sous ses lauriers, l'âme d'orgueil remplie, Devant l'oeuvre achevée et la tâche accomplie, Triomphante elle crie à la Mort: « Bien fauché ! » Oui, bien fauché ! Vraiment la récolte est superbe ; Pas un sillon qui n'ait des cadavres pour gerbe ! Les plus beaux, les plus forts sont les premiers frappés. Sur son sein dévasté qui saigne et qui frissonne L'Humanité, semblable au champ que l'on moissonne, Contemple avec douleur tous ces épis coupés. Hélas ! au gré du vent et sous sa douce haleine Ils ondulaient au loin, des coteaux à la plaine, Sur la tige encor verte attendant leur saison. Le soleil leur versait ses rayons magnifiques ; Riches de leur trésor, sous les cieux pacifiques, Ils auraient pu mûrir pour une autre moisson. II Si vivre c'est lutter, à l'humaine énergie Pourquoi n'ouvrir jamais qu'une arène rougie ? Pour un prix moins sanglant que les morts que voilà L'homme ne pourrait-il concourir et combattre ? Manque-t-il d'ennemis qu'il serait beau d'abattre ? Le malheureux ! il cherche, et la Misère est là ! Qu'il lui crie : « A nous deux ! » et que sa main virile S'acharne sans merci contre ce flanc stérile Qu'il s'agit avant tout d'atteindre et de percer. A leur tour, le front haut, l'Ignorance et le Vice, L'un sur l'autre appuyé, l'attendent dans la lice : Qu'il y descende donc, et pour les terrasser. A la lutte entraînez les nations entières. Délivrance partout ! effaçant les frontières, Unissez vos élans et tendez-vous la main. Dans les rangs ennemis et vers un but unique, Pour faire avec succès sa trouée héroïque, Certes ce n'est pas trop de tout l'effort humain. L'heure semblait propice, et le penseur candide Croyait, dans le lointain d'une aurore splendide, Voir de la Paix déjà poindre le front tremblant. On respirait. Soudain, la trompette à la bouche, Guerre, tu reparais, plus âpre, plus farouche, Écrasant le progrès sous ton talon sanglant. C'est à qui le premier, aveuglé de furie, Se précipitera vers l'immense tuerie. A mort ! point de quartier ! L'emporter ou périr! Cet inconnu qui vient des champs ou de la forge Est un frère ; il fallait l'embrasser, - on l'égorge. Quoi ! lever pour frapper des bras faits pour s'ouvrir ! Les hameaux, les cités s'écroulent dans les flammes. Les pierres ont souffert ; mais que dire des âmes ? Près des pères les fils gisent inanimés. Le Deuil sombre est assis devant les foyers vides, Car ces monceaux de morts, inertes et livides, Étaient des coeurs aimants et des êtres aimés. Affaiblis et ployant sous la tâche infinie, Recommence, Travail ! rallume-toi, Génie ! Le fruit de vos labeurs est broyé, dispersé. Mais quoi ! tous ces trésors ne formaient qu'un domaine ; C'était le bien commun de la famille humaine, Se ruiner soi-même, ah ! c'est être insensé ! Guerre, au seul souvenir des maux que tu déchaînes, Fermente au fond des coeurs le vieux levain des haines ; Dans le limon laissé par tes flots ravageurs Des germes sont semés de rancune et de rage, Et le vaincu n'a plus, dévorant son outrage, Qu'un désir, qu'un espoir : enfanter des vengeurs. Ainsi le genre humain, à force de revanches, Arbre découronné, verra mourir ses branches, Adieu, printemps futurs ! Adieu, soleils nouveaux ! En ce tronc mutilé la sève est impossible. Plus d'ombre, plus de fleurs ! et ta hache inflexible, Pour mieux frapper les fruits, a tranché les rameaux. III Non, ce n'est point à nous, penseur et chantre austère, De nier les grandeurs de la mort volontaire ; D'un élan généreux il est beau d'y courir. Philosophes, savants, explorateurs, apôtres, Soldats de l'Idéal, ces héros sont les nôtres : Guerre ! ils sauront sans toi trouver pour qui mourir. Mais à ce fier brutal qui frappe et qui mutile, Aux exploits destructeurs, au trépas inutile, Ferme dans mon horreur, toujours je dirai : « Non ! » O vous que l'Art enivre ou quelque noble envie, Qui, débordant d'amour, fleurissez pour la vie, On ose vous jeter en pâture au canon ! Liberté, Droit, Justice, affaire de mitraille ! Pour un lambeau d'Etat, pour un pan de muraille, Sans pitié, sans remords, un peuple est massacré. - Mais il est innocent ! - Qu'importe ? On l'extermine. Pourtant la vie humaine est de source divine : N'y touchez pas, arrière ! Un homme, c'est sacré ! Sous des vapeurs de poudre et de sang, quand les astres Pâlissent indignés parmi tant de désastres, Moi-même à la fureur me laissant emporter, Je ne distingue plus les bourreaux des victimes ; Mon âme se soulève, et devant de tels crimes Je voudrais être foudre et pouvoir éclater. Du moins te poursuivant jusqu'en pleine victoire, A travers tes lauriers, dans les bras de l'Histoire Qui, séduite, pourrait t'absoudre et te sacrer, O Guerre, Guerre impie, assassin qu'on encense, Je resterai, navrée et dans mon impuissance, Bouche pour te maudire, et coeur pour t'exécrer ! Paris, 8 février 1871. O Nature! Bientôt. . . O Nature ! bientôt, sous le nom d'industrie, Tu vas tout envahir, tu vas tout absorber. Le poète navré s'indigne et se récrie : « Quoi ! sous ce joug brutal il faudra nous courber ? Non, tant que la beauté dominera l'argile, Dans le conflit sacré, c'est nous qui l'emportons. Comme le bras, la voix a sa tâche virile ; A chacun son essor : travaillez ! nous chantons. » Satan. (Fragment) Nous voilà donc encore une fois en présence, Lui le tyran divin, moi le vieux révolté. Or je suis la Justice, il n'est que la Puissance ; A qui va, de nous deux, rester l'Humanité ? Ah ! tu comptais sans moi, Divinité funeste, Lorsque tu façonnais le premier couple humain, Et que dans ton Éden, sous ton regard céleste, Tu l'enfermas jadis au sortir de ta main. Je n'eus qu'à le voir là, languissant et stupide, Comme un simple animal errer et végéter, Pour concevoir soudain dans mon âme intrépide L'audacieux dessein de te le disputer. Quoi ! je l'aurais laissée, au sein de la nature, Sans espoir à jamais s'engourdir en ce lieu ? Je l'aimais trop déjà, la faible créature, Et je ne pouvais pas l'abandonner à Dieu. Contre ta volonté, c'est moi qui l'ai fait naître, Le désir de savoir en cet être ébauché ; Puisque pour s'achever, pour penser, pour connaître, Il fallait qu'il péchât, eh bien ! il a péché. Il le prit de ma main, ce fruit de délivrance, Qu'il n'eût osé tout seul ni cueillir ni goûter : Sortir du fond obscur d'une éroite ignorance, Ce n'était point déchoir, non, non ! c'était monter. Le premier pas est fait, l'ascension commence ; Ton Paradis, tu peux le fermer à ton gré ; Quand tu l'eusses rouvert en un jour de clémence, Le noble fugitif n'y fût jamais rentré. Ah ! plutôt le désert, plutôt la roche humide, Que ce jardin de fleurs et d'azur couronné ! C'en est fait pour toujours du pauvre Adam timide ; Voici qu'un nouvel être a surgi : l'Homme est né ! L'Homme, mon oeuvre, à moi, car j'y mis tout moi-même : Il ne saurait tromper mes voeux ni mon dessein. Défiant ton courroux, par un effort suprême J'éveillai la raison qui dormait en son sein. Cet éclair faible encor, cette lueur première Que deviendra le jour, c'est de moi qu'il ta tient. Nous avons tous les deux créé notre lumière, Oui, mais mon Fiat lux l'emporte sur le tien ! Il a du premier coup levé bien d'autres voiles Que ceux du vieux chaos où se jouait ta main. Toi, tu n'as que ton ciel pour semer tes étoiles ; Pour lancer mon soleil, moi, j'ai l'esprit humain ! De la Lumière ! Mehr Licht ! mehr Licht ! (Dernières paroles de Goethe.) Quand le vieux Goethe un jour cria : « De la lumière ! » Contre l'obscurité luttant avec effort, Ah ! Lui du moins déjà sentait sur sa paupière Peser le voile de la mort. Nous, pour le proférer ce même cri terrible, Nous avons devancé les affres du trépas ; Notre oeil perçoit encore, oui ! Mais, supplice horrible ! C'est notre esprit qui ne voit pas. Il tâtonne au hasard depuis des jours sans nombre, A chaque pas qu'il fait forcé de s'arrêter ; Et, bien loin de percer cet épais réseau d'ombre, Il peut à peine l'écarter. Parfois son désespoir confine à la démence. Il s'agite, il s'égare au sein de l'Inconnu, Tout prêt à se jeter, dans son angoisse immense, Sur le premier flambeau venu. La Foi lui tend le sien en lui disant : « J'éclaire ! Tu trouveras en moi la fin de tes tourments. » Mais lui, la repoussant du geste avec colère, A déjà répondu : « Tu mens ! » « Ton prétendu flambeau n'a jamais sur la terre Apporté qu'un surcroît d'ombre et de cécité ; Mais réponds-nous d'abord : est-ce avec ton mystère Que tu feras de la clarté ? » La Science à son tour s'avance et nous appelle. Ce ne sont entre nous que veilles et labeurs. Eh bien ! Tous nos efforts à sa torche immortelle N'ont arraché que les lueurs. Sans doute elle a rendu nos ombres moins funèbres ; Un peu de jour s'est fait où ses rayons portaient ; Mais son pouvoir ne va qu'à chasser des ténèbres Les fantômes qui les hantaient. Et l'homme est là, devant une obscurité vide, Sans guide désormais, et tout au désespoir De n'avoir pu forcer, en sa poursuite avide, L'Invisible à se laisser voir. Rien ne le guérira du mal qui le possède ; Dans son âme et son sang il est enraciné, Et le rêve divin de la lumière obsède A jamais cet aveugle-né. Qu'on ne lui parle pas de quitter sa torture. S'il en souffre, il en vit ; c'est là son élément ; Et vous n'obtiendrez pas de cette créature Qu'elle renonce à son tourment. De la lumière donc ! Bien que ce mot n'exprime Qu'un désir sans espoir qui va s'exaspérant. A force d'être en vain poussé, ce cri sublime Devient de plus en plus navrant. Et, quand il s'éteindra, le vieux Soleil lui-même Frissonnera d'horreur dans son obscurité, En l'entendant sortir, comme un adieu suprême, Des lèvres de l'Humanité. PASCAL. À Ernest Havet I. LE SPHINX. Lorsque Pascal, rempli de puissance et d'audace, Jusque devant le Sphinx par sa fougue entraîné, S'écriait, lui jetant sa réponse à la face : « Il est vaincu, j'ai deviné ! » Il le voyait déjà, son horrible adversaire, Couché dans la poussière, au moment d'expirer. En effet, du rocher dont il faisait son aire Le monstre vint tomber aux pieds du téméraire, Mais c'était pour le dévorer. Au tour du Sphinx alors de manquer sa victime. Dans ce pâle chrétien qu'il croyait sous sa dent Il trouvait un athlète héroïque, sublime, Et qui le menaçait tout en se défendant. Au lieu de reculer, regardez ! il assaille. En vain son sang jaillit, en vain sa chair tressaille, Dans leur extrême effort ses membres sont roidis, Pas sa témérité sa fureur se décèle ; Le danger l'exaspère, et c'est quand il chancelle Qu'il porte à l'ennemi ses coups les plus hardis. Quels assauts ! quels élans ! Jamais lutte pareille Ne s'était engagée à la clarté des cieux. Nous les avons toujours dans l'âme et dans l'oreille Ces cris et ces défis du jeune audacieux. N'était-il pas vainqueur ? A l'instant, ici même N'a-t-il point prononcé la parole suprême, Et résolu d'un mot l'énigme d'ici-bas ? Un tel aveuglement nous trouble et nous étonne. Non, non, pauvre Pascal, tu n'as vaincu personne ; Ta réponse est absurde, et le Sphinx n'en veut pas. Impassible et muet, que tu frappes ou railles, Il le garde enfoui dans ses mornes entrailles, Ce terrible secret que tu crus pénétrer, Et pour le lui ravir il faudrait l'éventrer. L'éventrer ! Cet espoir saisit ton âme ardente. Mais ne sais-tu donc pas, créature imprudente, Que le monstre éternel est comme un roc épais ? C'est plutôt du granit que de la chair vivante. Ce corps invulnérable, à ta grande épouvante, Te renvoyait tes coups lorsque tu le frappais. Il faut te voir alors redoubler de courage ; Inutiles et vains, tes efforts sont navrants ; Même à certains moments l'impuissance et la rage T'arrachent malgré toi des accents déchirants. Des spasmes convulsifs tordent tes lèvres pâles ; La voix va te manquer ; à bout de cris, tu râles. Un autre eût succombé ; toi, tu résisteras. Mais si tu sors vivant d'une étreinte brutale, C'est que tu sus à temps, dans la lutte inégale, Appeler tout ton coeur au secours de ton bras. Ton coeur lui seul, Pascal, en ce péril extrême, Prête à ce même bras la force et le ressort, Et lorsque l'instant vint, décisif et suprême, Il changea tout à coup ton angoisse en essor. Bien plus, il t'apportait un renfort invincible : L'Amour qui peut tout croire, et veut tout affirmer. Appuyé désormais sur ton dogme inflexible, Tu verrais sans trembler l'univers s'abîmer. Qu'importe qu'en toi l'homme ait ses moments de transe ? Le chrétien jusqu'au bout demeure inébranlé. Parfois le Sphinx, outré d'une telle assurance, Tentait de t'arracher un rêve, une espérance, Tu ne lâchas point prise, et l'animal ailé De ses ongles en vain labourait ta poitrine ; Tu regardais couler ton sang avec transport, Dans tes bras déchirés pressant la Foi divine, Et tu livrais tes flancs pour sauver ton trésor. II. LA CROIX. Au retour du combat, tout couvert de morsures, Et songeant au danger qu'il venait de courir, Quand le lutteur comptait ou sondait ses blessures Et qu'il se demandait s'il n'allait pas mourir, Il lui semblait alors, vers la hauteur céleste S'il venait à lever son regard attristé, Qu'aussitôt tant de trouble et de langueur funeste Se changeait en espoir, en ivresse, en clarté. Comme un point lumineux qu'en vain le brouillard voile, Pascal, dans le lointain, sous un ciel sans étoile, Tu t'imaginais voir un phare ensanglanté, La Croix ! Elle élevait de loin ses bras funèbres Où, livide, pendait ton Dieu même immolé. Pour l'avoir aperçue à travers les ténèbres, Tu te dis éclairé ; tu n'étais qu'aveuglé. En proie aux visions d'une peur insensée, Tu tÕélances vers Elle, implorant ton salut ; Gloire, plaisirs, travaux, ta vie et ta pensée, Tu jettes tout au pied d'un gibet vermoulu. Nous te surprenons là, spectacle qui nous navre, Te consumant d'amour dans les bras d'un cadavre, Et croyant sur son sein trouver ta guérison. Mais tu n'étreins, hélas ! qu'une forme insensible, Et, bien loi d'obtenir un miracle impossible, Dans cet embrassement tu laissas ta raison. La Croix a triomphé ; ta défaite est complète ; Oui ! te voilà vaincu, subjugué, prosterné. Au lieu comme autrefois d'un héroïque athlète, Nous n'avons sous les yeux qu'un pauvre halluciné. Comment ? tant de faiblesse après tant de vaillance ! Puisqu'entre ces trépas tu pouvais faire un choix, N'eût-il pas mieux valu périr sans défaillance Dévoré par le Sphinx qu'écrasé sous la Croix ? III. L'INCONNUE. Le dernier acte est clos, l'éternel rideau tombe. C'est un héros réel qui sous nos yeux succombe. Rien n'est fictif ici, le théâtre est vivant ; L'ardente passion l'anime et le décore. Spectateurs éloignés, nous ne pouvons encore Détacher nos regards de ce drame émouvant. Eh bien ! qui le croirait ? cette même existence Qui jusqu'à la démence exalta le tourment, Loin d'elle rejetant cilice et pénitence, A pris sur ses douleurs un court enchantement. Elle eut sa fleur aussi ; c'était un lys candide. Qui tendait aux rayons naissants du jour splendide, Comme une blanche coupe, un pur calice ouvert ; L'Aurore lui prêtait son charme et son prestige, Et, lui, ne demandait qu'à balancer sa tige Et verser ses parfums sur le vallon désert. Oui, l'amour a fleuri dans cette vie austère, L'amour humain, Pascal ; ton coeur a touché terre. Toi qu'appelait d'en haut la voix du Dieu jaloux, Comment ! te voilà pris au piège d'un sourire, Et devant la Beauté qui t'engage et t'attire, Comme un simple mortel tu tombes à genoux ! Quelle était cette femme assez noble, assez belle, Pour soumettre à son joug ce coeur fier et rebelle ? Les hommes ici-bas jamais ne le sauront. L'image fugitive à peine se dessine ; C'est un fantôme, une ombre, et la forme divine, En passant devant nous, garde son voile au front. Autour d'elle ce n'est que silence et mystère ; Son amant le premier se résigne à se taire, Et peut-être fut-elle aimée à son insu. Quoi ! séduire un Pascal et n'en avoir rien su ! Si, si, tu le savais. L'Amour a son langage. Oh ! comme on l'entend vite et sans l'avoir appris ! Tout parle, le regard, les teintes du visage Hélas ! n'aurais-tu pas plutôt trop bien compris ? Nous te soupçonnons d'être une âme tendre et douce, Craignant tout choc soudain et prompte à se troubler, Ton amant, prodiguant l'éclair et la secousse, N'a pu que t'éblouir sans doute et t'ébranler. Il nous semble ici voir vers un mont qui surplombe, Au-dessus de l'abîme emportant sa colombe, Un grand aigle éperdu s'élever dans les cieux. Le cher et faible oiseau tremble et ferme les yeux. Elle ne savait pas, cette serre puissante, Qu'en l'enlevant si haut elle allait le meurtrir. Triste et chaste inconnue, ô colombe innocente ! Combien ton aigle a dû te faire aussi souffrir ! Il est des coeurs de feus, foyers d'ardeur intense : Pour s'embraser soi-même il suffit d'y toucher. Résistez à l'attrait, tenez-vous à distance, Car c'est vouloir périr que de s'en approcher. Si par un soi d'été la phalène imprudente Voit dans l'obscurité luire une lampe ardente, Affolée, elle court vers l'éclatant flambeau ; Mais qu'elle effleure au vol la flamme de son aile, Son trépas est certain ; hélas ! c'en est fait d'elle ; Elle meurt consumée en ce brûlant tombeau. Ton coeur eut donc son jour d'éclaircie et de trêve, Pascal, puis, effrayé, ton pauvre amour en sort, Se croyant un péché, lui qui n'était qu'un rêve. Mais voici le réveil ; au combat ! à l'essor ! Fi des bas-fonds humains ! que le ciel seul te tente ! Là du moins tu pourras aimer sans t'avilir, Et, s'il est dans ton coeur une place d'attente, Trouver l'unique objet digne de le remplir. D'un élan plus fougueux sur ta noble victime Tu reviens à l'assaut, âpre et tenace Foi ! Plus d'espoir, l'amant cède et le savant s'abîme ; Car c'est s'anéantir que de se rendre à toi. Dans ton avidité, désastreuse, infinie, Tu ne lui laissas rien qu'une croix et la mort ; Oui, tu lui ravis tout, et trésor à trésor : Après son chaste amour, tu lui pris son génie. Sacrifice complet ! Jamais être mortel N'avait encor livré tant de dons à ta flamme. Ton rayon devint foudre en tombant sur cette âme ; Il a tout dévoré, l'holocauste et l'autel ! IV. Tu nous en fait l'aveu : si quelque chose au monde T'a jamais irrité, Pascal, et confondu, C'est que l'on pût dormir en une paix profonde, Lorsque sur un abîme on se sait suspendu ; C'est un monstre pour toi que cette indifférence. Quoi ! ne point s'enquérir du suprême secret Qui doit remplir nos coeurs d'horreur ou d'espérance ; Rester dans l'insouci du suprême intérêt ; Aux choses d'ici-bas restreindre notre envie ; Sur des spectacles vains tenant fixés nos yeux, Passer sans demander autre chose à la vie Que son voile d'un jour pour nous cacher les cieux ! Tu voulais que la peur, l'espoir, l'inquiétude, Nous enfonçât dans l'âme un aiguillon puissant, Que notre éternité fût notre unique étude Et que, dans les tourments d'un désir incessant, L'homme, s'il ignorait, cherchât en gémissant. Et tu nous annonçais une heureuse nouvelle : La destinée humaine éclairée au vrai jour, Dans notre âme en ruine et pourtant immortelle Des débris retrouvés de grandeur et d'amour. Nous donc, qui n'avons pas à craindre ta colère, Puisque dans l'inconnu nous ne saurions dormir, Qui sondons et fouillons notre propre misère, Et qui, selon tes voeux, cherchons, non sans gémir, Nous sommes accourus à ta voix éclatante. Par tant de passion nous laissant entraîner, Nous sommes pleins d'espoir, de terreur et d'attente ; Nous te suivons, Pascal ! où vas-tu nous mener ? Aux pieds d'un Dieu jaloux, déloyal, implacable, Qui hait sa créature et l'aveugle à dessein, Qui d'un péché lointain la fait naître coupable, Afin de lui fermer plus aisément son sein ; D'un Dieu qui, s'acharnant sur sa moindre victime, A des tourments sans fin pour un moment d'erreur, Qui défend toute attache et qui nous fait un crime De ces mêmes instincts qu'il nous a mis au coeur ; Qui, de tous les côtés, nous traque et nous opprime, Sourd aux voeux, sourd aux cris, que l'on implore en vain ; D'un Dieu dont la vengeance est la pensée unique, Et qui va, couronnant ainsi son oeuvre inique, Jusqu'à verser un sang innocent et divin. A quel degré d'effroi, de désir, de démence, Ton noble coeur, Pascal, était-il donc monté, Pour aux pieds d'un tel Dieu t'avoir précipité ? Et tu nous y poussais avec ta véhémence, Nous défiant ailleurs de trouver la clarté. L'absurde Foi, voilà ton unique lumière ; Tu t'es sur ce flambeau jeté de désespoir. Croire ! aveu d'impuissance et ressource dernière D'un pauvre être ignorant qui renonce à savoir. Nous n'y renonçons point. Puisqu'un doute invincible Sape en ses fondements jusqu'au dernier autel, Et que notre raison se heurte à l'impossible Lorsqu'elle croit saisir le fantôme immortel ; Puisqu'elle ne veut point, résignée à se taire, Pour résoudre un problème acceptant un mystère, Dans l'abêtissement lier l'essor humain ; Surtout puisque devant l'injustice infinie La conscience en nous, Pascal, s'indigne et nie, Nous chercherons sans toi sur un autre chemin. Nous voulons avant tout, pour la nacelle humaine, Un pilote plus sûr que le mensonge saint, Et nous repousserons toute chimère vaine Qui, comme rive ou port, nous offrirait son sein ; Car nous avons élu pour objet de conquête, Non une illusion, mais la réalité. Entre un gouffre et le ciel après avoir flotté, Rencontrant un mirage on s'abuse, on s'arrête. Nous, nous voulons aller jusqu'à la Vérité : Prêts à tout affronter, nous marchons droit sur elle. A notre appel ardent, s'empressant d'accourir, La Science nous ouvre une route nouvelle, Et du voile jeté sur la face éternelle Sa main lève les plis. Qu'allons-nous découvrir ? Peut-être, au lieu d'un père aimant sa créature, Une marâtre aveugle et sourde, la Nature, Et dans son vaste sein, perdu mais enchaîné, L'Homme qui souffre et meurt, esclave abandonné. Si tel est notre sort, eh bien ! qu'il s'accomplisse ! Sachons d'abord après ce n'est rien d'obéir. Délivrés d'ignorer, cet horrible supplice, Nous trouverons en nous la force de subir. O Résignation ! religion dernière, Seul culte que doit l'homme à l'ordre universel, Toi qu'il embrassera quand, malgré sa prière, Ses dieux l'un après l'autre auront quitté le ciel, Désapprends-lui les voeux et la plainte inutile ; Se taire et renoncer, c'est se sanctifier. Hélas ! tant que la Foi l'aveugle et le mutile, Il ne peut que trembler, gémir et supplier ; L'être faible devient alors un être lâche. Redonne-lui du coeur, et qu'il fasse sa tâche Bravement, jusqu'au bout, sous les yeux de destin. A la place ou trônait le caprice divin Quand il ne verra plus que des lois souveraines, Qu'il cesse d'adorer et de se prosterner, Et sache que devant ces inflexibles reines, Pour tout geste en passant, il n'a qu'à s'incliner. V. DERNIER MOT. Un dernier mot, Pascal ! A ton tour de m'entendre Pousser aussi ma plainte et mon cri de fureur. Je vais faire d'horreur frémir ta noble cendre, Mais du moins j'aurai dit ce que j'ai sur le coeur. A plaisir sous nos yeux lorsque ta main déroule Le tableau désolant des humaines douleurs, Nous montrant qu'en ce monde où tout s'effondre et croule L'homme lui-même n'est qu'une ruine en pleurs, Ou lorsque, nous traînant de sommets en abîmes, Entre deux infinis tu nous tiens suspendus, Que ta voix pénétrant en leurs fibres intimes, Frappe à cris redoublés sur nos coeurs éperdus, Tu crois que tu n'as plus dans ton ardeur fébrile, Tant déjà tu nous crois ébranlés, abêtis, Qu'à dévoiler la Foi, monstrueuse et stérile, Pour nous voir sur son sein tomber anéantis. A quoi bon le nier ? dans tes sombres peintures, Oui, tout est vrai, pascal, nous le reconnaissons : Voilà nos désespoirs, nos doutes, nos tortures, Et devant l'Infini ce sont là nos frissons. Mais parce qu'ici-bas par des maux incurables, Jusqu'en nos profondeurs, nous nous sentons atteints, Et que nous succombons, faibles et misérables, Sous le poids accablant d'effroyables destins, Il ne nous resterait, dans l'angoisse où nous sommes, Qu'à courir embrasser cette Croix que tu tiens ? Ah ! nous ne pouvons point nous défendre d'être hommes, Mais nous nous refusons à devenir chrétiens. Quand de son Golgotha, saignant sous l'auréole, Ton Christ viendrait à nous, tendant ses bras sacrés, Et quand il laisserait sa divine parole Tomber pour les guérir en nos coeurs ulcérés ; Quand il ferait jaillir devant notre âme avide Des sources d'espérance et des flots de clarté, Et qu'il nous montrerait dans son beau ciel splendide Nos trônes préparés de toute éternité, Nous nous détournerions du Tentateur céleste Qui nous offre son sang, mais veut notre raison. Pour repousser l'échange inégal et funeste Notre bouche jamais n'aurait assez de Non ! Non à la Croix sinistre et qui fit de son ombre Une nuit où faillit périr l'esprit humain, Qui, devant le Progrès se dressant haute et sombre. Au vrai libérateur a barré le chemin ; Non à cet instrument d'un infâme supplice Où nous voyons, auprès du divin Innocent Et sous les mêmes coups, expirer la Justice ; Non à notre salut s'il a coûté du sang ; Puisque l'Amour ne peut nous dérober ce crime, Tout en l'enveloppant d'un voile séducteur, Malgré son dévoûment, Non ! même à la Victime, Et Non par-dessus tout au Sacrificateur ! Qu'importe qu'il soit Dieu si son oeuvre est impie ? Quoi ! c'est son propre fils qu'il a crucifié ? Il pouvait pardonner, mais il veut qu'on expie ; Il immole, et cela s'appelle avoir pitié ! Pascal, à ce bourreau, toi, tu disais : « Mon Pere. » Son odieux forfait ne t'a point révolté ; Bien plus, tu l'adorais sous le nom de mystère, Tant le problème humain t'avait épouvanté. Lorsque tu te courbais sous la Croix qui t'accable, Tu ne voulais, hélas ! qu'endormir ton tourment, Et ce que tu cherchais dans un dogme implacable, Plus que la vérité, c'était l'apaisement, Car ta Foi n'était pas la certitude encore ; Aurais-tu tant gémi si tu n'avais douté ? Pour avoir reculé devant ce mot : J'ignore, Dans quel gouffre d'erreurs tu t'es précipité ! Nous, nous restons au bord. Aucune perspective, Soit Enfer, soit Néant, ne fait pâlir nos fronts, Et s'il faut accepter ta sombre alternative, Croire ou désespérer, nous désespérerons. Aussi bien, jamais heure à ce point triste et morne Sous le soleil des cieux n'avait encor sonné ; Jamais l'homme, au milieu de l'univers sans borne, Ne s'est senti plus seul et plus abandonné. Déjà son désespoir se transforme en furie ; Il se traîne au combat sur ses genoux sanglants, Et se sachant voué d'avance à la tuerie, Pour s'achever plus vite ouvre ses propres flancs. Aux applaudissements de la plèbe romaine Quand le cirque jadis se remplissait de sang, Au-dessus des horreurs de la douleur humaine, Le regard découvrait un César tout puissant. Il était là, trônant dans sa grandeur sereine, Tout entier au plaisir de regarder souffrir, Et le gladiateur, en marchant vers l'arène, Savait qui saluer quand il allait mourir. Nous, qui saluerons-nous ? à nos luttes brutales Qui donc préside, armé d'un sinistre pouvoir ? Ah ! seules, si des Lois aveugles et fatales Au carnage éternel nous livraient sans nous voir, D'un geste résigné nous saluerions nos reines. Enfermé dans un cirque impossible à franchir, L'on pourrait néanmoins devant ces souveraines, Tout roseau que l'on est, s'incliner sans fléchir. Oui, mais si c'est un Dieu, maître et tyran suprême, Qui nous contemple ainsi nous entre-déchirer, Ce n'est plus un salut, non ! c'est un anathème Que nous lui lancerons avant que d'expirer. Comment ! ne disposer de la Force infinie Que pour se procurer des spectacles navrants, Imposer le massacre, infliger l'agonie, Ne vouloir sous ses yeux que morts et que mourants ! Devant ce spectateur de nos douleurs extrêmes Notre indignation vaincra toute terreur ; Nous entrecouperons nos râles de blasphèmes, Non sans désir secret d'exciter sa fureur. Qui sait ? nous trouverons peut-être quelque injure Qui l'irrite à ce point que, d'un bras forcené, Il arrache des cieux notre planète obscure, Et brise en mille éclats ce globe infortuné. Notre audace du moins vous sauverait de naître, Vous qui dormez encore au fond de l'avenir, Et nous triompherions d'avoir, en cessant d'être, Avec l'Humanité forcé Dieu d'en finir. Ah ! quelle immense joie après tant de souffrance ! A travers les débris, par-dessus les charniers, Pouvoir enfin jeter ce cri de délivrance : « Plus d'hommes sous le ciel, nous sommes les derniers ! » Nice, 1871. L’Idéal. I Idéal ! Idéal ! sur tes traces divines, Combien déjà se sont égarés et perdus ! Les meilleurs d'entre nous sont ceux que tu fascines ; Ils se rendent à toi sans s'être défendus. Ce n'est point lâcheté, mais fougue involontaire, Besoin d'essor, dégoût de tout ce qui périt, Pur désir d'échapper à l'affreux terre-à-terre, A ce joug du réel qui courbe et qui meurtrit. Séducteur souverain, c'est ta main qui les aide A secouer leur chaîne, à jeter leur fardeau, Et quand la Vérité les trouble et les obsède, Tu mets devant leurs yeux ton prisme ou ton bandeau. Afin de mieux tromper leur âme inassouvie, Tu prends le nom d'amour en traversant leur vie. A ta voix ils feront, passagers ici-bas, Du désir affolé leur boussole suprême. Dans l'incommensurable ils ouvrent leur compas ; L'objet de leur poursuite est l'impossible même ; II leur faut avant tout ce qui n'existe pas. Par un courant fatal poussés vers le mirage, Ayant perdu leur lest, jeté leurs avirons, D'avance ils sont, hélas ! dévolus au naufrage. Si la réalité seule est le vrai rivage, Plutôt que d'aborder, ils s'écrieraient : « Sombrons ! » Sombrez donc, sombrez tous, les uns après les autres, Toi qui ne tends qu'au ciel comme toi qui te vautres. A tous deux l'Idéal ouvre un gouffre enchanté, Qu'il soit l'amour divin ou bien la volupté. Mais avant de partir, chacun pour son abîme, Sous un commun éclair, ne fût-ce qu'un moment, Le débauché splendide et l'ascète sublime Se seront rencontrés dans le même tourment. II Les voilà déjà loin, suivant leur destinée. Au frêle amour humain arrachant son flambeau, Tu tombas tout à coup dans ta course effrénée, Toi qu'on nous peint d'abord si candide et si beau. Victime du désir, plein d'une ardeur étrange, Tu t'acharnais en vain à fouiller dans la fange. Et descendais toujours sans cesser d'aspirer. Oui, jusqu'au bout tu crus, sous ta lèvre pâlie. Obtenir de l'ivresse en t'abreuvant de lie ; Tu ne parvins pas même à te désaltérer. Chaque jour plus ardent, vers de nouvelles ondes Nous te voyons, don Juan, haleter et courir, Criant toujours : « J'ai soif ! » à ces sources profondes Que d'une haleine en feu tu venais de tarir. Enfin, l'enfer s'ouvrit. Dans ce gouffre des âmes Tu t'es précipité, plongeur passionné ; Et qu'as-tu découvert ? — Des démons et des flammes. — Mais tu les connaissais avant d'être damné ! III Ah ! qui nous donnera, sur l'autre route ouverte. Le courage de suivre un plus noble égaré ? Il n'en périt pas moins ; le divin fut sa perte : C'est vers en haut qu'il prit son vol désespéré. A l'ardeur de ses voeux que ce monde eût déçue, Et quand les passions tentaient de l'agiter, C'est du côté du ciel qu'il cherchait une issue, Sachant que toute flamme est faite pour monter. Non, malgré la jeunesse, et sa fougue et ses fièvres, II ne vous connut point, transports avilissants, Et le jeune homme ardent n'a pas sali ses lèvres, Tout altéré qu'il fût, au vase impur des sens. Qu'à de commun son âme avec la chair fragile ? Dût sa force se perdre en des élans ingrats, Plutôt que d'embrasser une idole d'argile, Au fantôme divin il a tendu les bras. S'il crut parfois sentir, le grand visionnaire, Battre le coeur d'un Dieu sur son coeur de chrétien, C'est que pour l'animer, ce coeur imaginaire, Il lui prêtait l'amour qui débordait du sien. Toi, son premier flambeau, Science, il te renie ; Le miracle est sa loi. Vers un monde inconnu Des ailes le portaient, d'envergure infinie ; Dans l'illusion pure elles l'ont soutenu. Des mains de l'Idéal, et préparé pour elle, Cette dominatrice absolue et cruelle, La Foi t'a pris, Pascal, et ne t'a plus rendu. Que ta raison résiste, aussitôt tu l'accables. En un jour solennel coupant ses derniers câbles, Tu lanças vers le ciel ton esquif éperdu. Seul but de ton essor, vertigineux, rapide, L'abîme était en haut, mais profond, mais perfide, Qui t'attirait à lui comme un divin aimant. Aussi, sans l'arrêter tu montais en plein vide ; Pour ton âme emportée et toujours plus avide L'ascension s'achève en engloutissement. IV Implacable Idéal ! enfin, ton oeuvre est faite. Au gré de tes désirs, sous ton souffle enivrant, Le supplice fut double et double la défaite. Tu peux t'enorgueillir, ton triomphe est navrant. On te donne deux coeurs, deux grands coeurs que la vie A ses combats ainsi qu'à ses fêtes convie, Qu'elle allait couronner en vrais triomphateurs, Oui, deux êtres, la fleur de l'humaine nature. Qu'en fais-tu ? Des martyrs, des fous, des déserteurs. Leur aspiration ne fut qu'une torture ; Car tu ne repais point ; tu ne veux que leurrer. Toi qui les affamais, tu leur devais pâture, Et tu ne leur donnas qu'une ombre à dévorer ! L’Homme. À Samuel Pozzi. Jeté par le hasard sur un vieux globe infime, A l'abandon, perdu comme en un océan, Je surnage un moment et flotte à fleur d'abîme, Épave du néant. Et pourtant, c'est à moi, quand sur des mers sans rive Un naufrage éternel semblait me menacer, Qu'une voix a crié du fond de l'Être : « Arrive ! Je t'attends pour penser. » L'Inconscience encor sur la nature entière Étendait tristement son voile épais et lourd. J'apparus ; aussitôt à travers la matière L'Esprit se faisait jour. Secouant ma torpeur et tout étonné d'être, J'ai surmonté mon trouble et mon premier émoi. Plongé dans le grand Tout, j'ai su m'y reconnaître ; Je m'affirme et dis : « Moi ! » Bien que la chair impure encor m'assujettisse, Des aveugles instincts j'ai rompu le réseau ; J'ai créé la Pudeur, j'ai conçu la Justice : Mon coeur fut leur berceau. Seul je m'enquiers des fins et je remonte aux causes. A mes yeux l'univers n'est qu'un spectacle vain. Dussé-je m'abuser, au mirage des choses Je prête un sens divin. Je défie à mon gré la mort et la souffrance. Nautre impitoyable, en vain tu me démens, Je n'en crois que mes voeux et fais de l'espérance Même avec mes tourments. Pour combler le néant, ce gouffre vide et morne, S'il suffit d'aspirer un instant, me voilà ! Fi de cet ici-bas ! Tout m'y cerne et m'y borne ; Il me faut l'au-delà ! Je veux de l'éternel, moi qui suis l'éphémère. Quand le réel me presse, impérieux, brutal, Pour refuge au besoin n'ai-je pas la chimère Qui s'appelle Idéal ? Je puis avec orgueil, au sein des nuits profondes, De l'éther étoilé contempler la splendeur. Gardez votre infini, cieux lointains, vastes mondes. J'ai le mien dans mon coeur ! Non, Ton Eternité. Non, ton éternité d'inconscience obscure, D'aveugle impulsion, de mouvement forcé, Tout l'infini du temps ne vaut pas, ô Nature ! La minute où j'aurai pensé. Le Déluge. À Victor Hugo LE VIEUX MONDE Dieu t'a dit : « Ne va pas plus loin, ô flot amer ! » Mais quoi ! tu m'engloutis ! Au secours, Dieu ! La mer Désobéit ! la mer envahit mon refuge ! LE FLOT Tu me crois la marée, et je suis le déluge. Épilogue de l'Année Terrible. Tu l'as dit : C'en est fait ; ni fuite ni refuge Devant l'assaut prochain et furibond des flots. Ils avancent toujours. C'est sur ce mot, Déluge, Poète de malheur, que ton livre s'est clos. Mais comment osa-t-il échapper à ta bouche ? Ah ! pour le prononcer, même au dernier moment, Il fallait ton audace et ton ardeur farouche, Tant il est plein d'horreur et d'épouvantement. Vous êtes avertis : c'est une fin de monde Que ces flux, ces rumeurs, ces agitations. Nous n'en sommes encor qu'aux menaces de l'onde, A demain les fureurs et les destructions. Déjà depuis longtemps, saisis de terreurs vagues, Nous regardions la mer qui soulevait son sein, Et nous nous demandions : « Que veulent donc ces vagues ? On dirait qu'elles ont quelque horrible dessein. » Tu viens de le trahir ce secret lamentable ; Grâce à toi, nous savons à quoi nous en tenir. Oui, le Déluge est là, terrible, inévitable ; Ce n'est pas l'appeler que de le voir venir. Pourtant, nous l'avouerons, si toutes les colères De ce vaste océan qui s'agite et qui bout, N'allaient qu'à renverser quelques tours séculaires Que nous nous étonnions de voir encor debout, Monuments que le temps désagrège ou corrode, Et qui nous inspiraient une secrète horreur : Obstacles au progrès, missel usé, vieux code, Où se réfugiaient l'injustice et l'erreur, Des autels délabrés, des trônes en décembre Qui nous rétrécissaient à dessein l'horizon, Et dont les débris seuls projetaient assez d'ombre Pour retarder longtemps l'humaine floraison, Nous aurions à la mer déjà crié : « Courage ! Courage ! L'oeuvre est bon que ton onde accomplit. » Mais quoi ! ne renverser qu'un môle ou qu'un barrage ? Ce n'est pas pour si peu qu'elle sort de son lit. Ses flots, en s'élançant par-dessus toute cime, N'obéissent, hélas ! qu'à d'aveugles instincts. D'ailleurs, sachez-le bien, ces enfants de l'abîme, Pour venir de plus bas, n'en sont que plus hautains. Rien ne satisfera leur convoitise immense. Dire : « Abattez ceci, mais respectez cela, » N'amènerait en eux qu'un surcroît de démence ; On ne fait point sa part à cet Océan-là. Ce qu'il lui faut, c'est tout. Le même coup de houle Balaiera sous les yeux de l'homme épouvanté Le phare qui s'élève et le temple qui croule, Ce qui voilait le jour ou donnait la clarté, L'obscure sacristie et le laboratoire, Le droit nouveau, le droit divin et ses décrets, Le souterrain profond et le haut promontoire D'où nous avions déjà salué le Progrès. Tout cela ne fera qu'une ruine unique. Avenir et passé s'y vont amonceler. Oui, nous le proclamons, ton Déluge est inique : Il ne renversera qu'afin de niveler. Si nous devons bientôt, des bas-fonds en délire, Le voir s'avancer, fier de tant d'écroulements, Du moins nous n'aurons pas applaudi de la lyre Au triomphe futur d'ignobles éléments. Nous ne trouvons en nous que des accents funèbres, Depuis que nous savons l'affreux secret des flots. Nous voulions la lumière, ils feront les ténèbres ; Nous rêvions l'harmonie, et voici le chaos. Vieux monde, abîme-toi, disparais, noble arène Où jusqu'au bout l'Idée envoya ses lutteurs, Où le penseur lui-même, à sa voix souveraine, Pour combattre au besoin, descendait des hauteurs. Tu ne méritais pas, certe, un tel cataclysme, Toi si fertile encore, ô vieux sol enchanté ! D'où pour faire jaillir des sources d'héroïsme, Il suffisait d'un mot, Patrie ou Liberté ! Un océan fangeux va couvrir de ses lames Tes sillons où germaient de sublimes amours, Terrain cher et sacré, fait d'alluvions d'âmes, Et qui ne demandais qu'a t'exhausser toujours. Que penseront les cieux et que diront les astres, Quand leurs rayons en vain chercheront tes sommets, Et qu'ils assisteront d'en haut à tes désastres, Eux qui croyaient pouvoir te sourire à jamais ? De quel oeil verront-ils, du fond des mers sans borne, A la place où jadis s'étalaient tes splendeurs, Émerger brusquement dans leur nudité morne, Des continents nouveaux sans verdure et sans fleurs ? Ah ! si l'attraction à la céleste voûte Par de fermes liens ne las attachait pas, Ils tomberaient du ciel ou changeraient de route, Plutôt que d'éclairer un pareil ici-bas. Nous que rien ne retient, nous, artistes qu'enivre L'Idéal qu'ardemment poursuit notre désir, Du moins nous n'aurons point la douleur de survivre Au monde où nous avions espéré le saisir. Nous serons les premiers que les vents et que l'onde Emporteront brisés en balayant nos bords. Dans les gouffres ouverts d'une mer furibonde, N'ayant pu les sauver, nous suivrons nos trésors. Après tout, quand viendra l'heure horrible et fatale. En plein déchaînement d'aveugles appétits, Sous ces flots gros de haine et de rage brutale, Les moins à plaindre encor seront les engloutis. Le Cri. Lorsque le passager, sur un vaisseau qui sombre, Entend autour de lui les vagues retentir, Qu'a perte de regard la mer immense et sombre Se soulève pour l'engloutir, Sans espoir de salut et quand le pont s'entr'ouvre, Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri, Il redresse son front hors du flot qui le couvre, Et pousse au large un dernier cri. Cri vain ! cri déchirant ! L'oiseau qui plane ou passe Au delà du nuage a frissonné d'horreur, Et les vents déchaînés hésitent dans l'espace A l'étouffer sous leur clameur. Comme ce voyager, en des mers inconnues, J'erre et vais disparaître au sein des flots hurlants ; Le gouffre est à mes pieds, sur ma tête les nues S'amoncellent, la foudre aux flancs. Les ondes et les cieux autour de leur victime Luttent d'acharnement, de bruit, d'obscurité ; En proie à ces conflits, mon vaisseau sur l'abîme Court sans boussole et démâté. Mais ce sont d'autres flots, c'est un bien autre orage Qui livre des combats dans les airs ténébreux ; La mer est plus profonde et surtout le naufrage Plus complet et plus désastreux. Jouet de l'ouragan qui l'emporte et le mène, Encombré de trésors et d'agrès submergés, Ce navire perdu, mais c'est la nef humaine, Et nous sommes les naufragés. L'équipage affolé manoeuvre en vain dans l'ombre ; L'Épouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil ; Assise au gouvernail, la Fatalité sombre Le dirige vers un écueil. Moi, que sans mon aveu l'aveugle Destinée Embarqua sur l'étrange et frêle bâtiment, Je ne veux pas non plus, muette et résignée, Subir mon engloutissement. Puisque, dans la stupeur des détresses suprêmes, Mes pâles compagnons restent silencieux, A ma voix d'enlever ces monceaux d'anathèmes Qui s'amassent contre les cieux. Afin qu'elle éclatât d'un jet plus énergique, J'ai, dans ma résistance à l'assaut des flots noirs, De tous les coeurs en moi, comme en un centre unique, Rassemblé tous les désespoirs. Qu'ils vibrant donc si fort, mes accents intrépides, Que ces mêmes cieux sourds en tressaillent surpris ; Les airs n'ont pas besoin, ni les vagues stupides, Pour frissonner d'avoir compris. Ah ! c'est un cri sacré que tout cri d'agonie ; Il proteste, il accuse au moment d'expirer. Eh bien ! ce cri d'angoisse et d'horreur infinie, Je l'ai jeté ; je puis sombrer ! Une Femme. S'il arrivait un jour, en quelque lieu sur terre, Qu'une entre vous vraiment comprît sa tâche austère, Si, dans le sentier rude avançant lentement, Cette âme s'arrêtait à quelque dévoûment, Si c'était la Bonté sous les cieux descendue, Vers tous les malheureux la main toujours tendue, Si l'époux, si l'enfant à ce coeur ont puisé, Si l'espoir de plusieurs sur Elle est déposé, Femmes, enviez-la. Tandis que dans la foule Votre vie inutile en vains plaisirs s'écoule, Et que votre coeur flotte, au hasard entraîné, Elle a sa foi, son but et son labeur donné. Enviez-la. Qu'il souffre ou combatte, c'est Elle Que l'homme à son secours incessamment appelle, Sa joie et son appui, son trésor sous les cieux, Qu'il pressentait de l'âme et qu'il cherchait des yeux, La colombe au cou blanc qu'un vent du ciel ramène Vers cette arche en danger de la famille humaine, Qui, des saintes hauteurs en ce morne séjour, Pour branche d'olivier a rapporté l'amour. Source: http://www.poesies.net