LA LÉGENDE DES SIÈCLES Par Victor Hugo (1802-1885) Edition Complete (1883) TOME PREMIER A LA FRANCE Livre, qu'un vent t'emporte En France où je suis né! L'arbre déraciné Donne sa feuille morte. V. H. LA LÉGENDE DES SIÈCLES Les personnes qui voudront bien jeter un coup d'oeil sur ce livre ne s'en feraient pas une idée précise, si elles y voyaient autre chose qu'un commencement. Ce livre est-il don un fragment? Non. Il existe à part. Il a, comme on le verra, son exposition, son milieu et sa fin. Mais en même temps, il est, pour ainsi dire, la première page d'un autre livre. Un commencement peut-il être un tout? Sans doute. Un péristyle est un édifice. L'arbre, commencement de la forêt, est un tout. Il appartient à la vie isolée, par la racine, et à la vie en commun, par la séve. A lui seul, il ne prouve que l'arbre, mais il annonce la forêt. Ce livre, s'il n'y avait pas quelque affectation dans des comparaisons de cette nature, aurait, lui aussi, ce double caractère. Il existe solitairement et forme un tout; il existe solidairement et fait partie d'un ensemble. Cet ensemble, que sera-t-il? Exprimer l'humanité dans une espèce d'oeuvre cyclique; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d'ascension vers la lumière; faire apparaître, dans une sorte de miroir sombre et clair que l'interruption naturelle des travaux terrestres brisera probablement avant qu'il ait la dimension rêvée par l'auteur cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée, l'Homme; voilà de quelle pensée, de quelle ambition, si l'on veut, est sortie la Légende des Siècles. Les deux premiers volumes qu'on va lire n'en contiennent que la première partie, la première série, comme dit le titre. Les poëmes qui composent ces deux volumes ne sont donc autre chose que des empreintes successives du profil humain, de date en date, depuis Ève, mère des hommes, jusqu'à la Révolution, mère des peuples; empreintes prises, tantôt sur la barbarie, tantôt sur la civilisation, presque toujours sur le vif de l'histoire; empreintes moulées sur le masque des siècles. Quand d'autres volumes se seront joints à ceux-ci, de façon à rendre l'oeuvre un peu moins incomplète, cette série d'empreintes, vaguement disposée dans un certain ordre chronologique, pourra former une sorte de galerie de la médaille humaine. Pour le poëte comme pour l'historien, pour l'archéologue comme pour le philosophe, chaque siècle est un changement de physionomie de l'humanité. On trouvera dans ces deux volumes, qui, nous le répétons, seront continués et complétés, le reflet de quelques-uns de ces changements de physionomie. On y trouvera quelque chose du passé, quelque chose du présent (XIII. Maintenant), et comme un vague mirage de l'avenir. Du reste, ces poëmes, divers par le sujet, mais inspirés par la même pensée, n'ont entre eux d'autre noeud qu'un fil, ce fil qui s'atténue quelquefois au point de devenir invisible, mais qui ne casse jamais, le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès. Comme dans une mosaïque, chaque pierre a sa couleur et sa forme propre; l'ensemble donne une figure. La figure de ce livre, on l'a dit plus haut, c'est l'homme. Ces deux volumes d'ailleurs, qu'on veuille bien ne pas l'oublier, sont à l'ouvrage dont ils font partie, et qui sera mis au jour plus tard, ce que serait à une symphonie l'ouverture. Ils n'en peuvent donner l'idée exacte et complète, mais ils contiennent une lueur de l'oeuvre entière. Le poëme que l'auteur a dans l'esprit n'est ici qu'entr'ouvert. Quand à ces deux volumes pris en eux-mêmes, l'auteur n'a qu'un mot à en dire: le genre humain, considéré comme un grand individu collectif accomplissant d'époque en époque une série d'actes sur la terre, a deux aspects: l'aspect historique et l'aspect légendaire. Le second n'est pas moins vrai que le premier; le premier n'est pas moins conjectural que le second. Qu'on ne conclue pas de cette dernière ligne disons-le en passant qu'il puisse entrer dans la pensée de l'auteur d'amoindrir la haute valeur de l'en seignement historique. Pas une gloire, parmi les splendeurs du génie humain, ne dépasse celle du grand historien philosophe. L'auteur, seulement, sans diminuer la portée de l'histoire, veut constater la portée de la légende. Hérodote fait l'histoire, Homère fait la légende. C'est l'aspect légendaire qui prévaut dans ces deux volumes et qui en colore les poëmes. Ces poëmes se passent l'un à l'autre le flambeau de la tradition humaine. Quasi cursores. C'est ce flambeau, dont la flamme est le vrai, qui fait l'unité de ce livre. Tous ces poëmes, Ceux du moins qui résument le passé, sont de la réalité historique condensée ou de la réalité historique devinée. La fiction parfois, la falsification jamais; aucun grossissement de lignes; fidélité absolue à la couleur des temps et à l'esprit des civilisations diverses. Pour citer des exemples, la décadence romaine (tome Ier, page 49) n'a pas un détail qui ne soit rigoureusement exact; la barbarie mahométane ressort de Cantemir, à travers l'enthousiasme de l'historiographe turc, telle qu'elle est exposée dans les premières pages de Zim-Zizimi et de Sultan Mourad. Du reste, les personnes auxquelles l'étude du passé est familière, reconnaîtront, l'auteur n'en doute pas, l'accent réel et sincère de tout ce livre. Un de ces poëmes (Première rencontre du Christ avec le tombeau) est tiré, l'auteur pourrait dire traduit, de l'Évangile. Deux autres (le Mariage de Roland, Aymerillot) sont des feuillets détachés de la colossale épopée du moyen âge (Charlemagne, emperor à la barbe florie). Ces deux poëmes jaillissent directement des livres de geste de la chevalerie. C'est de l'histoire écoutée aux portes de la légende. Quant au mode de formation de plusieurs des autres poëmes dans la pensée de l'auteur, on pourra s'en faire une idée en lisant les quelques lignes placées en note à la page 126 du tome II, lignes d'où est sortie la pièce intitulée: les Raisons du Momotombo. L'auteur en convient, un rudiment imperceptible, perdu dans la chronique ou dans la tradition, à peine visible à l'oeil nu, lui a souvent suffi. Il n'est pas défendu au poëte et au philosophe d'essayer sur les faits sociaux ce que le naturaliste essaie sur les faits zoologiques: la reconstruction du monstre d'après l'empreinte de l'ongle ou de l'alvéole de la dent. Ici lacune, là étude complaisante et approfondie d'un détail, tel est l'inconvénient de toute publication fractionnée. Ces défauts de proportion peuvent n'être qu'apparents. Le lecteur trouvera certainement juste d'attendre, pour les apprécier définitivement, que la Légende des Siècles ait paru en entier. Les usurpations, par exemple, jouent un tel rôle dans la construction des royautés au moyen âge, et mêlent tant de crimes à la complication des investitures, que l'auteur a cru devoir les présenter sous leurs trois principaux aspects dans les trois drames : le Petit Roi de Galice, Eviradnus, la Confiance du marquis Fabrice. Ce qui peut sembler aujourd'hui un développement excessif s'ajustera plus tard à l'ensemble. Les tableaux riants sont rares dans ce livre; cela tient à ce qu'ils ne sont pas fréquents dans l'histoire. Comme on le verra, l'auteur, en racontant le genre humain, ne l'isole pas de son entourage terrestre. Il mêle quelquefois à l'homme, il heurte à l'âme humaine, afin de lui faire rendre son véritable son, ces êtres différents de l'homme que nous nommons bêtes, choses, nature morte, et qui remplissent on ne sait quelles fonctions fatales dans l'équilibre vertigineux de la création. Tel est ce livre. L'auteur l'offre au public sans rien se Dissimuler de sa profonde insuffisance. C'est une tentative vers l'idéal. Rien de plus. Ce dernier mot a besoin peut-être d'être expliqué. Plus tard, nous le croyons, lorsque plusieurs autres parties de ce livre auront été publiées, on apercevra le lien qui, dans la conception de l'auteur, rattache la Légende des Siècles à deux autres poëmes, presque terminés à cette heure, et qui sont, l'un le dénoûment, l'autre le couronnement; la Fin de Satan, et Dieu. L'auteur, du reste, pour compléter ce qu'il a dit plus haut, ne voit aucune difficulté à faire entrevoir dès à présent, qu'il a esquissé dans la solitude une sorte de poëme d'une certaine étendue où se réverbère le problème unique, l'Être, sous sa triple face; l'Humanité, le Mal, l'Infini; le progressif, le relatif, l'absolu; en ce qu'on pourrait appeler trois chants : la Légende des Siècles, la Fin de Satan, Dieu. Il publie aujourd'hui un premier carton de cette esquisse. Les autres suivront. Nul ne peut répondre d'achever ce qu'il a commencé, pas une minute de continuation certaine n'est assurée à l'oeuvre ébauchée; la solution de continuité, hélas! c'est tout l'homme; mais il est permis, même au plus faible, d'avoir une bonne intention et de la dire. Or, l'intention de ce livre est bonne. L'épanouissement du genre humain de siècle en siècle, l'homme montant des ténèbres à l'idéal, la transfiguration paradisiaque de l'enfer terrestre, l'éclosion lente et suprême de la liberté, droit pour cette vie, responsabilité pour l'autre; une espèce d'hymne religieux à mille strophes, ayant dans ses entrailles une foi profonde et sur son sommet une haute prière; le drame de la création éclairé par le visage du créateur, voilà ce que sera, terminé, ce poëme dans son ensemble; si Dieu, maître des existences humaines, y consent. Hauteville house. Septembre 1859. La vision d'où est sorti ce livre J'eus un rêve : le mur des siècles m'apparut. C'était de la chair vive avec du granit brut, Une immobilité faite d'inquiétude, Un édifice ayant un bruit de multitude, Des trous noirs étoilés par de farouches yeux, Des évolutions de groupes monstrueux, De vastes bas-reliefs, des fresques colossales ; Parfois le mur s'ouvrait et laissait voir des salles, Des antres où siégeaient des heureux, des puissants, Des vainqueurs abrutis de crime, ivres d'encens, Des intérieurs d'or, de jaspe et de porphyre ; Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphire ; Tous les siècles, le front ceint de tours ou d'épis, Étaient là, mornes sphinx sur l'énigme accroupis ; Chaque assise avait l'air vaguement animée ; Cela montait dans l'ombre ; on eût dit une armée Pétrifiée avec le chef qui la conduit Au moment qu'elle osait escalader la Nuit ; Ce bloc flottait ainsi qu'un nuage qui roule ; C'était une muraille et c'était une foule ; Le marbre avait le sceptre et le glaive au poignet, La poussière pleurait et l'argile saignait, Les pierres qui tombaient avaient la forme humaine. Tout l'homme, avec le souffle inconnu qui le mène, Ève ondoyante, Adam flottant, un et divers, Palpitaient sur ce mur, et l'être, et l'univers, Et le destin, fil noir que la tombe dévide. Parfois l'éclair faisait sur la paroi livide Luire des millions de faces tout à coup. Je voyais là ce Rien que nous appelons Tout ; Les rois, les dieux, la gloire et la loi, les passages Des générations à vau-l'eau dans les âges ; Et devant mon regard se prolongeaient sans fin Les fléaux, les douleurs, l'ignorance, la faim, La superstition, la science, l'histoire, Comme à perte de vue une façade noire. Et ce mur, composé de tout ce qui croula, Se dressait, escarpé, triste, informe. Où cela ? Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres. * Il n'est pas de brouillards, comme il n'est point d'algèbres, Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux, À la fixité calme et profonde des yeux ; Je regardais ce mur d'abord confus et vague, Où la forme semblait flotter comme une vague, Où tout semblait vapeur, vertige, illusion ; Et, sous mon oeil pensif, l'étrange vision Devenait moins brumeuse et plus claire, à mesure Que ma prunelle était moins troublée et plus sûre. * Chaos d'êtres, montant du gouffre au firmament ! Tous les monstres, chacun dans son compartiment ; Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde ; Brume et réalité ! nuée et mappemonde ! Ce rêve était l'histoire ouverte à deux battants ; Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps ; Tous les temples ayant tous les songes pour marches ; Ici les paladins et là les patriarches ; Dodone chuchotant tout bas avec Membré ; Et Thèbe, et Raphidim, et son rocher sacré Où, sur les juifs luttant pour la terre promise, Aaron et Hur levaient les deux mains de Moïse ; Le char de feu d'Amos parmi les ouragans ; Tous ces hommes, moitié princes, moitié brigands, Transformés par la fable avec grâce ou colère, Noyés dans les rayons du récit populaire, Archanges, demi-dieux, chasseurs d'hommes, héros Des Eddas, des Védas et des Romanceros ; Ceux dont la volonté se dresse fer de lance ; Ceux devant qui la terre et l'ombre font silence ; Saül, David ; et Delphe, et la cave d'Endor Dont on mouche la lampe avec des ciseaux d'or ; Nemrod parmi les morts ; Booz parmi les gerbes ; Des Tibères divins, constellés, grands, superbes, Étalant à Caprée, au forum, dans les camps, Des colliers que Tacite arrangeait en carcans ; La chaîne d'or du trône aboutissant au bagne. Ce vaste mur avait des versants de montagne. Ô nuit ! Rien ne manquait à l'apparition. Tout s'y trouvait, matière, esprit, fange et rayon ; Toutes les villes, Thèbe, Athènes, des étages De Romes sur des tas de Tyrs et de Carthages ; Tous les fleuves, l'Escaut, le Rhin, le Nil, l'Aar, Le Rubicon disant à quiconque est césar : - Si vous êtes encor citoyens, vous ne l'êtes Que jusqu'ici. - Les monts se dressaient, noirs squelettes, Et sur ces monts erraient les nuages hideux, Ces fantômes traînant la lune au milieu d'eux. La muraille semblait par le vent remuée ; C'étaient des croisements de flamme et de nuée, Des jeux mystérieux de clartés, des renvois D'ombre d'un siècle à l'autre et du sceptre aux pavois, Où l'Inde finissait par être l'Allemagne, Où Salomon avait pour reflet Charlemagne ; Tout le prodige humain, noir, vague, illimité ; La liberté brisant l'immuabilité ; L'Horeb aux flancs brûlés, le Pinde aux pentes vertes ; Hicétas précédant Newton, les découvertes Secouant leurs flambeaux jusqu'au fond de la mer, Jason sur le dromon, Fulton sur le steamer ; La Marseillaise, Eschyle, et l'ange après le spectre ; Capanée est debout sur la porte d'Électre, Bonaparte est debout sur le pont de Lodi ; Christ expire non loin de Néron applaudi. Voilà l'affreux chemin du trône, ce pavage De meurtre, de fureur, de guerre, d'esclavage ; L'homme-troupeau ! cela hurle, cela commet Des crimes sur un morne et ténébreux sommet, Cela frappe, cela blasphème, cela souffre, Hélas ! et j'entendais sous mes pieds, dans le gouffre, Sangloter la misère aux gémissements sourds, Sombre bouche incurable et qui se plaint toujours. Et sur la vision lugubre, et sur moi-même Que j'y voyais ainsi qu'au fond d'un miroir blême, La vie immense ouvrait ses difformes rameaux ; Je contemplais les fers, les voluptés, les maux, La mort, les avatars et les métempsycoses, Et dans l'obscur taillis des êtres et des choses Je regardais rôder, noir, riant, l'oeil en feu, Satan, ce braconnier de la forêt de Dieu. Quel titan avait peint cette chose inouïe ? Sur la paroi sans fond de l'ombre épanouie Qui donc avait sculpté ce rêve où j'étouffais ? Quel bras avait construit avec tous les forfaits, Tous les deuils, tous les pleurs, toutes les épouvantes, Ce vaste enchaînement de ténèbres vivantes ? Ce rêve, et j'en tremblais, c'était une action Ténébreuse entre l'homme et la création ; Des clameurs jaillissaient de dessous les pilastres ; Des bras sortant du mur montraient le poing aux astres ; La chair était Gomorrhe et l'âme était Sion ; Songe énorme ! c'était la confrontation De ce que nous étions avec ce que nous sommes ; Les bêtes s'y mêlaient, de droit divin, aux hommes, Comme dans un enfer ou dans un paradis ; Les crimes y rampaient, de leur ombre grandis ; Et même les laideurs n'étaient pas malséantes À la tragique horreur de ces fresques géantes. Et je revoyais là le vieux temps oublié. Je le sondais. Le mal au bien était lié Ainsi que la vertèbre est jointe à la vertèbre. Cette muraille, bloc d'obscurité funèbre, Montait dans l'infini vers un brumeux matin. Blanchissant par degrés sur l'horizon lointain, Cette vision sombre, abrégé noir du monde, Allait s'évanouir dans une aube profonde, Et, commencée en nuit, finissait en lueur. Le jour triste y semblait une pâle sueur ; Et cette silhouette informe était voilée D'un vague tournoiement de fumée étoilée. * Tandis que je songeais, l'oeil fixé sur ce mur Semé d'âmes, couvert d'un mouvement obscur Et des gestes hagards d'un peuple de fantômes, Une rumeur se fit sous les ténébreux dômes, J'entendis deux fracas profonds, venant du ciel En sens contraire au fond du silence éternel ; Le firmament que nul ne peut ouvrir ni clore Eut l'air de s'écarter. * Du côté de l'aurore, L'esprit de l'Orestie, avec un fauve bruit, Passait ; en même temps, du côté de la nuit, Noir génie effaré fuyant dans une éclipse, Formidable, venait l'immense Apocalypse ; Et leur double tonnerre à travers la vapeur, À ma droite, à ma gauche, approchait, et j'eus peur Comme si j'étais pris entre deux chars de l'ombre. Ils passèrent. Ce fut un ébranlement sombre. Et le premier esprit cria : Fatalité ! Le second cria : Dieu ! L'obscure éternité Répéta ces deux cris dans ses échos funèbres. Ce passage effrayant remua les ténèbres ; Au bruit qu'ils firent, tout chancela ; la paroi Pleine d'ombres, frémit ; tout s'y mêla ; le roi Mit la main à son casque et l'idole à sa mitre ; Toute la vision trembla comme une vitre, Et se rompit, tombant dans la nuit en morceaux ; Et quand les deux esprits, comme deux grands oiseaux, Eurent fui, dans la brume étrange de l'idée, La pâle vision reparut lézardée, Comme un temple en ruine aux gigantesques fûts, Laissant voir de l'abîme entre ses pans confus. * Lorsque je la revis, après que les deux anges L'eurent brisée au choc de leurs ailes étranges, Ce n'était plus ce mur prodigieux, complet, Où le destin avec l'infini s'accouplait, Où tous les temps groupés se rattachaient au nôtre, Où les siècles pouvaient s'interroger l'un l'autre Sans que pas un fît faute et manquât à l'appel ; Au lieu d'un continent, c'était un archipel ; Au lieu d'un univers, c'était un cimetière ; Par places se dressait quelque lugubre pierre, Quelque pilier debout, ne soutenant plus rien ; Tous les siècles tronqués gisaient ; plus de lien ; Chaque époque pendait démantelée ; aucune N'était sans déchirure et n'était sans lacune ; Et partout croupissaient sur le passé détruit Des stagnations d'ombre et des flaques de nuit. Ce n'était plus, parmi les brouillards où l'oeil plonge, Que le débris difforme et chancelant d'un songe, Ayant le vague aspect d'un pont intermittent Qui tombe arche par arche et que le gouffre attend, Et de toute une flotte en détresse qui sombre ; Ressemblant à la phrase interrompue et sombre Que l'ouragan, ce bègue errant sur les sommets, Recommence toujours sans l'achever jamais. Seulement l'avenir continuait d'éclore Sur ces vestiges noirs qu'un pâle orient dore, Et se levait avec un air d'astre, au milieu D'un nuage où, sans voir de foudre, on sentait Dieu. De l'empreinte profonde et grave qu'a laissée Ce chaos de la vie à ma sombre pensée, De cette vision du mouvant genre humain, Ce livre, où près d'hier on entrevoit demain, Est sorti, reflétant de poëme en poëme Toute cette clarté vertigineuse et blême ; Pendant que mon cerveau douloureux le couvait, La légende est parfois venue à mon chevet, Mystérieuse soeur de l'histoire sinistre ; Et toutes deux ont mis leur doigt sur ce registre. Et qu'est-ce maintenant que ce livre, traduit Du passé, du tombeau, du gouffre et de la nuit ? C'est la tradition tombée à la secousse Des révolutions que Dieu déchaîne et pousse ; Ce qui demeure après que la terre a tremblé ; Décombre où l'avenir, vague aurore, est mêlé ; C'est la construction des hommes, la masure Des siècles, qu'emplit l'ombre et que l'idée azure, L'affreux charnier-palais en ruine, habité Par la mort et bâti par la fatalité, Où se posent pourtant parfois, quand elles l'osent, De la façon dont l'aile et le rayon se posent, La liberté, lumière, et l'espérance, oiseau ; C'est l'incommensurable et tragique monceau, Où glissent, dans la brèche horrible, les vipères Et les dragons, avant de rentrer aux repaires, Et la nuée avant de remonter au ciel ; Ce livre, c'est le reste effrayant de Babel ; C'est la lugubre Tour des Choses, l'édifice Du bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice, Fier jadis, dominant les lointains horizons, Aujourd'hui n'ayant plus que de hideux tronçons, Épars, couchés, perdus dans l'obscure vallée ; C'est l'épopée humaine, âpre, immense, - Écroulée. I. La Terre - Hymne Elle est la terre, elle est la plaine, elle est le champ. Elle est chère à tous ceux qui sèment en marchant ; Elle offre un lit de mousse au pâtre ; Frileuse, elle se chauffe au soleil éternel, Rit, et fait cercle avec les planètes du ciel Comme des soeurs autour de l'âtre. Elle aime le rayon propice aux blés mouvants, Et l'assainissement formidable des vents, Et les souffles, qui sont des lyres, Et l'éclair, front vivant qui, lorsqu'il brille et fuit, Tout ensemble épouvante et rassure la nuit A force d'effrayants sourires. Gloire à la terre ! Gloire à l'aube où Dieu paraît ! Au fourmillement d'yeux ouverts dans la forêt, Aux fleurs, aux nids que le jour dore ! Gloire au blanchissement nocturne des sommets ! Gloire au ciel bleu qui peut, sans s'épuiser jamais, Faire des dépenses d'aurore ! La terre aime ce ciel tranquille, égal pour tous, Dont la sérénité ne dépend pas de nous, Et qui mêle à nos vils désastres, A nos deuils, aux éclats de rires effrontés, A nos méchancetés, à nos rapidités, La douceur profonde des astres. La terre est calme auprès de l'océan grondeur ; La terre est belle ; elle a la divine pudeur De se cacher sous les feuillages ; Le printemps son amant vient en mai la baiser ; Elle envoie au tonnerre altier pour l'apaiser La fumée humble des villages. Ne frappe pas, tonnerre. Ils sont petits, ceux-ci. La terre est bonne ; elle est grave et sévère aussi ; Les roses sont pures comme elle ; Quiconque pense, espère et travaille lui plaît ; Et l'innocence offerte à tout homme est son lait, Et la justice est sa mamelle. La terre cache l'or et montre les moissons ; Elle met dans le flanc des fuyantes saisons Le germe des saisons prochaines, Dans l'azur les oiseaux qui chuchotent : aimons ! Et les sources au fond de l'ombre, et sur les monts L'immense tremblement des chênes. L'harmonie est son oeuvre auguste sous les cieux ; Elle ordonne aux roseaux de saluer, joyeux Et satisfaits, l'arbre superbe ; Car l'équilibre, c'est le bas aimant le haut ; Pour que le cèdre altier soit dans son droit, il faut Le consentement du brin d'herbe. Elle égalise tout dans la fosse ; et confond Avec les bouviers morts la poussière que font Les Césars et les Alexandres ; Elle envoie au ciel l'âme et garde l'animal ; Elle ignore, en son vaste effacement du mal, La différence de deux cendres. Elle paie à chacun sa dette, au jour la nuit, A la nuit le jour, l'herbe aux rocs, aux fleurs le fruit ; Elle nourrit ce qu'elle crée, Et l'arbre est confiant quand l'homme est incertain ; O confrontation qui fait honte au destin, O grande nature sacrée ! Elle fut le berceau d'Adam et de Japhet, Et puis elle est leur tombe ; et c'est elle qui fait Dans Tyr qu'aujourd'hui l'on ignore, Dans Sparte et Rome en deuil, dans Memphis abattu, Dans tous les lieux où l'homme a parlé, puis s'est tu, Chanter la cigale sonore. Pourquoi ? Pour consoler les sépulcres dormants. Pourquoi ? Parce qu'il faut faire aux écroulements Succéder les apothéoses, Aux voix qui disent Non les voix qui disent Oui, Aux disparitions de l'homme évanoui Le chant mystérieux des choses. La terre a pour amis les moissonneurs ; le soir, Elle voudrait chasser du vaste horizon noir L'âpre essaim des corbeaux voraces, A l'heure où le boeuf las dit : Rentrons maintenant ; Quand les bruns laboureurs s'en reviennent traînant Les socs pareils à des cuirasses. Elle enfante sans fin les fleurs qui durent peu ; Les fleurs ne font jamais de reproches à Dieu ; Des chastes lys, des vignes mûres, Des myrtes frissonnant au vent, jamais un cri Ne monte vers le ciel vénérable, attendri Par l'innocence des murmures. Elle ouvre un livre obscur sous les rameaux épais ; Elle fait son possible, et prodigue la paix Au rocher, à l'arbre, à la plante, Pour nous éclairer, nous, fils de Cham et d'Hermès, Qui sommes condamnés à ne lire jamais Qu'à de la lumière tremblante. Son but, c'est la naissance et ce n'est pas la mort ; C'est la bouche qui parle et non la dent qui mord ; Quand la guerre infâme se rue Creusant dans l'homme un vil sillon de sang baigné, Farouche, elle détourne un regard indigné De cette sinistre charrue. Meurtrie, elle demande aux hommes : A quoi sert Le ravage ? Quel fruit produira le désert ? Pourquoi tuer la plaine verte ? Elle ne trouve pas utiles les méchants, Et pleure la beauté virginale des champs Déshonorés en pure perte. La terre fut jadis Cérès, Alma Cérès, Mère aux yeux bleus des blés, des prés et des forêts ; Et je l'entends qui dit encore : Fils, je suis Démèter, la déesse des dieux ; Et vous me bâtirez un temple radieux Sur la colline Callichore. Paris. - 12 août 1873. II D'ÈVE A JÉSUS I LE SACRE DE LA FEMME I L'aurore apparaissait; quelle aurore? Un abîme D'éblouissement, vaste, insondable, sublime; Une ardente lueur de paix et de bonté. C'était au premiers temps du globe; et la clarté Brillait sereine au front du ciel inaccessible, Étant tout ce que Dieu peut avoir de visible; Tout s'illuminait, l'ombre et le brouillard obscur; Des avalanches d'or s'écroulaient dans l'azur; Le jour en flamme, au fond de la terre ravie, Embrasait les lointains splendides de la vie; Les horizons pleins d'ombre et de rocs chevelus, Et d'arbres effrayants que l'homme ne voit plus, Luisaient comme le songe et comme le vertige, Dans une profondeur d'éclair et de prodige; L'Éden pudique et nu s'éveillait mollement; Les oiseaux gazouillaient un hymne si charmant, Si frais, si gracieux, si suave et si tendre, Que les anges distraits se penchaient pour l'entendre; Le seul rugissement du tigre était plus doux; Les halliers où l'agneau paissait avec les loups, Les mers où l'hydre aimait l'alcyon, et les plaines Où les ours et les daims confondaient leurs haleines, Hésitaient, dans le choeur des concerts infinis, Entre le cri de l'antre et la chanson des nids. La prière semblait à la clarté mêlée; Et sur cette nature encore immaculée, Qui du verbe éternel avait gardé l'accent, Sur ce monde céleste, angélique, innocent, Le matin, murmurant une sainte parole, Souriait, et l'aurore était une auréole. Tout avait la figure intègre du bonheur; Pas de bouche d'où vint un souffle empoisonneur; Pas un être qui n'eût sa majesté première; Tout ce que l'infini peut jeter de lumière Éclatait pêle-mêle à la fois dans les airs; Le vent jouait avec cette gerbe d'éclairs Dans le tourbillon libre et fuyant des nuées; L'enfer balbutiait quelques vagues huées Qui s'évanouissaient dans le grand cri joyeux Des eaux, des monts, des bois, de la terre et des cieux! Les vents et les rayons semaient de tels délires, Que les forêts vibraient comme de grandes lyres; De l'ombre à la clarté, de la base au sommet, Une fraternité vénérable germait; L'astre était sans orgueil et le ver sans envie; On s'adorait d'un bout à l'autre de la vie; Une harmonie égale à la clarté, versant Une extase divine au globe adolescent, Semblait sortir du coeur mystérieux du monde; L'herbe en était émue, et le nuage, et l'onde, Et même le rocher qui songe et qui se tait; L'arbre, tout pénétré de lumière, chantait; Chaque fleur, échangeant son souffle et sa pensée Avec le ciel serein d'où tombe la rosée, Recevait une perle et donnait un parfum; L'Être resplendissait, Un dans Tout, Tout dans Un; Le paradis brillait sous les sombres ramures De la vie ivre d'ombre et pleine de murmures, Et la lumière était faite de vérité; Et tout avait la grâce, ayant la pureté; Tout était flamme, hymen, bonheur, douceur, clémence, Tant ces immenses jours avaient une aube immense! II Ineffable lever du premier rayon d'or! Du jour éclairant tout sans rien savoir encor! O matin des matins! amour! joie effrénée De commencer le temps, l'heure, le mois, l'année! Ouverture du monde! instant prodigieux! La nuit se dissolvait dans les énormes cieux Où rien ne tremble, où rien ne pleure, où rien ne souffre; Autant que le chaos la lumière était gouffre; Dieu se manifestait dans sa calme grandeur, Certitude pour l'âme et pour les yeux splendeur; De faîte en faîte, au ciel et sur terre, et dans toutes Les épaisseurs de l'être aux innombrables voûtes, On voyait l'évidence adorable éclater; Le monde s'ébauchait, tout semblait méditer; Les types primitifs, offrant dans leur mélange Presque la brute informe et rude et presque l'ange, Surgissaient, orageux, gigantesques, touffus; On sentait tressaillir sous leurs groupes confus La terre, inépuisable et suprême matrice; La création sainte, à son tour créatrice, Modelait vaguement des aspects merveilleux, Faisait sortir l'essaim des êtres fabuleux Tantôt des bois, tantôt des mers, tantôt des nues, Et proposait à Dieu des formes inconnues Que le temps, moissonneur pensif, plus tard changea; On sentait sourdre, et vivre, et végéter déjà Tous les arbres futurs, pins, érables, yeuses, Dans des verdissements de feuilles monstrueuses; Une sorte de vie excessive gonflait La mamelle du monde au mystérieux lait; Tout semblait presque hors de la mesure éclore; Comme si la nature, en étant proche encore, Eût pris pour ses essais sur la terre et les eaux Une difformité splendide au noir chaos. Les divins paradis, pleins d'une étrange séve, Semblent au fond des temps reluire dans le rêve, Et pour nos yeux obscurs, sans idéal, sans foi, Leur extase aujourd'hui serait presque l'effroi; Mais qu'importe à l'abîme, à l'âme universelle Qui dépense un soleil au lieu d'une étincelle, Et qui, pour y pouvoir poser l'ange azuré, Fait croître jusqu'aux cieux l'Éden démesuré! Jours inouïs! le bien, le beau, le vrai, le juste, Coulaient dans le torrent, frissonnaient dans l'arbuste; L'aquilon louait Dieu de sagesse vêtu; L'arbre était bon; la fleur était une vertu; C'est trop peu d'être blanc, le lis était candide; Rien n'avait de souillure et rien n'avait de ride; Jours purs! rien ne saignait sous l'ongle et sous la dent; La bête heureuse était l'innocence rôdant; Le mal n'avait encor rien mis de son mystère Dans le serpent, dans l'aigle altier, dans la panthère; Le précipice ouvert dans l'animal sacré N'avait pas d'ombre, étant jusqu'au fond éclairé; La montagne était jeune et la vague était vierge; Le globe, hors des mers dont le flot le submerge, Sortait beau, magnifique, aimant, fier, triomphant, Et rien n'était petit quoique tout fût enfant; La terre avait, parmi ses hymnes d'innocence, Un étourdissement de séve et de croissance; L'instinct fécond faisait rêver l'instinct vivant; Et, répandu partout, sur les eaux, dans le vent, L'amour épars flottait comme un parfum s'exhale; La nature riait, naïve et colossale; L'espace vagissait ainsi qu'un nouveau-né. L'aube était le regard du soleil étonné. III Or, ce jour-là, c'était le plus beau qu'eût encore Versé sur l'univers la radieuse aurore; Le même séraphique et saint frémissement Unissait l'algue à l'onde et l'être à l'élément; L'éther plus pur luisait dans les cieux plus sublimes; Les souffles abondaient plus profonds sur les cimes; Les feuillages avaient de plus doux mouvements, Et les rayons tombaient caressants et charmants Sur un frais vallon vert, où, débordant d'extase, Adorant ce grand ciel que la lumière embrase, Heureux d'être, joyeux d'aimer, ivres de voir, Dans l'ombre, au bord d'un lac, vertigineux miroir, Étaient assis, les pieds effleurés par la lame, Les premier homme auprès de la première femme. L'époux priait, ayant l'épouse à son côté. IV Ève offrait au ciel bleu la sainte nudité; Ève blonde admirait l'aube, sa soeur vermeille. Chair de la femme! argile idéale! ô merveille! O pénétration sublime de l'esprit Dans le limon que l'Être ineffable pétrit! Matière où l'âme brille à travers son suaire! Boue où l'on voit les doigts du divin statuaire! Fange auguste appelant le baiser et le coeur, Si sainte, qu'on ne sait, tant l'amour est vainqueur, Tant l'âme est vers ce lit mystérieux poussée, Si cette volupté n'est pas une pensée, Et qu'on ne peut, à l'heure où les sens sont en feu, Étreindre la beauté sans croire embrasser Dieu! Ève laissait errer ses yeux sur la nature. Et, sous les verts palmiers à la haute stature, Autour d'Ève, au-dessus de sa tête, l'oeillet Semblait songer, le bleu lotus se recueillait, Le frais myosotis se souvenait; les roses Cherchaient ses pieds avec leurs lèvres demi-closes; Un souffle fraternel sortait du lis vermeil; Comme si ce doux être eût été leur pareil, Comme si de ces fleurs, ayant toute une âme, La plus belle s'était épanouie en femme. V Pourtant, jusqu'à ce jour, c'était Adam, l'élu Qui dans le ciel sacré le premier avait lu, C'était le Marié tranquille et fort que l'ombre Et la lumière, et l'aube, et les astres sans nombre; Et les bêtes des bois, et les fleurs du ravin Suivaient ou vénéraient comme l'aîné divin, Comme le front ayant la lueur la plus haute; Et, quand tous deux, la main dans la main, côte à côte, Erraient dans la clarté de l'Éden radieux, La nature sans fond, sous ses millions d'yeux, A travers les rochers, les rameaux, l'onde et l'herbe, Couvait, avec amour pour le couple superbe, Avec plus de respect pour l'homme, être complet, Ève qui regardait, Adam qui contemplait. Mais, ce jour-là, ces yeux innombrables qu'entr'ouvre L'infini sous les plis du voile qui le couvre, S'attachaient sur l'épouse et non pas sur l'époux, Comme si, dans ce jour religieux et doux, Béni parmi les jours et parmi les aurores, Aux nids ailés perdus sous les branches sonores, Au nuage, aux ruisseaux, aux frissonnants essaims, Aux bêtes, aux cailloux, à tous ces êtres saints Que de mots ténébreux la terre aujourd'hui nomme, La femme eût apparu plus auguste que l'homme! VI Pourquoi ce choix? pourquoi cet attendrissement Immense du profond et divin firmament? Pourquoi tout l'univers penché sur une tête? Pourquoi l'aube donnant à la femme une fête? Pourquoi ces chants? Pourquoi ces palpitations Des flots dans plus de joie et dans plus de rayons? Pourquoi partout l'ivresse et la hâte d'éclore, Et les antres heureux de s'ouvrir à l'aurore, Et plus d'encens sur terre et plus de flamme aux cieux? Le beau couple innocent songeait silencieux. VII Cependant la tendresse inexprimable et douce De l'astre, du vallon, du lac, du brin de mousse, Tressaillait plus profonde à chaque instant autour D'Ève, que saluait du haut des cieux le jour; Le regard qui sortait des choses et des êtres, Des flots bénis, des bois sacrés, des arbres prêtres, Se fixait, plus pensif de moment en moment, Sur cette femme au front vénérable et charmant; Un long rayon d'amour lui venait des abîmes, De l'ombre, de l'azur, des profondeurs, des cimes, De la fleur, de l'oiseau chantant, du roc muet. Et, pâle, Ève sentit que son flanc remuait. - II LA CONSCIENCE Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes, Échevelé, livide au milieu des tempêtes, Caïn se fut enfui de devant Jéhovah, Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva Au bas d'une montagne en une grande plaine; Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine Lui dirent: -Couchons-nous sur la terre, et dormons.- Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts. Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres, Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres, Et qui le regardait dans l'ombre fixement. -Je suis trop près,- dit-il avec un tremblement. Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse, Et se remit à fuir sinistre dans l'espace. Il marcha trente jours, il marcha trente nuits. Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits, Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve, Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève Des mers dans le pays qui fut depuis Assur. -Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr. Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes.- Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes L'oeil à la même place au fond de l'horizon. Alors il tressaillit en proie au noir frisson. -Cachez-moi!- cria-t-il; et, le doigt sur la bouche, Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche. Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont Sous des tentes de poil dans le désert profond: -Étends de ce côté la toile de la tente.- Et l'on développa la muraille flottante; Et, quand on l'eût fixée avec des poids de plomb, -Vous ne voyez plus rien?- dit Tsilla, l'enfant blond, La fille de ses fils, douce comme l'aurore; Et Caïn répondit: -Je vois cet oeil encore!- Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs Soufflant dans des clairons et frappant des tambours, Cria: -Je saurai bien construire une barrière.- Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière. Et Caïn dit: -Cet oeil me regarde toujours!- Hénoch dit: -Il faut faire une enceinte de tours Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle. Bâtissons une ville avec sa citadelle, Bâtissons une ville, et nous la fermerons.- Alors Tubalcaïn, père des forgerons, Construisit une ville énorme et surhumaine. Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine, Chassaient les fils d'Énos et les enfants de Seth; Et l'on crevait les yeux à quiconque passait; Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles. Le granit remplaça la tente aux murs de toiles, On lia chaque bloc avec des noeuds de fer, Et la ville semblait une ville d'enfer; L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes; Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes; Sur la porte on grava: -Défense à Dieu d'entrer.- Quand ils eurent fini de clore et de murer, On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre; Et lui restait lugubre et hagard. -O mon père! L'oeil a-t-il disparu?- dit en tremblant Tsilla. Et Caïn répondit: -Non, il est toujours là.- Alors il dit: -Je veux habiter sous la terre Comme dans son sépulcre un homme solitaire; Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien.- On fit donc une fosse, et Caïn dit: -C'est bien!- Puis il descendit seul sous cette voûte sombre; Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre, Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain, L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn. III PUISSANCE ÉGALE BONTÉ Au commencement, Dieu vit un jour dans l'espace Iblis venir à lui; Dieu dit: -Veux-tu ta grâce?- Non, dit le Mal. Alors que me demandes-tu? Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu, Joutons à qui créera la chose la plus belle.- L'Être dit: -J'y consens. Voici, dit le Rebelle: Moi, je prendrai ton oeuvre et la transformerai. Toi, tu féconderas ce que je t'offrirai; Et chacun de nous deux soufflera son génie Sur la chose par l'autre apportée et fournie. Soit. Que te faut-il? Prends, dit l'Être avec dédain. La tête du cheval et les cornes du daim. Prends.- Le monstre hésitant que la brume enveloppe Reprit: -J'aimerais mieux celles de l'antilope. Va, prends.- Iblis entra dans son antre et forgea. Puis il dressa le front. -Est-ce fini déjà? Non. Te faut-il encor quelque chose? dit l'Être. Les yeux de l'éléphant, le cou du taureau, maître. Prends. Je demande, en outre, ajouta le Rampant, Le ventre du cancer, les anneaux du serpent, Les cuisses du chameau, les pattes de l'autruche. Prends.- Ainsi qu'on entend l'abeille dans la ruche, On entendait aller et venir dans l'enfer Le démon remuant des enclumes de fer. Nul regard ne pouvait voir à travers la nue Ce qu'il faisait au fond de la cave inconnue. Tout à coup, se tournant vers l'Être, Iblis hurla: -Donne-moi la couleur de l'or.- Dieu dit: -Prends-la.- Et, grondant et râlant comme un boeuf qu'on égorge, Le démon se remit à battre dans sa forge; Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet, Et toute la caverne horrible tressaillait; Les éclairs des marteaux faisaient une tempête; Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête; Il rugissait; le feu lui sortait des naseaux, Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux Dans la saison livide où la cigogne émigre. Dieu dit: -Que te faut-il encor? Le bond du tigre. Prends. C'est bien, dit Iblis debout dans son volcan. Viens m'aider à souffler,- dit-il à l'ouragan. L'âtre flambait; Iblis, suant à grosses gouttes, Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes, On ne distinguait rien qu'une sombre rougeur Empourprant le profil du monstrueux forgeur. Et l'ouragan l'aidait, étant démon lui-même. L'Être, parlant du haut du firmament suprême, Dit: -Que veux-tu de plus?- Et le grand paria, Levant sa tête énorme et triste, lui cria: -Le poitrail du lion et les ailes de l'aigle.- Et Dieu jeta, du fond des éléments qu'il règle, A l'ouvrier d'orgueil et de rébellion L'aile de l'aigle avec le poitrail du lion. Et le démon reprit son oeuvre sous les voiles. -Quelle hydre fait-il donc?- demandaient les étoiles. Et le monde attendait, grave, inquiet, béant. Le colosse qu'allait enfanter ce géant; Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale Comme un dernier effort jetant un dernier râle; L'Etna, fauve atelier du forgeron maudit, Flamboya; le plafond de l'enfer se fendit, Et, dans une clarté blême et surnaturelle, On vit des mains d'Iblis jaillir la sauterelle. Et l'infirme effrayant, l'être ailé, mais boiteux, Vit sa création et n'en fut pas honteux, L'avortement étant l'habitude de l'ombre. Il sortit à mi-corps de l'éternel décombre, Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant, Cria dans l'infini: -Maître, à toi maintenant!- Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche, Reprit: -Tu m'as donné l'éléphant et l'autruche, Et l'or pour dorer tout; et ce qu'ont de plus beau Le chameau, le cheval, le lion, le taureau, Le tigre et l'antilope, et l'aigle et la couleuvre; C'est mon tour de fournir la matière à ton oeuvre; Voici tout ce que j'ai. Je te le donne. Prends.- Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents, Tendit sa grande main de lumière baignée Vers l'ombre, et le démon lui donna l'araignée. Et Dieu prit l'araignée et la mit au milieu Du gouffre qui n'était pas encor le ciel bleu; Et l'Esprit regarda la bête; sa prunelle, Formidable, versait la lueur éternelle; Le monstre, si petit qu'il semblait un point noir, Grossit alors, et fut soudain énorme à voir; Et Dieu le regardait de son regard tranquille; Une aube étrange erra sur cette forme vile; L'affreux ventre devint un globe lumineux; Et les pattes, changeant en sphères leurs noeuds, S'allongèrent dans l'ombre en grands rayons de flamme; Iblis leva les yeux, et tout à coup l'infâme, Ébloui, se courba dans l'abîme vermeil; Car Dieu, de l'araignée, avait fait le soleil. - IV LES LIONS Les lions dans la fosse étaient sans nourriture. Captifs, ils rugissaient vers la grande nature Qui prend soin de la brute au fond des antres sourds. Les lions n'avaient pas mangé depuis trois jours. Ils se plaignaient de l'homme, et, pleins de sombres haines, A travers leur plafond de barreaux et de chaînes, Regardaient du couchant la sanglante rougeur; Leur voix grave effrayait au loin le voyageur Marchant à l'horizon dans les collines bleues. Tristes, ils se battaient le ventre de leurs queues; Et les murs du caveau tremblaient, tant leurs yeux roux A leur gueule affamée ajoutaient de courroux! La fosse était profonde; et, pour cacher leur fuite, Og et ses vastes fils l'avaient jadis construite; Ces enfants de la terre avaient creusé pour eux ce palais colossal dans le roc ténébreux; Leurs têtes en ayant crevé la large voûte, La lumière y tombait et s'y répandait toute, Et ce cachot de nuit pour dôme avait l'azur. Nabuchodonosor, qui régnait dans Assur, En avait fait couvrir d'un dallage le centre; Et ce roi fauve avait trouvé bon que cet antre, Qui jadis vit les Chams et les Deucalions, Bâti par les géants, servît pour les lions. Ils étaient quatre, et tous affreux. Une litière D'ossements tapissait le vaste bestiaire; Les rochers étageaient leur ombre au-dessus d'eux; Ils marchaient, écrasant sur le pavé hideux Des carcasses de bête et des squelettes d'homme. Le premier arrivait du désert de Sodome; Jadis, quand il avait sa fauve liberté, Il habitait le Sin, tout à l'extrémité Du silence terrible et de la solitude; Malheur à qui tombait sous sa patte au poil rude! Et c'était un lion des sables. Le second Sortait de la forêt de l'Euphrate fécond; Naguère, en le voyant vers le fleuve descendre, Tout tremblait; on avait eu du mal à le prendre, Car il avait fallu les meutes de deux rois; Il grondait; et c'était une bête des bois. Et le troisième était un lion des montagnes. Jadis il avait l'ombre et l'horreur pour compagnes; Dans ce temps-là, parfois, vers les ravins bourbeux Se ruaient des galops de moutons et de boeufs; Tous fuyaient, le pasteur, le guerrier et le prêtre; Et l'on voyait sa face effroyable apparaître. Le quatrième, monstre épouvantable et fier, Était un grand lion des plages de la mer. Il rôdait près des flots avant son esclavage. Gur, cité forte, était alors sur le rivage; Ses toits fumaient; son port abritait un amas De navires mêlant confusément leurs mâts; Le paysan portant son gomor plein de manne S'y rendait; le prophète y venait sur son âne; Ce peuple était joyeux comme un oiseau lâché; Gur avait une place avec un grand marché, Et l'Abyssin y venait vendre des ivoires; L'Amorrhéen, de l'ambre et des chemises noires; Ceux d'Ascalon, du beurre, et ceux d'Aser, du blé. Du vol de ses vaisseaux l'abîme était troublé. Or, ce lion était gêné par cette ville; Il trouvait, quand le soir il songeait immobile, Qu'elle avait trop de peuple et faisait trop de bruit. Gur était très-farouche et très-haute; la nuit, Trois lourds barreaux fermaient l'entrée inabordable; Entre chaque créneau se dressait, formidable, Une corne de buffle ou de rhinocéros; Le mur était solide et droit comme un héros; Et l'Océan roulait à vagues débordées Dans le fossé, profond de soixante coudées. Au lieu de dogues noirs, jappant dans le chenil, Deux dragons monstrueux pris dans les joncs du Nil, Et dressés par un mage à la garde servile, Veillaient des deux côtés de la porte de la ville. Or, le lion s'était une nuit avancée, Avait franchi d'un bond le colossal fossé, Et broyé, furieux, entre ses dents barbares, La porte de la ville avec ses triples barres, Et, sans même les voir, mêlé les deux dragons Au vaste écrasement des verrous et des gonds; Et, quand il s'en était retourné vers la grève, De la ville et du peuple, il ne restait qu'un rêve, Et, pour loger le tigre et nicher les vautours, Quelques larves de murs sous des spectres de tours. Celui-là se tenait accroupi sur le ventre. Il ne rugissait pas, il bâillait; dans cet antre Où l'homme misérable avait le pied sur lui, Il dédaignait la faim, ne sentant que l'ennui. Les trois autres allaient et venaient; leur prunelle, Si quelque oiseau battait leurs barreaux de son aile, Le suivait; et leur faim bondissait, et leur dent Mâchait l'ombre à travers leur cri rauque et grondant. Soudain dans l'angle obscur de la lugubre étable, La grille s'entr'ouvrit; sur le seuil redoutable, Un homme que poussaient d'horribles bras tremblants, Apparut; il était vêtu de linceuls blancs; La grille referma ses deux battants funèbres; L'homme avec les lions resta dans les ténèbres. Les monstres, hérissant leur crinière, écumant, Se ruèrent sur lui, poussant ce hurlement Effroyable, où rugit la haine et le ravage, Et toute la nature irritée et sauvage Avec son épouvante et ses rébellions; Et l'homme dit: -La paix soit avec vous, lions!- L'homme dressa la main; les lions s'arrêtèrent. Les loups qui font la guerre aux morts et les déterrent, Les ours au crâne plat, les chacals convulsifs Qui, pendant le naufrage, errent sur les récifs, Sont féroces; l'hyène infâme est implacable; Mais le puissant lion, qui fait de larges pas, Parfois lève sa griffe et ne la baisse pas, Étant le grand rêveur solitaire de l'ombre. Et les lions, groupés dans l'immense décombre, Se mirent à parler entre eux, délibérant; On eût dit des vieillards réglant un différend Au froncement pensif de leurs moustaches blanches. Un arbre mort pendait, tordant sur eux ses branches. Et, grave, le lion des sables dit: -Lions, Quand cet homme est entré, j'ai cru voir les rayons De midi dans la plaine où l'ardent semoun passe, Et j'ai senti le souffle énorme de l'espace; Cet homme vient à nous de la part du désert.- Le lion des bois dit: -Autrefois, le concert Du figuier, du palmier, du cèdre et de l'yeuse, Emplissait jour et nuit ma caverne joyeuse; Même à l'heure où l'on sent que le monde se tait, Le grand feuillage vert autour de moi chantait. Quand et homme a parlé, sa voix m'a semblé douce Comme le bruit qui sort des nids d'ombre et de mousse; Cet homme vient à nous de la part des forêts.- Et celui qui s'était approché le plus près, Le lion noir des monts dit: -Cet homme ressemble Au Caucase, où jamais une roche ne tremble; Il a la majesté de l'Atlas; j'ai cru voir, Quand son bras s'est levé, le Liban se mouvoir Et se dresser, jetant l'ombre immense aux campagnes; Cet homme vient à nous de la part des montagnes.- Le lion qui, jadis, au bord des flots rôdant, Rugissait aussi haut que l'Océan grondant, Parla le quatrième, et dit: -Fils, j'ai coutume, En voyant la grandeur, d'oublier l'amertume. Et c'est pourquoi j'étais le voisin de la mer. J'y regardait laissant les vagues écumer Apparaître la lune et le soleil éclore, Et le sombre infini sourire dans l'aurore, Et j'ai pris, ô lions, dans cette intimité, L'habitude du gouffre et de l'éternité; Or, sans savoir le nom dont la terre le nomme, J'ai vu luire le ciel dans les yeux de cet homme; Cet homme au front serein vient de la part de Dieu.- Quand la nuit eut noirci le grand firmament bleu, Le gardien voulut voir la fosse, et cet esclave, Collant sa face pâle aux grilles de la cave, Dans la profondeur vague aperçut Daniel Qui se tenait debout et regardait le ciel, Et songeait, attentif aux étoiles sans nombre, Pendant que les lions léchaient ses pieds dans l'ombre. V LE TEMPLE Moïse pour l'autel cherchait un statuaire; Dieu dit: -Il en faut deux;- et dans le sanctuaire Conduisit Oliab et Béliséel. L'un sculptait l'idéal et l'autre le réel. - VI BOOZ ENDORMI Booz s'était couché de fatigue accablé; Il avait tout le jour travaillé dans son aire; Puis avait fait son lit à sa place ordinaire; Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé. Ce vieillard possédait des champs de blé et d'orge; Il était, quoique riche, à la justice enclin; Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin; Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge. Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril. Sa gerbe n'était point avare ni haineuse; Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse: -Laissez tomber exprès des épis,- disait-il. Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques, Vêtu de probité candide et de lin blanc; Et, toujours du côté des pauvres ruisselant, Ses sacs de grain semblaient des fontaines publiques. Booz était bon maître et fidèle parent; Il était généreux, quoiqu'il fût économe; Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme, Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand. Le vieillard qui revient vers la source première, Entre aux jours éternels et sort des jours changeants; Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière. Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens. Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres, Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres; Et ceci se passait dans des temps très-anciens. Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge; La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait, Était encor mouillée et molle du déluge. * Comme dormait Jacob, comme dormait Judith, Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée; Or, la porte du ciel s'étant entre-bâillée Au-dessus de sa tête, un songe en descendit. Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu; Une race y montait comme une longue chaîne; Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu. Et Booz murmurait avec la voix de l'âme: -Comment ce pourrait-il que de moi ceci vînt? Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt, Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme. -Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi, O Seigneur! a quitté ma couche pour la vôtre; Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre, Elle à demi vivante et moi mort à demi. -Une race naîtrait de moi! Comment le croire? Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants? Quand on est jeune, on a des matins triomphants; Le jour sort de la nuit comme une victoire; -Mais, vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau; Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe, Et je courbe, ô mon Dieu! mon âme vers la tombe, Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau.- Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase, Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés; Le cèdre ne sent pas une rose à sa base, Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds. * Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite, S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu, Espérant on ne sait quel rayon inconnu, Quand viendrait du réveil la lumière subite. Booz ne savait point qu'une femme était là, Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle. Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle; Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala. L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle; Les anges y volaient sans doute obscurément, Car on voyait passer dans la nuit, par moment, Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. La respiration de Booz, qui dormait, Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse. On était dans le mois où la nature est douce, Les collines ayant des lis sur leur sommet. Ruth songeait et Booz dormait; l'herbe était noire; Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement; Une immense bonté tombait du firmament; C'était l'heure tranquille où les lions vont boire. Tout reposait dans Ur et dans Jéridameth; Les astres émaillaient le ciel profond et sombre; Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre Brillait à l'occident, et Ruth se demandait, Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous ses voiles, Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été, Avait, en s'en allant, négligemment jeté Cette faucille d'or dans le champs des étoiles. - VII DIEU INVISIBLE AU PHILOSOPHE Le philosophe allait sur son âne; prophète, Prunelle devant l'ombre horrible stupéfaite, Il allait, il pensait. Devin des nations, Il vendait aux païens des malédictions, Sans savoir si des mains dans les ténèbres blêmes S'ouvraient pour recevoir ces vagues anathèmes. Il venait de Phétor; il allait chez Balac, Fils des Gomorrhéens qui dorment sous le lac, Mage d'Assur et roi du peuple moabite. Il avait quitté l'ombre où l'épouvante habite, Et le hideux abri des chênes chevelus Que l'ouragan secoue en ses larges reflux. Morne, il laissait marcher au hasard sa monture, Son esprit cheminant dans une autre aventure; Il se demandait: -Tout est-il vide? et le fond N'est-il que de l'abîme où des spectres s'en vont? L'ombre prodigieuse est-elle une personne? Le flot qui murmure, est-ce une voix qui raisonne? Depuis quatre-vingts ans, je vis dans un réduit, Regardant la sueur des antres de la nuit, Écoutant les sanglots de l'air dans les nuées. Le gouffre est-il vivant? Larves exténuées, Qu'est-ce que nous cherchons? Je sais l'assyrien, L'arabe, le persan, l'hébreu; je ne sais rien. De quel profond néant sommes-nous les ministres?...- Ainsi, pâle, il songeait sous les branches sinistres, Les cheveux hérissés par les souffles des bois. L'âne s'arrêta court et lui dit: -Je le vois.- - VIII PREMIÈRE RENCONTRE DU CHRIST AVEC LE TOMBEAU En ce temps-là, Jésus était dans la Judée; Il avait délivré la femme possédée, Rendu l'ouïe aux sourds et guéri les lépreux; Les prêtres l'épiaient et parlaient bas entre eux. Comme il s'en retournait vers la ville bénie, Lazare, homme de bien, mourut à Béthanie. Marthe et Marie étaient ses soeurs; Marie, un jour, Pour laver les pieds nus du maître plein d'amour, Avait été chercher son parfum le plus rare. Or, Jésus aimait Marthe et Marie et Lazare. Quelqu'un lui dit: -Lazare est mort.- Le lendemain, Comme le peuple était venu sur son chemin, Il expliquait la loi, les livres, les symboles, Et, comme Élie et Job, parlait par paraboles. Il disait: -Qui me suit, aux anges est pareil. Quand un homme a marché tout le jour au soleil, Dans un chemin sans puits et sans hôtellerie, S'il ne croit pas, quand vient le soir, il pleure, il crie, Il est las: sur la terre il tombe haletant; S'il croit en moi, qu'il prie, il peut au même instant Continuer sa route avec des forces triples.- Puis il s'interrompit, et dit à ses disciples: -Lazare, notre ami, dort; je vais l'éveiller.- Eux dirent: -Nous irons, maître, où tu veux aller.- Or, de Jérusalem, où Salomon mit l'arche, Pour gagner Béthanie, il faut trois jours de marche. Jésus partit. Durant cette route souvent, Tandis qu'il marchait seul et pensif, en avant, Son vêtement parut blanc comme la lumière. Quand Jésus arriva, Marthe vint la première, Et, tombant à ses pieds, s'écria tout d'abord: -Si nous t'avions eu, maître, il ne serait pas mort.- Puis reprit en pleurant: -Mais il a rendu l'âme. Tu viens trop tard.- Jésus lui dit: -Qu'en sais-tu, femme? Le moissonneur est seul maître de la moisson.- Marie était restée assise à la maison. Marthe lui cria: -Viens, le maître te réclame.- Elle vint. Jésus dit: -Pourquoi pleures-tu, femme?- Et Marie à genoux lui dit: -Toi seul es fort. Si nous t'avions eu, maître, il ne serait pas mort.- Jésus reprit: -Je suis la lumière et la vie. Heureux celui qui voit ma trace et l'a suivie! Qui croit en moi vivra, fut-il mort et gisant.- Et Thomas, appelé Didyme, était présent. Et le seigneur, dont Jean et Pierre suivaient l'ombre, Dit aux Juifs accourus pour le voir en grand nombre: -Où donc l'avez-vous mis?- Ils répondirent: -Vois.- Lui montrant de la main, dans un champ, près d'un bois, A côté d'un torrent qui dans les pierres coule, Un sépulcre. Et Jésus pleura. Sur quoi, la foule Se prit à s'écrier: -Voyez comme il l'aimait! Lui qui chasse, dit-on, Satan, et le soumet, Eût-il, s'il était Dieu, comme on nous le rapporte, Laissé mourir quelqu'un qu'il aimait de la sorte?- Or, Marthe conduisit au sépulcre Jésus. Il vint. On avait mis une pierre dessus. -Je crois en vous, dit Marthe, ainsi que Jean et Pierre; Mais voilà quatre jours qu'il est sous cette pierre.- Et Jésus dit: -Tais-toi, femme, car c'est le lieu Où tu vas, si tu crois, voir la gloire de Dieu.- Puis il reprit: -Il faut que cette pierre tombe.- La pierre ôtée, on vit le dedans de la tombe. Jésus leva les yeux au ciel et marcha seul Vers cette tombe où le mort gisait dans son linceul, Pareil au sac d'argent qu'enfouit un avare. Et, se penchant, il dit à voix haute: -Lazare!- Alors le mort sortit du sépulcre; ses pieds Des bandes du linceul étaient encor liés; Il se dressa debout le long de la muraille; Jésus dit: -Déliez cet homme, et qu'il s'en aille.- Ceux qui virent cela crurent en Jésus-Christ. Or, les prêtres, selon qu'au livre il est écrit, S'assemblèrent, troublés, chez le préteur de Rome; Sachant que Christ avait ressuscité cet homme, Et que tous avaient vu le sépulcre s'ouvrir, Ils dirent: -Il est temps de le faire mourir.- - III. Suprématie Lorsque les trois grands dieux eurent dans un cachot Mis les démons, chassé les monstres de là-haut, Oté sa griffe à l'hydre, au noir dragon son aile, Et sur ce tas hurlant fermé l'ombre éternelle, Laissant grincer l'enfer, ce sépulcre vivant, Ils vinrent tous les trois, Vâyou, le dieu du Vent, Agni, dieu de la Flamme, Indra, dieu de l'Espace, S'asseoir sur le zénith, qu'aucun mont ne dépasse, Et se dirent, ayant dans le ciel radieux Chacun un astre au front : Nous sommes les seuls dieux ! Tout à coup devant eux surgit dans l'ombre obscure Une lumière ayant les yeux d'une figure. Ce que cette lumière était, rien ne saurait Le dire, et, comme brille au fond d'une forêt Un long rayon de lune en une route étroite, Elle resplendissait, se tenant toute droite. Ainsi se dresse un phare au sommet d'un récif. C'était un flamboiement immobile, pensif, Debout. Et les trois dieux s'étonnèrent. Ils dirent : « Qu'est ceci ? » Tout se tut et les cieux attendirent. - Dieu Vâyou, dit Agni, dieu Vâyou, dit Indra, Parle à cette lumière. Elle te répondra. Crois-tu que tu pourrais savoir ce qu'elle est ? - Certes, Dit Vâyou : Je le puis. Les profondeurs désertes Songeaient ; tout fuyait ; l'aigle ainsi que l'alcyon. Alors Vâyou marcha droit à la vision. - Qu'es-tu ? cria Vâyou, le dieu fort et suprême. Et l'apparition lui dit : - Qu'es-tu toi-même ? Et Vâyou dit : - Je suis Vâyou, le dieu du Vent. - Et qu'est-ce que tu peux ? - Je peux, en me levant, Tout déplacer, chasser les flots, courber les chênes, Arracher tous les gonds, rompre toutes les chaînes, Et si je le voulais, d'un souffle, moi Vâyou, Plus aisément qu'au fleuve on ne jette un caillou Ou que d'une araignée on ne crève les toiles, J'emporterai la terre à travers les étoiles. L'apparition prit un brin de paille et dit : - Emporte ceci. Puis, avant qu'il répondît, Elle posa devant le dieu le brin de paille. Alors, avec des yeux d'orage et de bataille, Le dieu Vâyou se mit à grandir jusqu'au ciel, Il troua l'effrayant plafond torrentiel, Il ne fut plus qu'un monstre ayant partout des bouches, Pâle, il démusela les ouragans farouches Et mit en liberté l'âpre meute des airs ; On entendit mugir le simoun des déserts Et l'aquilon qui peut, par-dessus les épaules Des montagnes, pousser l'océan jusqu'aux pôles ; Vâyou, géant des vents, immense, au-dessus d'eux Plana, gronda, frémit et rugit, et, hideux, Remua les profonds tonnerres de l'abîme ; Tout l'univers trembla de la base à la cime Comme un toit où quelqu'un d'affreux marche à grands pas. Le brin de paille aux pieds du dieu ne bougea pas. Le dieu s'en retourna. - Dieu du vent, notre frère, Parle, as-tu pu savoir ce qu'est cette lumière ? Et Vâyou répondit aux deux autres dieux : - Non ! - Agni, dit Indra ; frère Agni, mon compagnon, Dit Vâyou, pourrais-tu le savoir, toi ? - Sans doute, Dit Agni. Le dieu rouge, Agni, que l'eau redoute, Et devant qui médite à genoux le Bouddha, Alla vers la clarté sereine et demanda : - Qu'es-tu, clarté? - Qu'es-tu toi-même ? lui dit-elle. - Le dieu du Feu. - Quelle est ta puissance ? - Elle est telle Que, si je veux, je puis brûler le ciel noirci, Les mondes, les soleils, et tout. - Brûle ceci, Dit la clarté, montrant au dieu le brin de paille. Alors, comme un bélier défonce une muraille, Agni, frappant du pied, fit jaillir de partout La flamme formidable, et, fauve, ardent, debout, Crachant des jets de lave entre ses dents de braise, Fit sur l'humble fétu crouler une fournaise ; Un soufflement de forge emplit le firmament ; Et le jour s'éclipsa dans un vomissement D'étincelles, mêlé de tant de nuit et d'ombre Qu'une moitié du ciel resta longtemps sombre ; Ainsi bout le Vésuve, ainsi flambe l'Hékla ; Lorsqu'enfin la vapeur énorme s'envola, Quand le dieu rouge Agni, dont l'incendie est l'âme, Eut éteint ce tumulte effroyable de flamme Où grondait on ne sait quel monstrueux soufflet, Il vit le brin de paille à ses pieds, qui semblait N'avoir pas même été touché par la fumée. Le dieu s'en revint. - Dieu du feu, force enflammée, Quelle est cette lumière enfin ? Sais-tu son nom ? Dirent les autres dieux. Agni répondit : Non. - Indra, dit Vâyou ; frère Indra, dit Agni, sage ! Roi ! dieu ! qui, sans passer, de tout vois le passage. Peux-tu savoir, ô toi dont rien ne se perdra, Ce qu'est cette clarté qui nous regarde ? Indra Répondit : - Oui. - Toujours droite, la clarté pure Brillait, et le dieu vint lui parler. - O figure, Qu'es-tu ? dit Indra, d'ombre et d'étoiles vêtu. Et l'apparition dit: - Toi-même, qu'es-tu ? Indra lui dit : - Je suis Indra, dieu de l'Espace. - Et quel est ton pouvoir, dieu ? - Sur sa carapace La divine tortue, aux yeux toujours ouverts, Porte l'éléphant blanc qui porte l'univers Autour de l'univers est l'infini. Ce gouffre Contient tout ce qui vit, naît, meurt, existe, souffre Règne, passe ou demeure, au sommet, au milieu, En haut, en bas, et c'est l'espace, et j'en suis dieu. Sous moi la vie obscure ouvre tous ses registres ; Je suis le grand voyant des profondeurs sinistres; Ni dans les bleus édens, ni dans l'enfer hagard, Rien ne m'échappe, et rien n'est hors de mon regard ; Si quelque être pour moi cessait d'être visible, C'est lui qui serait dieu, pas nous ; c'est impossible. Étant l'énormité, je vois l'immensité ; Je vois toute la nuit et toute la clarté ; Je vois le dernier lieu, je vois le dernier nombre, Et ma prunelle atteint l'extrémité de l'ombre ; Je suis le regardeur infini. Dans ma main J'ai tout, le temps, l'esprit, hier, aujourd'hui, demain. Je vois les trous de taupe et les gouffres d'aurore, Tout ! et, là même où rien n'est plus, je vois encore. Depuis l'azur sans borne où les cieux sur les cieux Tournent comme un rouage aux flamboyants essieux, Jusqu'au néant des morts auquel le ver travaille, Je sais tout ! je vois tout ! - Vois-tu ce brin de paille ? Dit l'étrange clarté d'où sortait une voix. Indra baissa la tête et cria : - Je le vois. Lumière, je te dis que j'embrasse tout l'être ; Toi-même, entends-tu bien, tu ne peux disparaître De mon regard, jamais éclipsé ni décru ! À peine eut-il parlé qu'elle avait disparu. IV. Entre géants et dieux LE GÉANT, AUX DIEUX LE GÉANT. Un mot. Si par hasard il vous venait l'idée Que cette herbe où je dors, de rosée inondée, Est faite pour subir n'importe quel pied nu, Et que ma solitude est au premier venu, Si vous pensiez entrer dans l'ombre où je séjourne Sans que ma grosse tête au fond des bois se tourne, Si vous vous figuriez que je vous laisserais Tout déranger, percer des trous dans mes forêts, Ployer mes vieux sapins et casser mes grands chênes, Mettre à la liberté de mes torrents des chaînes, Chasser l'aigle, et marcher sur mes petites fleurs ; Que vous pourriez venir faire les enjôleurs Chez les nymphes des bois qui ne sont que des sottes, Que vous pourriez le soir amener dans mes grottes La Vénus avec qui tous vous vous mariez, Que je n'ai pas des yeux pour voir, que vous pourriez Vous vautrer sur mes joncs où les dragons des antres Laissent en s'en allant la trace de leurs ventres, Que vous pourriez salir la pauvre source en pleurs, Que je vous laisserais, ainsi que des voleurs, Aller, venir, rôder dans la grande nature ; Si vous imaginiez cette étrange aventure Qu'ici je vous verrais rire, semer l'effroi, Faire l'amour, vous mettre à votre aise chez moi, Sans des soulèvements énormes de montagnes, Et sans vous traiter, vous, princes, et vos compagnes, Comme les ours qu'au fond des halliers je poursuis, Vous me croiriez plus bête encor que je ne suis ! JUPITER. Calme-toi. VÉNUS. Nous avons dans l'Olympe des chambres, Bonhomme. LE GÉANT. Oui, je sais bien, parce que j'ai des membres Vastes, et que les doigts robustes de mes pieds Semblent sur l'affreux tronc des saules copiés, Parce que mes talons sont tout noirs de poussière, Parce que je suis fait de la pâte grossière Dont est faite la terre auguste et dont sont faits Les grands monts, ces muets et sacrés portefaix, Vu que des plus vieux rocs j'ai passé les vieillesses, Et que je n'ai pas moi toutes vos gentillesses, Étant une montagne à forme humaine, au fond Du gouffre, où l'ombre avec les pierres me confond, Vu que j'ai l'air d'un bloc, d'une tour, d'un décombre, Et que je fus taillé dans l'énormité sombre, Je passe pour stupide. On rit de moi, vraiment, Et l'on croit qu'on peut tout me faire impunément. Soit. Essayez. Tâtez mon humeur endurante. Combien de dards avait le serpent Stryx ? Quarante. Combien de pieds avait l'hydre Phluse ? Trois cents. J'ai broyé Stryx et Phluse entre mes poings puissants. Osez donc ! Ah ! je sens la colère hagarde Battre de l'aile autour de mon front. Prenez garde ! Laissez-moi dans mon trou plein d'ombre et de parfums. Que les olympiens ne soient pas importuns, Car il se pourrait bien qu'on vît de quelle sorte On les chasse, et comment, pour leur fermer sa porte, Un ténébreux s'y prend avec les radieux, Si vous venez ici m'ennuyer, tas de dieux ! Paroles De Géant Je suis votre vaincu, mais, regardez ma taille, Dieux, je reste montagne après votre bataille ; Et moi qui suis pour vous un sombre encombrement, À peine je vous vois au fond du firmament. Si vous existez, soit. Je dors. Vous, troglodytes, Hommes qui ne savez jamais ce que vous dites, Vivants qui fourmillez dans de l'ombre, indistincts, Ayant déjà les vers de terre en vos instincts, Vous qu'attend le sépulcre et qui rampez d'avance, Sachez que la prière est une connivence, Et ne me plaignez pas ! Nains promis aux linceuls, Tremblez si vous voulez, mais tremblez pour vous seuls ! Quant à moi, que Vénus, déesse aux yeux de grue, Que Mars bête et sanglant, que Diane bourrue, Viennent rire au-dessus de mon sinistre exil Ou faire un froncement quelconque de sourcil, Que dans mon ciel farouche et lourd l'Olympe ébauche Son tumulte mêlé de crime et de débauche, Qu'il raille le grand Pan, croyant l'avoir tué, Que Jupiter joyeux, tonnant, infatué, Démusèle les vents imbéciles, dérègle L'éclair et l'aquilon, et déchaîne son aigle, Cela m'est bien égal à moi qui suis trois fois Plus haut que n'est profond l'océan plein de voix. Hommes, je ris des noeuds dont la peur vous enlace. Tous ces olympiens sont de la populace. Ah ! certes, ces passants, que vous nommez les dieux, Furent de fiers bandits sous le ciel radieux ; Les montagnes, avec leurs bois et leurs vallées, Sont de leur noir viol toutes échevelées, Je le sais, et, resté presque seul maintenant, Je suis par la grandeur de ma chute gênant ; Non, je ne les crains pas ; et, quant à leurs approches, Je les attends avec des roulements de roches, Je les appelle gueux et voleurs, c'est leur nom, Et ne veux pas savoir s'ils sont contents ou non. Ô vivants, il paraît qu'à la haine tenaces, Ces dieux me font de loin dans l'ombre des menaces. Soit, j'oublie et je songe ; et je m'informe peu Si l'éclair que je vois est la lueur d'un dieu. J'ai ma flûte et j'en joue au penchant des montagnes, Je m'ajoute aux sommets au-dessus des campagnes, Et je laisse les dieux bruire et bougonner. Croit-on que je prendrai la peine de tourner La tête dans les bois et sur les hautes cimes, Que je m'effarerai dans les forêts sublimes, Et que j'interromprai mon rêve et ma chanson, Pour un roucoulement de foudre à l'horizon ! LES TEMPS PANIQUES * Les dieux ont dit entre eux : - Nous sommes la matière, Les dieux. Nous habitons l'insondable frontière Au delà de laquelle il n'est rien ; nous tenons L'univers par le mal qui règne sous nos noms, Par la guerre, euménide éparse, par l'orgie Chantante, dans la joie et le meurtre élargie, Par Cupidon l'immense enfant, par Astarté, Larve pleine de nuit d'où sort une clarté. L'ouragan tourne autour de nos faces sereines ; Les saisons sont des chars dont nous tenons les rênes, Nous régnons, nous mettons à la tempête un mors, Et nous sommes au fond de la pâleur des morts. L'Olympe est à jamais la cime de la vie ; Chronos est prisonnier ; Géo tremble asservie ; Nous sommes tout. Nos coups de foudre sont fumants. Jouissons. Sous nos pieds un pavé d'ossements, C'est la terre ; un plafond de néant sur nos têtes, C'est le ciel ; nous avons les temples et les fêtes ; L'ombre que nous faisons met le monde à genoux. Les premiers-nés du gouffre étaient plus grands que nous ; Nous leur avons jeté l'Othryx et le Caucase ; À cette heure, un amas de roches les écrase ; Poursuivons, achevons notre oeuvre, et consommons La lapidation des géants par les monts ! * Les dieux ont triomphé. Leur victoire est tombée Sur Enna, sur Larisse et Pylos, sur l'Eubée ; L'horizon est partout difforme maintenant ; Pas un mont qui ne soit blessé ; l'Atlas saignant Est noir sous l'assemblage horrible des nuées ; Chalcis que les hiboux emplissent de huées, La Thrace où l'on adore un vieux glaive rouillé, L'Hémonie où l'éclair féroce a travaillé, Sont de mornes déserts que la ruine encombre. Une peau de satyre écorché pend dans l'ombre, Car la lyre a puni la flûte au fond des bois. La source aux pleurs profonds sanglote à demi-voix ; Où sont les jours d'Évandre et les temps de Saturne ? On s'aimait. On se craint. L'univers est nocturne ; L'azur hait le matin, inutile doreur ; L'ombre auguste et hideuse est pleine de terreur ; On entend des soupirs étouffés dans les marbres ; Des simulacres sont visibles sous les arbres, Et des spectres sont là, signe d'un vaste ennui. Les bois naguère étaient confiants, aujourd'hui Ils ont peur, et l'on sent que leur tremblement songe Aux autans, rauque essaim qui serpente et s'allonge Et qui souvent remplit de trahisons l'éther ; Car l'orage est l'esclave obscur de Jupiter. Les cavernes des fils d'Inachus sont vacantes ; Le grand Orphée est mort tué par les bacchantes ; Seuls les dieux sont debout, formidables vivants, Et la terre subit la sombre horreur des vents. Thèbe adore en tremblant la foudre triomphale ; Et trois fleuves, le Styx, l'Alphée et le Stymphale, Se sont enfuis sous terre et n'ont plus reparu. Aquilon passe avec un grondement bourru ; On ne sait ce qu'Eurus complote avec Borée ; Faune se cache ainsi qu'une bête effarée ; Plus de titans ; Mercure éclipse Hypérion ; Zéphire chante et danse ainsi qu'un histrion ; Quant aux Cyclopes, fils puînés, ils sont lâches ; Ils servent ; ils ont fait leur paix ; les viles tâches Conviennent aux coeurs bas ; Vulcain, le dieu cagneux, Les emploie à sa forge, a confiance en eux, Les gouverne, et, difforme et boiteux, distribue L'ouvrage à ces géants par qui la honte est bue ; Brontès fait des trépieds qui parlent, Pyracmon Fait des spectres d'airain où remue un démon ; On ne résiste plus aux dieux, même en Sicile ; Polyphème amoureux n'est plus qu'un imbécile, Et Galatée en rit avec Acis. Les champs N'ont presque plus de fleurs, tant les dieux sont méchants ; Les dieux semblent avoir cueilli toutes les roses. Ils font la guerre à Pan, à l'être, au gouffre, aux choses ; Ils ont mis de la nuit jusque dans l'oeil du lynx ; Ils ont pris l'ombre, ils ont fait avouer les sphinx, Ils ont échoué l'hydre, éteint les ignivomes, Et du sinistre enfer augmenté les fantômes, Et, bouleversant tout, ondes, souffles, typhons, Ils ont déconcerté les prodiges profonds. La terre en proie aux dieux fut le champ de bataille ; Ils ont frappé les fronts qui dépassaient leur taille, Et détruit sans pitié, sans gloire, sans pudeur, Hélas ! quiconque avait pour crime la grandeur. Les lacs sont indignés des monts qu'ils réfléchissent, Car les monts ont trahi ; sur un faîte où blanchissent Des os d'enfants percés par les flèches du ciel, Cime aride et pareille aux lieux semés de sel, La pierre qui jadis fut Niobé médite ; La vaste Afrique semble exilée et maudite ; Le Nil cache éperdu sa source à tous les yeux, De peur de voir briser son urne par les dieux ; On sent partout la fin, la borne, la limite ; L'étang, clair sous l'amas des branchages, imite L'oeil tragique et brillant du fiévreux qui mourra ; L'effroi tient Delphe en Grèce et dans l'Inde Ellorah ; Phoebus Sminthée usurpe aux cieux le char solaire ; Que de honte ! Et l'on peut juger de la colère De Démèter, l'aïeule auguste de Cérès, Par l'échevèlement farouche des forêts. La terre avait une âme et les dieux l'ont tuée. Hélas ! dit le torrent. Hélas ! dit la nuée. Les vagues voix du soir murmurent : Oublions ! L'absence des géants attriste les lions. LE TITAN I SUR L'OLYMPE Une montagne emplit tout l'horizon des hommes ; L'Olympe. Pas de ciel. Telle est l'ombre où nous sommes. L'orgueil, la volupté féroce aux chants lascifs, La guerre secouant des éclairs convulsifs, La splendide Vénus, nue, effrayante, obscure, Le meurtre appelé Mars, le vol nommé Mercure, L'inceste souriant, ivre, au sinistre hymen, Le parricide ayant le tonnerre à la main, Pluton livide avec l'enfer pour auréole, L'immense fou Neptune en proie au vague Éole, L'orageux Jupiter, Diane à l'oeil peu sûr, Des fronts de météore entrevus dans l'azur, Habitent ce sommet ; et tout ce que l'augure, Le flamine, imagine, invente, se figure, Et vénère à Corinthe, à Syène, à Paphos, Tout le vrai des autels qui dans la tombe est faux, L'oppression, la soif du sang, l'âpre carnage, L'impudeur qui survit à la guerre et surnage, L'extermination des enfants de Japhet, Toute la quantité de crime et de forfait Que de noms révérés la religion nomme, Et que peut dans la nuit d'un temple adorer l'homme, Sur ce faîte fatal que l'aube éclaire en vain, Rayonne, et tout le mal possible est là, divin. Jadis la terre était heureuse ; elle était libre. Et, donnant l'équité pour base à l'équilibre, Elle avait ses grands fils, les géants ; ses petits, Les hommes ; et tremblants, cachés, honteux, blottis Dans les antres, n'osant nuire à la créature, Les fléaux avaient peur de la sainte nature ; L'étang était sans peste et la mer sans autans ; Tout était beauté, fête, amour, blancheur, printemps ; L'églogue souriait dans la forêt ; les tombes S'entr'ouvraient pour laisser s'envoler des colombes ; L'arbre était sous le vent comme un luth sous l'archet ; L'ourse allaitait l'agneau que le lion léchait ; L'homme avait tous les biens que la candeur procure ; On ne connaissait pas Plutus, ni ce Mercure Qui plus tard fit Sidon et Tharsis, et sculpta Le caducée aux murs impurs de Sarepta ; On ignorait ces mots, corrompre, acheter, vendre. On donnait. Jours sacrés ! jours de Rhée et d'Évandre ! L'homme était fleur ; l'aurore était sur les berceaux. Hélas ! au lait coulant dans les champs par ruisseaux A succédé le vin d'où sortent les orgies ; Les hommes maintenant ont des tables rougies ; Le lait les faisait bons et le vin les rend fous ; Atrée est ivre auprès de Thyeste en courroux ; Les Centaures, prenant les femmes sur leurs croupes, Frappent l'homme, et l'horreur tragique est dans les coupes. Ô beaux jours passés ! terre amante, ciel époux ! Oh ! que le tremblement des branches était doux ! Les cyclopes jouaient de la flûte dans l'ombre. La terre est aujourd'hui comme un radeau qui sombre. Les dieux, ces parvenus, règnent, et, seuls debout, Composent leur grandeur de la chute de tout. Leur banquet resplendit sur la terre et l'affame. Ils dévorent l'amour, l'âme, la chair, la femme, Le bien, le mal, le faux, le vrai, l'immensité. Ils sont hideux au fond de la sérénité. Quels festins ! Comme ils sont contents ! Comme ils s'entourent De vertiges, de feux, d'ombre ! Comme ils savourent La gloire d'être grands, d'être dieux, d'être seuls ! Comme ils raillent les vieux géants dans leurs linceuls ! Toutes les vérités premières sont tuées. Les heures, qui ne sont que des prostituées, Viennent chanter chez eux, montrant de vils appas, Leur offrant l'avenir sacré, qu'elles n'ont pas. Hébé leur verse à boire et leur soif dit : Encore ! Trois danseuses, Thalie, Aglaé, Terpsychore, Sont là, belles, croisant leurs pas mélodieux. Qu'il est doux d'avoir fait le mal qui vous fait dieux ! Vaincre ! être situés aux lieux inabordables ! Torturer et jouir ! Ils vivent formidables Dans l'éblouissement des Grâces aux seins nus. Ils sont les radieux, ils sont les inconnus. Ils ont détruit Craos, Nephtis, Antée, Otase ; Être horribles et beaux, c'est une double extase ; Comme ils sont adorés ! Comme ils sont odieux ! Ils perdent la raison à force d'être dieux ; Car la férocité, c'est la vraie allégresse, Et Bacchus fait traîner par des tigres l'ivresse. Ils inspirent Dodone, éléphantine, Endor. Chacun d'eux à la main tient une coupe d'or Pure à mouler dessus un sein de jeune fille. Sur son trépied en Crète, à Cumes sous sa grille, La sibylle leur livre à travers ses barreaux Le secret de la foudre en ses vers fulguraux, Car cette louve sait le fatal fond des choses ; Toute la terre tremble à leurs métamorphoses ; La forêt, où le jour pâle pénètre peu, Quand elle voit un monstre a peur de voir un dieu. Quelle joie ils se font avec l'univers triste ! Comme ils sont convaincus que rien hors d'eux n'existe ! Comme ils se sentent forts, immortels, éternels ! Quelle tranquillité d'être les criminels, Les tyrans, les bourreaux, les dogmes, les idoles ! D'emplir d'ombre et d'horreur les pythonisses folles, Les ménades d'amour, les sages de stupeur ! D'avoir partout pour soi l'autel noir de la peur ! D'avoir l'antre, l'écho, le lieu visionnaire, Tous les fracas depuis l'Etna jusqu'au tonnerre, Toutes les tours depuis Pharos jusqu'à Babel ! D'être, sous tous les noms possibles, Dagon, Bel, Jovis, Horus, Moloch et Teutatès, les maîtres ! D'avoir à soi la nuit, le vent, les bois, les prêtres ! De posséder le monde entier, Éphèse et Tyr, Thulé, Thèbe, et les flots dont on ne peut sortir, Et d'avoir, au delà des colonnes d'Hercule, Toute l'obscurité qui menace et recule ! Quelle toute-puissance ! effarer le lion, Dompter l'aigle, poser Ossa sur Pélion, Avoir, du cap d'Asie aux pics Acrocéraunes, Toute la mer pour peuple et tous les monts pour trônes, Avoir le sable et l'onde, et l'herbe et le granit, Et la brume ignorée où le monde finit ! En bas, le tremblement des flèches dans les cibles, Le passage orageux des meutes invisibles, Le roulement des chars, le pas des légions, Le bruit lugubre fait par les religions, D'étranges voix sortant d'une sombre ouverture, L'obscur rugissement de l'immense nature, Réalisent, au pied de l'Olympe inclément, On ne sait quel sinistre anéantissement ; Et la terre, où la vie indistincte végète, Sous ce groupe idéal et monstrueux qui jette Les fléaux, à la fois moissonneur et semeur, N'est rien qu'une nuée où flotte une rumeur. Par moments le nuage autour du mont s'entr'ouvre ; Alors on aperçoit sur ces êtres, que couvre Un divin flamboiement brusquement éclairci, Des rejaillissements de rayons, comme si L'on avait écrasé sur eux de la lumière ; Puis le hautain sommet rentre en son ombre altière Et l'on ne voit plus rien que les sanglants autels ; Seulement on entend rire les immortels. Et les hommes ? Que font les hommes ? Ils frissonnent. Les clairons dans les camps et dans les temples sonnent, L'encens et les bûchers fument, et le destin Du fond de l'ombre immense écrase tout, lointain ; Et les blêmes vivants passent, larves, pygmées ; Ils regardent l'Olympe à travers les fumées, Et se taisent, sachant que le sort est sur eux, D'autant plus éblouis qu'ils sont plus ténébreux ; Leur seule volonté c'est de ne pas comprendre ; Ils acceptent tout, vie et tombeau, flamme et cendre, Tout ce que font les rois, tout ce que les dieux font, Tant le frémissement des âmes est profond ! II SOUS L'OLYMPE Cependant un des fils de la terre farouche, Un titan, l'ombre au front et l'écume à la bouche, Phtos le géant, l'aîné des colosses vaincus, Tandis qu'en haut les dieux, enivrés par Bacchus, Mêlent leur joie autour de la royale table, Rêve sous l'épaisseur du mont épouvantable. Les maîtres, sous l'Olympe, ont, dans un souterrain Jeté Phtos, l'ont lié d'une corde d'airain, Puis ils l'ont laissé là, car la victoire heureuse Oublie et chante ; et Phtos médite ; il sonde, il creuse, Il fouille le passé, l'avenir, le néant. Oh ! quand on est vaincu, c'est dur d'être géant ! Un nain n'a pas la honte ayant la petitesse. Seuls, les coeurs de titans ont la grande tristesse ; Le volcan morne sent qu'il s'éteint par degrés, Et la défaite est lourde aux fronts démesurés. Ce vaincu saigne et songe, étonné. Quelle chute ! Les dieux ont commencé la tragique dispute, Et la terre est leur proie. Ô deuil ! Il mord son poing. Comment respire-t-il ? Il ne respire point. Son corps vaste est blessé partout comme une cible. Le câble que Vulcain fit en bronze flexible Le serre, et son cou râle, étreint d'un noeud d'airain. Phtos médite, et ce grand furieux est serein ; Il méprise, indigné, les fers, les clous, les gênes. III CE QUE LES GÉANTS SONT DEVENUS Il songe au fier passé des puissants terrigènes, Maintenant dispersés dans vingt charniers divers, Vastes membres d'un monstre auguste, l'univers ; Toute la terre était dans ces hommes énormes ; À cette heure, mêlés aux montagnes sans formes, Ils gisent, accablés par le destin hideux, Plus morts que le sarment qu'un pâtre casse en deux. Où sont-ils ? sous des rocs abjects, cariatides Des Ténares ardents, des Cocytes fétides ; Encelade a sur lui l'infâme Etna fumant ; C'est son bagne ; et l'on voit de l'âpre entassement Sortir son pied qui semble un morceau de montagne ; Thor est sous l'écueil noir qui sera la Bretagne ; Sur Anax, le géant de Tyrinthe, Arachné File sa toile, tant il est bien enchaîné ; Pluton, après avoir mis Kothos dans l'érèbe, A cloué ses cent mains aux cent portes de Thèbe ; Mopse est évanoui sous l'Athos, c'est Hermès Qui l'enferme ; on ne peut espérer que jamais Dans ces caves du monde aucun souffle ranime Rhoetus, Porphyrion, Mégatlas, Evonyme ; Couché de tout son long sous le haut mont Liban, Titlis souffre, et, saisi par Notus, vil forban, Scrops flotte sous Délos, l'île errante et funeste ; Dronte est muré sous Delphe et Mimas sous Proeneste ; Coebès, Géreste, Andès, Béor, Cédalion, Jax, qui dormait le jour ainsi que le lion, Tous ces êtres plus grands que des monts, sont esclaves, Les uns sous des glaciers, les autres sous des laves, Dans on ne sait quel lâche enfer fastidieux ; Et Prométhée ! Hélas ! quels bandits que ces dieux ! Personne au fond ne sait le crime de Tantale ; Pour avoir entrevu la baigneuse fatale, Actéon fuit dans l'ombre ; et qu'a fait Adonis ? Que de héros brisés ! Que d'innocents punis ! Phtos repasse en son coeur l'affreux sort de ses frères ; Star dans Lesbos subit l'affront des stercoraires ; Cerbère garde Ephlops, par mille éclairs frappé, Sur qui rampe en enfer la chenille Campé ; C'est sur Mégarios que le mont Ida pèse ; Darse endure le choc des flots que rien n'apaise ; Rham est si bien captif du Styx fuligineux Qu'il n'en a pas encor pu desserrer les noeuds ; Atlas porte le monde, et l'on entend le pôle Craquer quand le géant lassé change d'épaule ; Lié sous le volcan Liparis, noir récif, Typhée est au milieu de la flamme, pensif. Tous ces titans, Stellos, Talémon, Ecmonide, Gès dont l'oeil bleu faisait reculer l'euménide, Ont succombé, percés des flèches de l'éther, Sous le guet-apens brusque et vil de Jupiter. Les géants qui gardaient l'âge d'or, dont la taille Rassurait la nature, ont perdu la bataille, Et les colosses sont remplacés par les dieux. La terre n'a plus d'âme et le ciel n'a plus d'yeux ; Tout est mort. Seuls ces rois épouvantables vivent. Les stupides saisons comme des chiens les suivent, L'ordre éternel les semble approuver en marchant ; Dans l'Olympe, où le cri du monde arrive chant, Où l'étourdissement conseille l'inclémence, On rit. Tant de victoire a droit à la démence. Et ces dieux ont raison. Phtos écume. - Oui, dit-il, Ils ont raison. Eau, flamme, éléments, air subtil, Vous ne vous êtes pas défendus. Votre orage N'a pas eu dans la lutte affreuse assez de rage ; Vous vous êtes laissés museler lâchement. Le mal triomphe ! - Et Phtos frémit. Écroulement ! Tous les géants sont pris et garrottés. Que faire ? Il songe. IV L'EFFORT Quoi ! L'eau court, le cheval se déferre, L'humble oiseau brise l'oeuf à coups de bec, le vent Prend la fuite, malgré l'éclair le poursuivant, Le loup s'en va, bravant le pâtre et le molosse, Le rat ronge sa cage, et lui, titan, colosse, Lui dont le coeur a plus de lave qu'un volcan, Lui Phtos, il resterait dans cette ombre, au carcan ! Ô fureur ! Non. Il tord ses os, tend ses vertèbres, Se débat. Lequel est le plus dur, ô ténèbres ! De la chair d'un titan ou de l'airain des dieux ? Tout à coup, sous l'effort... - ô matin radieux, Quand tu remplis d'aurore et d'amour le grand chêne, Ton chant n'est pas plus doux que le bruit d'une chaîne Qui se casse et qui met une âme en liberté ! - Le carcan s'est fendu, les noeuds ont éclaté ! Le roc sent remuer l'être extraordinaire ; Ah ! dit Phtos, et sa joie est semblable au tonnerre ; Le voilà libre ! Non, la montagne est sur lui. Les fers sont les anneaux de ce serpent, l'ennui ; Ils sont rompus ; mais quoi ! Tout ce granit l'arrête ; Que faire avec ce mont difforme sur sa tête ? Qu'importe une montagne à qui brisa ses fers ! Certe, il fuira. Dût-il déranger les enfers, Certe, il s'évadera dans la profondeur sombre ! Qu'importe le possible et les chaos sans nombre, Le précipice en bas, l'escarpement en haut ! Fauve, il dépave avec ses ongles son cachot. Il arrache une pierre, une autre, une autre encore ; Oh ! quelle étrange nuit sous l'univers sonore ! Un trou s'offre, lugubre, il y plonge, et, rampant Dans un vide où l'effroi du tombeau se répand, Il voit sous lui de l'ombre et de l'horreur. Il entre. Il est dans on ne sait quel intérieur d'antre ; Il avance, il serpente, il fend les blocs mal joints ; Il disloque la roche entre ses vastes poings ; Les enchevêtrements de racines vivaces, Les fuites d'eau mouillant de livides crevasses, Il franchit tout ; des reins, des coudes, des talons, Il pousse devant lui l'abîme et dit : Allons ! Et le voilà perdu sous des amas funèbres, Remuant les granits, les miasmes, les ténèbres, Et tout le noir dessous de l'Olympe éclatant. Par moments il s'arrête, il écoute, il entend Sur sa tête les dieux rire, et pleurer la terre. Bruit tragique. À plat ventre, ainsi que la panthère, Il s'aventure ; il voit ce qui n'a pas de nom. Il n'est plus prisonnier ; s'est-il échappé ? Non. Où fuir, puisqu'ils ont tout ? Rage ! ô pensée amère ! Il rentre au flanc sacré de la terre sa mère ; Stagnation. Noirceur. Tombe. Blocs étouffants. Et dire que les dieux sont là-haut triomphants ! Et que la terre est tout, et qu'ils ont pris la terre ! L'ombre même lui semble hostile et réfractaire. Mourir, il ne le peut ; mais renaître, qui sait ? Il va. L'obscurité sans fond, qu'est-ce que c'est ? Il fouille le néant et le néant résiste. Parfois un flamboiement, plus noir que la nuit triste, Derrière une cloison de fournaise apparaît. Le titan continue. Il se tient en arrêt, Guette, sape, reprend, creuse, invente sa route, Et fuit, sans que le mont qu'il a sur lui s'en doute, Les olympes n'ayant conscience de rien. V LE DEDANS DE LA TERRE Pas un rayon de jour ; nul souffle aérien ; Des fentes dans la nuit ; il rampe. Après des caves Où gronde un gonflement de soufres et de laves, Il traverse des eaux hideuses ; mais que font L'onde et la flamme et l'ombre à qui cherche le fond, Le dénouement, la fin, la liberté, l'issue ? Son crâne est son levier, sa main est sa massue ; Plongeur de l'Ignoré, crispant ses bras noueux, Il écarte des tas d'obstacles monstrueux, Il perce du chaos les pâles casemates ; Il est couvert de sang, de fange, de stigmates ; Comme, ainsi formidable, il plairait à Vénus ! La pierre âpre et cruelle écorche ses flancs nus, Et sur son corps, criblé par l'éclair sanguinaire, Rouvre la cicatrice énorme du tonnerre Glissement colossal sous l'amoncellement De la nuit, du granit affreux, de l'élément ! L'eau le glace, le feu le mord, l'ombre l'accable ; Mais l'évasion fière, indignée, implacable, L'entraîne ; et que peut-il craindre, étant foudroyé ? Il va. Râlant, grinçant, luttant, saignant, ployé, Il se fraie un chemin tortueux, tourne, tombe, S'enfonce, et l'on dirait un ver trouant la tombe ; Il tend l'oreille au bruit qui va s'affaiblissant, S'enivre de la chute et du gouffre, et descend. Il entend rire, tant la voix des dieux est forte. Il troue, il perce, il fuit... - Le puits que de la sorte Il creuse est effroyable et sombre, et maintenant Ce n'est plus seulement l'Olympe rayonnant Que ce fuyard terrible a sur lui, c'est la terre. Tout à coup le bruit cesse. Et tout ce qu'il faut taire, Il l'aperçoit. La fin de l'être et de l'espoir, L'inhospitalité sinistre du fond noir, Le cloaque où plus tard crouleront les Sodomes, Le dessous ténébreux des pas de tous les hommes, Le silence gardant le secret. Arrêtez ! Plus loin n'existe pas. L'ombre de tous côtés ! Ce gouffre est devant lui. L'abject, le froid, l'horrible, L'évanouissement misérable et terrible, L'espèce de brouillard que ferait le Léthé, Cette chose sans nom, l'univers avorté, Un vide monstrueux où de l'effroi surnage, L'impossibilité de tourner une page, Le suprême feuillet faisant le dernier pli ! C'est cela qu'on verrait si l'on voyait l'oubli. Plus bas que les effets et plus bas que les causes, La clôture à laquelle aboutissent les choses, Il la touche, et dans l'ombre, inutile éclaireur, Il est à l'endroit morne où Tout n'est plus. Terreur. C'est fini. Le titan regarde l'invisible. Se rendre sans avoir épuisé le possible, Les colosses n'ont point cette coutume-là ; Les géants qu'un amas d'infortune accabla Luttent encore ; ils ont un fier reste de rage ; La résistance étant ressemblante à l'outrage Plaît aux puissants vaincus ; l'aigle mord ses barreaux ; Faire au sort violence est l'humeur des héros, Et ce désespoir-là seul est grand et sublime Qui donne un dernier coup de talon à l'abîme. Phtos, comme s'il voulait, de ses deux bras ouverts, Arracher le dernier morceau de l'univers, Se baisse, étreint un bloc et l'écarte.. VI LA DÉCOUVERTE DU TITAN Ô vertige ! Ô gouffres ! l'effrayant soupirail d'un prodige Apparaît ; l'aube fait irruption ; le jour, Là, dehors, un rayon d'allégresse et d'amour, Formidable, aussi pur que l'aurore première, Entre dans l'ombre, et Phtos, devant cette lumière, Brusque aveu d'on ne sait quel profond firmament, Recule, épouvanté par l'éblouissement. Le soupirail est large et la brèche est béante. Phtos y passe son bras, puis sa tête géante ; Il regarde. * Il croyait, quand sur lui tout croula, Voir l'abîme ; eh bien non ! L'abîme, le voilà. Phtos est à la fenêtre immense du mystère. Il voit l'autre côté monstrueux de la terre ; L'inconnu, ce qu'aucun regard ne vit jamais ; Des profondeurs qui sont en même temps sommets, Un tas d'astres derrière un gouffre d'empyrées, Un océan roulant aux plis de ses marées Des flux et des reflux de constellations ; Il voit les vérités qui sont les visions ; Des flots d'azur, des flots de nuit, des flots d'aurore, Quelque chose qui semble une croix météore, Des étoiles après des étoiles, des feux Après des feux, des cieux, des cieux, des cieux, des cieux ! Le géant croyait tout fini ; tout recommence ! Ce qu'aucune sagesse et pas une démence, Pas un être sauvé, pas un être puni Ne rêverait, l'abîme absolu, l'infini, Il le voit. C'est vivant, et son oeil y pénètre. Cela ne peut mourir et cela n'a pu naître, Cela ne peut s'accroître ou décroître en clarté, Toute cette lumière étant l'éternité. Phtos a le tremblement effrayant qui devine. Plus d'astres qu'il n'éclôt de fleurs dans la ravine, Plus de soleils qu'il n'est de fourmis, plus de cieux Et de mondes à voir que les hommes n'ont d'yeux ! Ces blancheurs sont des lacs de rayons ; ces nuées Sont des créations sans fin continuées ; Là plus de rives, plus de bords, plus d'horizons. Dans l'étendue, où rien ne marque les saisons, Où luisent les azurs, où les chaos sanglotent, Des millions d'enfers et de paradis flottent, Éclairant de leurs feux, lugubres ou charmants, D'autres humanités sous d'autres firmaments. Où cela cesse-t-il ? Cela n'a pas de terme. Quel styx étreint ce ciel ? Aucun. Quel mur l'enferme ? Aucun. Globes, soleils, lunes, sphères. Forêt. L'impossible à travers l'évident transparaît. C'est le point fait soleil, c'est l'astre fait atôme ; Tant de réalité que tout devient fantôme ; Tout un univers spectre apparu brusquement. Un globe est une bulle ; un siècle est un moment ; Mondes sur mondes ; l'un par l'autre ils se limitent. Des sphères restent là, fixes ; d'autres imitent L'évanouissement des passants inconnus, Et s'en vont. Portant tout et par rien soutenus, Des foules d'univers s'entrecroisent sans nombre ; Point de Calpé pour l'aube et d'Abyla pour l'ombre ; Des astres errants vont, viennent, portent secours ; Ténèbres, clartés, gouffre. Et puis après ? Toujours. Phtos voit l'énigme ; il voit le fond, il voit la cime. Il sent en lui la joie obscure de l'abîme ; Il subit, accablé de soleils et de cieux, L'inexprimable horreur des lieux prodigieux. Il regarde, éperdu, le vrai, ce précipice. Évidence sans borne, ou fatale, ou propice ! Ô stupeur ! Il finit par distinguer, au fond De ce gouffre où le jour avec la nuit se fond, À travers l'épaisseur d'une brume éternelle, Dans on ne sait quelle ombre énorme, une prunelle ! * Cependant sur le haut de l'Olympe on riait ; Les Immortels, sereins sur le monde inquiet, Resplendissaient, debout dans un brouillard de gloire ; Tout à coup, une étrange et haute forme noire Surgit en face d'eux, et Vénus dit : Quelqu'un ! C'était Phtos. Comme un feu hors du vase à parfum, Ou comme un flamboiement au-dessus du cratère, Le colosse, en rampant dans l'ombre et sous la terre, S'était fait libre, était sorti de sa prison, Et maintenant montait, sinistre, à l'horizon. Il avait traversé tout le dessous du monde. Il avait dans les yeux l'éternité profonde. Il se fit un silence inouï ; l'on sentit Que ce spectre était grand, car tout devint petit ; L'aigle ouvrit son oeil fauve où l'âpre éclair palpite, Et sembla regarder du côté de la fuite ; L'Olympe fut noirci par l'ombre du géant ; Jupiter se dressa, pâle, sur son séant ; Le dur Vulcain cessa de battre son enclume Qui sonna si souvent, dans sa forge qui fume, Sur les fers des vaincus lorsqu'il les écrouait ; Afin qu'on n'entendît pas même leur rouet Les trois Grâces d'en haut firent signe aux trois Parques ; Alors le titan, grave, altier, portant les marques Des tonnerres sur lui tant de fois essayés, Ayant l'immense aspect des sommets foudroyés Et la difformité sublime des décombres, Regarda fixement les Olympiens sombres Stupéfaits sur leur cime au fond de l'éther bleu, Et leur cria, terrible : Ô dieux, il est un Dieu ! IV. La ville disparue Peuple, l'eau n'est jamais sans rien faire. Mille ans Avant Adam, qui semble un spectre en cheveux blancs, Notre aïeul, c'est du moins ainsi que tu le nommes, Quand les géants étaient encor mêlés aux hommes, Dans des temps dont jamais personne ne parla, Une ville bâtie en briques était là Où sont ces flots qu'agite un aquilon immense Et cette ville était un lieu plein de démence Que parfois menaçait de loin un blême éclair. On voyait une plaine où l'on voit une mer ; Alors c'étaient des chars qui passaient, non des barques ; Les ouragans ont pris la place des monarques ; Car pour faire un désert, Dieu, maître des vivants, Commence par les rois et finit par les vents. Ce peuple, voix, rumeurs, fourmillement de têtes, Troupeau d'âmes, ému par les deuils et les fêtes, Faisait le bruit que fait dans l'orage l'essaim, Point inquiet d'avoir l'Océan pour voisin. Donc cette ville avait des rois ; ces rois superbes Avaient sous eux les fronts comme un faucheur les herbes. Étaient-ils méchants ? Non. Ils étaient rois. Un roi C'est un homme trop grand que trouble un vague effroi, Qui, faisant plus de mal pour avoir plus de joie, Chez les bêtes de somme est la bête de proie ; Mais ce n'est pas sa faute, et le sage est clément. Un roi serait meilleur s'il naissait autrement ; L'homme est homme toujours ; les crimes du despote Sont faits par sa puissance, ombre où son âme flotte, Par la pourpre qu'il traîne et dont on le revêt, Et l'esclave serait tyran s'il le pouvait. Donc cette ville était toute bâtie en briques. On y voyait des tours, des bazars, des fabriques, Des arcs, des palais pleins de luths mélodieux, Et des monstres d'airain qu'on appelait les dieux. Cette ville était gaie et barbare ; ses places Faisaient par leurs gibets rire les populaces ; On y chantait des choeurs pleins d'oubli, l'homme étant L'ombre qui jette un souffle et qui dure un instant ; De claires eaux luisaient au fond des avenues ; Et les reines du roi se baignaient toutes nues Dans les parcs où rôdaient des paons étoilés d'yeux ; Les marteaux, au dormeur nonchalant odieux, Sonnaient, de l'aube au soir, sur les noires enclumes ; Les vautours se posaient, fouillant du bec leurs plumes, Sur les temples, sans peur d'être chassés, sachant Que l'idole féroce aime l'oiseau méchant ; Le tigre est bien venu près de l'hydre ; et les aigles Sentent qu'ils n'ont jamais enfreint aucunes règles, Quand le sang coule auprès des autels radieux, En venant partager le meurtre avec les dieux. L'autel du temple était d'or pur, que rien ne souille, Le toit était en cèdre et, de peur de la rouille, Au lieu de clous avait des chevilles de bois. Jour et nuit les clairons, les cistres, les hautbois, De crainte que le Dieu farouche ne s'endorme, Chantaient dans l'ombre. Ainsi vivait la ville énorme. Les femmes y venaient pour s'y prostituer. Mais un jour l'Océan se mit à remuer ; Doucement, sans courroux, du côté de la ville Il rongea les rochers et les dunes, tranquille, Sans tumulte, sans chocs, sans efforts haletants, Comme un grave ouvrier qui sait qu'il a le temps ; Et lentement, ainsi qu'un mineur solitaire, L'eau jamais immobile avançait sous la terre ; C'est en vain que sur l'herbe un guetteur assidu Eût collé son oreille, il n'eût rien entendu ; L'eau creusait sans rumeur comme sans violence, Et la ville faisait son bruit sur ce silence. Si bien qu'un soir, à l'heure où tout semble frémir, À l'heure où, se levant comme un sinistre émir, Sirius apparaît, et sur l'horizon sombre Donne un signal de marche aux étoiles sans nombre, Les nuages qu'un vent l'un à l'autre rejoint Et pousse, seuls oiseaux qui ne dormissent point, La lune, le front blanc des monts, les pâles astres, Virent soudain, maisons, dômes, arceaux, pilastres, Toute la ville, ainsi qu'un rêve, en un instant, Peuple, armée, et le roi qui buvait en chantant Et qui n'eut pas le temps de se lever de table, Crouler dans on ne sait quelle ombre épouvantable ; Et pendant qu'à la fois, de la base au sommet, Ce chaos de palais et de tours s'abîmait, On entendit monter un murmure farouche, Et l'on vit brusquement s'ouvrir comme une bouche Un trou d'où jaillissait un jet d'écume amer, Gouffre où la ville entrait et d'où sortait la mer. Et tout s'évanouit ; rien ne resta que l'onde. Maintenant on ne voit au loin que l'eau profonde Par les vents remuée et seule sous les cieux. Tel est l'ébranlement des flots mystérieux. V. Après les dieux, les rois I DE MESA À ATTILA INSCRIPTION (Neuf cents ans avant J.-C.) C'est moi qui suis le roi, Mesa, fils de Chémos, J'ai coupé la forêt de pins aux noirs rameaux, Et j'ai bâti Baal-Méon, ville d'Afrique. J'ai fait le mur de bois, j'ai fait le mur de brique ; Et j'ai dit : que chaque homme, à peine de prison, Se creuse une citerne auprès de sa maison ; Car en hiver on a deux mois de grandes pluies ; Afin que les brebis, les chèvres et les truies Puissent paître dehors au temps des maïs mûrs, Je réserve aux troupeaux un champ fermé de murs. C'est moi qui fis la porte et qui fis la tourelle. Astarté règne, et j'ai fait la guerre pour elle ; Le dieu Chémos, mon père et son mari, m'aida Quand je chassai de Gad Omri, roi de Juda. J'ai construit Aroër, une ville très-forte ; J'ai bâti la tourelle et j'ai bâti la porte. Les peuples me louaient parce que j'étais bon ; J'étais roi de l'armée immense de Dibon Qui boit en chantant l'ombre et la mort, et qui mêle Le sang fumant de l'aigle au lait de la chamelle ; Je marchais, étant juge et prince, à la clarté De Chémos, de Dagon, de Bel et d'Astarté ; Et ce sont là les quatre étoiles qui sont reines. J'ai creusé d'Ur à Tyr des routes souterraines. Chémos m'a dit : « Reprends Nebo sur Israël. » Et je n'ai jamais fait que ce que veut le ciel. Maintenant dans ce puits je ferme la paupière. Sachez que vous devez adorer cette pierre Et brûler du bétel devant ce grand tombeau ; Car j'ai tué tous ceux qui vivaient dans Nebo, J'ai nourri les corbeaux qui volent dans les nues, J'ai fait vendre au marché les femmes toutes nues, J'ai chargé de butin quatre cents éléphants, J'ai cloué sur des croix tous les petits enfants, Ma droite a balayé toutes ces races viles Dans l'ombre, et j'ai rendu leurs anciens noms aux villes. CASSANDRE Argos. La cour du palais. CASSANDRE SUR UN CHAR. CLYTEMNESTRE LE CHOEUR LE CHoeUR. Elle est fille de roi. - Mais sa ville est en cendre. Elle a droit à ce char et n'en veut pas descendre. Depuis qu'on l'a saisie elle n'a point parlé. Le marbre de Syrta, la neige de Thulé N'ont pas plus de froideur que cette âpre captive. Elle est à l'avenir formidable attentive. Elle est pleine d'un dieu redoutable et muet ; Le sinistre Apollon d'Ombos, qui remuait Dodone avec le souffle et Thèbe avec la lyre, Mêle une clarté sombre à son morne délire. Elle a la vision des choses qui seront ; Un reflet de vengeance est déjà sur son front ; Elle est princesse, elle est pythie, elle est prêtresse, Elle est esclave. Étrange et lugubre détresse ! Elle vient sur un char, étant fille de roi. Le peuple qui regarde aller, pâles d'effroi, Les prisonniers pieds nus qu'on chasse à coups de lance, Et qui rit de leurs cris, a peur de son silence. (Le char s'arrête.) CLYTEMNESTRE. Femme, à pied. Tu n'es pas ici dans ton pays. LE CHoeUR. Allons, descends du char, c'est la reine, obéis. CLYTEMNESTRE. Crois-tu que j'ai le temps de t'attendre à la porte ? Hâte-toi. Car bientôt il faut que le roi sorte. Peut-être entends-tu mal notre langue d'ici ? Si ce que je te dis ne se dit pas ainsi Au pays dont tu viens et dont tu te sépares, Parle en signes alors, fais comme les barbares. LE CHoeUR. Si l'on parlait sa langue, on saurait son secret. On sent en la voyant ce qu'on éprouverait Si l'on venait de prendre une bête farouche. CLYTEMNESTRE. Je ne lui parle plus. L'horreur ferme sa bouche. Triste, elle songe à Troie, au ciel jadis serein. Elle ne prendra pas l'habitude du frein Sans le couvrir longtemps d'une sanglante écume. (Clytemnestre sort.) LE CHoeUR. Cède au destin. Crois-moi. Je suis sans amertume. Descends du char. Reçois la chaîne à ton talon. CASSANDRE. Dieux ! Grands dieux ! Terre et ciel ! Apollon ! Apollon ! APOLLON LOXIAS, dans l'ombre. Je suis là. Tu vivras, afin que ton oeil voie Le flamboiement d'Argos plein des cendres de Troie. LES TROIS CENTS ... HÉRODOTE, Polymnie. I L'ASIE L'Asie est monstrueuse et fauve ; elle regarde Toute la terre avec une face hagarde, Et la terre lui plaît, car partout il fait nuit ; L'Asie, où la hauteur des rois s'épanouit, À ce contentement que l'univers est sombre ; Ici la Cimmérie, au-delà la Northumbre, Au delà l'âpre hiver, l'horreur, les glaciers nus, Et les monts ignorés sous les cieux inconnus ; Après l'inhabitable on voit l'infranchissable ; La neige fait au Nord ce qu'au Sud fait le sable ; Le pâle genre humain se perd dans la vapeur ; Le Caucase est hideux, les Dofrines font peur ; Au loin râle, en des mers d'où l'hirondelle émigre, Thulé sous son volcan comme un daim sous un tigre. Au pôle, où du corbeau l'orfraie entend l'appel, Les cent têtes d'Orcus font un blême archipel, Et, pareils au chaos, les océans funèbres Roulent cette nuit, l'eau, sous ces flots, les ténèbres ; L'Asie en ce sépulcre a la couronne au front ; Nulle part son pouvoir sacré ne s'interrompt ; Elle règne sur tous les peuples qu'on dénombre ; Et tout ce qui n'est point à l'Asie est à l'ombre, À la nuit, au désert, au sauvage aquilon ; Toutes les nations rampent sous son talon Ou grelottent au Nord, sous la bise et la pluie ; Mais la Grèce est un point lumineux qui l'ennuie ; Il se pourrait qu'un jour cette clarté perçât, Et rendît l'espérance à l'univers forçat ; L'Asie obscure et vaste en frémit sous son voile ; Et l'énorme noirceur cherche à tuer l'étoile. II LE DÉNOMBREMENT On se mettait en route à l'heure où le jour naît. Le bagage marchait le premier, puis venait Le gros des nations, foule au hasard semée, Qui faisait à peu près la moitié de l'armée. Dire leurs noms, leurs cris, leurs chants, leurs pas, leur bruit, Serait vouloir compter les souffles de la nuit ; Les peuples n'ont pas tous les mêmes moeurs ; les Scythes, Qui font à l'Occident de sanglantes visites, Vont tout nus ; le Macron, qui du Scythe est rival, A pour casque une peau de tête de cheval Dont il a sur le front les deux oreilles droites ; Ceux de Paphlagonie ont des bottes étroites De peau tigrée, avec des clous sous les talons, Et leurs arcs sont très-courts et leurs dards sont très-longs ; Les Daces, dont les rois ont pour palais un bouge, Ont la moitié du corps peinte en blanc, l'autre en rouge, Le Sogde emmène en guerre un singe, Béhémos, Devant lequel l'augure inquiet dit des mots Ténébreux, et pareils aux couleuvres sinistres ; On voit passer parmi les tambours et les cistres Les deux sortes de fils du vieil Éthiopus, Ceux-ci les cheveux plats, ceux-là les fronts crépus ; Les Bars au turban vert viennent des deux Chaldées ; Les piques des guerriers de Thrace ont dix coudées ; Ces peuples ont chez eux un oracle de Mars ; Comment énumérer les Sospires camards, Les Lygiens, pour bain cherchant les immondices, Les Saces, les Micois, les Parthes, les Dadyces, Ceux de la mer Persique au front ceint de varechs, Et ceux d'Assur armés presque comme les Grecs, Artée et Sydamnès, rois du pays des fièvres, Et les noirs Caspiens, vêtus de peaux de chèvres, Et dont les javelots sont brûlés par le bout. Comme dans la chaudière une eau se gonfle et bout, Cette troupe s'enflait en avançant, de sorte Qu'on eût dit qu'elle avait l'Afrique pour escorte, Et l'Asie, et tout l'âpre et féroce Orient. C'étaient les Nims, qui vont à la guerre en criant, Les Sardes, conquérants de Sardaigne et de Corse, Les Mosques tatoués sous leur bonnet d'écorce, Les Gètes, et, hideux, pressant leurs rangs épais, Les Bactriens, conduits par le mage Hystapès. Les Tybarènes, fils des races disparues, Avaient des boucliers couverts de peaux de grues ; Les Lybs, nègres des bois, marchaient au son des cors ; Leur habit était ceint par le milieu du corps, Et chacun de ces noirs, outre les cimeterres, Avait deux épieux, bons à la chasse aux panthères ; Ils habitaient jadis sur le fleuve Strymon. Les Abrodes avaient l'air fauve du démon, Et l'arc de bois de palme et la hache de pierre ; Les Gandars se teignaient de safran la paupière ; Les Syriens portaient des cuirasses de bois ; On entendait au loin la flûte et le hautbois Des montagnards d'Abysse et le cri des Numides Amenant, du pays où sont les Pyramides, Des chevaux près desquels l'éclair est paresseux ; Ceux de Lydie étaient coiffés de cuivre, et ceux D'Hyrcanie acceptaient pour chef de leur colonne Megapane, qui fut prince de Babylone ; Puis s'avançaient les blonds Miliens, studieux De ne point offenser les démons ni les dieux ; Puis ceux d'Ophir, enfants des mers mystérieuses ; Puis ceux du fleuve Phta, qu'ombragent les yeuses, Cours d'eau qui, hors des monts où l'asphodèle croît, Sort par un défilé long et sinistre, étroit Au point qu'il n'y pourrait passer une charrette ; Puis les Gours, nés dans l'ombre où l'univers s'arrête ; Les satrapes du Gange avaient des brodequins Jusqu'à mi-jambe, ainsi que les chefs africains. Leur prince était Arthane, homme de renommée, Fils d'Artha, que le roi Cambyse avait aimée Au point de lui bâtir un temple en jade vert. Puis venait un essaim de coureurs du désert, Les Sagastes, ayant pour toute arme une corde. La légion marchait à côté de la horde, L'homme nu coudoyait l'homme cuirassé d'or. Une captive en deuil, la sibylle d'Endor, S'indignait, murmurant de lugubres syllabes ; Les chevaux ayant peur des chameaux, les Arabes Se tenaient à distance et venaient les derniers ; Après eux cheminaient, encombrés des paniers Où brillait le butin rapporté des ravages, Cent chars d'osier traînés par des ânes sauvages. L'attroupement formé de cette façon-là Par tous ceux que la Perse en ses rangs appela, Épais comme une neige au souffle de la bise, Commandé par vingt chefs monstrueux, Mégabise, Hermamythre, Masange, Acrise, Artaphernas, Et poussé par les rois aux grands assassinats, Cet énorme tumulte humain, semblable aux rêves, Cet amas bigarré d'archers, de porte-glaives, Et de cavaliers droits sur les lourds étriers, Défilait, et ce tas de marcheurs meurtriers Passait pendant sept jours et sept nuits dans les plaines, Troupeau de combattants aux farouches haleines, Vaste et terrible, noir comme le Phlégéton, Et qu'on faisait marcher à grands coups de bâton. Et ce nuage était de deux millions d'hommes. III LA GARDE Ninive, Sybaris, Chypre, et les cinq Sodomes Ayant fourni beaucoup de ces soldats, la loi Ne les admettait point dans la garde du roi. L'armée est une foule ; elle chante, elle hue ; Mais la garde, jamais mêlée à la cohue, Muette, comme on est muet près des autels, Marchait seule ; et d'abord venaient les Immortels, Semblables aux lions secouant leurs crinières ; Rien n'était comparable au frisson des bannières Ouvrant et refermant leurs plis pleins de dragons ; Tout le sérail du roi suivait dans des fourgons ; Puis marchaient, plus pressés que l'herbe des collines, Les eunuques, armés de longues javelines ; Puis les bourreaux, masqués, traînant les appareils De torture et d'angoisse, à des griffes pareils, Et la cuve où l'on fait bouillir l'huile et le nitre. Le Perse a la tiare et le Mède a la mitre ; Les Dix mille, persans, mèdes, tous couronnés, S'avançaient, fiers, ainsi que des frères aînés, Et ces soldats mitrés étaient sous la conduite D'Alphès, qui savait tous les chemins, hors la fuite ; Et devant eux couraient, libres et sans liens, Ces grands chevaux sacrés qu'on nomme Nyséens. Puis, commandés chacun par un roi satellite, Venaient trente escadrons de cavaliers d'élite, Tous la pique baissée à cause du roi, tous Vêtus d'or sous des peaux de zèbres ou de loups ; Ces hommes étaient beaux comme l'aube sereine ; Puis des prêtres portaient le pétrin où la reine Faisait cuire le pain sans orge et sans levain ; Huit chevaux blancs tiraient le chariot divin De Jupiter, devant lequel le clairon sonne Et dont le cocher marche à pied, vu que personne N'a le droit de monter au char de Jupiter. Les constellations qu'au fond du sombre éther On entrevoit ainsi qu'en un bois les dryades, Tous ces profonds flambeaux du ciel, ces myriades De clartés, Arcturus, Céphée, et l'alcyon De la mer étoilée et noire, Procyon, Pollux qui vient vers nous, Castor qui s'en éloigne, Cet amas de soleils qui pour les dieux témoigne, N'a pas plus de splendeur et de fourmillement Que cette armée en marche autour du roi dormant ; Car le roi sommeillait sur son char formidable. IV LE ROI Il était là, superbe, obscur, inabordable ; Par moments, il bâillait, disant : quelle heure est-il ? Artabane son oncle, homme auguste et subtil, Répondait : Fils des dieux, roi des trois Ecbatanes, Où les fleuves sacrés coulent sous les platanes, Il n'est pas nuit encor, le soleil est ardent, Ô roi, reposez-vous, dormez, et cependant, Je vais vous dénombrer votre armée inconnue De vous-même et pareille aux aigles dans la nue. Dormez. Alors, tandis qu'il nommait les drapeaux Du monde entier, le roi rentrait dans son repos, Et se rendormait, sombre ; et le grand char d'ébène Avait, sur son timon de structure thébaine, Pour cocher un seigneur nommé Patyramphus. Deux mille bataillons, mêlant leurs pas confus, Mille éléphants portant chacun sa tour énorme, Suivaient, et d'un croissant l'armée avait la forme ; L'archer suprême était Mardonius, bâtard ; L'armée était nombreuse à ce point que, plus tard, Elle but en un jour tout le fleuve Scamandre ; Les villes derrière elle étaient des tas de cendre ; Tout saignait et brûlait quand elle avait passé. On enjamba l'Indus comme on saute un fossé. Artabane ordonnait tout ce qu'un chef décide ; Pour le reste on prenait les conseils d'Hermécyde, Homme considéré des peuples du Levant. L'armée partit ainsi de Lydie, observant Le même ordre jusqu'au Caÿce, et, de ce fleuve, Gagna la vieille Thèbe après la Thèbe neuve, Et traversa le sable immense où la guida Par-dessus l'horizon le haut du mont Ida. Puis on vit l'Ararat, cîme où s'arrêta l'Arche. Les gens de pied faisaient dans cette rude marche Dix stades chaque jour et les cavaliers vingt. Quand l'armée eut passé le fleuve Halys, on vint En Phrygie, et l'on vit les sources du Méandre ; C'est là qu'Apollon prit la peine de suspendre Dans Célène, à trois clous, au poteau du marché, La peau de Marsyas, le satyre écorché. On gagna Colossos, chère à Minerve Aptère, Où le fleuve Lycus se cache sous la terre, Puis Cydre où fut Crésus, le maître universel, Puis Anane, et l'étang d'où l'on tire le sel ; Puis on vit Canos, mont plus affreux que l'Érèbe, Mais sans en approcher ; et l'on prit Callathèbe Où des chiens de Diane on entend les abois, Ville où l'homme est pareil à l'abeille des bois Et fait du miel avec de la fleur de bruyère. Le jour d'après on vint à Sardes, ville altière D'où l'on fit dire aux Grecs d'attendre avec effroi, Et de tout tenir prêt pour le souper du roi. Puis on coupa l'Athos que la foudre fréquente ; Et, des eaux de Sanos jusqu'à la mer d'Acanthe, On fit un long canal évasé par le haut ; Enfin, sur une plage où souffle ce vent chaud Qui vient d'Afrique, terre ignorée et maudite, On fit près d'Abydos, entre Seste et Médyte, Un vaste pont porté par de puissants donjons, Et Tyr fournit la corde et l'Égypte les joncs. Ce pont pouvait donner passage à des armées. Mais une nuit, ainsi que montent des fumées, Un nuage farouche arriva, d'où sortit Le semoun, près duquel l'ouragan est petit ; Ce vent sur ces travaux poussa les flots humides, Rompit arches, piliers, tabliers, pyramides, Et heurtant l'Hellespont contre le Pont-Euxin, Fauve, il détruisit tout, comme on chasse un essaim ; Et la mer fut fatale. Alors le roi sublime Cria : - Tu n'es qu'un gouffre, et je t'insulte, abîme ! Moi je suis le sommet. Lâche mer, souviens-t'en. - Et donna trois cents coups de fouet à l'Océan. Et chacun de ces coups de fouet toucha Neptune. Alors ce dieu, qu'adore et que sert la Fortune, Mouvante comme lui, créa Léonidas, Et de ces trois cents coups il fit trois cents soldats, Gardiens des monts, gardiens des lois, gardiens des villes, Et Xercès les trouva debout aux Thermopyles. LE DÉTROIT DE L'EURIPE Il faisait nuit ; le ciel sinistre était sublime ; La terre offrait sa brume et la mer son abîme. Voici la question qui se posait devant Des hommes secoués par l'onde et par le vent : Faut-il fuir le détroit d'Euripe ? Y faut-il faire Un front terrible à ceux que le destin préfère, Et qui sont les affreux conquérants sans pitié ? Ils ont une moitié, veulent l'autre moitié, Et ne s'arrêteront qu'ayant toute la terre. Demeurer, ou partir ? Choix grave. Angoisse austère. Les chefs délibéraient sur un grand vaisseau noir ; Bien que ce ne soit pas la coutume d'avoir Des colloques la nuit entre les capitaines, La guerre ayant déjà des chances incertaines, Et l'ombre ne pouvant dans les camps soucieux, Qu'ajouter à la nuit des coeurs la nuit des cieux, Bien que l'heure lugubre où le prêtre médite Soit aux discussions des soldats interdite, On était en conseil, vu l'urgence. Il fallait Savoir si l'on peut prendre une hydre en un filet, Et la Perse en un piège, et forcer les passages De l'Euripe malgré l'abîme et les présages. Les hommes ont l'énigme éternelle autour d'eux. Devait-on accepter un combat hasardeux ? Les nefs étaient à l'ancre autour du grand navire. Les mâts se balançaient sur le flot qui chavire, L'aquilon remuait l'eau que rien ne corrompt ; Et sur la poupe altière où veillaient, casque au front, Les archers de Platée, hommes de haute taille, Thémistocle, debout en habit de bataille, Cherchant à distinguer dans l'ombre des lueurs, Parlait aux commandants de la flotte, rêveurs. - Eurybiade, à qui Pallas confie Athène, Noble Adymanthe, fils d'Ocyre, capitaine De Corinthe, et vous tous, princes et chefs, sachez Que les dieux sont sur nous à cette heure penchés ; Tandis que ce conseil hésite, attend, varie, Je vois poindre une larme aux yeux de la patrie ; La Grèce en deuil chancelle et cherche un point d'appui. Rois, je sais que tout ment, demain trompe aujourd'hui, Le jour est louche, l'air est fuyant, l'onde est lâche ; Le sort est une main qui nous tient, puis nous lâche ; J'estime peu la vague instable ; mais je dis Qu'un gouffre est moins souvent sous des pieds plus hardis Et qu'il faut traiter l'eau comme on traite la vie, Avec force et dédain ; et, n'ayant d'autre envie Que la bataille, ô grecs, je la voudrais tenter ! Il est temps que les coeurs renoncent à douter, Et tout sera perdu, peuple, si tu n'opposes La fermeté de l'homme aux trahisons des choses. Nous sommes de fort près par Némésis suivis, Tout penche, et c'est pourquoi je vous dis mon avis. Restons dans ce détroit. Ce qui me détermine, C'est de sauver Mégare, Égine et Salamine, Et je trouve prudent en même temps que fier De protéger la terre en défendant la mer. L'immense roi venu des ténèbres profondes Est sur le tremblement redoutable des ondes, Qu'il y reste, et luttons corps à corps. Rois, je veux Prendre aux talons celui qui nous prend aux cheveux, Et frapper cet Achille à l'endroit vulnérable. Que l'augure, appuyé sur son sceptre d'érable, Interroge le foie et le coeur des moutons, Et tende dans la nuit ses deux mains à tâtons, C'est son affaire ; moi soldat, j'ai pour augure Le Glaive, et c'est par lui que je me transfigure. Combattre, c'est démence ? Ah ! soyons insensés ! Je sais bien que ce prince est effrayant, je sais Que du vaisseau qu'il monte un démon tient la barre ; Ces Mèdes sont hideux, et leur flotte barbare Fait fuir éperdûment la flottante Délos ; Ils ont bouleversé la mer, troublé ses flots, Et dispersé si loin devant eux les écumes Que l'eau de l'Hellespont va se briser à Cumes ; Je sais cela. Je sais aussi qu'on peut mourir. UN PRÊTRE. Ce n'est point pour l'Hadès, trop pressé de s'ouvrir, Que la nature, source et principe des choses, Tend sa triple mamelle à tant de bouches roses ; Elle n'a point pour but le monstrueux tombeau ; Elle hait l'affreux Mars soufflant sur son flambeau ; Tendre, elle donne, au seuil des jours pleins de chimères, Pour berceuse aux enfants l'espérance des mères, Et le glaive farouche est par elle abhorré Quand elle fait jaillir des seins le lait sacré. THÉMISTOCLE. Prêtre, je sais cela. Mais la patrie existe. Pour les vaincus, la lutte est un grand bonheur triste Qu'il faut faire durer le plus longtemps qu'on peut. Tâchons de faire au fil des Parques un tel noeud Que leur fatal rouet déconcerté s'arrête. Ici nous couvrons tout, de l'Eubée à la Crète ; C'est donc ici qu'il faut frapper ce roi, contraint De confier sa flotte au détroit qui l'étreint ; Nous sommes peu nombreux, mais profitons de l'ombre ; La grande audace peut cacher le petit nombre, Et d'ailleurs à la mort nous irons radieux. Montrons nos coeurs vaillants à ce grand ciel plein d'yeux. Si l'abîme est obscur, les étoiles sont claires ; Les heures noires sont de bonnes conseillères, Ô rois, et je reçois volontiers de la nuit L'avis sombre qui fait que l'ennemi s'enfuit. Par le tombeau béant je me laisse convaincre ; Consentir à mourir c'est consentir à vaincre ; La tombe est la maison du pâle sphinx guerrier Qui promet un cyprès et qui donne un laurier ; Elle se ferme au brave osant heurter sa porte ; Car, devant un héros, la mort est la moins forte. C'est pourquoi ceux qui sont imprudents ont raison. Les deux mille vaisseaux qu'on voit à l'horizon Ne me font pas peur. J'ai nos quatre cents galères, L'onde, l'ombre, l'écueil, le vent, et nos colères. Il est temps que les dieux nous aident, et d'ailleurs Nous serons pires, nous, s'ils ne sont pas meilleurs. Nous les ferons rougir de nous trahir. Le sage, C'est le hardi. Vaincu, moi, je crache au visage Du destin ; et, vainqueur, et mon pays sauvé, J'entre au temple et je baise à genoux le pavé. Combattons. - Comme s'ils entendaient ces paroles Les vaisseaux secouaient aux vents leurs banderolles ; Deux jours après, à l'heure où l'aube se leva, Les chevaux du soleil dirent : Xercès s'en va ! LA CHANSON DE SOPHOCLE À SALAMINE Me voilà, je suis un éphèbe, Mes seize ans sont d'azur baignés ; Guerre, déesse de l'érèbe, Sombre guerre aux cris indignés, Je viens à toi, la nuit est noire ! Puisque Xercès est le plus fort, Prends-moi pour la lutte et la gloire Et pour la tombe ; mais d'abord Toi dont le glaive est le ministre, Toi que l'éclair suit dans les cieux, Choisis-moi de ta main sinistre Une belle fille aux doux yeux, Qui ne sache pas autre chose Que rire d'un rire ingénu, Qui soit divine, ayant la rose Aux deux pointes de son sein nu, Et ne soit pas plus importune À l'homme plein du noir destin Que ne l'est au profond Neptune La vive étoile du matin. Donne-la-moi, que je la presse Vite sur mon coeur enflammé, Je veux bien mourir, ô déesse, Mais pas avant d'avoir aimé. LES BANNIS Cynthée, Athénien proscrit, disait ceci : Un jour, moi Cynthoeus et Méphialte aussi, Tous deux exilés, lui de Sparte, moi d'Athènes, Nous suivions le sentier que voici dans les plaines, Car on nous a bannis au désert de Thryos. Un bruit pareil au bruit de mille chariots, Un fracas comme en peut faire un million d'hommes, S'éleva tout à coup dans la plaine où nous sommes ; Alors pour écouter nous nous sommes assis ; Et ce grand bruit venait du côté d'éleusis ; Or Éleusis était alors abandonnée, Et tout était désert de Thèbe à Mantinée À cause du ravage horrible des Persans. Les champs sans laboureurs, les routes sans passants, Attristaient le regard depuis plus d'une année. Nous étions là, la face à l'orient tournée, Et l'étrange rumeur sur nos têtes passait ; Et Méphialte alors me dit : Qu'est-ce que c'est ? - Je l'ignore, lui dis-je. Il reprit : C'est l'Attique Qui se soulève, ou bien c'est l'Iacchus mystique Qui parle bruyamment dans le ciel à quelqu'un. - Ami, ce que l'exil a de plus importun, Repris-je, c'est qu'on est en proie à la chimère. Et cependant le bruit cessa. - Fils de ta mère, Me dit-il, je suis sûr qu'on parle en ce ciel bleu, Et c'est la voix d'un peuple ou c'est la voix d'un dieu. Maintenant comprends-tu ce que cela veut dire ? - Non. - Ni moi. Cependant je sens comme une lyre Qui dans mon coeur s'éveille et chante, et qui répond, Sereine, à ce fracas orageux et profond. - Et moi, dis-je, j'entends de même une harmonie Dans mon âme, et pourtant la rumeur est finie. Alors Méphialtès s'écria : - Crois et vois. Nous avons tous les deux entendu cette voix ; Elle n'a point passé pour rien sur notre tête ; Elle nous donne avis que la revanche est prête ; Qu'aux champs où, jeune, au tir de l'arc je m'exerçais Des enfants ont grandi qui chasseront Xercès ! Cette voix a l'accent farouche du prodige. Si c'est le cri d'un peuple, il est pour nous, te dis-je ; Si c'est un cri des dieux, il est contre ceux-là Par qui le sol sacré de l'Olympe trembla. Xercès souille la Grèce auguste. Il faut qu'il parte ! - Et moi banni d'Athène et lui banni de Sparte, Nous disions ; lui : - Que Sparte, invincible à jamais, Soit comme un lever d'astre au-dessus des sommets ! - Et moi : - Qu'Athènes vive et soit du ciel chérie ! - Et nous étions ainsi pensifs pour la patrie. AIDE OFFERTE À MAJORIEN PRÉTENDANT À L'EMPIRE Germanie. Forêt. Crépuscule. Camp. Majorien à un créneau. Une immense horde humaine emplissant l'horizon. UN HOMME DE LA HORDE. Majorien, tu veux de l'aide. On t'en apporte. MAJORIEN. Qui donc est là ? L'HOMME. La mer des hommes bat ta porte. MAJORIEN. Peuple, quel est ton chef ? L'HOMME. Le chef s'appelle Tous. MAJORIEN. As-tu des tyrans ? L'HOMME Deux. Faim et soif. MAJORIEN. Qu'êtes-vous ? L'HOMME. Nous sommes les marcheurs de la foudre et de l'ombre. MAJORIEN. Votre pays ? L'HOMME La nuit. MAJORIEN. Votre nom ? L'HOMME. Les sans nombre. MAJORIEN. Ce sont vos chariots qu'on voit partout là-bas ? L'HOMME. Quelques-uns seulement de nos chars de combats. Ce que tu vois ici n'est que notre avant-garde. Dieu seul peut nous voir tous quand sur terre il regarde. MAJORIEN. Qu'est-ce que vous savez faire en ce monde ? L'HOMME. Errer. MAJORIEN. Vous qui cernez mon camp, peut-on vous dénombrer ? L'HOMME. Oui. MAJORIEN. Pour passer ici devant l'aigle romaine, Combien vous faudra-t-il de temps ? L'HOMME. Une semaine. MAJORIEN. Qu'est-ce que vous voulez ? L'HOMME. Nous nous offrons à toi. Car avec du néant nous pouvons faire un roi. MAJORIEN. César vous a vaincus. L'HOMME. Qui, César ? MAJORIEN. Nul ne doute Que Dentatus n'ait mis vos hordes en déroute. L'HOMME. Va-t'en le demander aux os de Dentatus. MAJORIEN. Spryx vous dompta. L'HOMME. Je ris. MAJORIEN. Cimber vous a battus. L'HOMME. Nous n'avons de battu que le fer de nos casques. MAJORIEN Qui donc vous a chassés jusqu'ici ? L'HOMME. Les bourrasques, Les tempêtes, la pluie et la grêle, le vent, L'éclair, l'immensité ; personne de vivant. Nul n'est plus grand que nous sur la terre où nous sommes. Nous fuyons devant Dieu, mais non devant les hommes. Nous voulons notre part des tièdes horizons. Si tu nous la promets, nous t'aidons. Finissons. Veux-tu de nous ? La paix. N'en veux-tu pas ? La guerre. MAJORIEN. Me redoutez-vous ? L'HOMME. Non. MAJORIEN. Me connaissez-vous ? L'HOMME. Guère. MAJORIEN. Que suis-je pour vous ? L'HOMME. Rien. Un homme. Le romain. MAJORIEN. Mais où donc allez-vous? L'HOMME. La terre est le chemin, Le but est l'infini, nous allons à la vie. Là-bas une lueur immense nous convie. Nous nous arrêterons lorsque nous serons là. MAJORIEN. Quel est ton nom à toi qui parles ? L'HOMME. Attila. II DE RAMIRE À COSME DE MÉDICIS L'HYDRE Quand le fils de Sancha, femme du duc Geoffroy, Gil, ce grand chevalier nommé l'Homme qui passe, Parvint, la lance haute et la visière basse, Aux confins du pays dont Ramire était roi, Il vit l'hydre. Elle était effroyable et superbe ; Et, couchée au soleil, elle rêvait dans l'herbe. Le chevalier tira l'épée et dit : C'est moi. Et l'hydre, déroulant ses torsions farouches, Et se dressant, parla par une de ses bouches, Et dit : - Pour qui viens-tu, fils de dona Sancha ? Est-ce pour moi, réponds, ou pour le roi Ramire ? - C'est pour le monstre. - Alors c'est pour le roi, beau sire. Et l'hydre, reployant ses noeuds, se recoucha. Quand le Cid. . . Quand le Cid fut entré dans le Généralife, Il alla droit au but et tua le calife, Le noir calife Ogrul, haï de ses sujets. Le cid Campeador aux prunelles de jais, Au poing de bronze, au coeur de flamme, à l'âme honnête, Fit son devoir, frappa le calife à la tête, Et sortit du palais seul, tranquille et rêveur. Devant ce meurtrier et devant ce sauveur Tout semblait s'écarter comme dans un prodige. Soudain parut Médnat, le vieillard qui rédige Le commentaire obscur et sacré du koran Et regarde la nuit l'étoile Aldebaran. Il dit au Cid, après le salut ordinaire : - Cid, as-tu rencontré quelqu'un ? - Oui, le tonnerre. - Je le sais ; je l'ai vu, répondit le docteur. Il m'a parlé. J'étais monté sur la hauteur, Pour prier. Le tonnerre a dit à mon oreille : Me voici, la douleur des peuples me réveille, Et je descends du ciel quand un prince est mauvais ; Mais je vois arriver le Cid et je m'en vais. LE ROMANCERO DU CID I L'ENTRÉE DU ROI. Vous ne m'allez qu'à la hanche ; Quoique altier et hasardeux, Vous êtes petit, roi Sanche ; Mais le Cid est grand pour deux. Quand chez moi je vous accueille Dans ma tour et dans mon fort, Vous tremblez comme la feuille, Roi Sanche, et vous avez tort. Sire, ma herse est fidèle ; Sire, mon seuil est pieux ; Et ma bonne citadelle Rit à l'aurore des cieux. Ma tour n'est qu'un tas de pierre, Roi, mais j'en suis le seigneur ; Elle porte son vieux lierre Comme moi mon vieil honneur. Mes hirondelles sont douces ; Mes bois ont un pur parfum ; Mes nids n'ont pas dans leurs mousses Un cheveu pris à quelqu'un. Tout passant, roi de Castille, More ou juif, rabbin, émir, Peut entrer dans ma bastille Tranquillement, et dormir. Je suis le Cid calme et sombre Qui n'achète ni ne vend, Et je n'ai sur moi que l'ombre De la main du Dieu vivant. Cependant je vous admire, Vous m'avez fait triste et nu, Et vous venez chez moi, sire ; Roi, soyez le mal venu. II SOUVENIR DE CHIMÈNE. Si le mont faisait reproche À l'air froid, aigre et jaloux, C'est moi qui serais la roche, Et le vent ce serait vous. Roi, j'en connais qui trahissent, Mais je suis le vieux soumis ; Tous vos amis me haïssent, Moi je hais vos ennemis. Et dans mon dédain je mêle Tous vos favoris, ô roi ; L'épaisseur de ma semelle Me suffit entre eux et moi. Roi, quand j'épousai ma femme, J'eus à me plaindre de vous ; Pourtant je n'ai rien dans l'âme, Dieu fut grand, le ciel fut doux, L'évêque avait sa barette ; On marchait sur des tapis ; Chimène eut sa gorgerette Pleine de fleurs et d'épis. J'avais un habit de moire Sous l'acier de mon corset. Je ne garde en ma mémoire Que le soleil qu'il faisait. Entrez en paix dans ma ville. On vous parlerait pourtant D'une façon plus civile Si l'on était plus content. III LE ROI JALOUX. Parce que, Léon, la Manche, L'Ébre, on vous a tout donné, Et qu'on était grand, don Sanche, Avant que vous fussiez né, Est-ce une raison pour être Vil envers moi qui suis vieux ? Roi, c'est trop d'être le maître Et d'être aussi l'envieux. Nous, fils de race guerrière, Seigneur, nous vous en voulons Pour vos rires par derrière Qui nous mordent les talons. Est-ce qu'à votre service Le Cid s'est estropié Au point d'avoir quelque vice Dans le poignet ou le pié, Qu'il s'entend, sans frein ni règle, Moquer par vos gens à vous ? Ne suis-je plus qu'un vieux aigle À réjouir les hiboux ? Roi, qu'on mette, avec sa chape, Sa mître et son palefroi, Dans une balance un pape Portant sur son dos un roi ; Ils pèseront dans leur gloire Moins que moi, Campeador, Quand le roi serait d'ivoire, Quand le pape serait d'or ! IV LE ROI INGRAT. Je vous préviens qu'on me fâche, Moi qui n'ai rien que ma foi, Lorsqu'étant homme, on est lâche, Et qu'on est traître, étant roi. Je sens vos ruses sans nombre ; Oui, je sens tes trahisons. Moi pour le bien, toi pour l'ombre, Dans la nuit nous nous croisons. Je te sers, et je m'en vante ; Tu me hais et tu me crains ; Et mon cheval t'épouvante Quand il jette au vent ses crins. Tu te fais, tristes refuges, Adorer soir et matin En castillan par tes juges, Par tes prêtres en latin. Roi, si deux et deux font quatre, Un fourbe est un mécréant. Quant à moi, je veux rabattre Plus d'un propos malséant. Quand don Sanche est dans sa ville, Il me parle avec hauteur ; Je suis un bien vieux pupille Pour un si jeune tuteur. Je ne veux pas qu'on me manque. Quand tu me fais défier Par ton clerc à Salamanque, À Jaen par ton greffier ; Quand, derrière tes murailles Où tu chasses aux moineaux, Roi, je t'entends qui me railles, Moi, l'arracheur de créneaux, Je pourrais y mettre un terme ; Je t'enverrais, roi des Goths, D'une chiquenaude à Lerme Ou d'un soufflet à Burgos. V LE ROI DÉFIANT. Quand je songe en ma tanière Mordant ma barbe et rêvant, Regardant dans ma bannière Les déchirures du vent, Ton effroi sur moi se penche. Tremblant, par tes alguazils Tu te fais garder, roi Sanche, Contre mes sombres exils. Moi, je m'en ris. Peu m'importe Ô roi, quand un vil gardien Couche en travers de ta porte, Qu'il soit homme ou qu'il soit chien ! Tu dis à ton économe, À tes pages blancs ou verts : - « À quoi pense ce bonhomme « Qui regarde de travers ? « À quoi donc est-ce qu'il songe ? « Va-t-il rompre son lien ? « J'ai peur. Quel est l'os qu'il ronge ? « Est-ce son nom ou le mien ? « Qu'est-ce donc qu'il prémédite ? « S'il n'est traître, il en a l'air. « Dans sa montagne maudite « Ce baron-là n'est pas clair. « À quoi pense ce convive « Des loups et des bûcherons ? « J'ai peur. Est-ce qu'il ravive « La fraîcheur des vieux affronts ? « Le laisser libre est peu sage ; « Le Cid est mal muselé. » - Roi, c'est moi qui suis ma cage Et c'est moi qui suis ma clé. C'est moi qui ferme mon antre ; Mes rocs sont mes seuls trésors ; Et c'est moi qui me dis : rentre ! Et c'est moi qui me dis : sors ! Soit que je vienne ou que j'aille, Je tire seul mon verrou. Ah ! Tu trouves que je bâille Trop librement dans mon trou ! Tu voudrais dans ma vieillesse, Comme un dogue dans ta cour, M'avoir, moi, le Cid, en laisse, Et me tenir dans ma tour, Et me tenir dans mes lierres, Gardé comme les brigands... - Va mettre des muselières Aux gueules des ouragans ! VI LE ROI ABJECT. Roi que gêne la cuirasse, Roi qui m'as si mal payé, Tu fais douter de ta race ; Et, dans sa tombe ennuyé, Ton vieux père, âme loyale, Dit : - Quelque bohémien A dans la crèche royale Mis son fils au lieu du mien ! - Roi, ma meilleure cuisine C'est du pain noir, le sais-tu, Avec quelque âpre racine, Le soir quand on s'est battu. M'as-tu nourri sous ta tente, Et suis-je ton écolier ? M'as-tu donné ma patente De comte et de chevalier ? Roi, je vis dans la bataille. Si tu veux, comparons-nous. Pour ne point passer ta taille, Je vais me mettre à genoux. Pendant que tu fais tes pâques Et que tu dis ton credo, Je prends les tours de Saint-Jacques Et les monts d'Oviédo. Je ne m'en fais pas accroire. Toi-même tu reconnais Que j'ai la peau toute noire D'avoir porté le harnais. Seigneur, tu fis une faute Quand tu me congédias ; C'est mal de chasser un hôte, Fou de chasser Ruy Diaz. Roi, c'est moi qui te protége. On craint le son de mon cor. On croit voir dans ton cortége Un peu de mon ombre encor. Partout, dans les abbayes, Dans les forts baissant leurs ponts, Tes volontés obéies Font du mal, dont je réponds. Roi par moi ; sans moi, poupée ! Le respect qu'on a pour toi, La longueur de mon épée En est la mesure, ô roi ! Ce pays ne connaît guère, Du Tage à l'Almonacid, D'autre musique de guerre Que le vieux clairon du Cid. Mon nom prend toute l'Espagne, Toute la mer à témoin ; Ma fanfare de montagne Vient de haut et s'entend loin. Mon pas fait du bruit sur terre, Et je passe mon chemin Dans la rumeur militaire D'un triomphateur romain. Et tout tremble, Irun, Coïmbre, Santander, Almodovar, Sitôt qu'on entend le timbre Des cymbales de Bivar. VII LE ROI FOURBE. Certe, il tient moins de noblesse Et de bonté, vois-tu bien, Roi, dans ton collier d'Altesse, Que dans le collier d'un chien ! Ta foi royale est fragile. Elle affirme, jure et fuit. Roi, tu mets sur l'évangile Une main pleine de nuit. Avec toi tout est précaire, Surtout quand tu t'es signé Devant quelque reliquaire Où le saint tremble indigné. À tes traités, verbiage, Je préférerais souvent Les promesses du nuage Et la parole du vent. La parole qu'un roi fausse Derrière les gens trahis, N'est plus que la sombre fosse De la pudeur d'un pays. Moi, je tiens pour périls graves, Et je dois le déclarer, Ce qu'en arrière des braves Les traîtres peuvent jurer. Roi, vous l'avouerez, j'espère, Mieux vaut avoir au talon Le venin d'une vipère Que le serment d'un félon. Je suis dans ma seigneurie, Parlant haut, quoique vassal. Après cela, je vous prie De ne pas le prendre mal. VIII LE ROI VOLEUR. Roi, fallait-il que tu vinsses Pour nous écraser d'impôts ? Nous vivons dans nos provinces, Pauvres sous nos vieux drapeaux. Nous bravons tes cavalcades. Sommes-nous donc des vilains Pour engraisser des alcades Et nourrir des chapelains ? Quant à payer, roi bravache, Jamais ! Et j'en fais serment. Ma ville est-elle une vache Pour la traire effrontément ? Je vais continuer, sire, Et te parler du passé, Puisqu'il est bon de tout dire Et puisque j'ai commencé. Roi, tu m'as pris mes villages, Roi, tu m'as pris mes vassaux ; Tu m'as pris mes grands feuillages Où j'écoutais les oiseaux ; Roi, tu m'as pris mon domaine, Mon champ, de saules bordé ; Tu m'allais prendre Chimène, Roi, mais je t'ai regardé. Si les rois étaient pendables, Je t'aurais offert déjà Dans mes ongles formidables Au gibet d'Albavieja. D'ombre en vain tu t'environnes ; Ma colère un jour pensa Prendre l'or de tes couronnes Pour ferrer Babieça. Je suis plein de rêves sombres, Ayant, vieux suspect vainqueur, Toute ma gloire en décombres Dans le plus noir de mon coeur. IX LE ROI SOUDARD. Quand vous entrez en campagne, Louche orfraie au fatal vol, On ferait honte à l'Espagne De vous nommer espagnol. Sire, on se bat dans les plaines, Sire, on se bat dans les monts ; Les campagnes semblent pleines D'archanges et de démons. On se bat dans les provinces ; Et ce choc de boucliers Va de vous les petits princes À nous les grands chevaliers. Les rocs ont des citadelles Et les villes ont des tours Où volent à tire d'ailes Les aigles et les vautours. La guerre est le cri du reitre, Du vaillant et du maraud, Un jeu d'en bas, et peut-être Un jugement de là-haut ; La guerre, cette aventure Sur qui plane le corbeau, Se résout en nourriture Pour les bêtes du tombeau ; Le chacal se désaltère À tous ces sanglants hasards ; Et c'est pour les vers de terre Que travaillent les césars ; Les camps sont de belles choses ; Mais l'homme loyal ne croit Qu'à la justice des causes Et qu'à la bonté du droit. Car la guerre est folle et rude. Pour la faire honnêtement Il faut une certitude Prise dans le firmament. Je remarque en mes tristesses Que la gloire aux durs sentiers Ne connaît pas les altesses Et s'en passe volontiers. Un soldat vêtu de serge Est parfois son favori ; Et l'épée est une vierge Qui veut choisir son mari. Roi, les guerres que vous faites Sont les guerres d'un félon Qui souffle dans des trompettes Avec un bruit d'aquilon ; Qui, ne risquant son panache Qu'à demi dans les brouillards, S'il voit des hommes se cache, Et vient s'il voit des vieillards ; Qui, se croyant Alexandre, Ne laisse dans les maisons Que des os dans de la cendre Et du sang sur des tisons ; Et qui, riant sous les portes, Vous montre, quand vous entrez, Sur des tas de femmes mortes Des tas d'enfants éventrés. X LE ROI COUARD. Roi, dans tes courses damnées, Avec tes soldats nouveaux, Ne va pas aux Pyrénées, Ne va pas à Roncevaux. Ces roches sont des aïeules ; Les mères des océans. Elles se défendraient seules ; Car ces monts sont des géants. Une forte race d'hommes, Pleins de l'âpreté du lieu, Vit là loin de vos sodomes Avec les chênes de Dieu. Y passer est téméraire. Nul encor n'a deviné Si le chêne est le grand frère Ou bien si l'homme est l'aîné. Ce peuple est là, loin du monde, Libre hier, libre demain. Sur ces hommes l'éclair gronde ; Leur chien leur lèche la main. Hercule y vint. Tout recule Dans ces monts où fuit l'isard. Roi, César après Hercule, Charlemagne après César, Ont crié miséricorde Devant ces pâtres jaloux Chaussés de souliers de corde Et vêtus de peaux de loups. Dieu, caché sous leur feuillage, Prit ce noir pays vaillant Pour faire naître Pélage, Pour faire mourir Roland. Si jamais, dans ces repaires, Risquant tes hautains défis, Tu venais voir si les pères Vivent encor dans les fils, Eusses-tu vingt mille piques, Eusses-tu, roi fanfaron, Tes bannières, tes musiques, Tout ton bruit de moucheron, Pour que tu t'en ailles vite, Fussent-ils un contre cent, Et pour qu'on te voie en fuite, De mont en mont bondissant, Comme on voit des rocs descendre Les torrents en février, Il te suffirait d'entendre La trompe d'un chevrier. XI LE ROI MOQUEUR. Quand, barbe grise, je parle Du saint pays montagnard, Et du grand empereur Charle Et du grand bâtard Bernard, Et d'Hercule et de Pélage, Roi Sanche, tu me crois fou ; Tu prends ces fiertés de l'âge Pour la rouille d'un vieux clou. Mais ton vain rire farouche, Roi, n'est pas une raison Qui puisse fermer la bouche À quelqu'un dans ma maison ; C'est pourquoi je continue, Te saluant du drapeau, Et te parlant tête nue Quand tu gardes ton chapeau. XII LE ROI MÉCHANT. J'ai, dans Albe et dans Girone, Vu l'honnête homme flétri, Et des gens dignes d'un trône Qu'on liait au pilori ; J'ai vu, c'est mon amertume, Tes bourreaux abattre, ô roi, Des fronts qu'on avait coutume De saluer plus que toi. Rois, Dieu fait croître où nous sommes, Dans ce monde de péchés, Une herbe de têtes d'hommes, Et c'est vous qui la fauchez. Ah ! nos maîtres, quand vous n'êtes, Avec vos vils compagnons, Occupés que de sornettes, Nous pleurons et nous saignons. Roi, cela fendrait des pierres Et toucherait des voleurs Que de si fermes paupières Versent de si sombres pleurs ! Sous toi l'Espagne est mal sûre Et tremble, et finit par voir, Roi, que ta main lui mesure Trop d'aunes de crêpe noir. J'ai reconnu, car vous êtes Le sinistre et l'inhumain, Des amis dans des squelettes Qui pendaient sur le chemin. J'ai, dans les forêts prochaines, Vu le travail des bourreaux, Et la tristesse des chênes Pliant au poids des héros. J'ai vu râler sous des porches De vieux corps désespérés. Roi, de lances et de torches Ces pays sont effarés. J'ai vu des ducs et des comtes S'agenouiller au billot. Tu ne nous dois pas de comptes, Coeur trop bas et front trop haut ! Roi, le sang qu'un roi pygmée Verse à flots par ses valets Fait une sombre fumée Sur les dalles des palais. Ô roi des noires sentences, Un vol de corbeaux te suit, Tant les chaînes des potences Dans ton règne font de bruit ! Vous avez fouetté des femmes Dans Vich et dans Alcala, Ce sont des choses infâmes Que vous avez faites là ! Tu n'es qu'un méchant, en somme. Mais je te sers, c'est la loi ; La difformité de l'homme N'étant pas comptée au roi. XIII LE CID FIDÈLE. Princes, on voit souvent croître Des gueux entre les pavés Qui font de vous dans un cloître Des moines aux yeux crevés. Je ne suis pas de ces traîtres ; Je suis muré dans ma foi, Les grands spectres des ancêtres Sont toujours autour de moi, Comme on a, dans les campagnes Où rit la verte saison, Une chaîne de montagnes Qui ferme l'âpre horizon. Il n'est pas de coeurs obliques Voués aux vils intérêts Dans nos vieilles républiques De torrents et de forêts. Le traître est pire qu'un more ; De son souffle il craint le bruit ; Il met un masque d'aurore Sur un visage de nuit ; Rouge aujourd'hui comme braise, Noir hier comme charbon. Roi, moi je respire à l'aise ; Et quand je parle, c'est bon. Roi, je suis un homme probe De l'antique probité. Chimène recoud ma robe, Mais non pas ma loyauté. Je sonne à l'ancienne mode La cloche de mon beffroi. Je trouve même incommode D'avoir des fourbes chez moi. Sous cette fange, avarice, Vol, débauche, trahison, Je ne veux pas qu'on pourrisse Le plancher de ma maison. Reconnais à mes paroles Le Cid aimé des meilleurs À qui les pâtres d'Eroles Donnent des chapeaux de fleurs. XIV LE CID HONNÊTE. Donc, sois tranquille, roi Sanche. Tu n'as rien à craindre ici. La vieille âme est toute blanche Dans le vieux soldat noirci. Grondant, je te sers encore. Dieu m'a donné pour emploi, Sire, de courber le more Et de redresser le roi. Étant durs pour vous, nous sommes Doux pour le peuple aux abois, Nous autres les gentilshommes Des bruyères et des bois. Personne sur nous ne marche. Il suffit de oui, de non, Pour rompre à nos ponts une arche, À notre chaîne un chaînon. Loin de vos palais infâmes Pleins de gens aux vils discours, La fierté pousse en nos âmes Comme l'herbe dans nos cours. Les vieillards ont des licences, Seigneur, et ce sont nos moeurs De rudoyer les puissances Dans nos mauvaises humeurs. Le Cid est, suivant l'usage Droit, sévère et raisonneur. Peut-être n'est-ce point sage ; Mais c'est honnête, seigneur. Pour avoir ce qu'il désire, Le flatteur baise ton pied. Nous disons ce qu'il faut, sire, Et nous faisons ce qui sied. Nous vivons aux solitudes Où tout croît dans les sentiers Excepté les habitudes Des valets et des portiers. Nous fauchons nos foins, nos seigles, Et nos blés aux flancs des monts ; Nous entendons des cris d'aigles Et nous nous y conformons. Nous savons ce que vous faites, Sire, et, loin de son lever, De ses gibets, de ses fêtes, Le prince nous sent rêver. Nous avons l'absence fière ; Et sommes peu courtisans, Ayant sur nous la poussière Des batailles et des ans. Et c'est pourquoi je te parle Comme parlait, grave et seul, À ton aïeul Boson d'Arle Gil de Bivar mon aïeul. D'où nait ton inquiétude ? D'où vient que ton oeil me suit Épiant mon attitude Comme un nuage de nuit ? Craindrais-tu que je te prisse Un matin dans mon manteau ? Et que j'eusse le caprice D'une ville ou d'un château ? Roi, la chose qui m'importe C'est de vivre exempt de fiel ; Non de glisser sous ma porte Ma main jusqu'à Penafiel. Roi, le Cid que l'âge gagne S'aime mieux, en vérité, Montagnard dans sa montagne Que roi dans ta royauté. Roi, le Cid qu'on amadoue, Mais que nul n'intimida, Ne t'a pas donné Cordoue Pour te prendre Lérida. Qu'ai-je besoin de Tortose, De tes tours d'Alcacébé, Et de ta chambre mieux close Que la chambre d'un abbé, Et des filles de la reine, Et des plis de brocart d'or De ta robe souveraine Que porte un corrégidor, Et de tes palais de marbre ? Moi qui n'ai qu'à me pencher Pour prendre une mûre à l'arbre Et de l'eau dans le rocher ! XV LE ROI EST LE ROI. Roi, vous vous croyez moins prince Et vous jurez par l'enfer Dans cette montagne où grince Ma vieille herse de fer ; D'effroi votre âme est frappée ; Vous vous défiez, trompeur ; Traître et poltron, mon épée Vous fait honte et vous fait peur. Vous me faites garder, sire ; Vous me faites épier Par tous vos barons de cire Dans leurs donjons de papier ; Derrière vos capitaines Vous tremblez en m'approchant ; Comme l'eau sort des fontaines, Le soupçon sort du méchant ; Votre altesse scélérate N'aurait pas d'autre façon Quand je serais un pirate, Le spectre de l'horizon ! Vous consultez des sorcières Pour que je meure bientôt ; Vous cherchez dans mes poussières De quoi faire un échafaud ; Vous rêvez quelque équipée ; Vous dites bas au bourreau Que, lorsqu'un homme est épée, Le sépulcre est le fourreau ; Votre habileté subtile Me guette à tous les instants ; Eh bien ! c'est peine inutile Et vous perdez votre temps ; Vos précautions sont vaines ; Pourquoi ? je le dis à tous : C'est que le sang de mes veines N'est pas à moi, mais à vous. Quoique vous soyez un prince Vil, on ne peut le nier, Le premier de la province, De la vertu le dernier ; Quoique à ta vue on se sauve, Seigneur ; quoique vous ayez Des allures de loup fauve Dans des chemins non frayés ; Quoiqu'on ait pour récompense La haine de vos bandits ; Et malgré ce que je pense, Et malgré ce que je dis, Roi, devant vous je me courbe, Raillé par votre bouffon ; Le loyal devant le fourbe, L'acier devant le chiffon ; Devant vous, fuyard, s'efface Le Cid, l'homme sans effroi. Que voulez-vous que j'y fasse Puisque vous êtes le roi ! XVI LE CID EST LE CID. Don Sanche, une source coule À l'ombre de mes donjons ; Comme le Cid dans la foule Elle est pure dans les joncs. Je n'ai pas d'autre vignoble ; Buvez-y ; je vous absous. Autant que vous je suis noble Et chevalier plus que vous. Les savants, ces prêcheurs mornes, Sire, ont souvent pour refrains Qu'un trône même a des bornes Et qu'un roi même a des freins ; De quelque nom qu'il se nomme, Nul n'est roi sous le ciel bleu Plus qu'il n'est permis à l'homme Et qu'il ne convient à Dieu ; Mais pour marquer la limite Il faudrait étudier ; Il faudrait être un ermite Ou bien un contrebandier. Moi, ce n'est pas mon affaire ; Je ne veux rien vous ôter ; Étant le Cid, je préfère Obéir à disputer. Accablez nos sombres têtes De désespoir et d'ennuis, Roi, restez ce que vous êtes ; Je reste ce que je suis. J'ai toujours, seul dans ma sphère, Souffert qu'on me dénigrât. Je n'ai pas de compte à faire Avec le roi, mon ingrat. Je t'ai, depuis que j'existe, Donné Jaen, Balbastro, Et Valence, et la mer triste Qui fait le bruit d'un taureau, Et Zamora, rude tâche, Huesca, Jaca, Teruel, Et Murcie où tu fus lâche, Et Vich où tu fus cruel, Et Lerme et ses sycomores, Et Tarragone et ses tours, Et tous les ans des rois mores, Et le grand Cid tous les jours ! Nos deux noms iront ensemble Jusqu'à nos derniers neveux. Souviens-t-en, si bon te semble ; N'y songe plus, si tu veux. Je baisse mes yeux, j'en ôte Tout regard audacieux ; Entrez sans peur, roi mon hôte ; Car il n'est qu'un astre aux cieux ! Cet astre de la nuit noire, Roi, ce n'est pas le bonheur, Ni l'amour, ni la victoire, Ni la force ; c'est l'honneur. Et moi qui sur mon armure Ramasse mes blancs cheveux, Moi sur qui le soir murmure, Moi qui vais mourir, je veux Que, le jour où sous son voile Chimène prendra le deuil, On allume à cette étoile Le cierge de mon cercueil. * Ainsi le Cid, qui harangue Sans peur ni rébellion, Lèche son maître, et sa langue Est rude, étant d'un lion. LE ROI DE PERSE Le roi de Perse habite, inquiet, redouté, En hiver Ispahan et Tiflis en été ; Son jardin, paradis où la rose fourmille, Est plein d'hommes armés, de peur de sa famille ; Ce qui fait que parfois il va dehors songer. Un matin, dans la plaine il rencontre un berger Vieux, ayant près de lui son fils, un beau jeune homme. - Comment te nommes-tu ? dit le roi. - Je me nomme Karam, dit le vieillard, interrompant un chant Qu'il chantait au milieu des chèvres, en marchant ; J'habite un toit de jonc sous la roche penchante, Et j'ai mon fils que j'aime, et c'est pourquoi je chante, Comme autrefois Hafiz, comme à présent Sadi, Et comme la cigale à l'heure de midi. - Et le jeune homme alors, figure humble et touchante, Baise la main du pâtre harmonieux qui chante Comme à présent Sadi, comme autrefois Hafiz. - Il t'aime, dit le roi, pourtant il est ton fils. LES DEUX MENDIANTS LA TAXE AU SAINT-EMPIRE. - LA DÎME AU SAINT-SIÉGE L'un s'appelle César, l'autre se nomme Pierre. Celui-là fait le guet, celui-ci la prière ; Tous deux sont embusqués au détour du chemin, Ont au poing l'escopette, et la sébile en main, Vident les sacs d'argent, partagent les maraudes, Et l'on règne, et l'on fait payer les émeraudes Des tiares à ceux qui n'ont pas de souliers. Les dogmes et les lois sont de profonds halliers Où des tas de vieux droits divins mêlent leurs branches ; Qui mendie en cette ombre a ses allures franches ; Nul n'échappe. Arrêtez ! il faut payer, de gré Ou de force, en passant dans le noir bois sacré. Les peuples, que l'infâme ignorance ravage, Ont au front la sueur de l'antique esclavage. Christ, c'est pour eux qu'au pied de ta croix, tu prias ! Ils sont les travailleurs ; ils sont les parias ; Ils sont les patients qu'on traîne sur des claies. Certes, rien ne leur manque ; ils ont beaucoup de plaies, Beaucoup d'infirmités qu'ils ne peuvent guérir, Beaucoup de maux, beaucoup de petits à nourrir ; C'est à ces riches-là que demandent l'aumône Ce meurt-de-faim, l'autel, et ce pauvre, le trône. MONTFAUCON I POUR LES OISEAUX. À l'heure où le soleil descend tiède et pâli, Seul à seul, près du bois de Saint-Jean-d'Angely, L'archevêque Bertrand parlait au roi Philippe : - Roi, le trône et l'autel sont le même principe ; Défendons-nous ensemble ; il faut de tous côtés Du front du peuple obscur chasser les nouveautés. Sauver l'Église, ô roi, c'est vous sauver vous-même. L'État devient plus fort par la terreur qu'il sème, Et par le tremblement du peuple s'affermit ; Toujours, quand elle eut peur, la foule se soumit. Il n'est qu'un droit : régner. Le nécessaire est juste. Les quatre grands baillis du roi Philippe-Auguste, Toutes les vieilles lois, c'est trop peu désormais ; Pour arrêter le mal, sur de hautains sommets, Il faut la permanence étrange de l'exemple ; Sire, les schismes vont à l'attaque du temple ; Le peuple semble las d'être sur les genoux ; La révolte est sur vous, l'hérésie est sur nous ; D'où viennent ces essaims tumultueux d'idées ? Des profondeurs que nul prophète n'a sondées, Peut-être de la nuit, ou peut-être du ciel. Parlons bas. Écoutez, roi providentiel. Rien n'est plus effrayant que ces sombres descentes D'instincts nouveaux parmi les foules frémissantes ; Ces chimères d'en haut s'abattant tout à coup Volent, courent, s'en vont, reviennent, sont partout, Ouvrent les yeux fermés, fouillent les têtes pleines, Se mêlent aux esprits, se mêlent aux haleines, Blessent les dogmes saints dans l'ombre, et, fatal jeu, Frappent l'homme endormi de mille becs de feu ; Elles tentent, troublant le mystère où nous sommes, Un travail inconnu sur le cerveau des hommes, Leur ôtant quelque chose et leur donnant aussi ; Quoi ? c'est là votre perte et c'est là mon souci. Que font-elles ? du jour, du mal ? Qu'apportent-elles ? Un souffle, un bruit, le vent qui tombe de leurs ailes ; Je l'ignore ; ici Dieu m'échappe ; mais je sai Qu'il ne nous reste rien quand elles ont passé. Le roi Philippe écoute, et l'archevêque songe, Et vers la papauté son bras pensif s'allonge. - Chassez les nouveautés, roi Philippe. En marchant, Tous deux rêveurs, ils sont arrivés près d'un champ Qu'emplit de son frisson toute une moisson mûre ; Au-dessus des épis jetant un long murmure, Sous de hauts échalas plantés parmi les blés, Flottent, mouillés de pluie et de soleil brûlés, À des cordes que l'air pousse, éloigne et ramène, De hideux sacs de paille ayant la forme humaine ; Noeuds de débris sans nom, lambeaux fous, balançant On ne sait quel aspect farouche et menaçant ; Les oiseaux, les moineaux que le blé d'or invite, L'alouette criant aux autres : Vite ! vite ! Accourent vers le champ plein d'épis ; mais, au vent, Chaque haillon devient lugubrement vivant, Et tout l'essaim chantant s'effraie et se dissipe. - Quel est donc le moyen de régner ? dit Philippe. Comme le roi parlait, l'archevêque pieux Vit ce champ, hérissé de poteaux et de pieux Où pendaient, à des fils tremblant quand l'air s'agite, Des larves qui mettaient tous les oiseaux en fuite. Et, le montrant au roi, Bertrand dit : Le voici. II POUR LES IDÉES. Et c'est pourquoi, dans l'air par la brume obscurci, Depuis ces temps de deuil, d'angoisse et de souffrance, Au-dessus de la foule, au-dessus de la France, Comme sur Babylone on distingue Babel, On voit, dans le Paris de Philippe-le-Bel, On ne sait quel difforme et funèbre édifice. Tas de poutres hideux où le jour rampe et glisse, Lourd enchevêtrement de poteaux, de crampons, Et d'arcs-boutants pareils aux piles des vieux ponts. Terrible, il apparaît sur la colline infâme. Les autres monuments, où Paris met son âme, Colléges, hôpitaux, tours, palais radieux, Sont les docteurs, les saints, les héros et les dieux ; Lui, misérable, il est le monstre. Fauve, il traîne Sur sa pente d'où sort une horreur souterraine, Son funeste escalier qui dans la mort finit ; Tout ce que le ciment, la brique, le granit, Le fer, peuvent avoir de la bête féroce, Il l'a ; ses piliers bruts, runes d'un dogme atroce, Semblent des Irmensuls livides, et ses blocs Dans l'obscurité vague ébauchent des Molochs ; Baal pour le construire a donné ses solives Où flottaient des anneaux que secouaient les dives, Saturne ses crochets, Teutatès ses menhirs ; Tous les cultes sanglants ont là leurs souvenirs ; Si le lierre ou le houx dans ses dalles végète, Si quelque ronce y croît, la feuille horrible jette Une ombre onglée et noire, affreux stigmate obscur, Qui ressemble aux cinq doigts du bourreau sur le mur. Vil bâtiment des temps fatals fatal complice ! Il est la colonnade immonde du supplice, L'échafaud que le Louvre a pour couronnement, La caresse au tombeau, l'insulte au firmament ; Et cette abominable et fétide bâtisse Devant le ciel sacré se nomme la Justice, Et ce n'est pas la moindre horreur du monument De s'appeler l'autel en étant l'excrément. Morne, il confine moins aux Paris qu'aux Sodomes. Spectre de pierre ayant au front des spectres d'hommes, Inexorable plus que l'airain et l'acier, Il est, il vit, farouche et sans se soucier Que le monde à ses pieds souffre, existe ou périsse, Et contre on ne sait quoi dans l'ombre il se hérisse ; À de certains moments ce charnier qui se tait Frissonne, et comme si, triste, il se lamentait, Mêle une clameur sourde aux vents, et continue En râle obscur le bruit des souffles dans la nue ; Là grince le rouet sinistre du cordier. Du cadavre au squelette on peut étudier Le progrès que les morts font dans la pourriture ; Chaque poteau chargé d'un corps sans sépulture Marque une date abjecte, et chaque madrier Semble le signe affreux d'un noir calendrier. La nuit il semble croître, et dans le crépuscule Il a l'air d'avancer sur Paris qui recule. Rien de plus ténébreux n'a jamais été mis Sur ce tas imbécile et triste de fourmis Que la hautaine histoire appelle populace. Ô pâle humanité, quand donc seras-tu lasse ? Lugubre vision ! au-dessus d'un mur blanc Quelque chose d'informe et qui paraît tremblant Se dresse ; chaos morne et ténébreux ; broussaille De silence, d'horreur et de nuit qui tressaille ; On ne voit le nuage, et l'ombre aux vagues yeux, Et le blêmissement formidable des cieux, Et la brume qui flotte, et l'astre qui flamboie, Qu'à travers une vaste et large claire-voie De poutres, dont chacune est un sanglant barreau ; On dirait que Satan, l'infâme ange bourreau, Dont la rage et la joie et la haine, acharnées, Exécutent Adam depuis six mille années, Sur ces fauves piliers a posé de sa main La grande claie où fut traîné le genre humain. C'est, dans l'obscurité lugubrement émue, De la terreur, bâtie en pierre, et qui remue ; C'est délabré, croulant, lépreux, désespéré ; Les poteaux ont pour toit le vide ; le degré Aboutit à l'échelle et l'échelle aux ténèbres ; Le crépuscule passe à travers des vertèbres Et montre dans la nuit des pieds aux doigts ouverts ; Entre les vieux piliers, de moisissure verts, Blêmes quand les rayons de lune s'y répandent, Là-haut, des larves vont et viennent, des morts pendent, Et la fouine a rongé leur crâne et leur fémur, Et leur ventre effrayant se fend comme un fruit mûr ; Si la mort connaissait les trépassés, si l'homme Valait que le tombeau sût comment il se nomme, Si l'on comptait les grains du hideux chapelet, On dirait : - Celui-ci, c'est Tryphon, qui voulait Fêter le jour de Pâques autrement qu'Irénée ; Ceux-là sont des routiers, engeance forcenée, Gueux qui contre le sceptre ont croisé le bâton ; Cet autre, c'est Glanus, traducteur de Platon ; Celui-ci, que des lois frappa la prévoyance, Osa propager l'art du sorcier de Mayence, Et jeter à la foule un Virgile imprimé ; C'est Pierre Albin ; l'oubli sur lui s'est refermé ; Cet autre est un voleur, cet autre est un poëte. Derrière leur tragique et noire silhouette, L'azur luit, le soir vient, l'aube blanchit le ciel ; Le vent, s'il entre là, sort pestilentiel ; Chacun d'eux sous le croc du sépulcre tournoie ; Et tous, que juin les brûle ou que janvier les noie, S'entreheurtent, fameux, chétifs, obscurs, marquants, Et sont la même nuit dans les mêmes carcans ; Le craquement farouche et massif des traverses Accompagne leurs chocs sous les âpres averses, Et, comble de terreur, on croirait par instant Que le cadavre, au gré des brises s'agitant, Avec son front sans yeux et ses dents sans gencives, Rit dans la torsion des chaînes convulsives ; L'exécrable charnier, sous ses barres de fer, Regardant du côté de Rome et de l'enfer, Dans l'étrange épaisseur des brumes infinies Semble chercher au loin ses soeurs les gémonies, Et demander au gouffre où nul astre n'a lui Si Josaphat sera plus sinistre que lui ; Et toujours, au-dessus des clochers et des dômes, Le vent lugubre joue avec tous ces fantômes, Hier, demain, le jour, la nuit, l'été, l'hiver ; Et ces morts sans repos, où fourmille le ver Plus que l'abeille d'or dans le creux des yeuses, Cette agitation d'ombres mystérieuses, L'affreux balancement de ces spectres hagards, Ces crânes sans cheveux, ces sourcils sans regards, Ce grelottement sourd de ferrailles funèbres, Chassent dans la nuée, à travers les ténèbres, Les purs esprits de l'aube et de l'azur, venus Pour s'abattre au milieu des vivants inconnus, Pour faire leur moisson sublime dans la foule, Dire au peuple le mot du siècle qui s'écoule, Et leur jeter une âme et leur apporter Dieu ; Et l'on voit, reprenant leur vol vers le ciel bleu, La sainte vérité, la pensée immortelle, L'amour, la liberté, le droit, heurtant de l'aile Le Louvre et son beffroi, l'église et son portail, Fuir, blancs oiseaux, devant le sombre épouvantail. LES REÎTRES CHANSON BARBARE Sonnez, clairons, Sonnez, cymbales ! On entendra siffler les balles ; L'ennemi vient, nous le battrons ; Les déroutes sont des cavales Qui s'envolent quand nous soufflons ; Nous jouerons aux dés sur les dalles ; Sonnez, rixdales, Sonnez, doublons ! Sonnez, cymbales, Sonnez, clairons ! On entendra siffler les balles ; Nous sommes les durs forgerons Des victoires impériales ; Personne n'a vu nos talons ; Nous jouerons aux dés sur les dalles ; Sonnez, doublons, Sonnez, rixdales ! Sonnez, clairons, Sonnez, cymbales ! On entendra siffler les balles ; Sitôt qu'en guerre nous entrons Les rois ennemis font leurs malles, Et commandent leurs postillons ; Nous jouerons aux dés sur les dalles ; Sonnez, rixdales, Sonnez, doublons ! Sonnez, cymbales, Sonnez, clairons ! On entendra siffler les balles ; Sur les villes nous tomberons ; Toutes femmes nous sont égales, Que leurs cheveux soient bruns ou blonds ; Nous jouerons aux dés sur les dalles ; Sonnez, doublons, Sonnez, rixdales ! Sonnez, clairons, Sonnez, cymbales ! On entendra siffler les balles ; Du vin ! Du faro ! Nous boirons ! Dieu, pour nos bandes triomphales Fit les vignes et les houblons ; Nous jouerons aux dés sur les dalles ; Sonnez, rixdales, Sonnez, doublons ! Sonnez, cymbales, Sonnez, clairons ! On entendra siffler les balles ; Quelquefois, ivres, nous irons À travers foudres et rafales, En zigzag, point à reculons. Nous jouerons aux dés sur les dalles ; Sonnez, doublons, Sonnez, rixdales ! Sonnez, clairons, Sonnez, cymbales ! On entendra siffler les balles ; Nous pillons, mais nous conquérons ; La guerre a parfois les mains sales, Mais la victoire a les bras longs ; Nous jouerons aux dés sur les dalles ; Sonnez, rixdales, Sonnez, doublons ! Sonnez, rixdales, Sonnez, doublons ! Nous jouerons aux dés sur les dalles ; Rois, nous sommes les aquilons ; Vos couronnes sont nos vassales ; Et nous rirons quand nous mourrons. On entendra siffler les balles ; Sonnez, clairons, Sonnez, cymbales ! LE COMTE FÉLIBIEN Attendu qu'il faut mettre à la raison la ville, Qu'il faut tout écraser dans la guerre civile Et vaincre les forfaits à force d'attentats, Cosme vient d'égorger, pêle-mêle, des tas De misérables, vieux, jeunes, toute une foule, Dans Sienne où la fierté des grands siècles s'écroule. Tous les murs sont criblés de biscayens de fer. Le massacre est fini ; mais un reste d'enfer Est sur la ville, en proie aux cohortes lombardes. La fumée encor flotte aux gueules des bombardes ; Et l'horreur du combat, des chocs et des assauts Est visible partout, dans les rouges ruisseaux, Et dans l'effarement des morts, faces farouches ; On dirait que les cris sont encor dans les bouches, On dirait que la foudre est encor dans les yeux, Tant les cadavres sont vivants et furieux. Cependant les marchands ont rouvert leurs boutiques. Des gens quelconques vont et viennent ; domestiques, Patrons, clercs, artisans, chacun a son souci ; Chacun a son regard qui dit : - C'est bien ainsi. Finissons-en. Silence ! un nouveau maître arrive. - L'indifférence aux morts qu'on a, pourvu qu'on vive, L'acceptation froide et calme des affronts, Cette lâcheté-là se lit sur tous les fronts. - Pourquoi ces vanupieds sortaient-ils de leurs sphères ? Ils sont morts. C'est bien fait. Nous avons nos affaires. Les rois qui sont un peu tyrans sont presque dieux. Nous serons muselés et rudoyés ; tant mieux. Enterrons. Oublions. Et parlons d'autre chose. - Ainsi le vieux troupeau bourgeois raisonne et glose. Et tous sont apaisés, et beaucoup sont contents. Seul, un homme, - on dirait qu'il a près de cent ans Et qu'il n'en a pas vingt, et qu'un astre est son âme, À voir son front de neige, à voir ses yeux de flamme, - Cet homme, moins semblable aux vivants qu'aux aïeux, Rôde, et, quand il s'arrête, il n'a plus dans les yeux Qu'un vague reste obscur de lueurs disparues, Tant il songe et médite ! et les passants des rues, Voyant ce noir rêveur qui vient on ne sait d'où, Disent : C'est un génie ; et d'autres : C'est un fou. L'un crie : Alighieri ! c'est lui ! c'est l'homme-fée Qui revient des enfers comme en revint Orphée ; Orphée a vu Pluton et Dante a vu Satan, Il arrive de chez les morts ; Dante, va-t'en ! L'autre dit : Ce n'est pas Dante, c'est Jérémie. La plainte a presque peur d'avoir été gémie, Et se cache devant le vainqueur irrité ; Mais cet homme est un tel spectre dans la cité Qu'il semble effrayant même à la horde ennemie ; Et pourtant ce n'est point Dante ni Jérémie ; C'est simplement le vieux comte Félibien Qui ne croit que le vrai, qui ne veut que le bien, Et par qui fut fondé le collége de Sienne ; Il porte haut la tête étant une âme ancienne, Et fait trembler ; cet homme affronte les vainqueurs ; Mais, dans l'écroulement des esprits et des coeurs, On le hait ; le meilleur semble aux lâches le pire, Et celui qui n'a pas d'épouvante en inspire. Qu'importe à ce passant ? Dans ce vil guet-apens, Les uns étant gisants et les autres rampants, Les uns étant la tombe et les autres la foule, Il est le seul debout ; il songe ; le sang coule, Le sang fume, le sang est partout ; sombre, il va. Tout à coup au détour de la Via Corva, Il aperçoit dans l'ombre une femme inconnue ; Une morte étendue à terre toute nue, Corps terrible aux regards de tous prostitué Et dont le ventre ouvert montre un enfant tué. Alors il crie : - Ô ciel ! un enfant ! guerre affreuse ! Où donc s'arrêtera le gouffre qui se creuse ? Massacrer l'inconnu, l'enfant encor lointain ! Supprimer la promesse obscure du destin ! Mais on poussera donc l'horreur jusqu'au prodige ! Mais vous êtes hideux et stupides, vous dis-je ! Mais c'est abominable, ô ciel ! ciel éclatant ! Et les bêtes des bois n'en feraient pas autant ! Qu'on ait tort et raison des deux côtés, qu'on fasse Au fond le mal, croyant bien faire à la surface, Vous êtes des niais broyant des ignorants, Cette justice-là, c'est bien, je vous la rends ; Je vous hais et vous plains. Mais, quoi ! quand l'empyrée Attend du nouveau-né l'éclosion sacrée, Quoi ! ces soldats, ces rois, sans savoir ce qu'ils font, Touchent avec leur main sanglante au ciel profond ! Ils interrompent l'ombre ébauchant son ouvrage ! Ils veulent en finir d'un coup, et dans leur rage D'avoir bien fait justice, et d'avoir bien vaincu, Ils vont jusqu'à tuer ce qui n'a pas vécu ! Mais, bandits, laissez donc au moins venir l'aurore ! Brutes, vous châtiez ce qui n'est pas encore ! La femme que voilà morte sur le pavé, Qui cachait dans son sein l'enfant inachevé, L'avenir, l'écheveau des jours impénétrables, Était de droit divin parmi vous, misérables ; Car la maternité, c'est la grande action. Sachez qu'on doit avoir la même émotion Devant Ève portant les races inconnues Que devant l'astre immense entrevu dans les nues ; Sachez-le, meurtriers ! les respects sont pareils Pour la femme et le ciel, l'abîme des soleils Étant continué par le ventre des mères. Rois, le vrai c'est l'enfant ; vous êtes des chimères. Ah ! maudits ! Mais voyons, réfléchissez un peu. Crime inouï ! l'enfant arrive en un milieu Ignoré, parmi nous, il sort des sphères vierges ; Il quitte les soleils remplacés par vos cierges ; Sa mère qui le sent remuer, s'attendrit ; Il n'est pas encor l'homme, il est déjà l'esprit, Il cherche à deviner sa nouvelle patrie, Et dans le bercement de cette rêverie Où tout l'azur divin est vaguement mêlé, Voilà que, brusque, affreux, de mitraille étoilé, L'assassinat, au fond de ce flanc qu'on vénère, Entre avec le fracas infâme du tonnerre, Et se rue et s'abat, monstrueux ennemi, Sur le pauvre doux être, ange encor endormi ! Qu'est-ce que ce réveil sans nom, et cette tombe Ouverte par l'orfraie horrible à la colombe ! Ah ! prêtres, qu'a domptés César, vous qu'à leurs plis Toutes les actions des grands ont assouplis, Vous qui leur amenez chez eux cette servante, La prière, et mettez le Te Deum en vente, Vous qui montrez devant les rois le Tout-Puissant Agenouillé, lavant les pavés teints de sang, Vous qui pourtant parfois, fronts chauves, barbes grises, Avez des tremblements dans vos mornes églises Et sentez que la tombe est peut-être un cachot, Prêtres, que pensez-vous qui se passe là-haut, Dans l'abîme du vrai sans fond, dans le mystère, Dans le sombre équilibre ignoré, quand la terre Sinistre, renvoyant l'innocence au ciel bleu, Jette une petite âme épouvantée à Dieu ! VII. Entre Lions et Rois Quelqu’un met le holà Les grands lions ont dit aux rois épouvantables : - Vous couchez dans des lits, vous buvez à des tables, Nous couchons sur la pierre et buvons aux ruisseaux ; Vous faites en marchant le bruit des grandes eaux, Ô rois, tant vous avez autour de vous d’armées. Vos femelles, au bain, pour être parfumées, Se laissent par l’eunuque infâme manier ; Les nôtres ont l’odeur féroce du charnier, Et, comme leur caresse est féconde en blessures, Nous leur rendons parfois leurs baisers en morsures, Mais elles ont la fauve et sombre chasteté. La nuit perfide a beau regarder de côté, Elle a peur devant nous, et la terreur la gagne Quand nous questionnons sur l’ombre la montagne ; Vous, elle vous méprise, et nous, elle nous craint. Rois, vous croyez avoir le monde, humble et contraint ; Mais c’est nous qui l’avons. La forêt nous encense. Rois, nous sommes la faim, la soif, et la puissance ; Pour manger les agneaux et pour manger les loups Nos mâchoires font plus de besogne que vous ; Vous disparaîtriez, ô princes, que nos gueules Sauraient bien dévorer les hommes toutes seules ; Chacun de nous au fond de sa caverne est roi ; Et nous tenons ce sceptre en nos pattes, l’effroi. Rois, l’échevèlement que notre tête épaisse Secoue en sa colère est de la même espèce Que l’avalanche énorme et le torrent des monts. Rois, vous régnez un peu parce que nous dormons ; Nos femmes font téter leurs petits sous leurs ventres, Mais lorsqu’il nous plaira de sortir de nos antres, Vous verrez. Le seigneur des forêts vous vaut tous. Sachez que nous n’avons rien au-dessus de nous. Ô rois, dans notre voix nous avons le tonnerre. Le seigneur des forêts n’est pas un mercenaire Qu’on leurre et qu’on désarme avec un sac d’argent ; Et nous nous coucherons sur vous en vous rongeant, Comme vous vous couchez, maîtres, sur vos provinces. C’est vous les faux bandits et c’est nous les vrais princes. Vous, et vos légions, vous, et vos escadrons, Quand nous y penserons et quand nous le voudrons, Ô princes, nous ferons de cela des squelettes. Lâches, vous frissonnez devant des amulettes ; Mais nous, les seuls puissants, nous maîtres des sommets, Nous rugissons toujours et ne prions jamais ; Car nous ne craignons rien. Puisqu’on nous a faits bêtes, N’importe qui peut bien exister sur nos têtes Sans que nous le sachions et que nous y songions. Vous les rois, le ciel noir, plein de religions, Vous voit, mains jointes, vils, prosternés dans la poudre ; Mais, tout rempli qu’il est de tempête et de foudre, De rayons et d’éclairs, il ne sait pas si nous, Qui sommes les lions, nous avons des genoux. Ainsi les fiers lions parlaient aux rois farouches. Ce verbe monstrueux rugissait dans leurs bouches, Et les bois demandaient aux monts : Qu’est-ce que c’est ? Soudain on entendit une voix qui disait : - Vous êtes les lions, moi je suis Dieu. Crinières, Ne vous hérissez pas, je vous tiens prisonnières. Toutes vos griffes sont, devant mon doigt levé, Ce qu’est sous une meule un grain de sénevé ; Je tolère les rois comme je vous tolère ; La grande patience et la grande colère, C’est moi. J’ai mes desseins. Brutes et rois, tyrans, Tremblez, eux les mangeurs et vous les dévorants. Sachez que je suis là. J’abaisse et j’humilie ; Je tiens, je tords, je courbe, et je lie et délie La vague adriatique et le vent syrien ; Je suis celui qui prouve à tous qu’ils ne sont rien ; Je suis toute l’aurore et je suis toute l’ombre ; Je suis celui qui sème au hasard et sans nombre, Et qui, lorsqu’il lui plaît, donne des millions D’astres aux firmaments et de poux aux lions. VIII DÉCADENCE DE ROME AU LION D'ANDROCLÈS La ville ressemblait à l'univers. C'était Cette heure où l'on dirait que toute âme se tait, Que tout astre s'éclipse et que le monde change. Rome avait étendu sa pourpre sur la fange. Où l'aigle avait plané, rampait le scorpion. Trimalcion foulait les os de Scipion. Rome buvait, gaie, ivre et la face rougie; Et l'odeur du tombeau sortait de cette orgie. L'amour et le bonheur, tout était effrayant. Lesbie, en se faisant coiffer, heureuse, ayant Son Tibulle à ses pieds qui chantait leurs tendresses, Si l'esclave persane arrangeait mal ses tresses, Lui piquait les seins nus de son épingle d'or. Le mal à travers l'homme avait pris son essor; Toutes les passions sortaient de leurs orbites. Les fils aux vieux parents faisaient des morts subites. Les rhéteurs disputaient les tyrans aux bouffons. La boue et l'or régnaient. Dans les cachots profonds, Les bourreaux s'accouplaient à des martyres mortes. Rome horrible chantait. Parfois, devant ses portes, Quelque Crassus, vainqueur d'esclaves et de rois, Plantait le grand chemin de vaincus mis en croix, Et, quand Catulle, amant que notre extase écoute, Errait avec Délie, aux deux bords de la route, Six mille arbres humains saignaient sur leurs amours. La gloire avait hanté Rome dans les grands jours; Toute honte à présent était la bienvenue. Messaline en riant se mettait toute nue, Et sur le lit public, lascive, se couchait. Épaphrodite avait un homme pour hochet Et brisait en jouant les membres d'Épictète. Femme grosse, vieillard débile, enfant qui tette, Captifs, gladiateurs, chrétiens, étaient jetés Aux bêtes, et, tremblants, blêmes, ensanglantés, Fuyaient, et l'agonie effarée et vivante Se tordait dans le cirque, abîme d'épouvante. Pendant que l'ours grondait, et que les éléphants, Effroyables, marchaient sur les petits enfants, La vestale songeait dans sa chaise de marbre. Par moments, le trépas, comme le fruit d'un arbre, Tombait du front pensif de la pâle beauté; Le même éclair de meurtre et de férocité Passait de l'oeil du tigre au regard de la vierge. Le monde était le bois, l'empire était l'auberge. De noirs passants trouvaient le trône en leur chemin, Entraient, donnaient un coup de dent au genre humain, Puis s'en allaient. Néron venait après Tibère. César foulait aux pieds le Hun, le Goth, l'Ibère; Et l'empereur, pareil aux fleurs qui durent peu, Le soir était charogne à moins qu'il ne fût dieu. Le porc Vitellius roulait aux gémonies. Escalier des grandeurs et des ignominies, Bagne effrayant des morts, pilori des néants, Saignant, fumant, infect, ce charnier de géants Semblait fait pour pourrir le squelette du monde. Des torturés râlaient sur cette rampe immonde, Juifs sans langue, poltron sans poings, larrons sans yeux; Ainsi que dans le cirque atroce et furieux L'agonie était là, hurlant sur chaque marche. Le noir gouffre cloaque au fond ouvrait son arche Où croulait Rome entière; et, dans l'immense égout, Quand le ciel juste avait foudroyé coup sur coup, Parfois deux empereurs, chiffres du fatal nombre, Se rencontraient, vivants encore, et, dans cette ombre, Où les chiens sur leurs os venaient mâcher leur chair, Le César d'aujourd'hui heurtait celui d'hier. Le crime sombre était l'amant du vice infâme. Au lieu de cette race en qui Dieu mit sa flamme, Au lieu d'Ève et d'Adam, si beaux, si purs tous deux, Une hydre se traînait dans l'univers hideux; L'homme était une tête et la femme était l'autre. Rome était la truie énorme qui se vautre. La créature humaine, importune au ciel bleu, Faisait une ombre affreuse à la cloison de Dieu; Elle n'avait plus rien de sa forme première; Son oeil semblait vouloir foudroyer la lumière, Et l'on voyait, c'était la veille d'Attila, Tout ce qu'on avait eu de sacré jusque-là Palpiter sous son ongle; et pendre à ses mâchoires D'un côtés les vertus et de l'autre les gloires. Les hommes rugissaient quand ils croyaient parler. L'âme du genre humain songeait à s'en aller; Mais, avant de quitter à jamais notre monde, Tremblante, elle hésitait sous la voûte profonde, Et cherchait une bête où se réfugier. On entendait la tombe appeler et crier. Au fond, la pâle Mort riait sinistre et chauve. Ce fut alors que toi, né dans le désert fauve, Où le soleil est seul avec Dieu, toi, songeur, De l'antre que le soir emplit de sa rougeur, Tu vins dans la cité toute pleine de crimes, Tu frissonnas devant tant d'ombre et tant d'abîmes; Ton oeil fit, sur ce monde horrible et châtié, Flamboyer tout à coup l'amour et la pitié, Pensif, tu secouas ta crinière sur Rome, Et, l'homme étant le monstre, ô lion, tu fus l'homme. - IX - L'ISLAM - I L'AN NEUF DE L'HÉGIRE Comme s'il pressentait que son heure était proche, Grave, il ne faisait plus à personne un reproche; Il marchait en rendant aux passants leur salut; On le voyait vieillir chaque jour, quoiqu'il eût A peine vingt poils blancs à sa barbe encor noire; Il s'arrêtait parfois pour voir les chameaux boire, Se souvenant du temps qu'il était chamelier. Il songeait longuement devant le saint pilier; Par moments, il faisait mettre une femme nue Et la regardait, puis il contemplait la nue, Et disait: -La beauté sur terre, au ciel le jour.- Il semblait avoir vu l'Éden, l'âge d'amour, Les temps antérieurs, l'ère immémoriale. Il avait le front haut, la joue impériale, Le sourcil chauve, l'oeil profond et diligent, Le cou pareil au col d'une amphore d'argent, L'air d'un Noë qui sait le secret du déluge. Si des hommes venaient le consulter, ce juge Laissait l'un affirmer, l'autre rire et nier, Écoutait en silence et parlait le dernier. Sa bouche était toujours en train d'une prière; Il mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre, Il s'occupait lui-même à traire ses brebis; Il s'asseyait à terre et cousait ses habits. Il jeûnait plus longtemps qu'autrui les jours de jeûne, Quoiqu'il perdît sa force et qu'il ne fût plus jeune. A soixante-trois ans, une fièvre le prit. Il relut le Koran de sa main même écrit, Puis il remit au fils de Séid la bannière, En lui disant: -Je touche à mon aube dernière, Il n'est pas d'autre Dieu que Dieu. Combats pour lui.- Et son oeil, voilé d'ombre, avait ce morne ennui D'un vieux aigle forcé d'abandonner son aire. Il vint à la mosquée à son heure ordinaire, Appuyé sur Ali, le peuple le suivant; Et l'étendard sacré se déployait au vent. Là, pâle, il s'écria se tournant vers la foule: -Peuple, le jour s'éteint, l'homme passe et s'écoule; La poussière et la nuit, c'est nous. Dieu seul est grand. Peuple, je suis l'aveugle et je suis l'ignorant. Sans Dieu, je serais vil plus que la bête immonde.- Un scheik lui dit: -O chef des vrais croyants! le monde, Sitôt qu'il t'entendit, en ta parole crut; Le jour où tu naquis, une étoile apparut, Et trois tours du palais de Chosroès tombèrent.- Lui, reprit: -Sur ma mort les anges délibèrent; L'heure arrive. Écoutez. Si j'ai de l'un de vous Mal parlé, qu'il se lève, ô peuple, et devant tous Qu'il m'insulte et m'outrage avant que je m'échappe; Si j'ai frappé quelqu'un, que celui-là me frappe.- Et, tranquille, il tendit aux passants son bâton. Une vieille, tondant la laine d'un mouton, Assise sur un seuil, lui cria: -Dieu t'assiste!- Il semblait regarder quelque vision triste, Et songeait; tout à coup, pensif, il dit: -Voilà, Vous tous: je suis un mot dans la bouche d'Allah; Je suis cendre comme homme et feu comme prophète. J'ai complété d'Issa la lumière imparfaite. Je suis la force, enfants; Jésus fut la douceur. Le soleil a toujours l'aube pour précurseur. Jésus m'a précédé, mais il n'est pas la Cause. Il est né d'une vierge aspirant une rose. Moi, comme être vivant, retenez bien ceci, Je ne suis qu'un limon par les vices noirci; J'ai de tous les péchés subi l'approche étrange; Ma chair a plus d'affront qu'un chemin n'a de fange, Et mon corps par le mal est tout déshonoré; O vous tous, je serai bien vite dévoré Si dans l'obscurité du cercueil solitaire Chaque faute de l'homme engendre un ver de terre. Fils, le damné renaît au fond du froid caveau, Pour être par les vers dévoré de nouveau; Toujours sa chair revit, jusqu'à ce que la peine Finie, ouvre à son vol l'immensité sereine. Fils, je suis le champ vil des sublimes combats, Tantôt l'homme d'en haut, tantôt l'homme d'en bas, Et le mal dans ma bouche avec le bien alterne Comme dans le désert le sable et la citerne; Ce qui n'empêche pas que je n'aie, ô croyants! Tenu tête dans l'ombre aux anges effrayants Qui voudraient replonger l'homme dans les ténèbres; J'ai parfois dans mes poings tordu leurs bras funèbres; Souvent, comme Jacob, j'ai la nuit, pas à pas, Lutté contre quelqu'un que je ne voyais pas; Mais les hommes surtout ont fait saigner ma vie; Ils ont jeté sur moi leur haine et leur envie, Et, comme je sentais en moi la vérité, Je les ai combattus, mais sans être irrité; Et, pendant le combat, je criais: -Laissez faire! -Je suis seul, nu, sanglant, blessé: je le préfère. -Qu'ils frappent sur moi tous! que tout leur soit permis! -Quand même, se ruant sur moi, mes ennemis -Auraient, pour m'attaquer dans cette voie étroite, -Le soleil à leur gauche et la lune à leur droite, -Ils ne me feraient point reculer!- C'est ainsi Qu'après avoir lutté quarante ans, me voici Arrivé sur le bord de la tombe profonde, Et j'ai devant moi Dieu, derrière moi le monde. Quant à vous qui m'avez dans l'épreuve suivi, Comme les Grecs Hermès, et les Hébreux Lévi, Vous avez bien souffert, mais vous verrez l'aurore. Après la froide nuit, vous verrez l'aube éclore; Peuple, n'en doutez pas; celui qui prodigua Les lions aux ravins du Jebel-Kronnega, Les perles à la mer et les astres à l'ombre, Peut bien donner un peu de joie à l'homme sombre.- Il ajouta: -Croyez, veillez; courbez le front. Ceux qui ne sont ni bons ni mauvais resteront Sur le mur qui sépare Éden d'avec l'abîme, Étant trop noirs pour Dieu, mais trop blancs pour le crime; Presque personne n'est assez pur de péchés Pour ne pas mériter un châtiment; tâchez, En priant, que vos corps touchent partout la terre; L'enfer ne brûlera dans son fatal mystère Que ce qui n'aura point touché la cendre, et Dieu A qui baise la terre obscure, ouvre un ciel bleu; Soyez hospitaliers; soyez saints; soyez justes; Là-haut sont les fruits purs dans les arbres augustes, Les chevaux sellés d'or, et, pour fuir aux sept cieux, Les chars vivants ayant des foudres pour essieux; Chaque houri, sereine, incorruptible, heureuse, Habite un pavillon fait d'une perle creuse; Le Gehennam attend les réprouvés; malheur! Ils auront des souliers de feu dont la chaleur Fera bouillir leur tête ainsi qu'une chaudière. La face des élus sera charmante et fière.- Il s'arrêta, donnant audience à l'esprit. Puis, poursuivant sa marche à pas lents, il reprit: -O vivants! je répète à tous que voici l'heure Où je vais me cacher dans une autre demeure; Donc, hâtez-vous. Il faut, le moment est venu, Que je sois dénoncé par ceux qui m'ont connu, Et que, si j'ai des torts, on me crache au visage.- La foule s'écartait muette à son passage. Il se lava la barbe au puits d'Aboulféia. Un homme réclama trois drachmes, qu'il paya, Disant: - Mieux vaut payer ici que dans la tombe.- L'oeil du peuple était doux comme un oeil de colombe En regardant cet homme auguste, son appui; Tous pleuraient; quand, plus tard, il fut rentré chez lui, Beaucoup restèrent là sans fermer la paupière, Et passèrent la nuit couchés sur une pierre. Le lendemain matin, voyant l'aube arriver: -Aboubèkre, dit-il, je ne puis me lever, Tu vas prendre le livre et faire la prière.- Et se femme Aïscha se tenait en arrière; Il écoutait pendant qu'Aboubèkre lisait, Et souvent à voix basse achevait le verset; Et l'on pleurait pendant qu'il priait de la sorte. Et l'ange de la mort vers le soir à la porte Apparut, demandant qu'on lui permît d'entrer. -Qu'il entre.- On vit alors son regard s'éclairer De la même clarté qu'au jour de sa naissance; Et l'ange lui dit: -Dieu désire ta présence. Bien,- dit-il. Un frisson dans ses cheveux courut, Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut. - II MAHOMET Le divin Mahomet enfourchait tour à tour Son mulet Daïdol et son âne Yafour; Car le sage lui-même a, selon l'occurrence, Son jour d'entêtement et son jour d'ignorance. - III LE CÈDRE Omer, scheik de l'Islam et de la loi nouvelle Que Mahomet ajoute à ce qu'Issa révèle, Marchant, puis s'arrêtant, et sur son long bâton, Par moments, comme un pâtre, appuyant son menton, Errait près de Djeddah la sainte, sur la grève De la mer Rouge, où Dieu luit comme au fond d'un rêve, Dans le désert jadis noir de l'ombre des cieux, Où Moïse voilé passait mystérieux. Tout en marchant ainsi, plein d'une grave idée, Par dessus le désert, l'Égypte et la Judée, A Pathmos, au penchant d'un mont, chauve sommet, Il vit Jean qui, couché sur le sable, dormait. Car saint Jean n'est pas mort, l'effrayant solitaire; Dieu le tient en réserve; il reste sur la terre Ainsi qu'Énoch le Juste, et, comme il est écrit, Ainsi qu'Élie, afin de vaincre l'Antéchrist. Jean dormait; ces regards étaient fermés qui virent Les océans du songe où les astres chavirent; L'obscur sommeil couvrait cet oeil illuminé, Le seul, chez les vivants, auquel il fut donné De regarder, par l'âpre ouverture du gouffre, Les anges noirs vêtus de cuirasses de soufre, Et de voir les Babels pencher, et les Sions Tomber, et s'écrouler les blêmes visions, Et les religions rires prostituées, Et des noms de blasphème errer dans les nuées. Jean dormait, et sa tête était nue au soleil. Omer, le puissant prêtre, aux prophètes pareil, Aperçut, tout auprès de la mer Rouge, à l'ombre D'un santon, un vieux cèdre au grand feuillage sombre Croissant dans un rocher qui bordait le chemin; Scheik Omer étendit à l'horizon sa main Vers le nord habité par les aigles rapaces, Et, montrant au vieux cèdre, au delà des espaces, La mer Égée, et Jean endormi dans Pathmos, Il poussa du doigt l'arbre et prononça ces mots: -Va cèdre! va couvrir de ton ombre cet homme.- Le blanc spectre de sel qui regarde Sodome N'est pas plus immobile au bord du lac amer Que ne le fut le cèdre à qui parlait Omer; Plus rétif que l'onagre à la voix de son maître, L'arbre n'agita pas une branche. Le prêtre Dit: -Va donc!- et frappa l'arbre de son bâton. Le cèdre, enraciné sous le mur du santon, N'eut pas même un frisson et demeura paisible. Le Scheik alors tourna ses yeux vers l'invisible, Fit trois pas, puis, ouvrant sa droite et la levant: -Va! cria-t-il, va, cèdre, au nom du Dieu vivant! Que n'as-tu prononcé ce nom plus tôt?- dit l'arbre. Et, frissonnant, brisant le dur rocher de marbre, Dressant ses bras ainsi qu'un vaisseau ses agrès, Fendant la vieille terre, aïeule des forêts, Le grand cèdre, arrachant aux profondes crevasses Son tronc et sa racine et ses ongles vivaces, S'envola comme un sombre et formidable oiseau. Il passa le mont Gour posé comme un boisseau Sur la rouge lueur des forgerons d'Érèbe; Laissa derrière lui Gophna, Jéricho, Thèbe, L'Égypte aux dieux sans nombre, informe panthéon, Le Nil, fleuve d'Éden, qu'Adam nommait Gehon, Le champ de Galgala plein de couteaux de pierre, Ur, d'où vint Abraham, Bethsad, où naquit Pierre, Et, quittant le désert d'où sortent les fléaux, Traversa Chanaan, d'Arphac à Borcéos; Là, retrouvant la mer, vaste, obscure, sublime, Il plongea dans la nue énorme de l'abîme, Et, franchissant les flots, sombre gouffre ennemi, Vint s'abattre à Pathmos près de Jean endormi. Jean, s'étant réveillé, vit l'arbre, et le prophète Songea, surpris d'avoir de l'ombre sur sa tête; Puis il dit, redoutable en sa sérénité: -Arbre, que fais-tu là? pourquoi t'es-tu hâté De sourdre, de germer, de grandir dans un heure? Pourquoi donner de l'ombre au roc où je demeure? L'ordre éternel n'a point de ces rapidités; Jéhovah, dont les yeux s'ouvrent de tous côtés, Veut que l'oeuvre soit lente, et que l'arbre se fonde Sur un pied fort scellé dans l'argile profonde; Pendant qu'un arbre naît, bien des hommes mourront; La pluie est sa servante, et, par le bois du tronc, La racine aux rameaux frissonnants distribue l'eau qui se change en séve aussitôt qu'elle est bue. Dieu le nourrit de terre, et, l'en rassasiant, Veut que l'arbre soit dur, solide et patient, Pour qu'il brave, à travers sa rude carapace, Les coups de fouet du vent tumultueux qui passe, Pour qu'il porte le temps comme l'âne son bât, Et qu'on puisse compter, quand la hache l'abat; Les ans de sa durée aux anneaux de sa séve; Un cèdre n'est pas fait pour croître comme un rêve; Ce que l'heure a construit, l'instant peut le briser.- Le cèdre répondit: -Jean, pourquoi m'accuser? Jean, si je suis ici, c'est par l'ordre d'un homme.- Et Jean, fauve songeur, qu'en frémissant on nomme, Reprit: -Quel est cet homme à qui tout se soumet?- L'arbre dit: -C'est Omer, prêtre de Mahomet. J'étais près de Djeddah depuis des ans sans nombre, Il m'a dit de venir te couvrir de mon ombre.- Alors Jean, oublié par Dieu chez les vivants, Se tourna vers le sud et cria dans les vents Par dessus le rivage austère de son île: -Nouveaux venus, laissez la nature tranquille.- - X LE CYCLE HÉROÏQUE CHRÉTIEN LE PARRICIDE Un jour, Kanut, à l'heure où l'assoupissement Ferme partout les yeux sous l'obscur firmament, Ayant pour seul témoin la nuit, l'aveugle immense, Vit son père Swéno, vieillard presque en démence, Qui dormait, sans un garde à ses pieds, sans un chien; Il le tua, disant: -Lui-même n'en sait rien.- Puis il fut un grand roi. Toujours vainqueur, sa vie Par la prospérité fidèle fut suivie; Il fut plus triomphant que la gerbe des blés; Quand il passait devant les vieillards assemblés Sa présence éclairait ces sévères visages; Par la chaîne des moeurs pures et des lois sages A son cher Danemark natal il enchaîna Vingt îles, Fionie, Arnhout, Folster, Mona; Il bâtit un grand trône en pierres féodales; Il vainquit les Saxons, les Pictes, les Vandales, Le Celte, et le Borusse, et le Slave aux abois, Et les peuples hagards qui hurlent dans les bois; Il abolit l'horreur idolâtre, et la rune, Et le menhir féroce où le soir, à la brune, Le chat sauvage vient frotter son dos hideux; Il disait en parlant du grand César: -Nous deux;- Une lueur sortait de son cimier polaire; Les monstres expiraient partout sous sa colère; Il fut, pendant vingt ans qu'on l'entendit marcher, Le cavalier superbe et le puissant archer; L'hydre morte, il mettait le pied sur la portée; Sa vie, en même temps bénie et redoutée, Dans la bouche du peuple était un fier récit; Rien que dans un hiver, ce chasseur détruisit Trois dragons en Écosse, et deux rois en Scanie; Il fut héros, il fut géant, il fut génie; Le sort de tout un monde au sien semblait lié; Quant à son parricide, il l'avait oublié. Il mourut. On le mit dans un cercueil de pierre; Et l'évêque d'Aarhus vint dire une prière, Et chanter sur sa tombe un hymne, déclarant Que Kanut était saint, que Kanut était grand, Qu'un céleste parfum sortait de sa mémoire, Et qu'ils le voyaient, eux, les prêtres, dans la gloire, Assis comme un prophète à la droite de Dieu. Le soir vint; l'orgue en deuil se tut dans le saint lieu; Et les prêtres, quittant la haute cathédrale, Laissèrent le roi mort dans la paix sépulcrale. Alors il se leva, rouvrit ses yeux obscurs, Prit son glaive, et sortit de la tombe, les murs Et les portes étant brumes pour les fantômes; Il traversa la mer qui reflète les dômes Et les tours d'Altona, d'Aarhus et d'Elseneur; L'ombre écoutait les pas de ce sombre seigneur; Mais il marchait sans bruit étant lui-même un songe, Il alla droit au mont Savo que le temps ronge, Et Kanut s'approcha de ce farouche aïeul, Et lui dit: -Laisse-moi, pour m'en faire un linceul, O montagne Savo que la tourmente assiége, Me couper un morceau de ton manteau de neige.- Le mont le reconnut et n'osa refuser. Kanut prit son épée impossible à briser, Et sur le mont, tremblant devant ce belluaire, Il coupa de la neige et s'en fit un suaire; Puis il cria: -Vieux mont, la mort éclaire peu; De quel côté faut-il aller pour trouver Dieu?- Le mont au flanc difforme, aux gorges obstruées, Noir, triste dans le vol éternel des nuées, Lui dit: -Je ne sais pas, spectre; je suis ici.- Kanut quitta le mont par les glaces saisi; Et, le front haut, tout blanc dans son linceul de neige, Il entra, par delà l'Islande et la Norvège, Seul dans le grand silence et dans la grande nuit; Derrière lui le monde obscur s'évanouit; Il se trouva, lui, spectre, âme, roi sans royaume, Nu, face à face avec l'immensité fantôme; Il vit l'infini, porche horrible et reculant Où l'éclair, quand il entre, expire triste et lent, L'ombre, hydre dont les nuits sont les pâles vertèbres, L'informe se mouvant dans le noir; les Ténèbres; Là, pas d'astre; et pourtant on ne sait quel regard Tombe de ce chaos immobile et hagard; Pour tout bruit, le frisson lugubre que fait l'onde De l'obscurité, sourde, effarée et profonde; Il avança disant: -C'est la tombe; au delà C'est Dieu.- Quand il eut fait trois pas, il appela; Mais la nuit est muette ainsi que l'ossuaire, Et rien ne répondit: pas u pli du suaire Ne s'émut, et Kanut avança; la blancheur Du linceul rassurait le sépulcral marcheur; Il allait; tout à coup, sur son livide voile Il vit poindre et grandir comme une noire étoile; L'étoile s'élargit lentement, et Kanut, La tâtant de sa main de spectre, reconnut Qu'une goutte de sang était sur lui tombée; Sa tête, que la peur n'avait jamais courbée, Se redressa; terrible, il regarda la nuit Et ne vit rien; l'espace était noir; pas un bruit: -En avant!- dit Kanut levant sa tête fière; Une seconde tache auprès de la première Tomba, puis s'élargit; et le chef cimbrien Regarda l'ombre épaisse et vague, et ne vit rien; Comme un limier à suivre une piste s'attache, Morne, il reprit sa route; une troisième tache Tomba sur le linceul. Il n'avait jamais fui; Kanut pourtant cessa de marcher devant lui, Et tourna du côté du bras qui tient le glaive; Une goutte de sang, comme à travers un rêve, Tomba sur le suaire et lui rougit la main; Pour la seconde fois il changea de chemin, Comme en lisant on tourne un feuillet d'un registre, Et se mit à marcher, vers la gauche sinistre; Une goutte de sang tomba sur le linceul; Et Kanut recula frémissant d'être seul, Et voulut regagner sa couche mortuaire; Une goutte de sang tomba sur le suaire; Alors il s'arrêta livide, et ce guerrier, Blême, baissa la tête et tâcha de prier; Une goutte de sang tomba sur lui. Farouche, La prière effrayée expirant dans sa bouche, Il se remit en marche; et, lugubre, hésitant, Hideux, ce spectre blanc passait; et, par instant, Une goutte de sang se détachait de l'ombre, Implacable, et tombait sur cette blancheur sombre. Il voyait, plus tremblant qu'au vent le peuplier, Ces taches s'élargir et se multiplier; Une autre, une autre, une autre, une autre, ô cieux funèbres! Leur passage rayait vaguement les ténèbres; Ces gouttes, dans les plis du linceul, finissant Par ce mêler, faisaient des nuages de sang; Il marchait, il marchait; de l'insondable voûte Le sang continuait de pleuvoir goutte à goutte, Toujours, sans fin, sans bruit, et comme s'il tombait De ces pieds noirs qu'on voit la nuit pendre au gibet; Hélas! qui donc pleurait ces larmes formidables? L'infini. Vers les cieux, pour le juste abordables, Dans l'océan de nuit sans flux et sans reflux, Kanut s'avançait, pâle et ne regardant plus; Enfin, marchant toujours comme en une fumée, Il arriva devant un porte fermée Sous laquelle passait un jour mystérieux; Alors sur son linceul il abaissa les yeux; C'était l'endroit sacré, c'était l'endroit terrible; On ne sait quel rayon de Dieu semble visible; De derrière la porte on entend l'hosanna. Le linceul était rouge et Kanut frissonna. Et c'est pourquoi Kanut, fuyant devant l'aurore Et reculant, n'a pas osé paraître encore Devant le juge au front duquel le soleil luit; C'est pourquoi ce roi sombre est resté dans la nuit, Et, sans pouvoir rentrer dans sa blancheur première, Sentant, à chaque pas qu'il fait vers la lumière, Une goutte de sang sur sa tête pleuvoir, Rôde éternellement sous l'énorme ciel noir. - II LE MARIAGE DE ROLAND Ils se battent combat terrible! corps à corps. Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts; Ils sont là seuls tous deux dans une île du Rhône. Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune, Le vent trempe en sifflant les brins d'herbe dans l'eau. L'archange saint Michel attaquant Appolo Ne ferait pas un choc plus étrange et plus sombre; Déjà, bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre. Qui, cette nuit, eût vu s'habiller ces barons, Avant que la visière eût dérobé leurs fronts, Eût vu deux pages blonds, roses comme des filles. Hier, c'étaient deux enfants riants à leurs familles, Beaux, charmants; aujourd'hui, sur ce fatal terrain, C'est le duel effrayant de deux spectres d'airain, Deux fantômes auxquels le démon prête une âme, Deux masques dont les trous laissent voir de la flamme. Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharnés, Les bateliers pensifs qui les ont amenés, Ont raison d'avoir peur et de fuir dans la plaine, Et d'oser, de bien loin, les épier à peine, Car de ces deux enfants, qu'on regarde en tremblant, L'un s'appelle Olivier et l'autre a nom Roland. Et depuis, qu'ils sont là, sombres, ardents, farouches, Un mot n'est pas encor sorti de ces deux bouches. Olivier, sieur de Vienne et comte souverain. A pour père Gérard et pour aïeul Garin. Il fut pour ce combat habillé par son père. Sur sa targe est sculpté Bacchus faisant la guerre Aux Normands, Rollon ivre et Rouen consterné, Et le dieu souriant par des tigres traîné Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre. Son casque est enfoui sous les ailes d'une hydre; Il porte le haubert que portait Salomon; Son estoc resplendit comme l'oeil d'un démon; Il y grava son nom afin qu'on s'en souvienne; Au moment du départ, l'archevêque de Vienne A béni son cimier de prince féodal. Roland a son habit de fer, et Durandal. Ils luttent de si près avec de sourds murmures, Que leur souffle âpre et chaud s'empreint sur leurs armures; Le pied presse le pied, l'île à leurs noirs assauts Tressaille au loin; l'acier mord le fer; des morceaux De heaume et de haubert, sans que pas un s'émeuve, Sautent à chaque instant dans l'herbe et dans le fleuve. Leurs brassards sont rayés de longs filets de sang Qui coule de leur crâne et dans leurs yeux descend. Soudain, sire Olivier, qu'un coup affreux démasque, Voit tomber à la fois son épée et son casque. Main vide et tête nue, et Roland l'oeil en feu! L'enfant songe à son père et se tourne vers Dieu. Durandal sur son front brille. Plus d'espérance! -Ça, dit Roland, je suis neveu du roi de France, Je dois me comporter en franc neveu de roi. Quand j'ai mon ennemi désarmé devant moi, Je m'arrête. Va donc chercher une autre épée, Et tâche, cette fois, qu'elle soit bien trempée. Tu feras apporter à boire en même temps, Car j'ai soif. Fils, merci, dit Olivier. J'attends, Dit Roland, hâte-toi.- Sire Olivier appelle Un batelier caché derrière une chapelle. -Cours à la ville, et dis à mon père qu'il faut Une autre épée pour l'un de nous, et qu'il fait chaud.- Cependant les héros, assis dans les broussailles, S'aident à délacer leurs capuchons de mailles, Se lavent le visage et causent en moment. Le batelier revient; il a fait promptement; L'homme a vu le vieux comte; il rapporte une épée Et du vin, de ce vin qu'aimait le grand Pompée Et que Tournon récolte au flanc de son vieux mont. L'épée est cette illustre et fière Closamont Que d'autres quelquefois appellent Haute-Claire. L'homme a fui. Les héros achèvent sans colère Ce qu'ils disaient; le ciel rayonne au-dessus d'eux; Olivier verse à boire à Roland; puis tous deux Marchent droit l'un vers l'autre et le duel recommence. Voilà que par degrés de sa sombre démence Le combat les enivre; il leur revient au coeur Ce je ne sais quel dieu qui veut qu'on soit vainqueur, Et qui, s'exaspérant aux armures frappées, Mêle l'éclair des yeux aux lueurs des épées. Ils combattent, versant à flots leur sang vermeil. Le jour entier se passe ainsi. Mais le soleil Baisse vers l'horizon. La nuit vient. - Camarade, Dit Roland, je ne sais, mais je me sens malade. Je ne me soutiens plus, et je voudrais un peu De repos. Je prétends, avec l'aide de Dieu, Dit le bel Olivier, le sourire à la lèvre, Vous vaincre par l'épée et non point par la fièvre. Dormez sur l'herbe verte, et cette nuit, Roland, Je vous éventrerai de mon panache blanc. Couchez-vous, et dormez. Vassal, ton âme est neuve, Dit Roland. Je riais, je faisais une épreuve. Sans m'arrêter et sans me reposer, je puis Combattre quatre jours encore, et quatre nuits.- Le duel reprend. La mort plane, le sang ruisselle. Durandal heurte et suit Closamont; l'étincelle Jaillit de toute part sous leurs coups répétés. L'ombre autour d'eux s'emplit de sinistres clartés. Ils frappent; le brouillard du fleuve monte et fume; Le voyageur s'effraye et croit voir dans la brume D'étranges bûcherons qui travaillent la nuit. Le jour naît, le combat continue à grand bruit; La pâle nuit revient, ils combattent; l'aurore Reparaît dans les cieux, ils combattent encore. Nul repos. Seulement, vers le troisième soir, Sous un arbre, en causant, ils sont allés s'asseoir; Puis ils ont recommencé. Le vieux Gérard dans Vienne Attend depuis trois jours que son enfant revienne. Il envoie un devin regarder sur les tours, Le devin dit: -Seigneur, ils combattent toujours.- Quatre jours sont passés, et l'île et le rivage Tremblent sous ce fracas monstrueux et sauvage. Ils vont, viennent, jamais fuyant, jamais lassés, Froissent le glaive au glaive et sautent les fossés, Et passent, au milieu des ronces remuées, Comme deux tourbillons et comme deux nuées. O chocs affreux! terreur! tumulte étincelant! Mais, enfin, Olivier saisit au corps Roland Qui de son propre sang en combattant s'abreuve, Et jette d'un revers Durandal dans le fleuve. -C'est mon tour maintenant, et je vais envoyer Chercher un autre estoc pour vous, dit Olivier, Le sabre du géant Sinnagog est à Vienne. C'est, après Durandal, le seul qui vous convienne. Mon père le lui prit alors qu'il le défit. Acceptez-le.- Roland sourit. -Il me suffit De ce bâton.- Il dit, et déracine un chêne. Sire Olivier arrache un orme dans la plaine Et jette son épée, et Roland, plein d'ennui, L'attaque. Il n'aimait pas qu'on vint faire après lui Les générosités qu'il avait déjà faites. Plus d'épée en leurs mains, plus de casques à leurs têtes, Ils luttent maintenant, sourds, effarés, béants, A grands coups de troncs d'arbre, ainsi que des géants. Pour la cinquième fois, voici que la nuit tombe. Tout à coup, Olivier, aigle aux yeux de Colombe, S'arrête, et dit: -Roland, nous n'en finirons point. Tant qu'il nous restera quelque tronçon au poing, Nous lutterons, ainsi que lions et panthères. Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frères? Écoute, j'ai ma soeur, la belle Aude au bras blanc, Épouse-la. Pardieu! je veux bien, dit Roland. Et maintenant buvons, car l'affaire était chaude.- C'est ainsi que Roland épousa la belle Aude. - III AYMERILLOT Charlemagne, empereur à la barbe fleurie, Revient d'Espagne; il a le coeur triste, il s'écrie: -Roncevaux! Roncevaux! ô traître Ganelon!- Car son neveu Roland est mort dans ce vallon Avec les douze pairs et toute son armée. Le laboureur des monts qui vit sous la ramée Est rentré chez lui, grave et calme, avec son chien; Il a baisé sa femme au front, et dit: -C'est bien.- Il a lavé sa trompe et son arc aux fontaines; Et les os des héros blanchissent dans les plaines. Le bon roi Charle est plein de douleur et d'ennui; Son cheval syrien est triste comme lui. Il pleure; l'empereur pleure de la souffrance D'avoir perdu ses preux, ses douze pairs de France, Ses meilleurs chevaliers qui n'étaient jamais las, Et son neveu Roland, et la bataille, hélas! Et surtout de songer, lui, vainqueur des Espagnes, Qu'on fera des chansons dans toutes ces montagnes Sur ses guerriers tombés devant des paysans, Et qu'on en parlera plus de quatre cents ans! Cependant, il chemine; au bout de trois journées Il arrive au sommet des hautes Pyrénées. Là, dans l'espace immense il regarde en rêvant; Et sur une montagne, au loin, et bien avant Dans les terres, il voit une ville très-forte, Ceinte de murs avec deux tours à chaque porte. Elle offre à qui la voit ainsi dans le lointain Trente maîtresses tours avec des toits d'étain Et de mâchicoulis de forme sarrasine Encor tout ruisselants de poix et de résine. Au centre est un donjon si beau, qu'en vérité On ne le peindrait pas dans tout un jour d'été. Ses créneaux sont scellés de plomb; chaque embrasure Cache un archer dont l'oeil toujours guette et mesure; Ses gargouilles font peur; à son faîte vermeil Rayonne un diamant gros comme le soleil, Qu'on ne peut regarder fixement de trois lieues. Sur la gauche est la mer aux grandes ondes bleues Qui, jusqu'à cette ville, apporte ses dromons. Charle, en voyant ces tours, tressaille sur les monts. -Mon sage conseiller, Naymes, duc de Bavière, Quelle est cette cité près de cette rivière? Qui la tient la peut dire unique sous les cieux. Or, je suis triste, et c'est le cas d'être joyeux. Oui, dussé-je rester quatorze ans dans ces plaines, O gens de guerre, archers, compagnons, capitaines, Mes enfants! mes lions! saint Denis m'est témoin Que j'aurai cette ville avant d'aller plus loin!- Le vieux Naymes frissonne à ce qu'il vient d'entendre. -Alors, achetez-la, car nul ne peut la prendre. Elle a pour se défendre, outre ses Béarnais, Vingt mille Turcs ayant chacun double harnais. Quant à nous, autrefois, c'est vrai, nous triomphâmes; Mais, aujourd'hui, vos preux ne valent pas des femmes, Ils sont tous harassés et du gîte envieux, Et je suis le moins las, moi qui suis le plus vieux. Sire, je parle franc et je ne farde guère. D'ailleurs, nous n'avons point de machines de guerre; Les chevaux sont rendus, les gens rassasiés; Je trouve qu'il est temps que vous vous reposiez, Et je dis qu'il faut être aussi fou que vous l'êtes Pour attaquer ces tours avec des arbalètes.- L'empereur répondit au duc, avec bonté: -Duc, tu ne m'as pas dit le nom de la cité? On peut bien oublier quelque chose à mon âge. Mais, sire, ayez pitié de votre baronnage; Nous voulons nos foyers, nos logis, nos amours. C'est ne jouir jamais que conquérir toujours. Nous venons d'attaquer bien des provinces, sire, Et nous en avons pris de quoi doubler l'empire. Ces assiégés riraient de vous du haut des tours. Ils ont, pour recevoir sûrement des secours Si quelque insensé vient heurter leurs citadelles, Trois souterrains creusés par les Turcs infidèles, Et qui vont, le premier, dans le val de Bastan, Le second, à Bordeaux, le dernier, chez Satan.- L'empereur, souriant, reprit d'un air tranquille: -Duc, tu ne m'as pas dit le nom de cette ville? C'est Narbonne. Narbonne est belle, dit le roi, Et je l'aurai; je n'ai jamais vu, sur ma foi, Ces belles filles-là sans leur rire au passage, Et me piquer un peu les doigts à leur corsage.- Alors, voyant passer un comte de haut lieu, Et qu'on appelait Dreus de Montdidier: -Pardieu! Comte, ce bon duc Nayme expire de vieillesse! Mais vous, ami, prenez Narbonne, et je vous laisse Tout le pays d'ici jusques à Montpellier; Car vous êtes le fils d'un gentil chevalier; Votre oncle, que j'estime, était abbé de Chelles; Vous-même êtes vaillant; donc, beau sire, aux échelles! L'assaut! Sire empereur, répondit Montdidier, Je ne suis désormais bon qu'à congédier; J'ai trop porté haubert, maillot, casque et salade; J'ai besoin de mon lit, car je suis fort malade; J'ai la fièvre; un ulcère aux jambes m'est venu; Et voilà plus d'un an que je n'ai couché nu. Gardez tout ce pays, car je n'en ai que faire.- L'empereur ne montra ni trouble ni colère. Il chercha du regard Hugo de Cotentin. Ce seigneur était brave et comte palatin. -Hughes, dit-il, je suis aise de vous apprendre Que Narbonne est à vous; vous n'avez qu'à la prendre.- Hugo de Cotentin salua l'empereur. -Sire, c'est un manant heureux qu'un laboureur! Le drôle gratte un peu la terre brune ou rouge, Et, quand sa tâche est faite, il rentre dans son bouge. Moi, j'ai vaincu Tryphon, Thessalus, Gaïffer; Par le chaud, par le froid, je suis vêtu de fer; Au point du jour, j'entends le clairon pour antienne; Je n'ai plus à ma selle une boucle qui tienne; Voilà longtemps que j'ai pour unique destin De m'endormir fort tard pour m'éveiller matin, De recevoir des coups pour vous et pour les vôtres. Je suis très-fatigué. Donnez Narbonne à d'autres.- Le roi laissa tomber sa tête sur son sein. Chacun songeait, poussant du coude son voisin. Pourtant Charle, appelant Richer de Normandie: -Vous êtes grand seigneur et de race hardie, Duc; ne voudrez-vous pas prendre Narbonne un peu? Empereur, je suis duc par la grâce de Dieu. Ces aventures-là vont aux gens de fortune. Quand on a ma duché, roi Charle, on n'en veut qu'une.- L'empereur se tourna vers le comte de Gand: -Tu mis jadis à bas Maugiron le brigand. Le jour où tu naquis sur la plage marine, L'audace avec le souffle entra dans ta poitrine: Bavon, ta mère était de fort bonne maison; Jamais on ne t'a fait choir que par trahison; Ton âme après la chute était encor meilleure. Je me rappellerai jusqu'à ma dernière heure L'air joyeux qui parut dans ton oeil hasardeux, Un jour que nous étions en marche seuls tous deux, Et que nous entendions dans les plaines voisines Le cliquetis confus des lances sarrasines. Le péril fut toujours de toi bien accueilli, Comte; eh bien, prends Narbonne, et je t'en fais bailli. Sire, dit le Gantois, je voudrais être en Flandre. J'ai faim, mes gens ont faim, nous venons d'entreprendre Une guerre à travers un pays endiablé; Nous y mangions, au lieu de farine de blé, Des rats et des souris, et, pour toutes ribotes, Nous avons dévoré beaucoup de vieilles bottes. Et puis votre soleil d'Espagne m'a hâlé Tellement, que je suis tout noir et tout brûlé; Et, quand je reviendrai de ce ciel insalubre Dans ma ville de Gand avec ce front lugubre, Ma femme, qui déjà peut-être a quelque amant, Me prendra pour un maure et non pour un flamand! J'ai hâte d'aller voir là-bas ce qui se passe. Quand vous me donneriez, pour prendre cette place, Tout l'or de Salomon et tout l'or de Pépin, Non! je m'en vais en Flandre, où l'on mange du pain. Ces bons flamands, dit Charle, il faut que cela mange!- Il reprit: -Ça, je suis stupide. Il est étrange Que je cherche un preneur de ville, ayant ici Mon vieil oiseau de proie, Eustache de Nancy. Eustache, à moi! Tu vois, cette Narbonne est rude; Elle a trente châteaux, trois fossés, et l'air prude; A chaque porte un camp, et, pardieu! j'oubliais, Là-bas, six grosses tours en pierre de liais. Ces douves-là nous font parfois si grise mine, Qu'il faut recommencer à l'heure où l'on termine, Et que, la ville prise, on échoue au donjon. Mais qu'importe! es-tu pas le grand aigle? Un pigeon, Un moineau, dit Eustache, un pinson dans la haie! Roi, je me sauve au nid. Mes gens veulent leur paye; Or, je n'ai pas le sou; sur ce, pas un garçon Qui me fasse crédit d'un coup d'estramaçon; Leurs yeux me donneront à peine une étincelle Par sequin qu'ils verront sortir de l'escarcelle. Tas de gueux! Quant à moi, je suis très-ennuyé; Mon vieux poing tout sanglant n'est jamais essuyé; Je suis moulu. Car, sire, on s'échine à la guerre; On arrive à haïr ce qu'on aimait naguère, Le danger qu'on voyait tout rose, on le voit tout noir; On s'use, on se disloque, on finit par avoir La goutte aux reins, l'entorse aux pieds, aux mains l'ampoule, Si bien, qu'étant parti vautour, on revient poule. Je désire un bonnet de nuit. Foin du cimier! J'ai tant de gloire, ô roi, que j'aspire au fumier.- Le bon cheval du roi frappait du pied la terre Comme s'il comprenait; sur le mont solitaire Les nuages passaient. Gérard de Roussillon Était à quelques pas avec son bataillon; Charlemagne en riant vint à lui. -Vaillant homme, Vous êtes dur et fort comme un Romain de Rome; Vous empoignez le pieu sans regarder aux clous; Gentilhomme de bien, cette ville est à vous!- Gérard de Roussillon regarda d'un air sombre Son vieux gilet de fer rouillé, le petit nombre De ses soldats marchant tristement devant eux, Sa bannière trouée et son cheval boiteux. -Tu rêves, dit le roi, comme un clerc en Sorbonne. Faut-il donc tant songer pour accepter Narbonne? Roi, dit Gérard, merci, j'ai des terres ailleurs.- Voilà comment parlaient tous ces fiers batailleurs Pendant que les torrents mugissaient sous les chênes. L'empereur fit le tour de tous ses capitaines; Il appela les plus hardis, les plus fougueux, Eudes, roi de Bourgogne, Albert de Périgueux, Samo, que la légende aujourd'hui divinise, Garin, qui, se trouvant un beau jour à Venise, Emporta sur son dos le lion de Saint-Marc, Ernaut de Beauléande, Ogier de Danemark, Roger enfin, grande âme au péril toujours prête. Ils refusèrent tous. Alors, levant la tête, Se dressant tout debout sur ses grands étriers, Tirant sa large épée aux éclairs meurtriers, Avec un âpre accent plein de sourdes huées, Pâle, effrayant, pareil à l'aigle des nuées, Terrassant du regard son camp épouvanté, L'invincible empereur s'écria: -Lâcheté! O comtes palatins tombés dans ces vallées, O géants qu'on voyait debout dans les mêlées, Devant qui Satan même aurait crié merci, Olivier et Roland, que n'êtes-vous ici! Si vous étiez vivants, vous prendriez Narbonne, Paladins! vous, du moins, votre épée était bonne, Votre coeur était haut, vous ne marchandiez pas! Vous alliez en avant sans compter tous vos pas! O compagnons couchés dans la tombe profonde, Si vous étiez vivants, nous prendrions le monde! Grand Dieu! que voulez-vous que je fasse à présent? Mes yeux cherchent en vain un brave au coeur puissant, Et vont, tout effrayés de nos immenses tâches, De ceux-là qui sont morts à ceux-ci qui sont lâches! Je ne sais point comment on porte des affronts! Je les jette à mes pieds, je n'en veux pas! Barons, Vous qui m'avez suivi jusqu'à cette montagne, Normands, Lorrains, marquis des marches d'Allemagne, Poitevins, Bourguignons, gens du pays Pisan, Breton, Picards, Flamands, Français, allez-vous-en! Guerriers, allez-vous-en d'auprès de ma personne, Des camps où l'on entend mon noir clairon qui sonne, Rentrez dans vos logis, allez-vous-en chez vous, Allez-vous-en d'ici, car je vous chasse tous! Je ne veux plus de vous! retournez chez vos femmes! Allez vivre cachés, prudents, contents, infâmes! C'est ainsi qu'on arrive à l'âge d'un aïeul. Pour moi, j'assiégerai Narbonne à moi tout seul. Je reste ici, rempli de joie et d'espérance! Et, quand vous serez tous dans notre douce France, O vainqueurs des Saxons et des Aragonais! Quand vous vous chaufferez les pieds à vos chenets, Tournant le dos aux jours de guerres et d'alarmes, Si l'on vous dit, songeant à tous vos grands faits d'armes Qui remplirent longtemps la terre de terreur: -Mais où donc avez-vous quitté votre empereur?- Vous répondrez, baissant les yeux vers la muraille: -Nous nous sommes enfuis le jour d'une bataille, Si vite et si tremblants et d'un pas si pressé, Que nous ne savons plus où nous l'avons laissé!- Ainsi Charles de France, appelé Charlemagne, Exarque de Ravenne, empereur d'Allemagne, Parlait dans la montagne avec sa grande voix; Et les pâtres lointains, épars au fond des bois, Croyaient, en l'entendant, que c'était le tonnerre. Les barons, consternés, fixaient leurs yeux à terre. Soudain, comme chacun demeurait interdit, Un jeune homme bien fait sortit des rangs, et dit: -Que monsieur saint Denis garde le roi de France!- L'empereur fut surpris de ce ton d'assurance. Il regarda celui qui s'avançait, et vit, Comme le roi Saül lorsque apparut David, Une espèce d'enfant au teint rose, aux mains blanches, Que d'abord les soudards dont l'estoc bat les hanches Prirent pour une fille habillée en garçon, Doux, frêle, confiant, serein, sans écusson Et sans panache, ayant, sous ses habits de serge, L'air grave d'un gendarme et l'air froid d'une vierge. -Toi, que veux-tu, dit Charle, et qu'est-ce qui t'émeut? Je viens vous demander ce dont pas un ne veut: L'honneur d'être, ô mon roi, si Dieu ne m'abandonne, L'homme dont on dira: -C'est lui qui prit Narbonne.- L'enfant parlait ainsi d'un air de loyauté, Regardant tout le monde avec simplicité. Le Gantois, dont le front se relevait très-vite, Se mit à rire et dit aux reîtres de sa suite: -Hé! c'est Aymerillot, le petit compagnon! Aymerillot, reprit le roi, dis-nous ton nom. Aymery. Je suis pauvre autant qu'un pauvre moine; J'ai vingt ans, je n'ai point de paille et point d'avoine, Je sais lire en latin, et je suis bachelier. Voilà tout, sire. Il plut au sort de m'oublier Lorsqu'il distribua les fiefs héréditaires, Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres, Mais tout le grand ciel bleu n'emplirait pas mon coeur. J'entrerai dans Narbonne. Et je serai vainqueur; Après, je châtierai les railleurs, s'il en reste.- Charles, plus rayonnant que l'archange céleste, S'écria: -Tu seras, pour ce propos hautain, Aymery de Narbonne et comte palatin, Et l'on te parlera d'une façon civile. Va, fils!- Le lendemain, Aymery prit la ville. - IV BIVAR Bivar était, au fond d'un bois sombre, un manoir Carré, flanqué de tours, fort vieux, et d'aspect noir. La cour était petite et la porte était laide Quand le scheik Jabias, depuis roi de Tolède, Vint visiter le Cid au retour de Cintra. Dans l'étroit patio le prince maure entra; Un homme, qui tenait à la main une étrille, Pansait une jument attachée à la grille; Cet homme, dont le scheik ne voyait que le dos, Venait de déposer à terre des fardeaux, Un sac d'avoine, une auge, un harnais, une selle; La bannière arborée au donjon était celle De don Diègue, ce père étant encor vivant; L'homme, sans voir le scheik, frottant, brossant, lavant, Travaillait, tête nue et bras nus, et sa veste Était d'un cuir farouche et d'une mode agreste; Le scheik, sans ébaucher même un buenos dias, Dit: -Manant, je viens voir le seigneur Ruy Diaz, Le grand campéador des Castilles.- Et l'homme, Se retournant, lui dit: -C'est moi. Quoi! vous qu'on nomme Le héros, le vaillant, le seigneur des pavois, S'écria Jabias, c'est vous qu'ainsi je vois! Quoi! c'est vous qui n'avez qu'à vous mettre en campagne Et qu'à dire: -Partons!- pour donner à l'Espagne, D'Avis à Gibraltar, d'Algarve à Cadafal, O grand Cid, le frisson du clairon triomphal, Et pour faire accourir au-dessus de vos tentes, Ailes au vent, l'essaim des victoires chantantes! Lorsque je vous ai vu, seigneur, moi prisonnier, Vous vainqueur, au palais du roi, l'été dernier, Vous aviez l'air royal du conquérant de l'Èbre; Vous teniez à la main la Tizona célèbre; Votre magnificence emplissait cette cour, Comme il sied quand on est celui d'où vient le jour; Cid, vous étiez vraiment un Bivar très-superbe; On eût dans un brasier cueilli des touffes d'herbe, Seigneur, plus aisément, certes, qu'on n'eût trouvé Quelqu'un qui devant vous prît le haut du pavé; Plus d'un richomme avait pour orgueil d'être membre De votre servidumbre et de votre antichambre; Le Cid dans sa grandeur allait, venait, parlait, La faisant boire à tous, comme aux enfants le lait; D'altiers ducs, tout enflés de faste et de tempête, Qui, depuis qu'ils avaient le chapeau sur la tête, D'aucun homme vivant ne s'étaient souciés, Se levaient, sans savoir pourquoi, quand vous passiez; Vous vous faisiez servir par tous les gentilshommes; Le Cid comme une altesse avait ses majordomes; Lerme était votre archer; Gusman, votre frondeur; Vos habits étaient faits avec de la splendeur; Vous si bon, vous aviez la pompe de l'armure; Votre miel semblait or comme l'orange mûre. Sans cesse autour de vous vingt coureurs étaient prêts. Nul n'était au-dessus du Cid, et nul auprès; Personne, eût-il était de la royale estrade, Prince, infant, n'eût osé vous dire: -Camarade!- Vous éclatiez, avec des rayons jusqu'aux cieux, Dans une préséance éblouissante aux yeux; Vous marchiez entouré d'un ordre de bataille; Aucun sommet n'était trop haut pour votre taille, Et vous étiez un fils d'une telle fierté Que les aigles volaient tous de votre côté. Vous regardiez ainsi que néants et fumées Tout ce qui n'était pas commandement d'armées, Et vous ne consentiez qu'au nom de général; Cid était le baron suprême et magistral; Vous dominiez tout, grand, sans chef, sans joug, sans digue, Absolu, lance au poing, panache au front.- Rodrigue Répondit: -Je n'étais alors que chez le roi.- Et le scheik s'écria: -Mais, Cid, aujourd'hui, quoi, Que s'est-il donc passé? quel est cet équipage? J'arrive, et je vous trouve en veste, comme un page, Dehors, bras nus, nu-tête, et si petit garçon Que vous avez en main l'auge et le caveçon! Et faisant ce qu'il sied aux écuyers de faire! Scheik, dit le Cid, je suis maintenant chez mon père.- - V LE JOUR DES ROIS I L'aube sur les grands monts se leva frémissante Le six janvier de l'an du Christ huit cent soixante, Comme si dans les cieux cette clarté savait Pourquoi l'homme de fer et d'acier se revêt Et quelle ombre il prépare aux livides journées. Une blême blancheur baigne les Pyrénées; Le louche point du jour de la morne saison, Par places, dans le large et confus horizon, Brille, aiguise un rocher, ébauche un monticule; Et la plaine est obscure, et dans le crépuscule L'Egba, l'Arga, le Cil, tous ces cours d'eau rampants, Font des fourmillements d'éclairs et de serpents; Le bourg Chagres est là près de sa forteresse. II Le mendiant du pont de Crassus, où se dresse L'autel d'Hercule offert aux Jeux Aragonaux, Est, comme à l'ordinaire, entre deux noirs créneaux, Venu s'asseoir, tranquille et muet, dès l'aurore. La larve qui n'est plus ou qui n'est pas encore Ressemble à ce vieillard, spectre aux funèbres yeux, Grelottant dans l'horreur d'un haillon monstrueux; C'est le squelette ayant faim et soif dans la tombe. Dans ce siècle où sur tous l'esclavage surplombe, Où tout être, perdu dans la nuit, quel qu'il soit, Même le plus petit, même le plus étroit, Offre toujours assez de place pour un maître, Où c'est un tort de vivre, où c'est un crime d'être, Ce pauvre homme est chétif au point qu'il est absous; Il habite le coin du néant, au-dessous Du dernier échelon de la souffrance humaine, Si bas, que les heureux ne prennent pas la peine D'ajouter sa misère à leur joyeux orgueil, Ni les infortunés d'y confronter leur deuil; Penché sur le tombeau plein de l'ombre mortelle, Il est comme un cheval attendant qu'on dételle; Abject au point que l'homme et la femme, les pas, Les bruits, l'enterrement, la noce, les trépas, Les fêtes, sans l'atteindre, autour de lui s'écoulent; Et le bien et le mal, sans le voir, sur lui roulent; Tout au plus raille-t-on ce gueux sur son fumier; Tout le tumulte humain, soldats au fier cimier, Moines tondus, l'amour, le meurtre, la bataille, Ignore cette cendre ou rit de cette paille; Qu'est-il? Rien, ver de terre, ombre; et même l'ennui N'a pas le temps de perdre un coup de pied sur lui. Il rampe entre la chose et la bête de somme; Tibère, sans marcher dessus, verrait cet homme, Cet être obscur, infect, pétrifié, dormant, Ne valant pas l'effort de son écrasement; Celui qui le voit, dit: -C'est l'idiot!- et passe; Son regard fixe semble effaré par l'espace; Infirme, il ne pourrait manier des outils; C'est un de ces vivants lugubres, engloutis Dans cette extrémité de l'ombre où se termine La maladie en lèpre et l'ordure en vermine. C'est à lui que les maux en bas sont limités; Du rendez-vous des deuils et des calamités Sa loque, au vent flottante, est l'effroyable enseigne; Sous ses ongles crispés sa peau s'empourpre et saigne; Il regarde, voit-il? il écoute, entend-il? Si cet être aperçoit l'homme, c'est de profil, Nul visage n'étant tourné vers ses ténèbres; La famine et la fièvre ont ployé ses vertèbres; On voudrait balayer son ombre du pavé; Au passant qui lui donne, il bégaye un Ave; Sa parole ébauchée en murmure s'achève; Et si, dans sa stupeur, et du fond de son rêve, Parfois à quelque chose, ici-bas, il répond, C'est à ce que dit l'eau sous les arches du pont. Sa maigreur est hideuse aux trous de sa guenille. Et le seul point par où ce fantôme chenille Touche aux hommes courbés le soir et le matin, C'est, à l'aube, au couchant, sa prière en latin, Dans l'ombre, d'une voix lente psalmodiée. III Flamme au septentrion. C'est Vich incendiée. Don Pancho s'est rué sur Vich au point du jour, Pancho, roi d'Oloron, commande au carrefour Des trois pertuis profonds qui vont d'Espagne en France; Voulant piller, il a donné la préférence A Vich, qui fait commerce avec Tarbe et Cahors; Pancho, fauve au dedans, est difforme au dehors; Il est camard, son nez étant sans cartilages, Et si méchant, qu'on dit que les gens des villages Ramassent du poil d'ours où cet homme a passé. Il a brisé la porte, enjambé le fossé, Est entré dans l'église, et sous les sombres porches S'est dressé, rouge spectre, ayant aux poings deux torches; Et maintenant, maisons, tours, palais spacieux, Toute la ville monte en lueur dans les cieux. Flamboiement au midi. C'est Girone qui brûle. Le roi Blas a jadis eu d'Inès la matrulle, Deux bâtards, ce qui fait qu'à cette heure l'on a Gil, roi de Luz, avec Jean, duc de Cardona; L'un règne à Roncevaux et l'autre au col d'Andorre. Quiconque voit des dieux dans les loups, les adore. Ils ont, la veille au soir, quitté leurs deux donjons, Ensemble, avec leur bande, en disant: -Partageons!- N'étant pas trop de deux pour ce qu'ils ont à faire. En route, le plus jeune a crié: -Bah! mon frère, Rions; et renonçons à la chose, veux-tu? Revenons sur nos pas; je ne suis point têtu, Si tu veux t'en ôter, c'est dit, je me retire. Ma règle, a dit l'aîné, c'est de ne jamais rire Ni reculer, ayant derrière moi l'enfer.- Et c'est ainsi qu'ils ont, ces deux princes de fer, Après avoir rompu le mur qui la couronne, Brûlé la belle ville heureuse de Girone; Et fait noir l'horizon que le Seigneur fait bleu. Rougeur à l'orient. C'est Lumbier en feu. Ariscat l'est venu piller pour se distraire. Ariscat est le roi d'Aguas; ce téméraire, Car, en basque, Ariscat veut dire le Hardi, A son donjon debout près du pic du Midi, Comme s'il égalait à la montagne immense. Il brûle Lumbier comme on brûla Numance; L'histoire est quelquefois l'infidèle espion: Elle oublie Ariscat et vante Scipion; N'importe! le roi basque est invincible, infâme, Superbe, comme un autre, et fait sa grande flamme; Cette ville n'est plus qu'un bûcher; il est fier; Et le tas de tisons d'Ariscat, Lumbier, Vaut bien Tyr, le monceau de braises d'Alexandre. Fumée à l'occident. C'est Teruel en cendre. Le roi du mont Jaxa, Gesufal le Cruel, Pour son baiser terrible a choisi Teruel; Il vient d'en approcher ses deux lèvres funèbres, Et Teruel se tord dans un flot de ténèbres. Le fort que sur un pic Gesufal éleva Est si haut, que du faîte on voit tout l'Alava, Tout l'Èbre, les deux mers, et le merveilleux golfe Où tombe Phaéton et d'où s'envole Astolphe. Gesufal est ce roi, gai comme les démons, Qui disait aux pays gisant au pied des monts, Sol inquiet, tremblant comme une solfatare: -Je suis ménétrier; je mets à ma guitare La corde des gibets dressés sur le chemin; Dansez, peuples! j'ai deux royaumes dans ma main; Aragon et Léon sont mes deux castagnettes.- C'est lui qui dit encor: -Je fais les places nettes.- Et Teruel, hier une ville, aujourd'hui Est de l'ombre. O désastre! ô peuple sans appui! Des tourbillons de nuit et d'étincelles passent, Les façades au fond des fournaises s'effacent, L'enfant cherche la femme et la femme l'enfant, Un râle horrible sort du foyer étouffant; Les flammèches au vent semblent d'affreux moustiques; On voit dans le brasier le comptoir des boutiques Où le marchand vendait la veille, et les tiroirs Sont là béants, montrant de l'or dans leurs coins noirs. Le feu poursuit la foule et sur les toits s'allonge; On crie, on tombe, on fuit, tant la vie est un songe! IV Qu'est-ce que ce torrent de rois? Pourquoi ce choix, Quatre villes? Pourquoi toutes quatre à la fois? Sont-ce des châtiments, ou n'est-ce qu'un carnage? Pas de choix. Le hasard, ou bien le voisinage, Voilà tout; le butin pour but et pour raison; Quant aux quatre cités brûlant à l'horizon, Regardez: vous verrez bien d'autres rougeurs sombres. Toute la perspective est un tas de décombres. La montagne a jeté sur la plaine ses rois, Rien de plus. Quant au fait, le voici: Navarrois, Basques, Aragonais, Catalans, ont des terres; Pourquoi? Pour enrichir les princes. Monastères Et seigneurs sont le but du paysan. Le droit Est l'envers du pouvoir dont la force est l'endroit; Depuis que le puissant sur le faible se rue, Entre l'homme d'épée et l'homme de charrue, Il existe une loi dont l'article premier C'est que l'un est le maître et l'autre le fermier; Les enfants sont manants, les femmes sont servantes. A quoi bon discuter? Sans cessions ni ventes, La maison appartient au fort, source des lois, Et le bourg est à qui peut pendre le bourgeois; Toute chose est à l'homme armé; les cimeterres Font les meilleurs contrats et sont les bons notaires; Qui peut prendre doit prendre; et le tabellion Qui sait le mieux signer un bail, c'est le lion. Cela posé, qu'ont fait ces peuples? Leur délire Fut triste. L'autre mois, les rois leur ont fait dire D'alimenter les monts d'où l'eau vers eux descend, Et d'y mener vingt boeufs et vingt moutons sur cent, Plus, une fanéga d'orge et de blé par homme. La plaine est ouvrière et partant économe; Les pays plats se sont humblement excusés, Criant grâce, alléguant qu'ils n'ont de rien assez, Que maigre est l'Aragon et pauvre la Navarre. Peuple pauvre, les rois prononcent peuple avare; De là, frémissement et colère là-haut. Ordre aux arrière-bans d'accourir au plus tôt; Et Gesufal, celui d'où tombent les sentences, A fait venir devant un monceau de potences Les alcades des champs et les anciens des bourgs, Affirmant qu'il irait, au son de ses tambours, Pardieu! chercher leurs boeufs chez eux sous des arcades Faites de pieds d'anciens et de jambes d'alcades. Le refus persistant, les rois sont descendus. V Et c'est pourquoi, s'étant par message entendus, En bons cousins, étant convenus en famille De sortir à la fois, vers l'heure où l'aube brille, Chacun de sa montagne et chacun de sa tour, Ils vont fêtant le jour des rois, car c'est leur jour, Par un grand brûlement de villes dans la plaine. Déroute; enfants, vieillards, boeufs, moutons; clameur vaine, Trompette, cris de guerre: exterminons! frappons! Chariots s'accrochant aux passages des ponts; Les champs hagards sont pleins de sombres débandades; La même flamme court sur les cinq Mérindades; Olite tend les bras à Tudela qui fuit Vers la pâle Estrella sur qui le brandon luit; Et Sanguesa frémit, et toutes quatre ensemble Appellent au secours Pampelune qui tremble. Comme on sait tous les noms de ces rois, Gilimer, Torismondo, Garci, grand-maître de la mer, Harizetta, Wermond, Barbo, l'homme égrégore, Juan, prince de Héas, Guy, comte de Bigorre, Blas-el-Matador, Gil, Francavel, Favilla, Et qu'enfin, c'est un flot terrible qui vient là, Devant toutes ces mains dans tant d'horreurs trempées, On n'a pas songé même à courir aux épées; On sent qu'en cet essaim que la rage assembla, Chaque monstre est un grain de cendre d'Attila, Qu'ils sont fléaux, qu'ils ont en eux l'esprit de guerre; Qu'ouverts comme Oyarzun, fermés comme Figuère, Tous les bourgs sont égaux devant l'effrayant vol De ces chauves-souris du noir ciel espagnol, Et que tours et créneaux croulent comme des rêves Au tourbillonnement farouche de leurs glaives; Nul ne résiste; on meurt. Tas d'hommes poursuivis! Pas une ville n'a dressé son pont-levis, Croyant fléchir les rois écumants de victoire Par l'acceptation tremblante de leur gloire. On se cache, on s'enfuit, chacun avec les siens. Ils ont vers Gesufal envoyé leurs anciens, Pieds nus, la corde au cou, criant miséricorde; Fidèle à sa promesse, il a serré la corde. On n'a pas même à Reuss, ô fureur de ces rois! Épargné le couvent des Filles de la Croix; Comme on force un fermoir pour feuilleter un livre, Ils en ont fait briser la porte au soldat ivre. Hélas! Christ abritait sous un mur élevé Ces anges où Marie est lisible, où l'Ave Est écrit, mot divin, sur des pages fidèles, Vierges pures ayant la Vierge sainte en elles, Reliures d'ivoire à l'exemplaire d'or La grille ouverte, ils ont franchi le corridor, Les nonnes frémissaient au fond du sanctuaire; En vain le couvent sombre agitait son suaire, En vain grondait au seuil le vieux foudre romain, En vain l'abbesse, blanche, en deuil, la crosse en main, Sinistre, protégeait son tremblant troupeau d'âmes; Devant des mécréants, des saintes sont des femmes; L'homme parfois à Dieu jette d'affreux défis; L'autel, l'horreur du lieu, le sanglant crucifix, Le cloître avec sa nuit, l'abbesse avec sa crosse, Tout s'est évanoui dans un rire féroce, Et ceci fut l'exploit de Blas-el-Matador. Partout on voit l'alcade et corrégidor Pendus, leurs noms au dos, à la potence vile, L'un, devant son hameau, l'autre devant sa ville. Tous les bourgs ont tendu leurs gorges au couteau. Chagres, comme le reste, est mort sur son coteau. O deuil! ce fut pendant une journée entière, Entre les parapets de l'étroit pont de pierre Que bâtit là Crassus, lieutenant de César, Comme l'écrasement d'un peuple sous un char. Ils voulaient s'évader, les manants misérables; Mais les pointes d'épée, âpres, inexorables, Comme des becs de flamme, accouraient derrière eux; Les bras levés, les cris, les pleurs, étaient affreux; On n'avait jamais vu peut-être une contrée D'un tel rayonnement de meurtre pénétrée; Le pont, d'un bout à l'autre, était un cliquetis; Les soldats arrachaient aux mères leurs petits; Et l'on voyait tomber morts et vivants dans l'Èbre, Pêle-mêle, et pour tous, hélas! ce pont funèbre Qui sortait de la ville, entrait dans le tombeau. VI Le couchant empourpra le mont Tibidabo; Le soir vint; tirant l'âne obstiné qui recule, Le soldat se remit en route au crépuscule, Heure trouble assortie au cri du chat-huant; Lourds de butin, le long des chemins saluant Les images des saints que les passants vénèrent, Vainqueurs, sanglants, joyeux, les rois s'en retournèrent, Chacun avec ses gens, chacun vers son état; ET, reflet du couchant, ou bien de l'attentat, La chaîne des vieux monts, funeste et vaste bouge, Apparaissait, dans l'ombre horrible, toute rouge; On eût dit que, tandis qu'en bas on triomphait, Quelque archange vengeur de la plaine avait fait Remonter tout ce sang au front de la montagne. Chaque bande, à travers la brumeuse campagne, Dans des directions diverses s'enfonça; Ceux-là vers Roncevaux, ceux-ci vers Tolosa; Et les pillards tâtaient leurs sacs, de peur que l'ombre N'en fît tomber l'enflure ou décroître le nombre, La crainte du voleur étant d'être volé. Meurtre du laboureur et pillage du blé, La journée était bonne, et les files de lances Serpentaient dans les champs pleins de sombres silences; Les montagnards disaient: -Quel beau coup de filet!- Après avoir tué la plaine qui râlait, Ils rentraient dans leurs monts, comme une flotte au havre, Et, riant et chantant, s'éloignaient du cadavre. On vit leurs dos confus reluire quelque temps, Et leurs rangs se grouper sous les drapeaux flottants Ainsi que des chaînons ténébreux se resserrent, Puis ces farouches voix dans la nuit s'effacèrent. VII Le pont de Crassus, morne et tout mouillé de sang, Resta désert. Alors, tragique et se dressant, Le mendiant, tendant ses deux mains décharnées, Montra sa souquenille immonde aux Pyrénées, Et cria dans l'abîme et dans l'immensité: -Confrontez-vous. Sentez votre fraternité, O mont superbe, ô loque infâme! neige, boue! Comparez, sous le vent des cieux qui les secoue, Toi, tes nuages noirs, toi, tes haillons hideux, O guenille, ô montagne; et cachez toutes deux, Pendant que les vivants se traînent sur leurs ventres, Toi, les poux dans tes trous, toi, les rois dans tes antres!- - XI. Le Cid exilé I Le Cid est exilé. Qui se souvient du Cid ? Le roi veut qu'on l'oublie ; et Reuss, Almonacid, Graos, tous ses exploits, ressemblent à des songes ; Les rois maures chassés ou pris sont des mensonges ; Et quant à ces combats puissants qu'il a livrés, Pancorbo, la bataille illustre de Givrez Qui semble une volée effrayante d'épées, Coca, dont il dompta les roches escarpées, Gor où le Cid pleurait de voir le jour finir, C'est offenser le roi que de s'en souvenir. Même il est malséant de parler de Chimène. Un homme étant allé visiter un domaine Dans les pays qui sont entre l'Èbre et le Cil, Du côté que le Cid habite en son exil, A passé par hasard devant son écurie ; Le duc Juan, dont cet homme est serf en Asturie, Bon courtisan, l'a fait à son retour punir Pour avoir entendu Babieça hennir. Donc, chacun l'a pour dit, n'est pas sujet fidèle Qui parle de Tortose et de la citadelle Où le glorieux Cid arbora son drapeau ; Dire ces mots : Baxa, Médina del Campo, Vergara, Salinas, Mondragon-les-Tours-Noires, Avec l'intention de nommer des victoires, Ce n'est point d'un loyal Espagnol ; qu'autrefois Un homme ait fait lâcher au comte Odet de Foix Les infantes d'Irun, Payenne et Manteline ; Que cet homme ait sauvé la Castille orpheline ; Qu'il ait dans la bataille été le grand cimier ; Que les Maures, foulés par lui comme un fumier, L'admirent, et, vaincus, donnent son nom célèbre Au ruisseau Cidacos qui se jette dans l'Èbre ; Qu'il ait rempli du bruit de ses fiers pas vainqueurs Astorga, Zamora, l'Aragon, tous les coeurs ; Qu'il ait traqué, malgré les gouffres et les piéges, L'horrible Abdulmalic dans la sierra des Neiges, En janvier, sans vouloir attendre le dégel ; Qu'il ait osé défendre aux notaires d'Urgel De dater leurs contrats de l'an du roi de France ; Que cet homme ait pour tous été la délivrance, Allant, marchant, courant, volant de tous côtés, Effarant l'ennemi dans ces rapidités ; Qu'on l'ait vu sous Lorca, figure surhumaine, Et devant Balbastro, dans la même semaine ; Qu'il ait, sur la tremblante échelle des hasards, Calme, donné l'assaut à tous les alcazars, Toujours ferme, et toujours, à Tuy comme à Valence, Fier dans le tourbillon sombre des coups de lance, C'est possible ; mais l'ombre est sur cet homme-là ; Silence. Est-ce après tout grand'chose que cela ? Le pont Matamoros peut vous montrer ses brèches, Mais s'il parle du Cid vainqueur, bravant les flèches, On fera démolir le pont Matamoros ! Le roi ne veut pas plus qu'on nomme le héros Que le pape ne veut qu'on nomme la comète ; Il n'est pas démontré que l'aigle se permette De faire encor son nid dans ce mont Muradal Qui fit de Tizona la soeur de Durandal. II Du reste, comme il faut des héros pour la guerre, Le roi cassant le Cid, a trouvé bon d'en faire : Il en a fait. L'Espagne a des hommes nouveaux. Alvar Rambla, le duc Nuno Saz y Calvos, Don Gil, voilà les noms dont la foule s'effare ; Ils sont dans la lumière, ils sont dans la fanfare ; Leur moindre geste s'enfle au niveau des exploits ; Et, dans leur antichambre, on entend quelquefois Les pages, d'une voix féminine et hautaine, Dire : - Ah oui-da, le Cid ! C'était un capitaine D'alors. Vit-il encor, ce Campéador-là ? Le Cid n'existe plus auprès d'Alvar Rambla ; Gil, plus grand que le Cid, dans son ombre le cache ; Nuno Saz engloutit le Cid sous son panache ; Sur Achille tombé les myrmidons ont crû ; Et du siècle du Cid le Cid a disparu. L'exil, est-ce l'oubli vraiment ? une mémoire Qu'un prince étouffe, est-elle éteinte pour la gloire ? Est-ce à jamais qu'Alvar, Nuno, Gil, nains heureux, Éclipsent le grand Cid exilé derrière eux ? Quand le voyageur sort d'Oyarzun, il s'étonne, Il regarde, il ne voit, sous le noir ciel qui tonne, Que le mont d'Oyarzun, médiocre et pelé : - Mais ce Pic du Midi dont on m'avait parlé, Où donc est-il ? Ce Pic, le plus haut des Espagnes, N'existe point. S'il m'est caché par ces montagnes, Il n'est pas grand. Un peu d'ombre l'anéantit. - Cela dit, il s'en va, point fâché, lui petit, Que ce mont qu'on disait si haut ne soit qu'un rêve. Il marche, la nuit vient, puis l'aurore se lève, Le voyageur repart, son bâton à la main, Et songe, et va disant tout le long du chemin : - Bah ! s'il existe un Pic du Midi, que je meure ! La montagne Oyarzun est belle, à la bonne heure ! - Laissant derrière lui hameaux, clochers et tours, Villes et bois, il marche un jour, deux jours, trois jours ; - Le genre humain dirait trois siècles ; - il s'enfonce Dans la lande à travers la bruyère et la ronce ; Enfin, par hasard, las, inattentif, distrait, Il se tourne, et voici qu'à ses yeux reparaît, Comme un songe revient confus à la pensée, La plaine dont il sort et qu'il a traversée, L'église et la forêt, le puits et le gazon ; Soudain, presque tremblant, là-bas, sur l'horizon Que le soir teint de pourpre et le matin d'opale, Dans un éloignement mystérieux et pâle, Au-delà de la ville et du fleuve, au-dessus D'un tas de petits monts sous la brume aperçus Où se perd Oyarzun avec sa butte informe, Il voit dans la nuée une figure énorme ; Un mont blême et terrible emplit le fond des cieux ; Un pignon de l'abîme, un bloc prodigieux Se dresse, aux lieux profonds mêlant les lieux sublimes, Sombre apparition de gouffres et de cîmes, Il est là ; le regard croit sous son porche obscur Voir le noeud monstrueux de l'ombre et de l'azur, Et son faîte est un toit sans brouillard et sans voile, Où ne peut se poser d'autre oiseau que l'étoile ; C'est le Pic du Midi. L'histoire voit le Cid. III Grande nouvelle. Émoi dans tout Valladolid. Quoi ? Qu'est-ce donc ? Le roi se dément ! Le roi cède ! Alphonse a pour maîtresse une fille assez laide, Et qui, par cela même, on ne sait pas pourquoi, Fait tout ce qu'elle veut de la raison du roi, Au point qu'elle en pourrait tirer des choses sages ; Cette fille a-t-elle eu quelques mauvais présages ? Ou bien le roi du peuple entend-il la rumeur ? Est-il las des héros qu'il a faits par humeur ? Finit-il par trouver cette gloire trop plate ? Craint-il que tout à coup une guerre n'éclate Qui soit vraiment méchante et veuille un vrai héros ? Le certain, c'est qu'après le combat de taureaux Son Altesse un dimanche a dit dans la chapelle : - Ruy Diaz de Bivar revient. Je le rappelle. Je le veux. - Ils sont là plus d'un esprit subtil ; Pourtant pas un n'a dit : mais le Cid voudra-t-il ? N'importe, il plaît au roi de revoir ce visage. Pour éblouir le Cid, il charge du message Un roi, l'homme entre tous vénéré dans sa cour, Son vassal, son parent, le roi d'Acqs-en-Adour, Santos-le-Roux, qu'on nomme aussi le Magnanime, Parce qu'étant tuteur d'Atton, comte de Nîme, Il le fit moine, et prit sa place, et confisqua Ses biens pour les donner au couvent de Huesca. IV Ce sont de braves coeurs que les gens de la plaine ; Ils chantent dans les blés un chant bizarre et fou ; Et quant à leurs habits faits de cuir et de laine, Boire les use au coude et prier, au genou. Étant fils du sang basque, ils ont cet avantage Sur les froids Espagnols murés dans leurs maisons, Qu'ils préfèrent à l'eau, fût-elle prise au Tage, Le vin mystérieux d'où sortent les chansons. Ils sont hospitaliers, prodigues, bons dans l'âme ; L'homme dit aux passants ; Entrez, les bienvenus ! Pour un petit enfant qu'elle allaite, la femme Montre superbement deux seins de marbre nus. Lorsque l'homme est aux champs, la femme reste seule ; N'importe, entrez ! passants, le lard est sur l'étal, Mangez ! Et l'enfant joue, et dans un coin l'aïeule Raccommode un vieux cistre aux cordes de métal. Quelques-uns sont bergers dans les grands terrains vagues, Champs que les bataillons ont légués aux troupeaux, Mer de plaines ayant les collines pour vagues, Où César a laissé l'ombre de ses drapeaux. Là passent des boeufs roux qui sonnent de la cloche, Avertissant l'oiseau de leur captivité ; L'homme y féconde un sol plus âpre que la roche, Et de cette misère extrait de la fierté. L'égyptienne y rôde, et suspend en guirlandes Sur sa robe en lambeaux les bleuets du sillon ; La fleur s'offre aux gypsis errantes dans ces landes, Car, fille du fumier, elle est soeur du haillon. Là, tout est rude ; août flamboie et janvier gèle ; Le zingaro regarde, en venant boire aux puits, Les ronds mouillés que font les seaux sur la margelle, Tout cercle étant la forme effrayante des nuits. Là, dans les grès hideux, l'ermite fait sa grotte. Lieux tristes ! Le boucher y vient trois fois par an ; Le grelot des moutons y semble la marotte Dont l'animal, fou sombre, amuse Dieu tyran. Peu d'herbe ; les brebis paissent exténuées ; Le pâtre a tout l'hiver sur son toit de roseaux Le bouleversement farouche des nuées Quand les hydres de pluie ouvrent leurs noirs naseaux. Ces hommes sont vaillants. Âmes de candeur pleines, Leur regard est souvent fauve, jamais moqueur ; Rien ne gêne le souffle immense dans les plaines ; La liberté du vent leur passe dans le coeur. Leurs filles qui s'en vont laver aux cressonnières, Plongent leur jambe rose au courant des ruisseaux ; On ne sait, en entrant dans leurs maisons tanières, Si l'on voit des enfants ou bien des lionceaux. Voisins du bon proscrit, ils labourent, ils sèment, À l'ombre de la tour du preux Campéador ; Contents de leur ciel bleu, pauvres, libres, ils aiment Le Cid plus que le roi, le soleil plus que l'or. Ils récoltent au bas des monts, comme en Provence, Du vin qu'ils font vieillir dans des outres de peau ; Le fisc, quand il leur fait payer leur redevance, Leur fait l'effet du roi qui leur tend son chapeau. Les rayons du grand Cid sur leurs toits se répandent ; Il est l'auguste ami du chaume et du grabat ; Car avec les héros les laboureurs s'entendent ; L'épée a sa moisson, le soc a son combat. La charrue est de fer comme les pertuisanes ; Les victoires, sortant du champ et du hallier, Parlent aux campagnards étant des paysannes, Et font le peuple avec la gloire familier. Ils content que parfois ce grand Cid les arrête, Les fait entrer chez lui, les nomme par leur nom, Et que, lorsqu'à l'étable ils attachent leur bête, Babieça n'est pas hautaine pour l'ânon. Le barbier du hameau le plus proche raconte Que parfois chez lui vient le Cid paisible et franc, Et, vrai ! qu'il s'assied là sur l'escabeau, ce comte Et ce preux qui serait, pour un trône, trop grand. Le barbier rase bien le héros, quoiqu'il tremble ; Puis, une loque est là pour tous ceux qui viendront ; Le Cid prend ce haillon, torchon du peuple, et semble Essuyer le regard des princes sur son front. Comment serait-il fier puisqu'il a tant de gloire ? Les filles dans leur coeur aiment cet Amadis ; La main blanche souvent jalouse la main noire Qui serre ce poing fort, plein de foudres jadis. Ils se disent, causant, quand les nuits sont tombées, Que cet homme si doux, dans des temps plus hardis, Fut terrible, et, géant, faisait des enjambées Des tours de Pampelune aux clochers de Cadix. Il n'est pas un d'entre eux qui ne soit prêt à suivre Partout ce Ruy Diaz comme un céleste esprit, En mer, sur terre, au bruit des trompettes de cuivre, Malgré le groupe blond des enfants qui sourit. Tels sont ces laboureurs. Pour défendre l'Espagne, Ces rustres au besoin font plus que des infants ; Ils ont des chariots criant dans la campagne, Et sont trop dédaigneux pour être triomphants. Ils cultivent les blés où chantent les cigales ; Pélage à lui jadis les voyait accourir, Et jamais ne trouva leurs âmes inégales Au danger, quel qu'il fût, quand il fallait mourir. V Ruy Diaz de Bivar est leur plus belle gerbe. Dans un beau train de guerre et de chevaux fougueux, Don Santos traversa leurs villages, superbe, Avec le bruit d'un roi qui passe chez des gueux. On ne le suivit point comme on fait dans les villes ; Nul ne le harangua, ces hommes aux pieds nus Ayant la nuque dure aux saluts inutiles Et se dérangeant peu pour des rois inconnus. - Je suis l'ami du roi, disait-il avec gloire ; Et nul ne s'inclinait que le corrégidor ; Le lendemain, ayant grand soif et voulant boire, Il dit : Je suis l'ami du Cid Campéador. Don Santos traversa la plaine vaste et rude, Et l'on voyait au fond la tour du fier banni ; C'est là qu'était le Cid. Le ciel, la solitude, Et l'ombre, environnaient sa grandeur d'infini. Quand Santos arriva, Ruy, qui sortait de table, Était dans l'écurie avec Babieça ; Et Santos apparut sur le seuil de l'étable ; Ruy ne recula point, et le roi s'avança. La jument, grasse alors comme un cheval de moine, Regardait son seigneur d'un regard presque humain ; Et le bon Cid, prenant dans l'auge un peu d'avoine, La lui faisait manger dans le creux de sa main. VI Le roi Santos parla de sa voix la plus haute : - « Cid, je viens vous chercher. Nous vous honorons tous. « Vous avez une épine au talon, je vous l'ôte. « Voici pourquoi le roi n'est pas content de vous : « Votre allure est chez lui si fière et si guerrière, « Que, tout roi qu'est le roi, son Altesse a souvent « L'air de vous annoncer quand vous marchez derrière, « Et de vous suivre, ô Cid, quand vous marchez devant. « Vous regardez fort mal toute la servidumbre. « Cid, vous êtes Bivar, c'est un noble blason ; « Mais le roi n'aime pas que quelqu'un fasse une ombre « Plus grande que la sienne au mur de sa maison. « Don Ruy, chacun se plaint : - Le Cid est dans la nue ; « Du sceptre à son épée il déplace l'effroi ; « Ce sujet-là se tient trop droit ; il diminue « L'utile tremblement qu'on doit avoir du roi. - « Vous n'êtes qu'à peu près le serviteur d'Alphonse ; « Quand le roi brise Arcos, vous sauvez Ordonez ; « Vous retirez l'épée avant qu'elle s'enfonce ; « Le roi dit : Frappe ! Alors, vous Cid, vous pardonnez. « Qui s'arrête en chemin sert à demi son maître ; « Jamais d'un vain scrupule un preux ne se troubla ; « La moitié d'un ami, c'est la moitié d'un traître ; « Et ce n'est pas pour vous, Cid, que je dis cela. « Enfin, et j'y reviens, vous êtes trop superbe ; « Le roi jeta sur vous l'exil comme un rideau ; « Rayon d'astre, soyez moins lourd pour lui, brin d'herbe ; « Ce qui d'abord est gloire à la fin est fardeau. « Vous êtes au-dessus de tous, et cela gêne ; « Quiconque veut briller vous sent comme un affront, « Tant Valence, Graos, Givrez et Carthagène « Font d'éblouissement autour de votre front. « Tel mot, qui par moments tombe de vous, fatigue « Son Altesse à la cour, à la ville, au Prado ; « Le creusement n'est pas moins importun, Rodrigue, « De la goutte d'orgueil que de la goutte d'eau. « Je ne dis pas ceci pour vous, Cid redoutable. « Vous êtes sans orgueil, étant de bonne foi ; « Si j'étais empereur, vous seriez connétable ; « Mais seulement tâchez de faire cas du roi. « Quand vous lui rapportez, vainqueur, quelque province, « Le roi trouve, et ceci de nous tous est compris, « Que jamais un vassal n'a salué son prince, « Cid, avec un respect plus semblable au mépris. « Votre bouche en parlant sourit avec tristesse ; « On sent que le roi peut avoir Burgos, Madrid, « Tuy, Badajoz, Léon, soit ; mais que Son Altesse « N'aura jamais le coin de la lèvre du Cid. « Le vassal n'a pas droit de dédain sur le maître. « On vous tire d'exil ; mais, Cid, écoutez-moi, « Il faut dorénavant qu'il vous convienne d'être « Aussi grand devant Dieu, moins haut devant le roi. « Pour apaiser l'humeur du roi, fort légitime, « Il suffit désormais que le roi, comme il sied, « Sente qu'en lui parlant vous avez de l'estime. » Babieça frappait sa litière du pied, Les chiens tiraient leur chaîne et grondaient à la porte, Et le Cid répondit au roi Santos-le-Roux : - Sire, il faudrait d'abord que vous fissiez en sorte Que j'eusse de l'estime en vous parlant à vous. XII. Les Sept merveilles du monde * Des voix parlaient ; pour qui ? Pour l'espace sans bornes, Pour le recueillement des solitudes mornes, Pour l'oreille, partout éparse, du désert ; Nulle part, dans la plaine où le regard se perd, On ne voyait marcher la foule aux bruits sans nombre, Mais on sentait que l'homme écoutait dans cette ombre. Qui donc parlait ? C'étaient des monuments pensifs, Debout sur l'onde humaine ainsi que des récifs, Calmes, et chacun d'eux semblait un personnage Vivant, et se rendant lui-même témoignage. Nulle rumeur n'osait à ces voix se mêler, Et le vent se taisait pour les laisser parler, Et le flot apaisait ses mystérieux râles. Un soleil vague au loin dorait les frontons pâles. Les astres commençaient à se faire entrevoir Dans l'assombrissement religieux du soir. I LE TEMPLE D'ÉPHÈSE Et l'une de ces voix, c'était la voix d'un temple, Disait : - Admirez-moi ! Qui que tu sois, contemple ; Qui que tu sois, regarde et médite, et reçois À genoux mon rayon sacré, qui que tu sois ; Car l'idéal est fait d'une étoile, et rayonne ; Et je suis l'idéal. Troie, Argos, Sicyone, Ne sont rien près d'éphèse, et l'envieront toujours, Ô peuple, éphèse ayant mon ombre sur ses tours. Éphèse heureuse dit : « Si j'étais Delphe ou Thèbe, « On verrait flamboyer sur mes dômes l'érèbe, « Mes oracles feraient les hommes soucieux ; « Si j'étais Cos, j'irais forgeant les durs essieux ; « Si j'étais Tentyris, sombre ville du rêve, « Mes pâtres, fronts sacrés en qui le ciel se lève, « Regarderaient, à l'heure où naît le jour riant, « Les constellations, penchant sur l'Orient, « Verser dans l'infini leurs chariots pleins d'astres ; « Si j'étais Bactria, j'aurais des Zoroastres ; « Si j'étais Olympie en Élide, mes jeux « Montreraient une palme aux lutteurs courageux, « Les devins combattraient chez moi les astronomes, « Et mes courses, rendant les dieux jaloux des hommes, « Essouffleraient le vent à suivre Coroebus ; - « Mais à quoi bon chercher tant d'inutiles buts, « Ayant, que l'aube éclate ou que le soir décline, « Ce temple ionien debout sur ma colline, « Et pouvant faire dire à la terre : c'est beau ! » Et ma ville a raison. Ainsi qu'un escabeau Devant un trône, ainsi devant moi disparaissent Les Parthénons fameux que les rayons caressent ; Ils sont l'effort, je suis le miracle. À celui Qui ne m'a jamais vu, le jour n'a jamais lui. Ma tranquille blancheur fait venir les colombes ; Le monde entier me fête, et couvre d'hécatombes, Et de rois inclinés, et de mages pensifs, Mes grands perrons de jaspe aux clous d'argent massifs. L'homme élève vers moi ses mains universelles. Les éphèbes, portant de sonores crécelles, Dansent sur mes parvis, jeunes fronts inégaux ; Sous ma porte est la pierre où Deuxippe d'Argos S'asseyait, et d'Orphée expliquait les passages ; Mon vestibule sert de promenade aux sages, Parlant, causant, avec des gestes familiers, Tour à tour blancs et noirs dans l'ombre des piliers. Corinthe en me voyant pleure, et l'art ionique Me revêt de sa pure et sereine tunique. Le mont porte en triomphe à son sommet hautain L'épanouissement glorieux du matin, Mais ma beauté n'est point par la sienne éclipsée, Car le soleil n'est pas plus grand que la pensée ; Ce que j'étais hier, je le serai demain ; Je vis, j'ai sur mon front, siècles, l'esprit humain, Et le génie, et l'art, ces égaux de l'aurore. La pierre est dans la terre ; âpre et froide, elle ignore ; Le granit est la brute informe de la nuit, L'albâtre ne sait pas que l'aube existe et luit, Le porphyre est aveugle et le marbre est stupide ; Mais que Ctésiphon passe, ou Dédale, ou Chrespide, Qu'il fixe ses yeux pleins d'un divin flamboiement Sur le sol où les rocs dorment profondément, Tout s'éveille ; un frisson fait remuer la pierre ; Lourd, ouvrant on ne sait quelle trouble paupière, Le granit cherche à voir son maître, le rocher Sent la statue en lui frémir et s'ébaucher, Le marbre obscur s'émeut dans la nuit infinie Sous la parenté sombre et sainte du génie, Et l'albâtre enfoui ne veut plus être noir ; Le sol tressaille, il sent là-haut l'homme vouloir ; Et voilà que, sous l'oeil de ce passant qui crée, Des sourdes profondeurs de la terre sacrée, Tout à coup, étageant ses murs, ses escaliers, Sa façade et ses rangs d'arches et de piliers, Fier, blanchissant, cherchant le ciel avec sa cime, Monte et sort lentement l'édifice sublime, Composé de la terre et de l'homme, unissant Ce que dans sa racine a le chêne puissant Et ce que rêve Euclide aidé de Praxitèle, Mêlant l'éternel bloc à l'idée immortelle ! Mon frontispice appuie au calme entablement Ses deux plans lumineux inclinés mollement, Si doux qu'ils semblent faits pour coucher des déesses ; Parfois, comme un sein nu sous l'or des blondes tresses, Je me cache parmi les nuages d'azur ; Trois sculpteurs sur ma frise, un volsque, Albus d'Anxur, Un mède, Ajax de Suze, un grec, Phtos de Mégare, Ont ciselé les monts où la meute s'égare, Et la pudeur sauvage, et les dieux de la paix, Des Triptolèmes nus parmi les blés épais, Et des Cérès foulant sous leurs pieds des Bellones ; Cent-vingt-sept rois ont fait mes cent vingt-sept colonnes ; Je suis l'art radieux, saint, jamais abattu ; Ma symétrie auguste est soeur de la vertu ; Mon resplendissement couvre toute la Grèce ; Le rocher qui me porte est rempli d'allégresse, Et la ville à mes pieds adore avec ferveur ; Sparte a reçu sa loi de Lycurgue rêveur, Mantinée a reçu sa loi de Nicodore, Athènes, qu'un reflet de divinité dore, De Solon, grand pasteur des hommes convaincus, La Crète de Minos, Locres de Séleucus, Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse ; Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise ; Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton Pense comme Thalès, parle comme Platon, Mon portique serein, pour l'âme qui sait lire, A la vibration pensive d'une lyre, Mon péristyle semble un précepte des cieux ; Toute loi vraie étant un rhythme harmonieux, Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse ; Mon austère équilibre enseigne la justice ; Je suis la vérité bâtie en marbre blanc ; Le beau, c'est, ô mortels, le vrai plus ressemblant ; Venez donc à moi, foule, et, sur mes saintes marches, Mêlez vos coeurs, jetez vos lois, posez vos arches ; Hommes, devenez tous frères en admirant ; Réconciliez-vous devant le pur, le grand, Le chaste, le divin, le saint, l'impérissable ; Car, ainsi que l'eau coule et comme fuit le sable, Les ans passent, mais moi je demeure ; je suis Le blanc palais de l'aube et l'autel noir des nuits ; Quand l'aurore apparaît, je ris, doux édifice ; Le soir, l'horreur m'emplit ; un sombre sacrifice Semble en mes profondeurs muettes s'apprêter ; De derrière mon faîte, on voit la nuit monter Ainsi qu'une fumée avec mille étincelles. Tous les oiseaux de l'air m'effleurent de leurs ailes, Hirondelles, faisans, cigognes au long cou ; Mon fronton n'a pas plus la crainte du hibou Que Calliope n'a la crainte de Minerve. Tous ceux que Sybaris voluptueuse énerve N'ont qu'à franchir mon seuil d'austérité vêtu Pour renaître, étonnés, à la forte vertu ; Sous ma crypte en entend chuchoter la sibylle ; Parfois, troublé soudain dans sa brume immobile, Le plafond, où des mots de l'ombre sont écrits, Tremble à l'explosion tragique de ses cris ; Sur ma paroi secrète et terrible, l'augure Du souriant Olympe entrevoit la figure, Et voit des mouvements confus et radieux De visages qui sont les visages des dieux ; De vagues aboiements sous ma voûte se mêlent ; Et des voix de passants invisibles s'appellent ; Et le prêtre, épiant mon redoutable mur, Croit par moments qu'au fond du sanctuaire obscur, Assise près d'un chien qui sous ses pieds se couche, La grande chasseresse, éclatante et farouche, Songe, ayant dans les yeux la lueur des forêts. Ô temps, je te défie. Est-ce que tu pourrais Quelque chose sur moi, l'édifice suprême ? Un siècle sur un siècle accroît mon diadème ; J'entends autour de moi les peuples s'écrier : Tu nous fais admirer et tu nous fais prier ; Nos fils t'adoreront comme nous t'adorâmes, Chef-d'oeuvre pour les yeux et temple pour les Âmes ! II LES JARDINS DE BABYLONE Une deuxième voix s'éleva ; celle-ci, Dans l'azur par degrés mollement obscurci, Parlait non loin d'un fleuve à la farouche plage, Et cette voix semblait le bruit d'un grand feuillage : - Gloire à Sémiramis la fatale ! Elle mit Sur ses palais nos fleurs sans nombre où l'air frémit. Gloire ! en l'épouvantant elle éclaira la terre ; Son lit fut formidable et son coeur solitaire ; Et la mort avait peur d'elle en la mariant. La lumière se fit spectre dans l'Orient, Et fut Sémiramis. Et nous, les arbres sombres Qui, tandis que les toits s'écroulent en décombres, Grandissons, rajeunis sans cesse et reverdis, Nous que sa main posa sur ce sommet jadis, Nous saluons au fond des nuits cette géante ; Notre verdure semble une ruche béante Où viennent s'engouffrer les mille oiseaux du ciel ; Nos bleus lotus penchés sont des urnes de miel ; Nos halliers, tout chargés de fleurs rouges et blanches, Composent, en mêlant confusément leurs branches, En inondant de gomme et d'ambre leurs sarments, Tant d'embûches, d'appeaux et de pièges charmants, Et de filets tressés avec les rameaux frêles, Que le printemps s'est pris dans cette glu les ailes, Et rit dans notre cage et ne peut plus partir. Nos rosiers ont l'air peints de la pourpre de Tyr ; Nos murs prodigieux ont cent portes de cuivre ; Avril s'est fait titan pour nous et nous enivre D'âcres parfums qui font végéter le caillou, Vivre l'herbe, et qui font penser l'animal fou, Et qui, quand l'homme vient errer sous nos pilastres, Font soudain flamboyer ses yeux comme des astres ; Les autres arbres, fils du silence hideux, Ont la terre muette et sourde au-dessous d'eux ; Nous, transplantés dans l'air, plus haut que Babylone Pleine d'un peuple épais qui roule et tourbillonne, Et de pas, et de chars par des buffles traînés, Nous vivons au niveau du nuage, étonnés D'entendre murmurer des voix sous nos racines ; Le voyageur qui vient des campagnes voisines Croit que la grande reine au bras fort, à l'oeil sûr, A volé dans l'éden ces forêts de l'azur. Le rayon de midi dans nos fraîcheurs s'émousse ; La lune s'assoupit dans nos chambres de mousse ; Les paons ouvrent leur queue éblouissante au fond Des antres que nos fleurs et nos feuillages font ; Plus d'une nymphe y songe, et dans nos perspectives Parfois se laissent voir des nudités furtives ; La ville, nous ayant sur sa tête, va, vient, Se parle et se répond, querelle, s'entretient, Travaille, achète, vend, forge, allume ses lampes ; Le vent, sur nos plateaux et sur nos longues rampes, Mêle l'horizon vague et les murs et les toits Et les tours au frisson vertigineux des bois, Et nos blancs escaliers, nos porches, nos arcades Flottent dans le nuage écumant des cascades ; Sous nos abris sacrés, nul bruit ne les troublant, Vivent le martinet, l'ibis, le héron blanc Qui porte sur le front deux longues plumes noires ; L'air ride nos bassins, inquiètes baignoires Où viennent s'apaiser les pâles voluptés ; Des boeufs à face humaine, à nos portes sculptés, Témoignent que Belus est le seul roi du monde ; À de certains endroits notre ombre est si profonde Que la nuit en montant aux cieux n'y change rien ; Nous avons vu grandir le trône assyrien ; Nos troncs, contemporains des anciens jours de l'homme, Ont vu le premier arbre et la première pomme, Et, vieux, ils sont puissants, et leurs antiques fûts Ont des rameaux si durs, si noueux, si touffus, Et d'un balancement si noir, que le zéphyre Épuisé s'y fatigue et ne peut leur suffire ; Et leur vaste branchage est fait d'un tel granit Qu'il faudrait l'ouragan pour y bercer un nid. Gloire à Sémiramis qui posa nos terrasses Sur des murs que vient battre en vain le flot des races Et sur des ponts dont l'arche est au-dessus du temps ! Cette reine parfois, sous nos rameaux flottants, Venait rire entre deux écroulements d'empires ; Elle abattait au loin les rois moindres ou pires, Puis s'en allait ayant l'homme jusqu'aux genoux, Et venait respirer contente parmi nous ; Gaie, elle se couchait sur des peaux de panthère ; Quels lieux, quels champs, quels murs, quels palais sur la terre, Hors nous, ont entendu rire Sémiramis ? Nous, les arbres hautains, nous étions ses amis ; Nos taillis ont été les parvis et les salles Où s'épanouissaient ses fêtes colossales ; C'est dans nos bras, que n'a jamais touchés la faulx, Que cette reine a fait ses songes triomphaux ; Nos parfums ont parfois conseillé des supplices ; De ses enivrements nos fleurs furent complices ; Nos sentiers n'ont gardé qu'une trace, son pas. Fils de Sémiramis, nous ne périrons pas ; Ce qu'assembla sa main, qui pourrait le disjoindre ? Nous regardons le siècle après le siècle poindre ; Nous regardons passer les peuples tour à tour ; Nous sommes à jamais, et jusqu'au dernier jour, Jusqu'à ce que l'aurore au front des cieux s'endorme, Les jardins monstrueux pleins de sa joie énorme. III LE MAUSOLÉE Une troisième voix dit : - Sésostris est grand ; Cadmus est sur la terre un homme fulgurant ; Comme Typhon cent bras, Cyrus a cent batailles ; Ochus, portant sa hache aux profondes entailles, Du Taurus fièrement garde l'âpre ravin ; Hécube est sainte ; Achille est terrible et divin ; Il semble, après Thésée, Astyage, Alexandre, Que l'homme trop grandi ne peut plus que descendre ; La calme majesté revêt Belochus trois ; Xercès, de Salamine assiégeant les détroits, Ressemble à l'aquilon des mers ; Penthésilée A sur son dos la peau d'une bête étoilée, Et, superbe, apparaît tendant son arc courbé ; Didon, Sémiramis, Thalestris, Niobé, Resplendissent parmi les profondeurs sereines ; Mais entre tous ces rois, entre toutes ces reines, Reines au sceptre d'or qu'admire un peuple heureux, Rois vainqueurs ou bénis, se disputant entr'eux Ces fiers surnoms, le grand, le beau, le fort, le juste, Artémise est sublime et Mausole est auguste. Je suis le monument du coeur démesuré ; La mort n'est plus la mort sous mon dôme azuré ; Elle est splendide, elle est prospère, elle est vivante ; Elle a tant de porphyre et d'or qu'elle s'en vante ; Je suis le deuil triomphe et le tombeau palais ; Oh ! tant qu'on chantera ce chant : - Oublions-les, Vivons, soyons heureux ! - aux morts gisant sous terre ; Tant que les voluptés riront près du mystère ; Tant qu'on noiera ses deuils dans les vins décevants, Moi l'édifice sombre et superbe, ô vivants, Je jetterai mon ombre à vos joyeux visages ; Jusqu'à la fin des ans, jusqu'au terme des âges, Jusqu'à ce que le temps, las, demande à s'asseoir, Mes cippes, mes piliers, mes arcs, l'aube et le soir Découpant sur le ciel mes frontons taciturnes Où des colosses noirs rêvent, portant des urnes, Mon bronze glorieux et mon marbre sacré Diront : Mausole est mort, Artémise a pleuré. Les siècles, vénérable et triomphante épreuve, À jamais en passant verront la grande veuve Assise sur mon seuil, fantôme saint et doux ; Elle attend le moment d'aller, près de l'époux, Se coucher dans le lit de la noce éternelle ; Elle pare son front d'ache et de fraxinelle, Et se parfume afin de plaire à son mari ; Elle tient un miroir qui n'a jamais souri, Et se met des anneaux aux doigts, et sous ses voiles Peigne ses longs cheveux d'où tombent des étoiles. IV LE JUPITER OLYMPIEN Quand cette voix se tut, à Pise, près de là, Du haut d'une acropole une autre voix parla : - Je suis l'Olympien, je suis le Musagète ; Tout ce qui vit, respire, aime, pense et végète, Végète, pense, vit, aime et respire en moi ; L'encens monte à mes pieds mêlé d'un vague effroi ; L'angle de mon sourcil touche à l'axe du monde ; La tempête me parle avant de troubler l'onde ; Je dure sans vieillir, j'existe sans souffrir ; Je ne sais qu'une chose impossible, mourir. J'ai sur mon front, que l'ombre en reculant adore, La bandelette bleue et rose de l'aurore. Ô mortels effrénés, emportés, hagards, fous, L'urne des jours me lave en vous noircissant tous ; À mesure qu'au fond des nuits et sous la voûte Du temps d'où l'instant suinte et tombe goutte à goutte, Les siècles, partant l'un après l'autre, s'en vont, Ainsi que des oiseaux volant sous un plafond, Hébé plus fraîche rit en mes hautes demeures ; Ma jeunesse renaît sous le baiser des heures ; J'empêche, en abaissant mon sceptre lentement Vers le trou monstrueux plein du triple aboîment, Cerbère de saisir les astres dans sa gueule ; La chaîne du destin immuable peut seule Meurtrir ma main égale à tout l'effort des dieux ; Mon temple offre son mur au nid mélodieux ; Et c'est du vol de l'aigle et du vol de la foudre, C'est du cri de l'enfer tremblant de se dissoudre, C'est du choc convulsif des groupes des typhons, C'est du rassemblement des nuages profonds, Que le vieux Phidias d'Athènes, statuaire, Composa, dans l'horreur sainte du sanctuaire, L'immense apaisement de ma sérénité. Quand, dans le saint poean par les mondes chanté, L'harmonie amoindrie avorte ou dégénère, Je rends le rhythme aux cieux par un coup de tonnerre ; Mon crâne plein d'échos, plein de lueurs, plein d'yeux, Est l'antre éblouissant du grand Pan radieux ; En me voyant on croit entendre le murmure De la ville habitée et de la moisson mûre, Le bruit du gouffre au chant de l'azur réuni, L'onde sur l'océan, le vent dans l'infini, Et le frémissement des deux ailes du cygne ; On sent qu'il suffirait à Jupiter d'un signe Pour mêler sur le front des hommes le chaos ; Que seul je mets la bride aux bouches des fléaux, Que l'abîme est mon hydre, et que je pourrais faire Heurter le pôle au pôle et l'étoile à la sphère, Et rouler à flots noirs les nuits sur les clartés, Et s'entre-regarder les dieux épouvantés, Plus aisément qu'un pâtre au flanc hâlé ne jette Une pierre aux chevreaux broutant sur le Taygète. V LE PHARE Les nuages erraient dans les souffles des airs, Et la cinquième voix monta du bord des mers : - Sostrate Gnidien regardait les étoiles. De la tente des cieux dorant les larges toiles, Elles resplendissaient dans le nocturne azur ; Leur rayonnement calme emplissait l'éther pur Où le soir le grand char du soleil roule et sombre ; Elles croisaient, au fond des clairs plafonds de l'ombre Où le jour met sa pourpre et la nuit ses airains, Leurs choeurs harmonieux et leurs groupes sereins ; Le sinistre océan grondait au-dessous d'elles ; L'onde à coups de nageoire et les vents à coups d'ailes Luttaient, et l'âpre houle et le rude aquilon S'attaquaient dans un blême et fauve tourbillon ; Éole fou prenait aux cheveux Neptune ivre ; Et c'était la pitié du songeur que de suivre Les pauvres nautoniers de son oeil soucieux ; Partout piége et naufrage ; il tombait de ces cieux Sur l'esquif et la barque et les fortes trirèmes Une foule d'instants terribles ou suprêmes ; Et pas une clarté pour dire : Ici le port ! Le gouffre, redoublant de tourmente et d'effort, Vomissait sur les nefs, d'horreur exténuées, Toute son épouvante et toutes ses nuées ; Et les brusques écueils surgissaient ; et comment S'enfuir dans ce farouche et noir déchirement ? Et les marins perdus se courbaient sous l'orage ; La mort leur laissait voir, comme un dernier mirage, La terre s'éclipsant derrière les agrès, Les maisons, les foyers pleins de tant de regrets, Des fantômes d'enfants à genoux, et des rêves De femmes se tordant les bras le long des grèves ; On entendait crier de lamentables voix : - Adieu, terre ! patrie, adieu ! collines, bois, Village où je suis né, vallée où nous vécûmes ! ... - Et tout s'engloutissait dans de vastes écumes, Tout mourait ; puis le calme, ainsi que le jour naît, Presque coupable et presque infâme, revenait ; Le ciel, l'onde, achevaient en concert leur mêlée ; L'hydre verte laissait luire l'hydre étoilée ; L'océan se mettait, plein de morts, teint de sang, À gazouiller ainsi qu'un enfant innocent ; Cependant l'algue allait et venait dans les chambres Des navires roulant au fond de l'eau leurs membres ; Les bâtiments noyés rampaient au plus profond Des flots qui savent seuls dans l'ombre ce qu'ils font. Tristes esquifs partis, croyant aux providences ! Et les sphères menaient dans le ciel bleu leurs danses ; Et, n'ayant pu montrer ni le port ni l'écueil, Ni préserver la nef de devenir cercueil, Les constellations, jetant leur lueur pâle Jusqu'au lit ténébreux de la grande eau fatale, Et sous l'onde, et parmi les effrayants roseaux, Dessinant la figure obscure des vaisseaux, Poupes et mâts, débris des sapins et des ormes, Éclairaient vaguement ces squelettes difformes, Et faisaient sous l'écume, au fond du gouffre amer, Rire aux dépens des dieux les monstres de la mer. Les morts flottaient sous l'eau qui jamais ne s'arrête, Et par moments, levant hors de l'onde la tête, Ils semblaient adresser, dans leurs vagues réveils, Une question sombre et terrible aux soleils. C'est alors que, des flots dorant les sombres cimes, Voulant sauver l'honneur des Jupiters sublimes, Voulant montrer l'asile aux matelots, rêvant Dans son Alexandrie, à l'épreuve du vent, La haute majesté d'un phare inébranlable À la solidité des montagnes semblable, Présent jusqu'à la fin des siècles sur la mer, Avec du jaspe, avec du marbre, avec du fer, Avec les durs granits taillés en tétraèdres, Avec le roc des monts, avec le bois des cèdres, Et le feu qu'un titan a presque osé créer, Sostrate Gnidien me fit, pour suppléer, Sur les eaux, dans les nuits fécondes en désastres, À l'inutilité magnifique des astres. VI LE COLOSSE DE RHODES Et ceci dans l'espace était à peine dit Qu'une voix du côté de Rhodes s'entendit : - Mon nom, Lux ; ma hauteur, soixante-dix coudées ; Ma fonction, veiller sur les mers débordées ; Le vrai phare, c'est moi. Rhode est sous mon orteil. Devant la fixité de mes yeux sans sommeil, L'hiver blanchit les monts où le milan séjourne, Le zodiaque vaste et formidable tourne, L'homme vit, l'océan roule, les matelots Débarquent sur les quais les sacs et les ballots, Le jour luit, l'ouragan s'endort ou s'exaspère, Et, gardien de l'eau bleue en son brumeux repaire, Sentinelle que nul ne viendra relever, Je regarde la nuit venir, l'aube arriver, La voile fuir, le flot hurler comme un molosse, Avec la rêverie immense du colosse. Ô tristes mers, l'airain c'est l'immobilité ; L'airain, ô large gouffre à jamais agité, C'est la victoire ; il sort de la forge géante ; Il a Vulcain pour père, ou Lysippe, ou Cléanthe, Ou Phidias ; il sort, fier, vivant ; après quoi, Il monte au piédestal comme à son trône un roi, Et s'empare du temps et de la solitude ; Et l'airain, c'est le calme, ô vaste inquiétude. Lui l'immuable, il fut à son heure orageux ; Dans tes fixes écueils, dans tes rapides jeux, Tu ne lui montres rien, ô mer, qu'il ne connaisse ; Il t'égale en durée, il t'égale en jeunesse ; Il a rongé la cuve ainsi que toi les ports ; Étant le bronze, il est rocher comme tes bords, Et flot comme ton onde, ayant été la lave. Il est du piédestal le triomphal esclave, Et le piédestal morne et soumis est son chien. Le ciel auteur de tout, du mal comme du bien, Amalgame, construit, veut, rejette, préfère, Et seul crée, et seul fait ce que l'homme croit faire ; Le ciel, - sans demander si c'est à l'immortel Ou si c'est au tyran qu'on élève un autel, Sans s'informer à qui la foule prostitue Ou consacre l'airain, le marbre, la statue, - Anime l'ouvrier, fondeur ou forgeron, Et sur le moule obscur, béant comme un clairon, Où l'artiste sculpta Cécrops ou Polyphonte, Penche et fait basculer les chaudières de fonte ; Eh bien, ce ciel sacré, pur, jamais endormi, Qui donne au combattant le cheval pour ami, Au laboureur le boeuf ruminant dans l'étable, Ô mer, c'est lui qui veut que, saint et respectable, Le bronze soit formé d'or, de cuivre et d'étain ; Comme un sage, envoyé pour vaincre le destin, Étant la souveraine et grande conscience, Est composé de foi, d'honneur, de patience ; L'un affronte les ans, et l'autre les bourreaux ; Et le ciel fait l'airain comme il fait le héros. C'est ainsi que je fus créé comme un athlète ; Aujourd'hui ta colère énorme me complète, Ô mer, et je suis grand sur mon socle divin De toute ta grandeur rongeant mes pieds en vain ; Nu, fort, le front plongé dans un gouffre de brume, Enveloppé de bruit et de grêle et d'écume Et de nuits et de vents qui se heurtent entr'eux, Je dresse mes deux bras vers l'éther ténébreux, Comme si j'appelais à mon aide l'aurore ; Mais il se tromperait s'il croit que je l'implore, Le matin passager et court du jour changeant ; Le soleil large et chaud et la lune d'argent Pour mon sourcil profond ne sont que des fantômes ; L'étincelle des cieux, l'étincelle des chaumes, Étoile ou paille, sont pour moi de la lueur ; La goutte de l'orage est ma seule sueur ; Je ne suis jamais las ; et, sans que je me courbe, Vainqueur, je sens frémir sous moi l'abîme fourbe. Parfois l'aigle, évadé du désert nubien, Au-dessus de mon front plane, et me dit : C'est bien. Stable, plus que le gouffre éternel mais mobile, Plus que les peuples, plus que l'astre, plus que l'île, Je regarde errer l'eau, l'ombre, l'homme, et Délos ; J'ai sous mes yeux l'amas mystérieux des flots, Image des humains, des songes et des nombres ; Le vaisseau convulsif passe entre mes pieds sombres ; Le mât frissonnant bat ma cuisse ou mon genou ; Et l'on voit s'engouffrer, fuyant l'aquilon fou, Sous l'arc prodigieux de mes jambes ouvertes, La flotte qui revient du fond des ondes vertes. Ma droite élève au loin sur ma tête un flambeau ; La tempête, vautour, le naufrage, corbeau, Viennent autour de moi s'abattre, et mon visage Les effraie, et devient sévère à leur passage ; Le salut me connaît, moi le grand chandelier, Ainsi que le chameau connaît le chamelier, Le char Automédon et l'esquif Palinure ; De même que la scie agrandit la rainure, La proue en me voyant fend l'eau plus fièrement ; Comme une fille craint son redoutable amant, La mer au sein lascif, cette prostituée, A peur de m'apporter quelque barque tuée ; Et le flot, dont le pli roule un pauvre nocher, En s'approchant de moi, tâche de le cacher ; Je suis le dieu cherché par tout ce qui chancelle Sur le frémissement de l'onde universelle ; Le naufragé m'invoque en embrassant l'écueil ; La nuit je suis cyclope, et le phare est mon oeil ; Rouge comme la peau d'un taureau qu'on écorche, La ville semble un rêve aux lueurs de ma torche ; Pour les marins perdus, c'est l'aurore qui point ; Et je règne ; et le gouffre inquiet ne sait point S'il doit japper de joie ou rugir de colère Quand, jusqu'aux profondeurs les plus mornes, j'éclaire L'immense tremblement de l'horizon confus. Tais-toi, mer ! Je serai toujours ce que je fus. Car il ne se peut pas qu'en ma sombre aventure J'aie à combattre rien dans toute la nature De plus fort que ton flot terrible dont je ris ; Car il ne se peut pas, ô gouffre aux tristes cris, Qu'après avoir fondu les briques des fournaises, Après s'être roulé sur la pourpre des braises, Après avoir lassé les soufflets haletants, Mon fauve airain soit tendre aux morsures du temps ; Que moi qui brave, roi des vagues éblouies, Le ruissellement vaste et farouche des pluies, Moi qui l'été, l'hiver, me dresse sans savoir Si la bourrasque est dure et si l'orage est noir, Qui vois l'éclair à peine, ayant pour ordinaire D'émousser sur ma peau de bronze le tonnerre, Je sois vaincu, détruit, aboli, ruiné, Par l'heure, égratignure au sein blanc de Phryné ; Que jamais rien m'ébranle, et que, parce qu'il passe Des astres au zénith, des zéphyrs dans l'espace, Mes muscles, enviés par le granit souvent, Se déforment ainsi qu'une nuée au vent ; Et qu'une vaine année arrivant acharnée, Et rapide, et prodigue, après une autre année, Une saison venant après une saison, Janvier remplaçant mai dans le vague horizon, En soufflant sur les nids et sur les fleurs, dissipe L'ouvrage de Charès, élève de Lysippe. Je suis là pour jamais ; lève les yeux et vois Sur ton front le colosse, ô mer aux rudes voix ! Que m'importe ! rugis, tonne, éclabousse, gronde, Je suis enraciné dans le crâne du monde, Comme le mont Ossa, comme le mont Athos ; Et la seule statue ayant deux piédestaux, C'est moi ; je brave Hadès et je vaincrai Saturne ; On m'a nommé Soleil, mais le bronze est nocturne ; Vulcain forgea de l'ombre et fit l'airain ; j'ai beau Jeter sur l'océan le frisson d'un flambeau, J'ai beau porter au poing une flamme qui guide L'homme, battu des mers, dans cette nuit liquide, Autour de moi, sur l'île et sur l'eau, clair miroir, L'aube a beau resplendir, je suis le géant noir ; J'ai la durée obscure et lourde des ténèbres ; Je sens l'énigme en moi liée à mes vertèbres, Et Pan mystérieux met sa force en mes reins ; Je vis ; les ténébreux sont aussi les sereins ; Puissant, je suis tranquille ; et la terre âpre ou blonde, Le bouleversement tumultueux de l'onde, Les races succédant aux races, les tribus Et les peuples changeant de lois, de moeurs, de buts, La transformation lente des destinées, La déroute effarée et sombre des années, Tous les êtres du globe ou du bleu firmament, Entrant, sortant, flottant, surgissant, s'abîmant, Sur mon front, qui domine et la vague et la plage, Sont de la vision, mais ne sont pas de l'âge ; Les siècles sont pour moi, colosse, des instants ; Et, tant qu'il coulera des jours des mains du temps, Tant que poussera l'herbe et tant que vivra l'homme, Tant que les chars pesants et les bêtes de somme Marcheront sur la plaine, usant les durs pavés, Mes deux pieds écartés et mes deux bras levés, Devant la mer qui vient, s'enfle, approche et recule, Devant l'astre, devant le pâle crépuscule, Sembleront au passant vers ces rochers venu Le grand X de la nuit debout dans l'inconnu. VII LES PYRAMIDES Et, comme dans un choeur les strophes s'accélèrent, Toutes ces voix dans l'ombre obscure se mêlèrent. Les jardins de Bélus répétèrent : - Les jours Nous versent les rayons, les parfums, les amours ; Le printemps immortel, c'est nous, nous seuls ; nous sommes La joie épanouie en roses sur les hommes. - Le mausolée altier dit : - Je suis la douleur ; Je suis le marbre, auguste en sa sainte pâleur ; Cieux ! je suis le grand trône et le grand mausolée ; Contemplez-moi. Je pleure une larme étoilée. - La sagesse, c'est moi, dit le phare marin ; - Je suis la force, dit le colosse d'airain ; Et l'olympien dit : - Moi, je suis la puissance. Et le temple d'Éphèse, autel que l'âme encense, Fronton qu'adore l'art, dit : - Je suis la beauté. - Et moi, cria Chéops, je suis l'éternité. Et je vis, à travers le crépuscule humide, Apparaître la haute et sombre pyramide. Superposant au fond des espaces béants Les mille angles confus de ses degrés géants, Elle se dressait, blême et terrible, étagée De plus de plis brumeux que l'âpre mer Égée, Et sur ses flots, jamais par le vent secoués, Avait au lieu d'esquifs les siècles échoués. Elle était là, montagne humaine ; et sa stature, Monstrueuse, donnait du trouble à la nature ; Son vaste cône d'ombre éclipsait l'horizon ; Les troupeaux des vapeurs lui laissaient leur toison ; Le désert sous sa base était comme une table ; Elle montait aux cieux, escalier redoutable D'on ne sait quelle entrée étrange de la nuit ; Son bloc fatal semblait de ténèbres construit ; Derrière elle, au milieu des palmiers et des sables, On en voyait surgir deux autres, formidables ; Mais, comme les coteaux devant le Pélion, Comme les lionceaux à côté du lion, Elles restaient en bas, et ces deux pyramides Semblaient près de Chéops petites et timides ; Au-dessus de Chéops planaient, allant, venant, Jetant parfois de l'ombre à tout un continent, Des aigles effrayants ayant la forme humaine ; Et des foules sans nom éparses dans la plaine, Dans de vagues cités dont on voyait les tours, S'écriaient, chaque fois qu'un de ces noirs vautours Passait, hérissé, fauve et sanglant, dans la bise : - Voilà Cyrus ! Voilà Rhamsès ! Voilà Cambyse ! - Et ces spectres ailés secouaient dans les airs Des lambeaux flamboyants de lumière et d'éclairs, Comme si, dans les cieux, faisant à Dieu la guerre, Ils avaient arraché des haillons au tonnerre. Chéops les regardait passer sans s'émouvoir. Un brouillard la cachait tout en la laissant voir ; L'obscure histoire était sur ses marches gravée ; Les sphinx dans ses caveaux déposaient leur couvée ; Les ans fuyaient, les vents soufflaient ; le monument Méditait, immobile et triste, et, par moment, Toute l'humanité, comme une fourmilière, Satrape au sceptre d'or, prêtre au thyrse de lierre, Rois, peuples, légions, combats, trônes croulants, Était subitement visible sur ses flancs Dans quelque déchirure immense des nuées. Tout flottait sur sa base en ombres dénouées ; Et Chéops répéta : - Je suis l'éternité. Ainsi parlent, le soir, dans la molle clarté, Ces monuments, les sept étonnements de l'homme. La nuit vient, et s'étend d'Elinunte à Sodome, Ouvrant son aile où vont s'endormir tour à tour L'onde avec son rocher, la ville avec sa tour ; Elle élargit sa brume où le silence pèse ; Les voix et les rumeurs expirent ; tout s'apaise, Tout bruit s'éteint, à Rhode, en Élide, au Delta, Tout cesse. Le ver Alors le ver du sépulcre chanta : * Je suis le ver. Je suis fange et cendre. Ô ténèbres, Je règne. Monuments, entassements célèbres, Panthéons, Rhamséïons, Façades de l'immense orgueil humain, si fières, Que l'homme devant vous doute s'il voit des pierres Ou s'il voit des rayons, Sanctuaires chargés d'astres et d'empyrées, Splendides profondeurs de colonnes dorées, Vaste enceinte d'Assur, Mur où Nemrod cloua l'hippanthrope Phoeanthe, Et dont la ronde tour, sous les oiseaux béante, Leur semble un puits obscur, Terrasses de Theglath, avec vos avenues Augustes par deux rangs de sphinx aux gorges nues, Cirque d'Anthrops-le-Noir Si beau que, résistant à l'heure qui s'arrête, Les chevaux du soleil, cabrés, baissent la tête Pour tâcher de te voir ! Jardins, frontons ailés aux larges envergures, Portiques, piédestaux qui portez des figures Au geste souverain, Et qui, du haut des caps que votre masse encombre, Ajoutez à la mer vaste et sinistre l'ombre Des déesses d'airain, Acropole où l'on vient des confins de la terre, Tour du Boeuf, où Jason, raillant le Sagittaire, Vint sonner du buccin, Qui fais aux voyageurs, vains comme les abeilles Et vivants par leurs yeux avides de merveilles, Braver le Pont-Euxin, Ô temple Acrocéraune, ô pilier d'Érythrée, Fiers de votre archipel, car c'est la mer sacrée, La mer où luit Pylos, Ses vagues ont noyé la horde massagète, Et, comme le vent vient de la montagne, il jette Des plumes d'aigle aux flots, Chéops bâtie avec un art épouvantable, Si terrible qu'à l'heure où, couché dans l'étable, Le chien n'ose gronder, Sirius, devant qui toute étoile s'efface, Est forcé de tourner vers toi sa sombre face Et de te regarder ! Édifices ! montez, et montez davantage. Superposez l'étage et l'étage à l'étage, Et le dôme aux cités ; Montez ; sous votre base écrasez les campagnes ; Plus haut que les forêts, plus haut que les montagnes, Montez, montez, montez ! Soyez comme Babel, âpre, indignée, austère, Cette tour qui voudrait échapper à la terre, Et qui dans les cieux fuit. Montez. À l'archivolte ajoutez l'architrave. Encor ! encor ! Mettez le palais sur la cave, Le néant sur la nuit ! Montez dans le nuage, étant de la fumée ! Montez, toi sur l'Égypte, et toi sur l'Idumée, Toi, sur le mont Caspé ! Pleurez avec le deuil, chantez avec la noce. Va noircir le zénith, flamme que le colosse Tient dans son poing crispé. Ne vous arrêtez pas. Montez ! montez encore ! Moi je rampe, et j'attends. Du couchant, de l'aurore, Et du sud et du nord, Tout vient à moi, le fait, l'être, la chose triste, La chose heureuse ; et seul je vis, et seul j'existe, Puisque je suis la mort. La ruine est promise à tout ce qui s'élève. Vous ne faites, palais qui croissez comme un rêve, Frontons au dur ciment, Que mettre un peu plus haut mon tas de nourriture, Et que rendre plus grand, par plus d'architecture, Le sombre écroulement. XIII. L’Epopée du ver * Au fond de la poussière inévitable, un être Rampe, et souffle un miasme ignoré qui pénètre L'homme de toutes parts, Qui noircit l'aube, éteint le feu, sèche la tige, Et qui suffit pour faire avorter le prodige Dans la nature épars. Le monde est sur cet être et l'a dans sa racine, Et cet être, c'est moi. Je suis. Tout m'avoisine. Dieu me paie un tribut. Vivez. Rien ne fléchit le ver incorruptible. Hommes, tendez vos arcs ; quelle que soit la cible, C'est moi qui suis le but. Ô vivants, je l'avoue, on voit des hommes rire. Plus d'une barque vogue avec un bruit de lyre ; On est prince et seigneur ; Le lit nuptial brille, on s'aime, on se le jure, L'enfant naît, les époux sont beaux ; - j'ai pour dorure Ce qu'on nomme bonheur. Je mords Socrate, Eschyle, Homère, après l'envie. Je mords l'aigle. Le bout visible de la vie Est à tous et partout, Et quand au mois de mai le rouge-gorge chante, Ce qui fait que Satan rit dans l'ombre méchante, C'est que j'ai l'autre bout. Je suis l'Inconnu noir qui, plus bas que la bête, Remplit tout ce qui marche au-dessus de sa tête D'angoisse et de terreur ; La preuve d'Alecton pareille à Cléopâtre, De la pourpre identique au haillon, et du pâtre Égal à l'empereur. Je suis l'extinction du flambeau, toujours prête. Il suffit qu'un tyran pense à moi dans la fête Où les rois sont assis, Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche, Devienne on ne sait quoi de lugubre où s'ébauche La pâle Némésis. Je ne me laisse point oublier des satrapes ; La nuit, lascifs, leur main touche à toutes les grappes Du plaisir hasardeux, Et, pendant que leurs sens dans l'extase frémissent, Des apparitions de méduses blêmissent La voûte au-dessus d'eux. Je suis le créancier. L'échéance m'est due. J'ai, comme l'araignée, une toile tendue. Tout l'univers, c'est peu. Le fil imperceptible et noir que je dévide Ferait l'aurore veuve et l'immensité vide S'il allait jusqu'à Dieu. J'attends. L'obscurité sinistre me rend compte. Le capitaine armé de son sceptre, l'archonte, Le grave amphictyon, L'augure, le poëte étoilé, le prophète, Tristes, songent à moi, cette vie étant faite De disparition. Le visir sous son dais, le marchand sur son âne, Familles et tribus, les seigneurs d'Ecbatane Et les chefs de l'Indus Passent, et seul je sais dans quelle ombre est conduite Cette prodigieuse et misérable fuite Des vivants éperdus. Brillez, cieux. Vis, nature. Ô printemps, fais des roses. Rayonnez, papillons, dans les métamorphoses. Que le matin est pur ! Et comme les chansons des oiseaux sont charmantes, Au-dessus des amants, au-dessus des amantes, Dans le profond azur ! * Quand, sous terre rampant, j'entre dans Babylone, Dans Tyr qui porte Ammon sur son double pylone, Dans Suze où l'aube luit, Lorsqu'entendant chanter les hommes, je me glisse, Invisible, caché, muet, dans leur délice, Leur triomphe et leur bruit, Quoique l'épaisseur vaste et pesante me couvre, Quoique la profondeur, qui jamais ne s'entr'ouvre, Morne et sans mouvement, Me cache à tous les yeux dans son horreur tranquille, Tout, quel que soit le lieu, quelle que soit la ville, Quel que soit le moment, Tout, Vesta comme Églé, Zénon comme Épicure, A le tressaillement de ma présence obscure ; On a froid, on a peur ; L'un frémit dans son faste et l'autre dans ses crimes, Et l'on sent dans l'orgueil démesuré des cimes Une vague stupeur ; Et le Vatican tremble avec le Capitole, Et le roi sur le trône, et sur l'autel l'idole, Et Moloch et Sylla Frissonnent, et le mage épouvanté contemple, Sitôt que le palais a dit tout bas au temple : Le ver de terre est là ! * Je suis le niveleur des frontons et des dômes ; Le dernier lit où vont se coucher les Sodomes Est arrangé par moi ; Je suis fourmillement et je suis solitude ; Je suis sous le blasphème et sous la certitude, Et derrière Pourquoi. Nul dogme n'oserait affronter ma réponse. Laïs pour moi se frotte avec la pierre ponce. Je fais parler Pyrrhon, La guerre crie, enrôle, ameute, hurle, vole, Et je suis dans sa bouche alors que cette folle Souffle dans son clairon. Je suis l'intérieur du prêtre en robe blanche, Je bave dans cette âme où la vérité penche ; Quand il parle, je mens. Le destin, labyrinthe, aboutit à ma fosse. Je suis dans l'espérance et dans la femme grosse, Et, rois, dans vos serments. Quel sommeil effrayant, la vie ! En proie, en butte À des combinaisons de triomphe ou de chute, Passifs, engourdis, sourds, Les hommes, occupés d'objets qui se transforment, Sont hagards, et devraient s'apercevoir qu'ils dorment, Puisqu'ils rêvent toujours ! J'ai pour l'ambitieux les sept couleurs du prisme. C'est moi que le tyran trouve en son despotisme Après qu'il l'a vomi. Je l'éveille, sitôt sa colère rugie. Qu'est la méchanceté ? C'est de la léthargie ; Dieu dans l'âme endormi. * Hommes, riez. La chute adhère à l'apogée. L'écume manquerait à la mer submergée, L'éclat au diamant, La neige à l'Athos, l'ombre aux loups, avant qu'on voie Manquer la confiance et l'audace et la joie À votre aveuglement. L'éventrement des monts de jaspe et de porphyre À bâtir vos palais peut à peine suffire, Larves sans lendemain ! Vous avez trop d'autels. Vos sociétés folles Meurent presque toujours par un excès d'idoles Chargeant l'esprit humain. Qu'est la religion ? L'abîme et ses fumées. Les simulacres noirs flottant sous les ramées Des bois insidieux, La contemplation de l'ombre, les passages De la nue au-dessus du front pensif des sages, Ont créé tous vos dieux. Vos prêtres insensés chargent Satan lui-même D'un dogme et d'un devoir, lui le monstre suprême, Lui la rébellion ! Ils en font leur bourreau, leur morne auxiliaire, Sans même s'informer si cette muselière Convient à ce lion ! Pour aller jusqu'à Dieu dans l'infini, les cultes, Les religions, l'Inde et ses livres occultes Par Hermès copiés, Offrent leurs points d'appui, leurs rites, leurs prières, Leurs dogmes, comme un gué montre à fleur d'eau des pierres Où l'on pose ses pieds. Songes vains ! Les Védas trompent leurs clientèles, Car les religions sont des choses mortelles Qu'emporte un vent d'hiver ; Hommes, comme sur vous sur elles je me traîne ; Et, pour ronger l'autel, Dieu n'a pas pris la peine De faire un autre ver. * Je suis dans l'enfant mort, dans l'amante quittée, Dans le veuvage prompt à rire, dans l'athée, Dans tous les noirs oublis. Toutes les voluptés sont pour moi fraternelles. C'est moi que le fakir voit sortir des prunelles Du vague spectre Iblis. Mon oeil guette à travers les fêlures des urnes. Je vois vers les gibets voler les becs nocturnes Quêtant un noir lambeau. Je suis le roi muré. J'habite le décombre. La mort me regardait quand d'une goutte d'ombre Elle fit le corbeau. Je suis. Vous n'êtes pas, feu des yeux, sang des veines, Parfum des fleurs, granit des tours, ô fiertés vaines ! Tout d'avance est pleuré. On m'extermine en vain, je renais sous ma voûte ; Le pied qui m'écrasa peut poursuivre sa route, Je le dévorerai. J'atteins tout ce qui vole et court. L'argiraspide Ne peut me fuir, eût-il un cheval plus rapide Que l'oiseau de Vénus ; Je ne suis pas plus loin des chars qui s'accélèrent Que du cachot massif où des lueurs éclairent De sombres torses nus. * Un peuple s'enfle et meurt comme un flot sur la grève. Dès que l'homme a construit une cité, le glaive Vient et la démolit ; Ce qui résiste au fer croule dans les délices ; Pour te tuer, ô Rome, Octave a les supplices, Messaline a son lit. Tout ici-bas perd pied, se renverse, trébuche, Et partout l'homme tombe, étant sa propre embûche ; Partout l'humanité Se lève dans l'orgueil et dans l'orgueil se couche ; Et le manteau de poil du prophète farouche Est plein de vanité. Puisque ce sombre orgueil s'accroît toujours et monte, Puisque Tibère est Dieu, puisque Rome sans honte Lui chante un vil poean, Puisque l'austérité des Burrhus se croit vierge, Puisqu'il est des Xercès qui prennent une verge Et fouettent l'Océan, Il faut bien que le ver soit là pour l'équilibre. Ce que le Nil, l'Euphrate et le Gange et le Tibre Roulent avec leur eau, C'est le reflet d'un tas de villes inouïes Faites de marbre et d'or, plus vite évanouies Que la fleur du sureau. Fétide, abject, je rends les majestés pensives. Je mords la bouche, et quand j'ai rongé les gencives, Je dévore les dents. Oh ! ce serait vraiment dans la nature entière Trop de faste, de bruit, d'emphase et de lumière, Si je n'étais dedans ! Le néant et l'orgueil sont de la même espèce. Je les distingue peu lorsque je les dépèce. J'erre éternellement Dans une obscurité d'horreur et d'anathème, Redoutable brouillard dont Satan n'est lui-même Qu'un épaississement. * Tout me sert. Glaive et soc, et sagesse et délire. De tout temps la trompette a combattu la lyre ; C'est le double éperon, C'est la double fanfare aux forces infinies ; Le prodige jaillit de ce choc d'harmonies ; Luttez, lyre et clairon. Lyre, enfante la paix. Clairon, produis la guerre. Mettez en mouvement cette tourbe vulgaire Des camps et des cités ; Luttez ; poussez les uns aux batailles altières, Les autres aux moissons, et tous aux cimetières ; Lyre et clairon, chantez ! Chantez ! le marbre entend. La pierre n'est pas sourde, Les tours sentent frémir leur dalle la plus lourde, Le bloc est remué, Le créneau cède au chant qui passe par bouffée, Et le mur tressaillant qui naît devant Orphée, Meurt devant Josué. * Tout périt. C'est pour moi, dernière créature, Que travaille l'effort de toute la nature. Le lys prêt à fleurir, La mésange au printemps qui dans son nid repose, Et qui sent l'oeuf, cassé par un petit bec rose, Sous elle s'entr'ouvrir, Les Moïses emplis d'une puissance telle Que le peuple, écoutant leur parole immortelle Au pied du mont fumant, Leur trouve une lueur de plus en plus étrange, Tremble, et croit derrière eux voir deux ailes d'archange Grandir confusément, Les passants, le despote aveugle et sans limites, Les rois sages avec leurs trois cents sulamites, Les pâles inconnus, L'usurier froid, l'archer habile aux escarmouches, Les cultes et les dieux plus nombreux que les mouches Dans les joncs du Cydnus, Tout m'appartient. À moi symboles, moeurs, images ! À moi ce monde affreux de bourreaux et de mages Qui passe, groupe noir, Sur qui l'ombre commence à tomber, que Dieu marque, Qu'un vent pousse, et qui semble une farouche barque De pirates le soir. À moi la courtisane ! À moi le cénobite ! Dieu me fait Sésostris afin que je l'habite. En arrière, en avant, À moi tout ! À toute heure, et qu'on entre ou qu'on sorte ! Ma morsure, qui va finir à Phryné morte, Commence à Job vivant. À moi le condamné dans sa lugubre loge ! Il regarde effaré les pas que fait l'horloge ; Et, quoiqu'en son ennui La Mort soit invisible à ses fixes prunelles, À d'obscurs battements il sent d'horribles ailes Qui s'approchent de lui. Rhode est fière, Chéops est grande, éphèse est rare. Le Mausolée est beau, le Dieu tonne, le Phare Sauve les mâts penchés, Babylone suspend dans l'air les fleurs vermeilles, Et c'est pour moi que l'homme a créé sept merveilles, Et Satan sept péchés. À moi la vierge en fleur qui rit et se dérobe, Fuit, passe les ruisseaux, et relève sa robe Dans les prés ingénus ! À moi les cris, les chants, la gaîté qui redouble ! À moi l'adolescent qui regarde avec trouble La blancheur des pieds nus ! Rois, je me roule en cercle et je suis la couronne ; Buveurs, je suis la soif ; murs, je suis la colonne ; Docteurs, je suis la loi ; Multipliez les jeux et les épithalames, Les soldats sur vos tours, dans vos sérails les femmes ; Faites, j'en ai l'emploi. Sage ici-bas celui qui pense à moi sans cesse ! Celui qui pense à moi vit calme et sans bassesse ; Juste, il craint le remord ; Sous son toit frêle il songe aux maisons insondables ; Il voit de la lumière aux deux trous formidables De la tête de mort. Votre prospérité n'est que ma patience. Hommes, la volonté, la raison, la science, Tentent ; seul j'accomplis. Toute chose qu'on donne est à moi seul donnée. Il n'est pas de fortune et pas de destinée Qui ne m'ait dans ses plis. Le héros qui, dictant des ordres à l'histoire, Croit laisser sur sa tombe un nuage de gloire, N'est sûr que de moi seul. C'est à cause de moi que l'homme désespère. Je regarde le fils naître, et j'attends le père En dévorant l'aïeul. Je suis l'être final. Je suis dans tout. Je ronge Le dessous de la joie, et quel que soit le songe Que les poëtes font, J'en suis, et l'hippogriffe ailé me porte en croupe ; Quand Horace en riant te fait boire à sa coupe, Chloé, je suis au fond. La dénudation absolue et complète, C'est moi. J'ôte la force aux muscles de l'athlète ; Je creuse la beauté ; Je détruis l'apparence et les métamorphoses ; C'est moi qui maintiens nue, au fond du puits des choses, L'auguste vérité. Où donc les conquérants vont-ils ? mes yeux les suivent. À qui sont-ils ? à moi. L'heure vient ; ils m'arrivent, Découronnés, pâlis, Et tous je les dépouille, et tous je les mutile, Depuis Cyrus vainqueur de Tyr jusqu'à Bathylle Vainqueur d'Amaryllis. Le semeur me prodigue au champ qu'il ensemence. Tout en achevant l'être expiré, je commence L'être encor jeune et beau. Ce que Fausta, troublée en sa pensée aride, Voit dans le miroir pâle où s'ébauche une ride, C'est un peu de tombeau. Toute ivresse m'aura dans sa dernière goutte ; Et sur le trône il n'est rien à quoi je ne goûte. Les Trajans, les Nérons Sont à moi, honte et gloire, et la fange est épaisse Et l'or est rayonnant pour que je m'en repaisse. Tout marche ; j'interromps. J'habite Ombos, j'habite Élis, j'habite Rome. J'allonge mes anneaux dans la grandeur de l'homme ; J'ai l'empire et l'exil ; C'est moi que les puissants et les forts représentent ; En ébranlant les cieux, les Jupiters me sentent Ramper dans leur sourcil. Je prends l'homme, ébauche humble et tremblante qui pleure, Le nerf qui souffre, l'oeil qu'en vain le jour effleure, Le crâne où dort l'esprit, Le coeur d'où sort le sang ainsi qu'une couleuvre, La chair, l'amour, la vie, et j'en fais un chef-d'oeuvre, Le squelette qui rit. * L'eau n'a qu'un bruit ; l'azur n'a que son coup de foudre ; Le juge n'a qu'un mot, punir, ou bien absoudre ; L'arbre n'a que son fruit ; L'ouragan se fatigue à de vaines huées, Et n'a qu'une épaisseur quelconque de nuées ; Moi, j'ai l'énorme nuit. L'Etna n'est qu'un charbon que creuse un peu de soufre ; L'erreur de l'Océan, c'est de se croire un gouffre ; Je dirai : C'est profond Quand vous me trouverez un précipice, un piége, Où l'univers sera comme un flocon de neige Qui décroît et qui fond. Quoique l'enfer soit triste, et quoique la géhenne, Sans pitié, redoutable aux hommes pleins de haine, Ouverte au-dessous d'eux, Soit étrange et farouche, et quoiqu'elle ait en elle Les immenses cheveux de la flamme éternelle, Qu'agite un vent hideux, Le néant est plus morne encor, la cendre est pire Que la braise, et le lieu muet où tout expire Est plus noir que l'enfer ; Le flamboiement est pourpre et la fournaise montre ; Moi je bave et j'éteins. L'hydre est une rencontre Moins sombre que le ver. Je suis l'unique effroi. L'Afrique et ses rivages Pleins du barrissement des éléphants sauvages, Magog, Thor, Adrasté, Sont vains auprès de moi. Tout n'est qu'une surface Qui sert à me couvrir. Mon nom est Fin. J'efface La possibilité. J'abolis aujourd'hui, demain, hier. Je dépouille Les âmes de leurs corps ainsi que d'une rouille ; Et je fais à jamais De tout ce que je tiens disparaître le nombre Et l'espace et le temps, par la quantité d'ombre Et d'horreur que j'y mets. * Amant désespéré, tu frappes à ma porte, Redemandant ton bien et ta maîtresse morte, Et la chair de ta chair, Celle dont chaque nuit tu dénouais les tresses, Plus fier, plus éperdu, plus ivre en ses caresses Que l'aigle au vent de mer. Tu dis : « - Je la veux ! Terre et cieux, je la réclame ! Le jour où je la vis, je crus voir une flamme. Viens, dit-elle. Je vins. Sa jeune taille était plus souple que l'acanthe ; Elle errait éblouie, idéale bacchante, Sous des pampres divins. « Son coeur fut si profond que j'y perdis mon âme. Je l'aimais ! quand le soir, les yeux de cette femme Au front pur, au sein nu, Me regardaient, pensifs, clairs, à travers ses boucles, Je croyais voir briller les vagues escarboucles D'un abîme inconnu. « C'est elle qui prenait ma tête en ses mains blanches ! Elle qui me chantait des chansons sous les branches, Des chansons dans les bois, Si douces qu'on voyait sur l'eau rêver le cygne, Et que les dieux là-haut se faisaient entr'eux signe D'écouter cette voix ! « Elle est morte au milieu d'une nuit de délices... Elle était le printemps, ouvrant de frais calices ; Elle était l'Orient ; Gaie, elle ressemblait à tout ce qu'on désire ; L'esquif, entrant dès l'aube au golfe de Nisyre, N'est pas plus souriant. « Elle était la plus belle et la plus douce chose ! Son âme était le lys, son corps était la rose ; Son chant chassait les pleurs ; Nue, elle était Déesse, et, Vierge sous ses voiles ; Elle avait le parfum que n'ont pas les étoiles, L'éclair qui manque aux fleurs. « Elle était la lumière et la grâce ; je l'aime ! Je la veux ! ô transports ! ô volupté suprême ! Ô regrets déchirants ! ... » - Voilà huit jours qu'elle est dans mon ombre farouche ; Si tu veux lui donner un baiser sur la bouche, Prends-la, je te la rends ! Reprends ce corps, reprends ce sein, reprends ces lèvres ; Cherches-y ton plaisir, ton extase, tes fièvres ; Je la rends à tes voeux ; Viens, tu peux, pour ta joie et tes jeux et tes fautes, La reprendre, pourvu seulement que tu m'ôtes De ses sombres cheveux. Nous rions, l'ombre et moi, de tout ce qui vous navre, Nous avons, nous aussi, notre fleur, le cadavre ; La femme au front charmant, Blanche, embaumant l'alcôve et parfumant la table, Se transforme en ma nuit... - Viens voir quel formidable Épanouissement ! Cette rose du fond du tombeau, viens la prendre, Je te la rends. Reprends, jeune homme, dans ma cendre, Dans mon fatal sillon, Cette fleur où ma bave épouvantable brille, Et qui, pâle, a le ver du cercueil pour chenille, L'âme pour papillon. Elle est morte, - Et c'est là ta poignante pensée, - Au moment le plus doux d'une nuit insensée ; Eh bien, tu n'es plus seul, Reprends-la ; ce lit froid vaut bien ton lit frivole ; Entre ; et toi qui riais de la chemise folle, Viens braver le linceul. Elle t'attend, levant son crâne où l'oeil se creuse, T'offrant sa main verdie et sa hanche terreuse, Son flanc, mon noir séjour... Viens, couvrant de baisers son vague rire horrible, Dans ce commencement d'éternité terrible Finir ta nuit d'amour ! * Ô vie universelle, où donc est ton dictame ? Qu'est-ce que ton baiser ? Un lèchement de flamme. Le coeur humain veut tout, Prend tout, l'or, le plaisir, le ciel bleu, l'herbe verte... Et dans l'éternité sinistrement ouverte Se vide tout à coup. La vie est une joie où le meurtre fourmille, Et la création se dévore en famille. Baal dévore Pan. L'arbre, s'il le pouvait, épuiserait la sève ; Léviathan, bâillant dans les ténèbres, rêve D'engloutir l'Océan ; L'onagre est au boa qui glisse et l'enveloppe ; Le lynx tacheté saute et saisit l'antilope ; La rouille use le fer ; La mort du grand lion est la fête des mouches ; On voit sous l'eau s'ouvrir confusément les bouches Des bêtes de la mer ; Le crocodile affreux, dont le Nil cache l'antre, Et qui laisse aux roseaux la marque de son ventre, A peur de l'ichneumon ; L'hirondelle devant le gypaète émigre ; Le colibri, sitôt qu'il a faim, devient tigre ; L'oiseau-mouche est démon. Le volcan, c'est le feu chez lui, tyran et maître, Mâchant les durs rochers, féroce et parfois traître, Tel qu'un sombre empereur, Essuyant la fumée à sa bouche rougie, Et son cratère enflé de lave est une orgie De flammes en fureur ; La louve est sur l'agneau comme l'agneau sur l'herbe ; Le pâle genre humain n'est qu'une grande gerbe De peuples pour les rois ; Avril donne aux fleurs l'ambre et la rosée aux plantes Pour l'assouvissement des abeilles volantes Dans la lueur des bois ; De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore, L'ours dans la neige horrible et l'oiseau dans l'aurore ; C'est l'ivresse et la loi. Le monde est un festin. Je mange les convives. L'océan a des bords, ma faim n'a pas de rives ; Et le gouffre, c'est moi. Vautour, qu'apportes-tu ? - Les morts de la mêlée, Les morts des camps, les morts de la ville brûlée, Et le chef rayonnant. - C'est bien, donne le sang, vautour ; donne la cendre, Donne les légions, c'est bien ; donne Alexandre, C'est bien. Toi maintenant ! Le miracle hideux, le prodige sublime, C'est que l'atome soit en même temps l'abîme ; Tout d'en haut m'est jeté ; Je suis d'autant plus grand que je suis plus immonde ; Et l'amoindrissement formidable du monde Fait mon énormité. * Fouillez la mort. Fouillez l'écroulement terrible. Que trouvez-vous ? L'insecte. Et, quoique ayant la bible, Quoique ayant le koran, Je ne suis rien qu'un ver. Ô vivants, c'est peut-être Parce que je suis fait des croyances du prêtre, Des splendeurs du tyran, C'est parce qu'en ma nuit j'ai mangé vos victoires, C'est parce que je suis composé de vos gloires Dont l'éclat retentit, De toutes vos fiertés, de toutes vos durées, De toutes vos grandeurs, tour à tour dévorées, Que je reste petit. Qu'est-ce que l'univers ? Qu'est-ce que le mystère ? Une table sans fin servie au ver de terre ; Le nain partout béant ; Un engloutissement du géant par l'atome, Tout lentement rongé par Rien ; et le fantôme Créé par le néant. * L'épouvante m'adore, et, ver, j'ai des pontifes. Mon spectre prend une aile et mon aile a des griffes. Vil, infect, chassieux, Chétif, je me dilate en une immense forme, Je plane, et par moments, chauve-souris énorme, J'enveloppe les cieux. * Dieu qui m'avez fait ver, je vous ferai fumée. Si je ne puis toucher votre essence innommée, Je puis ronger du moins L'amour dans l'homme, et l'astre au fond du ciel livide, Dieu jaloux, et, faisant autour de vous le vide, Vous ôter vos témoins. Parce que l'astre luit, l'homme aurait tort de croire Que le ver du tombeau n'atteint pas cette gloire ; Hors moi, rien n'est réel ; Le ver est sous l'azur comme il est sous le marbre ; Je mords, en même temps que la pomme sur l'arbre, L'étoile dans le ciel. L'astre à ronger là-haut n'est pas plus difficile Que la grappe pendante aux pampres de Sicile ; J'abrége les rayons ; L'éternité n'est point aux splendeurs complaisante ; La mouche, la fourmi, tout meurt, et rien n'exempte Les constellations. Il faut, dans l'océan d'en haut, que le navire Fait d'étoiles s'entr'ouvre à la fin, et chavire ; Saturne au large anneau Chancelle, et Sirius subit ma sombre attaque, Comme l'humble bateau qui va du port d'Ithaque Au port de Calymno. Il est dans le ciel noir des mondes plus malades Que la barque au radoub sur un quai des Cyclades ; L'abîme est un tyran ; Arcturus dans l'éther cherche en vain une digue ; La navigation de l'infini fatigue Le vaste Aldebaran. Les lunes sont, au fond de l'azur, des cadavres ; On voit des globes morts dans les célestes havres Là-haut se dérober ; La comète est un monde éventré dans les ombres Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres Sa lumière tomber. Regardez l'abbadir et voyez le bolide ; L'un tombe, et l'autre meurt ; le ciel n'est pas solide ; L'ombre a d'affreux recoins ; Le point du jour blanchit les fentes de l'espace, Et semble la lueur d'une lampe qui passe Entre des ais mal joints. Le monde, avec ses feux, ses chants, ses harmonies, N'est qu'une éclosion immense d'agonies Sous le bleu firmament, Un pêle-mêle obscur de souffles et de râles, Et de choses de nuit, vaguement sépulcrales, Qui flottent un moment. Dieu subit ma présence ; il en est incurable. Toute forme créée, ô nuit, est peu durable. Ô nuit, tout est pour nous ; Tout m'appartient, tout vient à moi, gloire guerrière, Force, puissance et joie, et même la prière, Puisque j'ai ses genoux. La démolition, voilà mon diamètre. Le zodiaque ardent, que Rhamsès a beau mettre Sur son sanglant écu, Craint le ver du sépulcre, et l'aube est ma sujette ; L'escarboucle est ma proie, et le soleil me jette Des regards de vaincu. L'univers magnifique et lugubre a deux cimes. Ô vivants, à ses deux extrémités sublimes, Qui sont aurore et nuit, La création triste, aux entrailles profondes, Porte deux Tout-puissants, le Dieu qui fait les mondes, Le ver qui les détruit. XIV. Le Poète au ver de terre Non, tu n’as pas tout, monstre ! et tu ne prends point l’âme. Cette fleur n’a jamais subi ta bave infâme. Tu peux détruire un monde et non souiller Caton. Tu fais dire à Pyrrhon farouche : Que sait-on ? Et c’est tout. Au-dessus de ton hideux carnage Le prodigieux coeur du prophète surnage ; Son char est fait d’éclairs ; tu n’en mords pas l’essieu. Tu te vantes. Tu n’es que l’envieux de Dieu. Tu n’es que la fureur de l’impuissance noire. L’envie est dans le fruit, le ver est dans la gloire. Soit. Vivons et pensons, nous qui sommes l’Esprit. Toi, rampe. Sois l’atome effrayant qui flétrit Et qui ronge et qui fait que tout ment sur la terre, Mets cette tromperie au fond du grand mystère, Le néant, sois le nain qui croit être le roi, Serpente dans la vie auguste, glisse-toi, Pour la faire avorter, dans la promesse immense ; Ton lâche effort finit où le réel commence, Et le juste, le vrai, la vertu, la raison, L’esprit pur, le coeur droit, bravent ta trahison. Tu n’es que le mangeur de l’abjecte matière. La vie incorruptible est hors de ta frontière ; Les âmes vont s’aimer au-dessus de la mort ; Tu n’y peux rien. Tu n’es que la haine qui mord. Rien tâchant d’être Tout, c’est toi. Ta sombre sphère C’est la négation, et tu n’es bon qu’à faire Frissonner les penseurs qui sondent le ciel bleu Indignés, puisqu’un ver s’ose égaler à Dieu, Puisque l’ombre atteint l’astre, et puisqu’une loi vile Sur l’Homère éternel met l’éternel Zoïle. XV - LES CHEVALIERS ERRANTS La terre a vu jadis errer des paladins; Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains, Puis s'évanouissaient, laissant sur les visages La crainte, et la lueur de leurs brusques passages; Ils étaient, dans des temps d'oppression, de deuil, De honte, où l'infamie étalait son orgueil, Les spectres de l'honneur, du droit, de la justice; Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice; On voyait le vol fuir, l'imposture hésiter, Blêmir la trahison, et se déconcerter Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée, Devant ces magistrats sinistres de l'épée; Malheur à qui faisait le mal! Un de ces bras Sortait de l'ombre avec ce cri: -Tu périras!- Contre le genre humain et devant la nature, De l'équité suprême ils tentaient l'aventure; Prêts à toute besogne, à toute heure, en tout lieu, Farouches, ils étaient les chevaliers de Dieu. Ils erraient dans la nuit ainsi que des lumières. Leur seigneurie était tutrice des chaumières; Ils étaient justes, bons, lugubres, ténébreux; Quoique gardé par eux, quoique vengé par eux, Le peuple en leur présence avait l'inquiétude De la foule devant la pâle solitude; Car on a peur de ceux qui marchent en songeant, Pendant que l'aquilon, du haut des cieux plongeant, Rugit, et que la pluie épand à flots son urne Sur leur tête entrevue au fond du bois nocturne. Ils passaient effrayants, muets, masqués de fer. Quelques-uns ressemblaient à des larves d'enfer; Leurs cimiers se dressaient difformes sur leurs heaumes; On ne savait jamais d'où sortaient ces fantômes; On disait: -Qui sont-ils? d'où viennent-ils? Ils sont Ceux qui punissent, ceux qui jugent, ceux qui vont.- Tragiques, ils avaient l'attitude du rêve. O les noirs chevaucheurs! ô les marcheurs sans trêve! Partout où reluisait l'acier de leur corset, Partout où l'un d'eux, calme et grave, apparaissait Posant sa lance au coin ténébreux de la salle, Partout où surgissait leur ombre colossale, On sentait la terreur des pays inconnus; Celui-ci vient du Rhin; celui-là du Cydnus; Derrière eux cheminait la Mort, squelette chauve; Il semblait qu'aux naseaux de leur cavale fauve On entendît la mer ou la forêt gronder; Et c'est aux quatre vents qu'il fallait demander Si ce passant était roi d'Albe ou de Bretagne, S'il sortait de la plaine ou bien de la montagne, S'il avait triomphé du maure, ou du chenil Des peuples monstrueux qui hurlent près du Nil; Quelle ville son bras avait prise ou sauvée; De quel monstre il avait écrasé la couvée. Les noms de quelques-uns jusqu'à nous sont venus; Ils s'appelaient Bernard, Lahire, Eviradnus; Ils avaient vu l'Afrique; ils éveillaient l'idée D'on ne sait quelle guerre effroyable en Judée; Rois dans l'Inde, ils étaient en Europe barons; Et les aigles, les cris des combats, les clairons, Les batailles, les rois, les dieux, les épopées, Tourbillonnaient dans l'ombre au vent de leurs épées; Qui les voyait passer à l'angle de son mur Pensait à ces cités d'or, de brume et d'azur, Qui font l'effet d'un songe à la foule effarée: Tyr, Héliopolis, Solyme, Césarée. Ils surgissaient du sud ou du septentrion, Portant sur leur écu l'hydre ou l'alérion, Couverts des noirs oiseaux du taillis héraldique, Marchant seuls au sentier que le devoir indique, Ajoutant au bruit sourd de leur pas solennel La vague obscurité d'un voyage éternel, Ayant franchi les flots, les monts, les bois horribles, Ils venaient de si loin, qu'ils en étaient terribles; Et ces grands chevaliers mêlaient à leurs blasons Toute l'immensité des sombres horizons. - I LE PETIT ROI DE GALICE I Le ravin d'Ernula Ils sont là tous les dix, les infants d'Asturie, La même affaire unit dans la même prairie Les cinq de Santillane aux cinq d'Oviedo. C'est midi; les mulets, très-las, ont besoin d'eau, L'âne à soif, le cheval souffle et baisse un oeil terne, Et la troupe a fait halte auprès d'une citerne; Tout à l'heure on ira plus loin, bannière au vent; Ils atteindront le fond de l'Asturie avant Que la nuit ait couvert la sierra de ses ombres; Ils suivent le chemin qu'à travers ces monts sombres Un torrent, maintenant à sec, jadis creusa, Comme s'il voulait joindre Espos à Tolosa; Un prêtre est avec eux qui lit son bréviaire. Entre eux et Compostelle ils ont mis la rivière. Ils sont près d'Ernula, bois où le pin verdit, Où Pelage est si grand, que le chevrier dit: -Les Arabes faisaient la nuit sur la patrie. Combien sont-ils? criaient les peuples d'Asturie. Pelage en sa main prit la forêt d'Ernula, Alluma cette torche, et, tant qu'elle brûla, Il put voir et compter, du haut de la montagne, Les maures ténébreux jusqu'au fond de l'Espagne.- II Leurs Altesses L'endroit est désolé, les gens sont triomphants. C'est un groupe tragique et fier que ces infants, Précédés d'un clairon qu'à distance accompagne Une bande des gueux les plus noirs de l'Espagne; Sur le front des soldats, férocement vêtus, La montera de fer courbe ses crocs pointus, Et Mauregat n'a point d'estafiers plus sauvages, Et le forban Dragut n'a pas sur les rivages Écumé de forçats pires, et Gaïffer N'a pas, dans le troupeau qui le suit, plus d'enfer; Les casques sont d'acier et les coeurs sont de bronze; Quant aux infants, ce sont dix noms sanglants: Alonze, Don Santos Pacheco le Hardi, Froïla, Qui, si l'on veut Satan, peut dire: -Me voilà!- Ponce, qui tient la mer d'Irun à Biscarosse, Rostabat le Géant; Materne le Féroce, Blas, Ramon, Jorge et Ruy le Subtil, leur aîné, Blond, le moins violent et le plus acharné. Le mont, complice et noir, s'ouvre en gorges désertes. Ils sont frères; c'est bien; sont-ils amis? Non, certes. Ces Caïns pour lien ont la perte d'autrui. Blas, du reste, est l'ami de Materne, et don Ruy De Ramon, comme Atrée est l'ami de Thyeste. III Nuño Les chefs parlent entre eux, les soldats font la sieste. Les chevaux sont parqués à part, et sont gardés Par dix hommes, riant, causant, jouant aux dés, Qui sont dix intendants, ayant titres de maîtres, Armés d'épieux, avec des poignards à leurs guêtres. Le sentier à l'air traître et l'arbre a l'air méchant; Et la chèvre qui broute au flanc du mont penchant, Entre les grès lépreux trouve à peine une câpre, Tant la ravine est fauve et tant la roche est âpre; De distance en distance, on voit des puits bourbeux Où finit le sillon des chariots à boeufs; Hors un peu d'herbe autour des puits, tout est aride; Tout du grand midi sombre à l'implacable ride; Les arbres sont gercés, les granits sont fendus; L'air rare et brûlant manque aux oiseaux éperdus. On distingue des tours sur l'épine dorsale D'un mont lointain qui semble une ourse colossale; Quand, où Dieu met le roc, l'homme bâtit le fort, Quand à la solitude il ajoute la mort, Quand de l'inaccessible il fait l'inexpugnable, C'est triste. Dans des plis d'ocre rouge et de sable, Les hauts sentiers des cols, vagues linéaments, S'arrêtent court, brusqués par les escarpements. Vers le nord, le troupeau des nuages qui passe, Poursuivi par le vent, chien hurlant de l'espace, S'enfuit, à tous les pics laissant de sa toison. Le Corcova remplit le fond de l'horizon. On entend dans les pins que l'âge use et mutile Lutter le rocher hydre et le torrent reptile; Près du petit pré vert pour la halte choisi, Un précipice obscur, sans pitié, sans merci, Aveugle, ouvre son flanc, plein d'une pâle brume Où l'Ybaïchalval, épouvantable, écume, De vrais brigands n'auraient pas mieux trouvé l'endroit. Le col de la vallée est tortueux, étroit, Rude, et si hérissé de broussaille et d'ortie, Qu'un seul homme en pourrait défendre la sortie. De quoi sont-ils joyeux? D'un exploit. Cette nuit, Se glissant dans la ville avec leurs gens, sans bruit, Avant l'heure où commence à poindre l'aube grise, Ils ont dans Compostelle enlevé par surprise Le pauvre petit roi de Galice, Nuño. Les loups sont là, pesant dans leur griffe l'agneau. En cercle près du puits, dans le champ d'herbe verte, Cette collection de monstres se concerte. Le jeune roi captif a quinze ans; ses voleurs Sont ses oncles; de là son effroi; pas de pleurs; Il se tait; il comprend le but qui les rassemble; Il bâille, et par moments ferme les yeux, et tremble. Son front triste est meurtri d'un coup de gantelet. En parlant, on l'avait lié sur un mulet; Grave et sombre, il a dit: -Cette corde me blesse.- On l'a fait délier, dédaignant sa faiblesse; Mais ses oncles hagards fixent leurs yeux sur lui. L'orphelin sent le vide horrible et sans appui. A sa mort, espérant dompter les vents contraires, Le feu roi do Garci fit venir ses dix frères, Supplia leur honneur, leur sang, leur coeur, leur foi, Et leur recommanda ce faible enfant, leur roi. On discute, en baissant la voix avec mystère, Trois avis: le cloîtrer au prochain monastère, L'aller vendre à Juzaph, prince des sarrasins, Le jeter simplement dans un des puits voisins. IV La conversation des infants -La vie est un affront alors qu'on nous la laisse, Dit Pacheco; Qu'il vive, et meure de vieillesse! Tué, c'était le roi; vivant, c'est un bâtard. Qu'il vive! au couvent! Mais s'il reparaît plus tard? Dit Jorge. Oui, s'il revient? dit Materno l'Hyène. S'il revient? disent Ponce et Ramon. Qu'il revienne! Réplique Pacheco. Frères, si maintenant Nous le laissons vivant, nous le faisons manant. Je lui dirais: -Choisis: la mort, ou bien le cloître.- Si, pouvant disparaître, il aime mieux décroître, Je vous l'enferme au fond d'un moutier vermoulu, Et je lui dis: -C'est bon. C'est toi qui l'a voulu.- Un roi qu'on avilit tombe; on le destitue Bien quand on le méprise et mal quand on le tue. Nuño mort, c'est un spectre; il reviendrait. Mais, bah! Ayant plié le jour où mon bras le courba, Mais s'étant laissé tondre, ayant eu la paresse De vivre, que m'importe à présent qu'il reparaisse! Je dirais: -Le feu roi hantait les filles; bien; - A-t-il eu quelque part ce fils? Je n'en sais rien; - Mais depuis quand, bâtard et lâche, est-on des nôtres? - Toute la différence entre un rustre et nous autres, - C'est que, si l'affront vient à notre choix s'offrir, - Le rustre voudra vivre et le prince mourir; - Or, ce drôle a vécu.- Les manants ont envie De devenir caducs, et tiennent à la vie; Ils sont bourgeois, marchands, bâtards, vont aux sermons, Et meurent vieux; mais nous, les princes, nous aimons Une jeunesse courte et gaie à fin sanglante; Nous sommes les guerriers; nous trouvons la mort lente, Et nous lui crions: -Viens!- et nous accélérons Son pas lugubre avec le bruit de nos clairons. Le peuple nous connaît, et le sait bien; il chasse Quiconque prouve mal sa couronne et sa race, Quiconque porte mal sa peau de roi. Jamais Un roi n'est ressorti d'un cloître; et je promets De donner aux bouviers qui sont dans la prairie Tous mes états d'Algarve et tous ceux d'Asturie, Si quelqu'un n'importe où, dans les pays de mer Ou de terre, en Espagne, en France, dans l'enfer, Me montre un capuchon d'où sort une couronne. Le froc est un linceul que la nuit environne. Après que vous avez blêmi dans un couvent, On ne veut plus de vous; un moine, est-ce un vivant? On ne vous trouve plus la mine assez féroce. -Moine, reprends ta robe! Abbé, reprends ta crosse! - va-t'en!- Voilà le cri qu'on vous jette. Laissons Vivre l'enfant.- Don Ruy, le chef des trahisons, Froid, se parle à lui-même et dit: -Cette mesure Aurait ceci de bon qu'elle serait très-sûre. Laquelle?- dit Ramon. Mais Ruy, sans se hâter: -Je ne sais rien de mieux, dit-il, pour compléter Les choses de l'état et de la politique, Et les actes prudents qu'on fait et qu'on pratique, Et qui ne doivent pas du vulgaire être sus, Qu'un puits profond, avec une pierre dessus.- Cela se dit pendant que les gueux, pêle-mêle, Boivent l'ombre et le rêve à l'obscure mamelle Du sommeil ténébreux et muet; et, pendant Que l'enfant songe, assis sous le soleil ardent, Le prêtre mange, avec les prières d'usage. V Les soldats continuent de dormir et les infants de causer Une faute: on n'a point fait garder le passage. O don Ruy le Subtil, à quoi donc pensez-vous? Mais don Ruy répondrait: -J'ai la ronce et le houx, Et chaque pan de roche est une sentinelle; La fauve solitude est l'amie éternelle Des larrons, des voleurs et des hommes de nuit; Ce pays ténébreux comme un antre est construit. Et nous avons ici notre aire inabordable; C'est un vieux recéleur que ce mont formidable; Sinistre, il nous accepte, et, quoi que nous fassions, Il cache dans ses trous toutes nos actions; Et que pouvons-nous donc craindre dans ces provinces, Étants bandits aux champs et dans les villes princes?- Le débat sur le roi continue. -Il faudrait, Dit l'infant Ruy, trouver quelque couvent discret, Quelque in-pace bien calme où cet enfant vieillisse; Soit. Mais il vaudrait mieux abréger le supplice, Et s'en débarrasser dans l'Ybaïchalval. Prenez vite un parti, vite! Ensuite à cheval! Dépêchons.- Et, voyant que l'infant don Materne Jette une pierre, et puis une autre, à la citerne, Et qu'il suit du regard les cercles qu'elles font, L'infant Ruy s'interrompt, dit: -Pas assez profond. J'ai regardé.- Puis, calme, il reprend: -Une affaire Perd sa première forme alors qu'on la diffère; Un point est décidé dès qu'il est éclairci. Nous sommes tous d'accord en bons frères ici, L'enfant nous gêne. Il faut que de la vie il sorte; Le cloître n'est qu'un seuil, la tombe est une porte; Choisissez. Mais que tout soit fait avant demain.- VI Quelqu'un Alerte! un cavalier passe dans le chemin. C'est l'heure où les soldats, aux yeux lourds, aux fronts blêmes, La sieste finissant, se réveillent d'eux-mêmes. Le cavalier qui passe est habillé de fer; Il vient par le sentier du côté de la mer; Il entre dans le val, il franchit la chaussée; Calme, il approche. Il a la visière baissée; Il est seul; son cheval est blanc. Bon chevalier, Qu'est-ce que vous venez faire dans ce hallier? Bon passant, quel hasard funeste vous amène Parmi ces rois ayant de la figure humaine Tout ce que les démons peuvent en copier? Quelle abeille êtes-vous pour entrer au guêpier? Quel archange êtes-vous pour entrer dans l'abîme? Les princes, occupés de bien faire leur crime, Virent, hautains d'abord, sans trop se soucier, Passer cet inconnu sous son voile d'acier; Lui-même, il paraissait, traversant la clairière, Regarder vaguement leur bande aventurière; Comme si ses poumons trouvaient l'air étouffant, Il se hâtait; soudain il aperçut l'enfant; Alors il marcha droit vers eux, mit pied à terre, Et, grave, il dit: -Je sens une odeur de panthère, Comme si je passais dans les monts de Tunis; Je vous trouve en ce lieu trop d'hommes réunis; Fait-on le mal ici par hasard? Je soupçonne Volontiers les endroits où ne passe personne. Qu'est-ce que cet enfant? Et que faites-vous là?- Un rire, si bruyant qu'un vautour s'envola, Fut du fier Pacheco la première réponse; Puis il cria: -Pardieu, mes frères! Jorge, Ponce, Ruy, Rostabat, Alonze, avez-vous entendu? Les arbres du ravin demandent un pendu; Qu'ils prennent patience, ils l'auront tout à l'heure; Je veux d'abord répondre à l'homme. Que je meure Si je lui cède rien de ce qu'il veut savoir! Devant moi d'ordinaire, et dès que l'on croit voir Quelque chose qui semble aux manants mon panache, Vite, on clôt les volets des maisons, on se cache, On se bouche l'oreille et l'on ferme les yeux; Je suis content d'avoir enfin un curieux. Il ne sera pas dit que quelqu'un sur la terre, Princes, m'aura vu faire une chose et la taire, Et que, questionné, j'aurai balbutié. Le hardi qui fait peur, muet, ferait pitié. Ma main s'ouvre toujours, montrant ce qu'elle sème. J'étalerais mon âme à Dieu, vint-il lui-même M'interroger du haut des cieux, moi, Pacheco, Ayant pour voix la foudre et l'enfer pour écho. Çà, qui que tu sois, homme, écoute, misérable. Nous choisirons après ton chêne ou ton érable, Selon qu'il peut te plaire, en ce bois d'Ernula, Pendre à ces branches-ci plutôt qu'à celles-là. Écoute: ces seigneurs à mines téméraires, Et moi, le Pacheco, nous sommes les dix frères; Nous sommes les infants d'Asturie; et ceci, C'est Nuño, fils de feu notre frère Garci, Roi de Galice, ayant pour ville Compostelle; Nous, ses oncles, avons sur lui droit de tutelle; Nous l'allons verrouiller dans un couvent. Pourquoi? C'est qu'il est si petit, qu'il est à peine roi; Et que ce peuple-ci veut de fortes épées; Tant de haines autour du maître sont groupées Qu'il faut que le seigneur ait la barbe au menton; Donc, nous avons ôté du trône l'avorton, Et nous l'allons offrir au bon Dieu. Sur mon âme, Cela vous a la peau plus blanche qu'une femme! Mes frères, n'est-ce pas ? c'est mou, c'est grelottant; On ignore s'il voit, on ne sait s'il entend; Un roi, ca! rien qu'à voir ce petit, on s'ennuie. Moi, du moins, j'ai dans l'oeil des flammes, et la pluie, Le soleil et le vent, ces farouches tanneurs, M'ont fait le cuir robuste et ferme, messeigneurs! Ah! pardieu, s'il est beau d'être prince, c'est rude: Avoir du combattant l'éternelle attitude, Vivre casqué, suer l'été, geler l'hiver, Être le ver affreux d'une larve de fer, Coucher dans le harnais, boire à la calebasse, Le soir être si las qu'on va la tête basse, Se tordre un linge aux pieds, les souliers vous manquant, Guerroyer tout le jour, la nuit garder le camp, Marcher à jeun, marcher vaincu, marcher malade, Sentir suinter le sang par quelque estafilade, Manger des oignons crus et dormir par hasard, Voilà. Vissez-moi donc le heaume et le brassard Sur ce foetus, à qui bientôt on verra croître Par derrière une mitre et par devant un goître! A la bonne heure, moi! je suis le compagnon Des coups d'épée, et j'ai la Colère pour nom, Et les poils de mon bras font peur aux bêtes fauves. Ce nain vivra tondu parmi les vieillards chauves; Il se pourrait aussi, pour le bien de l'état, Si l'on trouvait un puits très-creux, qu'on l'y jetât; Moi, je l'aimerais mieux moine en quelque cachette, Servant la messe au prêtre avec une clochette. Pour nous, chacun de nous étant prince et géant, Nous gardons sceptre et lance, et rien n'est mieux séant Qu'aux enfants la chapelle et la bataille aux hommes. Il a précisément dix comtés, et nous sommes Dix princes; est-il rien de plus juste? A présent, N'est-ce pas, tu comprends cette affaire, passant? Elle est simple, et l'on peut n'en pas faire mystère; Et le jour ne va pas s'éclipser, et la terre Ne va pas refuser aux hommes le maïs, Parce que dix seigneurs partagent un pays, Et parce qu'un enfant rentre dans la poussière.- Le chevalier leva lentement sa visière: Je m'appelle Roland, pair de France,- dit-il. VII Don Ruy le Subtil Alors l'aîné prudent, le chef, Ruy le Subtil, Sourit: -Sire Roland, ma pente naturelle Étant de ne chercher à personne querelle, Je vous salue, et dis: Soyez le bienvenu! Je vous fais remarquer que ce pays est nu, Rude, escarpé, désert, brutal, et que nous sommes Dix infants bien armés avec dix majordomes, Ayant derrière nous cent coquins fort méchants; Et que, s'il nous plaisait, nous pourrions dans ces champs Laisser de la charogne en pâture aux volées De corbeaux que le soir chasse dans les vallées; Vous êtes dans un vrai coupe-gorge; voyez; Pas un toit, pas un mur, des sentiers non frayés, Personne; aucun secours possible; et les cascades Couvrent le cri des gens tombés aux embuscades. On ne voyage guère en ce val effrayant. Les songe-creux, qui vont aux chimères bayant, Trouvent les âpretés de ces ravins fort belles; Mais ces chemins pierreux aux passants sont rebelles, Ces pics repoussent l'homme, ils ont des coins hagards Hantés par des vivants aimant peu les regards, Et, quand une vallée est à ce point rocheuse, Elle peut devenir aux curieux fâcheuse. Bon Roland, votre nom est venu jusqu'à nous, Nous sommes des seigneurs bien faisants et très-doux, Nous ne voudrions pas vous faire de la peine, Allez-vous-en. Parfois la montagne est malsaine. Retournez sur vos pas, ne soyez point trop lent, Retournez. Décidez mon cheval, dit Roland; Car il a l'habitude étrange et ridicule De ne pas m'obéir quand je veux qu'il recule.- Les infants un moment se parlèrent tout bas. Et Ruy dit à Roland: Tant d'illustres combats Font luire votre gloire, ô grand soldat sincère, Que nous vous aimons mieux compagnon qu'adversaire. Seigneur, tout invincible et tout Roland qu'on est, Quand il faut, pied à pied, dans l'herbe et le genêt, Lutter seul, et, n'ayant que deux bras, tenir tête A cent vingt durs garçons, c'est une sombre fête; C'est un combat d'un sang généreux empourpré, Et qui pourrait finir, sur le sinistre pré, Par les os d'un héros réjouissant les aigles. Entendons-nous plutôt. Les états ont leurs règles, Et vous êtes tombé dans un arrangement De famille, inutile à conter longuement; Seigneur, Nuño n'est pas possible; je m'explique: L'enfantillage nuit à la chose publique; Mettre sur un tel front la couronne, l'effroi, La guerre, n'est-ce pas stupide? Un marmot roi! Allons donc! en ce cas, si le contre-sens règne, Si l'absurde fait loi, qu'on me donne une duègne, Et dites aux brebis de rugir, ordonnez Aux biches d'emboucher les clairons forcenés; En même temps, soyez conséquent, qu'on affuble L'ours des monts et le loup des bois d'une chasuble, Et qu'aux pattes du tigre on plante un goupillon. Seigneur, pour être un sage, on n'est pas félon; Et les choses qu'ici je vous dis sont certaines Pour les docteurs autant que pour les capitaines. J'arrive au fait; soyons amis. Nous voulons tous Faire éclater l'estime où nous sommes de vous; Voici; Leso n'est pas une bourgade vile, La ville d'Oyarzun est une belle ville, Toutes deux sont à vous. Si, pesant nos raisons, Vous nous prêtez main-forte en ce que nous faisons, Nous vous donnons les gens, les bois, les métairies. Donc vous voilà seigneur de ces deux seigneuries; Il ne nous reste plus qu'à nous tendre la main. Nous avons de la cire, un prêtre, un parchemin, Et, pour que Votre Grâce en tout point soit contente, Nous allons vous signer ici votre patente; C'est dit. Avez-vous fait ce rêve?- dit Roland. Et, présentant au roi son beau destrier blanc: -Tiens, roi! pars au galop, hâte-toi, cours, regagne Ta ville, et saute au fleuve et passe la montagne, Va!- L'enfant-roi bondit en selle éperdument, Et le voilà qui fuit sous le clair firmament, A travers monts et vaux, pâle, à bride abattue. -Çà, le premier qui monte à cheval, je le tue.- Dit Roland. Les infants se regardaient entre eux, Stupéfaits. VIII Pacheco, Froïla, Rostabat Et Roland: -Il serait désastreux Qu'un de vous poursuivit cette proie échappée; Je ferais deux morceaux de lui d'un coup d'épée, Comme le Duero coupe Léon en deux.- Et, pendant qu'il parlait, à son bras hasardeux La grande Durandal brillait toute joyeuse. Roland s'adosse au tronc robuste d'une yeuse, Criant: -Défiez-vous de l'épée. Elle mord. Quand tu serais femelle ayant pour nom la Mort, J'irai! j'égorgerai Nuño dans la campagne!- Dit Pacheco, sautant sur son genêt d'Espagne. Roland monte au rocher qui barre le chemin. L'infant pique des deux, une dague à la main, Une autre entre les dents, prête à la repartie; Qui donc l'empêcherait de franchir la sortie? Ses poignets sont crispés d'avance du plaisir D'atteindre le fuyard et de le ressaisir, Et de sentir trembler sous l'ongle inexorable Tout la pauvre chair de l'enfant misérable. Il vient, et sur Roland il jette un long lacet; Roland, surpris, recule, et Pacheco passait... Mais le grand paladin se roidit, et l'assomme D'un coup prodigieux qui fendit en deux l'homme Et tua le cheval, et si surnaturel Qu'il creva le chanfrein et troua le girel. -Qu'est-ce que j'avais dit?- fit Roland. -Qu'on soit sage, Reprit-il; renoncez à forcer le passage. Si l'un de vous, bravant Durandal à mon poing, A le cerveau heurté de folie à ce point, Je lui ferai descendre au talon sa fêlure; Voyez.- Don Froïla, caressant l'encolure De son large cheval au mufle de taureau, Crie: -Allons! Pas un pas de plus, caballero!- Dit Roland. Et l'infant répond d'un coup de lance; Roland, atteint, chancelle, et Froïla s'élance; Mais Durandal se dresse, et jette Froïla Sur Pacheco, dont l'âme en ce moment hurla. Froïla tombe, étreint par l'angoisse dernière; Son casque, dont l'épée a brisé la charnière, S'ouvre, et montre sa bouche où l'écume apparaît. Bave épaisse et sanglante! Ainsi, dans la forêt, La séve, en mai, gonflant les aubépines blanches, S'enfle et sort en salive à la pointe des branches. -Vengeance! mort! rugit Rostabat le Géant, Nous sommes cent contre un. Tuons ce mécréant! Infants! cria Roland, la chose est difficile; Car Roland n'est pas un. J'arrive de Sicile, D'Arabie et d'Égypte, et tout ce que je sais, C'est que des peuples noirs devant moi sont passés; Je crois avoir plané dans le ciel solitaire; Il m'a semblé parfois que je quittais la terre Et l'homme, et que le dos monstrueux des griffons M'emportait au milieu des nuages profonds; Mais, n'importe, j'arrive, et votre audace est rare, Et j'en ris. Prenez garde à vous, car je déclare, Infants, que j'ai toujours senti Dieu près de moi. Vous êtes cent contre un! Pardieu! le bel effroi! Fils, cent maravédis valent-ils une piastre? Cent lampions sont-ils plus farouches qu'un astre? Combien de poux faut-il pour manger un lion? Vous êtes peu nombreux pour la rébellion Et pour l'encombrement du chemin, quand je passe. Arrière!- Rostabat le Géant, tête basse, Crachant les grognements rauques d'un sanglier, Lourd colosse, fondit sur le bon chevalier, Avec le bruit d'un mur énorme qui s'écroule; Près de lui, s'avançant comme une sombre foule, Les sept autres infants, avec leurs intendants, Marchent, et derrière eux viennent, grinçant des dents, Les cent coupe-jarrets à faces renégates, Coiffés de monteras et chaussés d'alpargates, Demi-cercle féroce, agile, étincelant; Et tous font converger leurs piques sur Roland. L'infant, monstre de coeur, est monstre de stature; Le rocher de Roland lui vient à la ceinture; Leurs fronts sont de niveau dans ces puissants combats, Le preux étant en haut et le géant en bas. Rostabat prend pour fronde, ayant Roland pour cible, Un noir grappin qui semble une araignée horrible, Masse affreuse oscillant au bout d'un long anneau; Il lance sur Roland cet arrache-créneau; Roland l'esquive, et dit au géant: -Bête brute!- Le grappin égratigne un rocher dans sa chute, Et le géant bondit, deux haches aux deux poings. Le colosse et le preux, terribles, se sont joints. -O Durandal, ayant coupé Dol en Bretagne, Tu peux bien me trancher encore cette montagne,- Dit Roland, assenant l'estoc sur Rostabat. Comme sur ses deux pieds de devant l'ours s'abat, Après s'être dressé pour étreindre le pâtre, Ainsi Rostabat tombe; et sur son cou d'albâtre Laïs nue avait moins d'escarboucles luisant Que ces fauves rochers n'ont de flaques de sang. Il tombe; la bruyère écrasée est remplie De cette monstrueuse et vaste panoplie; Relevée en tombant, sa chemise d'acier Laisse nu son poitrail de prince carnassier, Cadavre au ventre horrible, aux hideuses mamelles, Et l'on voit le dessous de ses noires semelles. Les sept princes vivants regardent les trois morts. Et, pendant ce temps-là, lâchant rênes et mors, Le pauvre enfant sauvé fuyait vers Compostelle. Durandal brille et fait refluer devant elle Les assaillants, poussant des souffles d'aquilon; Toujours droit sur le roc qui ferme le vallon, Roland crie au troupeau qui sur lui se resserre: -Du renfort vous serait peut-être nécessaire. Envoyez-en chercher. A quoi bon se presser? J'attendrai jusqu'au soir avant de commencer. Il raille! Tous sur lui! dit Jorge, et pêle-mêle! Nous sommes vautours; l'aigle est notre soeur jumelle; Fils, courage! et ce soir, pour son souper sanglant, Chacun de nous aura son morceau de Roland. IX Durandal travaille Laveuses qui, dès l'aube où l'orient se dore, Chantez, battant du linge aux fontaines d'Andorre, Et qui faites blanchir des toiles sous le ciel, Chevriers qui roulez sur le Jaïzquivel Dans les nuages gris votre hutte isolée, Muletiers qui poussez de vallée en vallée Vos mules sur les ponts que César éleva, Sait-on que là-bas le vieux mont Corcova Regarde par-dessus l'épaule des collines? Le mont regarde un choc hideux de javelines, Un noir buisson vivant de piques, hérissé, Comme au pied d'une tour que ceindrait un fossé, Autour d'un homme, tête altière, âpre, escarpée, Que protége le cercle immense d'une épée. Tous d'un côte; de l'autre, un seul; tragique duel! Lutte énorme! combat de l'hydre et de Michel! Qui pourrait dire, au fond des cieux pleins de huées, Ce que fait le tonnerre au milieu des nuées, Et ce que fait Roland entouré d'ennemis? Larges coups, flots de sang par des bouches vomis, Faces se renversant en arrière livides, Casques brisés roulant comme des cruches vides, Flot d'assaillants toujours repoussés, blessés, morts, Cris de rage; ô carnage! ô terreur! corps à corps D'un homme contre un tas de gueux épouvantable! Comme un usurier met son or sur une table, Le meurtre sur les morts jette les morts, et rit. Durandal flamboyant semble un sinistre esprit; Elle va, vient, remonte et tombe, se relève, S'abat, et fait la fête effrayante du glaive: Sous son éclair, les bras, les coeurs, les yeux, les fronts, Tremblent, et les hardis, nivelés aux poltrons, Se courbent; et l'épée éclatante et fidèle Donne des coups d'estoc qui semblent des coups d'aile; Et sur le héros, tous ensemble, le truand, Le prince, furieux, s'écharnent, se ruant, Frappant, parant, jappant, hurlant, criant: Main-forte! Roland est-il blessé? Peut-être. Mais qu'importe? Il lutte. La blessure est l'altière faveur Que fait la guerre au brave illustre, au preux sauveur, Et la chair de Roland, mieux que l'acier trempée, Ne craint pas ce baiser farouche de l'épée. Mais, cette fois, ce sont des armes de goujats, Lassos plombés, couteaux catalans, navajas, Qui frappent le héros, sur qui cette famille De monstres se reploie et se tord et fourmille; Le héros sous son pied sent onduler leurs noeuds Comme les gonflements d'un dragon épineux; Son armure est partout bosselée et fêlée; Et Roland par moments songe dans la mêlée: -Pense-t-il à donner à boire à mon cheval?- Un ruisseau de pourpre erre et fume dans le val, Et sur l'herbe partout des gouttes de sang pleuvent, Cette clairière aride et que jamais n'abreuvent Les urnes de la pluie et les vastes seaux d'eau Que l'hiver jette au front des monts d'Urbistondo, S'ouvre, et toute brûlée et toute crevassée, Consent joyeusement à l'horrible rosée; Fauve, elle dit: -C'est bon. J'ai moins chaud maintenant.- Des satyres, couchés sur le dos, égrenant Des grappes de raisin au-dessus de leur tête, Des aegipans aux yeux de dieux, aux pieds de bête, Joutant avec le vieux Silène, s'essoufflant A se vider quelque outre énorme dans le flanc, Tetant la nymphe Ivresse en leur riante envie, N'ont pas la volupté de la soif assouvie Plus que ce redoutable et terrible ravin. La terre boit le sang mieux qu'un faune le vin. Un assaut est suivi d'un autre assaut. A peine Roland a-t-il broyé quelque gueux qui le gêne, Que voilà de nouveau qu'on lui mord le talon. Noir fracas! la forêt, la lande, le vallon, Les cols profonds, les pics que l'ouragan insulte, N'entendent plus le bruit du vent dans ce tumulte; Un vaste cliquetis sort de ce sombre effort; Tout l'écho retentit. Qu'est-ce donc que la mort Forge dans la montagne et fait dans cette brume, Ayant ce vil ramas de bandits pour enclume, Durandal pour marteau, Roland pour forgeron? X Le crucifix Et, là-bas, sans qu'il fût besoin de l'éperon, Le cheval galopait toujours à perdre haleine; Il passait la rivière, il franchissait la plaine, Il volait; par moments, frémissant et ravi, L'enfant se retournait, tremblant d'être suivi, Et de voir, des hauteurs du monstrueux repaire, Descendre quelque frère horrible de son père. Comme le soir tombait, Compostelle apparut. Le cheval traversa le pont de granit brut Dont saint Jacque a posé les premières assises. Les bons clochers sortaient des brumes indécises; Et l'orphelin revit son paradis natal. Près du pont se dressait, sur un haut piédestal, Un Christ en pierre ayant à ses pieds la madone; Un blanc cierge éclairait sa face qui pardonne, Plus douce à l'heure où l'ombre au fond des cieux grandit. Et l'enfant arrêta son cheval, descendit, S'agenouilla, joignit les mains devant le cierge, Et dit: -O mon bon Dieu, ma bonne sainte Vierge, J'étais perdu; j'étais le ver sous le pavé; Mes oncles me tenaient; mais vous m'avez sauvé; Vous m'avez envoyé ce paladin de France, Seigneur; et vous m'avez montré la différence Entre les hommes bons et les hommes méchants. J'avais peut-être en moi bien de mauvais penchants, J'eusse plus tard peut-être été moi-même infâme, Mais, en sauvant la vie, ô Dieu, vous sauvez l'âme; Vous m'êtes apparu dans cet homme, Seigneur; J'ai vu le jour, j'ai vu la foi, j'ai vu l'honneur, Et j'ai compris qu'il faut qu'un prince compatisse Au malheur, c'est-à-dire, ô Père! à la justice. O madame Marie! ô Jésus! à genoux Devant le crucifix où vous saignez pour nous, Je jure de garder ce souvenir, et d'être Doux au faible, loyal au bon, terrible au traître, Et juste et secourable à jamais, écolier De ce qu'a fait pour moi ce vaillant chevalier. Et j'en prends à témoin vos saintes auréoles.- Le cheval de Roland entendit ces paroles, Leva la tête, et dit à l'enfant: -C'est bien, roi.- L'orphelin remonta sur le blanc palefroi, Et rentra dans sa ville au son joyeux des cloches. XI Ce qu'a fait Ruy le Subtil Et dans le même instant, entre les larges roches, A travers les sapins d'Ermula, frémissant De ce défi superbe et sombre, un contre cent, On pouvait voir encor, sous la nuit étoilée, Le groupe formidable au fond de la vallée. Le combat finissait; tous ces monts radieux Ou lugubres, jadis hanté des demi-dieux, S'éveillaient, étonnés, dans le blanc crépuscule, Et, regardant Roland, se souvenaient d'Hercule. Plus d'infants: neuf étaient tombés; un avait fui; C'était Ruy le Subtil; mais la bande sans lui Avait continué, car rien n'irrite comme La honte et la fureur de combattre un seul homme; Durandal, à tuer ces coquins s'ébréchant, Avait jonché de morts la terre, et fait ce champ Plus vermeil qu'un nuage où le soleil se couche; Elle s'était rompue en ce labeur farouche; Ce qui n'empêchait pas Roland de s'avancer; Les bandits, le croyant prêt à recommencer, Tremblants comme des boeufs qu'on ramène à l'étable A chaque mouvement de son bras redoutable, Reculaient, lui montrant de loin leurs coutelas; Et, pas à pas, Roland, sanglant, terrible, las, Les chassait devant lui parmi les fondrières; Et, n'ayant plus d'épée, il leur jetait des pierres. - II EVIRADNUS I Départ de l'aventurier pour l'aventure Qu'est-ce que Sigismond et Ladislas ont dit? Je ne sais si la roche ou l'arbre l'entendit; Mais, quand ils ont tout bas parlé dans la broussaille, L'arbre a fait un long bruit de taillis qui tressaille, Comme si quelque bête en passant l'eût troublé, Et l'ombre du rocher ténébreux a semblé Plus noire, et l'on dirait qu'un morceau de cette ombre A pris forme et s'en est allé dans le bois sombre, Et maintenant on voit comme un spectre marchant Là-bas dans la clarté sinistre du couchant. Ce n'est pas une bête en son gîte éveillée, Ce n'est pas un fantôme éclos sous la feuillée, Ce n'est pas un morceau de l'ombre du rocher Qu'on voit là-bas au fond des clairières marcher; C'est un vivant qui n'est ni stryge ni lémure; Celui qui marche là, couvert d'une âpre armure, C'est le grand chevalier d'Alsace, Eviradnus. Ces hommes qui parlaient, il les a reconnus; Comme il se reposait dans le hallier, ces bouches Ont passé, murmurant des paroles farouches, Et jusqu'à son oreille un mot est arrivé; Et c'est pourquoi ce juste et ce preux s'est levé. Il connaît ce pays qu'il parcourut naguère. Il rejoint l'écuyer Gasclin, page de guerre, Qui l'attend dans l'auberge, au plus profond du val, Où tout à l'heure il vient de laisser son cheval Pour qu'en hâte on lui donne à boire, et qu'on le ferre. Il dit au forgeron: -Faites vite. Une affaire M'appelle.- Il monte en selle et part. II Eviradnus Eviradnus, Vieux, commence à sentir, le poids des ans chenus; Mais c'est toujours celui qu'entre tous on renomme, Le preux que nul n'a vu de son sang économe; Chasseur du crime, il est nuit et jour à l'affût; De sa vie il n'a fait d'action qui ne fût Sainte, blanche et loyale, et la grande pucelle, L'épée, en sa main pure et sans tache, étincelle. C'est le Samson chrétien qui, survenant à point, N'ayant pour enfoncer la porte que son poing, Entra, pour la sauver, dans Sickingen en flamme; Qui, s'indignant de voir honorer un infâme, Fit, sous son dur talon, un tas d'arceaux rompus Du monument bâti pour l'affreux duc Lupus, Arracha la statue, et porta la colonne Du munster de Strasbourg au pont de Wasselonne, Et là, fier, la jeta dans les étangs profonds; On vante Eviradnus d'Aldorf à Chaux-de-Fonds; Quand il songe et s'accoude, on dirait Charlemagne; Rôdant, tout hérissé, du bois à la montagne, Velu, fauve, il a l'air d'un loup qui serait bon; Il a sept pieds de haut comme Jean de Bourbon; Tout entier au devoir qu'en sa pensée il couve, Il ne se plaint de rien, mais seulement il trouve Que les hommes sont bas et que les lits sont courts; Il écoute partout si l'on crie au secours; Quand les rois courbent trop le peuple, il le redresse Avec une intrépide et superbe tendresse; Il défendit Alix comme Diègue Urraca; Il est le fort ami du faible; il attaqua Dans leurs antres les rois du Rhin, et dans leurs bauges Les barons effrayants et difformes des Vosges; De tout peuple orphelin il se faisait l'aïeul; Il mit en liberté les villes; il vint seul De Hugo Tête-d'Aigle affronter la caverne; Bon, terrible, il brisa le carcan de Saverne, La ceinture de fer de Schelestadt, l'anneau De Colmar, et la chaîne au pied de Haguenau. Tel fut Eviradnus. Dans l'horrible balance Où les princes jetaient le dol, la violence, L'iniquité, l'horreur, le mal, le sang, le feu, Sa grande épée était le contre-poids de Dieu. Il est toujours en marche, attendu qu'on moleste Bien des infortunés sous la voûte céleste, Et qu'on voit dans la nuit bien des mains supplier; Sa lance n'aime pas moisir au râtelier; Sa hache de bataille aisément se décroche; Malheur à l'action mauvaise qui s'approche Trop près d'Eviradnus, le champion d'acier! La mort tombe de lui comme l'eau du glacier. Il est héros; il a pour cousine la race Des Amadis de France et des Pyrrhus de Thrace; Il rit des ans. Cet homme à qui le monde entier N'eût pas fait dire grâce! et demander quartier, Ira-t-il pas crier au temps: Miséricorde! Il s'est, comme Baudoin, ceint les reins d'une corde; Tout vieux qu'il est, il est de la grande tribu; Le moins fier des oiseaux n'est pas l'aigle barbu. Qu'importe l'âge! il lutte. Il vient de Palestine, Il n'est point las. Les ans s'acharnent; il s'obstine. III Dans la forêt Quelqu'un qui s'y serait perdu ce soir, verrait Quelque chose d'étrange au fond de la forêt; C'est une grande salle éclairée et déserte. Où? Dans l'ancien manoir de Corbus. L'herbe verte, Le lierre, le chiendent, l'églantier sauvageon, Font, depuis trois cents ans, l'assaut de ce donjon; Le burg, sous cette abjecte et rampante escalade, Meurt, comme sous la lèpre un sanglier malade; Il tombe; les fossés s'emplissent des créneaux; La ronce, ce serpent, tord sur lui ses anneaux; Le moineau franc, sans même entendre ses murmures, Sur ses vieux pierriers morts vient becqueter les mûres; L'épine sur son deuil prospère insolemment; Mais, l'hiver, il se venge; alors, le burg dormant S'éveille, et, quand il pleut pendant des nuits entières, Quand l'eau glisse des toits et s'engouffre aux gouttières, Il rend grâce à l'ondée, aux vents, et, content d'eux, Profite, pour cracher sur le lierre hideux, Des bouches de granit de ses quatre gargouilles. Le burg est aux lichens comme le glaive aux rouilles; Hélas! et Corbus, triste, agonise. Pourtant L'hiver lui plaît; l'hiver, sauvage combattant, Il se refait, avec les convulsions sombres Des nuages hagards croulant sur ses décombres, Avec l'éclair qui frappe et fuit comme un larron, Avec les souffles noirs qui sonnent du clairon, Une sorte de vie effrayante, à sa taille; La tempête est la soeur fauve de la bataille; Et le puissant donjon, féroce, échevelé, Dit: Me voilà! sitôt que la bise a sifflé; Il rit quand l'équinoxe irrité le querelle Sinistrement, avec son haleine de grêle; Il est joyeux, ce burg, soldat encor debout, Quand, jappant comme un chien poursuivi par un loup, Novembre, dans la brume errant de roche en roche, Répond au hurlement de Janvier qui s'approche. Le donjon crie: -En guerre! ô tourmente, es-tu là?- Il craint peu l'ouragan, lui qui vit Attila. Oh! les lugubres nuits! Combat dans la bruine! La nuée attaquant, farouche, la ruine! Un ruissellement vaste, affreux, torrentiel, Descend des profondeurs furieuses du ciel; Le burg brave la nue; on entend les gorgones Aboyer aux huit coins de ses tours octogones; Tous les monstres sculptés sur l'édifice épars, Grondent, et les lions de pierre des remparts Mordent la brume, l'air et l'onde, et les tarasques Battent de l'aile au souffle horrible des bourrasques; L'âpre averse en fuyant vomit sur les griffons; Et, sous la pluie entrant par les trous des plafonds, Les guivres, les dragons, les méduses, les drées, Grincent des dents au fond des chambres effondrées; Le château de granit, pareil au preux de fer, Lutte toute la nuit, résiste tout l'hiver; En vain le ciel s'essouffle, en vain Janvier se rue; En vain tous les passants de cette sombre rue Qu'on nomme l'infini, l'ombre et l'immensité, Le tourbillon, d'un fouet invisible hâté, Le tonnerre, la trombe où le typhon se dresse, S'acharnent sur la fière et haute forteresse; L'orage la secoue en vain comme un fruit mûr; Les vents perdent leur peine à guerroyer ce mur, Le Fôhn bruyant s'y lasse, et sur cette cuirasse L'Aquilon s'époumonne et l'Autan se harasse, Et tous ces noirs chevaux de l'air sortent fourbus De leur bataille avec le donjon de Corbus. Aussi, malgré la ronce et le chardon et l'herbe, Le vieux burg est resté triomphal et superbe; Il est comme un pontife au coeur du bois profond; Sa tour lui met trois rangs de créneaux sur le front; Le soir, sa silhouette immense se découpe; Il a pour trône un roc, haute et sublime croupe; Et, par les quatre coins, sud, nord, couchant, levant, Quatre monts, Crobius, Bléda, géants du vent, Aptar où croît le pin, Toxis que verdit l'orme, Soutiennent au-dessus de sa tiare énorme Les nuages, ce dais livide de la nuit. Le pâtre a peur, et croit que cette tour le suit; Les superstitions ont fait Corbus terrible; On dit que l'Archer Noir a pris ce burg pour cible, Et que sa cave est l'antre où dort le Grand Dormant; Car les gens des hameaux tremblent facilement; Les légendes toujours mêlent quelque fantôme A l'obscure vapeur qui sort des toits de chaume, L'âtre enfante le rêve, et l'on voit ondoyer L'effroi dans la fumée errante du foyer. Aussi, le paysan rend grâce à sa roture Qui le dispense, lui, d'audace et d'aventure, Et lui permet de fuir ce burg de la forêt Qu'un preux, par point d'honneur belliqueux, chercherait. Corbus voit rarement au loin passer un homme. Seulement, tous les quinze ou vingt ans, l'économe Et l'huissier du palais, avec des cuisiniers Portant tout un festin dans de larges paniers, Viennent, font des apprêts mystérieux, et partent; Et, le soir, à travers les branches qui s'écartent, On voit de la lumière au fond du burg noirci; Et nul n'ose approcher. Et pourquoi? Le voici: IV La coutume de Lusace C'est l'usage, à la mort d'un marquis de Lusace, Que l'héritier du trône, en qui revit la race, Avant de revêtir les royaux attributs, Aille, une nuit, souper dans la tour de Corbus; C'est de ce noir souper qu'il sort prince et margrave; La marquise n'est bonne et le marquis n'est brave Que s'ils ont respiré les funèbres parfums Des siècles dans ce nid des vieux maîtres défunts; Les marquis de Lusace ont une haute tige, Et leur source est profonde à donner le vertige; Ils ont pour père Antée, ancêtre d'Attila; De ce vaincu d'Alcide une race coula; C'est la race, autrefois païenne, puis chrétienne, De Lechus, de Platon, d'Othon, d'Ursus, d'Étienne, Et de tous ces seigneurs des rocs et des forêts Bordant l'Europe au nord, flot d'abord, digue après. Corbus est double: il est burg au bois, ville en plaine; Du temps où l'on montait sur la tour châtelaine, On voyait, au delà des pins et des rochers. Sa ville perçant l'ombre au loin de ses clochers; Cette ville a des murs; pourtant, ce n'est pas d'elle Que relève l'antique et noble citadelle; Fière, elle s'appartient; quelquefois un château Est l'égal d'une ville; en Toscane, Prato, Barletta dans la Pouille, et Crême en Lombardie, Valent une cité, même forte et hardie; Corbus est de ce rang. Sur ses rudes parois Ce burg a le reflet de tous les anciens rois; Tous leurs avénements, toutes leurs funérailles, Ont, chantant ou pleurant, traversé ses murailles; Tous s'y sont mariés, la plupart y sont nés; C'est là que flamboyaient ces barons couronnés; Corbus est le berceau de la royauté scythe, Or, le nouveau marquis doit faire une visite A l'histoire qui va continuer. La loi Veut qu'il soit seul pendant la nuit qui le fait roi. Au seuil de la forêt, un clerc lui donne à boire Un vin mystérieux versé dans un ciboire, Qui doit, le soir venu, l'endormir jusqu'au jour; Puis on le laisse, il part et monte dans la tour; Il trouve dans la salle une table dressée; Il soupe et dort; et l'ombre envoie à sa pensée Tous les spectres des rois depuis le duc Bela; Nul n'oserait entrer au burg cette nuit-là; Le lendemain, on vient en foule, on le délivre; Et, plein de visions du sommeil, encore ivre De tous ses grands aïeux qui lui sont apparus, On le mène à l'église où dort Borivorus; L'évêque lui bénit la bouche et la paupière, Et met dans ses deux mains les deux haches de pierre Dont Attila frappait, juste comme la mort. D'un bras sur le Midi, de l'autre sur le Nord. Ce jour-là, sur les tours de la ville, on arbore Le menaçant drapeau du marquis Swantibore Qui lia dans les bois et fit manger aux loups Sa femme et le taureau dont il était jaloux. Même quand l'héritier du trône est une femme, Le souper de la tour de Corbus la réclame; C'est la loi; seulement, la pauvre femme a peur. V La marquise Mahaud La nièce du dernier marquis, Jean le Frappeur, Mahaud est aujourd'hui marquise de Lusace. Dame, elle a la couronne, et, femme, elle a la grâce; Une reine n'est pas une reine sans la beauté. C'est peu que le royaume, il faut la royauté. Dieu dans son harmonie également emploie Le cèdre qui résiste et le roseau qui ploie, Et, certes, il est bon qu'une femme parfois Ait dans sa main les moeurs, les esprits et les lois, Succède au maître altier, sourie au peuple, et même, En lui parlant tout bas, la sombre troupe humaine; Mais la douce Mahaud, dans ces temps de malheur, Tient trop le sceptre, hélas! comme on tient une fleur; Elle est gaie, étourdie, imprudente et peureuse. Toute une Europe obscure autour d'elle se creuse; Et, quoiqu'elle ait vingt ans, on a beau la prier, Elle n'a pas encor voulu se marier. Il est temps cependant qu'un bras viril l'appuie; Comme l'arc-en-ciel rit entre l'ombre et la pluie, Comme la biche joue entre le tigre et l'ours, Elle a, la pauvre belle aux purs et chastes jours, Deux noirs voisins qui font une noire besogne: L'empereur d'Allemagne et le roi de Pologne. VI Les deux voisins Toute la différence entre ce sombre roi Et ce sombre empereur, sans foi, sans Dieu, sans loi, C'est que l'un est la griffe et que l'autre est la serre; Tous deux vont à la messe et disent leur rosaire; Ils n'en passent pas moins pour avoir fait tous deux Dans l'enfer un traité d'alliance hideux; On va même jusqu'à chuchoter à voix basse, Dans la foule où la peur d'en haut tombe et s'amasse, L'affreux texte d'un pacte entre eux et le pouvoir Qui s'agite sous l'homme au fond du monde noir; Quoique l'un soit la haine et l'autre la vengeance, Ils vivent côte à côte en bonne intelligence; Tous les peuples qu'on voit saigner à l'horizon Sortent de leur tenaille et sont de leur façon; Leurs deux figures sont lugubrement grandies Par de rouges reflets de sacs et d'incendies; D'ailleurs, comme David, suivant l'usage ancien, L'un est poëte, et l'autre est bon musicien; Et, les déclarant dieux, la renommée allie Leurs noms dans les sonnets qui viennent d'Italie. L'antique hiérarchie a l'air mise en oubli; Car, suivant le vieil ordre en Europe établi, L'empereur d'Allemagne est duc, le roi de France Marquis; les autres rois ont peu de différence; Ils sont barons autour de Rome, leur pilier, Et le roi de Pologne est simple chevalier; Mais dans ce siècle on voit l'exception unique Du roi sarmate égal au césar germanique. Chacun s'est fait sa part; l'allemand n'a qu'un soin, Il prend tous les pays de terre ferme au loin; Le polonais, ayant le rivage baltique, Veut des ports; il a pris toute la mer celtique; Sur tous les flots du nord il pousse ses dromons; L'Islande voit passer ses navires démons; L'allemand brûle Anvers et conquiert les deux Prusses, Le polonais secourt Spotocus, duc des Russes, Comme un plus grand boucher en aide un plus petit; Le roi prend, l'empereur pille, usurpe, investit; L'empereur fait la guerre à l'ordre teutonique, Le roi sur le Jutland pose son pied cynique; Mais, qu'ils brisent le faible ou qu'ils trompent le fort, Quoi qu'ils fassent, ils ont pour loi d'être d'accord; Des geysers du pôle aux cités transalpines, Leurs ongles monstrueux, crispés sur des rapines, Égratignent le pâle et triste continent. Et tout leur réussit. Chacun d'eux, rayonnant, Mène à fin tous ses plans lâches ou téméraires, Et règne; et, sous Satan paternel, ils sont frères; Ils s'aiment; l'un est fourbe et l'autre est déloyal; Ils sont les deux bandits du grand chemin royal. O les noirs conquérants! et quelle oeuvre éphémère! L'ambition, branlant ses têtes de chimère, Sous leur crâne brumeux, fétide et sans clarté, Nourrit la pourriture et la stérilité; Ce qu'ils font est néant et cendre; une hydre allaite, Dans leur âme nocturne et profonde, un squelette. Le polonais sournois, l'allemand hasardeux, Remarquent qu'à cette heure une femme est près d'eux; Tous deux guettent Mahaud. Et naguère, avec rage, De sa bouche qu'empourpre une lueur d'orage Et d'où sortent des mots pleins d'ombre ou teints de sang, L'empereur a jeté cet éclair menaçant: -L'empire est las d'avoir au dos cette besace Qu'on appelle la haute et la basse Lusace, Et dont la pesanteur, qui nous met sur les dents, S'accroît, quand, par hasard, une femme est dedans.- Le polonais se tait, épie et patiente. Ce sont deux grands dangers; mais cette insouciante Sourit, gazouille et danse, aime les doux propos, Se fait bénir du pauvre et réduit les impôts; Elle est vive, coquette, aimable et bijoutière; Elle est femme toujours; dans sa couronne altière, Elle choisit la perle, elle a peur du fleuron; Car le fleuron tranchant, c'est l'homme et le baron. Elle a des tribunaux d'amour qu'elle préside; Aux copistes d'Homère elle paye un subside; Elle a tout récemment accueilli dans sa cour Deux hommes, un luthier avec un troubadour, Dont on ignore tout, le nom, le rang, la race, Mais qui, conteurs charmants, le soir, sur la terrasse, A l'heure où les vitraux aux brises sont ouverts, Lui font de la musique et lui disent des vers. Or, en juin, la Lusace, en août, les Moraves, Font la fête du trône et sacrent leurs margraves; C'est aujourd'hui le jour du burg mystérieux; Mahaud viendra ce soir souper chez ses aïeux. Qu'est-ce que tout cela fait à l'herbe des plaines, Aux oiseaux, à la fleur, au nuage, aux fontaines? Qu'est-ce que tout cela fait aux arbres des bois? Que le peuple ait des jougs et que l'homme ait des rois, L'eau coule, le vent passe et murmure: Qu'importe! VII La salle à manger La salle est gigantesque; elle n'a qu'une porte; Le mur fuit dans la brume et semble illimité; En face de la porte, à l'autre extrémité, Brille, étrange et splendide, une table adossée Au fond de ce livide et froid rez-de-chaussée; La salle à pour plafond les charpentes du toit; Cette n'attend qu'un convive; on n'y voit Qu'un fauteuil sous un dais qui pend aux poutres noires; Les anciens temps ont peint sur le mur leurs histoires: Le fier combat du roi des Vendes Thassilo, Contre Nemrod sur terre et Neptune sur l'eau, Le fleuve Rhin trahi par la rivière Meuse, Et, groupes blêmissants sur la paroi brumeuse, Odin, le loup Fenris et le serpent Asgar; Et toute la lumière éclairant ce hangar, Qui semble d'un dragon avoir été l'étable, Vient d'un flambeau sinistre allumé sur la table; C'est le grand chandelier aux sept branches de fer Que l'archange Attila rapporta de l'enfer Après qu'il en eut vaincu le Mammon, et sept âmes Furent du noir flambeau les sept premières flammes. Toute la salle semble être un grand linéament D'abîme, modelé dans l'ombre vaguement; Au fond, la table éclate avec la brusquerie De la clarté heurtant des blocs d'orfévrerie; De beaux faisans tués par les traîtres faucons, Des viandes froides, force aiguières et flacons, Chargent la table où s'offre une opulente agape; Les plats, bordés de fleurs, sont en vermeil; la nappe Vient de Frise, pays célèbre par ses draps; Et, pour les fruits, brugnons, fraises, pommes, cédrats, Les pâtres de la Murg ont sculpté les sébiles; Ces orfévres du bois sont des rustres habiles Qui font sur une écuelle ondoyer des jardins Et des monts où l'on voit fuir des chasses aux daims. Sur une vasque d'or aux anses florentines, Des actéons cornus et chaussés de bottines Luttent, l'épée au poing, contre des lévriers; Des branches de glaïeuls et de genévriers, Des roses, des bouquets d'anis, une jonchée De sauge tout en fleur nouvellement fauchée, Couvrent d'un frais parfum de printemps répandu Un tapis d'Ispahan sous la table étendu. Dehors, c'est la ruine et c'est la solitude. On entend, dans sa rauque et vaste inquiétude, Passer sur le hallier, par l'été rajeuni, Le vent, onde de l'ombre et flot de l'infini. On a remis partout des vitres aux verrières Qu'ébranle la rafale arrivant des clairières; L'étrange, dans ce lieu ténébreux et rêvant, Ce serait que celui qu'on attend fût vivant; Aux lueurs du sept-bras, qui fait flamboyer presque Les vagues yeux épars sur la lugubre fresque, On voit le long des murs, par place, un escabeau, Quelque long coffre obscur à meubler le tombeau, Et des buffets, chargés de cuivre et de faïence; Et la porte, effrayante et sombre confiance, Est formidablement ouverte sur la nuit. Rien ne parle en ce lieu, d'où tout homme s'enfuit. La terreur, dans les coins accroupie, attend l'hôte. Cette salle à manger de titans est si haute, Qu'en égarant, de poutre en poutre, son regard Aux étages confus de ce plafond hagard. On est presque étonné de n'y pas voir d'étoiles. L'araignée est géante en ces hideuses toiles Flottant là-haut, parmi les madriers profonds Que mordent aux deux bouts les gueules des griffons. La lumière à l'air noire et la salle à l'air morte. La nuit retient son souffle. On dirait que la porte A peur de remuer tout haut ses deux battants. VIII Ce qu'on y voit encore Mais ce que cette salle, antre obscur des vieux temps, A de plus sépulcral et de plus redoutable, Ce n'est pas le flambeau, ni le dais, ni la table; C'est, le long de deux rangs d'arches et de piliers, Deux files de chevaux avec leurs chevaliers. Chacun à son pilier s'adosse et tient sa lance; L'arme droite, ils se font face vis-à-vis en silence; Les chanfreins sont lacés; les harnais sont bouclés; Les chatons des cuissards sont barrés de leurs clés; Les trousseaux de poignards sur l'arçon se répandent; Jusqu'aux pieds des chevaux les caparaçons pendent; Les cuirs sont agrafés; les ardillons d'airain Attachent l'éperon, serrent le gorgerin; La grande épée à mains brille au croc de la selle; La hache est sur le dos, la dague est sous l'aisselle; Les genouillères ont leur boutoir meurtrier; Les mains pressent la bride, et les pieds l'étrier; Ils sont prêts; chaque heaume est masqué de son crible; Tous se taisent; pas un ne bouge; c'est terrible. Les chevaux monstrueux ont la corne au frontail. Si Satan est berger, c'est là son noir bétail. Pour en voir de pareils dans l'ombre, il faut qu'on dorme; Ils sont comme engloutis sous la housse difforme; Les cavaliers sont froids, calmes, graves, armés, Effroyables; les poings lugubrement fermés; Si l'enfer tout à coup ouvrait ces mains fantômes, On verrait quelque lettre affreuse dans leurs paumes. De la brume du lieu de leur stature s'accroît. Autour d'eux l'ombre a peur et les piliers ont froid. O nuit, qu'est-ce que c'est que ces guerriers livides? Chevaux et chevaliers sont des armures vides, Mais debout. Ils ont tous encor le geste fier, L'air fauve, et quoique étant de l'ombre, ils sont du fer. Sont-ce des larves? Non: et sont-ce des statues? Non. C'est de la chimère et de l'horreur, vêtues D'airain, et, des bas-fonds de ce monde puni, Faisant une menace obscure à l'infini; Devant cette impassible et morne chevauchée, L'âme tremble et se sent des spectres approchée, Comme si l'on voyait la halte des marcheurs Mystérieux que l'aube efface en ses blancheurs. Si quelqu'un, à cette heure, osait franchir la porte, A voir se regarder ces masques de la sorte, Il croirait que la mort, à de certains moments, Rhabillant l'homme, ouvrant les sépulcres dormants, Ordonne, hors du temps, de l'espace et du nombre, Des confrontations de fantômes dans l'ombre. Les linceuls ne sont pas plus noirs que ces armets; Les tombeaux, quoique sourds et voilés pour jamais, Ne sont pas plus glacés que ces brassards; les bières N'ont pas leurs ais hideux mieux joints que ces jambières; Le casque semble un crâne, et, de squammes couverts, Les doigts des gantelets luisent comme des vers; Ces robes de combat ont des plis de suaires; Ces pieds pétrifiés siéraient aux ossuaires; Ces piques ont des bois lourds et vertigineux Où des têtes de mort s'ébauchent dans les noeuds. Ils sont tous arrogants sur la selle, et leurs bustes Achèvent les poitrails des destriers robustes; Les mailles sur leurs flancs croisent leurs durs tricots; Le mortier des marquis près des tortils ducaux Rayonne, et sur l'écu, le casque et la rondache, La perle triple alterne avec les feuilles d'ache; La chemise de guerre et le manteau de roi Sont si larges, qu'ils vont du maître au palefroi; Les plus anciens harnais remontent jusqu'à Rome; L'armure du cheval sous l'armure de l'homme Vit d'une vie horrible, et guerrier et coursier Ne font qu'une seule hydre aux écailles d'acier. L'histoire est là; ce sont toutes les panoplies Par qui furent jadis tant d'oeuvres accomplies; Chacune, avec son timbre en forme de delta, Semble la vision du chef qui la porta; Là sont les ducs sanglants et les marquis sauvages Qui portaient pour pennons un milieu des ravages Des saints dorés et peints sur des peaux de poissons. Voici Geth, qui criait aux Slaves: -Avançons!- Mundiaque, Ottocar, Platon, Ladislas Cunne, Welf, dont l'écu portait: -Ma peur se nomme Aucune.- Zultan, Nazamystus, Othon le Chassieux; Depuis Spignus jusqu'à Spartibor-aux-trois-yeux, Toute la dynastie effrayante d'Antée Semble là sur le bord des siècles arrêtée. Que font-ils là, debout et droits? Qu'attendent-ils? L'aveuglement remplit l'armet aux durs sourcils. L'arbre est là sans la séve et le héros sans l'âme; Où l'on voit des yeux d'ombre on vit des yeux de flamme; La visière aux trous ronds sert de masque au néant; Le vide s'est fait spectre et rien s'est fait géant; Et chacun de ces hauts cavaliers est l'écorce De l'orgueil, du défi, du meurtre et de la force; Le sépulcre glacé les tient; la rouille mord Ces grands casques, épris d'aventure et de mort, Que baisait leur maîtresse auguste, la bannière; Pas un brassard ne peut remuer sa charnière; Les voilà tous muets, eux qui rugissaient tous, Et, grondant et grinçant, rendaient les clairons fous; Le heaume affreux n'a plus de cri dans ses gencives; Ces armures, jadis fauves et convulsives, Ces hauberts, autrefois pleins d'un souffle irrité, Sont venus s'échouer dans l'immobilité, Regarder devant eux l'ombre qui se prolonge, Et prendre dans la nuit la figure du songe. Ces deux files, qui vont depuis le morne seuil Jusqu'au fond où l'on voit la table et le fauteuil, Laissent entre leurs fronts une ruelle étroite; Les marquis sont à gauche et les ducs sont à droite; Jusqu'au jour où le toit que Spignus crénela, Chargé d'ans, croulera sur leur tête, ils sont là, Inégaux, face à face, et pareils, côte à côte. En dehors des deux rangs, en avant, tête haute, Comme pour commander le funèbre escadron Qu'éveillera le bruit du suprême clairon, Les vieux sculpteurs ont mis un cavalier de pierre, Charlemagne, ce qui de toute la terre Fit une table ronde à douze chevaliers. Les cimiers surprenants, tragiques, singuliers, Cauchemars entrevus dans le sommeil sans bornes, Sirènes aux seins nus, mélusines, licornes, Farouches bois de cerfs, aspics, alérions, Sur la rigidité des pâles morions, Semblent une forêt de monstres qui végète; L'un penchant en avant, l'autre en arrière se jette; Tous ces êtres, dragons, cerbères orageux, Que le bronze et le rêve ont créés dans leurs jeux, Lions volants, serpents ailés, guivres palmées, Faits pour l'effarement des livides armées, Espèces de démons composés de terreur, Qui, sur le heaume altier des barons en fureur, Hurlaient, accompagnant la bannière géante, Sur les cimiers glacés songent, gueule béante, Comme s'ils s'ennuyaient, trouvant les siècles longs; Et, regrettant les morts saignant sous les talons, Les trompettes, la poudre immense, la bataille, Le carnage, on dirait que l'Épouvante bâille. Le métal fait reluire, en reflets durs et froids, Sa grande larme au mufle obscur des palefrois; De ces spectres pensifs l'odeur des temps s'exhale; Leur ombre est formidable au plafond de la salle; Aux lueurs du flambeau frissonnant, au-dessus Des blêmes cavaliers vaguement aperçus, Elle remue et croît dans les ténébreux faîtes; Et la double rangée horrible de ces têtes Fait, dans l'énormité des vieux combles fuyants, De grands nuages noirs aux profils effrayants. Et tout est fixe, et pas un coursier ne se cabre Dans cette légion de la guerre macabre; Oh! ces hommes masqués sur ces chevaux voilés, Chose affreuse! A la brume éternelle mêlés, Ayant chez les vivants fini leur tâche austère, Muets, ils sont tournés du côté du mystère; Ces sphinx ont l'air, au seuil du gouffre où rien ne luit, De regarder l'énigme en face dans la nuit, Comme si, prêts à faire, entre les bleus pilastres, Sous leurs sabots d'acier étinceler les astres, Voulant pour cirque l'ombre, ils provoquaient d'en bas, Pour on ne sait quels fiers et funèbres combats, Dans le champ sombre où n'ose aborder la pensée, La sinistre visière au fond des cieux baissée. IX Bruit que fait le plancher C'est là qu'Eviradnus entre; Gasclin le suit. Le mur d'enceinte étant presque partout détruit, Cette porte, ancien seuil des marquis patriarches, Qu'au-dessus de la cour exhaussent quelques marches, Domine l'horizon, et toute la forêt Autour de son perron comme un gouffre apparaît. L'épaisseur du vieux roc de Corbus est propice A cacher plus d'un sourd et sanglant précipice; Tout le burg, et la salle elle-même, dit-on, Sont bâtis sur des puits faits par le duc Platon; Le plancher sonne; on sent au-dessous des abîmes. -Page, dit ce chercheur d'aventures sublimes, Viens. Tu vois mieux que moi, qui n'ai plus de bons yeux, Car la lumière est femme et se refuse aux vieux; Bah! voit toujours assez qui regarde en arrière. On découvre d'ici la route et la clairière; Garçon, vois-tu là-bas venir quelqu'un?- Gasclin Se penche hors du seuil; la lune est dans son plein, D'une blanche lueur la clairière est baignée. -Une femme à cheval. Elle est accompagnée. De qui?- Gasclin répond: -Seigneur, j'entends les voix De deux hommes parlant et riant, et je vois Trois ombres de chevaux qui passent sur la route. Bien, dit Eviradnus. Ce sont eux. Page, écoute: Tu vas partir d'ici. Prends un autre chemin. Va-t'en, sans être vu. Tu reviendras demain Avec nos deux chevaux, frais, en bon équipage, Au point du jour. C'est dit. Laisse-moi seul.- Le page Regardant son bon maître avec des yeux de fils, Dit: -Si je demeurais? Ils sont deux. Je suffis. Va.- X Eviradnus immobile Le héros est seul sous ces grands murs sévères. Il s'approche un moment de la table où les verres Et les hanaps, dorés et peints, petits et grands, Sont étagés, divers pour les vins différents; Il a soif; les flacons tentent sa lèvre avide; Mais la goutte qui reste au fond d'un verre vide Trahirait que quelqu'un dans la salle est vivant; Il va droit aux chevaux. Il s'arrête devant Celui qui le plus près de la table étincelle, Il prend le cavalier et l'arrache à la selle; La panoplie en vain lui jette un pâle éclair, Il saisit corps à corps le fantôme de fer, Et l'emporte au plus noir de la salle; et, pliée Dans la cendre et la nuit, l'armure humiliée Reste adossée au mur comme un héros vaincu; Eviradnus lui prend sa lance et son écu, Monte en selle à sa place, et le voilà statue. Pareil aux autres, froid, la visière abattue, On n'entend pas un souffle à sa lèvre échapper, Et le tombeau pourrait lui-même s'y tromper. Tout est silencieux dans la salle terrible. XI Un peu de musique Écoutez! Comme un nid qui murmure invisible, Un bruit confus s'approche, et des rires, des voix, Des pas, sortent du fond vertigineux des bois. Et voici qu'à travers la grande forêt brune Qu'emplit la rêverie immense de la lune, On entend frissonner et vibrer mollement, Communiquant aux bois son doux frémissement, La guitare des monts d'Inspruck, reconnaissable Au grelot de son manche où sonne un grain de sable; Il s'y mêle la voix d'un homme, et ce frisson Prend un sens et devient une vague chanson: -Si tu veux, faisons un rêve: Montons sur deux palefrois; Tu m'emmènes, je t'enlève. L'oiseau chante dans les bois. -Je suis ton maître et ta proie; Partons, c'est la fin du jour; Mon cheval sera la joie, Ton cheval sera l'amour. -Nous ferons toucher leurs têtes; Les voyages sont aisés; Nous donnerons à ces bêtes Une avoine de baisers. -Viens! nos doux chevaux mensonges Frappent du pied tous les deux, Le mien au fond de mes songes, Et le tien au fond des cieux. -Un bagage est nécessaire; Nous emporterons nos voeux, Nos bonheurs, notre misère Et la fleur de tes cheveux. -Viens, le soir brunit les chênes; Le moineau rit; ce moqueur Entend le doux bruit des chaînes Que tu m'as mises au coeur. -Ce ne sera point ma faute Si les forêts et les monts, En nous voyant côte à côte, Ne murmure pas: -Aimons!- -Viens, sois tendre, je suis ivre. O les verts taillis mouillés! Ton souffle te fera suivre De papillons réveillés. -L'envieux oiseau nocturne, Triste, ouvrira son oeil rond; Les nymphes, penchant leur urne, Dans les grottes sourîront; Et diront: -Sommes-nous folles! -C'est Léandre avec Héro; -En écoutant leurs paroles -Nous laissons tomber notre eau.- -Allons-nous-en par l'Autriche! Nous aurons l'aube à nos fronts; Je serai grand, et toi riche, Puisque nous nous aimerons. -Allons-nous-en par la terre, Sur nos deux chevaux charmants, Dans l'azur, dans le mystère, Dans les éblouissements! -Nous entrerons à l'auberge, Et nous paîrons l'hôtelier De ton sourire de vierge, De mon bonjour d'écolier. -Tu seras dame, et moi comte; Viens, mon coeur s'épanouit; Viens, nous conterons ce conte Aux étoiles de la nuit.- La mélodie encor quelques instants se traîne Sous les arbres bleuis par la lune sereine, Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait S'éteint comme un oiseau se pose; tout se tait. XII Le grand Joss et le petit Zéno Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois tête Joyeuses, et d'où sort une lueur de fêtes; Deux hommes, une femme en robe de drap d'or. L'un des hommes paraît trente ans; l'autre est encor Plus jeune, et, sur son dos, il porte en bandoulière La guitare où s'enlace une branche de lierre; Il est grand et blond; l'autre est petit, pâle et brun; Ces hommes, qu'on dirait faits d'ombre et de parfum, Sont beaux, mais le démon dans leur beauté grimace; Avril a de ces fleurs où rampe une limace. -Mon grand Joss, mon petit Zéno, venez ici. Voyez. C'est effrayant.- Celle qui parle ainsi C'est madame Mahaud; le clair de lune semble Caresser sa beauté qui rayonne et qui tremble, Comme si ce doux être était de ceux que l'air Crée, apporte et remporte en un céleste éclair. -Passer ici la nuit! Certe, un trône s'achète! Si vous n'étiez venus m'escorter en cachette, Dit-elle, je serais vraiment morte de peur.- La lune éclaire auprès du seuil, dans la vapeur, Un des grands chevaliers adossés aux murailles. -Comme je vous vendrais à l'encan ces ferrailles! Dit Zéno; je ferais, si j'étais le marquis, De ce tas de vieux clous sortir des vins exquis, Des galas, des tournois, des bouffons et des femmes.- Et, frappant cet airain d'où sort le bruit des âmes, Cette armure où l'on voit frémir le gantelet, Calme et riant, il donne au sépulcre un soufflet. -Laissez donc mes aïeux, dit Mahaud, qui murmure. Vous êtes trop petit pour toucher cette armure.- Zéno pâlit. Mais Joss: -Ça, des aïeux! J'en ris. Tous ces bonshommes noirs sont des nids de souris. Pardieu! pendant qu'ils ont l'air terrible, et qu'ils songent, Écoutez, on entend le bruit des dents qui rongent. Et dire qu'en effet autrefois tout cela S'appelait Ottocar, Othon, Platon, Bela! Hélas! la fin n'est pas plaisante, et déconcerte. Soyez donc ducs et rois! je ne voudrais pas, certe, Avoir été colosse, avoir été héros, Madame, avoir empli de morts des tombereaux, Pour que, sous ma farouche et fière bourguignote, Moi, prince et spectre, un rat paisible me grignote! C'est que ce n'est point là votre état, dit Mahaud Chantez, soit; mais ici ne parlez pas trop haut. Bien dit, reprend Zéno. C'est un lieu de prodiges. Et, quant à moi, je vois des serpentes, des stryges, Tout un fourmillement de monstres, s'ébaucher Dans la brume qui sort des fentes du plancher.- Mahaud frémit. -Ce vin que l'abbé m'a fait boire, Va bientôt m'endormir d'une façon très-noire; Jurez-moi de rester près de moi. J'en réponds,- Dit Joss; et Zéno dit: -Je le jure. Soupons.- XIII Ils soupent Et, riant et chantant, ils s'en vont vers la table. -Je fais Joss chambellan et Zéno connétable.- Dit Mahaud. Et tous trois causent, joyeux et beaux, Elle sur le fauteuil, eux sur des escabeaux; Joss mange, Zéno boit, Mahaud rêve. La feuille N'a pas de bruit distinct qu'on note et qu'on recueille, Ainsi va le babil sans forme et sans lien; Joss par moment fredonne un chant tyrolien, Et fait rire ou pleurer la guitare; les contes Se mêlent aux gaîtés fraîches, vives et promptes. Mahaud dit: -Savez-vous que vous êtes heureux? Nous sommes bien portants, jeunes, fous, amoureux; C'est vrai. De plus, tu sais le latin comme un prêtre, Et Joss chante fort bien. Oui, nous avons un maître Qui nous donne cela par-dessus le marché. Quel est son nom? - Pour nous Satan, pour vous Péché; Dit Zéno, caressant jusqu'en sa raillerie. Ne riez pas ainsi, je ne veux pas qu'on rie. Paix, Zéno! Parle-moi, toi, Joss, mon chambellan. Madame, Viridis, comtesse de Milan, Fut superbe; Diane éblouissait le pâtre; Aspasie, Isabeau de Saxe, Cléopâtre, Sont des noms devant qui la louange se tait; Rhodope fut divine; Érylésis était Si belle, que Vénus, jalouse de sa gorge, La traîna toute nue en la céleste forge Et la fit sur l'enclume écraser par Vulcain; Eh bien, autant l'étoile éclipse le sequin, Autant le temple éclipse un monceau de décombres, Autant vous effacez toutes ces belles ombres! Ces coquettes qui font des mines dans l'azur, Les elfes, les péris, ont le front jeune et pur Moins que vous, et pourtant le vent et ses bouffées Les ont galamment d'ombre et de rayons coiffées. Flatteur, tu chantes bien,- dit Mahaud. Joss reprend: -Si j'étais, sous le ciel splendide et transparent, Ange, fille ou démon, s'il fallait que j'apprisse La grâce, la gaîté, le rire et le caprice, Altesse, je viendrais à l'école chez vous. Vous êtes une fée aux yeux divins et doux, Ayant pour un vil sceptre échangé sa baguette.- Mahaud songe: -On dirait que ton regard me guette, Tais-toi. Voyons, de vous tout ce que je connais, C'est que Joss est Bohême et Zéno Polonais, Mais vous êtes charmants; et pauvres; oui, vous l'êtes; Moi, je suis riche; eh bien, demandez-moi, poëtes, Tout ce que vous voudrez. Tout? Je vous prends au mot, Répond Joss. Un baiser. Un baiser! dit Mahaud Surprise en ce chanteur d'une telle pensée; Savez-vous qui je suis?- Et fière et courroucée, Elle rougit. Mais Joss n'est pas intimidé: -Si je ne le savais, aurais-je demandé Une faveur qu'il faut qu'on obtienne, ou qu'on prenne? Il n'est don que de roi ni baiser que de reine. Reine!- Et Mahaud sourit. XIV Après souper Cependant, par degrés, Le narcotique éteint ses yeux d'ombre enivrés, Zéno l'observe, un doigt sur la bouche; elle penche La tête, et, souriant, s'endort, sereine et blanche. Zéno lui prend la main qui retombe. -Elle dort! Dit Zéno; maintenant, vite, tirons au sort. D'abord à qui l'état? Ensuite, à qui la fille?- -Frère, dit Joss, parlons politique à présent. La Mahaud dort et fait quelque rêve innocent; Nos griffes sont dessus. Nous avons cette folle. L'ami de dessous terre est sûr et tient parole; Le hasard, grâce à lui, ne nous a rien ôté De ce que nous avons construit et comploté; Tout nous a réussi. Pas de puissance humaine Qui nous puisse arracher la femme et le domaine. Concluons. Guerroyer, se chamailler pour rien, Pour un oui, pour un non, pour un dogme arien Dont le pape sournois rira dans la coulisse, Pour quelque fille ayant une peau fraîche et lisse, Des yeux bleus et des mains blanches comme le lait; C'était bon dans le temps où l'on se querellait Pour la croix byzantine ou pour la croix latine, Et quand Pépin tenait un synode à Leptine, Et quand Rodolphe et Jean, comme deux hommes soûls, Glaive au poing, s'arrachaient leur Agnès de deux sous; Aujourd'hui, tout est mieux et les moeurs sont plus douce; Frère, on ne se met plus ainsi la guerre aux trousses, Et l'on sait en amis régler un différend; As-tu des dés? J'en ai. Celui qui gagne prend Le marquisat; celui qui perd a la marquise. Bien. J'entends du bruit. Non, dit Zéno, c'est la bise Qui souffle bêtement, et qu'on prend pour quelqu'un. As-tu peur? Je n'ai peur de rien, que d'être à jeun, Répond Joss, et sur moi que les gouffres s'écroulent! Finissons. Que le sort décide.- Les dés roulent. -Quatre.- Joss prend les dés. -Six. Je gagne tout net. J'ai trouvé la Lusace au fond de ce cornet. Dès demain, j'entre en danse avec tout mon orchestre. Taxes partout. Payez. La corde ou le séquestre. Des trompettes d'airain seront mes galoubets. Les impôts, cela pousse en plantant des gibets.- Zéno dit: -J'ai la fille. Eh bien, je le préfère. Elle est belle, dit Joss. Pardieu! Qu'en vas-tu faire? Un cadavre.- Et Zéno reprend: -En vérité, La créature m'a tout à l'heure insulté. Petit! voilà le mot qu'a dit cette femelle. Si l'enfer m'eût crié, béant sous ma semelle, Dans la sombre minute où je tenais les dés: -Fils, les hasards ne sont pas encor décidés; -Je t'offre le gros lot: la Lusace aux sept villes; -Je t'offre dix pays de blés, de vins et d'huiles, -A ton choix, ayant tous leur peuple diligent; -Je t'offre la Bohême et ses mines d'argent, -Ce pays le plus haut du monde, ce grand antre -D'où plus d'un fleuve sort, ou pas un ruisseau n'entre; -Je t'offre le Tyrol aux monts d'azur remplis, -Et je t'offre la France avec les fleurs de lis; -Qu'est-ce que tu choisis?- J'aurais dit: -La vengeance.- Et j'aurais dit: -Enfer, plutôt que cette France, -Et que cette Bohême, et ce Tyrol si beau, -Mets à mes ordres l'ombre et les vers du tombeau!- Mon frère, cette femme, absurdement marquise D'une marche terrible où tout le Nord se brise, Et qui, dans tous les cas, est pour nous un danger, Ayant été stupide au point de m'outrager, Il convient qu'elle meure; et puis, s'il faut tout dire, Je l'aime; et la lueur que de mon coeur je tire, Je la tire du tien; tu l'aimes aussi, toi. Frère, en faisant ici, chacun dans notre emploi, Les bohêmes, pour mettre fin à cette équipée, Nous sommes devenus, près de cette poupée, Niais, toi comme un page, et moi comme un barbon, Et, de galants pour rire, amoureux pour de bon; Oui, nous sommes tous deux épris de cette femme; Or, frère, elle serait entre nous une flamme; Tôt ou tard, et, malgré le bien que je te veux, Elle nous mènerait à nous prendre aux cheveux; Vois-tu, nous finirions par rompre notre pacte. Nous l'aimons. Tuons-la. Ta logique est exacte, Dit Joss rêveur; mais quoi, du sang ici?- Zéno Pousse un coin de tapis, tâte, prend un anneau, Le tire, et le plancher se soulève; un abîme S'ouvre; il en sort de l'ombre ayant l'odeur du crime; Joss marche vers la trappe, et, les yeux dans les yeux, Zéno muet la montre à Joss silencieux; Joss se penche, approuvant de la tête le gouffre. XV Les oubliettes S'il sortait de ce puits une lueur de soufre, On dirait une bouche obscure de l'enfer. La trappe est large assez pour qu'en un brusque éclair L'homme étonné qu'on pousse y tombe à la renverse; On distingue les dents sinistres d'une herse, Et, plus bas, le regard flotte dans de la nuit; Le sang sur les parois fait un rougeâtre enduit; L'Épouvante est au fond de ce puits toute nue; On sent qu'il pourrit là de l'histoire inconnue; Et que ce vieux sépulcre, oublié maintenant, Cuve du meurtre, est plein de larves se traînant, D'ombres tâtant le mur et de spectres reptiles. -Nos aïeux ont parfois fait des choses utiles,- Dit Joss. Et Zéno dit: -Je connais le château; Ce que le mont Corbus cache sous son manteau, Nous le savons, l'orfraie et moi; cette bâtisse Est vieille; on y rendait autrefois la justice. Es-tu sûr que Mahaud ne se réveille point? Son oeil est clos ainsi que je ferme mon poing; Elle dort d'une sorte âpre et surnaturelle, L'obscure volonté du philtre étant sur elle. Elle s'éveillera demain au point du jour? Dans l'ombre. Et que va dire ici toute la cour Quand, au lieu d'une femme, ils trouveront deux hommes? Tous se prosterneront en sachant qui nous sommes. Où va cette oubliette? Aux torrents, aux corbeaux, Au néant. Finissons.- Ces hommes, jeunes, beaux, Charmants, sont à présent difformes, tant s'efface Sous la noirceur du coeur le rayon de la face, Tant l'homme est transparent à l'enfer qui l'emplit. Ils s'approchent: Mahaud dort comme dans un lit. -Allons!- Joss la saisit sous les bras, et dépose Un baiser monstrueux sur cette bouche rose; Zéno, penché devant le grand fauteuil massif, Prend ses pieds endormis et charmants; et, lascif, Lève la robe d'or jusqu'à la jarretière. Le puits, comme une fosse au fond d'un cimetière, Est là béant. XVI Ce qu'ils font devient plus difficile à faire Portant Mahaud, qui dort toujours, Ils marchent lents, courbés, en silence, à pas sourds Zéno tourné vers l'ombre et Joss vers la lumière; La salle aux yeux de Joss apparaît tout entière; Tout à coup, il s'arrête, et Zéno dit: -Eh bien!- Mais Joss est effrayant; pâle, il ne répond rien Et fait signe à Zéno, qui regarde en arrière... Tous deux semblent changés en deux spectres de pierre; Car tous deux peuvent voir, là, sous un cintre obscur, Un des grands chevaliers rangés le long du mur Qui se lève et descend de cheval; ce fantôme, Tranquille sous le masque horrible de son heaume, Vient vers eux, et son pas fait trembler le plancher; On croit entendre un dieu de l'abîme marcher; Entre eux et l'oubliette, il vient barrer l'espace, Et dit, le glaive haut et la visière basse, D'une voix sépulcrale et lente comme un glas: -Arrête, Sigismond! Arrête, Ladislas!- Tous deux laissent tomber la marquise, de sorte Qu'elle gît à leurs pieds et paraît une morte. La voix de fer parlant sous le grillage noir Reprend, pendant que Joss blêmit, lugubre à voir, Et que Zéno chancelle ainsi qu'un mât qui sombre: -Hommes qui m'écoutez, il est un pacte sombre Dont tout l'univers parle et que vous connaissez; Le voici: -Moi, Satan, dieu des cieux éclipsés, -Roi des jours ténébreux, prince des vents contraires, -Je contracte alliance avec mes deux bons frères, -L'empereur Sigismond et le roi Ladislas; -Sans jamais m'absenter ni dire: Je suis las, -Je les protégerai dans toute conjoncture; -De plus, je cède, en libre et pleine investiture, -Étant seigneur de l'onde et souverain du mont, -La mer à Ladislas, la terre à Sigismond, -A la condition que, si je le réclame, -Le roi m'offre sa tête et l'empereur son âme.- Serait-ce lui? dit Joss. Spectre aux yeux fulgurants, Es-tu Satan? Je suis plus et moins. Je ne prends Que vos têtes, ô rois des crimes et des trames, Laissant sous l'ongle noir se débattre vos âmes.- Ils se regardent, fous, brisés, courbant le front, Et Zéno dit à Joss: -Hein! qu'est-ce que c'est donc?- Joss bégaye: -Oui, la nuit nous tient. Pas de refuge. De quelle part viens-tu? Qu'es-tu, spectre? Le juge. Grâce!- La voix reprend: -Dieu conduit par la main Le vengeur en travers de votre affreux chemin: L'heure où vous existiez est une heure sonnée; Rien ne peut plus bouger dans votre destinée; L'épée inébranlable et calme et dans le joint. Oui, je vous regardais. Vous ne vous doutiez point Que vous aviez sur vous l'oeil fixe de la peine; Et que quelqu'un savait dans cette ombre malsaine Que Joss fût kayzer et que Zéno fût roi. Vous venez de parler tout à l'heure, pourquoi? Tout est dit. Vos forfaits sont sur vous, incurables, N'espérez rien. Je suis l'abîme, ô misérables! Ah! Ladislas est roi, Sigismond est césar; Dieu n'est bon qu'à servir de roue à votre char; Toi, tu tiens la Pologne avec ses villes fortes; Toi, Milan t'a fait duc, Rome empereur, tu portes La couronne de fer et la couronne d'or; Toi, tu descends d'Hercule, et toi, de Spartibor; Vos deux tiares sont les deux lueurs du monde; Tous les monts de la terre et tous les flots de l'onde Ont, altiers ou tremblants, vos deux ombres sur eux; Vous êtes les jumeaux du grand vertige heureux; Vous avez la puissance et vous avez la gloire; Mais, sous ce ciel pourpre et sous ce dais de moire, Sous cette inaccessible et haute dignité, Sous cet arc de triomphe au cintre illimité, Sous ce royal pouvoir, couvert de sacrés voiles, Sous ces couronnes, tas de perles et d'étoiles, Sous tous ces grands exploits, prompts, terribles, fougueux, Sigismond est un monstre et Ladislas un gueux! O dégradation du sceptre et de l'épée! Noire main de justice aux cloaques trempée! Devant l'hydre, le seuil du temple ouvre ses gonds, Et le trône est un siége aux croupes des dragons! Siècle infâme! ô grand ciel étoilé, que de honte! Tout rampe; pas un front où le rouge ne monte; C'est égal, on se tait, et nul ne fait un pas. O peuple, million et million de bras, Toi, que tous ces rois-là mangent et déshonorent, Toi, que Leurs Majestés les vermines dévorent, Est-ce que tu n'as pas des ongles, vil troupeau, Pour ces démangeaisons d'empereurs sur ta peau! Du restes, en voilà deux de pris; deux âmes telles Que l'enfer même rêve étonné devant elles! Sigismond, Ladislas, vous étiez triomphants, Splendides, inouïs, prospères, étouffants; Le temps d'être punis arrive; à la bonne heure. Ah! le vautour larmoie et le caïman pleure. J'en ris. Je trouve bon qu'à de certains instants, Les princes, les heureux, les forts, les éclatants, Les vainqueurs, les puissants, tous les bandits suprêmes, A leurs fronts cerclés d'or, chargés de diadèmes, Sentent l'âpre sueur de Josaphat monter. Il est doux de voir ceux qui hurlaient, sangloter. La peur après le crime; après l'affreux, l'immonde. C'est bien. Dieu tout-puissant! quoi, des maîtres du monde, C'est ce que, dans la cendre et sous mes pieds, j'ai là! Quoi, ceci règne! Quoi, c'est un césar, cela! En vérité, j'ai honte, et mon vieux coeur se serre De les voir se courber plus qu'il n'est nécessaire. Finissons. Ce qui vient de se passer ici, Princes, veut un linceul promptement épaissi; Ces mêmes dés hideux qui virent le Calvaire, Ont roulé, dans mon ombre indignée et sévère, Sur une femme, après avoir roulé sur Dieu. Vous avez joué là, rois, un lugubre jeu. Mais, soit. Je ne vais pas perdre à de la morale Ce moment que remplit la brume sépulcrale. Vous ne voyez plus clair dans vos propres chemins, Et vos doigts ne sont plus assez des doigts humains Pour qu'ils puissent tâter vos actions funèbres; A quoi bon présenter le miroir aux ténèbres? A quoi bon vous parler de ce que vous faisiez? Boire de l'ombre, étant de nuit rassasiés, C'est ce que vous avez l'habitude de faire, Rois, au point de ne plus sentir dans votre verre L'odeur des attentats et le goût des forfaits. Je vous dis seulement que ce vil portefaix, Votre siècle, commence à trouver vos altesses Lourdes d'iniquités et de scélératesses; Il est las, c'est pourquoi je vous jette au monceau D'ordures que des ans emporte le ruisseau! Ces jeunes gens penchés sur cette jeune fille, J'ai vu cela! Dieu bon, sont-ils de la famille Des vivants, respirant sous ton clair horizon? Sont-ce des hommes? Non. Rien qu'à voir la façon Dont votre lèvre touche aux vierges endormies, Princes, ont sent en vous des goules, des lamies, D'affreux êtres sortis des cercueils soulevés. Je vous rends à la nuit. Tout ce que vous avez De la face de l'homme est un mensonge infâme; Vous avez quelque bête effroyable au lieu d'âme; Sigismond l'assassin, Ladislas le forban, Vous êtes des damnés en rupture de ban; Donc lâchez les vivants et lâchez les empires! Hors du trône, tyrans! à la tombe, vampires! Chiens du tombeau, voici le sépulcre. Rentrez.- Et son doigt est tourné vers le gouffre. Atterrés, Ils s'agenouillent. -Oh! dit Sigismond, fantôme, Ne nous emmène pas dans ton morne royaume! Nous t'obéirons. Dis, qu'exiges-tu de nous? Grâce!- Et le roi dit: -Vois, nous sommes à genoux, Spectre!- Une vieille femme a la voix moins débile. La figure qui tient l'épée est immobile, Et se tait, comme si cet être souverain Tenait conseil en lui sous son linceul d'airain; Tout à coup, élevant sa voix grave et hautaine: -Princes, votre façon d'être lâches me gêne. Je suis homme et non spectre. Allons, debout! mon bras Est le bras d'un vivant; Il ne me convient pas De faire une autre peur que celle où j'ai coutume. Je suis Eviradnus.- XVII La massue Comme sort de la brume Un sévère sapin, vieilli dans l'Appenzell, A l'heure où le matin au souffle universel Passe, des bois profonds balayant la lisière, Le preux ouvre son casque, et hors de la visière Sa longue barbe blanche et tranquille apparaît. Sigismond s'est dressé comme un dogue en arrêt; Ladislas bondit, hurle, ébauche une huée, Grince des dents et rit, et, comme la nuée Résume en un éclair le gouffre pluvieux, Toute sa rage éclate en ce cri: C'est un vieux! Le grand chevalier dit, regardant l'un et l'autre: -Rois, un vieux de mon temps vaut deux jeunes du vôtre. Je vous défie à mort, laissant à votre choix D'attaquer l'un sans l'autre ou tous deux à la fois; Prenez au tas quelque arme ici qui vous convienne; Vous êtes sans cuirasse et je quitte la mienne; Car le châtiment doit lui-même être correct.- Eviradnus n'a plus que sa veste d'Utrecht. Pendant que, grave et froid, il déboucle sa chape, Ladislas, furtif, prend un couteau sur la nappe, Se déchausse, et, rapide et bras levé, pieds nus, Il se glisse en rampant derrière Eviradnus; Mais Eviradnus sent qu'on l'attaque en arrière, Se tourne, empoigne et tord la lame meurtrière, Et sa main colossale étreint comme un étau Le cou de Ladislas, qui lâche le couteau: Dans l'oeil du nain royal on voit la mort paraître. -Je devrais te couper les quatre membres, traître, Et te laisser ramper sur tes moignons sanglants. Tiens, dit Eviradnus, meurs vite!- Et sur ses flancs Le roi s'affaisse, et, blême et l'oeil hors de l'orbite, Sans un cri, tant la mort formidable est subite, Il expire. L'un meurt, mais l'autre s'est dressé. Le preux, en délaçant sa cuirasse, a posé Sur un banc son épée, et Sigismond l'a prise. Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise; L'épée au poing, joyeux, assassin rayonnant, Croisant les bras, il crie: -A mon tour maintenant!- Et les noirs chevaliers, juge de cette lice, Peuvent voir, à deux pas du fatal précipice, Près de Mahaud, qui semble un corps inanimé, Eviradnus sans arme et Sigismond armé. Le gouffre attend. Il faut que l'un des deux y tombe. -Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe, Dit Sigismond. C'est toi le mort! c'est toi le chien!- Le moment est funèbre; Eviradnus sent bien Qu'avant qu'il ait choisi dans quelque armure un glaive, Il aura dans les reins la pointe qui se lève; Que faire? Tout à coup sur Ladislas gisant Son oeil tombe; il sourit terrible, et, se baissant De l'air d'un lion pris qui trouve son issue: -Hé! dit-il, je n'ai pas besoin d'autre massue!- Et, prenant aux talons le cadavre du roi, Il marche à l'empereur, qui chancelle d'effroi; Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue, Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue Au-dessus de sa tête, en murmurant: Tout beau! Cette espèce de fronde horrible du tombeau, Dont le corps est la corde et la tête la pierre. Le cadavre éperdu se renverse en arrière, Et les bras disloqués font des gestes hideux. Lui, crie: -Arrangez-vous, princes, entre vous deux. Si l'enfer s'éteignait, dans l'ombre universelle, On le rallumerait, certe, avec l'étincelle Qu'on peut tirer d'un roi heurtant un empereur.- Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d'horreur, Recule, sans la voie, vers la lugubre trappe; Soudain le mort s'abat et le cadavre frappe... Eviradnus est seul. Et l'on entend le bruit De deux spectres tombant ensemble dans la nuit. Le preux se courbe au seuil du puits, son oeil y plonge, Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe: -C'est bien! disparaissez, le tigre et le chacal!- XVIII Le jour reparaît Il reporte Mahaud sur le fauteuil ducal, Et, de peur qu'au réveil elle ne s'inquiète, Il referme sans bruit l'infernale oubliette; Puis remet tout en ordre autour de lui, disant: -La chose n'a pas fait une goutte de sang; C'est mieux.- Mais, tout à coup, la cloche au loin éclate; Les monts gris sont bordés d'un long fil écarlate; Et voici que, portant des branches de genêt, Le peuple vient chercher sa dame; l'aube naît. Les hameaux sont en branle, on accourt, et, vermeille, Mahaud, en même temps que l'aurore, s'éveille; Elle pense rêver, et croit que le brouillard A pris ces jeunes gens pour en faire un vieillard, Et les cherche des yeux, les regrettant peut-être; Eviradnus salue, et le vieux vaillant maître, S'approchant d'elle avec un doux sourire ami: -Madame, lui dit-il, avez-vous bien dormi?- - VI LES TRONES D'ORIENT - I ZIM-ZIZIMI * Zim-Zizimi, soudan d'Égypte, commandeur Des croyants, padischah qui dépasse en grandeur Le césar d'Allemagne et le sultan d'Asie, Maître que la splendeur énorme rassasie, Songe: c'est le moment de son festin du soir; Toute la table fume ainsi qu'un encensoir; Le banquet est dressé dans la plus haute crypte D'un grand palais bâti par les vieux rois d'Égypte; Les plafonds sont dorés et les piliers sont peints; Les buffets sont chargés de viandes et de pains, Et de tout ce que peut rêver la faim humaine; Un roi mange en un jour plus qu'en une semaine Le peuple d'Ispahan, de Byzance et de Tyr; Et c'est l'art des valets que de faire aboutir La mamelle du monde à la bouche d'un homme; Tous les mets qu'on choisit, tous les vins qu'on renomme, Sont là, car le sultan Zizimi boit du vin; Il rit du livre austère et du texte divin Que le derviche triste, humble et pâle, vénère; L'homme sobre est souvent cruel, et, d'ordinaire, L'économe de vin est prodigue de sang; Mais Zim est à la fois ivrogne et malfaisant. Ce qui n'empêche pas qu'il ne soit plein de gloire. Il règne; il a soumis la vieille Afrique noire; Il règne par le sang, la guerre et l'échafaud; Il tient l'Asie ainsi qu'il tient l'Afrique; il faut Que celui qui veut fuir son empire, s'exile Au nord, en Thrace, au sud, jusqu'au fleuve Baxile; Toujours vainqueur, fatal, fauve, il a pour vassaux Les batailles, les camps, les clairons, les assauts; L'aigle en l'apercevant crie et fuit dans les roches. Les rajahs de Mysore et d'Agra sont ses proches, Ainsi qu'Omar qui dit: -Grâce à moi, Dieu vaincra.- Son oncle est Hayraddin, sultan de Bassora, Les grands cheiks du désert sont tous de sa famille, Le roi d'Oude est son frère, et l'épée est sa fille. Il a dompté Bagdad, Trébizonde, et Mosul, Que conquit le premier Duilius, ce consul Qui marchait précédé de flûtes tibicines; Il a soumis Gophna, les forêts abyssines, L'Arabie, où l'aurore a d'immenses rougeurs, Et l'Hedjaz, où, le soir, les tremblants voyageurs, De la nuit autour d'eux sentant rôder les bêtes, Allument de grands feux, tiennent leurs armes prêtes, Et se brûlent un doigt pour ne pas s'endormir; Mascate et son imam, la Mecque et son émir, Le Liban, le Caucase et l'Atlas font partie De l'ombre de son trône, ainsi que la Scythie, Et l'eau de Nagaïn et le sable d'Ophir, Et le Sahara fauve, où l'oiseau vert asfir, Vient becqueter la mouche aux pieds des dromadaires; Pareils à des vautours forcés de changer d'aires, Devant lui, vingt sultans, reculant hérissés, Se sont dans la fournaise africaine enfoncés; Quand il étend son sceptre, il touche aux âpres zones Où luit la nudité des fières amazones; En Grèce, il fait lutter chrétiens contre chrétiens, Les chiens contre les porcs, les porcs contre les chiens; Tout le craint; et sa tête est de loin saluée Par le lama debout dans la sainte nuée, Et son nom fait pâlir parmi les Kassburdars Le sophi devant qui flottent sept étendards; Il règne; et le morceau qu'il coupe de la terre S'agrandit chaque jour sous son noir cimeterre; Il foule les cités, les achète, les vend, Les dévore; à qui sont les hommes, Dieu vivant? A lui, comme la paille est au boeuf dans l'étable. * Cependant, il s'ennuie. Il est seul à sa table, Le trône ne pouvant avoir de conviés; Grandeur, bonheur, les biens par la foule enviés, L'alcôve où l'on s'endort, le sceptre où l'on s'appuie, Il a tout; c'est pourquoi ce tout-puissant s'ennuie; Ivre, il est triste. Il vient d'épuiser les plaisirs; Il a donné son pied à baiser aux vizirs; Sa musique a joué les fanfares connues; Des femmes ont dansé devant lui toutes nues; Il s'est fait adorer par un tas prosterné De cheiks et d'ulémas décrépits, étonné Que la barbe fût blanche alors que l'âme est vile; Il s'est fait amener, des prisons de la ville, Deux voleurs qui se sont traînés à ses genoux, Criant grâce, implorant l'homme maître de tous, Agitant à leurs poings de pesantes ferrailles, Et, curieux de voir s'échapper leurs entrailles, Il leur a lentement lui-même ouvert le flanc; Puis il a renvoyé ses esclaves, bâillant. Zim regarde, en sa molle et hautaine attitude, Cherchant à qui parler dans cette solitude. * Le trône où Zizimi s'accoude est soutenu Par dix sphinx au front ceint de roses, au flanc nu; Tous sont en marbre blanc; tous tiennent une lyre; L'énigme dans leurs yeux semble presque sourire; Chacun d'eux porte un mot sur sa tête sculpté, Et ces dix mots sont: Gloire, Amour, Jeu, Volupté, Santé, Bonheur, Beauté, Grandeur, Victoire, Joie. Et le sultan s'écrie: -O sphinx dont l'oeil flamboie, Je suis le Conquérant; mon nom est établi Dans l'azur des cieux, hors de l'ombre et de l'oubli; Et mon bras porte un tas de foudres qu'il secoue; Mes exploits fulgurants passent comme une roue; Je vis; je ne suis pas ce qu'on nomme un mortel; Mon trône vieillissant se transforme en autel; Quand le moment viendra que je quitte la terre, Étant le jour, j'irai rentrer dans la lumière; Dieu dira: -Du sultan je veux me rapprocher.- L'aube prendra son astre et viendra me chercher, L'homme m'adore avec des faces d'épouvante; L'Orgueil est mon valet, la Gloire est ma servante; Elle se tient debout quand Zizimi s'assied; Je dédaigne et je hais les hommes; et mon pied Sent le mou de la fange en marchant sur leurs nuques. A défaut des humains, tous muets, tous eunuques, Tenez-moi compagnie, ô sphinx qui m'entourez Avec vos noms joyeux sur vos têtes dorées, Désennuyez le roi redoutable qui tonne; Qua ma splendeur en vous autour de moi rayonne; Chantez-moi votre chant de gloire et de bonheur; O trône triomphal dont je suis le seigneur, Parle-moi! Parlez-moi, sphinx couronnés de roses!- Alors les sphinx, avec la voix qui sort des choses, Parlèrent: tels ces bruits qu'on entend en dormant. * LE PREMIER SPHINX La reine Nitocris, près du clair firmament, Habite le tombeau de la haute terrasse; Elle est seule, elle est triste; elle songe à sa race, A tous ces rois, terreur des Grecs et des Hébreux, Durs, sanglants, et sortis de son flanc ténébreux; Au milieu de l'azur son sépulcre est farouche; Les oiseaux tombent morts quand leur aile le touche; Et la reine est muette et les nuages font Sur son royal silence un bruit sombre et profond. Selon l'antique loi, nul vivant, s'il ne porte Sur sa tête un corps mort, ne peut franchir la porte Du tombeau, plein d'enfer et d'horreur pénétré. La reine ouvre les yeux la nuit; le ciel sacré Apparaît à la morte à travers les pilastres; Son oeil sinistre et fixe importune les astres; Et jusqu'à l'aube, autour de os de Nitocris, Un flot de spectres passe avec de vagues cris. LE DEUXIÈME SPHINX Si grands que soient les rois, les pharaons, les mages Qu'entoure une nuée éternelle d'hommages, Personne n'est plus haut que Téglath-Phalasar. Comme Dieu même, à qui l'étoile sert de char, Il a son temple avec un prophète pour prêtre; Ses yeux semblent de pourpre, étant les yeux du maître; Tout tremble; et, sous son joug redouté, le héros Tient les peuples courbés ainsi que des taureaux; Pour les villes d'Assur que son pas met en cendre, Il est ce que sera pour l'Asie Alexandre, Il est ce que sera pour l'Europe Attila; Il triomphe, il rayonne; et, pendant ce temps-là, Sans savoir qu'à ses pieds toute la terre tombe, Pour le mur qui sera la cloison de sa tombe, Des potiers font sécher de la brique au soleil. LE TROISIÈME SPHINX Nemrod était un maître aux archanges pareil; Son nom est sur Babel, LA sublime masure; Son sceptre altier couvrait l'espace qu'on mesure De la mer du couchant à la mer du levant; Baal le fit terrible à tout être vivant Depuis le ciel sacré jusqu'à l'enfer immonde, Ayant rempli ses mains de l'empire du monde. Si l'on eût dit: -Nemrod mourra,- qui l'aurait cru? Il vivait; maintenant cet homme a disparu. Le désert est profond et le vent est sonore. LE QUATRIÈME SPHINX Chrem fut roi; sa statue était d'or; on ignore La date de la fonte et le nom du fondeur; Et nul ne pourrait dire à quelle profondeur Ni dans quel sombre puits, ce pharaon sévère Flotte, plongé dans l'huile, en son cercueil de verre. Les rois triomphent, beaux, fiers, joyeux, courroucés, Puissants, victorieux; alors Dieu dit: -Assez!- Le temps, spectre debout sur tout ce qui s'écroule, Tient et par moments tourne un sablier où coule Une poudre qu'il a prise dans les tombeaux Et ramassée aux plis des linceuls en lambeaux, Et la cendre des morts mesure aux vivants l'heure. Rois, le sablier tremble et la clepsydre pleure; Pourquoi? le savez-vous, rois? C'est que chacun d'eux Voit au delà de vous, ô princes hasardeux, Le dedans du sépulcre et de la catacombe, Et la forme que prend le trône dans la tombe. LE CINQUIÈME SPHINX Les quatre conquérants de l'Asie étaient grands; Leurs colères roulaient ainsi que des torrents; Quand ils marchaient, la terre oscillait sur son axe; Thuras tenait le Phase, Ochus avait L'Araxe, Gour la Perse, et le roi fatal, Phul-Bélézys, Sur l'Inde monstrueuse et triste était assis; Quand Cyrus les lia tous quatre à son quadrige, L'Euphrate eut peur; Ninive, en voyant ce prodige, Disait: -Quel est ce char étrange et radieux Que traîne un formidable attelage de dieux?- Ainsi parlait le peuple, ainsi parlait l'armée; Tout s'est évanoui, puisque tout est fumée. LE SIXIÈME SPHINX Cambyse ne fait plus un mouvement; il dort; Il dort sans même voir qu'il pourrit; il est mort. Tant que vivent les rois, la foule est à plat ventre; On les contemple, on trouve admirable leur antre; Mais, sitôt qu'ils sont morts, ils deviennent hideux, Et n'ont plus que les vers pour ramper autour d'eux. Oh! de Troie à Memphis, et d'Ecbatane à Tarse, La grande catastrophe éternelle est éparse Avec Pyrrhus le grand, avec Psamméticus! Les rois vainqueurs sont morts plus que les rois vaincus; Car la mort rit, et fait, quand sur l'homme elle monte, Plus de nuit sur la gloire, hélas! que sur la honte. LE SEPTIÈME SPHINX La tombe où l'on a mis Bélus croule au désert; Ruine, elle a perdu son mur de granit vert, Et sa coupole, soeur du ciel, splendide et ronde; Le pâtre y vient choisir des pierres pour sa fronde; Celui qui, le soir, passe en ce lugubre champ Entend le bruit que fait le chacal en mâchant; L'ombre en ce lieu s'amasse et la nuit est là toute; Le voyageur, tâtant de son bâtant la voûte, Crie en vain: -Est-ce ici qu'était le dieu Bélus?- Le sépulcre est si vieux qu'il ne s'en souvient plus. LE HUITIÈME SPHINX Aménophis, Ephrée et Cherbron sont funèbres; Rhamsès est devenu tout noir dans les ténèbres; Les satrapes s'en vont dans l'ombre, ils s'en vont tous; L'ombre n'a pas besoin de clefs ni de verrous, L'ombre est forte. La mort est la grande geôlière; Elle manie un dieu d'une main familière, Et l'enferme; les rois sont ses noirs prisonniers; Elle tient les premiers, elle tient les derniers; Dans une gaîne étroite elle a roidi leurs membres; Elle les a couchés dans de lugubres chambres Entre des murs bâtis de cailloux et de chaux; Et, pour qu'ils restent seuls dans ces blêmes cachots, Méditant sur leurs sceptre et sur leur aventure, Elle a pris de la terre et bouché l'ouverture. LE NEUVIÈME SPHINX Passants, quelqu'un veut-il voir Cléopâtre au lit? Venez; l'alcôve est morne, une brume l'emplit; Cléopâtre est couchée à jamais; cette femme Fut l'éblouissement de l'Asie et la flamme Que tout le genre humain avait dans le regard; Quand elle disparut, le monde fut hagard; Ses dents étaient de perle et sa bouche était d'ambre; Les rois mouraient d'amour en entrant dans sa chambre; Pour elle Ephractaeus soumit l'Atlas, Sapor Vint d'Osymandias saisir le cercle d'or, Mamylos conquit Suse et Tentyris détruite, Et Palmyre, et pour elle Antoine prit la fuite; Entre elle et l'univers qui s'offraient à la fois Il hésita, lâchant le monde de son choix. Cléopâtre égalait les Junons éternelles; Une chaîne sortait de ses vagues prunelles; O tremblant coeur humain, si jamais tu vibras, C'est dans l'étreinte altière et douce de ses bras; Son nom seul enivrait; Strophus n'osait l'écrire; La terre s'éclairait de son divin sourire, A force de lumière et d'amour, effrayant; Son corps semblait mêlé d'azur; en la voyant, Vénus, le soir, rentrait jalouse sous la nue; Cléopâtre embaumait l'Égypte; toute nue, Elle brûlait les yeux ainsi que le soleil; Les roses enviaient l'ongle de son orteil; O vivants, allez voir sa tombe souveraine; Fière, elle était déesse et daignait être reine; L'amour prenait pour arc sa lèvre aux coins moqueurs; Sa beauté rendait fous les fronts, les sens, les coeurs, Et plus que les lions rugissants était forte; Mais bouchez-vous le nez si vous passez la porte. LE DIXIÈME SPHINX Que fait Sennachérib, roi plus grand que le sort? Le roi Sennachérib fait ceci qu'il est mort. Que fait Gad? Il est mort. Que fait Sardanapale? Il est mort. * Le sultan écoutait, morne et pâle. -Voilà de sombres voix, dit-il; et je ferai Dès demain jeter bas ce palais effaré Où le démon répond quand on s'adresse aux anges.- Il menaça du poing les sphinx aux yeux étranges. * Et son regard tomba sur la coupe où brillait Le vin semé de sauge et de feuilles d'oeillet. -Ah! toi, tu sais calmer ma tête fatiguée; Viens, ma coupe, dit-il. Ris, parle-moi, sois gaie. Chasse de mon esprit ces nuages hideux. Moi, le pouvoir, et toi, le vin, causons tous deux.- La coupe étincelante, embaumée et fleurie, Lui dit: -Phur, roi soleil, avait Alexandrie; Il levait au-dessus de la mer son cimier; Il tirait se son temple orageux, le premier D'Afrique après Carthage et du monde après Rome, Des soldats plus nombreux que les rêves que l'homme Voit dans la transparence obscure du sommeil; Mais à quoi bon avoir été l'homme soleil? Puisqu'on est le néant, que sert d'être le maître? Que sert d'être calife ou mage? A quoi bon être Un de ces pharaons, ébauches de sultans, Qui, dans la profondeur ténébreuse des temps, Jettent la lueur vague et sombre de leurs mîtres? A quoi bon être Arsès, Darius, Armamithres, Cyaxare, Séthos, Dardanus, Dercylas, Xercès, Nabonassar, Asar-addon, hélas! On a des légions qu'à la guerre on exerce; On est Antiochus, Chosroès, Artaxerce, Sésostris, Annibal, Astyage, Sylla, Achille, Omar, César, on meurt, sachez cela. Ils étaient dans le bruit, ils sont dans le silence. Vivants, quand le trépas sur un de vous s'élance, Tout homme, quel qu'il soit, meurt tremblant; mais le roi Du haut de plus d'orgueil tombe dans plus d'effroi; Cet esprit plus noir trouve un juge plus farouche; Pendant que l'âme fuit, le cadavre se couche, Et se sent sous la terre opprimer et chercher Par la griffe de l'arbre et le poids du rocher; L'orfraie à son côté se tapit défiante; Qu'est-ce qu'un sultan mort? Les taupes font leur fiente Dans de la cendre à qui l'empire fut donné, Et dans des ossements qui jadis ont régné; Et les tombeaux des rois sont des trous à panthère.- Zim, furieux, brisa la coupe contre terre. * Pour éclairer la salle, on avait apporté Au centre de la table un flambeau d'or sculpté A Sumatra, pays des orfèvres célèbres; Cette lampe splendide étoilait les ténèbres. Zim lui parla: -Voilà de la lumière au moins! Les sphinx sont de la nuit les funèbres témoins; La coupe, étant toujours ivre, est à peu près folle; Mais, toi, flambeau, tu vis dans ta claire auréole; Tu jettes aux banquets un regard souriant; O lampe, où tu parais tu fais un orient; Quand tu parles, ta voix doit être un chant d'aurore; Dis-moi quelque chanson divine que j'ignore, Parle-moi, ravis-moi, lampe du paradis! Qua la coupe et les sphinx monstrueux soient maudits; Car les sphinx ont l'oeil faux, la coupe à le vin traître.- Et la lampe parla sur cet ordre du maître: -Après avoir eu Tyr, Babylone, Ilion, Et pris Delphe à Thésée et l'Athos au lion, Conquis Thèbe, et soumis le Gange tributaire, Ninus le fratricide est perdu sous la terre; Il est muré, selon le rite assyrien, Dans u trou formidable où l'on ne voit plus rien. Où? Qui le sait? Les puits sont noirs, la terre est creuse. L'homme est devenu spectre. A travers l'ombre affreuse, Si le regard de ceux qui sont vivants pouvait Percer jusqu'au lit triste au lugubre chevet Où gît ce roi, jadis éclair dans la tempête, On verrait, à côté de ce qui fut sa tête, Un vase de grès rouge, un doigt de marbre blanc; Adam le trouverait à Caïn ressemblant. La vipère frémit quand elle s'aventure Jusqu'à cette effrayante et sombre pourriture; Il est gisant; il dort; peut-être qu'il attend. Par moments, la Mort vient dans sa tombe, apportant Une cruche et du pain qu'elle dépose à terre; Elle pousse du pied le dormeur solitaire, Et lui dit: -Me voici, Ninus. Réveille-toi. Je t'apporte à manger. Tu dois avoir faim, roi. Prends. Je n'ai plus de mains, répond le roi farouche. Allons, mange.- Et Ninus dit: -Je n'ai plus de bouche.- Et la Mort, lui montrant le pain, dit: -Fils des dieux, Vois ce pain.- Et Ninus répond: -Je n'ai plus d'yeux.- * Zim se dressa terrible, et, sur les dalles sombres Que le festin couvrait de ses joyeux décombres, Jeta la lampe d'or sculptée à Sumatra. La lampe s'éteignit. Alors la Nuit entra; Et Zim se trouva seul avec elle; la salle, Comme en une fumée obscure et colossale, S'effaça; Zim tremblait, sans gardes, sans soutiens: La Nuit lui prit la main dans l'ombre, et lui dit: Viens. - II 1453 Les Turcs, devant Constantinople, Virent un géant chevalier A l'écu d'or et de sinople, Suivi d'un lion familier. Mahomet Deux, sous les murailles, Lui cria: -Qu'es-tu?- Le géant Dit: -Je m'appelle Funérailles, Et toi, tu t'appelles Néant. -Mon nom sous le soleil est France Je reviendrai dans la clarté, J'apporterai la délivrance, J'amènerai la liberté. -Mon armure est dorée et verte Comme la mer sous le ciel bleu; Derrière moi l'ombre est ouverte; Le lion qui me suit, c'est Dieu.- - III SULTAN MOURAD I Mourad, fils du sultan Bajazet, fut un homme Glorieux, plus qu'aucun des Tibères de Rome; Dans son sérail veillaient des lions accroupis, Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis; On y voyait blanchir des os entre les dalles; Un long fleuve de sang de dessous ses sandales Sortait, et s'épandait sur la terre, inondant L'Orient, et fumant dans l'ombre à l'Occident; Il fit un tel carnage avec son cimeterre Que son cheval semblait au monde une panthère; Sous lui Smyrne et Tunis, qui regretta ses beys, Furent comme des corps qui pendent aux gibets; Il fut sublime; il prit, mêlant la force aux ruses, La Caucase aux Kirghis et le Liban aux Druses; Il fit, après l'assaut, pendre les magistrats D'Éphèse, rouer vifs les prêtres de Patras; Grâce à Mourad, suivi des victoires rampantes, Le vautour essuyait son bec fauve aux charpentes Du temple de Thésée encor pleine de clous; Grâce à lui, l'on voyait dans Athènes des loups, Et la ronce couvrait de sa verte tunique Tous ces vieux pans de murs écroulés, Salonique, Corinthe, Argos, Varna, Tyr, Didymotichos, Où l'on n'entendait plus parler que les échos; Mourad fut saint; il fit étrangler ses huit frères; Comme les deux derniers, petits, cherchaient leurs mères Et s'enfuyaient, avant de les faire mourir, Tout autour de la chambre il les laissa courir; Mourad, parmi la foule invitée à ses fêtes, Passait, cangiar à la main, et les têtes S'envolaient de son sabre ainsi que des oiseaux; Mourad, qui ruina Delphe, Ancyre et Naxos, Comme on cueille un fruit mûr, tuait une province; Il anéantissait le peuple avec le prince, Les temples et les dieux, les rois et les donjons; L'eau n'a pas plus d'essaims d'insectes dans ses joncs Qu'il n'avait de rois morts et de spectres épiques Volant autour de lui dans les forêts de piques; Mourad, fils étoilé des sultans triomphants, Ouvrit, l'un après l'autre et vivants, douze enfants Pour trouver dans leur ventre une pomme volée; Mourad fut magnanime; il détruisit Élée, Mégare et Famagouste avec l'aide d'Allah; Il effaça de terre Agrigente; il brûla Fiume et Rhode, voulant avoir des femmes blanches; Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches, De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard; Mourad fut sage et fort; son père mourut tard, Mourad l'aida; ce père avait laissé vingt femmes, Filles d'Europe ayant dans leurs regards des âmes, Ou filles de Tiflis au sein blanc, au teint clair; Sultan Mourad jeta ces femmes à la mer Dans des sacs convulsifs que la houle profonde Emporta, se tordant confusément sous l'onde; Mourad les fit noyer toutes; ce fut sa loi; Et, quand quelque santon lui demandait pourquoi, Il donnait pour raison: -C'est qu'elles étaient grosses.- D'Aden et d'Erzeroum il fit de larges fosses, Un charnier de Modon vaincue, et trois amas De cadavres d'Alep, de Brousse et de Damas; Un jour, tirant de l'arc, il prit son fils pour cible, Et le tua; Mourad sultan fut invincible: Vlad, boyard de Tarvis, appelé Belzébuth, Refuse de payer au sultan le tribut, Prend l'ambassade turque et la fait périr toute Sur trente pals, plantés aux deux bords d'une route; Mourad accourt, brûlant moissons, granges, greniers; Bat le boyard, lui fait vingt mille prisonniers, Puis, autour de l'immense et noir champ de bataille, Bâtit un large mur tout en pierre de taille, Et fait dans les créneaux, pleins d'affreux cris plaintifs, Maçonner et murer les vingt mille captifs, Laissant des trous par où l'on voit leurs yeux dans l'ombre; Et part, après avoir écrit sur le mur sombre: -Mourad, tailleur de pierre, à Vlad, planteur de pieux.- Mourad était croyant, Mourad était pieux; Il brûla cent couvents de chrétiens en Eubée, Où par hasard sa foudre était un jour tombée; Mourad fut quarante ans l'éclatant meurtrier Sabrant le monde, ayant Dieu sous son étrier; Il eut le Rhamseïon et le Généralife; Il fut le padischah, l'empereur, le calife, Et les prêtres disaient: -Allah! Mourad est grand.- II Législateur horrible et pire conquérant, N'ayant autour de lui que des troupeaux infâmes, De la foule, de l'homme en poussière, des âmes D'où des langues sortaient pour lui lécher les pieds, Loué pour ses forfaits toujours inexpiés, Flatté par ses vaincus et baisé par ses proies, Il vivait dans l'encens, dans l'orgueil, dans les joies, Avec l'immense ennui du méchant adoré. Il était le faucheur, la terre était le pré. III Un jour, comme il passait à pied dans une rue A Bagdad, tête auguste au vil peuple apparue, A l'heure où les maisons, les arbres et les blés Jettent sur les chemins de soleil accablés Leur frange d'ombre au bord d'un tapis de lumière, Il vit, à quelques pas du seuil d'une chaumière, Gisant à terre, un porc fétide qu'un boucher Venait de saigner vif avant de l'écorcher; Cette bête râlait devant cette masure; Son cou s'ouvrait, béant d'une affreuse blessure; Le soleil de midi brûlait l'agonisant; Dans la plaie implacable et sombre dont le sang Faisait un lac fumant à la porte du bouge, Chacun de ses rayons entrait comme un fer rouge; Comme s'ils accouraient à l'appel du soleil, Cent moustiques suçaient la plaie au bord vermeil; Comme autour de leur nid voltigent les colombes, Ils allaient et venaient, parasites des tombes, Les pattes dans le sang, l'aile dans le rayon; Car la mort, l'agonie et la corruption, Son ici-bas le seul mystérieux désastre Où la mouche travaille en même temps que l'astre, Le porc ne pouvait faire un mouvement, livré Au féroce soleil, des mouches dévoré; On voyait tressaillir l'effroyable coupure; Tous les passants fuyaient loin de la bête impure; Qui donc eût pitié de ce malheur hideux? Le porc et le sultan étaient seuls tous les deux; L'un torturé, mourant, maudit, infect, immonde; L'autre empereur, puissant, vainqueur, maître du monde, Triomphant aussi haut que l'homme peut monter, Comme si le destin eût voulu confronter Les deux extrémités sinistres des ténèbres. Le porc, dont un frisson agitait les vertèbres, Râlait, triste, épuisé, morne; et le padischah De cet être difforme et sanglant s'approcha, Comme on s'arrête au bord d'un gouffre qui se creuse; Mourad pencha son front vers la bête lépreuse, Puis la poussa du pied dans l'ombre du chemin, Et de ce même geste énorme et surhumain Dont il chassait les rois, Mourad chassa les mouches. Le porc mourant rouvrit ses paupières farouches, Regarda d'un regard ineffable, un moment, L'homme qui l'assistait dans son accablement; Puis son oeil se perdit dans l'immense mystère; Il expira. IV Le jour où ceci sur la terre S'accomplissait, voici ce que voyait le ciel: C'était l'endroit calme, apaisé, solennel, Où luit l'astre idéal sous l'idéal nuage, Au delà de la vie, et de l'heure, et de l'âge, Hors de ce qu'on appelle espace, et des contours Des songes qu'ici-bas nous nommons nuits et jours; Lieu d'évidence où l'âme enfin peut voir les causes, Où, voyant le revers inattendu des choses, On comprend, et l'on dit: -C'est bien!- l'autre côté De la chimère sombre étant la vérité; Lieu blanc, chaste, où le mal s'évanouit et sombre. L'étoile en cet azur semble une goutte d'ombre. Ce qui rayonne là, ce n'est pas un vain jour Qui naît et meurt, riant et pleurant tour à tour, Jaillissant, puis rentrant dans la noirceur première; Et, comme notre aurore, un sanglot de lumière; C'est un grand jour divin, regardé dans les cieux Par les soleils, comme est le nôtre par les yeux; Jour pur, expliquant tout, quoi qu'il soit le problème; Jour qui terrifierait, s'il n'était l'espoir même, De toute l'étendue éclairant l'épaisseur, Foudre par l'épouvante, aube par la douceur. Là, toutes les beautés tonnent épanouies; Là frissonnent en paix les lueurs inouïes; Là, les ressuscités ouvrent leur oeil béni Au resplendissement de l'éclair infini; Là, les vastes rayons passent comme des ondes. C'était sur le sommet du Sinaï des mondes; C'était là. Le nuage auguste, par moments, Se fendait, et jetait des éblouissements. Toute la profondeur entourait cette cime. On distinguait, avec un tremblement sublime, Quelqu'un d'inexprimable au fond de la clarté. Et tout frémissait, tout, l'aube et l'obscurité, Les anges, les soleils, et les êtres suprêmes, Devant un vague front couvert de diadèmes. Dieu méditait. Celui qui crée et qui sourit, Celui qu'en bégayant nous appelons Esprit, Bonté, Force, Équité, Perfection, Sagesse, Regarde devant lui, toujours, sans fin, sans cesse, Fuir les siècles ainsi que des mouches d'été. Car il est éternel avec tranquillité. Et dans l'ombre hurlait tout un gouffre: la terre. En bas, sous une brume épaisse, cette sphère Rampait, monde lugubre où les pâles humains Passaient et s'écroulaient et se tordaient les mains; On apercevait l'Inde et le Nil, des mêlées D'exterminations et de villes brûlées, Et des champs ravagés et des clairons soufflant, Et l'Europe livide ayant un glaive au flanc; Des vapeurs de tombeau, des lueurs de repaire; Cinq frères tout sanglants; l'oncle, le fils, le père; Des hommes dans des murs, vivants, quoique pourris; Des têtes voletant, mornes chauves-souris, Autour d'un sabre nu, féroce en funérailles; Des enfants éventrés soutenant leurs entrailles; Et de larges bûchers fumaient, et des tronçons D'êtres sciés en deux rampaient dans les tisons; Et le vaste étouffeur des plaintes et des râles, L'Océan, échouait dans les nuages pâles D'affreux sacs noirs faisant des gestes effrayants; Et ce chaos de fronts hagards, de pas fuyants, D'yeux en pleurs, d'ossements, de larves, de décombres, Ce brumeux tourbillon de spectres, et ces ombres Secouant des linceuls, et tous ces morts, saignant Au loin, d'un continent à l'autre continent, Pendant aux pals, cloués aux croix, nus sur les claies, Criaient, montrant leurs fers, leur sang, leurs maux, leurs plaies: -C'est Mourad! c'est Mourad! justice, ô Dieu vivant!- A ce cri, qu'apportait de toutes parts le vent, Les tonnerres jetaient des grondements étranges, Des flamboiements passaient sur les faces des anges, Les grilles de l'enfer s'empourpraient, le courroux En faisait remuer d'eux-mêmes les verrous, Et l'on voyait sortir de l'abîme insondable Un sinistre main qui s'ouvrait formidable; -Justice!- répétait l'ombre; et le châtiment Au fond de l'infini se dressait lentement. Soudain, du plus profond des nuits, sur la nuée, Une bête difforme, affreuse, exténuée, Un être abject et sombre, un pourceau s'éleva. Ouvrant un oeil sanglant qui cherchait Jéhovah; La nuée apporta le porc dans la lumière, A l'endroit même où luit l'unique sanctuaire, Le saint des saints, jamais décru, jamais accru; Et le porc murmura: -Grâce! il m'a secouru.- Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent. Alors, selon des lois que hâtent ou modèrent Les volontés de l'Être effrayant qui construit Dans les ténèbres l'aube et dans le jour la nuit, On vit, dans le brouillard où rien n'a plus de forme, Vaguement apparaître une balance énorme; Cette balance vint d'elle-même, à travers Tous les enfers béants, tous les cieux entr'ouverts, Se placer sous la foule immense des victimes; Au-dessus du silence horrible des abîmes, Sous l'oeil du seul vivant, du seul vrai, du seul grand, Terrible, elle oscillait, et portait, s'éclairant D'un jour mystérieux plus profond que le nôtre, Dans un plateau le monde et le pourceau dans l'autre. Du côté du pourceau la balance pencha. V Mourad, le haut calife et l'altier padischah, En sortant de la rue où les gens de la ville L'avaient pu voir toucher à cette bête vile, Fut le soir même pris d'une fièvre, et mourut. Le tombeau des soudans, bâti de jaspe brut, Couvert d'orfévrerie, auguste, et dont l'entrée Semble l'intérieure d'une bête éventrée Qui serait tout en or et tout en diamants, Ce monument, superbe entre les monuments, Qui hérisse, au-dessus d'un mur de briques sèches, Son faîte plein de tours comme un carquois de flèches, Ce turbé que Bagdad montre encore aujourd'hui, Reçut le sultan mort et se ferma sur lui. Quand il fut là, gisant et couché sous la pierre, Mourad ouvrit les yeux et vit une lumière; Sans qu'on pût distinguer l'astre ni le flambeau, Un éblouissement remplissait son tombeau; Une aube s'y levait, prodigieuse et douce; Et sa prunelle éteinte eut l'étrange secousse D'une porte de jour qui s'ouvre dans la nuit; Il aperçut l'échelle immense qui conduit Les actions de l'homme à l'oeil qui voit les âmes; Et les clartés étaient des roses et des flammes; Et Mourad entendit une voix qui disait: -Mourad, neveu d'Achmet et fils de Bajazet, Tu semblais à jamais perdu; ton âme infime N'était plus qu'un ulcère et ton destin qu'un crime; Tu sombrais parmi ceux que le mal submergea; Déjà Satan était visible en toi; déjà, Sans t'en douter, promis aux tourbillons funèbres Des spectres sous la voûte infâme des ténèbres, Tu portais sur ton dos les ailes de la nuit; De ton pas sépulcral l'enfer guettait le bruit; Autour de toi montait, par ton crime attire, L'obscurité du gouffre ainsi qu'une marée; Tu penchais sur l'abîme où l'homme est châtié; Mais tu viens d'avoir, monstre, un éclair de pitié; Une lueur suprême et désintéressée A, comme à ton insu, traversé ta pensée, Et je t'ai fait mourir dans ton bon mouvement; Il suffit, pour sauver même l'homme inclément, Même le plus sanglant des bourreaux et des maîtres, Du moindre des bienfaits sur le dernier des êtres; Un seul instant d'amour rouvre l'Éden fermé; Un pourceau secouru pèse un monde opprimé; Viens! le ciel s'offre, avec ses étoiles sans nombre, En frémissant de joie, à l'évadé de l'ombre! Viens! tu fus bon un jour, sois à jamais heureux. Entre, transfiguré! tes crimes ténébreux, O roi, derrière toi s'effacent dans les gloires; Tourne la tête, et vois blanchir tes ailes noires.- IV. Le Bey outragé Le vieux bey de la régence Murmure en baissant le front : Demain s'appelle vengeance Quand hier s'appelle affront. Lui qui creusa tant de fosses Que, lorsqu'il passe, inclément, Le ventre des femmes grosses Tressaille lugubrement, Il tient nu son cimeterre ; Pâle, il bâille par instants ; Puis il regarde la terre Comme s'il disait : Attends. Il rêve. On sent qu'il résiste Comme le pin des forêts, Et qu'il sera d'abord triste Pour être terrible après. Ses regards sont insondables ; Son glaive dans ses yeux luit ; Ses paupières formidables, Où passe un éclair de nuit, Laissent, sans qu'il les essuie, Tomber sur son yatagan Ces larges gouttes de pluie Qui précèdent l'ouragan. V La chanson des doreurs de proues Nous sommes les doreurs de proues. Les vents, tournant comme des roues, Sur la verte rondeur des eaux Mêlent les lueurs et les ombres, Et dans les plis des vagues sombres Traînent les obliques vaisseaux. La bourrasque décrit des courbes, Les vents sont tortueux et fourbes, L'archer noir souffle dans son cor, Ces bruits s'ajoutent aux vertiges, Et c'est nous qui dans ces prodiges Faisons rôder des spectres d'or, Car c'est un spectre que la proue. Le flot l'étreint, l'air la secoue ; Fière, elle sort de nos bazars Pour servir aux éclairs de cible, Et pour être un regard terrible Parmi les sinistres hasards. Roi, prends le frais sous les platanes ; Sultan, sois jaloux des sultanes, Et tiens sous des voiles caché L'essaim des femmes inconnues Qu'hier on vendait toutes nues À la criée en plein marché ; Qu'importe au vent ! qu'importe à l'onde ! Une femme est noire, une est blonde, L'autre est d'Alep ou d'Ispahan ; Toutes tremblent devant ta face ; Et que veut-on que cela fasse Au mystérieux océan ? Vous avez chacun votre fête ; Sois le prince, il est la tempête, Lui l'éclair, toi l'yatagan, Vous avez chacun votre glaive ; Sous le sultan le peuple rêve, Le flot songe sous l'ouragan. Nous travaillons pour l'un et l'autre. Cette double tâche est la nôtre, Et nous chantons ! Ô sombre émir, Tes yeux d'acier, ton coeur de marbre, N'empêchent pas le soir dans l'arbre Les petits oiseaux de dormir ; Car la nature est éternelle Et tranquille, et Dieu sous son aile Abrite les vivants pensifs. Nous chantons dans l'ombre sereine Des chansons où se mêle à peine La vision des noirs récifs. Nous laissons aux maîtres les palmes Et les lauriers ; nous sommes calmes Tant qu'ils n'ont pas pris dans leur main Les étoiles diminuées, Tant que la fuite des nuées Ne dépend pas d'un souffle humain. L'été luit, les fleurs sont écloses, Les seins blancs ont des pointes roses, On chasse, on rit, les ouvriers Chantent, et les moines s'ennuient ; Les vagues biches qui s'enfuient Font tressaillir les lévriers. Oh ! s'il fallait que tu t'emplisses, Sultan, de toutes les délices Qui t'environnent, tu mourrais. Vis et règne, - la vie est douce. Le chevreuil couché sur la mousse Fait des songes dans les forêts ; Monter ne sert qu'à redescendre ; Tout est flamme, puis tout est cendre ; La tombe dit à l'homme : vois ! Le temps change, les oiseaux muent, Et les vastes eaux se remuent, Et l'on entend passer des voix ; L'air est chaud, les femmes se baignent, Les fleurs entre elles se dédaignent ; Tout est joyeux, tout est charmant, Des blancheurs dans l'eau se reflètent ; Les roses des bois se complètent Par les astres du firmament. Ta galère que nous dorâmes A soixante paires de rames Qui de Lépante à Moganez Domptent le vent et la marée, Et dont chacune est manoeuvrée Par quatre forçats enchaînés XVII Avertissements et châtiments LE TRAVAIL DES CAPTIFS Dieu dit au roi : Je suis ton Dieu. Je veux un temple. C'est ainsi, dans l'azur où l'astre le contemple, Que Dieu parla ; du moins le prêtre l'entendit. Et le roi vint trouver les captifs, et leur dit : - En est-il un de vous qui sache faire un temple ? - Non, dirent-ils. - J'en vais tuer cent pour l'exemple, Dit le roi. Dieu demande un temple en son courroux. Ce que Dieu veut du roi, le roi le veut de vous. C'est juste. - C'est pourquoi l'on fit mourir cent hommes. Alors un des captifs cria : - Sire, nous sommes Convaincus. Faites-nous, roi, dans les environs, Donner une montagne, et nous la creuserons. - Une caverne ? dit le roi. - Roi qui gouvernes, Dieu ne refuse point d'entrer dans les cavernes, Dit l'homme, et ce n'est pas une rébellion Que faire un temple à Dieu de l'antre du lion. - Faites, dit le roi. L'homme eut donc une montagne ; Et les captifs, traînant les chaînes de leur bagne, Se mirent à creuser ce mont, nommé Galgal ; Et l'homme était leur chef, bien qu'il fût leur égal, Mais dans la servitude, ombre où rien ne pénètre, On a pour chef l'esclave à qui parle le maître. Ils creusèrent le mont Galgal profondément. Quand ils eurent fini, l'homme dit : - Roi clément, Vos prisonniers ont fait ce que le ciel désire ; Mais ce temple est à vous avant d'être à Dieu, sire ; Que votre Éternité daigne venir le voir. - J'y consens, répondit le roi. - Notre devoir, Reprit l'humble captif prosterné sur les dalles, Est d'adorer la cendre où marchent vos sandales ; Quand vous plaît-il de voir notre oeuvre ? - Sur-le-champ. Alors le maître et l'homme, à ses pieds se couchant, Furent mis sous un dais sur une plate-forme ; Un puits était bouché par une pierre énorme, La pierre fut levée, un câble hasardeux Soutint les quatre coins du trône, et tous les deux Descendirent au fond du puits, unique entrée De la montagne à coups de pioches éventrée. Quand ils furent en bas, le prince s'étonna. - C'est de cette façon qu'on entre dans l'Etna, C'est ainsi qu'on pénètre au trou de la Sibylle, C'est ainsi qu'on aborde à l'Hadès immobile, Mais ce n'est pas ainsi qu'on arrive au saint lieu. - Qu'on monte ou qu'on descende, on va toujours à Dieu, Dit l'architecte ayant comme un forçat la marque ; Ô roi, soyez ici le bienvenu, monarque Qui parmi les plus grands et parmi les premiers Rayonnez, comme un cèdre au milieu des palmiers Règne, et comme Pathmos brille entre les Sporades. - Qu'est ce bruit ? dit le roi. - Ce sont mes camarades Qui laissent retomber le couvercle du puits. - Mais nous ne pourrons plus sortir. - Rois, vos appuis Sont les astres, ô prince, et votre cimeterre Fait reculer la foudre, et vous êtes sur terre Le soleil comme au ciel le soleil est le roi. Que peut craindre ici-bas Votre Hautesse ? - Quoi ! Plus d'issue ! - Ô grand roi, roi sublime, qu'importe ! Vous êtes l'homme à qui Dieu même ouvre la porte. Alors le roi cria : - Plus de jour, plus de bruit, Tout est noir, je ne vois plus rien. Pourquoi la nuit Est-elle dans ce temple ainsi qu'en une cave ? Pourquoi ? - Parce que c'est ta tombe, dit l'esclave. HOMO DUPLEX Un jour, le duc Berthold, neveu du comte Hugo, Marquis du Rhin, seigneur de Fribourg en Brisgau, Traversait en chassant la forêt de Thuringe. Il vit sous un grand arbre un ange auprès d'un singe. Ces deux êtres, pareils à deux lutteurs grondants, Se regardaient l'un l'autre avec des yeux ardents ; Le singe ouvrait sa griffe et l'ange ouvrait son aile. Et l'ange dit : - Berthold de Zoehringen, qu'appelle Dans la verte forêt le bruit joyeux des cors, Tu vois ici ton âme à côté de ton corps. Écoute : moi je suis ton esprit, lui ta bête. Chacun de tes péchés lui fait lever la tête ; Chaque bonne action que tu fais me grandit. Tant que tu vis, je lutte et j'étreins ce bandit ; À ta mort tout finit dans l'ombre ou dans l'aurore. Car c'est moi qui t'enlève ou lui qui te dévore. VERSET DU KORAN La terre tremblera d'un profond tremblement, Et les hommes diront : Qu'a-t-elle ? En ce moment, Sortant de l'ombre en foule ainsi que des couleuvres, Pâles, les morts viendront pour regarder leurs oeuvres. Ceux qui firent le mal le poids d'une fourmi Le verront, et pour eux Dieu sera moins ami ; Ceux qui firent le bien ce que pèse une mouche Le verront, et Satan leur sera moins farouche. L'AIGLE DU CASQUE Ô sinistres forêts, vous avez vu ces ombres Passer, l'une après l'autre, et, parmi vos décombres, Vos ruines, vos lacs, vos ravins, vos halliers, Vous avez vu courir ces deux noirs chevaliers ; Vous avez vu l'immense et farouche aventure ; Les nuages, qui sont errants dans la nature, Ont eu cette épouvante énorme au-dessous d'eux ; La victoire fut sourde et l'exploit fut hideux ; Et l'herbe et la broussaille et les fleurs et les plantes Et les branches en sont encor toutes tremblantes. L'arbre en parle au rocher, l'antre en parle au menhir ; Le vieux mont Lothian semble se souvenir ; Et la fauvette en cause avec la tourterelle. Et maintenant, disons ce que fut la querelle Entre cet homme fauve et ce tragique enfant. * Le fond, nul ne le sait. L'obscur passé défend Contre le souvenir des hommes l'origine Des rixes de Ninive et des guerres d'Égine, Et montre seulement la mort des combattants Après l'échange amer des rires insultants ; Ainsi les anciens chefs d'Écosse et de Northumbre Ne sont guère pour nous que du vent et de l'ombre ; Ils furent orageux, ils furent ténébreux, C'est tout ; ces sombres lords se dévoraient entr'eux ; L'homme vient volontiers vers l'homme à coups d'épée Bruce hait Baliol comme César Pompée ; Pourquoi ? Nous l'ignorons. Passez, souffles du ciel. Dieu seul connaît la nuit. Le comte Strathaël, Roi d'Angus, pair d'Écosse, est presque centenaire ; Le gypaëte cache un petit dans son aire, Et ce lord a le fils de son fils près de lui ; Toute sa race ainsi qu'un blême éclair a lui Et s'est éteinte ; il est ce qui reste d'un monde ; Mais Dieu près du front chauve a mis la tête blonde, L'aïeul a l'orphelin. Jacque a six ans. Le lord Un soir l'appelle, et dit : - Je sens venir la mort. Dans dix ans, tu seras chevalier. Fils, écoute. Et, le prenant à part sous une sombre voûte, Il parla bas longtemps à l'enfant adoré, Et quand il eut fini l'enfant lui dit : - J'irai. Et l'aïeul s'écria : - Pourtant il est sévère En sortant du berceau de monter au calvaire, Et seize ans est un âge où, certe, on aurait droit De repousser du pied le seuil du tombeau froid, D'ignorer la rancune obscure des familles, Et de s'en aller rire avec les belles filles ! L'aïeul mourut. * Le temps fuit. Dix ans ont passé. * Tiphaine est dans sa tour que protége un fossé, Debout, les bras croisés, sur la haute muraille. Voilà longtemps qu'il n'a tué quelqu'un, il bâille. Dix ans, cela suffit pour que les chênes verts Soient d'une obscurité plus épaisse couverts ; Dix ans, cela suffit pour qu'un enfant grandisse. En dix ans, certe, Orphée oublierait Eurydice, Admète son épouse et Thisbé son amant, Mais pas un chevalier n'oublierait un serment. C'est le soir ; et Tiphaine est oisif. Les mélèzes Font au loin un bruit vague au penchant des falaises. Ce Tiphaine est le lord sauvage des forêts ; Pas un loup n'oserait l'approcher de trop près ; Il s'est fait un royaume avec une montagne ; On le craint en Écosse, en Northumbre, en Bretagne ; On ne l'attaque pas, tant il est toujours seul ; Être dans le désert, c'est vivre en un linceul. Il fait peur. Est-il prince ? est-il né sous le chaume ? On ne sait ; un bandit qui serait un fantôme, C'est Tiphaine ; et les vents et les lacs et les bois Semblent ne prononcer son nom qu'à demi-voix ; Pourtant ce n'est qu'un homme ; il bâille. Lord Tiphaine A mis autour de lui l'effroi comme une chaîne ; Mais il en sent le poids ; tout s'enfuit devant lui ; Mais l'orgueil est la forme altière de l'ennui. N'ayant personne à vaincre, il ne sait plus que faire. Soudain il voit venir l'écuyer qu'il préfère, Bernard, un bon archer qui sait lire, et Bernard Dit : - Milord, préparez la hache et le poignard. Un seigneur vous écrit. - Quel est ce seigneur ? - Sire, C'est Jacques, lord d'Angus. - Soit. Qu'est-ce qu'il désire ? - Vous tuer. - Réponds-lui que c'est bien. Peu de temps Suffit pour rapprocher deux hautains combattants Et pour dire à la mort qu'elle se tienne prête, L'éclair n'entendrait pas Dieu lui criant : Arrête ! Arriver, c'est la loi du sort. Il s'écoula Une semaine. Puis, de Lorne à Knapdala, Douze sonneurs de cor en dalmatiques rouges Firent savoir à tous, aux manants dans leurs bouges, Au prêtre en son église, au baron dans sa tour, Que deux lords entendaient se rencontrer tel jour, Que saint Gildas serait patron de la rencontre, Et qu'Angus étant pour, Tiphaine serait contre ; Car l'usage est d'avoir un saint pour les soldats, En Irlande Patrick, en Écosse Gildas ; C'est pour ou contre un saint que tout combat se livre ; Avec la liberté de fuir et de poursuivre, D'être ferme ou tremblant, magnanime ou couard, Cruel comme Beauclerc, ou bon comme Édouard. * L'endroit pour le champ-clos fut choisi très-farouche. Le dur hiver, qui change en pierre l'eau qu'il touche, Ne laissait pousser là sous la pluie et le vent Que des sapins cassés l'un par l'autre souvent, Les arbres n'étant pas plus calmes que les hommes ; Tout sur terre est en proie, ainsi que nous le sommes, Au souffle, à la tempête, au funeste aquilon. Une corde est nouée aux sapins d'un vallon ; Elle marque une enceinte, une clairière ouverte Sur des champs où la Tweed coule dans l'herbe verte, Lente et molle rivière aux roseaux murmurants. Un pêle-mêle obscur d'arbres et de torrents, D'ombre et d'écroulement, de vie et de ravage, Entoure affreusement la clairière sauvage. On en sort du côté de la plaine. Et de là Viennent les paysans que le cor appela. La lice est pavoisée, et sur les banderolles On lit de fiers conseils et de graves paroles : « - Brave qui n'est pas bon n'est brave qu'à demi. » « - Soyez hospitalier, même à votre ennemi ; « Le chêne au bûcheron ne refuse pas l'ombre. » Les pauvres gens des bois accourent en grand nombre ; Plusieurs sont encor peints comme étaient leurs aïeux, Des cercles d'un bleu sombre agrandissent leurs yeux, Sur leur tête attentive, étonnée et muette, Les uns ont le héron, les autres la chouette, Et l'on peut distinguer aux plumes du bonnet Les Scots d'Abernethy des Pictes de Menheit ; Ils ont l'habit de cuir des antiques provinces ; Ils viennent contempler le combat de deux princes, Mais restent à distance et regardent de loin, Car ils ont peur ; le peuple est un pâle témoin. Si l'on ne voyait pas au ciel le tatouage De l'azur, du rayon, de l'ombre et du nuage, On n'apercevrait rien qu'un paysage noir ; L'oeil dans un clair-obscur inquiétant à voir S'enfonce, et la bruyère est morne, et dans la brume On devine, au-delà des mers, l'Hékla qui fume Ainsi qu'un soupirail d'enfer à l'horizon. Le juge du camp, fils d'une altière maison, Lord Kaine, est assisté de deux crieurs d'épée ; L'estrade est de peaux d'ours et de rennes drapée ; Et quatre exorciseurs redoutés du sabbat Font la police, ainsi qu'il sied dans un combat. Un prêtre dit la messe, et l'on chante une prose. * Fanfares. C'est Angus. Un cheval d'un blanc rose Porte un garçon doré, vermeil, sonnant du cor, Qui semble presque femme et qu'on sent vierge encor ; Doux être confiant comme une fleur précoce. Il a la jambe nue à la mode d'Écosse ; Plus habillé de soie et de lin que d'acier, Il vient, gaîment suivi d'un bouffon grimacier ; Il regarde, il écoute, il rayonne, il ignore ; Et l'on croit voir l'entrée aimable de l'aurore. On sent que, dans le monde étrange où nous passons, Ce nouveau venu, plein de joie et de chansons, Tel que l'oiseau qui sort de l'oeuf et se délivre, A le mystérieux contentement de vivre ; Pas d'être éblouissant qui ne soit ébloui, Il rit. Ses témoins sont du même âge que lui ; Tous chantent, légers, fiers, laissant flotter les brides ; C'est Mar, Argyle, Athol, Rothsay, roi des Hébrides, David, roi de Stirling, Jean, comte de Glascow ; Ils ont des colliers d'or ou de roses au cou ; Ainsi se presse, au fond des halliers, sous les aulnes, Derrière un petit dieu l'essaim des jeunes faunes. Hurrah ! Cueillir des fleurs ou bien donner leur sang, Que leur importe ? Autour du comte adolescent, Page et roi, dont Hébé serait la soeur jumelle, Un vacarme charmant de panaches se mêle. Ô jeunes gens, déjà risqués, à peine éclos ! Son cortége le suit jusqu'au seuil du champ-clos. Puis on le quitte. Il faut qu'il soit seul ; et personne Ne peut plus l'assister dès que le clairon sonne ; Quoi qu'il advienne, il est en proie au dur destin. On lit sur son écu, pur comme le matin, La devise des rois d'Angus : Christ et lumière. La jeunesse toujours arrive la première ; Il approche, joyeux, fragile, triomphant, Plume au front ; et le peuple applaudit cet enfant. Et le vent profond souffle à travers les campagnes. Tout à coup on entend la trompe des montagnes, Chant des bois plus obscur que le glas du beffroi ; Et brusquement on sent de l'ombre autour de soi ; Bien qu'on soit sous le ciel, on se croit dans un antre. Un homme vient du fond de la forêt. Il entre. C'est Tiphaine. C'est lui. Hautain, dans le champ-clos, Refoulant les témoins comme une hydre les flots, Il pénètre. Il est droit sous l'armure saxonne. Son cheval, qui connaît ce cavalier, frissonne. Ce cheval noir et blanc marche sans se courber ; Il semble que le ciel sombre ait laissé tomber Des nuages mêlés de lueurs sur sa croupe. Tiphaine est seul ; aucune escorte, aucune troupe ; Il tient sa lance ; il a la chemise de fer, La hache comme Oreste, et, comme Gaïfer, Le poignard ; sa visière est basse ; elle le masque ; Grave, il avance, avec un aigle sur son casque. Un mot sur sa rondache est écrit : Bellua. Quand il vint, tout trembla, mais nul ne salua. * Les motifs du combat étaient sérieux, certes ; Mais ni le pâtre errant dans les landes désertes, Ni l'ermite adorant dans sa grotte Jésus, Personne sous le ciel ne les a jamais sus ; Et le juge du camp les ignorait lui-même. Les deux lords, comme il sied à ce moment suprême, Se parlèrent de loin. - Bonjour, roi. - Bonjour, roi. - Je viens te demander raison. Tu sais pourquoi ? - Que t'importe ? Et tous deux mirent la lance haute. Le juge du camp dit : - Chacun de vous est l'hôte Du sépulcre, et ne peut en sortir maintenant Que si Dieu le permet au fond du ciel tonnant. Puis il reprit, selon la coutume écossaise : - Milord, quel âge as-tu ? - Quarante ans. - Et toi ? - Seize. - C'est trop jeune, cria la foule. - Combattez, Dit le juge. Et l'on fit le champ des deux côtés. Être de même taille et de même équipage, Combattre homme contre homme ou page contre page, S'adosser à la tombe en face d'un égal, Être Ajax contre Mars, Fergus contre Fingal, C'est bien, et cela plaît à la romance épique ; Mais là le brin de paille, et là la lourde pique, Ici le vaste Hercule, ici le doux Hylas, Polyphème devant Acis, c'est triste, hélas ! Le péril de l'enfant fait songer à la mère ; Tous les Astyanax attendrissent Homère, Et la lyre héroïque hésite à publier Le combat du chevreuil contre le sanglier. L'huissier fit le signal. Allez ! * Tous deux partirent. Ainsi deux éclairs vont l'un vers l'autre et s'attirent. L'enfant aborda l'homme et fit bien son devoir ; Mais l'homme n'eut pas l'air de s'en apercevoir. Tiphaine s'arrêta, muet, le laissant faire ; Ainsi, prête à crouler, l'avalanche diffère ; Ainsi l'enclume semble insensible au marteau ; Il était là, le poing fermé comme un étau, Démon par le regard et sphinx par le silence ; Et l'enfant en était à sa troisième lance Que Tiphaine n'avait pas encor riposté ; Sur cet homme de fer et de fatalité Qui paraissait rêver au centre d'une toile, Pas plus ému d'un choc que d'un souffle une étoile, L'enfant frappait, piquait, taillait, recommençait, Tantôt sur le cimier, tantôt sur le corset ; Et l'on eût dit la mouche attaquant l'araignée. Sa face de sueur était toute baignée. Tiphaine, tel qu'un roc, immobile et debout, Méditait, et l'enfant s'essoufflait. Tout à coup Tiphaine dit : Allons ! Il leva sa visière, Fit un rugissement de bête carnassière, Et sur le jeune comte Angus il s'abattit D'un tel air infernal que le pauvre petit Tourna bride, jeta sa lance, et prit la fuite. Alors commença l'âpre et sauvage poursuite, Et vous ne lirez plus ceci qu'en frémissant. * Tremblant, piquant des deux, du côté qui descend, Devant lui, n'importe où, dans la profondeur fauve, Les bras au ciel, l'enfant épouvanté se sauve. Son cheval l'aime et fait de son mieux. La forêt L'accepte et l'enveloppe, et l'enfant disparaît. Tous se sont écartés pour lui livrer passage. En le risquant ainsi son aïeul fut-il sage ? Nul ne le sait ; le sort est de mystères plein ; Mais la panique existe et le triste orphelin Ne peut plus que s'enfuir devant la destinée. Ah ! pauvre douce tête au gouffre abandonnée ! Il s'échappe, il s'esquive, il s'enfonce à travers Les hasards de la fuite obscurément ouverts, Hagard, à perdre haleine, et sans choisir sa route ; Une clairière s'offre, il s'arrête, il écoute, Le voilà seul ; peut-être un dieu l'a-t-il conduit ? Tout à coup il entend dans les branches du bruit... - Ainsi dans le sommeil notre âme d'effroi pleine Parfois s'évade et sent derrière elle l'haleine De quelque noir cheval de l'ombre et de la nuit ; On s'aperçoit qu'au fond du rêve on vous poursuit. Angus tourne la tête, il regarde en arrière ; Tiphaine monstrueux bondit dans la clairière. Ô terreur ! et l'enfant, blême, égaré, sans voix, Court et voudrait se fondre avec l'ombre des bois. L'un fuit, l'autre poursuit. Acharnement lugubre ! Rien, ni le roc debout, ni l'étang insalubre, Ni le houx épineux, ni le torrent profond, Rien n'arrête leur course ; ils vont, ils vont, ils vont ! Ainsi le tourbillon suit la feuille arrachée. D'abord dans un ravin, tortueuse tranchée, Ils serpentent, parfois se touchant presque ; puis, N'ayant plus que la fuite et l'effroi pour appuis, Rapide, agile et fils d'une race écuyère, L'enfant glisse, et, sautant par-dessus la bruyère, Se perd dans le hallier comme dans une mer. Ainsi courrait avril poursuivi par l'hiver. Comme deux ouragans l'un après l'autre ils passent. Les pierres sous leurs pas roulent, les branches cassent, L'écureuil effrayé sort des buissons tordus. Oh ! comment mettre ici dans des vers éperdus Les bonds prodigieux de cette chasse affreuse, Le coteau qui surgit, le vallon qui se creuse, Les précipices, l'antre obscur, l'escarpement, Les deux sombres chevaux, le vainqueur écumant, L'enfant pâle, et l'horreur des forêts formidables ? Il n'est pas pour l'effroi de lieux inabordables, Et rien n'a jamais fait reculer la fureur ; Comme le cerf, le tigre est un ardent coureur ; Ils vont ! On n'entend plus, même au loin, les haleines Du peuple bourdonnant qui s'en retourne aux plaines. Le vaincu, le vainqueur courent tragiquement. * Le bois, calme et désert sous le bleu firmament, Remuait mollement ses branchages superbes ; Les nids chantaient, les eaux murmuraient dans les herbes ; On voyait tout briller, tout aimer, tout fleurir. Grâce ! criait l'enfant, je ne veux pas mourir ! Mais son cheval se lasse et Tiphaine s'approche. Tout à coup, d'un réduit creusé dans une roche, Un vieillard au front blanc sort, et, levant les bras, Dit : De tes actions un jour tu répondras ; Qui que tu sois, prends garde à la haine ; elle enivre ; Celui qui va mourir pour celui qui doit vivre T'implore. Ô chevalier, épargne cet enfant ! Tiphaine furieux d'un coup de hache fend L'âpre rocher qui sert à ce vieillard d'asile, Et dit : Tu vas le faire échapper, imbécile ! Et, sinistre, il remet son cheval au galop. Quelle que soit la course et la hâte du flot, Le vent lointain finit toujours par le rejoindre ; Angus entend venir Tiphaine, et le voit poindre Parmi des profondeurs d'arbres, à l'horizon. Un couvent d'où s'élève une vague oraison Apparaît ; on entend une cloche qui tinte ; Et des rayons du soir la haute église atteinte S'ouvre, et l'on voit sortir du portail à pas lents Une procession d'ombres en voiles blancs ; Ce sont des soeurs ayant à leur tête l'abbesse, Et leur chant grave monte au ciel où le jour baisse ; Elles ont vu s'enfuir l'enfant désespéré ; Alors leur voix profonde a dit miserere ; L'abbesse les amène ; elle dresse sa crosse Entre l'adolescent frêle et l'homme féroce ; On porte devant elle un grand crucifix noir ; Toutes ces vierges, soeurs qu'enchaîne un saint devoir, Pleurent sur le vainqueur comme sur la victime, Et viennent opposer au passage d'un crime Le Christ immense ouvrant ses bras au genre humain. Tiphaine arrive sombre et la hache à la main, Et crie à ce troupeau murmurant grâce ! grâce ! - Colombes, ôtez-vous de là ; le vautour passe ! La nuit vient, et toujours, tremblant, pleurant, fuyant, L'enfant effaré court devant l'homme effrayant. C'est l'heure où l'horizon semble un rêve, et recule. Clair de lune, halliers, bruyères, crépuscule. La poursuite s'acharne, et, plus qu'auparavant Forcenée, à travers les arbres et le vent, Fait peur à l'ombre même, et donne le vertige Aux sapins sur les monts, aux roses sur leur tige. L'enfant sans armes, l'homme avec son couperet, Courent dans la noirceur des bois, et l'on dirait Que dans la forêt spectre ils deviennent fantômes. Une femme, d'un groupe obscur de toits de chaumes, Sort, et ne peut parler, les larmes l'étouffant ; C'est une mère, elle a dans les bras son enfant, Et c'est une nourrice, elle a le sein nu. - Grâce ! Dit-elle, en bégayant ; et dans le vaste espace Angus s'enfuit. - Jamais ! dit Tiphaine inhumain. Mais la femme à genoux lui barre le chemin. - Arrête ! sois clément, afin que Dieu t'exauce ! Grâce ! Au nom du berceau, n'ouvre pas une fosse ! Sois vainqueur, c'est assez ; ne sois pas assassin. Fais grâce. Cet enfant que j'ai là sur mon sein T'implore pour l'enfant que cherche ton épée. Entends-moi ; laisse fuir cette proie échappée. Ah ! tu ne tueras point, et tu m'écouteras, Chevalier, puisque j'ai l'aurore dans mes bras. Songe à ta mère. Eh bien, je suis mère comme elle. Homme, respecte en moi la femme. - À bas, femelle ! Dit Tiphaine, et du pied il frappe ce sein nu. Ce fut dans on ne sait quel ravin inconnu Que Tiphaine atteignit le pauvre enfant farouche ; L'enfant pris n'eut pas même un râle dans la bouche ; Il tomba de cheval, et morne, épuisé, las, Il dressa ses deux mains suppliantes, hélas ! Sa mère morte était dans le fond de la tombe, Et regardait. Tiphaine accourt, s'élance, tombe Sur l'enfant, comme un loup dans les cirques romains, Et d'un revers de hache il abat ces deux mains Qui dans l'ombre élevaient vers les cieux la prière ; Puis, par ses blonds cheveux dans une fondrière Il le traîne. Et riant de fureur, haletant, Il tua l'orphelin et dit : Je suis content ! Ainsi rit dans son antre infâme la tarasque. * Alors l'aigle d'airain qu'il avait sur son casque, Et qui, calme, immobile et sombre, l'observait, Cria : Cieux étoilés, montagnes que revêt L'innocente blancheur des neiges vénérables, Ô fleuves, ô forêts, cèdres, sapins, érables, Je vous prends à témoin que cet homme est méchant ! Et cela dit, ainsi qu'un piocheur fouille un champ, Comme avec sa cognée un pâtre brise un chêne, Il se mit à frapper à coups de bec Tiphaine ; Il lui creva les yeux ; il lui broya les dents ; Il lui pétrit le crâne en ses ongles ardents Sous l'armet d'où le sang sortait comme d'un crible, Le jeta mort à terre, et s'envola terrible. XVIII L'ITALIE. RATBERT I LES CONSEILLERS PROBES ET LIBRES Ratbert, fils de Rodolphe et petit-fils de Charles, Qui se dit empereur et qui n'est que roi d'Arles, Vêtu de son habit de patrice romain, Et la lance du grand saint Maurice à la main, Est assis au milieu de la place d'Ancône. Sa couronne est l'armet de Didier, et son trône Est le fauteuil de fer de Henri l'Oiseleur. Sont présents cent barons et chevaliers, la fleur Du grand arbre héraldique et généalogique Que ce sol noir nourrit de sa séve tragique. Spinola, qui prit Suze et qui la ruina, Jean de Carrara, Pons, Sixte Malaspina Au lieu de pique ayant la longue épine noire ; Ugo, qui fit noyer ses soeurs dans leur baignoire, Regardent dans leurs rangs entrer avec dédain Guy, sieur de Pardiac et de l'Ile-en-Jourdain ; Guy, parmi tous ces gens de lustre et de naissance, N'ayant encor pour lui que le sac de Vicence, Et, du reste, n'étant qu'un batteur de pavé, D'origine quelconque et de sang peu prouvé. L'exarque Sapaudus que le saint-siége envoie, Sénèque, marquis d'Ast ; Bos, comte de Savoie ; Le tyran de Massa, le sombre Albert Cibo Que le marbre aujourd'hui fait blanc sur son tombeau ; Ranuce, caporal de la ville d'Anduze ; Foulque, ayant pour cimier la tête de Méduse ; Marc, ayant pour devise : IMPERIUM FIT JUS ; Entourent Afranus, évêque de Fréjus. Là sont Farnèse, Ursin, Cosme à l'âme avilie ; Pus les quatre marquis souverains d'Italie ; L'archevêque d'Urbin, Jean, bâtard de Rodez, Alonze de Silva, ce duc dont les cadets Sont rois, ayant conquis l'Algarve portugaise, Et Visconti, seigneur de Milan, et Borghèse, Et l'homme, entre tous faux, glissant, habile, ingrat, Avellan, duc de Tyr et sieur de Montferrat ; Près d'eux Prendiparte, capitaine de Sienne ; Pic, fils d'un astrologue et d'une égyptienne ; Alde Aldobrandini ; Guiscard, sieur de Beaujeu, Et le gonfalonier du saint-siége et de Dieu, Gandolfe, à qui, plus tard, le pape Urbain fit faire Une statue équestre en l'église Saint-Pierre, Complimentent Martin de la Scala, le roi De Vérone, et le roi de Tarente, Geoffroy ; A quelques pas se tient Falco, comte d'Athène, Fils du vieux Muzzufer, le rude capitaine Dont les clairons semblaient des bouches d'aquilons ; De plus, deux petits rois, Agrippin et Gilon. Tous jeunes, beaux, heureux, pleins de joie et farouches. Les seigneurs vont aux rois ainsi qu'au miel les mouches. Tous sont venus, des burgs, des châteaux, des manoirs ; Et la place autour d'eux est déserte ; et cent noirs, Tous nus, et cent piquiers aux armures persanes En barrent chaque rue avec leurs pertuisanes. Geoffroy, Martin, Gilon, l'enfant Agrippin Trois, Sont assis sous le dais près du maître, étant rois. Dans ce réseau de chefs qui couvrait l'Italie, Je passe Théodat, prince de Trente ; Élie, Despote d'Avenzo, qu'a réclamé l'oubli ; Ce borgne Ordelafo, le bourreau de Forli ; Lascaris, que sa tante Alberte fit eunuque ; Othobon, sieur d'Assise, et Tibalt, sieur de Lucque ; C'est que, bien que mêlant aux autres leurs drapeaux, Ceux-là ne comptaient point parmi les principaux ; Dans un filet on voit les fils moins que les câbles ; Je nomme seulement les monstres remarquables. Derrière eux, sur la pierre auguste d'un portail, Est sculpté Satan, roi, forçat, épouvantail, L'effrayant ramasseur de haillons de l'abîme, Ayant sa hotte au dos, pleine d'âmes, son crime Sur son aile qui ploie, et son croc noir qui luit Dans son poing formidable, et dans ses yeux, la nuit. Pour qui voudrait peser les droits que donne au maître La pureté du sang dont le ciel l'a fait naître, Ratbert est fils d'Agnès, comtesse d'Elseneur ; Or, c'est la même gloire et c'est le même honneur D'être enfanté d'Agnès que né de Messaline. Malaspina, portant l'épée javeline, Redoutable marquis à l'oeil fauve et dévot, Est à droite du roi, comme comte et prévôt. C'est un de ces grands jours où les bannières sortent. Dix chevaliers de l'ordre Au Droit Désir apportent Le Noeud d'Or, précédés d'Énéas, leur massier, Et d'un héraut de guerre en soutane d'acier. Le roi brille, entouré d'une splendeur d'épées. Plusieurs femmes sont là, près du trône groupées ; Élise d'Antioche, Ana, Cubitosa, Fille d'Azon, qu'Albert de Mantoue épousa ; La plus belle, Matha, soeur du prince de Cumes, Est blonde ; et l'éventant d'un éventail de plumes, Sa naine, par moments, lui découvre les seins ; Couchée et comme lasse au milieu des coussins, Elle enivre le roi d'attitudes lascives ; Son rire jeune et fou laisse voir ses gencives ; Elle a ce vêtement ouvert sur le côté, Qui, plus tard, fut au Louvre effrontément porté Par Bonne de Berry, fille de Jean de France. Dans Ancône, est-ce deuil, terreur, indifférence ? Tout se tait ; les maisons, les bouges, les palais, Ont bouché leur lucarne ou fermé leurs volets ; Le cadran qui dit l'heure a l'air triste et funeste. Le soleil luit aux cieux comme dans une peste ; Que l'homme soit foulé par les rois ou saisi Par les fléaux, l'azur n'en a point de souci ; Le soleil, qui n'a pas d'ombre et de lueurs fausses, Rit devant les tyrans comme il rit sur les fosses. Ratbert vient d'inventer, en se frappant le front, Un piége où ceux qu'il veut détruire tomberont ; Il en parle tout bas aux princes, qui sourient. La prière le peuple aime que les rois prient Est faite par Tibère, évêque de Verceil. Tous étant réunis, on va tenir conseil. Les deux huissiers de l'Ordre, Anchise avec Trophime, Invitent le plus grand comme le plus infime A parler, l'empereur voulant que les avis, Mauvais, soient entendus, et justes, soient suivis ; Puis il est répété par les huissiers, Anchise Et Trophime, qu'il faut avec pleine franchise Sur la guerre entreprise offrir son sentiment ; Que chacun doit parler à son tour librement ; Que c'est jour de chapitre et jour de conscience ; Et que, dans ces jours-là, les rois ont patience, Vu que, devant le Christ, Thomas Didyme a pu Parler insolemment sans être interrompu. Et puisse l'empereur vivre longues années! On voit devant Ratbert trois haches destinées, La première, au quartier de boeuf rouge et fumant Qu'un grand brasier joyeux cuit à son flamboiement, La deuxième, au tonneau de vin que sur la table A placé l'échanson aidé du connétable, La troisième, à celui dont l'avis déplaira. Un se lève. On se tait. C'est Jean de Carrara. -Ta politique est sage et ta guerre est adroite, Noble empereur, et Dieu te tient dans sa main droite, Qui te conteste est traître et qui te brave est fou. Je suis ton homme lige, et, toujours, n'importe où, Je te suivrai, mon maître, et j'aimerai ta chaîne, Et je la porterai. Celle-ci, capitaine, Dit Ratbert, lui jetant au cou son collier d'or. De plus, j'ai Perpignan, je t'en fais régidor.- L'archevêque d'Urbin salue, il examine Le plan de guerre, sac des communes, famine, Les moyens souterrains, les rapports d'espions. -Sire, vous êtes grand comme les Scipions ; En vous voyant, le flanc de l'Église tressaille. Archevêque, pardieu! dit Ratbert, je te baille Un sou par muid de vin qu'on boit à Besançon.- Cibo, qui parle avec un accent brabançon, S'en excuse, ayant fait à Louvain ses études, Et dit : -Sire, les gens à fières attitudes Sont des félons ; pieds nus et la chaîne aux poignets, Qu'on les fouette. O mon roi! par votre mère Agnès, Vous êtes empereur ; vous avez les trois villes, Arles, Rome de Gaule et la mère des Milles. Bordeaux en Aquitaine et les îles de Ré, Naple, où le mont Vésuve est fort considéré. Qui vous résiste essaye une lutte inutile ; Noble, qu'on le dégrade, et, serf, qu'on le mutile ; Vous affronter est crime, orgueil, lâche fureur ; Quiconque ne dit pas : Ratbert est l'empereur, Doit mourir ; nous avons des potences, j'espère. Quant à moi, je voudrais fût-ce mon propre père, S'il osait blasphémer César que Dieu conduit, Voir les corbeaux percher sur ses côtes la nuit, Et la lune passer à travers son squelette.- Ratbert dit : -Bon marquis, je te donne Spolète.- C'est à Malaspina de parler. Un vieillard Se troublerait devant ce jeune homme ; il sait l'art D'évoquer le démon, la stryge, l'égrégore ; Il teint sa dague avec du suc de mandragore ; Il sait des palefrois empoisonner le mors ; Dans une guerre, il a rempli de serpents morts Les citernes de l'eau qu'on boit dans les Abruzzes ; Il dit : -La guerre est sainte!- Il rend compte des ruses, A voix basse, et finit à voix haute en priant : -Fais régner l'empereur du nord à l'orient! Mon Dieu, c'est par sa bouche auguste que tu parles. Je te fais capischol de mon chapitre d'Arles,- Dit Ratbert. Afranus se lève le dernier. Cet évêque est pieux, charitable, aumônier ; Quoique jeune, il voulait se faire anachorète ; Il est grand casuiste et très-savant ; il traite Les biens du monde en homme austère et détaché ; Jadis, il a traduit en vers latins Psyché ; Comme il est humble, il a les reins ceints d'une corde. Il invoque l'esprit divin ; puis il aborde Les questions : Ratbert, par stratagème, a mis Son drapeau sur les murs d'Ancône ; c'est permis ; Ancône étant peu sage ; et la ruse est licite Lorsqu'elle a glorieuse et pleine réussite, Et qu'au bonheur public on la voit aboutir ; Et ce n'est pas tromper, et ce n'est pas mentir Que mettre à la raison les discordes civiles ; Les prétextes sont bons pour entrer dans les villes. Il ajoute : -La ruse, ou ce qu'on nomme ainsi, Fait de la guerre, en somme, un art plus adouci ; Moins de coups, moins de bruit ; la victoire plus sûre. J'admire notre prince, et, quand je le mesure Aux anciens Alarics, aux antiques Cyrus Passant leur vie en chocs violents et bourrus, Je l'estime plus grand, faisant la différence D'Ennius à Virgile et de Plaute à Térence. Je donne mon avis, sire, timidement ; Je suis d'Église, et n'ai que l'humble entendement D'un pauvre clerc, mieux fait pour chanter des cantiques Que pour parler devant de si grands politiques ; Mais, beau sire, on ne peut voir que son horizon, Et raisonner qu'avec ce qu'on a de raison ; Je suis prêtre, et la messe est ma seule lecture ; Je suis très-ignorant ; chacun a sa monture Qu'il monte avec audace ou bien avec effroi ; Il faut pour l'empereur le puissant palefroi Bardé de fer, nourri d'orge blanche et d'épeautre, Le dragon pour l'archange et l'âne pour l'apôtre. Je poursuis, et je dis qu'il est bon que le droit Soit, pour le roi, très-large, et, pour le peuple, étroit ; Le peuple étant bétail et le roi, berger. Sire, L'empereur ne veut rien sans que Dieu le désire. Donc, faites! Vous pouvez, sans avertissements, Guerroyer les chrétiens comme les ottomans ; Les ottomans étant hors de la loi vulgaire, On peut les attaquer sans déclarer la guerre ; C'est si juste et si vrai, que, pour premiers effets, Vos flottes, sire, ont pris dix galères de Fez ; Quant aux chrétiens, du jour qu'ils sont vos adversaires, Ils sont de fait païens, sire, et de droit corsaires. Il serait malheureux qu'un scrupule arrêtât Sa majesté, quand c'est pour le bien de l'état. Chaque affaire a sa loi ; chaque chose à son heure. La fille du marquis de Final est mineure ; Peut-on la détrôner ? En même temps, peut-on Conserver, à la soeur de l'empereur, Menton ? Sans doute. Les pays ont des moeurs différentes. Pourvu que de l'Église on maintienne les rentes, On le peut. Les vieux temps, qui n'ont plus d'avocats, Agissaient autrement ; mais je fais peu de cas De ces temps-là ; c'étaient des temps de république. L'empereur, c'est la règle ; et, bref, la loi salique, Très-mauvaise à Menton, est très-bonne à Final. Évêque, dit le roi, tu seras cardinal.- Pendant que le conseil se tenait de la sorte, Et qu'ils parlaient ainsi dans cette ville morte, Et que le maître avait sous ses pieds ces prélats, Ces femmes, ces barons en habits de galas, Et l'Italie au loin comme une solitude, Quelques seigneurs, ainsi qu'ils en ont l'habitude, Regardant derrière eux d'un regard inquiet, Virent que le Satan de pierre souriait. - II LA DÉFIANCE D'ONFROY Parmi les noirs déserts et les mornes silences, Ratbert, pour l'escorter n'ayant que quelques lances, Et le marquis Sénèque et l'évêque Afranus, Traverse, presque seul, des pays inconnus ; Mais il sait qu'il est fort de l'effroi qu'il inspire, Et que l'empereur porte avec lui tout l'empire. Un soir, Ratbert s'arrête aux portes de Carpi ; Sur ce seuil formidable un dogue est accroupi ; Ce dogue, c'est Onfroy, le baron de la ville ; Calme et fier, sous la dent d'une herse incivile, Onfroy s'adosse aux murs qui bravaient Attila ; Les femmes, les enfants et les soldats sont là ; Et voici ce que dit le vieux podesta sombre Qui parle haut, ayant son peuple dans son ombre : -Roi, nous te saluons sans plier les genoux. Nous avons une chose à te dire. Quand nous, Gens de guerre et barons qui tenions la province, Nous avons bien voulu de toi pour notre prince, Quand nous t'avons donné ce peuple et cet état, Sire, ce n'était point pour qu'on les maltraitât. Jadis nous étions forts. Quand tu nous fis des offres, Nous étions très-puissants ; de l'argent plein nos coffres ; Et nous avions battu tes plus braves soldats ; Nous étions tes vainqueurs. Roi, tu ne marchandas Aucun engagement, sire, aucune promesse ; On traita ; tu juras par ta mère et la messe ; Nous alors, las d'avoir de l'acier sur la peau, Comptant que tu serais bon berger du troupeau, Et qu'on abolirait les taxes et les dîmes, Nous vînmes te prêter hommage, et nous pendîmes Nos casques, nos hauberts et nos piques aux clous. Roi, nous voulons des chiens qui ne soient pas des loups. Tes gens se sont conduits d'une telle manière Qu'aujourd'hui toute ville, altesse, est prisonnière De la peur que ta suite et tes soldats lui font, Et que pas un fossé ne semble assez profond. Vois, on se garde. Ici, dans les villes voisines, On ne lève jamais qu'un pieu des sarrasines Pour ne laisser passer qu'un seul homme à la fois ; A cause des brigands et de vous autres rois. Roi, nous te remontrons que ta bande à toute heure Dévalise ce peuple, entre dans sa demeure, Y met tout en tumulte et sens dessus dessous, Puis s'en va, lui volant ses misérables sous ; Cette horde en ton nom incessamment réclame Le bien des pauvres gens qui nous fait saigner l'âme, Et puisque, nous présents avec nos compagnons, On le prend sous nos yeux, c'est nous qui le donnons ; Oui, c'est nous qui, trouvant qu'il vous manque des filles, Des meutes, des chevaux, des reîtres, des bastilles, Lorsque vous guerroyez et lorsque vous chassez, Et qu'ayant trop de tout, vous n'avez point assez, Avons la bonté rare et touchante de faire Des charités, à vous, les heureux de la terre Qui dormez dans la plume et buvez dans l'or fin, Avec tous les liards de tous les meurt-de-faim! Or, il nous reste encore, il faut que tu le saches, Assez de vieux pierriers, assez de vieilles haches, Assez de vieux engins au fond de nos greniers, Sire, pour ne pas être à ce point aumôniers, Et pour ne faire point, comme dans ton Autriche, Avec l'argent du pauvre une largesse au riche. Nous pouvons, en creusant, retrouver aujourd'hui Nos estocs sous la rouille et nos coeurs sous l'ennui ; Nous pouvons décrocher, de nos mains indignées, Nos bannières parmi les toiles d'araignées, Et les faire flotter au vent, si nous voulons. Sire, en outre, tu mets l'opprobre à nos talons. Nous savons bien pourquoi tu combles de richesses Nos filles et nos soeurs dont tu fais des duchesses, Étoiles d'infamie au front de nos maisons. Roi, nous n'acceptons pas sur nos durs écussons Des constellations faites avec des taches ; La honte est mal mêlée à l'ombre des panaches ; Le soldat a le pied si maladroit, seigneur, Qu'il ne peut sans boiter traîner le déshonneur. Nos filles sont nous-même ; au fond de nos tours noires, Leur beauté chaste est soeur de nos anciennes gloires ; C'est pourquoi nous trouvons qu'on fait mal à propos Les rideaux de ton lit avec nos vieux drapeaux. Tes juges sont des gueux ; bailliage ou cour plénière. On trouve, et ce sera ma parole dernière, Dans nos champs, où l'honneur antique est au rabais, Pas assez de chemins, sire, et trop de gibets. Ce luxe n'est pas bon. Nos pins et nos érables Voyaient jadis, parmi leurs ombres vénérables, Les bûcherons et non les bourreaux pénétrer ; Nos grands chênes n'ont point l'habitude d'entrer Dans l'exécution des lois et des sentences, Et n'aiment pas donner tant de bois aux potences. Nous avons le coeur gros, et nous sommes, ô roi, Tout près de secouer la corde du beffroi ; Ton altesse nous gêne et nous n'y tenons guère. Roi, ce n'est pas pour voir nos compagnons de guerre Accrochés à la fourche et devenus hideux, Qui, morts, échevelés, quand nous passons près d'eux, Semblent nous regarder et nous faire reproche ; Ce n'est pas pour subir ton burg sur notre roche, Plein de danses, de chants, et de festins joyeux ; Ce n'est pas pour avoir ces pitiés sous les yeux Que nous venons ici, courbant nos vieilles âmes, Te saluer, menant à nos côtés nos femmes ; Ce n'est pas pour cela que nous humilions Dans elles les agneaux et dans nous les lions. Et, pour rachat du mal que tu fais, quand tu donnes Des rentes aux moutiers, des terres aux madones, Quand, plus chamarré d'or que le soleil le soir, Tu vas baiser l'autel, adorer l'ostensoir, Prier, ou quand tu fais quelque autre simagrée, Ne te figure pas que ceci nous agrée. Engraisser des abbés ou doter des couvents, Cela fait-il que ceux qui sont morts soient vivants ? Roi, nous ne le pensons en aucune manière. Roi, le chariot verse à trop creuser l'ornière ; L'appétit des rois donne aux peuples appétit ; Si tu ne changes pas d'allure, on t'avertit, Prends garde. Et c'est cela que je voulais te dire. Bien parlé! dit Ratbert avec un doux sourire ;- Et, penché vers l'oreille obscure d'Afranus : -Nous sommes peu nombreux et follement venus ; Cet homme est fort. Très-fort, dit le marquis Sénèque. Laissez-moi l'inviter à souper,- dit l'évêque. Et c'est pourquoi l'on voit maintenant à Carpi Un grand baron de marbre en l'église assoupi ; C'est le tombeau d'Onfroy, ce héros d'un autre âge, Avec son épitaphe exaltant son courage, Sa vertu, son fier coeur plus haut que les destins, Faite par Afranus, évêque, en vers latins. - III LA CONFIANCE DU MARQUIS FABRICE I Isora de Final Fabrice d'Albenga Tout au bord de la mer de Gênes, sur un mont Qui jadis vit passer les Francs de Pharamond, Un enfant, un aïeul, seuls dans la citadelle De Final sur qui veille une garde fidèle, Vivent bien entourés de murs et de ravins ; Et l'enfant a cinq ans et l'aïeul quatre-vingts. L'enfant est Isora de Final, héritière Du fief dont Witikind a tracé la frontière ; L'orpheline n'a plus près d'elle que l'aïeul. L'abandon sur Final a jeté son linceul ; L'herbe, dont, par endroits, les dalles sont couvertes, Aux fentes des pavés fait des fenêtres vertes ; Sur la route oubliée on n'entend plus un pas ; Car le père et la mère, hélas! ne s'en vont pas Sans que la vie autour des enfants s'assombrisse. L'aïeul est le marquis d'Albenga, ce Fabrice Qui fut bon ; cher au pâtre, aimé du laboureur, Il fut, pour guerroyer le pape ou l'empereur, Commandeur de la mer et général des villes ; Gênes le fit abbé du peuple, et, des mains viles Ayant livré l'état aux rois, il combattit. Tout homme auprès de lui jadis semblait petit ; L'antique Sparte était sur son visage empreinte ; LA loyauté mettait sa cordiale étreinte Dans la main de cet homme à bien faire obstiné. Comme il était bâtard d'Othon, dit le Non-Né Parce qu'on le tira, vers l'an douze cent trente, Du ventre de sa mère Honorate expirante, Les rois faisaient dédain de ce fils belliqueux ; Fabrice s'en vengeait en étant plus grand qu'eux. A vingt ans, il était blond et beau ; ce jeune homme Avait l'air d'un tribun militaire de Rome ; Comme pour exprimer les détours du destin Dont le héros triomphe, un graveur florentin Avait sur son écu sculpté le labyrinthe ; Les femmes l'admiraient, se montrant avec crainte La tête de lion qu'il avait dans le dos. Il a vu les plus fiers, Requesens et Chandos, Et Robert, avoué d'Arras, sieur de Béthune, Fuir devant son épée et devant sa fortune ; Les princes pâlissaient de l'entendre gronder ; Un jour, il a forcé le pape à demander Une fuite rapide aux galères de Gênes ; C'était un grand briseur de lances et de chaînes, Guerroyant volontiers, mais surtout délivrant ; Il a par tous été proclamé le plus grand D'un siècle fort auquel succède un siècle traître ; Il a toujours frémi quand des bouches de prêtre Dans les sombres clairons de la guerre ont soufflé ; Et souvent de saint Pierre il a tordu la clé Dans la vieille serrure horrible de l'Église. Sa bannière cherchait la bourrasque et la bise ; Plus d'un monstre a grincé des dents sous son talon ; Son bras se roidissait chaque fois qu'un félon Déformait quelque état populaire en royaume ; Allant, venant dans l'ombre ainsi qu'un grand fantôme, Fier, levant dans la nuit son cimier flamboyant, Homme auguste au dedans, ferme au dehors, ayant En lui toute la gloire et toute la patrie, Belle âme invulnérable et cependant meurtrie, Sauvant les lois, gardant les murs, vengeant les droits, Et sonnant dans la nuit sous tous les coups des rois, Cinquante fois, ce soldat, dont la tête enfin plie, Fut l'armure de fer de la vieille Italie ; Et ce noir siècle, à qui tout rayon semble ôté, Garde quelque lueur encor de son côté. II Le défaut de la cuirasse Maintenant il est vieux ; son donjon, c'est son cloître ; Il tombe, et, déclinant, sent dans son âme croître La confiance honnête et calme des grands coeurs ; Le brave ne croit pas au lâche, les vainqueurs Sont forts, et le héros est ignorant du fourbe. Ce qu'osent les tyrans, ce qu'accepte la tourbe, Il ne le sait ; il est hors de ce siècle vil ; N'en étant vu qu'à peine, à peine le voit-il ; N'ayant jamais de ruse, il n'eut jamais de crainte ; Son défaut fut toujours la crédulité sainte, Et, quand il fut vaincu, ce fut par loyauté ; Plus de péril lui fait plus de sécurité. Comme dans un exil il vit seul dans sa gloire ; Oublié ; l'ancien peuple a gardé sa mémoire, Mais le nouveau le perd dans l'ombre, et ce vieillard Qui fut astre, s'éteint dans un morne brouillard. Dans sa brume, où les feux du couchant se dispersent, Il a cette mer vaste et ce grand ciel qui versent Sur le bonheur la joie et sur le deuil l'ennui. Tout est derrière lui maintenant ; tout a fui ; L'ombre d'un siècle entier devant ses pas s'allonge ; Il semble des yeux suivre on ne sait quel grand songe ; Parfois, il marche et va sans entendre et sans voir. Vieillir, sombre déclin! l'homme est triste le soir ; Il sent l'accablement de l'oeuvre finissante. On dirait par instants que son âme s'absente, Et va savoir là-haut s'il est temps de partir. Il n'a pas un remords et pas un repentir ; Après quatre-vingts ans son âme est toute blanche ; Parfois, à ce soldat qui s'accoude et se penche, Quelque vieux mur, croulant lui-même, offre un appui, Grave, il pense, et tous ceux qui sont auprès de lui L'aiment ; il faut aimer pour jeter sa racine Dans un isolement et dans une ruine ; Et la feuille de lierre a la forme d'un coeur. III Aïeul maternel Ce vieillard, c'est un chêne adorant une fleur. A présent un enfant est toute sa famille. Il la regarde, il rêve ; il dit : -C'est une fille, Tant mieux!- Étant aïeul du côté maternel. La vie en ce donjon a le pas solennel ; L'heure passe et revient ramenant l'habitude. Ignorant le soupçon, la peur, l'inquiétude, Tous les matins, il boucle à ses flancs refroidis Son épée, aujourd'hui rouillée, et qui jadis Avait la pesanteur de la chose publique ; Quand, parfois, du fourreau, vénérable relique, Il arrache la lame illustre avec effort, Calme, il y croit toujours sentir peser le sort. Tout homme ici-bas porte en sa main une chose Où, du bien et du mal, de l'effet, de la cause, Du genre humain, de Dieu, du gouffre, il sent le poids ; Le juge au front morose a son livre des lois, Le roi son sceptre d'or, le fossoyeur sa pelle. Tous les soirs, il conduit l'enfant à la chapelle ; L'enfant prie et regarde avec ses yeux si beaux, Gaie, et questionnant l'aïeul sur les tombeaux ; Et Fabrice a dans l'oeil une humide étincelle. La main qui tremble aidant la marche qui chancelle, Ils vont sous les portails et le long des piliers Peuplés de séraphins mêlés aux chevaliers ; Chaque statue, émue à leur pas doux et sombre, Vibre, et toutes ont l'air de saluer dans l'ombre, Les héros le vieillard, et les anges l'enfant. Parfois Isoretta, que sa grâce défend, S'échappe dès l'aurore et s'en va jouer seule Dans quelque grande tour qui lui semble une aïeule, Et qui mêle, croulante au milieu des buissons, La légende romane aux souvenirs saxons. Pauvre être qui contient toute une fière race, Elle trouble, en passant, le bouc, vieillard vorace, Dans les fentes des murs broutant le câprier ; Pendant que derrière elle on voit l'aïeul prier, Car il ne tarde pas à venir la rejoindre, Et cherche son enfant dès qu'il voit l'aube poindre, Elle court, va, revient, met sa robe en haillons, Erre de tombe en tombe et suit des papillons, Ou s'assied, l'air pensif, sur quelque arbre architrave ; Et la tour semble heureuse et l'enfant paraît grave ; La ruine et l'enfance ont de secrets accords, Car le temps sombre y met ce qui reste des morts. IV Un seul homme sait où est caché le trésor Dans ce siècle où tout peuple a son chef qui le broie, Parmi les rois vautours et les princes de proie, Certe, on n'en trouverait pas un qui méprisât Final, donjon splendide et riche marquisat ; Tous les ans, les alleux, les rentes, les censives, Surchargent vingt mulets de sacoches massives ; La grande tour surveille au milieu du ciel bleu, Le sud, le nord, l'ouest et l'est, et saint Mathieu, Saint Marc, saint Luc, saint Jean, les quatre évangélistes, Sont sculptés et dorés sur les quatre balistes ; La montagne a pour garde, en outre, deux châteaux, Soldats de pierre ayant du fer sous leurs manteaux. Le trésor, quand du coffre on détache les boucles, Semble à qui l'entrevoit un rêve d'escarboucles ; Ce trésor est muré dans un caveau discret Dont le marquis régnant garde seul le secret, Et qui fut autrefois le puits d'une sachette ; Fabrice maintenant connaît seul la cachette ; Le fils de Witikind vieilli dans les combats, Othon, scella jadis dans les chambres d'en bas Vingt caissons dont le fer verrouille les façades, Et qu'Anselme, plus tard, fit remplir de cruzades Pour que, dans l'avenir, jamais on n'en manquât ; Le casque des marquis est en or de ducat ; On a sculpté deux rois persans, Narse et Tigrane, Dans la visière aux trous grillés de filigrane, Et sur le haut cimier, taillé d'un seul onyx, Un brasier de rubis brûle l'oiseau Phénix ; Et le seul diamant du sceptre pèse une once. V Le corbeau Un matin, les portiers sonnent du cor. Un nonce Se présente ; il apporte, assisté d'un coureur, Une lettre du roi qu'on nomme l'empereur ; Ratbert écrit qu'avant de partir pour Tarente, Il viendra visiter Isora, sa parente, Pour lui baiser le front et pour lui faire honneur. Le nonce, s'inclinant, dit au marquis : -Seigneur, Sa majesté ne fait de visites qu'aux reines.- Au message émané de ses mains très-sereines L'empereur joint un don splendide et triomphant ; C'est un grand chariot plein de jouets d'enfant ; Isora bat des mains avec des cris de joie. Le nonce, retournant vers celui qui l'envoie, Prend congé de l'enfant, et, comme procureur Du très-victorieux et très-noble empereur, Fait le salut qu'on fait aux fêtes souveraines. -Qu'il soit le bienvenu! Bas le pont! bas les chaînes! Dit le marquis ; sonnez, la trompe et l'olifant!- Et, fier de voir qu'on traite en reine son enfant, LA joie a rayonné sur sa face loyale. Or, comme il relisait la lettre impériale, Un corbeau qui passait fit de l'ombre dessus. -Les oiseaux noirs guidaient Judas cherchant Jésus ; Sire, vois ce corbeau.- dit une sentinelle. Et, regardant l'oiseau planer sur la tournelle : -Bah! dit l'aïeul, j'étais pas plus haut que cela, Compagnon, que déjà ce corbeau que voilà, Dans la plus fière tour de toute la contrée Avait bâti son nid, dont on voyait l'entrée ; Je le connais ; le soir, volant dans la vapeur, Il criait ; tous tremblaient ; mais, loin d'en avoir peur, Moi petit, je l'aimais, ce corbeau centenaire Étant un vieux voisin de l'astre et du tonnerre.- VI Le père et la mère Les marquis de Final ont leur royal tombeau Dans une cave où luit, jour et nuit, un flambeau ; Le soir, l'homme qui met de l'huile dans les lampes A son heure ordinaire en descendit les rampes ; Là, mangé par les vers dans l'ombre de la mort, Chaque marquis auprès de sa marquise dort, Sans voir cette clarté qu'un vieil esclave apporte. A l'endroit même où pend la lampe, sous la porte, Était le monument des deux derniers défunts ; Pour raviver la lampe et brûler des parfums, Le serf s'en approcha ; sur la funèbre table, Sculpté très-ressemblant, le couple lamentable Dont Isora, sa dame, était l'unique enfant, Apparaissait ; tous deux, dans cet air étouffant, Silencieux, couchés côte à côte, statues Aux mains jointes, d'habits seigneuriaux vêtues, L'homme avec son lion, la femme avec son chien. Il vit que le flambeau nocturne brûlait bien ; Puis, courbé, regarda, des pleurs dans la paupière, Ce père de granit, cette mère de pierre ; Alors il recula, pâle ; car il crut voir Que ces deux fronts, tournés vers la voûte au fond noir, S'étaient subitement assombris sur leur couche, Elle, ayant l'air plus triste, et lui, l'air plus farouche. VII Joie au château Une file de longs et pesants chariots Qui précède ou qui suit les camps impériaux, Marche là-bas avec des éclats de trompette Et des cris que l'écho des montagnes répète ; Un gros de lances brille à l'horizon lointain. La cloche de Final tinte, et c'est ce matin Que du noble empereur on attend la visite. On arrache des tours la ronce parasite ; On blanchit à la chaux en hâte les grands murs ; On range dans la cour des plateaux de fruits mûrs, Des grenades venant des vieux monts Alpujarres, Le vin dans les barils et l'huile dans les jarres ; L'herbe et la sauge en fleur jonchent tout escalier ; Dans la cuisine un feu rôtit un sanglier ; On voit fumer les peaux des bêtes qu'on écorche ; Et tout rit ; et l'on a tendu sous le grand porche Une tapisserie où Blanche d'Est, jadis, A brodé trois héros, Macchabée, Amadis, Achille, et le fanal de Rhode, et le quadrige D'Aétius, vainqueur du peuple latobrige ; Et, dans trois médaillons marqués d'un chiffre en or, Trois poëtes, Platon, Plaute et Scoeva Memor. Ce tapis autrefois ornait la grande chambre ; Au dire des vieillards, l'effrayant roi sicambre, Witikind, l'avait fait clouer en cet endroit De peur que dans leur lit ses enfants n'eussent froid. VIII La toilette d'Isora Cris, chansons ; et voilà ces vieilles tours vivantes. La chambre d'Isora se remplit de servantes ; Pour faire un digne accueil au roi d'Arle, on revêt L'enfant de ses habits de fête ; à son chevet, L'aïeul, dans un fauteuil d'orme incrusté d'érable, S'assied, songeant aux jours passés, et, vénérable, Il contemple Isora : front joyeux, cheveux d'or, Comme les chérubins peints dans le corridor, Regard d'enfant Jésus que porte la madone, Joue ignorante où dort le seul baiser qui donne Aux lèvres la fraîcheur, tous les autres étant Des flammes, même, hélas! quand le coeur est content. Isore est sur le lit assise, jambes nues ; Son oeil bleu rêve avec des lueurs ingénues ; L'aïeul rit, doux reflet de l'aube sur le soir! Et le sein de l'enfant, demi-nu, laisse voir Ce bouton rose, germe auguste des mamelles ; Et ses beaux petits bras ont des mouvements d'ailes. Le vétéran lui prend les mains, les réchauffant ; Et, dans tout ce qu'il dit aux femmes, à l'enfant, Sans ordre, en en laissant deviner davantage, Espèce de murmure enfantin du grand âge, Il semble qu'on entend parler toutes les voix De la vie, heur, malheur, à présent, autrefois, Deuil, espoir, souvenir, rire et pleurs, joie et peine ; Ainsi tous les oiseaux chantent dans le grand chêne. -Fais-toi belle ; un seigneur va venir ; il est bon ; C'est l'empereur ; un roi ; ce n'est pas un barbon Comme nous ; il est jeune ; il est roi d'Arle, en France ; Vois-tu, tu lui feras ta belle révérence, Et tu n'oublieras pas de dire : monseigneur. Vois tous les beaux cadeaux qu'il nous fait! Quel bonheur! Tous nos bons paysans viendront, parce qu'on t'aime ; Et tu leur jetteras des sequins d'or, toi-même, De façon que cela tombe dans leur bonnet.- Et le marquis, parlant aux femmes, leur prenait Les vêtements des mains : -Laissez, que je l'habille! Oh! quand sa mère était tout petite fille, Et que j'étais déjà barbe grise, elle avait Coutume de venir dès l'aube à mon chevet ; Parfois, elle voulait m'attacher mon épée, Et, de la dureté d'une boucle occupée, Ou se piquant les doigts aux clous du ceinturon, Elle riait. C'était le temps où mon clairon Sonnait superbement à travers l'Italie. Ma fille est maintenant sous terre, et nous oublie. D'où vient qu'elle a quitté sa tâche; ô dure loi! Et qu'elle dort déjà quand je veille encor, moi ? La fille qui grandit sans la mère, chancelle. Oh! c'est triste, et je hais la mort. Pourquoi prend-elle Cette jeune épousée et non mes pas tremblants ? Pourquoi ces cheveux noirs et non mes cheveux blancs ?- Et, pleurant, il offrait à l'enfant des dragées. -Les choses ne sont pas ainsi bien arrangées ; Celui qui fait le choix se trompe ; il serait mieux Que l'enfant eût la mère et la tombe le vieux. Mais de la mère au moins il sied qu'on se souvienne ; Et, puisqu'elle a ma place, hélas! je prends la sienne. Vois donc le beau soleil et les fleurs dans les prés! C'est par u, jour pareil, les Grecs étant rentrés Dans Smyrne, le plus grand de leurs ports maritimes, Que, la bailli de Rhode et moi, nous les battîmes. Mais regarde-moi donc tous ces beaux jouets-là! Vois ce reître, on dirait un archer d'Attila. Mais c'est qu'il est vêtu de soie et non de serge! Et le chapeau d'argent de cette sainte Vierge! Et ce bonhomme en or! Ce n'est pas très-hideux. Mais comme nous allons jouer demain tous les deux! Si ta mère était là, qu'elle serait contente! Ah! quand on est enfant, ce qui plaît, ce qui tente, C'est un hochet qui sonne un moment dans la main, Peu de chose le soir et rien le lendemain ; Plus tard, on a le goût des soldats véritables, Des palefrois battant du pied dans les étables, Des drapeaux, des buccins jetant de longs éclats, Des camps, et c'est toujours la même chose, hélas! Sinon qu'alors on a du sang à ses chimères. Tout est vain. C'est égal, je plains les pauvres mères Qui laissent leurs enfants derrière elles ainsi.- Ainsi parlait l'aïeul, l'oeil de pleurs obscurci, Souriant cependant, car telle est l'ombre humaine. Tout à l'ajustement de son ange de reine, Il habillait l'enfant, et, tandis qu'à genoux Les servantes chaussaient ces pieds charmants et doux, Et, les parfumants d'ambre, en lavaient la poussière, Il nouait gauchement la petite brassière, Ayant plus d'habitude aux chemises d'acier. IX Joie hors du château Le soir vient, le soleil descend dans son brasier ; Et voilà qu'au penchant des mers, sur les collines, Partout, les milans roux, les chouettes félines, L'autour glouton, l'orfraie horrible dont l'oeil luit Avec du sang, le jour, qui devient feu, la nuit, Tous les tristes oiseaux mangeurs de chair humaine, Fils de ces vieux vautours, nés de l'aigle romaine, Que la louve d'airain aux cirques appela, Qui suivaient Marius et connaissaient Sylla, S'assemblent ; et les uns, laissant un crâne chauve, Les autres, aux gibets essuyant leur bec fauve, D'autres, d'un mât rompu quittant les noirs agrès, D'autres, prenant leur vol du mur des lazarets, Tous, joyeux et criant, en tumulte et sans nombre, Ils se montrent Final, la grande cime sombre Qu'Othon, fils d'Aleram le Saxon, crénela, Et se disent entre eux : Un empereur est là! X Suite de la joie Cloche ; acclamations ; gémissements ; fanfares ; Feux de joie ; et les tours semblent toutes des phares, Tant on a, pour fêter ce jour grand à jamais, De brasiers frissonnants encombré leurs sommets ! La table colossale en plein air est dressée ; Ce qu'on a sous les yeux répugne à la pensée Et fait peur ; c'est la joie effrayante du mal ; C'est plus que le démon, c'est moins que l'animal ; C'est la cour du donjon tout entière rougie D'une prodigieuse et ténébreuse orgie ; C'est Final, mais Final vaincu, tombé, flétri ; C'est un chant dans lequel semble se tordre un cri ; Un gouffre où les lueurs de l'enfer sont voisines Du rayonnement calme et joyeux des cuisines ; Le triomphe de l'ombre, obscène, effronté, cru ; Le souper de Satan dans un rêve apparu. A l'angle de la cour, ainsi qu'un témoin sombre, Un squelette de tour, formidable décombre, Sur son faîte vermeil d'où s'enfuit le corbeau, Dresse et secoue aux vents, brûlant comme un flambeau, Tout le branchage et tout le feuillage d'un orme ; Valet géant portant un chandelier énorme. Le drapeau de l'empire, arboré sur ce bruit, Gonfle son aigle immense au souffle de la nuit. Tout un cortége étrange est là ; femmes et prêtres ; Prélats parmi les ducs, moines parmi les reîtres ; Les crosses et les croix d'évêques, au milieu Des piques et des dards, mêlent aux meurtres Dieu, Les mitres figurant de plus gros fers de lance. Un tourbillon d'horreur, de nuit, de violence, Semble emplir tous ces coeurs ; que disent-ils entre eux, Ces hommes ? En voyant ces convives affreux, On doute si l'aspect humain est véritable ; Un sein charmant se dresse au-dessus de la table, On redoute au-dessous quelque corps tortueux ; C'est un de ces banquets du monde monstrueux Qui règne et vit depuis les Héliogabales ; Le luth lascif s'accouple aux féroces cymbales ; Le cynique baiser cherche à se prodiguer ; Il semble qu'on pourrait à peine distinguer De ces hommes les loups, les chiennes de ces femmes ; A travers l'ombre, on voit toutes les soifs infâmes, Le désir, l'instinct vil, l'ivresse aux cris hagards, Flamboyer dans l'étoile horrible des regards. Quelque chose de rouge entre les dalles fume ; Mais, si tiède que soit cette douteuse écume, Assez de barils sont éventrés et crevés Pour que ce soit du vin qui court sur les pavés. Est-ce une vaste noce ? est-ce un deuil morne et triste ? On ne sait pas à quel dénoûment on assiste, Si c'est quelque affreux monde à la terre étranger ; Si l'on voit des vivants ou des larves manger ; Et si ce qui dans l'ombre indistincte surnage Est la fin d'un festin ou la fin d'un carnage. Par moment le tambour, le cistre, le clairon, Font ces rages de bruit qui rendaient fou Néron. Ce tumulte rugit, chante, boit, mange, râle. Sur un trône est assis Ratbert, content et pâle. C'est, parmi le butin, les chants, les arcs de fleurs, Dans un antre de rois un Louvre de voleurs. Presque nue au milieu des montagnes de roses, Comme les déités dans les apothéoses, Altière, recevant vaguement les saluts, Marquant avec ses doigts la mesure des luths, Ayant dans le gala les langueurs de l'alcôve, Près du maître sourit Matha, la blonde fauve ; Et sous la table, heureux, du genou la pressant, Le roi cherche son pied dans les mares de sang. Les grands brasiers, ouvrant leurs gouffres d'étincelles, Font resplendir les ors d'un chaos de vaisselles ; On ébrèche aux moutons, aux lièvres montagnards, Aux faisans, les couteaux tout à l'heure poignards ; Sixte Malaspina, derrière le roi, songe ; Toute lèvre se rue à l'ivresse et s'y plonge ; On achève un mourant en perçant un tonneau ; L'oeil croit, parmi les os de chevreuil et d'agneau, Aux tremblantes clartés que les flambeaux prolongent, Voir des profils humains dans ce que les chiens rongent ; Des chanteurs grecs, portant des images d'étain Sur leurs chapes, selon l'usage byzantin, Chantent Ratbert, césar, roi, vainqueur, dieu, génie ; On entend sous les bancs des soupirs d'agonie ; Une odeur de tuerie et de cadavres frais Se mêle au vague encens brûlant dans les coffrets Et les boîtes d'argent sur des trépieds de nacre ; Les pages, les valets, encor chauds du massacre, Servent dans le banquet leur empereur, ravi Et sombre, après l'avoir dans le meurtre servi ; Sur le bord des plats d'or on voit des mains sanglantes ; Ratbert s'accoude avec des poses indolentes ; Au-dessus du festin, dans le ciel blanc du soir, De partout, des hanaps, du buffet, du dressoir, Des plateaux où les paons ouvrent leurs larges queues, Des écuelles où brûle un philtre aux lueurs bleues, Des verres, d'hypocras et de vin écumants, Des bouches des buveurs, des bouches des amants, S'élève une vapeur, gaie, ardente, enflammée, Et les âmes des morts sont dans cette fumée. XI Toutes les faims sont satisfaites C'est que les noirs oiseaux de l'ombre ont eu raison, C'est que l'orfraie a bien flairé la trahison, C'est qu'un fourbe a surpris le vaillant sans défense, C'est qu'on vient d'écraser la vieillesse et l'enfance. En vain quelques soldats fidèles ont voulu Résister à l'abri d'un créneau vermoulu ; Tous sont morts ; et de sang les dalles sont trempées ; Et la hache, l'estoc, les masses, les épées, N'ont fait grâce à pas un, sur l'ordre que donna Le roi d'Arle au prévôt Sixte Malaspina. Et, quant aux plus mutins, c'est ainsi que les nomme L'aventurier royal fait empereur par Rome, Trente sur les crochets et douze sur le pal Expirent au-dessus du porche principal. Tandis qu'en joyeux chants les vainqueurs se répandent, Auprès de ces poteaux et de ces croix où pendent Ceux que Malaspina vient de supplicier, Corbeaux, hiboux, milans, tout l'essaim carnassier, Venus des monts, des bois, des cavernes, des havres, S'abattent par volée et font sur les cadavres Un banquet, moins hideux que celui d'à côté. Ah! Le vautour est triste à voir, en vérité, Déchiquetant sa proie et planant ; on s'effraie Du cri de la fauvette aux griffes de l'orfraie, L'épervier est affreux rongeant des os brisés ; Pourtant, par l'ombre immense on les sent excusés, L'impénétrable faim est la loi de la terre, Et le ciel, qui connaît la grande énigme austère, La nuit, qui sert de fond au guet mystérieux Du hibou promenant la rondeur de ses yeux Ainsi qu'à l'araignée ouvrant ses pâles toiles, Met à ce festin sombre une nappe d'étoiles ; Mais l'être intelligent, le fils d'Adam, l'élu Qui doit trouver le bien après l'avoir voulu, L'homme, exterminant l'homme et riant, épouvante Même au fond de la nuit, l'immensité vivante, Et, que le ciel soit noir ou que le ciel soit bleu, Caïn tuant Abel est la stupeur de Dieu. XII Que c'est Fabrice qui est un traître Un homme qu'un piquet de lansquenets escorte, Qui tient une bannière inclinée, et qui porte Une jacque de vair taillée en éventail, Un héraut, fait ce cri devant le grand portail : -Au nom de l'empereur clément et plein de gloire, Dieu le protége! peuple! il est pour tous notoire Que le traître marquis Fabrice d'Albenga Jadis avec les gens des villes se ligua, Et qu'il a maintes fois guerroyé le saint-siége ; C'est pourquoi l'empereur très-clément Dieu protége L'empereur! le citant à son haut tribunal, A pris possession de l'état de Final.- L'homme ajoute, dressant sa bannière penchée : -Qui me contredira soit sa tête tranchée, Et ses biens confisqués à l'empereur. J'ai dit.- XIII Silence Tout à coup on se tait ; ce silence grandit, Et l'on dirait qu'au choc brusque d'un vent qui tombe, Cet enfer a repris sa figure de tombe ; Ce pandémonium, ivre d'ombre et d'orgueil, S'éteint ; c'est qu'un vieillard a paru sur le seuil ; Un prisonnier, un juge, un fantôme ; l'ancêtre. C'est Fabrice. On l'amène à la merci du maître. Ses blêmes cheveux blancs couronnent sa pâleur ; Il a les bras liés au dos comme un voleur ; Et, pareil au milan qui suit des yeux sa proie, Derrière le captif, marche, sans qu'il le voie, Un homme qui tient haute une épée à deux mains. Matha, fixant sur lui ses beaux yeux inhumains, Rit sans savoir pourquoi, rire étant son caprice. Dix valets de la lance environnent Fabrice. Le roi dit : -Le trésor est caché dans un lieu Qu'ici tu connais seul, et je jure par Dieu Que, si tu dis l'endroit, marquis, ta vie est sauve.- Fabrice lentement lève sa tête chauve Et se tait. Le roi dit : -Es-tu sourd, compagnon ?- Un reître avec le doigt fait signe au roi que non. - Marquis, parle! ou sinon, vrai comme je me nomme Empereur des Romains, roi d'Arle et gentilhomme, Lion, tu vas japper ainsi qu'un épagneul. Ici, bourreaux! Réponds, le trésor ?- Et l'aïeul Semble, droit et glacé parmi les fers de lance, Avoir déjà pris place en l'éternel silence. Le roi dit : -Préparez les coins et les crampons. Pour la troisième fois, parleras-tu ? Réponds.- Fabrice, sans qu'un mot d'entre ses lèvres sorte, Regarde le roi d'Arle et d'une telle sorte, Avec un si superbe éclair, qu'il l'interdit ; Et Ratbert, furieux sous ce regard, bondit Et crie, en s'arrachant le poil de la moustache : -Je te trouve idiot et mal en point, et sache Que les jouets d'enfant étaient pour toi, vieillard! Çà, rends-moi ce trésor, fruit de tes vols, pillard! Et ne m'irrite pas, ou ce sera ta faute, Et je vais envoyer sur ta tour la plus haute Ta tête au bout d'un pieu se taire dans la nuit!- Mais l'aïeul semble d'ombre et de pierre construit ; On dirait qu'il ne sait pas même qu'on lui parle. -Le brodequin! à toi, bourreau!- dit le roi d'Arle. Le bourreau vient, la foule effarée écoutait. On entend l'os crier, mais la bouche se tait. Toujours prêt à frapper le prisonnier en traître, Le coupe-tête jette un coup d'oeil à son maître. -Attends que je te fasse un signe,- dit Ratbert. Et reprenant : -Voyons, toi chevalier haubert, Mais cadet, toi marquis, mais bâtard, si tu donnes Ces quelques diamants de plus à mes couronnes, Si tu veux me livrer ce trésor, je te fais Prince, et j'ai dans mes ports dix galères de Fez Dont je te fais présent avec cinq cents esclaves.- Le vieillard semble sourd et muet. -Tu me braves! Eh bien, tu vas pleurer,- dit le fauve empereur. XIV Ratbert rend l'enfant à l'aïeul Et voici qu'on entend comme un souffle d'horreur Frémir, même en cette ombre et même en cette horde. Une civière passe, il y pend une corde ; Un linceul la recouvre ; on la pose à l'écart ; On voit deux pieds d'enfant qui sortent du brancard. Fabrice, comme au vent se renverse un grand arbre, Tremble, et l'homme de chair sous cet homme de marbre Reparaît ; et Ratbert fait lever le drap noir. C'est elle! Isora! pâle, inexprimable à voir, Étranglée, et sa main crispée, et cela navre, Tient encore un hochet ; pauvre petit cadavre! L'aïeul tressaille avec la force d'un géant ; Formidable, il arrache au brodequin béant Son pied dont le bourreau vient de briser le pouce ; Les bras toujours liés, de l'épaule il repousse Tout ce tas de démons, et va jusqu'à l'enfant, Et sur ses deux genoux tombe, et son coeur se fend. Il crie en se roulant sur la petite morte : -Tuée! ils l'ont tuée! et la place était forte, Le pont avait sa chaîne et la herse ses poids, On avait des fourneaux pour le soufre et la poix, On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche, Se défendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher A la figure avec les éclats du rocher! Non! on a dit : -Entrez!- et, par la porte ouverte, Ils sont entrés! la vie à la mort s'est offerte! On a livré la place, on n'a point combattu! Voilà la chose ; elle est toute simple ; ils n'ont eu Affaire qu'à ce vieux misérable imbécile! Égorger un enfant, ce n'est pas difficile. Tout à l'heure, j'étais tranquille, ayant peu vu Qu'on tuât des enfants, et je disais : -Pourvu -Qu'Isora vive, eh bien, après cela, qu'importe!- Mais l'enfant! O mon Dieu! c'est donc vrai qu'elle est morte! Penser que nous étions là tous deux hier encor! Elle allait et venait dans un gai rayon d'or ; Cela jouait toujours, pauvre mouche éphémère! C'était la petite âme errante de sa mère! Le soir, elle posait son doux front sur mon sein, Et dormait... Ah! Brigand! assassin! assassin!- Il se dressait, et tout tremblait dans le repaire, Tant c'était la douleur d'un lion et d'un père, Le deuil, l'horreur, et tant ce sanglot rugissait! -Et moi qui, ce matin, lui nouais son corset! Je disais : -Fais-toi belle, enfant!- Je parais l'ange Pour le spectre! Oh! Ris donc là-bas, femme de fange! Riez tous! Idiot, en effet, moi qui crois Qu'on peut se confier aux paroles des rois Et qu'un hôte n'est pas une bête féroce! Le roi, les chevaliers, l'évêque avec sa crosse, Ils sont venus, j'ai dit : -Entrez ;- c'étaient des loups! Est-ce qu'ils ont marché sur elle avec des clous Qu'elle est toute meurtrie ? Est-ce qu'ils l'ont battue ? Et voilà maintenant nos filles qu'on nous tue Pour voler un vieux casque en vieil or de ducat! Je voudrais que quelqu'un d'honnête m'expliquât Cet événement-ci, voilà ma fille morte! Dire qu'un empereur vient avec une escorte, Et que des gens nommés Farnèse, Spinola, Malaspina, Cibo, font de ces choses-là, Et qu'on se met à cent, à mille, avec ce prêtre, Ces femmes, pour venir prendre un enfant en traître, Et que l'enfant est là, mort, et que c'est un jeu ; C'est à se demander s'il est encore un Dieu, Et si, demain, après de si lâches désastres, Quelqu'un osera faire encor lever les astres! M'avoir assassiné ce petit être-là! Mais c'est affreux d'avoir à se mettre cela Dans la tête, que c'est fini, qu'ils l'ont tuée, Qu'elle est morte! Oh! ce fils de la prostituée, Ce Ratbert, comme il m'a hideusement trompé! O Dieu! de quel démon est cet homme échappé ? Vraiment ! est-ce donc trop espérer que de croire Qu'on ne va point, par ruse et par trahison noire, Massacrer des enfants, broyer des orphelins, Des anges, de clarté céleste encor tout pleins! Mais c'est qu'elle est là morte, immobile, insensible! Je n'aurais jamais cru que cela fût possible. Il faut être le fils de cette infâme Agnès! Rois! j'avais tort jadis quand je vous épargnais, Quand, pouvant vous briser au front le diadème, Je vous lâchais, j'étais un scélérat moi-même, J'étais un meurtrier d'avoir pitié de vous! Oui, j'aurais dû vous tordre entre mes serres, tous! Est-ce qu'il est permis d'aller dans les abîmes Reculer la limite effroyable des crimes, De voler, oui, ce sont des vols, de faire un tas D'abominations, de maux et d'attentats, De tuer des enfants et de tuer des femmes, Sous prétexte qu'on fut, parmi les oriflammes Et les clairons, sacré devant le monde entier Par Urbain Quatre, pape et fils d'un savetier! Que voulez-vous qu'on fasse à de tels misérables! Avoir mis son doigt noir sur ces yeux adorables! Ce chef-d'oeuvre du Dieu vivant, l'avoir détruit! Quelle mamelle d'ombre et d'horreur et de nuit, Dieu juste, a donc été de ce monstre nourrice ? Un tel homme suffit pour qu'un siècle pourrisse. Plus de bien ni de mal, plus de droit, plus de lois. Est-ce que le tonnerre est absent quelquefois ? Est-ce qu'il n'est pas temps que la foudre se prouve, Cieux profonds, en broyant ce chien, fils de la louve ? Oh! sois maudit, maudit, maudit, et sois maudit, Ratbert, empereur, roi, césar, escroc, bandit! O grand vainqueur d'enfants de cinq ans! maudits soient Les pas que font tes pieds, les jours que tes yeux voient, Et la gueuse qui t'offre en riant son sein nu, Et ta mère publique, et ton père inconnu! Terre et cieux! c'est pourtant bien le moins qu'un doux être Qui joue à notre porte et sous notre fenêtre, Qui ne fait rien que rire et courir dans les fleurs, Et qu'emplir de soleil nos pauvres yeux en pleurs, Ait le droit de jouir de l'aube qui l'enivre, Puisque les empereurs laissent les forçats vivre, Et puisque Dieu, témoin des deuils et des horreurs, Laisse sous le ciel noir vivre les empereurs!- XV Les deux têtes Ratbert, en ce moment, distrait jusqu'à sourire, Écoutait Afranus à voix basse lui dire : -Majesté, le caveau du trésor est trouvé.- L'aïeul pleurait. -Un chien, au coin des murs crevé, Est un être enviable auprès de moi. Va, pille, Vole, égorge, empereur! O ma petite fille, Parle-moi! Rendez-moi mon doux ange, ô mon Dieu! Elle ne va donc pas me regarder un peu ? Mon enfant! tous les jours nous allions dans les lierres. Tu disais : -Vois les fleurs,- et moi : -Prends garde aux pierres.- Et je la regardais, et je crois qu'un rocher Se fût attendri rien qu'en la voyant marcher. Hélas! Avoir eu foi dans ce monstrueux drôle! Mets ta tête adorée auprès de mon épaule. Est-ce que tu m'en veux ? C'est moi qui suis là! Dis, Tu n'ouvriras donc plus tes yeux du paradis! Je n'entendrai donc plus ta voix, pauvre petite! Tout ce qui me tenait aux entrailles me quitte ; Et ce sera mon sort, à moi, le vieux vainqueur, Qu'à deux reprises Dieu m'ait arraché le coeur, Et qu'il ait retiré de ma poitrine amère L'enfant, après m'avoir ôté du flanc de la mère! Mon Dieu, pourquoi m'avoir pris cet être si doux ? Je n'étais pourtant pas révolté contre vous. Et je consentais presque à ne plus avoir qu'elle. Morte! et moi, je suis là, stupide, qui l'appelle! Oh! si je n'avais pas les bras liés, je crois Que je réchaufferais ses pauvres membres froids ; Comme ils l'ont fait souffrir! La corde l'a coupée. Elle saigne.- Ratbert, blême et la main crispée, Le voyant à genoux sur son ange dormant, Dit : -Porte-glaive, il est ainsi commodément.- Le porte-glaive fit, n'étant qu'un misérable, Tomber sur l'enfant mort la tête vénérable. Et voici qu'on vit dans ce même instant-là : La tête de Ratbert sur le pavé roula, Hideuse, comme si le même coup d'épée, Frappant deux fois, l'avait avec l'autre coupée. L'horreur fut inouïe ; et, tous se retournant, Sur le grand fauteuil d'or du trône rayonnant Aperçurent le corps de l'empereur sans tête, Et son cou d'où sortait, dans un bruit de tempête, Un flot rouge, un sanglot de pourpre, éclaboussant Les convives, le trône et la table, de sang. Alors, dans la clarté d'abîme et de vertige Qui marque le passage énorme d'un prodige, Des deux têtes on vit l'une, celle du roi, Entrer sous terre et fuir dans le gouffre d'effroi Dont l'expiation formidable est la règle, Et l'autre s'envoler avec des ailes d'aigle. XVI Après justice faite L'ombre couvre à présent Ratbert, l'homme de nuit. Nos pères c'est ainsi qu'un nom s'évanouit Défendaient d'en parler, et du mur de l'histoire Les ans ont effacé cette vision noire. Le glaive qui frappa ne fut point aperçu ; D'où vint ce sombre coup, personne ne l'a su ; Seulement, ce soir-là, bêchant pour se distraire, Héraclius le Chauve, abbé de Joug-Dieu, frère D'Acceptus, archevêque et primat de Lyon, Étant aux champs avec le diacre Pollion, Vit, dans les profondeurs par les vents remuées, Un archange essuyer son épée aux nuées. XIX Welf, castellan d’Osbor PERSONNAGES WELF. CYADMIS. HUG. OTHON. SYLVESTRE. UNE PETITE FILLE, mendiante. L'HUISSIER DE L'EMPIRE. PAYSANS, BOURGEOIS, ÉTUDIANTS DE L'UNIVERSITÉ CARLOVINGIENNE, SOLDATS. Devant le précipice d'Osbor. WELF CASTELLAN D'OSBOR Le rebord d'un précipice. Au delà du précipice, qui est très-étroit, se profile une haute tour crénelée sans fenêtres. Des meurtrières çà et là. Le pont-levis dressé cache la porte. Le précipice sert de fossé à cette tour. Derrière la tour monte, à perte de vue, la montagne couverte de sapins. On ne voit pas le ciel. SCÈNE PREMIÈRE L'HUISSIER DE L'EMPIRE, un groupe de GENS DU PEUPLE. L'huissier de l'empire, en dalmatique d'argent semée d'aigles noirs, entre, précédé des quatre massiers de la Diète. Il est suivi d'un groupe de paysans et de bourgeois. Il se tourne vers la tour, où l'on ne voit personne. L'HUISSIER. Je fais sommation, moi l'huissier de l'empire, À toi, baron, rebelle à la Diète de Spire. Rends-toi, sors. Comparais. UN BOURGEOIS, survenant, aux autres. A-t-il répondu ? UN PAYSAN. Non. L'HUISSIER. J'ai dit. Il passe, et disparaît avec les quatre massiers. LE BOURGEOIS, montrant la tour. Quel fier dédain ! Quel rude compagnon ! UN ÉTUDIANT de l'Université carlovingienne. Compagnon de personne. LE PAYSAN. Oui, pas un ne l'égale. L'ÉTUDIANT. Parfois aux champs fauchés il reste une cigale ; Ainsi cet homme libre est demeuré debout. LE BOURGEOIS. Oui, ce mont excepté, l'esclavage est partout. L'ÉTUDIANT. Welf, à lui seul, tient tête aux princes d'Allemagne. UN VIEILLARD. Il ne veut pas qu'on passe à travers sa montagne, Il est le protecteur d'un pays inconnu. Qui troublerait ces monts serait le mal venu. Il est père des bois. Sa tour fait sentinelle. Il défend le sapin, l'if, la neige éternelle, La route avec ses fleurs, la biche avec ses faons, Et les petits oiseaux sont ses petits enfants. Il guette. Son regard a des éclairs funèbres Pour quiconque oserait attaquer ces ténèbres. On voit la silhouette âpre du chevalier Dans l'entrecroisement des branches du hallier. Une sérénité nocturne l'environne. Son casque n'a jamais salué de couronne. Il se tient là, barrant le chemin, rassurant La forêt, le ravin, le rocher, le torrent, Et garde vierge, aux yeux de toute la contrée, L'ombre où cette montagne auguste donne entrée. LE BOURGEOIS. Il est seul dans sa tour ? LE VIEILLARD. Il n'a pas un archer. LE PAYSAN à un autre paysan, montrant la tour. Tiens ! entre les créneaux on peut le voir marcher. L'ÉTUDIANT. Tant qu'il vit, la patrie aux fers n'est pas éteinte. LE VIEILLARD. Il n'a jamais voulu se marier, de crainte D'introduire en son antre une timidité. L'ÉTUDIANT. Ici l'on rampe. LE VIEILLARD. Il est seul de l'autre côté. LE BOURGEOIS. On dit qu'il vit là, fauve et noir, sans chefs, sans règles, Qu'il se fait apporter à manger par les aigles, Et qu'il n'a jamais ri. LE VIEILLARD. Deuil fièrement porté ! Il est veuf. LE BOURGEOIS. Veuf de qui ? LE VIEILLARD. Veuf de la liberté. L'ÉTUDIANT. Puissant vieillard ! LE VIEILLARD. Il est inaccessible ; il garde Son fossé, tient dressé son pont-levis, regarde Par les trous de sa herse, et n'a jamais d'ennui, Sentant le mont immense en paix derrière lui. LE BOURGEOIS, regardant à ses pieds. Le précipice est sombre. L'ÉTUDIANT, regardant au-dessus de sa tête. Et la muraille est haute. LE BOURGEOIS. Mais s'il repousse un maître, admettrait-il un hôte ? LE VIEILLARD. Un pauvre, oui. L'ÉTUDIANT. Jamais roi dans sa coupe ne but. LE VIEILLARD. Il vit sans rendre hommage et sans payer tribut. LE BOURGEOIS. Qu'il est heureux ! Hélas, les impôts nous obèrent. LE VIEILLARD. Mais cela va finir. Les princes délibèrent. Montrant le revers de la montagne opposée au précipice. Ils sont là. LE BOURGEOIS. Qui donc ? LE VIEILLARD. Qui ? Notre duc Cyadmis, Le roi d'Arle, et les deux formidables amis Qui ne se quittent pas, l'un maudit, l'autre frappe, Othon Trois, empereur, et Sylvestre Deux, pape. L'ÉTUDIANT. Qu'importe ! Le rocher est fort, Welf est viril. Welf ignore la peur, mais connaît le péril. LE BOURGEOIS. Aussi marche-t-il droit sur lui. L'ÉTUDIANT. Pas plus qu'Hercule Il ne tremble, et pas plus qu'Achille il ne recule. LE BOURGEOIS. Robuste, il songe, au bord de l'abîme béant. L'ÉTUDIANT. Une douceur d'étoile, et le bras d'un géant ! LE VIEILLARD. Oui. Mais les rois sont las de voir debout dans l'ombre Le grand ermite armé de la montagne sombre. Il se penche et leur désigne du doigt un point qu'on ne voit pas. Vous voyez bien d'ici cette cabane, au flanc Du ravin, à l'abri de l'aquilon sifflant ? C'est là que les rois sont assemblés. LE BOURGEOIS. Combien ? LE PAYSAN. Quatre. LE VIEILLARD. Ce burg les gêne. Ils sont résolus à l'abattre. C'est dit. Pour vaincre ils ont leurs troupes et leurs gens Et le dépit amer, force des assiégeants. LE PAYSAN. Le castellan va-t-il enfin livrer passage, Baisser le pont, céder aux rois ? LE BOURGEOIS. Oui, s'il est sage. L'ÉTUDIANT. Non, s'il est grand. LE VIEILLARD. Il est sage et grand. L'ÉTUDIANT, montrant la tour. La maison Tiendra ferme, ayant Welf tout seul pour garnison ; Le vieux songeur n'est pas d'humeur accommodante. Il mettra des chaudrons sur de la braise ardente, Et saura leur payer, va, ce qui leur est dû De poix bouillante, d'huile en feu, de plomb fondu ! LE PAYSAN. Certes ! L'ÉTUDIANT. Et l'on verra si leur peau s'accoutume Au ruissellement large et fumant du bitume. On voit une fumée sortir du haut de la tour. LE VIEILLARD. Tenez, précisément ! Il allume son feu. Voyez-vous la fumée ! L'ÉTUDIANT. Il va jouer son jeu, Faire sa fête, offrir la bataille. LE BOURGEOIS. Posture D'un héros ! LE PAYSAN. Je veux voir la fin de l'aventure. LE BOURGEOIS. Nous, en voyant venir des princes, nous fuyons Devant ce flamboiement de sinistres rayons ; Welf les brave. Montrant le burg. C'est beau, cette porte fermée. L'ÉTUDIANT. D'un côté ce bonhomme, et de l'autre une armée ! LE VIEILLARD. À lui seul il est grand comme une nation. D'ordinaire, tout est dans la proportion, Et le petit est grand près du moindre, et l'arbuste, Si vous le comparez au brin d'herbe, est robuste. Mais Welf dépasse tout. C'est un dieu. On entend une fanfare de trompettes. LE BOURGEOIS. Les clairons ! Silence ! Où sont nos trous dans les rochers ? Rentrons. Tous se dispersent de divers côtés. Entre une troupe de valets de la lance avec de longues piques. En tête les clairons. Puis un gendarme portant un pennon de guerre. Derrière le pennon, paraît un homme à cheval entièrement couvert d'une chemise de fer à capuchon, et ayant sur le capuchon une couronne ducale. Les soldats s'arrêtent, le pennon s'arrête, l'homme à cheval s'arrête, et se tourne vers la tour. Les clairons se taisent. L'homme à cheval tire son épée. La tour continue de fumer. SCÈNE DEUXIÈME CYADMIS, LA TOUR, puis HUG, puis OTHON, puis SYLVESTRE. CYADMIS, parlant à la tour. Personne n'a le droit de prendre un coin de terre Au prince armé par Dieu d'un titre héréditaire. S'isoler, c'est trahir. Welf, castellan d'Osbor, Toi qu'on doit comme un ours traquer au bruit du cor, Je te provoque au bruit du clairon, comme un homme ; Mais d'abord je te parle en ami. Je te somme D'être un garçon prudent, docile aux bons avis. Chevalier, haut la herse et bas le pont-levis. Je veux entrer. Je veux passer. Cette montagne N'est pas comme la Crète et comme la Bretagne, Une île, et ce fossé n'est pas la mer. Baron, Viens, je te chausserai moi-même l'éperon ; Je t'admets dans ma troupe, à vaincre habituée ; Tu seras capitaine, avec une nuée De trompettes courant et sonnant devant toi. Descends, ouvre ta porte, et causons. Par ma foi, Tu n'es pas fait pour vivre entre quatre murailles. Ami, nous gagnerons ensemble des batailles. C'est beau d'avoir l'épée au poing, d'être le bras De la victoire, et d'être un soldat ! Tu verras Comme c'est un bonheur de partir pour la guerre, Et comme avec orgueil, quittant tout soin vulgaire, Rois et vassaux, soldats et chefs, nous nous offrons Un vaste gonflement des drapeaux sur nos fronts ! Quelle joie et quels cris lorsqu'on force une ville ! On se vautre à travers la populace vile ! La femme qu'on fait veuve, on lui prend un baiser. Tu n'es pas encor d'âge à ne point t'amuser. En échange d'un burg sur un rocher, je t'offre Une tente de soie et de l'or à plein coffre, Et l'altière rumeur des camps et des clairons. Nous irons conquérir le monde, et nous aurons Des filles et du vin, et tu feras ripaille Au lieu de coucher seul dans ton trou sur la paille. Lève ta herse, accepte, et soyons bons amis. Ouvre-moi, je tiendrai tout ce que j'ai promis. Sinon, prends garde à toi. J'ai l'habitude d'être Patient à l'affront comme au feu le salpêtre. J'aurai bien vite fait d'écraser ton donjon. Cueillir un burg ainsi qu'on sarcle un sauvageon, Et coucher une tour tout de son long dans l'herbe, Ce sont mes jeux. Sais-tu, de ton château superbe Ce qui restera, dis, lorsque j'aurai passé ? Une baraque informe au fond d'un noir fossé. Et de ta haute tour de guerre ? Une masure Bonne aux moineaux cachant leurs nids dans l'embrasure. Et du sauvage aspect de tes créneaux altiers ? Un tas de pierres, plein de houx et d'églantiers, Où les femmes viendront faire sécher leur linge. Je suis Cyadmis, duc et marquis de Thuringe. Ouvre-moi. Silence dans la tour. Paraît un étendard portant à la hampe une couronne de roi. Entre, derrière un groupe de trompettes, un homme à cheval vêtu de drap d'or, ayant une couronne royale sur la tête. Il a un sceptre à la main. À sa suite, marche une compagnie d'arbalétriers bourguignons couronnés de fleurs ; ils ont de grandes arbalètes, des boucliers faits d'une peau de boeuf et hauts comme un homme, et les pieds nus dans des chaussures de corde. Tous s'arrêtent. Le duc et sa troupe se rangent. L'homme à couronne royale fait face à la tour. La fanfare cesse. HUG, parlant à la tour. Je suis roi d'Arle aux verts coteaux, Et j'ai pour fiefs Orange et Saint-Paul-Trois-Châteaux ; À quiconque me brave on sait ce qu'il en coûte, Et je m'appelle Hug, fils de Boron. Écoute, Homme de ces monts, toi qui fais de l'ombre ici. Je ne te vois pas, maître obscur du burg noirci ; Mais derrière ton mur, tu songes ; je te parle. Tu n'es pas sans avoir entendu parler d'Arle, Dont l'aïeul est Priam, car sur nos monts chenus, Avant les Phocéens, les Troyens sont venus ; Arle est fille de Troie et mère de Grenoble, Isidore la nomme une ville très-noble, Et Théodoric, comte et roi des goths, l'aima. Les Français ne l'auront jamais. Gênes, Palma, Mayorque, Rhode et Tyr sont mes ports tributaires, J'ai le Rhône, et l'Autriche est une de mes terres. Arle est riche ; à la Diète elle achète des voix ; Les califes lui font de précieux envois ; Elle reçoit par mer les dons de ces hautesses, Les odeurs d'Arabie, et les délicatesses De l'Asie, et telle est la beauté de ses tours Qu'elles attirent l'aigle et chassent les vautours. Mon sceptre est salué par cent vassaux, tous princes. J'ai le Rhin aux sept monts, la Gaule aux sept provinces. T'attaquer, toi vieillard, j'en serais bien fâché. Donne-nous ta montagne, et je t'offre un duché. Je t'offre en ma Bourgogne autant de bonne terre Qu'on en voit de mauvaise en ce mont solitaire. Accepte, car nos champs donnent beaucoup de blé. Le trouvère Ericus d'Auxerre en a parlé. Arles t'attend. Je t'offre en ma ville latine Un palais où, vieillards à la voix enfantine, Les poëtes viendront, hôtes mélodieux, Te chanter, comme au temps qu'on croyait aux faux dieux. Tu seras un seigneur dans mon pompeux cortége, Et tu présideras des cours d'amour. La neige, La bise, le brouillard, les ouragans hurlants, Font une sombre fête à tes fiers cheveux blancs, Car cet âpre sommet a, sous le vent sonore, Plus d'hiver que d'été, plus de nuit que d'aurore. Viens te chauffer, vieillard. Je t'offre le midi. Tu cueilleras la rose et le lys d'Engaddi. Accepte. On trouve ainsi moyen de plaire aux femmes ; Car il est gracieux de s'approcher des dames En souriant avec des bouquets dans les mains. L'aloès, le palmier, les oeillets, les jasmins Emplissent nos jardins d'encens et d'allégresse, Et l'ancien dieu Printemps, qu'on adorait en Grèce, N'avait pas plus de fleurs quand il les rassembla Toutes, pour les offrir aux abeilles d'Hybla. Lève la herse, abats le pont, ouvre la porte, Accepte ce que moi, roi d'Arles, je t'apporte. Silence dans la tour. La fumée s'épaissit et devient rougeâtre. Le roi se range près du duc. Fanfare. Paraît une bannière de drap d'or, portant un grand aigle de sable, éployé. Des sonneurs de trompes et des batteurs de cymbales la précèdent. Derrière la bannière, entre un homme à cheval, vêtu de pourpre, ayant dans la main un globe, et sur la tête la couronne impériale. Il est suivi d'une poutre à tête de bélier de bronze, portée par des Croates nus, hauts de six pieds. Le Bélier est flanqué de montagnards tyroliens en jaquettes bariolées, armés de frondes. Tout ce cortège s'arrête et fait face à la tour. Les trompes et les cymbales se taisent. OTHON, tourné vers la tour. Othon, empereur, parle à Welf, baron bandit, Et le bandit se cache, et l'empereur lui dit : Vassal, ouvre ton burg. Je viens te faire grâce. Welf, quand c'est l'empereur d'Allemagne qui passe, La clémence au doux front marche à côté de lui. Mais l'homme absous, c'est peu ; je veux l'homme Ébloui. Quand l'empereur pardonne, il donne une province. Le duc te fait soldat, le roi duc, et moi prince. Chacun de nous, suivant sa taille, te grandit. Je puis, si je le veux, te mettre en interdit ; J'aime mieux t'attirer, moi centre, dans ma sphère, Te couvrir de splendeur et d'aurore, et te faire Roi près de l'empereur, astre près du soleil. Ton pennon couronné sera presque pareil À ma bannière, alors qu'on tremble, et que la terre Se courbe et cherche à fuir sous mon cri militaire, Et qu'on voit s'envoler dans l'orage en avant L'hydre noire au bec d'aigle ouvrant son aile au vent ! Welf, obéis. Je suis celui qui tient le globe. J'ai la guerre et la paix dans les plis de ma robe. Je t'offre la Hongrie, un royaume. Veux-tu ? Silence dans la tour. Fanfare. L'empereur se range près du roi et du duc. Paraît une grande croix d'or à trois branches. Derrière le porte-croix, qui est habillé de violet, vient, sur une mule blanche, un vieillard vêtu de blanc, qui a la tiare en tête. Il est seul, sans gardes. Le porte-croix s'arrête. La fanfare se tait. Le vieillard parle à la tour. SYLVESTRE. Moi, j'ai les clefs. La force est moins que la vertu. Deux mains jointes font plus d'ouvrage sur la terre Que tout le roulement des machines de guerre. César est grand ; mais Christ, à la douceur enclin, Près de l'homme de pourpre a mis l'homme de lin. Je suis le Père. En moi la lumière se lève, Et ce que l'empereur commence, je l'achève ; Il absout pour la terre, et j'absous pour le ciel. Le grand César ne peut rien donner d'éternel. Il t'offre une couronne, et moi je t'offre une âme ; La tienne. En t'isolant, comme en un schisme infâme, Triste excommunié, tu l'as perdue, hélas ! Je te la rends. Frémis, vieillard, tu reculas Vers Satan, et tu fis outrage au ciel propice Quand tu mis entre nous et toi ce précipice. Fils, veux-tu regagner ta part du paradis, Rentrer chez les élus, fuir de chez les maudits ? Cède à moi qui suis pape, héritier des apôtres. Un homme paraît entre deux créneaux au haut de la tour. Il est tout habillé de fer. Sa barbe blanche passe sous sa visière baissée. Il se découpe en noir sur le fond de neige de la montagne. La nuit commence à tomber. SCÈNE TROISIÈME LES MÊMES, WELF. WELF, du haut de la tour. Que me veut-on ? Passez votre chemin, vous autres. Je hais ton glaive, ô duc. Je hais ton sceptre, ô roi. César, je hais ton globe impérial. Et toi, Pape, je ne crois pas à tes clefs. Qu'ouvrent-elles ? Des enfers. Tu mens, pape, et tes fureurs sont telles Que Rome est le cachot du Christ, je te le dis. Et pour voir en toi l'homme ouvrant le paradis, Le Père, j'attendrai, pape, que tu détèles Tous ces hideux chevaux, Guerre aux rages mortelles, Haine, Anathème, Orgueil, Vengeance à l'oeil de feu. Monstres par qui tu fais traîner le char de Dieu ! Les chevriers, qu'on voit rôdant de cime en cime, Sont de meilleurs pasteurs que vous, prêtres ; j'estime Plus que vos crosses d'or d'archevêque ou d'abbé, Leur bâton d'olivier sauvage au bout courbé. Bénis soient leurs troupeaux paissant dans les cytises ! Oui, les femmes font faire aux hommes des sottises, Roi d'Arles ; mais j'ai, moi, c'est pourquoi je suis fort, Pour épouse ma tour, pour amante la mort. En guise de clairon l'ouragan m'accompagne. Que peux-tu donc m'offrir qui vaille ma montagne, César, roi des Romains et des Bohémiens ? Quand tu me donnerais ton aigle ! J'ai les miens. Que venez-vous chercher ? Qu'est-ce qui vous amène ? Rois, je suis dans ces bois la seule face humaine. La terre sait vos noms et les mêle à ses pleurs. Vous êtes des preneurs de villes, des voleurs De nations, les chefs de l'éternel pillage. Que voulez-vous de moi ? Je n'ai pas un village. Vous êtes ici-bas les semeurs de l'effroi. Le genre humain subit le duc, souffre le roi ; Tu l'opprimes, César ; Saint-Père, tu le pilles. Vos lansquenets font rage, et violent les filles Qui plongent leurs bras blancs dans le van plein de blé ; Il semble, tant par vous l'univers est troublé, Que l'air manque aux humains et la rosée aux plantes ; Sur la sainte charrue on voit vos mains sanglantes. Rien n'ose croître, et rien n'ose aimer. Moi je suis Un spectre en liberté songeant au fond des nuits. Vous êtes des héros faisant des faits célèbres. Est-ce que j'ai besoin de vous dans mes ténèbres ? Je n'ai rien. Pas un homme auprès de moi ne vit. On trouve dans ces monts l'air que rien n'asservit, Le ravin, le rocher, des ronces, des cavernes, Des lacs tristes, pareils aux antiques Avernes, Le bois noir, le vieux mur par les hiboux choisi, Le nuage, et c'est tout. Qui vous attire ici ? Pourquoi venir ? C'est donc pour me prendre de l'ombre ? Moi, baron dans ma tour, larve dans un décombre, Je garde ce désert terrible, et j'en ai soin. L'immense liberté du tonnerre a besoin De gouffres, de sommets, d'espace, de nuées Sans cesse par le vent de l'ombre remuées, D'azur sombre, et de rien qui ressemble à des rois, Si ce n'est pour tomber sur leur tête. Je crois En Dieu. Prêtre, entends-tu ? Quoi, ce bois où nous sommes Tente les rois ! Les rois n'ont pas assez des hommes ! Mais contentez-vous donc, compagnons couronnés, De ce tas de vivants que vous exterminez ! Je possède ce mont, et ce mont me possède, Il m'abrite, et sur lui je veille. Ainsi l'on s'aide. Moi, je suis l'âme, et vous, vous êtes les démons. Je descends des géants qui, marchant sur les monts, Et les pressant du pied, faisaient jaillir des marbres Les sources au-dessus desquelles sont les arbres. Puisqu'autour du sommet superbe, tout s'éteint, Puisque la bête brute, en son auguste instinct, Proteste, alors que l'homme à plat ventre se couche, Ah ! puisque rien n'est libre à moins d'être farouche, De mes noirs sangliers, de mes ours, de mes loups, Vous n'approcherez pas, princes ; j'en suis jaloux. Messeigneurs, savez-vous pourquoi ? C'est que ces bêtes Ces êtres lourds et durs, ces monstres, sont honnêtes. Ils n'ont pas de Séjan, ils n'ont pas de Rufin ; Leur cruauté n'est pas le crime ; c'est la faim. Vous, rois, dans vos festins, au bruit sacré des lyres, Gais, couronnés de fleurs, échangeant des sourires, Pour usurper un trône, ou même sans raison, Vous vous versez les uns aux autres du poison ; Vos poignards emmanchés de perles font des choses Horribles, et, parmi les lauriers et les roses, Teints de sang, vous restez éblouissants toujours ; Moi, je choisis les loups, et j'aime mieux les ours ; Et je préfère, rois qu'un vil cortége encense, À vos crimes riants leur féroce innocence. Allez-vous-en. — Fuyez. Quoi ! ne sentez-vous pas Tout un hérissement fauve autour de vos pas ! Vous bravez donc, puissants aveugles, le murmure Qui répond dans l'abîme au bruit de mon armure, L'amour qu'a pour moi l'ombre, et l'appui que j'aurais Dans la virginité des profondes forêts. J'ai sous ma garde un coin de paradis sauvage, Un mont farouche et doux. Ici point de ravage Montrant que l'homme fut heureux dans ces beaux lieux ; Point de honte montrant qu'il y fut orgueilleux. L'onde est libre, le vent est pur, la foudre est juste. Rois, que venez-vous faire en ce désert auguste ? Le gouffre est noir sans vous, sans vous le ciel est bleu. N'usurpez pas ce mont ; je le conserve à Dieu. Rois, l'honneur exista jadis. J'en suis le reste. C'est bien. Partez. S'il est un bruit que je déteste, C'est le bourdonnement inutile des voix. Il disparaît. CYADMIS. Il nous brave ! HUG. Couvrons nos soldats de pavois. Traînons une baliste. Apportons les échelles. À l'assaut ! OTHON. À l'assaut ! SYLVESTRE, montrant le précipice. Si vous n'avez pas d'ailes, Vous ne franchirez pas cet abîme. Vos ponts Ne pourront au roc vif enfoncer leurs crampons. Les torrents dans ce trou tombent. Et votre armée, Comme eux, en y croulant, y deviendra fumée. CYADMIS, regardant. C'est vrai, le précipice est sans fond. HUG, se penchant. Quel fossé ! OTHON, regardant et reculant. On ne peut passer là que par le pont baissé. CYADMIS, touchant le rocher. Auprès de ce granit le marbre serait tendre. OTHON, à Sylvestre. Que nous conseille donc Ta Sainteté ? SYLVESTRE. D'attendre. La nuit vient. Et le temps qui s'écoule est pour nous. Cachez dans le ravin des gardes à genoux. Faites le guet. Tous s'en vont. Il ne reste que des pointes de piques presque indistinctes dans un pli du ravin. Il commence à neiger. Crépuscule. Noirceur croissante de la tour et de la montagne. Un enfant paraît dans un coude du rocher. C'est une petite fille, pieds nus, en haillons ; une mendiante. Elle vient du côté opposé à celui par où les rois sont sortis. Elle se traîne dans la neige qui s'épaissit. Elle regarde autour d'elle avec inquiétude, et monte péniblement la pente qui mène au bord du précipice. Profond silence. Les pointes des piques restent immobiles. SCÈNE QUATRIÈME UNE MENDIANTE, ENFANT. LA MENDIANTE. J'ai froid. Comme il fait noir ! Personne. Du bruit ? Je crois que c'est une cloche qui sonne. Non, c'est le vent. Apercevant la tour. Un mur ! On dirait un beffroi. Frissonnant. Il me semble que j'ai des bêtes près de moi. Jésus ! Avançant. Ah ! le chemin finit ici. Pourrai-je Aller plus loin ? Regardant dans le précipice. Ceci, c'est un trou. Grelottant. Comme il neige ! Pourtant je crois bien voir en face une maison. Non, c'est noir. Songeant. Est-ce vrai qu'on vous met en prison Parce que vous allez dans les champs toute seule ? Mon Dieu, j'ai peur ! Et puis les loups ouvrent la gueule Et marchent dans les bois avec les revenants. Où suis-je ? Cette route est pleine de tournants. J'ai perdu mon chemin. Ce n'est plus que des pierres. Si j'essayais un peu de dire mes prières ? Regardant le burg. Est-ce une maison ? Non. C'est du rocher que j'ai Pris pour un mur. Je meurs ! Ah ! je n'ai pas mangé. J'ai les pieds écorchés par les cailloux. Ma mère ! WELF, paraissant entre les créneaux. Qui m'appelle ? SCÈNE CINQUIÈME LA MENDIANTE, WELF. WELF, tournant une lanterne sourde vers le précipice. Quelqu'un est là ? LA MENDIANTE. De la lumière ! WELF, regardant. On dirait un enfant. Qu'es-tu ? fille ou garçon ? LA MENDIANTE. Monseigneur, je voudrais entrer dans la maison. WELF. D'où viens-tu ? LA MENDIANTE. Je n'ai pas de pays sur la terre. WELF. Où vas-tu ? LA MENDIANTE. Je ne sais. WELF. Où sont tes père et mère ? LA MENDIANTE. Je n'en ai pas. Je sais que les autres en ont. Voilà tout. WELF. En venant du côté de ce mont, N'as-tu pas rencontré des gens armés ? LA MENDIANTE. Personne. WELF. Comme ils ont pris la fuite ! Ainsi le daim frissonne Devant l'ours. LA MENDIANTE. Je suis fille, et j'ai dix ans ; je vais Devant moi, je mendie, et le temps est mauvais, Je voudrais me chauffer devant la cheminée, Et je n'ai pas mangé de toute la journée. WELF. Entre, enfant. Viens souper, et viens, sous l'oeil de Dieu, Dormir sur un bon lit à côté d'un bon feu. La montagne est l'aïeule et je suis le grand-père. Le burg sera ton nid comme il est mon repaire. Le brasier, qui devait chasser les bataillons, Va faire mieux encore et sécher tes haillons ; Au lieu de voir, devant sa flamme, tout l'empire Reculer effrayé, je te verrai sourire. Dieu soit béni ! je n'ai pas fait mon feu pour rien. Cela commençait mal et cela finit bien. Ah ! tu t'en allais donc sans savoir où, perdue, Ne voyant que du noir dans toute l'étendue ! Il ne sera pas dit, ma fille, qu'à ton cri, Le vieux roc foudroyé ne s'est pas attendri. Dans la grande montagne entre, pauvre petite ; Et sois chez toi. Je vais baisser le pont. Il disparaît. La lumière descend de meurtrière en meurtrière. Le pont commence à s'abaisser. On voit la lumière entre les barreaux de la herse. La herse se lève, le pont se baisse et rejoint le bord du précipice. Welf, la lanterne à la main, traverse le pont et vient à l'enfant. Viens. L'enfant prend la main de Welf. Mouvement dans les piques. Clameurs dans le ravin. Des soldats sortent d'une embuscade, et se précipitent sur Welf. Cyadmis est à leur tête. SCÈNE SIXIÈME LES MÊMES, CYADMIS, SOLDATS, puis les GENS DU PEUPLE. CYADMIS, l'épée nue. Vite ! Tous sur lui ! Welf est saisi. Il se débat. On le garrotte. Le pont est occupé. Le burg est envahi. La forteresse s'emplit de soldats portant des torches. Cyadmis regarde avec triomphe Welf enchaîné et silencieux. Welf est pris ! LA MENDIANTE, joignant les mains devant Welf. Monseigneur ! ... LES SOLDATS. Nous l'avons ! CYADMIS. Le sauvage est pris ! Gloire aux drapeaux esclavons ! Accourent les bourgeois et les paysans du commencement. Ils se groupent autour de Welf prisonnier. LE BOURGEOIS. Tiens, il s'est laissé prendre. Imbécile ! LE PAYSAN. Une grive Prise au miroir. LE BOURGEOIS. Tant mieux. LE VIEILLARD. Oui. Vive le duc ! L'ÉTUDIANT. Vive Le roi ! LE BOURGEOIS. Vive le pape ! LE PAYSAN. Et vive l'empereur ! LE VIEILLARD, regardant Welf garrotté. Je le croyais plus grand qu'un autre. LE BOURGEOIS. Quelle erreur ! Il est petit. LE PAYSAN, au bourgeois. Il n'est pas plus grand que vous n'êtes. LE BOURGEOIS. Quelle idée avait-il de défendre les bêtes ? Les hommes, passe encor. LE VIEILLARD. Tout au plus. L'ÉTUDIANT. C'est un fou. LE VIEILLARD. S'amuser à monter la garde au bord d'un trou ! C'est ridicule. LE BOURGEOIS. Il est même laid. À tout prendre, Je le vaux. À bas Welf ! LE PAYSAN. Moi, j'irai le voir pendre. LE BOURGEOIS. Je ne donnerais pas de sa peau deux écus. Huées et ricanements autour de Welf. WELF. Tant le rire est aisé derrière les vaincus ! LE POËTE, À WELF Tu fus grand, c'est pourquoi l'on t'outrage. Sois triste, Et pardonne. La foule ingrate et vaine existe, Elle livre quiconque est par le sort livré, Et raille d'autant plus qu'elle a plus admiré. Que ton souvenir reste à la sombre vallée, Qu'on entende pleurer la source inconsolée, Que l'humble oiseau t'appelle et te mêle à son chant, Et que le grand oeil bleu des biches te cherchant Se mouille, et soit rempli de lueurs effarées. Si la mer prononçait des noms dans ses marées, Ô vieillard, ce serait des noms comme le tien. Tu fus l'ami, l'appui, le tuteur, le soutien En haut, de l'arbre immense, en bas, du frêle arbuste ; Un jour les voyageurs sur ton rocher robuste Monteront, et, penchés, tâcheront de te voir, Vaincu superbe, au fond du précipice noir, Et leurs yeux chercheront ton fantôme sublime Sous l'entrecroisement des branches dans l'abîme. XX Les quatre jours d’Elciis LES QUATRE JOURS D'ELCIIS Vérone se souvient d'un vieillard qui parla Pendant quatre jours, grave et seul, dans la Scala, À l'empereur Othon qui fut un prince oblique ; Othon tenait sa cour dans la place publique, Ayant sur les degrés du trône douze rois. Empereur d'Allemagne et roi d'Arle, Othon trois Étant malade avait fait allumer un cierge Et fait voeu, s'il était guéri, grâce à la Vierge, D'entendre et d'écouter, lui césar tout-puissant, Tout ce que lui dirait n'importe quel passant, Devant les douze rois et la garde romaine, Cet homme parlât-il pendant une semaine. Donc un passant fut pris rentrant dans sa maison. On était aux beaux jours de la tiède saison ; Le passant fut conduit devant le trône ; un prêtre Lui fit savoir le voeu du roi d'Arle, et le maître Lui dit : Aboie aussi longtemps que tu voudras. Alors, comme autrefois devant Saül Esdras, Pierre devant Néron et Job devant l'Abîme, L'homme parla. Le trône était sombre et sublime ; Cent archers l'entouraient, pas un ne remuait ; Et les rois semblaient sourds et l'empereur muet. On voyait devant eux une table servie Avec tout ce qui peut satisfaire l'envie Des heureux, des puissants, de ceux qui sont en haut, Viandes et vins, fruits, fleurs, et dans l'ombre un billot. L'homme était un vieillard très grand, à tête nue, Tranquille ; on l'emmenait chez lui, la nuit venue, Puis on le ramenait le matin ; il était Comme celui qui parle au tigre qui se tait ; Il fit boire à César son voeu jusqu'à la lie ; Et sa sagesse fut semblable à la folie. Il parla quatre jours, toute la cour songea, Et, quand il eut fini, l'empereur dit : Déjà ! I LE PREMIER JOUR GENS DE GUERRE ET GENS D'ÉGLISE Je suis triste. Pourquoi ? Princes, que vous importe ! Vous êtes joyeux, vous. Je refermais ma porte, J'allais mettre la barre et tirer les verrous, Pourquoi m'appelez-vous et que me voulez-vous ? Pourquoi me pousser hors de l'ombre volontaire ? Pourquoi faire parler celui qui veut se taire ? Roi d'Arles, tant qu'il reste au vieillard une dent, Lui faire ouvrir la bouche est toujours imprudent. On n'est pas sûr qu'il soit de l'avis qu'on désire. Vous avez un conseil de jeunes hommes, sire, Fort galants, fort jolis, fort blonds, convenez-en ; Pourquoi m'y faire entrer, moi le vieux paysan Que la rude fierté des vieilles moeurs pénètre ? Et depuis quand a-t-on l'habitude de mettre Une pièce de cuir aux pourpoints de velours ? Pour marcher devant vous, rois, mes pas sont bien lourds. Si vous ne savez pas de quel nom je me nomme, Je m'appelle Elciis, et je suis gentilhomme De la ville de Pise, âpre et sévère endroit. Je n'ai point à Pavie étudié le droit, Et je n'ai pas l'esprit d'un docteur de Sorbonne. Donc, sire, si la guerre est en soi chose bonne, Je n'en sais rien ; mais, bonne ou mauvaise, je dis Qu'il faut la faire en gens sincères et hardis, Et que l'honnêteté publique est en détresse, Princes, de voir qu'on fait une guerre traîtresse, Une guerre humble, habile aux besognes de nuit, Achetant des félons et des lâches sans bruit, Faisant moins résonner l'estoc que la cymbale, Ayant des espions, des colporteurs de balle, Des moines mendiants et des juifs pour appuis, Et l'empoisonnement des sources et des puits. Les hommes de mon temps faisaient la guerre franche. Tout l'arbre tressaillait quand ils cassaient la branche, Et, quand ils coupaient l'arbre avec leur couperet, C'était au tremblement de toute la forêt ; Car ces hommes étaient des bûcherons sublimes. Les survivants, et ceux que nous ensevelîmes, Sont dans le souvenir des peuples à jamais. Les hommes de mon temps hantaient les hauts sommets ; Ils allaient droit au mur et donnaient l'escalade ; Ils méprisaient la nuit, le piége, l'embuscade ; Quand on leur demandait : Quel compagnon hardi Emmenez-vous en guerre ? ils disaient : Plein midi. C'étaient, sous l'humble serge ou l'hermine royale, Les bons et grands enfants de la guerre loyale. Ils n'étaient pas de ceux qui s'endorment longtemps ; Hors du danger auguste ils étaient mécontents ; Ils ne quittaient l'épieu que pour prendre la hache ; Car l'immobilité ne sied point au panache, Ni la rouille à l'éclair du glaive, et le repos N'est pas fait pour les plis orageux des drapeaux. Quand ils s'en revenaient des combats, leurs armures Étaient rouges ainsi que des grenades mûres, Et leurs femmes trouvaient le soir sous leur pourpoint De larges trous saignants dont ils ne parlaient point. De tout bien mal acquis ils disaient : qu'on le rende ! Ils ne trouvaient jamais de distance assez grande Entre eux et le mensonge abject, ni de cloison Assez épaisse entre eux, sire, et la trahison ; Ils parlaient haut, étant des fils des grandes races ; Leurs poitrines avaient le dédain des cuirasses ; Leur galop rendait fous les libres étriers. Il n'était pas besoin d'envoyer des fourriers Pour leur dire : Il convient de se mettre en campagne. Un noir se tord moins vite autour des reins son pagne Qu'ils ne bouclaient l'estoc à leur robuste dos. Ils donnaient peu de temps aux paters, aux credos, Priant Dieu bonnement, comme fait le vulgaire ; Droits, hommes de parole, ils ne s'embrouillaient guère Aux finesses du clerc qui ment au nom des cieux, Et dédaignaient l'argot du moine chassieux Qui crache du latin et fait des hexamètres, Étant des gens de guerre et non des gens de lettres. C'est avec la gaîté du rire puéril Qu'ils se précipitaient au plus noir du péril ; Il sortait de leur casque un souffle d'épopée ; Quand on disait : l'épée est d'acier, leur épée, Fière et toujours au vent, répondait : l'homme aussi. Au chaume misérable ils accordaient merci. Ces vaillants devenaient doucement barbes grises, Ayant pour toute joie, après les villes prises Et les rois rétablis et tous leurs fiers travaux, De regarder manger l'avoine à leurs chevaux. Oh ! je les ai connus ! dès que les couleuvrines, Dogues des tours, fronçaient leurs sinistres narines, Dès que l'altier clairon sonnait, ils étaient prêts. Ils étaient curieux d'aller tout voir de près ; Jusque dans le sépulcre ils avançaient la tête ; Et ces hommes, joyeux surtout dans la tempête, Sans trop d'étonnement et sans trop de souci Auraient suivi la mort leur criant : par ici ! Qu'est-ce que vous voulez maintenant qu'on vous dise ? Ce temps-ci me répugne et sent la bâtardise. Quand venaient les hiboux, jadis l'aigle émigrait ; Je m'en vais comme lui. Barons, c'est à regret Qu'on voit se refléter jusque dans vos repaires Ce grand rayonnement des anciens et des pères Au-dessus de votre ombre au fond des cieux épars. Vous vous croyez lions, tigres et léopards ; Les lions tels que vous sont pris aux souricières. Les marmots nus qu'on porte ou qu'on mène aux lisières Seraient dans le danger moins bégayants que vous. Vous avez dans vos coeurs implacables et mous Le dédain des vieux temps que vous osez proscrire ; Vous nous faites frémir et nous vous faisons rire. Vous avez l'oeil obscur, l'âme plus louche encor Vous faites chevaliers avec des chaînes d'or Des trahisseurs ou bien des pages de Sodomes, Des gueux, des affranchis, de ces espèces d'hommes Qu'on vend publiquement dans la rue à l'encan. Où je vois le collier, je cherche le carcan. Princes, mon coeur se serre en vous voyant, car j'aime Le soleil sans brouillard, l'homme sans stratagème. Vous avez l'appétit large, le front étroit, Le mépris de tout frein, la haine de tout droit, Et pour sceptre un couteau de boucher. Quelle histoire ! Quels jours ! Les gros butins se citent comme gloire. Vous régnez en tuant sans jamais dire : assez ! Ô pillards, si souvent de meurtre éclaboussés Que la rouille vous vient plus haut que la jambière ! Toujours ivres ; buveurs de vin, buveurs de bière, Buveurs de sang ; couards en même temps ; vivant Dans on ne sait quel luxe abject, lâche, énervant ; Car la férocité, que la volupté mine, Devient facilement chair molle et s'effémine ; Aujourd'hui tout déchoit dans notre fier métier ; Pour faire une cuirasse on prend un bijoutier, De sorte que l'armure a peur d'être battue. C'est ordinairement par derrière qu'on tue. Vos plus fameux exploits et vos plus triomphants Sont des dépouillements de femmes et d'enfants, Des introductions dans les pays par fraude, Les brusques coups de dent de la fouine qui rôde, D'attaquer ceux qu'on a d'abord bien endormis, D'arriver ennemis sous des masques d'amis ; Faits honteux pour l'épée et pour la seigneurie, Vils, et dont je vous veux laisser la rêverie. Quant à moi, si j'étais l'un des rois que voilà, Je ne porterais point légèrement cela ; Je frémirais, à l'heure où l'ombre étend ses voiles, D'être ainsi misérable et noir sous les étoiles. Je ne vous cache pas que je suis attristé. Tout pâlit, tout déchoit ! et, même la beauté, Dernier malheur ! s'en va. Toute la grâce humaine C'est la langue toscane et la bouche romaine ; Et l'on parle aujourd'hui je ne sais quel jargon. Roi, qui cherche un lézard peut trouver un dragon ; Vous vouliez un flatteur de plus qui vous caresse Et rie, et tout à coup la vérité se dresse. Vous avez reconnu que les hommes trop prompts Courent parfois grand risque en vengeant leurs affronts ; Aussi vous n'avez pas de colère soudaine. Défié par Venise, on regarde Modène. Vous pesez le péril, rois, quoique altiers et vains. Vous ne guerroyez pas sans l'avis des devins ; Un astrologue baisse ou lève vos visières. Ô princes, vous allez consulter des sorcières Sur le degré d'honneur et d'amour du devoir Et de témérité qu'il est prudent d'avoir ; Vous combattez de loin derrière des machines ; Et vous frottez vos bras, vos reins et vos échines, Moins propres, sur mon âme, aux harnais qu'aux licous, D'huile magique à rendre invulnérable aux coups. Je voudrais bien savoir, princes, si Charlemagne Qui, se dressant, donnait de l'ombre à l'Allemagne, Et si le grand Cyrus et le grand Attila Se sont graissé leurs peaux avec cet onguent-là. Vous avez fait sans peine, ô clients des Sibylles, Marcheurs de nuit, tendeurs d'embûches, gens habiles, Quoique chétifs de coeur et chétifs de cerveau, Avec le vieil empire un empire nouveau. L'empaillement d'un aigle est chose bien aisée ; Davus remplace Alcide et Thersite Thésée. Rois, la fraude est vilaine et donne un profit nul ; Mentir ou se tuer c'est le même calcul ; Le fourbe est transparent, tout regard le pénètre ; La trahison devient la chair même du traître ; Il se sent sur les os un mépris corrosif ; Dès qu'on est malhonnête on est rongé tout vif Par son mauvais renom et par sa perfidie Visible à tous les yeux et toujours agrandie ; On est renard, la haine et l'effroi du troupeau ; On a l'ombre et le mal pour robe et pour drapeau ; Et Carthage a péri dans sa sombre tunique De mensonge, de dol, de nuit, de foi punique. La ciguë en vos champs croît mieux que le laurier. Je verrais sans colère, ô rois, un serrurier Bâtir, sans oublier de griller les fenêtres, Entre vos probités et mon argent, mes maîtres, Une porte solide aux verrous bien fermants. Quant à votre parole et quant à vos serments, Plutôt que m'assoupir sur votre signature Et sur vos jurements par la sainte écriture, Plutôt que me fier à vous, je me fierais Aux jaguars, aux lynx, aux tigres des forêts, Et j'aimerais mieux, rois, me coucher dans leur antre Et mettre pour dormir ma tête sur leur ventre. Ah ! ce siècle est d'un flot d'opprobre submergé ! Autre plaie ; et fâcheuse à montrer, - le clergé. Puisque j'expose ici la publique infortune, Puisque j'étale aux yeux nos hontes, c'en est une Que le prêtre ait grandi plus haut que notre droit, Et que l'église ait pris l'allure qu'on lui voit. De mon temps, grand, petit, riche ou gueux, vieux ou jeune, On observait l'avent, les vigiles, le jeûne, On priait le bon Dieu, mains jointes, fronts courbés ; Mais on tenait la bride assez haute aux abbés. On avait l'oeil sur eux, on était économe De baisers à leur chape, et l'on craignait peu Rome ; Sire, ce que voyant, Rome se tenait coi. Aujourd'hui Rome, à tout, dit : comment ? et pourquoi ? On laisse les bedeaux sortir des sacristies ; Qui touche aux clercs est plein de piqûres d'orties. C'est fini, plus de paix. Ils sont partout. Veut-on D'un évêque trop lourd raccourcir le bâton ? Querelle. Pour blâmer les luxures d'un moine, Pour un prieur à qui l'on ôte un peu d'avoine, Pour troubler dans son auge un capucin trop gras, Foudre, anathème ; on a le pape sur les bras. Un seul fil remué fait sortir l'araignée. Rome a sur tous les points la bataille gagnée. On lui cède ; on la craint. Combattre des soldats Oh ! tant que vous voudrez ! mais des prêtres, non pas ! La cave du lion est effrayante, et l'aire De l'aigle a je ne sais quel aspect de colère ; On trouve là quelqu'un d'altier qui se défend ; Sire, attaquer cela, c'est beau, c'est triomphant ; Le bec est flamboyant, la gueule est colossale ; On sent que l'aquilon dont l'Afrique est vassale, Que l'ouragan qui gronde et qui des cieux descend, Est dans les crins de l'un encor tout frémissant, Et qu'aux pattes de l'autre il reste de la foudre ; L'adversaire est superbe et plaît. Mais se résoudre À mettre ses deux mains dans des fourmillements, Poursuivre au plus épais des cloaques dormants La bête de la bave et celle de la fange, Avoir pour ennemi l'être plat qui se venge De son écrasement par sa fétidité, C'est hideux ; et j'ai honte et peur, en vérité, D'attaquer une larve au fond d'une masure, Et de combattre un trou d'où sort une morsure ! De là l'empiétement des moûtiers, des couvents, Des hommes tonsurés et noirs sur les vivants, Et le frémissement du monde qui recule. Rome a tendu sa toile au fond du crépuscule. La vaste lâcheté des moeurs est son trésor. Tout à Rome aboutit. Prostituée à l'or, Rome cote, surfait, pare, étale, brocante Son absolution que le vice fréquente ; Le saint-père est le grand mendiant indulgent ; Les choses en sont là qu'on a pour son argent Plus ou moins de pitié, plus ou moins de prière, Et que l'église en est la sinistre usurière. Rome a dessous l'ordure, et la pourpre dessus. Pour être petit, pauvre, humble, comme Jésus Le commandait à Jacque, à Simon, à Didyme, Le pape a le décime, et l'évêque a la dîme. Tout est occasion fiscale, jubilé, Sabbat, la chaise offerte et le cierge brûlé, Cloches, confession, amulettes, jurandes, La desserte du pain, la desserte des viandes, Droit de manger du boeuf, droit de manger du porc, Exorcismes, tonlieux, mortuaire, déport, Sermons, pâque fleurie, eau bénite, corvées, Saint chrême, enfants perdus ou filles retrouvées, Procès, citation devant l'official. Partout du créancier le profil glacial. Le fisc ne quitte pas des yeux la femme grosse ; L'enfant paie. Êtes-vous dans une basse-fosse, Le saint-père quémande à travers vos barreaux. Vous plaît-il de fonder un hôpital ? Vingt gros. Une bonne action paie un droit ; rien n'échappe ; Un juste non payant ferait loucher le pape ; Dix gros pour que l'abbé dise : sois bienvenu ! Pour faire devant soi porter un glaive nu, Cent gros ; pour acheter le blé des turcs, dispense ; Tant pour avoir le droit de penser ce qu'on pense ; Tant pour faire le mal, tant pour s'en repentir ; Péage pour entrer, péage pour sortir ; Le baptême, c'est tant ; n'oubliez pas l'annate ; Tant pour l'enfant de coeur à la robe incarnate ; Tant pour vous marier ; ah ! vous mourez ; c'est tant. Corruption ! Toujours une main qui se tend ! Dès que le père expire ou que la mère est morte, Les enfants orphelins s'en vont de porte en porte Mendier pour payer le prêtre, et, sans remord, Un marchand sacré vend sa pourriture au mort. Rome sur tout prélève une part, s'attribue Sur deux mules la bonne et laisse la fourbue, Taxe le berger, tond la brebis, prend l'agneau, Goûte la fille au lit, le vin dans le tonneau, Flaire la cargaison du vaisseau dans le havre, Et mange avant les vers le meilleur du cadavre. Jésus disait aimer ; l'église dit : payer. Le ciel est à qui peut acquitter le loyer, On y sera logé bien ou mal, mieux ou guère, Selon qu'on sera riche ou pauvre sur la terre ; Arrière le haillon ! place au riche manteau ! Au mur du paradis Rome a mis écriteau. La chaire de Saint-Pierre autrefois si sublime, Espèce de tribune énorme de l'abîme, Dont le dais formidable, au mystère mêlé, Semblait s'évanouir dans un gouffre étoilé, Est aujourd'hui l'obscure et lugubre boutique Où le bien et le mal, la messe et le cantique, Le vrai, le faux, le jour, la nuit, l'ombre et le vent, Les anges, l'infini, la tombe, tout se vend ! Pourvu qu'il ait son crime en ducats dans son coffre, L'homme le plus pervers voit le prêtre qui s'offre ; Et le plus noir bandit qui soit sous le ciel bleu Fouille à sa poche et dit au pape : Combien Dieu ? Vous êtes un brigand, un gueux, un maniaque De meurtres ; bien ; un tel, prêtre simoniaque, Crible vos actions dans son hideux tamis, Se signe, et dit : Allez, vos torts vous sont remis. C'est triste d'être absous par ces viles engeances. - Rois, si j'avais sur moi de telles indulgences, De celles qui se font marchander et payer, Je dirais à mon chien, pour me bien nettoyer, De lécher le pardon d'abord, le crime ensuite. Mais vous ne réglez pas ainsi votre conduite, Et vous ne tombez pas dans ces scrupules vains. Toujours, dans vos hauts faits de nuit et de ravins, Comme vous entendez que Dieu vous soit commode, Et comme parmi vous, en outre, il est de mode Que la vipère prête au tigre son venin, Vous avez près de vous un curé qui, bénin, Vous conseille et vous sert dans toutes vos escrimes, Qui trouve des raisons en latin à vos crimes, Qui vous bénit après vos guets-apens, et coud Un tedeum infâme à chaque mauvais coup. D'où la difformité de la raison publique. Caïphe et Busiris se donnent la réplique. Quel est le faux ? quel est le vrai ? Qui donc a tort ? C'est l'honnête homme. À bas le droit ! gloire au plus fort ! Le ciel a le rayon, mais le prêtre a le prisme. La vérité bégaie et crache le sophisme ; La probité n'est plus qu'un enrouement confus. Veut-on protester, vivre, essayer un refus ? On s'arrête, empêché dans l'immense argutie Qu'en foule autour de vous le clergé balbutie ; On a le prêtre, là, dans le fond du gosier ; Et quand la conscience humaine veut crier Ou parler haut, elle a l'église pour pituite. Oh ! le ciel grand ouvert, la prière gratuite, Le prêtre pauvre au point de ne distinguer plus Le cuivre d'un liard de l'or d'un carolus, L'autel et l'évangile ignorant le péage Et la monnaie, ainsi que l'astre et le nuage, C'était beau, c'était grand, c'était ainsi jadis, Dans le temps qu'on était des jeunes gens hardis, Et que, libre, on allait chanter dans la montagne ! Est-ce que c'en est fait dans le deuil qui nous gagne ? Est-ce que les bons coeurs et les hommes de bien Ne verront plus cela sous les cieux : Dieu pour rien ? Rome n'a qu'un regret, c'est que la bête échappe À l'ombre monstrueuse et large de sa chape, Que l'animal soit franc de son pouvoir jaloux, Que l'ours rôde en dehors du fisc, et que les loups Respirent l'air des cieux depuis le temps d'Évandre Sans qu'on puisse trouver moyen de le leur vendre. Dieu vole la nature au prêtre ; il la soustrait ; Il lui dit : Sauve-toi dans la vaste forêt ! C'est son tort. Le soleil est de mauvais exemple ; Il ne réserve pas sa dorure au seul temple ; Il empourpre les toits laïcs, grands et petits, Les maisons, les palais, les cabanes, gratis. Quoi ! le brin d'herbe est libre et donne ce scandale De croître effrontément aux fentes de la dalle ! La folle avoine, auprès du lierre son voisin, Pousse, sans acquitter le droit diocésain ! Quoi ! depuis que l'Etna s'assied sur sa fournaise, Géant sombre, il n'a pas encor payé sa chaise ! Quoi ! l'éclair passe, va, revient, sans rien donner ! Quoi ! l'étoile ose luire, éclairer, rayonner, Sans qu'on lui puisse enfin présenter la quittance ! Le pape est avec Dieu tête à tête, et le tance. Quoi ! l'on ne peut au lys des champs, pris au collet, Dire : pour les besoins du culte, s'il vous plaît ! Quoi ! la vague, lavant les gouffres insondables, Couvre l'énormité des plages formidables, Quoi ! l'écume jaillit jusqu'à cette hauteur Sans retomber liard dans la main du quêteur ! Oh ! si le prêtre enfin pouvait jeter sa serre Sur la vie, et la prendre à Dieu, son adversaire ! Quel hosanna le jour où la fleur, le buisson, Le nid, devraient payer au curé leur rançon ! Le jour où l'on pourrait mettre une bonne taxe Sur l'usage que fait le pôle de son axe, Chicaner sa caverne au lion, et tricher L'eau que boit le moineau dans le creux du rocher ! Donc, viatique, psaume et vêpres, scapulaires, Madones à clouer sur le bec des galères, La vertu du chrétien, la liberté du juif, Tout est en magasin et tout a son tarif. Et les nécessités d'exploits hideux que crée Cette vente à l'encan de la chose sacrée ! Ces pillages où Rome a plusieurs portions ! Ces envahissements et ces extorsions D'héritages qu'on vient d'un coup de hache fendre, Et qui n'ont plus le bras du chef pour les défendre ! Ces fouilles de corbeaux dans le ventre des morts ! Ces guerres où, n'osant s'en prendre aux hommes forts, Craignant le bras qui frappe et la lance qui blesse, La couardise appelle au combat la faiblesse ! Quand on a devant soi des barons, la plupart Bandits bien crénelés et droits sur leur rempart, Maîtres de quelque place à d'autres usurpée, Qu'on arrondisse un peu sa terre avec l'épée, En jouant au plus brave et non pas au plus fin, Cela n'est pas très bien peut-être, mais enfin Coup pour coup, le fer bat le fer, cela se passe Entre ma panoplie et votre carapace, Nous sommes gens gantés d'acier, bottés d'airain, À visière féroce, à visage serein, En guerre ! et nous pouvons nous regarder en face. Mais qu'on prenne aux petits pour les gros ; mais qu'on fasse Un apanage à tel ou tel prélat câlin Avec des biens de veuve ou des biens d'orphelin ; Mais, au mépris des lois divines et chrétiennes, Pour doter des frocards et des braillards d'antiennes, Et des clercs qui, béats, par le vin attendris, Vous disent : faites maigre ! et mangent des perdrix, Qu'on pille son douaire à cette pauvre vieille, Qu'à cet enfant, qui fait un murmure d'abeille Et qui rit en voyant entrer les assassins, On vole sa maison et son champ, par les saints ! Je dis que c'est horrible, et toute honte est bue Autant par qui reçoit que par qui distribue ! Le meurtre vole afin d'acheter le pardon. Rome est un champ ayant le moine pour chardon ; Que l'âne de Jésus vienne donc et le broute ! Ces prêtres qui pour ombre ont derrière eux le doute, Faux, masqués, emmiellant de leur perfide esprit Le bord du vase au fond duquel le démon rit, Traîtres du ciel, à qui l'opprobre profitable Donne bon feu, bon lit, bon gîte et bonne table, Ah ! ces larrons sacrés, malheur sur eux, malheur ! Oh ! que j'aime bien mieux le simple et franc voleur ! Des fauves attentats sauvage cénobite, Il a l'ombre pour antre et pour cloître ; il habite Les déserts, les halliers creusés en entonnoirs, Le derrière des murs croulants, les recoins noirs Des palais qu'on bâtit, où, la nuit, dans les pierres On entend le choc brusque et fuyant des rapières ; Ce brigand a du sang au front, mais pas de fard ; Il est âpre et hideux, mais il n'est point cafard, Mais il ne se met pas un surplis sur le râble, Mais il risque du moins sa peau, le misérable ! Le seigneur est la grille et le prêtre est la dent. C'est grâce à tout cela que, la débauche aidant, L'horreur est installée en nos tours féodales. Ah ! crimes, deuils, banquets, prêtres, femmes, scandales ! Rire et foudre mêlant leurs funèbres éclats ! Nous frissonnons de voir tout ce qu'on voit, hélas, Dans ces vaillants manoirs si glorieux naguères, Quand, vieux aigles blanchis, et vieux faucons des guerres, Par les brèches que fit le glaive, nous plongeons Nos yeux dans la noirceur lugubre des donjons ! * Le soleil déclinait ; de leurs piques bourrues Les soldats refoulaient le peuple au coin des rues ; Les prêtres chuchotaient près du trône rangés. - J'ai faim, dit Elciis. L'empereur dit : Mangez. II LE DEUXIÈME JOUR ROIS ET PEUPLES Vous êtes plusieurs rois ici, j'en suis bien aise. Donc on peut vous parler en face. Toi, Farnèse, Rends-nous compte de Parme ; et toi, duc Avellan, De Montferrat ; et toi, Visconti, de Milan. Vous avez ces pays ; qu'est-ce que vous en faites ? L'Italie est heureuse et voit de belles fêtes ! Le duc Sforce est un sbire ; il faudrait qu'on plongeât, Pour trouver son pareil, plus bas que le goujat ; Voulez-vous des bandits ? Guiscard vous en procure ; Strongoni, qui mourut d'une manière obscure L'an passé, n'avait pas vécu très clairement ; Craignez Foulque après boire, Alde après un serment ; Squillaci roue et pend ; Malaspina s'adonne À mêler la jusquiame avec la belladone ; Le soir voit arriver joyeux à son festin Des gens que voit mourir l'oeil pâle du matin. Si Pandolfe a trouvé quelque part sa patente De général, pardieu, ce n'est pas dans la tente. Sixte étrangla Thomond ; Urbin extermina Montecchi ; le vieux Côme égorgea Gravina ; Ezzelin est faussaire, Ottobon est bigame ; Litta fait poignarder dans un bal à Bergame Bernard Tumapailler, comte de Fezensac ; Jean massacre Borso ; Pons dérobe le sac Que Boccanegre avait laissé dans sa gondole ; Bonacossi sanglant rase la Mirandole ; Et quant à monsieur d'Este, ah ! tous vos généraux L'admirent ; quel vainqueur ! L'an passé, ce héros, Avec force soudards levant la pertuisane, Partit pour conquérir la marche trévisane ; On battait du tambour, on jouait du hautbois ; Un gros de paysans l'attaque au coin d'un bois, L'armée au premier choc plie, et ce guerrier rare Prit la fuite, et revint en chemise à Ferrare Après avoir été volé dans le chemin. Guy tue Alphonse afin d'être comte romain ; Le duc Fosdinovo vend Nice au barbaresque ; Spinetta se fait peindre ayant, dans une fresque, Un crâne entre les dents comme un singe une noix ; Fiesque empoisonne Azzo, c'est le mode génois ; De par l'assassinat Sapandus est exarque ; Cibo, pour traverser le lac Fucin, embarque Trois enfants, dont il doit hériter, ses neveux, Sur un bateau doré qu'il suit de tous ses voeux, Et qui les noie, étant fait de planches trop minces. Mais expliquons-nous donc, vous nommez ça des princes ! Un tas de scélérats et de coupe-jarrets ! La justice en leur nom prononce des arrêts ; On les appelle grands, nobles, sérénissimes ; Ils sont comme des feux allumés sur des cimes ; Augustes marauds ! gueux de l'honneur trafiquant. Drôles que frapperaient, à l'autel comme au camp, Au nom du chaste glaive, au nom du temple vierge, Ulysse de son sceptre et Jésus de sa verge ! Si vous vous êtes mis dans l'esprit qu'en ayant Plus d'infamie, on est un roi plus flamboyant, Si vous vous figurez vos races rajeunies Par vos férocités et vos ignominies, Rois, je vous le redis, vous vous trompez ; l'erreur, C'est de croire qu'un nom peut grandir par l'horreur, La fraude et les forfaits accumulés sans cesse. Une augmentation de honte et de bassesse, D'ombre et de déshonneur n'accroît pas les maisons ; La fange n'a jamais redoré les blasons. Ah ! deuil sans borne après les prouesses sans nombre ! Vous faites du passé votre piédestal sombre ; Sur les grands siècles morts sans tache et sans défaut Vous montez, pour porter votre honte plus haut ! Vous semblez avec eux avoir fait la gageure D'égaler leur lumière et leur lustre en injure, Et de ne pas laisser à leur vieille fierté Une splendeur sans mettre un opprobre à côté ; Et vous avez le prix dans cette affreuse joute Où votre abjection à leur gloire s'ajoute ! Ô Dieu qui m'entendez, ces hommes sont hideux, Certe, ils sont étonnés de nous comme nous d'eux. Avez-vous fait erreur ? et que faut-il qu'on pense ? À qui le châtiment ? à qui la récompense ? Quelle nuit ! N'est-ce pas le plus dur des affronts Que nous les preux ayions pour fils eux, les poltrons ! Et qu'abjects et rompant les anciens équilibres, Eux les tyrans, soient nés de nous, les hommes libres ; Si bien que l'honnête homme est chargé du maudit Et que le juste doit répondre du bandit ! Qu'ont-ils fait pour porter des noms comme les nôtres ? Par quel fil pouvons-nous tenir les uns aux autres, Dieu puissant ! et comment avons-nous mérité Eux, ces pères, et nous, cette postérité ? Ah ! le siècle difforme et funeste où nous sommes, En étalant, auprès des tombes, de tels hommes, Si lâches, si méchants, si noirs, que j'en frémis, Offense la pudeur des aïeux endormis. Le vent à son gré roule et tord la banderole. Je n'avais pas dessein quand j'ai pris la parole De dire tout cela, mais c'est dit, et c'est bon. Rois, je sens sur ma lèvre errer l'ardent charbon ; À moi simple, il me vient en parlant des idées ; La patrie et la nuit sur moi sont accoudées Et toute l'Italie en mon âme descend. Je sens mon sombre esprit comme un flot grossissant. Dieu sans doute a voulu, sire, que votre altesse Vît l'indignation qui sort de la tristesse. Je sais que par instants le public devient froid Pour le bien et le mal, pour le crime et le droit, Le comble de la chute étant l'indifférence ; On vit, l'abjection n'est plus une souffrance ; On regarde avancer sur le même cadran Sa propre ignominie et l'orgueil du tyran ; L'affront ne pèse plus ; et même on le déclare. À ces époques-là de sa honte on se pare ; Temps hideux où la joue est rose du soufflet. La jeunesse a perdu l'élan qui la gonflait ; Le tocsin ne fait plus dresser la sentinelle, Ce fauve oiseau qui bat les cloches de son aile Est cloué sur la porte obscure du beffroi ; Oui, sire, aux mauvais jours, sous quelque méchant roi Féroce, quoique vil, et, quoique lâche, rude, Toute une nation se change en solitude ; L'échine et le bâton semblent être d'accord, L'un frappe et l'autre accepte ; et le peuple a l'air mort ; On mange, on boit ; toujours la foule, plus personne ; Les âmes sont un sol aride où le pied sonne ; Les foyers sont éteints, les coeurs sont endormis ; Rois, voyant ce sommeil, on se croit tout permis. Ah ! la tourbe est ignoble et l'élite est indigne. De l'avilissement l'homme porte le signe. L'air tiède et mou, le temps qui passe, la gaîté, Les chants, l'oubli des morts, tout est complicité ; Tous sont traîtres à tous, et la foule se rue À traîner les vaincus par les pieds dans la rue ; Le silence est au fond de tout le bruit qu'on fait ; On est prêt à baiser Satan s'il triomphait ; Le mal qui réussit devient digne d'estime ; L'applaudissement suit, la chaîne au cou, le crime, Que la libre huée a d'abord précédé ; On voit - car le malheur lui-même dégradé Abdique la colère et se couche et se vautre, Dans l'espoir d'avoir part au pillage d'un autre - Les extorqués faisant cortége aux extorqueurs. Pas une résistance illustre dans les coeurs ! La tyrannie altière, atroce, inexorable, Est le vaste échafaud de l'homme misérable ; Le maître est le gibet, les flatteurs sont les clous. Mangé de la vermine ou dévoré des loups, Tel est le sort du peuple ; il faut qu'il s'y résigne. Des vautours, des corbeaux. Mais où donc est le cygne ? Où donc est la colombe ? où donc est l'alcyon ? Quand on n'est pas Tibère, on est Trimalcion. L'un rampe, lèche et rit pendant que l'autre opprime, Sombre histoire ! le vice est le fumier du crime ; Les hommes sont bassesse ou bien férocité ; Meurtre dans le palais, fange dans la cité ; Le tyran est doublé du valet ; et le monde Va de l'antre du fauve à l'auge de l'immonde. Tout ce que je dis là vous fait l'esprit content ; C'est votre joie, ô rois, mais écoutez pourtant. Rois, qu'une seule voix proteste, elle réveille Au fond de ce silence une sinistre oreille Et fait rouvrir un oeil terrible en cette nuit ; Prenez garde à celui qui fait le premier bruit ; Un seul passant sévère et ferme déconcerte Dans son abjection l'immensité déserte ; Un vivant n'a qu'à dire aux cadavres un mot, Et l'ossuaire va se lever en sursaut. Princes, aussi longtemps qu'on croit le ciel compère, On se tait ; tant qu'on voit le tyran qui prospère Et le lâche succès qui le suit comme un chien, C'est bon ; tant que le mal qu'il fait se porte bien, Sa personne est un dogme et son règne est un culte. Un beau jour, brusquement, catastrophe, tumulte, Tout croule et se disperse, et dans l'ombre, les cris, L'horreur, tout disparaît ; et, quant à moi, je ris De ceux qu'ébahiraient ces chutes de tonnerre. Pisistrate, Manfred, Hippias, Foulques-Nerre, Hatto du Rhin, Jean deux, le pire des dauphins, Macrin, Vitellius, ont fait de sombres fins ; Rois, ce ne sont point là des choses que j'invente ; C'est de l'histoire. On peut régner par l'épouvante Et la fraude, assisté de tel prêtre moqueur Et fourbe, à qui les vers mangent déjà le coeur, On peut courber les grands, fouler la basse classe ; Mais à la fin quelqu'un dans la foule se lasse, Et l'ombre soudain s'ouvre, et de quelque manteau Sort un poing qui se crispe et qui tient un couteau. Vous dites : - Devant moi tout fléchit et recule ; Moi, je viens de Turnus ; moi je descends d'Hercule ; J'ai le respect de tous, étant né radieux Et fils de ces héros qui touchaient presque aux dieux. - Ne vous fiez pas trop à vos grands noms, mes maîtres ; Car vous seriez frappés, quels que soient vos ancêtres, Eussiez-vous sur le front l'étoile Aldebaran. On s'inquiète peu des aïeux d'un tyran, Du Chéréas quelconque on applaudit l'audace, Qu'Aurélien soit noble ou bourgeois, qu'il soit dace Ou hongrois, ce n'est pas ce que je veux savoir ; Mais il fut dur et sombre, et, quant au vengeur noir Qui rejette au tombeau cette âme ensanglantée, Que ce soit Mucapor ou que ce soit Mnesthée, Qu'importe ? Un tyran tombe, un despote est détruit, Je n'en demande pas davantage à la nuit. Ces meurtres-là sont grands ; Brutus en est la marque ; Chion, Léonidas en poignardant Cléarque, Ont montré qu'ils étaient disciples de Platon ; Harmodius n'avait point de poil au menton Quand il dit : je tuerai le tyran ; il le tue ; Et la Grèce lui fait dresser une statue Qui tenait à la main une épée et des fleurs. On peut frapper le roi qui vit de vos malheurs, L'usurpateur armé de forfaits et de ruses ; C'était l'opinion des grecs amants des muses, Peuple si délicat que, sous ces nobles cieux, Les orfèvres, sculpteurs des métaux précieux, Moulaient les coupes d'or sur la gorge des femmes. Ainsi furent punis certains hommes infâmes, Car on n'épargne point qui n'a rien épargné ; Et l'histoire les suit d'un regard indigné. Moi, je ne juge pas ces justices sinistres ; Je les vois, je n'ai point la garde des registres Ni la revision des arrêts ; je n'ai pas De signature à mettre au bas de ces trépas ; C'est la chose de Dieu, non la mienne ; l'affaire Le regarde, et non moi, vieux néant de la guerre, Spectre qui vais traînant mes pas estropiés, Et qui sens des douleurs sous la plante des pieds ; Après tout, je ne suis ni mage ni prophète ; Et que la volonté du ciel profond soit faite ! Rois, je n'apporte ici que l'avertissement. Ô princes, vous pouvez crouler subitement. Vous avez beau compter sur vos soldats horribles ; Les comètes aussi sont fortes et terribles, Elles vont à l'assaut du soleil rayonnant, Elles font peur au ciel ; mais Dieu, rien qu'en tournant Son doigt mystérieux vers les nuits scélérates, Fait dans l'océan noir fuir ces astres pirates. Le pas des lansquenets sonnait sur les pavés. - J'ai soif, dit Elciis. L'empereur dit : Buvez. III LE TROISIÈME JOUR LES CATASTROPHES L'éternité n'est point dans vos apothéoses ; Et Dieu ne l'a donnée à rien, pas même aux roses. Le temps que vous avez n'est pas illimité. Un jour vient, tout se paie ; et la calamité, Qui sortit si souvent de vos palais, y rentre. La foule alors, autour du maître dans son antre, Bouillonne et s'enfle ; on voit les pauvres demi-nus Rugir, humbles hier, brusquement devenus Plus hagards que les huns et que les massagètes. Ah ! les reines - je plains les femmes - sont sujettes Aux cheveux blanchissant dans une seule nuit. L'incendie au sommet des tours s'épanouit, Seule utile lueur qui sorte du despote ; Au-dessus du palais, buisson de flamme, il flotte, Et, croissant à travers les toits, ouvre au milieu Ses pétales d'aurore et ses feuilles de feu, Étant la rose horrible et fauve des décombres. Vous avez dans vos coeurs ces pressentiments sombres ; C'est pourquoi, malgré vous, vous êtes pleins d'ennuis. Qui suis-je maintenant, moi qui parle ? Je suis Un vieux homme qui va sur la route. On l'arrête. Entrez ; il parle, il dit son avis sur la fête ; Rien de plus. Rois, je suis cet horrible inconnu Qu'on nomme le passant et le premier venu ; Je suis la grande voix du dehors ; et les choses Que je dis, et qui font blêmir vos fronts moroses, Sont celles qu'à vos pieds tout un peuple vivant Rêve et pense, et qu'emporte au fond des cieux le vent. Car lorsque je disais que les âmes sont mortes, Tout à l'heure, et que rien ne remue à vos portes, Et que la lâcheté publique a fait la paix Avec votre infamie, ô rois, je me trompais. Non, Rome vit dans Rome, et l'eau bout dans le vase. Mais à mon âge on peut broncher dans une phrase ; Faire erreur sur un mot n'est rien ; l'essentiel C'est d'être une âme honnête et droite sous le ciel. Donc, le moment approche où la grappe, étant mûre, Tombera. L'heure vient. - Mais j'entends qu'on murmure. Est-ce que par hasard ils ont imaginé Ces princes, ces bandits compagnons d'un damné, Ces gangrenés du mal, ces rois en qui suppure Toute l'abjection de notre époque impure, Que j'étais un soldat de l'humeur des valets ; Qu'en me disant : parlez, vous qui passez ! j'allais Avec la flatterie, immonde et vil dictame, Panser complaisamment l'ulcère de leur âme ; Que moi, le vieux pisan, je courberais le front, Et qu'ils pourraient, étant les malheureux qu'ils sont, Ce Ranuce, ce Jean, ce Ratbert, cet Alonze, Faire sucer leur plaie à la bouche de bronze ! Pour adorer Ratbert il faut être Ratbert ; Pour admirer Ranuce en perfidie expert Et Jean l'homme du meurtre, il faudrait que je n'eusse Pas plus de coeur que Jean ni d'âme que Ranuce. Oh ! laissez-moi cacher mon front sous mon manteau. Quand me descendra-t-on dans le Campo-Santo, Avec les trépassés augustes qu'on oublie, Avec les chevaliers de la vieille Italie, Loin des vivants, parmi les spectres d'Orcagna ! Pourquoi faut-il qu'à ceux que la guerre épargna La mort vienne si tard, hélas ! menant en laisse Ces deux chiens monstrueux, la honte et la vieillesse ! Ah ! jeunes gens ! les ans font plier mes genoux. Je suis triste jusqu'à la haine devant vous ! Ah ! la décrépitude à l'opprobre ressemble ! Le dedans reste ferme ; hélas, le dehors tremble. Nous avons beau flétrir ces nouveaux arrivants, Nous ne pouvons punir ; nous ne sommes vivants Que juste ce qu'il faut pour endurer l'offense. Qu'il est dur de rentrer dans la mort par l'enfance ! Ah ! c'est un grand malheur et c'est un grand dépit D'être encore lion quand le renard glapit, D'entendre les chacals et les bêtes funèbres Faire leur fête horrible au milieu des ténèbres, Et de ne pouvoir pas, étant malade et vieux, Secouer sa crinière énorme jusqu'aux cieux ! Je vois ce qui s'écroule et je vois ce qui monte, Ruine de la gloire et croissance de honte, Et j'ouvre avec regret mes vieux yeux assoupis. Et si je vais trop loin dans mes discours, tant pis ! Car je n'ai pas le temps de prendre des mesures Du degré de respect qu'on doit à vos masures, À vos tours, à vous, sire, et de la quantité De mépris qui convient à votre majesté. Ô misère, pendant que tout entiers vous êtes Aux plaisirs, aux chansons, aux bals, aux coupe-têtes, Aux meurtres, aux festins abjects, aux jeux brutaux, Aux piéges qu'on se tend de châteaux à châteaux, Ceux-ci pillant ceux-là, ceux-là tondant les autres, Les plus sanglants disant tout bas des patenôtres, Sournois, ayant toujours votre ami pour danger ; Pendant que vous passez votre temps à manger, À vous soûler de vin et d'horreurs inconnues, Regardant l'impudeur des femmes presque nues, Contemplant aux miroirs vos malsaines pâleurs, Vous parfumant de musc, vous couronnant de fleurs, Et des gens que j'ai dit grossissant les prébendes, Hélas ! les sarrasins du Fraxinet, par bandes, Infestent la Provence et le bas Dauphiné ; Humbert, dauphin de Vienne, est chez lui confiné ; Personne ne défend la marche occidentale Où la cavalerie espagnole s'installe, Et je ne sache pas qu'un comte ou qu'un marquis S'en montre curieux et qu'on se soit enquis De quels Guadalquivirs et de quelles Navarres Sortent ces catalans et ces almogavares. Partout l'étranger vient et de Naple aux Grisons Montre sa pique au bord de nos noirs horizons. Chocs, alertes, assauts, invasions soudaines ; Ils viennent de Nubie, ils viennent des Ardennes. Au duc Welf qui, lassé de ne voir ni vaillant, Ni prince devant lui, vous regarde en bâillant, Quel bras opposez-vous, dites ? Quel capitaine Aux usurpations des tyrans d'Aquitaine ? Une maille de moins défait tout le tricot ; Vous n'avez plus le Var, vous n'avez plus l'Escaut. Chaque passant arrache au vieux temple une brique. Abraham, empereur des maures en Afrique, Laissant derrière lui les royaumes penchés Et saignants, et les champs de cadavres jonchés, Approche, et le voilà qui touche à l'Italie ; Nos murs, dont le drapeau frissonnant se replie, Chancellent, et déjà sur leur morne blancheur Nous pouvons voir grandir l'ombre de ce faucheur. Du sud accourt le nègre, et du nord vient le singe ; Les huns sortent velus des forêts de Thuringe ; Le spectre d'Alaric rôde et sonne du cor ; Les vieilles nations vandales sont encor À nos portes, grinçant les dents et hurlant toutes, Dans la Souabe, pays fauve et qui n'a pour routes Que des sentiers perdus dans le sombre des bois. L'empereur grec pâlit dans Byzance aux abois ; Son armée est sans duc, sa flotte est sans drungaire ; Pas d'hommes, pas d'argent ; comment faire la guerre ? Toute la chrétienté le laisse sans appui ; Ce livide Andronic, entre les turcs et lui, N'a plus qu'un bras de mer de deux milles de large ; Ce césar plie au poids du monde qui le charge ; Du toit de son palais, il voit à l'orient Les barbares tirer leurs sabres en riant ; Son fils, Kyr Michaël, craint de livrer bataille. Ici, quels chefs a-t-on ? qui ? de la valetaille. Car vous n'obéissez qu'à plus petit que vous ; Vous avez l'orgueil bas ayant le coeur jaloux. Princes, l'infirmité de ce croulant empire, C'est que toujours le moindre est choisi par le pire ; Le cul-de-jatte est duc dans le camp des goîtreux. Quant aux moines à casque, ils se battent entre eux, Au lieu de s'occuper de notre délivrance. Villiers de l'Ile-Adam, de la langue de France, Guerroie Ugoccion, grand maître des portiers. Une gorgone sort de tous ces bénitiers ; Et le pape à servir des messes utilise Azon cinq, général des troupes de l'église. Le peu qui nous restait des bons vieux généraux Meurt de votre dédain aidé de vos bourreaux ; On oublie à Final don Fabrice, on expulse Roger, on met au ban de l'empire Trivulce ; Et l'ennemi s'avance, et vous n'avez plus là Bélisaire pour faire échec à Totila. Tout le vieux fer romain n'est plus que de la rouille. Deux femmes autrefois qui filaient leur quenouille, Voyant que l'étranger enjambait le fossé, Ont crié : guerre ! et pris la pique, et l'ont chassé ; Ces deux femmes, c'étaient, autant qu'il m'en souvienne, Auxilia de Nice, et Mahaud d'Albon-Vienne. Fils de ces femmes-là qui battaient vos vainqueurs, Vous avez hérité des fuseaux, non des coeurs. Déserteurs du pays, oppresseurs de l'empire, Le peuple est stupéfait et ne sait plus que dire Dans le saisissement de votre lâcheté. Que reste-t-il du ciel, rois, le soleil ôté, Et de la terre, hélas ! l'Italie éclipsée ? Voilà. Je vous ai dit à peu près ma pensée. * Elciis s'arrêtant, car le jour était chaud, Dit : Je voudrais dormir. L'empereur dit : Bientôt. IV LE QUATRIÈME JOUR DIEU Le maître est insensé de peser ce qu'il pèse, Et, parce qu'on se tait, de croire qu'on s'apaise. Princes, sachez-le bien. Les hommes d'autrefois Valaient mieux paysans que vous ne valez rois ; La clarté de leurs yeux gêne vos regards traîtres. Leurs pieds font en marchant un bruit de pas d'ancêtres. Quand, survenant du fond du vieil honneur lointain, Un d'eux entre chez vous à l'heure du festin, Il sent frémir autour de ses talons sévères Le tremblement des coeurs, des glaives, et des verres. Oui, vous êtes les nains d'un temps chétif et laid ; Que le plus grand de vous mette mon gantelet, Je gage que son poing entrera dans le pouce. Au rebours de l'honneur le vil instinct vous pousse. Nous sommes les vaillants ; vous, vos morts même ont peur ; L'angoisse d'un coeur faux et d'un esprit trompeur Fait grelotter vos os ; si bien que nos natures Se distinguent encor jusqu'en nos pourritures ; Vous êtes les petits et nous sommes les bons ; Et lorsque vous tombez, et lorsque nous tombons, La mort montre, parmi les broussailles farouches, Nos cadavres aux loups, et les vôtres aux mouches. Les signes de ce temps, les voici : des clairons, Des femmes dans les camps, des plumes sur les fronts, Des carnavals durant la moitié de l'année, Une jeunesse folle au plaisir acharnée, Joyeuse ; et la rougeur sinistre des vieillards. Quand deux pères rôdant le soir dans les brouillards Se rencontrent non loin de vos éclats de rire, Ils passent sans lever les yeux et sans rien dire. Spectacle ténébreux qu'un peuple décroissant ! Même quand tous sont là, l'on sent quelqu'un d'absent ; C'est l'âme, c'est l'esprit sacré, c'est la patrie. Une foule avilie, une race flétrie Perd sa lumière ainsi qu'un bois mort perd sa fleur. Que ce soit l'Italie ajoute à ma douleur. La chose est surprenante et triste que des traîtres, Des coquins, généraux de moines et de reîtres, Puissent rapetisser lentement dans leur main Un peuple, quand ce peuple est le peuple romain. En lisant aux enfants l'histoire d'Agricole Ou de Cincinnatus, les vieux maîtres d'école S'arrêtent et n'ont pas la force d'achever. Hélas, on voit encor les astres se lever, L'aube sur l'Apennin jeter sa clarté douce, L'oiseau faire son nid avec les brins de mousse, La mer battre les rocs dans ses flux et reflux, Mais la grandeur des coeurs c'est ce qu'on ne voit plus. Ne croyez pas pourtant que je me décourage. Je ne fais pas ici le bruit d'un vent d'orage Pour n'aboutir qu'au doute et qu'à l'accablement. Non, je vous le redis, sire, le grand dormant S'éveillera ; non, non, Dieu n'est pas mort, ô princes. Le peuple ramassant ses tronçons, ses provinces, Tous ses morceaux coupés par vous, pâle, effrayant, Se dressera, le front dans la nuée, ayant Des jaillissements d'aube aux cils de ses paupières ; Tout luira ; le tocsin sonnera dans les pierres ; Tout frémira, du cap d'Otrante au mont Ventoux ; L'Italie, ô tyrans, sortira de vous tous. De votre monstrueuse et cynique mêlée Elle s'évadera, la belle échevelée, En poussant jusqu'au ciel ce cri : la liberté ! Le vieil honneur tient bon et n'a pas déserté. Pour ouvrir dans la honte ou la roche une issue, Il suffit d'un coup d'âme ou d'un coup de massue. Tous les peuples sont vrais, même les plus niés. Vous vous tromperiez fort si vous imaginiez Que Dieu permet aux rois, conseillés par le prêtre, D'éteindre la lumière auguste, et qu'il peut être Au pouvoir de quelque homme ici-bas que ce soit De le vaincre, et d'aller aux cieux tuer le droit. Régnez, frappez, soyez mauvais, faites des fautes, Faites des crimes, soit ; il est des lois très hautes. Les flots sont doute, erreur, trouble ; le fond est sûr. Sachez-le, rois d'en bas, pour que ce globe obscur, Création fatale et sainte, rayonnante, Puis lugubre, et de tant de souffles frissonnante, Ne soit pas, dans l'horreur de l'abîme ignoré, Comme un sombre navire errant désemparé, Rois, afin que la vie, et l'être, et la nature, Restent et n'aillent pas se perdre à l'aventure Dans le morne océan du mystère inconnu, Par quatre chaînes d'or le monde est retenu ; Ces chaînes sont : Raison, Foi, Vérité, Justice ; Et l'homme, en attendant que la mort l'engloutisse, Pèse sur l'infini, sur Dieu, sur l'univers, Et s'agite, et s'efforce, orageux, noir, pervers, Avec ses passions folles ou criminelles, Sans pouvoir arracher ces ancres éternelles ? * Les yeux sous les sourcils, l'empereur très clément Et très noble écouta l'homme patiemment, Et consulta des yeux les rois ; puis il fit signe Au bourreau, qui saisit la hache. - J'en suis digne, Dit le vieillard, c'est bien, et cette fin me plaît. - Et calme il rabattit de ses mains son collet, Se tourna vers la hache, et dit : - Je te salue. Maîtres, je ne suis point de la taille voulue, Et vous avez raison. Vous, princes et vous, roi, J'ai la tête de plus que vous, ôtez-la-moi. XXI Le Cycle pyrénéen GAÏFFER-JORGE DUC D'AQUITAINE Au bas d'une muraille on ouvre une tranchée. Les travailleurs, bras nus et la tête penchée, Vont et viennent, fouillant dans l'obscur entonnoir ; Sous la pioche, pareille au bec d'un oiseau noir, Le rocher sonne, ainsi que le fer dans la forge ; Dur labeur. Gaïffer, qu'on appelle aussi Jorge, Fait creuser un fossé large et profond autour De son donjon, palais de roi, nid de vautour, Forteresse où ce duc, voisin de la tempête, Habite, avec le cri des aigles sur sa tête ; On éventre le mont, on défonce le champ ; - Creusez ! creusez ! dit-il aux terrassiers, piochant De l'aube jusqu'à l'heure où le soleil se couche, Je veux faire à ma tour un fossé si farouche Qu'un homme ait le vertige en regardant au fond. - On creuse, et le travail que les ouvriers font Trace au pied des hauts murs un tortueux cratère ; Il descend chaque jour plus avant dans la terre ; Un terrassier parfois dit : - Seigneur, est-ce assez ? Et Gaïffer répond : - Creusez toujours, creusez. Je veux savoir sur quoi ma demeure est bâtie. Qu'est-ce que Gaïffer ? La fauve dynastie Qu'installa, sous un dais fait d'une peau de boeuf, Le patrice Constance en quatre-cent-dix-neuf, Reçut de Rome en fief la troisième Aquitaine. Aujourd'hui Gaïffer en est le capitaine. De Bayonne à Cahors son pouvoir est subi ; Les huit peuples qui sont à l'orient d'Alby, Les quatorze qui sont entre Loire et Garonne, Sont comme les fleurons de sa fière couronne ; Auch lui paie un tribut ; du Tursan au Marsan Il reçoit un mouton de chaque paysan ; Le Roc-Ferrat, ce mont où l'on trouve l'opale, Saint-Sever sur l'Adour, Aire l'épiscopale, Sont à lui ; son état touche aux deux océans ; Le roi de France entend jusque dans Orléans Le bruit de son épée aiguisée et fourbie Aux montagnes d'Irun et de Fontarabie ; Gaïffer a sa cour plénière de barons ; La foule, autour de lui, se tait et les clairons Font un sinistre éclat de triomphe et de fête ; Au point du jour, sa tour, dont l'aube teint le faîte, Noire en bas et vermeille en haut, semble un tison Qu'un bras mystérieux lève sur l'horizon ; Gaïffer-Jorge est prince, archer et chasseur d'hommes ; On le trouve très-grand parmi ses majordomes, Ses baillis font sonner sa gloire, et ses prévôts Sont plus qu'à Dieu le père à Gaïffer dévots. Seulement, il a pris, pour élargir sa terre, Aux infants d'Oloron leur ville héréditaire ; Mais ces infants étaient de mauvaise santé, Et si jeunes que c'est à peine, en vérité, S'ils ont su qu'on changeait leur couronne en tonsure ; De plus son amitié n'est pas toujours très-sûre ; Il a, pour cent francs d'or, livré son maître Aymon Au noir Miramolin, Hécuba-le-démon ; Aymon, ce chevalier dont tout parlait naguère, Avait instruit le duc Gaïffer dans la guerre, Aymon était un fier et bon campéador, Mais Gaïffer était sans le sou, cent francs d'or Font cent mille tomans, et son trésor étique Avait besoin d'un coup de grande politique ; Par la vente d'Aymon il a réalisé De quoi pouvoir donner un tournoi, l'an passé, Et bien vivre, et jeter l'argent par la fenêtre ; La grandeur veut le faste, il ne convient pas d'être À la fois duc superbe et prince malaisé ; Enfin on dit qu'un soir il a, chasseur rusé, Conduit, tout en riant, au fond d'une clairière, Son frère Astolphe, et l'a poignardé par derrière ; Mais ils étaient jumeaux, Astolphe un jour pouvait Prétendre au rang ducal dont Jorge se revêt, Et pour la paix publique on peut tuer son frère. Étançonner le sable, ôter l'argile, extraire La brèche et le silex, et murer le talus, C'est rude. Après les huit premiers jours révolus : - Sire, ce fossé passe en profondeur moyenne Tous ceux de Catalogne et tous ceux de Guyenne, Dit le maître ouvrier, vieillard aux blancs cheveux. - Creusez ! répond le duc. Je vous l'ai dit. Je veux Voir ce que j'ai sous moi dans la terre profonde. - Huit jours encore on creuse, on sape, on fouille, on sonde ; Tout à coup on déterre une pierre, et, plus bas, Un cadavre, et le nom sur le roc : Barabbas. - Creusez, dit Jorge. - On creuse. Au bout d'une semaine Une autre pierre avec une autre forme humaine Perce l'ombre, affreux spectre au fond d'un trou hideux ; Et ce cadavre était le plus sombre des deux ; Une corde à son cou rampait ; une poignée De drachmes d'or sortait de sa main décharnée ; Sur la pierre on lisait : Judas. - Creusez toujours ! Allez ! creusez ! cria le duc du haut des tours. - Et le bruit du maçon que le maçon appelle Recommença ; la pioche et la hotte et la pelle Plongèrent plus avant qu'aucun mineur ne va. Après huit autres jours de travail, on trouva Soudain, dans la nuit blême où rien n'a plus de forme, Un squelette terrible, et sur son crâne énorme Quatre lettres de feu traçaient ce mot : Caïn. Les pâles fossoyeurs frémirent, et leur main Laissa rouler l'outil dans l'obscurité vide ; Mais le duc apparaît, noir sur le ciel livide : - Continuez, dit-il, penché sur le fossé, Allez ! - On obéit ; et l'un d'eux s'est baissé, Morne esclave, il reprend le pic pesant et frappe ; Et la roche sonna comme une chausse-trappe, Au second coup la terre obscure retentit ; Du trou que fit la pioche une lueur sortit, Lueur qui vint au front heurter la tour superbe, Et fit, sur le talus, flamboyer les brins d'herbe Comme un fourmillement de vipères de feu ; On la sentait venir de quelque horrible lieu ; Tout le donjon parut sanglant comme un mystère ; - Allez ! dit Jorge. - Alors on entendit sous terre Une lugubre voix qui disait : - Gaïffer, Ne creuse point plus bas, tu trouverais l'enfer. MASFERRER I NEUVIÈME SIÈCLE. - PYRÉNÉES. C'est un funeste siècle et c'est un dur pays. Oh ! que d'Herculanums et que de Pompéis Enfouis dans la cendre épaisse de l'histoire ! D'horribles rois sont là ; la montagne en est noire. Assistés au besoin par ceux du mont Ventoux, Ceux-ci basques, ceux-là catalans, méchants tous, Ils ont de leurs donjons couvert la chaîne entière ; Du pertuis de Biscaye au pas de l'Argentière, La guerre gronde, ouvrant ses gueules de dragon Sur toute la Navarre et sur tout l'Aragon ; Tout tremble ; pas un coin de ravine où ne grince La mâchoire d'un tigre ou la fureur d'un prince ; Ils sont maîtres des cols et maîtres des sommets. Ces pays garderont leurs traces à jamais ; La tyrannie avec le fer du glaive creuse Sur la terre sa forme et sa figure affreuse, Là ses dents, là son pied monstrueux, là son poing ; Linéaments hideux qu'on n'effacera point, Tant avec son épée impérieuse et dure Chaque despote en fait profonde la gravure ! Or jamais ces vieux pics pleins de tours, exhaussés De forts ayant le gouffre et la nuit pour fossés, N'ont paru plus mauvais et plus haineux aux hommes Que dans le siècle étrange et funèbre où nous sommes ; Ils se dressent, chaos de blocs démesurés ; Leur cime, par delà les vallons et les prés, Guette, gêne et menace, à vingt ou trente lieues, Les villes dont au loin on voit les flèches bleues ; De quelque chef de bande implacable et trompeur Chacun d'eux est l'abri redouté ; leur vapeur Semble empoisonner l'air d'un miasme insalubre ; Ils sont la vision colossale et lugubre ; La neige et l'ombre font, dans leurs creux entonnoirs, Des pans de linceuls blancs et des plis de draps noirs ; L'eau des torrents, éparse et de lueurs frappée, Ressemble aux longs cheveux d'une tête coupée ; Dans la brume on dirait que leurs escarpements Sont d'une boucherie encor tiède fumants ; Tous ces géants ont l'air de faire dans la nue Quelque exécution sombre qui continue ; L'air frémit ; le glacier peut-être en larmes fond ; Fatals, calmes, muets, et debout dans le fond De la place publique effrayante des plaines, Sur leurs vagues plateaux, sur leurs croupes hautaines, Ils ont tous le carré hideux des castillos, Comme des échafauds qui portent des billots. II TERREUR DES PLAINES Certes, c'est ténébreux ; et, devant deux provinces, Devant deux gras pays, un tel réseau de princes N'attache pas pour rien des mailles et des noeuds Et des fils aux pitons des pics vertigineux ; C'est dans un but qu'armés et tenant deux rivages, D'affreux chefs, hérissés de couronnes sauvages, Barrant l'isthme espagnol de l'une à l'autre mer, Aux pointes des granits, dans le vent, dans l'éclair, Sur la montagne d'ombre et d'aurore baignée, Accrochent cette toile énorme d'araignée. Comme en Grèce jadis les chefs thessaliens, Ils tiennent tout, la terre et l'homme, en leurs liens ; Pas une triste ville au loin qui ne frissonne ; Vaillante, on la saccage, et lâche, on la rançonne ; Pour dernier mot le meurtre ; ils battent sans remord Monnaie à l'effigie infâme de la mort ; Ils chassent devant eux les blêmes populaces, Ils sont les grands marcheurs de nuit, rasant les places, Brisant les tours, du mal et du crime ouvriers, Et de la chèvre humaine effrayants chevriers. Être le centre où vient le butin, où ruisselle Un torrent de bijoux, de piastres, de vaisselle ; Se faire d'un pays une proie, arrachant Les blés au canton riche et l'or au bourg marchand, C'est beau ; voilà leur gloire. Et c'est leur fait, en outre, Quand de quelque chaumière on voit fumer la poutre, Ou quand, vers l'aube, on trouve un pauvre homme dagué, Nu, sanglant, dans le creux d'un bois, au bord d'un gué ; Le vol des routes suit le pillage des villes ; Car la chose féroce amène aux choses viles. L'été, la bande met à profit la douceur De la saison, voyant dans l'aurore une soeur, Prenant les plus longs jours pour sa sanglante escrime, Et donnant à l'azur un rôle dans le crime ; Juin radieux consent à la complicité ; C'est l'instant d'appliquer l'échelle à la cité ; C'est le moment de battre une muraille en brèche ; L'air est tiède, la nuit vient tard, la terre est sèche, La mousse pour dormir fait le roc moins rugueux ; Comme le tas de fleurs cache le tas de gueux ! Le bruit des pas s'efface au bruit de la cascade ; La feuille traître accueille et couvre l'embuscade, L'églantier, pour le piége épaissi tout exprès, Semble ami du sépulcre autant que le cyprès ; Aussi, jusqu'à l'hiver, - quoique janvier lui-même Parfois aux attentats prête sa clarté blême, - Ce ne sont que combats, assauts et coups de main. Dès que l'hiver décline, et quand le pont romain, Le sentier, le ravin que les brises caressent, Sous la neige qui fond vaguement reparaissent, Quand la route est possible à des pas hasardeux, Tous ces aventuriers s'assemblent chez l'un d'eux, Noirs, terribles, autour d'un âtre où flambe un chêne, Ils construisent leurs plans pour la saison prochaine ; Ils conviennent d'aller à trois, à quatre, à dix, Font quelques mouvements d'ours encore engourdis, Et préparent les vols, les meurtres, les descentes ; Tandis que les oiseaux, sous les feuilles naissantes, Joyeux, sentant venir les souffles infinis, Commencent à choisir des mousses pour leurs nids. À quoi bon ta splendeur, ô sereine nature, Ô printemps refaisant tous les ans l'ouverture Du mystérieux temple où la lumière éclot ? À quoi bon le torrent, le lac, le vent, le flot ? À quoi bon le soleil, et les doux mois propices Semant à pleines mains les fleurs aux précipices, Les sources et les prés et les oiseaux divins ? À quoi bon la beauté charmante des ravins ? La fierté du sapin, la grâce de l'érable, Ciel juste ! à quoi bon ? l'homme étant un misérable, Et mettant, lui qui rampe et qui dure si peu, Le masque de l'enfer sur la face de Dieu ! Hélas, hélas, ces monts font peur ! leurs fondrières D'un bastion géant semblent les meurtrières ; Du crime qui médite ils ont la ride au front. Malheur au peuple, hélas, lorsque l'ombre du mont Tombe sur les forêts ombre de forteresse ! III LES HAUTES TERRES N'importe, loin des forts dont l'aspect seul oppresse, Quand on peut s'enfoncer entre deux pans de rocs, Et, comme l'ours, l'isard et les puissants aurochs, Entrer dans l'âpreté des hautes solitudes, Le monde primitif reprend ses attitudes, Et, l'homme étant absent, dans l'arbre et le rocher On croit voir les profils d'infini s'ébaucher. Tout est sauvage, inculte, âpre, rauque ; on retrouve La montagne, meilleure avec son air de louve Qu'avec l'air scélérat et pensif qu'elle prend Quand elle prête au mal son gouffre et son torrent, S'associe aux fureurs que la guerre combine, Et devient des forfaits de l'homme concubine. Grands asiles ! le gave erre à plis écumants ; La sapinière pend dans les escarpements ; Les églises n'ont pas d'obscurité qui vaille Ce mystère où le temps, dur bûcheron, travaille ; Le pied humain n'entrant point là, ce charpentier Est à l'aise, et choisit dans le taillis entier ; On entend l'eau qui roule, et la chute éloignée Des mélèzes qu'abat l'invisible cognée. L'homme est de trop ; souillé, triste, il est importun À la fleur, à l'azur, au rayon, au parfum ; C'est dans les monts, ceux-ci glaciers, ceux-là fournaises, Qu'est le grand sanctuaire effrayant des genèses ; On sent que nul vivant ne doit voir à l'oeil nu, Et de près, la façon dont s'y prend l'Inconnu, Et comment l'être fait de l'atome la chose ; La nuée entre l'ombre et l'homme s'interpose ; Si l'on prête l'oreille on entend le tourment Des tempêtes, des rocs, des feux, de l'élément, La clameur du prodige en gésine, derrière Le brouillard, redoutable et tremblante barrière ; L'éclair à chaque instant déchire ce rideau. L'air gronde. Et l'on ne voit pas une goutte d'eau Qui dans ces lieux profonds et rudes s'assoupisse, Ayant, après l'orage, affaire au précipice ; Selon le plus ou moins de paresse du vent, Les nuages tardifs s'en vont comme en rêvant, Ou prennent le galop ainsi que des cavales ; Tout bourdonne, frémit, rugit ; par intervalles Un aigle, dans le bruit des écumes, des cieux, Des vents, des bois, des flots, passe silencieux. L'aigle est le magnanime et sombre solitaire ; Il laisse les vautours s'entendre sur la terre, Les chouettes en cercle autour des morts s'asseoir, Les corbeaux se parler dans les plaines le soir ; Il se loge tout seul, et songe dans son aire, S'approchant le plus près possible du tonnerre, Dédaigneux des complots et des rassemblements. Il plane immense et libre au seuil des firmaments, Dans les azurs, parmi les profondes nuées, Et ne fait rien à deux que ses petits. Huées De l'abîme, fracas des rocs, cris des torrents, Hurlements convulsifs des grands arbres souffrants, Chocs d'avalanches, l'aigle ignore ces murmures. Donc, au printemps, réveil des rois ; trahisons mûres ; On parle, on va, l'on vient ; les guet-apens sont prêts ; Et les villes en bas, tremblantes, loin et près, Pansant leur vieille plaie, arrangeant leur décombre, Écoutent tous ces pas des cyclopes de l'ombre. Éternelle terreur du faible et du petit ! Qu'est-ce qu'ils font là-haut, ces rois ? On se blottit, On regarde quel point de l'horizon s'allume, On entend le bruit sourd d'on ne sait quelle enclume, On guette ce qui vient, surgit, monte ou descend ; Chaque ville en son coin se cache, frémissant Des flammèches que l'air et la nuée apportent Dans ce jaillissement d'étincelles qui sortent Du rude atelier, plein des souffles de l'autan, Où l'on forge le sceptre énorme de Satan. IV MASFERRER Or dans ce même temps, du Llobregat à l'Èbre, Du Tage au Cil, un nom, Masferrer, est célèbre ; C'est un homme des rocs et des bois, qui vit seul ; Il prend l'ombre des monts tragiques pour linceul ; Avant d'être avec l'arbre, il était avec l'homme ; Comme un loup refusant d'être bête de somme, Fauve, il s'est du milieu des vivants évadé, Au hasard, comme sort du noir cornet le dé ; Et maintenant il est dans la montagne immense ; Sa zone est le désert redoutable ; où commence La semelle des ours marquant dans les chemins Des espèces de pas horribles presque humains, Il est chez lui. Cet être a fui dès son jeune âge. De l'énormité sombre il est le personnage ; Il rit, ayant l'azur ; ses dents au lieu de pain Cassent l'amande huileuse et rance du sapin ; La montagne, acceptant cet homme sur les cimes, Trouve son vaste bond ressemblant aux abîmes, Sa voix, comme les bois et comme les torrents, Sonore, et de l'éclair ses yeux peu différents ; De sorte que ces monts et que cette nature Se sentent augmentés presque de sa stature. Il va du col au dôme et du pic au vallon. Le glissement n'est pas connu de son talon ; Sa marche n'est jamais plus altière et plus sûre Qu'au bord vertigineux de quelque âpre fissure ; Il franchit tout, distance, avalanches, hasards, Tempêtes, précédé d'une fuite d'isards ; Hier, il côtoyait Irun ; aujourd'hui l'aube Le voit se refléter dans le vert lac de Gaube, Chassant, pêchant, perçant de flèches les hérons, Ou voguant, à défaut de barque et d'avirons, Sur un tronc de sapin qui flotte et qu'il manoeuvre Avec le mouvement souple de la couleuvre. Il entre, apparaît, sort, sans qu'on sache par où. S'il veut un pont, il ploie un arbre sur le trou ; La façon dont il va le long d'une corniche Fait peur même à l'oiseau qui sur les rocs se niche. A-t-il apprivoisé la rude hostilité Du vent, du pic, du flot à jamais irrité, Et des neiges soufflant en livides bouffées ? Oui. Car la sombre pierre oscillante des fées Le salue ; il vit calme et formidable, ayant Avec la ronce et l'ombre et l'éclair flamboyant Et la trombe et l'hiver de farouches concordes. Armé d'un arc, vêtu de peaux, chaussé de cordes, Au-dessus des lieux bas et pestilentiels, Il court dans la nuée et dans les arc-en-ciels. Il passe sa journée à l'affût, l'arbalète Tendue à la cigogne, au gerfaut, à l'alète, Suit l'isard, ou, pensif, s'accoude aux parapets Des gouffres sur les lacs et les halliers épais, Et songe dans les rocs que le lierre tapisse, Tandis que cet enfer qu'on nomme précipice, Faisant vociférer l'eau dans le gave amer, Dans la forêt la terre et dans l'ouragan l'air, Emploie à blasphémer trois langues différentes. Avec leurs rameaux d'or et leurs fleurs amarantes, La lande et la bruyère au reflet velouté Lui brodent des tapis gigantesques l'été. Pour la terre, il s'éloigne, et, pour l'astre, il s'approche. Il avait commencé par bâtir sur la roche, À la mode des rois construisant des donjons, Un bouge qu'il avait couvert d'un toit de joncs, Ayant l'escarpement pour joie et pour défense ; Car l'abîme l'enivre, et depuis son enfance Qu'il erre plein d'extase et de sublime ennui, Il cherche on ne sait quoi de grand qui soit à lui Dans ces immensités favorables à l'aigle. L'ouragan emporta sa cabane. - Espiègle ! Dit l'homme, en regardant son vieux toit chassieux S'en aller à travers les foudres dans les cieux. À cette heure, parmi les crevasses bourrues Pleines du tournoiement des milans et des grues, Un repaire, ébauchant une ogive au milieu D'une haute paroi toute de marbre bleu, Souterrain pour le loup, aérien pour l'aigle, Est son gîte ; le houx, l'épi barbu du seigle, L'ortie et le chiendent encombrent l'antre obscur, Sorte de trou hideux dans un monstrueux mur ; Au-dessus du repaire, au haut du mur de marbre, Se tord et se hérisse une hydre de troncs d'arbre ; Cette espèce de bête immobile lui sert À retrouver sa route en ce morne désert ; On aperçoit du fond des solitudes vertes Ce noeud de cous dressés et de gueules ouvertes, Penché sur l'ombre, ayant pour rage et pour tourment De ne pouvoir jeter au gouffre un aboiement. L'antre est comme enfoui dans les ronces grimpantes ; Parfois, au loin, le pied leur manquant sur les pentes, Dans l'entonnoir sans fond des précipices sourds, Comme des gouttes d'encre on voit tomber les ours ; Le ravin est si noir que le vent peut à peine Jeter quelque vain râle et quelque vague haleine Dans ce mont, muselière au sinistre aquilon. Un titan enterré dont on voit le talon, Ce dur talon fendu d'une affreuse manière, Voilà l'antre. À côté de la haute tanière, Un gave insensé gronde et bave et croule à flots Dans le gouffre, parmi les pins et les bouleaux ; L'antre au bord du torrent s'ouvre sur l'étendue ; La chute est au-dessous. Quand la neige fondue Et la pluie ont grossi les cours d'eau, le torrent Monte jusqu'à la grotte, enflé, hurlant, courant, Terrible, avec un bruit d'horreur et de ravage, Et familièrement entre chez ce sauvage ; Et lui, laissant frémir les grands arbres pliés, Profite de l'écume et s'y lave les pieds. Dans un grossissement de brume et de fumée, Entouré d'un nuage obscur de renommée, Quoique invisible au fond de ses rocs, mais debout Dans son fantôme allant, venant, dominant tout, Cet homme s'aperçoit de très loin en Espagne. Chacun des rois a pris sa part de la montagne. Fervehan a Lordos, Bermudo Cauteretz ; Sanche a le Canigo, pic chargé de forêts Que blanchit du matin la clarté baptismale ; Padres a la Prexa, Juan tient le Vignemale ; Sforon est roi d'Urgel, Blas est roi d'Obité ; La part de Masferrer s'appelle Liberté. Pas un plus grand que lui sur ces monts ne se pose. Qu'est-ce que ce géant ? C'est un voleur. La chose Est simple ; tout colosse a toujours deux côtés ; Et les difformités et les sublimités Habitent la montagne ainsi que des voisines. Le prodige et le monstre ont les mêmes racines. Monstre, jusqu'où ? Jamais de pas vils et rampants ; Jamais de trahisons, jamais de guet-apens ; Masferrer attaquait tout seul des groupes d'hommes ; Au pâle rustre allant vendre au marché ses pommes, Il disait : Va ! c'est bien ! Il laissait volontiers Aux pauvres gens, tremblant la nuit dans les sentiers, Leur âne, leur cochon, leur orge, leur avoine ; Mais il se gênait moins avec le sac du moine ; Il n'écrasait pas tout dans ce qu'on nomme droit ; Si quelqu'un avait faim, si quelqu'un avait froid, Ce n'était pas son nom qui sortait de la plainte ; La malédiction, cette voix fauve et sainte, Ne le poursuivait point dans son farouche exil ; Aux actions des rois il fronçait le sourcil. Un jour, devant un fait lugubre et sanguinaire, - Ces hommes sont méchants, et plus qu'à l'ordinaire, Cria-t-il. A-t-il donc neigé rouge aujourd'hui ? - Les rois déshonoraient la montagne ; mais lui N'importunait pas trop l'ombre du grand Pélage. Voilà ce que disaient de lui dans le village Les pâtres de Héas et de l'Aquatonta. Du reste confiant et terrible. Il lutta Tout un jour contre un ours entré dans sa tanière ; L'ours, l'ayant habitée à la saison dernière, La voulait ; vers le soir l'ours fatigué râla. - Soit, nous continuerons demain matin. Dors là, Dit l'homme. Il ajouta : - Fais un pas ! je t'assomme ! Puis s'endormit. Au jour, l'ours, sans réveiller l'homme Et se souciant peu de la suite, partit. V LE CASTILLO Noir ravin. Hors un coin vivant où retentit Dans la forêt le son des buccins et des sistres, Tout est désert. Halliers, bruit de feuilles sinistres, Tristesse, immensité ; c'est un de ces lieux-là Où se trouvait Caïn lorsque Dieu l'appela. Le Caïn qui se cache en cette ombre est de pierre, C'est un donjon. Des gueux à la longue rapière Le gardent ; des soudards sur ses tours font le guet. Il date du temps rude où Rollon naviguait. À quelque heure du jour qu'on le voie, il effraie ; Quelque couleur qu'il prenne, il convient à l'orfraie ; S'il est noir, c'est la nuit ; s'il est blanc, c'est l'hiver. L'archer fourmille là comme au cercueil le ver. Dans la tour, une salle aux murailles très-hautes. Avec ses grands arceaux qui sont comme des côtes, Cette salle, où pétille un brasier frémissant, Écarlate de flamme, a l'air rouge de sang. Ouvrez Léviathan, ce sera là son ventre. Cette salle est un lieu de rendez-vous. Au centre, Autour d'un tréteau vaste où fument tous les mets, Perdrix, pluviers, chevreuils tués sur les sommets, Mouton d'Anjou, pourceau d'Ardenne ou de Belgique, Des hommes radieux font un groupe tragique ; Ces hommes sont assis, parlant, buvant, mangeant, Sur des chaires d'ivoire aux pinacles d'argent, Ou sur des fronts de boeuf entre les larges cornes ; Leur rire monstreux et fou n'a pas de bornes ; Leur splendeur est féroce, et l'on voit sortir d'eux Une sorte de lustre implacable et hideux ; Le noeud de perles sert d'agrafe aux peaux de bêtes ; Ils sont comme éblouis de guerre et de tempêtes ; Tous, le jeune homme blond et le vieillard barbu, Causent, chantent, beaucoup de vin chaud étant bu, De la fin du repas la nappe ayant les rides ; Chasseurs vertigineux ou bûcherons splendides, Chacun a sa cognée et chacun a son cor ; L'âtre fait flamboyer leurs torses couverts d'or ; La flamme empourpre, autour de la table fournaise, Ces hommes écaillés de lumière et de braise, Étranges, triomphants, gais, funèbres, vermeils ; D'un ciel qui serait tombe ils seraient les soleils. Ce sont les rois. Ce sont les princes de l'embûche Gigantesque où le Nord de l'Espagne trébuche, Les seigneurs du glacier, du pic et du torrent, Les vastes charpentiers de l'abattage en grand, Les dieux, les noirs souffleurs des trompes titaniques D'où sortent les terreurs, les fuites, les paniques. Germes du maître altier que l'avenir construit, Semences du grand trône encor couvert de nuit, Grains de ce qui sera plus tard le roi d'Espagne, Ils sont là. C'est Pancho que la crainte accompagne, Genialis, Sforon qu'Urgel a pour fardeau, Gildebrand, Égina, Pervehan, Bermudo, Juan, Blas-le-Captieux, Sanche-le-Fratricide ; Le vieux tigre, Vasco Tête-Blanche, préside. Près de lui, deux géants : Padres et Tarifet ; L'armure de ceux-ci, dans les récits qu'on fait, Avec le plomb bouillant de l'enfer est soudée, Et les clous des brassards sont longs d'une coudée. Au bas bout de la table est Gil, prince de Gor, En huque rouge avec la chapeline d'or. Cependant le haillon sur leur pourpre se fronce ; Ce sont des majestés qui marchent dans la ronce ; La montagne est là toute avec son fauve effroi ; Ils sont déguenillés et couronnés ; tel roi Qui commence en fleurons finit en alpargates. Vases, meubles, émaux, onyx, rubis, agates, Argenterie, écrins étincelants, rouleaux D'étoffes, se mêlant l'un à l'autre à longs flots, Tout ce qu'on peut voler, tout ce dont on trafique, Fait dans un coin un bloc lugubre et magnifique ; Rien n'y manque ; ballots apportés là d'hier, Joyaux de femme avec quelque lambeau de chair, Lourds coffres, sacs d'argent ; tout ce tas de décombres Qu'on appelle le tas de butin. Dans les ombres Marche et se meut l'armée horrible des sierras ; Secouant des tambours, courant, levant les bras, Des femmes, qu'effarouche une sombre allégresse, Avec des regards d'ange et des bonds de tigresse, Tâchant de faire choir les piastres de leur main À force de seins nus, de fard et de carmin, Dansent autour des rois, car ils sont les Mécènes De la jupe effarée et des groupes obscènes. Parmi ces femmes, deux, l'une grande aux crins blonds, L'autre petite avec des colliers de doublons, Toutes deux gitanas au flanc couleur de brique, Mêlent une âpre lutte au bolero lubrique ; La petite, ployant ses reins, tordant son corps, Rit et raille la grande, et la géante alors Se penche sur la naine avec gloire et furie, Comme une Pyrénée insulte une Asturie. La cheminée, où sont creusés d'étroits grabats, Remplit un pan de mur du haut jusques en bas ; On voit sur le fronton Saint George, et sur la plaque, Le combat d'un satyre avec un brucolaque. Autour de ces rois luit le pillage flagrant. Le deuil, les campagnards par milliers émigrant, La plaine qui frémit, l'horizon qui rougeoie, Les pueblos dévastés et morts, voilà leur joie. C'est de ces noirs seigneurs que la misère sort. Peut-être ce pays serait prospère et fort Si l'on pouvait ôter à l'Espagne l'épine Qu'elle porte au talon et qu'on nomme rapine. De ce dont ils sont fiers plus d'un serait honteux ; Ils sont grands sur un fond d'opprobre ; devant eux Des parfums allumés fument ; cet encens pue. Du reste, arceaux géants, colonnade trapue ; Des viandes à des crocs comme dans un charnier ; La même joie allant du premier au dernier ; Plus de cris que le soir au fond des marécages ; D'affreux chiens-loups gardant des captifs dans des cages ; Dans un angle un gibet ; partout le choc brutal Du palais riche, heureux, joyeux, contre l'étal. Les murs ont par endroits des trous où s'enracine Un poing de fer portant un cierge de résine. Vaguement écouté par Blas et Gildebrand, Un pâtre, près du seuil, sur le sistre vibrant, Chante des montagnards la féroce romance ; Et des trois madriers brûlant dans l'âtre immense Il sort tout un dragon de flamme, ayant pour frein Une chaîne liée à deux chenets d'airain. VI UNE ÉLECTION Cependant les voilà qui causent d'une affaire. Si grands qu'ils soient, la mort entre en leur haute sphère ; Guy, roi d'Oloron, veuf et sans enfants, est mort. À qui le mont ? à qui la ville ? à qui le fort ? Question. La querelle éclaterait. Mais Sanche : - Paix là ! l'heure est mauvaise et notre pouvoir penche ; Les villes contre nous font pacte avec les bourgs ; Les hommes des hameaux, des vignes, des labours, S'arment pour nous combattre, et la ligue est certaine Du comte de Castille et du duc d'Aquitaine. Est-ce en un tel moment qu'autour de nous groupés, Princes, nos ennemis vont nous voir occupés À nous mordre en rongeant un os dans la montagne ? Par Jésus ! les démons sont d'accord dans leur bagne ; Va-t-on se quereller entre rois dans les cieux ? - La dispute est un mal, dit Blas-le-Captieux, Qui la cherche est félon, qui l'accepte imbécile ; Mais comment s'accorder ? Sanche dit : - C'est facile. - Qui donc ferais-tu roi d'Oloron ? - Masferrer. Ce nom sur tous les fronts passa comme un éclair. - Mes frères, reprit Sanche, il faut songer aux guerres ; (Sanche, étant fratricide, aimait ce mot : mes frères.) Et, pardieu, mon avis, le voici : notre cor S'entendrait de plus loin et ferait mieux encor, Et la rumeur qui sort de nous dans la campagne Et la nuée, irait plus au fond de l'Espagne, Si Masferrer était élu roi d'Oloron, Et si, subitement, dans notre altier clairon Ce voleur engouffrait son souffle formidable. - Mais n'habite-t-il pas un antre inabordable ? - Puisqu'il l'aborde, lui ? - C'est juste. - Nous voulons, Dit Sanche, tout glacer sous nos rudes talons, Et jeter bas ce peuple et cette ligue infime. Il nous faut de la chute ; eh bien, prenons l'abîme ! Il nous faut de la glace ; eh bien, prenons l'hiver ! - Soit, cria Fervehan, nommons roi Masferrer. - J'y consens, dit Sforon, la bête est d'envergure. - Ce serait un roi, certe, et de haute figure, Ajouta Bermudo. - Le sanglier me plaît, Dit Juan. - Mais comme roi, seigneurs, est-il complet ? Dit Blas. On passe mal d'une bauge à la tente. - Qu'est-ce donc que tu veux de plus ? Je m'en contente, Hurla Gil. Je le prends avec ses marcassins, S'il en a. Ce serait, j'en jure par les saints, Quelque chose de grand, d'altier, de salutaire, Et d'égal à l'effet que ferait sur la terre, En s'y dressant soudain, l'ombre de Totila, Si l'on voyait un sceptre entre ces pattes-là ! Le vieux Vasco dressa sous le dais de sa chaire Son front blanc éclairé d'une blême torchère : - Il nous faut du renfort. Puisque nous en gagnons En étant de ce gueux quelconque compagnons, Amen, l'homme me va. J'accepte l'épousaille. Mais, princes, qui l'ira chercher dans sa broussaille ? - Deux d'entre nous. - C'est dit. Et le sort désigna Le roi Genialis et le duc Agina. VII LES DEUX PORTE-SCEPTRE Un torrent effréné roule entre deux falaises ; À droite est l'antre ; à gauche, au milieu des mélèzes, Un dur sentier fait face au terrier du bandit, Mince corniche au flanc du roc ; l'eau qui bondit, L'affreux souffle sortant du gouffre, la colère D'un trou prodigieux et perpendiculaire, Séparent le sentier de l'antre. Pas de pont. Rien. La chute où l'écho tumultueux répond. Les antres, là, sont sûrs ; les abîmes les gardent ; Les deux escarpements ténébreux se regardent ; À peine, en haut, voit-on un frêle jour qui point. La fente épouvantable est étroite à ce point Qu'on pourrait du sentier parler à la caverne ; On cause ainsi d'un mur à l'autre de l'Averne. Un sentier, mais jamais de passants. Dans ces monts, Le sol n'est que granits, herbes, glaces, limons ; Le cheval y fléchit, la mule s'y déferre ; Tout ce que les deux rois envoyés purent faire, Ce fut de pénétrer jusqu'au rude sentier. Parvenus au tournant, où l'antre tout entier, Comme ces noirs tombeaux que les chacals déterrent, Lugubre, apparaissait, les deux rois s'arrêtèrent. Le bandit, que les rois apercevaient dedans, Raccommodait son arc, coupait avec ses dents Les noeuds, de peur qu'un fil sur le bois ne se torde, Songeait, et par moments crachait un bout de corde. L'eau du gave semblait à la hâte s'enfuir. L'homme avait à ses pieds un vieux carquois de cuir Plein de ces dards qui font de loin trembler la cible. On voyait dans un coin sa femelle terrible. Une pierre servait à ce voleur de banc. Alors, haussant la voix, car le gave en tombant Faisait le bruit d'un buffle échappé de l'étable, L'un des deux rois cria dans l'antre redoutable : - Salut, homme, au milieu des gouffres ! Devant toi Tu vois Agina, duc, et Genialis, roi ; Nous sommes envoyés par Vasco Tête-Blanche, Fervehan, Gildebrand, don Blas, don Juan, don Sanche, Gil, Bermudo, Sforon, et je te dis ceci De la part de ceux-là qui sont des rois aussi : On te donne Oloron, ville dans la montagne, Sois l'un de nous ; sois roi ; viens ; le sceptre se gagne, Tu l'as gagné. Nous rois, nous venons te chercher. Un fils comme toi peut, du haut de son rocher, Entrer parmi les rois de plain-pied, sans démence ; C'est à ta liberté que le trône commence. Règne sur Oloron et sur vingt bourgs encor. Tu mettras sur ta tête une tiare d'or, Et ce qu'on nomme vol se nommera conquête ; Car rien n'est crime et tout est vertu, sur le faîte ; Et ceux qui t'appelaient bandit, t'adoreront. Viens, règne. Nous avons des couronnes au front, Des draps d'or et d'argent à dix onces la vare, Des châteaux, des pays, l'Aragon, la Navarre, Des femmes, des banquets, le monde à nos genoux ; Prends ta part. Tout cela t'appartient comme à nous. Entre dans le palais et sors de la tanière, Remplace le nuage, ami, par la lumière ; Quitte ta nuit, ton roc, ton haillon, ton torrent, Viens ; et sois comme nous un roi superbe et grand, N'ayant rien à ses pieds qui ne soit une fête. Viens. Sans lever les yeux et sans tourner la tête, Le bandit, sur son arc gardant toujours la main, Leur fit signe du doigt de passer leur chemin. LA PATERNITÉ Le père a souffleté le fils. Tous deux sont grands. Don Ascagne est le fils. Nager dans les torrents, Dompter l'ours, être un comte âpre et dur comme un rustre, Ce furent là les moeurs de son enfance illustre ; Il étonnait les monts où l'éclair retentit Par la grandeur des pas qu'il faisait tout petit ; Il risquait, par-dessus maint gouffre redoutable, Des sauts de chevrier, de l'air d'un connétable ; Il n'avait pas vingt ans qu'il avait déjà pris Tout le pays qui va d'Irun à Lojariz, Et Tormez, et Sangra, cité des sycomores, Et détruit sur les bords du Zaban cinq rois maures. Le père est Jayme ; il est plus formidable encor ; Tell eût voulu léguer son arc, Roland son cor, Hercule sa massue à ce comte superbe. Ce que le titan chauve est à l'archange imberbe, Don Jayme l'est à don Ascagne ; il a blanchi ; Il neige sur un mont qu'on n'a jamais franchi, Et l'âge atteint le front que nul roi n'a pu vaincre. La mer parfois s'arrête et se laisse convaincre Par la dune ou l'écueil, et s'abaisse et décroît, Mais Jayme n'a jamais reculé dans son droit Et toujours il a fait son devoir d'être libre ; Ses vieux monts qu'envieraient les collines du Tibre Sur l'horizon brumeux de loin sont aperçus, Et sa tour sur les monts, et son âme au-dessus. Jayme a chassé Kernoch, pirate de Bretagne. Il verrait Annibal attaquer sa montagne Qu'il dirait : me voilà ! rien ne le surprenant. Il habite un pays sauvage et frissonnant ; L'orage est éternel sur son château farouche ; Les vents dont un courroux difforme emplit la bouche Y soufflent et s'y font une âpre guerre entr'eux, Et sur ses tours la pluie en longs fils ténébreux Tombe comme à travers les mille trous d'un crible ; Jayme parfois se montre aux ouragans, terrible ; Il se dresse entre deux nuages entr'ouverts, Il regarde la foudre et l'autan de travers, Et fronce un tel sourcil que l'ombre est inquiète ; Le pâtre voit d'en bas sa haute silhouette Et croit que ce seigneur des monts et des torrents Met le holà parmi ces noirs belligérants. Sa tour est indulgente au lierre parasite. On a recours à lui quand la victoire hésite, Il la décide, ayant une altière façon De pousser l'ennemi derrière l'horizon ; Il ne permet aucun pillage sur ses terres ; Il est de ceux qui sont au clergé réfractaires ; Il est le grand rebelle et le grand justicier ; Il a la franchise âpre et claire de l'acier ; Ce n'est pas un voleur, il ne veut pas qu'on dise Qu'un noble a droit de prendre aux juifs leur marchandise ; Il jure rarement, donne de bons avis, Craint les femmes, dort vite, et les lourds ponts-levis Sont tremblants quand il bat leur chaîne à coups de hache ; Il est sans peur, il est sans feinte, il est sans tache, Croit en Dieu, ne ment pas, ne fuit pas, ne hait pas ; Les défis qu'on lui jette ont pour lui des appas ; Il songe à ses neveux, il songe à ses ancêtres ; Quant aux rois, que l'enfer attend, car ils sont traîtres, Il les plaint quelquefois et ne les craint jamais ; Quand la loyauté parle, il dit : Je me soumets ; Étant baron des monts, il est roi de la plaine ; La ville de la soie et celle de la laine, Grenade et Ségovie, ont confiance en lui. Cette gloire hautaine et scrupuleuse a lui Soixante ans, sans coûter une larme à l'Espagne. Chaque fois qu'il annonce une entrée en campagne, Chaque fois que ses feux, piquant l'horizon noir, Clairs dans l'ombre, ont couru de monts en monts le soir, Appels mystérieux flamboyant sur les cimes, Les tragiques vautours et les cygnes sublimes Accourent, voulant voir, quand Jayme a combattu, Les vautours son exploit, les cygnes sa vertu ; Car il est bon. Le fils n'est pas un chef vulgaire ; Mais le père a souvent pardonné dans la guerre, Ce qui fait que le père est le plus grand des deux. Ils tiennent Reuss, le mont Cantabre dépend d'eux, Ils habitent la case Arcol, tour féodale Faite par don Maldras qui fut un roi vandale, Sur un sommet jadis hanté par un dragon ; L'èbre est leur fleuve ; au temps des guerres d'Aragon, Ils ont bravé le roi de France Louis onze. Ascagne est fils de Jayme et Jayme est fils d'Alonze. Qu'est-ce qu'Alonze ? Un mort ; larve, ombre dans les vents, Fantôme, mais plus grand que ceux qui sont vivants. Il a fait dans son temps des choses inconnues, Et superbes ; parfois sa face dans les nues Apparaît ; c'est de lui que parlent les vieillards ; On l'aperçoit qui rêve au fond des noirs brouillards. Sa statue est au bas de la tour, dans la crypte, Assise sur sa tombe ainsi qu'un dieu d'Égypte, Toute en airain, énorme, et touchant au plafond ; Car les sépulcres sont ce que les morts les font, Grands si le mort est grand ; si bien que don Alonze Est spectre dans la brume et géant dans le bronze. Voilà quinze cents ans que le monde est chrétien ; Les fières moeurs s'en vont ; jadis le mal, le bien, Le bon, le beau vivaient dans la chevalerie ; L'épée avait fini par être une patrie ; On était chevalier comme on est citoyen ; Atteindre un juste but par un juste moyen, Être clément au faible, aux puissants incommode, Vaincre, mais rester pur, c'était la vieille mode ; Jayme fut de son siècle, Ascagne est de son temps. Les générations mêlent leurs pas flottants ; Hélas, souvent un père, en qui brûle une flamme, Dans son fils qui grandit voit décroître son âme. Jadis la guerre, ayant pour loi l'honneur grondeur Et la foi sainte, était terrible avec pudeur ; Les paladins étaient à leurs vieux noms fidèles ; Les aigles avaient moins de griffes et plus d'ailes ; On n'est plus à présent les hommes d'autrefois ; On ne voit plus les preux se ruer aux exploits Comme des tourbillons d'âmes impétueuses ; On a pour s'attaquer des façons tortueuses Et sûres, dont le Cid, certes, n'eût pas voulu, Et que dédaignerait le lion chevelu ; Jadis les courts assauts, maintenant les longs siéges ; Et tout s'achève, après les ruses et les piéges, Par le sac des cités en flammes sous les cieux, Et, comme on est moins brave, on est plus furieux ; Ce qui fait qu'aujourd'hui les victoires sont noires. Ascagne a désiré franchir des territoires D'Alraz, ville qui doit aux Arabes son nom ; Il a voulu passer, mais la ville a dit non ; Don Ascagne a trouvé la réponse incivile, Et, lance au poing, il a violé cette ville, Lui chevalier, risquant sa part de paradis, Laissant faire aux soldats des choses de bandits ; Ils ont enfreint les lois de guerre aragonaises ; Des enfants ont été jetés dans les fournaises ; Les noirs effondrements mêlés aux tourbillons Ont dévoré la ville, on a crié : Pillons ! Et ce meurtre a duré trois jours ; puis don Ascagne, Vainqueur, a ramené ses gens dans la montagne Sanglants, riants, joyeux et comptant des profits, Et c'est pourquoi le père a souffleté le fils. Alors le fils a dit : - Je m'en vais. L'ombre est faite Pour les fuites sans fond, et la forêt muette Est une issue obscure où tout s'évanouit. L'insulte est une fronde et nous jette à la nuit. J'ai droit à la colère à mon âge. L'offense, Tombant du père au fils, est la fin de l'enfance. Nul ne répond du gouffre, et qui s'en va, va loin. L'affront du père, ô bois, je vous prends à témoin, Suffit pour faire entrer le fils en rêverie. Quoi ! pour avoir senti gronder ma seigneurie Dans mon âme, devant des manants, pour avoir Ramené comme il sied des vassaux au devoir, Pour quelques vils bourgeois brûlés dans leurs masures, Comte, vous m'avez fait la pire des blessures, Et l'outrage est venu, seigneur, de vous à moi ; Et j'ai connu la honte et j'ai connu l'effroi ; La honte de l'avoir et l'effroi de le rendre ; Et jusqu'à ce moment nul ne m'eût fait comprendre Que je pusse rougir ou trembler. Donc, adieu. Le désert me convient, et l'âpreté du lieu, Quand la bête des bois devient haute et géante, N'est point à ses grands pas farouches malséante ; La croissance rend grave et sauvage l'oiseau ; Et l'habitude d'être esclave ou lionceau Se perd quand on devient lion ou gentilhomme ; L'aiglon qui grandit parle au soleil et se nomme Et lui dit je suis aigle, et, libre et révolté, N'a plus besoin de père ayant l'immensité. D'ailleurs qu'est-ce que c'est qu'un père ? La fenêtre Que la vie ouvre à l'âme et qu'on appelle naître Est sombre, et quant à moi je n'ai point pardonné À mon père le jour funeste où je suis né. Si je vis, c'est sa faute, et je n'en suis pas cause. Enfin, en admettant qu'on doive quelque chose À l'homme qui nous mit dans ce monde mauvais, Il m'a délié, soit, c'est fini, je m'en vais. Il n'est pas de devoir qu'un outrage n'efface ; J'ai désormais la nuit sinistre sur la face ; Il ne me convient plus d'être fils de quelqu'un. Je me sens fauve, et voir son père est importun. Je veux être altier, fier, libre, et je ne l'espère Que hors de toi, donjon, que hors de vous, mon père. Je vais dans la sierra que battent les éclairs ; Leur cime me ressemble ; un souffle est dans les airs, Il m'enlève. Je pars. Toute lumière est morte, Le désert s'ouvre ; et l'homme est bienvenu qui porte Chez des monts foudroyés un souvenir d'affront. - Et, cela dit, le fils s'en alla. L'homme est prompt ; Et nos rapidités, voix, colères, querelles, Vont au hasard, laissant de l'ombre derrière elles. Ce père aimait ce fils. Du haut de sa maison, Morne, et les yeux fixés sur le pâle horizon, Il regarda celui qui partait disparaître ; Puis, quand son fils se fut effacé, le vieux maître Descendit dans la crypte où son père dormait. Le crépuscule froid qu'un soupirail admet Éclairait cette cave, et la voûte était haute. Dans le profond sépulcre il entra comme un hôte. Au fond était assis le grand comte d'airain ; Et dans l'obscurité du blême souterrain, Brume livide où l'oeil par degrés s'habitue, Flottait le rêve épars autour d'une statue. Le colosse posait ses mains sur ses genoux. Il avait ce regard effrayant des yeux doux Qui peuvent foudroyer quand leur bonté se lasse. Le vague bruit vivant qui sur la terre passe, Chocs, rumeurs, chants d'oiseaux, cris humains, pas perdus, Voix et vents, n'étaient point dans cette ombre entendus, Et l'on eût dit que rien de ce que l'homme écoute, Chante, invoque ou poursuit, n'osait sous cette voûte Pénétrer, tant la tombe est un lieu qui se tait, Et tant le chevalier de bronze méditait. Trois degrés, que n'avait touchés nulle sandale, Exhaussaient la statue au-dessus de la dalle ; Don Jayme les monta. Pensif, il contempla Quelque temps la figure auguste assise là, Puis il s'agenouilla comme devant son juge ; Puis il sentit, vaincu, comme dans un déluge Une montagne sent l'ascension des flots, Se rompre en son vieux coeur la digue des sanglots, Il cria : - Père ! ah Dieu ! tu n'es plus sur la terre, Je ne t'ai plus ! Comment peut-on quitter son père ! Comme on est différent de son fils, ô douleur ! Mon père ! ô toi le plus terrible, le meilleur, Je viens à toi. Je suis dans ta sombre chapelle, Je tombe à tes genoux, m'entends-tu ? Je t'appelle. Tu dois me voir, le bronze ayant d'étranges yeux. Ah ! j'ai vécu ; je suis un homme glorieux, Un soldat, un vainqueur ; mes trompettes altières Ont passé bien des fois par-dessus des frontières ; Je marche sur les rois et sur les généraux ; Mais je baise tes pieds. Le rêve du héros C'est d'être grand partout et petit chez son père. Le père c'est le toit béni, l'abri prospère, Une lumière d'astre à travers les cyprès, C'est l'honneur, c'est l'orgueil, c'est Dieu qu'on sent tout près. Hélas ! le père absent c'est le fils misérable. Ô toi, l'habitant vrai de la tour vénérable, Géant de la montagne et sire du manoir, Superbement assis devant le grand ciel noir, Occupé du lever de l'aurore éternelle, Comte, baisse un moment ta tranquille prunelle Jusqu'aux vivants, passants confus, roseaux tremblants, Et regarde à tes pieds cet homme en cheveux blancs, Abandonné tout près du sépulcre, qui pleure, Et qui va désormais songer dans sa demeure, Tandis que les tombeaux seront silencieux Et que le vent profond soufflera dans les cieux. Mon fils sort de chez moi comme un loup d'un repaire. Mais est-ce qu'on peut être offensé par son père ? Ni le père, ni Dieu n'offensent ; châtier C'est aimer ; l'Océan superbe reste entier Quel que soit l'ouragan que les gouffres lui jettent, Et les sérénités éternelles n'admettent Ni d'affront paternel, ni d'outrage divin. Eh quoi, ce mot sacré, la source, serait vain ! Ne suis-je pas la branche et n'es-tu pas la tige ? Je t'aime. Un père mort, c'est, glorieux prodige, De l'ombre par laquelle on se sent soutenir. La beauté de l'enfance est de ne pas finir. Au-dessus de tout homme, et quoi qu'on puisse faire, Quelqu'un est toujours Dieu, quelqu'un est toujours père. Nous sommes regardés, dans l'âpre nuit du sort, Par des yeux qui se sont étoilés dans la mort. Que n'es-tu là, debout ! Comme tu serais maître, Seigneur, guide, gardien, juge ! Oh ! je voudrais être Ton esclave, t'offrir mon coeur, courber mon front, Et te sentir vivant, fût-ce par un affront ! Les avertissements des pères sont farouches Mais bons, et, quel que soit l'éclair dont tu me touches, Tout ce qui vient d'en haut par l'âme est accepté, Et le coup de tonnerre est un coup de clarté. Avoir son père, ô joie ! Ô géant d'un autre âge, Gronde, soufflète-moi, frappe-moi, sois l'outrage, Sois la foudre, mais sois mon père ! Sois présent À ma vie, à l'emploi que je fais de ton sang, À tous mes pas, à tous mes songes ! Que m'importe De n'être que le chien couché devant ta porte, Ô mon seigneur, pourvu que je te sente là ! Ah ! c'est vrai, soixante ans la montagne trembla Sous mes pas, et j'ai pris et secoué les princes Nombreux et noirs, sous qui râlaient trente provinces, Gil, Vermond, Araül, Barruza, Gaïffer, J'ai tordu dans mes poings tous ces barreaux de fer ; J'ai fait tomber du mur les toiles d'araignées, Les prêtres ; j'ai mon lot de batailles gagnées Comme un autre ; pourtant frappe-moi si j'ai tort ! Oui, mon épée est fière et mon donjon est fort, J'ai protégé beaucoup de villes orphelines, J'ai dans mon ombre un tas de tyrans en ruines, Je semble presque un roi tant je suis triomphant ; Et je suis un vieillard, mais je suis ton enfant ! Ainsi parlait don Jayme en ces caveaux funèbres À son père de bronze assis dans les ténèbres, Fantôme plein de l'âme immense des aïeux ; Et pendant qu'il parlait Jayme fermait les yeux ; Sa tête était posée, humble, et comme abattue, Sur les puissants genoux de la haute statue ; Et cet homme, fameux par tant d'altiers défis Et tant de beaux combats, pleurait ; l'amour d'un fils Est sans fond, la douleur d'un père est insondable ; Il pleurait. Tout à coup, - rien n'est plus formidable Que l'immobilité faisant un mouvement, Le farouche sépulcre est vivant par moment, Et le profond sanglot de l'homme le secoue, - Le vieux héros sentit un frisson sur sa joue Que dans l'ombre, d'un geste auguste et souverain, Caressait doucement la grande main d'airain. FIN DU TOME PREMIER Source: http://www.poesies.net