Derniers Poèmes. (1895) Par Leconte De Lisle. (1818-1894) TABLE DES MATIERES La Paix Des Dieux. L’Orient. La Joie De Siva. Hymnes Orphiques. I PARFUM DES NYMPHES -Les Aromates II PARFUM DE HÉLIOS-APOLLON -L'Héliotrope III PARFUM DE SÉLÈNÈ -Le Myrte IV PARFUM D'ARTÉMIS -La Verveine V PARFUM D'APHRODITE -La Myrrhe VI PARFUM DE NYX -Le Pavot VII PARFUM DES NÉRÉIDES -L'Encens VIII PARFUM D'ADÔNIS -L'Anémone et la Rose IX PARFUM DES ERINNYES -L'Asphodèle X PARFUM DE PAN -Les Aromates L’Enlèvement D’Européia. Frédégonde. La Mort Du Moine. Les Raisons Du Saint-Père. Cozza Et Borgia. Sur Deux Groupes Du Statuaire E. Christophe. Le Dernier Des Maourys. À Victor Hugo. La Prairie. Le Lac. « L’aigu bruissement. . . » Le Piton des Neiges. « Les yeux d’or de la nuit. . . » « Soleils! poussière d’or. . . » « Dans l’air léger. . . » Le Sacrifice. La Rose De Louveciennes. « Toi par qui j’ai senti. . . » L’Apollonide. PREMIÈRE PARTIE SCÈNE PREMIÈRE SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE VII SCÈNE VIII DEUXIÈME PARTIE SCÈNE PREMIÈRE SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE VII TROISIÈME PARTIE SCÈNE PREMIÈRE SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE VII La Paix Des Dieux. Or le Spectre dardait ses rigides prunelles Sur l'Homme de qui l'âme errait obscurément, Dans un propre désir des Choses éternelles, Et qui puisait la vie en son propre tourment. Et l'homme dit: « Démon qui hantes mes ténèbres, Mes rêves, mes regrets, mes erreurs, mes remords, O Spectre, emporte-moi sur tes ailes funèbres, Hors de ce monde, loin des vivants et des morts. Loin des globes flottant dans l'étendue immense Où le torrent sans fin des soleils furieux Roule ses tourbillons de flamme et de démence, Démon! Emporte-moi jusqu'au Charnier des Dieux! Oh! Loin, loin de la vie aveugle où l'esprit sombre Avec l'amas des jours stériles et des nuits, Ouvre-moi la Cité du silence et de l'ombre, Le sépulcre muet des Dieux évanouis. Dorment-ils à jamais, ces Maîtres de la Terre Qui parlaient dans la foudre au monde épouvanté Et siégeaient pleins d'orgueil, de gloire et de mystère? Se sont-ils engloutis dans leur éternité? Où sont les Bienheureux, Princes de l'harmonie, Chers à la sainte Hellas, toujours riants et beaux, Dont les yeux nous versaient la lumière bénie Qui semble errer encor sur leurs sacrés tombeau? O Démon! Mène-moi d'abîmes en abîmes, Vers ces Proscrits en proie aux siècles oublieux, Qui se sont tus, scellant sur leurs lèvres sublimes Le Mot qui fit jaillir l'Univers dans les cieux. Vois, mon âme est semblable à quelque morne espace Où, seul, je m'interroge, où je me réponds seul, Et ce monde sans cause et sans terme où je passe M'enveloppe et m'étreint comme d'un lourd linceul. » Alors le Compagnon vigilant de ses rêves Lui dit: « Reste, insensé! Tu plongerais en vain Au céleste océan qui n'a ni fond ni grèves: C'est dans ton propre coeur qu'est le Charnier divin. Là sont tous les Dieux morts, anciens songes de l'Homme Qu'il a conçus, créés, adorés et maudits, Évoqués tour à tour par ta voix qui les nomme, Avec leur vieux enfers et leurs vieux paradis. Contemple-les au fond de ce coeur qui s'ignore, Chaud de mille désirs, glacé par mille hivers, Où dans l'ombre éternelle et l'éternelle aurore Fermente, éclate et meurt l'illusoire univers. Regarde-les passer, ces spectrales images De peur, d'espoir, de haine et de mystique amour, A qui n'importent plus ta foi ni tes hommages, Mais qui te hanteront jusques au dernier jour. » Et l'Hôte intérieur qui parlait de la sorte, Au gouffre ouvert de l'âme et des temps révolus, Evoqua lentement, dans leur majesté morte, Les apparitions des Dieux qui ne sont plus. Et l'homme se souvint des jours de sa jeunesse, Des heures de sa joie et des tourments soufferts, Saisi d'horreur, tremblant que le passé renaisse Et forçat libre enfin, pleurant ses premier fers. Comme un blême cortège, à travers la nuit noire, Les Spectres immortels en un déroulement Multiplié, du fond de sa vieille mémoire. Passèrent devant lui silencieusement. Or Il vit Ammon-Râ ceint des funèbres linges, Avec ses longs yeux clos de l'éternel sommeil Les reins roides, assis entre les quatre singes. Traîné par des chacals sur la nef du Soleil; Puis tous Ceux qu'engendra l'épais limon du Fleuve; Thoth le Lunaire, Khons, Anubis l'Aboyeur Qui pourchassait les morts aux heures de l'Epreuve. Isis-Hathor, Apis, et Ptâh le Nain rieur; Puis Ceux qui, fécondant l'universelle fange, Par le souffle vital et la vertu du feu, Firent pleuvoir du Ciel les eaux saintes du Gange Et de la mer de lait jaillir le Lotus bleu; Et tous les Baalims des nations farouches: Le Molok du sang frais de l'enfance abreuvé, Halgâh, Gad et Phégor et le Seigneur des mouches, Et sur les Kheroubims le sinistre Iahvé; Et, près de Tsebaoth, les Aschéras phallique. Et, le squammeux Dabhâk aux trois tètes, dardant Telles que six éclairs ses prunelles obliques, Un jet de bave rouge au bout de chaque dent; Puis Abourâ-Mazda, la Lumière vivante, D'où les Izeds joyeux sortaient par millions, Et le sombre Ahrimân, le Roi de l'épouvante, Couronné de l'orgueil de ses rébellions; Puis Asschour et Nergal, bel dans sa tour de briques; Et ceux des monts, des bois obscurs et de la mer; Hit-ar-Braz et Gwidhoûn et les Esprits Kimriques; Et les Dieux que l'Aztêke engraissait de sa chair; Et les Ases, couchés sur les neiges sans bornes: Odin Thor et Freya, Balder est Désiré Qui devait s'éveiller aux hurlements des Normes Quand ta fille jalouse, Ymer, aurait pleuré; Puis les divins Amis de la Race choisie, Les Immortels subtils en qui coulait l'Ikhôr, Héroïsme, Beauté, Sagesse et Poésie, Autour du grand Kronide assis au Pavé d'or; Enfin, dans le brouillard qui monte et le submerge. Pâle, inerte, roidi du crâne à ses pieds froids, Le blond Nazaréen, Christ, le fils de la Vierge, Qui pendait, tout sanglant, cloué nu sur sa croix. Et l'Homme cria: « Dieux déchus de vos empires, O Spectres, ô Splendeurs éteintes ô Bourreaux Et Rédempteurs, vous tous, les meilleurs et les pires, Ne revivrez-vous plus pour des siècles nouveaux? Vers qui s'exhaleront les voeux et les cantiques Dans les temples déserts ou sur l'aile des vents? A qui demander compte, ô Rois des jours antiques, De l'angoisse infligée aux morts comme aux vivants Vous en qui j'avais mis l'espérance féconde, Contre qui je luttais, fier de ma liberté, Si vous êtes tous morts, qu'ai-je à faire en ce monde, Moi, le premier croyant et le vieux révolté? » Et l'Homme crut entendre alors dans tout son être Une Voix qui disait, triste comme un sanglot: « Rien de tel, jamais plus, ne doit revivre ou naître Les Temps balayeront tout cela flot sur flot. Rien ne te rendra plus la foi ni le blasphème, La haine, ni l'amour, et tu sais désormais, Éveillé brusquement en face de toi-même, Que ces spectres d'un jour c'est toi qui les créais. Mais va! Console-toi de ton oeuvre insensée. Bientôt ce vieux mirage aura fui de tes yeux, Et tout disparaîtra, le monde et ta pensée, Dans l'immuable paix où sont rentrés les Dieux. » L’Orient. Vénérable Berceau du monde, où l'Aigle d'or, Le Soleil, du milieu des Roses éternelles, Dans l'espace ébloui qui sommeillait encor Ouvrit sur l'Univers la splendeur de ses ailes! Fleuves sacrés, forêts, mers aux flots radieux, Ame ardente des fleurs, neiges des vierges cimes, O très saint Orient, qui conçus tous les Dieux, Puissant évocateur des visions sublimes! Vainement, à l'étroit dans ton immensité, Flagellés du désir de l'Occident mythique. En des siècles lointains nos pères t'ont quitté; Le vivant souvenir de la Patrie antique Fait toujours, dans notre ombre et nos rêves sans fin, Resplendir ta lumière à l'horizon divin. Hymnes Orphiques. I PARFUM DES NYMPHES -Les Aromates. Nymphes! Race du Fleuve éternel qui déroule Autour de l'Univers son murmure et sa houle! Vierges aux corps subtils fluant sous les roseaux, Vous qu'éveille le chant auroral des oiseaux, Et qui vous reposez au fond des sources fraîches Où Midi rayonnant trempe l'or de ses flèches! Et vous, Reines des bois, Ames des chênes verts, Et vous qui, sur les monts hantés par les hivers, De vos célestes pieds plus étincelants qu'elles Frôlez sans y toucher les neiges immortelles! Bruits furtifs, doux échos, soupirs, parfums vivants, Vous que de fleurs en fleurs porte l'aile des vents, Qui, versant de vos yeux, en perles irisées, Aux feuillages berceurs des limpides rosées, Faites, du souffle pur de vos rires légers, Sonner la double flûte aux lèvres des bergers; Joie et charme des eaux, des près et des collines, Salut! Je vous salue, ô Visions divines! II PARFUM DE HÉLIOS-APOLLON -L'Héliotrope. Radieuse Splendeur qui naquis la première! Inévitable Archer, Titan, Porte-lumière, Tueur du vieux Python dans lé Marais impur, Entends, exauce-nous. OEil ardent de l'azur, Roi des riches saisons, des siècles et des races! Éternel Voyageur aux flamboyantes traces, Qui, joyeux, les cheveux épars, et jamais las, De l'Orient barbare aux monts de la Hellas, Loin du rose horizon où souriait l'Aurore, Éveillant les cités, les bois, la mer sonore, Pousses tes étalons hennissants et cabrés Et franchis bonds par bonds l'orbe des cieux sacrés; Puis qui, debout, brûlant à leur plus haute cime, Baignes tout l'Univers d' un seul regard sublime; O le plus beau des Dieux en qui coule l'Ikhôr, Entends-nous, Kithariste armé du plectre d'or! Harmonieux amant des neuf Muses divines, Embrase-nous du feu dont tu les illumines, Afin que nous, mortels, qui ne vivons qu'un jour, Noua chantions consumés de leur unique amour! III PARFUM DE SÉLÈNÈ -Le Myrte. O Divine, salut! Viens à nous qui t'aimons! Descends d'un pied léger, par la pente des monts, Au fond des bois touffus pleins de soupirs magiques; Sur la source qui dort penche ton front charmant Et baigne son cristal du doux rayonnement De tes beaux yeux mélancoliques. Toi qui, silencieuse et voilée à demi, Surpris Endymion sur la mousse endormi Et d'un baiser céleste effleuras ses paupières, O blanche Sélènè, Reine des belles nuits, L'essaim des songes d'or qui bercent nos ennuis S'éveille à tes molles lumières. Egaré dans l'espace orageux, le marin, Accoudé sur le bord des nefs au bec d'airain, Entend rugir les flots et gronder les nuées; Mais il se rit du vent et de l'abîme amer, Quand tu laisses errer sur l'écumeuse mer Tes blondes tresses dénouées. Immortelle, entends-nous! Sur ce monde agité Epanche doucement ta tranquille clarté! O Perle de l'azur, inclinée à leur faîte, De tes voiles d'argent enveloppe les cieux, Et guéris-nous, pour un instant délicieux, Des maux dont notre vie est faite. IV PARFUM D'ARTÉMIS -La Verveine. Déesse à l'arc d'argent tendu d'un nerf sonore, Qui, de flèches d'airain hérissant ton carquois, Par les monts et la plaine et l'épaisseur des bois, Un éclair dans les yeux, déchaînes des l'aurore De tes chiens découplés les furieux abois! O Tueuse des cerfs et des lions sauvages, Vierge à qui plaît la pourpre odorante du sang, Que Dèlos vit jadis fière et grande en naissant, Près du Dieu fraternel qui dorait les rivages, Surgir de la Nuit sombre au Jour éblouissant! Jamais la volupté n'a fleuri sur ta bouche, Érôs n'a point ployé ton col impérieux Ni de ses pleurs d'ivresse attendri tes beaux yeux: Comme un bouclier d'or, la Chasteté farouche, O Vierge, te défend des hommes et des Dieux. Mais quand ton corps divin, ô blanche Chasseresse, A l'heure où le soleil brûlant darde ses traits, Plonge et goûte en repos le charme des bains frais; Lorsque ta nudité que leur baiser caresse Resplendit doucement dans l'ombre des forêts, Bienheureux qui, furtif, par les halliers propices, A travers l'indiscret feuillage, un seul instant, Te contemple, muet et le coeur palpitant! Tu peux percer ce coeur enivré de délices: Il t'a vue, Artémis! Il t'aime et meurt content! V PARFUM D'APHRODITE -La Myrrhe. O Fille de l'Écume, ô Reine universelle, Toi dont la chevelure en nappes d'or ruisselle, Dont le premier sourire a pour toujours dompté Les Dieux Ouraniens ivres de ta beauté, Dès l'heure où les flots bleus, avec un frais murmure, Éblouis des trésors de ta nudité pure, De leur neige amoureuse ont baisé tes pieds blancs, Entends-nous, ô Divine aux yeux étincelants! Par quelque nom sacré que la terre te nomme, Ivresse, Joie, Angoisse adorable de l'homme Qu'un éternel désir enchaîne à tes genoux, Aphrodite, Kypris, Érycine, entends-nous! Tu charmes, Bienheureuse, immortellement nue, Le ramier dans les bois et l'aigle dans la nue; Tu fais, dès l'aube, au seuil de l'antre ensanglanté, le lion chevelu rugir de volupté; Par Toi la mer soupire en caressant ses rives, Les astres clairs, épars au fond des nuits pensives, Attirés par l'effluve embaumé de tes yeux, S'enlacent, déroulant leur cours harmonieux; Et jusque dans l'Érèbe où sont les morts sans nombre, Ton souvenir céleste illumine leur ombre! VI PARFUM DE NYX -Le Pavot. O Vénérable! Oubli des longs jours anxieux, Immortelle au front bleu, ceinte de sombres voiles, Qui mènes lentement, dans le calme des cieux, Tes noirs chevaux liés au char silencieux, Par la route d'or des étoiles! Source des voluptés et des rêves charmante, O Nyx, mère d'Hypnos aux languissantes ailes, Toi qui berces le monde entre tes bras cléments, Tandis que mille éclairs, de moments en moments, Allument tes mille prunelles, Entends-nous, Bienheureuse! Et puisses-tu, sans fin, Et pour jamais, avec nos stériles chimères, Et l'antique Kosmos, hélas! où tout est vain, Envelopper des plis de ton péplos divin Vivants et Choses éphémères! VII PARFUM DES NÉRÉIDES -L'Encens. Sous les nappes d'azur de la mer d'Ionie Qui soupire au matin sa chanson infinie, Quand le premier rayon du ciel oriental Étincelle en glissant sur l'onduleux cristal, Puissions-nous contempler, ô chères Néréides, Vos longs yeux d'émeraude et vos beaux corps fluides! De vos grottes de nacre aux changeantes couleurs Où le rose corail épanouit ses fleurs, Des berceaux d'algue verte aimés des Dieux Tritones, Des mobiles vallons parsemés d'anémones, Des profondeurs où luit sur le sable vermeil L'opaline clarté d'un magique soleil, Montez! Laissez flotter dans les brises charmées Vos tresses, d'un arôme âpre et doux embaumées, Et, mieux que le dauphin joyeux et diligent, Fendez le flot natal d'un sillage d'argent! O Filles de Thétis, gardez-nous des nuits noires, Des écueils embusqués le long des promontoires, Du Notos, tourmenteur de la divine Mer, Par qui nefs et marins plongent au gouffre amer, Et, propices toujours, que vos fraîches haleines Jusqu'au port désiré gonflent nos voiles pleines. VIII PARFUM D'ADÔNIS -L'Anémone et la Rose. Sur la couche d'ivoire où nous te contemplons Tu dors, cher Adonis, Ëphébe aux cheveux blonds! O jeune Dieu, pleuré des Vierges de Syrie, Quand le noir sanglier blessa ta chair fleurie, Et s'enfuit, te laissant, immobile et sans voix. De ton sang rose et frais baigner l'herbe des bois, Sur la montagne et dans les profondes vallées On entendit gémir les Nymphes désolées, Et l'écho prolongea leurs pieuses douleurs; Et Kypris, les cheveux épars, les yeux en pleurs, T'enveloppant encor d'une suprême étreinte, Troubla la paix des cieux de sa divine plainte: -Adônis, Adônis! Tu meurs, et je t'aimais! Te voilà mort, et moi, je ne mourrai jamais! Tu faisais ma beauté, mon orgueil et ma joie, Et je ne suis plus belle, et mon corps neigeux ploie Comme un grand lys brisé par les vents de l'hiver! Je suis Déesse, hélas! Toi qui m'étais si cher, Je ne te verrai plus! Mes lèvres embaumées Plus jamais ne joindront tes lèvres bien-aimées Mais, si du sombre Erèbe on ne peut revenir, Je puis faire du moins, triste et doux souvenir, Croître et s'épanouir, au loi où tu reposes, Sous mes pleurs l'anémone et dans ton sang les roses! - Telle parla Kypris, et, grâce à son amour, Tu renais et tu meurs et renais tour à tour, Et tu rends chaque année, à la terre ravie, L'azur du ciel, les fleurs, la lumière et la vie. Sur la couche d'ivoire où nous te contemplons Éveille-toi toujours, Ephèbe aux cheveux blonds! IX PARFUM DES ERINNYES -L'Asphodèle. Meute du noir Êrèbe, ô vieilles Erinnyes, Aux yeux caves où sont des éclairs aveuglants, Qui d'un blême haillon serrez vos maigres flancs, Et, l'oreille tendue au cri des agonies, Aboyez sans relâche aux meurtriers sanglants! Filles de l'Invisible, Hôtesses des Cavernes Où jamais n'est entrée une lueur du jour, Dont éternellement Styx fait neuf fois le tour, Tandis que, sur la fange et le long des Eaux ternes, Foule vaine, les Morts fourmillent sans retour; Vous qui courez, volez, rapides et subtiles, Emplissant de terreur l'antique Obscurité, Secouant dans la nuit, sous un ciel empesté, Vos sinistres cheveux hérissés de reptiles Qui mordent, furieux, le coeur épouvanté, Ne nous fascinez plus de vos faces livides! Nous avons expié, que tout soit accompli! Fuyez l'Hadès dans l'Omble horrible enseveli, Venez! Exaucez-nous, ô bonnes Euménides, Et rendez-nous la paix, le pardon et l'oubli! X PARFUM DE PAN -Les Aromates. L'air lumineux, l'Êrebe et la mer inféconde, Et l'abîme éthéré plein d'astres éclatants, Et l'antique Gaia qui conçut les Titans, Et les vents déchaînés dont l'aile vagabonde Pourchasse dans la nuit les troupeaux haletants Des nuages striés d'éclairs au ciel qui gronde, Que sont-ils, sinon Toi, Pan, substance du monde! O divin Chèvre-pied, frénétique et joyeux, Ton souffle immense emplit la Syrinx éternelle! Tout soupire, tout chante ou se lamente en elle; Et le vaste Univers qui dormait dans tes yeux, Circulaire et changeant, sinistre ou radieux, Avec ses monts, ses bois, ses flots, l'homme et les Dieux, En se multipliant jaillit de ta prunelle! Inépuisable Pan, vieux et toujours nouveau, Toi qui fais luire au loin, pour des races meilleures, Comme un pâle reflet de quelque vain flambeau, L'Espérance stérile, hélas! dont tu nous leurres, Et qui roules, marqués d'un implacable sceau, Les siècles de ton rêve aussi prompts que des heures, Salut, ô Dieu terrible, Origine et Tombeau! L’Enlèvement D’Européia. La montagne était bleue et la mer était rose. Du limpide horizon, dans l’air tout embaumé, L’Aurore, fleur céleste et récemment éclose, Semblait s’épanouir sur le monde charmé. Non moins roses que l’Aube, au bord des vastes ondes, Les trois Vierges, avec des rires ingénus, Laissant sur leur épaule errer leurs boucles blondes, Se jouaient dans l’écume où brillaient leurs pieds nus. Le sein libre à demi du lin qui les protège, Une lumière au coeur et l’innocence aux yeux, Et la robe agrafée à leurs genoux de neige, Elles allaient sans peur des hommes et des Dieux. Voici qu’un grand Taureau parut le long des côtes, Grave et majestueux, ayant de larges flancs, Une étoile enflammée entre ses cornes hautes Et des éclats de pourpre épars sur ses poils blancs. Le souffle ambroisien de ses naseaux splendides L’enveloppait parfois d’un nuage vermeil Tel que la vapeur d’or dont les Époux Kronides Abritaient leur amour et leur divin sommeil. Il vint, et dans le sable où l’écume s’irise Sa coucha, saluant d’un doux mugissement Le beau groupe immobile et muet de surprise, Et caressa leurs pieds de son mufle fumant. Or, le voyant ainsi prosterné, l’une d’elles, Dont l’oeil étincelant reflétait le ciel bleu, Plus jeune, et la plus belle entre les trois si belles, S’assit sur ce Taureau superbe comme un Dieu. Tandis qu’elle riait dans sa naïve joie, Lui, soudain se dressa sur ses jarrets de fer, Et, rapide, emportant sa gracieuse proie, En quelques bonds fougueux s’élança dans la mer. Les deux autres, en pleurs, sur les algues marines Couraient, pâles, les bras étendus vers les flots, Suppliaient tour à tour les Puissances divines Et nommaient leur compagne avec de longs sanglots. Celle-ci, voyant fuir le doux sol d’Héllénie, Se lamentait, tremblante: -Où vas-tu, cher taureau? Pourquoi m’emportes-tu sur la houle infinie, Cruel! toi qui semblais si docile et si beau? Vois! La mer est stérile et n’a point de prairies Ni d’herbage odorant qui te puisse nourrir. Hélas! J’entends gémir mes compagnes chéries- Reviens! Ne suis-je pas trop jeune pour mourir? - Mais lui nageait toujours vers l’horizon sans bornes, Refoulant du poitrail le poids des grandes Eaux Sur qui resplendissait la pointe de ses cornes A travers le brouillard qu’exhalaient ses naseaux. Et quand la terre, au loin, se fut toute perdue, Quand le silencieux espace Ouranien Rayonna, seul, ardent, sur la glauque étendue, Le divin Taureau dit: -Ô Vierge, ne crains rien. Je suis le Roi des Dieux, le Kronide lui-même, Descendu de l’immense Éther à tes genoux! Réjouis-toi plutôt, ô Fleur d’Hellas que j’aime, D’être immortelle au bras de l’immortel Époux! Viens! Voici l’Ile sainte aux antres prophétiques Où tu célébreras ton hymen glorieux, Et de toi sortiront des Enfants héroïques Qui régiront la terre et deviendront des Dieux! Frédégonde. (Fragment du premier acte.) FRÉDÉGONDE, d'une voix basse et haletante: Ah! misérable! mords ta langue. Hors d'ici! Tais-toi. Tant que je vis, telle que me voici, Et si bas que je tombe encore, vil serf, sache Qu'il me suffit d'un geste et d'un mot, pour qu'on hache En dix morceaux ta chair et tes os. Ne dis rien, Et va-t'en! Le conseil est bon. Au chenil, chien! Au chenil! Rampe, flatte et lèche, bête immonde! C'est ta part. Mais crois-moi, prends garde à Frédégonde; Ne te retrouve plus jamais sur son chemin, Et tremble qu'elle songe encore à toi demain. La Mort Du Moine. Les reins liés au tronc d'un hêtre séculaire Par les lambeaux tordus de l'épais scapulaire, Le moine était debout, tête et pieds nus, les yeux Grands ouverts, entouré d'hommes silencieux, Kathares de Toulouse et d'Albi, vieux et jeunes, En haillons, desséchés de fatigue et de jeûnes, Horde errante, troupeau de fauves aux abois Que la meute pourchasse et traque au fond des bois. Et tous le regardaient fixement. C'était l'heure Où le soleil, des bords de l'horizon, effleure, Par jets de pourpre sombre et par éclats soudains, Les monts dont la nuit proche assiège les gradins; Et la tête du moine immobile, hantée D'yeux caves, semblait morte et comme ensanglantée. Or, le chef des Parfaits fit un pas et tendit Le bras vers le captif, et voici ce qu'il dit: -Frères, voyez ce moine! Il a la face humaine, Mais son coeur est d'un loup, chaud de rage et de haine Il est jeune, et plus vieux de crimes qu'un démon. Celui qui l'a pétri de son plus noir limon Pour être dans la main de la prostituée Une bête de proie au meurtre habituée, Et pour que, de l'aurore à la nuit, elle fût Toujours soûle de sang et toujours à l'affût, Fit du rêve hideux qui hantait sa cervelle Un blasphème vivant de la Bonne-Nouvelle. Frères! Notre Provence, ainsi qu'aux anciens temps, Souriait au soleil des étés éclatants; Sur les coteaux, le long des fleuves, dans les plaines. Les moissons mûrissaient, les granges étaient pleines, Et les riches cités, orgueil de nos aïeux, Florissaient dans la paix, sous la beauté des cieux; Et nous coulions, heureux, nos jours et nos années, Et nos âmes vers Dieu montaient illuminées, Vierges du souffle impur de la grande Babel Par qui saigne Jésus comme autrefois Abel, Et qui, dans sa fureur imbécile et féroce, Etrangle avec l'étole, assomme avec la crosse, Ou, pareille au César des siècles inhumains, De flambeaux de chair vive éclaire ses chemins! Mais nos félicités, hélas! sont non moins brèves Que les illusions rapides de nos rêves, Et, dans l'effroi des jours, l'épouvante des nuits, Les biens que nous goûtions se sont évanouis, Quant l'Antéchrist Papal, hors du sombre repaire, Eut déchaîné ce loup sur notre sol prospère. Il est venu, hurlant de soif, les yeux ardents, La malédiction avec la bave aux dents, Et poussant, comme chiens aboyeurs sur les pistes, L'assaut des mendiants et des voleurs papistes, A qui tous les forfaits sont gestes familiers: Princes bâtards, barons sans terre et chevaliers, Pillards, chassés du Nord pour actions perverses, Et routiers vagabonds d'origines diverses. Et tous se sont rués en affamés sur nous! Et ce boucher tondu, le sang jusqu'aux genoux, Pourvoyeur de la tombe et monstrueux apôtre, Le goupil d'une main et la torche de l'autre, Sans merci ni relâche, en son furieux vol, A promené massacre, incendie et viol! Frères, souvenez-vous! Nos villes enflammées Vomissent au ciel bleu cris, cendres et fumées; Nos mères, nos vieillards, nos femmes, nos enfants, Par milliers, consumés dans les murs étouffants, Pendus, mis en quartiers, enfouis vifs sous terre, Font du pays natal un charnier solitaire, D'où les corbeaux repus s'envolent, et qui dort Dans l'horreur du supplice et l'horreur de la mort, Mais qui gémit vers Dieu plus haut que le tonnerre! Or, voici l'égorgeur et le tortionnaire. La Justice tardive en nos mains l'a jeté. Parle donc, Moine, au seuil de ton éternité! L'heure est proche. Réponds. Repens-toi de tes crimes, Et que Jésus t'absolve au nom de tes victimes. - Et le moine écoutait l'homme impassiblement, Tête haute, au milieu d'un sourd frémissement De vengeance certaine et de plaisir farouche. Puis, un amer mépris lui contractant la bouche Et gonflant sa narine, il parla d'une voix Grave et dure: -J'entends un insensé! Je vois De galeuses brebis, loin du Berger qui pleure, Dans la vivante mort s'enfoncer d'heure en heure, Et je leur dis ceci par ultime pitié: Gémissez! Déchirez votre corps châtié, Lavez de votre sang les souillures de l'âme; Et, peut-être, échappés à l'éternelle flamme, Dans quelques milliers de siècles, mais un jour, Serez-vous rachetés par le divin Amour, En vertu de la longue épreuve expiatoire Et des heureux tourments du sacré Purgatoire. Faites cela. J'ai dit. Sinon, chiens obstinés, Chair promise à l'Enfer pour qui vous êtes nés, Maudits septante fois, rebut du monde, écume D'infection, qui sort de l'abîme et qui fume De la gorge du diable, allons! Ne tardez plus, Frappez! Couronnez-moi du nimbe des Elus; Faites votre oeuvre aveugle, ô misérable reste De réprouvés, hideuse engeance, opprobre et peste Des âmes! Hâtez-vous. Pour un homme de moins, L'Eglise ni Jésus ne manquent de témoins. Mille autres surgiront du sang de mon cadavre, Mille autres brandiront le glaive qui vous navre; Et je vois, au delà de ce siècle, approcher Le jour où, dans le feu du suprême bûcher, Le dernier d'entre vous, qu'un autre feu réclame, Aux vents du ciel vengé rendra sa cendre infâme. Tuez! Je vous défie et vous hais. -Qu'il soit fait Ainsi que tu le veux, Moine! dit le Parfait. Au nom des justes morts, crève, bête enragée! Va cuver tout le sang dont ta soif s'est gorgée. O monstrueux bâtard, fruit impur et charnel De Rome la Ribaude et de Satanaël, Sans qu'il puisse jamais la revomir au monde, Rends-lui, plus maculée encor, ton âme immonde; Et, du fond de l'abîme où tes dents grinceront Sous le reptile en feu qui rongera ton front, Entends crier vers toi, de la terre où nous sommes, Les exécrations des siècles et des hommes! Va! Meurs! - Et le couteau tendu, rigide et lent, Du sinistre martyr troua le coeur sanglant. Et lui, plein d'un frisson d'inexprimable extase, Renversa doucement sa tête blême et rase; Un sourire de joie et de ravissement Sur ses lèvres erra voluptueusement; Son regard s'en alla vers la voûte infinie, Et dans un long soupir de sereine agonie, Il dit: -Lumière! Amour! Paix! chants délicieux! Salut! Emportez-moi, saints Anges, dans les cieux! Les Raisons Du Saint-Père. La nuit enveloppait les sept Monts et la Plaine. Dans l'oratoire clos, le Pape Innocent trois. Mains jointes, méditait, vêtu de blanche laine Ou se détachait l'or pectoral de la Croix. Du dôme surbaissé, seule, une lampe antique, Argile suspendue au grêle pendentif, Éclairait çà et là le retrait ascétique Et le visage osseux du Saint-Père pensif. Or, tandis qu'il songeait, paupières mi-fermées Sous les rudes sourcils froncés sévèrement De splendides lueurs et de myrrhe embaumées Emplirent l'oratoire en un même moment. Laissant pendre à plis droits sa robe orientale, Un spectre douloureux, blâme, aux longs cheveux roux En face du grand Moine immobile en sa stalle Se dressa, mains et pieds nus et percés de trous. Comme un bandeau royal, l'épais réseau d'épines, D'où les gouttes d'un sang noir ruisselaient encor. Se tordait tout autour de ses tempes divines Sous les reflets épars de l'auréole d'or. Et ce Spectre debout dans sa majesté grave, Hôte surnaturel, toujours silencieux, Sur l'Élu des Romains et du sacré Conclave Epanchait la tristesse auguste de ses yeux. Mais le Pape, devant ce fantôme sublime Baigné d'un air subtil fait d'aurore et d'azur, Sans terreur ni respect de la sainte Victime, Lui dit, la contemplant d'un regard froid et dur: -Est-ce toi, Rédempteur de la Chute première? Que nous veux-tu? Pourquoi redescendre ici-bas, Hors de ton Paradis de paix et de lumière, Dans l'Occident troublé que tu ne connais pas? N'aurais-tu délaissé l'éternelle Demeure Que pour blâmer notre oeuvre et barrer nos chemins, Et pour nous arracher brusquement, avant l'heure, Le pardon de la bouche et le glaive des mains? Ne noua as-tu pas dit, Martyr expiatoire: Allez, dispersez-vous parmi les nations Liez et déliez, et forcez-les de croire, Et paissez le troupeau des génération? Les âmes, te sachant trop haut et trop loin d'elles, Erraient à tous les vents, sans guide et sans vertu. La faute n'en est pas à nous, tes seuls fidèles. Ce qui dut arriver, Maître, l'ignorais-tu? La Barque du Pêcheur, sous le fouet des tempêtes, Et près de s'engloutir, n'espérant plus en toi; Et l'aveugle Hérésie, hydre au millier de têtes, Déchirant l'Unité naissante de la Foi; Et sans cesse, pendant plus de trois cents années. Le torrent débordé des peuples furieux Se ruant, s'écroulant par masses forcenées Du noir Septentrion d'où les chassaient leurs Dieux. Fallait-il donc, soumis aux promesses dernières D'un retour triomphal toujours inaccompli, Tendre le col au joug et le dos aux lanières, Ramper dans notre fange et finir dans l'oubli? Souviens-toi de Celui qui, de son aile sombre, T'emporta sur le Mont de l'Épreuve, et parla, Disant: -Nazaréen! Vois ces races sans nombre! Si tu veux m'adorer, je te donne cela. Je suis l'Esprit vengeur qui rompt les vieilles chaînes, Le Lutteur immortel, vainement foudroyé, Qui sous la lourd fardeau des douleurs et des haines Ne s'arrête jamais et n'a jamais ployé. Fils de l'homme! Je fais libre et puissant qui m'aime. Réponds. Veux-tu l'Empire et régner en mon nom, Sachant tout, invincible et grand comme moi-même? - O Rédempteur, et Toi, tu lui répondis: Non! Pourquoi refusais-tu, dans ton orgueil austère, De soustraire le monde aux sinistres hasards? Pour fonder la Justice éternelle sur terre, Que ne revêtais-tu la pourpre des Césars? Non, tu voulus tarir le fiel de ton calice; Et voici que, cloué sous le ciel vide et noir, Trahi, sanglant, du haut de l'infâme supplice. Ton dernier soupir fut un cri de désespoir! Car tu doutas, Jésus, de ton oeuvre sacrée, Et l'homme périssable et son martyre vain Gémirent à la fois dans ta chair déchirée Quand la mort balaya le mirage divin. Mais nous, tes héritiers tenaces, sans Relâche, De siècle en siècle, par la parole et le feu, Rusant avec le fort, terrifiant le lâche, Du fils du Charpentier nous avons fait un Dieu! Au pied de ton gibet le stupide Barbare A prosterné par nous son front humilié; Le denier du plus pauvre et l'or du plus avare Ont dressé ton autel partout multiplié. Comme un vent orageux chasse au loin la poussière, Pour délivrer la tombe où tu n'as laissé rien, Nous avons déchaîné la horde carnassière Des peuples et des rois sur l'Orient païen. Vois! La nuit se dissipe à nos bûchers en flammes, La mauvaise moisson gît au tranchant du fer; Et, mêlant l'espérance à la terreur des âmes, Nous leur montrons le Ciel en allumant l'Enfer. Et tu nous appartiens, Jésus! Et, d'âge en âge, Sur la terre conquise élargissant nos bras, Dans l'anathème et dans les clameurs du carnage, Quand nos voix s'entendront, c'est Toi qui parleras! O Christ! Et c'est ainsi que, réformant ton rêve, Connaissant mieux que toi la vile humanité, Nous avons pris la pourpre et les Clefs et le Glaive, Et nous t'avons donné le monde épouvanté. Mais, arrivés d'hier à ce glorieux faite. Il reste à supprimer l'hérétique pervers! Ne viens donc pas troubler l'oeuvre bientôt parfaite Et rompre le filet jeté sur l'univers. Dans le sang de l'impie, au bruit des saints cantiques, Laisse agir notre Foi, ne nous interromps plus; Retourne et règne en paix dans les hauts cieux mystiques, Jusqu'à l'épuisement des siècles révolus. Car, aussi bien, un jour, dussions-nous disparaître, Submergés par les flots d'un monde soulevé, Grâce à nous, pour jamais, tu resteras, ô Maître, Un Dieu, le dernier Dieu que l'homme aura rêvé. - Le Saint-Père se tut, prit sa croix pectorale Qu'il baisa par trois fois avec recueillement, Et se signa du pouce. Et l'Image spectrale De ce qui fut le Christ s'effaça lentement. Cozza Et Borgia. Fragment Des États Du Diable. Le Diable, Jean XXIII, Alexandre VI LE DIABLE. Sang de Dieu! Balthazar, cette harangue est forte, Et votre Sainteté n'y va pas de main morte. Par mes cornes, ma queue et mes griffes! Le vieux Démosthènes, au Pnix, ne dégoisait pas mieux, Ni le bon Tullius sur les Rostres de Rome. Je suis émerveillé de pied en cap, cher homme! Tant le discours est vif, nerveux, précis, net, clair, Et siffle droit au but, tel qu'un trait d'arc dans l'air. Ah! Compère, au beau temps de vos jeunes années, Sur l'espale à treillis des nefs vermillonnées, Les yeux luisants au fond du capuce marin, La masse au poing, la cotte au dos, l'épée au rein, Avec la courte hache et la miséricorde, Dans l'âpre bruit du vent qui rompt antenne et corde, Vous haranguiez ainsi vos joyeux compagnons, Calabrais, Provençaux nourris d'ail et d'oignons, Aragonais, Pisans, Génois, Grecs et Dalmates, Hâlés, séchés, tannés, tatoués des stigmates Du fouet et du carcan familiers aux meilleurs, Mais réservant la part des Saints, pieux d'ailleurs. La rage les mordait au ventre, et, dagues hautes, Ils se ruaient comme un orage sur les côtes, Bondissant à travers l'écume du ressac Mettant ville et faubourg, chaume et palais à sac, Faisant flamber l'église avec le feu des cierges, Forçant les celliers clos, les coffres et les vierges, Et buvant à longs traits, pour être plus dispos, Dans les ciboires d'or les vins épiscopaux. En ce temps, Balthazar, maître en rêve du monde, La Tiare étincelait dans votre âme profonde Comme un astre au plus noir de l'épaisseur des cieux; Et vous battiez alors, ô bel ambitieux, Durant les sombres nuits, l'onde mélancolique Pour enfler le futur trésor Apostolique. J'en atteste la rouille aux clefs du Paradis! J'ai toujours eu pour vous, entre tous les maudits, Un vif attrait non moins qu'une très haute estime. Vous aviez l'heureux flair du gain illégitime, Le mépris naturel de l'antique vertu, Le goût de la traîtrise et du chemin tortu, L'esprit prompt et subtil, l'oeil perçant, la main croche, L'amour sacré de l'or, le coeur dur comme roche, Et ne mettiez de trêve à vos extorsions Que pour sacrifier aux tendres passions. Dès que la Simonie, au grand jour insolente, Eut mis l'Anneau mystique à votre main sanglante, On vît bien, par le meurtre et le vol éhonté, Que vous aviez conquis l'infaillibilité: L'ancien pirate avait façonné le Saint-Père, Et vous fîtes du Siège Unique un vrai repaire, Un Pandémonium rare et complet, un lieu D'édification parfaite. Ah! Sang de Dieu! Ce fut un joyeux temps pour la vieille Nacelle! Vous coupiez à la fois la gorge et l'escarcelle, Vous vendiez l'Esprit-Saint, tant la part, tant le lot, Pour le revendre encor. L'intarissable flot Des écus ruisselait dans vos coffres avides Si larges et si creux qu'ils semblaient toujours vides; Et je m'ébahissais de voir ainsi les gens Au sortir de vos mains nus comme des Saints-Jeans, Emaciés, raclés, desséchés, sans haleine, Et la peau s'en étant allée avec la laine De l'agneau, comme avec le poil du maigre ânon, Par l'Acte, le Décret, la Bulle et le Canon. Mats vos félicités, Balthazar, furent brèves. Telles les douces nuits que hantent les beaux rêves Et que l'aube dissipe avec un long soupir. Ce fut une heure amère. Il fallut déguerpir De la Ville éternelle et de la Chaire unique, Rendre gorge et subir l'arrêt OEcuménique. L'eussiez-vous dit? Hélas! Ce que c'est que de nous! Quand à travers les flots de la plèbe à genoux, Au cliquetis joyeux des mules espagnoles, Vous en tête, Saint-Père, et neuf cents vierges folles En croupes, Cardinaux, Évêques gallicans Ou romains, Abbés d'ordre et Docteurs éloquents, Bohémiens et Hongrois, de Saxe et de Sicile, Lumières de l'Église et du sacré Concile, Prêtres, moines, soudards, princes et chevaliers Dans la vieille Constance entrèrent par milliers, Eussiez-vous cru, Cozza, que l'heure était prochaine Où vous en sortiriez comme un ours à la chaîne, Où l'on vous nommerait interminablement: Hérétique, larron, meurtrier, excrément, Simoniaque, intrus, chardon, ciguë, ortie, Adultère, relaps, empoisonneur d'hostie, Chien enragé, lion rugissant, loup hurleur, Reptile variant sa ruse et sa couleur, Caïn, Coré, Judas, sorcier, spectre effroyable, Pape de l'Antéchrist, vomissement du Diable, Et cetera, le tout en très mauvais latin? Sans compter que, dès l'aube, et du soir au matin, On vous lut l'anathème et ses souhaits moroses. Vous n'étiez pas, mon bon, sur des lys et des roses, Et vous fûtes maudit des pieds au sinciput Aussi complètement que l'Esprit-Saint le put, Dans la tête, les reins, le ventre, les narines, Debout, couché, mangeant, et jusques aux latrines! La chose n'était pas folâtre, Triple-Dieu! Blême, sans le plus mince écu, sans feu ni lieu, Par un trou dans le mur rampant à quatre pattes, Du cachot synodal, mon fils, vous décampâtes Au moment opportun, car, le cas échéant, Il était fort possible et même fort séant, Tant un païen qu'on brûle exhale un doux arôme, Que vous fussiez rôti comme Huss et Jérôme. Mais l'anguille est glissante et le mulet têtu; On n'est pas assommé pour être un peu battu; De sorte qu'on vous vit bientôt, plus blanc que neige, Doyen des Cardinaux dans le Sacré-Collège, Mangeant chaud, buvant frais, gorgé d'or, gai, dodu, Et goûtant le repos qui vous était bien dû. O roi des loups de mer et des grands hypocrites. Certes, je n'entends point restreindre vos mérites; J'ai connu rarement un homme plus complet. Plus rongeur d'os jusqu'à la moelle, plus valet Du fort, plus dur au faible, insolent et féroce Lorsque vous brandissiez ou la hache ou la crosse, Ni plus vil et rampant quand vous étiez traqué. Celui qui vous a fait ne vous a pas manqué, Balthazar! Et l'Enfer lui doit une chandelle Da taille et d'épaisseur, qui fera parler d'elle. Pourtant, mon éloquent ami, votre moyen Est piètre, étant donné le siècle, et ne vaut rien. Donc, quant à pratiquer vos intentions pies, Non pas! Les nations crieraient comme des pies; Ce serait un haro sans fin, universel, Et tout noua manquerait, l'eau, la terre et le sel. Or, veuillez réfléchir précisément, mon maître, Que la Foi Catholique étant ma raison d'être, Sa mort serait ma mort. Je ne rimerais plus A rien. Mes chauds brasiers deviendraient superflus; Et le Dieu d'Augustin, n'ayant plus son vieux Diable, Finirait comme moi de façon pitoyable. Non, non! Pousser à bout ainsi les bonnes gens, C'est risquer de les rendre un jour intelligents. La force est bonne en soi, mais il est authentique Qu'on en use fort mal étant paralytique. Qu'en pense Borgia? ALEXANDRE VI. Seigneur, assurément, Vous parlez d'or, voilà quel est mon sentiment. Agir de violence est au moins inutile; Et si je rends hommage à la vigueur du style, Comme aux vertus de mon sacré Prédécesseur, J'incline nonobstant aux moyens de douceur. Pour ses enfants rétifs, l'Église, en bonne mère, Dissimulant le goût de la liqueur amère, Enduit de miel les bords de la coupe. Il lui plaît De prendre, comme on dit, les mouches dans du lait. On ne peut pas toujours, tant la grâce est tarie. Faire un apostolat de la piraterie, Voler de petits Juifs pour les vendre au bazar. Vous viviez en un temps, messire Balthazar, Si j'ose dire, un peu farouche et ridicule, Où chacun se donnait des torsions d'hercule En levant des fétus de paille à bras tendus. Je n'oublierai jamais quels respects vous sont dus; Mais dans la conjoncture où nous sommes, Saint-Père, Il m'est avis qu'un âne et vous faites la paire, Et je suais à vous ouïr, sur mon honneur! JEAN XXIII. Corbacque! que nous veut ce vieil empoisonneur? Que j'aie en proue assaut de vent et de marée, Que je sois hissé court à l'antenne carrée, Si je laisse hâbler cet onagre espagnol Qui brait en se donnant des airs de rossignol! Allons! vil trafiquant de capes écarlates, Tu n'hériteras pas du Diable que tu flattes, Tu ne drogueras pas son hanap! Or, bandit. Géniteur de bâtards et de gueuses, c'est dit: Parle mieux, ou, sinon, d'un revers sur ta face, Ainsi que Colonna souffleta Boniface, J'écrase ta mâchoire aux crochets vipérins, Et d'un estoc pointu je te pique les reins! LE DIABLE. Jean! Moins de violence et moins de promptitude, Et soyez plus poli pour sa Béatitude. Vous avez des façons d'écumeur, mon ami, Tudieu! qui ne sont pas féroces à demi. Que Diable! -Je me prends à témoin, faute d'autre, - Il n'a rien dit que de très vrai, le bon apôtre. D'ailleurs, de tels propos sont des plus hasardeux. Veuillez considérer qui vous étiez tous deux; Que, si Vos Saintetés conversent ainsi d'elles, Voua épanouirez la rate aux infidèles; Que chacun, pour le mieux, doit user de ses dons, Et qu'il s'agit en fait de garder ses dindons. Borgia, n'ayez point cet air penaud et blême Jean vingt-trois, je l'avoue, est un peu vif; il aime, Par coutume et par goût, le massacre et l'argent, Mais, pour un vieux pirate, il est intelligent. En somme, songez-y, vertueux Alexandre, Vos âmes et vos corps sont ombre vaine et cendre. Et jamais plus le fer, la corde et les poisons Subtils n'interrompront le cours de vos saisons. Rassurez-vous, parlez. ALEXANDRE VI. O délices! ô gloire! O plats d'or qui luisiez sur les tables d'ivoire! Marsala, Syracuse, Alicante et Muscat! O soupers bienheureux de mon pontificat, Coupes, flambeaux, richesse étincelante! O joie! O beaux corps enlacés sur les tapis de soie, Murmures des baisers pleuvant sur les seins nus, Rêves du Paradis, qu'êtes-vous devenus? Qu'il était doux, couché dans la pourpre romaine, De jouir amplement de la bêtise humaine. De partager le monde après boire, octroyant Pour deux cents mares d'or fin, l'Occident, l'Orient, Iles et terre ferme, hommes, femmes, épiées, Aux rois, mes argentiers, pillant nous mes auspices, Et de voir, en goûtant le frais des chênes verts, Haleter au soleil le stupide univers! Quoi rêve! O merveilleux enchaînement des choses, Qui, dans l'âcre parfum des femmes et des roses, Et du sang, sous l'éclat des torches allumant Mes tentures de pourpre et d'or, au grondement De la foudre impuissante, au chant des voix serviles, Dans la prostration des multitudes viles, Nuits et jours, ramenant les grands songes anciens, Me rendais la splendeur des temps Césariens! Et toi, vivante fleur da la chaude Italie, Éclatante du sang qui nous brûle et nous lie, En un moment d'ivresse éclose au clair matin Pour parfumer ma couche et le beau ciel latin! O toi qui me versais du regard et des lèvres Le flot des voluptés et des divines fièvres, Pour qui mon fils César, le pâle Cardinal, Occit le Gandia la nuit du Carnaval, Afin que, consumé du désir qui l'enivre, Il mourût des baisers dont il eût voulu vivre, Ma fille, que mon sein plein de flamme couvait... LE DIABLE. Mon féal! Vous feriez rougir, s'il se pouvait, De vos débordements, Madame Marozie. Sa mère vénérable en est toute saisie; Balthazar en devient très rose, plus vermeil Que l'aube ou qu'une vierge au sortir du sommeil; Et Madame Lucrèce, en personne bien née, Entre nous, Très Saint-Père, en est un peu gênée. Refrénez votre langue et n'en dites pas plus; Ces souvenirs charmants sont ici superflus. Aussi bien, tenez-le pour certain et notoire, C'est au Diable qu'il sied de narrer votre histoire. Dût le jeune Benoît, qui vendit les deux clefs A Gratien, pour deux mille écus déjà volés. Et qui fut plus méchant que vous, comme il s'en pique, Sécher de jalousie à ce récit épique; Dût le bétail humain, imbécile et poltron, Fait pour le bât, le fouet, la bride et l'éperon, S'épouvanter de voir de quelle boue immonde Le Porc pontifical éclaboussa le monde, Sans que les peuples vils, saturés de dégoût, Aient balayé l'ordure effroyable à l'égout, Et, purifiant l'air que tout homme respire, Brûlé le siège où le scélérat devient pire; La chose sera dite et marquée à mon sceau, Et vous serez content de ce petit morceau. Mais revenons à nos moutons qu'il nous faut tondre, Balthazar a parlé, c'est à vous de répondre. Donc, au fait, chien mitré, vieux drôle au coeur de fer, Et ne révolte pas la pudeur de l'Enfer! Sur Deux Groupes Du Statuaire E. Christophe. I LA FATALITÉ. L'épée en main, le pied sur la roue immortelle, Douce à l'homme futur, terrible au dieu dompté, Elle voiries yeux dardés droit devant elle, Dans sa grâce, sa force et sa sérénité! II LE BAISER SUPRÊME. Heureux qui, possédant la Chimère éternelle, Livre au Monstre divin un coeur ensanglanté, Et savoure, pour mieux s'anéantir en Elle, L'extase de la mort et de la volupté Dans l'éclair d'un baiser qui vaut l'éternité! Le Dernier Des Maourys. C'était un soir du monde austral océanique. Écarlate, à demi baigné des flots dormants, Le soleil flagellait de ses rayonnements Les longues houles d'or de la Mer Pacifique. Les lames, tour à tour, et près de s'assoupir, A travers le corail des récifs séculaires, S'en venaient, le marbrant de leurs écumes claires, S'éteindre sur le sable en un grave soupir. Or, ce soir-là, tandis que, rose sur les cimes, La lumière laissait la nuit, par bonds croissants, Escalader les monts de versants en versants, Sur le soc qui longeait la mer nous nous assîmes. Le ciel, dans le silence et dans la majesté, Planait sur la désert de l'océan paisible, Et déjà la lueur de la lune invisible Tremblait à l'Orient vaguement argenté. Osseux, la front strié de creuses rides noires. Tatoué de la face à ses maigres genoux, Le vieux Chef dilatait ses yeux jaunes sur nous, Assis sur les jarrets, les paumes aux mâchoires. Un haillon rouge autour des reins, ses blanches dents De carnassier mordant la largeur de sa bouche, On eût dit une idole inhumaine et farouche Qui rêve et ne peut plus fermer ses yeux ardents. A la rigidité rugueuse de ce torse Labouré de dessins l'un à l'autre enlacés, On sentait que le poids de tant de jours passés L'avait pétrifié sans en rompre la force. Tel, inerte, il songeait silencieusement. Puis enfin, retroussant sa lèvre avec un râle, Il se mit à parler d'une voix gutturale. Apre comme l'écho d'un fauve grondement: -Voyez! Le monde est grand. La terre est-elle pleine Où vos pères sont morts, où vos enfants sont nés? Fuyez-vous, par la faim sans trêve aiguillonnés, De l'aurore au couchant, blêmes et hors d'haleine? Non! Mais l'essaim vorace, impossible à saisir, Des moustiques vibrant dans la nuit lourde et chaude, Moins avide que vous, se multiplie et rôde; Vos coeurs sont consumés d'un éternel désir. Écoutes, Blancs! Ma race était l'antique aïeule Des hommes qu'autrefois, loin du soleil levant, Nos Dieux avaient portés sur les ailes du vent Dans l'Ile solitaire où la foudre errait seule. Le divin Mahouï, de son dos musculeux, Y remuait encor les montagnes surgies Et dans leurs cavités soufflait ses énergies Qui flamboyaient d'en haut sur leurs abîmes bleus. Et les temps s'écoulaient, et, de la base au faîte, Le bloc géant, couvert d'écume et de limons, Fut stable, et les forêts verdirent sur les monts, Et le Dieu s'endormit, son oeuvre étant parfaite. Il s'endormit dans Pô, la noire Nuit sans fin, D'où vient ce qui doit naître, où ce qui meurt retombe, Ombre d'où sort le jour, l'origine et la tombe, Dans l'insondable Pô, le Réservoir divin. Et, palpitants, éclos de la chaleur féconde. Les germes de la Vie, épars au fond du sol, Pour semer leurs essaims vagabonds à plein vol, Ouvrirent par milliers les entrailles du monde. Et les pères anciens, les braves Maourys, Vers le jeune soleil faisant vibrer leurs flèches, Se couchèrent joyeux au bord des sources fraîches Qui chantaient, ruisselant sur les coteaux fleuris. Bien des soleils sont morts dans ma vieille prunelle Depuis que je suis né, là-bas, sous d'autres cieux, Sur la côte orageuse où les os des aïeux Dorment, bercés au bruit de la Mer éternelle. Au fond des bois, enfants d'un immuable été, Sur les sommets baignés de neiges et de flammes, Hardi nageur riant du choc des hautes lames. J'ai grandi dans ma force et dans ma liberté. Le mâle orgueil de vivre emplissait ma poitrine, Et, sans m'inquiéter du fugitif instant, Je sentais s'élargir dans mon coeur palpitant Le ciel immense avec l'immensité marine. Qu'ils étaient beaux, ces jours qui ne me luiront plus, Où j'ai mangé la chair et bu le sang des braves, Moi, Chef des chefs, servi par un troupeau d'esclaves Dans la hutte où pendaient cent crânes chevelus! Je les avais tranchés, en face, homme contre homme. Ces crânes de guerriers, dans mes jours triomphants, Pour que le fier esprit qui les hantait vivants Me fit un des meilleurs parmi ceux qu'on renomme. Car, afin d'agrandir et de hausser leur coeur, Nos vaillantes tribus luttaient, pleines de joie, Et le vaincu, conquis comme une noble proie, De sa chair héroïque engraissait le vainqueur. Mais la lumière tomba aux nuits Occidentales! Toute gloire éclatante a de mornes revers; Les Dieux trahissent l'homme, et les Esprits pervers Déchaînent le torrent de nos heures fatales. Or, mille Maourys de l'Ile aux pics neigeux, Jaloux de notre gloire et de nos champs prospères, Pour s'emparer du sol hérité de nos pères Franchirent une nuit le détroit orageux. Nous fîmes vaillamment, et le combat fut rude. On brisa bien des os, on rompit bien des cous. Avant que ma tribu, sous l'averse des coups, Dut céder a l'assaut de cette multitude. Donc, furieux, le coeur saignant, à bout d'efforts, Acculé sur les rocs qui hérissent la côte, Avec deux cents guerriers, par la mer vaste et haute J'ai fui vers l'Orient, où va l'âme des morts. Entassant jusqu'au bord des pirogues couplées Vivres, silex tranchants, lances à pointes d'os, Esclaves pagayeurs, enfants liés au dos Des femmes qui hurlaient, d'épouvante affolées; Loin de l'Ile natale emportés à jamais Dans l'horreur de l'espace infranchissable et sombre. Nous allions, et les Dieux qui nous chassaient dans l'ombre A nos clameurs d'angoisse étaient sourds désormais. Onze fois le soleil illumina la nue, Onze fois l'ombre épaisse enveloppa les cieux Tandis que nous voguions au hasard, anxieux Du pays d'où jadis notre race est venue. La faim, la soif, l'ardeur des midis aveuglants Tordaient et déchiraient nos chairs et nos entrailles, Et nous buvions le sang des dernières batailles Qui, rouge et tiède encor, ruisselait de nos flancs. Battus et flagellés par la bave écumante Que vomissait la gueule effroyable des flots, Mêlant nos cris de guerre à leurs stridents sanglots, Nous nagions, pleins de rage, à travers la tourmente. Atouas! Dieux jaloux de mon passé si beau! O traîtres et maudits! Mieux eût valu peut-être, Expirant sur le sol sanglant qui me vit naître, Choisir le noble sein des braves pour tombeau. Enfin, à l'horizon des grandes Eaux salées, Quand la brume nocturne un matin s'envola, Brusquement apparut la terre où nous voilà, Avec ses longs récifs, ses rocs et ses vallées. Tout un peuple hideux, noir, stupide, crépu, Y fourmillait, hurlant et nous jetant des pierres; Mais qu'étaient de tels chiens entre nos mains guerrières? Moins que rien. Mieux armés, d'ailleurs, qu'auraient-ils pu? Cela fut balayé comme les feuilles sèches Qui s'en vont tournoyant dans les airs obstrués; Et, pour ne pas mourir, les guerriers tatoués Mangèrent ces chiens noirs hérissés de nos flèches. Ce qu'il restait du lâche et vil troupeau ploya La tête sons le faix pesant de l'esclavage, Jusqu'au jour où, grondant sur ce même rivage, Votre fatal tonnerre, ô Blancs, nous foudroya. Et tous les miens sont morts. Et moi, spectre funèbre D'un Chef vaillant issu d'ancêtres glorieux, Je vais, vous mendiant ma vie, et dans mes yeux L'aile du grand sommeil passe et les enténèbre. Puisque les nations de l'univers ancien Se dispersent ainsi, Blancs, devant votre face; Puisque votre pied lourd les broie et les efface; Si les Dieux l'ont voulu, soit! Qu'il n'en reste rien! Le murmure se tait qui parlait dans mes songes, Écho lointain d'un temps à jamais aboli, Et je bois l'eau de feu qui me verse l'oubli. J'ai dit. Vous n'avez point entendu de mensonges. - Et le vieux Mangeur d'homme, alors, grinça des dents, Nous mordit d'un regard de haine et de famine, Et, brusque, redressant les jarrets et l'échine, S'en alla, tête basse et les deux bras pendants. Fantôme du passé, silencieuse image D'un peuple mort, fauché par la faim et le fer, Il s'enfonça dans l'ombre où soupirait la mer Et disparut le long de la côte sauvage. À Victor Hugo. Dors, Maître, dans la paix de ta gloire! Repose, Cerveau prodigieux, d'où, pendant soixante ans, Jaillit l'éruption des concerts éclatants! Va! la mort vénérable est ton apothéose: Ton Esprit immortel chante à travers les temps! Pour planer à jamais dans la Vie infinie, Il brise comme un Dieu les tombeaux clos et sourde, Il emplit l'avenir des Voix de ton génie, Et la terre entendra ce torrent d'harmonie Rouler de siècle en siècle en grandissant toujours! La Prairie. Dans l'immense Prairie, océan sans rivages, Houles d'herbes qui vont et n'ont pas d'horizons, Cent rouges cavaliers, sur les mustangs sauvages, Pourchassent le torrent farouche des bisons. La plume d'aigle au crâne, et de la face au torse Striés de vermillon, arc au poing et carquois Pendu le long des reins par un lien d'écorce, Ils percent en hurlant les bêtes aux abois. Sous les traits barbelés qui leur mordent les côtes, Les taureaux chevelus courent en mugissant, Et l'aveugle trouée, entre les herbes hautes, Se mouille de leur bave et des jets de leur sang. La masse épaisse, aux poils épars, toujours accrue, Écrasant blessés, morts, chaparals rabougris, Franchissant les rochers et les cours d'eau, se rue Parmi les râlements d'agonie et les cris. Au loin, et derrière eux, mais rivés à leurs traces, Les loups blancs du désert suivent silencieux, Avec la langue hors de leurs gueules voraces Et dardant de désir la braise de leurs yeux. Puis tout cela, que rien n'entrave ni n'arrête. Beuglements, clameurs, loups, cavaliers vagabonds, Dans l'espace, comme un tourbillon de tempête, Roule, fuit et s'enfonce et disparaît par bonds. Le Lac. C'est une mer, un Lac blême, maculé d'îles Sombres, et pullulant de vastes crocodiles Qui troublent l'eau sinistre et qui claquent des dents. Quand la nuit morne exhale et déroule sa brume, Un brusque tourbillon de moustiques stridents Sort de la fange chaude et de l'herbe qui fume, Et dans l'air alourdi vibre par millions; Tandis que, çà et là, panthères et lions, A travers l'épaisseur de la broussaille noire, Gorgés de chair vivante et le mufle sanglant, A l'heure où le désert sommeille, viennent boire; Les unes en rasant la terre, et miaulant De soif et de plaisir, et ceux-ci d'un pas lent, Dédaigneux d'éveiller les reptiles voraces Ou d'entendre, parmi le fouillis des roseaux, L'hippopotame obèse aux palpitants naseaux, Qui se vautre et qui ronfle, et de ses pattes grasses Mêle la vase infecte à l'écume des eaux. Loin du bord, du milieu des roches erratiques, Solitaire, dressant au ciel son large front. Quelque vieux baobab, témoin des temps antiques, Tord les muscles noueux de l'immuable tronc Et prolonge l'informe ampleur de sa ramure Qu'aucun vent furieux ne courbe ni ne rompt, Mais qu'il emplit parfois d'un vague et long murmure. Et sur le sol visqueux, hérissé de blocs lourds, Saturé d'âcre arôme et d'odeurs insalubres. Sur cette mer livide et ces îles lugubres, Sans relâche et sans fin, semble planer toujours Un silence de mort fait de mille bruits sourds. L’aigu bruissement... L'aigu bruissement des ruches naturelles, Parmi les tamarins et les manguiers épais, Se mêlait, tournoyant dans l'air subtil et frais, A la vibration lente des bambous grêles Où le matin joyeux dardait l'or de ses rais. Le vent léger du large, en longues nappes roses Dont la houle indécise avivait la couleur, Remuait les maïs et les cannes en fleur, Et caressait au vol, des vétivers aux roses, L'oiseau bleu de la Vierge et l'oiselet siffleur. L'eau vive qui filtrait sous les mousses profondes, A l'ombre des safrans sauvages et des lys, Tintait dans les bassins d'un bleu céleste emplis, Et les ramiers chanteurs et les colombes blondes Pour y boire ployaient leurs beaux cols assouplis. La mer calme, d'argent ot d'azur irisée, D'un murmure amoureux saluait le soleil; Les taureaux d'Antongil, au sortir du sommeil, Haussant leurs mufles noirs humides de rosée, Mugissaient doucement vers l'orient vermeil. Tout n'était que lumière, amour, joie, harmonie; Et moi, bien qu'ébloui de ce monde charmant, J'avais au fond du coeur comme un gémissement, Un douloureux soupir, une plainte infinie, Très lointaine et très vague et triste amèrement. C'est que devant ta grâce et ta beauté, Nature! Enfant qui n'avais rien souffert ni deviné, Je sentais croître en moi l'homme prédestiné, Et je pleurais, saisi de l'angoisse future, Épouvanté de vivre, hélas! et d'être né. Le Piton Des Neiges. La lumière s'éveille à l'orient du monde. Elle s'épanouit en gerbes, elle inonde, Dans la limpidité transparente de l'air, Le givre des hauts pics d'un pétillant éclair. Au loin, la mer immense et concave se mêle A l'espace infini d'un bleu léger comme elle, Où, s'enlaçant l'un l'autre en leurs cours diligents, Sinueux et pareils à des fleurs d'argent, Les longs courants du large, aux sources inconnues, Etincellent et vont se perdre dans les nues; Tandis qu'à l'Occident où la brume s'enfuit, Comme un pleur échappé des yeux d'or de la Nuit, Une étoile, là-bas, tombe dans l'étendue Et palpite un moment sur les flots suspendue. Mais sur le vieux Piton, roi des monts ses vassaux Hôte du ciel, seigneur géant des grandes Eaux, Qui dresse, dédaigneux du fardeau des années, Hors du gouffre natal ses parois décharnées, Un silence sacré s'épand de l'aube en fleur. Jamais le Pic glacé n'entend l'oiseau siffleur, Ni le vent du matin empli d'odeurs divines Qui vit dans les palmiers et les fraîches ravines, Ni parmi le corail des antiques récifs, Le murmure rêveur et lent des flots pensifs, Ni les vagues échos de la rumeur des hommes, Il ignore la vie et le peu que nous sommes, Et calme spectateur de l'éternel réveil, Drapé de neige rose, il attend le Soleil. Les Yeux d’or de la nuit... Les yeux d'or de la nuit, dans la mer qui les berce, Luisent comme en un ciel lentement onduleux. Le tranquille soupir exhalé des flots bleus Se mêle à l'air muet et tiède, et s'y disperse. Les eaux vives, fluant sous les rosiers épais Qui d'un frisson léger meuvent les hautes mousses, Eveillent des rumeurs subtiles et si douces Qu'elles semblent accroître et répandre la paix. Au fond des nids soyeux, la blonde tourterelle Et l'oiseau de la Vierge, hôte furtif des riz, Enivrés de l'odeur des orangers fleuris Sous leur plume entr'ouverte ont ployé leur cou frêle. Derrière le rideau des pics silencieux, Vers l'Orient baigné d'une brume de perle, Emerge, en épanchant sa blancheur qui déferle, La lune éblouissante épanouie aux cieux; Tandis que, d'un seul bond, hors de l'antique abîme, Comme un bloc lumineux et suspendu dans l'air La Montagne immobile élargit sur la mer Le reflet colossal de sa masse sublime. Ô paix inexprimable! Ô nuit! Sommeil divin! Mondes qui palpitiez sur les houles dorées! Celui qui savoura vos ivresses sacrées Y replonge à jamais en ses rêves sans fin. Soleils! Poussière d’or... Soleils! Poussière d'or éparse aux nuits sublimes Où l'esprit éperdu s'envole et plonge en vain! Vous épanchez sur nous, du fond des bleus abîmes, La bienheureuse paix du silence divin, Soleils! Poussière d'or éparse aux nuits sublimes! Mais qui sait, ô splendeurs, ravissement des yeux, Qui déroulez sans fin vos spirales sacrées Dans l'infini désir d'un but mystérieux, Qui sait si, loin de nous, des voix désespérées, De plus amers sanglots ne troublent pas vos cieux? Enfers ou Paradis des espaces sublimes, Tels que nous qui passons, ombres d'un songe vain, L'inévitable Mort, d'abîmes en abîmes, Vous entraîne à jamais vers le Néant divin, Enfers ou Paradis des espaces sublimes! Ivres et haletants, portés de ciel en ciel Par l'aveugle et fougueux torrent des Destinées, Pourquoi jaillissez-vous du Vide originel? Que sont des milliards de milliards d'années, Quand vient l'heure où tout rentre au repos éternel? Soleils, Mondes, Amour, illusions sublimes, Désirs, splendeurs! si tout est éphémère et vain Dans nos coeurs aussi bien qu'en vos profonds abîmes, Votre instant est sacré, votre rêve est divin, Soleils, Mondes, Amour, illusions sublimes! Croules donc dans la nuit du Gouffre illimité, Mondes! Vivants soleils, éteignes donc vos flammes! Et toi, qui fais un Dieu de l'homme, ô volupté, Amour! Tu peux mourir, ô lumière des âmes, Car ton rapide éclair contient l'éternité. Dans l’air léger... Villanelle. Dans l'air léger, dans l'azur rose, Un grêle fil d'or rampe et luit Sur les mornes que l'aube arrose. Fleur ailée, au matin êclose, L'oiseau s'éveille, vole et fuit Dans l'air léger, dans l'azur rose. L'abeille boit ton âme, ô rose! L'épais tamarinier bruit Sous les mornes que l'aube arrose. La brume, qui palpite et n'ose, Par frais soupirs s'épanouit Dans l'air léger, dans l'azur rose. Et la mer, où le ciel repose, Fait monter son vaste et doux bruit Sur les mornes que l'aube arrose. Mais les yeux divins que j'aimais Se sont fermés, et pour jamais, Dans l'air léger, dans l'azur rose! Le Sacrifice. Rien ne vaut sous les cieux l'immortelle Liqueur, Le Sang sacré, le Sang triomphal, que la Vie, Pour étancher sa soif toujours inassouvie, Nous verse à flots brûlants qui jaillissent du coeur. Jusqu'au ciel idéal dont la hauteur l'accable, Quand l'Homme de ses Dieux voulut se rapprocher, L'holocauste sanglant fuma sur le bûcher Et l'odeur en monta vers la nue implacable. Domptant la chair qui tremble en ses rébellions, Pour offrir à son Dieu sa mort expiatoire, Le Martyr se couchait, sous la dent des lions, Dans la pourpre du sang comme en un lit de gloire. Mais si le ciel est vide et s'il n'est plus de Dieux, L'amère volupté de souffrir reste encore, Et je voudrais, le coeur abîmé dans ses yeux, Baigner de tout mon sang l'autel où je l'adore! La Rose De Louveciennes. Ces beaux arbres, témoins de tant d'amours anciennes, Qui fléchissaient, chargés du poids des jours sans fin, Respirent, rajeunis, ton arôme divin, O Fleur, vivante Fleur, Rose de Louveciennes! Sous leur ombre un Poète immortel a chanté Dont ils gardent encor la mémoire pieuse. N'entends-tu pas errer cette âme harmonieuse Comme un battement d'aile autour de ta beauté? Ah! s'il pouvait renaître à la clarté bénie, Mieux que les noms charmants qui lui furent si chers, Il ferait resplendir dans l'or pur de ses vers Ton doux nom florentin sacré par son génie! Toi par qui j’ai senti... Toi par qui j'ai senti, pour des heures trop brèves, Ma jeunesse renaître et mon coeur refleurir, Sois bénie à jamais! J'aime, je puis mourir; J'ai vécu le meilleur et le plus beau des rêves! Et vous qui me rendiez le matin de mes jours, Qui d'un charme si doux m'enveloppez encore, Vous pouvez m'oublier, ô chers yeux que j'adore, Mais jusques au tombeau je vous verrai toujours. L’Apollonide. PERSONNAGES IÔN, fils d'Apollôn et de Kréousa. XOUTHOS, Roi de l'Attique. UN VIEILLARD. CHOEUR DES GUERRIERS DE XOUTHOS, KRÉOUSA, Reine de l'Attique. CHOEUR DES FEMMES DE KRÉOUSA. LA PYTHONISSE. CHOEUR DES MUSES. CHOEUR DES ORÉADES. SACRIFICATEURS. -JUGES. -PEUPLE DE PYTHÔ. PREMIÈRE PARTIE. Le Rocher de Pythô. A gauche, le Temple de Loxias Apollôn, en marbre blanc, à colonnes doriques, orné de sculptures et de peintures. A droite, un bois de lauriers et de myrtes, semé de roches creuses d'où ruisselle, parmi de grands lys, la source de Kastalia. Une coupe d'or sur une des roches. Au fond, une gorge de montagne s'ouvrent sur l'horizon. Le jour se lève. Iôn, vêtu de blanc et couronné de fleurs, ayant aux mains les guirlandes et les bandelettes sacrées, et, sur l'épaule, un arc et un carquois dorés, descend les marches du Temple, suivi des sacrificateurs Pythiques aux longues robes couleur de safran, couronnés de lauriers. SCÈNE PREMIÈRE IÔN, LES SACRIFICATEURS. UN SACRIFICATEUR. Vers le pâle couchant, dons sa robe étoilée, Déjà la Nuit tranquille au loin s'en est allée, DEUXIÈME SACRIFICATEUR. Voyez! le jeune Archer, roi du monde changeant, Beau, fier, chevelu d'or et cuirassé d'argent, Du fond de l'Ombre antique et des mers refluées Pousse son char splendide à travers les nuées. TROISIÈME SACRIFICATEUR. Le quadrige hennit, l'éclair sort de l'essieu, Et tout flamboie, et tout s'illumine d'un Dieu, Les monts, la mer joyeuse et sonore, les plaines, Les fleuves et les bois et les cités Hellènes! CHOEUR DES SACRIFICATEURS. STROPHE. Toi qui mènes le choeur dansant Des neuf Muses ceintes d'acanthes, MI Salut, Resplendissant! Prophète aux lèvres éloquentes! ANTISTROPHE. Sur le monde immobile encor Dormait l'Obscurité première: Iô! La vie et la lumière Ont ruisselé de tes yeux d'or! ÉPODE. Tu vois naître et mourir les races fugitives, Tu fais chanter l'oiseau dans son nid parfumé Et sous les antres frais germer les sources vives. Salut, Roi du ciel enflammé! IÔN. Chers sacrificateurs du divin Latoïde, Purifiez vos mains dans l'onde kastalide; Allez, et sur l'autel encor silencieux Brûlez en un feu clair l'encens délicieux. Pour moi, mêlant le myrte aux laines violettes, Je vais suspendre ici les saintes bandelettes, Et j'en écarterai les ailes de l'oiseau, Car ce Temple sacré fut mon premier berceau. Les sacrificateurs entrent dans le bois de lauriers. Iôn suspend les bandelettes aux colonnes. Il va détacher un rameau à droite, et l'agite devant le Temple. SCÈNE II IÔN, seul. STROPHE. O laurier, qui verdis dans les Jardins célestes ; Que l'Aube ambroisienne arrose-de ses pleurs! Laurier, désir illustre, oubli des jours funestes, Qui d'un songe immortel sais charmer nos douleurs! Permets que, par mes mains pieuses, ô bel Arbre, Ton feuillage mystique effleure le parvis, Afin que la blancheur vénérable du marbre Éblouisse les yeux ravis! Il suspend le rameau de laurier au-dessus des bandelettes et va puiser de l'eau dans une des roches creuses, avec la coupe d'or. ANTISTROPHE. O sources, qui jamais ne serez épuisées, Qui fluez et chantez harmonieusement Dans les mousses, parmi les lys lourds, de rosées, A la pente du mont solitaire et charmant! Eaux vives! sur le seuil et les marches Pythiques Épanchez le trésor de vos urnes d'azur, Et puisse aussi le flot de mes jours fatidiques Couler comme vous, chaste et pur! Il fait une libation sur les marches du Temple. Mais une ombre soudaine et de confus murmures Viennent des pics neigeux et sortent des ramures. Ils passent au ciel clair sur le Temple et les bois. C'est le vol matinal des oiseaux. Je les vois! Il prend l'arc, qu'il arme d'une flèche, et il en menace les oiseaux. ÉPODE. Fuis, grand aigle aux fauves prunelles, Augural messager des Dieux, Qui tiens les foudres éternelles! Fuis, ô cygne mélodieux, Dont l'aurore empourpre, les ailes! Et vous, colombes et ramiers, Retournez aux nids familiers, Dans les forêts sombres et fraîches! O doux oiseaux, vous m'êtes chers. Mais, docile au Dieu que je sers, Je vous percerais de mes flèches! Les oiseaux s'envolent. Les Sacrificateurs sortent du Bois, deux à deux, traversent la scène et montent au Temple. Derrière eux, entre le Choeur des Femmes de Kréousa. Iôn est debout, appuyé sur son arc, à gauche. SCÈNE III IÔN, CHOEUR DES FEMMES. PREMIÈRE FEMME. Que ce bois de lauriers et de myrtes épais Respire, ô chères soeurs, l'innocence et la paix, Et que son ombre est douce où de fines lumières Glissent par gouttes d'or des feuilles printanières! DEUXIÈME FEMME. Et cette eau qui jaillit du rocher ruisselant Qu'elle est pure! TROISIÈME FEMME. Voyez ce réseau de guirlandes Qui sur le seuil d'airain tombe du fronton blanc. O Maison vénérable! ô pieuses offrandes! PREMIÈRE FEMME. Femmes, ce Temple est beau comme ceux d'Athèna. DEUXIÈME FEMME. Certes! Il a l'éclat sans tache de la neige. TROISIÈME FEMME. Le divin Loxias l'habite et le protège; Il le bâtit lui-même et de ses mains l'orna. PREMIÈRE FEMME, montrant les sculptures et les peintures. Vois le grand Hèraklès fauchant l'Hydre aux cent têtes! DEUXIÈME FEMME. Et l'antique Héros, sur le Cheval ailé, Aussi prompt que l'éclair dans les noires tempêtes, Perçant d'un glaive d'or le monstre échevelé! TROISIÈME FEMME. Ici la jeune Aurore et les Heures légères. Les femmes s'avancent pour gravir les marches du Temple. IÔN. Admirez en silence, ô femmes étrangères, Et demeurez. Bientôt le Temple va s'ouvrir, Mais nul n'y peut entrer maintenant sans mourir. PREMIÈRE FEMME. O jeune homme, debout sur le seuil solitaire, Pourrons-nous contempler le divin sanctuaire? IÔN. Qu'un sang vermeil, d'abord, ruisselle pour le Dieu! Puis, au Trépied d'airain, dans les parfums en feu, Vous entendrez parler la pâle Prophétesse. DEUXIÈME FEMME. Nous précédons ici le Maître et la Maîtresse. IÔN. Quels sont-ils? De quelle île, ou de quel continent? Et quels noms portent-ils sous le ciel rayonnant? TROISIÈME FEMME. O jeune homme, ils sont Rois de l'Attique sacrée, Dans la ville où Pallas, la Vierge, est honorée. IÔN. Viennent-ils pour un songe, effroi des longues nuits? PREMIÈRE FEMME. Nous ne savons. Les Rois ont leurs secrets ennuis. Pour nous, que notre coeur les sache ou les ignore. Entendre et voir nous sont interdits; il faut clore Nos lèvres. Mais voici notre Reine, Étranger, Et, s'il te plaît ainsi, tu peux l'interroger. SCÈNE IV IÔN, KRÉOUSA, LE CHOEUR DES FEMMES. IÔN, à part. Si j'en crois sa beauté que nulle autre n'égale, Cotte femme sans doute est de race royale. Mois d'où viennent les pleurs qui tombent de ses yeux? KRÉOUSA. O regrets! ô douleurs! Noirs attentats des Dieux! IÔN, de même. Pourquoi ce morne ennui sur son visage auguste? KRÉOUSA. Se peut-il qu'un Dieu mente et qu'un Dieu soit injuste! IÔN. Devant la majesté du Temple et de l'Autel, Femme, ne parle pas ainsi d'un Immortel. Redoute qu'il t'entende et que la Pythonisse D'un oracle terrible et soudain te punisse, Puisse-t-elle plutôt, propice à tes douleurs, Promettre à ton beau front l'éclat des jours meilleurs Et répandre la paix dans ton âme irritée! Ton nom? KRÉOUSA. Kréousa, Reine, et du sang d'Erékhtée. IÔN. Et ta ville? KRÉOUSA Athèna, la cité de Pallas. IÔN. O Ville illustre! Enfant d'un noble père! KRÉOUSA. Hélas! Que me sert, Étranger, le sang dont je suis née? En ai-je moins subi la sombre destinée? Ni la pourpre, ni l'or, ainsi que tu le crois, Des maux communs à tous ne préservent les Rois, Et de plus rudes mers battent les hauts rivages. IÔN. Je le sais, non par moi, mais par la voix des sages. Est-il donc vrai qu'un Dieu, maître des flots sans frein, Dans Makra, d'un seul coup de son trident d'airain, Sous la terre béante ait englouti ton père? KRÉOUSA. Makra! Ne parle pas de cet impur repaire! IÔN. C'est un lieu vénérable et d'Apollon aimé. KRÉOUSA. Dans cet antre fatal que ta bouche a nommé, Un crime, une action lâche, odieuse, impie, De celles que jamais le coupable n'expie, Je l'atteste, Étranger, par ce jour qui nous luit, Fut commise autrefois durant la noire nuit. IÔN. Et ce forfait ancien n'a point laissé de trace? KRÉOUSA. Non! IÔN, après un silence. Dis-moi ton époux? Est-il de bonne race? KRÉOUSA. Il se nomme Xouthos, il sort de Zeus tonnant, Et sur la sainte Attique il règne maintenant, Ayant conquis pour nous l'Ile aux vertes olives Qu'un orageux détroit sépare de nos rives Il gravit la montagne, et nous venons tous deux Consulter de Pythô l'oracle hasardeux. IÔN. Pour vos enfants sans doute, honneur de l'hyménée? KRÉOUSA. Nous n'avons point d'enfants! IÔN. O femme infortunée! Quoi! Tu n'as point d'enfants? KRÉOUSA. .Apollon le sait bien! Mais toi, cher Étranger, quel pays est le tien?; Que ta mère est heureuse, hélas! IÔN. Reine, j'ignore Mon pays, mes parents. KRÉOUSA. O Dieux! si jeune encore, Tu n'as jamais connu ta mère? IÔN. Non, jamais. Dans les langes de lin où, dît on, je dormais, Ce temple m'a reçu comme un oiseau sans ailes, Et le Dieu m'a nourri de ses mains immortelles. KRÉOUSA. Je sais une autre femme, hélas! qui pleure aussi L'enfant qu'elle a perdu jadis. Je viens ici, Dans Pythô, demander pour elle... J'ose à peine, Par pudeur, révéler... IÔN. Parle! J'écoute, ô Reine! KRÉOUSA. Cette femme, outrageant Pallas et la vertu Des vierges, eut un fils d'Apollôn. IÔN. Que dis-tu? Une mortelle! un Dieu! KRÉOUSA. Certe, Apollon lui-même! Que pouvons-nous, hélas! contre un Dieu qui nous aime? Dans l'antre de Makra cet enfant vit le jour Et des bras maternels fut ravi sans retour. IÔN. Est-il mort? KRÉOUSA. Je ne sais s'il vit. O chère image! Il te ressemblerait, il aurait le même âge. IÔN. Apollôn fut injuste, et je dis hautement Qu'il est mal, homme ou Dieu, de trahir son serment. Mais ne reprochons rien aux Daimones sublimes; Ils ne consentent point qu'on révèle leurs crimes. Et les biens qu'on poursuit contre leur volonté Mêlent plus d'amertume à notre adversité. KRÉOUSA, à part. Si ma bouche se tait, qui tarira mes larmes? A Iôn. Mais, Étranger, j'entends le bruit strident des armes. On approche. Voici Xouthos, mon noble époux. Ne dis rien de ceci, car les Rois sont jaloux Et confondent souvent, dans nos âmes blessées, Les coupables secrets et les bonnes pensées. SCÈNE V IÔN, KRÉOUSA, LE CHOEUR DES FEMMES, XOUTHOS, LE CHOEUR DES GUERRIERS. XOUTHOS. Salut, Rocher célèbre, Antre mystérieux, Oracle Pythien, cher aux hommes pieux! Salut, ô Loxias, dans ta haute demeure! Et toi, femme, salut! Voici le jour et l'heure Où nous retournerons heureux et triomphants, Ou privés à jamais d'espérance et d'enfants. A Iôn. Jeune homme, mène-nous à ton Dieu redoutable. IÔN. Que Loxias t'exauce, Étranger vénérable! Je ne puis t'obéir. Il ne m'est point permis D'abandonner le seuil dont le soin m'est commis. D'autres sont là, veillant auprès des saintes Flammes. Mais entre seul: le Temple est interdit aux femmes. XOUTHOS. C'est bien. Prends un rameau de laurier verdoyant, Reine, et demande au Dieu qu'il nous soit bienveillant. Pour moi, j'entrerai seul. Puissent les Destinées Accorder des enfants à nos vieilles années! Vous, mes chers compagnons, guerriers de la Hellas, Restez, et suppliez Artémis et Pallas. Il entre dans le Temple. SCÈNE VI IÔN, KRÉOUSA, LE CHOEUR DES FEMMES, LE CHOEUR DES GUERRIERS. KRÉOUSA. STROPHE. Apollon! Apollon! Ne l'as-tu pas aimée, Cette vierge, tremblante entre tes bras divins, Qui, mère sans enfants et d'ennuis consumée, Gémit, en proie aux noirs chagrins? LE CHOEUR DES FEMMES. Contemple, du milieu de la nue enflammée, Cette vierge tremblante entre tes bras divins! KRÉOUSA. ANTISTROPHE. Apollôn! Apollôn! O Lumière! ô Prophète! Rends-lui ce fils conçu dans un rêve enchanté, Dont tes célestes yeux doraient la blonde tête, Reflet charmant de ta beauté! LE CHOEUR DES FEMMES. Écoute, ô bel Archer! Roi de l'azur, arrête! Rends-lui ce fils conçu dans un rêve enchanté. KRÉOUSA. ÉPODE. Ou du moins, si la Mort, dans la pâle Prairie, A couché cet enfant sur les funèbres fleurs, Parle, afin que sa mère, à celle Ombre chérie, Élève une humble tombe, et la baigne de pleurs Sur le doux sol de la patrie! LE CHOEUR DES FEMMES. O cher enfant, perdu dès le berceau fleuri, Reviens, et reconnais le sein qui t'a nourri! LE CHOEUR DES GUERRIERS. STROPHE. Artémis, dont le vent du soir baise les tresses, O tueuse de cerfs et de lions grondeurs, Reine des fières chasseresses! Et toi, Vierge Pallas, gloire des profondeurs Où siègent les Dieux Ouranides! Venez en aide au Roi sauveur des Erékhthides! SCÈNE VII IÔN, KRÉOUSA, LE CHOEUR DES FEMMES,LE CHOEUR DES GUERRIERS, XOUTHOS. XOUTHOS. O mon fils, mon cher fils! Loxias a parlé! Viens dans mes bras, Enfant si longtemps appelé, Quo je baise tes mains et ton jeune visage! IÔN Étranger, que dis-tu? Ta parole est peu sage. La majesté du Temple a troublé tes esprits, Et ton premier regard sans doute s'est mépris. Prends garde de toucher ma tête consacrée, Ou je te percerai d'une flèche assurée. XOUTHOS. Tu verserais le sang de ton père, Enfant? KRÉOUSA, à part. Quoi! Ce jeune homme est son fils? Que dit-il? IÔN, Ton fils? Moi? Qui te l'a révélé? Parle. XOUTHOS. C'est la Voix sainte Du Dieu qui t'a nourri dans cette Auguste enceinte. Elle m'a répondu: -Sors! Celui que tes yeux Auront vu le premier sera ton fils. - KRÉOUSA, à part. Grands Dieux! A combien de douleurs m'avez-vous condamnée? O mes larmes, pleurez le jour où je suis née! IÔN. Et ma mère? Sais-tu quelle est ma mère? XOUTHOS. Non. L'Oracle de Pythô ne m'a pas dit son nom. IÔN. Comment l'ignores-tu? XOUTHOS. Je ne sais, mais j'atteste L'irréprochable Voix do l'Oracle céleste. Je suis ton père, Enfant. IÔN. Apollôn t'a déçu, Si tu ne connais pas celle qui m'a conçu. Es-tu ma mère, ô Reine, ô fille d'Erekhthée? KRÉOUSA. Non! De l'amour d'un fils je suis déshéritée: Nous n'avons jamais eu d'enfants. Tu ne m'es rien. XOUTHOS. Par Apollon, Pallas et Zeus Ouranien, Guerriers, voici mon fils, l'héritier de ma gloire! IÔN. Qui suis-je, ô Loxias, et que me faut-il croire? LE CHOEUR DES GUERRIERS. STROPHE. A l'ombre de ces bois et de ces cours sacrés, Toi qui fleurissais dans ta grâce, Salut, ô beau jeune nomme aux longs cheveux dorés! Reconnais ton père et ta race! XOUTHOS. Sur ton front que la vie en fleur parfume encor Reçois cette couronne au triple cercle d'or. IÔN. Il est donc vrai? Je suis ton fils? Moi, sans patrie Et sans nom? O mon père! KRÉOUSA, à part. Et moi, je suis trahie! Xouthos avait un fils et j'ai perdu le mien. Triomphe, ô Dieu cruel! Il ne me reste rien. Femmes, emmenez-moi de ce lieu que j'abhorre. Et que ce jour fatal soit ma dernière aurore! Elle sort, suivie du Choeur des Femmes. SCÈNE VIII IÔN, XOUTHOS, LE CHOEUR DES GUERRIERS. XOUTHOS. D'où viennent ce silence et ce front soucieux Et cette ombre, ô mon fils, qui passe dans tes yeux? Regrettes-tu ce Temple où fleurit ta jeunesse? Songe à ton père, au thrône, au peuple qui s'empresse Au-devant do ton char dans la grande Athèna. Jamais un plus beau jour aux cieux ne rayonna! Es-tu donc malheureux de ma joie, ô chère âme? IÔN. O mon père, je crains qu'on m'envie et me blâme D'envahir brusquement ta demeure et tes biens. La Reine Kréousa, fille d'aïeux anciens, S'étonne, non sans droit, de ma prompte fortune. Vois, mon aspect déjà la trouble et l'importune. Elle n'a point de fils, et, dans son coeur jaloux, Cette, elle haïrait l'enfant de son époux, Tu sais que de douleurs, d'actions inhumaines, De forfaits imprévue sont sortis de ces haines. Tu ne les préviendrait qu'en me sacrifiant; Ou, moi-même, inquiet, furtif et défiant, Plein de l'amer regret de l'enfance sereine, Peut-être qu'à mon tour je haïrais la Reine, Ah! laisse-moi plutôt jouir obscurément Des humbles biens goûtés sans trouble et sans tourment. XOUTHOS. Mon fils, ne doute pas des bonnes Destinées. Loin de flétrir la fleur de tes jeunes années, La Reine, à qui les Dieux n'ont point donné d'enfants, Te servira de mère. En vain tu t'en défends: Tu céderas, mon fils, à ma plus chère envie En siégeant sur mon thrône, au terme de ma vie. IÔN. Hélas! le noir essaim des soucis mécontents Vole, dit-on, autour des thrônes éclatants, Et l'imprécation de l'opprimé qui pleure Épouvante les Rois dans leur riche demeure. Mais ici chacun m'aime et me sourit; l'autel Y mêle ses parfums à la fraîcheur du ciel; On n'y dédaigne point mon obscure naissance; Je vis dans la lumière et dors dans l'innocence. Père, ces bois sacrés me pleureraient loin d'eux. N'emmène point ton fils, permets-lui d'être heureux. XOUTHOS. Il te faut obéir au Dieu que tu révères! Un astre inattendu luit sur ton horizon. Après les jeux, mon filas, viennent les temps sévères, Et le fruit d'or mûrit après la floraison. LE CHOEUR DES GUERRIERS. STROPHE. Prince, le sceptre au poing, les tempes couronnées, Tu jugeras les têtes inclinées, Ou, debout sur le char aux lourds moyeux d'airain, Menant le tourbillon de la foule guerrière, Tu pousseras à travers la poussière Le belliqueux quadrige impatient du frein. IÔN. Je n'ai jamais versé, fidèle aux saintes règles, Que le sang des corbeaux voraces et des aigles, Et l'épée et la lance et les coups furieux Offenseraient ces mains que je tendais aux Dieux. XOUTHOS. Viens! Tu seras un jour, Enfant, ce que nous sommes. Sous le casque et l'armure et le lourd bouclier, Tu verseras aussi le noble sang des hommes, Et sur ton jeune front croîtra le vert laurier. IÔN. Il germe ici plus beau, verdoyant dans l'aurore! Aussi doux qu'une lyre il chante au vent sonore, Et la Muse divine, avec ses belles mains, Ne le pose jamais sur des fronts inhumains. LE CHOEUR DES GUERRIERS. ANTISTROPHE. La Vierge aux ailes d'or, notre Pallas armée, Comme la cendre et comme la fumée, Chassera devant toi les Barbares tremblants; Et tu verras passer, dans la mâle tempête, Gorgô, le Monstre immortel, dont la tête Fait se tordre et siffler des reptiles sanglants! IÔN. Oh! la myrrhe et l'encens vers les claires nuées, Les roses parfumant les tresses dénouées, Les songes, doux charmeurs de mon léger sommeil, Et le chant des oiseaux dans le matin vermeil! XOUTHOS. Hâtons-nous, compagnons, fleur de la sainte Attique! Portons dans Athèna la Parole Pythique; Qu'elle emplisse la Ville et le ciel radieux! Toi, reste, cher Enfant que me gardaient les Dieux! En ce jour le meilleur de ma vie éphémère, Appelle tout ce peuple au festin solennel. IÔN. Loxias Apollôn et Temple paternel, Soyez-moi bienveillants et rendez-moi ma, mère! DEUXIÈME PARTIE Bois et Rochers de Pythô. SCÈNE PREMIÈRE KRÉOUSA, UN VIEILLARD. KRÉOUSA. O vieillard, serviteur de l'antique Maison De mes pères, les Dieux ont troublé ma raison, Et d'un âpre chagrin mon âme est tourmentée. Viens, approche, entends-moi, sage ami d'Érékhthée; Conseille ma douleur et sache me venger! LE VIEILLARD. De quel outrage, enfant? De qui? KRÉOUSA. De l'Étranger, De Xouthos, d'Apollon! Tous m'ont trahie! Écoute, Vieillard. Mes longs ennuis, tu les connais sans doute, Épouse sans enfants, Reine sans héritier, Je craignais que la mort ne tarît tout entier Le sang de mes aïeux dans mes stériles veines: Mais les Dieux, devant qui mes larmes étaient vaines, Me rendaient vénérable à mes peuples, et tous M'honoraient à l'égal de mon royal Epoux. Maintenant, sache le, ma honte est assurée; Xouthos en a reçu la promesse sacrée; Je n'ai plus d'espérance, et les Dieux ont rendu Au père clandestin un fils longtemps perdu. LE VIEILLARD. Certes, dans Athèna la rumeur est venue Qu'un beau jeune homme, né d'une mère inconnue, Fut nourri par le Dieu de l'antre Pythien, Qu'il est fils de Xouthos. KRÉOUSA. Vieillard, mais non le mien! LE VIEILLARD. Cette joie, ô ma fille, hélas! te fut ravie De voie ainsi renaître et refleurir ta vie. Noua savons tes douleurs: tu n'as pas eu d'enfant. KRÉOUSA. Je te le dis, la honte en vain me le défend... O souvenir cruel d'une ivresse éphémère! Par le crime d'un Dieu dès longtemps je suis mère! LE VIEILLARD. O fille d'Érékhthée, ô Reine, que dis-tu? Non! Ton coeur a gardé l'infaillible vertu, Et des mots insensés sont tombés de ta bouche. KRÉOUSA. Je n'ai dit que trop vrai, par le Hadès farouche. Et par mes pleurs, hélas! j'en atteste l'Archer Céleste, et toi, cher fils, qu'il me vint arracher. Quand je dormais auprès de ta grâce fleurie! Peut-être, ô mon enfant, seul, sans nom, sans patrie, Gémis-tu, vagabond, par la pluie et le vent, Sur la terre Barbare ou sur le flot mouvant; Ou, pour toujours, le long des trois fleuves funèbres. Chère âme, habites-tu les muettes ténèbres. Tandis qu'un plus heureux qui n'est pas de mon sang, Prend ton sceptre et jouit du jour éblouissant! LE VIEILLARD. Malheureuse! Où ce fils a-t-il vu la lumière? Quel est ce Dieu fatal et sourd à ta prière? Parle, et, bien que cruel, ô Reine, pour tous deux, Confie à mon amour ce secret douloureux. KRÉOUSA. STROPHE. De ses ceintures longtemps closes L'aube faisait pleuvoir ses roses Au ciel étincelant et frais; Le vent chantait sur la colline; Les lys que la rosée incline Parfumaient d'une odeur divine L'air loger que je respirais. ANTISTROPHE. J'allais, foulant les herbes douces, Éveillant l'oiseau dans les mousses Avec mes rires ingénus; J'entrelaçais en bandelette L'hyacinthe et la violette; Dans l'eau vive qui les reflète Je baignais mes pieds blancs et nus. ÉPODE. Et tu survins alors, ô Roi des Piérides, Ceint du fatidique laurier! Terrible et beau, pareil au chasseur meurtrier Qui poursuit les biches timides Apollôn! Apollôn! ô ravisseur impur! Tu m'emportas mourante au fond de l'antre obscur Suspendue à tes mains splendides! LE VIEILLARD. O douleur! KRÉOUSA. Et c'est là, dans ce funeste lieu, Que j'enfantai ce fils né de l'amour d'un Dieu, Ce fils qu'on m'a ravi, quand il naissait a peine, Et déjà revêtu de beauté surhumaine! Hélas! il souriait, confiant et joyeux; La splendeur paternelle éclatait dans ses yeux, Et j'oubliais ma honte en baisant son visage! Mais, une sombre nuit, dans la grotte sauvage, Il me fut enlevé par les bêtes des bois, Sans doute! Et je l'ai vu pour la dernière fois! LE VIEILLARD. O malheureuse enfant d'Érékhthée, ô Maîtresse, Que ne puis-je apaiser ta profonde détresse! Mais il te faut subir un mal immérité: Ce que veulent les Dieux ne peut être évité. KRÉOUSA. Quoi, vieillard! je verrais, d'une âme lâche et vile, Cet Étranger, siégeant, sceptre en main, dans ma Ville, Insulter à mon fils qui n'a point de tombeau Et mêler à ma race antique un sang nouveau! Non! C'est à toi, plutôt, de seconder ma haine. Non! Que l'Étranger meure, ou je ne suis plus Reine, Ou, livrant ta vieillesse ingrate aux longs remords, Je rejoins mes aïeux et mon fils chez les morts! LE VIEILLARD. Par l'Immortel et l'homme à la fois outragée, Reine, rassure-toi, car tu seras vengée. L'âge a courbé ma tête et rompu ma vigueur, Mais la neige des ans n'a point glacé mon coeur. J'irai dans cette tente où le festin s'apprête, Et là, d'une main sûre, et dévouant ma tête, Parmi les coupes d'or, les danses et les chants, J'abattrai sur son front la hache aux deux tranchants. KRÉOUSA. Ta main pourrait trembler. Non, point de violence, Vieillard! Usons plutôt de ruse et de silence. LE VIEILLARD. Femme, ton coeur faiblit! KRÉOUSA. J'ai de plus sûrs moyens. Écoute donc. Tu sais, par les récits anciens, Que la grande Pallas, dans la temps de mes pères, Tua Gorgô le Monstre aux cheveux de vipères? LE VIEILLARD. Certes. KRÉOUSA. Vois cet anneau que Pallas a donné A mon illustre aïeul. Le sang empoisonné Du Monstre est contenu dans cet or. Qu'il s'en mêle Une goutte au vin pur dont la coupe étincelle, Qu'elle effleure sa lèvre, et l'éclair, dans les cieux, Est moins prompt que la mort qui fermera ses yeux! LE VIEILLARD. Voici l'heure fatale où commence la fête; Donne! Ta volonté, ma fille, sera faite. KRÉOUSA. Je remets ma vengeance entre tes mains, vieillard. N'hésite pas, agis sans peur et sans retard. Une goutte de sang dans une coupe pleine! Souviens-toi! Mais que nul ne te soupçonne! LE VIEILLARD. Reine, A moins qu'il en appelle au Dieu qui l'éleva; Ou tu seras vengée, ou j'aurai vécu. KRÉOUSA. Va! Le vieillard sort. SCÈNE II KRÉOUSA, seule. Oui! Le sang de Gorgô, comme une ardente flamme, Va dessécher sa veine et lui dévorer l'âme. Il tombera, tranché dans son fragile orgueil. Aussi bien sa fortune insultait à mon deuil; Et de l'antique sol de mes aïeux, leur race, Moi morte, eût disparu, sans laisser plus de trace Qu'un peu de cendre au vent qui la disperse aux cieux. Qu'il meure donc! Un silence. Mon fils, qui descendait des Dieux, Est bien mort! La vengeance est, certes, légitime. O mon enfant, reçois cette jeune victime, Digne de toi sans doute, innocente qu'elle est; Et qu'un Dieu me foudroie ensuite, s'il lui plaît! Un silence. Pourtant, ce meurtre est lâche, et mon coeur en murmure. Il mettra sur mon nom une longue souillure. Cet Ephèbe, si beau dans sa jeunesse en fleur, A-t-il causé ma honte et voulu ma douleur? Et dès que je l'ai vu, sur les marches sacrées Du Temple, couronné de ses boucles dorées, L'arc en main, souriant dans la lumière, et tel Que m'apparut jadis l'éclatant Immortel, Un invincible attrait ne m'a-t-il pas charmée? Mon fils, j'ai cru ravoir ta tête bien-aimée! Oh! que n'est-il ce fils doux et cher à mes yeux! Un silence. Qu'ai-je fait? Est-il vrai? le sang prodigieux Du Monstre va glacer sa jeune âme trahie! Ce funeste vieillard m'a trop vite obéie. Puisse un Dieu ralentir les rapides instants Et m'épargner ce noir forfait, s'il en est temps! Apollon! Apollon! Je ne veux pas qu'il meure! SCÈNE III KRÉOUSA, LE CHOEUR DES FEMMES. PREMIÈRE FEMME. Maîtresse, déjà l'ombre est plus haute. Elle effleure Les sommets qu'un dernier rayon d'or éblouit. DEUXIÈME FEMME. Les astres vont briller dans la divine nuit. Et des souffles glacés tombent du lourd feuillage. Viens! Le spectre éclatant d'Apollon passe dans le fond de la scène et disparaît aussitôt. KRÉOUSA. Apollon! c'est toi! c'est ta céleste image! TROISIÈME FEMME. Où s'égarent tes yeux? Vers qui tends-tu les bras? KRÉOUSA. Cher Apollon, pardonne! Il ne périra pas! Je cours, je briserai la coupe. Sur ta tête, Vieillard, n'accomplis pas ce crime impie! Arrête, Enfant! crains de toucher à l'horrible liqueur. Venez, courons! Mes yeux s'obscurcissent, mon coeur S'éteint. Je vous salue, ô compagnes fidèles, Et vais chercher mon fils dans les Champs d'asphodèles! Elle tombe dans les bras de ses femmes, qui l'emportent. Le fond de la scène s'ouvre et la tente du festin apparaît. Piliers peints de couleurs variées. Riches tapis de pourpre suspendus aux parois de la tente. Table en hémicycle chargée de mets, de kratères, de coupes d'or et d'argent. SCÈNE IV IÔN, SACRIFICATEURS, JUGES PYTHIQUES, NYMPHES ORÉADES, à courtes tuniques vertes, couronnées de fleurs sauvages; HOMMES, FEMMES, ET JEUNES FILLES DE PYTHÔ. PREMIÈRE ORÉADE. STROPHE. La fleur de l'aubépine aux fronts, Cher jeune homme, nous accourons Du sommet des monts solitaires, Du fond des bois pleins de mystères Où bondissent nos pieds errants, Du bord des lacs et des torrents Ou boivent les grands cerfs nocturnes Qui brament aux cieux taciturnes. DEUXIÈME ORÉADE. ANTISTROPHE. O bel Archer, tes légers traits. Sous le feuillage des forêts Qui frémit, que le matin dore, Ne suivront plus dans l'air sonore Le vol des sauvages ramiers; Et jamais plus, dans les halliers Que parfume l'odeur des sèves. Nous ne charmerons tes doux rêves! TROISIÈME ORÉADE. ÉPODE. Puisque tu vas quitter le saint Temple et les bois Et la Source qui flue aux Roches Pythiades, Salut! et que le choeur dansant des Oréades Réjouisse tes yeux une dernière fois! Danses. SCÈNE V Les MÊMES, LE VIEILLARD. Il entre, une coupe à la main. PREMIER SACRIFICATEUR. Il offre une couronne de lierre à Iôn. Nourri par Loxias dans la Maison divine Où toi-même ignorais ta céleste origine, Il sied qu'entrelaçant ce lierre à tes cheveux, Tu mêles à nos voix ta louange et tes voeux. Lève ton front pensif et parle, ô cher jeune homme! Ce Dieu t'aime, il convient que ta bouche le nomme. IÔN. Tout mon coeur est empli d'un noir pressentiment. Je ne sais, mais quelqu'un me hait assurément! Daimôn, qui protégeas ma vie et mon enfance, Pardonne, Ô Loxias, le trouble qui t'offense! Et vous, amis, mêlez, pour Zeus et pour Phoibos, Le miel Attique au vin parfumé de Naxos, Et versez à pleins bords leur écume pourprée. LE VIEILLARD. O cher Prince, voici la coupe préparée, Reçois-la de ma main au nom de tes aïeux. Ma chevelure est blanche. Enfant, je suis bien vieux. Mais je mourrai content, si tu daignes permettre Que je serve le fils du Roi Xouthos, mon maître. IÔN. Donne. Il m'est doux, vieillard, d'honorer tes longs jours. Que Pallas bienveillante en prolonge le cours! Il prend la coupe. STROPHE. Paian! Gloire à toi qui fécondes Les fleurs et les moissons, les bois, les mers profondes D'où jaillit ton char immortel! Dompteur du vieux Python dans son antique abîme, Viens! Descends sur l'auguste cime Où l'encens parfume l'autel. Et maintenant, salut, Pythô, rochers et terre! O Temple, mon berceau! Noirs feuillages des bois, Vous dont Kastalia rafraîchit l'ombre austère. Recevez une part de la coupe où je bois. Il répand quelques gouttes de vin. Les colombes du Temple volent çà et là sur la scène et se posent autour de lui. ANTISTROPHE. Doux oiseaux, colombes fidèles, Qui veniez, au matin, de vos battements d'ailes Effleurer mon front endormi, Salut! N'espérez pas qu'un temps si cher renaisse. O compagnes de ma jeunesse, Vous ne verrez plus votre ami! Une des colombes boit le vin répandu et tombe morte. Dieux! Voyez celle-ci, l'aile ouverte! Qu'a-t-elle? Répondez! Elle a bu cette liqueur mortelle Et ne respire plus! Il fait tomber la coupe. Tous se lèvent en tumulte. PREMIER SACRIFICATEUR. O terreur! Trahison Détestable! La coupe est pleine de poison! IÔN. Qui de vous a voulu me vouer à la tombe? Qui m'a versé ce vin dont meurt cette colombe? N'est-ce point toi, vieillard? DEUXIÈME SACRIFICATEUR. Malheureux, réponds! TROISIÈME SACRIFICATEUR. Oui! Oui! Nous l'avons tous vu. Saisissez-le, c'est lui! LE VIEILLARD. Il est vrai. IÔN. Savais-tu la coupe empoisonnée? Etait-ce bien à moi qu'elle était destinée? LE VIEILLARD. Jeune homme, tu l'as dit. IÔN, Pourquoi? Que t'ai-je fait? Mais quelque autre, sans doute, a, pour ce vil forfait, Armé tes vieilles mains lâchement homicides? LE VIEILLARD. Non! J'ai voulu venger les vaillants Erékhthides Sur le fils du tyran Xouthos. Aucun n'a su Ma haine et mon dessein. Moi seul ai tout conçu. Un Dieu t'a préservé de la mort. Soit! Je livre Au fer le peu de jours qui me restaient à vivre. Prenez-les, frappez-moi de vos bras résolus, Hâtez-vous. J'ai tout dit et ne répondrai plus. PREMIER JUGE. Divin fils de Xouthos et Citoyens Pythiques, Qu'il soit donc fait selon les Coutumes antiques, Au vieillard. Esclave! ton aveu dicte ton châtiment. Les pieds, les poings liés, tu mourras lentement Sur la cime déserte et des aigles hantée Qui hacheront du bec ta chair ensanglantée. L'ardeur du jour, le froid des nuits, la soif, la faim, D'heure en heure, longtemps, prolongeront ta fin; Puis, l'éternel Hadès engloutira ton âme, Et les Dieux livreront au vent ta cendre infâme! IÔN. O Loxias! rends-moi la paix de tes autels) Garantis-moi du thrône et des honneurs mortels! Rouvre tes bras divins, et que je vive et meure Sans haine et sans regret dans ta sainte demeure! Il sort. SCÈNE VI LES MÊMES, moins IÔN. UN CITOYEN DE PYTHÔ A mort! Que cela soit! L'arrêt est mérité. DEUXIÈME CITOYEN. Aux oiseaux carnassiers le misérable esclave! TROISIÈME CITOYEN. Allons! Malheur à lui! Qu'il expie et qu'il lave De son sang le forfait qu'il avait médité! PREMIER JUGE. STROPHE. La plus auguste des Déesses, O Némésis! ton oeil divin Plonge dans les âmes traîtresses! Le crime se dérobe en vain A tes atteintes vengeresses. Par l'ombre épaisse de la nuit. Ton souffle ardent qui le poursuit Flaire ses traces exécrables; Sou coeur épouvanté l'entend: Il court et tombe haletant Entre tes mains inévitables! LE VIEILLARD. Je descends au Hadès sans peur et sans remord. Je suis prêt, j'ai vécu. Que m'importe la mort? Ne tardez pas. PREMIER JUGE. Liez ses bras, et qu'on l'entraîne! SCÈNE VII Les MÊMES, KRÉOUSA, LE CHOEUR DES FEMMES. KRÉOUSA. Arrêtez! Ce vieillard est à moi. PREMIER JUGE. Noble Reine, Cet homme est châtié pour un crime odieux. Respecte la Justice et t'en remets aux Dieux. KRÉOUSA. Quoi! le fils de Xouthos est donc mort, qu'on le venge? PREMIER JUGE. Femme, as-tu mesuré cette parole étrange? Elle fait naître en nous un funeste soupçon. Savais-tu donc qu'il dût mourir par le poison? KRÉOUSA. Qu'importe! Réponds-moi. Le doute me dévore. Dis-moi s'il est vivant. PREMIER JUGE. Certe, il respira encore. Loxias l'a gardé de son vil assassin, Et l'horrible liqueur n'a point brûlé son sein; Mais Némésis commande et veut une victime. KRÉOUSA. Je te rends grâce, ô Dieu, qui m'épargnes un crime! Laissez là ce vieillard, il n'a fait qu'obéir, Et, si je n'étais Reine, il m'en faudrait punir. C'est moi, moi seule, hélas! qui, dans ma noire envie, De l'Ephèbe innocent voulais trancher la vie! Mais puisque Loxias nous a sauvés tous deux, Moi de ce crime et lui d'un destin malheureux, Puisqu'il respire encor, c'est bien! PREMIER JUGE. Femmes, nous sommes Établis par les Dieux sur les Rois et les hommes. Viens! L'Erinnys qui suit les meurtriers sanglants Se rit des sceptres d'or et des fronts insolents; Et, les déracinant de leur orgueil superbe, Elle les foule aux pieds comme la fange et l'herbe. Coupable, tu seras frappée, et tu mourras. KRÉOUSA. Mourir! Et de vos mains? Vous ne l'oseriez pas! Le peuple d'Athèna, par la lance et l'épée, Renverserait Pythô d'un sang royal trempée, Et rien ne survivrait du Temple ni de vous, Insensés! Laissez là cet homme. Arrière, tous! PREMIER JUGE. Suis-nous au Sanctuaire où siège la Justice. KRÉOUSA. N'approche pas! Je suis Reine! PREMIER JUGE. Qu'on la saisisse! KRÉOUSA. Loxias! Loxias Apollon! Défends-moi! PREMIER JUGE. Viens, femme. Loxias prononcera sur toi, Et nous obéirons, qu'il pardonne ou châtie, A l'infaillible arrêt de l'auguste Pythie. TROISIÈME PARTIE Intérieur du Temple de Pythô. Hautes murailles en hémicycle. Au fond, le Sanctuaire de Loxias. A droite, la statue du Dieu, sur un bloc cubique de marbre blanc, le Trépied d'airain de la Pythonisse. SCÈNE PREMIÈRE KRÉOUSA, LE CHOEUR DES FEMMES. KRÉOUSA. Père! qu'un Dieu terrible engloutit autrefois Dans la terre béante et noire, tu le vois, Ta fille misérable est vouée au supplice! O Père, se peut-il qu'un tel sort s'accomplisse? Quoi! Je suis de ton sang illustre, et vais mourir, Et le fer d'un esclave osera me flétrir, Sans que l'Epoux royal et la patrie Attique Me puissent préserver de la haine Pythique! Je dors sans doute et rêve. Est-il bien vrai? Mes yeux, Femmes, sont-ils ouverts à la clarté des cieux? Touchez mes belles mains, parlez! Si je sommeille Vos chères voix seront douces à mon oreille. Eveillez-moi! L'horreur du songe où je gémis Fuira si je repose entre vos bras amis. Main non, non! ce n'est point un vain songe; ma honte Est certaine. Le flot inévitable monte; Rien ne peut m'arracher à cet embrassement Mortel! Je vais mourir! O Daimôn inclément, Qui me vois, malheureuse, à tes pieds abattue, Toi qui m'aimas jadis, c'est ta main qui me tue! Loxias Apollon, Dieu cruel, Roi du Jour, J'ai vécu de ta haine et meure de ton amour! PREMIÈRE FEMME. PREMIÈRE STROPHE. Dernière Fleur des Érékhthides, O Reine, enfant des Rois anciens, Que n'ai-je les ailes rapides Des grands aigles Ouraniens! Je t'emporterais par les nues Jusques aux rives inconnues Où l'homme et les Dieux sont meilleurs. Où le temps qui charme les peines Te verserait à coupes pleines Le doux oubli de tes douleurs. KRÉOUSA. Je ne l'ai point revu! Parmi ces fronts sévères, Le sien ne brillait point sous ses boucles légères. Sait-il mon repentir plus prompt que ma fureur? Ah! sans doute. il ne songe à moi qu'avec horreur! DEUXIÈME FEMME. PREMIÈRE ANTISTROPHE. Le souffle amer des Destinées Disperse à l'horizon lointain Nos jours heureux, feuilles fanées Qui n'ont verdi qu'un seul matin. Tout fuit, beauté, force, jeunesse! Rien qui nous reste, ou qui renaisse! Et, pareils aux flots écumeux Heurtés contre le dur rivage, Les tristes mortels, d'âge en âge, Gémissent et passent comme eux! KRÉOUSA. Oui! j'ai voulu le mal, j'ai médité le crime, Et, s'ils m'osent frapper, le coup est légitime; Mais qu'importe l'Hadès rempli d'ombre et d'effroi? L'opprobre plus cruel que la mort est sur moi! TROISIÈME FEMME. ÉPODE. L'expiation sainte, ainsi qu'une onde vive, Purifiera tes chères mains; Elle ne permet pas que l'opprobre survive Aux vaines erreurs des humains. Ne désespère point, hausse la tête et l'âme, Souviens toi du sang des aïeux; Et, s'il te faut mourir, meure noblement, ô femme, En face de l'homme et des Dieux! KRÉOUSA. DEUXIÈME STROPHE. O Désir de ma vie amère, Longtemps pleuré, si tôt flétri, Tu n'auras point connu ta mère, Ses yeux ne t'auront point souri! Dans la Prairie aux fleurs funèbres. Où les Morts hantent les ténèbres, Si je t'apparaissais demain, Tu fuirais mon Ombre étrangère, Pareil à la vapeur légère Que ne peut retenir la main! DEUXIÈME ANTISTROPHE. Salut, ô beau ciel, ô lumière, O collines de la Hellas! Et toi qu'abrita la première Le Bouclier d'or de Pallas, Qui resplendis parmi les hommes Du nom sacré dont tu te nommes, Athèna, salut! Je t'aimais, Berceau des aïeux, Ville sainte! Que les vents te portent ma plainte! Je t'ai quittée, et pour jamais. PREMIÈRE FEMME. ÉPODE. Reine, il n'est plus pour toi qu'un refuge suprême! Entoure de tes bras l'inviolable autel. Que ce Dieu qui te hait te défende lui-même Et te sauve du coup mortel! Kréousa se réfugie auprès de l'Autel, qu'elle embrasse. Entrent Iôn et les Sacrificateurs. SCÈNE II LES MÊMES,IÔN, LES SACRIFICATEURS. IÔN, une épée à la main. Femmes, retirez-vous du Sanctuaire. L'heure Est venue. Allez! Toi, malheureuse, demeure: Il faut mourir. Les Dieux, ô devoir inhumain! Ordonnent que ton sang soit versé de ma main. Soumets-toi, car l'arrêt terrible est juste. KRÉOUSA. Arrête! La sainteté du Temple environne ma tête; Loxias me défend contre toi, meurtrier! Et l'Autel que j'embrasse est mon sûr bouclier. N'approche pas. Va! Crains ton Dieu! IÔN Parole vaine! J'obéis à ce Dieu qui te condamne, ô Reine. C'est toi, toi dont l'audace invoque ici son nom, En méditant ma mort qui l'as offensé. KRÉOUSA. Non! Tu n'étais plus à lui, mais à Xouthos, ton père. IÔN Loxias m'a nourri dans sa Maison prospère; Je suis son fils aussi. KRÉOUSA. Qu'importe! Tu voulais Te saisir du pays, du sceptre, du palais Des aïeux, au mépris de leur race, en outrage A leur sang. IÔN. Tous ces biens sont mon juste héritage; Xouthos les a sauvés et conquis. II est Roi D'Athèna par l'épée et Pallas. KRÉOUSA. Et par moi! IÔN C'est trop tarder. Il faut que ton crime s'expie. Quitte l'autel! KRÉOUSA. Viens donc m'en arracher, impie! Trouble la majesté terrible de ce lieu, Ose souiller de sang l'image de ton Dieu! Je ne quitterai point le sacré Sanctuaire. J'embrasse tes genoux, ô Loxias! IÔN, aux Sacrificateurs. Que faire? Je n'ose l'approcher puisqu'un Dieu la défend. Les suppliants sont chers aux Daimones. PREMIER SACRIFICATEUR. Enfant! Les Juges de Pythô t'ont commis cette épée: Cette femme est coupable et doit être frappée. DEUXIÈME SACRIFICATEUR. Crains, si tu n'obéis, d'irriter l'Immortel. TROISIÈME SACRIFICATEUR. Arrachons-la plutôt vivante de l'Autel; Traînons-la hors du Temple. IÔN. Allons! Ils vont à Kréousa. KRÉOUSA, avec un cri. O Dieux! La Pythonisse apparaît au fond, suivie de deux serviteurs du Temple qui déposent une grande corbeille devant l'Autel et sortent aussitôt. SCÈNE III LES MÊMES, LA PYTHONISSE. LA PYTHONISSE. Enfant, laisse l'épée, exauce sa prière, Ne souille point le Temple et l'Autel respectés. Tous, Sacrificateurs, et vous, femmes, sortez! Les femmes et les Sacrificateurs s'inclinent et sortent. SCÈNE IV KRÉOUSA, IÔN, LA PYTHONISSE. LA PYTHONISSE. Quitte Pythô, mon fils, innocent, les mains pures De toute violence et sous d'heureux augures. Pardonne, oublie, et pars pour l'illustre Athèna. Reçois cette corbeille où l'on t'abandonna, Les yeux à peine ouverts au jour qui nous éclaire; Où, sur le seuil sacré du Temple tutélaire, Je te trouvai, pleurant dans |on léger berceau, Faible, charmant et nu comme un petit oiseau. IÔN. O Prophétesse! LA PYTHONISSE. Alors, te voyant sans défense, Pour plaire à Loxias, j'élevai ton enfance. Tu vécus, tu grandis auprès de ses autels. Mais sa pensée auguste est cachée aux mortels; Je me tais. Cependant, ô mon cher fils, espère, Et cherche avec amour celle qui fut ta mère. Elle vit, elle pleure et tend vers toi ses bras. Va, pars, et sois heureux: tu la retrouveras! IÔN. Il laisse tomber l'épée. J'obéis avec joie à ta parole sainte, Vénérable, qui m'as nourri dans cette enceinte, Divinatrice, en qui parle l'esprit d'un Dieu! Salut! Je te salue et te révère! LA PYTHONISSE. Adieu! Elle disparaît. SCÈNE V IÔN, KRÉOUSA. IÔN STROPHE. Humble corbeille où j'ai connu la vie amère, Où j'ai versé mes premiers pleurs, Ouvrage de ses mains, témoin de ses douleurs, Sais-tu le doux nom de ma mère? Je n'ose dénouer tes fragiles liens. Ce nom, tu l'as gardé peut-être? Je brûle de l'entendre, et tremble de connaître Le cher secret que tu contiens. Il dénoue les bandelettes, ouvre la corbeille et en tire des langes d'enfant. Kréousa se lève à demi et le regarde. KRÉOUSA, à part. ANTISTROPHE. Vous que j'avais filés de mes mains, ô doux langes Du bien-aimé que j'ai conçu, Gorgô, de son image, ornait votre tissu, Et ses cheveux formaient vos franges. IÔN, Que dit-elle, grands Dieux! KRÉOUSA. Cher fils, je vois encor, Autour de ton cou rose et frêle, Luire, collier splendide et parure immortelle. Deux serpents aux écailles d'or. IÔN. ÉPODE. Les voici! Ce sont eux. O surprise! O pensées! KRÉOUSA. Puis, avec un baiser, je posais doucement L'olivier de Pallas aux feuilles enlacées, O mon fils, sur ton front charmant! IÔN. Il retire de la corbeille une couronne d'olivier. Dieux! Tout mon coeur frémit d'espérance et de joie! Ils s'élancent l'un vers l'autre. Ma mère! KRÉOUSA. Mon enfant! Oh! viens, que je te voie. Que je te serre enfin contre mon coeur charmé! Et je voulais ta mort, ô mon fils bien-aimé! Malheureuse! IÔN, O ma mère, est-ce toi que je presse Dans mes bras? Parle, dis! KRÉOUSA. Oui! Par mes pleurs d'ivresse, Par les Dieux, par l'Aithèr vaste et resplendissant, Après tant de longs jours j'ai retrouvé mon sang! Tu vois ta mère, c'est ta mère qui t'embrasse! IÔN. Loxias! ô cher Dieu, salut! Je te rends grâce, O Protecteur sacré de l'enfant orphelin! KRÉOUSA. Je ne languirai plus dans un morne déclin, Stérile, et gémissant sous le toit solitaire. La Race a refleuri des Enfants de la Terre, Et, fier, parmi les morts, de son jeune héritier, Erékhthée en mon fils revivra tout entier! IÔN. Ma mère! KRÉOUSA. Mon enfant! ô ma douce lumière, Charme et vivant reflet de mon aube première, Qui resplendis dans l'ombre où je me consumais, Rien, rien ne pourra plus nous séparer jamais! Ils restent embrassés. Le Choeur des femmes entre précipitamment. SCÈNE VI LES MÊMES, LE CHOEUR DES FEMMES. PREMIÈRE FEMME. Maîtresse, entends ces bruits, ces clameurs confondues. Le Roi Xouthos revient, et nous sommes perdues! Malheur à nous, hélas! KRÉOUSA. Glorifiez les Dieux! Apres les sombres temps voici les jours joyeux, J'ai retrouvé mon fils! DEUXIÈME FEMME. Que dis-tu, chère Reine? KRÉOUSA. Que mon Époux le sache et qu'Athèna l'apprenne! Annoncez les transports de mon coeur triomphant. Je l'atteste: Apollon m'a rendu mon enfant! TROISIÈME FEMME. Lui, par qui tu devais mourir? O Destinée! KRÉOUSA. Nos yeux étaient couverts d'une épaisse nuée; Un Dieu l'a dissipée. Allez, femmes, courez! Que Pythô retentisse au loin de chants sacrés, Que le sang des taureaux ruisselle, et que la flamme S'allume! Je le dis à tous et le proclame: Ce jeune homme est mon fils pleuré longtemps en vain Et le seul héritier de son aïeul divin, Allez! IÔN. Ah! Que Xouthos aussi se hâte et vienne! Quelle félicité, père, sera la tienne! Les femmes sortent. SCÈNE VII IÔN, KRÉOUSA. KRÉOUSA. Xouthos n'est rien pour toi, tu n'es pas né de lui. IÔN Que dis-tu? KRÉOUSA. Le flambeau nuptial n'a pas lui Sur l'union fatale à qui tu dois la vie. Toi dont l'âme naissante, hélas! me fut ravie, Sache enfin ce secret terrible et glorieux. C'est un plus noble sang, oui! c'est le sang des Dieux Qui coule dans ta veine, ô mon enfant que j'aime, Et ton père immortel est Apollon lui-même! IÔN O ma mère! ô destin de gloire et de douleur! KRÉOUSA. Réjouis-toi, pour nous se lève un jour meilleur. IÔN. Que n'as-tu pas souffert! Que de larmes versées! Une lumière rose emplit peu à peu le Sanctuaire. KRÉOUSA. Tu me consoleras des angoisses passées, O mon fils, et le Dieu de qui tu tiens le jour A payé tous mes maux s'il me rend ton amour. IÔN. STROPHE. Vois, mère! le Trépied fatidique se dore D'un étrange rayonnement; Comme une large fleur où s'épanche l'aurore. Le Temple frémit doucement. ANTISTROPHE. L'ambroisienne odeur des lys et de la myrrhe Monte d'un invisible feu. D'où vient cet air subtil et frais que je respire? Va-t-il nous apparaître un Dieu? Les neuf Muses, vêtues de blanc, coiffées de mitres d'or et de couronnes de laurier, apparaissent, planant dans une nuée éclatante. ÉPODE. Qu'êtes-vous, ô formes sublimes? Spectres ou Déesses, parles! Montez-vous des sombres abîmes? Venez-vous des cieux étoilés? Le feu divin de vos prunelles Pénètre mon coeur transporté... Que vous êtes grandes et belles! Salut, pleines de majesté! PREMIÈRE MUSE. PREMIÈRE STROPHE Nous sommes les Vierges sacrées, Délices du vaste univers. Aux mitres d'or, aux lauriers verts, Aux lèvres toujours inspirées. L'homme éphémère et soucieux Et l'Ouranide au fond des cieux Sont illuminés de nos flammes, Et, parfois, nous réjouissons De nos immortelles chansons Le noir Hadès où sont les âmes. IÔN Je tremble, le respect fait ployer mes genoux... Muses, filles de Zeus, qu'ordonnez-vous de nous? DEUXIÈME MUSE. PREMIÈRE ANTISTROPHE A travers la nue infinie Et la fuite sans fin des temps, Le choeur des astres éclatants Se soumet à notre harmonie. Tout n'est qu'un écho de nos voix: L'oiseau qui chante dans les bois, La mer qui gémit et qui gronde, Le long murmure des vivants Et la foudre immense et les vents. Car nous sommes l'Ame du monde! La lumière s'accroît. Le fond de la scène s'ouvre. Peuple de Pythô. Armée de Xouthos. A l'horizon, vision éclatante d'Athèna, telle qu'elle sera dans l'avenir: Acropole, Parthénon et statue géante de Pallas, la lance en main. Temples, Port, Trirèmes. IÔN. O Muses, ô ma mère, ô prodige! Le mur Du Temple disparaît... Dans l'aurore et l'azur, Emplissant l'horizon de sa splendeur soudaine, Monte aux cieux élargis la Cité surhumaine, Et la grande Pallas, le front ceint d'un éclair, Dresse sa lance d'or sur les monts et la mer! TROISIÈME MUSE. DEUXIÈME STROPHE Enfant! Tu vois la Fleur magnifique des âges, Qui s'épanouira sur le monde enchanté, La Ville des héros, des chanteurs et des sages, Le Temple éblouissant de la sainte Beauté. DEUXIÈME ANTISTROPHE Tu donneras ton nom à ces races nouvelles; Et, dans un chant divin qui ne doit plus finir, Apollonide Iôn! nos lèvres immortelles Diront ta jeune gloire aux siècles à venir. ÉPODE. Salut, rayon tombé de la Lumière antique, Aïeul des Rois futurs, Éphèbe aimé des Dieux! Poursuis, Enfant sacré, tes destins glorieux, Et, délaissant ton nid, loin du Rocher Pythique, Jeune Aigle, envole-toi vers de plus larges cieux! Source: http://www.poesies.net