Les Poètes Contemporains Et Charle Baudelaire: Les Fleurs Du Mal. Par Leconte de Lisle (1818-1894) TABLE DES MATIERES Les Poètes Contemporains. Avant-propos. I. Béranger. II. Lamartine. III. Victor Hugo. IV. Alfred de Vigny. V. Auguste Barbier. Charle Baudelaire: Les Fleurs Du Mal. Les Poètes Contemporains Articles parus dans Le Nain Jaune (1864) Avant-propos. Au moment d’entreprendre cette série d’études sur les poètes modernes, morts et vivants, il est indispensable, pour la plus grande clarté de mon travail, que j’expose brièvement ma théorie critique. Qu’on veuille bien ne point s’irriter de la forme affirmative qui m’est habituelle et qui me permettra la concision et la netteté. Mon dessein n’est pas ambitieux. Je ne désire ni plaire ni déplaire. Je dirai ce que je pense, uniquement, et sans développements inutiles, convaincu, pour ce qui me concerne, qu’en fait de prose, tout est bien qui finit vite. L’Art, dont la Poésie est l’expression éclatante, intense et complète, est un luxe intellectuel accessible à de très rares esprits. Toute multitude, inculte ou lettrée, professe, on le sait, une passion sans frein pour la chimère inepte et envieuse de l’égalité absolue. Elle nie volontiers ou elle insulte ce qu’elle ne saurait posséder. De ce vice naturel de compréhensivité découle l’horreur instinctive qu’elle éprouve pour l’Art. Le peuple français, particulièrement, est doué en ceci d’une façon incurable. Ni ses yeux, ni ses oreilles, ni son intelligence, ne percevront jamais le monde divin du Beau. Race d’orateurs éloquents, d’héroïques soldats, de pamphlétaires incisifs, soit ; mais rien de plus. La réputation de curiosité et de mobilité intellectuelles qu’on lui a faite est assurément une étrange plaisanterie. Aucun peuple n’est plus esclave des idées reçues, plus amoureux de la routine, plus scandalisé par tout ce qui frappe pour la première fois son entendement. Les grands poètes, les vrais artistes qui se sont manifestés dans son sein n’ont point vécu de sa vie, n’ont point parlé la langue qu’il comprend. Ils appartiennent à une famille spirituelle qu’il n’a jamais reconnue et qu’il a sans cesse maudite et persécutée. Ceux, au contraire, qui, par infirmité naturelle ou par dépravation d’esprit, se sont faits les flatteurs, les échos serviles de son goût atrophié, les vulgarisateurs de ce qui ne doit jamais être vulgarisé, sous peine de décadence irrémédiable, ceux-là, il les a aimés et glorifiés. L’entente a été et sera toujours cordiale et parfaite entre eux et lui, grâce à l’intermédiaire continu de la critique. Celle-ci, à peu d’exceptions près, se recrute communément parmi les intelligences desséchées, tombées avant l’heure de toutes les branches de l’art et de la littérature. Pleine de regrets stériles, de désirs impuissants et de rancunes inexorables, elle traduit au public indifférent et paresseux ce qu’elle ne comprend pas, elle explique gravement ce qu’elle ignore et n’ouvre le sanctuaire de sa bienveillance qu’à la cohue banale des pseudo-poètes. Cette absence de principes esthétiques, ce dénûment déplorable de toute perception d’art, l’ont contrainte de choisir pour critérium d’examen la somme plus ou moins compacte d’enseignement moral contenu dans les oeuvres qu’elle condamne ou qu’elle absout, et dont elle vit, si c’est là vivre. Or, cet enseignement consiste à répandre dans le vulgaire, à l’aide du rhythme et de la rime, un certain nombre de platitudes qu’elle affuble du nom d’idées. J’ose donc affirmer, pour ma part, que ses reproches et ses éloges n’ont aucun sens appréciable et qu’elle ne sait absolument ce qu’elle dit. Les théories de la critique moderne ne sont pas les miennes. J’étudierai ce qu’elle dédaigne, j’applaudirai ce qu’elle blâme. Voici pourquoi. Le monde du Beau, l’unique domaine de l’Art, est, en soi, un infini sans contact possible avec toute autre conception inférieure que ce soit. Le Beau n’est pas le serviteur du Vrai, car il contient la vérité divine et humaine. Il est le sommet commun où aboutissent les voies de l’esprit. Le reste se meut dans le tourbillon illusoire des apparences. Le poète, le créateur d’idées, c’est-à-dire de formes visibles ou invisibles, d’images vivantes ou conçues, doit réaliser le Beau, dans la mesure de ses forces et de sa vision interne, par la combinaison complexe, savante, harmonique des lignes, des couleurs et des sons, non moins que par toutes les ressources de la passion, de la réflexion, de la science et de la fantaisie ; car toute oeuvre de l’esprit, dénuée de ces conditions nécessaires de beauté sensible, ne peut être une oeuvre d’art. Il y a plus : c’est une mauvaise action, une lâcheté, un crime, quelque chose de honteusement et d’irrévocablement immoral. La poésie a ses bas-fonds, ses bagnes particuliers, où beaucoup d’intelligences mal venues ou perverties riment perpétuellement, sous prétexte de coeur humain et de sincérité, toutes les inepties qui traînent dans les ruisseaux impurs de la banalité, tous les détritus depuis longtemps balayés dans les gémonies de l’Art. Par un renversement prodigieux du sens commun, c’est là que nos risibles éducateurs vont chercher les spécimens d’originalité et de vertu qu’ils nous offrent pour modèles. De telles excitations au mal, une persévérance si caractérisée à vouloir séquestrer la poésie dans l’ergastule critique, afin de la ployer à la servitude et de l’abêtir sans retour, mériteraient un avertissement senti, si la sérénité des bons esprits pouvait être troublée par cela. N’en parlons plus. La vertu d’un grand artiste, c’est son génie. La pensée surabonde nécessairement dans l’oeuvre d’un vrai poète, maître de sa langue et de son instrument. Il voit du premier coup d’oeil plus loin, plus haut, plus profondément que tous, parce qu’il contemple l’idéal à travers la beauté visible, et qu’il le concentre et l’enchâsse dans l’expression propre, précise, unique. Il porte à la majesté de l’art un respect trop pur pour s’inquiéter du silence ou des clameurs du vulgaire et pour mettre la langue sacrée au service des conceptions viles. Le clairon de l’archange ne se laisse pas emboucher comme une trompette de carrefour. J’étudierai dans cet esprit l’oeuvre des poètes contemporains. Je demanderai avant tout à chacun d’eux ses titres d’artiste, certain de rencontrer un penseur et une haute nature morale, mais non comme l’entend la plèbe intellectuelle, là où j’admirerai la puissance, la passion, la grâce, la fantaisie, le sentiment de la nature et la compréhension métaphysique et historique, le tout réalisé par une facture parfaite, sans laquelle il n’y a rien. Un écueil très périlleux me menace, je le sais, dans le cours de ces études. Il est à craindre qu’un poète ne puisse juger un autre poète avec une équité constante. Ma conscience me rassure. Les manifestations diverses du Beau sont en nombre infini. Je sais admirer, et, si peu que je sois, j’ai trop d’orgueil pour être injuste. I Béranger. Aux époques vivaces où les rêves, les terreurs, les espérances, les passions vigoureuses des races jeunes et naïves jaillissent de toute part en légendes pleines d’amour ou de haine, d’exaltation mystique ou d’héroïsme, récits charmants ou terribles, joyeux comme l’éclat de rire de l’enfance, sombres comme une colère de barbare, et, flottant, sans formes précises, de génération en génération, d’âme en âme et de bouche en bouche ; dans ces temps de floraison merveilleuse de poésie primitive, il arrive que certains hommes, doués de facultés créatrices, vastes esprits venus pour s’assimiler les germes épars du génie commun, en font sortir des théogonies, des épopées, des drames, des chants lyriques impérissables. Ce sont les révélateurs antiques du Beau, ceux qui poussent à travers les siècles les premiers cris sublimes de l’âme humaine, les grands poètes populaires et nationaux. Quand les races ont vécu, lutté, souffert, vieilli ; quand elles ont usé leurs angles et leurs aspérités par un long frottement et courbé la tête sous le niveau pesant des civilisations, il arrive encore que de libres esprits, rebelles à l’aplatissement général, passionnément épris de la beauté naturelle des horizons, des montagnes et des vallées natales, des ruines célèbres endormies au bord des fleuves, écoutent et savent comprendre les voix mystérieuses qui montent du passé ou qui murmurent autour d’eux. Sans trop de culture littéraire, mais habiles à exprimer, dans une langue spontanément éloquente et colorée, les traditions qui survivent, les tristesses vagues, les rêveries confuses, les dures misères et les joies rapides de la foule, ce sont encore de vrais poètes populaires et nationaux, dignes de sympathie et d’admiration. Enfin, au moment néfaste où les imaginations s’éteignent, où les suprêmes pressentiments du Beau se dissipent, où la fièvre de l’Utile, les convoitises d’argent, l’indifférence et le mépris de l’Idéal s’installent victorieusement dans les intelligences même lettrées, et, à plus forte raison, dans la masse inculte, il n’y a plus de poètes populaires, il est insensé de supposer qu’il puisse en exister. Les seules voix qui chantent ne montent plus de la multitude ; elles tombent de hauteurs inaccessibles au vulgaire et viennent se perdre sans échos dans le bruit des locomotives et le hurlement de la Bourse. Désormais l’Art est forcément désintéressé des préoccupations contemporaines ; la rupture est définitive entre la foule et lui. La civilisation moderne tout entière en est là. Rien de plus naturel et de plus inévitable. Les âmes ne sont plus mises en relation, directe ou indirecte, ni par les passions morales qui se heurtaient à la terreur du châtiment ou à l’espérance du salut ; passions d’autant plus fortes, plus ardentes et plus vivantes, que cette terreur et cette espérance étaient imposées par la Foi. Or, la tolérance moderne, à peu près universelle, née d’une indifférence profonde, est un dissolvant plus sûr que l’oppression. D’un autre côté, le mouvement formidable de la Révolution française, trop foudroyant et trop promptement enrayé, n’a rien produit dans l’Art. Nous n’aimons pas assez la liberté pour que le goût capricieux qu’elle nous inspire puisse nous relier énergiquement dans une exaltation commune et durable. Cependant, voici que la France du dix-neuvième siècle possède, affirme-t-on, un grand poète populaire et national, mort hier, en qui revit l’âme de tout un peuple. C’est le chansonnier de Lisette, de Margot, de Catin et du Dieu des bonnes gens. Si cette affirmation incroyable est fondée, non seulement les réflexions qui précèdent sont fausses, mais encore, ce qui est plus grave, l’âme du peuple français contient en vérité peu de chose. Rassurons-nous. Rien ne revit dans ces maigres pamphlets à refrains, pauvrement conçus, pauvrement écrits, si ce n’est l’inutile souvenir de vieilles et puériles polémiques étrangères à la poésie. Le génie de Béranger est à coup sûr la plus complète des illusions innombrables de ce temps-ci, et celle à laquelle il tient le plus ; aussi ne sera-ce pas un des moindres étonnements de l’avenir, si toutefois l’avenir se préoccupe de questions littéraires, que ce curieux enthousiasme attendri qu’excitent ces odes-chansons qui ne sont ni des odes ni des chansons. L’homme était bon, généreux, honnête. Il est mort plein de jours, en possession d’une immense sympathie publique, et je ne veux, certes, contester aucune de ses vertus domestiques ; mais je nie radicalement le poète aux divers points de vue de la puissance intellectuelle, du sentiment de la nature, de la langue, du style et de l’entente spéciale du vers, dons précieux, nécessaires, que lui avaient refusés tous les dieux, y compris le dieu des bonnes gens qui, du reste, n’est qu’une divinité de cabaret philanthropique. Où réside donc le secret de cette gloire populaire incontestable et incontestée ? Dans le manque absolu d’originalité non moins que dans l’absence de poésie qui caractérisent l’homme et l’oeuvre. Je m’explique. Les marques constitutives de l’originalité d’esprit sont diamétralement différentes, en France, de celles admises parles autres nations, sauf la race chinoise peut-être. Les aperçus ingénieux, les formes nouvelles, les conceptions individuelles qui demandent à la pensée comme un labeur quelconque, sont autant de vices intellectuels que nous stigmatisons volontiers, et d’une façon unanime, du nom injurieux d’excentricités, c’est-à-dire de monstrueuses échappées hors de l’orbite connue, fatale. Pour me servir, avec quelque pudeur offensée, d’une locution très française et très significative, rien n’est écouté, n’est regardé, n’est accepté, n’est compris, qui ne soit, après mille négations, mille angoisses, mille misères, irrévocablement tombé dans le domaine public. Alors, mais seulement alors, nous avons conquis nos titres à l’originalité. Plus on creuse cet horrible non-sens, plus l’abîme est noir et profond. L’auteur du Roi d’Yvetot n’est pas tombé dans le domaine public, il y est né, il y a vécu, il y triomphe. Esprit médiocre, rusé sans finesse, malicieux sans verve et sans gaieté, sous le couvert d’une sorte de bonhomie sentimentale, et mené en laisse parce bon sens bourgeois qui l’a toujours guidé, dans le cours d’une longue vie, avec l’infaillibilité de l’instinct ; conformant sans efforts, et en tout point, les parties successives de son oeuvre à l’opinion moyenne ; dénué d’études historiques, métaphysiques, religieuses ; très hostile, de nature et de parti pris, à la grande poésie anglaise, allemande, orientale, ainsi qu’à notre propre renaissance littéraire, Béranger, on peut l’affirmer, n’a jamais pensé, rêvé, jamais entrevu l’Art dans sa pure splendeur, jamais écrit que sous l’obsession permanente des étroites exigence de sa popularité. Manquant de souille et d’élan, parlant une langue sénile, terne et prosaïque, se servant avec une incertitude pénible d’un instrument imparfait, emprisonné dans un pauvre et grossier déisme sans lumière et sans issue, aucun homme ne devait charmer, et n’a charmé en effet, à un égal degré, la multitude des intelligences paresseuses, ennemies de la réflexion et des recherches spéculatives ; aucun homme, enfin, n’a été moins original dans le vrai sens du terme. Et c’est pour cela que, de Canton à Lima, d’Arkangel au cap de Bonne-Espérance, sur la face du globe, partout où la langue française est comprise ou traduite, il n’est qu’une seule gloire qui puisse balancer la sienne, celle de l’illustre Scribe. On le voit, nous n’avons même pas le privilège d’un goût inférieur au goût général ; nous sommes au niveau de l’inintelligence universelle. Une telle célébrité, débordant nos frontières et acclamée par des peuples dont pas un ne nous aime et dont plusieurs nous détestent cordialement, démontre assez, ce me semble, que le patriotisme de Béranger n’entre pour rien dans l’admiration incompréhensible qu’on lui voue. Les raisons de cette admiration sont de trois sortes : les idées appartiennent au fonds commun ; la langue dans laquelle elles sont exprimées n’a point de caractère propre ; les vers différent peu de la prose courante et sont incolores, sourds et mal construits. Il n’en faut pas davantage pour n’irriter personne et se faire comprendre de tous. Je me résume donc. Béranger n’est ni un poète national ni un grand artiste. Il avait les qualités solides et modérées d’un « honnête homme qui aime son pays » ; mais les sentiments patriotiques, très vénérables en eux-mêmes, sont impuissants à créer un poète, impuissants à enseigner le génie de l’Art, qui ne se communique ni ne s’acquiert. L’amour de la patrie, le dévouement à la liberté, ont produit des actes héroïques dans toutes les races et dans tous les siècles ; qui en doute et qui ne s’en émeut ? Mais outre que le célèbre chansonnier n’a commis, que je sache, aucune action héroïque, l’Esprit souffle où il veut, et les mystérieux trésors de la Poésie ne sont pas le salaire obligé des vertus morales. II Lamartine. Nous passons du néant à la vie, de Béranger à l’auteur des Méditations, des Harmonies, de Jocelyn, des Recueillements et de la Chute d’un Ange. Entre ces deux esprits, il y a l’inexprimable distance qui sépare un sens commun très vulgaire, très étroit, au niveau du sol, une nature essentiellement bornée et anti-lyrique, d’une imagination noble, élevée, flottante, marquée de quelques traits saisissants de génie et touchant à la superficie des choses avec éclat. Mon sincère respect pour certaines parties de l’oeuvre de M. de Lamartine, et la certitude où je suis de ne méconnaître aucune de ses remarquables facultés, me permettraient une franchise entière, même dans l’hypothèse toute gratuite que j’eusse le dessein d’être moins sincère que prudent. Mes réserves, d’ailleurs, n’exerceront point d’influence sur les nombreux admirateurs de ces inspirations incomplètes, mais presque toujours hautes et pures. Je n’oublie pas que la critique d’art est vaine en soi, qu’elle n’enseigne rien et ne modifie rien. Il ne s’agit ici que de penser librement. C’est ce que je vais faire. M. de Lamartine est arrivé à la gloire sans lutte, sans fatigue, par des voies largement ouvertes. Ses premières paroles ont ému les âmes attentives et bienveillantes au moment propice, ni trop tôt ni trop tard, à l’heure précise où il leur a plu de s’attendrir sur elles-mêmes, où la phtisie intellectuelle, les vagues langueurs et le goût dépravé d’une sorte de mysticisme mondain attendaient leur poète. Il vint, chanta et fut adoré. Les germes épidémiques de mélancolie bâtarde qu’avait répandus çà et là la Chute des feuilles se reprenaient à la vie et s’épanouissaient au soleil factice du Génie du Christianisme. Le grand Byron, mille fois plus religieux et plus tourmenté de toutes les inquiétudes sublimes, achevait alors d’écrire ses poèmes immortels au milieu des huées et des anathèmes imbéciles. Le jeune et indifférent auteur des Méditations eut l’irréparable malheur de réprimander avec une sévérité quelque peu puérile le poète de Caïn et de Manfred, aux applaudissements injurieux des niais et des hypocrites. Il n’est pas bon de plaire ainsi à une foule quelconque. Un vrai poète n’est jamais l’écho systématique ou involontaire de l’esprit public. C’est aux autres hommes à sentir et à penser comme lui. Le culte de l’Art a ses initiateurs et ses prêtres qui mènent la multitude au temple et ne l’y suivent pas. J’en prends à témoin le plus énergique lutteur de ce temps-ci, la plus vigoureuse nature d’artiste que je sache, l’homme qui a soutenu pendant trente ans l’assaut incessant de la critique sans recul, sans arrêt, et qui assiste encore à son propre triomphe, plus fort qu’aux heures orageuses de sa jeunesse littéraire, maniant avec une certitude puissante l’instrument magnifique qu’il s’est forgé. Victor Hugo a conquis la gloire qui s’est offerte à l’auteur des Méditations. Je l’affirme donc résolument : la marque d’une infériorité intellectuelle caractérisée est d’exciter d’immédiates et unanimes sympathies. Que de noms à l’appui ! Béranger, Scribe, Delavigne, Paul Delaroche, Horace Vernet et tant d’autres. Aussi, M. de Lamartine, malgré ses brillantes qualités d’écrivain, n’est-il pas un artiste. Il n’en possède ni les dons créateurs ni le sens objectif. Les incroyables jugements qu’il a portés sur André Chénier et sur La Fontaine témoigneraient seuls, au besoin, de l’exactitude du fait, si son oeuvre propre ne le démontrait surabondamment. Le vers des Méditations, ample et mou, n’a ni ressort ni flamme. La lymphe en gonfle les contours onctueux. Son énervement le contraint de s’en remettre au vers qui le suit du soin de le soutenir, et tous fondent l’un dans l’autre, à pleine strophe. La pensée qu’ils expriment participe nécessairement de leur vague confusion. Le poète se demande à satiété ce que peuvent être le temps, le passé, Dieu et l’éternité ; mais il ne se répond jamais, par l’excellente raison qu’il s’en inquiète assez peu. Ce sont des lieux communs propices à des développements indéterminés. Il en résulte que la mélopée lyrique en elle-même n’est plus qu’une longue lamentation musicale non rhythmée qui se noie finalement dans les larmes. On sait que les larmes sont d’un usage constant et obligé dans l’école Lamartinienne. Mais qu’on ne s’attendrisse pas trop. Le coeur est dur si l’esprit est tendre. L’héroïque bataillon des élégiaques verse moins de pleurs réels que de rimes insuffisantes. Le goût public les encourage dans l’exercice de cette profession immorale dont le premier mérite est d’être à la portée de tous. Dans les Harmonies, le souffle grandit, le vers est d’une trempe meilleure, mieux construit, plus sonore, moins sacrifié à l’ensemble de la strophe, la pensée s’élève et s’accentue. Il y a ici un éclat et un mouvement lyriques très supérieurs à tour ce qu’on admire dans les Méditations. C’est pour cela sans doute que les lecteurs enthousiastes mettent le Lac fort au-dessus de Novissima Verba. Ceci était inévitable. Le succès moins retentissant des Harmonies explique leur plus haute valeur d’art. L’assentiment général va d’instinct aux choses dont le relief ne dépasse pas le niveau commun. J’entends parler ici d’un public choisi, lettré, et qui, plus est, doué d’une certaine compréhension du Beau ; car les Méditations ne sont pas moins inaccessibles que les Harmonies elles-mêmes aux adorateurs du Dieu des bonnes gens. La célébrité de M. de Lamartine n’est point de la popularité. Un poète ne saurait être populaire, en France, qu’à cette inexorable condition de rimer des chansons à boire ou de combiner les palpitantes péripéties de quelque complainte immonde. L’espace où se meut l’imagination de M. de Lamartine s’étend bien au delà des perceptions de la foule ; mais, en revanche, il est familier à cet autre vulgaire mondain, pour qui la sphère de l’Art est fermée et qui a retrouvé, dans Jocelyn, les émotions débilitantes qui lui conviennent. Ce poème est la révélation complète d’une nature d’esprit qui, je l’avoue, me blesse et m’irrite dans toutes mes fibres sensibles. Sauf de rares morceaux pleinement venus, il y a dans ce gémissement continu une telle absence de virilité et d’ardeur réelle, cette langue est tellement molle, efféminée et incorrecte, le vers manque à ce point de muscles, de sang et de nerfs, qu’il est impossible d’en poursuivre la lecture et l’étude sans un intolérable malaise. Jocelyn n’aime ni son Dieu ni sa maîtresse ; ses actes ne sont déterminés ni par la volonté ni par la passion ; il cède à tous les souffles qui l’atteignent et flotte perpétuellement du désespoir à la résignation, sans se résoudre à rien. Laurence est plus nulle encore que son déplorable amant. L’immense succès de ce roman donne, en dernier lieu, la mesure de ce qu’il vaut. Mais je n’insiste pas. M. de Lamartine a fait mieux que les Méditations et que Jocelyn, mieux que les Harmonies ; il a écrit la Chiite d’un Ange. Mon sentiment à ce sujet est celui du très petit nombre, je le sais. La critique, d’ordinaire si élogieuse, a rudement traité ce poème, et le public lettré ne l’a point lu ou l’a condamné. La critique et le public sont des juges mal informés. Les conceptions les plus hardies, les images les plus éclatantes, les vers les plus mâles, le sentiment le plus large de la nature extérieure, toutes les vraies richesses intellectuelles du poète sont contenues dans la Chute d’un Ange. Les lacunes, les négligences de style, les incorrections de langue y abondent, car les forces de l’artiste ne suffisent pas toujours à la tâche ; mais les parties admirables qui s’y rencontrent sont de premier ordre. En relisant ces vers, oubliés de l’auteur lui-même, aujourd’hui absorbé par un travail effréné de prose hâtive, je cherche à me rendre compte du dédain singulier qu’il professe pour la Poésie, à laquelle il doit toute sa renommée. Est-ce un excès de fatuité, est-ce une perturbation mentale ? Est-ce le désir de plaire à la race impure des Philistins modernes ? Rien de cela. La sincérité de ce dédain est entière. M. de Lamartine n’est pas né croyant : c’est un esprit radicalement sceptique. La foi, l’amour, la poésie n’ont été pour lui que des matières d’amplifications brillantes. S’il n’en était pas ainsi, jamais ces tristes blasphèmes ne seraient tombés de ses lèvres. On peut brûler, on peut maudire ce qu’on a adoré, mais on ne l’avilit qu’en s’avilissant soi-même. Aucun, s’il n’est frappé de démence, ne peut nier la lumière que ses yeux ont une fois contemplée. Or, M. de Lamartine est en pleine possession de sa raison ; s’il dédaigne, s’il nie, c’est qu’il ne voit ni ne croit. Son irresponsabilité ne fait pas doute. Imagination abondante, intelligence douée de mille désirs ambitieux et nobles, mais changeants, plutôt que d’aptitudes réelles ; nature d’élite, destinée heureuse, éclatante, qui s’est levée dans un ciel pur et beau comme elle-même, et qui se dissipe maintenant dans une nuée sombre avant de descendre sous l’horizon ; homme rare assurément, poète souvent très admirable, M. de Lamartine laissera derrière lui, comme une expiation, cette multitude d’esprits avortés, loquaces et stériles, qu’il a engendrés et conçus, pleureurs selon la formule, cervelles liquéfiées et coeurs de pierre, misérable famille d’un père illustre. Qu’est-ce donc que l’auteur des Harmonies et de la Chute d’ un Ange ? Que lui a- t-il manqué pour être un très grand poète, l’égal des plus grands ? Il lui a manqué l’amour et le respect religieux de l’Art. C’est le plus fécond, le plus éloquent, le plus lyrique, le plus extraordinaire des amateurs poétiques du dix- neuvième siècle ; mais le goût ardent, le désir puissant du Beau n’en valent point la passion absolue et satisfaite, et nul ne possède la Poésie, s’il n’est exclusivement possédé par elle. III Victor Hugo. Les professeurs de rhétorique enseignent qu’il y a, dans l’histoire intellectuelle de chaque peuple, un temps de plénitude et de repos où l’esprit national goûte une entière satisfaction de soi-même. Toute sa puissance génératrice s’est manifestée en des oeuvres qu’il estime parfaites ; il possède l’idéal et ne peut plus que décroître. En France, à ce qu’il semble, cette époque maîtresse, cet âge d’or littéraire embrasse deux siècles, le dix-septième et le dix-huitième. Ceci est une vérité de foi, une conviction profondément enracinée, aussi inébranlable de nos jours qu’elle était intacte il y a soixante ans. Il est faux que le dogme de la liberté dans l’art ait triomphé, et qu’une réconciliation sincère ait apaisé les haines récentes. L’éclectisme actuel, représenté par la critique, n’est dû qu’à l’indifférence publique et à l’énervement des caractères. En réalité, l’influence de notre renaissance moderne a été nulle sur l’esprit français, et les professeurs de rhétorique disent vrai. Les deux siècles qui viennent de s’écouler offrent en effet le complet épanouissement du génie littéraire de notre nation. Ne suffit-il pas, pour s’en convaincre, de remarquer que ces deux cents années n’ont produit aucun poète lyrique digne de ce nom ? L’admirable auteur de l’Aveugle n’appartient à son temps ni par l’inspiration ni par la facture et la qualité du vers. Après Malherbe, les merveilleux artistes de la Pléiade ont été oubliés ; après J.-B. Rousseau et Le Franc de Pompignan, Victor Hugo ne sera jamais un poète national. Certes, je l’en glorifie pour ma part. Le titre est beau, porté par Shakspeare et par Dante, mais l’ambition légitime du génie doit y renoncer quand on le décerne à des rimeurs vulgaires, ou pis encore, à des ménétriers d’occasion. Le prince des lyriques contemporains n’a-t-il pas pour fonction supérieure de sonner victorieusement, dans son clairon d’or, les fanfares éclatantes de l’âme humaine en face de la beauté et de la force naturelles ? Un souffle de cette vigueur mettrait en pièces les mirlitons nationaux si chers aux oreilles obstruées de refrains de guinguette. L’oeuvre de cet homme, à qui nous devons tant, nous tous qui possédons l’amour du beau et la haine solide de la platitude et de la banalité, oeuvre immense déjà et sans cesse en voie d’accroissement, nous offre le spectacle d’un esprit très mâle et très individuel, se dégageant de haute lutte, et par bonds, des entraves communes, toujours plus certain du but marqué, embrassant d’année en année une plus large sphère par le débordement magnifique de ses qualités natives et de ses défauts aussi extraordinaires, mais qui, par leur nature même, commandent encore une sorte de vénération. On se sent en présence d’une volonté puissante conforme à une destinée, ce qui est la marque du génie. Dans le monde de l’art, en effet, la recherche latente ou consciente de cet accord définitif constitue le travail interne, nécessaire, de tout esprit bien doué. Quand la conformité s’accomplit, l’artiste est complet. Tel qu’il nous apparaît, tel que nous l’admirons dans l’ensemble de ses poèmes, des Orientales à la Légende des Siècles, Victor Hugo s’impose à toute intelligence compréhensive comme une force vivante, à la fois volontaire et fatale. Il est donc inévitable qu’il s’affirme et que le sens des objections puériles de la critique lui échappe. Le bourdonnement de ces mouches l’irrite à bon droit. Il est ce qu’il est. Les piqûres envenimées, les insultes, les négations, ses propres efforts au besoin, ne le transformeront pas. On ne fera pas de cet aigle un volatile de basse-cour ; on n’attellera pas ce lion à l’omnibus littéraire. Le prétendu orgueil du grand poète n’est autre chose, au fond, que l’aveu pur et simple qu’il est Victor Hugo. Ce qui est incontestable. L’auteur des seuls chefs-d’oeuvre lyriques que la poésie française puisse opposer avec la certitude du triomphe aux littératures étrangères, l’écrivain qui a rendu à notre langue rhythmée la vigueur, la souplesse et l’éclat dont elle était destituée depuis deux siècles, mérite toute la gratitude des poètes et tout le respect des rares intelligences qui aiment et comprennent encore le Beau. C’est un esprit excessif, qui le nie ? Il se déclare tel lui-même. Ce sont de véritables excès que les Rayons et les Ombres, les Contemplations, la Légende des Siècles, et quels excès ! J’avoue volontiers que les saines doctrines académiques s’en accommodent peu. Les jets d’eau de nos jardins publics ont aussi plus de retenue et de mesure que les éruptions volcaniques ; mais j’ose avancer, avec la timidité convenable, que celles-ci ont un caractère plus saisissant que ceux-là. Nous habitons un climat tempéré, nous sommes honnêtes et modérés, nous ne sommes ni grands ni petits, nous sommes doués du bon sens gaulois ; mais, hélas ! la poésie est un excès dont nous ne nous rendrons jamais coupables. La virtuosité du peuple français est et sera toujours une chimère éternelle, car, dans le monde de l’art, le peuple français est aveugle et sourd. Victor Hugo voit et entend. Le regard qu’il jette sur la nature est large et profond ; son oeil saisit le détail infini et l’ensemble des formes, des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière. Son oreille perçoit les bruits vastes, les rumeurs confuses et la netteté des sons particuliers dans le choeur général. Ces perceptions diverses, qui affluent incessamment en lui, s’animent et jaillissent en images vivantes, toujours précises dans leur abondance sonore, toujours justes dans leur accumulation formidable ou dans leur charme irrésistible. Qu’importent les scories qui se mêlent à cette lave ! Elles s’y consument et s’y engloutissent. Gardons-nous de croire, comme la multitude des esprits superficiels, que le grand artiste ne possède cette vision complète de la beauté objective qu’au détriment de la réflexion. Ce serait, en vérité, quelque chose d’inexplicable. Avoir des idées et mal écrire sont, en France, deux termes corrélatifs. Si la faculté intuitive est prédominante chez le poète, il ne perçoit, ne compare et ne juge qu’avec plus de promptitude et d’intensité. L’antithèse et l’ellipse donnent à l’expression de sa pensée une profondeur concise qui trouble les intelligences peu averties ; il ne leur manque guère, pour être équitables, que de bien connaître le génie de la langue qu’elles entendent parler. Il faut réduire à ce qu’elle vaut cette prétention comique, propre aux Français, de penser et d’exiger qu’on pense. Le bon sens national, ce fonds inaliénable, contient une certaine somme de notions stéréotypées dont le nombre s’accroît en raison inverse d’une déperdition de sagacité. Nous sommes de ceux qui étudieraient volontiers le soleil, en plein midi, à la lueur d’une lanterne. Descartes et Malebranche, Kant et Schelling, ces penseurs abstraits, sont-ils mieux compris et goûtés que les grands poètes ? Si nous avouons sans peine notre inaptitude à saisir les vérités métaphysiques, comment se fait-il que personne n’hésite à juger sans appel l’oeuvre poétique, infiniment plus spéciale encore ? On répond : Les grandes pensées viennent du coeur, la vraie poésie est un cri du coeur, le génie réside tout entier dans l’émotion cordiale ressentie et communiquée. Soit, mais la difficulté subsiste, puisque cette émotion s’exprime dans la langue sacrée qui ne vous est ni sympathique ni familière. Les sentiments tendres, les délicatesses même subtiles, acquièrent en passant par une âme forte une expression souveraine, parce qu’elle est plus juste. C’est pour cela que la sensibilité des poètes virils est la seule vraie. Je n’ai nul besoin de rappeler les preuves multipliées que Victor Hugo nous a données de cette richesse particulière de son génie. Ceux qui l’ignorent et ceux qui la méconnaissent, s’ils existent, ne valent pas qu’on se préoccupe de leur incurie ou de leur obstruction mentale. Le vers plein d’éclat et de sonorité, habituel au grand lyrique, s’empreint ici d’une grâce et d’un charme inattendus. En dernier lieu, non seulement l’artiste sans pareil vivifie ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il touche, mais, par surcroît, il excelle à exprimer avec précision ce qui est vague dans l’âme et confus dans la nature. Comme dans la légende orphique, l’herbe, l’arbre, la pierre, souffrent, pleurent, parlent, chantent ou rêvent ; le sens mystérieux des bruits universels nous est révélé. Toutes les cordes de cette lyre vibrent à l’unisson. Quand les pluies de la zone torride ont cessé de tomber par nappes épaisses sur les sommets et dans les cirques intérieurs de l’île où je suis né, les brises de l’Est vannent au large l’avalanche des nuées qui se dissipent au soleil, et les eaux amoncelées rompent brusquement les parois de leurs réservoirs naturels. Elles s’écroulent par ces déchirures de montagnes qu’on nomme des ravines, escaliers de six à sept lieues, hérissés de végétations sauvages, bouleversés comme une ruine de quelque Babel colossale. Les masses d’écume, de haut en bas, par torrents, par cataractes, avec des rugissements inouïs, se précipitent, plongent, rebondissent et s’engouffrent. Çà et là, à l’abri des courants furieux, les oiseaux tranquilles, les fleurs splendides des grandes lianes se baignent dans de petits bassins de lave moussue, diamantés de lumière. Tout auprès, les eaux roulent, tantôt livides, tantôt enflammées par le soleil, emportant les îlettes, les tamariniers déracinés qui agitent leurs chevelures noires et les troupeaux de boeufs qui beuglent. Elles vont, elles descendent, plus impétueuses de minute en minute, arrivent à la mer, et font une immense trouée à travers les houles effondrées. Il y a quelque chose de cela dans le génie et dans l’oeuvre de Victor Hugo. IV Alfred de Vigny. La tâche que je me suis donnée exige quelque courage et plus de désintéressement qu’on ne pense. Il me sera désormais prouvé qu’il ne faut point heurter de front l’armée compacte des dupes littéraires, et que c’est une aventure dangereuse que de troubler, dans les mares stagnantes, la quiétude des grenouilles, jeunes et vieilles. A vrai dire, peu m’importait, et j’eusse mieux fait de garder le silence ; mais ce qui est commencé sera achevé. Me voici débarrassé, non sans peine, des renommées populaires et des gloires admises dans les institutions de petites filles. Je suis entré, par l’hommage rendu au génie de Victor Hugo, dans le monde des vrais poètes, et je n’en sortirai plus. Quant aux insultes imbéciles qui se sont soulevées autour de moi comme une infecte poussière, elles n’ont fait que saturer de dégoût la profondeur tranquille de mon mépris. Cela dit une fois pour toutes, j’aborde l’oeuvre poétique d’Alfred de Vigny. S’il n’existe qu’un seul moyen de conquérir la sympathie générale, il en est plusieurs de rester ignoré de la foule. On atteint aisément, avec une certitude mathématique, ce but peu envié, en se gardant de flatter jamais les goûts grossiers et les caprices du jour, de complaire aux vanités stériles et de feindre pour le jugement du public un respect dérisoire. Or, il n’y a de respectable, en fait de poésie, que le Beau, et ce qu’on nomme le public n’a point qualité pour en juger. Il ne mérite ni respect ni dédain, n’ayant point de droits à exercer, mais un devoir strict à remplir, qui est d’écouter et de comprendre. Comme le labeur intellectuel lui est odieux et qu’il n’est avide que de distractions rapides et superficielles, toute conception supérieure lui reste inaccessible. Cela est ainsi et s’est toujours produit. Il en résulte qu’Alfred de Vigny, particulièrement, est inconnu au plus grand nombre. La nature de ce rare talent le circonscrit dans une sphère chastement lumineuse et hantée par une élite spirituelle très restreinte, non de disciples, mais d’admirateurs persuadés. C’est ce qu’un critique célèbre qui, lui aussi, a été un poète autrefois, entendait par la tour d’ivoire où vivait l’auteur d’Eloa. De ce sanctuaire sont sortis, avec une discrétion un peu hautaine à laquelle j’applaudis, ces poèmes d’une beauté pâle et pure, toujours élevés, graves et polis comme l’homme lui-même, et qui ne se sont empreints d’une amertume et d’un trouble contenus que dans les Destinées. Il ne faut pas demander sans doute à ces belles inspirations les grands aspects de mouvement et de couleur qui sont la marque des génies profonds et virils par excellence, ni même la certitude constante de la langue, la solidité du vers et la précision vigoureuse de l’image. Ce sont là des vertus d’art souvent refusées au poète ; mais celles qui lui sont propres et qui ne lui font jamais défaut, l’élévation, la candeur généreuse, la dignité de soi-même et le dévouement religieux à l’art, suffisent à l’immortalité de son nom. Entre le grand prêtre qui sacrifie au maître-autel et l’orateur sacré dont l’éloquence véhémente alterne avec les plaintes majestueuses de l’orgue, il y a place, au fond du choeur réservé, pour la voix solitaire qui chante l’hymne mystique. Le recueil des Poèmes antiques et modernes et celui des Destinées forment l’oeuvre spécial d’Alfred de Vigny. En lui, le romancier, le moraliste et l’écrivain dramatique n’ont guère été que les échos affaiblis du poète, plus rapprochés de la foule, très remarquables sans doute, mais que je n’ai point à examiner. Moïse, Eloa, le Déluge, la Colère de Samson, la Mort du Loup, sont d’un ordre incontestablement supérieur à la prose du maître, quelque belle et sympathique qu’elle soit, non qu’il n’y ait ici peut-être une plus grande liberté d’allure, mais parce que la langue rhythmée, bien que moins assurée, appelle un sentiment plus exquis des choses et s’en empreint forcément. Le poème de Moïse, écrit en 1822, est un précurseur admirable déjà de la Renaissance moderne, par la largeur de la composition autant que par l’abandon complet des formes surannées. C’est une étude de l’âme dans une situation donnée, il faut l’avouer, plutôt qu’une page vraie, intuitivement reconstruite, de l’époque légendaire à laquelle appartient la figure de Moïse ; mais nous sommes encore, sur ce point, en présence de deux théories esthétiques opposées, entre lesquelles, pour cause personnelle, il ne m’appartient pas de décider ici. L’une veut que le poète n’emprunte à l’histoire ou à la légende que des cadres plus intéressants en eux- mêmes, où il développera les passions et les espérances de son temps. C’est ce que fait Victor Hugo dans la Légende des Siècles. L’autre, au contraire, exige que le créateur se transporte tout entier à l’époque choisie et y revive exclusivement. A ce dernier point de vue, rien ne rappelle dans le Moise du poète le chef sacerdotal et autocratique de six cent mille nomades féroces errant dans le désert de Sinaï, convaincu de la sainteté de sa mission et de la légitimité des implacables châtiments qu’il inflige. La mélancolie du prophète et son attendrissement sur lui-même ne rappellent pas l’homme qui fait égorger en un seul jour vingt-quatre mille Israélites par la tribu de Lévi. La création du poète est donc toute moderne sous un nom historique ou légendaire, et, par suite, elle est factice ; mais elle est humaine aussi, puisque rien n’est humain qui n’appartienne au dix-neuvième siècle, disent les personnes autorisées en matière de critique. Peu importe, après tout, si les vers sont beaux, et ils sont parfois magnifiques. La gloire d’Alfred de Vigny est communément attachée au poème d’Eloa. On sait l’histoire mystique conçue par le poète. Eloa est une Ange née d’une larme du Christ. Les confidences mystérieuses et inachevées qui lui sont faites sur la chute et l’exil éternel du plus puissant des Archanges l’émeuvent d’une immense pitié. Elle va chercher, au fond des sphères inférieures, Celui qui souffre et qu’elle veut consoler, et qui l’entraîne dans l’abîme. Cette conception est très indécise ; l’exécution en est d’une élégance un peu molle et onctueuse. Eloa rappelle de trop près certaines vignettes britanniques, et Satan joue, dans cette aventure céleste, un des rôles familiers à Don Juan. Une sorte de vapeur rose et lactée enveloppe, du premier vers au dernier, les péripéties gracieuses du poème, car la grâce perpétuelle est partout ; elle s’exhale de l’idée primitive, se répand sur le Tentateur lui-même, et ne l’abandonne point quand il se révèle tout entier à sa victime. Il était indispensable cependant de donner à cette conception flottante une armature de vigueur et de passion contenues. L’esprit se noie dans l’adorable monotonie de ces vers, charmants sans doute, mais d’un charme un peu fade. Ici l’extrême bienveillance et l’exquise politesse de l’homme ont nui au poète. Moïse est de beaucoup supérieur à Eloa. On retrouve dans le Déluge la plupart des nobles qualités de ce premier poème et quelques-unes des faiblesses du second. Il ne faut pas relire Caïn et Ciel et Terre après les mystères bibliques d’Alfred de Vigny. La profondeur, l’éloquence, la passion, des élans lyriques d’une beauté suprême éclatent à chaque page du poète anglais, tandis qu’une incurable élégance énerve bien souvent les créations du poète français ; car il est visible que la timidité de l’expression ne rend pas, très fréquemment, la virilité de la pensée. On sent que l’artiste n’est point le maître despotique de son instrument. C’est la même main cependant qui avait écrit la Dryade et Symétha, deux idylles qui, par la facture savante du vers et par la composition générale, se rapprochent beaucoup des études antiques de Chénier, mais dont le sentiment est tout moderne, comme d’habitude. La Dryade, quoi qu’en dise l’auteur, ne rappelle en aucune façon Théocrite. En fait de tendresse et de mélancolie, le poète syracusain ne saurait lutter contre Alfred de Vigny ; il est rude et passionné ; ses paysages sont des études de nature vigoureuses et vraies, et quand il touche aux choses épiques, c’est avec une force et une hauteur peu communes. L’auteur de la Dryade et de Symétha, dont il faut reconnaître tout d’abord l’habileté rhythmique, serait plutôt un Florian sublime qui atteint presque Chénier et procède de Virgile, mais non de Théocrite. Des trois livres qui composent ce premier recueil, le Livre mystique est le plus remarquable, sans contredit. Je me refuse absolument à comprendre le titre général donné aux cinq morceaux qui suivent. L’Antiquité homérique n’a rien de commun avec la Dryade, Symétha, la Somnambule et le Bain d’une Dame romaine. En admettant que le sentiment humain, c’est-à-dire moderne, doive prédominer sans cesse, à quoi bon se mettre sous l’invocation d’Homère, ici plutôt qu’ailleurs ? Je l’ignore et renonce à le deviner jamais. C’est un pur caprice sans raison d’être. Alfred de Vigny, semblable en ceci au plus grand nombre des poètes contemporains, n’avait aucun sens intuitif du caractère particulier des diverses antiquités. Il ne lui était pas donné de dégager nettement l’artiste de l’homme, et de se pénétrer à son gré des sentiments et des passions propres aux époques et aux races disparues. Si poète veut dire créateur, celui-là seul est un vrai poète qui donne à ses créations la diversité multiple de la vie, et devient, selon qu’il le veut, une Force impersonnelle. Shakspeare était ainsi. Qu’on veuille bien ne pas se hâter de conclure de ce qui précède que je nie l’arc individuel, la poésie intime et cordiale. Je ne nie rien, très dissemblable à la multitude de ceux qui s’enferment en eux-mêmes et se confèrent la dignité de microcosme. L’auteur d’Eloa, après de longues années de silence, nous a laissé le recueil posthume des Destinées. Ces dernières compositions révèlent, dans leur ensemble, un affaiblissement notable, une décoloration marquée de ce beau talent, si pur et si élevé ; mais on y rencontre deux poèmes superbes, les plus saisissants qui soient tombés d’une âme noble et généreuse, secrètement blessée de l’inévitable impopularité qui s’attache, en France, à toute aristocratie intellectuelle. La Mort du Loup est un cri de douleur autrement fier et viril que les lamentations élégiaques acclamées parla foule contemporaine, et la Colère de Samson est une pièce sans égale dans l’oeuvre du poète. C’est très beau et très complet. De tels vers rendent plus vifs, par l’admiration qu’ils inspirent, les regrets dont nous saluons la mémoire respectée d’Alfred de Vigny. Ceux de ses jeunes confrères qui ont eu l’honneur de le connaître n’oublieront jamais ni sa bienveillance charmante et inépuisable, ni son amour sans bornes de la Poésie, cette vertu d’heure en heure plus dédaignée. Il faut, enfin, estimer pleine et heureuse la destinée d’un homme riche de facultés exquises, qui a vécu dans une retraite studieuse et volontaire, absorbé par la contemplation des choses impérissables, et qui s’est endormi fidèle à la religion du Beau. Son nom et son oeuvre n’auront point de retentissement vulgaire, mais ils survivront parmi cette élite future d’esprits fraternels qui auraient aimé l’homme et qui consacreront la gloire sans tache de l’artiste. V Auguste Barbier. On stigmatise volontiers la théorie de l’art pour l’art, dans cette heureuse époque de l’industrie littéraire en pleine culture, de succès bouffons, de prédications utilitaires et de recettes destinées à l’amélioration des espèces bovine, ovine, chevaline et humaine. Il faut espérer que les derniers poètes seront bientôt morts et qu’il leur sera épargné du moins d’assister au triomphe définitif des cuistres de la rime et de la prose qui, d’ailleurs, usurpent impudemment le titre de moralistes, à défaut de tout autre, sans doute. Le vrai moraliste applique à l’étude des moeurs, dans leur noblesse et dans leur dépravation, des facultés diversement compréhensives, fines, énergiques, profondes. Son oeuvre est un miroir dont la netteté fait le prix. Que chacun s’y regarde et s’y reconnaisse, pour peu qu’il y tienne. Mais le moraliste ne corrige point les moeurs, et, par suite, il ne prêche point, parce qu’il n’appartient à qui que ce soit d’enseigner l’héroïsme aux lâches et la générosité aux âmes viles, non plus que l’esprit aux niais et le génie aux imbéciles. Il serait aussi facile aux chimpanzés de donner des leçons de zend et de sanscrit à leurs petits, « Maître de l’éducation, maître du genre humain, » a dit Leibnitz. Rien de plus communément accepté, rien de plus faux. Les hommes ne se pétrissent pas entre eux comme des morceaux de terre glaise. Le poète satirique est un moraliste par excellence, pourvu qu’il ne s’abaisse pas au niveau des excitateurs à la vertu par l’appât des mauvaises rimes, lesquelles manquent rarement leur effet fascinateur sur les natures vicieuses. Dès qu’il cède à cette tentation déplorable et qu’il monte en chaire, l’artiste meurt en lui, sans profit pour personne ; car il n’existe d’enseignement efficace que dans l’art qui n’a d’autre but que lui-même. Hors la création du beau, point de salut. Les impuissants seuls professent au lieu de créer. Ils ignorent, ou feignent d’ignorer que la beauté d’un vers est indépendante du sentiment moral ou immoral, selon le monde, que ce vers exprime, et qu’elle exige des qualités spéciales, extra-humaines en quelque sorte. Mettre en relief et en lumière, avec vigueur, justesse et précision, les vices et les ridicules individuels ou sociaux, voilà l’unique mission du satirique. Du reste, qu’il use en pleine et absolue liberté de toutes ses ressources ; qu’il soit, à son gré, grave, éloquent, bouffon, brutal, spirituel, passionné : l’espace sans frontières de la poésie est à lui. S’il se garde d’attacher son nom aux faits étroitement contemporains et de le laisser clouer, en guise d’écriteau, sur un événement quelconque, souvent insignifiant et même ridicule à certains égards, tel que la révolution de 1830, par exemple ; s’il possède les vertus propres à la poésie, c’est-à-dire la puissance de généraliser, l’emportement lyrique et la certitude de la langue ; si le vers est de trempe solide, habile, voulu, non sermonneur et vierge de plates maximes à l’usage du troupeau banal, tout est bien. On ne peut assez louer l’indignation qui fait des vers irréprochables ; sinon, non. L’enfer catholique est, dit-on, pavé de bonnes intentions ; la géhenne des poètes aussi. Il est entendu que ceci s’adresse infiniment moins à Auguste Barbier, que nul n’admire plus que moi, là où il est admirable, qu’aux juges ordinaires, et peu informés, de la poésie contemporaine. Entre toutes les passions qui sont autant de foyers intérieurs d’où jaillit la satire, la passion politique est une des plus âpres et des plus fécondes. Haine de la tyrannie, amour de la liberté, goût de la lutte, ambition de la victoire ou du martyre, tout s’y donne rendez-vous et s’y rencontre. Les forces de l’âme s’y retrempent et l’ardeur du combat s’y ravive. Je ne pense pas que ceci soit contestable. Cependant, l’auteur des Iambes n’a jamais témoigné, que je sache, de convictions politiques accusées. Cette source lui fait donc défaut, et l’estampille démocratique dont on l’affuble lui va fort mal, malgré la Liberté de la Curée, cette forte femme qui ne prend ses amours que dans la populace. On pourrait même affirmer, d’après certain passage du très vieil anathème de l’Idole, que les monarchies débonnaires satisfont complètement son idéal. Je n’en blâme l’homme en aucune façon, mais le satirique en souffre. Avec le goût honnête et louable de l’ordre dans la liberté, il n’a forcément ni colère, ni fanatisme, ni amertume profonde. Ce don terrible de la raillerie ne lui a point été accordé. Juvénal était moins raisonnable. Il n’est donc pas impossible de démêler, dans l’oeuvre générale du poète, sous la violence et la crudité des termes, un esprit timide et un caractère indécis. Les Odelettes et les Sylves indiquent peut-être moins une décadence qu’un retour au vrai tempérament de l’auteur. Au fond, et en réalité, c’est un homme de concorde et de paix, revêtu de la Peau de Némée. Il est vrai que les poils du lion l’enveloppent souvent de telle sorte qu’on s’y trompe. Mais l’iniquité serait grande de juger Auguste Barbier sur ses dernières poésies. Certes, les Iambes et surtout Il Pianto renferment d’admirables choses. Il y a là une éruption de jeunesse pleine parfois d’énergie et d’éclat, bien que de trop fréquentes défaillances en rompent le jet vigoureux. Que de vers superbes, spacieux, animés d’un mâle sentiment de nature et se ruant à l’assaut des hautes périodes ! Mais aussi que de vers asthmatiques, blêmes, épuisés, n’en pouvant plus ! On a particulièrement loué Barbier, et c’était inévitable, de cette spontanéité inconstante et de ce détachement naïf de toute préoccupation d’art qui caractérisent, prétend-on, les poètes sincères. Point de système, point de métier, une pure éloquence naturelle ; des rimes imparfaites, des négligences, des incorrections, rien du versificateur. Je doute que l’auteur de ce vers magnifique sur Goethe : Artiste au front paisible avec des mains en feu, soit très flatté de ces louanges ineptes. Mais ici, comme toujours, la critique courante parle de ce qu’elle ignore. La haine, l’envie et l’outrecuidance perturbent ce qui lui reste d’entendement. Si le poète est avant tout une nature riche de dons extraordinaires, il est aussi une volonté intelligente qui doit exercer une domination absolue et constante sur l’expression des idées et des sentiments, ne rien laisser au hasard et se posséder soi-même dans la mesure de ses forces. C’est à ce prix qu’on sauvegarde la dignité de l’art et la sienne propre. Quant à ceux qui s’enorgueillissent de n’être que de simples machines à vers, et dont l’ambition consiste à devenir quelque trompette publique, pendue à l’angle des rues, et dans laquelle soufflent le vent et la multitude, je les abandonne de grand coeur aux applaudissements de la critique. Auguste Barbier n’a rien de commun, assurément, avec cette lie des poètes. Ce n’est point un quêteur de réclames et de popularité. Nul, j’en suis convaincu, n’est plus religieusement épris du beau et de la perfection ; nul n’y tend avec plus de sincérité. Mais on ne réalise pas toujours ses meilleures espérances. L’auteur d’Il Pianto blâmerait tout le premier, dans son oeuvre, s’il les y découvrait, ces vers incorrects et incolores, ces rimes impossibles, ces maladresses d’exécution dont on lui fait un si étrange mérite, et qui, par malheur, abondent plus que jamais dans les poésies récemment publiées. Je n’en veux pour preuve que la sûreté de son goût critique en tout ce qui ne le concerne pas. Il sait qu’une oeuvre d’art complète n’est jamais le produit d’une inspiration irréfléchie, et que tout vrai poète est doublé d’un ouvrier irréprochable, en ce sens du moins qu’il travaille de son mieux. Ses plus beaux poèmes ne sont donc pas involontaires. L’unique cause des chutes fréquentes de ce très remarquable talent, et qui n’en reste pas moins hors ligne, réside tout entière dans la préoccupation inféconde, générale, toujours aisément satisfaite, de l’enseignement moral. C’est la plaie secrète qui énerve et qui ronge les natures les plus mâles. Auguste Barbier n’est donc pas un satirique complet et sans alliage. Sa modération native souffre des excès apparents de ses premières poésies. Il n’était pas homme à faire siffler longtemps, sur l’épaule des pervers et des sots, le fouet sanglant des Érinnyes ; il n’a ni le souffle haletant ni la fureur de l’âpre et fougueux poète des Tragiques, qu’il rappelle parfois ; mais il possède, à l’égal souvent de ses plus illustres confrères de la Renaissance moderne, le regard qui saisit du premier coup les magnificences naturelles et s’en pénètre. Les paysages empruntés de l’Italie en reproduisent avec ampleur les nobles horizons et la chaude lumière. Il voit les choses par les masses plus que par les détails, et il les voit bien, ce qui est un rare mérite. Malgré le parti pris exclusif qui assigne aux Iambes le premier rang parmi ses compositions, Il Pianto restera certainement son vrai titre de gloire. C’est là que le poète a renfermé les meilleurs vers qu’il ait dus à son amour sincère et désintéressé du Beau. * * * * Charles Baudelaire: Les Fleurs du Mal. (2e édition, Paris, Poulet-Malassis.) Article paru dans la Revue Européenne en décembre 1861. Il y a un nombre prodigieux de natures perverses et imbéciles en ce monde. C’est une vérité lumineuse que nul n’a jamais niée, je présume, sauf les honorables personnes qui sont intéressées à n’en rien croire. Mais les prescriptions hygiéniques et thérapeutiques à l’usage de cette multitude malade sont du ressort de l’enseignement religieux. L’art n’a pas mission de changer en or fin le plomb vil des âmes inférieures, de même que toutes les vertus imaginables sont impuissantes à mettre en relief le côté pittoresque, idéal et réel, mystérieux et saisissant des choses extérieures, de la grandeur et de la misère humaines. L’art est donc l’unique révélateur du beau, et il le révèle uniquement. Par suite, le royaume du beau n’ayant d’autres limites que celles qui lui sont assignées par l’étendue même de la vision poétique, que celle-ci pénètre dans les sereines régions du bien ou descende dans les abîmes du mal, elle est toujours vraie et légitime, exprimant pour tous ce que chacun n’est apte à connaître que par elle, et ne montrant rien à qui ne sait point voir. Aussi est-ce une démence inexprimable que de vouloir obstinément transformer les libres créations du génie individuel en une plate série de lieux communs, de maximes, de sentences, de préceptes, ou pis encore, de descriptions enthousiastes de mécaniques. Cette ardeur indécente et ridicule de prosélytisme moral, propre aux vertueuses générations parmi lesquelles la nôtre tient assurément la première place, non moins que cette étrange manie d’affubler de mauvaises rimes les découvertes industrielles modernes, sont des signes flagrants que le sens du beau, si profondément altéré déjà, tend à disparaître absolument. Au milieu de l’affreuse confusion où les esprits s’agitent et se heurtent en face de l’indifférence publique, on distingue encore un groupe restreint de poètes fort paisibles qui poursuivent leur route, contre vent et marée, parfaitement sourds aux imprécations des uns et peu surpris du silence ahuri de la foule. Ce sont de vrais artistes, sans vanité misérable et sans rancunes puériles, convaincus et patients, patients à rompre le mutisme des imbéciles et à exténuer les poumons robustes des insulteurs. Un des mieux doués, également remarquable par l’originalité de ses conceptions et par la langue précise, neuve et brillante qu’il s’est faite, bien connu de ceux dont l’estime sérieuse ne fait jamais défaut aux fermes défenseurs de la vérité littéraire, M. Charles Baudelaire possède une personnalité nette et arrêtée qu’il affirme et qu’il prouve. Doué d’un esprit très lucide, d’un tact très fin et d’une rare compréhensivité intellectuelle, l’auteur des Fleurs du Mal, des Paradis artificiels et de la traduction des oeuvres d’Edgard Poe, a blessé violemment, tout d’abord, le sentiment public, non seulement dans celles de ses poésies qui touchaient à l’excès, mais aussi dans ses conceptions les plus réfléchies et revêtues des meilleures formes. Rien que de fort simple dans les deux cas. Nous sommes une nation routinière et prude, ennemie née de l’art et de la poésie, déiste, grivoise et moraliste, fort ignare et vaniteuse au suprême degré. Ce fait est malheureusement incontesté. A la vue de ce poète sinistre - le moins offensif et le plus poli des hommes, d’ailleurs - qui venait à nous, tel qu’un guerrier chinois, avec des tigres et des dragons écarlates peints sur le ventre, nous nous sommes irrités, non de l’ironie amère et méritée, mais du dessein que nous lui prêtions de nous épouvanter. La horde cruelle et inexorable des élégiaques échappés de la barque d’Elvire et les austères conservateurs de la pudeur critique ont poussé le même cri de détresse et d’horreur. Si l’irritation est une preuve d’action, M. Baudelaire, avouons-le, a pleinement atteint son but. La seconde raison de l’hostilité qu’il a soulevée autour de lui est non moins facile à donner : c’est un artiste fort original et fort habile, et ceci, au besoin, eût suffi, car nous n’aimons pas les habiles. Nous nous sommes fait, grâce à notre extrême paresse d’esprit qui n’a d’égale que notre inaptitude spéciale à comprendre le beau, un type immuable de versification en tout genre, quelque chose de fluide et de fade, d’une harmonie flasque et banale. Dès qu’un vers bien construit, bien rhythmé, d’une riche sonorité, viril, net et solide, nous frappe l’oreille, il est jugé et condamné, en vertu de ce principe miraculeux que nul ne possède toutes les puissances de l’expression poétique qu’au préjudice des idées, et qu’il ne faut pas sacrifier le fond à la forme. Nous ignorons, il est vrai, que les idées, en étymologie exacte et en strict bon sens, ne peuvent être que des formes et que les formes sont l’unique manifestation de la pensée ; mais une fois plongé dans l’abîme de l’absurde, s’il est aisé de s’y enfoncer toujours plus avant, à l’infini, il est à peu près impossible de remonter. Les poètes dignes de ce titre, ceux que nous aimons, se gardent bien d’être d’habiles artistes. Ils y parviendraient sans peine et sur l’heure, disent-ils, mais leur ambition est d’un ordre infiniment plus élevé. Ils puisent leur génie dans leur coeur, et s’ils daignent sacrifier au rhythme et à la rime, ils ne dissimulent point le mépris que ces petites nécessités leur inspirent, en composant, d’inspiration, des vers d’autant plus sublimes qu’ils sont plus mauvais. Nous les lisons peu cependant, car ce sont dessers, bien que mal faits, payant ainsi d’ingratitude ces chastes poètes qui consacrent à ce labeur infécond plus de veilles et d’huile qu’ils ne l’avouent. M. Charles Baudelaire n’est pas de cette force, assurément. Il tend sans cesse à la perfection tant dédaignée par l’élire poétique dont je viens de parler, et il y atteint le plus souvent. Les Fleurs du Mal ne sont donc point une oeuvre d’art où l’on puisse pénétrer sans initiation. Nous ne sommes plus ici dans le monde de la banalité universelle. L’oeil du poète plonge en des cercles infernaux encore inexplorés, et ce qu’il y voit et ce qu’il y entend ne rappelle en aucune façon les romances à la mode. Il en sort des malédictions et des plaintes, des chants extatiques, des blasphèmes, des cris d’angoisse et de douleur. Les tortures de la passion, les férocités et les lâchetés sociales, les âpres sanglots du désespoir, l’ironie et le dédain, tout se mêle avec force et harmonie dans ce cauchemar dantesque troué çà et là de lumineuses issues par où l’esprit s’envole vers la paix et la joie idéales. Le choix et l’agencement des mots, le mouvement général et le style, tout concorde à l’effet produit, laissant à la fois dans l’esprit la vision de choses effrayantes et mystérieuses, dans l’oreille exercée comme une vibration multiple et savamment combinée de métaux sonores et précieux, et dans les yeux de splendides couleurs. L’oeuvre entière offre un aspect étrange et puissant, conception neuve, une dans sa riche et sombre diversité, marquée du sceau énergique d’une longue méditation. En dernier lieu, si l’on constate que l’auteur de ces poésies originales transporte aisément dans sa prose, avec une nouvelle intensité de finesse et de clairvoyance, la plupart des qualités qu’il déploie dans le maniement de la langue poétique, on reconnaîtra que beaucoup de choses excessives devront lui être pardonnées, parce qu’il aura exclusivement aimé le beau, tel qu’il le conçoit et l’exprime en maître. Source: http://www.poesies.net