Les Contes De Jean De Lafontaine 1621-1695 Livre Premier Avertissement Figure uniquement dans les Nouvelles en vers tirées de Boccace et de L'Arioste. Librairie Claude Barbin 1665. Il a été supprimé ensuite. Les nouvelles en vers dont ce livre fait part au public, et dont l'une est tirée de l'Arioste, l'autre de Boccace, quoique d'un style bien différent, sont toutefois d'une même main. L'auteur a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer des contes. Il a cru que les vers irréguliers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette manière pourrait sembler la plus naturelle, et par conséquent la meilleure. D'autre part aussi le vieux langage, pour les choses de cette nature, a des grâces que celui de notre siècle n'a pas. Les Cent Nouvelles nouvelles, les vieilles traductions de Boccace et des Amadis, Rabelais, nos anciens poètes nous en fournissent des preuves infaillibles. L'auteur a donc tenté ces deux voies sans être encore certain laquelle est la bonne. C'est au lecteur à le déterminer là-dessus ; car il ne prétend pas en demeurer là, et il a déjà jeté les yeux sur d'autres nouvelles pour les rimer. Mais auparavant il faut qu'il soit assuré du succès de celles-ci, et du goût de la plupart des personnes qui les liront. En cela comme en d'autres choses, Térence lui doit servir de modèle. Ce poète n'écrivait pas pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un petit nombre de gens choisis ; il avait pour but, Populo ut placerent quas fecisset fabulas. Préface J'avais résolu de ne consentir à l'impression de ces contes, qu'après que j'y pourrais joindre ceux de Boccace, qui sont le plus à mon goût ; mais quelques personnes m'ont conseillé de donner dès à présent ; ce qui me reste de ces bagatelles ; afin de ne pas laisser refroidir la curiosité de les voir qui est encore en son premier feu. Je me suis rendu à cet avis sans beaucoup de peine ; et j'ai cru pouvoir profiter de l'occasion. Non seulement cela m'est permis mais ce serait vanité à moi de mépriser un tel avantage. Il me suffit de ne pas vouloir qu'on impose en ma faveur à qui que ce soit ; et de suivre un chemin contraire à celui de certaines gens qui ne s'acquièrent des amis que pour s'acquérir des suffrages par leur moyen ; créatures de la cabale, bien différents de cet Espagnol qui se piquait d'être fils de ses propres oeuvres. Quoique j'aie autant de besoin de ces artifices que pas un autre, je ne saurais me résoudre à les employer : seulement, je m'accommoderai, s'il m'est possible, au goût de mon siècle, instruit que je suis par ma propre expérience, qu'il n'y a rien de plus nécessaire. En effet on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de livres. Nous avons vu les Rondeaux, les Métamorphoses, les Bouts-rimés régner tour à tour : maintenant ces galanteries sont hors de mode, et personne ne s'en soucie : tant il est certain que ce qui plaît en un temps peut ne pas plaire en un autre. Il n'appartient qu'aux ouvrages vraiment solides, et d'une souveraine beauté, d'être bien reçus de tous les esprits, et dans tous les siècles, sans avoir d'autre passeport que le seul mérite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort éloignes d'un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. C'est ce que j'ai fait, ou que j'ai cru faire dans cette seconde édition, ou je n'ai ajouté de nouveaux contes, que parce qu'il m'a semblé qu'on était en train d'y prendre plaisir. Il y en a que j'ai étendus, et d'autres que j'ai accourcis ; seulement pour diversifier, et me rendre moins ennuyeux. On en trouvera même quelques- uns que j'ai prétendu mettre en épigrammes. Tout cela n'a fait qu'un petit recueil, aussi peu considérable par sa grosseur, que par la qualité des ouvrages qui le composent. Pour le grossir j'ai tiré de mes papiers je ne sais quelle Imitation des Arrêts d'amour, avec un fragment où l'on me raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Vénus, et celui que Mars et Vénus lui avaient fait. Il est vrai que ces deux pièces n'ont ni le sujet ni le caractère du tout semblables au reste du livre mais à mon sens elles n'en sont pas entièrement éloignées. Quoi que c'en soit, elles passeront : je ne sais même si la variété n'était point plus à rechercher en cette rencontre qu'un assortissement si exact. Mais je m'amuse à des choses auxquelles on ne prendra peut-être pas garde, tandis que j'ai lieu d'appréhender des objections bien plus importantes. On m'en peut faire deux principales : l'une que ce livre est licencieux ; l'autre qu'il n'épargne pas assez le beau sexe ! Quant à la première, je dis hardiment que la nature du conte le voulait ainsi ; étant une loi indispensable selon Horace, ou plutôt selon la raison et le sens commun, de se conformer aux choses dont on écrit. Or qu'il ne m'ait pas été permis d'écrire de celles-ci, comme tant d'autres l'ont fait, et avec succès, je ne crois pas qu'on le mette en doute : et l'on ne me saurait condamner que l'on ne condamne aussi l'Arioste devant moi, et les anciens devant l'Arioste. On me dira que j'eusse mieux fait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de les déguiser. Il n'y avait rien de plus facile ; mais cela aurait affaibli le conte, et lui aurait ôté de sa grâce. Tant de circonspection n'est nécessaire que dans les ouvrages qui promettent beaucoup de retenue dès l'abord, ou par leur sujet, ou par la manière dont on les traite. Je confesse qu'il faut garder en cela des bornes, et que les plus étroites sont les meilleures : aussi faut-il m'avouer que trop de scrupule gâterait tout. Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur que Virgile, ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contre les lois de la bienséance en prenant à tache de les observer. Car afin que l'on ne s'y trompe pas, en matière de vers et de prose, l'extrême pudeur et la bienséance sont deux choses bien différentes. Cicéron fait consister la dernière à dire ce qu'il est à propos qu'on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnes qu'on entretient. Ce principe une fois posé ce n'est pas une faute de jugement que d'entretenir les gens d'aujourd'hui de contes un peu libres. Je ne pèche pas non plus en cela contre la morale. S'il y a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression sur les âmes, ce n'est nullement la gaieté de ces contes ; elle passe légèrement : je craindrais plutôt une douce mélancolie, ou les romans les plus chastes et les plus modestes sont très capables de nous plonger, et qui est une grande préparation pour l'amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reproche que ce livre fait tort aux femmes ; on aurait raison si je parlais sérieusement ; mais qui ne voit que ceci est jeu, et par conséquent ne peut porter coup ? il ne faut pas avoir peur que les mariages en soient à l'avenir moins fréquents, et les maris plus fort sur leurs gardes. On me peut encore objecter que ces contes ne sont pas fondés, ou qu'ils ont partout un fondement aisé à détruire, enfin qu'il y a des absurdités, et pas la moindre teinture de vraisemblance. Je réponds en peu de mots que j'ai mes garants : et puis ce n'est ni le vrai ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c'est seulement la manière de les conter. Voilà les principaux points sur quoi j'ai cru être obligé de me défendre. J'abandonne le reste aux censeurs : aussi bien serait-ce une entreprise infinie que de prétendre répondre à tout. Jamais la critique ne demeure court, ni ne manque de sujets de s'exercer : quand ceux que je puis prévoir lui seraient ôtés, elle en aurait bientôt trouvé d'autres. Joconde Jadis régnait en Lombardie Un prince aussi beau que le jour, Et tel, que des beautés qui régnaient a sa cour La moitié lui portait envie, L'autre moitié brûlait pour lui d'amour. Un jour en se mirant : Je fais, dit-il, gageure Qu'il n'est mortel dans la nature Qui me soit égal en appas Et gage, si l'on veut, la meilleure province De mes états ; Et s'il s'en rencontre un, je promets foi de prince De le traiter si bien, qu'il ne s'en plaindra pas. À ce propos s'avance un certain gentilhomme D'auprès de Rome. " Sire, dit-il, si Votre Majesté Est curieuse de beauté, Qu'elle fasse venir mon frère ; Aux plus charmants il n'en doit guerre : Je m'y connais un peu ; soit dit sans vanité. Toutefois en cela pouvant m'être flatté, Que je n'en sois pas cru, mais les coeurs de vos dames : Du soin de guérir leurs flammes Il vous soulagera, si vous le trouvez bon : Car de pourvoir vous seul au tourment de chacune, Outre que tant d'amour vous serait importune, Vous n'auriez jamais fait, il vous faut un second. Là-dessus Astolphe répond (C'est ainsi qu'on nommait ce roi de Lombardie) : Votre discours me donne une terrible envie De connaître ce frère : amenez-le-nous donc. Voyons si nos beautés en seront amoureuses, Si ses appas le mettront en crédit : Nous en croirons les connaisseuses, Comme très bien vous avez dit. " Le gentilhomme part, et va quérir Joconde. (C'est le nom que ce frère avait). À la campagne il vivait, Loin du commerce et du monde. Marié depuis peu : content, je n'en sais rien. Sa femme avait de la jeunesse, De la beauté, de la délicatesse ; Il ne tenait qu'à lui qu'il ne s'en souvint bien. Son frère arrive, et lui fait l'ambassade ; Enfin il le persuade. Joconde d'une part regardait l'amitié D'un roi puissant, et d'ailleurs fort aimable ; Et d'autre part aussi, sa charmante moitié Triomphait d'être inconsolable, Et de lui faire des adieux À tirer les larmes des yeux. " Quoi tu me quittes, disait-elle, As-tu bien l'âme assez cruelle, Pour préférer à ma constante amour, Les faveurs de la cour ? Tu sais qu'à peine elles durent un jour ; Qu'on les conserve avec inquiétude, Pour les perdre avec désespoir. Si tu te lasses de me voir, Songe au moins qu'en ta solitude Le repos règne jour et nuit : Que les ruisseaux n'y font du bruit, Qu'afin de t'inviter à fermer la paupière. Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tes bois, Ces fertiles vallons, ces ombrages si cois, Enfin moi qui devrais me nommer la première : Mais ce n'est plus le temps, tu ris de mon amour Va cruel, va montrer ta beauté singulière, Je mourrai, je l'espère, avant la fin du jour. " L'histoire ne dit point, ni de quelle manière Joconde put partir, ni ce qu'il répondit, Ni ce qu'il fit, ni ce qu'il dit ; Je m'en tais donc aussi de crainte de pis faire. Disons que la douleur l'empêcha de parler ; C'est un fort bon moyen de se tirer d'affaire. Sa femme le voyant tout prêt de s'en aller, L'accable de baisers, et pour comble lui donne Un bracelet de façon fort mignonne ; En lui disant : " Ne le perds pas ; Et qu'il soit toujours a ton bras, Pour te ressouvenir de mon amour extrême : Il est de mes cheveux, je l'ai tissu moi- même ; Et voilà de plus mon portrait, Que j'attache a ce bracelet. " Vous autres bonnes gens eussiez cru que la dame Une heure après eut rendu l'âme ; Moi qui sais ce que c'est que l'esprit d'une femme, Je m'en serais a bon droit défié. Joconde partit donc ; mais ayant oublie Le bracelet et la peinture, Par je ne sais quelle aventure. Le matin même il s'en souvient. Au grand galop sur ses pas il revient, Ne sachant quelle excuse il ferait a sa femme : Sans rencontrer personne, et sans être entendu, Il monte dans sa chambre, et voit près de la dame Un lourdaud de valet sur son sein étendu. Tous deux dormaient : dans cet abord, Joconde Voulut les envoyer dormir en l'autre monde : Mais cependant il n'en fit rien ; Et mon avis est qu'il fit bien. Le moins de bruit que l'on peut faire En telle affaire, Est le plus sûr de la moitié. Soit par prudence, ou par pitié, Le Romain ne tua personne. D'éveiller ces amants, il ne le fallait pas, Car son honneur l'obligeait en ce cas, De leur donner le trépas. " Vis, méchante, dit-il tout bas ; À ton remords je t'abandonne. " Joconde là-dessus se remet en chemin, Rêvant à son malheur tout le long du voyage, Bien souvent il s'écrie, au fort de son chagrin : " Encor si c'était un blondin Je me consolerais d'un si sensible outrage ; Mais un gros lourdaud de valet ! C'est à quoi j'ai plus de regret : Plus j'y pense et plus j'en enrage. Ou l'Amour est aveugle, ou bien il n'est pas sage D'avoir assemblé ces amants. Ce sont, hélas ! ses divertissements ! Et possible est-ce par gageure Qu'il a causé cette aventure. " Le souvenir fâcheux d'un si perfide tour Altérait fort la beauté de Joconde : Ce n'était plus ce miracle d'amour Qui devait charmer tout le monde. Les dames, le voyant arriver à la cour, Dirent d'abord : " Est-ce là ce Narcisse Qui prétendait tous nos coeurs enchaîner ? Quoi ! le pauvre homme a la jaunisse ! Ce n'est pas pour nous la donner. À quel propos nous amener Un galant qui vient de jeûner La quarantaine ? On se fût bien passé de prendre tant de peine. " Astolphe était ravi ; le frère était confus, Et ne savait que penser là-dessus ; Car Joconde cachait avec un soin extrême La cause de son ennui. On remarquait pourtant en lui, Malgré ses yeux cavés, et son visage blême, De fort beaux traits ; mais qui ne plaisaient point, Faute d'éclat et d'embonpoint. Amour en eut pitié ; d'ailleurs cette tristesse Faisait perdre a ce dieu trop d'encens et de voeux ; L'un des plus grands suppôts de l'empire amoureux Consumait en regrets la fleur de sa jeunesse. Le Romain se vit donc à la fin soulage Par le même pouvoir qui l'avait afflige. Car un jour étant seul en une galerie, Lieu solitaire, et tenu fort secret : Il entendit en certain cabinet, Dont la cloison n'était que de menuiserie, Le propre discours que voici : " Mon cher Curtade, mon souci, J'ai beau t'aimer, tu n'es pour moi que glace : Je ne vois pourtant Dieu merci Pas une beauté qui m'efface : Cent conquérants voudraient avoir ta place, Et tu sembles la mépriser ; Aimant beaucoup mieux t'amuser À jouer avec quelque page Au lansquenet, Que me venir trouver seule en ce cabinet. Dorimène tantôt t'en a fait le message ; Tu t'es mis contre elle a jurer, À la maudire, à murmurer, Et n'as quitte le jeu que ta main étant faite, Sans te mettre en souci de ce que je souhaite. " Qui fut bien étonné, ce fut notre Romain. Je donnerais jusqu'à demain, Pour deviner qui tenait ce langage, Et quel était le personnage Qui gardait tant son quant-à-moi. Ce bel Adon était le nain du roi, Et son amante était la reine. Le Romain, sans beaucoup de peine, Les vit en approchant les yeux Des fentes que le bois laissait en divers lieux. Ces amants se fiaient au soin de Dorimène ; Seule elle avait toujours la clef de ce lieu-là, Mais la laissant tomber, Joconde la trouva, Puis s'en servit, puis en tira Consolation non petite : Car voici comme il raisonna : " Je ne suis pas le seul, et puisque même on quitte Un prince si charmant, pour un nain contrefait, Il ne faut pas que je m'irrite, D'être quitte pour un valet. Ce penser le console : il reprend tous ses charmes, Il devient plus beau que jamais ; Telle pour lui verse des larmes, Qui se moquait de ses attraits. C'est à qui l'aimera, la plus prude s'en pique, Astolphe y perd mainte pratique. Cela n'en fut que mieux ; il en avait assez. Retournons aux amants que nous avons laissés. Après avoir tout vu le Romain se retire, Bien empêché de ce secret. Il ne faut à la cour ni trop voir, ni trop dire ; Et peu se sont vantés du don qu'on leur a fait Pour une semblable nouvelle : Mais quoi, Joconde aimait avecque trop de zèle Un prince libéral qui le favorisait, Pour ne pas l'avertir du tort qu'on lui faisait. Or comme avec les rois il faut plus de mystère Qu'avecque d'autres gens sans doute il n'en faudroit, Et que de but en blanc leur parler d'une affaire, Dont le discours leur doit déplaire, Ce serait être maladroit ; Pour adoucir la chose, il fallut que Joconde, Depuis l'origine du monde, Fît un dénombrement des rois et des césars, Qui sujets comme nous à ces communs hasards, Malgré les soins dont leur grandeur se pique, Avaient vu leurs femmes tomber En telle ou semblable pratique, Et l'avaient vu sans succomber À la douleur, sans se mettre en colère, Et sans en faire pire chère. " Moi qui vous parle, Sire, ajouta le Romain, Le jour que pour vous voir je me mis en chemin, Je fus forcé par mon destin, De reconnaître Cocuage Pour un des dieux du mariage, Et comme tel de lui sacrifier. " Là-dessus il conta, sans en rien oublier, Toute sa déconvenue ; Puis vint à celle du roi. " Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foi ; Mais la chose, pour être crue, Mérite bien d'être vue : Menez-moi donc sur les lieux. " Cela fut fait, et de ses propres yeux Astolphe vit des merveilles, Comme il en entendit de ses propres oreilles. L'énormité du fait le rendit si confus, Que d'abord tous ses sens demeurèrent perclus : Il fut comme accablé de ce cruel outrage : Mais bientôt il le prit en homme de courage, En galant homme, et pour le faire court, En véritable homme de cour. " Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donne d'une ; Nous voici lâchement trahis : Vengeons-nous-en, et courons le pays ; Cherchons partout notre fortune. Pour réussir dans ce dessein, Nous changerons nos noms, je laisserai mon train, Je me dirai votre cousin, Et vous ne me rendrez aucune déférence : Nous en ferons l'amour avec plus d'assurance, Plus de plaisir, plus de commodité, Que si j'étais suivi selon ma qualité. " Joconde approuva fort le dessein du voyage. " Il nous faut dans notre équipage, Continua le prince, avoir un livre blanc : Pour mettre les noms de celles Qui ne seront pas rebelles, Chacune selon son rang. Je consens de perdre la vie, Si devant que sortir des confins d'Italie Tout notre livre ne s'emplit ; Et si la plus sévère à nos voeux ne se range : Nous sommes beaux ; nous avons de l'esprit ; Avec cela bonnes lettres de change ; Il faudrait être bien étrange, Pour résister à tant d'appas, Et ne pas tomber dans les lacs De gens qui sèmeront l'argent et la fleurette, Et dont la personne est bien faite. " Leur bagage étant prêt, et le livre surtout, Nos galants se mettent en voie. Je ne viendrais jamais à bout De nombrer les faveurs que l'Amour leur envoie : Nouveaux objets, nouvelle proie : Heureuses les beautés qui s'offrent à leurs yeux ! Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire ! Il n'est en la plupart des lieux Femme d'échevin, ni de maire, De podestat, de gouverneur, Qui ne tienne à fort grand honneur D'avoir en leur registre place. Les coeurs que l'on croyait de glace Se fondent tous à leur abord. J'entends déjà maint esprit fort M'objecter que la vraisemblance N'est pas en ceci tout à fait. " Car, dira-t-on, quelque parfait Que puisse être un galant dedans cette science, Encor faut-il du temps pour mettre un coeur à bien. " S'il en faut, je n'en sais rien Ce n'est pas mon métier de cajoler personne : Je le rends comme on me le donne ; Et l'Arioste ne ment pas. Si l'on voulait à chaque pas Arrêter un conteur d'histoire, Il n'aurait jamais fait, suffit qu'en pareil cas Je promets à ces gens quelque jour de les croire. Quand nos aventuriers eurent goûté de tout (De tout un peu, c'est comme il faut l'entendre) " Nous mettrons, dit Astolphe, autant de coeurs à bout Que nous voudrons en entreprendre Mais je tiens qu'il vaut mieux attendre. Arrêtons-nous pour un temps quelque part Et cela plus tôt que plus tard ; Car en amour, comme à la table, Si l'on en croit la Faculté, Diversité de mets peut nuire à la santé. Le trop d'affaires nous accable ; Ayons quelque objet en commun ; Pour tous les deux c'est assez d'un. " " J'y consens, dit Joconde, et je sais une dame Près de qui nous aurons toute commodité. Elle a beaucoup d'esprit, elle est belle, elle est femme D'un des premiers de la cité. Rien moins, reprit le roi, laissons la qualité : Sous les cotillons des grisettes, Peut loger autant de beauté, Que sous les jupes des coquettes. D'ailleurs, il n'y faut point faire tant de façon, Être en continuel soupçon, Dépendre d'une humeur fière, brusque, ou volage : Chez les dames de haut parage Ces choses sont à craindre, et bien d'autres encor. Une grisette est un trésor ; Car sans se donner de la peine, Et sans qu'aux bals on la promène, On en vient aisément à bout ; On lui dit ce qu'on veut, bien souvent rien du tout. Le point est d'en trouver une qui soit fidèle Choisissons-la toute nouvelle, Qui ne connaisse encor ni le mal ni le bien. " Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte ; Je la tiens pucelle sans faute. De plus puceau que cette belle ; Sa poupée en sait autant qu'elle. - J'y songeais, dit le roi, parlons-lui des ce soir. Il ne s'agit que de savoir Qui de nous doit donner à cette jouvencelle, Si son coeur se rend à nos voeux, La première leçon du plaisir amoureux. Je sais que cet honneur est pure fantaisie Toutefois étant roi, l'on me le doit céder, Du reste il est aisé de s'en accommoder. - Si c'était, dit Joconde, une cérémonie, Vous auriez droit de prétendre le pas, Mais il s'agit d'un autre cas. Tirons au sort, c'est la justice ; Deux pailles en feront l'office. De la chape à l'évêque hélas ils se battaient, Les bonnes gens qu'ils étaient. Quoi qu'il en soit, Joconde eut l'avantage Du prétendu pucelage. La belle étant venue en leur chambre le soir, Pour quelque petite affaire ; Nos deux aventuriers près d'eux la firent seoir, Louèrent sa beauté, tachèrent de lui plaire, Firent briller une bague à ses yeux. À cet objet si précieux Son coeur fit peu de résistance. Le marché se conclut, et dès la même nuit, Toute l'hôtellerie étant dans le silence, Elle les vient trouver sans bruit. Au milieu d'eux ils lui font prendre place, Tant qu'enfin la chose se passe Au grand plaisir des trois, et surtout du Romain, Qui crut avoir rompu la glace. Je lui pardonne, et c'est en vain Que de ce point on s'embarrasse. Car il n'est si sotte après tout Qui ne puisse venir à bout De tromper à ce jeu le plus sage du monde : Salomon qui grand clerc étoit Le reconnaît en quelque endroit, Dont il ne souvint pas au bonhomme Joconde. Il se tint content pour le coup, Crut qu'Astolphe y perdait beaucoup ; Tout alla bien, et maître Pucelage Joua des mieux son personnage. Un jeune gars pourtant en avait essayé. Le temps à cela près fut fort bien employé, Et si bien que la fille en demeura contente. Le lendemain elle le fut encor, Et même encor la nuit suivante Le jeune gars s'étonna fort Du refroidissement qu'il remarquait en elle : Il se douta du fait, la guetta, la surprit, Et lui fit fort grosse querelle. Afin de l'apaiser la belle lui promit, Foi de fille de bien, que sans aucune faute, Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait Autant de rendez-vous qu'il en demanderait. " Je n'ai souci, dit-il, ni d'hôtesse ni d'hôte : Je veux cette nuit même, ou bien je dirai tout. - Comment en viendrons-nous a bout ? (Dit la fille fort affligée) De les aller trouver je me suis engagée : Si j'y manque, adieu l'anneau, Que j'ai gagné bien et beau, - Faisons que l'anneau vous demeure, Reprit le garçon, tout à l'heure. Dites-moi seulement, dorment-ils fort tous deux ? Oui, reprit-elle, mais entre eux Il faut que toute nuit je demeure couchée Et tandis que je suis avec l'un d'eux empêchée L'autre attend sans mot dire et s'endort bien souvent, Tant que le siège soit vacant C'est la leur mot. " Le gars dit à l'instant : " Je vous irai trouver pendant leur premier somme. " Elle reprit : " Ah ! gardez-vous-en bien ; Vous seriez un mauvais homme. - Non, non, dit-il, ne craignez rien, Et laissez ouverte la porte. " La porte ouverte elle laissa ; Le galant vint, et s'approcha Des pieds du lit ; puis fit en sorte, Qu'entre les draps il se glissa : Et Dieu sait comme il se plaça ; Et comme enfin tout se passa : Et de ceci, ni de cela, Ne se douta le moins du monde, Ni le roi lombard ni Joconde. Chacun d'eux pourtant s'éveilla Bien étonné de telle aubade. Le roi lombard dit à part soi : " Qu'a donc mangé mon camarade ? Il en prend trop ; et sur ma foi, C'est bien fait s'il devient malade. " Autant en dit de sa part le Romain. Et le garçon ayant repris haleine, S'en donna pour le jour, et pour le lendemain ; Enfin pour toute la semaine. Puis les voyant tous deux rendormis à la fin, Il s'en alla de grand matin, Toujours par le même chemin, Et fut suivi de la donzelle, Qui craignait fatigue nouvelle. Eux éveillés, le roi dit au Romain : " Frère, dormez jusqu'à demain : Vous en devez avoir envie, Et n'avez à présent besoin que de repos. - Comment ? dit le Romain : mais vous-même, à propos Vous avez fait tantôt une terrible vie. - Moi ? dit le roi, j'ai toujours attendu : Et puis voyant que c'était temps perdu, Que sans pitié ni conscience Vous vouliez jusqu'au bout tourmenter ce tendron, Sans en avoir d'autre raison Que d'éprouver ma patience, Je me suis, malgré moi, jusqu'au jour rendormi. Que s'il vous eut plu, notre ami, J'aurais couru volontiers quelque poste. C'eut été tout, n'ayant pas la riposte Ainsi que vous : qu'y ferait-on ? - Pour Dieu, reprit son compagnon, Cessez de vous railler, et changeons de matière. Je suis votre vassal vous l'avez bien fait voir. C'est assez que tantôt il vous ait plu d'avoir La fillette tout entière : Disposez-en ainsi qu'il vous plaira ; Nous verrons si ce feu toujours vous durera. - Il pourra, dit le roi, durer toute ma vie, Si j'ai beaucoup de nuits telles que celle-ci. - Sire, dit le Romain, trêve de raillerie, Donnez-moi mon congé, puisqu'il vous plaît ainsi. " Astolphe se piqua de cette repartie ; Et leurs propos s'allaient de plus en plus aigrir, Si le roi n'eut fait venir Tout incontinent la belle. Ils lui dirent : " Jugez-nous ", En lui contant leur querelle. Elle rougit, et se mit à genoux ; Leur confessa tout le mystère. Loin de lui faire pire chère, Ils en rirent tous deux : l'anneau lui fut donné, Et maint bel écu couronné, Dont peu de temps après on la vit mariée, Et pour pucelle employée. Ce fut par là que nos aventuriers Mirent fin à leurs aventures, Se voyant chargés de lauriers Qui les rendront fameux chez les races futures : Lauriers d'autant plus beaux, qu'il ne leur en coûta Qu'un peu d'adresse, et quelques feintes larmes ; Et que loin des dangers et du bruit des alarmes, L'un et l'autre les remporta. Tout fiers d'avoir conquis les coeurs de tant de belles, Et leur livre étant plus que plein, Le roi lombard dit au Romain : " Retournons au logis par le plus court chemin : Si nos femmes sont infidèles, Consolons-nous, bien d'autres le sont qu'elles. La constellation changera quelque jour : Un temps viendra que le flambeau d'Amour Ne brûlera les coeurs que de pudiques flammes : À présent on dirait que quelque astre malin Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes. D'ailleurs tout l'univers est plein De maudits enchanteurs, qui des corps et des âmes, Font tout ce qu'il leur plaît : savons-nous si ces gens (Comme ils sont traîtres et méchants, Et toujours ennemis, soit de l'un, soit de l'autre) N'ont point ensorcelé mon épouse et la vôtre ? Et si par quelque étrange cas, Nous n'avons point cru voir chose qui n'était pas ? Ainsi que bons bourgeois achevons notre vie, Chacun près de sa femme, et demeurons-en la. Peut-être que l'absence, ou bien la jalousie, Nous ont rendu leurs coeurs, que l'Hymen nous ôta. " Astolphe rencontra dans cette prophétie. Nos deux aventuriers, au logis retournés, Furent très bien reçus, pourtant un peu grondés ; Mais seulement par bienséance. L'un et l'autre se vit de baisers régalé : On se récompensa des pertes de l'absence, Il fut dansé, sauté, ballé ; Et du nain nullement parlé, Ni du valet comme je pense. Chaque époux s'attachant auprès de sa moitié, Vécut en grand soulas, en paix, en amitié, Le plus heureux, le plus content du monde. La reine à son devoir ne manqua d'un seul point : Autant en fit la femme de Joconde : Autant en font d'autres qu'on ne sait point. Richard Minutolo C'est de tout temps qu'à Naples on a vu Régner l'amour et la galanterie : De beaux objets cet état est pourvu, Mieux que pas un qui soit en Italie. Femmes y sont, qui font venir l'envie D'être amoureux, quand on ne voudrait pas. Une surtout ayant beaucoup d'appas Eut pour amant un jeune gentilhomme, Qu'on appelait Richard Minutolo : Il n'était lors de Paris jusqu'à Rome Galant qui sut si bien le numéro. Force lui fut ; d'autant que cette belle (Dont sous le nom de madame Catelle Il est parlé dans le Décaméron) Fut un long temps si dure et si rebelle, Que Minutol n'en sut tirer raison. Que fait-il donc ? comme il voit que son zèle Ne produit rien, il feint d'être guéri ; Il ne va plus chez madame Catelle ; Il se déclare amant d'une autre belle ; Il fait semblant d'en être favori. Catelle en rit ; pas grain de jalousie. Sa concurrente était sa bonne amie : Si bien qu'un jour qu'ils étaient en devis, Minutolo pour lors de la partie, Comme en passant mit dessus le tapis Certains propos de certaines coquettes, Certain mari, certaines amourettes, Qu'il controuva sans personne nommer ; Et fit si bien que madame Catelle De son époux commence à s'alarmer, Entre en soupçon, prend le morceau pour elle. Tant en fut dit, que la pauvre femelle, Ne pouvant plus durer en tel tourment, Voulut savoir de son défunt amant, Qu'elle tira dedans une ruelle, De quelles gens il entendait parler : Qui, quoi, comment, et ce qu'il voulait dire. " Vous avez eu, lui dit-il, trop d'empire Sur mon esprit pour vous dissimuler. Votre mari voit Madame Simone : Vous connaissez la galande que c'est : Je ne le dis pour offenser personne ; Mais il y va tant de votre intérêt, Que je n'ai pu me taire davantage. Si je vivais dessous votre servage, Comme autrefois, je me garderais bien De vous tenir un semblable langage, Qui de ma part ne serait bon à rien. De ses amants toujours on se méfie. Vous penseriez que par supercherie Je vous dirais du mal de votre époux ; Mais grâce à Dieu je ne veux rien de vous. Ce qui me meut n'est du tout que bon zèle. Depuis un jour j'ai certaine nouvelle, Que votre époux chez Janot le baigneur Doit se trouver avecque sa donzelle. Comme Janot n'est pas fort grand seigneur, Pour cent ducats vous lui ferez tout dire ; Pour cent ducats il fera tout aussi. Vous pouvez donc tellement vous conduire, Qu'au rendez-vous trouvant votre mari, Il sera pris sans s'en pouvoir dédire. Voici comment. La dame a stipulé Qu'en une chambre, ou tout sera fermé, L'on les mettra ; soit craignant qu'on ait vue Sur le baigneur ; soit que sentant son cas, Simone encor n'ait toute honte bue. Prenez sa place, et ne marchandez pas : Gagnez Janot ; donnez-lui cent ducats ; Il vous mettra dedans la chambre noire ; Non pour jeûner, comme vous pouvez croire : Trop bien ferez tout ce qu'il vous plaira. Ne parlez point, vous gâteriez l'histoire, Et vous verrez comme tout en ira. " L'expédient plus très fort à Catelle. De grand dépit Richard elle interrompt : " Je vous entends, c'est assez, lui dit-elle, Laissez-moi faire ; et le drôle et sa belle Verront beau jeu si la corde ne rompt. Pensent-ils donc que je sois quelque buse ? " Lors pour sortir elle prend une excuse, Et tout d'un pas s'en va trouver Janot, À qui Richard avait donné le mot. L'argent fait tout : si l'on en prend en France Pour obliger en de semblables cas, On peut juger avec grande apparence, Qu'en Italie on n'en refuse pas. Pour tout carquois, d'une large escarcelle En ce pays le dieu d'amour se sert. Janot en prend de Richard, de Catelle ; Il en eut pris du grand diable d'enfer. Pour abréger, la chose s'exécute Comme Richard s'était imaginé. Sa maîtresse eut d'abord quelque dispute Avec Janot qui fit le réservé : Mais en voyant bel argent bien compté, Il promet plus que l'on ne lui demande. Le temps venu d'aller au rendez- vous, Minutolo s'y rend seul de sa bande ; Entre en la chambre ; et n'y trouve aucuns trous Par où le jour puisse nuire à sa flamme. Guère n'attend : il tardait à la dame D'y rencontrer son perfide époux, Bien préparée à lui chanter sa gamme. Pas n'y manqua, l'on peut s'en assurer. Dans le lieu dit Janot la fit entrer, Là ne trouva ce qu'elle allait chercher : Point de mari, point de Dame Simone Mais au lieu d'eux Minutol en personne, Qui sans parler se mit à l'embrasser. Quant au surplus je le laisse à penser : Chacun s'en doute assez sans qu'on le die. De grand plaisir notre amant s'extasie. Que si le jeu plut beaucoup à Richard, Catelle aussi, toute rancune à part, Le laissa faire, et ne voulut mot dire Il en profite, et se garde de rire ; Mais toutefois ce n'est pas sans effort De figurer le plaisir qu'a le sire, Il me faudrait un esprit bien plus fort Premièrement il jouit de sa belle ; En second lieu il trompe une cruelle ; Et croit gagner les pardons en cela. Mais à la fin Catelle s'emporta : " C'est trop souffrir, traître, ce lui dit-elle, Je ne suis pas celle que tu prétends. Laisse-moi là ; sinon à belles dents Je te déchire, et te saute à la vue. C'est donc cela que tu te tiens en mue, Fais le malade et te plains tous les jours ; Te réservant sans doute à tes amours. Parle, méchant, dis-moi, suis-je pourvue De moins d'appas ? ai-je moins d'agrément, Moins de beauté que ta dame Simone ? Le rare oiseau ! ô la belle friponne ! T'aimais-je moins ? je te hais à présent ; Et plut à Dieu que je t'eusse vu pendre. " Pendant cela Richard pour l'apaiser La caressait, tâchait de la baiser ; Mais il ne put ; elle s'en sut défendre. " Laisse-moi là, se mit-elle à crier Comme un enfant penses-tu me traiter ? N'approche point, je ne suis plus ta femme : Rends-moi mon bien, va-t'en trouver ta dame Va déloyal, va-t'en, je te le dis. Je suis bien sotte, et bien de mon pays De te garder la foi de mariage : À quoi tient-il, que pour te rendre sage, Tout sur-le-champ, je t'envoie quérir Minutolo qui m'a si fort chérie ? Je le devrais afin de te punir ; Et sur ma foi, j'en ai presque l'envie. " À ce propos le galant éclata. " Tu ris, dit-elle, ô dieux ! quelle insolence ! Rougira-t-il ? voyons sa contenance. " Lors de ses bras la belle s'échappa ; D'une fenêtre à tâtons approcha ; L'ouvrit de force ; et fut bien étonnée Quand elle vit Minutol son amant : Elle tomba plus d'à demi pâmée. " Ah ! qui t'eut cru, dit-elle, si méchant ? Que dira-t-on ? me voilà diffamée. - Qui le saura ? dit Richard à l'instant ; Janot est sûr, j'en réponds sur ma vie. Excusez donc si je vous ai trahie ; Ne me sachez mauvais gré d'un tel tour : Adresse, force, et ruse, et tromperie ; Tout est permis en matière d'amour. J'étais réduit avant ce stratagème À vous servir sans plus pour vos beaux yeux : Ai-je failli de me payer moi-même ? L'eussiez-vous fait ? non sans doute ; et les dieux En ce rencontre ont tout fait pour le mieux : Je suis content ; vous n'êtes point coupable ; Est-ce de quoi paraître inconsolable ? Pourquoi gémir ? j'en connais, Dieu merci, Qui voudraient bien qu'on les trompât ainsi. " Tout ce discours n'apaisa point Catelle. Elle se mit à pleurer tendrement. En cet état elle parut si belle, Que Minutol de nouveau s'enflammant Lui prit la main. " Laisse-moi, lui dit-elle ; Contente-toi, veux-tu donc que j'appelle Tous les voisins, tous les gens de Janot ? - Ne faites point, dit-il, cette folie ; Votre plus court est de ne dire mot. Pour de l'argent, et non par tromperie (Comme le monde est à présent bâti) L'on vous croirait venue en ce lieu-ci. Que si d'ailleurs cette supercherie Allait jamais jusqu'à votre mari, Quel déplaisir ! songez-y je vous prie ; En des combats n'engagez point sa vie ; Je suis du moins aussi mauvais que lui. " À ces raisons enfin Catelle cède. " La chose étant, poursuit-il, sans remède, Le mieux sera que vous vous consoliez. N'y pensez plus. Si pourtant vous vouliez... Mais bannissons bien loin toute espérance ; Jamais mon zèle et ma persévérance N'ont eu de vous que mauvais traitement. Si vous vouliez, vous feriez aisément, Que le plaisir de cette jouissance Ne serait pas, comme il est, imparfait : Que reste-t-il ? le plus fort en est fait. " Tant bien sut dire, et prêcher, que la dame Séchant ses yeux, rassérénant son âme, Plus doux que miel à la fin l'écouta. D'une faveur en une autre il passa, Eut un souris, puis après autre chose, Puis un baiser, puis autre chose encor ; Tant que la belle, après un peu d'effort, Vient à son point, et le drôle en dispose. Heureux cent fois plus qu'il n'avait été ! Car quand l'Amour d'un et d'autre côté Veut s'entremettre, et prend part à l'affaire, Tout va bien mieux, comme m'ont assuré Ceux que l'on tient savants en ce mystère. Ainsi Richard jouit de ses amours, Vécut content, et fit force bons tours, Dont celui-ci peut passer à la montre. Pas ne voudrais en faire un plus rusé : Que plût à Dieu qu'en certaine rencontre D'un pareil cas je me fusse avisé ! Le cocu, battu et content N'a pas longtemps de Rome revenait Certain cadet qui n'y profita guère Et volontiers en chemin séjournait Quand par hasard le galant rencontrait Bon vin, bon gîte, et belle chambrière. Avint qu'un jour en un bourg arrêté Il vit passer une dame jolie, Leste, pimpante, et d'un page suivie, En la voyant, il en fut enchanté. La convoita ; comme bien savait faire. Prou de pardons il avait rapporté ; De vertu peu ; chose assez ordinaire. La dame était de gracieux maintien, De doux regard, jeune, fringante et belle ; Somme qu'enfin il ne lui manquait rien, Fors que d'avoir un ami digne d'elle. Tant se la mit le drôle en la cervelle, Que dans sa peau peu ni point ne durait : Et s'informant comment on l'appelait : " C'est, lui dit-on, la dame du village. Messire Bon l'a prise en mariage, Quoiqu'il n'ait plus que quatre cheveux gris : Mais comme il est des premiers du pays, Son bien supplée au défaut de son âge. " Notre cadet tout ce détail apprit, Dont il conçut espérance certaine. Voici comment le pèlerin s'y prit. Il renvoya dans la ville prochaine Tous ses valets ; puis s'en fut au château ; Dit qu'il était un jeune jouvenceau, Qui cherchait maître, et qui savait tout faire. Messire Bon fort content de l'affaire Pour fauconnier le loua bien et beau. (Non toutefois sans l'avis de sa femme) Le fauconnier plut très fort à la dame ; Et n'étant homme en tel pourchas nouveau, Guère ne mit à déclarer sa flamme. Ce fut beaucoup ; car le vieillard était Fou de sa femme, et fort peu la quittait, Sinon les jours qu'il allait à la chasse. Son fauconnier, qui pour lors le suivait, Eut demeuré volontiers en sa place. La jeune dame en était bien d'accord, Ils n'attendaient que le temps de mieux faire. Quand je dirai qu'il leur en tardait fort, Nul n'osera soutenir le contraire. Amour enfin, qui prit à coeur l'affaire, Leur inspira la ruse que voici. La dame dit un soir à son mari : " Qui croyez-vous le plus rempli de zèle De tous vos gens ? " Ce propos entendu Messire Bon lui dit : " J'ai toujours cru Le fauconnier garçon sage et fidèle ; Et c'est à lui que plus je me fierois. - Vous auriez tort, repartit cette belle ; C'est un méchant : il me tint l'autre fois Propos d'amour, dont je fus si surprise, Que je pensai tomber tout de mon haut ; Car qui croirait une telle entreprise ? Dedans l'esprit il me vint aussitôt De l'étrangler, de lui manger la vue : Il tint à peu ; je n'en fus retenue, Que pour n'oser un tel cas publier : Même, à dessein qu'il ne le put nier, Je fis semblant d'y vouloir condescendre ; Et cette nuit sous un certain poirier Dans le jardin je lui dis de m'attendre. Mon mari, dis-je, est toujours avec moi, Plus par amour que doutant de ma foi ; Je ne me puis dépêtrer de cet homme, Sinon la nuit pendant son premier somme : D'auprès de lui tâchant de me lever, Dans le jardin je vous irai trouver. Voilà l'état où j'ai laissé l'affaire. " Messire Bon se mit fort en colère. Sa femme dit : " Mon mari, mon époux, Jusqu'à tantôt cachez votre courroux ; Dans le jardin attrapez-le vous- même ; Vous le pourrez trouver fort aisément ; Le poirier est à main gauche en entrant. Mais il vous faut user de stratagème : Prenez ma jupe, et contrefaites-vous ; Vous entendrez son insolence extrême : Lors d'un bâton donnez-lui tant de coups, Que le galant demeure sur la place. Je suis d'avis que le friponneau fasse Tel compliment à des femmes d'honneur ! " L'époux retint cette leçon par coeur. Onc il ne fut une plus forte dupe Que ce vieillard, bon homme au demeurant. Le temps venu d'attraper le galant, Messire Bon se couvrit d'une jupe, S'encornêta, courut incontinent Dans le jardin, ou ne trouva personne : Garde n'avait : car, tandis qu'il frissonne, Claque des dents, et meurt quasi de froid, Le pèlerin, qui le tout observoit, Va voir la dame ; avec elle se donne Tout le bon temps qu'on a, comme je croi, Lorsqu'Amour seul étant de la partie Entre deux draps on tient femme jolie ; Femme jolie, et qui n'est point à soi. Quand le galant un assez bon espace Avec la dame eut été dans ce lieu, Force lui fut d'abandonner la place : Ce ne fut pas sans le vin de l'adieu. Dans le jardin il court en diligence. Messire Bon rempli d'impatience À tous moments sa paresse maudit. Le pèlerin, d'aussi loin qu'il le vie, Feignit de croire apercevoir la dame, Et lui cria : "Quoi donc méchante femme ! À ton mari tu brassais un tel tour ! Est-ce le fruit de son parfait amour ! Dieu soit témoin que pour toi j'en ai honte : Et de venir ne tenais quasi compte, Ne te croyant le coeur si perverti, Que de vouloir tromper un tel mari. Or bien, je vois qu'il te faut un ami ; Trouvé ne l'as en moi, je t'en assure. Si j'ai tiré ce rendez-vous de toi, C'est seulement pour éprouver ta foi : Et ne t'attends de m'induire à luxure : Grand pécheur suis ; mais j'ai, la Dieu merci, De ton honneur encor quelque souci. À Monseigneur ferais-je un tel outrage ? Pour toi, tu viens avec un front de page : Mais, foi de Dieu, ce bras te châtiera ; Et Monseigneur puis après le saura. " Pendant ces mots époux pleurait de joie, Et tout ravi disait entre ses dents : " Loué soit Dieu, dont la bonté m'envoie Femme et valet si chastes, si prudents. " Ce ne fut tout ; car à grands coups de gaule Le pèlerin vous lui froisse une épaule ; De horions laidement l'accoutra ; Jusqu'au logis ainsi le convoya. Messire Bon eut voulu que le zèle De son valet n'eut été jusque-là ; Mais le voyant si sage et si fidèle, Le bonhommeau des coups se consola. Dedans le lit sa femme il retrouva ; Lui conta tout, en lui disant : " M'amie, Quand nous pourrions vivre cent ans encor, Ni vous ni moi n'aurions de notre vie Un tel valet ; c'est sans doute un trésor. Dans notre bourg je veux qu'il prenne femme : À l'avenir traitez-le ainsi que moi. - Pas n'y faudrai, lui repartit la dame ; Et de ceci je vous donne ma foi. " Le mari confesseur Messire Artus sous le grand roi François Alla servir aux guerres d'Italie ; Tant qu'il se vit, après maints beaux exploits, Fait chevalier en grand'cérémonie. Son général lui chaussa l'éperon : Dont il croyait que le plus haut baron Ne lui dut plus contester le passage. Si s'en revient tout fier en son village, Où ne surprit sa femme en oraison. Seule il l'avait laissée à la maison ; Il la retrouve en bonne compagnie, Dansant, sautant, menant joyeuse vie, Et des muguets avec elle à foison. Messire Artus ne prit goût à l'affaire ; Et ruminant sur ce qu'il devait faire : " Depuis que j'ai mon village quitté, Si j'étais crû, dit-il, en dignité De cocuage et de chevalerie : C'est moitié trop, sachons la vérité. " Pour ce s'avise, un jour de confrérie, De se vêtir en prêtre, et confesser. Sa femme vient à ses pieds se placer. De prime abord sont par la bonne dame Expédiés tous les pêchés menus ; Puis à leur tour les gros étant venus, Force lui fut qu'elle changeât de gamme. " Père, dit-elle, en mon lit sont reçus Un gentilhomme, un chevalier, un prêtre. " Si le mari ne se fût fait connaître, Elle en allait enfiler beaucoup plus ; Courte n'était pour sûr la kyrielle. Son mari donc l'interrompt là-dessus Dont bien lui prit : " Ah, dit-il, infidèle ! Un prêtre même ! à qui crois-tu parler ? À mon mari, dit la fausse femelle Qui d'un tel pas se sut bien démêler. Je vous ai vu dans ce lieu vous couler Ce qui m'a fait douter du badinage. C'est un grand cas étant homme si sage Vous n'ayez su l'énigme débrouiller. On vous a fait, dites-vous, chevalier : Auparavant vous étiez gentilhomme : Vous êtes prêtre avecque ces habits. Béni soit Dieu ! dit alors le bon homme : Je suis un sot de l'avoir si mal pris. Conte d'une chose arrivée à Château-Thierry Un savetier, que nous nommerons Blaise, Prit belle femme ; et fut très avisé Les bonnes gens qui n'étaient à leur aise, S'en vont prier un marchand peu rusé, Qu'il leur prêtât dessous bonne promesse Mi-muid de grain ; ce que le marchand fait. Le terme échu, ce créancier les presse. Dieu sait pourquoi : le galant, en effet, Crut que par là baiserait la commère. " Vous avez trop de quoi me satisfaire (Ce lui dit-il) et sans débourser rien ; Accordez-moi ce que vous savez bien. - Je songerai, répond-elle, à la chose. " Puis vient trouver Blaise tout aussitôt, L'avertissant de ce qu'on lui propose. Blaise lui dit : " Par bieu, femme, il nous faut Sans coup férir rattraper notre somme. Tout de ce pas allez dire à cet homme Qu'il peut venir, et que je n'y suis point. Je veux ici me cacher tout à point. Avant le coup demandez la cédule. De la donner je ne crois qu'il recule. Puis tousserez afin de m'avertir ; Mais haut et clair, et plutôt deux fois qu'une. Lors de mon coin vous me verrez sortir Incontinent, de crainte de fortune. " Ainsi fut dit, ainsi s'exécuta. Dont le mari puis après se vanta ; Si que chacun glosait sur ce mystère. " Mieux eût valu tousser après l'affaire, (Dit à la belle un des plus gros bourgeois) Vous eussiez eu votre compte tous trois. N'y manquez plus, sauf après de se taire. Mais qu'en est-il ? or ça, belle, entre nous. " Elle répond : " Ah Monsieur ! croyez-vous Que nous ayons tant d'esprit que vos dames ? " Notez qu'illec avec deux autres femmes, Du gros bourgeois l'épouse était aussi) " Je pense bien, continua la belle. Qu'en pareil cas Madame en use ainsi ; Mais quoi, chacun n'est pas si sage qu'elle. " La Vénus callipyge Du temps des Grecs, deux soeurs disaient avoir Aussi beau cul que fille de leur sorte ; La question ne fut que de savoir Quelle des deux dessus l'autre l'emporte Pour en juger un expert étant pris, À la moins jeune il accorde le prix, Puis l'épousant, lui fait don de son âme ; À son exemple, un sien frère est épris De la cadette, et la prend pour sa femme ; Tant fut entre eux, à la fin, procédé, Que par les soeurs un temple fut fondé, Dessous le nom de Vénus belle-fesse, Je ne sais pas à quelle intention ; Mais c'eût été le temple de la Grèce Pour qui j'eusse eu plus de dévotion. Conte tiré d'Athénée Axiochus avec Alcibiades Jeunes, bien faits, galants, et vigoureux, Par bon accord comme grands camarades, En même nid furent pondre tous deux. Qu'arrive-t-il ? L'un de ces amoureux Tant bien exploite autour de la donzelle, Qu'il en naquit une fille si belle, Qu'ils s'en vantaient tous deux également. Le temps venu que cet objet charmant Put pratiquer les leçons de sa mère ; Chacun des deux en voulut être amant ; Plus n'en voulut l'un ni l'autre être père. " Frère, dit l'un, ah ! vous ne sauriez faire Que cet enfant ne soit vous tout craché. - Parbieu, dit l'autre, il est à vous, compère ; Je prends sur moi le hasard du péché. " Autre conte tiré d'Athénée À son souper un glouton Commande que l'on apprête Pour lui seul un esturgeon, Sans en laisser que la tête, Il soupe ; il crève ; on y court ; On lui donne maints clystères. On lui dit, pour faire court, Qu'il mette ordre à ses affaires. " Mes amis, dit le goulu, M'y voilà tout résolu ; Et puisqu'il faut que je meure, Sans faire tant de façon, Qu'on m'apporte tout à l'heure Le reste de mon poisson. " Conte de.... (soeur Jeanne...) Soeur Jeanne ayant fait un poupon, Jeûnait, vivait en sainte fille. Toujours était en oraison. Et toujours ses soeurs à la grille. Un jour donc l'abbesse leur dit ; " Vivez comme soeur Jeanne vit ; Fuyez le monde et sa séquelle. " Toutes reprirent à l'instant : " Nous serons aussi sages qu'elle Quand nous en aurons fait autant. " Conte du juge de Mesle Deux avocats qui ne s'accordaient point Rendaient perplexe un juge de province : Si ne put onc découvrir le vrai point ; Tant lui semblait que fût obscur et mince. Deux pailles prend d'inégale grandeur : Du doigt les serre ; il avait bonne pince La longue échet sans faute au défendeur, Dont renvoyé s'en va gai comme un prince La cour s'en plaint, et le juge repart : " Ne me blâmez, Messieurs, pour cet égard De nouveauté dans mon fait il n'est maille ; Maint d'entre vous souvent juge au hasard Sans que pour ce tire à la courte paille. " Conte d'un paysan qui avait offensé son seigneur Un paysan son seigneur offensa. L'histoire dit que c'était bagatelle ; Et toutefois ce seigneur le tança Fort rudement ; ce n'est chose nouvelle. " Coquin, dit-il, tu mérites la hart : Fais ton calcul d'y venir tôt ou tard ; C'est une fin à tes pareils commune. Mais je suis bon ; et de trois peines l'une Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx, J'entends sans boire, et sans prendre repos ; Ou de souffrir trente bons coups de gaules, Bien appliqués sur tes larges épaules ; Ou de payer sur-le-champ cent écus. " Le paysan consultant là-dessus : " Trente aulx sans boire ! ah, dit-il en soi-même, Je n'appris onc à les manger ainsi. De recevoir les trente coups aussi, Je ne le puis sans un péril extrême. Les cent écus c'est le pire de tous. " Incertain donc il se mit à genoux, Et s'écria : " Pour Dieu, miséricorde. Son seigneur dit : Qu'on apporte une corde ; Quoi le galant m'ose répondre encor ? " Le paysan de peur qu'on ne le pende Fait choix de l'ail ; et le seigneur commande Que l'on en cueille, et surtout du plus fort. Un après un lui même il fait le compte : Puis quand il voit que son calcul se monte À la trentaine, il les met dans un plat. Et cela fait le malheureux pied-plat Prend le plus gros ; en pitié le regarde ; Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat Dont les morceaux sont frottés de moutarde. Il n'oserait de la langue y toucher. Son seigneur rit, et surtout il prend garde Que le galant n'avale sans mâcher. Le premier passe ; aussi fait le deuxième : Au tiers il dit : " Que le diable y ait part. " Bref il en fut à grand-peine au douzième, Que s'écriant : "Haro la gorge m'ard Tôt, tôt, dit-il, que l'on m'apporte à boire. " Son seigneur dit : " Ah, ah, sire Grégoire, Vous avez soif ! je vois qu'en vos repas Vous humectez volontiers le lampas. Or buvez donc ; et buvez à votre aise : Bon prou vous fasse : Holà, du vin, holà. Mais mon ami, qu'il ne vous en déplaise, Il vous faudra choisir après cela Des cent écus, ou de la bastonnade, Pour suppléer au défaut de l'aillade. - Qu'il plaise donc, dit l'autre, à vos bontés Que les aulx soient sur les coups précomptés : Car pour l'argent, par trop grosse est la somme : Où la trouver moi qui suis un pauvre homme ? - Hé bien, souffrez les trente horions, Dit le seigneur ; mais laissons les oignons. " Pour prendre coeur, le vassal en sa panse Loge un long trait ; se munit le dedans ; Puis souffre un coup avec grande constance. Au deux, il dit : " Donnez-moi patience, Mon doux Jésus, en tous ces accidents ! " Le tiers est rude, il en grince les dents, Se courbe tout, et saute de sa place. Au quart il fait une horrible grimace ; Au cinq un cri : mais il n'est pas au bout ; Et c'est grand cas s'il peut digérer tout. On ne vit onc si cruelle aventure. Deux forts paillards ont chacun un bâton, Qu'ils font tomber par poids et par mesure, En observant la cadence et le ton. Le malheureux n'a rien qu'une chanson. " Grâce ! " dit-il : mais las ! point de nouvelle ; Car le seigneur fait frapper de plus belle, Juge des coups, et tient sa gravité, Disant toujours qu'il a trop de bonté. Le pauvre diable enfin craint pour sa vie. Après vingt coups d'un ton piteux il crie : " Pour Dieu cessez : hélas ! je n'en puis plus. " Son seigneur dit : " Payez donc cent écus, Net et comptant : je sais qu'à la desserre Vous êtes dur ; j'en suis fâché pour vous. Si tout n'est prêt, votre compère Pierre Vous en peut bien assister entre nous. Mais pour si peu vous ne vous feriez tondre. " Le malheureux n'osant presque répondre, Court au mugot, et dit : " C'est tout mon fait. On examine, on prend un trébuchet L'eau cependant lui coule de la face : Il n'a point fait encor telle grimace. Mais que lui sert ? il convient tout payer. C'est grand'pitié quand on fâche son maître ! Ce paysan eut beau s'humilier ; Et pour un fait, assez léger peut-être, Il se sentit enflammer le gosier, Vuider la bourse, émoucher les épaules ; Sans qu'il lui fut, dessus les cent écus, Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules, Fait seulement grâce d'un carolus. Imitation d'un livre intitulé " Les arrêts d'Amour " Les gens tenant le Parlement d'Amours Informaient pendant les Grands Jours, D'aucuns abus commis en l'Île de Cythère Par devant eux se plaint un amant maltraité, Disant que de longtemps il s'efforce de plaire À certaine ingrate beauté. Qu'il a donné des sérénades, Des concerts et des promenades : Item mainte collation, Maint bal, et mainte comédie : A consacré le plus beau de sa vie À l'objet de sa passion : S'est tourmenté le corps et l'âme, Sans pouvoir obliger la dame À payer seulement d'un souris son amour. Partant conclut que cette belle Soit condamnée à l'aimer à son tour. Fut allégué d'autre part à la Cour Que plus la dame était cruelle, Plus elle avait d'embonpoint et d'attraits : Que perdant ses appas Amour perdait ses traits : Qu'il avait intérêt au repos de son âme : Que quand on a le coeur en flamme Le teint n'en est jamais si frais. Qu'il était à propos pour la grandeur du prince, Qu'elle traitât ainsi toute cette province, Fît mille soupirants sans faire un bienheureux, Dormît à son plaisir, conservât tous ses charmes, Augmentât les tributs de l'empire amoureux, Qui sont les soupirs et les larmes. Que souffrir tels procès était un grand abus : Et que le cas méritait une amende : Concluant pour le surplus Au renvoi de la demande. Le procureur d'Amours intervint là- dessus, Et conclut aussi pour la belle. La Cour, leurs moyens entendus, La renvoya : permis d'être cruelle ; Avec dépens ; et tout ce qui s'ensuit. Cet arrêt fit un peu de bruit Parmi les gens de la province. La raison de douter était tous les cadeaux, Bijoux donnés, et des plus beaux Qui prend se vend : mais l'intérêt du prince Souvent plus fort qu'aucunes lois L'emporta de quatre ou cinq voix. Les amours de Mars et de Vénus Gélaste montre à Acante une tapisserie, ou sont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parle ainsi. " Vous devez avoir lu qu'autrefois le dieu Mars, Blessé par Cupidon d'une flèche dorée, Après avoir dompté les plus fermes remparts, Mit le camp devant Cythèrée. Le siège ne fut pas de fort longue durée : À peine Mars se présenta, Que la belle parlementa. Dans les formes pourtant il entreprit l'affaire : Par tous moyens tâcha de plaire : De son ajustement prit d'abord un grand soin. Considérez-le en ce coin, Qui quitte sa mine fière. Il se fait attacher son plus riche harnois. Quand ce serait pour des jours de tournois, On ne le verrait pas vêtu d'autre manière. L'éclat de ses habits fait honte à l'oeil du jour. Sans cela, fit-on mordre aux Géants la poussière, Il est bien malaisé de rien faire en amour. En peu de temps Mars emporta la dame. Il la gagna peut-être, en lui contant sa flamme : Peut-être conta-t-il ses sièges, ses combats ; Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles Que les femmes n'entendent pas, Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles. Voyez combien Vénus en ces lieux écartés Aux yeux de ce guerrier étale de beautés : Quels longs baisers ! la gloire a bien des charmes ; Mais Mars en la servant ignore ces douceurs. Son harnois est sur l'herbe : Amour pour toutes armes Veut des soupirs et des larmes : C'est ce qui triomphe des coeurs. Phébus pour la déesse avait même dessein ; Et charme de l'espoir d'une telle conquête Couvait plus de feux dans son sein, Qu'on n'en voyait à l'entour de sa tête. C'était un dieu pourvu de cent charmes divers. Il était beau mais il faisait des vers ; Avait un peu trop de doctrine ; Et qui pis est, savait la médecine. Or soyez sûr qu'en amours, Entre l'homme d'épée et l'homme de science, Les dames au premier inclineront toujours ; Et toujours le plumet aura la préférence. Ce fut donc le guerrier qu'on aima mieux choisir. Phébus outré de déplaisir Apprit à Vulcan ce mystère ; Et dans le fond d'un bois voisin de son séjour, Lui fit voir avec Mars la reine de Cythère, Qui n'avaient en ces lieux pour témoins que l'amour. La peine de Vulcan se voit représentée : Et l'on ne dirait pas que les traits en sont feints. II demeure immobile, et son âme agitée Roule mille pensers qu'en ses yeux on voit peints. Son marteau lui tombe des mains. Il a martel en tète, et ne sait que résoudre, Frappé comme d'un coup de foudre. Le voici dans cet autre endroit Qui querelle et qui bat sa femme. Voyez-vous ce galant qui les montre du doigt ? Au palais de Vénus il s'en allait tout droit, Espérant y trouver le sujet qui l'enflamme. La dame d'un logis, quand elle fait l'amour Met le tapis chez elle à toutes les coquettes Dieu sait si les galants lui font aussi la cour. Ce ne sont que jeux et fleurettes, Plaisants devis et chansonnettes : Mille bons mots, sans compter les bons tours, Font que sans s'ennuyer chacun passe les jours. Celle que vous voyez apportait une lyre, Ne songeant qu'à se réjouir. Mais Vénus pour le coup ne la saurait ouïr : Elle est trop empêchée, et chacun se retire. Le vacarme que fait Vulcan, A mis l'alarme au camp. Mais avec tout ce bruit que gagne le pauvre homme ? Quand les coeurs ont goûté les délices d'Amour, Ils iraient plutôt jusqu'à Rome, Que de s'en passer un seul jour. Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame Quand l'Hymen les joindrait de son noeud le plus fort, Que l'un fut le mari, que l'autre fut la femme, On ne pourrait entre eux voir un plus bel accord. Considérez plus bas les trois Grâces pleurantes : La maîtresse a failli, l'on punit les suivantes. Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragons veillants Pourraient contre tant d'assaillants, Garder une toison si chère ? Il accuse sur tous l'enfant qui fait aimer : Et se prenant au fils des pêchés de la mère Menace Cupidon de le faire enfermer. Ce n'est pas tout : plein d'un dépit extrême Le voilà qui se plaint au monarque des dieux ; Et de ce qu'il devrait se cacher à soi-même, Importune sans cesse et la terre et les cieux. L'adultère Jupin, d'un ris malicieux, Lui dit que ce malheur est pure fantaisie, Et que de s'en troubler les esprits sont bien fous. Plaise au ciel que jamais je n'entre en jalousie ; Car c'est le plus grand mal, et le moins plaint de tous. Que fait Vulcan ? car pour se voir vengé, Encor faut-il qu'il fasse quelque chose. Un rets d'acier par ses mains est forgé : Ce fut Momus qui je pense en fut cause. Avec ce rets le galant lui propose D'envelopper nos amants bien et beau. L'enclume sonne ; et maint coup de marteau, Dont maint chaînon l'un à l'autre s'assemble, Prépare aux dieux un spectacle nouveau De deux Amants qui reposent ensemble. Les noires Soeurs apprêtèrent le lit : Et nos amants trouvant l'heure opportune, Sous le réseau pris en flagrant délit, De s'échapper n'eurent puissance aucune. Vulcan fait lors éclater sa rancune : Tout en clopant le vieillard éclopé Semond les dieux, jusqu'au plus occupé, Grands et petits, et toute la séquelle. Demandez-moi qui fut bien attrapé ; Ce fut, je crois, le galant et la belle. Ballade Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons : et par malheur ce qui y manque est l'endroit le plus important ; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure. Quand j'aurai repris l'idée et le caractère de cette pièce je l'achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait à plusieurs reprises, je me suis souvenu d'une ballade qui pourra encore trouver sa place parmi ces contes puisqu'elle en contient un en quelque façon. Je l'abandonne donc ainsi que le reste au jugement du public. Si l'on trouve qu'elle soit hors de son lieu, et qu'il y ait du manquement en cela ; je prie le lecteur de l'excuser avecque les autres fautes que j'aurai faites. Hier je mis chez Cloris en train de discourir Sur le fait des romans Alizon la sucrée. " N'est-ce pas grand pitié, dit-elle, de souffrir Que l'on méprise ainsi la Légende dorée, Tandis que les romans sont si chère denrée ? Il vaudrait beaucoup mieux qu'avec maint vers du temps, De messire Honoré l'histoire fut brûlée. - Oui pour vous, dit Cloris, qui passez cinquante ans Moi qui n'en ai que vingt, je prétends que l'Astrée Fasse en mon cabinet encor quelque séjour : Car pour vous découvrir le fond de ma pensée, Je me plais aux livres d'amour. " Cloris eut quelque tort de parler si crûment, Non que Monsieur d'Urfé n'ait fait une oeuvre exquise Étant petit garçon je lisais son roman, Et je le lis encore ayant la barbe grise. Aussi contre Alizon je faillis d'avoir prise ; Et soutins haut et clair, qu'Urfé par-ci, par- là, De préceptes moraux nous instruit à sa guise. " De quoi, dit Alizon, peut servir tout cela ? Vous en voit-on aller plus souvent à l'église ? Je hais tous les menteurs ; et pour vous trancher court, Je ne puis endurer qu'une femme me dise : Je me plais aux livres d'amour. " Alizon dit ces mots avec tant de chaleur, Que je crus qu'elle était en vertus accomplie ; Mais ses péchés écrits tombèrent par malheur : Elle n'y prit pas garde. Enfin étant sortie, Nous vîmes que son fait était papelardie, Trouvant entre autres points dans sa confession : " J'ai lu maître Louis mille fois en ma vie ; Et même quelquefois j'entre en tentation, Lorsque l'ermite trouve Angélique endormie Rêvant à tels fatras souvent le long du jour. Bref sans considérer censure ni demie. Je me plais aux livres d'amour. " Ah ! ah ! dis-je, Alizon ! vous lisez les romans ! Et vous vous arrêtez à l'endroit de l'Ermite ! Je crois qu'ainsi que vous pleine d'enseignements Oriane prêchait faisant la chattemite. Après mille façons, cette bonne hypocrite, Un pain sur la fournée emprunta dit l'auteur : Pour un petit poupon l'on sait qu'elle en fut quitte : Mainte belle sans doute en a ri dans son coeur. Cette histoire, Cloris, est du pape maudite : Quiconque y met le nez devient noir comme un four. Parmi ceux qu'on peut lire, et dont voici l'élite, Je me plais aux livres d'amour. Clitophon a le pas par droit d'antiquité : Héliodore peut par son prix le prétendre : Le roman d'Ariane est très bien inventé : J'ai lu vingt et vingt fois celui de Polexandre : En fait d'événements, Cléopâtre et Cassandre, Entre les beaux premiers doivent être rangés : Chacun prise Cyrus, et la Carte du Tendre ; Et le frère et la soeur ont les coeurs partagés. Même dans les plus vieux je tiens qu'on peut apprendre. Perceval le Gallois vient encore à son tour : Cervantès me ravit ; et pour tout y comprendre, Je me plais aux livres d'amour. Envoi À Rome on ne lit point Boccace sans dispense : Je trouve en ses pareils bien du contre et du pour. Du surplus (honni soit celui qui mal y pense !) Je me plais aux livres d'amour. Livre deuxième Préface Voici les derniers ouvrages de cette nature qui partiront des mains de l'auteur, et par conséquent la dernière occasion de justifier ses hardiesses et les licences qu'il s'est données. Nous ne parlons point des mauvaises rimes, des vers qui enjambent, des deux voyelles sans élision, ni en général de ces sortes de négligences qu'il ne se pardonnerait pas lui-même en un autre genre de poésie, mais qui sont inséparables, pour ainsi dire, de celui-ci. Le trop grand soin de les éviter jetterait un faiseur de contes en de longs détours, en des récits aussi froids que beaux, en des contraintes fort inutiles, et lui ferait négliger le plaisir du coeur pour travailler à la satisfaction de l'oreille. Il faut laisser les narrations étudiées pour les grands sujets, et ne pas faire un poème épique des aventures de Renaud d'Ast. Quand celui qui a rimé ces nouvelles y aurait apporté tout le soin et l'exactitude qu'on lui demande, outre que ce soin s'y remarquerait d'autant plus qu'il y est moins nécessaire, et que cela contrevient aux préceptes de Quintilien, encore l'auteur n'aurait-il pas satisfait au principal point, qui est d'attacher le lecteur, de le réjouir, d'attirer malgré lui son attention, de lui plaire enfin : car, comme l'on sait, le secret de plaire ne consiste pas toujours en l'ajustement, ni même en la régularité ; il faut du piquant et de l'agréable, si l'on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautés régulières qui ne touchent point, et dont personne n'est amoureux ? Nous ne voulons pas ôter aux modernes la louange qu'ils ont méritée. Le beau tour de vers, le beau langage, la justesse, les bonnes rimes, sont des perfections en un poète ; cependant, que l'on considère quelques-unes de nos épigrammes où tout cela se rencontre, peut-être y trouvera-t-on beaucoup moins de sel, j'oserais dire encore bien moins de grâces, qu'en celles de Marot et de Saint-Gelais ; quoique les ouvrages de ces derniers soient presque tout pleins de ces mêmes fautes qu'on nous impute. On dira que ce n'étaient pas des fautes en leur siècle et que c'en sont de très grandes au nôtre. À cela nous répondons par un même raisonnement, et disons, comme nous avons déjà dit, que c'en serait en effet dans un autre genre de poésie, mais que ce n'en sont point dans celui-ci. Feu M. de Voiture en est le garant : il ne faut que lire ceux de ses ouvrages où il fait revivre le caractère de Marot. Car notre auteur ne prétend pas que la gloire lui en soit due, ni qu'il ait mérité non plus de grands applaudissements du public pour avoir rimé quelques contes. Il s'est véritablement engagé dans une carrière toute nouvelle, et l'a fournie le mieux qu'il a pu, prenant tantôt un chemin, tantôt l'autre, et marchant toujours plus assurément quand il a suivi la manière de nos vieux poètes, quorum in hac re imitari neglegentiam exoptat potius quam istorum dili gentiam. Mais, en disant que nous voulions passer ce point-là, nous nous sommes insensiblement engagés à l'examiner. Et possible n'a-ce pas été inutilement ; car il n'y a rien qui ressemble mieux à des fautes que ces licences. Venons à la liberté que l'auteur se donne de tailler dans le bien d'autrui ainsi que dans le sien propre, sans qu'il en excepte les nouvelles même les plus connues, ne s'en trouvant point d'inviolable pour lui. Il retranche, il amplifie, il change les incidents et les circonstances, quelquefois le principal événement et la suite ; enfin, ce n'est plus la même chose, c'est proprement une nouvelle nouvelle ; et celui qui l'a inventée aurait bien de la peine à reconnaître son propre ouvrage. Non sic decet contaminari fabulas, diront les critiques. Et comment ne le diraient-ils pas ? ils ont bien fait le même reproche à Térence ; mais Térence s'est moqué d'eux, et a prétendu avoir droit d'en user ainsi. Il a mêlé du sien parmi les sujets qu'il a tirés de Ménandre, comme Sophocle et Euripide ont mêlé du leur parmi ceux qu'ils ont tirés des écrivains qui les précédaient, n'épargnant histoire ni fable où il s'agissait de la bienséance et des règles du dramatique. Ce privilège cessera-t-il à l'égard des contes faits à plaisir ? et faudra-t-il avoir dorénavant plus de respect et plus de religion, s'il est permis d'ainsi dire, pour le mensonge, que les anciens n'en ont eu pour la vérité ? Jamais ce qu'on appelle un bon conte ne passe d'une main à l'autre sans recevoir quelque nouvel embellissement. D'où vient donc, nous pourra-t-on dire, qu'en beaucoup d'endroits l'auteur retranche au lieu d'enchérir ? Nous en demeurons d'accord ; et il le fait pour éviter la longueur et l'obscurité, deux défauts intolérables dans ces matières, le dernier surtout : car, si la clarté est recommandable en tous les ouvrages de l'esprit, on peut dire qu'elle est nécessaire dans les récits où une chose, la plupart du temps, est la suite et la dépendance d'une autre, où le moindre fonde quelquefois le plus important ; en sorte que si le fil vient une fois à se rompre, il est impossible au lecteur de le renouer. D'ailleurs, comme les narrations en vers sont très malaisées, il se faut charger de circonstances le moins qu'on peut ; par ce moyen vous vous soulagez vous même, et vous soulagez aussi le lecteur, à qui l'on ne saurait manquer d'apprêter des plaisirs sans peine. Que si l'auteur a changé quelques incidents et même quelque catastrophe, ce qui préparait cette catastrophe et la nécessité de la rendre heureuse l'y ont contraint. Il a cru que dans ces sortes de contes chacun devait être content à la fin : cela plaît toujours au lecteur, à moins qu'on ne lui ait rendu les personnes trop odieuses. Mais il n'en faut point venir là, si l'on peut, ni faire rire et pleurer dans une même nouvelle. Cette bigarrure déplaît à Horace sur toutes choses ; il ne veut pas que nos compositions ressemblent aux grotesques, et que nous fassions un ouvrage moitié femme, moitié poisson. Ce sont les raisons générales que l'auteur a eues. On en pourrait encore alléguer de particulières, et défendre chaque endroit ; mais il faut laisser quelque chose à faire à l'habileté et à l'indulgence des lecteurs. lls se contenteront donc de ces raisons-ci. Nous les aurions mises un peu plus en jour et fait valoir davantage, si l'étendue des préfaces l'avait permis. Le faiseur d'oreilles et le raccommodeur de moules Sire Guillaume allant en marchandise, Laissa sa femme enceinte de six mois ; Simple, jeunette, et d'assez bonne guise, Nommée Alix, du pays champenois. Compère André l'allait voir quelquefois À quel dessein, besoin n'est de le dire, Et Dieu le sait : c'était un maître sire ; Il ne tendait guère en vain ses filets ; Ce n'était pas autrement sa coutume. Sage eût été l'oiseau qui de ses rets Se fût sauvé sans laisser quelque plume. Alix était fort neuve sur ce point. Le trop d'esprit ne l'incommodait point : De ce défaut on n'accusait la belle. Elle ignorait les malices d'Amour. La pauvre dame allait tout devant elle, Et n'y savait ni finesse ni tour. Son mari donc se trouvant en emplette, Elle au logis, en sa chambre seulette, André survient, qui sans long compliment La considère ; et lui dit froidement : " Je m'ébahis comme au bout du royaume S'en est allé le compère Guillaume, Sans achever l'enfant que vous portez : Car je vois bien qu'il lui manque une oreille Votre couleur me le démontre assez, En ayant vu mainte épreuve pareille. - Bonté de Dieu ! reprit-elle aussitôt, Que dites-vous ? quoi d'un enfant monaut J'accoucherais ? n'y savez-vous remède ? - Si da, fit-il, je vous puis donner aide En ce besoin, et vous jurerai bien, Qu'autre que vous ne m'en ferait tant faire. Le mal d'autrui ne me tourmente en rien ; Fors excepté ce qui touche au compère : Quant à ce point je m'y ferais mourir. Or essayons, sans plus en discourir, Si je suis maître à forger des oreilles. - Souvenez-vous de les rendre pareilles, Reprit la femme. - Allez, n'ayez souci, Répliqua-t-il, je prends sur moi ceci. " Puis le galant montre ce qu'il sait faire. Tant ne fut nice (encor que nice fut) Madame Alix, que ce jeu ne lui plut. Philosopher ne faut pour cette affaire. André vaquait de grande affection À son travail ; faisant ore un tendon, Ore un repli, puis quelque cartilage ; Et n'y plaignant l'étoffe et la façon. " Demain, dit-il, nous polirons l'ouvrage, Puis le mettrons en sa perfection ; Tant et si bien qu'en ayez bonne issue. - Je vous en suis, dit-elle, bien tenue : Bon fait avoir ici-bas un ami. " Le lendemain, pareille heure venue, Compère André ne fut pas endormi. Il s'en alla chez la pauvre innocente. " Je viens, dit-il, toute affaire cessante, Pour achever l'oreille que savez. - Et moi, dit-elle, allais par un message Vous avertir de hâter cet ouvrage : Montons en haut. " Dès qu'ils furent montés, On poursuivit la chose encommencée. Tant fut ouvré, qu'Alix dans la pensée Sur cette affaire un scrupule se mit ; Et l'innocente au bon apôtre dit : " Si cet enfant avait plusieurs oreilles, Ce ne serait à vous bien besogné. - Rien, rien, dit-il ; à cela j'ai soigné ; Jamais ne faux en rencontres pareilles. " Sur le métier l'oreille était encor, Quand le mari revient de son voyage ; Caresse Alix, qui du premier abord : " Vous aviez fait, dit-elle, un bel ouvrage. Nous en tenions sans le compère André ; Et notre enfant d'une oreille eût manqué. Souffrir n'ai pu chose tant indécente. Sire André donc, toute affaire cessante En a fait une : il ne faut oublier De l'aller voir, et l'en remercier ; De tels amis on a toujours affaire. " Sire Guillaume, au discours qu'elle fit, Ne comprenant comme il se pouvait faire Que son épouse eût eu si peu d'esprit, Par plusieurs fois lui fit faire un récit De tout le cas ; puis outre de colère Il prit une arme à côte de son lit ; Voulut ruer la pauvre Champenoise, Qui prétendait ne l'avoir mérité. Son innocence et sa naïveté En quelque sorte apaisèrent la noise. " Hélas Monsieur, dit la belle en pleurant, En quoi vous puis-je avoir fait du dommage ? Je n'ai donné vos draps ni votre argent ; Le compte y est ; et quant au demeurant, André me dit quand il parfit l'enfant, Qu'en trouveriez plus que pour votre usage : Vous pouvez voir, si je mens tuez-moi ; Je m'en rapporte à votre bonne foi. " L'époux sortant quelque peu de colère, Lui répondit : " Or bien, n'en parlons plus ; On vous l'a dit, vous avez cru bien faire, J'en suis d'accord, contester là-dessus Ne produirait que discours superflus : Je n'ai qu'un mot. Faites demain en sorte Qu'en ce logis j'attrape le galant : Ne parlez point de notre différend ; Soyez secrète, ou bien vous êtes morte Il vous le faut avoir adroitement ; Me feindre absent en un second voyage, Et lui mander, par lettre ou par message, Que vous avez à lui dire deux mots. André viendra ; puis de quelques propos L'amuserez ; sans toucher à l'oreille ; Car elle est faite, il n'y manque plus rien. " Notre innocente exécuta très bien L'ordre donné ; ce ne fut pas merveille ; La crainte donne aux bêtes de l'esprit. André venu, l'époux guère ne tarde, Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde Où se sauver : nul endroit il ne vit, Qu'une ruelle en laquelle il se mit. Le mari frappe ; Alix ouvre la porte ; Et de la main fait signe incontinent, Qu'en la ruelle est caché le galant. Sire Guillaume était armé de sorte Que quatre Andrés n'auraient pu l'étonner. Il sort pourtant, et va quérir main forte, Ne le voulant sans doute assassiner ; Mais quelque oreille au pauvre homme couper Peut-être pis, ce qu'on coupe en Turquie, Pays cruel et plein de barbarie. C'est ce qu'il dit à sa femme tout bas : Puis l'emmena sans qu'elle osât rien dire ; Ferma très bien la porte sur le sire. André se crut sorti d'un mauvais pas, Et que l'époux ne savait nulle chose. Sire Guillaume, en rêvant à son cas Change d'avis, en soi-même propose De se venger avecque moins de bruit, Moins de scandale, et beaucoup plus de fruit. " Alix, dit-il, allez quérir la femme De sire André ; contez-lui votre cas De bout en bout ; courez, n'y manquez pas. Pour l'amener vous direz à la dame Que son mari court un péril très grand ; Que je vous ai parlé d'un châtiment Qui la regarde, et qu'aux faiseurs d'oreilles On fait souffrir en rencontres pareilles : Chose terrible, et dont le seul penser Vous fait dresser les cheveux à la tête ; Que son époux est tout près d'y passer ; Qu'on n'attend qu'elle afin d'être à la fête. Que toutefois, comme elle n'en peut mais, Elle pourra faire changer la peine ; Amenez-la, courez ; je vous promets D'oublier tout moyennant qu'elle vienne. " Madame Alix, bien joyeuse s'en fut Chez sire André dont la femme accourut En diligence, et quasi hors d'haleine ; Puis monta seule, et ne voyant André, Crut qu'il était quelque part enfermé. Comme la dame était en ces alarmes, Sire Guillaume ayant quitté ses armes La fait asseoir, et puis commence ainsi : " L'ingratitude est mère de tout vice. André m'a fait un notable service ; Par quoi, devant que vous sortiez d'ici, Je lui rendrai si je puis la pareille. En mon absence il a fait une oreille Au fruit d'Alix : je veux d'un si bon tour Me revancher, et je pense une chose : Tous vos enfants ont le nez un peu court : Le moule en est assurément la cause. Or je les sais des mieux raccommoder. Mon avis donc est que sans retarder Nous pourvoyions de ce pas à l'affaire. " Disant ces mots, il vous prend la commère, Et près d'André la jeta sur le lit Moitié raisin, moitié figue, en jouit. La dame prit le tout en patience ; Bénit le ciel de ce que la vengeance Tombait sur elle, et non sur sire André ; Tant elle avait pour lui de charité. Sire Guillaume était de son côté Si fort ému, tellement irrité, Qu'à la pauvrette il ne fit nulle grâce Du talion, rendant à son époux Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace. Qu'on dit bien vrai que se venger est doux ! Très sage fut d'en user de la sorte : Puisqu'il voulait son honneur réparer, Il ne pouvait mieux que par cette porte D'un tel affront à mon sens se tirer. André vit tout, et n'osa murmurer ; Jugea des coups ; mais ce fut sans rien dire ; Et loua Dieu que le mal n'était pire. Pour une oreille il aurait composé. Sortir à moins, c'était pour lui merveilles : Je dis à moins ; car mieux vaut, tout prise, Cornes gagner que perdre ses oreilles. Les frères de Catalogne Je vous veux conter la besogne Des bons frères de Catalogne ; Besogne ou ces frères en Dieu Témoignèrent en certain lieu Une charité si fervente, Que mainte femme en fut contente, Et crut y gagner Paradis. Telles gens, par leurs bons avis, Mettent à bien les jeunes âmes, Tirent à soi filles et femmes, Se savent emparer du coeur, Et dans la vigne du Seigneur Travaillent ainsi qu'on peut croire. Et qu'on verra par cette histoire. Au temps que le sexe vivait Dans l'ignorance, et ne savait Gloser encor sur l'Evangile, (Temps à coter fort difficile) Un essaim de frères dîmeurs, Pleins d'appétit et beaux dîneurs, S'alla jeter dans une ville, En jeunes beautés très fertile. Pour des galants, peu s'en trouvait ; De vieux maris, il en plouvait. À l'abord une confrérie, Par les bons pères fut bâtie, Femme était qui n'y courut, Qui ne s'en mît, et qui ne crut Par ce moyen être sauvée : Puis quand leur foi fut éprouvée, On vint au véritable point ; Frère André ne marchanda point ; Et leur fit ce beau petit prêche : " Si quelque chose vous empêche D'aller tout droit en paradis, C'est d'épargner pour vos maris, Un bien dont ils n'ont plus que faire, Quand ils ont pris leur nécessaire ; Sans que jamais il vous ait plu Nous faire part du superflu. Vous me direz que notre usage Répugne aux dons du mariage ; Nous l'avouons, et Dieu merci Nous n'aurions que voir en ceci, Sans le soin de vos consciences. La plus griève des offenses, C'est d'être ingrate : Dieu l'a dit. Pour cela Satan fut maudit. Prenez-y garde ; et de vos restes Rendez grâce aux bontés célestes, Nous laissant dîmer sur un bien, Qui ne vous coûte presque rien. C'est un droit, ô troupe fidèle, Qui vous témoigne notre zèle ; Droit authentique et bien signé, Que les papes nous ont donné ; Droit enfin, et non pas aumône : Toute femme doit en personne S'en acquitter trois fois le mois Vers les frères catalanois. Cela fonde sur l'Écriture, Car il n'est bien dans la nature, (Je le répète, écoutez-moi) Qui ne subisse cette loi De reconnaissance et d'hommage : Or les oeuvres du mariage, Étant un bien, comme savez Où savoir chacune devez, Il est clair que dîme en est due. Cette dîme sera reçue Selon notre petit pouvoir. Quelque peine qu'il faille avoir, Nous la prendrons en patience : N'en faites point de conscience ; Nous sommes gens qui n'avons pas Toutes nos aises ici-bas. Au reste, il est bon qu'on vous dise, Qu'entre la chair et la chemise Il faut cacher le bien qu'on fait : Tout ceci doit être secret, Pour vos maris et pour tout autre. Voici trois mots d'un bon apôtre Qui font à notre intention : Foi, charité, discrétion. " Frère André par cette éloquence Satisfit fort son audience, Et passa pour un Salomon, Peu dormirent à son sermon. Chaque femme, ce dit l'histoire Garda très bien dans sa mémoire, Et mieux encor dedans son coeur, Le discours du prédicateur. Ce n'est pas tout, il s'exécute : Chacune accourt ; grande dispute À qui la première paiera. Mainte bourgeoise murmura Qu'au lendemain on l'eût remise. La gent qui n'aime pas la bise Ne sachant comme renvoyer Cet escadron prêt à payer, Fut contrainte enfin de leur dire : " De par Dieu souffrez qu'on respire, C'en est assez pour le présent ; On ne peut faire qu'en faisant. Réglez votre temps sur le nôtre ; Aujourd'hui l'une, et demain l'autre. Tout avec ordre et croyez-nous : On en va mieux quand on va doux. " Le sexe suit cette sentence. Jamais de bruit pour la quittance, Trop bien quelque collation Et le tout par dévotion. Puis de trinquer à la commère. Je laisse à penser quelle chère Faisait alors frère Frappart. Tel d'entre eux avait pour sa part Dix jeunes femmes bien payantes, Frisques, gaillardes, attrayantes. Tel aux douze et quinze passait. Frère Roc à vingt se chaussait. Tant et si bien que les donzelles, Pour se montrer plus ponctuelles, Payaient deux fois assez souvent : Dont il avînt que le couvent, Las enfin d'un tel ordinaire, Après avoir à cette affaire Vaqué cinq ou six mois entiers, Eût fait crédit bien volontiers : Mais les donzelles scrupuleuses, De s'acquitter étaient soigneuses, Croyant faillir en retenant Un bien à l'ordre appartenant. Point de dîmes accumulées : Il s'en trouva de si zélées, Que par avance elles payaient. Les beaux pères n'expédiaient Que les fringantes et les belles, Enjoignant aux sempiternelles De porter en bas leur tribut : Car dans ces dîmes de rebut Les lais trouvaient encore à frire Bref à peine il se pourrait dire Avec combien de charité Le tout était exécuté. Il avînt qu'une de la bande, Qui voulait porter son offrande, Un beau soir, en chemin faisant, Et son mari la conduisant, Lui dit : " Mon Dieu, j'ai quelque affaire Là dedans avec certain frère, Ce sera fait dans un moment. " L'époux répondit brusquement : " Quoi ? quelle affaire ? êtes-vous folle ? Il est minuit sur ma parole : Demain vous direz vos pêchés : Tous les bons pères sont couchés. - Cela n'importe, dit la femme ; - Et par Dieu si, dit-il, Madame, Je tiens qu'il importe beaucoup ; Vous ne bougerez pour ce coup. Qu'avez-vous fait, et quelle offense Presse ainsi votre conscience ? Demain matin j'en suis d'accord. - Ah ! Monsieur, vous me faites tort, Reprit-elle, ce qui me presse, Ce n'est pas d'aller à confesse, C'est de payer ; car si j'attends, Je ne le pourrai de longtemps ; Le frère aura d'autres affaires. - Quoi payer ? - La dîme aux bons pères. Quelle dîme ? - Savez-vous pas ? Moi je le sais ! c'est un grand cas, Que toujours femme aux moines donne. - Mais cette dîme, ou cette aumône, La saurai-je point à la fin ? - Voyez, dit-elle, qu'il est fin, N'entendez-vous pas ce langage ? C'est des oeuvres de mariage. - Quelles oeuvres ? reprit l'époux. - Et là, Monsieur, c'est ce que nous... Mais j'aurais payé depuis l'heure. Vous êtes cause qu'en demeure Je me trouve présentement ; Car toujours je suis coutumière De payer toute la première. " L'époux rempli d'étonnement, Eut cent pensers en un moment Il ne sut que dire et que croire. Enfin pour apprendre l'histoire, Il se tut, il se contraignit, Du secret sans plus se plaignit ; Par tant d'endroits tourna sa femme, Qu'il apprit que mainte autre dame Payait la même pension : Ce lui fut consolation. " Sachez, dit la pauvre innocente, Que pas une n'en est exempte : Votre Soeur paie à frère Aubry ; La baillie au père Fabry ; Son Altesse à frère Guillaume, Un des beaux moines du royaume : Moi qui paie à frère Girard, Je voulais lui porter ma part. " Que de maux la langue nous cause ! Quand ce mari sut toute chose, Il résolut premièrement D'en avertir secrètement Monseigneur, puis les gens de ville ; Mais comme il était difficile De croire un tel cas dès l'abord, Il voulut avoir le rapport Du drôle à qui payait sa femme. Le lendemain devant la dame Il fait venir frère Girard ; Lui porte à la gorge un poignard ; Lui fait conter tout le mystère : Puis ayant enfermé ce frère À double clef, bien garrotté, Et la dame d'autre côté, Il va partout conter sa chance. Au logis du prince il commence ; Puis il descend chez l'échevin ; Puis il fait sonner le tocsin. Toute la ville en est troublée. On court en foule à l'assemblée ; Et le sujet de la rumeur, N'est point su du peuple dîmeur. Chacun opine à la vengeance. L'un dit qu'il faut en diligence Aller massacrer ces cagots ; L'autre dit qu'il faut de fagots Les entourer dans leur repaire, Et brûler gens et monastère. Tel veut qu'ils soient à l'eau jetés, Dedans leurs frocs empaquetés ; Afin que cette pépinière, Flottant ainsi sur la rivière, S'en aille apprendre à l'univers, Comment on traite les pervers. Tel invente un autre supplice, Et chacun selon son caprice. Bref tous conclurent à la mort : L'avis du feu fut le plus fort. On court au couvent tout à l'heure : Mais, par respect de la demeure, L'arrêt ailleurs s'exécuta : Un bourgeois sa grange prêta. La penaille, ensemble enfermée, Fut en peu d'heures consumée, Les maris sautants alentour, Et dansants au son du tambour. Rien n'échappa de leur colère, Ni moinillon, ni béat père. Robes, manteaux, et cocluchons, Tout fut brûlé comme cochons. Tous périrent dedans les flammes. Je ne sais ce qu'on fit des femmes. Pour le pauvre frère Girard, Il avait eu son fait à part. Le Berceau Non loin de Rome un hôtelier était Sur le chemin qui conduit à Florence : Homme sans bruit, et qui ne se piquait De recevoir gens de grosse dépense Même chez lui rarement on gîtait Sa femme était encor de bonne affaire, Et ne passait de beaucoup les trente ans. Quant au surplus, ils avaient deux enfants ; Garçon d'un an, fille en âge d'en faire. Comme il arrive, en allant et venant, Pinucio jeune homme de famille, Jeta si bien les yeux sur cette fille, Tant la trouva gracieuse et gentille, D'esprit si doux, et d'air tant attrayant, Qu'il s'en piqua : très bien le lui sut dire ; Muet n'était, elle sourde non plus : Dont il avint qu'il sauta par-dessus Ces longs soupirs, et tout ce vain martyre. Se sentir pris, parler, être écouté, Ce fut tout un, car la difficulté Ne gisait pas à plaire à cette belle : Pinuce était gentilhomme bien fait ; Et jusque-là la fille n'avait fait Grand cas des gens de même étoffe qu'elle. Non qu'elle crut pouvoir changer d'état ; Mais elle avait, nonobstant son jeune âge, Le coeur trop haut, le goût trop délicat, Pour s'en tenir aux amours de village. Colette donc (ainsi l'on l'appelait) En mariage à l'envi demandée, Rejetait l'un, de l'autre ne voulait ; Et n'avait rien que Pinuce en l'idée. Longs pourparlers avecque son amant N'étaient permis ; tout leur faisait obstacle. Les rendez-vous et le soulagement Ne se pouvaient à moins que d'un miracle. Cela ne fit qu'irriter leurs esprits. Ne gênez point, je vous en donne avis, Tant vos enfants, Ô vous pères et mères ; Tant vos moitiés, vous époux et maris ; C'est où l'amour fait le mieux ses affaires. Pinucio, certain soir qu'il faisait Un temps fort brun, s'en vient, en compagnie D'un sien ami dans cette hôtellerie Demander gîte. On lui dit qu'il venait Un peu trop tard. " Monsieur, ajouta l'hôte, Vous savez bien comme on est à l'étroit Dans ce logis ; tout est plein jusqu'au toit : Mieux vous vaudrait passer outre, sans faute : Ce gîte n'est pour gens de votre état. - N'avez-vous point encor quelque grabat, Reprit l'amant, quelque coin de réserve ? L'hôte repart : il ne nous reste plus Que notre chambre, où deux lits sont tendus ; Et de ces lits il n'en est qu'un qui serve Aux survenants ; l'autre nous l'occupons. Si vous voulez coucher de compagnie Vous et Monsieur, nous vous hébergerons. " Pinuce dit : " Volontiers ; je vous prie Que l'on nous serve à manger au plus tôt. " Leur repas fait, on les conduit en haut. Pinucio, sur l'avis de Colette, Marque de l'oeil comme la chambre est faite. Chacun couche, pour la belle on mettait Un lit de camp : celui de l'hôte était Contre le mur, à tenant de la porte ; Et l'on avait placé de même sorte, Tout vis-à-vis celui du survenant : Entre les deux un berceau pour l'enfant ; Et toutefois plus près du lit de l'hôte. Cela fit faire une plaisante faute À cet ami qu'avait notre galant. Sur le minuit que l'hôte apparemment Devait dormir, l'hôtesse en faire autant, Pinucio qui n'attendait que l'heure, Et qui comptait les moments de la nuit, Son temps venu ne fait longue demeure, Au lit de camp s'en va droit et sans bruit. Pas ne trouva la pucelle endormie ; J'en jurerais. Colette apprit un jeu Qui comme on sait lasse plus qu'il n'ennuie Trêve se fit ; mais elle dura peu : Larcins d'amour ne veulent longue pause. Tout à merveille allait au lit de camp ; Quand cet ami qu'avait notre galant, Pressé d'aller mettre ordre à quelque chose Qu'honnêtement exprimer je ne puis, Voulut sortir, et ne put ouvrir l'huis, Sans enlever le berceau de sa place, L'enfant avec, qu'il mit près de leur lit ; Le détourner aurait fait trop de bruit. Lui revenu, près de l'enfant il passe, Sans qu'il daignât le remettre en son lieu ; Puis se recouche, et quand il plut à Dieu Se rendormit. Après un peu d'espace Dans le logis je ne sais quoi tomba : Le bruit fut grand ; l'hôtesse s'éveilla ; Puis alla voir ce que ce pouvait être. À son retour le berceau la trompa. Ne le trouvant joignant le lit du maître : " Saint Jean, dit-elle en soi-même aussitôt, J'ai pensé faire une étrange bévue : Près de ces gens je me suis, peu s'en faut, Remise au lit en chemise ainsi nue : C'était pour faire un bon charivari. Dieu soit loué que ce berceau me montre Que c'est ici qu'est couché mon mari. " Disant ces mots, auprès de cet ami Elle se met. Fol ne fut, n'étourdi, Le compagnon dedans un tel rencontre : La mit en oeuvre, et sans témoigner rien Il fit époux ; mais il le fit trop bien. Trop bien ! je faux ; et c'est tout le contraire. Il le fit mal ; car qui le veut bien faire Doit en besogne aller plus doucement. Aussi l'hôtesse eut quelque étonnement : " Qu'à mon mari, dit-elle, et quelle joie Le fait agir en homme de vingt ans ? Prenons ceci, puisque Dieu nous l'envoie ; Nous n'aurons pas toujours tel passe-temps. " Elle n'eut dit ces mots entre ses dents, Que le galant recommence la fête. La dame était de bonne emplette encor : J'en ai, je crois, dit un mot dans l'abord : Chemin faisant c'était fortune honnête. Pendant cela Colette appréhendant Être surprise avecque son amant, Le renvoya le jour venant à poindre. Pinucio voulant aller rejoindre Son compagnon, tomba tout de nouveau Dans cette erreur que causait le berceau ; Et pour son lit il prit le lit de l'hôte. Il n'y fut pas, qu'en abaissant sa voix, (Gens trop heureux font toujours quelque faute) " Ami, dit-il, pour beaucoup je voudrois Te pouvoir dire à quel point va ma joie. Je te plains fort que le Ciel ne t'envoie Tout maintenant même bonheur qu'à moi. Ma foi Colette est un morceau de roi. Si tu savais ce que vaut cette fille ! J'en ai bien vu ; mais de telle, entre nous, Il n'en est point. C'est bien le cuir plus doux, Le corps mieux fait, la taille plus gentille ; Et des tétons ! je ne te dis pas tout. Quoi qu'il en soit, avant que être au bout Gaillardement six postes se sont faites ; Six de bon compte, et ce ne sont sornettes. " D'un tel propos l'hôte tout étourdi, D'un ton confus gronda quelques paroles. L'hôtesse dit tout bas à cet ami, Qu'elle prenait toujours pour son mari : Ne reçois plus chez toi ces têtes folles. N'entends-tu point comme ils sont en débat ? En son séant l'hôte sur son grabat S'étant levé, commence à faire éclat : " Comment, dit-il, d'un ton plein de colère, Vous veniez donc ici pour cette affaire ? Vous l'entendez ! et je vous sais bon gré De vous moquer encor comme vous faites. Prétendez, beau Monsieur que vous êtes, En demeurer quitte à si bon marché ? Quoi ! ne tient-il qu'à honnir des familles ? Pour vos ébats nous nourrirons nos filles, J'en suis d'avis. Sortez de ma maison : Je jure Dieu que j'en aurai raison. Et toi, coquine, il faut que je te tue. " À ce discours proféré brusquement, Pinucio plus froid qu'une statue, Resta sans pouls, sans voix, sans mouvement. Chacun se tut l'espace d'un moment. Colette entra dans des peurs nonpareilles. L'hôtesse ayant reconnu son erreur, Tint quelque temps le loup par les oreilles. Le seul ami se souvint par bonheur De ce berceau principe de la chose. Adressant donc à Pinuce sa voix : " T'en tiendras-tu, dit-il, une autre fois ? T'ai-je averti que le vin serait cause De ton malheur ? tu sais que quand tu bois Toute la nuit tu cours, tu te démènes, Et vas contant mille chimères vaines, Que tu te mets dans l'esprit en dormant Reviens au lit. " Pinuce au même instant Fait le dormeur, poursuit le stratagème, Que le mari prit pour argent comptant Il ne fut pas jusqu'à l'hôtesse même Qui n'y voulut aussi contribuer. Près de sa fille elle alla se placer, Et dans ce poste elle se sentit forte. " Par quel moyen, comment, de quelle sorte, S'écria-t-elle, aurait-il pu coucher Avec Colette, et la déshonorer ? Je n'ai bougé toute nuit auprès d'elle Elle n'a fait ni pis ni mieux que moi. Pinucio nous l'allait donner belle. " L'hôte reprit : " C'est assez ; je vous crois. " On se leva, ce ne fut pas sans rire ; Car chacun d'eux en avait sa raison. Tout fut secret : et quiconque eut du bon Par devers soi le garda sans rien dire. Le Muletier Un roi lombard (les rois de ce pays Viennent souvent s'offrir à ma mémoire) Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits Maître Boccace auteur de cette histoire, Portait le nom d'Agiluf en son temps. Il épousa Teudelingue la Belle, Veuve du roi dernier mort sans enfants, Lequel laissa l'état sous la tutelle De celui-ci, prince sage et prudent. Nulle beauté n'était alors égale À Teudelingue ; et la couche royale De part et d'autre était assurément Aussi complète, autant bien assortie Qu'elle fut onc. Quand Messer Cupidon En badinant fit choir de son brandon Chez Agiluf, droit dessus l'écurie : Sans prendre garde, et sans se soucier En quel endroit ; dont avecque furie Le feu se prit au coeur d'un muletier. Ce muletier était homme de mine, Et démentait en tout son origine, Bien fait et beau, même ayant du bon sens. Bien le montra ; car, s'étant de la reine Amouraché, quand il eut quelque temps Fait ses efforts et mis toute sa peine Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner, Le compagnon fit un tour d'homme habile. Maître ne sais meilleur pour enseigner Que Cupidon ; l'âme la moins subtile Sous sa férule apprend plus en un jour, Qu'un maître es arts en dix ans aux écoles. Aux plus grossiers par un chemin bien court Il sait montrer les tours et les paroles. Le présent conte en est un bon témoin. Notre amoureux ne songeait près ni loin Dedans l'abord à jouir de sa mie. Se déclarer de bouche ou par écrit N'était pas sûr. Si se mit dans l'esprit, Mourut ou non, d'en passer son envie ; Puisqu'aussi bien plus vivre ne pouvait ; Et mort pour mort, toujours mieux lui valait, Auparavant que sortir de la vie, Éprouver tout, et tenter le hasard. L'usage était chez le peuple lombard Que quand le roi, qui faisait lit à part (Comme tous font) voulait avec sa femme Aller coucher, seul il se présentait, Presque en chemise, et sur son dos n'avait Qu'une simarre ; à la porte il frappait Tout doucement ; aussitôt une dame Ouvrait sans bruit ; et le roi lui mettait Entre les mains la clarté qu'il portait ; Clarté n'ayant grand'lueur ni grand'flamme D'abord la dame éteignait en sortant Cette clarté ; c'était le plus souvent Une lanterne, ou de simples bougies. Chaque royaume a ses cérémonies. Le muletier remarqua celle-ci ; Ne manqua pas de s'ajuster ainsi ; Se présenta comme c'était l'usage, S'étant caché quelque peu le visage. La dame ouvrit dormant plus qu'à demi. Nul cas n'était à craindre en l'aventure Fors que le roi ne vînt pareillement. Mais ce jour-là s'étant heureusement Mis à chasser, force était que nature Pendant la nuit cherchât quelque repos. Le muletier frais, gaillard, et dispos, Et parfumé, se coucha sans rien dire. Un autre point, outre ce qu'avons dit, (C'est qu'Agiluf, s'il avait en l'esprit Quelque chagrin, soit touchant son empire, Ou sa famille, ou pour quelque autre cas, Ne sonnait mot en prenant ses ébats. À tout cela Teudelingue était faite. Notre amoureux fournit plus d'une traite. Un muletier à ce jeu vaut trois rois. Dont Teudelingue entra par plusieurs fois En pensement, et crut que la colère Rendait le prince outre son ordinaire Plein de transport, et qu'il n'y songeait pas. En ses présents le Ciel est toujours juste : Il ne départ à gens de tous états Mêmes talents. Un empereur auguste A les vertus propres pour commander : Un avocat sait les points décider : Au jeu d'amour le muletier fait rage : Chacun son fait ; nul n'a tout en partage. Notre galant s'étant diligenté, Se retira sans bruit et sans clarté, Devant l'aurore. Il en sortait à peine, Lorsqu'Agiluf alla trouver la reine ; Voulut s'ébattre, et l'étonna bien fort. " Certes, Monsieur, je sais bien, lui dit-elle, Que vous avez pour moi beaucoup de zèle ; Mais de ce lieu vous ne faites encor Que de sortir : même outre l'ordinaire En avez pris, et beaucoup plus qu'assez. Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez Que ne soit trop ; votre santé m'est chère. " Le roi fut sage, et se douta du tour ; Ne sonna mot, descendit dans la cour ; Puis de la cour entra dans l'écurie Jugeant en lui que le cas provenait D'un muletier, comme l'on lui parlait. Toute la troupe était lors endormie, Fors le galant, qui tremblait pour sa vie. Le roi n'avait lanterne ni bougie. En tâtonnant il s'approcha de tous ; Crut que l'auteur de cette tromperie Se connaîtrait au battement du pouls. Pas ne faillit dedans sa conjecture ; Et le second qu'il tâta d'aventure Était son homme ; à qui d'émotion, Soit pour la peur, ou soit pour l'action, Le coeur battait, et le pouls tout ensemble. Ne sachant pas où devait aboutir Tout ce mystère, il feignait de dormir. Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu'il tremble, En certain coin va prendre des ciseaux Dont on coupait le crin à ses chevaux. " Faisons, dit-il, au galant une marque, Pour le pouvoir demain connaître mieux. " Incontinent de la main du monarque Il se sent tondre. Un toupet de cheveux Lui fut coupé, droit vers le front du sire. Et cela fait le prince se retire. II oublia de serrer le toupet ; Dont le galant s'avisa d'un secret Qui d'Agiluf gâta le stratagème. Le muletier alla sur l'heure même En pareil lieu tondre ses compagnons. Le jour venu, le roi vit ces garçons Sans poil au front. Lors le prince en son âme : " Qu'est ceci donc ! qui croirait que ma femme Aurait été si vaillante au déduit ? Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit Fourni d'ébat à plus de quinze ou seize ? " Autant en vit vers le front de tondus. " Or bien, dit-il, qui l'a fait si se taise : Au demeurant qu'il n'y retourne plus. " L'oraison de Saint Julien Beaucoup de gens ont une ferme foi Pour les brevets, oraisons, et paroles. Je me ris d'eux ; et je tiens, quant à moi Que tous tels sorts sont recettes frivoles. Frivoles sont ; c'est sans difficulté. Bien est-il vrai, qu'auprès d'une beauté Paroles ont des vertus non pareilles Paroles font en amour des merveilles : Tout coeur se laisse à ce charme amollir. De tels brevets je veux bien me servir ; Des autres non. Voici pourtant un conte, Que l'oraison de Monsieur saint Julien Renaud d'Ast produisit un grand bien. S'il ne l'eût dite, il eût trouvé mécompte À son argent, et mal passé la nuit. Il s'en allait devers Château-Guillaume : Quand trois quidams (bonnes gens, et sans bruit, Ce lui semblait, tels qu'en tout un royaume Il n'aurait cru trois aussi gens de bien) Quand n'ayant dis-je aucun soupçon de rien, Ces trois quidams tout pleins de courtoisie, Après l'abord, et l'ayant salué Fort humblement : " Si notre compagnie, Lui dirent-ils, vous pouvait être à gré, Et qu'il vous plût achever cette traite Avecque nous, ce nous serait honneur. En voyageant, plus la troupe est complète, Mieux elle vaut ; c'est toujours le meilleur. Tant de brigands infectent la province, Que l'on ne sait à quoi songe le prince De le souffrir : mais quoi les malvivants Seront toujours. " Renaud dit à ces gens Que volontiers. Une lieue étant faite, Eux discourant, pour tromper le chemin De chose et d'autre, ils tombèrent enfin Sur ce qu'on dit de la vertu secrète De certains mots, caractères, brevets, Dont les aucuns ont de très bons effets. Comme de faire aux insectes la guerre, Charmer les loups, conjurer le tonnerre : Ainsi du reste ; ou sans pact ni demi (De quoi l'on soit pour le moins averti) L'on se guérit, l'on guérit sa monture, Soit du farcin, soit de la mémarchure ; L'on fait souvent ce qu'un bon médecin Ne saurait faire avec tout son latin. Ces survenants de mainte expérience Se vantaient tous ; et Renaud en silence Les écoutait. " Mais vous, ce lui dit-on, Savez-vous point aussi quelque oraison ? De tels secrets, dit-il, je ne me pique, Comme homme simple, et qui vis à l'antique. Bien vous dirai qu'en allant par chemin J'ai certains mots que je dis au matin Dessous le nom d'oraison ou d'antienne De saint Julien ; afin qu'il ne m'avienne De mal gîter : et j'ai même éprouvé Qu'en y manquant cela m'est arrivé. J'y manque peu : c'est un mal que j'évite Par-dessus tous, et que je crains autant. - Et ce matin, Monsieur, l'avez-vous dite ? " Lui repartit l'un des trois en riant. " Oui, dit Renaud. - Or bien, répliqua l'autre, Gageons un peu quel sera le meilleur, Pour ce jour d'hui, de mon gîte ou du vôtre. " Il faisait lors un froid plein de rigueur La nuit de plus était fort approchante, Et la couchée encore assez distante Renaud reprit : " Peut-être ainsi que moi Vous servez-vous de ces mots en voyage. - Point, lui dit l'autre ; et vous jure ma foi Qu'invoquer saints n'est pas trop mon usage Mais si je perds, je le pratiquerai. - En ce cas-là volontiers gagerai, Reprit Renaud, et j'y mettrais ma vie Pourvu qu'alliez en quelque hôtellerie ; Car je n'ai là nulle maison d'ami. Nous mettrons donc cette clause au pari, Poursuivit-il, si l'avez agréable : C'est la raison. " L'autre lui répondit : " J'en suis d'accord ; et gage votre habit, Votre cheval, la bourse au préalable ; Sûr de gagner, comme vous allez voir. " Renaud dès lors put bien s'apercevoir Que son cheval avait changé d'étable. Mais quel remède ? en côtoyant un bois, Le parieur ayant changé de voix : " Çà, descendez, dit-il, mon gentilhomme : Votre oraison vous fera bon besoin. Château-Guillaume est encore un peu loin. " Fallut descendre. Ils lui prirent en somme Chapeau, casaque, habit, bourse, et cheval ; Bottes aussi. " Vous n'aurez tant de mal D'aller à pied ", lui dirent les perfides. Puis de chemin (sans qu'ils prissent de guides) Changeant tous trois, ils furent aussitôt Perdus de vue ; et le pauvre Renaud, En caleçons, en chausses, en chemise, Mouillé, fangeux, ayant au nez la bise Va tout dolent ; et craint avec raison Qu'il n'ait ce coup, malgré son oraison, Très mauvais gîte ; hormis qu'en sa valise Il espérait. car il est à noter, Qu'un sien valet contraint de s'arrêter Pour faire mettre un fer à sa monture, Devait le joindre. Or il ne le fit pas. Et ce fut là le pis de l'aventure. Le drôle ayant vu de loin tout le cas, (Comme valets souvent ne valent guères) Prend à côté, pourvoit à ses affaires, Laisse son maître, à travers champs s'enfuit, Donne des deux, gagne devant la nuit Château-Guillaume, et dans l'hôtellerie La plus fameuse, enfin la mieux fournie, Attend Renaud près d'un foyer ardent, Et fait tirer du meilleur cependant. Son maître était jusqu'au cou dans les boues ; Pour en sortir avait fort à tirer. Il acheva de se désespérer, Lorsque la neige en lui donnant aux joues Vint à flocons, et le vent qui fouettait. Au prix du mal que le pauvre homme avait, Gens que l'on pend sont sur des lits de roses. Le sort se plaît à dispenser les choses De la façon : c'est tout mal ou tout bien. Dans ses faveurs il n'a point de mesures : Dans son courroux de même il n'omet rien Pour nous mater : témoin les aventures Qu'eut cette nuit Renaud qui n'arriva Qu'une heure après qu'on eût fermé la porte. Du pied du mur enfin il s'approcha. Dire comment, je n'en sais pas la sorte. Son bon destin, par un très grand hasard, Lui fit trouver une petite avance Qu'avait un toit ; et ce toit faisait part D'une maison voisine du rempart. Renaud ravi de ce peu d'allégeance Se met dessous. Un bonheur, comme on dit, Ne vient point seul : quatre ou cinq brins de paille Se rencontrant, Renaud les étendit. " Dieu soit loué dit-il, voilà mon lit. " Pendant cela le mauvais temps l'assaille De toutes parts : il n'en peut presque plus. Transi de froid, immobile, et perclus, Au désespoir bientôt il s'abandonne, Claque des dents, se plaint, tremble, et frissonne Si hautement que quelqu'un l'entendit. Ce quelqu'un-là c'était une servante ; Et sa maîtresse une veuve galante Qui demeurait au logis que j'ai dit ; Pleine d'appas, jeune, et de bonne grâce. Certain marquis gouverneur de la place L'entretenait ; et de peur être vu, Trouble, distrait, enfin interrompu Dans son commerce au logis de la dame, Il se rendait souvent chez cette femme, Par une porte aboutissante aux champs ; Allait, venait, sans que ceux de la ville En sussent rien ; non pas même ses gens Je m'en étonne ; et tout plaisir tranquille N'est d'ordinaire un plaisir de marquis : Plus il est su, plus il leur semble exquis. Or il avint que la même soirée Ou notre Job sur la paille étendu Tenait déjà sa fin toute assurée, Monsieur était de Madame attendu : Le souper prêt, la chambre bien parée ; Bons restaurants, champignons, et ragoûts ; Bains, et parfums, matelas blancs et mous ; Vin du coucher ; toute l'artillerie De Cupidon, non pas le langoureux, Mais celui-là qui n'a fait en sa vie Que de bons tours, le patron des heureux, Des jouissants. Étant donc la donzelle Prête à bien faire, avint que le marquis Ne put venir : elle en reçût l'avis Par un sien page, et de cela la belle Se consola : tel était leur marché. Renaud y gagne : il ne fut écouté Plus d'un moment, que pleine de bonté Cette servante et confite en tendresse, Par aventure autant que sa maîtresse, Dit à la veuve : " Un pauvre souffreteux Se plaint là-bas, le froid est rigoureux, Il peut mourir : vous plaît-il, Madame, Qu'en quelque coin l'on le mette à couvert ? - Oui, je le veux, répondit cette femme. Ce galetas qui de rien ne nous sert Lui viendra bien : dessus quelque couchette Vous lui mettrez un peu de paille nette ; Et là dedans il faudra l'enfermer : De nos reliefs vous le ferez souper Auparavant, puis l'envoyez coucher. " Sans cet arrêt c'était fait de la vie Du bon Renaud. On ouvre, il remercie ; Dit qu'on l'avait retiré du tombeau, Conte son cas, reprend force et courage : Il était grand, bien fait, beau personnage, Ne semblait même homme en amour nouveau, Quoiqu'il fût jeune. Au reste il avait honte De sa misère, et de sa nudité : L'Amour est nu, mais il n'est pas crotté. Renaud dedans, la chambrière monte ; Et va conter le tout de point en point. La dame dit : " Regardez si j'ai point Quelque habit d'homme encor dans mon armoire : Car feu Monsieur en doit avoir laissé. - Vous en avez, j'en ai bonne mémoire ", Dit la servante. Elle eut bientôt trouvé Le vrai ballot. Pour plus d'honnêteté, La dame ayant appris la qualité De Renaud d'Ast (car il était nommé) Dit qu'on le mît au bain chauffé pour elle. Cela fut fait ; il ne se fit prier. On le parfume avant que l'habiller. Il monte en haut, et fait à la donzelle Son compliment, comme homme bien appris. On sert enfin le souper du marquis. Renaud mangea tout ainsi qu'un autre homme ; Même un peu mieux ; la chronique le dit : On peut à moins gagner de l'appétit. Quant à la veuve, elle ne fit en somme Que regarder, témoignant son désir : Soit que déjà l'attente du plaisir L'eut disposée ; ou soit par sympathie ; Ou que la mine, ou bien le procédé De Renaud d'Ast eussent son coeur touché. De tous côtés se trouvant assaillie, Elle se rend aux semonces d'Amour. " Quand je ferai, disait-elle, ce tour, Qui l'ira dire ? il n'y va rien du nôtre. Si le marquis est quelque peu trompé, Il le mérite, et doit l'avoir gagné, Ou gagnera ; car c'est un bon apôtre. Homme pour homme et péché pour péché Autant me vaut celui-ci que cet autre. Renaud n'était si neuf qu'il ne vît bien Que l'oraison de Monsieur saint Julien Ferait effet, et qu'il aurait bon gîte. Lui hors de table, on dessert au plus vite. Les voilà seuls : et pour le faire court En beau début. La dame était mise En un habit à donner de l'amour. La négligence à mon gré si requise, Pour cette fois fut sa dame d'atour. Point de clinquant, jupe simple et modeste Ajustement moins superbe que leste ; Un mouchoir noir de deux grands doigts trop court Sous ce mouchoir ne sais quoi fait au tour : Par là Renaud s'imagina le reste. Mot n'en dirai : mais je n'omettrai point Qu'elle était jeune, agréable, et touchante Blanche surtout, et de taille avenante Trop ni trop peu de chair et d'embonpoint. À cet objet qui n'eût eu l'âme émue ! Qui n'eût aimé ! qui n'eût eu des désirs Un philosophe, un marbre, une statue, Auraient senti comme nous ces plaisirs. Elle commence à parler la première, Et fait si bien que Renaud s'enhardit Il ne savait comme entrer en matière ; Mais pour l'aider la marchande lui dit : " Vous rappelez en moi la souvenance D'un qui s'est vu mon unique souci : Plus je vous vois, plus je crois voir aussi L'air et le port, les yeux, la remembrance De mon époux ; que Dieu lui fasse paix : Voilà sa bouche, et voilà tous ses traits. " Renaud reprit : " ce m'est beaucoup de gloire Mais vous, Madame, à qui ressemblez-vous ? À nul objet, et je n'ai point mémoire D'en avoir vu qui m'ait semblé si doux. Nulle beauté n'approche de la vôtre. Or me voici d'un mal chu dans un autre : Je transissais, je brûle maintenant. Lequel vaut mieux ? " La belle l'arrêtant, S'humilia pour être contredite. C'est une adresse à mon sens non petite. Renaud poursuit : louant par le menu Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il n'a point vu Et qu'il verrait volontiers si la belle Plus que le droit ne se montrait cruelle. " Pour vous louer comme vous méritez, Ajouta-t-il, et marquer les beautés Dont j'ai la vue avec le coeur frappée, (Car près de vous l'un et l'autre s'ensuit) Il faut un siècle, et je n'ai qu'une nuit, Qui pourrait être encor mieux occupée. " Elle sourit ; il n'en fallut pas plus. Renaud laissa les discours superflus. Le temps est cher en amour comme en guerre. Homme mortel ne s'est vu sur la terre De plus heureux ; car nul point n'y manquait. On résista tout autant qu'il fallait, Ni plus ni moins, ainsi que chaque belle Sait pratiquer, pucelle ou non pucelle. Au demeurant je n'ai pas entrepris De raconter tout ce qu'il obtint d'elle ; Menu détail, baisers donnés et pris, La petite oie ; enfin ce qu'on appelle En bon français les préludes d'amour ; Car l'un et l'autre y savait plus d'un tour. Au souvenir de l'état misérable Ou s'était vu le pauvre voyageur On lui faisait toujours quelque faveur : " Voilà, disait la veuve charitable, Pour le chemin, voici pour les brigands, Puis pour la peur puis pour le mauvais temps ; " Tant que le tout pièce à pièce s'efface. Qui ne voudrait se racquitter ainsi ? Conclusion, que Renaud sur la place Obtint le don d'amoureuse merci. Les doux propos recommencent ensuite Puis les baisers, et puis la noix confite. On se coucha. La dame ne voulant Qu'il s'allât mettre au lit de sa servante Le mit au sien, ce fut fait prudemment En femme sage, en personne galante. Je n'ai pas su ce qu'étant dans le lit Ils avaient fait ; mais comme avec l'habit On met à part certain reste de honte, Apparemment le meilleur de ce conte Entre deux draps pour Renaud se passa. Là plus à plein il se récompensa Du mal souffert, de la perte arrivée De quoi s'étant la veuve bien trouvée Il fut prié de la venir revoir : Mais en secret ; car il fallait pourvoir Au gouverneur. La belle non contente De ses faveurs, étala son argent. Renaud n'en prit qu'une somme bastante Pour regagner son logis promptement. Il s'en va droit à cette hôtellerie, Ou son valet était encore au lit. Renaud le rosse, et puis change d'habit, Ayant trouvé sa valise garnie. Pour le combler, son bon destin voulut Qu'on attrapât les quidams ce jour même. Incontinent chez le juge il courut : Il faut user de diligence extrême En pareil cas ; car le greffe tient bon, Quand une fois il est saisi des choses C'est proprement la caverne au Lion. Rien n'en revient : là les mains ne sont closes Pour recevoir, mais pour rendre trop bien : Fin celui-là qui n'y laisse du sien. Le procès fait une belle potence À trois côtés fut mise en plein marché : L'un des quidams harangua l'assistance Au nom de tous, et le trio branché Mourut contrit et fort bien confessé. " Après cela, doutez de la puissance Des oraisons, dira quelqu'un de ceux Dont j'ai parlé ; trois gens par devers eux Ont un roussin, et nombre de pistoles Qui n'aurait cru ces gens-là fort chanceux ? Aussi font-ils flores et caprioles, (Mauvais présage) et tout gais et joyeux Sont sur le point de partir leur chevance, Lorsqu'on les vient prier d'une autre danse. En contr'échange un pauvre malheureux S'en va périr selon toute apparence, Quand sous la main lui tombe une beauté Dont un prélat se serait contenté. Il recouvra son argent, son bagage, Et son cheval, et tout son équipage, Et grâce à Dieu et Monsieur saint Julien, Eut une nuit qui ne lui coûta tien. La Servante justifiée Boccace n'est le seul qui me fournit. Je vas parfois en une autre boutique. Il est bien vrai que ce divin esprit Plus que pas un me donne de pratique. Mais comme il faut manger de plus d'un pain, Je puise encore en un vieux magasin ; Vieux, des plus vieux, ou nouvelles nouvelles Sont jusqu'à cent, bien déduites et belles Pour la plupart, et de très bonne main. Pour cette fois la reine de Navarre, D'un c'était moi naïf autant que rare, Entretiendra dans ces vers le lecteur. Voici le fait, quiconque en soit l'auteur. J'y mets du mien selon les occurrences : C'est ma coutume ; et sans telles licences Je quitterais la charge de conteur. Un homme donc avait belle servante. Il la rendit au jeu d'amour savante. Elle était fille à bien armer un lit, Pleine de suc, et donnant appétit ; Ce qu'on appelle en français bonne robe. Par un beau jour cet homme se dérobe D'avec sa femme ; et d'un très grand matin S'en va trouver sa servante au jardin. Elle faisait un bouquet pour madame : C'était sa fête. Voyant donc de la femme Le bouquet fait, il commence à louer L'assortiment ; tâche à s'insinuer : S'insinuer en fait de chambrière, C'est proprement couler sa main au sein : Ce qui fut fait. La servante soudain Se défendit : mais de quelle manière ? Sans rien gâter : c'était une façon Sur le marché ; bien savait sa leçon. La belle prend les fleurs qu'elle avait mises En un monceau, les jette au compagnon. Il la baisa pour en avoir raison : Tant et si bien qu'ils en vinrent aux prises. En cet étrif la servante tomba. Lui d'en tirer aussitôt avantage. Le malheur fut que tout ce beau ménage Fut découvert d'un logis près de là. Nos gens n'avaient pris garde à cette affaire. Une voisine aperçut le mystère. L'époux la vit, je ne sais pas comment. " Nous voilà pris, dit-il à sa servante. Notre voisine est languarde et méchante. Mais ne soyez en crainte aucunement. " Il va trouver sa femme en ce moment : Puis fait si bien que s'étant éveillée Elle se lève ; et sur l'heure habillée, Il continue à jouer son rolet : Tant qu'a dessein d'aller faire un bouquet, La pauvre épouse au jardin est menée. Là fut par lui procédé de nouveau. Même débat, même jeu se commence. Fleurs de voler ; tétons d'entrer en danse. Elle y prit goût ; le jeu lui sembla beau. Somme, que l'herbe en fut encor froissée. La pauvre dame alla l'après-dînée Voir sa voisine, à qui ce secret-là Chargeait le coeur : elle se soulagea Tout dès l'abord : " Je ne puis, ma commère, Dit cette femme avec un front sévère, Laisser passer sans vous en avertir Ce que j'ai vu. Voulez-vous vous servir Encor longtemps d'une fille perdue ? À coups de pied, si j'étais que de vous, Je l'envoyrais ainsi qu'elle est venue. Comment ! elle est aussi brave que nous. Or bien, je sais celui de qui procède Cette piaffe : apportez-y remède Tout au plus tôt : car je vous avertis Que ce matin étant à la fenêtre, (Ne sais pourquoi) j'ai vu de mon logis Dans son jardin votre mari paraître, Puis la galande ; et tous deux se sont mis À se jeter quelques fleurs à la tête. " Sur ce propos l'autre l'arrêta coi. " Je vous entends, dit-elle ; c'était moi. LA VOISINE Voire ! écoutez le reste de la fête : Vous ne savez où je veux en venir. Les bonnes gens se sont pris à cueillir Certaines fleurs que baisers on appelle. LA FEMME C'est encor moi que vous preniez pour elle. LA VOISINE Du jeu des fleurs à celui des tétons Ils sont passés : après quelques façons À pleine main l'on les a laissé prendre. LA FEMME Et pourquoi non ? c'était moi : votre époux N'a-t-il donc pas les mêmes droits sur vous ? LA VOISINE Cette personne enfin sur l'herbe tendre Est trébuchée, et, comme je le croi, Sans se blesser ; vous riez ? LA FEMME C'était moi. LA VOISINE Un cotillon a paré la verdure. LA FEMME C'était le mien. LA VOISINE Sans vous mettre en courroux : Qui le portait de la fille ou de vous ? C'est là le point : car monsieur votre époux Jusques au bout a poussé l'aventure. LA FEMME Qui ? c'était moi : votre tête est bien dure. LA VOISINE Ah ; c'est assez. Je ne m'informe plus : J'ai pourtant l'oeil assez bon ce me semble : J'aurais juré que je les avais vus En ce lieu-là se divertir ensemble. Mais excusez ; et ne la chassez pas. LA FEMME Pourquoi chasser ? j'en suis très bien servie. LA VOISINE Tant pis pour vous : c'est justement le cas. Vous en tenez, ma commère m'amie. La Gageure des trois commères Après bon vin, trois commères un jour S'entretenaient de leurs tours et prouesses. Toutes avaient un ami par amour Et deux étaient au logis les maîtresses. L'une disait : " J'ai le roi des maris : Il n'en est point de meilleur dans Paris. Sans son congé je vas partout m'ébattre. Avec ce tronc j'en ferais un plus fin. Il ne faut pas se lever trop matin Pour lui prouver que trois et deux font quatre. - Par mon serment, dit une autre aussitôt Si je l'avais j'en ferais une étrenne ; Car quant à moi, du plaisir ne me chaut, À moins qu'il soit mêlé d'un peu de peine. Votre époux va tout ainsi qu'on le mène : Le mien n'est tel. J'en rends grâces à Dieu. Bien saurait prendre et le temps et le lieu, Qui tromperait à son aise un tel homme. Pour tout cela ne croyez que je chomme. Le passe-temps en est d'autant plus doux : Plus grand en est l'amour des deux parties. Je ne voudrais contre aucune de vous, Qui vous vantez d'être si bien-loties, Avoir troqué de galant ni époux. " Sur ce débat la troisième commère Les mit d'accord ; car elle fut d'avis Qu'Amour se plaît avec les bons maris, Et veut aussi quelque peine légère. Ce point vuidé, le propos s'échauffant, Et d'en conter toutes trois triomphant, Celle-ci dit : " Pourquoi tant de paroles ? Voulez-vous voir qui l'emporte de nous ? Laissons à part les disputes frivoles : Sur nouveaux frais attrapons nos époux. Le moins bon tour payera quelque amende. - Nous le voulons, c'est ce que l'on demande, Dirent les deux. Il faut faire serment, Que toutes trois, sans nul déguisement, Rapporterons, l'affaire étant passée, Le cas au vrai ; puis pour le jugement On en croira la commère Macée. " Ainsi fut dit, ainsi l'on l'accorda. Voici comment chacune y procéda. Celle des trois qui plus était contrainte, Aimait alors un beau jeune garçon, Frais, délicat, et sans poil au menton : Ce qui leur fit mettre en jeu cette feinte. Les pauvres gens n'avaient de leurs amours Encor joui, sinon par échappées : Toujours fallait forger de nouveaux tours, Toujours chercher des maisons empruntées Pour plus à l'aise ensemble se jouer. La bonne dame habille en chambrière Le jouvenceau, qui vient pour se louer, D'un air modeste, et baissant la paupière. Du coin de l'oeil époux le regardait, Et dans son coeur déjà se proposait De rehausser le linge de la fille. Bien lui semblait, en la considérant, N'en avoir vu jamais de si gentille. On la retient ; avec peine pourtant : Belle servante, et mari vert galant, C'était matière à feindre du scrupule. Les premiers jours le mari dissimule, Détourne l'oeil, et ne fait pas semblant De regarder sa servante nouvelle ; Mais tôt après il tourna tant la belle, Tant lui donna, tant encor lui promit, Qu'elle feignit à la fin de se rendre ; Et de jeu fait, à dessein de le prendre, Un certain soir la galande lui dit : " Madame est mal, et seule elle veut être Pour cette nuit " : incontinent le maître Et la servante ayant fait leur marché S'en vont au lit, et le drôle couché, Elle en cornette, et dégrafant sa jupe, Madame vient : qui fut bien empêché, Ce fut époux cette fois pris pour dupe. " Oh, oh, lui dit la commère en riant, Votre ordinaire est donc trop peu friand À votre goût ; et par saint Jean, beau sire, Un peu plus tôt vous me le deviez dire : J'aurais chez moi toujours eu des tendrons. De celui-ci pour certaines raisons Vous faut passer ; cherchez autre aventure. Et vous, la belle au dessein si gaillard, Merci de moi, chambrière d'un liard, Je vous rendrai plus noire qu'une mûre. Il vous faut donc du même pain qu'à moi : J'en suis d'avis ; non pourtant qu'il m'en chaille, Ni qu'on ne puisse en trouver qui le vaille : Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi Donner encore à quelqu'un dans la vue Je ne suis pas à jeter dans la rue. Laissons ce point ; je sais un bon moyen : Vous n'aurez plus d'autre lit que le mien. Voyez un peu ; dirait-on qu'elle y touche ? Vite, marchons, que du lit où je couche Sans marchander on prenne le chemin : Vous chercherez vos besognes demain. Si ce n'était le scandale et la honte, Je vous mettrais dehors en cet état. Mais je suis bonne, et ne veux point d'éclat : Puis je rendrai de vous un très bon compte À l'avenir, et vous jure ma foi Que nuit et jour vous serez près de moi. Qu'ai-je besoins de me mettre en alarmes, Puisque je puis empêcher tous vos tours ? " La chambrière écoutant ce discours Fait la honteuse, et jette une ou deux larmes ; Prend son paquet, et sort sans consulter Ne se le fait pas deux fois répéter ; S'en va jouer un autre personnage ; Fait au logis deux métiers tour à tour ; Galant de nuit, chambrière de jour, En deux façons elle a soin du ménage. Le pauvre époux se trouve tout heureux Qu'à si bon compte il en ait été quitte. Lui couche seul, notre couple amoureux D'un temps si doux à son aise profite. Rien ne s'en perd ; et des moindres moments Bons ménagers furent nos deux amants, Sachant très bien que l'on n'y revient guères. Voilà le tour de l'une des commères. L'autre de qui le mari croyait tout, Avecque lui sous un poirier assise, De son dessein vint aisément à bout. En peu de mots j'en vas conter la guise. Leur grand valet près d'eux était debout, Garçon bien fait, beau parleur, et de mise, Et qui faisait les servantes trotter. La dame dit : " Je voudrais bien goûter De ce fruit-là : Guillot, monte, et secoue Notre poirier. " Guillot monte à l'instant. Grimpé qu'il est, le drôle fait semblant Qu'il lui paraît que le mari se joue Avec la femme ; aussitôt le valet Frottant ses yeux comme étonné du fait : " Vraiment, Monsieur, commence-t-il à dire, Si vous vouliez Madame caresser, Un peu plus loin vous pouviez aller rire, Et moi présent du moins vous en passer. Ceci me cause une surprise extrême. Devant les gens prendre ainsi vos ébats ! Si d'un valet vous ne faites nul cas, Vous vous devez du respect à vous-même. Quel taon vous point ? attendez à tantôt : Ces privautés en seront plus friandes ; Tout aussi bien, pour le temps qu'il vous faut Les nuits d'été sont encore assez grandes. Pourquoi ce lieu ? vous avez pour cela Tant de bons lits, tant de chambres si belles. " La dame dit : " Que conte celui- là ? Je crois qu'il rêve : ou prend-il ces nouvelles ? Qu'entend ce fol avecque ses ébats ? Descends, descends, mon ami, tu verras. " Guillot descend. " Hé bien, lui dit son maître, Nous jouons-nous ? GUILLOT Non pas pour le présent. LE MARI Pour le présent ? GUILLOT Oui Monsieur, je veux être Écorché vif, si tout incontinent Vous ne baisiez Madame sur l'herbette. LA FEMME Mieux te vaudrait laisser cette sornette ; Je te le dis ; car elle sent les coups. LE MARI Non non, m'amie, il faut qu'avec les fous Tout de ce pas par mon ordre on le mette. GUILLOT Est-ce être fou que de voir ce qu'on voit ? LA FEMME Et qu'as-tu vu ? GUILLOT J'ai vu, je le répète, Vous et Monsieur qui dans ce même endroit Jouiez tous deux au doux jeu d'amourette : Si ce poirier n'est peut- être charmé. LA FEMME Voire, charmé ; tu nous fais un beau conte. LE MARI Je le veux voir ; vraiment faut que j'y monte : Vous en saurez bientôt la vérité. Le maître à peine est sur l'arbre monté, Que le valet embrasse la maîtresse. L'époux qui voit comme l'on se caresse Crie, et descend en grand'hâte aussitôt. Il se rompit le col, ou peu s'en faut, Pour empêcher la suite de l'affaire : Et toutefois il ne put si bien faire Que son honneur ne reçût quelque échec. " Comment, dit-il, quoi même à mon aspect ? Devant mon nez ? à mes yeux ? Sainte Dame, Que vous faut-il ? qu'avez-vous ? dit la femme. LE MARI Oses-tu bien le demander encor ? LA FEMME Et pourquoi non ? LE MARI Pourquoi ? n'ai-je pas tort De t'accuser de cette effronterie ? LA FEMME Ah ! C'en est trop, parlez mieux, je vous prie. LE MARI Quoi, ce coquin ne te caressait pas ? LA FEMME Moi ? vous rêvez. LE MARI D'où viendrait donc ce cas ? Ai-je perdu la raison ou la vue ? LA FEMME Me croyez-vous de sens si dépourvue Que devant vous je commisse un tel tour ? Ne trouverais-je assez d'heures au jour Pour m'égayer, si j'en avais envie ? LE MARI Je ne sais plus ce qu'il faut que j'y die. Notre poirier m'abuse assurément. Voyons encor. Dans le même moment L'époux remonte, et Guillot recommence. Pour cette fois le mari voit la danse Sans se fâcher, et descend doucement. " Ne cherchez plus, leur dit-il, d'autres causes C'est ce poirier, il est ensorcelé. - Puisqu'il fait voir de si vilaines choses Reprit la femme, il faut qu'il soit brûlé. Cours au logis ; dis qu'on le vienne abattre. Je ne veux plus que cet arbre maudit Trompe les gens. " Le valet obéit. Sur le pauvre arbre ils se mettent à quatre Se demandant l'un l'autre sourdement Quel si grand crime a ce poirier pu faire ? La dame dit : " Abattez seulement. " Quant au surplus, ce n'est pas votre affaire. Par ce moyen la seconde commère Vint au-dessus de ce qu'elle entreprit. Passons au tour que la troisième fit. Les rendez-vous chez quelque bonne amie Ne lui manquaient non plus que l'eau du puits. Là tous les jours étaient nouveaux déduits. Notre donzelle y tenait sa partie. Un sien amant étant lors de quartier, Ne croyant pas qu'un plaisir fut entier S'il n'était libre, à la dame propose De se trouver seuls ensemble une nuit. " Deux, lui dit-elle, et pour si peu de chose Vous ne serez nullement éconduit. Jà de par moi ne manquera l'affaire. De mon mari je saurai me défaire Pendant ce temps. " Aussitôt fait que dit. Bon besoin eut d'être femme d'esprit Car pour époux elle avait pris un homme Qui ne faisait en voyages grands frais ; Il n'allait pas quérir pardons à Rome Quand il pouvait en rencontrer plus près. Tout au rebours de la bonne donzelle, Qui pour montrer sa ferveur et son zèle, Toujours allait au plus loin s'en pourvoir. Pèlerinage avait fait son devoir Plus d'une fois ; mais c'était le vieux style : Il lui fallait, pour se faire valoir, Chose qui fut plus rare et moins facile. Elle s'attache à l'orteil dès ce soir Un brin de fil, qui rendait à la porte De la maison ; et puis se va coucher Droit au côté d'Henriet Berlinguier (On appelait son mari de la sorte.) Elle fit tant qu'Henriet se tournant Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne Quelque dessein, et sans faire semblant D'être éveillé, sur ce fait il raisonne ; Se lève enfin, et sort tout doucement, De bonne foi son épouse dormant, Ce lui semblait ; suit le fil dans la rue ; Conclut de là que l'on le trahissait : Que quelque amant que la donzelle avait, Avec ce fil par le pied la tirait, L'avertissant ainsi de sa venue : Que la galande aussitôt descendait, Tandis que lui pauvre mari dormait. Car autrement pourquoi ce badinage ? Il fallait bien que Messer Cocuage Le visitât ; honneur dont à son sens Il se serait passé le mieux du monde. Dans ce penser il s'arme jusqu'aux dents ; Hors la maison fait le guet et la ronde, Pour attraper quiconque tirera Le brin de fil. Or le lecteur saura Que ce logis avait sur le derrière De quoi pouvoir introduire l'ami : Il le fut donc par une chambrière. Tout domestique en trompant un mari Pense gagner indulgence plénière. Tandis qu'ainsi Berlinguier fait le guet, La bonne dame, et le jeune muguet En sont aux mains, et Dieu sait la manière. En grand soulas cette nuit se passa. Dans leurs plaisirs rien ne les traversa. Tout fut des mieux grâces à la servante, Qui fit si bien devoir de surveillante, Que le galant tout à temps délogea. Époux revint quand le jour approcha Reprit sa place, et dit que la migraine L'avait contraint d'aller coucher en haut Deux jours après la commère ne faut De mettre un fil ; Berlinguier aussitôt L'ayant senti, rentre en la même peine Court à son poste, et notre amant au sien. Renfort de joie : on s'en trouva si bien, Qu'encore un coup on pratiqua la ruse ; Et Berlinguier prenant la même excuse Sortit encore, et fit place à l'amant. Autre renfort de tout contentement. On s'en tint là. Leur ardeur refroidie, Il en fallut venir au dénouement ; Trois actes eut sans plus la comédie Sur le minuit l'amant s'étant sauvé, Le brin de fil aussitôt fut tiré Par un des siens sur qui époux se rue, Et le contraint en occupant la rue D'entrer chez lui. Le tenant au collet, Et ne sachant que ce fût un valet Bien à propos lui fut donné le change Dans le logis est un vacarme étrange La femme accourt au bruit que fait l'époux. Le compagnon se jette à leurs genoux ; Dit qu'il venait trouver la chambrière ; Qu'avec ce fil il la tirait à soi Pour faire ouvrir ; et que depuis naguère Tous deux s'étaient entre-donné la foi. " C'est donc cela, poursuivit la commère En s'adressant à la fille, en colère, Que l'autre jour je vous vis à l'orteil Un brin de fil : je m'en mis un pareil, Pour attraper avec ce stratagème Votre galant. Or bien, c'est votre époux : À la bonne heure : il faut cette nuit même Sortir d'ici. " Berlinguier fut plus doux ; Dit qu'il fallait au lendemain attendre. On les dota l'un et l'autre amplement ; L'époux, la fille ; et le valet l'amant Puis au moutier le couple s'alla rendre ; Se connaissant tous deux de plus d'un jour. Ce fut la fin qu'eut le troisième tour. Lequel vaut mieux ? Pour moi, je m'en rapporte Macée ayant pouvoir de décider, Ne sut à qui la victoire accorder Tant cette affaire à résoudre était forte. Toutes avaient eu raison de gager. Le procès pend, et pendra de la sorte Encor longtemps, comme l'on peut juger. Le Calendrier des vieillards Plus d'une fois je me suis étonné Que ce qui fait la paix du mariage En est le point le moins considéré, Lorsque l'on met une fille en ménage. Les père et mère ont pour objet le bien ; Tout le surplus, ils le comptent pour rien, Jeunes tendrons à vieillards apparient. Et cependant je vois qu'ils se soucient D'avoir chevaux à leur char attelés De même taille, et mêmes chiens couplés : Ainsi des boeufs, qui de force pareille Sont toujours pris : car ce serait merveille Si sans cela la charrue allait bien. Comment pourrait celle du mariage Ne mal aller, étant un attelage Qui bien souvent ne se rapporte en rien ? J'en vas conter un exemple notable. On sait qui fut Richard de Quinzica, Qui mainte fête à sa femme allégua, Mainte vigile, et maint jour fériable, Et du devoir crut s'échapper par là. Très lourdement il errait en cela. Cestui Richard était juge dans Pise, Homme savant en l'étude des lois, Riche d'ailleurs ; mais dont la barbe grise Montrait assez qu'il devait faire choix De quelque femme à peu près de même âge ; Ce qu'il ne fit, prenant en mariage La mieux séante, et la plus jeune d'ans De la cité, fille bien alliée, Belle surtout ; c'était Bartholomée De Galandi, qui parmi ses parents Pouvait compter les plus gros de la ville. En ce ne fit Richard tour d'homme habile : Et l'on disait communément de lui, Que ses enfants ne manqueraient de pères. Tel fait métier de conseiller autrui, Qui ne voit goutte en ses propres affaires. Quinzica donc n'ayant de quoi servir Un tel oiseau qu'était Bartholomée, Pour s'excuser, et pour la contenir, Ne rencontrait point de jour en l'année, Selon son compte, et son calendrier, Ou l'on se pût sans scrupule appliquer Au fait d'hymen ; chose aux vieillards commode ; Mais dont le sexe abhorre la méthode. Quand je dis point, je veux dire très peu : Encor ce peu lui donnait de la peine. Toute en féries il mettait la semaine ; Et bien souvent faisait venir en jeu Saint qui ne fut jamais dans la légende. " Le vendredi, disait-il, nous demande D'autres pensers, ainsi que chacun sait : Pareillement il faut que l'on retranche Le samedi, non sans juste sujet, D'autant que c'est la veille du dimanche. Pour ce dernier, c'est un jour de repos. Quant au lundi, je ne trouve à propos De commencer par ce point la semaine ; Ce n'est le fait d'une âme bien chrétienne. " Les autres jours autrement s'excusait ; Et quand venait aux fêtes solennelles, C'était alors que Richard triomphait, Et qu'il donnait les leçons les plus belles Longtemps devant toujours il s'abstenait Longtemps après il en usait de même ; Aux Quatre-Temps autant il en faisait ; Sans oublier l'Avent ni le Carême. Cette saison pour le vieillard était Un temps de Dieu, jamais ne s'en lassait. De patrons même il avait une liste. Point de quartier pour un évangéliste, Pour un apôtre, ou bien pour un docteur Vierge n'était, martyr, et confesseur ; Qu'il ne chommât ; tous les savait par coeur Que s'il était au bout de son scrupule, Il alléguait les jours malencontreux ; Puis les brouillards, et puis la canicule, De s'excuser n'étant jamais honteux. La chose ainsi presque toujours égale, Quatre fois l'an, de grâce spéciale, Notre docteur régalait sa moitié, Petitement ; enfin c'était pitié. À cela près, il traitait bien sa femme. Les affiquets, les habits à changer, Joyaux, bijoux, ne manquaient à la dame ; Mais tout cela n'est que pour amuser Un peu de temps des esprits de poupée ; Droit au solide allait Bartholomée. Son seul plaisir dans la belle saison, C'était d'aller à certaine maison Que son mari possédait sur la côte : Ils y couchaient tous les huit jours sans faute. Là quelquefois sur la mer ils montaient, Et le plaisir de la pêche goûtaient, Sans s'éloigner que bien peu de la rade. Arrive donc, qu'un jour de promenade, Bartholomée et Messer le docteur, Prennent chacun une barque à pécheur, Sortent sur mer ; ils avaient fait gageure À qui des deux aurait plus de bonheur, Et trouverait la meilleure aventure Dedans sa pêche, et n'avaient avec eux, Dans chaque barque, en tout qu'un homme ou deux. Certain corsaire aperçut la chaloupe De notre épouse, et vint avec sa troupe Fondre dessus ; l'emmena bien et beau ; Laissa Richard : soit que près du rivage Il n'osât pas hasarder davantage Soit qu'il craignît qu'ayant dans son vaisseau Notre vieillard, il ne pût de sa proie Si bien jouir ; car il aimait la joie Plus que l'argent, et toujours avait fait Avec honneur son métier de corsaire, Au jeu d'amour était homme d'effet, Ainsi que sont gens de pareille affaire. Gens de mer sont toujours prêts à bien faire Ce qu'on appelle autrement bons garçons : On n'en voit point qui les fêtes allègue. Or tel était celui dont nous parlons, Ayant pour nom Pagamin de Monègue. La belle fit son devoir de pleurer Un demi-jour, tant qu'il se put étendre : Et Pagamin de la réconforter ; Et notre épouse à la fin de se rendre. Il la gagna ; bien savait son métier. Amour s'en mit, Amour ce bon apôtre, Dix mille fois plus corsaire que l'autre, Vivant de rapt, faisant peu de quartier. La belle avait sa rançon toute prête : Très bien lui prit d'avoir de quoi payer ; Car là n'était ni vigile ni fête. Elle oublia ce beau calendrier Rouge partout, et sans nul jour ouvrable : De la ceinture on le lui fit tomber ; Plus n'en fut fait mention qu'à la table. Notre légiste eût mis son doigt au feu Que son épouse était toujours fidèle, Entière, et chaste ; et que moyennant Dieu Pour de l'argent on lui rendrait la belle. De Pagamin il prit un sauf-conduit, L'alla trouver, lui mit la carte blanche. Pagamin dit : " Si je n'ai pas bon bruit C'est à grand tort : je veux vous rendre franche Et sans rançon votre chère moitié. Ne plaise à Dieu que si belle amitié Soit par mon fait de désastre ainsi pleine. Celle pour qui vous prenez tant de peine Vous reviendra selon votre désir. Je ne veux point vous vendre ce plaisir. Faites-moi voir seulement qu'elle est vôtre ; Car si j'allais vous en rendre quelque autre, Comme il m'en tombe assez entre les mains, Ce me serait une espèce de blâme. Ces jours passés je pris certaine dame, Dont les cheveux sont quelque peu châtains, Grande de taille, en bon point, jeune, et fraîche Si cette belle après vous avoir vu Dit être à vous, c'est autant de conclu : Reprenez-la : rien ne vous en empêche. " Richard reprit : " Vous parlez sagement : Et me traitez trop généreusement. De son métier il faut que chacun vive. Mettez un prix à la pauvre captive, Je le payerai comptant, sans hésiter. Le compliment n'est ici nécessaire : Voilà ma bourse, il ne faut que compter. Ne me traitez que comme on pourrait faire En pareil cas l'homme le moins connu. Serait-il dit que vous m'eussiez vaincu D'honnêteté ? non sera sur mon âme. Vous le verrez. Car, quant à cette dame, Ne doutez point qu'elle ne soit à moi. Je ne veux pas que vous m'ajoutiez foi, Mais aux baisers que de la pauvre femme Je recevrai, ne craignant qu'un seul point : C'est qu'à me voir de joie elle ne meure. " On fait venir l'épouse tout à l'heure, Qui froidement et ne s'émouvant point, Devant ses yeux voit son mari paraître. Sans témoigner seulement le connaître, Non plus qu'un homme arrive du Pérou. " Voyez, dit-il, la pauvrette est honteuse Devant les gens ; et sa joie amoureuse N'ose éclater : soyez sur qu'à mon cou, Si j'étais seul, elle serait sautée. " Pagamin dit : " Qu'il ne tienne à cela : Dedans sa chambre allez, conduisez-la. Ce qui fut fait : et la chambre fermée ; Richard commence : " Et là, Bartholomée, Comme tu fais ! je suis ton Quinzica, Toujours le même à l'endroit de sa femme. Regarde-moi. Trouves-tu, ma chère âme, En mon visage un si grand changement ! C'est la douleur de ton enlèvement Qui, me rend tel ; et toi seule en es cause. T'ai-je jamais refusé nulle chose, Soit pour ton jeu, soit pour tes vêtements ? En était-il quelqu'une de plus brave ? De ton vouloir ne me rendais-je esclave ? Tu le seras étant avec ces gens. Et ton honneur, que crois-tu qu'il devienne ? - Ce qu'il pourra, répondit brusquement Bartholomée. Est-il temps maintenant D'en avoir soin ? s'en est-on mis en peine Quand malgré moi l'on m'a jointe avec vous ? Vous vieux penard, moi fille jeune et drue, Qui méritais d'être un peu mieux pourvue, Et de goûter ce qu'Hymen a de doux. Pour cet effet j'étais assez aimable ; Et me trouvais aussi digne, entre nous, De ces plaisirs, que j'en étais capable. Or est le cas allé d'autre façon. J'ai pris mari qui pour toute chanson N'a jamais eu que quelques jours de férie ; Mais Pagamin, sitôt qu'il m'eut ravie, Me sut donner bien une autre leçon. J'ai plus appris des choses de la vie Depuis deux jours, qu'en quatre ans avec vous. Laissez-moi donc, Monsieur mon cher époux. Sur mon retour n'insistez davantage. Calendriers ne sont point en usage Chez Pagamin : je vous en avertis. Vous et les miens avez mérite pis. Vous pour avoir mal mesuré vos forces En m'épousant ; eux pour être mépris En préférant les légères amorces De quelque bien à cet autre point-là. Mais Pagamin pour tous y pourvoira. Il ne sait loi, ni digeste, ni code ; Et cependant très bonne est sa méthode. De ce matin lui-même il vous dira Du quart en sus comme la chose en va. Un tel aveu vous surprend et vous touche : Mais faire ici de la petite bouche Ne sert de rien ; l'on n'en croira pas moins. Et puisque enfin nous voici sans témoins : Adieu vous dis, vous, et vos jours de fête. Je suis de chair. Les habits rien n'y font : Vous savez bien, Monsieur, qu'entre la tête Et le talon d'autres affaires sont. " À tant se tut. Richard, tombé des nues, Fut tout heureux de pouvoir s'en aller. Bartholomée ayant ses hontes bues Ne se fit pas tenir pour demeurer. Le pauvre époux en eut tant de tristesse, Outre les maux qui suivent la vieillesse, Qu'il en mourut à quelques jours de là ; Et Pagamin prit à femme sa veuve. Ce fut bien fait : nul des deux ne tomba Dans l'accident du pauvre Quinzica, S'étant choisis l'un et l'autre à l'épreuve. Belle leçon pour gens à cheveux gris ; Sinon qu'ils soient d'humeur accommodante : Car en ce cas Messieurs les favoris Font leur ouvrage, et la dame est contente. À femme avare galant escroc Qu'un homme soit plumé par des coquettes, Ce n'est pour faire au miracle crier. Gratis est mort : plus d'amour sans payer : En beaux louis se content les fleurettes. Ce que je dis, des coquettes s'entend. Pour notre honneur si me faut-il pourtant Montrer qu'on peut nonobstant leur adresse En attraper au moins une entre cent ; Et lui jouer quelque tour de souplesse. Je choisirai pour exemple Gulphar. Le drôle fit un trait de franc soudard, Car aux faveurs d'une belle il eut part Sans débourser, escroquant la chrétienne. Notez ceci, et qu'il vous en souvienne Galants d'épée ; encor bien que ce tour Pour vous styler soit fort peu nécessaire ; Je trouverais maintenant à la cour Plus d'un Gulphar si j'en avais affaire. Celui-ci donc chez sire Gasparin Tant fréquenta, qu'il devint à la fin De son épouse amoureux sans mesure. Elle était jeune, et belle créature, Plaisait beaucoup, fors un point qui gâtait Toute l'affaire, et qui seul rebutait Les plus ardents ; c'est qu'elle était avare. Ce n'est pas chose en ce siècle fort rare. Je l'ai jà dit, rien n'y font les soupirs. Celui-là parle une langue barbare Qui l'or en main n'explique ses désirs. Le jeu, la jupe, et l'amour des plaisirs, Sont les ressorts que Cupidon emploie : De leur boutique il sort chez les François Plus de cocus que du cheval de Troie Il ne sortit de héros autrefois. Pour revenir à l'humeur de la belle, Le compagnon ne put rien tirer d'elle Qu'il ne parlât. Chacun sait ce que c'est Que de parler le lecteur s'il lui plaît, Me permettra de dire ainsi la chose. Gulphar donc parle, et si bien qu'il propose Deux cents écus. La belle l'écouta : Et Gasparin à Gulphar les prêta (Ce fut le bon ), puis aux champs s'en alla, Ne soupçonnant aucunement sa femme. Gulphar les donne en présence de gens. " Voilà, dit-il, deux cents écus comptants, Qu'à votre époux vous donnerez, Madame. " La belle crut qu'il avait dit cela Par politique, et pour jouer son rôle. Le lendemain elle le régala Tout de son mieux, en femme de parole. Le drôle en prit ce jour et les suivants Pour son argent, et même avec usure : À bon payeur on fait bonne mesure. Quand Gasparin fut de retour des champs, Gulphar lui dit, son épouse présente : " J'ai votre argent à Madame rendu, N'en ayant eu pour une affaire urgente Aucun besoin, comme je l'avais cru : Déchargez-en votre livre de grâce. " À ce propos aussi froide que glace, Notre galande avoua le reçu. Qu'eut-elle fait ? on eut prouvé la chose. Son regret fut d'avoir enflé la dose De ses faveurs ; c'est ce qui la fâchait : Voyez un peu la perte que c'était ! En la quittant, Gulphar alla tout droit Conter ce cas, le corner par la ville Le publier, le prêcher sur les toits De l'en blâmer il serait inutile : Ainsi vit-on chez nous autres François. On ne s'avise jamais de tout Certain jaloux ne dormant que d'un oeil, Interdisait tout commerce à sa femme. Dans le dessein de prévenir la dame Il avait fait un fort ample recueil De tous les tours que le sexe sait faire. Pauvre ignorant ! comme si cette affaire N'était une hydre, à parler franchement. Il captivait sa femme cependant ; De ses cheveux voulait savoir le nombre ; La faisait suivre, à toute heure, en tous lieux, Par une vieille au corps tout rempli d'yeux, Qui la quittait aussi peu que son ombre. Ce fou tenait son recueil fort entier Il le portait en guise de psautier, Croyant par là cocuage hors de gamme. Un jour de fête, arrive que la dame En revenant de l'église passa Près d'un logis, d'où quelqu'un lui jeta Fort à propos plein un panier d'ordure. On s'excusa : la pauvre créature Toute vilaine entra dans le logis. Il lui fallut dépouiller ses habits. Elle envoya quérir une autre jupe, Dès en entrant, par cette douagna, Qui hors d'haleine à Monsieur raconta Tout l'accident. " Foin, dit-il, celui-là N'est dans mon livre, et je suis pris pour dupe : Que le recueil au diable soit donné. " Il disait bien ; car on n'avait jeté Cette immondice, et la dame gâté, Qu'afin qu'elle eut quelque valable excuse Pour éloigner son dragon quelque temps. Un sien galant ami de là-dedans Tout aussitôt profita de la ruse. Nous avons beau sur ce sexe avoir oeil : Ce n'est coup sûr encontre tous esclandres. Maris jaloux, brûlez votre recueil Sur ma parole, et faites-en des cendres. Le Villageois qui cherche son veau Un villageois ayant perdu son veau, L'alla chercher dans la forêt prochaine Il se plaça sur l'arbre le plus beau, Pour mieux entendre, et pour voir dans la plaine. Vient une dame avec un jouvenceau Le lieu leur plaît, l'eau leur vient à la bouche Et le galant, qui sur l'herbe la couche, Crie en voyant je ne sais quels appas : " Ô dieux, que vois-je, et que ne vois-je pas ! " Sans dire quoi ; car c'étaient lettres closes. Lors le manant les arrêtant tout coi. " Homme de bien, qui voyez tant de choses, Voyez-vous point mon veau ? dites-le moi. " L'Anneau d'Hans Carvel Hans Carvel prit sur ses vieux ans Femme jeune en toute manière ; Il prit aussi soucis cuisants ; Car l'un sans l'autre ne va guère. Babeau (c'est la jeune femelle, Fille du bailli Concordat) Fut du bon poil, ardente, et belle Et propre à l'amoureux combat. Carvel craignant de sa nature Le cocuage et les railleurs, Alléguait à la créature Et la Légende, et l'Écriture, Et tous les livres les meilleurs : Blâmait les visites secrètes ; Frondait l'attirail des coquettes, Et contre un monde de recettes, Et de moyens de plaire aux yeux, Invectivait tout de son mieux. À tous ces discours la galande Ne s'arrêtait aucunement ; Et de sermons n'était friande À moins qu'ils fussent d'un amant. Cela faisait que le bon sire Ne savait tantôt plus qu'y dire, Eut voulu souvent être mort. Il eut pourtant dans son martyre Quelques moments de réconfort : L'histoire en est très véritable. Une nuit, qu'ayant tenu table, Et bu force bon vin nouveau, Carvel ronflait près de Babeau, Il lui fut avis que le diable Lui mettait au doigt un anneau, Qu'il lui disait.. : " Je sais la peine Qui te tourmente, et qui te gène ; Carvel, j'ai pitié de ton cas, Tiens cette bague, et ne la lâches. Car tandis qu'au doigt tu l'auras, Ce que tu crains point ne seras, Point ne seras sans que le saches. - Trop ne puis vous remercier, Dit Carvel, la faveur est grande. Monsieur Satan, Dieu vous le rende, Grand merci Monsieur l'aumônier. " Là-dessus achevant son somme, Et les yeux encore aggraves, Il se trouva que le bon homme Avait le doigt ou vous savez. Le Gascon puni Un Gascon, pour s'être vanté De posséder certaine belle Fut puni de sa vanité D'une façon assez nouvelle. Il se vantait à faux et ne possédait rien. Mais quoi ! tout médisant est prophète en ce monde On croit le mal d'abord, mais à l'égard du bien Il faut qu'un public en réponde. La dame cependant du Gascon se moquait : Même au logis pour lui rarement elle était : Et bien souvent qu'il la traitait D'incomparable et de divine, La belle aussitôt s'enfuyait, S'allant sauver chez sa voisine. Elle avait nom Philis, son voisin Eurilas, La voisine Cloris, le Gascon Dorilas, Un sien ami, Damon : c'est tout, si j'ai mémoire. Ce Damon, de Cloris, à ce que dit l'histoire, Était amant aimé, galant, comme on voudra, Quelque chose de plus encor que tout cela. Pour Philis, son humeur libre, gaie, et sincère Montrait qu'elle était sans affaire, Sans secret, et sans passion. On ignorait le prix de sa possession : Seulement à l'user chacun la croyait bonne. Elle approchait vingt ans ; et venait d'enterrer Un mari (de ceux-là que l'on perd sans pleurer, Vieux barbon qui laissait d'écus plein une tonne.) En mille endroits de sa personne La belle avait de quoi mettre un Gascon aux cieux, Des attraits par-dessus les yeux, Je ne sais quel air de pucelle, Mais le coeur tant soit peu rebelle ; Rebelle toutefois de la bonne façon. Voilà Philis. Quant au Gascon, Il était Gascon, c'est tout dire. Je laisse à penser si le sire Importuna la veuve, et s'il fit des serments Ceux des Gascons et des Normands Passent peu pour mots d'Évangile. C'était pourtant chose facile De croire Dorilas de Philis amoureux ; Mais il voulait aussi que l'on le crut heureux. Philis dissimulant, dit un jour à cet homme : " Je veux un service de vous : Ce n'est pas d'aller jusqu'à Rome ; C'est que vous nous aidiez à tromper un jaloux. La chose est sans péril, et même fort aisée. Nous voulons que cette nuit-ci Vous couchiez avec le mari De Cloris, qui m'en a priée. Avec Damon s'étant brouillée, Il leur faut une nuit entière, et par-delà, Pour démêler entre eux tout ce différend-là. Notre but est qu'Eurilas pense, Vous sentant près de lui, que ce soit sa moitié. Il ne lui touche point, vit dedans l'abstinence, Et, soit par jalousie, ou bien par impuissance, A retranché d'hymen certains droits d'amitié ; Ronfle toujours, fait la nuit d'une traite : C'est assez qu'en son lit il trouve une cornette. Nous vous ajusterons : enfin, ne craignez rien : Je vous récompenserai bien. " Pour se rendre Philis un peu plus favorable, Le Gascon eut couché, dit-il, avec le diable. La nuit vient, on le coiffe, on le met au grand lit, On éteint les flambeaux, Eurilas prend sa place ; Du Gascon la peur se saisit ; Il devient aussi froid que glace ; N'oserait tousser ni cracher, Beaucoup moins encor s'approcher : Se fait petit, se serre, au bord se va nicher, Et ne tient que moitié de la rive occupée : Je crois qu'on l'aurait mis dans un fourreau d'épée. Son coucheur cette nuit se retourna cent fois ; Et jusque sur le nez lui porta certains doigts Que la peur lui fit trouver rudes. Le pis de ses inquiétudes, C'est qu'il craignait qu'enfin un caprice amoureux Ne prit à ce mari : tels cas sont dangereux, Lorsque l'un des conjoints se sent privé du somme. Toujours nouveaux sujets alarmaient le pauvre homme. L'on étendait un pied ; l'on approchait un bras : Il crut même sentir la barbe d'Eurilas. Mais voici quelque chose à mon sens de terrible. Une sonnette était près du chevet du lit : Eurilas de sonner, et faire un bruit horrible. Le Gascon se pâme à ce bruit ; Cette fois-là se croit détruit, Fait un voeu, renonce à sa dame ; Et songe au salut de son âme. Personne ne venant, Eurilas s'endormit. Avant qu'il fut jour on ouvrit Philis l'avait promis ; quand voici de plus belle Un flambeau comble de tous maux. Le Gascon après ces travaux Se fût bien levé sans chandelle. Sa perte était alors un point tout assuré. On approche du lit. Le pauvre homme éclaire Prie Eurilas qu'il lui pardonne. " Je le veux ", dit une personne D'un ton de voix rempli d'appas. C'était Philis, qui d'Eurilas Avait tenu la place, et qui sans trop attendre Tout en chemise s'alla rendre Dans les bras de Cloris qu'accompagnait Damon. C'était, dis-je, Philis, qui conta du Gascon La peine et la frayeur extrême Et qui pour l'obliger à se tuer soi-même, En lui montrant ce qu'il avait perdu, Laissait son sein à demi-nu. La Fiancée du roi de Garbe Il n'est rien qu'on ne conte en diverses façons : On abuse du vrai comme on fait de la feinte : Je le souffre aux récits qui passent pour chansons, Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte. Mais aux événements de qui la vérité Importe à la postérité, Tels abus méritent censure. Le fait d'Alaciel est d'une autre nature. Je me suis écarté de mon original. On en pourra gloser ; on pourra me mécroire : Tout cela n'est pas un grand mal : Alaciel et sa mémoire Ne sauraient guère perdre à tout ce changement. J'ai suivi mon auteur en deux points seulement : Points qui font véritablement Le plus important de l'histoire. L'un est que par huit mains Alaciel passa Avant que d'entrer dans la bonne : L'autre que son fiancé ne s'en embarrassa, Ayant peut-être en sa personne De quoi négliger ce point-là. Quoi qu'il en soit, la belle en ses traverses, Accidents, fortunes diverses, Eut beaucoup à souffrir, beaucoup à travailler ; Changea huit fois de chevalier : Il ne faut pas pour cela qu'on l'accuse : Ce n'était après tout que bonne intention, Gratitude, ou compassion, Crainte de pis, honnête excuse. Elle n'en plut pas moins aux yeux de son fiancé. Veuve de huit galants, il la prit pour pucelle, Et dans son erreur par la belle Apparemment il fut laissé. Qu'on n'y puisse être pris, la chose est toute claire, Mais après huit, c'est une étrange affaire : Je me rapporte de cela À quiconque a passé par là. Zaïr soudan d'Alexandrie, Aima sa fille Alaciel Un peu plus que sa propre vie : Aussi ce qu'on se peut figurer sous le ciel, De bon, de beau, de charmant et d'aimable, D'accommodant, j'y mets encor ce point, La rendait d'autant estimable ; En cela je n'augmente point. Au bruit qui courait d'elle en toutes ces provinces, Mamolin roi de Garbe en devint amoureux. Il la fit demander, et fut assez heureux Pour l'emporter sur d'autres princes. La belle aimait déjà ; mais on n'en savait rien Filles de sang royal ne se déclarent guères. Tout se passe en leur coeur ; cela les fâche bien ; Car elles sont de chair ainsi que les bergères. Hispal, jeune Seigneur de la cour du soudan, Bien fait, plein de mérite, honneur de l'Alcoran, Plaisait fort à la dame, et d'un commun martyre, Tous deux brûlaient sans oser se le dire ; Ou s'ils se le disaient, ce n'était que des yeux. Comme ils en étaient là, l'on accorda la belle. Il fallut se résoudre à partir de ces lieux. Zaïr fit embarquer son amant avec elle. S'en fier à quelque autre eût peut-être été mieux. Après huit jours de traite, un vaisseau de corsaires Ayant pris le dessus du vent, Les attaqua ; le combat fut sanglant ; Chacun des deux partis y fit mal ses affaires. Les assaillants, faits aux combats de mer, Étaient les plus experts en l'art de massacrer ; Joignaient l'adresse au nombre : Hispal par sa vaillance Tenait les choses en balance. Vingt corsaires pourtant montèrent sur son bord. Grifonio le gigantesque Conduisait l'horreur et la mort Avecque cette soldatesque. Hispal en un moment se vit environné. Maint corsaire sentit son bras déterminé. De ses yeux il sortait des éclairs et des flammes. Cependant qu'il était au combat acharné, Grifonio courut à la chambre des femmes. Il savait que l'infante était dans ce vaisseau ; Et l'ayant destinée à ses plaisirs infâmes, Il l'emportait comme un moineau ; Mais la charge pour lui n'étant pas suffisante, Il prit aussi la cassette aux bijoux, Aux diamants, aux témoignages doux Que reçoit et garde une amante : Car quelqu'un m'a dit, entre nous, Qu'Hispal en ce voyage avait fait à l'infante Un aveu dont d'abord elle parut contente, Faute d'avoir le temps de s'en mettre en courroux. Le malheureux corsaire, emportant cette proie, N'en eut pas longtemps de la joie. Un des vaisseaux, quoiqu'il fût accroché, S'étant quelque peu détaché, Comme Grifonio passait d'un bord à l'autre, Un pied sur son navire, un sur celui d'Hispal, Le héros d'un revers coupe en deux l'animal : Part du tronc tombe en l'eau, disant sa patenôtre, Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant, Avec maint autre dieu non moins extravagant : Part demeure sur pieds, en la même posture. On aurait ri de l'aventure, Si la belle avec lui n'eût tombé dedans l'eau. Hispal se jette après : l'un et l'autre vaisseau, Malmené du combat, et privé de pilote, Au gré d'Eole et de Neptune flotte. La mort fit lâcher prise au géant pourfendu. L'infante par sa robe en tombant soutenue, Fut bientôt d'Hispal secourue. Nager vers les vaisseaux eût été temps perdu : Ils étaient presque à demi-mille. Ce qu'il jugea de plus facile, Fut de gagner certains rochers, Qui d'ordinaire étaient la perte des nochers, Et furent le salut d'Hispal et de l'infante. Aucuns ont assuré comme chose constante, Que même du péril la cassette échappa ; Qu'à des cordons étant pendue, La belle après soi la tira ; Autrement elle était perdue. Notre nageur avait l'infante sur son dos Le premier roc gagne, non pas sans quelque peine, La crainte de la faim suivit celle des flots ; Nul vaisseau ne parut sur la liquide plaine. Le jour s'achève ; il se passe une nuit ; Point de vaisseau près d'eux par le hasard conduit ; Point de quoi manger sur ces roches : Voilà notre couple réduit À sentir de la faim les premières approches. Tous deux privés d'espoir, d'autant plus malheureux, Qu'aimés aussi bien qu'amoureux, Ils perdaient doublement en leur mésaventure. Après s'être longtemps regardés sans parler, " Hispal, dit la princesse, il se faut consoler ; Les pleurs ne peuvent rien près de la Parque dure. Nous n'en mourrons pas moins ; mais il dépend de nous D'adoucir l'aigreur de ses coups ; C'est tout ce qui nous reste en ce malheur extrême. - Se consoler ! dit-il, le peut-on quand on aime ? Ah ! si.. mais non, Madame, il n'est pas à propos Que vous aimiez ; vous seriez trop à plaindre. Je brave à mon égard et la faim et les flots ; Mais jetant oeil sur vous je trouve tout à craindre. " La princesse à ces mots ne se put plus contraindre. Pleurs de couler, soupirs d'être poussés, Regards d'être au ciel adressés, Et puis sanglots, et puis soupirs encore : En ce même langage Hispal lui repartit : Tant qu'enfin un baiser suivit : S'il fut pris ou donné c'est ce que l'on ignore. Après force voeux impuissants, Le héros dit : " Puisqu'en cette aventure Mourir nous est chose si sûre, Qu'importe que nos corps des oiseaux ravissants Ou des monstres marins deviennent la pâture ? Sépulture pour sépulture, La mer est égale, à mon sens : Qu'attendons-nous ici qu'une fin languissante ? Serait-il point plus à propos De nous abandonner aux flots ? J'ai de la force encor, la côte est peu distante, Le vent y pousse ; essayons d'approcher ; Passons de rocher en rocher : J'en vois beaucoup ou je puis prendre haleine. " Alaciel s'y résolut sans peine. Les revoilà sur l'onde ainsi qu'auparavant, La cassette en laisse suivant, Et le nageur poussé du vent, De roc en roc portant la belle, Façon de naviguer nouvelle. Avec l'aide du ciel, et de ses reposoirs, Et de Dieu qui préside aux liquides manoirs, Hispal n'en pouvant plus, de faim, de lassitude, De travail et d'inquiétude, (Non pour lui, mais pour ses amours), Après avoir jeûné deux jours, Prit terre à la dixième traite, Lui, la princesse, et la cassette. " Pourquoi, me dira-t-on, nous ramener toujours Cette cassette ? est-ce une circonstance Qui soit de si grande importance ? " Oui selon mon avis ; on va voir si j'ai tort. Je ne prends point ici l'essor, Ni n'affecte de railleries. Si j'avais mis nos gens à bord Sans argent et sans pierreries, Seraient-ils pas demeurés court ? On ne vit ni d'air ni d'amour. Les amants ont beau dire et faire, Il en faut revenir toujours au nécessaire. La cassette y pourvut avec maint diamant. Hispal vendit les uns, mit les autres en gages ; Fit achat d'un château le long de ces rivages ; Ce château, dit l'histoire, avait un parc fort grand, Ce parc un bois, ce bois de beaux ombrages, Sous ces ombrages nos amants Passaient d'agréables moments : Voyez combien voilà de choses enchaînées, Et par la cassette amenées. Or au fond de ce bois un certain antre était, Sourd et muet, et d'amoureuse affaire, Sombre surtout ; la nature semblait L'avoir mis là non pour autre mystère. Nos deux amants se promenant un jour, Il arriva que ce fripon d'Amour Guida leurs pas vers ce lieu solitaire. Chemin faisant Hispal expliquait ses désirs, Moitié par ses discours, moitié par ses soupirs, Plein d'une ardeur impatiente ; La princesse écoutait incertaine et tremblante. " Nous voici, disait-il, en un bord étranger, Ignorés du reste des hommes ; Profitons-en ; nous n'avons à songer Qu'aux douceurs de l'amour en l'état ou nous sommes. Qui vous retient ? on ne sait seulement Si nous vivons ; peut-être en ce moment Tout le monde nous croit au corps d'une baleine. Ou favorisez votre amant, Ou qu'à votre époux il vous mène. Mais pourquoi vous mener ? vous pouvez rendre heureux Celui dont vous avez éprouvé la constance. Qu'attendez-vous pour soulager ses feux ? N'est-il point assez amoureux, Et n'avez-vous point fait assez de résistance ? " Hispal haranguait de façon Qu'il aurait échauffé des marbres, Tandis qu'Alaciel, a l'aide d'un poinçon, Faisait semblant d'écrire sur les arbres. Mais l'amour la faisait rêver À d'autres choses qu'à graver Des caractères sur l'écorce. Son amant et le lieu l'assuraient du secret : C'était une puissante amorce. Elle résistait à regret : Le printemps par malheur était lors en sa force. Jeunes coeurs sont bien empêchés À tenir leurs désirs cachés, Étant pris par tant de manières. Combien en voyons-nous se laisser pas à pas Ravir jusqu'aux faveurs dernières, Qui dans l'abord ne croyaient pas Pouvoir accorder les premières ? Amour, sans qu'on y pense, amène ces instants. Mainte fille a perdu ses gants, Et femme au partir s'est trouvée, Qui ne sait la plupart du temps Comme la chose est arrivée. Près de l'antre venus, notre amant proposa D'entrer dedans ; la belle s'excusa ; Mais malgré soi, déjà presque vaincue. Les services d'Hispal en ce même moment Lui reviennent devant la vue. Ses jours sauvés des flots, son honneur d'un géant : Que lui demandait son amant ? Un bien dont elle était à sa valeur tenue. " Il vaut mieux, disait-il, vous en faire un ami, Que d'attendre qu'un homme à la mine hagarde Vous le vienne enlever ; Madame, songez-y ; L'on ne sait pour qui l'on le garde. " L'infante à ces raisons se rendant à demi, Une pluie acheva l'affaire : Il fallut se mettre à l'abri : Je laisse à penser où. Le reste du mystère Au fond de l'antre est demeuré. Que l'on la blâme ou non, je sais plus d'une belle À qui ce fait est arrivé Sans en avoir moitié d'autant d'excuses qu'elle. L'antre ne les vit seul de ces douceurs jouir : Rien ne coûte en amour que la première peine. Si les arbres parlaient, il ferait bel ouïr Ceux de ce bois ; car la forêt n'est pleine Que des monuments amoureux Qu'Hispal nous a laissés, glorieux de sa proie. On y verrait écrit : Ici pâma de joie Des mortels le plus heureux Là mourut un amant sur le sein de sa dame En cet endroit, mille baisers de flamme Furent donnés, et mille autres rendus. Le parc dirait beaucoup, le château beaucoup plus, Si châteaux avaient une langue. La chose en vint au point que, las de tant d'amour Nos amants à la fin regrettèrent la cour. La belle s'en ouvrit, et voici sa harangue : " Vous m'êtes cher, Hispal ; j'aurais du déplaisir, Si vous ne pensiez pas que toujours je vous aime. Mais qu'est-ce qu'un amour sans crainte et sans désir ? Je vous le demande à vous-même. Ce sont des feux bientôt passés, Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés ; Il y faut un peu de contrainte. Je crains fort qu'à la fin ce séjour si charmant Ne nous soit un désert, et puis un monument ; Hispal, ôtez-moi cette crainte. Allez-vous-en voir promptement Ce qu'on croira de moi dedans Alexandrie, Quand on saura que nous sommes en vie. Déguisez bien notre séjour : Dites que vous venez préparer mon retour, Et faire qu'on m'envoie une escorte si sûre, Qu'il n'arrive plus d'aventure. Croyez-moi, vous n'y perdrez rien : Trouvez seulement le moyen De me suivre en ma destinée, Ou de fillage, ou d'hyménée ; Et tenez pour chose assurée Que si je ne vous fais du bien Je serai de près éclairée. " Que ce fut ou non son dessein, Pour se servir d'Hispal, il fallait tout promettre. Dès qu'il trouve à propos de se mettre en chemin, L'infante pour Zaïr le charge d'une lettre. Il s'embarque, il fait voile, il vogue, il a bon vent ; Il arrive à la cour, où chacun lui demande S'il est mort, s'il est vivant, Tant la surprise fut grande ; En quels lieux est l'infante, enfin ce qu'elle fait. Dès qu'il eut à tout satisfait, On fit partir une escorte puissante. Hispal fut retenu ; non qu'on eût en effet Le moindre soupçon de l'infante. Le chef de cette escorte était jeune et bien fait. Abordé près du parc, avant tout il partage Sa troupe en deux, laisse l'une au rivage, Va droit avec l'autre au château. La beauté de l'infante était beaucoup accrue : Il en devint épris à la première vue ; Mais tellement épris, qu'attendant qu'il fît beau, Pour ne point perdre temps, il lui dit sa pensée. Elle s'en tint fort offensée ; Et l'avertit de son devoir. Témoigner en tels cas un peu de désespoir, Est quelquefois une bonne recette. C'est ce que fait notre homme ; il forme le dessein De se laisser mourir de faim ; Car de se poignarder, la chose est trop tôt faite : On n'a pas le temps d'en venir Au repentir. D'abord Alaciel riait de sa sottise. Un jour se passe entier, lui sans cesse jeûnant, Elle toujours le détournant D'une si terrible entreprise. Le second jour commence à la toucher. Elle rêve à cette aventure. Laisser mourir un homme, et pouvoir l'empêcher ! C'est avoir l'âme un peu trop dure. Par pitié donc elle condescendit Aux volontés du capitaine ; Et cet office lui rendit Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer de peine ; Autrement le remède eût été sans effet. Tandis que le galant se trouve satisfait, Et remet les autres affaires, Disant tantôt que les vents sont contraires, Tantôt qu'il faut radouber ses galères, Pour être en état de partir, Tantôt qu'on vient de l'avertir Qu'il est attendu des corsaires : Un corsaire en effet arrive, et surprenant Ses gens demeurés à la rade, Les tue, et va donner au château l'escalade : Du fier Grifonio c'était le lieutenant. Il prend le château d'emblée. Voilà la fête troublée. Le jeûneur maudit son sort. Le corsaire apprend d'abord L'aventure de la belle, Et la tirant à l'écart, Il en veut avoir sa part. Elle fit fort la rebelle. Il ne s'en étonna pas, N'étant novice en tels cas. " Le mieux que vous puissiez faire, Lui dit tout franc ce corsaire, C'est de m'avoir pour ami ; Je suis corsaire et demi. Vous avez fait jeûner un pauvre misérable Qui se mourait pour vous d'amour ; Vous jeûnerez à votre tour, Ou vous me serez favorable. La justice le veut : nous autres gens de mer Savons rendre à chacun selon ce qu'il mérite ; Attendez-vous de n'avoir à manger Que quand de ce côté vous aurez été quitte. Ne marchandez point tant, Madame, et croyez-moi. " Qu'eût fait Alaciel ? force n'a point de loi. S'accommoder à tout est chose nécessaire. Ce qu'on ne voudrait pas souvent il le faut faire. Quand il plaît au destin que l'on en vienne là, Augmenter sa souffrance est une erreur extrême ; Si par pitié d'autrui la belle se força, Que ne point essayer par pitié de soi-même ? Elle se force donc, et prend en gré le tout. Il n'est affliction dont on ne vienne à bout. Si le corsaire eût été sage, Il eut mené l'infante en un autre rivage. Sage en amour ? hélas, il n'en est point. Tandis que celui-ci croit avoir tout à point, Vent pour partir, lieu propre pour attendre, Fortune qui ne dort que lorsque nous veillons, Et veille quand nous sommeillons, Lui trame en secret cet esclandre. Le seigneur d'un château voisin de celui-ci, Homme fort ami de la joie, Sans nulle attache, et sans souci Que de chercher toujours quelque nouvelle proie, Ayant eu le vent des beautés, Perfections, commodités, Qu'en sa voisine on disait être Ne songeait nuit et jour qu'à s'en rendre le maître. Il avait des amis, de l'argent, du crédit ; Pouvait assembler deux mille hommes ; Il les assemble donc un beau jour, et leur dit : " Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes, Qu'un pirate à nos yeux se gorge de butin ? Qu'il traite comme esclave une beauté divine ? Allons tirer notre voisine D'entre les griffes du mâtin. Que ce soir chacun soit en armes ; Mais doucement et sans tonner d'alarmes : Sous les auspices de la nuit, Nous pourrons nous rendre sans bruit Au pied de ce château, dès la petite pointe Du jour. La surprise à l'ombre étant jointe Nous rendra sans hasard maîtres de ce séjour. Pour ma part du butin je ne veux que la dame : Non pas pour en user ainsi que ce voleur ; Je me sens un désir en l'âme, De lui restituer ses biens et son honneur. Tout le reste est à vous, hommes, chevaux, bagage, Vivres, munitions, enfin tout l'équipage Dont ces brigands ont rempli la maison. Je vous demande encor un don ; C'est qu'on pende aux créneaux haut et court le corsaire. " Cette harangue militaire Leur sut tant d'ardeur inspirer, Qu'il en fallut une autre afin de modérer Le trop grand désir de bien faire. Chacun repaît le soir étant venu : L'on mange peu ; l'on boit en récompense : Quelques tonneaux sont mis sur cu. Pour avoir fait cette dépense, Il s'est gagné plusieurs combats, Tant en Allemagne qu'en France. Ce seigneur donc n'y manqua pas ; Et ce fut un trait de prudence. Mainte échelle est portée, et point d'autre embarras. Point de tambours, force bons coutelas. On part sans bruit, on arrive en silence. L'orient venait de s'ouvrir. C'est un temps ou le somme est dans sa violence, Et qui par sa fraîcheur nous contraint de dormir. Presque tout le peuple corsaire Du sommeil à la mort n'ayant qu'un pas à faire, Fut assommé sans le sentir. Le chef pendu, l'on amène l'infante. Son peu d'amour pour le voleur, Sa surprise et son épouvante, Et les civilités de son libérateur Ne lui permirent pas de répandre des larmes. Sa prière sauva la vie à quelques gens. Elle plaignit les morts, consola les mourants, Puis quitta sans regret ces lieux remplis d'alarmes. On dit même qu'en peu de temps Elle perdit la mémoire De ses deux derniers galants ; Je n'ai pas peine à le croire. Son voisin la reçut en un appartement Tout brillant d'or, et meublé richement. On peut s'imaginer l'ordre qu'il y fit mettre. Nouvel hôte, et nouvel amant, Ce n'était pas pour rien omettre ; Grande chère surtout, et des vins fort exquis. Les dieux ne sont pas mieux servis. Alaciel qui de sa vie Selon sa Loi n'avait bu vin, Goûta ce soir par compagnie De ce breuvage si divin. Elle ignorait l'effet d'une liqueur si douce, Insensiblement fit carrouse : Et comme amour jadis lui troubla la raison, Ce fut lors un autre poison. Tous deux sont à craindre des dames. Alaciel mise au lit par ses femmes, Ce bon seigneur s'en fut la trouver tout d'un pas. " Quoi trouver ? dira-t-on ; d'immobiles appas ? - Si j'en trouvais autant je saurais bien qu'en faire, Disait l'autre jour un certain : Qu'il me vienne une même affaire, On verra si j'aurai recours à mon voisin. " Bacchus donc, et Morphée, et hôte de la belle, Cette nuit disposèrent d'elle. Les charmes des premiers dissipés à la fin, La princesse au sortir du somme Se trouva dans les bras d'un homme. La frayeur lui glaça la voix : Elle ne put crier, et de crainte saisie Permit tout à son hôte, et pour un autrefois Lui laissa lier la partie. " Une nuit, lui dit-il. est de même que cent ; Ce n'est que la première à quoi l'on trouve à dire. " Alaciel le crut. L'hôte enfin se lassant Pour d'autres conquêtes soupire. Il part un soir, prie un de ses amis De faire cette nuit les honneurs du logis, Prendre sa place, aller trouver la belle, Pendant l'obscurité se coucher auprès d'elle, Ne point parler, qu'il était fort aisé ; Et qu'en s'acquittant bien de l'emploi proposé L'infante assurément agrérait son service. L'autre bien volontiers lui rendit cet office. Le moyen qu'un ami puisse être refusé ? À ce nouveau venu la voilà donc en proie. Il ne put sans parler contenir cette joie. La belle se plaignit être ainsi leur jouet : " Comment l'entend Monsieur mon hôte ? Dit-elle, et de quel droit me donner comme il fait ? " L'autre confessa qu'en effet Ils avaient tort ; mais que toute la faute Était au maître du logis. " Pour vous venger de son mépris, Poursuivit-il, comblez-moi de caresses. Enchérissez sur les tendresses Que vous eûtes pour lui tant qu'il fut votre amant : Aimez-moi par dépit et par ressentiment, Si vous ne pouvez autrement. " Son conseil fut suivi, l'on poussa les affaires, L'on se vengea, l'on n'omit rien. Que si l'ami s'en trouva bien, L'hôte ne s'en tourmenta guères. Et de cinq si j'ai bien compté. Le sixième incident des travaux de l'infante Par quelques-uns est rapporté D'une manière différente. Force gens concluront de là Que d'un galant au moins je fais grâce à la belle, C'est médisance que cela : Je ne voudrais mentir pour elle. Son époux n'eut assurément Que huit précurseurs seulement. Poursuivons donc notre nouvelle. L'hôte revint quand l'ami fut content. Alaciel lui pardonnant, Fit entre eux les choses égales : La clémence sied bien aux personnes royales. Ainsi de main en main Alaciel passait Et souvent se divertissait Aux menus ouvrages des filles Qui la servaient, toutes assez gentilles. Elle en aimait fort une à qui l'on en contait ; Et le conteur était un certain gentilhomme De ce logis, bien fait et galant homme Mais violent dans ses désirs, Et grand ménager de soupirs, Jusques à commencer près de la plus sévère Par où l'on finit d'ordinaire. Un jour au bout du parc le galant rencontra Cette fillette Et dans un pavillon fit tant qu'il l'attira Toute seulette. L'infante était fort près de là : Mais il ne la vit point, et crut en assurance Pouvoir user de violence. Sa médisante humeur, grand obstacle aux faveurs, Peste d'amour, et des douceurs Dont il tire sa subsistance Avait de ce galant souvent grêlé l'espoir. La crainte lui nuisait autant que le devoir. Cette fille l'aurait selon toute apparence Favorisé, Si la belle eut osé. Se voyant craint de cette sorte, Il fit tant qu'en ce pavillon Elle entra par occasion ; Puis le galant ferme la porte : Mais en vain, car l'infante avait de quoi l'ouvrir. La fille voit sa faute, et tâche de sortir. Il la retient : elle crie, elle appelle : L'infante vient, et vient comme il fallait, Quand sur ses fins la demoiselle était. Le galant indigne de la manquer si belle Perd tout respect, et jure par les dieux, Qu'avant que sortir de ces lieux, L'une ou l'autre payera sa peine ; Quand il devrait leur attacher les mains. " Si loin de tous secours humains, Dit-il, la résistance est vaine. Tirez au sort sans marchander ; Je ne saurais vous accorder Que cette grâce ; Il faut que l'une ou l'autre passe Pour aujourd'hui. - Qu'a fait Madame ? dit la belle, Pâtira-t-elle pour autrui ? - Oui si le sort tombe sur elle, Dit le galant, prenez-vous-en à lui. - Non non, reprit alors l'infante, Il ne sera pas dit que l'on ait, moi présente, Violenté cette innocente. Je me résous plutôt à toute extrémité. " Ce combat plein de charité Fut par le sort à la fin terminé. L'infante en eut toute la gloire : Il lui donna sa voix, à ce que dit l'histoire : L'autre sortit, et l'on jura De ne rien dire de cela. Mais le galant se serait laissé pendre Plutôt que de cacher un secret si plaisant ; Et pour le divulguer il ne voulut attendre Que le temps qu'il fallait pour trouver seulement Quelqu'un qui le voulût entendre. Ce changement de favoris Devint à l'infante une peine ; Elle eut regret d'être l'Hélène D'un si grand nombre de Paris. Aussi l'Amour se jouait d'elle. Un jour entre autres que la belle Dans un bois dormait à l'écart Il s'y rencontra par hasard Un chevalier errant, grand chercheur d'aventures De ces sortes de gens que sur des palefrois Les belles suivaient autrefois, Et passaient pour chastes et pures. Celui-ci qui donnait à ses désirs l'essor, Comme faisaient jadis Rogel et Galaor, N'eut vu la princesse endormie, Que de prendre un baiser il forma le dessein ; Tout prêt à faire choix de la bouche ou du sein, Il était sur le point d'en passer son envie, Quand tout d'un coup il se souvint Des lois de la chevalerie. À ce penser il se retint, Priant toutefois en son âme Toutes les puissances d'amour Qu'il put courir en ce séjour Quelque aventure avec la dame. L'infante s'éveilla surprise au dernier point. " Non non, dit-il, ne craignez point ; Je ne suis géant ni sauvage Mais chevalier errant, qui rends grâces aux dieux D'avoir trouvé dans ce bocage Ce qu'à peine on pourrait rencontrer dans les cieux. " Après ce compliment, sans plus longue demeure, Il lui dit en deux mots l'ardeur qui l'embrasait ; C'était un homme qui faisait Beaucoup de chemin en peu d'heure. Le refrain fut d'offrir sa personne et son bras, Et tout ce qu'en semblables cas On a de coutume de dire À celles pour qui l'on soupire. Son offre fut reçue, et la belle lui fit Un long roman de son histoire, Supprimant, comme l'on peut croire, Les six galants. L'aventurier en prit Ce qu'il crut à propos d'en prendre ; Et comme Alaciel de son sort se plaignit, Cet inconnu s'engagea de la rendre Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu'il fut un mois. " Dans Garbe ? non, reprit-elle, et pour cause : Si les dieux avaient mis la chose Jusques à présent à mon choix, J'aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie. - Pourvu qu'Amour me prête vie, Vous les verrez, dit-il. C'est seulement à vous D'apporter remède à vos coups, Et consentir que mon ardeur s'apaise : Si j'en mourais (à vos bontés ne plaise) Vous demeureriez seule ; et pour vous parler franc Je tiens ce service assez grand, Pour me flatter d'une espérance De récompense. " Elle en tomba d'accord, promit quelques douceurs, Convint d'un nombre de faveurs, Qu'afin que la chose fut sûre, Cette princesse lui payrait, Non tout d'un coup, mais à mesure Que le voyage se ferait ; Tant chaque jour, sans nulle faute. Le marché s'étant ainsi fait, La princesse en croupe se met, Sans prendre congé de son hôte. L'inconnu qui pour quelque temps S'était défait de tous ses gens, La rencontra bientôt. Il avait dans sa troupe Un sien neveu fort jeune, avec son gouverneur. Notre héroïne prend en descendant de croupe Un palefroi. Cependant le seigneur Marche toujours à côté d'elle, Tantôt lui conte une nouvelle, Et tantôt lui parle d'amour, Pour rendre le chemin plus court. Avec beaucoup de foi le traité s'exécute : Pas la moindre ombre de dispute Point de faute au calcul, non plus qu'entre marchands De faveur en faveur (ainsi comptaient ces gens) Jusqu'au bord de la mer enfin ils arrivèrent Et s'embarquèrent. Cet élément ne leur fut pas moins doux Que l'autre avait été ; certain calme au contraire Prolongeant le chemin, augmenta le salaire. Sains et gaillards ils s'embarquèrent tous Au port de Joppe, et là se rafraîchirent ; Au bout de deux jours en partirent, Sans autre escorte que leur train : Ce fut aux brigands une amorce : Un gros d'Arabes en chemin Les ayant rencontrés, ils cédaient à la force, Quand notre aventurier fit un dernier effort Repoussa les brigands, reçut une blessure Qui le mit dans la sépulture ; Non sur-le-champ ; devant sa mort Il pourvut à la belle, ordonna du voyage, En chargea son neveu jeune homme de courage, Lui léguant par même moyen Le surplus des faveurs, avec son équipage, Et tout le reste de son bien. Quand on fut revenu de toutes ces alarmes Et que l'on eut versé certain nombre de larmes On satisfit au testament du mort ; On paya les faveurs, dont enfin la dernière Échut justement sur le bord De la frontière. En cet endroit le neveu la quitta, Pour ne donner aucun ombrage ; Et le gouverneur la guida Pendant le reste du voyage. Au soudan il la présenta. D'exprimer ici la tendresse, Ou pour mieux dire les transports, Que témoigna Zaïr en voyant la princesse, Il faudrait de nouveaux efforts ; Et je n'en puis plus faire : il est bon que j'imite Phébus, qui sur la fin du jour Tombe d'ordinaire si court Qu'on dirait qu'il se précipite. Le gouverneur aimait à se faire écouter ; Ce fut un passe-temps de l'entendre conter Monts et merveilles de la dame Qui riait sans doute en son âme. " Seigneur, dit le bon homme en parlant au soudan, Hispal étant parti, Madame incontinent, Pour fuir oisiveté, principe de tout vice, Résolut de vaquer nuit et jour au service D'un dieu qui chez ces gens a beaucoup de crédit. Je ne vous aurais jamais dit Tous ses temples et ses chapelles, Nommés pour la plupart alcôves et ruelles. Là les gens pour idole ont un certain oiseau, Qui dans ses portraits est fort beau, Quoiqu'il n'ait des plumes qu'aux ailes. Au contraire des autres dieux, Qu'on ne sert que quand on est vieux, La jeunesse lui sacrifie. Si vous saviez l'honnête vie Qu'en le servant menait Madame Alaciel, Vous béniriez cent fois le Ciel De vous avoir donné fille tant accomplie. Au reste en ces pays on vit d'autre façon Que parmi vous ; les belles vont et viennent : Point d'eunuques qui les retiennent ; Les hommes en ces lieux ont tous barbe au menton. Madame dès l'abord s'est faite à leur méthode, Tant elle est de facile humeur ; Et je puis dire à son honneur Que de tout elle s'accommode. " Zaïr était ravi. Quelques jours écoulés, La princesse partit pour Garbe en grande escorte. Les gens qui la suivaient furent tous régalés De beaux présents ; et d'une amour si forte Cette belle toucha le coeur de Mamolin, Qu'il ne se tenait pas. On fit un grand festin, Pendant lequel, ayant belle audience, Alaciel conta tout ce qu'elle voulut. Dit les mensonges qu'il lui plut. Mamolin et sa cour écoutaient en silence. La nuit vint : on porta la reine dans son lit. À son honneur elle en sortit : Le prince en rendit témoignage. Alaciel, à ce qu'on dit N'en demandait pas davantage. Ce conte nous apprend que beaucoup de maris Qui se vantent de voir fort clair en leurs affaires N'y viennent bien souvent qu'après les favoris, Et tout savants qu'ils sont ne s'y connaissent guères. Le plus sûr toutefois est de se bien garder, Craindre tout, ne rien hasarder. Filles maintenez-vous ; l'affaire est d'importance. Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France. Vous voyez que l'hymen y suit l'accord de près : C'est là l'un des plus grands secrets Pour empêcher les aventures. Je tiens vos amitiés fort chastes et fort pures Mais Cupidon alors fait d'étranges leçons : Rompez-lui toutes ses mesures : Pourvoyez à la chose aussi bien qu'aux soupçons. Ne m'allez point conter : " c'est le droit des garçons. " Les garçons sans ce droit ont assez où se prendre. Si quelqu'une pourtant ne s'en pouvait défendre, Le remède sera de rire en son malheur. Il est bon de garder sa fleur ; Mais pour l'avoir perdue, il ne se faut pas pendre. L'Ermite Nouvelle tirée de Boccace Dame Vénus et dame Hypocrisie Font quelquefois ensemble de bons coups ; Tout homme est homme, et les moines sur tous : Ce que j'en dis, ce n'est point par envie, Avez-vous soeur, fille, ou femme jolie, Gardez le froc ! c'est un maître Gonin ; Vous en tenez, s'il tombe sous sa main Belle qui soit quelque peu simple et neuve, Pour vous montrer que je ne parle en vain, Lisez ceci, je ne veux autre preuve. Un jeune ermite était tenu pour saint : On lui gardait place dans la Légende. L'homme de Dieu d'une corde était ceint Pleine de noeuds ; mais sous sa houppelande Logeait le coeur d'un dangereux paillard. Un chapelet pendait à sa ceinture, Long d'une brasse, et gros outre mesure ; Une clochette était de l'autre part. Au demeurant, il faisait le cafard, Se renfermait, voyant une femelle, Dedans sa coque, et baissait la prunelle : Vous n'auriez dit qu'il eût mangé le lard. Un bourg était dedans son voisinage, Et dans ce bourg une veuve fort sage, Qui demeurait tout à l'extrémité. Elle n'avait pour tout bien qu'une fille Jeune, ingénue, agréable, et gentille ; Pucelle encor, mais, à la vérité Moins par vertu que par simplicité ; Peu d'entregent, beaucoup d'honnêteté ; D'autre dot point, d'amants pas davantage. Du temps d'Adam, qu'on naissait tout vêtu, Je pense bien que la belle en eût eu, Car avec rien on montait un ménage ; Il ne fallait matelas ni linceul ; Même le lit n'était pas nécessaire. Ce temps n'est plus. Hymen, qui marchait seul, Mène à présent à sa suite un notaire. L'Anachorète, en quêtant par le bourg, Vit cette fille, et dit sous son capuce : " Voici de quoi ; si tu sais quelque tour, Il te le faut employer, frère Luce. " Pas n'y manqua : voici comme il s'y prit. Elle logeait, comme j'ai déjà dit, Tout près des champs, dans une maisonnette, Dont la cloison par notre anachorète Étant percée aisément et sans bruit, Le compagnon, par une belle nuit (Belle, non pas, le vent et la tempête Favorisaient le dessein du galant), Une nuit donc, dans le pertuis mettant Un long cornet, tout du haut de la tête Il leur cria : " Femmes, écoutez-moi." À cette voix, toutes pleines d'effroi, Se blottissant, l'une et l'autre est en transe. Il continue, et corne à toute outrance : " Réveillez-vous, créatures de Dieu, Toi, femme veuve, et toi, fille pucelle ; Allez trouver mon serviteur fidèle L'Ermite Luce ; et partez de ce lieu Demain matin, sans le dire à personne ; Car c'est ainsi que le Ciel vous l'ordonne. Ne craignez point, je conduirai vos pas ; Luce est bénin. Toi, veuve, tu feras Que de ta fille il ait la compagnie ; Car d'eux doit naître un pape, dont la vie Réformera tout le peuple chrétien. " La chose fut tellement prononcée, Que dans le lit l'une et l'autre enfoncée Ne laissa pas de l'entendre fort bien. La peur les tint un quart d'heure en silence. La fille enfin met le nez hors des draps, Et puis, tirant sa mère par le bras, Lui dit d'un ton tout rempli d'innocence : " Mon Dieu ! maman, y faudra-t-il aller ? Ma compagnie ? hélas ! qu'en veut-il faire ? Je ne sais pas comment il faut parler ; Ma cousine Anne est bien mieux son affaire, Et retiendrait bien mieux tous ses sermons. - Sotte, tais-toi, lui repartit la mère, C'est bien cela ! va, va, pour ces leçons Il n'est besoin de tout l'esprit du monde : Dès la première, ou bien dès la seconde, Ta cousine Anne en saura moins que toi. - Oui ? dit la fille, eh ! mon Dieu ! menez-moi : Partons, bientôt nous reviendrons au gîte. - Tout doux, reprit la mère en souriant, Il ne faut pas que nous allions si vite ; Car que sait-on ? le diable est bien méchant Et bien trompeur. Si c'était lui, ma fille, Qui fût venu pour nous tendre des lacs ? As-tu pris garde ? Il parlait d'un ton cas, Comme je crois que parle la famille De Lucifer. Le fait mérite bien Que, sans courir, ni précipiter rien, Nous nous gardions de nous laisser surprendre. Si la frayeur t'avait fait mal entendre... Pour moi, j'avais l'esprit tout éperdu. - Non, non, maman, j'ai fort bien entendu, Dit la fillette. - Or bien, reprit la mère, Puisque ainsi va, mettons-nous en prière. " Le lendemain, tout le jour se passa À raisonner, et par-ci, et par là, Sur cette voix, et sur cette rencontre. La nuit venue, arrive le corneur ; Il leur cria d'un ton à faire peur : " Femme incrédule, et qui vas à l'encontre Des volontés de Dieu ton créateur, Ne tarde plus, va-t'en trouver L'Ermite, Ou tu mourras. " La fillette reprit : " Hé bien, maman ! l'avais-je pas bien dit ? Mon Dieu ! partons ; allons rendre visite À l'homme saint ; je crains tant votre mort Que j'y courrais, et tout de mon plus fort, S'il le fallait. - Allons donc ", dit la mère. La belle mit son corset des bons jours Son demi-ceint, ses pendants de velours Sans se douter de ce qu'elle allait faire. Jeune fillette a toujours soin de plaire. Notre cagot s'était mis aux aguets, Et par un trou qu'il avait fait exprès À sa cellule, il voulait que ces femmes Le pussent voir, comme un brave soldat, Le fouet en main, toujours en un état De pénitence, et de tirer des flammes Quelque défunt puni pour ses méfaits ; Faisant si bien, en frappant tout auprès, Qu'on crut ouïr cinquante disciplines. Il n'ouvrit pas à nos deux pèlerines Du premier coup ; et pendant un moment Chacune peut l'entrevoir s'escrimant Du saint outil. Enfin, la porte s'ouvre Mais ce ne fut d'un bon Miserere. Le papelard contrefait l'étonné. Tout en tremblant, la veuve lui découvre Non sans rougir, le cas comme il était. À six pas d'eux la fillette attendait Le résultat, qui fut que notre ermite Les renvoya, fit le bon hypocrite. " Je crains, dit-il, les ruses du malin ; Dispensez-moi : le sexe féminin Ne doit avoir en ma cellule entrée. Jamais de moi saint-père ne naîtra. " La veuve dit, toute déconfortée : " Jamais de vous ! et pourquoi ne fera ? " Elle ne put en tirer autre chose. En s'en allant, la fillette disait : " Hélas ! maman, nos péchés en sont cause. " La nuit revient, et l'une et l'autre était Au premier somme, alors que l'hypocrite Et son cornet font bruire la maison. Il leur cria, toujours du même ton : " Retournez voir Luce le saint ermite ; Je l'ai changé ; retournez dès demain." Les voilà donc derechef en chemin. Pour ne tirer plus en long cette histoire, Il les reçut. La mère s'en alla, Seule, s'entend ; la fille demeura. Tout doucement il vous l'apprivoisa ; Lui prit d'abord son joli bras d'ivoire : Puis s'approcha, puis en vint au baiser, Puis aux beautés que l'on cache à la vue, Puis le galant vous la mit toute nue, Comme s'il eût voulu la baptiser. Ô papelards, qu'on se trompe à vos mines ! Tant lui donna du retour de matines, Que maux de coeur vinrent premièrement, Et maux de coeur chassés Dieu sait comment. En fin finale, une certaine enflure La contraignit d'allonger sa ceinture, Mais en cachette, et sans en avertir Le forge-pape, encore moins la mère ; Elle craignait qu'on ne la fît partir : Le jeu d'amour commençait à lui plaire. Vous me direz : " D'où lui vint tant d'esprit ? " D'où ? de ce jeu : c'est l'arbre de science. Sept mois entiers la galande attendit ; Elle allégua son peu d'expérience. Dès que la mère eut indice certain De sa grossesse, elle lui fit soudain Trousser bagage, et remercia l'hôte. Lui de sa part rendit grâce au Seigneur, Qui soulageait son pauvre serviteur. Puis, au départ, il leur dit que sans faute, Moyennant Dieu, l'enfant viendrait à bien. " Gardez pourtant, dame, de faire rien Qui puisse nuire à votre géniture. Ayez grand soin de cette créature ; Car tout bonheur vous en arrivera : Vous régnerez, serez la signora, Ferez monter aux grandeurs tous les vôtres, Princes les uns et grands seigneurs les autres, Vos cousins ducs, cardinaux vos neveux ; Places, châteaux, tant pour vous que pour eux, Ne manqueront en aucune manière, Non plus que l'eau qui coule en la rivière. " Leur ayant fait cette prédiction, Il leur donna sa bénédiction. La signora, de retour chez sa mère, S'entretenait jour et nuit du saint-père, Préparait tout, lui faisait des béguins ; Au demeurant prenait tous les matins La couple d'oeufs ; attendait en liesse Ce qui viendrait d'une telle grossesse. Mais ce qui vint détruisit les châteaux, Fit avorter les mitres, les chapeaux Et les grandeurs de toute la famille : La signora mit au monde une fille. Mazet de Lamporechio Nouvelle tirée de Boccace. Le voile n'est le rempart le plus sûr Contre l'Amour, ni le moins accessible. Un bon mari, mieux que grille ni mur, Y pourvoira, si pourvoir est possible. C'est à mon sens une erreur trop visible À des parents, pour ne dire autrement, De présumer, après qu'une personne, Bon gré, mal gré, s'est mise en un couvent, Que Dieu prendra ce qu'ainsi l'on lui donne. Abus, abus ; je tiens que le Malin N'a revenu plus clair et plus certain (Sauf toutefois l'assistance divine.) Encore un coup ne faut qu'on s'imagine Que d'être pure et nette de péché Soit privilège à la guimpe attaché. Nenni da, non ; je prétends qu'au contraire, Filles du monde ont toujours plus de peur, Que l'on ne donne atteinte à leur honneur ; La raison est qu'elles en ont affaire. Moins d'ennemis attaquent leur pudeur. Les autres n'ont pour un seul adversaire. Tentation, fille d'oisiveté, Ne manque pas d'agir de son côté : Puis le désir, enfant de la contrainte. Ma fille est nonne, Ergo, c'est une sainte, Mal raisonner. Des quatre parts les trois En ont regret et se mordent les doigts ; Font souvent pis ; au moins l'ai-je ouï dire ; Car pour ce point je parle sans savoir. Boccace en fait certain conte pour rire, Que j'ai rimé comme vous allez voir. Un bon vieillard en un couvent de filles Autrefois fut, labourait le jardin. Elles étaient toutes assez gentilles, Et volontiers jasaient dès le matin. Tant ne songeaient au service divin, Qu'à soi montrer ès parloirs aguimpées, Bien blanchement, comme droites poupées, Prête chacune à tenir coup aux gens ; Et n'était bruit qu'il se trouvât léans Fille qui n'eût de quoi rendre le change, Se renvoyant l'une à l'autre l'éteuf. Huit soeurs étaient, et l'abbesse sont neuf, Si mal d'accord que c'était chose étrange. De la beauté la plupart en avaient ; De la jeunesse elles en avaient toutes. En cettui lieu beaux pères fréquentaient, Comme on peut croire ; et tant bien supputaient Qu'il ne manquait à tomber sur leurs routes. Le bon vieillard jardinier dessus dit, Près de ces soeurs perdait presque l'esprit ; À leur caprice il ne pouvait suffire. Toutes voulaient au vieillard commander ; Dont ne pouvant entre elles s'accorder, Il souffrait plus que l'on ne saurait dire. Force lui fut de quitter la maison. Il en sortit de la même façon Qu'était entré là dedans le pauvre homme, Sans croix ne pile, et n'ayant rien en somme Qu'un vieil habit. Certain jeune garçon De Lamporech, si j'ai bonne mémoire, Dit au vieillard un beau jour après boire, Et raisonnant sur le fait des nonnains : Qu'il passerait bien volontiers sa vie Près de ces soeurs ; et qu'il avait envie De leur offrir son travail et ses mains : Sans demander récompense ni gages. Le compagnon ne visait à l'argent : Trop bien croyait, ces soeurs étant peu sages, Qu'il en pourrait croquer une en passant, Et puis une autre, et puis toute la troupe. Nuto lui dit (c'est le nom du vieillard) : " Crois-moi, Mazet, mets-toi quelque autre part. J'aimerais mieux être sans pain ni soupe Que d'employer en ce lieu mon travail. Les nonnes sont un étrange bétail. Qui n'a tâté de cette marchandise Ne sait encor ce que c'est que tourment. Je te le dis, laisse là ce couvent ; Car d'espérer les servir à leur guise C'est un abus ; l'une voudra du mou L'autre du dur ; par quoi je te tiens fou D'autant plus fou que ces filles sont sottes ; Tu n'auras pas oeuvre faite entre nous L'une voudra que tu plantes des choux, L'autre voudra que ce soit des carottes. " Mazet reprit : " Ce n'est pas là le point. Vois-tu, Nuto, je ne suis qu'une bête ; Mais dans ce lieu tu ne me verras point Un mois entier, sans qu'on m'y fasse fête. La raison est que je n'ai que vingt ans ; Et comme toi je n'ai pas fait mon temps. Je leur suis propre, et ne demande en somme Que être admis. " Dit alors le bon homme : " Au factotum tu n'as qu'à t'adresser ; - Allons-nous-en de ce pas lui parler. Allons, dit l'autre. Il me vient une chose Dedans l'esprit : je ferai le muet Et l'idiot. - Je pense qu'en effet, Reprit Nuto, cela peut être cause Que le Pater avec le factotum N'auront de toi ni crainte ni soupçon. " La chose alla comme ils l'avaient prévue. Voilà Mazet, à qui pour bienvenue L'on fait bêcher la moitié du jardin. Il contrefait le sot et le badin, Et cependant laboure comme un sire. Autour de lui les nonnes allaient rire. Un certain jour le compagnon dormant, Ou bien feignant de dormir, il n'importe : (Boccace dit qu'il en faisait semblant) Deux des nonnains le voyant de la sorte Seul au jardin ; (car sur le haut du jour, Nulle des soeurs ne faisait long séjour Hors le logis, le tout crainte du hâle) De ces deux donc, l'une approchant Mazet, Dit à sa soeur : " Dedans ce cabinet Menons ce sot. " Mazet était beau mâle, Et la galande à le considérer Avait pris goût ; pourquoi sans différer Amour lui fit proposer cette affaire. L'autre reprit : " Là dedans ? et quoi faire ? - Quoi ? dit la soeur, je ne sais, l'on verra ; Ce que l'on fait alors qu'on en est là : Ne dit-on pas qu'il se fait quelque chose ? - Jésus, reprit l'autre soeur se signant, Que dis-tu là ? notre règle défend De tels pensers. S'il nous fait un enfant ? Si l'on nous voit ? tu t'en vas être cause De quelque mal. - On ne nous verra point, Dit la première ; et quant à l'autre point C'est s'alarmer avant que le coup vienne. Usons du temps sans nous tant mettre en peine, Et sans prévoir les choses de si loin. Nul n'est ici, nous avons tout à point, L'heure, et le lieu si touffu, que la vue N'y peut passer ; et puis sur l'avenue Je suis d'avis qu'une fasse le guet : Tandis que l'autre étant avec Mazet, À son bel aise aura lieu de s'instruire : Il est muet et n'en pourra rien dire. - Soit fait, dit l'autre ; il faut à ton désir Acquiescer, et te faire plaisir. Je passerai si tu veux la première Pour t'obliger au moins à ton loisir Tu t'ébattras puis après de manière Qu'il ne sera besoin d'y retourner : Ce que j'en dis n'est que pour t'obliger. - Je le vois bien, dit l'autre plus sincère : Tu ne voudrais sans cela commencer Assurément ; et tu serais honteuse. " Tant y resta cette soeur scrupuleuse, Qu'à la fin l'autre allant la dégager De faction la fut faire changer. Notre muet fait nouvelle partie : Il s'en tira non si gaillardement : Cette soeur fut beaucoup plus mal lotie ; Le pauvre gars acheva simplement Trois fois le jeu, puis après il fit chasse. Les deux nonnains n'oublièrent la trace Du cabinet, non plus que du jardin ; Il ne fallait leur montrer le chemin. Mazet, pourtant, se ménagea de sorte Qu'à Soeur Agnès, quelques jours ensuivant Il fit apprendre une semblable note En un pressoir tout au bout du couvent ; Soeur Angélique et soeur Claude suivirent, L'une au dortoir, l'autre dans un cellier : Tant qu'à la fin la cave et le grenier Du fait des soeurs maintes choses apprirent. Point n'en resta que le sire Mazet Ne régalât au moins mal qu'il pouvait. L'abbesse aussi voulut entrer en danse, Elle eut son droit, double et triple pitance, De quoi les soeurs jeûnèrent très longtemps. Mazet n'avait faute de restaurants ; Mais restaurants ne sont pas grande affaire À tant d'emploi. Tant pressèrent le hère, Qu'avec l'abbesse un jour venant au choc : " J'ai toujours ouï, ce dit-il, qu'un bon coq N'en a que sept, au moins qu'on ne me laisse Toutes les neuf. - Miracle, dit l'abbesse, Venez mes soeurs, nos jeunes ont tant fait Que Mazet parle. " À l'entour du muet, Non plus muet, toutes huit accoururent ; Tinrent chapitre, et sur l'heure conclurent Qu'à l'avenir Mazet serait choyé Pour le plus sûr ; car qu'il fut renvoyé, Cela rendrait la chose manifeste. Le compagnon bien nourri, bien payé Fit ce qu'il put, d'autres firent le reste. Il les engea de petits Mazillons, Desquels on fit de petits moinillons ; Ces moinillons devinrent bientôt pères ; Comme les soeurs devinrent bientôt mères À leur regret, pleines d'humilité ; Mais jamais nom ne fut mieux mérité. Livre troisième Les oies du père Philippe Je dois trop au beau sexe ; il me fait trop d'honneur De lire ces récits ; si tant est qu'il les lise. Pourquoi non ? c'est assez qu'il condamne en son coeur Celles qui font quelque sottise. Ne peut-il pas sans qu'il le dise, Rire sous cape de ces tours, Quelque aventure qu'il y trouve ? S'ils sont faux, ce sont vains discours ; S'ils sont vrais, il les désapprouve. Irait-il après tout s'alarmer sans raison Pour un peu de plaisanterie ? Je craindrais bien plutôt que la cajolerie Ne mît le feu dans la maison. Chassez les soupirants, belles, souffrez mon livre ; Je réponds de vous corps pour corps : Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-on bien vivre Qu'on ne s'enferme avec les morts ? Le monde ne vous connaît guères, S'il croit que les faveurs sont chez vous familières : Non pas que les heureux amants Soient ni phénix ni corbeaux blancs ; Aussi ne sont-ce fourmilières. Ce que mon livre en dit, doit passer pour chansons. J'ai servi des beautés de toutes les façons : Qu'ai- je gagné ? très peu de chose ; Rien. Je m'aviserais sur le tard d'être cause Que la moindre de vous commît le moindre mal ! Contons ; mais contons bien ; c'est le point principal ; C'est tout : à cela près, censeurs, je vous conseille De dormir comme moi sur l'une et l'autre oreille. Censurez tant qu'il vous plaira Méchants vers, et phrases méchantes ; Mais pour bons tours, laissez-les là ; Ce sont choses indifférentes ; Je n'y vois rien de périlleux. Les mères, les maris, me prendront aux cheveux Pour dix ou douze contes bleus ! Voyez un peu la belle affaire ! Ce que je n'ai pas fait mon livre irait le faire ! Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté ; Mais je voudrais m'être acquitté De cette grâce par avance. Que puis-je faire en récompense ? Un conte ou l'on va voir vos appas triompher : Nulle précaution ne les peut étouffer. Vous auriez surpassé le printemps et l'aurore Dans l'esprit d'un garçon, si des ses jeunes ans, Outre l'éclat des cieux, et les beautés des champs, Il eût vu les vôtres encore. Aussi dès qu'il les vit il en sentit les coups ; Vous surpassâtes tout ; il n'eut d'yeux que pour vous ; Il laissa les palais : enfin votre personne Lui parut avoir plus d'attraits Que n'en auraient à beaucoup près Tous les joyaux de la Couronne. On l'avait dès l'enfance élevé dans un bois. Là son unique compagnie Consistait aux oiseaux : leur aimable harmonie Le désennuyait quelquefois. Tout son plaisir était cet innocent ramage : Encor ne pouvait-il entendre leur langage. En une école si sauvage Son père l'amena dès ses plus tendres ans. Il venait de perdre sa mère ; Et le pauvre garçon ne connut la lumière Qu'afin qu'il ignorât les gens : Il ne s'en figura pendant un fort long temps Point d'autres que les habitants De cette forêt ; c'est-à-dire Que des loups, des oiseaux, enfin ce qui respire Pour respirer sans plus, et ne songer à rien. Ce qui porta son père à fuir tout entretien, Ce furent deux raisons ou mauvaises ou bonnes ; L'une la haine des personnes, L'autre la crainte ; et depuis qu'à ses yeux Sa femme disparut s'envolant dans les Cieux, Le monde lui fut odieux : Las d'y gémir, et de s'y plaindre, Et partout des plaintes ouïr, Sa moitié le lui fit par son trépas haïr, Et le reste des femmes craindre. Il voulut être ermite ; et destina son fils À ce même genre de vie. Ses biens aux pauvres départis, Il s'en va seul, sans compagnie Que celle de ce fils, qu'il portait dans ses bras : Au fond d'une forêt il arrête ses pas. (Cet homme s'appelait Philippe, dit l'histoire.) Là, par un saint motif, et non par humeur noire, Notre ermite nouveau cache avec très grand soin Cent choses à l'enfant ; ne lui dit près ni loin Qu'il fut au monde aucune femme, Aucuns désirs, aucun amour ; Au progrès de ses ans réglant en ce séjour La nourriture de son âme. À cinq il lui nomma des fleurs, des animaux ; L'entretint de petits oiseaux ; Et parmi ce discours aux enfants agréable, Mêla des menaces du diable ; Lui dit qu'il était fait d'une étrange façon : La crainte est aux enfants la première leçon. Les dix ans expirés, matière plus profonde Se mit sur le tapis : un peu de l'autre monde Au jeune enfant fut révélé ; Et de la femme point parlé. Vers quinze ans lui fut enseigné, Tout autant que l'on put, l'auteur de la nature ; Et rien touchant la créature. Ce propos n'est alors déjà plus de saison Pour ceux qu'au monde on veut soustraire ; Telle idée en ce cas est fort peu nécessaire. Quand ce fils eut vingt ans, son père trouva bon De le mener à la ville prochaine. Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu'à peine Aller quérir son vivre : et lui mort après tout Que ferait ce cher fils ? comment venir à bout De subsister sans connaître personne ? Les loups n'étaient pas gens qui donnassent l'aumône. Il savait bien que le garçon N'aurait de lui pour héritage, Qu'une besace et qu'un bâton : C'était un étrange partage. Le père à tout cela songeait sur ses vieux ans. Au reste il était peu de gens Qui ne lui donnassent la miche. Frère Philippe eût été riche S'il eut voulu. Tous les petits enfants Le connaissaient ; et du haut de leur tête, Ils criaient : " Apprêtez la quête ; Voilà frère Philippe. " Enfin dans la cité Frère Philippe souhaité Avait force dévots ; de dévotes pas une ; Car il n'en voulait point avoir. Sitôt qu'il crut son fils ferme dans son devoir, Le pauvre homme le mène voir Les gens de bien, et tente la fortune. Ce ne fut qu'en pleurant qu'il exposa ce fils. Voilà nos ermites partis. Ils vont à la cité superbe, bien bâtie, Et de tous objets assortie : Le prince y faisait son séjour. Le jeune homme tombe des nues Demandait : " Qu'est-ce là ? - Ce sont des gens de cour. - Et là ? - Ce sont palais. - Ici ? - Ce sont statues. " Il considérait tout : quand de jeunes beautés Aux yeux vifs, aux traits enchantés, Passèrent devant lui ; dès lors nulle autre chose Ne put ses regards attirer. Adieu palais ; adieu ce qu'il vient d'admirer : Voici bien pis, et bien une autre cause D'étonnement. Ravi comme en extase à cet objet charmant : " Qu'est-ce là, dit-il à son père, Qui porte un si gentil habit ? Comment l'appelle-t-on ? " ce discours ne plut guère Au bon vieillard, qui répondit : " C'est un oiseau qui s'appelle oie. - Ô l'agréable oiseau ! dit le fils plein de joie. Oie, hélas ! chante un peu, que j'entende ta voix. Peut-on point un peu te connaître ? Mon père je vous prie et mille et mille fois, Menons-en une en notre bois ; J'aurai soin de la faire paître. " La Mandragore Au présent conte on verra la sottise D'un Florentin. Il avait femme prise Honnête et sage autant qu'il est besoin ; Jeune pourtant, du reste toute belle : Et n'eût-on cru de jouissance telle Dans le pays, ni même encor plus loin. Chacun l'aimait, chacun la jugeait digne D'un autre époux : car quant à celui-ci, Qu'on appelait Nicia Calfucci, Ce fut un sot en son temps très insigne. Bien le montra, lorsque bon gré, mal gré Il résolut d'être père appelé ; Crut qu'il ferait beaucoup pour sa patrie S'il la pouvait orner de Calfuccis. Sainte ni saint n'était en paradis Qui de ses voeux n'eût la tête étourdie. Tous ne savaient ou mettre ses présents. Il consultait matrones, charlatans, Diseurs de mots, experts sur cette affaire : Le tout en vain : car il ne put tant faire Que d'être père. Il était buté là, Quand un jeune homme, après avoir en France Étudié, s'en revint à Florence, Aussi leurré qu'aucun de par-delà ; Propre, galant, cherchant partout fortune, Bien fait de corps, bien voulu de chacune : Il sut dans peu la carte du pays ; Connut les bons et les méchants maris ; Et de quel bois se chauffaient leurs femelles ; Quels surveillants ils avaient mis près d'elles ; Les si, les car, enfin tous les détours ; Comment gagner les confidents d'amours, Et la nourrice, et le confesseur même, Jusques au chien ; tout y fait quand on aime. Tout tend aux fins, dont un seul iota N'étant omis, d'abord le personnage Jette son plomb sur Messer Nicia, Pour lui donner l'ordre de Cocuage. Hardi dessein ! l'épouse de léans À dire vrai recevait bien les gens ; Mais c'était tout : aucun de ses amants Ne s'en pouvait promettre davantage. Celui-ci seul, Callimaque nommé, Dès qu'il parut fut très fort à son gré. Le galant donc près de la forteresse Assied son camp, vous investit Lucrèce, Qui ne manqua de faire la tigresse À l'ordinaire, et l'envoya jouer : Il ne savait à quel saint se vouer, Quand le mari, par sa sottise extrême, Lui fit juger qu'il n'était stratagème, Panneau n'était, tant étrange semblât, Où le pauvre homme à la fin ne donnât, De tout son coeur, et ne s'en affublât. L'amant et lui, comme étant gens d'étude, Avaient entre eux lié quelque habitude : Car Nice était docteur en droit canon : Mieux eût valu l'être en autre science Et qu'il n'eut pris si grande confiance En Callimaque. Un jour au compagnon Il se plaignit de se voir sans lignée. À qui la faute ? il était vert galant, Lucrèce jeune, et drue, et bien taillée : " Lorsque j'étais à Paris, dit l'amant, Un curieux y passa d'aventure. Je l'allai voir : il m'apprit cent secrets : Entre autres un pour avoir géniture : Et n'était chose à son compte plus sûre. Le grand Mogor l'avait avec succès Depuis deux ans, éprouvé sur sa femme. Mainte princesse, et mainte et mainte dame En avait fait aussi d'heureux essais. Il disait vrai, j'en ai vu des effets. Cette recette est une médecine Faite du jus de certaine racine, Ayant pour nom mandragore ; et ce jus Pris par la femme opère beaucoup plus Que ne fit onc nulle ombre monacale D'aucun couvent de jeunes frères plein. Dans dix mois d'hui je vous fais père enfin ; Sans demander un plus long intervalle. Et touchez là : dans dix mois et devant Nous porterons au baptême l'enfant. - Dites-vous vrai ? repartit Messer Nice. Vous me rendez un merveilleux office. - Vrai ? je l'ai vu faut-il répéter tant ? Vous moquez-vous d'en douter seulement ? Par votre foi, le Mogor est-il homme Que l'on osât de la sorte affronter ? Ce curieux en toucha telle somme Qu'il n'eut sujet de s'en mécontenter. " Nice reprit : " Voilà chose admirable ! Et qui doit être à Lucrèce agréable ! Quand lui verrai-je un poupon sur le sein ? Notre féal, vous serez le parrain ; C'est la raison : dès hui je vous en prie. - Tout doux, reprit alors notre galant, Ne soyez pas si prompt, je vous supplie : Vous allez vite : il faut auparavant Vous dire tout. Un mal est dans l'affaire : Mais ici-bas put-on jamais tant faire Que de trouver un bien pur et sans mal ? Ce jus doué de vertu tant insigne Porte d'ailleurs qualité très maligne. Presque toujours il se trouve fatal À celui-là qui le premier caresse La patiente ; et souvent on en meurt. " Nice reprit aussitôt : " Serviteur ; Plus de votre herbe : et laissons là Lucrèce Telle qu'elle est : bien grand merci du soin. Que servira, moi mort, si je suis père ? Pourvoyez-vous de quelque autre compère : C'est trop de peine, il n'en est pas besoin. ' L'amant lui dit : ' Quel esprit est le vôtre ! Toujours il va d'un excès dans un autre. Le grand désir de vous voir un enfant Vous transportait naguère d'allégresse : Et vous voilà, tant vous avez de presse, Découragé sans attendre un moment. Oyez le reste ; et sachez que Nature A mis remède à tout, fors à la mort. Qu'est-il de faire afin que l'aventure Nous réussisse, et qu'elle aille à bon port ? Il nous faudra choisir quelque jeune homme D'entre le peuple ; un pauvre malheureux, Qui vous précède au combat amoureux Tente la voie, attire et prenne en somme Tout le venin : puis le danger ôté Il conviendra que de votre côté Vous agissiez sans tarder davantage ; Car soyez sûr d'être alors garanti. Il nous faut faire in anima vili Ce premier pas ; et prendre un personnage Lourd et le peu ; mais qui ne soit pourtant Mal fait de corps, ni par trop dégoûtant, Ni d'un toucher si rude et si sauvage Qu'à votre femme un supplice ce soit. Nous savons bien que Madame Lucrèce Accoutumée à la délicatesse De Nicia, trop de peine en auroit. Même il se peut qu'en venant à la chose Jamais son coeur n'y voudrait consentir. Or, ai-je dit, un jeune homme, et pour cause : Car plus sera d'âge pour bien agir, Moins laissera de venin, sans nul doute : Je vous promets qu'il n'en laissera goutte. " Nice d'abord eut peine à digérer L'expédient ; allégua le danger, Et l'infamie : il en serait en peine : Le magistrat pourrait le rechercher Sur le soupçon d'une mort si soudaine. Empoisonner un de ses citadins ! Lucrèce était échappée aux blondins, On l'allait mettre entre les bras d'un rustre ! " Je suis d'avis qu'on prenne un homme illustre, Dit Callimaque, ou quelqu'un qui bientôt En mille endroits cornera le mystère ! Sottise et peur contiendront ce pitaud. Au pis aller l'argent le fera taire. Votre moitié n'ayant lieu de s'y plaire, Et le coquin même n'y songeant pas, Vous ne tombez proprement dans le cas De cocuage. Il n'est pas dit encore Qu'un tel paillard ne résiste au poison. Et ce nous est une double raison De le choisir tel que la mandragore Consume en vain sur lui tout son venin. Car quand je dis qu'on meurt, je n'entends dire Assurément. Il vous faudra demain Faire choisir sur la brune le sire : Et dès ce soir donner la potion. J'en ai chez moi de la confection. Gardez-vous bien au reste, Messer Nice, D'aller paraître en aucune façon. Ligurio choisira le garçon : C'est là son fait : laissez-lui cet office. Vous vous pouvez fier à ce valet Comme à vous-même : il est sage et discret. J'oublie encor que pour plus d'assurance On bandera les yeux à ce paillard : Il ne saura qui, quoi, n'en quelle part, N'en quel logis, ni si dedans Florence Ou bien dehors on vous l'aura mené. " Par Nicia le tout fut approuvé. Restait sans plus d'y disposer sa femme. De prime face elle crut qu'on riait ; Puis se fâcha ; puis jura sur son âme Que mille fois plutôt on la tuerait. Que dirait-on si le bruit en courait ? Outre l'offense et péché trop énorme, Calfuce et Dieu savaient que de tout temps Elle avait craint ces devoirs complaisants, Qu'elle endurait seulement pour la forme. Puis il viendrait quelque matin difforme L'incommoder, la mettre sur les dents ? Suis-je de taille à souffrir toutes gens ? "Quoi ! recevoir un pitaud dans ma couche ? Puis-je y songer qu'avecque du dédain ? Et par saint Jean ni pitaud, ni blondin, Ni roi, ni roc ne feront qu'autre touche Que Nicia jamais onc à ma peau. " Lucrèce étant de la sorte arrêtée, On eut recours à frère Timothée. Il la prêcha ; mais si bien et si beau, Qu'elle donna les mains par pénitence. On l'assura de plus qu'on choisirait Quelque garçon d'honnête corpulence ; Non trop rustaud ; et qui ne lui ferait Mal ni dégoût. La potion fut prise. Le lendemain notre amant se déguise, Et s'enfarine en vrai garçon meunier ; Un faux menton, barbe d'étrange guise ; Mieux ne pouvait se métamorphoser. Ligurio qui de la faciende Et du complot avait toujours été, Trouve l'amant tout tel qu'il le demande, Et ne doutant qu'on n'y fût attrapé Sur le minuit le mène à Messer Nice ; Les yeux bandés ; le poil teint ; et si bien Que notre époux ne reconnut en rien Le compagnon. Dans le lit il se glisse En grand silence : en grand silence aussi La patiente attend sa destinée ; Bien blanchement, et ce soir atournée. Voire ce soir ? atournée ; et pour qui ? Pour qui ? j'entends : n'est-ce pas que la dame Pour un meunier prenait trop de souci ? Vous vous trompez ; le sexe en use ainsi. Meuniers ou rois, il veut plaire à toute âme. C'est double honneur, ce semble en une femme Quand son mérite échauffe un esprit lourd Et fait aimer les coeurs nés sans amour. Le travesti changea de personnage, Sitôt qu'il eut dame de tel corsage À ses côtés, et qu'il fut dans le lit. Plus de meunier ; la galande sentit Auprès de soi la peau d'un honnête homme. Et ne croyez qu'on employât au somme De tels moments. Elle disait tout bas : " Qu'est ceci donc ? ce compagnon n'est pas Tel que j'ai cru : le drôle a la peau fine. C'est grand dommage : il ne mérite hélas Un tel destin : j'ai regret qu'au trépas Chaque moment de plaisir l'achemine. " Tandis l'époux enrôlé tout de bon, De sa moitié plaignait bien fort la peine. Ce fut avec une fierté de reine Qu'elle donna la première façon De cocuage ; et pour le décoron Point ne voulut y joindre ses caresses. À ce garçon la perle des Lucrèces Prendrait du goût ? quand le premier venin Fut emporté, notre amant prit la main De sa maîtresse ; et de baisers de flamme La parcourant : " Pardon (dit-il) Madame. Ne vous fâchez du tour qu'on vous a fait C'est Callimaque : approuvez son martyre. Vous ne sauriez ce coup vous en dédire. Votre rigueur n'est plus d'aucun effet. S'il est fatal toutefois que j'expire, J'en suis content : vous avez dans vos mains Un moyen sûr de me priver de vie ; Et le plaisir bien mieux qu'aucuns venins M'achèvera, tout le reste est folie. Lucrèce avait jusque-là résisté ; Non par défaut de bonne volonté ; Ni que l'amant ne plût fort à la belle : Mais la pudeur et la simplicité L'avaient rendue ingrate en dépit d'elle. Sans dire mot, sans oser respirer, Pleine de honte et d'amour tout ensemble, Elle se met aussitôt à pleurer. " À son amant peut-elle se montrer Après cela ? qu'en pourra-t-il penser ? Dit-elle en soi ; et qu'est-ce qu'il lui semble ? J'ai bien manqué de courage et d'esprit. " Incontinent un excès de dépit Saisit son coeur ; et fait que la pauvrette Tourne la tête, et vers le coin du lit Se va cacher pour dernière retraite. Elle y voulut tenir bon, mais en vain. Ne lui restant que ce peu de terrain, La place fut incontinent rendue. Le vainqueur l'eut a sa discrétion ; Il en usa selon sa passion : Et plus ne fut de larme répandue. Honte cessa ; scrupule autant en fit. Heureux sont ceux qu'on trompe à leur profit. L'aurore vint trop tôt pour Callimaque, Trop tôt encor pour l'objet de ses voeux. " Il faut, dit-il, beaucoup plus d'une attaque Contre un venin tenu si dangereux. " Les jours suivants notre couple amoureux Y sut pourvoir : l'époux ne tarda guères Qu'il n'eût atteint tous ses autres confrères. Pour ce coup-là fallut se séparer ; L'amant courut chez soi se recoucher. À peine au lit il s'était mis encore, Que notre époux joyeux et triomphant Le va trouver, et lui conte comment S'était passé le jus de mandragore : D'abord, dit-il, j'allai tout doucement Auprès du lit écouter si le sire S'approcherait, et s'il en voudrait dire. Puis je priai notre épouse tout bas Qu'elle lui fît quelque peu de caresse, Et ne craignît de gâter ses appas. C'était au plus une nuit d'embarras. " Et ne pensez, ce lui dis-je, Lucrèce, Ni l'un ni l'autre en ceci me tromper, Je saurai tout ; Nice se peut vanter D'être homme à qui l'on n'en donne à garder. Vous savez bien qu'il y va de ma vie. N'allez donc point faire la renchérie : Montrez par là que vous savez aimer Votre mari plus qu'on ne croit encore : C'est un beau champ. Que si cette pécore Fait le honteux, envoyez sans tarder M'en avertir ; car je me vais coucher. Et n'y manquez ; nous y mettrons bon ordre. Besoin n'en eus : tout fut bien jusqu'au bout. Savez-vous bien que ce rustre y prit goût ? Le drôle avait tantôt peine à démordre. J'en ai pitié : je le plains après tout. N'y songeons plus ; qu'il meure, et qu'on l'enterre. Et quant à vous venez nous voir souvent. Nargue de ceux qui me faisaient la guerre ; Dans neuf mois d'hui je leur livre un enfant. " Les Rémois Il n'est cité que je préfère à Reims : C'est l'ornement, et l'honneur de la France : Car sans compter l'ampoule et les bons vins, Charmants objets y sont en abondance. Par ce point-là je n'entends quant à moi Tours ni portaux ; mais gentilles galoises ; Ayant trouvé telle de nos Rémoises Friande assez pour la bouche d'un roi. Une avait pris un peintre en mariage, Homme estimé dans sa profession : Il en vivait : que faut-il davantage ? C'était assez pour sa condition. Chacun trouvait sa femme fort heureuse. Le drôle était, grâce à certain talent, Très bon époux, encor meilleur galant. De son travail mainte dame amoureuse L'allait trouver ; et le tout à deux fins : C'était le bruit à ce que dit l'histoire : Moi qui ne suis en cela des plus fins, Je m'en rapporte à ce qu'il en faut croire. Dès que le sire avait donzelle en main, Il en riait avecque son épouse. Les droits d'hymen allant toujours leur train Besoin n'était qu'elle fût la jalouse. Même elle eût pu le payer de ses tours ; Et comme lui voyager en amours ; Sauf d'en user avec plus de prudence, Ne lui faisant la même confidence. Entre les gens qu'elle sut attirer, Deux siens voisins se laissèrent leurrer À l'entretien libre et gai de la dame ; Car c'était bien la plus trompeuse femme Qu'en ce point-là l'on eût su rencontrer : Sage sur tout ; mais aimant fort à rire. Elle ne manque incontinent de dire À son mari l'amour des deux bourgeois, Tous deux gens sots, tous deux gens à sornettes. Lui raconta mot pour mot leurs fleurettes ; Pleurs et soupirs, gémissements gaulois. Ils avaient lu, ou plutôt ouï dire, Que d'ordinaire en amour on soupire. Ils tâchaient donc d'en faire leur devoir, Que bien que mal, et selon leur pouvoir. À frais communs se conduisait l'affaire. Ils ne devaient nulle chose se taire. Le premier d'eux qu'on favoriserait De son bonheur part à l'autre ferait. Femmes voilà souvent comme on vous traite. Le seul plaisir est ce que l'on souhaite. Amour est mort : le pauvre compagnon Fut enterré sur les bords du Lignon. Nous n'en avons ici ni vent ni voie. Vous y servez de jouet et de proie À jeunes gens indiscrets, scélérats : C'est bien raison qu'au double on le leur rende : Le beau premier qui sera dans vos lacs, Plumez-le-moi, je vous le recommande. La dame donc pour tromper ses voisins Leur dit un jour : " Vous boirez de nos vins Ce soir chez nous. Mon mari s'en va faire Un tour aux champs ; et le bon de l'affaire C'est qu'il ne doit au gîte revenir. Nous nous pourrons à l'aise entretenir. - Bon, dirent-ils, nous viendrons sur la brune. " Or les voilà compagnons de fortune. La nuit venue ils vont au rendez-vous. Eux introduits, croyant ville gagnée, Un bruit survint ; la fête fut troublée. On frappe à l'huis ; le logis aux verrous Était fermé : la femme à la fenêtre Court en disant : " Celui-ci frappe en maître ; Serait-ce point par malheur mon époux ? Oui, cachez-vous, dit-elle, c'est lui-même. Quelque accident, ou bien quelque soupçon Le font venir coucher à la maison. " Nos deux galants dans ce péril extrême Se jettent vite en certain cabinet. Car s'en aller, comment auraient-ils fait ? Ils n'avaient pas le pied hors de la chambre Que l'époux entre, et voit au feu le membre Accompagné de maint et maint pigeon, L'un au hâtier, les autres au chaudron " Oh oh, dit-il, voilà bonne cuisine ! Qui traitez-vous ? Alis notre voisine, Reprit l'épouse, et Simonette aussi. Loué soit Dieu qui vous ramène ici, La compagnie en sera plus complète. Madame Alis, Madame Simonette, N'y perdront rien. Il faut les avertir Que tout est prêt, qu'elles n'ont qu'à venir. J'y cours moi-même. " Alors la créature Les va prier. Or c'étaient les moitiés De nos galants et chercheurs d'aventure, Qui fort chagrins de se voir enfermés Ne laissaient pas de louer leur hôtesse De s'être ainsi tirée avec adresse De cet apprêt. Avec elle à l'instant Leurs deux moitiés entrent tout en chantant. On les salue, on les baise, on les loue De leur beauté, de leur ajustement, On les contemple, on patine, on se joue. Cela ne plut aux maris nullement. Du cabinet la porte à demi close, Leur laissant voir le tout distinctement, Ils ne prenaient aucun goût à la chose : Mais passe encor pour ce commencement. Le souper mis presque au même moment, Le peintre prit par la main les deux femmes, Les fit asseoir, entre elles se plaça. " Je bois, dit-il, à la santé des dames ! " Et de trinquer ; passe encore pour cela. On fit raison ; le vin ne dura guère. L'hôtesse étant alors sans chambrière Court à la cave : et de peur des esprits Mène avec soi madame Simonette. Le peintre reste avec madame Alis, Provinciale assez belle, et bien faite, Et s'en piquant, et qui pour le pays Se pouvait dire honnêtement coquette. Le compagnon vous la tenant seulette, La conduisit de fleurette en fleurette Jusqu'au toucher, et puis un peu plus loin ; Puis tout à coup levant la collerette Prit un baiser dont l'époux fut témoin. Jusque-là passe : époux, quand ils sont sages, Ne prennent garde à ces menus suffrages ; Et d'en tenir registre c'est abus : Bien est-il vrai qu'en rencontre pareille Simples baisers font craindre le surplus ; Car Satan lors vient frapper sur l'oreille De tel qui dort, et fait tant qu'il s'éveille. L'époux vit donc, que tandis qu'une main Se promenait sur la gorge à son aise, L'autre prenait un tout autre chemin ; Ce fut alors, Dame ne vous déplaise, Que le courroux lui montant au cerveau, Il s'en allait enfonçant son chapeau, Mettre l'alarme en tout le voisinage, Battre sa femme, et dire au peintre rage, Et témoigner qu'il n'avait les bras gourds. " Gardez-vous bien de faire une sottise, Lui dit tout bas son compagnon d'amours, Tenez-vous coi. Le bruit en nulle guise N'est bon ici ; d'autant plus qu'en vos lacs Vous êtes pris : ne vous montrez donc pas. C'est le moyen d'étouffer cette affaire. Il est écrit qu'à nul il ne faut faire Ce qu'on ne veut à soi-même être fait. Nous ne devons quitter ce cabinet Que bien à point, et tantôt quand cet homme Étant au lit prendra son premier somme. Selon mon sens c'est le meilleur parti. À tard viendrait aussi bien la querelle. N'êtes-vous pas cocu plus d'à demi ? Madame Alis au fait a consenti : Cela suffit, le reste est bagatelle. " L'époux goûta quelque peu ces raisons. Sa femme fit quelque peu de façons, N'ayant le temps d'en faire davantage. Et puis ? et puis ; comme personne sage Elle remit sa coiffure en état. On n'eût jamais soupçonné ce ménage, Sans qu'il restait un certain incarnat Dessus son teint ; mais c'était peu de chose ; Dame Fleurette en pouvait être cause. L'une pourtant des tireuses de vin De lui sourire au retour ne fit faute : Ce fut la peintre. On se remit en train : On releva grillades et festin : On but encore à la santé de l'hôte, Et de l'hôtesse, et de celle des trois Qui la première aurait quelque aventure. Le vin manqua pour la seconde fois. L'hôtesse adroite et fine créature Soutient toujours qu'il revient des esprits Chez les voisins. Ainsi madame Alis Servit d'escorte. Entendez que la dame Pour l'autre emploi inclinait en son âme ; Mais on l'emmène ; et par ce moyen-là De faction Simonette changea. Celle-ci fait d'abord plus la sévère, Veut suivre l'autre, ou feint le vouloir faire ; Mais se sentant par le peintre tirer, Elle demeure ; étant trop ménagère Pour se laisser son habit déchirer. L'époux voyant quel train prenait l'affaire Voulut sortir. L'autre lui dit : " Tout doux. Nous ne voulons sur vous nul avantage. C'est bien raison que Messer Cocuage Sur son état vous couche ainsi que nous. Sommes-nous pas compagnons de fortune ? Puisque le peintre en a caressé l'une, L'autre doit suivre. Il faut bon gré mal gré Qu'elle entre en danse ; et s'il est nécessaire Je m'offrirai de lui tenir le pied : Vouliez ou non, elle aura son affaire. " Elle l'eut donc : notre peintre y pourvut Tout de son mieux : aussi le valait-elle. Cette dernière eut ce qu'il lui fallut ; On en donna le loisir à la belle. Quand le vin fut de retour, on conclut Qu'il ne fallait s'attabler davantage. Il était tard ; et le peintre avait fait Pour ce jour-là suffisamment d'ouvrage. On dit bonsoir. Le drôle satisfait Se met au lit : nos gens sortent de cage. L'hôtesse alla tirer du cabinet Les regardants honteux, mal contents d'elle, Cocus de plus. Le pis de leur méchef Fut qu'aucun d'eux ne pût venir à chef De son dessein, ni rendre à la donzelle Ce qu'elle avait à leurs femmes prêté ; Par conséquent c'est fait ; j'ai tout conté. La Coupe enchantée Les maux les plus cruels ne sont que des chansons. Près de ceux qu'aux maris cause la jalousie. Figurez-vous un fou chez qui tous les soupçons Sont bien venus, quoi qu'on lui die. Il n'a pas un moment de repos en sa vie. Si l'oreille lui tinte, ô dieux ! tout est perdu Ses songes sont toujours que l'on le fait cocu. Pourvu qu'il songe, c'est l'affaire. Je ne vous voudrais pas un tel point garantir ; Car pour songer il faut dormir, Et les jaloux ne dorment guère. Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux Qu'à l'entour de sa femme une mouche bourdonne C'est Cocuage qu'en personne Il a vu de ses propres yeux. Si bien vu que l'erreur n'en peut être effacée, Il veut à toute force être au nombre des sots. Il se maintient cocu, du moins de la pensée S'il ne l'est en chair et en os. Pauvres gens, dites-moi, qu'est-ce que cocuage ? Quel tort vous fait-il ? Quel dommage ? Qu'est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien Se moquent avec juste cause ? Quand on l'ignore, ce n'est rien Quand on le sait, c'est peu de chose. Vous croyez cependant que c'est un fort grand cas : Tâchez donc d'en douter, et ne ressemblez pas À celui-là qui but dans la coupe enchantée. Profitez du malheur d'autrui. Si cette histoire peut soulager votre ennui, Je vous l'aurai bientôt contée. Mais je vous veux premièrement, Prouver par bon raisonnement, Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume, N'est mal qu'en votre idée, et non point dans l'effet En mettez-vous votre bonnet Moins aisément que de coutume ? Cela s'en va-t-il pas tout net ! Voyez-vous qu'il en reste une seule apparence ; Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ? Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ? Vous apercevez-vous d'aucune différence ? Je tire donc ma conséquence, Et dis malgré le peuple, ignorant et brutal, Cocuage n'est point un mal. " Oui, mais l'honneur est une étrange affaire ! " Qui vous soutient que non ? ai-je dit le contraire ? Et bien l'honneur, l'honneur ? je n'entends que ce mot Apprenez qu'à Paris ce n'est pas comme à Rome ; Le cocu qui s'afflige y passe pour un sot Et le cocu qui rit, pour un fort honnête homme : Quand on prend comme il faut cet accident fatal, Cocuage n'est point un mal. Prouvons que c'est un bien : la chose est fort facile. Tout vous rit ; votre femme est souple comme un gant ; Et vous pourriez avoir vingt mignonnes en ville, Qu'on n'en sonnerait pas deux mots en tout un an. Quand vous parlez, c'est dit notable ; On vous met le premier à table : C'est pour vous la place d'honneur, Pour vous le morceau du seigneur : Heureux qui vous le sert ! la blondine chiorme Afin de vous gagner n'épargne aucun moyen : Vous êtes le patron, dont je conclus en forme, Cocuage est un bien. Quand vous perdez au jeu, l'on vous donne revanche ; Même votre homme écarte et ses as et ses rois. Avez-vous sur les bras quelque monsieur Dimanche, Mille bourses vous sont ouvertes à la fois. Ajoutez que l'on tient votre femme en haleine, Elle n'en vaut que mieux, n'en a que plus d'appas : Ménélas rencontra des charmes dans Hélène Qu'avant qu'être à Paris la belle n'avait pas. Ainsi de votre épouse : on veut qu'elle vous plaise : Qui dit prude au contraire, il dit laide ou mauvaise Incapable en amour d'apprendre jamais rien. Pour toutes ces raisons je persiste en ma thèse, Cocuage est un bien. Si ce prologue est long, la matière en est cause : Ce n'est pas en passant qu'on traite cette chose. Venons à notre histoire. Il était un quidam, Dont je tairai le nom, l'état et la patrie Celui-ci, de peur d'accident, Avait juré que de sa vie Femme ne lui serait autre que bonne amie, Nymphe si vous voulez, bergère, et cætera ; Pour épouse, jamais il n'en vint jusque-là. S'il eut tort ou raison, c'est un point que je passe. Quoi qu'il en soit, Hymen n'ayant pu trouver grâce Devant cet homme, il fallut que l'amour Se mêlât seul de ses affaires, Eût soin de le fournir des choses nécessaires, Soit pour la nuit, soit pour le jour. Il lui procura donc les faveurs d'une belle, Qui d'une fille naturelle Le fit père, et mourut : le pauvre homme en pleura, Se plaignit, gémit, soupira, Non comme qui perdrait sa femme : Tel deuil n'est bien souvent que changement d'habits, Mais comme qui perdrait tous ses meilleurs amis, Son plaisir, son coeur, et son âme. La fille crût, se fit : on pouvait déjà voir Hausser et baisser son mouchoir. Le temps coule, on n'est pas sitôt à la bavette Qu'on trotte, qu'on raisonne, on devient grandelette, Puis grande tout à fait, et puis le serviteur. Le père avec raison eut peur Que sa fille chassant de race Ne le prévînt, et ne prévînt encor Prêtre, notaire, hymen, accord ; Choses qui d'ordinaire ôtent toute la grâce Au présent que l'on fait de soi. La laisser sur sa bonne foi Ce n'était pas chose trop sûre. Il vous mit donc la créature Dans un convent : là cette belle apprit Ce qu'on apprend, à manier l'aiguille ; Point de ces livres qu'une fille Ne lit qu'avec danger, et qui gâtent l'esprit : Le langage d'amour était jargon pour elle. On n'eût su tirer de la belle Un seul mot que de sainteté. En spiritualité Elle aurait confondu le plus grand personnage. Si l'une des nonnains la louait de beauté, " Mon Dieu, fi, disait-elle, ah ma soeur, soyez sage ; Ne considérez point des traits qui périront. C'est terre que cela, les vers le mangeront. " Au reste elle n'avait au monde sa pareille À manier un canevas, Filait mieux que Clothon, brodait mieux que Pallas, Tapissait mieux qu'Arachné, et mainte autre merveille. Sa sagesse, son bien, le bruit de ses beautés, Mais le bien plus que tout y fit mettre la presse ; Car la belle était là comme en lieux empruntés, Attendant mieux, ainsi que l'on y laisse Les bons partis, qui vont souvent Au moustier, sortant du couvent. Vous saurez que le père avait longtemps devant Cette fille légitimée ; Caliste (c'est le nom de notre renfermée) N'eut pas la clef des champs, qu'adieu les livres saints. Il se présenta des blondins, De bons bourgeois, des paladins, Des gens de tous états, de tout poil, de tout âge ; La belle en choisit un, bien fait, beau personnage, D'humeur commode, à ce qu'il lui sembla, Et pour gendre aussitôt le père l'agréa. La dot fut ample ; ample fut le douaire : La fille était unique, et le garçon aussi. Mais ce ne fut pas là le meilleur de l'affaire ; Les mariés n'avaient souci Que de s'aimer et de se plaire. Deux ans de paradis s'étant passés ainsi, L'enfer des enfers vint ensuite. Une jalouse humeur saisit soudainement Notre époux, qui fort sottement S'alla mettre en l'esprit de craindre la poursuite D'un amant, qui sans lui se serait morfondu. Sans lui le pauvre homme eût perdu Son temps à l'entour de la dame, Quoique pour la gagner il tentât tout moyen. Que doit faire un mari quand on aime sa femme ? Rien. Voici pourquoi je lui conseille De dormir s'il se peut d'un et d'autre côté. Si le galant est écouté, Vos soins ne feront pas qu'on lui ferme l'oreille. Quant à l'occasion, cent pour une. Mais si Des discours du blondin la belle n'a souci, Vous le lui faites naître, et la chance se tourne. Volontiers ou soupçon séjourne, Cocuage séjourne aussi. Damon, c'est notre époux, ne comprit pas ceci. Je l'excuse et le plains ; d'autant plus que l'ombrage Lui vint par conseil seulement. Il eût fait un trait d'homme sage, S'il n'eût cru que son mouvement. Vous allez entendre comment. L'enchanteresse Nérie Fleurissait lors ; et Circé Au prix d'elle en diablerie N'eût été qu'à l'A B C. Car Nérie eut à ses gages Les intendants des orages, Et tint le destin lié. Les Zéphyrs étaient ses pages ; Quant à ses valets de pied, C'étaient Messieurs les Borées, Qui portaient par les contrées Ses mandats souventes fois, Gens dispos, mais peu courtois. Avec toute sa science Elle ne put trouver de remède à l'amour. Damon la captiva : celle dont la puissance Eût arrêté l'astre du jour Brûle pour un mortel, qu'en vain elle souhaite Posséder une nuit à son contentement. Si Nérie eût voulu des baisers seulement, C'était une affaire faite. Mais elle allait au point, et ne marchandait pas, Damon, quoiqu'elle eût des appas, Ne pouvait se résoudre à fausser la promesse D'être fidèle à sa moitié ; Et voulait que l'enchanteresse Se tînt aux marques d'amitié. Où sont-ils ces maris ? la race en est cessée : Et même je ne sais si jamais on en vit L'histoire en cet endroit est selon ma pensée Un peu sujette à contredit : L'Hippogriffe n'a rien qui me choque l'esprit, Non plus que la lance enchantée : Mais ceci, c'est un point qui d'abord me surprit Il passera pourtant, j'en ai fait [passer] d'autres. Les gens d'alors étaient d'autres gens que les nôtres. On ne vivait pas comme on vit. Pour venir à ses fins, l'amoureuse Nérie Employa philtres et brevets, Eut recours aux regards remplis d'afféterie, Enfin n'omit aucuns secrets : Damon à ces ressorts opposait l'hyménée. Nérie en fut fort étonnée. Elle lui dit un jour : " Votre fidélité Vous parait héroïque et digne de louange, Mais je voudrais savoir Comment de son côté Caliste en use, et lui rendre le change. Quoi donc ! si votre femme avait un favori, Vous feriez l'homme chaste auprès d'une maîtresse ? Et pendant que Caliste attrapant son mari, Pousserait jusqu'au bout ce qu'on nomme tendresse, Vous n'iriez qu'à moitié chemin ? Je vous croyais beaucoup plus fin, Et ne vous tenais pas homme de mariage. Laissez les bons bourgeois se plaire en leur ménage C'est pour eux seuls qu'Hymen fit les plaisirs permis. Mais vous ! ne pas chercher ce qu'amour d'exquis ! Les plaisirs défendus n'auront rien qui vous pique ! Et vous les bannirez de votre république ! Non, non, je veux qu'ils soient désormais vos amis Faites-en seulement l'épreuve ; Ils vous feront trouver Caliste toute neuve, Quand vous reviendrez au logis. Apprenez tout au moins si votre femme est chaste Je trouve qu'un certain Éraste Va chez vous fort assidûment - Serait-ce en qualité d'amant, Reprit Damon, qu'Errante nous visite ? Il est trop mon ami pour toucher ce point-là. - Votre ami tant qu'il vous plaira, Dit Nérie honteuse et dépite, Caliste a des appas, Éraste a du mérite ; Du côté de l'adresse il ne leur manque rien, Tout cela s'accommode bien. " Ce discours porta coup et fit songer notre homme. Une épouse fringante et jeune, et dans son feu, Et prenant plaisir à ce jeu Qu'il n'est pas besoin que je nomme : Un personnage expert aux choses de l'amour, Hardi comme un homme de cour, Bien fait, et promettant beaucoup de sa personne, Ou Damon jusqu'alors avait-il mis ses yeux ? Car d'amis ! moquez-vous, c'est une bagatelle. En est-il de religieux Jusqu'à désemparer alors que la donzelle Montre à demi son sein, sort du lit un bras blanc, Se tourne, s'inquiète et regarde un galant En cent façons, de qui la moins friponne Veut dire : " Iil y fait bon, l'heure du berger sonne ; Êtes-vous sourd ? " Damon a dans l'esprit Que tout cela s'est fait, du moins qu'il s'est pu faire. Sur ce beau fondement le pauvre homme bâtit Maint ombrage et mainte chimère. Nérie en a bientôt le vent, Et pour tourner en certitude Le soupçon et l'inquiétude Dont Damon s'est coiffé si malheureusement, L'enchanteresse lui propose Une chose. C'est de se frotter le poignet D'une eau dont les sorciers ont trouvé le secret, Et qu'ils appellent l'eau de la métamorphose, Ou des miracles autrement. Cette drogue en moins d'un moment Lui donnerait d'Errante et l'air, et le visage, Et le maintien, et le corsage, Et la voix. Et Damon sous ce feint personnage Pourrait voir si Caliste en viendrait à l'effet. Damon n'attend pas davantage Il se frotte, il devient l'Errante le mieux fait, Que la nature ait jamais fait. En cet état il va trouver sa femme ; Met la fleurette au vent, et cachant son ennui : " Que vous êtes belle aujourd'hui ! Lui dit-il qu'avez-vous, Madame, Qui vous donne cet air d'un vrai jour de printemps ? " Caliste qui savait les propos des amants Tourna la chose en raillerie. Damon changea de batterie. Pleurs et soupirs furent tentés, Et pleurs et soupirs rebutés. Caliste était un roc ; rien n'émouvait la belle Pour dernière machine, à la fin notre époux Proposa de l'argent ; et la somme fut telle Qu'on ne s'en mit point en courroux. La quantité rend excusable. Caliste enfin l'inexpugnable Commença d'écouter raison. Sa chasteté plia ; car comment tenir bon Contre ce dernier adversaire ? Si tout ne s'ensuivit, il ne tint qu'à Damon. L'argent en aurait fait l'affaire. Et quelle affaire ne fait point Ce bienheureux métal l'argent maître du monde ? Soyez beau, bien disant, ayez perruque blonde, N'omettez un seul petit point ; Un financier viendra qui sur votre moustache Enlèvera la belle ; et dès le premier jour Il fera présent du panache ; Vous languirez encore après un an d'amour. L'argent sut donc fléchir ce coeur inexorable. Le rocher disparut : un mouton succéda ; Un mouton qui s'accommoda À tout ce qu'on voulut, mouton doux et traitable, Mouton qui sur le point de ne rien refuser Donna pour arrhes un baiser. L'époux ne voulut pas pousser plus loin la chose ; Ni de sa propre honte être lui-même cause. Il reprit donc sa forme ; et dit à sa moitié : " Ah ! Caliste autrefois de Damon si chérie, Caliste que j'aimai cent fois plus que ma vie, Caliste qui m'aimas d'une ardente amitié, L'argent t'est-il plus cher qu'une union si belle ? Je devrais dans ton sang éteindre ce forfait : Je ne puis ; et je t'aime encor toute infidèle : Ma mort seule expiera le tort que tu m'as fait. " Notre épouse voyant cette métamorphose Demeura bien surprise : elle dit peu de chose : Les pleurs furent son seul recours. Le mari passa quelques jours À raisonner sur cette affaire : Un cocu se pouvait-il faire La volonté seule et sans venir au point ? L'était-il, ne l'était-il point ? Cette difficulté fut encore éclaircie Par Nérie. " Si vous êtes, dit-elle, en doute de cela, Buvez dans cette coupe-là. On la fit par tel art que dès qu'un personnage Dûment atteint de cocuage Y peut porter la lèvre, aussitôt tout s'en va : Il n'en avale rien, et répand le breuvage Sur son sein, sur sa barbe, et sur son vêtement. Que s'il n'est point censé cocu suffisamment, Il boit tout sans répandre goutte. " Damon pour éclaircir son doute Porte la lèvre au vase ; il ne se répand rien. " C'est, dit-il, réconfort ; et pourtant je sais bien Qu'il n'a tenu qu'à moi. Qu'ai-je affaire de coupe ? Faites-moi place en votre troupe Messieurs de la grand'bande. " Ainsi disait Damon Faisant à sa femelle un étrange sermon. Misérables humains, si pour des cocuages Il faut en ce pays faire tant de façon, Allons-nous-en chez les sauvages. Damon de peur de pis établit des Argus Alentour de sa femme, et la rendit coquette. Quand les galants sont défendus, C'est alors que l'on les souhaite. Le malheureux époux s'informe, s'inquiète, Et de tout son pouvoir court au-devant d'un mal Que la peur bien souvent rend aux hommes fatal. De quart d'heure en quart d'heure il consulte la tasse. Il y boit huit jours sans disgrâce. Mais à la fin il y boit tant, Que le breuvage se répand. Ce fut bien là le comble. Ô science fatale ! Science que Damon eût bien fait d'éviter. Il jette de fureur cette coupe infernale. Lui-même est sur le point de se précipiter. Il enferme sa femme en une tour carrée ; Lui va soir et matin reprocher son forfait : Cette honte qu'aurait le silence enterrée, Court le pays, et vit du vacarme qu'il fait. Caliste cependant mène une triste vie. Comme on ne lui laissait argent ni pierrerie, Le geôlier fut fidèle ; elle eut beau le tenter. Enfin la pauvre malheureuse Prend son temps que Damon plein d'ardeur amoureuse Était d'humeur à l'écouter : " J'ai, dit-elle, commis un crime inexcusable Mais quoi, suis-je la seule ? hélas non, peu d'époux Sont exempts, ce dit-on, d'un accident semblable Que le moins entaché se moque un peu de vous : Pourquoi donc être inconsolable ? - Hé bien, reprit Damon, je me consolerai, Et même vous pardonnerai, Tout incontinent que j'aurai Trouvé de mes pareils une telle légende Qu'il s'en puisse former une armée assez grande Pour s'appeler royale. Il ne faut qu'employer Le vase qui me sut vos secrets révéler. " Le mari sans tarder exécutant la chose Attire les passants ; tient table en son château. Sur la fin des repas à chacun il propose L'essai de cette coupe, essai rare et nouveau. " Ma femme, leur dit-il, m'a quitté pour un autre ; Voulez-vous savoir si la vôtre Vous est fidèle ? il est quelquefois bon D'apprendre comme tout se passe à la maison. En voici le moyen : buvez dans cette tasse. Si votre femme de sa grâce Ne vous donne aucun suffragant, Vous ne répandrez nullement ; Mais si du dieu nomme Vulcan Vous suivez la bannière, étant de nos confrères En ces redoutables mystères, De part et d'autre la boisson Coulera sur votre menton. " Autant qu'il s'en rencontre à qui Damon propose Cette pernicieuse chose, Autant en font l'essai : presque tous y sont pris. Tel en rit, tel en pleure ; et selon les esprits Cocuage en plus d'une sorte Tient sa morgue parmi ses gens. Déjà l'armée est assez forte Pour faire corps et battre aux champs. La voilà tantôt qui menace Gouverneurs de petite place, Et leur dit qu'ils seront pendus, Si de tenir ils ont l'audace : Car pour être royale, il ne lui manque plus Que peu de gens : c'est une affaire Que deux ou trois mois peuvent faire. Le nombre croît de jour en jour, Sans que l'on batte le tambour. Les différents degrés ou monte cocuage Règlent le pas et les emplois : Ceux qu'il n'a visités seulement qu'une fois Sont fantassins pour tout potage. On fait les autres cavaliers. Quiconque est de ses familiers, On ne manque pas de l'élire Ou capitaine, ou lieutenant, Ou l'on lui donne un régiment Selon qu'entre les mains du sire Ou plus ou moins subitement La liqueur du vase s'épand. Un versa tout en un moment ; Il fut fait général : et croyez que l'armée De hauts officiers ne manqua ; Plus d'un intendant se trouva ; Cette charge fut partagée. Le nombre des soldats étant presque complet Et plus que suffisant pour se mettre en campagne : Renaud neveu de Charlemagne Passe par ce château : l'on l'y traite à souhait : Puis le seigneur du lieu lui fait Même harangue qu'à la troupe. Renaud dit à Damon : " Grand merci de la coupe. Je crois ma femme chaste ; et cette foi suffit. Quand la coupe me l'aura dit, Que m'en reviendra-t-il, cela sera-t-il cause De me faire dormir de plus que de deux yeux ? Je dors d'autant grâces aux dieux : Puis-je demander autre chose ? Que sais-je ? par hasard si le vin s'épandoit ? Si je ne tenais pas votre vase assez droit ? Je suis quelquefois maladroit : Si cette coupe enfin me prenait pour un autre ? Messire Damon, je suis vôtre : Commandez-moi tout, hors ce point. " Ainsi Renaud partit, et ne hasarda point. Damon dit : " Celui-ci, Messieurs, est bien plus sage Que nous n'avons été : consolons-nous pourtant. Nous avons des pareils ; c'est un grand avantage. " Il s'en rencontra tant et tant, Que l'armée à la fin royale devenue, Caliste eut liberté selon le convenant, Par son mari chère tenue Tout de même qu'auparavant. Époux, Renaud vous montre à vivre. Pour Damon, gardez de le suivre. Peut-être le premier eût eu charge de l'ost, Que sait-on ? nul mortel, soit Roland, soit Renaud, Du danger de répandre exempt ne se peut croire. Charlemagne lui-même aurait eu tort de boire. Le Faucon Je me souviens d'avoir damné jadis L'amant avare ; et je ne m'en dédis. Si la raison des contraires est bonne, Le libéral doit être en paradis : Je m'en rapporte à Messieurs de Sorbonne. Il était donc autrefois un amant Qui dans Florence aima certaine femme. Comment ? aimer ? c'était si follement, Que pour lui plaire il eût vendu son âme. S'agissait-il de divertir la dame, À pleines mains il vous jetait l'argent : Sachant très bien qu'en amour comme en guerre On ne doit plaindre un métal qui fait tout ; Renverse murs ; jette portes par terre ; N'entreprend rien dont il ne vienne à bout ; Fait taire chiens ; et quand il veut servantes Et quand il veut les rend plus éloquentes Que Cicéron, et mieux persuadantes : Bref ne voudrait avoir laissé debout Aucune place, et tant forte fut-elle. Si laissa-t-il sur ses pieds notre belle. Elle tint bon ; Fédéric échoua Près de ce roc, et le nez s'y cassa ; Sans fruit aucun vendit et fricassa Tout son avoir ; comme l'on pourrait dire Belles comtés, beaux marquisats de Dieu, Qu'il possédait en plus et plus d'un lieu. Avant qu'aimer on l'appelait Messire À longue queue ; enfin grâce à l'amour Il ne fut plus que Messire tout court. Rien ne resta qu'une ferme au pauvre homme, Et peu d'amis ; mêmes amis, Dieu sait comme. Le plus zélé de tout se contenta Comme chacun, de dire c'est dommage. Chacun le dit, et chacun s'en tint là : Car de prêter à moins que sur bon gage, Point de nouvelle : on oublia les dons, Et le mérite, et les belles raisons De Fédéric, et sa première vie. Le protestant de madame Clitie N'eut du crédit qu'autant qu'il eut du fonds. Tant qu'il dura, le bal, la comédie Ne manqua point à cet heureux objet : De maints tournois elle fut le sujet Faisant gagner marchands de toutes guises Faiseurs d'habits, et faiseurs de devises, Musiciens, gens du sacré vallon : Fédéric eut à sa table Apollon. Femme n'était ni fille dans Florence Qui n'employât, pour débaucher le coeur Du cavalier, l'une un mot suborneur, L'autre un coup oeil, l'autre quelque autre avance Mais tout cela ne faisait que blanchir. Il aimait mieux Clitie inexorable Qu'il n'aurait fait Hélène favorable. Conclusion, qu'il ne la pût fléchir. Or en ce train de dépense effroyable, Il envoya les marquisats au diable Premièrement ; puis en vint aux comtés, Titres par lui plus qu'aucuns regrettés, Et dont alors on faisait plus de compte. Delà les monts chacun veut être comte, Ici marquis, baron peut-être ailleurs. Je ne sais pas lesquels sont les meilleurs : Mais je sais bien qu'avecque la patente De ces beaux noms on s'en aille au marché, L'on reviendra comme on était allé Prenez le titre, et laissez-moi la rente. Clitie avait aussi beaucoup de bien. Son mari même était grand terrien. Ainsi jamais la belle ne prit rien, Argent ni dons ; mais souffrit la dépense, Et les cadeaux ; sans croire pour cela Être obligée à nulle récompense. S'il m'en souvient, j'ai dit qu'il ne resta Au pauvre amant rien qu'une métairie, Chétive encore, et pauvrement bâtie. La Fédéric alla se confiner ; Honteux qu'on vît sa misère en Florence ; Honteux encor de n'avoir su gagner Ni par amour, ni par magnificence, Ni par six ans de devoirs et de soins, Une beauté qu'il n'en aimait pas moins. Il s'en prenait à son peu de mérite, Non à Clitie ; elle n'ouït jamais, Ni pour froideurs, ni pour autres sujets, Plainte de lui ni grande ni petite. Notre amoureux subsista comme il put Dans sa retraite ; où le pauvre homme n'eut Pour le servir qu'une vieille édentée ; Cuisine froide et fort peu fréquentée ; À l'écurie un cheval assez bon, Mais non pas fin : sur la perche un faucon Dont à l'entour de cette métairie Défunt marquis s'en allait sans valets Sacrifiant à sa mélancolie Mainte perdrix, qui, las ! ne pouvait mais Des cruautés de madame Clitie. Ainsi vivait le malheureux amant ; Sage s'il eût, en perdant sa fortune, Perdu l'amour qui l'allait consumant ; Mais de ses feux la mémoire importune Le talonnait ; toujours un double ennui Allait en croupe à la chasse avec lui, Mort vint saisir le mari de Clitie. Comme ils n'avaient qu'un fils pour tous enfants, Fils n'ayant pas pour un pouce de vie, Et que l'époux dont les biens étaient grands Avait toujours considéré sa femme, Par testament il déclare la dame Son héritière, arrivant le décès De l'enfançon ; qui peu de temps après Devint malade. On sait que d'ordinaire À ses enfants mère ne sait que faire, Pour leur montrer l'amour qu'elle a pour eux ; Zèle souvent aux enfants dangereux. Celle-ci tendre et fort passionnée, Autour du sien est toute la journée Lui demandant, ce qu'il veut, ce qu'il a, S'il mangerait volontiers de cela Si ce jouet, enfin si cette chose Est à son gré. Quoi que l'on lui propose Il le refuse ; et pour toute raison Il dit qu'il veut seulement le faucon De Fédéric ; pleure et mène une vie À faire gens de bon coeur détester Ce qu'un enfant a dans la fantaisie, Incontinent il faut l'exécuter, Si l'on ne veut l'ouïr toujours crier. Or il est bon de savoir que Clitie À cinq cents pas de cette métairie, Avait du bien, possédait un château Ainsi l'enfant avait pu de l'oiseau Ouïr parler : on en disait merveilles ; On en contait des choses nonpareilles : Que devant lui jamais une perdrix Ne se sauvait, et qu'il en avait pris Tant ce matin, tant cette après-dînée : Son maître n'eût formé pour un trésor Un tel faucon. Qui fut bien empêchée Ce fut Clitie. Aller ôter encor À Fédéric l'unique et seule chose Qui lui restait ! et supposé qu'elle ose Lui demander ce qu'il a pour tout bien, Auprès de lui méritait-elle rien ? Elle l'avait payé d'ingratitude : Point de faveurs ; toujours hautaine et rude En son endroit. De quel front s'en aller Après cela le voir et lui parler, Ayant été cause de sa ruine ? D'autre côté l'enfant s'en va mourir ; Refuse tout ; tient tout pour médecine : Afin qu'il mange il faut l'entretenir De ce faucon : il se tourmente, il crie : S'il n'a l'oiseau, c'est fait que de sa vie Ces raisons-ci l'emportèrent enfin. Chez Fédéric la dame un beau matin S'en va sans suite et sans nul équipage. Fédéric prend pour un ange des cieux Celle qui vient d'apparaître à ses yeux ; Mais cependant, il a honte, il enrage, De n'avoir pas chez soi pour lui donner Tant seulement un malheureux dîner Le pauvre état où sa dame le treuve Le rend confus. Il dit donc à la veuve : " Quoi venir voir le plus humble de ceux Que vos beautés ont rendus amoureux ! Un villageois, un hère, un misérable ! C'est trop d'honneur ; votre bonté m'accable. Assurément vous alliez autre part. " À ce propos notre veuve repart : " Non non, Seigneur, c'est pour vous la visite. Je viens manger avec vous ce matin. - Je n'ai, dit-il, cuisinier ni marmite : Que vous donner ? - N'avez-vous pas du pain ? " Reprit la dame. Incontinent lui-même Il va chercher quelque oeuf au poulailler Quelque morceau de lard en son grenier. Le pauvre amant en ce besoin extrême Voit son faucon, sans raisonner le prend, Lui tord le cou, le plume, le fricasse, Et l'assaisonne, et court de place en place Tandis la vieille a soin du demeurant, Fouille au bahut ; choisit pour cette fête Ce qu'ils avaient de linge plus honnête ; Met le couvert ; va cueillir au jardin Du serpolet, un peu de romarin, Cinq ou six fleurs, dont la table est jonchée. Pour abréger, on sert la fricassée. La dame en mange, et feint d'y prendre goût... Le repas fait, cette femme résout De hasarder l'incivile requête, Et parle ainsi : " Je suis folle, Seigneur, De m'en venir vous arracher le coeur Encore un coup : il ne m'est guère honnête De demander à mon défunt amant L'oiseau qui fait son seul contentement : Doit-il pour moi s'en priver un moment ? Mais excusez une mère affligée, Mon fils se meurt : il veut votre faucon : Mon procédé ne mérite un tel don : La raison veut que je sois refusée : Je ne vous ai jamais accordé rien. Votre repos, votre honneur, votre bien, S'en sont allés aux plaisirs de Clitie. Vous m'aimiez plus que votre propre vie. À cet amour j'ai très mal répondu : Et je m'en viens pour comble d'injustice Vous demander... et quoi ? (c'est temps perdu) Votre faucon. Mais non, plutôt périsse L'enfant, la mère, avec le demeurant, Que de vous faire un déplaisir si grand. Souffrez sans plus que cette triste mère Aimant d'amour la chose la plus chère Que jamais femme au monde puisse avoir, Un fils unique, une unique espérance, S'en vienne au moins s'acquitter du devoir De la nature ; et pour toute allégeance En votre sein décharge sa douleur. Vous savez bien par votre expérience Que c'est d'aimer, vous le savez Seigneur. Ainsi je crois trouver chez vous excuse. - Hélas ! reprit l'amant infortuné, L'oiseau n'est plus ; vous en avez dîné. - L'oiseau n'est plus ! " dit la veuve confuse. " Non, reprit-il, plût au Ciel vous avoir Servi mon coeur, et qu'il eût pris la place De ce faucon : mais le sort me fait voir Qu'il ne sera jamais en mon pouvoir De mériter de vous aucune grâce. En mon pailler rien ne m'était resté, Depuis deux jours la bête a tout mangé. J'ai vu l'oiseau ; je l'ai tué sans peine : Rien coûte-t-il quand on reçoit sa reine ? Ce que je puis pour vous est de chercher Un bon faucon ; ce n'est chose si rare Que dès demain nous n'en puissions trouver. - Non Fédéric, dit-elle, je déclare Que c'est assez. Vous ne m'avez jamais De votre amour donné plus grande marque. Que mon fils soit enlevé par la Parque, Ou que le Ciel le rende à mes souhaits, J'aurai pour vous de la reconnaissance. Venez me voir, donnez-m'en l'espérance. Encore un coup venez nous visiter. " Elle partit, non sans lui présenter Une main blanche ; unique témoignage Qu'Amour avait amolli ce courage. Le pauvre amant prit la main, la baisa. Et de ses pleurs quelque temps l'arrosa. Deux jours après l'enfant suivit le père. Le deuil fut grand : la trop dolente mère Fit dans l'abord force larmes couler. Mais comme il n'est peine d'âme si forte Qu'il ne s'en faille à la fin consoler, Deux médecins la traitèrent de sorte Que sa douleur eut un terme assez court : L'un fut le Temps, et l'autre fut l'Amour. On épousa Fédéric en grand'pompe ; Non seulement par obligation ; Mais qui plus est par inclination, Par amour même. Il ne faut qu'on se trompe À cet exemple, et qu'un pareil espoir Nous fasse ainsi consumer notre avoir. Femmes ne sont toutes reconnaissantes. À cela près ce sont choses charmantes ; Sous le ciel n'est un plus bel animal ; Je n'y comprends le sexe en général. Loin de cela j'en vois peu d'avenantes. Pour celles-ci, quand elles sont aimantes, J'ai les desseins du monde les meilleurs : Les autres n'ont qu'à se pourvoir ailleurs. La Courtisane amoureuse Le jeune Amour, bien qu'il ait la façon D'un dieu qui n'est encor qu'à sa leçon, Fut de tout temps grand faiseur de miracles. En gens coquets il change les Catons. Par lui les sots deviennent des oracles. Par lui les loups deviennent des moutons. Il fait si bien que l'on n'est plus le même : Témoin Hercule, et témoin Polyphème, Mangeurs de gens. L'un sur un roc assis Chantait aux vents ses amoureux soucis, Et pour charmer sa nymphe joliette Taillait sa barbe, et se mirait dans l'eau. L'autre changea sa massue en fuseau Pour le plaisir d'une jeune fillette. J'en dirais cent : Boccace en rapporte un Dont j'ai trouvé l'exemple peu commun. C'est de Chimon jeune homme tout sauvage, Bien fait de corps, mais ours quant à l'esprit, Amour le lèche, et tant qu'il le polit. Chimon devint un galant personnage. Qui fit cela ? deux beaux yeux seulement. Pour les avoir aperçus un moment, Encore à peine, et voilés par le somme, Chimon aima, puis devint honnête homme. Ce n'est le point dont il s'agit ici : Je veux conter comme une de ces femmes Qui font plaisir aux enfants sans souci Put en son coeur loger d'honnêtes flammes. Elle était fière, et bizarre surtout. On ne savait comme en venir à bout. Rome c'était le lieu de son négoce. Mettre à ses pieds la mitre avec la crosse C'était trop peu ; les simples Monseigneurs N'étaient d'un rang digne de ses faveurs. Il lui fallait un homme du Conclave ; Et des premiers, et qui fût son esclave ; Et même encore il y profitait peu, À moins que d'être un cardinal neveu. Le Pape enfin, s'il se fût piqué d'elle, N'aurait été trop bon pour la donzelle. De son orgueil ses habits se sentaient. Force brillants sur sa robe éclataient, La chamarrure avec la broderie. Lui voyant faire ainsi la renchérie, Amour se mit en tête d'abaisser Ce coeur si haut ; et pour un gentilhomme Jeune, bien fait, et des mieux mis de Rome, Jusques au vif il voulut la blesser. L'adolescent avait pour nom Camille, Elle Constance. Et bien qu'il fût d'humeur Douce, traitable, à se prendre facile, Constance n'eut sitôt l'amour au coeur, Que la voilà craintive devenue. Elle n'osa déclarer ses désirs D'autre façon qu'avecque des soupirs. Auparavant pudeur ni retenue Ne l'arrêtaient ; mais tout fut bien changé. Comme on n'eût cru qu'Amour se fût logé En coeur si fier, Camille n'y prit garde. Incessamment Constance le regarde ; Et puis soupirs, et puis regards nouveaux ; Toujours rêveuse au milieu des cadeaux ; Sa beauté même y perdit quelque chose. Bientôt le lis l'emporta sur la rose. Avint qu'un soir Camille régala De jeunes gens : il eut aussi des femmes. Constance en fut. La chose se passa Joyeusement ; car peu d'entre ces dames Étaient d'humeur à tenir des propos De sainteté ni de philosophie. Constance seule étant sourde aux bons mots Laissait railler toute la compagnie. Le souper fait, chacun se retira. Tout dès l'abord Constance s'éclipsa, S'allant cacher en certaine ruelle Nul n'y prit garde : et l'on crut que chez elle, Indisposée, ou de mauvaise humeur, Ou pour affaire elle était retournée. La compagnie étant donc retirée, Camille dit à ses gens, par bonheur, Qu'on le laissât ; et qu'il voulait écrire. Le voilà seul, et comme le désire Celle qui l'aime, et qui ne sait comment Ni l'aborder, ni par quel compliment Elle pourra lui déclarer sa flamme. Tremblante enfin, et par nécessité Elle s'en vient. Qui fut bien étonné, Ce fut Camille : " Hé quoi, dit-il, Madame Vous surprenez ainsi vos bons amis ? " Il la fit seoir ; et puis s'étant remis : " Qui vous croyait, reprit-il, demeurée ? Et qui vous a cette cache montrée ? - L'Amour, " dit-elle. À ce seul mot sans plus Elle rougit ; chose que ne font guère Celles qui sont prêtresses de Vénus : Le vermillon leur vient d'autre manière Camille avait déjà quelque soupçon Que l'on l'aimait : il n'était si novice Qu'il ne connut ses gens à la façon ; Pour en avoir un plus certain indice Et s'égayer, et voir si ce coeur fier Jusques au bout pourrait s'humilier, Il fit le froid. Notre amante en soupire. La violence enfin de son martyre La fait parler : elle commence ainsi : " Je ne sais pas ce que vous allez dire, De voir Constance oser venir ici Vous déclarer sa passion extrême. Je ne saurais y penser sans rougir : Car du métier de nymphe me couvrir, On n'en est plus dès le moment qu'on aime. Puis quelle excuse ! hélas si le passé Dans votre esprit pouvait être effacé ! Du moins, Camille, excusez ma franchise Je vois fort bien que quoi que je vous dise Je vous déplais. Mon zèle me nuira. Mais nuise ou non, Constance vous adore : Méprisez-la, chassez-la, battez-la ; Si vous pouvez, faites-lui pis encore ; Elle est à vous. " Alors le jouvenceau : " Critiquer gens m'est, dit-il, fort nouveau Ce n'est mon fait : et toutefois Madame Je vous dirai tout net que ce discours Me surprend fort ; et que vous n'êtes femme Qui dût ainsi prévenir nos amours. Outre le sexe, et quelque bienséance Qu'il faut garder, vous vous êtes fait tort. À quel propos toute cette éloquence ? Votre beauté m'eût gagné sans effort Et de son chef. Je vous le dis encor : Je n'aime point qu'on me fasse d'avance. " Ce propos fut à la pauvre Constance Un coup de foudre. Elle reprit pourtant : " J'ai mérité ce mauvais traitement : Mais ose-t-on vous dire sa pensée ? Mon procédé ne me nuirait pas tant, Si ma beauté n'était point effacée. C'est compliment ce que vous m'avez dit : J'en suis certaine, et lis dans votre esprit : Mon peu d'appas n'a rien qui vous engage. D'où me vient-il ? je m'en rapporte à vous. N'est-il pas vrai que naguère, entre nous, À mes attraits chacun rendait hommage ? Ils sont éteints ces dons si précieux. Et l'amour que j'ai m'a causé ce dommage. Je ne suis plus assez belle à vos yeux. Si je l'étais je serais assez sage. - Nous parlerons tantôt de ce point-là, Dit le galant ; il est tard, et voilà Minuit qui sonne ; il faut que je me couche. " Constance crut qu'elle aurait la moitié D'un certain lit que d'un oeil de pitié Elle voyait : mais d'en ouvrir la bouche, Elle n'osa de crainte de refus. Le compagnon feignant d'être confus Se tut longtemps ; puis dit : " Comment ferai-je ? Je ne me puis tout seul déshabiller. - Et bien, Monsieur, dit-elle, appellerai-je ? - Non, reprit-il ; gardez-vous d'appeler. Je ne veux pas qu'en ce lieu l'on vous voie Ni qu'en ma chambre une fille de joie Passe la nuit au su de tous mes gens. - Cela suffit, Monsieur, répartit-elle. Pour éviter ces inconvénients, Je me pourrais cacher en la ruelle : Mais faisons mieux, et ne laissons venir Personne ici : l'amoureuse Constance Veut aujourd'hui de laquais vous servir. Accordez-lui pour toute récompense Cet honneur-là. " Le jeune homme y consent. Elle s'approche ; elle le déboutonne ; Touchant sans plus à l'habit, et n'osant Du bout du doigt toucher à la personne. Ce ne fut tout ; elle le déchaussa. Quoi de sa main ! quoi Constance elle-même ! Qui fût-ce donc ? est-ce trop que cela ? Je voudrais bien déchausser ce que j'aime. Le compagnon dans le lit se plaça ; Sans la prier d'être de la partie. Constance crut dans le commencement, Qu'il la voulait éprouver seulement : Mais tout cela passait la raillerie Pour en venir au point plus important : " Il fait, dit-elle, un temps froid comme glace : Où me coucher ? CAMILLE Partout ou vous voudrez. CONSTANCE Quoi sur ce siège ? CAMILLE Et bien non ; vous viendrez Dedans mon lit. CONSTANCE Délacez-moi, de grâce. CAMILLE Je ne saurais, il fait froid, je suis nu ; Délacez-vous. " Notre amante ayant vu Près du chevet un poignard dans sa gaine Le prend, le tire, et coupe ses habits Corps piqué d'or, garnitures de prix, Ajustement de princesse et de reine. Ce que les gens en deux mois à grand'peine Avaient brodé, périt en un moment : Sans regretter ni plaindre aucunement Ce que le sexe aime plus que sa vie. Femmes de France, en feriez-vous autant ? Je crois que non, j'en suis sûr, et partant Cela fut beau sans doute en Italie. La pauvre amante approche en tapinois, Croyant tout fait ; et que pour cette fois Aucun bizarre et nouveau stratagème Ne viendrait plus son aise reculer : Camille dit : " C'est trop dissimuler Femme qui vient se produire elle-même N'aura jamais de place à mes côtés. Si bon vous semble allez vous mettre aux pieds. " Ce fut bien là qu'une douleur extrême Saisit la belle ; et si lors par hasard Elle avait eu dans ses mains le poignard, C'en était fait : elle eut de part en part Percé son coeur. Toutefois l'espérance Ne mourut pas encor dans son esprit. Camille était trop connu de Constance. Et que ce fut tout de bon qu'il eût dit Chose si dure, et pleine d'insolence, Lui qui s'était jusque-là comporté En homme doux, civil, et sans fierté, Cela semblait contre toute apparence. Elle va donc en travers se placer Aux pieds du sire ; et d'abord les lui baise ; Mais point trop fort, de peur de le blesser On peut juger si Camille était aisé. Quelle victoire ! avoir mis à ce point Une beauté si superbe et si fière ! Une beauté ! je ne la décris point ; Il me faudrait une semaine entière. On ne pouvait reprocher seulement Que la pâleur à cet objet charmant Pâleur encor dont la cause était telle Qu'elle donnait du lustre à notre belle. Camille donc s'étend ; et sur un sein Pour qui l'ivoire aurait eu de l'envie, Pose ses pieds, et sans cérémonie Il s'accommode, et se fait un coussin Puis feint qu'il cède aux charmes de Morphée. Par les sanglots notre amante étouffée Lâche la bonde aux pleurs cette fois-là. Ce fut la fin. Camille l'appela, D'un ton de voix qui plut fort à la belle. " Je suis content, dit-il, de votre amour. Venez, venez, Constance, c'est mon tour. " Elle se glisse ; et lui s'approchant d'elle : " M'avez-vous cru si dur et si brutal Que d'avoir fait tout de bon le sévère ? Dit-il d'abord, vous me connaissez mal : Je vous voulais donner lieu de me plaire. Or bien je sais le fond de votre coeur. Je suis content, satisfait, plein de joie, Comblé d'amour : et que votre rigueur Si bon lui semble à son tour se déploie : Elle le peut : usez-en librement. Je me déclare aujourd'hui votre amant, Et votre époux ; et ne sais nulle dame, De quelque rang et beauté que ce soit, Qui vous valût pour maîtresse et pour femme ; Car le passé rappeler ne se doit Entre nous deux. Une chose ai-je à dire : C'est qu'en secret il nous faut marier. Il n'est besoin de vous spécifier Pour quel sujet : cela vous doit suffire. Même il est mieux de cette façon-là ; Un tel hymen à des amours ressemble ; On est époux et galant tout ensemble. " L'histoire dit que le drôle ajouta : " Voulez-vous pas, en attendant le prêtre, À votre amant vous fier aujourd'hui ? Vous le pouvez, je vous réponds de lui ; Son coeur n'est pas d'un perfide et d'un traître. À tout cela Constance ne dit rien. C'était tout dire : il le reconnut bien, N'étant novice en semblables affaires. Quant au surplus, ce sont de tels mystères, Qu'il n'est besoin d'en faire le récit. Voilà comment Constance réussit. Or faites-en, nymphes, votre profit. Amour en a dans son académie, Si l'on voulait venir à l'examen, Que j'aimerais pour un pareil hymen Mieux que mainte autre à qui l'on se marie. Femme qui n'a filé toute sa vie Tâche à passer bien des choses sans bruit. Témoin Constance et tout ce qui s'ensuit, Noviciat d'épreuves un peu dures : Elle en reçut abondamment le fruit : Nonnes je sais qui voudraient chaque nuit En faire un tel à toutes aventures Ce que possible on ne croira pas vrai C'est que Camille en caressant la belle Des dons d'Amour lui fit goûter l'essai. L'essai ? je faux : Constance en était-elle Aux éléments ? oui Constance en était Aux éléments : ce que la belle avait Pris et donné de plaisirs en sa vie, Compter pour rien jusqu'alors se devait : Pourquoi cela ? quiconque aime le die. Nicaise Un apprenti marchand était, Qu'avec droit Nicaise on nommait ; Garçon très neuf, hors sa boutique, Et quelque peu d'arithmétique ; Garçon novice dans les tours Qui se pratiquent en amours. Bons bourgeois du temps de nos pères S'avisaient tard d'être bons frères. Ils n'apprenaient cette leçon Qu'ayant de la barbe au menton. Ceux d'aujourd'hui, sans qu'on les flatte, Ont soin de s'y rendre savants Aussitôt que les autres gens. Le jouvenceau de vieille date, Possible un peu moins avancé Par les degrés n'avait passé. Quoi qu'il en soit le pauvre sire En très beau chemin demeura, Se trouvant court par celui-là C'est par l'esprit que je veux dire. Une belle pourtant l'aima : C'était la fille de son maître Fille aimable autant qu'on peut l'être, Et ne tournant autour du pot Soit par humeur franche et sincère ; Soit qu'il fût force d'ainsi faire, Étant tombée aux mains d'un sot. Quelqu'un de trop de hardiesse Ira la taxer, et moi non : Tels procédés ont leur raison. Lorsque l'on aime une déesse, Elle fait ces avances-là : Notre belle savait cela. Son esprit, ses traits, sa richesse, Engageaient beaucoup de jeunesse À sa recherche : heureux serait Celui d'entre eux qui cueillerait En nom d'hymen certaine chose, Qu'a meilleur titre elle promit Au Jouvenceau ci-dessus dit. Certain dieu parfois en dispose, Amour nomme communément. Il plût à la belle d'élire Pour ce point l'apprenti marchand. Bien est vrai (car il faut tout dire) Qu'il était très bien fait de corps Beau, jeune, et frais ; ce sont trésors Que ne méprise aucune dame Tant soit son esprit précieux. Pour une qu'Amour prend par l'âme Il en prend mille par les yeux. Celle-ci donc des plus galantes, Par mille choses engageantes Tâchait d'encourager le gars, N'était chiche de ses regards Le pinçait, lui venait sourire, Sur les yeux lui mettait la main Sur le pied lui marchait enfin. À ce langage il ne sut dire Autre chose que des soupirs, Interprètes de ses désirs. Tant fut, à ce que dit l'histoire, De part et d'autre soupiré, Que leur feu dûment déclaré, Les jeunes gens, comme on peut croire, Ne s'épargnèrent ni serments, Ni d'autres points bien plus charmants ; Comme baisers à grosse usure ; Le tout sans compte et sans mesure. Calculateur que fut l'amant, Brouiller fallait incessamment : La chose était tant infinie Qu'il y faisait toujours abus : Somme toute, il n'y manquait plus Qu'une seule cérémonie. Bon fait aux filles l'épargner. Ce ne fut pas sans témoigner Bien du regret, bien de l'envie " Par vous, disait la belle amie, Je me la veux faire enseigner, Où ne la savoir de ma vie. Je la saurai, je vous promets ; Tenez-vous certain désormais De m'avoir pour votre apprentie. Je ne puis pour vous que ce point. Je suis franche ; n'attendez point Que par un langage ordinaire Je vous promette de me faire Religieuse, à moins qu'un jour L'hymen ne suive notre amour. Cet hymen serait bien mon compte N'en doutez point ; mais le moyen ? Vous m'aimez trop pour vouloir rien Qui me pût causer de la honte Tels et tels m'ont fait demander. Mon père est prêt de m'accorder. Moi je vous permets d'espérer Qu'à qui que ce soit qu'on m'engage, Soit conseiller, soit président, Soit veille où jour de mariage Je serai vôtre auparavant, Et vous aurez mon pucelage. " Le garçon la remercia Comme il put. À huit jours de là Il s'offre un parti d'importance. La belle dit à son ami : " Tenons-nous-en à celui-ci ; Car il est homme, que je pense, À passer la chose au gros sas ". La belle en étant sur ce cas, On la promet, on la commence Le jour des noces se tient prêt. Entendez ceci, s'il vous plaît. Je pense voir votre pensée Sur ce mot-là de commencée. C'était alors sans point d'abus Fille promise et rien de plus. Huit jours donnés à la fiancée, Comme elle appréhendait encor Quelque rupture en cet accord, Elle diffère le négoce Jusqu'au propre jour de la noce ; De peur de certain accident Qui les fillettes va perdant. On mène au moutier cependant Notre galande encor pucelle. Le oui fut dit à la chandelle. L'époux voulut avec la belle S'en aller coucher au retour. Elle demande encor ce jour, Et ne l'obtient qu'avecque peine. Il fallut pourtant y passer. Comme l'aurore était prochaine, L'épouse au lieu de se coucher S'habille. On eût dit une reine, Rien ne manquait aux vêtements, Perles, joyaux, et diamants ; Son épousé la faisait dame. Son ami pour la faire femme Prend heure avec elle au matin. Ils devaient aller au jardin, Dans un bois propre à telle affaire. Une compagne y devait faire Le guet autour de nos amants, Compagne instruite du mystère. La belle s'y rend la première, Sous le prétexte d'aller faire Un bouquet, dit-elle à ses gens. Nicaise après quelques moments La va trouver : et le bon sire Voyant le lieu se met à dire : " Qu'il fait ici d'humidité ! Foin, votre habit sera gâté. Il est beau : ce serait dommage. Souffrez sans tarder davantage Que j'aille quérir un tapis. - Eh mon Dieu laissons les habits ; Dit la belle toute piquée. Je dirai que je suis tombée. Pour la perte, n'y songez point : Quand on a temps si fort à point Il en faut user ; et périssent Tous les vêtements du pays ; Que plutôt tous les beaux habits Soient gâtés, et qu'ils se salissent Que d'aller ainsi consumer Un quart d'heure : un quart d'heure est cher Tandis que tous les gens agissent Pour ma noce, il ne tient qu'à vous D'employer des moments si doux. Ce que je dis ne me sied guère : Mais je vous chéris ; et vous veux Rendre honnête homme si je peux - En vérité, dit l'amoureux Conserver étoffe si chère Ne sera point mal fait à nous. Je cours ; c'est fait ; je suis à vous ; Deux minutes feront l'affaire. " Là-dessus il part sans laisser Le temps de lui rien répliquer. Sa sottise guérit la dame : Un tel dédain lui vint en l'âme, Qu'elle reprit dès ce moment Son coeur que trop indignement Elle avait place : quelle honte ! " Prince des sots, dit-elle en soi, Va, je n'ai nul regret de roi : Tout autre eût été mieux mon compte. Mon bon ange a considéré Que tu n'avais pas mérité Une faveur si précieuse. Je ne veux plus être amoureuse Que de mon mari, j'en fais voeu. Et de peur qu'un reste de feu À le trahir ne me rengage, Je vais sans tarder davantage Lui porter un bien qu'il aurait, Quand Nicaise en son lieu serait. " À ces mots, la pauvre épousée Sort du bois, fort scandalisée. L'autre revient, et son tapis : Mais ce n'est plus comme jadis. Amants, la bonne heure ne sonne À toutes les heures du jour. J'ai lu dans l'Alphabet d'Amour, Qu'un galant près d'une personne N'a toujours le temps comme il veut : Qu'il le prenne donc comme il peut. Tous délais y font du dommage : Nicaise en est un témoignage. Fort essoufflé d'avoir couru, Et joyeux de telle prouesse, Il s'en revient bien résolu D'employer tapis et maîtresse. Mais quoi, la dame au bel habit Mordant ses lèvres de dépit Retournait voir la compagnie ; Et de sa flamme bien guérie, Possible allait dans ce moment, Pour se venger de son amant, Porter à son mari la chose Qui lui causait ce dépit-là. Quelle chose ? c'est celle-là Que fille dit toujours qu'elle a. Je te crois, mais d'en mettre jà Mon doigt au feu, ma foi je n'ose : Ce que je sais, c'est qu'en tel cas Fille qui ment ne pêche pas Grâce à Nicaise notre belle Ayant sa fleur en dépit d'elle S'en retournait tout en grondant : Quand Nicaise, la rencontrant " À quoi tient, dit-il à la dame, Que vous ne m'ayez attendu ? Sur ce tapis bien étendu Vous seriez en peu d'heure femme. Retournons donc sans consulter : Venez cesser d'être pucelle ; Puisque je puis sans rien gâter Vous témoigner quel est mon zèle - Non pas cela, reprit la belle Mon pucelage dit qu'il faut Remettre l'affaire à tantôt. J'aime votre santé, Nicaise ; Et vous conseille auparavant De reprendre un peu votre vent. Or respirez tout à votre aise. Vous êtes apprenti marchand ; Faites-vous apprenti galant : Vous n'y serez pas si tôt maître À mon égard, je ne puis être Votre maîtresse en ce métier. Sire Nicaise, il vous faut prendre Quelque servante du quartier Vous savez des étoffes vendre, Et leur prix en perfection ; Mais ce que vaut l'occasion, Vous l'ignorez, allez l'apprendre. " Le Bât Un peintre était, qui jaloux de sa femme, Allant aux champs lui peignit un baudet Sur le nombril, en guise de cachet. Un sien confrère amoureux de la dame, La va trouver et l'âne efface net ; Dieu sait comment ; puis un autre en remet Au même endroit, ainsi que l'on peut croire. À celui-ci, par faute de mémoire, Il mit un bât ; l'autre n'en avait point. L'époux revient, veut s'éclaircir du point. " Voyez, mon fils, dit la bonne commère, L'âne est témoin de ma fidélité. Diantre soit fait, dit l'époux en colère, Et du témoin, et de qui l'a bâté. " Le Baiser rendu Guillot passait avec sa mariée. Un gentilhomme à son gré la trouvant : " Qui t'a, dit-il, donné telle épousée ? Que je la baise à la charge d'autant. - Bien volontiers, dit Guillot à l'instant. Elle est, Monsieur, fort à votre service. " Le Monsieur donc fait alors son office ; En appuyant ; Perronnelle en rougit. Huit jours après ce gentilhomme prit Femme à son tour : à Guillot il permit Même faveur. Guillot tout plein de zèle : " Puisque Monsieur, dit-il, est si fidèle, J'ai grand regret et je suis bien fâché Qu'ayant baisé seulement Perronnelle, Il n'ait encore avec elle couché. " Épigramme Alis malade, et se sentant presser, Quelqu'un lui dit : " Il faut se confesser : Voulez-vous pas mettre en repos votre âme ? - Oui je le veux, lui répondit la dame : Qu'à Père André l'on aille de ce pas ; Car il entend d'ordinaire mon cas. " Un messager y court en diligence ; Sonne au couvent de toute sa puissance. " Qui venez-vous demander ? lui dit-on. - C'est père André celui qui d'ordinaire Entend Alis dans sa confession. - Vous demandez, reprit alors un frère, Le père André, le confesseur d'Alis ? Il est bien loin : hélas ! le pauvre père Depuis dix ans confesse en paradis. " Imitation d'Anacréon Ô toi qui peins d'une façon galante, Maître passé dans Cythère et Paphos, Fais un effort ; peins-nous Iris absente. Tu n'as point vu cette beauté charmante, Me diras-tu : tant mieux pour ton repos. Je m'en vais donc t'instruire en peu de mots. Premièrement mets des lis et des roses Après cela des Amours et des Ris. Mais à quoi bon le détail de ces choses ? D'une Vénus tu peux faire une Iris. Nul ne saurait découvrir le mystère : Traits si pareils jamais ne se sont vus : Et tu pourras à Paphos et Cythère De cette Iris refaire une Vénus. Autre Imitation d'Anacréon J'étais couché mollement, Et contre mon ordinaire Je dormais tranquillement ; Quand un enfant s'en vint faire À ma porte quelque bruit. Il pleuvait fort cette nuit : Le vent, le froid, et l'orage Contre l'enfant faisaient rage. " Ouvrez ; dit-il, je suis nu. " Moi charitable et bon homme J'ouvre au pauvre morfondu ; Et m'enquiers comme il se nomme. " Je te le dirai tantôt, Repartit-il ; car il faut Qu'auparavant je m'essuie. " J'allume aussitôt du feu. Il regarde si la pluie N'a point gâté quelque peu Un arc dont je me méfie. Je m'approche toutefois Et de l'enfant prends les doigts ; Les réchauffe ; et dans moi-même Je dis : " Pourquoi craindre tant ? Que peut-il ? c'est un enfant : Ma couardise est extrême D'avoir eu le moindre effroi Que serait-ce si chez moi J'avais reçu Polyphème ? " L'enfant, d'un air enjoué, Ayant un peu secoué Les pièces de son armure ;. Et sa blonde chevelure, Prend un trait, un trait vainqueur, Qu'il me lance au fond du coeur. " Voilà, dit-il, pour ta peine. Souviens-toi bien de Clymène, Et de l'Amour ; c'est mon nom. - Ah ! je vous connais, lui dis-je, Ingrat et cruel garçon ; Faut-il que qui vous oblige Soit traité de la façon ? " Amour fit une gambade, Et le petit scélérat Me dit ; " Pauvre camarade, Mon arc est en bon état ; Mais ton coeur est bien malade. " Le Différend de Beaux Yeux et de Belle Bouche Belle Bouche et Beaux Yeux plaidaient pour les honneurs Devant le juge d'Amathonte. Belle Bouche disait : "Je m'en rapporte aux coeurs Et leur demande s'ils font compte De Beaux Yeux ainsi que de moi. Qu'on examine notre emploi, Nos traits, nos beautés et nos charmes. Que dis-je, notre emploi ? j'ai bien plus d'un métier Mais j'ignore celui de répandre les larmes : De bon coeur je le laisse à Beaux Yeux tout entier. Je satisfais trois sens ; eux seulement la vue. Ma gloire est bien d'autre étendue : L'ouïe et l'odorat ont part à mes plaisirs. Outre qu'aux doux propos je joins les chansonnettes, Belle Bouche fait des soupirs Tels à peu près que les Zéphyrs En la saison des violettes. Je sais par cent moyens rendre heureux un amant : Vous me dispenserez de vous dire comment. S'il s'agit entre nous d'une conquête à faire, On voit Beaux Yeux se tourmenter ; Belle Bouche n'a qu'à parler : Sans artifice elle sait plaire. Quand Beaux Yeux sont fermés ce n'est pas grande affaire Belle Bouche à toute heure étale des trésors : Le nacre est en dedans, le corail en dehors. Quand je daigne m'ouvrir, il n'est richesse égale. Les présents que nous fait la rive orientale N'approchent pas des dons que je prétends avoir : Trente-deux perles se font voir, Dont la moins belle et la moins claire Passe celles que l'Inde à dans ses régions : Pour plus de trente-deux millions Je ne m'en voudrais pas défaire. " Belle Bouche ainsi harangua. Un amant pour Beaux Yeux parla : Et, comme on peut penser, ne manqua pas de dire Que c'est par eux qu'Amour s'introduit dans les coeurs. " Pourquoi leur reprocher les pleurs ? Il ne faut donc pas qu'on soupire. Mais tous les deux sont bons ; Belle Bouche a grand tort. Il est des larmes de transport, Il est des soupirs au contraire Qui fort souvent ne disent rien : Belle souche n'entend pas bien Pour cette fois-là son affaire. Qu'elle se taise au nom des dieux Des appas qui lui sont départis par les cieux : Qu'a-t-elle sur ce point qui nous soit comparable ? Nous savons plaire en cent façons, Par l'éclat, la douceur, et cet art admirable De tendre aux coeurs des hameçons. Belle Bouche le blâme, et nous en faisons gloire. Si l'on tient d'elle une victoire, On en tient cent de nous : et pour une chanson Où Belle Bouche est en renom, Beaux Yeux le sont en plus de mille. La Cour, le Parnasse, et la Ville Ne retentissent tout le jour Que du mot de Beaux Yeux et de celui d'Amour. Dès que nous paraissons chacun nous rend les armes. Quiconque nous appellerait Enchanteurs, il ne mentirait Tant est prompt l'effet de nos charmes. Sous un masque trompeur leur éclat fait si bien, Que maint objet tel quel, en plus d'une rencontre, Par ce moyen passe à la montre : On demande qui c'est ; et souvent ce n'est rien : Cependant Beaux Yeux sont la cause Qu'on prend ce rien pour quelque chose. Belle Bouche dit : " Jaime " ; et le disons-nous pas ? Sans aucun bruit : notre langage Muet qu'il est, plaît davantage Que ces perles, ce chant, et ces autres appas Avec quoi Belle Bouche engage. L'avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison Des regards d'une intervenante. Cette belle approcha d'une façon charmante : Puis il dit en changeant de ton : " J'amuse ici la Cour par des discours frivoles. Ai-je besoin d'autres paroles Que des yeux de Philis ? Juge regardez-les ; Puis prononcez votre sentence ; Nous gagnerons notre procès. " Philis eut quelque honte ; et puis sur l'assistance Répandit des regards si remplis d'éloquence, Que les papiers tombaient des mains. Frappé de ces charmes soudains L'auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans son âme. Belle Bouche, en faveur des regards de la Dame Voyant que les esprits s'allaient préoccupant, Prit la parole et dit : " À cette rhétorique, Dont Beaux Yeux vont ainsi les juges corrompant, Je ne peux opposer qu'un seul mot pour réplique. La nuit mon emploi dure encor : Beaux Yeux sont lors de peu d'usage : On les laisse en repos ; et leur muet langage Fait un assez froid personnage. " Chacun en demeura d'accord. Cette raison régla la chose. On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux. En quelques chefs pourtant ils eurent gain de cause, Belle Bouche baisa le juge de son mieux. Le Petit Chien qui secoue de l'argent et des pierreries La clef du coffre-fort et des coeurs c'est la même : Que si ce n'est celle des coeurs, C'est du moins celle des faveurs : Amour doit à ce stratagème La plus grand'part de ses exploits : A-t-il épuisé son carquois, Il met tout son salut en ce charme suprême. Je tiens qu'il a raison ; car qui hait les présents ? Tous les humains en sont friands, Princes, rois, magistrats : ainsi quand une belle En croira l'usage permis, Quand Vénus ne fera que ce que fait Thémis, Je ne m'écrierai pas contre elle. On a bien plus d'une querelle À lui faire sans celle-là. Un juge mantouan belle femme épousa. Il s'appelait Anselme ; on la nommait Argie ; Lui déjà vieux barbon ; elle jeune et jolie, Et de tous charmes assortie. L'époux non content de cela, Fit si bien par sa jalousie Qu'il rehaussa de prix celle-là qui d'ailleurs Méritait de se voir servie Par les plus beaux et les meilleurs Elle le fut aussi : d'en dire la manière Et comment s'y prit chaque amant, Il serait long : suffit que cet objet charmant Les laissa soupirer, et ne s'en émut guère. Amour établissait chez le juge ses lois ; Quand l'état mantouan, pour chose de grand poids Résolut d'envoyer ambassade au saint-père. Comme Anselme était juge, et de plus magistrat, Vivait avec assez d'éclat, Et ne manquait pas de prudence, On le députe en diligence Ce ne fut pas sans résister Qu'au choix qu'on fit de lui consentit le bon homme : L'affaire était longue à traiter ; Il devait demeurer dans Rome Six mois, et plus encor ; que savait-il combien ? Tant d'honneur pouvait nuire au conjugal lien : Longue ambassade et long voyage Aboutissent à cocuage. Dans cette crainte notre époux Fit cette harangue à la belle : " On nous sépare, Argie ; adieu, soyez fidèle À celui qui n'aime que vous. Jurez-le-moi : car entre nous J'ai sujet d'être un peu jaloux. Que fait autour de notre porte Cette soupirante cohorte ? Vous me direz que jusqu'ici La cohorte a mal réussi : Je le crois ; cependant pour plus grande assurance Je vous conseille en mon absence De prendre pour séjour notre maison des champs : Fuyez la ville, et les amants, Et leurs présents ; L'invention en est damnable ; Des machines d'Amour c'est la plus redoutable : De tout temps le monde a vu Don Être le père d'abandon : Déclarez-lui la guerre ; et soyez sourde, Argie, À sa soeur la cajolerie. Dès que vous sentirez approcher les blondins, Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vos mains. Rien ne vous manquera ; je vous fais la maîtresse De tout ce que le ciel m'a donné de richesse : Tenez, voilà les clefs de l'argent, des papiers ; Faites-vous payer des fermiers ; Je ne vous demande aucun compte : Suffit que je puisse sans honte Apprendre vos plaisirs ; je vous les permets tous, Hors ceux d'amour, qu'à votre époux Vous garderez entiers pour son retour de Rome. " C'en était trop pour le bon homme ; Hélas il permettrait tous plaisirs hors un point Sans lequel seul il n'en est point. Son épouse lui fit promesse solennelle D'être sourde, aveugle, et cruelle ; Et de ne prendre aucun présent : Il la retrouverait au retour toute telle, Qu'il la laissait en s'en allant Sans nul vestige de galant. Anselme étant parti, tout aussitôt Argie S'en alla demeurer aux champs ; Et tout aussitôt les amants De l'aller voir firent partie. Elle les renvoya ; ces gens l'embarrassaient, L'attiédissaient, l'affadissaient, L'endormaient en contant leur flamme ; Ils déplaisaient tous à la dame, Hormis certain jeune blondin, Bien fait, et beau par excellence ; Mais qui ne put par sa souffrance Amener à son but cet objet inhumain. Son nom c'était Atis, son métier paladin : Il ne plaignit en son dessein Ni les soupirs ni la dépense. Tout moyen par lui fut tenté : Encor si des soupirs il se fut contenté ! La source en est inépuisable ; Mais de la dépense c'est trop. Le bien de notre amant s'en va le grand galop ; Voilà notre homme misérable. Que fait-il ? il s'éclipse, il part, il va chercher Quelque désert pour se cacher. En chemin il rencontre un homme, Un manant, qui fouillant avecque son bâton, Voulait faire sortir un serpent d'un buisson ; Atis s'enquit de la raison. " C'est, reprit le manant, afin que je l'assomme. Quand j'en rencontre sur mes pas, Je leur fais de pareilles fêtes. - Ami, reprit Atis, laisse-le ; n'est-il pas Créature de Dieu comme les autres bêtes ? " Il est à remarquer que notre paladin N'avait pas cette horreur commune au genre humain Contre la gent reptile, en toute son espèce ; Dans ses armes il en portait ; Et de Cadmus il descendait, Celui-là qui devint serpent sur sa vieillesse. Force fut au manant de quitter son dessein. Le serpent se sauva ; notre amant à la fin S'établit dans un bois écarté, solitaire : Le silence y faisait sa demeure ordinaire, Hors quelque oiseau qu'on entendait, Et quelque Écho qui répondait. Là le bonheur et la misère Ne se distinguaient point, égaux en dignité Chez les loups qu'hébergeait ce lieu peu fréquenté. Atis n'y rencontra nulle tranquillité. Son amour l'y suivit ; et cette solitude Bien loin d'être un remède à son inquiétude En devint même l'aliment Par le loisir qu'il eut d'y plaindre son tourment. Il s'ennuya bientôt de ne plus voir sa belle. " Retournons, ce dit-il, puisque c'est notre sort : Atis il t'est plus doux encor De la voir ingrate et cruelle, Que d'être privé de ses traits, Adieu ruisseaux, ombrages frais, Chants amoureux de Philomèle ; Mon inhumaine seule attire à soi mes sens ; Éloigne de ses yeux je ne vois ni n'entends. L'esclave fugitif se va remettre encore En ses fers quoique durs, mais hélas trop chéris. " Il approchait des murs qu'une fée a bâtis, Quand sur les bords du Mince, à l'heure que l'Aurore Commence à s'éloigner du séjour de Téthys, Une nymphe en habit de reine, Belle, majestueuse, et d'un regard charmant Vint s'offrir tout d'un coup aux yeux du pauvre amant Qui rêvait alors à sa peine. " Je veux, dit-elle, Aris que vous soyez heureux : Je le veux, je le puis, étant Manto la fée Votre amie et votre obligée ; Vous connaissez ce nom fameux Mantoue en tient le sien : jadis en cette terre J'ai posé la première pierre De ces murs, en durée égaux aux bâtiments Dont Memphis voit le Nil laver les fondements. La Parque est inconnue à toutes mes pareilles : Nous opérons mille merveilles Malheureuses pourtant de ne pouvoir mourir ; Car nous sommes d'ailleurs capables de souffrir. Toute l'infirmité de la nature humaine : Nous devenons serpents un jour de la semaine. Vous souvient-il qu'en ce lieu-ci Vous en tirâtes un de peine ? C'était moi qu'un manant s'en allait assommer Vous me donnâtes assistance : Atis je veux pour récompense Vous procurer la jouissance De celle qui vous fait aimer. Allons-nous-en la voir je vous donne assurance Qu'avant qu'il soit deux jours de temps Vous gagnerez par vos présents Argie et tous ses surveillants. Dépensez, dissipez, donnez à tout le monde, À pleines mains répandez l'or, Vous n'en manquerez point, c'est pour vous le trésor Que Lucifer me garde en sa grotte profonde. Votre belle saura quel est notre pouvoir. Même pour m'approcher de cette inexorable, Et vous la rendre favorable, En petit chien vous m'allez voir Faisant mille tours sur l'herbette ; Et vous en pèlerin jouant de la musette Me pourrez à ce son mener chez la beauté Qui tient votre coeur enchanté. " Aussitôt fait que dit ; notre amant et la fée Changent de forme en un instant : Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée, Et Manto petit chien faisant tours et sautant. Ils vont au château de la belle, Valets et gens du lieu s'assemblent autour d'eux : Le petit chien fait rage ; aussi fait l'amoureux ; Chacun danse, et Guillot fait sauter Perronnelle Madame entend ce bruit, et sa nourrice y court. On lui dit qu'elle vienne admirer à son tour Le roi des épagneux, charmante créature, Et vrai miracle de nature. Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours : Madame en fera ses amours ; Car veuille ou non son maître, il faut qu'il le lui vende S'il n'aime mieux le lui donner. La nourrice en fait la demande. Le pèlerin sans tant tourner Lui dit tout bas le prix qu'il veut mettre à la chose ; Et voici ce qu'il lui propose : " Mon chien n'est point à vendre, à donner encor moins, Il fournit à tous mes besoins : Je n'ai qu'à dire trois paroles, Sa patte entre mes mains fait tomber à l'instant Au lieu de puces des pistoles, Des perles, des rubis, avec maint diamant. C'est un prodige enfin : Madame cependant En a comme on dit la monnoie Pourvu que j'aye cette joie De coucher avec elle une nuit seulement Favori sera sien dès le même moment. " La proposition surprit fort la nourrice. " Quoi Madame l'ambassadrice ! Un simple pèlerin ! Madame à son chevet Pourrait voir un bourdon ! et si l'on le savait Si cette même nuit quelque hôpital avait Hébergé le chien et son maître ! Mais ce maître est bien fait, et beau comme le jour ; Cela fait passer en amour Quelque bourdon que ce puisse être. Atis avait changé de visage et de traits. On ne le connut pas, c'étaient d'autres attraits. La nourrice ajoutait : " À gens de cette mine Comment peut-on refuser rien ? Puis celui-ci possède un chien Que le royaume de la Chine Ne paierait pas de tout son or : Une nuit de Madame aussi c'est un trésor. " J'avais oublié de vous dire Que le drôle à son chien feignit de parler bas. Il tombe aussitôt dix ducats, Qu'a la nourrice offre le sire : Il tombe encore un diamant. Atis en riant le ramasse. " C'est, dit-il, pour Madame ; obligez-moi de grâce De le lui présenter avec mon compliment. Vous direz à Son Excellence Que je lui suis acquis. " La nourrice à ces mots Court annoncer en diligence Le petit chien et sa science, Le pèlerin et son propos. Il ne s'en fallut rien qu'Argie Ne battît sa nourrice. " Avoir l'effronterie De lui mettre en l'esprit une telle infamie ! Avec qui ? si c'était encor le pauvre Atis ! Hélas, mes cruautés sont cause de sa perte. Il ne me proposa jamais de tels partis. Je n'aurais pas d'un roi cette chose soufferte, Quelque don que l'on pût m'offrir, Et d'un porte bourdon je la pourrais souffrir, Moi qui suis une ambassadrice ! - Madame, reprit la nourrice, Quand vous seriez impératrice, Je vous dis que ce pèlerin A de quoi marchander, non pas une mortelle, Mais la déesse la plus belle. Atis votre beau paladin Ne vaut pas seulement un doigt du personnage. - Mais mon mari m'a fait jurer ! Eh quoi ? de lui garder la foi de mariage. Bon jurer ? ce serment vous lie-t-il davantage Que le premier n'a fait ? qui l'ira déclarer ? Qui le saura ? j'en vois marcher tête levée, Qui n'iraient pas ainsi, j'ose vous l'assurer, Si sur le bout du nez tache pouvait montrer Que telle chose est arrivée : Cela nous fait-il empirer, D'une ongle ou d'un cheveu ? non Madame il faut être Bien habile pour reconnaître Bouche ayant employé son temps et ses appas D'avec bouche qui s'est tenue à ne rien faire ; Donnez-vous, ne vous donnez pas, Ce sera toujours même affaire ; Pour qui ménagez-vous les trésors de l'Amour ? Pour celui qui je crois ne s'en servira guère ; Vous n'aurez pas grand-peine à fêter son retour. " La fausse vieille sut tant dire, Que tout se réduisit seulement à douter Des merveilles du chien, et des charmes du sire : Pour cela l'on les fit monter : La belle était au lit encore. L'univers n'eut jamais d'aurore Plus paresseuse à se lever. Notre feint pèlerin traverse la ruelle, Comme un homme ayant vu d'autres gens que des saints. Son compliment parut galant et des plus fins : II surprit et charma la belle. " Vous n'avez pas, ce lui dit-elle, La mine de vous en aller À Saint Jacques de Compostelle. " Cependant pour la régaler, Le chien à son tour entre en lice. On eût vu sauter Favori Pour la dame et pour la nourrice, Mais point du tout pour le mari. Ce n'est pas tout ; il se secoue : Aussitôt perles de tomber, Nourrice de les ramasser, Soubrettes de les enfiler, Pèlerin de les attacher, À de certains bras dont il loue La blancheur et le reste ; Enfin il fait si bien Qu'avant que partir de la place On traite avec lui de son chien On lui donne un baiser pour arrhes de la grâce Qu'il demandait ; et la nuit vint ; Aussitôt que le drôle tint Entre ses bras madame Argie, Il redevint Atis ; la dame en fut ravie ; C'était avec bien plus d'honneur Traiter Monsieur l'ambassadeur. Cette nuit eut des soeurs, et même en très bon nombre Chacun s'en aperçut ; car d'enfermer sous l'ombre Une telle aise, le moyen ? Jeunes gens font-ils jamais rien Que le plus aveugle ne voie ? À quelques mois de là le saint-père renvoie Anselme avec force pardons, Et beaucoup d'autres menus dons. Les biens et les honneurs pleuvaient sur sa personne. De son vice gérant il apprend tous les soins : Bons certificats des voisins : Pour les valets, nul ne lui donne D'éclaircissement sur cela. Monsieur le juge interrogea La nourrice avec les soubrettes Sages personnes et discrètes. Il n'en put tirer ce secret : Mais comme parmi les femelles Volontiers le diable se met, Il survint de telles querelles, La dame et la nourrice eurent de tels débats Que celle-ci ne manqua pas À se venger de l'autre, et déclarer l'affaire. Dût-elle aussi se perdre, il fallut tout conter. D'exprimer jusqu'où la colère Ou plutôt la fureur de l'époux put monter Je ne tiens pas qu'il soit possible ; Ainsi je m'en tairai : on peut par les effets Juger combien Anselme était homme sensible. Il choisit un de ses valets, Le charge d'un billet, et mande que Madame Vienne voir son mari malade en la cité : La belle n'avait point son village quitté : L'époux allait venait, et laissait là sa femme. " Il te faut en chemin écarter tous ses gens, Dit Anselme au porteur de ces ordres pressants : La perfide a couvert mon front d'ignominie. Pour satisfaction je veux avoir sa vie. Poignarde-la ; mais prends ton temps : Tâche de te sauver : voilà pour ta retraite, Prends cet or : si tu fais ce qu'Anselme souhaite, Et punis cette offense-là, Quelque part que tu sois, rien ne te manquera. " Le valet va trouver Argie, Qui par son chien est avertie. Si vous me demandez comme un chien avertit, Je crois que par la jupe il tire, Il se plaint, il jappe, il soupire, Il en veut à chacun ; pour peu qu'on ait d'esprit, On entend bien ce qu'il veut dire. Favori fit bien plus ; et tout bas il apprit Un tel péril à sa maîtresse. " Partez pourtant, dit-il, on ne vous fera rien : Reposez-vous sur moi ; j'en empêcherai bien Ce valet à l'âme traîtresse. " Ils étaient en chemin, près d'un bois qui servait Souvent aux voleurs de refuge : Le ministre cruel des vengeances du juge Envoie un peu devant le train qui les suivait ; Puis il dit l'ordre qu'il avait. La dame disparaît aux yeux du personnage Manto la cache en un nuage. Le valet étonné retourne vers l'époux, Lui conte le miracle ; et son maître en courroux Va lui-même à l'endroit. Ô prodige ! ô merveille ! Il y trouve un palais de beauté sans pareille : Une heure auparavant c'était un champ tout nu. Anselme à son tour éperdu, Admire ce palais bâti, non pour des hommes, Mais apparemment pour des dieux : Appartements dorés, meubles très précieux Jardins et bois délicieux ; On aurait peine à voir en ce siècle ou nous sommes Chose si magnifique et si riante aux yeux. Toutes les portes sont ouvertes ; Les chambres sans hôte, et désertes ; Pas une âme en ce Louvre ; excepté qu'à la fin Un More très lippu, très hideux, très vilain, S'offre aux regards du juge, et semble la copie D'un Ésope d'Éthiopie. Notre magistrat l'ayant pris Pour le balayeur du logis, Et croyant l'honorer lui donnant cet office " Cher ami, lui dit-il, apprends-nous à quel dieu Appartient un tel édifice ? Car de dire un roi, c'est trop peu. Il est à moi, " reprit le More. Notre juge à ces mots se prosterne, l'adore, Lui demande pardon de sa témérité. " Seigneur, ajouta-t-il, que Votre Déité Excuse un peu mon ignorance. Certes tout l'univers ne vaut pas la chevance Que je rencontre ici. " Le More lui répond : " Veux-tu que je t'en fasse un don ? De ces lieux enchantés je te rendrai le maître, À certaine condition. Je ne ris point ; tu pourras être De ces lieux absolu seigneur, Si tu me veux servir deux jours d'enfant d'honneur... ... Entends-tu ce langage, Et sais-tu quel est cet usage ? Il te le faut expliquer mieux. Tu connais l'échanson du monarque des dieux ? ANSELME Ganymède ? LE MORE Celui-là même. Prends que je sois Jupin le monarque suprême ; Et que tu sois le jouvenceau : Tu n'es pas tout à fait si jeune ni si beau. ANSELME Ah Seigneur, vous raillez, c'est chose par trop sûre : Regardez la vieillesse, et la magistrature. LE MORE Moi railler ? point du tout. ANSELME Seigneur. LE MORE Ne veux-tu point ? ANSELME Seigneur... " Anselme ayant examiné ce point, Consent à la fin au mystère. Maudite amour des dons que ne fais-tu pas faire ! En page incontinent son habit est changé : Toque au lieu de chapeau, haut-de-chausses troussé : La barbe seulement demeure au personnage. L'enfant d'honneur Anselme avec cet équipage Suit le More partout. Argie avait ouï Le dialogue entier, en certain coin cachée. Pour le More lippu, c'était Manto la fée, Par son art métamorphosée, Et par son art ayant bâti Ce Louvre en un moment, par son art fait un page Sexagénaire et grave. À la fin au passage D'une chambre en une autre, Argie à son mari Se montre tout d'un coup : " Est-ce Anselme, dit-elle Que je vois ainsi déguisé ? Anselme ? il ne se peut ; mon oeil s'est abusé. Le vertueux Anselme à la sage cervelle Me voudrait-il donner une telle leçon ? C'est lui pourtant. Oh oh, Monsieur notre barbon Notre législateur, notre homme d'ambassade, Vous êtes à cet âge homme de mascarade ? Homme de ...? la pudeur me défend d'achever. Quoi ! vous jugez les gens à mort pour mon affaire, Vous qu'Argie a pensé trouver En un fort plaisant adultère ! Du moins n'ai-je pas pris un More pour galant : Tout me rend excusable, Atis, et son mérite, Et la qualité du présent. Vous verrez tout incontinent Si femme qu'un tel don à l'amour sollicité Peut résister un seul moment. More devenez chien. " Tout aussitôt le More Redevient petit chien encore. " Favori, que l'on danse. " À ces mots, Favori Danse, et tend la patte au mari. " Qu'on fasse tomber des pistoles ! " Pistoles tombent à foison. " Eh bien qu'en dites-vous ? sont-ce choses frivoles ? C'est de ce chien qu'on m'a fait don. Il a bâti cette maison. Puis faites-moi trouver au monde une Excellence, Une Altesse, une Majesté, Qui refuse sa jouissance À dons de cette qualité ; Surtout quand le donneur est bien fait, et qu'il aime, Et qu'il mérite d'être aimé. En échange du chien l'on me voulait moi-même ; Ce que vous possédez de trop je l'ai donné ; Bien entendu Monsieur ; suis-je chose si chère ? Vraiment vous me croiriez bien pauvre ménagère Si je laissais aller tel chien à ce prix-là. Savez-vous qu'il a fait le Louvre que voilà ? Le Louvre pour lequel... mais oublions cela ; Et n'ordonnez plus qu'on me tue, Moi qu'Atis seulement en ses lacs a fait choir ; Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien la voir Des mêmes armes combattue. Touchez là, mon mari ; la paix ; car aussi bien Je vous défie ayant ce chien : Le fer ni le poison pour moi ne sont à craindre : Il m'avertit de tout ; il confond les jaloux ; Ne le soyez donc point ; plus on veut nous contraindre, Moins on doit s'assurer de nous. " Anselme accorda tout : qu'eut fait le pauvre sire ? On lui promit de ne pas dire Qu'il avait été page. Un tel cas étant tu, Cocuage, s'il eût voulu, Aurait eu ses franches coudées. Argie en rendit grâce ; et compensations D'une et d'autre part accordées, On quitta la campagne à ces conditions. " Que devint le palais ? " dira quelque critique. Le palais ? que m'importe ? il devint ce qu'il put. À moi ces questions ! suis-je homme qui se pique D'être si régulier ? le palais disparut. " Et le chien ? " Le chien fit ce que l'amant voulut. " Mais que voulut l'amant ? " censeur, tu m'importunes : Il voulut par ce chien tenter d'autres fortunes. D'une seule conquête est-on jamais content ? Favori se perdait souvent ; Mais chez sa première maîtresse Il revenait toujours. Pour elle, sa tendresse Devint bonne amitié. Sur ce pied, notre amant L'allait voir fort assidûment. Et même en l'accommodement Argie à son époux fit un serment sincère De n'avoir plus aucune affaire. L'époux jura de son côté Qu'il n'aurait plus aucun ombrage Et qu'il voulait être fouetté Si jamais on le voyait page. Clymène COMÉDIE Il semblera d'abord au lecteur que la comédie que j'ajoute ici n'est pas en son lieu, mais s'il la veut lire jusqu'à la fin, il y trouvera un récit, non tout à fait tel que ceux de mes contes, et aussi qui ne s'en éloigne pas tout à fait. Il n'y a aucune distribution de scènes, la chose n'étant pas faite pour être représentée. JDLF Personnages : APOLLON LES NEUF MUSES ACANTE La scène est au Parnasse. Apollon se plaignait aux neuf soeurs l'autre jour De ne voir presque plus de bons vers sur l'amour. Le siècle, disait-il, a gâté cette affaire : Lui nous parler d'amour ! il ne la sait pas faire, Ce qu'on n'a point au coeur, l'a-t-on dans ses écrits ? J'ai beau communiquer de l'ardeur aux esprits ; Les belles n'ayant pas disposé la matière, Amour, et vers, tout est fort à la cavalière. Adieu donc à beautés ; je garde mon emploi Pour les surintendants sans plus, et pour le Roi. Je viens pourtant de voir au bord de l'Hippocrène Acante fort touché de certaine Clymène. J'en sais qui sous ce nom font valoir leurs appas ; Mais quant à celle-ci je ne la connais pas : Sans doute qu'en province elle a passé sa vie. ÉRATO Sire, j'en puis parler ; c'est ma meilleure amie. La province, il est vrai, fut toujours son séjour Ainsi l'on n'en fait point de bruit en votre cour. URANIE Je la connais aussi. APOLLON Comment vous Uranie ! En ce cas Terpsichore, Euterpe, et Polymnie, Qui n'ont pas des emplois du tout si relevés, N'en apprendront encor plus que vous n'en savez. POLYMNIE Oui Sire, nous pouvons vous en parler chacune. APOLLON Si ma prière n'est aux Muses importune, Devant moi tour à tour chantez cette beauté ; Mais sur de nouveaux tons, car je suis dégoûté. Que chacune pourtant suive son caractère. EUTERPE Sire, nous nous savons toutes neuf contrefaire : Pour si peu laissez-nous libres sur ce point-là. APOLLON Commencez donc Euterpe, ainsi qu'il vous plaira. EUTERPE Que ma compagne m'aide ; et puis en dialogue Nous vous ferons entendre une espèce d'églogue. APOLLON Terpsichore aidez-la : mais surtout évitez Les traits que tant de fois l'églogue a répétés : Il me faut du nouveau, n'en fût-il point au monde. TERPSICHORE Je m'en vais commencer ; qu'Euterpe me réponde. Quand le soleil a fait le tour de l'univers, Ce n'est point d'avoir vu cent chefs-d'oeuvre divers, Ni d'en avoir produit, qu'à Téthys il se vante ; Il dit : " J'ai vu Clymène, et mon âme est contente. " EUTERPE L'Aurore vous veut voir ; Clymène montrez-vous : Non, ne bougez du lit ; le repos est trop doux : Tantôt vous paraîtrez vous-même une autre Aurore ; Mais ne vous pressez point, dormez dormez encore. TERPSICHORE Au gré de tous les yeux Clymène a des appas : Un peu de passion est ce qu'on lui souhaite : Pour de l'amitié seule, elle n'en manque pas : Cinq ou six grains d'amour, et Clymène est parfaite. EUTERPE L'amour, à ce qu'on dit, empêche de dormir S'il a quelque plaisir il ne l'a pas sans peine : Voyez la tourterelle, entendez-la gémir, Vous vous garderez bien de condamner Clymène. TERPSICHORE Vénus depuis longtemps est de mauvaise humeur. Clymène lui fait ombre ; et Vénus ayant peur D'être mise au-dessous d'une beauté mortelle, Disait hier à son fils : " Mais la croit-on si belle ? - Et oui, oui, dit l'Amour, je vous la veux montrer. " APOLLON Vous sortez de l'églogue. EUTERPE Il nous y faut rentrer. Amour en quatre parts divise son empire : Acante en fait moitié, ses rivaux plus d'un quart : Ainsi plus des trois quarts pour Clymène soupire : Les autres belles ont le reste pour leur part. TERPSICHORE Tout ce que peut avoir un coeur d'indifférence Clymène le témoigne : elle en a destiné Les trois quarts pour Acante ; heureux dans sa souffrance S'il voir qu'a ses rivaux le reste soit donné. EUTERPE Ne vous semble-t-il pas que nos bois reverdissent, Depuis que nous chantons un si charmant objet ? TERPSICHORE Oiseaux, hommes, et dieux, que tous chantres choisissent Désormais en leurs sons Clymène pour sujet. EUTERPE Pour elle le Printemps s'est habillé de roses. TERPSICHORE Pour elle les Zéphyrs en parfument les airs EUTERPE Et les oiseaux pour elle y joignent leurs concerts. Régnez belle, régnez sur tant d'aimables choses TERPSICHORE Aimez, Clymène. aimez ; rendez quelqu'un heureux Votre règne en aura plus d'appas pour vous-même. EUTERPE En ce nombre d'amants qui voulez-vous qu'elle aime ? TERPSICHORE Acante. EUTERPE Et pourquoi lui ? TERPSICHORE C'est le plus amoureux. Sire êtes-vous content ? APOLLON Assez. Que Melpomène Sur un ton qui nous touche introduise Clymène Vous Thalie, il vous faut contrefaire un amant, Qui ne veut point borner son amoureux tourment. MELPOMÈNE Mes soeurs je suis Clymène. THALIE Et moi je suis Acante. APOLLON Fort bien ; nous écoutons ; remplissez notre attente. CLYMÈNE Acante vous perdez votre temps et vos soins. Voulez-vous qu'on vous aime, aimez-nous un peu moins Ôtez ce mot d'amour ; c'est ce qu'on vous conseille. ACANTE Que je l'ôte ! est-il rien de si doux à l'oreille ? Quoi de vous adorer Acante cesserait ? Contre sa passion il vous obéirait ? Ah laissez-lui du moins son tourment pour salaire. Suis-je si dangereux ? hélas non ; si j'espère Ce n'est plus d'être aimé : tant d'heur ne m'est point dû. Je l'avais jusqu'ici follement prétendu. Mourir en vous aimant est toute mon envie. Mon amour m'est plus cher mille fois que la vie. Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux. CLYMÈNE Toujours ce mot ! toujours ! ACANTE Vous est-il odieux ? Que de belles voudraient n'en entendre point d'autre ! Il charme également votre sexe et le nôtre Seule vous le fuyez : mais ne s'est-il point vu Quelque temps ou peut-être il vous a moins déplu ? CLYMÈNE L'amour, je le confesse, a traversé ma vie : C'est ce qui malgré moi me rend son ennemie : Après un tel aveu je ne vous dirai pas Que votre passion est pour moi sans appas ; Et que d'aucun plaisir je ne me sens touchée Lorsqu'à tant de respect je la vois attachée. Aussi peu vous dirai-je, Acante, écoutez bien, Que par vos qualités vous ne méritez rien. Je les sais, je les vois, j'y trouve de quoi plaire : Que sert-il d'affecter le titre de sévère ? Je ne me vante pas d'être sage à ce point Qu'un mérite amoureux ne m'embarrasse point. Vouloir bannir l'amour, le condamner, s'en plaindre, Ce n'est pas le haïr, Acante, c'est le craindre. Des plus sauvages coeurs il flatte le désir. Vous ne l'ôterez point sans m'ôter du plaisir. Nous y perdrons tous deux : quand je vous le conseille, Je me fais violence, et prête encor l'oreille. Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux, Un son qui ne déplaît à pas une de nous. Mais trop de mal le suit. ACANTE Je m'en charge, Madame : Ce mal est pour moi seul ; j'en garantis votre âme. CLYMÈNE Qui vous croirait, Acante, aurait un bon garant. Mais non, je connais trop qu'Amour n'est qu'un tyran Un ennemi public, un démon pour mieux dire. ACANTE Il ne l'est pas pour vous ; cela vous doit suffire : Jamais il ne vous peut avoir cause d'ennui : Vous en prenez un autre assurément pour lui. S'il a quelques douceurs, elles sont pour les belles, Et pour nous les soucis et les peines cruelles. Vous n'éprouvez jamais ni dédain, ni froideur : Quant à nous, c'est souvent le prix de notre ardeur. Trop de zèle nous nuit. CLYMÈNE Et pourquoi donc, Acante, Ne modérez-vous pas cette ardeur violente ? Aimez-vous mieux souffrir contre mon propre gré, Que si m'obéissant vous étiez bien traité ? Je vous rendrais heureux. ACANTE Selon votre manière ; Du bonheur d'un ami, d'un parent ou d'un frère ; Que sais-je ? de chacun : car vous savez qu'on peut Faire ainsi des heureux autant que l'on en veut. CLYMÈNE Non, non, j'aurais pour vous beaucoup plus de tendresse Vous verriez à quel point Clymène s'intéresse Pour tout ce qui vous touche. ACANTE Et pour moi-même aussi. CLYMÈNE Quelle distinction mettez-vous en ceci ? ACANTE Très grande : mais laissons à part la différence : Aussi bien je craindrais de commettre une offense Si j'avais entrepris de prouver contre vous Qu'autre chose est d'aimer nos qualités ou nous. Je vous dirai pourtant que mon amour extrême À pour premier objet votre personne même Tout m'en semble charmant ; elle est telle qu'il faut Mais pour vos qualités, j'y trouve du défaut. CLYMÈNE Dites-nous quel il est afin qu'on s'en corrige. ACANTE Vous n'aimez point l'Amour ; vous le haïssez dis-je, Ce dieu près de votre âme a perdu tout crédit. CLYMÈNE Je ne hais point l'Amour, je vous l'ai déjà dit : Je le crains seulement ; et serais plus contente Si vous vouliez changer votre ardeur véhémente ; En faire une amitié ; quelque chose entre deux Un peu plus que ce n'est quand un coeur est sans feux Moins aussi que l'état ou le vôtre se treuve. ACANTE Tout de bon ; voulez-vous que j'en fasse l'épreuve ? Que demain j'aime moins, et moins le jour d'après ; Diminuant toujours, encor que vos attraits Augmentent en pouvoir ? le voulez-vous Madame ? CLYMÈNE Oui, puisque je l'ai dit. ACANTE L'avez-vous dit dans l'âme ? CLYMÈNE Il faut bien. ACANTE Songez-y ; voyez si votre esprit Pourra voir ce déchet sans un secret dépit. Peu de femmes feraient des voeux pareils aux vôtres. CLYMÈNE Acante, je suis femme aussi bien que les autres : Mais je connais l'Amour : c'est assez ; j ai raison D'en combattre en mon coeur l'agréable poison. Voulez-vous procurer tant de mal à Clymène ? Vous l'aimez, dites-vous, et vous cherchez sa peine. N'allez point m'alléguer que c'est plaisir pour nous. Loin, bien loin tels plaisirs ; le repos est plus doux : Mon coeur s'en défendra : je vous permets de croire Que je remporterai malgré moi la victoire. APOLLON Voilà du pathétique assez pour le présent : Sur le même sujet donnez-nous du plaisant MELPOMÈNE Qui ferons-nous parler ? APOLLON Acante et sa maîtresse. MELPOMÈNE Sire, il faudrait avoir pour cela plus d'adresse. Rendre Acante plaisant ! c'est un trop grand dessein. APOLLON Il est fou, c'est déjà la moitié du chemin. THALIE Mais il l'est dans l'excès. APOLLON Tant mieux ; j'en suis fort aise ; Nous le demandons tel ; je ne vois rien qui plaise En matière d'amour comme les gens outrés. Mille exemples pourraient vous en être montrés. MELPOMÈNE Nous obéissons donc. Tu te souviens, Thalie, D'un matin où Clymène en son lit endormie Fut au bruit d'un soupir éveillée en sursaut, Et se mit contre Acante en colère aussitôt, Sans le voir, croyant même avoir fermé la porte : Mais qui pouvait que lui soupirer de la sorte ? " Vraiment vous l'entendez avecque vos hélas, Dit la belle, apprenez à soupirer plus bas. " Il eut beau s'excuser sur l'ardeur de son zèle. " Une forge ferait moins de bruit, reprit-elle, Que votre coeur n'en fait : ce sont tous ses plaisirs. Si je tourne le pied, matière de soupirs, Je ne vous vois jamais qu'en un chagrin extrême. C'est bien pour m'obliger à vous aimer de même. " ACANTE Je ne le prétends pas. CLYMÈNE Seyez-vous sur ce lit. ACANTE Moi ? CLYMÈNE Vous ; sans répliquer. ACANTE Souffrez... CLYMÈNE C'est assez dit. Là ; je vous veux voir là. ACANTE Madame. CLYMÈNE Là, vous dis-je Voyez qu'il a de mal ; sa maîtresse l'oblige À s'asseoir sur un lit ; quelle peine pour lui ; Savez-vous ce que c'est, je veux rire aujourd'hui. Point de discours plaintifs : bannissez, je vous prie, Ces soupirs à la voix du sommeil ennemie. Témoignez, s'il se peut, votre amour autrement. Mais que veut cette main qui s'en vient brusquement ACANTE C'est pour vous obéir et témoigner mon zèle. CLYMÈNE L'obéissance en est un peu trop ponctuelle ; Nous vous en dispensons ; Acante, soyez coi. Si bien donc que votre âme est tout en feu pour moi ? ACANTE Tout en feu. CLYMÈNE Vous n'avez ni cesse ni relâche ? ACANTE Aucune. CLYMÈNE Toujours pleurs, soupirs comme à la tâche ? ACANTE Toujours soupirs et pleurs. CLYMÈNE J'en veux avoir pitié. Allez, je vous promets. ACANTE Et quoi ? CLYMÈNE De l'amitié. ACANTE Ah Madame, faut-il railler d'un misérable ! CLYMÈNE Vous reprenez toujours votre ton lamentable. Oui, je vous veux aimer d'amitié malgré vous ; Mais si sensiblement que je n'aie, entre nous, De là jusqu'à l'amour rien qu'un seul pas à faire. ACANTE Et quand le ferez-vous ce pas si nécessaire ? CLYMÈNE Jamais. ACANTE Reprenez donc l'offre de votre coeur. CLYMÈNE Vous en aurez regret ; il a de la douceur. Vous feriez beaucoup mieux d'éprouver ses largesses. Je baise mes amis, je leur fais cent caresses. À l'égard des amants, tout leur est refusé. ACANTE Je ne veux point du tout, Madame, être baisé. Vous riez ? CLYMÈNE Le moyen de s'empêcher de rire ? On veut baiser Acante ; Acante se retire. ACANTE Et le pourriez-vous voir traiter de son amour Pour un simple baiser, souvent froid, toujours court ? CLYMÈNE On redouble en ce cas. ACANTE Oui d'autres que Clymène. CLYMÈNE Éprouvez-le. ACANTE De quoi vous mettez-vous en peine ? CLYMÈNE Moi ? de rien ACANTE Cependant je vois qu'en votre esprit Le refus de vos dons jette un secret dépit. CLYMÈNE Il est vrai, ce refus n'est pas fort à ma gloire. Dédaigner mes baisers ! cela se peut-il croire ? Acante, je le vois, n'est pas fin à demi ; Il devait aujourd'hui promettre d'être ami ; Demain il eût repris son premier personnage. ACANTE Et Clymène aurait pu souffrir ce badinage ? Un baiser n'aurait pas irrité ses esprits ? CLYMÈNE Qu'importe ? L'on s'apaise ; et c'est autant de pris. Vous en pourriez déjà compter une douzaine ACANTE Madame, c'en est trop : à quoi bon tant de peine ? Pour douze d'amitié, donnez m'en un d'amour. CLYMÈNE C'est perdre doublement ; je le rendrai trop court. ACANTE Mais Madame voyons. CLYMÈNE Mais Acante, vous dis-je, L'amitié seulement à ces faveurs m'oblige. ACANTE Et bien je consens d'être ami pour un moment. CLYMÈNE Sous la peau de l'ami je craindrais que l'amant Ne demeurât caché pendant tout le mystère. L'heure sonne, il est tard ; n'avez-vous point affaire ? ACANTE Non, et quand j'en aurais, ces moments sont trop doux. CLYMÈNE Je me veux habiller ; adieu, retirez-vous. APOLLON Vous finissez bien tôt ? MELPOMÈNE Point trop pour des pucelles. Ces discours leur siéent mal, et vous vous moquez d'elles. APOLLON Moi me moquer ? pourquoi ? j'en ouïs l'autre jour Deux de quinze ans parler plus savamment d'amour. Ce que sur vos amants je trouverais à dire, C'est qu'ils pleuraient tantôt, et vous les faites rire. De l'air dont ils se sont tout à l'heure expliqués, Ce ne sauraient être eux s'ils ne se sont masqués. MELPOMÈNE Vous vouliez du plaisant ; comment eût-on pu faire ? APOLLON J'en voulais, il est vrai ; mais dans leur caractère. THALIE Sire, Acante est un homme inégal à tel point, Que d'un moment à l'autre on ne le connaît point ; Inégal en amour, en plaisir, en affaire ; Tantôt gai, tantôt triste ; un jour il désespère ; Un autre jour il croit que la chose ira bien. Pour vous en parler franc, nous n'y connaissons rien Clymène aime à railler : toutefois quand Acante S'abandonne aux soupirs, se plaint, et se tourmente, La pitié qu'elle en a lui donne un sérieux Qui fait que l'amitié n'en va souvent que mieux. APOLLON Clio, divertissez un peu la compagnie. CLIO Sire me voilà prête. APOLLON Il me prend une envie De goûter de ce genre où Marot excellait. CLIO Eh bien, Sire, il vous faut donner un triolet. APOLLON C'est trop ! vous nous deviez proposer un distique ! Au reste n'allez pas chercher ce style antique Dont à peine les mots s'entendent aujourd'hui. Montez jusqu'à Marot, et point par-delà lui. Même son tour suffit. CLIO J'entends : il reste, Sire, Que Votre Majesté seulement daigne dire Ce qu'il lui plaît, ballade, épigramme, ou rondeau. J'aime fort les dizains. APOLLON En un sujet si beau Le dizain est trop court ; et vu votre matière La ballade n'a point de trop ample carrière. CLIO Je pris de loin Clymène l'autre fois Pour une Grâce en ses charmes nouvelle Grâce s'entend, la première des trois ; J'eusse autrement fait tort à cette belle ; Puis approchant et frottant ma prunelle, Je me repris ; et dis soudainement : Voilà Vénus ; c'est elle assurément : Non, je me trompe, et mon oeil se mécompte, Cyprine là ? je faille lourdement ; Telle n'est point la reine d'Amathonte. Voyons pourtant ; car chacun d'une voix En fait d'appas prend Vénus pour modèle. Je me mis lors à compter par mes doigts Tous les attraits de la gente pucelle ; Afin de voir si ceux de l'immortelle Y cadreraient, à peu prés seulement Mais le moyen ? je n'y vins nullement, Trouvant ici beaucoup plus que le compte : Qu'est ceci, dis-je, et quel enchantement ? Telle n'est point la reine d'Amathonte. Acante vint tandis que je comptois : Cette beauté le fit asseoir prés d'elle ; J'entendis tout ; les Zéphyrs étaient cois. Plus de cent fois il l'appela cruelle, Inexorable, a l'Amour trop rebelle ; Et le surplus que dit un pauvre amant. Clymène oyait cela négligemment. Le mot d'amour lui donnait quelque honte. Si de ce dieu la chronique ne ment, Telle n'est point la reine d'Amathonte Ne recours plus, Acante, au changement. Loin de trouver en ce bas élément Quelque autre objet qui ta dame surmonte, Dans les palais qui sont au firmament Telle n'est point la reine d'Amathonte. APOLLON Votre tour est venu, Calliope, essayez Un de ces deux chemins qu'aux auteurs ont frayés Deux écrivains fameux ; je veux dire Malherbe Qui louait ses héros en un style superbe Et puis maître Vincent qui même aurait loué Proserpine et Pluton en un style enjoué. CALLIOPE Sire, vous nommez là deux trop grands personnages Le moyen d'imiter sur-le-champ leurs ouvrages ? APOLLON Il faut que je me sois sans doute expliqué mal ; Car vouloir qu'on imite aucun original N'est mon but, ni ne doit non plus être le vôtre ; Hors ce qu'on fait passer d'une langue en une autre C'est un bétail servile et sot à mon avis Que les imitateurs ; on dirait des brebis Qui n'osent avancer qu'en suivant la première, Et s'iraient sur ses pas jeter dans la rivière. Je veux donc seulement que vous nous fassiez voir, En ce style où Malherbe a montré son savoir, Quelque essai des beautés qui sont propres à l'ode, Ou si ce genre-là n'étant plus à la mode, Et demandant d'ailleurs un peu trop de loisir, L'autre vous semble plus selon votre désir, Vous louiez galamment la maîtresse d'Acante, Comme maître Vincent dont la plume élégante Donnait à son encens un goût exquis et fin Que n'avait pas celui qui partait d'autre main. CALLIOPE Je vais, puisqu'il vous plaît, hasarder quelque stance. Si je débute mal, imposez-moi silence. APOLLON Calliope manquer ? CALLIOPE Pourquoi non ? très souvent L'ode est chose pénible ; et surtout dans le grand. Toi qui soumets les dieux aux passions des hommes, Amour, souffriras-tu qu'en ce siècle où nous sommes Clymène montre un coeur insensible à tes coups ? Cette belle devrait donner d'autres exemples : Tu devrais l'obliger pour l'honneur de tes temples D'aimer ainsi que nous. URANIE Les Muses n'aiment pas. CALLIOPE Et qui les en soupçonne ? Ce nous n'est pas pour nous ; je parle en la personne Du sexe en général, des dévotes d'Amour. APOLLON Calliope a raison ; quelle achève à son tour. CALLIOPE J'en demeurerai la, si vous l'agréez, Sire. On m'a fait oublier ce que je voulais dire. APOLLON À vous donc Polymnie ; entrez en lice aussi. POLYMNIE Sur quel ton ? APOLLON Je vois bien que sur ce dernier-ci L'on ne réussit pas toujours comme on souhaite. Calliope a bien fait d'user d'une défaite. Cette interruption est venue à propos. C'est pourquoi choisissez des tons un peu moins hauts. Horace en a de tous, voyez ceux qui vous duisent. J'aime fort les auteurs qui sur lui se conduisent Voilà les gens qu'il faut à présent imiter. POLYMNIE C'est bien dit, si cela pouvait s'exécuter : Mais avons-nous l'esprit qu'autrefois à cet homme Nous savions inspirer sur le déclin de Rome ? Tout est trop fort déchu dans le sacré vallon. APOLLON J'en conviens, jusque même au métier d'Apollon Il n'est rien qui n'empire, hommes, dieux ; mais que faire ? Irons-nous pour cela nous cacher et nous taire ? Je ne regarde pas ce que j'étais jadis, Mais ce que je serai quelque jour si je vis Nous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes. Je prévois par mon art un temps, où l'univers Ne se souciera plus ni d'auteurs, ni de vers. Où vos divinités périront, et la mienne. Jouons de notre reste avant que ce temps vienne. C'est à vous Polymnie à nous entretenir POLYMNIE Je songeais aux moyens qu'il me faudrait tenir. À peine en rencontré-je un seul qui me contente. Ceci vous plairait-il ? je fais parler Acante. Qu'une belle est heureuse ! et que de doux moments, Quand elle en sait user, accompagnent sa vie ! D'un côté le miroir, de l'autre les amants, Tout la loue ; est-il rien de si digne d'envie ? La louange est beaucoup ; l'amour est plus encore : Quel plaisir de compter les coeurs dont on dispose ! L'un meurt, L'autre soupire. et l'autre en son transport Languit et se consume ; est-il plus douce chose ! Clymène, usez-en bien : vous n'aurez pas toujours Ce qui vous rend si fière, et si fort redoutée : Charon vous passera sans passer les Amours : Devant ce temps-là même ils vous auront quittée. Vous vivrez plus longtemps encore que vos attraits : Je ne vous réponds pas alors d'être fidèle : Mes désirs languiront aussi bien que vos traits L'amant se sent déchoir aussi bien que la belle. Quand voulez-vous aimer que dans votre printemps ? Gardez-vous bien surtout de remettre à l'automne L'hiver vient aussitôt : rien n'arrête le temps : Clymène hâtez-vous ; car il n'attend personne. Sire je m'en tiens là : bien ou mal il suffit : La morale d'Horace et non pas son esprit Se peut voir en ces vers. APOLLON Érato que veut dire Que vous qui d'ordinaire aimez si fort à rire Demeurez taciturne, et laissez tout passer ? ÉRATO Je rêvais, puisqu'il faut, Sire, le confesser. APOLLON Sur quoi ? ÉRATO Sur le débat qui s'est ému naguère. APOLLON Savoir si vous aimez ? ÉRATO Autrefois j'étais fière Quand on disait que non ; qu'on me vienne aujourd'hui Demander : " Aimez-vous, " je répondrai que oui. APOLLON Pourquoi ? ÉRATO Pour éviter le nom de Précieuse. APOLLON Si cette qualité vous paraît odieuse, Du voeu de chasteté l'on vous dispensera. Choisissez un galant. ÉRATO Non pas, Sire, cela : Je veux un peu d'hymen pour colorer l'affaire. APOLLON Un peu d'hymen est bon. ÉRATO J'en veux, et n'en veux guère APOLLON Vous vous marierez donc ainsi qu'au temps jadis Oriane épousa Monseigneur Amadis ? ÉRATO Oui Sire. APOLLON La méthode en effet en est bonne. Mais encore avec qui ? car je ne vois personne Qui veuille dans l'Olympe à l'hymen s'arrêter : Les Sylvains ne sont pas des gens pour vous tenter. ÉRATO Je prendrais un auteur APOLLON Un auteur ? vous déesse ? Aux auteurs Erato pourrait mettre la presse ? Ce n'est pas votre fait pour plus d'une raison. Rarement un auteur demeure à la maison. ÉRATO Justement cela qui m'en plaît davantage. APOLLON Nous nous entretiendrons de votre mariage À fond une autre fois. Cependant chantez-nous Non pas du sérieux, du tendre, ni du doux Mais de ce qu'en français on nomme bagatelle ; Un jeu dont je voudrais Voiture pour modèle. Il excelle en cet art : Maître Clément et lui S'y prenaient beaucoup mieux que nos gens d'aujourd'hui. ÉRATO Sire, j'en ai perdu peu s'en faut l'habitude ; Et ce genre est pour moi maintenant une étude. Il y faut plus de temps que le monde ne croit. Agréez, en la place, un dizain. APOLLON Dizain, soit. ÉRATO Mais n'est-ce point assez célèbre notre belle ? Quand j'aurai dit les jeux, les ris, et la séquelle Les grâces, les amours, voilà fait à peu près. APOLLON Vous pourrez dire encor les charmes, les attraits, Les appas. ÉRATO Et puis quoi ? APOLLON Cent et cent mille choses. Je ne vous ai compté ni les lis ni les roses. On n'a qu'a retourner seulement ces mots-là. ÉRATO La satire en fournit bien d'autres que cela. Pour un trait de louange. il en est cent de blâme. APOLLON Et bien blâmez Clymène à qui d'aucune flamme On ne peut désormais inspirer le désir. ÉRATO Ce sujet est traité ; l'on vient de s'en saisir ; Il a servi de thèse a ma soeur Polymnie. APOLLON Cela ne vous fait rien ; la chose est infinie ; Toujours notre cabale y trouve à regratter, ÉRATO Sire puisqu'il vous plaît je m'en vais le tenter. Ma soeur m'excusera si j'enchéris sur elle. POLYMNIE Voilà bien des façons pour une bagatelle. ÉRATO C'est qu'elle est de commande. APOLLON Et que coûte un dizain ? ÉRATO Tout coûte : il faut pourtant que je me mette en train. Clymène a tort : je suis d'avis qu'elle aime Notre vassal dès demain au plus tard, Dès aujourd'hui, dès ce moment-ci même : Le temps d'aimer n'a si petite part Qui ne soit chère ; et surtout quand on treuve Un bon amant, un amant a l'épreuve. Je sais qu'il est des amants à foison ; Tout en fourmille ; on n'en saurait que faire ; Mais cent méchants n'en valent pas un bon ; Et ce bon-là ne se rencontre guère. APOLLON Il ne nous reste plus qu'Uranie, et c'est fait. Mais quand j'y pense bien, je trouve qu'en effet Tant de louange ennuie ; et surtout quand on loue Toujours le même objet : enfin je vous avoue Que pour peu que durât l'éloge encor de temps Vous me verriez bailler. Comment peuvent les gens Entendre sans dormir une oraison funèbre ? Il n'est panégyriste au monde si célèbre Qui ne soit un Morphée à tous ses auditeurs. Uranie, il vous faut reployer vos douceurs : Aussi bien qui pourrait mieux parler de Clymène Que l'amoureux Acante ? allons vers l'Hippocrène ; Nous l'y rencontrerons encore assurément. Ce nous sera sans doute un divertissement. La solitude est grande autour de ces ombrages. Que vous semble ? on croirait au nombre des ouvrages Et des compositeurs (car chacun fait des vers) Qu'il nous faudrait chercher un mont dans l'univers, Non pas double mais triple, et de plus d'étendue Que l'Atlas, cependant ma cour est morfondue ; Je ne rencontre ici que deux ou trois mortels, Encor très peu dévots à nos sacrés autels. Cherchez-en la raison dans les Cieux, Uranie. URANIE Sire, il n'est pas besoin ; et sans l'astrologie Je vous dirai d'où vient ce peu d'adorateurs. II est vrai que jamais on n'a vu tant d'auteurs ; Chacun forge des vers ; mais pour la poésie, Cette princesse est morte, aucun ne s'en soucie. Avec un peu de rime on va vous fabriquer Cent versificateurs en un jour sans manquer. Ce langage divin, ces charmantes figures, Qui touchaient autrefois les âmes les plus dures, Et par qui les rochers et les bois attirés Tressaillaient à des traits de l'Olympe admirés, Cela, dis-je n'est plus maintenant en usage. On vous méprisé, et nous, et ce divin langage. " Qu'est-ce, dit-on ? - Des vers. " Suffit ; le peuple y court. Pourquoi venir chercher ces traits en notre cour ? Sans cela l'on parvient à l'estime des hommes. APOLLON Vous en parlez très bien. Mais qu'entends-je ? nous sommes Auprès de l'Hippocrène : Acante assurément S'entretient avec elle : écoutons un moment : C'est lui, j'entends sa voix. ACANTE Zéphyrs de qui l'haleine Portait à ces Échos mes soupirs et ma peine Je viens de vous conter son succès glorieux. Portez en quelque chose aux oreilles des dieux. Et toi mon bienfaiteur, Amour, par quelle offrande Pourrai-je reconnaître une faveur si grande ? Je te dois des plaisirs compagnons des autels, Des plaisirs trop exquis pour de simples mortels. Ô vous qui visitez quelquefois cet ombrage Nourrissons des neuf Soeurs... APOLLON Sans doute il n'est pas sage : Sachons ce qu'il veut dire. Acante. ACANTE, parlant seul. Adorez-moi Car si je ne suis dieu, tout au moins je suis roi. ÉRATO Acante ! CLIO D'aujourd'hui pensez-vous qu'il réponde ? Quand une rêverie agréable et profonde Occupe son esprit, on a beau lui parler. ÉRATO Quand je m'enrhumerais à force d'appeler Si faut-il qu'il entende : Acante ! ACANTE Qui m'appelle ? ÉRATO C'est votre bonne amie Érato. ACANTE Que veut-elle ? ÉRATO Vous le saurez ; venez. ACANTE Dieux ! je vois Apollon. Sire, pardonnez-moi ; dans le sacré vallon Je ne vous croyais pas. APOLLON Levez-vous ; et nous dites Quelles sont ces faveurs soit grandes ou petites Dont le fils de Vénus a payé vos tourments. ACANTE Sire, pour obéir à vos commandements, Hier au soir je trouvai l'Amour près du Parnasse : Je pense qu'il suivait quelque Nymphe à la trace. D'aussi loin qu'il me vit : Acante, approchez-vous, Cria-t-il : j'obéis. Il me dit d'un ton doux : Vos vers ont fait valoir mon nom et ma puissance : Vous ne chantez que moi : je veux pour récompense Dès demain sans manquer obtenir du destin Qu'il vous fasse trouver Clymène le matin Dans son lit endormie, ayant la gorge nue, Et certaine beauté que depuis peu j'ai vue. Sans dire quelle elle est. il suffit que l'endroit M'a fort plu ; vous verrez si c'est à juste droit. Vous êtes connaisseur. Au reste en habile homme Usez de la faveur que vous fera le somme. C'est à vous de baiser ou la bouche, ou le sein, Ou cette autre beauté : même j'ai fait dessein D'en parler à Morphée, afin qu'il vous procure Assez de temps pour mettre à profit l'aventure Vous ne pourrez baiser qu'un des trois seulement ; Ou le sein, ou la bouche,ou cet endroit charmant. ÉRATO Ne nous le nommez pas, afin que je devine. ACANTE Je vous le donne en deux. ÉRATO C'est... c'est je m'imagine... ACANTE Quoi ? ÉRATO Le bras entier. ACANTE Non,. ÉRATO Le pied. ACANTE Vous l'avez dit. Je l'ai vu, dit l'Amour ; il est sans contredit Plus blanc de la moitié que le plus blanc ivoire. Clymène s'éveillant, comme vous pouvez croire, Voudra vous témoigner d'abord quelque courroux : Mais je serai présent et rabattrai les coups : Le sort et moi rendrons mouton votre tigresse. Amour n'a pas manqué de tenir sa promesse. Ce matin j'ai trouvé Clymène dans le lit. Sire, jusqu'à demain je n'aurais pas décrit Ses diverses beautés. Une couleur de roses Par le somme appliquée avait entre autres choses Rehaussé de son teint la naïve blancheur. Ses lis ne laissaient pas d'avoir de la fraîcheur. Elle avait le sein nu : je n'ai point de parole Quoique dès ma jeunesse instruit dans cette école Pour vous bien exprimer ce double mont d'attraits. Quand j'aurais là-dessus épuisé tous les traits, Et fait pour cette gorge une blancheur nouvelle Encor n'auriez-vous pas ce qui la rend si belle La descente, le tour, et le reste des lieux Qui pour lors m'ont fait roi (j'entends roi par les yeux Car mes mains n'ont point eu de part à cette joie). Le sort à mes regards a mis encore en proie Les merveilles d'un pied sans mentir fait au tour. Figurez-vous le pied de la mère d'Amour, Lorsqu'allant des Tritons attirer les oeillades Il dispute du prix avec ceux des Naïades. Vous pouvez l'avoir vu ; Mars peut vous l'avoir dit : Quant à moi, j'ai vu, Sire, au pied dont il s'agit Du marbre, de l'albâtre, une plante vermeille : Thétis l'a, que je pense, ou doit l'avoir pareille. Quoi qu'il en soit ce pied hors des draps échappé M'a tenu fort longtemps à le voir occupé. Pour en venir au point ou j'ai poussé l'affaire : " Quel des trois, ai-je dit, faut-il que je préfère ? J'ai, si je m'en souviens, un baiser à cueillir, Et par bonheur pour moi je ne saurois faillir. Cette bouche m'appelle à son haleine d'ambre. " Cupidon là-dessus est entré dans la chambre : Je ne sais pas comment ; car j'avais fermé tout. J'ai parcouru le sein de l'un à l'autre bout. " Ceci me tente encore, ai-je dit en moi-même : Et quand je serais prince, et prince à diadème, Une telle faveur me rendrait fortuné. " Par caprice à la fin m'étant déterminé, J'ai réservé ces deux pour la première vue Le pied par sa beauté qui m'était inconnue M'a fait aller à lui. peut-être ce baiser M'a paru moins commun, partant plus à priser. Peut-être par respect j ai rendu cet hommage. Peut-être aussi j'ai cru que le même avantage Ne reviendrait jamais, et qu'on ne baise pas Un beau pied quand on veut, trop bien d'autres appas. La rencontre après tout me semblait fort heureuse. Même à mon sens la chose était plus amoureuse : De dire plus friponne et d'aller jusque-là, Je n'ai gardé, c'est trop, j'ai, Sire, pour cela Trop de respect pour vous ainsi que pour Clymène. Elle s'est éveillée avec assez de peine ; Et m'ayant entrevu, la belle et ses appas Se sont au même instant cachés au fond des draps. La honte l'a rendue un peu de temps muette. Enfin sans se tourner ni quitter sa cachette, D'un ton fort sérieux et marquant son dépit : " Je vous croyais plus sage, Acante, a-t-elle dit. Cela ne me plaît point ; sortez, et tout a l'heure. - Amour, ai-je repris, me dit que je demeure ; Le voilà ; qui croirai-je ? accordez-vous tous deux. - Qui l'Amour ? pensez-vous avec vos Ris, vos Jeux, Vos Amours, m'amuser ? a reparti Clymène. - Tout doux, " a dit l'Amour. Aussitôt l'inhumaine, Oyant la voix du dieu, s'est tournée, et changeant De note, prenant même un air tout engageant : " Clymène, a-t-elle dit, tu n'es pas la plus forte. C'est a toi de fermer une autre fois la porte. Les voilà deux ; encore un dieu s'en mêle-t-il. Afin qu'Acante sorte, et bien que lui faut-il ? Qu'il dise les faveurs donc il se juge digne. " J'ai regardé l'Amour ; du doigt il m'a fait signe Je n'ai pas entendu d'abord ce qu'il voulait. Mais me montrant les traits qu'une bouche étalait, Il m'a fait à la fin juger par ce langage Qu'un baiser me viendrait si j'avais du courage. Or je n'en eus jamais en qualité d'amant. Amour m'a dit tout bas : " Baisez-la hardiment ; Je lui tiendrai les mains ; vous n'aurez point d'obstacle. " Je me suis avancé. Le reste est un miracle. Amour en fait ainsi ; ce sont coups de sa main. APOLLON Comment ? ACANTE Clymène a fait la moitié du chemin. POLYMNIE Que vous autres mortels êtes fous dans vos flammes ! Les dieux obtiennent bien d'autres dons de leurs dames Sans triompher ainsi. ACANTE Polymnie, ils sont dieux. APOLLON Je l'étais, et Daphné ne m'en traita pas mieux Perdons ce souvenir. Vous, triomphez, Acante. Nous vous laissons, adieu ; notre troupe est contente. Livre Quatrième Comment l'esprit vient aux filles Il est un jeu divertissant sur tous, Jeu dont l'ardeur souvent se renouvelle : Ce qui m'en plaît, c'est que tant de cervelle N'y fait besoin, et ne sert de deux clous. Or devinez comment ce jeu s'appelle. Vous y jouez ; comme aussi faisons-nous : Il divertit et la laide et la belle : Soit jour, soit nuit, à toute heure il est doux ; Car on y voit assez clair sans chandelle. Or devinez comment ce jeu s'appelle. Le beau du jeu n'est connu de l'époux ; C'est chez l'amant que ce plaisir excelle : De regardants pour y juger des coups, Il n'en faut point, jamais on n'y querelle. Or devinez comment ce jeu s'appelle. Qu'importe-t-il ? sans s'arrêter au nom, Ni badiner là-dessus davantage, Je vais encor vous en dire un usage, Il fait venir l'esprit et la raison. Nous le voyons en mainte bestiole. Avant que Lise allât en cette école, Lise n'était qu'un misérable oison. Coudre et filer c'était son exercice ; Non pas le sien, mais celui de ses doigts ; Car que l'esprit eût part à cet office, Ne le croyez ; il n'était nuls emplois Où Lise pût avoir l'âme occupée : Lise songeait autant que sa poupée. Cent fois le jour sa mère lui disait : " Va-t-en chercher de l'esprit malheureuse. " La pauvre fille aussitôt s'en allait Chez les voisins, affligée et honteuse, Leur demandant où se vendait l'esprit. On en riait ; à la fin l'on lui dit : " Allez trouver père Bonaventure, Car il en a bonne provision. " Incontinent la jeune créature S'en va le voir, non sans confusion : Elle craignait que ce ne fût dommage De détourner ainsi tel personnage. " Me voudrait-il faire de tels présents, À moi qui n'ai que quatorze ou quinze ans ? Vaux-je cela ? " disait en soi la belle. Son innocence augmentait ses appas : Amour n'avait à son croc de pucelle Dont il crut faire un aussi bon repas. " Mon Révérend, dit-elle au béat homme Je viens vous voir ; des personnes m'ont dit Qu'en ce couvent on vendait de l'esprit : Votre plaisir serait-il qu'à crédit J'en pusse avoir ? non pas pour grosse somme ; À gros achat mon trésor ne suffit : Je reviendrai s'il m'en faut davantage : Et cependant prenez ceci pour gage. " À ce discours, je ne sais quel anneau Qu'elle tirait de son doigt avec peine Ne venant point, le père dit : " Tout beau Nous pourvoirons à ce qui vous amène Sans exiger nul salaire de vous : Il est marchande et marchande, entre nous ; À l'une on vend ce qu'à l'autre l'on donne. Entrez ici ; suivez-moi hardiment ; Nul ne nous voit, aucun ne nous entend, Tous sont au choeur ; le portier est personne Entièrement à ma dévotion ; Et ces murs ont de la discrétion. Elle le suit ; ils vont à sa cellule. " Mon Révérend la jette sur un lit, Veut la baiser ; la pauvrette recule Un peu la tête ; et l'innocente dit : " Quoi c'est ainsi qu'on donne de l'esprit ? - Et vraiment oui, repart Sa Révérence ; Puis il lui met la main sur le téton : " Encore ainsi ? - Vraiment oui ; comment donc ? " La belle prend le tout en patience : Il suit sa pointe ; et d'encor en encor Toujours l'esprit s'insinue et s'avance, Tant et si bien qu'il arrive à bon port. Lise riait du succès de la chose. Bonaventure à six moments de là Donne d'esprit une seconde dose. Ce ne fut tout, une autre succéda ; La charité du beau père était grande. " Et bien, dit-il, que vous semble du jeu ? - À nous venir l'esprit tarde bien peu, " Reprit la belle ; et puis elle demande " Mais s'il s'en va ? - S'il s'en va ? nous verrons D'autres secrets se mettent en usage - N'en cherchez point, dit Lise, davantage ; De celui-ci nous nous contenterons - Soit fait, dit-il, nous recommencerons Au pis aller, tant et tant qu'il suffise. " Le pis aller sembla le mieux à Lise Le secret même encor se répéta Par le Pater ; il aimait cette danse. Lise lui fait une humble révérence ; Et s'en retourne en songeant à cela. Lise songer ! quoi déjà Lise songe ! Elle fait plus, elle cherche un mensonge, Se doutant bien qu'on lui demanderait, Sans y manquer, d'où ce retard venait Deux jours après sa compagne Nanette S'en vient la voir pendant leur entretien Lise rêvait : Nanette comprit bien, Comme elle était clairvoyante et finette, Que Lise alors ne rêvait pas pour rien. Elle fait tant, tourne tant son amie, Que celle-ci lui déclare le tout. L'autre n'était à l'ouïr endormie. Sans rien cacher, Lise de bout en bout De point en point lui conte le mystère, Dimensions de l'esprit du beau père, Et les encore, enfin tout le phébé. " Mais vous, dit-elle, apprenez-nous de grâce Quand et par qui l'esprit vous fut donné. " Anne reprit : " Puisqu'il faut que je fasse Un libre aveu, c'est votre frère Alain Qui m'a donné de l'esprit un matin. - Mon frère Alain ! Alain ! s'écria Lise, Alain mon frère ! ah je suis bien surprise ; Il n'en a point ; comme en donnerait-il ? - Sotte, dit l'autre, hélas tu n'en sais guère : Apprends de moi que pour pareille affaire Il n'est besoin que l'on soit si subtil. Ne me crois-tu ? sache-le de ta mère ; Elle est experte au fait dont il s'agit ; Si tu ne veux, demande au voisinage ; Sur ce point-là l'on t'aura bientôt dit : Vivent les sots pour donner de l'esprit. " Lise s'en tint à ce seul témoignage, Et ne crut pas devoir parler de rien. Vous voyez donc que je disais fort bien Quand je disais que ce jeu-là rend sage. L'Abbesse L'exemple sert, l'exemple nuit aussi : Lequel des deux doit l'emporter ici, Ce n'est mon fait ; l'un dira que l'abbesse En usa bien, l'autre au contraire mal, Selon les gens : bien ou mal je ne laisse D'avoir mon compte, et montre en général, Par ce que fit tout un troupeau de nonnes, Qu'ouailles sont la plupart des personnes ; Qu'il en passe une, il en passera cent ; Tant sur les gens est l'exemple puissant. Je le répète, et dis, vaille que vaille, Le monde n'est que franche moutonnaille. Du premier coup ne croyez que l'on aille À ses périls le passage sonder ; On est longtemps à s'entre-regarder ; Les plus hardis ont-ils tenté l'affaire, Le reste suit, et fait ce qu'il voit faire. Qu'un seul mouton se jette en la rivière, Vous ne verrez nulle âme moutonnière Rester au bord, tous se noieront à tas. Maître François en conte un plaisant cas. Ami lecteur, ne te déplaira pas, Si sursoyant ma principale histoire Je te remets cette chose en mémoire. Panurge allait l'oracle consulter. Il naviguait, ayant dans la cervelle, Je ne sais quoi qui vint l'inquiéter. Dindenaut passe ; et médaille l'appelle De vrai cocu. Dindenaut dans sa nef Menait moutons. " Vendez-m'en un, " dit l'autre. " Voire, reprit Dindenaut, l'ami notre, Penseriez-vous qu'on put venir à chef D'assez priser ni vendre telle aumaille ? " Panurge dit : " Notre ami, coûte et vaille, Vendez-m'en un pour or ou pour argent. " Un fut vendu. Panurge incontinent Le jette en mer ; et les autres de suivre. Au diable l'un, à ce que dit le livre, Qui demeura. Dindenaut au collet Prend un bélier, et le bélier l'entraîne. Adieu mon homme : il va boire au godet. Or revenons : ce prologue me mène Un peu bien loin. J'ai posé dès l'abord Que tout exemple est de force très grande : Et ne me suis écarté par trop fort En rapportant la moutonnière bande Car notre histoire est d'ouailles encor. Une passa, puis une autre, et puis une : Tant qu'à passer s'entre-pressant chacune On vit enfin celle qui les gardait Passer aussi : c'est en gros tout le conte : Voici comment en détail on le conte. Certaine abbesse un certain mal avait Pâles couleurs nommé parmi les filles : Mal dangereux, et qui des plus gentilles Détruit l'éclat, fait languir les attraits. Notre malade avait la face blême Tout justement comme un saint de carême, Bonne d'ailleurs, et gente à cela près. La Faculté sur ce point consultée, Après avoir la chose examinée, Dit que bientôt Madame tomberait En fièvre lente, et puis qu'elle mourrait. Force sera que cette humeur la mange ; À moins que de... l'à moins est bien étrange À moins enfin qu'elle n'ait à souhait Compagnie d'homme. Hippocrate ne fait Choix de ses mots, et tant tourner ne sait. "Jésus, reprit toute scandalisée Madame abbesse : hé que dites-vous là ? Fi. - Nous disons, repartit à cela La Faculté, que pour chose assurée Vous en mourrez, à moins d'un bon galant Bon le faut-il, c'est un point important : Autre que bon n'est ici suffisant Et si bon n'est deux en prendrez Madame. " Ce fut bien pis ; non pas que dans son âme Ce bon ne fût par elle souhaité Mais le moyen que sa communauté Lui vît sans peine approuver telle chose ? Honte souvent est de dommage cause. Soeur Agnès dit : " Madame croyez-les. Un tel remède est chose bien mauvaise, S'il a le goût méchant à beaucoup près Comme la mort. Vous faites cent secrets Faut-il qu'un seul vous choque et vous déplaise ? - Vous en parlez, Agnès, bien à votre aise, Reprit l'abbesse : or,ca, par votre Dieu, Le feriez-vous ? mettez-vous en mon lieu. - Oui da, Madame ; et dis bien davantage : Votre santé m'est chère jusque-là Que s'il fallait pour vous souffrir cela, Je ne voudrais que dans ce témoignage D'affection pas une de céans Me devançât. Mille remerciements À Soeur Agnès donnés par son abbesse La Faculté dit adieu là-dessus Et protesta de ne revenir plus. Tout le couvent se trouvait en tristesse, Quand soeur Agnès qui n'était de ce lieu La moins sensée, au reste bonne lame, Dit a ses soeurs : " Tout ce qui tient Madame Est seulement belle honte de Dieu. Par charité n'en est-il point quelqu'une Pour lui montrer l'exemple et le chemin ? Cet avis fut approuvé de chacune : On l'applaudit, il court de main en main. Pas une n'est qui montre en ce dessein De la froideur, soit nonne, soit nonnette, Mère prieure, ancienne, ou discrète, Le billet trotte : on fait venir des gens De toute guise, et des noirs, et des blancs, Et des tannés L'escadron, dit l'histoire, Ne fut petit, ni comme l'on peut croire Lent à montrer de sa part le chemin. Ils ne cédaient à pas une nonnain Dans le désir de faire que Madame Ne fut honteuse, ou bien n'eut dans son âme Tel récipe possible à contrecoeur De ses brebis à peine la première A fait le saut, qu'il suit une autre soeur. Une troisième entre dans la carrière. Nulle ne veut demeurer en arrière. Presse se met pour n'être la dernière Qui ferait voir son zèle et sa ferveur À mère abbesse. Il n'est aucune ouaille Qui ne s'y jette ; ainsi que les moutons De Dindenaut dont tantôt nous parlions S'allaient jeter chez la gent porte-écaille. Que dirai plus ? enfin l'impression Qu'avait l'abbesse encontre ce remède, Sage rendue à tant d'exemples cède. Un jouvenceau fait l'opération Sur la malade. Elle redevient rose, oeillet, aurore, et si quelque autre chose De plus riant se peut imaginer. Ô doux remède, ô remède à donner, Remède ami de mainte créature, Ami des gens, ami de la nature, Ami de tout, point d'honneur excepté. Point d'honneur est une autre maladie : Dans ses écrits Madame Faculté N'en parle point. Que de maux en la vie ! Les Troqueurs Le changement de mets réjouit l'homme : Quand je dis l'homme, entendez qu'en ceci La femme doit être comprise aussi : Et ne sais pas comme il ne vient de Rome Permission de troquer en hymen ; Non si souvent qu'on en aurait envie, Mais tout au moins une fois en sa vie : Peut-être un jour nous l'obtiendrons. Amen, Ainsi soit-il ; semblable indult en France Viendrait fort bien, j'en réponds, car nos gens Sont grands troqueurs, Dieu nous créa changeants. Près de Rouen, pays de sapience, Deux villageois avaient chacun chez soi Forte femelle, et d'assez bon aloi, Pour telles gens qui n'y raffinent guère ; Chacun sait bien qu'il n'est pas nécessaire Qu'amour les traite ainsi que des prélats. Avint pourtant que tous deux étant las De leurs moitiés, leur voisin le notaire Un jour de fête avec eux chopinait. Un des manants lui dit : " Sire Oudinet, J'ai dans l'esprit une plaisante affaire. Vous avez fait sans doute en votre temps Plusieurs contrats de diverse nature, Ne peut-on point en faire un ou les gens Troquent de femme ainsi que de monture ? Notre pasteur a bien changé de cure : La femme est-elle un cas si différent ? Et pargué non ; car messire Grégoire Disait toujours, si j'ai bonne mémoire : " Mes brebis sont ma femme " : cependant Il a changé : changeons aussi compère. - Très volontiers, reprit l'autre manant ; Mais tu sais bien que notre ménagère Est la plus belle : or ça, Sire Oudinet, Sera-ce trop s'il donne son mulet Pour le retour ? - Mon mulet ? et parguenne Dit le premier des villageois susdits, Chacune vaut en ce monde son prix ; La mienne ira but à but pour la tienne ; On ne regarde aux femmes de si près : Point de retour, vois-tu, compère Étienne, Mon mulet, c'est... c'est le roi des mulets. Tu ne devrais me demander mon âne Tant seulement : troc pour troc, touche là. " Sire Oudinet raisonnant sur cela Dit : " Il est vrai que Tiennette a sur Jeanne De l'avantage, à ce qu'il semble aux gens ; Mais le meilleur de la bête à mon sens N'est ce qu'on voit ; femmes ont maintes choses Que je préfère, et qui sont lettres closes ; Femmes aussi trompent assez souvent Jà ne les faut éplucher trop avant. Or sus voisins, faisons les choses nettes Vous ne voulez chat en poche donner Ni l'un ni l'autre, allons donc confronter Vos deux moitiés comme Dieu les a faites. " L'expédient ne fut goûté de tous : Trop bien voilà messieurs les deux époux Qui sur ce point triomphent de s'étendre " Tiennette n'a ni suros ni malandre, " Dit le second. " Jeanne, dit le premier, A le corps net comme un petit denier ; Ma foi c'est basme. - Et Tiennette est ambroise, Dit son époux ; telle je la maintien. " L'autre reprit : " Compère tiens-toi bien ; Tu ne connais Jeanne ma villageoise ; Je t'avertis qu'à ce jeu... m'entends-tu ? " L'autre manant jura : " Par la vertu, Tiennette et moi nous n'avons qu'une noise, C'est qui des deux y sait de meilleurs tours ; Tu m'en diras quelques mots dans deux jours : À toi Compère. " Et de prendre la tasse, Et de trinquer ; " Allons, Sire Oudinet, À Jeanne ; top ; puis à Tiennette ; masse. " Somme qu'enfin la soulte du mulet Fut accordée, et voilà marché fait. Notre notaire assura l'un et l'autre Que tels traités allaient leur grand chemins : Sire Oudinet était un bon apôtre Qui se fit bien payer son parchemin. Par qui, payer ? par Jeanne et par Tiennette. II ne voulut rien prendre des maris. Les villageois furent tous deux d'avis Que pour un temps la chose fut sécrète ; Mais il en vint au curé quelque vent. Il prit aussi son droit ; je n'en assure, Et n'y étais ; mais la vérité pure Est que curés y manquent peu souvent. Le clerc non plus ne fit du sien remise ; Rien ne se perd entre les gens d'Église. Les permuteurs ne pouvaient bonnement Exécuter un pareil changement Dans ce village, à moins que de scandale : Ainsi bientôt l'un et l'autre détale, Et va planter le piquet en un lieu Où tout fut bien d'abord moyennant Dieu. C'était plaisir que de les voir ensemble. Les femmes même, a l'envi des maris S'entre-disaient en leurs menus devis : " Bon fait troquer, Commère, à ton avis ? Si nous troquions de valet ? que t'en semble ? " Ce dernier troc, s'il se fit, fut secret. L'autre d'abord eut un très bon effet. Le premier mois très bien ils s'en trouvèrent ; Mais à la fin nos gens se dégoûtèrent. Compère Étienne, ainsi qu'on peut penser, Fut le premier des deux à se lasser, Pleurant Tiennette, il y perdait sans doute Compère Gille eut regret à sa soulte. Il ne voulut retroquer toutefois. Qu'en advint-il ? un jour parmi les bois Étienne vit toute fine seulette Près d'un ruisseau sa défunte Tiennette, Qui par hasard dormait sous la coudrette. Il s'approcha l'éveillant en sursaut. Elle du troc ne se souvint pour l'heure ; Donc le galant sans plus longue demeure En vint au point. Bref ils firent le saut. Le conte dit qu'il la trouva meilleure Qu'au premier jour : pourquoi cela ? pourquoi ? Belle demande ; en l'amoureuse loi Pain qu'on dérobe et qu'on mange en cachette Vaut mieux que pain qu'on cuit ou qu'on achète. Je m'en rapporte aux plus savants que moi. Il faut pourtant que la chose soit vraie Et qu'après tout Hyménée et l'Amour Ne soient pas gens à cuire en même four ; Témoin l'ébat qu'on prit sous la coudraie. On y fit chère ; il ne s'y servit plat Où maître Amour cuisinier délicat Et plus friand que n'est maître Hyménée N'eût mis la main. Tiennette retournée, Compère Étienne homme neuf en ce fait Dit à part soi : Gille a quelque secret, J'ai retrouvé Tiennette plus jolie Qu'elle ne fut onc en jour de sa vie. Reprenons-la, faisons tour de Normand ; Dédisons-nous, usons du privilège. Voilà l'exploit qui trotte incontinent, Aux fins de voir le troc et changement Déclaré nul, et cassé nettement. Gille assigné de son mieux se défend. Un promoteur intervient pour le siège Épiscopal, et vendique le cas. Grand bruit partout ainsi que d'ordinaire : Le parlement évoque à soi l'affaire. Sire Oudinet le faiseur de contrats Est amené ; l'on l'entend sur la chose. Voilà l'état où l'on dit qu'est la cause ; Car c'est un fait arrivé depuis peu. Pauvre ignorant que le compère Étienne ! Contre ses fins cet homme en premier lieu Va de droit fil ; car s'il prit à ce jeu Quelque plaisir, c'est qu'alors la chrétienne N'était à lui : le bons sens voulait donc Que pour toujours il la laissât à Gille ; Sauf la coudraie, où Tiennette, dit-on, Allait souvent en chantant sa chanson ; L'y rencontrer était chose facile. Et suppose que facile ne fut, Fallait qu'alors son plaisir d'autant crut. Mais allez-moi prêcher cette doctrine À des manants : ceux-ci pourtant avaient Fait un bon tour, et très bien s'en trouvaient Sans le dédit ; c'était pièce assez fine Pour en devoir l'exemple à d'autres gens : J'ai grand regret de n'en avoir les gants. Et dis parfois, alors que j'y rumine : Aurait-on pris des croquants pour troquants En fait de femme ? il faut être honnête homme Pour s'aviser d'un pareil changement. Or n'est l'affaire allée en cour de Rome, Trop bien est-elle au Sénat de Rouen. Là le notaire aura du moins sa gamme En plein barreau. Dieu gard' sire Oudinet D'un rapporteur barbon et bien en femme Qui fasse aller cette affaire au bonnet. Le Cas de conscience Les gens du pays des fables Donnent ordinairement Noms et titres agréables Assez libéralement. Cela ne leur coûte guère. Tout leur est nymphe ou bergère Et déesse bien souvent. Horace n'y faisait faute. Si la servante de l'hôte Au lit de notre homme allait C'était aussitôt Ilie C'était la nymphe Égérie, C'était tout ce qu'on voulait. Dieu, par sa bonté profonde, Un beau jour mit dans le monde Apollon son serviteur ; Et l'y mit justement comme Adam le nomenclateur, Lui disant : " Te voilà, nomme. " Suivant cette antique loi Nous sommes parrains du Roi. De ce privilège insigne, Moi faiseur de vers indigne Je pourrais user aussi Dans les contes que voici ; Et s'il me plaisait de dire, Au lieu d'Anne Sylvanire, Et pour messire Thomas Le grand druide Adamas, Me mettrait-on à l'amende ? Non : mais tout considère, Le présent conte demande Qu'on dise Anne et le curé. Anne, puisqu'ainsi va, passait dans son village Pour la perle et la parangon. Étant un jour près d'un rivage, Elle vit un jeune garçon Se baigner nu. La fillette était drue, Honnête toutefois. L'objet plut à sa vue. Nuls défauts ne pouvaient être au gars reprochés : Puis dès auparavant aimé de la bergère, Quand il en aurait eu l'Amour les eût cachés ; Jamais tailleur n'en sut mieux que lui la manière. Anne ne craignait rien ; des saules la couvraient Comme eût fait une jalousie : Çà et là ses regards en liberté couraient Où les portait leur fantaisie, Çà et là, c'est-à-dire aux différents attraits Du garçon au corps jeune et frais, Blanc, poli, bien formé, de taille haute et drète, Digne enfin des regards d'Annette. D'abord une honte secrète La fit quatre pas reculer, L'amour huit autres avancer : Le scrupule survint, et pensa tout gâter. Anne avait bonne conscience : Mais comment s'abstenir ? est-il quelque défense Qui l'emporte sur le désir Quand le hasard fait naître un sujet de plaisir ? La belle à celui-ci fit quelque résistance. À la fin ne comprenant pas Comme on peut pêcher de cent pas, Elle s'assit sur l'herbe ; et très fort attentive Annette la contemplative Regarda de son mieux. Quelqu'un n'a-t-il point vu Comme on dessine sur nature ? On vous campe une créature, Une Ève, ou quelque Adam, j'entends un objet nu ; Puis force gens assis comme notre bergère Font un crayon conforme à cet original. Au fond de sa mémoire Anne en sut fort bien faire Un qui ne ressemblait pas mal. Elle y serait encor si Guillot (c'est le sire) Ne fût sorti de l'eau. La belle se retire À propos ; l'ennemi n'était plus qu'à vingt pas, Plus fort qu'à l'ordinaire, et c'eût été grand cas Qu'après de semblables idées Amour en fut demeuré là : Il comptait pour siennes déjà Les faveurs qu'Anne avait gardées. Qui ne s'y fût trompé ? plus je songe à cela, Moins je le puis comprendre. Anne la scrupuleuse N'osa quoi qu'il en soit le garçon régaler ; Ne laissant pas pourtant de récapituler Les points qui la rendaient encor toute honteuse. Pâques vint, et ce fut un nouvel embarras. Anne faisant passer ses péchés en revue, Comme un passe-volant mit en un coin ce cas ; Mais la chose fut aperçue. Le curé messire Thomas Sut relever le fait ; et comme l'on peut croire En confesseur exact il fit conter l'histoire, Et circonstancier le tout fort amplement, Pour en connaître l'importance, Puis faire aucunement cadrer la pénitence, Chose où ne doit errer un confesseur prudent. Celui-ci malmena la belle " Être dans ses regards à tel point sensuelle ! C'est, dit-il, un très grand pêché. Autant vaut l'avoir vu que de l'avoir touché. " Cependant la peine imposée Fut à souffrir assez aisée. Je n'en parlerai point ; seulement on saura Que Messieurs les curés, en tous ces cantons-là, Ainsi qu'au nôtre avaient des dévots et dévotes, Qui pour l'examen de leurs fautes Leur payaient un tribut ; qui plus qui moins selon Que le compte à rendre était long. Du tribut de cet an Anne étant soucieuse, Arrive que Guillot pèche un brochet fort grand : Tout aussitôt le jeune amant Le donne a sa maîtresse ; elle toute joyeuse Le va porter du même pas Au curé messire Thomas. Il reçoit le présent, il l'admire, et le drôle D'un petit coup sur l'épaule La fillette régala, Lui sourit, lui dit : " Voilà Mon fait, joignant à cela D'autres petites affaires : C'était jour de Calende, et nombre de confrères Devaient dîner chez lui. Voulez-vous doublement M'obliger ? dit-il à la belle ; Accommodez chez vous ce poisson promptement. Puis l'apportez incontinent, Ma servante est un peu nouvelle. Anne court ; et voilà les prêtres arrivés. Grand bruit, grande cohue, en cave on se transporte. Aucuns des vins sont approuvés : Chacun en raisonne à sa sorte. On met sur table ; et le doyen Prend place en saluant toute la compagnie. Raconter leurs propos serait chose infinie ; Puis le lecteur s'en doute bien. On permuta cent fois sans permuter pas une. Santés, Dieu sait combien : chacun à sa chacune But en faisant de l'oeil ; nul scandale : on servit Potage, menus mets, et même jusqu'au fruit Sans que le brochet vînt ; tout le dîner s'achève Sans brochet pas un brin. Guillot sachant ce don L'avait fait rétracter pour plus d'une raison. Légère de brochet la troupe enfin se lève. Qui fut bien étonné, qu'on le juge : il alla Dire ceci, dire cela À Madame Anne le jour même L'appela cent fois sotte, et dans sa rage extrême Lui pensa reprocher l'aventure du bain. " Traiter votre curé, dit-il, comme un coquin ! Pour qui nous prenez-vous ? pasteur sont-ce canailles ? " Alors par droit de représailles Anne dit au prêtre outragé : " Autant vaut l'avoir vu que de l'avoir mangé. " Le Diable de Papefiguière Maître François dit que Papimanie Est un pays où les gens sont heureux. Le vrai dormir ne fut fait que pour eux : Nous n'en avons ici que la copie. Et par saint Jean, si Dieu me prête vie, Je le verrai ce pays où l'on dort : On y fait plus, on n'y fait nulle chose C'est un emploi que je recherche encor. Ajoutez-y quelque petite dose D'amour honnête, et puis me voilà fort. Tout au rebours il est une province Où les gens sont haïs, maudits de Dieu. On les connaît à leur visage mince, Le long dormir est exclu de ce lieu : Partant, lecteurs, si quelqu'un se présente À vos regards, ayant face riante Couleur vermeille, et visage replet, Taille non pas de quelque mingrelet, Dire pourrez, sans que l'on vous condamne, " Cettui me semble à le voir Papimane. " Si d'autre part celui que vous verrez N'a l'oeil riant, le corps rond, le teint frais, Sans hésiter qualifiez cet homme Papefiguier. Papefigue se nomme L'île et province où les gens autrefois Firent la figue au portrait du saint-père : Punis en sont ; rien chez eux ne prospère ; Ainsi nous l'a conté maître François. L'île fut lors donnée en apanage À Lucifer ; c'est sa maison des champs On voit courir par tout cet héritage Ses commensaux rudes à pauvres gens, Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes Si maints tableaux ne sont point apocryphes. Avint un jour qu'un de ces beaux messieurs Vit un manant rusé, des plus trompeurs Verser un champ dans l'île dessus dite. Bien paraissait la terre être maudite Car le manant avec peine et sueur La retournait, et faisait son labeur. Survient un diable à titre de seigneur. Ce diable était des gens de l'Évangile, Simple, ignorant à tromper très facile, Bon gentilhomme et qui, dans son courroux N'avait encor tonné que sur les choux. Plus ne savait apporter de dommage. " Vilain, dit-il, vaquer à nul ouvrage N'est mon talent : je suis un diable issu De noble race, et qui n'a jamais su Se tourmenter ainsi que font les autres. Tu sais vilain que tous ces champs sont nôtres : Ils sont à nous dévolus par l'édit Qui mit jadis cette île en interdit. Vous y vivez dessous notre police. Partant, vilain, je puis avec justice M'attribuer tout le fruit de ce champ : Mais je suis bon, et veux que dans un an Nous partagions sans noise et sans querelle. Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ? " Le manant dit : " Monseigneur, pour le mieux Je crois qu'il faut les couvrir de touselle Car c'est un grain qui vient fort aisément. - Je ne connais ce grain-là nullement, Dit le lutin ; comment dis-tu ...? touselle ...? Mémoire n'ai d'aucun grain qui s'appelle De cette sorte ! Or emplis-en ce lieu : Touselle soit, touselle de par Dieu, J'en suis content. Fais donc vite, et travaille ; Manant travaille et travaille vilain : Travailler est le fait de la canaille : Ne t'attends pas que je t'aide un seul brin, Ni que par moi ton labeur se consomme : Je t'ai déjà dit que j'étais gentilhomme, Né pour chommer et pour ne rien savoir. Voici comment ira notre partage. Deux lots seront ; dont l'un, c'est à savoir Ce qui hors terre et dessus l'héritage Aura poussé demeurera pour toi ; L'autre dans terre est réservé pour moi. " L'août arrivé, la touselle est sciée, Et tout d'un temps sa racine arrachée, Pour satisfaire au lot du diableteau. Il y croyait la semence attachée, Et que l'épi non plus que le tuyau N'était qu'une herbe inutile et séchée. Le laboureur vous la serra très bien. L'autre au marché porta son chaume vendre On le hua ; pas un n'en offrit rien : Le pauvre diable était prêt à se pendre. II s'en alla chez son copartageant : Le drôle avait la touselle vendue, Pour le plus sûr, en gerbe et non battue, Ne manquant pas de bien cacher l'argent. Bien le cacha ; le diable en fut la dupe. " Coquin, dit-il, tu m'as joué d'un tour. C'est ton métier : je suis diable de cour Qui comme vous à tromper ne m'occupe. Quel grain veux-tu semer pour l'an prochain ? Le manant dit : Je crois qu'au lieu de grain Planter me faut ou navets ou carottes : Vous en aurez, Monseigneur, pleines hottes : Si mieux n'aimez raves dans la saison. - Raves, navets, carottes, tout est bon, Dit le lutin, mon lot sera hors terre Le tien dedans. Je ne veux point de guerre Avecque toi si tu ne m'y contrains. Je vais tenter quelques jeunes nonnains. " L'auteur ne dit ce que firent les nonnes. Le temps venu de recueillir encor, Le manant prend raves belles et bonnes, Feuilles sans plus tombent pour tout trésor Au diableteau, qui l'épaule chargée Court au marché. Grande fut la risée : Chacun lui dit son mot cette fois-là. " Monsieur le diable, où croît cette denrée ? Où mettrez-vous ce qu'on en donnera ? " Plein de courroux et vuide de pécune Léger d'argent et chargé de rancune, Il va trouver le manant qui riait Avec sa femme, et se solaciait " Ah ! par la mort, par le sang, par la tête, Dit le démon, il le payra par bieu. Vous voici donc Phlipot la bonne bête ; Ça ; Ça, galons-le en enfant de bon lieu. Mais il vaut mieux remettre la partie : J'ai sur les bras une dame jolie À qui je dois faire franchir le pas Elle le veut, et puis ne le veut pas. L'époux n'aura dedans la confrérie Sitôt un pied qu'à vous je reviendrai, Maître Phlipot, et tant vous galerai Que ne jouerez ces tours de votre vie. À coups de griffe il faut que nous voyions Lequel aura de nous deux belle amie, Et jouira du fruit de ces sillons. Prendre pourrais d'autorité suprême Touselle et grain, champ et rave, enfin tout. Mais je les veux avoir par le bon bout. N'espérez plus user de stratagème. Dans huit jours d'hui, je suis à vous Phlipot, Et touchez là, ceci sera mon arme. " Le villageois étourdi du vacarme Au fardadet ne put répondre un mot. Perrette en rit ; c'était sa ménagère, Bonne galande en toutes les façons, Et qui sut plus que garder les moutons Tant qu'elle fut en âge de bergère. Elle lui dit : " Phlipot, ne pleure point : Je veux d'ici renvoyer de tout point Ce diableteau : c'est un jeune novice Qui n'a rien vu : je t'en tirerai hors : Mon petit doigt saurait plus de malice, Si je voulais, que n'en sait tout son corps. " Le jour venu Phlipot qui n'était brave Se va cacher, non point dans une cave, Trop bien va-t-il se plonger tout entier Dans un profond et large bénitier Aucun démon n'eût su par où le prendre, Tant fut subtil ; car d'étoles, dit-on, Il s'affubla le chef pour s'en défendre, S'étant plongé dans l'eau jusqu'au menton. Or le laissons, il n'en viendra pas faute. Tout le clergé chante autour à voix haute Vade retro. Perrette cependant Est au logis le lutin attendant. Le lutin vient : Perrette échevelée Sort, et se plaint de Phlipot, en criant : " Ah ! le bourreau, le traître, le méchant Il m'a perdue, il m'a toute affolée Au nom de Dieu, Monseigneur, sauvez-vous. À coup de griffe il m'a dit en courroux Qu'il se devait contre Votre Excellence Battre tantôt, et battre à toute outrance. Pour s'éprouver le perfide m'a fait Cette balafre. " À ces mots au follet Elle fait voir... Et quoi ? chose terrible. Le diable en eut une peur tant horrible Qu'il se signa, pensa presque tomber ; Onc n'avait vu, ni lu, ni ouï conter Que coups de griffe eussent semblable forme Bref aussitôt qu'il aperçut l'énorme Solution de continuité, Il demeura si fort épouvanté, Qu'il prit la fuite, et laissa là Perrette. Tous les voisins chommèrent la défaite De ce démon : le clergé ne fut pas Des plus tardifs à prendre part au cas. Féronde ou le Purgatoire Vers le Levant, le Vieil de la Montagne Se rendit craint par un moyen nouveau. Craint n'était-il pour l'immense campagne Qu'il possédât, ni pour aucun monceau D'or ou d'argent ; mais parce qu'au cerveau De ses sujets il imprimait des choses Qui de maint fait courageux étaient causes. Il choisissait entre eux les plus hardis ; Et leur faisait donner du paradis Un avant-goût à leurs sens perceptible ; Du paradis de son législateur ; Rien n'en a dit ce prophète menteur Qui ne devînt très croyable et sensible À ces gens-là : comment s'y prenait-on ? On les faisait boire tous de façon Qu'ils s'enivraient, perdaient sens et raison. En cet état, privés de connaissance, On les portait en d'agréables lieux, Ombrages frais, jardins délicieux. Là se trouvaient tendrons en abondance Plus que mailles, et beaux par excellence : Chaque réduit en avait à couper. Si se venaient joliment attrouper Près de ces gens qui leur boisson cuvée S'émerveillaient de voir cette couvée Et se croyaient habitants devenus Des champs heureux qu'assigne à ses élus Le faux Mahom. Lors de faire accointance, Turcs d'approcher, tendrons d'entrer en danse' Au gazouillis des ruisseaux de ces bois, Au son de luths accompagnant les voix Des rossignols : il n'est plaisir au monde Qu'on ne goûtât dedans ce paradis : Les gens trouvaient en son charmant pourpris Les meilleurs vins de la machine ronde ; Dont ne manquaient encor de s'enivrer, Et de leur sens perdre l'entier usage. On les faisait aussitôt reporter Au premier lieu de tout ce tripotage Qu'arrivait-il ? ils croyaient fermement Que quelque jour de semblables délices Les attendaient, pourvu que hardiment, Sans redouter la mort ni les supplices, Ils fissent chose agréable à Mahom, Servant leur prince en toute occasion. Par ce moyen leur prince pouvait dire Qu'il avait gens à sa dévotion Déterminés, et qu'il n'était empire Plus redouté que le sien ici-bas. Or ai-je été prolixe sur ce cas, Pour confirmer l'histoire de Féronde. Féronde était un sot de par le monde Riche manant, ayant soin du tracas, Dîmes, et cens, revenus, et ménage D'un abbé blanc. J'en sais de ce plumage Qui valent bien les noirs à mon avis, En fait que d'être aux maris secourables, Quand forte tâche ils ont en leur logis Si qu'il y faut moines et gens capables. Au lendemain celui-ci ne songeait Et tout son fait dès la veille mangeait, Sans rien garder, non plus qu'un droit apôtre, N'ayant autre oeuvre, autre emploi, penser autre Que de chercher ou gisaient les bons vins. Les bons morceaux, et les bonnes commères, Sans oublier les gaillardes nonnains, Dont il faisait peu de part à ses frères. Féronde avait un joli chaperon Dans son logis, femme sienne, et dit-on Que parentèle était entre la dame Et notre abbé ; car son prédécesseur, Oncle et parrain, dont Dieu veuille avoir l'âme, En était père, et la donna pour femme À ce manant, qui tint à grand honneur De l'épouser. Chacun sait que de race Communément fille bâtarde chasse : Celle-ci donc ne fit mentir le mot. Si n'était pas l'époux homme si sot Qu'il n'en eût doute, et ne vît en l'affaire Un peu plus clair qu'il n'était nécessaire. Sa femme allait toujours chez le prélat ; Et prétextait ses allées et venues Des soins divers de cet économat. Elle alléguait mille affaires menues. C'était un compte, ou c'était un achat ; C'était un rien ; tant peu plaignait sa peine. Bref il n'était nul jour en la semaine, Nulle heure au jour, qu'on ne vît en ce lieu La receveuse. Alors le père en Dieu Ne manquait pas d'écarter tout son monde Mais le mari, qui se doutait du tour Rompait les chiens, ne manquant au retour D'imposer mains sur madame Féronde. Onc il ne fut un moins commode époux. Esprits ruraux volontiers sont jaloux, Et sur ce point à chausser difficiles, N'étant pas faits aux coutumes des villes. Monsieur l'abbé trouvait cela bien dur Comme prélat qu'il était, partant homme Fuyant la peine, aimant le plaisir pur, Ainsi que fait tout bon suppôt de Rome. Ce n'est mon goût ; je ne veux de plein saut Prendre la ville, aimant mieux l'escalade ; En amour da, non en guerre ; il ne faut Prendre ceci pour guerrière bravade, Ni m'enrôler là-dessus malgré moi. Que l'autre usage ait la raison pour soi, Je m'en rapporte, et reviens à l'histoire Du receveur qu'on mit en purgatoire Pour le guérir, et voici comme quoi. Par le moyen d'une poudre endormante L'abbé le plonge en un très long sommeil. On le croit mort, on l'enterre, l'on chante : Il est surpris de voir à son réveil Autour de lui gens d'étrange manière ; Car il était au large dans sa bière, Et se pouvait lever de ce tombeau Qui conduisait en un profond caveau. D'abord la peur se saisit de notre homme Qu'est-ce cela ? songe-t-il ? est-il mort ? Serait-ce point quelque espèce de sort ? Puis il demande aux gens comme on les nomme, Ce qu'ils font là, d'où vient que dans ce lieu L'on le retient, et qu'a-t-il fait à Dieu ? L'un d'eux lui dit : " Console-toi, Féronde Tu te verras citoyen du haut monde Dans mille ans d'hui complets et bien comptés Auparavant il faut d'aucuns pêchés Te nettoyer en ce saint purgatoire. Ton âme un jour plus blanche que l'ivoire En sortira. " L'ange consolateur Donne à ces mots au pauvre receveur Huit ou dix coups de forte discipline, En lui disant : " C'est ton humeur mutine, Et trop jalouse, et déplaisant à Dieu Qui te retient pour mille ans en ce lieu. " Le receveur s'étant frotté l'épaule Fait un soupir : " Mille ans, c'est bien du temps ! " Vous noterez que l'ange était un drôle, Un frère Jean novice de Léans. Ses compagnons jouaient chacun un rôle Pareil au sien dessous un feint habit. Le receveur requiert pardon, et dit : " Las ! si jamais je rentre dans la vie, Jamais soupçon ombrage et jalousie, Ne rentreront dans mon maudit esprit. Pourrais-je point obtenir cette grâce ? " On la lui fait espérer ; non sitôt : Force est qu'un an dans ce séjour se passe, Là cependant il aura ce qu'il faut Pour sustenter son corps, rien davantage Quelque grabat, du pain pour tout potage, Vingt coups de fouet chaque jour, si l'abbé Comme prélat rempli de charité N'obtient du Ciel qu'au moins on lui remette Non le total des coups, mais quelque quart, Voire moitié, voire la plus grand'part. Douter ne faut qu'il ne s'en entremette, À ce sujet disant mainte oraison. L'ange en après lui fait un long sermon. " À tort, dit-il, tu conçus du soupçon. Les gens d'église ont-ils de ces pensées ? Un abbé blanc ! c'est trop d'ombrage avoir ; Il n'écherrait que dix coups pour un noir. Défais-toi donc de tes erreurs passées. " Il s'y résout. Qu'eût-il fait ? cependant Sire prélat et Madame Féronde Ne laissent perdre un seul petit moment. Le mari dit : " Que fait ma femme au monde ? - Ce qu'elle y fait ? tout bien ; notre prélat L'a consolée, et ton économat S'en va son train, toujours à l'ordinaire. - Dans le couvent toujours a-t-elle affaire ? - Où donc ? il faut qu'ayant seule à présent Le faix entier sur soi la pauvre femme Bon gré mal gré léans aille souvent, Et plus encor que pendant ton vivant. " Un tel discours ne plaisait point à l'âme. Âme j'ai cru le devoir appeler, Ses pourvoyeurs ne le faisant manger Ainsi qu'un corps. Un mois à cette épreuve Se passe entier, lui jeûnant, et l'abbé Multipliant oeuvres de charité, Et mettant peine à consoler la veuve. Tenez pour sûr qu'il y fit de son mieux. Son soin ne fut longtemps infructueux : Pas ne semait en une terre ingrate. Pater abbas avec juste sujet Appréhenda d'être père en effet. Comme il n'est bon que telle chose éclate, Et que le fait ne puisse être nié, Tant et tant fut par sa Paternité Dit d'oraisons, qu'on vit du purgatoire L'âme sortir, légère, et n'ayant pas Once de chair. Un si merveilleux cas Surprit les gens. Beaucoup ne voulaient croire Ce qu'ils voyaient. L'abbé passa pour saint. L'époux pour sien le fruit posthume tint Sans autrement de calcul oser faire. Double miracle était en cette affaire Et la grossesse, et le retour du mort. On en chanta Te deum à renfort Stérilité régnait en mariage Pendant cet an, et même au voisinage De l'abbaye, encor bien que léans On se vouât pour obtenir enfants. À tant laissons l'économe et sa femme ; Et ne soit dit que nous autres époux Nous méritions ce qu'on fit à cette âme Pour la guérir de ses soupçons jaloux. Le Psautier Nonnes souffrez pour la dernière fois Qu'en ce recueil malgré moi je vous place. De vos bons tours les contes ne sont froids. Leur aventure a ne sais quelle grâce Qui n'est ailleurs : ils emportent les voix. Encore un donc, et puis c'en seront trois. Trois ? je faux d'un ; c'en seront au moins quatre Comptons-les bien. Mazet le compagnon ; L'abbesse ayant besoin d'un bon garçon Pour la guérir d'un mal opiniâtre ; Ce conte-ci qui n'est le moins fripon ; Quant a soeur Jeanne ayant fait un poupon, Je ne tiens pas qu'il la faille rabattre. Les voilà tous : quatre c'est compte rond. Vous me direz : " C'est une étrange affaire Que nous ayons tant de part en ceci. - Que voulez-vous ? je n'y saurais que faire ; Ce n'est pas moi qui le souhaite ainsi. Si vous teniez toujours votre bréviaire, Vous n'auriez rien à démêler ici. Mais ce n'est pas votre plus grand souci. " Passons donc vite à la présente histoire. Dans un couvent de nonnes fréquentait Un jouvenceau friand comme on peut croire De ces oiseaux. Telle pourtant prenait Goût à le voir, et des yeux le couvait, Lui souriait, faisait la complaisante, Et se disait sa très humble servante, Qui pour cela d'un seul point n'avançait. Le conte dit que léans il n'était Vieille ni jeune, à qui le personnage Ne fit songer quelque chose à part soi. Soupirs trottaient, bien voyait le pourquoi, Sans qu'il s'en mît en peine davantage. Soeur Isabeau seule pour son usage Eut le galant : elle le méritait Douce d'humeur, gentille de corsage, Et n'en étant qu'à son apprentissage, Belle de plus. Ainsi l'on l'enviait Pour deux raisons ; son amant, et ses charmes. Dans ses amours chacune l'épiait : Nul bien sans mal, nul plaisir sans alarmes. Tant et si bien l'épièrent les soeurs, Qu'une nuit sombre, et propre à ces douceurs Dont on confie aux ombres le mystère, En sa cellule on ouït certains mots, Certaine voix, enfin certains propos Qui n'étaient pas sans doute en son bréviaire. " C'est le galant, ce dit-on, il est pris. " Et de courir ; l'alarme est aux esprits ; L'essaim frémit, sentinelle se pose. On va conter en triomphe la chose À mère abbesse ; et heurtant à grands coups On lui cria : " Madame levez-vous ; Soeur Isabelle a dans sa chambre un homme. " Vous noterez que Madame n'était En oraison, ni ne prenait son somme : Trop bien alors dans son lit elle avait Messire Jean curé du voisinage. Pour ne donner aux soeurs aucun ombrage, Elle se lève, en hâte, étourdiment, Cherche son voile, et malheureusement Dessous sa main tombe du personnage Le haut-de-chausse assez bien ressemblant Pendant la nuit quand on n'est éclairée À certain voile aux nonnes familier Nommé pour lors entre elles leur psautier. La voilà donc de grègues affublée. Ayant sur soi ce nouveau couvre-chef, Et s'étant fait raconter derechef Tout le catus elle dit irritée : " Voyez un peu la petite effrontée, Fille du diable, et qui nous gâtera Notre couvent ; si Dieu plaît ne fera : S'il plaît à Dieu bon ordre s'y mettra : Vous la verrez tantôt bien chapitrée. " Chapitre donc, puisque chapitre y a, Fut assemblé. Mère abbesse entourée De son sénat fit venir Isabeau, Qui s'arrosait de pleurs tout le visage, Se souvenant qu'un maudit jouvenceau Venait d'en faire un différent usage. " Quoi, dit l'abbesse, un homme dans ce lieu ! Un tel scandale en la maison de Dieu ! N'êtes-vous point morte de honte encore ? Qui nous a fait recevoir parmi nous Cette voirie ? Isabeau, savez-vous (Car désormais qu'ici l'on vous honore Du nom de soeur, ne le prétendez pas) Savez-vous dis-je à quoi dans un tel cas Notre institut condamne une méchante ? Vous l'apprendrez devant qu'il soit demain. Parlez parlez. " Lors la pauvre nonnain, Qui jusque-là confuse et repentante N'osait branler, et la vue abaissoit Lève les yeux, par bonheur aperçoit Le haut-de-chausse, à quoi toute la bande Par un effet d'émotion trop grande, N'avait pris garde, ainsi qu'on voit souvent. Ce fut hasard qu'Isabelle à l'instant S'en aperçût. Aussitôt la pauvrette Reprend courage, et dit tout doucement : " Votre psautier a ne sais quoi qui pend ; Raccommodez-le. " Or c'était l'aiguillette, Assez souvent pour bouton l'on s'en sert. D'ailleurs ce voile avait beaucoup de l'air D'un haut-de-chausse : et la jeune nonnette, Ayant l'idée encore fraîche des deux Ne s'y méprit : non pas que le messire Eût chausse faite ainsi qu'un amoureux : Mais à peu près ; cela devait suffire. L'abbesse dit : " Elle ose encore rire ! Quelle insolence ! Un péché si honteux Ne la rend pas plus humble et plus soumise ! Veut-elle point que l'on la canonise ? Laissez mon voile esprit de Lucifer. Songez songez, petit tison d'enfer, Comme on pourra raccommoder votre âme. " Pas ne finit mère abbesse sa gamme Sans sermonner et tempêter beaucoup. Soeur Isabeau lui dit encore un Coup " Raccommodez votre psautier, Madame. " Tout le troupeau se met à regarder. Jeunes de rire, et vieilles de gronder. La voix manquant à notre sermonneuse, Qui de son troc bien fâchée et honteuse, N'eut pas le mot à dire en ce moment, L'essaim fit voir par son bourdonnement, Combien roulaient de diverses pensées Dans les esprits. Enfin l'abbesse dit : " Devant qu'on eût tant de voix ramassées, Il serait tard. Que chacune en son lit S'aille remettre. À demain toute chose. " Le lendemain ne fut tenu, pour cause, Aucun chapitre ; et le jour ensuivant Tout aussi peu. Les sages du couvent Furent d'avis que l'on se devait taire Car trop d'éclat eût pu nuire au troupeau. On n'en voulait à la pauvre Isabeau Que par envie. Ainsi n'ayant pu faire Qu'elle lâchât aux autres le morceau, Chaque nonnain, faute de jouvenceau, Songe à pourvoir d'ailleurs à son affaire. Les vieux amis reviennent de plus beau. Par préciput à notre belle on laisse Le jeune fils ; le pasteur à l'abbesse ; Et l'union alla jusques au point Qu'on en prêtait à qui n'en avait point. Le roi Candaule et le maître en droit Force gens ont été l'instrument de leur mal ; Candaule en est un témoignage. Ce roi fut en sottise un très grand personnage. Il fit pour Gygès son vassal Une galanterie imprudente et peu sage. " Vous voyez, lui dit-il, le visage charmant, Et les traits délicats dont la reine est pourvue Je vous jure ma foi que l'accompagnement Est d'un tout autre prix et passe infiniment ; Ce n'est rien qui ne l'a vue Toute nue. Je vous la veux montrer sans qu'elle en sache rien ; Car j'en sais un très bon moyen : Mais à condition, vous m'entendez fort bien, Sans que j'en dise davantage Gygès, il vous faut être sage : Point de ridicule désir : Je ne prendrais pas de plaisir Aux voeux impertinents qu'une amour sotte et vaine Vous ferait faire pour la reine. Proposez-vous de voir tout ce corps si charmant, Comme un beau marbre seulement. Je veux que vous disiez que l'art, que la pensée, Que même le souhait ne peut aller plus loin. Dedans le bain je l'ai laissée : Vous êtes connaisseur, venez être témoin De ma félicite suprême. " Ils vont. Gygès admire. Admirer ; c'est trop peu. Son étonnement est extrême. Ce doux objet joua son jeu. Gygès en fut ému, quelque effort qu'il pût faire. Il aurait voulu se taire, Et ne point témoigner ce qu'il avait senti : Mais son silence eût fait soupçonner du mystère. L'exagération fut le meilleur parti. Il s'en tint donc pour averti ; Et sans faire le fin, le froid, ni le modeste, Chaque point, chaque article eut son fait, fut loué. " Dieux, disait-il au roi, quelle félicité ! Le beau corps ! le beau cuir ! Ô Ciel ! et tout le reste ! " De ce gaillard entretien La reine n'entendit rien ; Elle l'eût pris pour outrage : Car en ce siècle ignorant Le beau sexe était sauvage ; Il ne l'est plus maintenant ; Et des louanges pareilles De nos dames d'à présent N'écorchent point les oreilles. Notre examinateur soupirait dans sa peau. L'émotion croissait, tant tout lui semblait beau. Le prince s'en doutant l'emmena ; mais son âme Emporta cent traits de flamme. Chaque endroit lança le sien. Hélas, fuir n'y sert de rien : Tourments d'amour font si bien Qu'ils sont toujours de la suite. Près du prince Gygès eut assez de conduite Mais de sa passion la reine s'aperçut : Elle sut L'origine du mal ; le roi prétendant rire S'avisa de tout lui dire. Ignorant ! savait-il point Qu'une reine sur ce point N'ose entendre raillerie ? Et suppose qu'en son coeur Cela lui plaise, elle rie, Il lui faut pour son honneur Contrefaire la furie. Celle-ci fut vraiment, Et réserva dans soi-même, De quelque vengeance extrême Le désir très véhément. Je voudrais pour un moment, Lecteur, que tu fusses femme : Tu ne saurais autrement Concevoir jusqu'où la dame Porta son secret dépit. Un mortel eut le crédit De voir de si belles choses, À tous mortels lettres closes ! Tels dons étaient pour des dieux, Pour des rois, voulais-je dire ; L'un et l'autre y vient de cire, Je ne sais quel est le mieux. Ces pensers incitaient la reine à la vengeance. Honte, dépit, courroux, son coeur employa tout. Amour même, dit-on, fut de l'intelligence : De quoi ne vient-il point à bout ? Gygès était bien fait ; on l'excusa sans peine : Sur le montreur d'appas tomba toute la haine. Il était mari ; c'est son mal ; Et les gens de ce caractère Ne sauraient en aucune affaire Commettre de pêché qui ne soit capital. Qu'est-il besoin d'user d'un plus ample prologue ? Voilà le roi haï, voilà Gygès aimé, Voilà tout fait, et tout formé Un époux du grand catalogue ; Dignité peu briguée, et qui fleurit pourtant. La sottise du prince était d'un tel mérite, Qu'il fut fait in petto confrère de Vulcan ; De là jusqu'au bonnet la distance est petite. Cela n'était que bien ; mais la Parque maudite Fut aussi de l'intrigue ; et sans perdre de temps Le pauvre roi par nos amants Fut député vers le Cocyte. On le fit trop boire d'un coup : Quelquefois, hélas ! c'est beaucoup. Bientôt un certain breuvage Lui fit voir le noir rivage, Tandis qu'aux yeux de Gygès S'étalaient de blancs objets : Car fût-ce amour, fût-ce rage, Bientôt la reine le mit Sur le trône et dans son lit. Mon dessein n'était pas d'étendre cette histoire : On la savait assez ; mais je me sais bon gré ; Car l'exemple a très bien cadré : Mon texte y va tout droit : même j'ai peine à croire Que le docteur en lois dont je vais discourir Puisse mieux que Candaule à mon but concourir. Rome pour ce coup-ci me fournira la scène : Rome, non celle-là que les moeurs du vieux temps Rendaient triste, sévère, incommode aux galants, Et de sottes femelles pleine ; Mais Rome d'aujourd'hui, séjour charmant et beau, Où l'on suit un train plus nouveau. Le plaisir est la seule affaire Dont se piquent ses habitants. Qui n'aurait que vingt ou trente ans, Ce serait un voyage à faire. Rome donc eut naguère un maître dans cet art Qui du tien et du mien tire son origine ; Homme qui hors de là faisait le goguenard ; Tout passait par son étamine : Aux dépens du tiers et du quart Il se divertissait. Avint que le légiste, Parmi ses écoliers dont il avait toujours Longue liste, Eut un Français moins propre à faire en droit un cours Qu'en amours. Le docteur un beau jour le voyant sombre et triste, Lui dit : " Notre féal, vous voilà de relais ; Car vous avez la mine, étant hors de l'école, De ne lire jamais Bartole. Que ne vous poussez-vous ? un Français être ainsi Sans intrigue et sans amourettes ! Vous avez des talents, nous avons des coquettes, Non pas pour une Dieu merci. " L'étudiant reprit : " Je suis nouveau dans Rome. Et puis, hors les beautés qui font plaisir aux gens Pour la somme Je ne vois pas que les galants Trouvent ici beaucoup à faire. Toute maison est monastère : Double porte, verrous, une matrone austère Un mari, des Argus. Qu'irais-je à votre avis Chercher en de pareils logis ? Prendre la lune aux dents serait moins difficile. " Ha ! ha ! la lune aux dents, repartit le docteur Vous nous faites beaucoup d'honneur. J'ai pitié des gens neufs comme vous ; notre ville Ne vous est pas connue en tant que je puis voir. Vous croyez donc qu'il faille avoir Beaucoup de peine à Rome en fait que d'aventures ? Sachez que nous avons ici des créatures, Qui ferons leurs maris cocus Sur la moustache des Argus. La chose est chez nous très commune : Témoignez seulement que vous cherchez fortune Placez-vous dans l'église auprès du bénitier. Présentez sur le doigt aux dames l'eau sacrée. C'est d'amourettes les prier. Si l'air du suppliant à quelque dame agrée, Celle-là sachant son métier, Vous envoyra faire un message. Vous serez déterré, logeassiez-vous en lieu Qui ne fût connu que de Dieu. Une vieille viendra, qui faite au badinage Vous saura ménager un secret entretien. Ne vous embarrassez de rien. De rien ? c'est un peu trop ; j'excepte quelque chose : II est bon de vous dire en passant, notre ami, Qu'à Rome il faut agir en galant et demi. En France on peut conter des fleurettes, l'on cause ; Ici tous les moments sont chers et précieux. Romaines vont au but. " L'autre reprit : " Tant mieux. Sans être gascon, je puis dire Que je suis un merveilleux sire. " Peut-être ne l'était-il point ; Tout homme est gascon sur ce point. Les avis du docteur furent bons ; le jeune homme ; Se campe en une église où venait tous les jours La fleur et l'élite de Rome, Des Grâces, des Vénus, avec un grand concours D'Amours, C'est-à-dire en chrétien beaucoup d'anges femelles. Sous leurs voiles brillaient des yeux pleins d'étincelles. Bénitiers, le lieu saint n'était pas sans cela. Notre homme en choisit un chanceux pour ce point À chaque objet qui passe adoucit ses prunelles. Révérences, le drôle en faisait des plus belles, Des plus dévotes : cependant II offrait l'eau lustrale. Un ange entre les autres En prit de bonne grâce : alors l'étudiant Dit en son coeur : " Elle est des nôtres. " II retourne au logis ; vieille vient ; rendez-vous. D'en conter le détail, vous vous en doutez tous. II s'y fit nombre de folies ; La dame était des plus jolies, Le passe-temps fut des plus doux. Il le conte au docteur. Discrétion françoise Est chose outre nature, et d'un trop grand effort. Dissimuler un tel transport ; Cela sent son humeur bourgeoise. Du fruit de ses conseils le docteur s'applaudit, Rit en jurisconsulte, et des maris se raille. Pauvres gens, qui n'ont pas l'esprit De garder du loup leur ouaille ! Un berger en a cent ; des hommes ne sauront Garder la seule qu'ils auront ! Bien lui semblait ce soin chose un peu malaisée Mais non pas impossible ; et sans qu'il eût cent yeux Il défiait grâces aux Cieux Sa femme encor que très rusée. À ces discours, ami lecteur, Vous ne croiriez jamais sans avoir quelque honte Que l'héroïne de ce conte Fût propre femme du docteur. Elle l'était pourtant. Le pis fut que mon homme, En s'informant de tout, et des si et des ças, Et comme elle était faite, et quels secrets appas, Vit que c'était sa femme en somme. Un seul point l'arrêtait ; c'était certain talent Qu'avait en sa moitié trouve l'étudiant, Et que pour le mari n'avait pas la donzelle. " À ce signe ce n'est pas elle Disait en soi le pauvre époux Mais les autres points y sont tous ; C'est elle. Mais ma femme au logis est rêveuse Et celle-ci paraît causeuse Et d'un agréable entretien : Assurément c'en est une autre. Mais du reste il n'y manque rien Taille, visage, traits, même poil ; c'est la nôtre. " Après avoir bien dit tout bas " Ce l'est ", et puis " ce ne l'est pas, " Force fut qu'au premier en demeurât le sire. Je laisse à penser son courroux, Sa fureur afin de mieux dire. " Vous vous êtes donnés un second rendez-vous ? " Poursuivit-il. " Oui ; reprit notre apôtre, Elle et moi n'avons eu garde de l'oublier, Nous trouvant trop bien du premier, Pour n'en pas ménager un autre ; Très résolus tous deux de ne nous rien devoir. - La résolution, dit le docteur, est belle. Je saurais volontiers quelle est cette donzelle. " L'écolier repartit : " Je ne l'ai pu savoir. Mais qu'importe ? il suffit que je sois content d'elle Dès à présent je vous réponds Que l'époux de la dame à toutes ses façons Si quelqu'une manquait, nous la lui donnerons Demain en tel endroit, à telle heure, sans faute. On doit m'attendre entre deux draps, Champ de bataille propre à de pareils combats. Le rendez-vous n'est point dans une chambre haute. Le logis est propre et paré. On m'a fait à l'abord traverser un passage Où jamais le jour n'est entré ; Mais aussitôt après la vieille du message M'a conduit en des lieux où loge en bonne foi Tout ce qu'Amour a de délices ; On peut s'en rapporter à moi. " À ce discours jugez quels étaient les supplices Qu'endurait le docteur. II forme le dessein De s'en aller le lendemain Au lieu de l'écolier ; et sous ce personnage Convaincre sa moitié, lui faire un vasselage Dont il fût à jamais parlé. N'en déplaise au nouveau confrère, Il n'était pas bien conseillé : Mieux valait pour le coup se taire : Sauf d'apporter en temps et lieu Remède au cas, moyennant Dieu. Quand les épouses font un récipiendaire Au benoît état de cocu, S'il en peut sortir franc, c'est à lui beaucoup faire ; Mais quand il est déjà reçu, Une façon de plus ne fait rien à l'affaire. Le docteur raisonna d'autre sorte, et fit tant Qu'il ne fit rien qui vaille. Il crut qu'en prévenant Son parrain en cocuage, Il ferait tour d'homme sage : Son parrain, cela s'entend, Pourvu que sous ce galant Il eût fait apprentissage ; Chose dont à bon droit le lecteur peut douter. Quoi qu'il en soit, l'époux ne manque pas d'aller Au logis de l'aventure, Croyant que l'allée obscure, Son silence, et le soin de se cacher le nez, Sans qu'il fût reconnu le feraient introduire En ces lieux si fortunés : Mais par malheur la vieille avait pour se conduire Une lanterne sourde ; et plus fine cent fois Que le plus fin docteur en lois, Elle reconnut l'homme, et sans être surprise Elle lui dit : " Attendez là Je vais trouver Madame Élise II la faut avertir ; je n'ose sans cela Vous mener dans sa chambre : et puis vous devez être En autre habit pour l'aller voir : C'est-à-dire en un mot qu'il n'en faut point avoir Madame attend au lit. " À ces mots notre maître Poussé dans quelque bouge y voit d'abord paraître Tout un déshabillé ; des mules, un peignoir Bonnet, robe de chambre, avec chemise d'homme Parfums sur la toilette, et des meilleurs de Rome : Le tout propre, arrangé, de même qu'on eût fait Si l'on eût attendu le Cardinal préfet. Le docteur se dépouille ; et cette gouvernante Revient, et par la main le conduit en des lieux Où notre homme privé de l'usage des yeux Va d'une façon chancelante Après ces détours ténébreux, La vieille ouvre une porte, et vous pousse le sire En un fort mal plaisant endroit, Quoique ce fut son propre empire ; C'était en l'école de droit. " En l'école de droit ? " Là même ; le pauvre homme Honteux, surpris, confus, non sans quelque raison, Pensa tomber en pâmoison. Le conte en courut par tout Rome. Les écoliers alors attendaient leur régent. Cela seul acheva sa mauvaise fortune. Grand éclat de risée, et grand chuchillement, Universel étonnement. " Est-il fou ? qu'est-ce là ? vient-il de voir quelqu'une ? " Ce ne fut pas le tout ; sa femme se plaignit. Procès. La parente se joint en cause, et dit : Que du docteur venait tout le mauvais ménage ; Que cet homme était fou, que sa femme était sage. On fit casser le mariage ; Et puis la dame se rendit Belle et bonne religieuse À Saint-Croissant en Vavoureuse. Un prélat lui donna l'habit. Le Diable en enfer Qui craint d'aimer, a tort selon mon sens S'il ne fuit pas dès qu'il voit une belle. Je vous connais objets doux et puissants : Plus ne m'irai brûler à la chandelle. Une vertu sort de vous ne sais quelle, Qui dans le coeur s'introduit par les yeux. Ce qu'elle y fait, besoin n'est de le dire : On meurt d'amour, on languit, on soupire. Pas ne tiendrait aux gens qu'on ne fit mieux. À tels périls ne faut qu'on s'abandonne. J'en vais donner pour preuve une personne Dont la beauté fit trébucher Rustic. Il en avint un fort plaisant trafic : Plaisant fut-il, au pêché près, sans faute : Car pour ce point, je l'excepte et je l'ôte : Et ne suis pas du goût de celle-là ! Qui buvant frais (ce fut je pense à Rome) Disait : " Que n'est-ce un pêché que cela ! " Je la condamne ; et veux prouver en somme Qu'il fait bon craindre encor que l'on soit saint. Rien n'est plus vrai. Si Rustic avait craint, Il n'aurait pas retenu cette fille, Qui jeune et simple et pourtant très gentille Jusques au vif vous l'eut bientôt atteint. Alibech fut son nom, si j'ai mémoire Fille un peu neuve, à ce que dit l'histoire. Lisant un jour comme quoi certains saints, Pour mieux vaquer à leurs pieux desseins Se séquestraient ; vivaient comme des anges, Qui ça et là, portant toujours leurs pas En lieux cachés ; choses qui bien qu'étranges Pour Alibech avaient quelques appas : " Mon Dieu, dit-elle, il me prend une envie D'aller mener une semblable vie. " Alibech donc s'en va sans dire adieu. Mère ni soeur, nourrice ni compagne N'est avertie. Alibech en campagne Marche toujours, n'arrête en pas un lieu. Tant court enfin qu'elle entre en un bois sombre Et dans ce bois elle trouve un vieillard ; Homme possible autrefois plus gaillard, Mais n'étant lors qu'un squelette et qu'une ombre " Père, dit-elle, un mouvement m'a pris ; C'est d'être sainte, et mériter pour prix Qu'on me révère, et qu'on chomme ma fête. Ô quel plaisir j'aurais si tous les ans, La palme en main, les rayons sur la tête, Je recevais des fleurs et des présents ! Votre métier est-il si difficile ? Je sais déjà jeûner plus qu'à demi. - Abandonnez ce penser inutile, Dit le vieillard, je vous parle en ami. La sainteté n'est chose si commune Que le jeûner suffise pour l'avoir. Dieu gard de mal fille et femme qui jeûne Sans pour cela guère mieux en valoir. Il faut encor pratiquer d'autres choses, D'autres vertus qui me sont lettres closes, Et qu'un ermite habitant de ces bois Vous apprendra mieux que moi mille fois. Allez le voir, ne tardez davantage : Je ne retiens tels oiseaux dans ma cage. " Disant ces mots le vieillard la quitta, Ferma sa porte, et se barricada. Très sage fut d'agir ainsi sans doute, Ne se fiant à vieillesse ni goutte, Jeune ni haire, enfin à rien qui soit. Non loin de là notre sainte aperçoit Celui de qui ce bon vieillard parloit ; Homme ayant l'âme en Dieu tout occupée, Et se faisant tout blanc de son épée ". C'était Rustic, jeune saint très fervent : Ces jeunes-là s'y trompent bien souvent. En peu de mots l'appétit d'être sainte Lui fut d'abord par la belle explique ; Appétit tel qu'Alibech avait crainte Que quelque jour son fruit n'en fut marqué. Rustic sourit d'une telle innocence. " Je n'ai, dit-il, que peu de connaissance En ce métier ; mais ce peu-là que j'ai Bien volontiers vous sera partagé. Nous vous rendrons la chose familière. " Maître Rustic eût dû donner congé Tout dès l'abord à semblable écolière. Il ne le fit ; en voici les effets. Comme il voulait être des plus parfaits, Il dit en soi : " Rustic, que sais-tu faire ? Veiller, prier, jeûner, porter la haire ? Qu'est-ce cela ? moins que rien ; tous le font : Mais d'être seul auprès de quelque belle Sans la toucher, il n'est victoire telle ; Triomphes grands chez les anges en sont Méritons-les ; retenons cette fille. Si je résiste à chose si gentille, J'atteins le comble, et me tire du pair. " Il la retint- et fut si téméraire, Qu'outre Satan il défia la chair, Deux ennemis toujours prêts à mal faire ; Or sont nos saints logés sous même toit Rustic apprête en un petit endroit Un petit lit de jonc pour la novice. Car de coucher sur la dure d'abord, Quelle apparence ? elle n'était encor Accoutumée à si rude exercice. Quant au souper, elle eut pour tout service Un peu de fruit, du pain non pas trop beau. Faites état que la magnificence De ce repas ne consista qu'en l'eau, Claire, d'argent, belle par excellence. Rustic jeûna ; la fille eut appétit. Couchés à part, Alibech s'endormit : L'ermite non. Une certaine bête Diable nommée, un vrai serpent maudit, N'eut point de paix qu'il ne fût de la fête. On l'y reçoit ; Rustic roule en sa tête, Tantôt les traits de la jeune beauté, Tantôt sa grâce, et sa naïveté, Et ses façons, et sa manière douce, L'âge, la taille, et surtout l'embonpoint, Et certain sein ne se reposant point ; Allant, venant ; sein qui pousse et repousse Certain corset en dépit d'Alibech, Qui tâche en vain de lui clore le bec : Car toujours parle : il va, vient, et respire : C'est son patois ; Dieu sait ce qu'il veut dire. Le pauvre ermite ému de passion Fit de ce point sa méditation. Adieu la haire, adieu la discipline ; Et puis voilà de ma dévotion ; Voilà mes saints. Celui-ci s'achemine Vers Alibech ; et l'éveille en sursaut. " Ce n'est bien fait que de dormit sitôt Dit le frater ; il faut au préalable Qu'on fasse une oeuvre à Dieu fort agréable. Emprisonnant en enfer le Malin. Crée ne fut pour aucune autre fin. Procédons-y. " Tout à l'heure il se glisse Dedans le lit. Alibech sans malice, N'entendait rien à ce mystère-là : Et ne sachant ni ceci ni cela, Moitié forcée et moitié consentante, Moitié voulant combattre ce désir, Moitié n'osant, moitié peine et plaisir, Elle crut faire acte de repentante ; Bien humblement rendit grâce au frater, Sut ce que c'est que le diable en enfer. Désormais faut qu'Alibech se contente D'être martyre, en cas que sainte soit : Frère Rustic peu de vierges faisoit. Cette leçon ne fut la plus aisée. Dont Alibech non encor déniaisée Dit : " Il faut bien que le diable en effet Soit une chose étrange et bien mauvaise : Il brise tout ; voyez le mal qu'il fait À sa prison : non pas qu'il m'en déplaise : Mais il mérite en bonne vérité D'y retourner. - Soit fait ", ce dit le frère. Tant s'appliqua Rustic à ce mystère, Tant prit de soin, tant eut de charité Qu'enfin l'enfer s'accoutumant au diable Eût eu toujours sa présence agréable Si l'autre eût pu toujours en faire essai. Sur quoi la belle : " On dit encor bien vrai Qu'il n'est prison si douce que son hôte En peu de temps ne s'y lasse sans faute. " Bientôt nos gens ont noise sur ce point. En vain l'enfer son prisonnier rappelle Le diable est sourd, le diable n'entend point. L'enfer s'ennuie ; autant en fait la belle. Ce grand désir d'être sainte s'en va. Rustic voudrait être dépêtré d'elle. Elle pourvoit d'elle-même à cela. Furtivement elle quitte le sire : Par le plus court s'en retourne chez soi. Je suis en soin de ce qu'elle put dire À ses parents : c'est ce qu'en bonne foi Jusqu'à présent je n'ai bien su comprendre. Apparemment elle leur fit entendre Que son coeur mû d'un appétit d'enfant L'avait portée à tacher d'être sainte. Ou l'on la crut, ou l'on en fit semblant. Sa parenté prit pour argent comptant Un tel motif : non que de quelque atteinte À son enfer on n'eût quelque soupçon : Mais cette chartre est faite de façon Qu'on n'y voit goutte ; et maint geôlier s'y trompe. Alibech fut festinée en grand'pompe. L'histoire dit que par simplicité Elle conta la chose à ses compagnes. " Besoin n'était que Votre Sainteté, Ce lui dit-on, traversât ces campagnes. On vous aurait, sans bouger du logis, Même leçon même secret appris. - Je vous aurais, dit l'une, offert mon frère. - Vous auriez eu, dit l'autre, mon cousin : - Et Néherbal notre prochain voisin N'est pas non plus novice en ce mystère. Il vous recherche ; acceptez ce parti, Devant qu'on soit d'un tel cas averti. " Elle le fit : Néherbal n'était homme À cela près. On donna telle somme, Qu'avec les traits de la jeune Alibech Il prit pour bon un enfer très suspect ; Usant des biens que l'Hymen nous envoie. À tous époux Dieu doint pareille joie ; Ne plus ne moins qu'employait au désert Rustic son diable, Alibech son enfer. La Jument du compère Pierre Messire Jean, (c'était certain curé Qui prêchait peu sinon sur la vendange) Sur ce sujet, sans être préparé, Il triomphait ; vous eussiez dit un ange, Encore un point était touché de lui ; Non si souvent qu'eût voulu le messire ; Et ce point-là les enfants d'aujourd'hui Savent que c'est, besoin n'ai de le dire. Messire Jean tel que je le décris Faisait si bien, que femmes et maris Le recherchaient, estimaient sa science ; Au demeurant il n'était conscience Un peu jolie, et bonne à diriger, Qu'il ne voulût lui-même interroger, Ne s'en fiant aux soins de son vicaire. Messire Jean aurait voulu tout faire ; S'entremettait en zélé directeur Allait partout ; disant qu'un bon pasteur Ne peut trop bien ses ouailles connaître, Dont par lui-même instruit en voulait être. Parmi les gens de lui les mieux venus, Il fréquentait chez le compère Pierre, Bon villageois à qui pour toute terre, Pour tout domaine et pour tous revenus Dieu ne donna que ses deux bras tout nus, Et son louchet, dont pour toute ustensille Pierre faisait subsister sa famille. Il avait femme et belle et jeune encor, Ferme surtout ; le hâle avait fait tort À son visage, et non à sa personne. Nous autres gens peut-être aurions voulu Du délicat, ce rustic ne m'eût plu ; Pour des curés la pâte en était bonne ; Et convenait à semblables amours. Messire Jean la regardait toujours Du coin de oeil, toujours tournait la tête De son côté ; comme un chien qui fait fête Aux os qu'il voit n'être par trop chétifs ; Que s'il en voit un de belle apparence, Non décharné, plein encor de substance, Il tient dessus ses regards attentifs : Il s'inquiète, il trépigne, il remue Oreille et queue ; il a toujours la vue Dessus cet os, et le ronge des yeux Vingt fois devant que son palais s'en sente. Messire Jean tout ainsi se tourmente À cet objet pour lui délicieux. La villageoise était fort innocente. Et n'entendait aux façons du pasteur Mystère aucun ; ni son regard flatteur, Ni ses présents ne touchaient Magdeleine : Bouquets de thym, et pots de marjolaine Tombaient à terre : avoir cent menus soins C'était parler bas-breton tout au moins. Il s'avisa d'un plaisant stratagème. Pierre était lourd, sans esprit : je crois bien Qu'il ne se fût précipité lui-même, Mais par delà de lui demander rien, C'était abus et très grande sottise. L'autre lui dit : " Compère mon ami Te voilà pauvre, et n'ayant à demi Ce qu'il te faut ; si je t'apprends la guise Et le moyen d'être un jour plus content Qu'un petit roi, sans te tourmenter tant, Que me veux-tu donner pour mes étrennes ? " Pierre répond : " Parbleu Messire Jean Je suis à vous ; disposez de mes peines ; Car vous savez que c'est tout mon vaillant. Notre cochon ne nous faudra pourtant : II a mange plus de son, par mon âme, Qu'il n'en tiendrait trois fois dans ce tonneau, Et d'abondant la vache à notre femme Nous a promis qu'elle ferait un veau : Prenez le tout. - Je ne veux nul salaire, Dit le pasteur ; obliger mon compère Ce m'est assez, je te dirai comment. Mon dessein est de rendre Magdeleine Jument le jour par art d'enchantement, Lui redonnant sur le soir forme humaine. Très grand profit pourra certainement T'en revenir ; car ton âne est si lent, Que du marché l'heure est presque passée Quand il arrive ; ainsi tu ne vends pas, Comme tu veux, tes herbes, ta denrée, Tes choux, tes aulx, enfin tout ton tracas. Ta femme étant jument forte et membrue, Ira plus vite ; et sitôt que chez toi Elle sera du logis revenue, Sans pain ni soupe un peu d'herbe menue Lui suffira. " Pierre dit : " Sur ma foi Messire Jean, vous êtes un sage homme. Voyez que c'est d'avoir étudié ! Vend-on cela ? si j'avais grosse somme Je vous l'aurais, parbleu bientôt payé. " Jean poursuivit : " Or ça je t'apprendrai Les mots, la guise, et toute la manière Par ou jument bien faite et poulinière Auras de jour, belle femme de nuit. Corps, tête, jambe, et tout ce qui s'ensuit Lui reviendra : tu n'as qu'a me voir faire Tais-toi sur tout ; car un mot seulement Nous gâterait tout notre enchantement. Nous ne pourrions revenir au mystère, De notre vie ; encore un coup motus, Bouche cousue, ouvre les yeux sans plus. Toi-même après pratiqueras la chose. " Pierre promet de se taire, et Jean dit : " Sus Magdeleine ; il se faut, et pour cause, Dépouiller nue et quitter cet habit : Dégrafez-moi cet atour des dimanches ; Fort bien : ôtez ce corset et ces manches ; Encore mieux : défaites ce jupon ; Très bien cela. " Quand vint à la chemise, La pauvre épouse eut en quelque façon De la pudeur. Être nue ainsi mise Aux yeux des gens ! Magdeleine aimait mieux Demeurer femme, et jurait ses grands dieux De ne souffrir une telle vergogne. Pierre lui dit : " Voilà grande besogne ! Et bien, tous deux nous saurons comme quoi Vous êtes faite ; est-ce par votre foi De quoi tant craindre ? Et là la Magdeleine, Vous n'avez pas toujours eu tant de peine À tout ôter : comment donc faites-vous Quand vous cherchez vos puces ? dites-nous. Messire Jean est-ce quelqu'un d'étrange ? Que craignez-vous ? hé quoi ? qu'il ne vous mange ? Çà dépêchons ; c'est par trop marchander. Depuis le temps Monsieur notre curé Aurait déjà parfait son entreprise. " Disant ces mots il ôte la chemise, Regarde faire, et ses lunettes prend. Messire Jean par le nombril commence, Pose dessus une main en disant : " Que ceci soit beau poitrail de jument. " Puis cette main dans le pays s'avance. L'autre s'en va transformer ces deux monts Qu'en nos climats les gens nomment tétons ; Car quant à ceux qui sur l'autre hémisphère Sont étendus, plus vastes en leur tour, Par révérence on ne les nomme guère ; Messire Jean leur fait aussi sa cour ; Disant toujours pour la cérémonie : " Que ceci soit telle ou telle partie, Ou belle croupe, ou beaux flancs, " tout enfin. Tant de façons mettaient Pierre en chagrin ; Et ne voyant nul progrès à la chose, Il priait Dieu pour la métamorphose. C'était en vain ; car de l'enchantement Toute la force et l'accomplissement Gisait à mettre une queue à la bête : Tel ornement est chose fort honnête : Jean ne voulant un tel point oublier L'attache donc : lors Pierre de crier, Si haut qu'on l'eût entendu d'une lieue : " Messire Jean je n'y veux point de queue : Vous l'attachez trop bas, Messire Jean ! " Pierre à crier ne fut si diligent, Que bonne part de la cérémonie Ne fut déjà par le prêtre accomplie. À bonne fin le reste aurait été, Si non content d'avoir déjà parlé Pierre encor n'eût tiré par la soutane Le curé Jean, qui lui dit : " Foin de toi : T'avais-je pas recommandé, gros âne, De ne rien dire, et de demeurer coi ? Tout est gâté ; ne t'en prends qu'a toi-même. " Pendant ces mots l'époux gronde à part soi. Magdeleine est en un courroux extrême Querelle Pierre, et lui dit : " Malheureux Tu ne seras qu'un misérable gueux Toute ta vie : et puis viens-t'en me braire Viens me conter ta faim et ta douleur. Voyez un peu : Monsieur notre pasteur Veut de sa grâce à ce traîne-malheur Montrer de quoi finir notre misère : Mérite-t-il le bien qu'on lui veut faire ? Messire Jean laissons là cet oison : Tous les matins tandis que ce veau lie Ses choux, ses aulx, ses herbes, son oignon, Sans l'avertir venez à la maison ; Vous me rendrez une jument polie. " Pierre reprit : " Plus de jument, ma mie, Je suis content de n'avoir qu'un grison. " Pâté d'anguille Même beauté, tant soit exquise, Rassasie et soule à la fin. Il me faut d'un et d'autre pain ; Diversité c'est ma devise. Cette maîtresse un tantet bise Rit à mes yeux ; pourquoi cela ? C'est qu'elle est neuve ; et celle-là Qui depuis longtemps m'est acquise Blanche qu'elle est, en nulle guise Ne me cause d'émotion. Son coeur dit oui ; le mien dit non ; D'où vient ? en voici la raison, Diversité c'est ma devise. Je l'ai jà dit d'autre façon Car il est bon que l'on déguise Suivant la loi de ce dicton, Diversité c'est ma devise. Ce fut celle aussi d'un mari De qui la femme était fort belle. Il se trouva bientôt guéri De l'amour qu'il avait pour elle. L'hymen, et la possession Éteignirent sa passion. Un sien valet avait pour femme Un petit bec assez mignon : Le maître étant bon compagnon, Eut bientôt empaumé la dame. Cela ne plut pas au valet, Qui les ayant pris sur le fait, Vendiqua son bien de couchette, À sa moitié chanta goguette, L'appela tout net et tout franc... Bien sot de faire un bruit si grand Pour une chose si commune ; Dieu nous gard de plus grand'fortune. Il fit à son maître un sermon. " Monsieur, dit-il, chacun la sienne Ce n'est pas trop ; Dieu et raison Vous recommandent cette antienne. Direz-vous, je suis sans chrétienne ? Vous en avez à la maison Une qui vaut cent fois la mienne. Ne prenez donc pas tant de peine : C'est pour ma femme trop d'honneur ; Il ne lui faut si gros monsieur. Tenons-nous chacun à la notre ; N'allez point à l'eau chez un autre, Ayant plein puits de ces douceurs ; Je m'en rapporte aux connaisseurs : Si Dieu m'avait fait tant de grâce, Qu'ainsi que vous je disposasse De Madame, je m'y tiendrais, Et d'une reine ne voudrais. Mais puisqu'on ne saurait défaire Ce qui s'est fait, je voudrais bien, (Ceci soit dit sans vous déplaire) Que content de votre ordinaire Vous ne goûtassiez plus du mien. " Le patron ne voulut lui dire Ni oui ni non sur ce discours ; Et commanda que tous les jours On mît aux repas, près du sire, Un pâté d'anguille ; ce mets Lui chatouillait fort le palais. Avec un appétit extrême Une et deux fois il en mangea : Mais quand ce vint à la troisième La seule odeur le dégoûta. Il voulut sur une autre viande Mettre la main ; on l'empêcha : " Monsieur, dit-on, nous le commande : Tenez-vous-en à ce mets-la : Vous l'aimez, qu'avez-vous à dire ? " - M'en voilà soûl, reprit le sire. Et quoi toujours pâtés au bec ! Pas une anguille de rôtie ! Pâtés tous les jours de ma vie ! J'aimerais mieux du pain tout sec : Laissez-moi prendre un peu du vôtre : Pain de par Dieu, ou de par l'autre : Au diable ces pâtés maudits ; Ils me suivront en paradis, Et par-delà, Dieu me pardonne. - Le maître accourt soudain au bruit, Et prenant sa part du déduit, " Mon ami, dit-il, je m'étonne Que d'un mets si plein de bonté Vous soyez si tôt dégoûté. Ne vous ai-je pas ouï dire Que c'était votre grand ragoût ? Il faut qu'en peu de temps, beau sire Vous ayez bien changé de goût ? Qu'ai-je fait qui fût plus étrange ? Vous me blâmez lorsque je change Un mets que vous croyez friand, Et vous en faites tout autant. Mon doux ami, je vous apprends Que ce n'est pas une sottise, En fait de certains appétis, De changer son pain blanc en bis : Diversité c'est ma devise. " Quand le maître eut ainsi parlé, Le valet fut tout consolé. Non que ce dernier n'eût à dire Quelque chose encor là-dessus Car après tout doit-il suffire D'alléguer son plaisir sans plus ? " J'aime le change. " À la bonne heure, On vous l'accorde ; mais gagnez S'il se peut les intéressés : Cette voie est bien la meilleure : Suivez-la donc. À dire vrai, Je crois que l'amateur du change De ce conseil tenta l'essai. On dit qu'il parlait comme un ange, De mots dorés usant toujours : Mots dorés font tout en amours. C'est une maxime constante : Chacun sait qu'elle est mon entente : J'ai rebattu cent et cent fois Ceci dans cent et cent endroits : Mais la chose est si nécessaire, Que je ne puis jamais m'en taire, Et redirai jusques au bout, Mots dorés en amours font tout. Ils persuadent la donzelle, Son petit chien, sa demoiselle, Son époux quelquefois aussi ; C'est le seul qu'il fallait ici Persuader ; il n'avait l'âme Sourde à cette éloquence ; et dame Les orateurs du temps jadis N'en ont de telle en leurs écrits. Notre jaloux devint commode. Même on dit qu'il suivit la mode De son maître, et toujours depuis Changea d'objets en ses déduits. Il n'était bruit que d'aventures Du chrétien et de créatures. Les plus nouvelles sans manquer Étaient pour lui les plus gentilles. Par où le drôle en put croquer, II en croqua, femmes et filles, Nymphes, grisettes, ce qu'il put. Toutes étaient de bonne prise ; Et sur ce point, tant qu'il vécut, Diversité fut sa devise. Les Lunettes J'avais juré de laisser là les nonnes : Car que toujours on voie en mes écrits Même sujet, et semblables personnes, Cela pourrait fatiguer les esprits. Ma muse met guimpe sur le tapis : Et puis quoi ? guimpe ; et puis guimpe sans cesse ; Bref toujours guimpe, et guimpe sous la presse. C'est un peu trop. Je veux que les nonnains Fassent les tours en amour les plus fins ; Si ne faut-il pour cela qu'on épuise Tout le sujet ; le moyen ? c'est un fait Par trop fréquent, je n'aurais jamais fait : II n'est greffier dont la plume y suffise. Si j y tâchais on pourrait soupçonner Que quelque cas m'y ferait retourner ; Tant sur ce point mes vers font de rechutes ; Toujours souvient à Robin de ses flûtes. Or apportons à cela quelque fin. Je le prétends, cette tâche ici faite. Jadis s'était introduit un blondin Chez des nonnains à titre de fillette. II n'avait pas quinze ans que tout ne fût : Dont le galant passa pour soeur Colette Auparavant que la barbe lui crût. Cet entre-temps ne fut sans fruit ; le sire L'employa bien : Agnès en profita. Las quel profit ! j eusse mieux fait de dire Qu'à soeur Agnès malheur en arriva Il lui fallut élargir sa ceinture Puis mettre au jour petite créature Qui ressemblait comme deux gouttes d'eau, Ce dit l'histoire, à la soeur jouvenceau. Voilà scandale et bruit dans l'abbaye. " D'où cet enfant est-il plu ? comme a-t-on Disaient les soeurs en riant, je vous prie Trouve céans ce petit champignon ? Si ne s'est-il après tout fait lui-même. " La prieure est en un courroux extrême. " Avoir ainsi souillé cette maison ! " Bientôt on mit l'accouchée en prison. Puis il fallut faire enquête du père. " Comment est-il entré ? comment sorti ? Les murs sont hauts, antique la tourière, Double la grille, et le tour très petit. - Serait-ce point quelque garçon en fille ? Dit la prieure, et parmi nos brebis N'aurions-nous point sous de trompeurs habits Un jeune loup ? sus qu'on se déshabille : Je veux savoir la vérité du cas. " Qui fut bien pris, ce fut la feinte ouaille. Plus son esprit à songer se travaille, Moins il espère échapper d'un tel pas. Nécessite mère de stratagème Lui fit... " eh bien ? " lui fit en ce moment Lier... : " eh quoi ? " Foin ! je suis court moi-même : Ou prendre un mot qui dise honnêtement Ce que lia le père de l'enfant ? Comment trouver un détour suffisant Pour cet endroit ? vous avez ouï dire Qu'au temps jadis le genre humain avait Fenêtre au corps ; de sorte qu'on pouvait Dans le dedans tout à son aise lire ; Chose commode aux médecins d'alors. Mais si d'avoir une fenêtre au corps Était utile, une au coeur au contraire Ne l'était pas ; dans les femmes surtout : Car le moyen qu'on pût venir à bout De rien cacher ? notre commune mère Dame Nature y pourvut sagement Par deux lacets de pareille mesure. L'homme et la femme eurent également De quoi fermer une telle ouverture. La femme fut lacée un peu trop dru. Ce fut sa faute, elle-même en fut cause ; N'étant jamais à son gré trop bien close. L'homme au rebours ; et le bout du tissu Rendit en lui la Nature perplexe. Bref le lacet à l'un et l'autre sexe Ne put cadrer, et se trouva, dit-on, Aux femmes court, aux hommes un peu long. Il est facile à présent qu'on devine Ce que lia notre jeune imprudent ; C'est ce surplus, ce reste de machine, Bout de lacet aux hommes excédant. D'un brin de fil il l'attacha de sorte Que tout semblait aussi plat qu'aux nonnains : Mais fil ou soie, il n'est bride assez forte Pour contenir ce que bientôt je crains Qui ne s'échappe ; amenez-moi des saints ; Amenez-moi si vous voulez des anges ; Je les tiendrai créatures étranges, Si vingt nonnains telles qu'on les vit lors Ne font trouver à leur esprit un corps. J'entends nonnains ayant tous les trésors De ces trois soeurs dont la fille de l'onde Se fait servir ; chiches et fiers appas, Que le soleil ne voit qu'au nouveau monde, Car celui-ci ne les lui montre pas. La prieure a sur son nez des lunettes, Pour ne juger du cas légèrement. Tout à l'entour sont debout vingt nonnettes, En un habit que vraisemblablement N'avaient pas fait les tailleurs du couvent. Figurez-vous la question qu'au sire On donna lors ; besoin n'est de le dire. Touffes de lis, proportion du corps, Secrets appas, embonpoint, et peau fine, Fermes tétons, et semblables ressorts Eurent bientôt fait jouer la machine. Elle échappa, rompit le fil d'un coup, Comme un coursier qui romprait son licou, Et sauta droit au nez de la prieure, Faisant voler lunettes tout à l'heure Jusqu'au plancher. II s'en fallut bien peu Que l'on ne vît tomber la lunetière. Elle ne prit cet accident en jeu. L'on tint chapitre, et sur cette matière Fut raisonné longtemps dans le logis. Le jeune loup fut aux vieilles brebis Livre d'abord. Elles vous l'empoignèrent À certain arbre en leur cour l'attachèrent Ayant le nez devers l'arbre tourne, Le dos à l'air avec toute la suite : Et cependant que la troupe maudite Songe comment il sera guerdonné, Que l'une va prendre dans les cuisines Tous les balais, et que l'autre s'en court À l'arsenal ou sont les disciplines, Qu'une troisième enferme à double tour Les soeurs qui sont jeunes et pitoyables, Bref que le sort ami du marjolet Écarte ainsi toutes les détestables, Vient un meunier monté sur son mulet Garçon carré, garçon couru des filles, Bon compagnon, et beau joueur de quille " Oh ! oh ! dit-il, qu'est-ce là que je voi ? Le plaisant saint ! jeune homme, je te prie, Qui t'a mis là ? sont-ce ces soeurs, dis-moi. Avec quelqu'une as-tu fait la folie ? Te plaisait-elle ? était-elle jolie ? Car à te voir tu me portes ma foi (Plus je regarde et mire ta personne) Tout le minois d'un vrai croqueur de nonne. " L'autre répond : " Hélas ! c'est le rebours : Ces nonnes m'ont en vain prié d'amours. Voilà mon mal ; Dieu me doint patience ; Car de commettre une si grande offense, J'en fais scrupule, et fut-ce pour le Roi ; Me donnât-on aussi gros d'or que moi. " Le meunier rit ; et sans autre mystère Vous le délie, et lui dit : " Idiot, Scrupule toi, qui n'es qu'un pauvre hère ! C'est bien à nous qu'il appartient d'en faire ! Notre curé ne serait pas si sot. Vite, fuis-t'en, m'ayant mis en ta place : Car aussi bien tu n'es pas, comme moi, Franc du collier, et bon pour cet emploi ; Je n'y veux point de quartier ni de grâce : Viennent ces soeurs ; toutes je te répond, Verront beau jeu si la corde ne rompt. " L'autre deux fois ne se le fait redire. Il vous l'attache, et puis lui dit adieu. Large d'épaule on aurait vu le sire Attendre nu les nonnains en ce lieu. L'escadron vient, porte en guise de cierges Gaules et fouets : procession de verges, Qui fit la ronde à l'entour du meunier, Sans lui donner le temps de se montrer, Sans l'avertir. " Tout beau, dit-il, Mesdames : Vous vous trompez ; considérez-moi bien : Je ne suis pas cet ennemi des femmes, Ce scrupuleux qui ne vaut rien à rien. Employez-moi, vous verrez des merveilles. Si je dis faux, coupez-moi les oreilles. D'un certain jeu je viendrai bien à bout ; Mais quant au fouet je n'y vaux rien du tout. - Qu'entend ce rustre, et que nous veut-il dire. S'écria lors une de nos sans-dents. Quoi tu n'es pas notre faiseur d'enfants ? Tant pis pour toi, tu payras pour le sire. Nous n'avons pas telles armes en main, Pour demeurer en un si beau chemin. Tiens tiens, voilà l'ébat que l'on désire. " À ce discours fouets de rentrer en jeu, Verges d'aller, et non pas pour un peu ; Meunier de dire en langue intelligible, Crainte de n'être assez bien entendu : " Mesdames je... ferai tout mon possible Pour m'acquitter de ce qui vous est dû. " Plus il leur tient des discours de la sorte, Plus la fureur de l'antique cohorte Se fait sentir. Longtemps il s'en souvint. Pendant qu'on donne au maître l'anguillade, Le mulet fait sur l'herbette gambade. Ce qu'à la fin l'un et l'autre devint, Je ne le sais, ni ne m'en mets en peine. Suffit d'avoir sauvé le jouvenceau. Pendant un temps les lecteurs pour douzaine De ces nonnains au corps gent et si beau N'auraient voulu, je gage, être en sa peau. Janot et Catin J'ai composé ces stances en vieil style, à la manière du blason des fausses amours, et de celui des folles amours dont l'auteur est inconnu. Il y en a qui les attribuent à l'un des Saint-Gelais. Je ne suis pas de leur sentiment, et je crois qu'ils sont de Crétin. Un beau matin, Trouvant Catin Toute seulette, Pris son tétin De blanc satin, Par amourette : Car de galette, Tant soit mollette, Moins friand suis pour le certain. Adonc me dit la bachelette : " Que votre coq cherche poulette ; Ici ne fera grand butin. " Telle censure Ne fut si sure Qu'elle espéroit : De ma fressure Dame Luxure Jà s'emparoit. En tel détroit Mon cas estoit, Que je quis meilleure aventure : Catin ce jeu point n'entendoit ; Mieux attaquois, mieux défendoit ; Dont je souffris peine très dure. Pendant l'étrif, D'un ton plaintif Dis chose telle : Las moi chétif, En son esquif Charon m'appelle. Cessez donc belle D'être cruelle À cetuy votre humble captif, Il est à vous, foie et ratelle. Bien grand merci, répondit-elle ; Besoin n'ai d'un tel apprentif. JANOT Je vous affie Et certifie Que quelque jour J'ai bonne envie Ne vous voir mie Dure à l'étour : Le dieu d'amour Sait plus d'un tour ; Que votre coeur trop ne s'y fie ; Car quant à moy j'ay belle paour Qu'à vous férir n'ait le bras gourd ; Le contemner est donc folie. CATIN Vous n'avez pas Bien pris mon cas Ne ma sentence ; De tomber, las, D'amour ès lacs Ne fais doutance. Mais telle offense, En conscience, Ne commettrois pour cent ducats : Que ce soit donc votre plaisance, De me laisser en patience, Et de finir cet altercas. JANOT Alors qu'on use De vaine excuse C'est grand défaut ; Telle refuse, Qui après muse, Dont bien peu chault : Car point ne fault Tout homme caut À chercher mieux quand on l'amuse ; Dont je conclus qu'en amours faut Battre le fer quand il est chaud, Sans chercher ni détour ni ruse. Onc en amours Vaines clamours Ne me reviennent ; Roses et flours, Tous plaisans tours, Mieux y conviennent : Assez tost viennent, Voire et proviennent Du temps qu'on perd douleurs et plours : Tant que tels cas aux gens surviennent, C'est bien raison qu'ils entretiennent En tout déduit leurs plus beaux jours. Ainsi preschois, Et j'émouvois Cette mignonne ; Mes mains fourrois, Usant des droits Qu'Amour nous donne. Humeur friponne Chez la pouponne Se glissa lors en tapinois. Son oeil me dit en son patois : Berger berger, ton heure sonne ; J'entendis clair, car il n'est homme Plus attentif à telle voix. Ami lecteur qui ceci veois, Ton serviteur qui Jean se nomme Dira le reste une autre fois. Le Cuvier Soyez amant, vous serez inventif : Tour ni détour, ruse ni stratagème Ne vous faudront : le plus jeune apprentif Est vieux routier dès le moment qu'il aime : On ne vit onc que cette passion Demeurât court faute d'invention : Amour fait tant qu'enfin il a son compte. Certain cuvier, dont on fait certain conte En fera foi. Voici ce que j'en sais, Et qu'un quidam me dit ces jours passés. Dedans un bourg ou ville de province (N'importe pas du titre ni du nom) Un tonnelier et sa femme Nanon Entretenaient un ménage assez mince. De l'aller voir Amour n'eut à mépris Y conduisant un de ses bons amis ; C'est Cocuage ; il fut de la partie ; Dieux familiers, et sans cérémonie Se trouvant bien dans toute hôtellerie Tout est pour eux bon gîte et bon logis Sans regarder si c'est Louvre ou cabane. Un drôle donc caressait Madame Anne. Ils en étaient sur un point, sur un point... C'est dire assez de ne le dire point, Lorsque l'époux revient tout hors d'haleine Du cabaret ; Justement, justement... C'est dire encor ceci bien clairement. On le maudit ; nos gens sont fort en peine. Tout ce qu'on put, fut de cacher l'amant : On vous le serre en hâte et promptement Sous un cuvier, dans une cour prochaine. Tout en entrant l'époux dit : " J'ai vendu Notre cuvier. - Combien ? dit Madame Anne. - Quinze beaux francs. - Va tu n'es qu'un gros âne Repartit-elle : et je t'ai d'un écu ; ; Fait aujourd'hui profit par mon adresse, L'ayant vendu six écus avant toi. Le marchand voit s'il est de bon aloi, Et par dedans le tâte pièce à pièce, Examinant si tout est comme il faut, Si quelque endroit n'a point quelque défaut. Que ferais-tu malheureux sans ta femme ? Monsieur s'en va chopiner, cependant Qu'on se tourmente ici le corps et l'âme : Il faut agir sans cesse en l'attendant. Je n'ai goûté jusqu'ici nulle joie : J'en goûterai désormais, attends-t'y. Voyez un peu, le galant a bon foie : Je suis d'avis qu'on laisse à tel mari Telle moitié. - Doucement notre épouse, Dit le bon homme. Or sus Monsieur, sortez Çà que je racle un peu de tous côtés Votre cuvier, et puis que je l'arrouse. Par ce moyen vous verrez s'il tient eau, Je vous réponds qu'il n'est moins bon que beau. " Le galant sort ; l'époux entre en sa place, Racle partout, la chandelle à la main, Deçà delà, sans qu'il se doute brin De ce qu'Amour en dehors vous lui brasse : Rien n'en put voir ; et pendant qu'il repasse Sur chaque endroit, affublé du cuveau, Les dieux susdits lui viennent de nouveau Rendre visite, imposant un ouvrage À nos amants bien diffèrent du sien. Il regratta, gratta, frotta si bien, Que notre couple, ayant repris courage, Reprit aussi le fil de l'entretien Qu'avait troublé le galant personnage Dire comment le tout se put passer, Ami lecteur, tu dois m'en dispenser : Suffit que j'ai très bien prouvé ma thèse. Ce tour fripon du couple augmentait l'aise. Nul d'eux n'était à tels jeux apprentif. Soyez amant, vous serez inventif. La chose impossible Un démon plus noir que malin Fit un charme si souverain Pour l'amant de certaine belle Qu'à la fin celui-ci posséda sa cruelle. Le pact de notre amant et de l'esprit follet Ce fut que le premier jouirait à souhait De sa charmante inexorable. " Je te la rends dans peu, dit Satan, favorable : Mais par tel si, qu'au lieu qu'on obéit au diable Quand il a fait ce plaisir-là, À tes commandements le diable obéira Sur l'heure même, et puis sur la même heure Ton serviteur lutin, sans plus longue demeure, Ira te demander autre commandement Que tu lui feras promptement ; Toujours ainsi, sans nul retardement : Sinon, ni ton corps ni ton âme N'appartiendront plus à ta dame Ils seront à Satan, et Satan en fera Tout ce que bon lui semblera. " Le galant s'accorde à cela Commander, était-ce un mystère ? Obéir est bien autre affaire Sur ce penser-là notre amant S'en va trouver sa belle ; en a contentement Goûte des voluptés qui n'ont point de pareille ; Se trouve très heureux ; hormis qu'incessamment Le diable était à ses oreilles. Alors l'amant lui commandait Tout ce qui lui venait en tête ; De bâtir des palais, d'exciter la tempête ; En moins d'un tour de main cela s'accomplissait Mainte pistole se glissait Dans l'escarcelle de notre homme. II envoyait le diable à Rome ; Le diable revenait tout chargé de pardons. Aucuns voyages n'étaient longs, Aucune chose malaisée. L'amant à force de rêver Sur les ordres nouveaux qu'il lui fallait trouver, Vit bientôt sa cervelle usée. Il s'en plaignit à sa divinité : Lui dit de bout en bout toute la vérité. " Quoi ce n'est que cela ? lui repartit la dame : Je vous aurai bientôt tiré Une telle épine de l'âme. Quand le diable viendra, vous lui présenterez Ce que je tiens, et lui direz : " Défrise-moi ceci ; fais tant par tes journées Qu'il devienne tout plat. " Lors elle lui donna Je ne sais quoi qu'elle tira Du verger de Cypris, labyrinthe des fées, Ce qu'un duc autrefois jugea si précieux, Qu'il voulut l'honorer d'une chevalerie ; Illustre et noble confrérie Moins pleine d'hommes que de dieux. L'amant dit au démon : " C'est ligne circulaire Et courbe que ceci ; je t'ordonne d'en faire Ligne droite et sans nul retours. Va-t'en y travailler, et cours. " L'esprit s'en va ; n'a point de cesse Qu'il n'ait mis le fil sous la presse, Tâche de l'aplatir à grands coups de marteau, Fait séjourner au fond de l'eau ; Sans que la ligne fut d'un seul point étendue ; De quelque tour qu'il se servît, Quelque secret qu'il eût, quelque charme qu'il fît C'était temps et peine perdue : Il ne put mettre à la raison La toison. Elle se révoltait contre le vent, la pluie La neige, le brouillard : plus Satan y touchait, Moins l'annelure se lâchait. " Qu'est ceci, disait-il, je ne vis de ma vie Chose de telle étoffe : il n'est point de lutin Qui n'y perdît tout son latin. " Messire diable un beau matin S'en va trouver son homme, et lui dit : " Je te laisse. Apprends-moi seulement ce que c'est que cela : Je te le rends, tiens, le voilà, Je suis victus, je le confesse. - Notre ami Monsieur le luiton, Dit l'homme, vous perdez un peu trop tôt courage ; Celui-ci n'est pas seul, et plus d'un compagnon Vous aurait taillé de l'ouvrage. " Le Magnifique Un peu d'esprit, beaucoup de bonne mine, Et plus encor de libéralité, C'est en amour une triple machine Par qui maint fort est bientôt emporté ; Rocher fut-il ; rochers aussi se prennent. Qu'on soit bien fait, qu'on ait quelque talent, Que les cordons de la bourse ne tiennent ; Je vous le dis, la place est au galant. On la prend bien quelquefois sans ces choses. Bon fait avoir néanmoins quelques doses D'entendement et n'être pas un sot : Quant à l'avare on le hait : le magot A grand besoin de bonne rhétorique : La meilleure est celle du libéral. Un Florentin nommé le Magnifique La possédait en propre original. Le Magnifique était un nom de guerre Qu'on lui donna ; bien l'avait mérité : Son train de vivre, et son honnêteté, Ses dons surtout, l'avaient par toute terre Déclaré tel ; propre, bien fait, bien mis, L'esprit galant, et l'air des plus polis. Il se piqua pour certaine femelle De haut état. La conquête était belle : Elle excitait doublement le désir : Rien n'y manquait, la gloire et le plaisir. Aldobrandin était de cette dame Bail et mari : pourquoi bail ? ce mot-là Ne me plaît point ; c'est mal dit que cela ; Car un mari ne baille point sa femme. Aldobrandin la sienne ne baillait ; Trop bien cet homme à la garder veillait De tous ses yeux ; s'il en eut eu dix mille, Il les eût tous à ce soin occupés : Amour le rend, quand il veut, inutile ; Ces Argus-là sont fort souvent trompés. Aldobrandin ne croyait pas possible Qu'il le fut onc ; il défiait les gens. Au demeurant il était fort sensible À l'intérêt, aimait fort les présents. Son concurrent n'avait encor su dire Le moindre mot à l'objet de ses voeux : On ignorait, ce lui semblait, ses feux, Et le surplus de l'amoureux martyre ; (Car c'est toujours une même chanson) Si l'on l'eût su, qu'eût-on fait ? que fait-on ? Jà n'est besoin qu'au lecteur je le die. Pour revenir à notre pauvre amant, II n'avait su dire un mot seulement Au médecin touchant sa maladie. Or le voilà qui tourmente sa vie, Qui va, qui vient, qui court, qui perd ses pas : Point de fenêtre et point de jalousie Ne lui permet d'entrevoir les appas Ni d'entr'ouïr la voix de sa maîtresse. Il ne fut onc semblable forteresse. Si faudra-t-il qu'elle y vienne pourtant Voici comment s'y prit notre assiégeant. Je pense avoir déjà dit, ce me semble, Qu'Aldobrandin homme à présents était ; Non qu'il en fît, mais il en recevait. Le Magnifique avait un cheval d'amble, Beau, bien taillé, dont il faisait grand cas : Il l'appelait à cause de son pas La haquenée. Aldobrandin le loue : Ce fut assez ; notre amant proposa De le troquer ; l'époux s'en excusa : " Non pas, dit-il, que je ne vous avoue Qu'il me plaît fort ; mais à de tels marchés Je perds toujours. " Alors le Magnifique, Qui voit le but de cette politique, Reprit : " Eh bien ! faisons mieux ; ne troquez ; Mais pour le prix du cheval permettez Que vous présent j'entretienne Madame. C'est un désir curieux qui m'a pris. Encor faut-il que vos meilleurs amis Sachent un peu ce qu'elle a dedans l'âme. Je vous demande un quart d'heure sans plus. " Aldobrandin l'arrêtant là-dessus : " J'en suis d'avis ; je livrerai ma femme ? Ma foi mon cher gardez votre cheval. - Quoi, vous présent ? - Moi présent. - Et quel mal Encore un coup peut-il en la présence D'un mari fin comme vous arriver ? " Aldobrandin commence d'y rêver : Et raisonnant en soi : " Quelle apparence Qu'il en mévienne en effet moi présent ? C'est marché sûr ; il est fol ; à son dam ; Que prétend-il ? pour plus grande assurance, Sans qu'il le sache, il faut faire défense À ma moitié de répondre au galant. Sus, dit l'époux, j'y consens. - La distance De vous à nous, poursuivit notre amant, Sera réglée, afin qu'aucunement Vous n'entendiez. " II y consent encore : Puis va quérir sa femme en ce moment. Quand l'autre voit celle-là qu'il adore, Il se croit être en un enchantement. Les saluts faits, en un coin de la salle Ils se vont seoir. Notre galant n'étale Un long narré ; mais vient d'abord au fait. " Je n'ai le lieu ni le temps à souhait, Commença-t-il ; puis je tiens inutile De tant tourner, il n'est que d'aller droit. Partant, Madame, en un mot comme en mille, Votre beauté jusqu'au vif m'a touché. Penseriez-vous que ce fût un péché Que d'y répondre ? ah je vous crois, Madame De trop bon sens. Si j'avais le loisir, Je ferais voir par les formes ma flamme, Et vous dirais de cet ardent désir Tout le menu : mais que je brûle, meure, Et m'en tourmente, et me dise aux abois, Tout ce chemin que l'on fait en six mois Il me convient le faire en un quart d'heure : Et plus encor ; car ce n'est pas là tout. Froid est l'amant qui ne va jusqu'au bout, Et par sottise en si beau train demeure. Vous vous taisez ? pas un mot ! qu'est-ce là ? Renvoyrez-vous de la sorte un pauvre homme Le Ciel vous fit, il est vrai, ce qu'on nomme. Divinité ; mais faut-il pour cela Ne point répondre alors que l'on vous prie ? Je vois, je vois, c'est une tricherie De votre époux : il m'a joué ce trait ; Et ne prétend qu'aucune repartie Soit du marché : mais j'y sais un secret. Rien n'y fera pour le sûr sa défense. Je saurai bien me répondre pour vous : Puis ce coin d'oeil par son langage doux Rompt à mon sens quelque peu le silence. J'y lis ceci : " Ne croyez pas, Monsieur, Que la nature ait composé mon coeur De marbre dur. Vos fréquentes passades, Joutes, tournois, devises, sérénades, M'ont avant vous déclare votre amour. Bien loin qu'il m'ait en nul point offensée, Je vous dirai que des le premier jour J'y répondis, et me sentis blessée Du même trait ; mais que nous sert ceci ? - Ce qu'il nous sert ? je m'en vais vous le dire : Étant d'accord, il faut cette nuit-ci Goûter le fruit de ce commun martyre ; De votre époux nous venger et nous rire ; Bref le payer du soin qu'il prend ici ; De ces fruits-là le dernier n'est le pire. Votre jardin viendra comme de cire : Descendez-y, ne doutez du succès : Votre mari ne se tiendra jamais Qu'à sa maison des champs, je vous l'assure, Tantôt il n'aille éprouver sa monture Vos douagnas en leur premier sommeil, Vous descendrez, sans nul autre appareil Que de jeter une robe fourrée Sur votre dos, et viendrez au jardin. De mon côté l'échelle est préparée. Je monterai par la cour du voisin : Je l'ai gagné : la rue est trop publique. Ne craignez rien. - Ah mon cher Magnifique Que je vous aime ! et que je vous sais gré De ce dessein ! venez, je descendrai. C'est vous qui parle ; et plût au Ciel, Madame Qu'on vous osât embrasser les genoux ! - Mon Magnifique, à tantôt ; votre flamme Ne craindra point les regards d'un jaloux. L'amant la quitte ; et feint d'être en courroux ; Puis tout grondant : " Vous me la donnez bonne Aldobrandin ; je n'entendais cela. Autant vaudrait n'être avecque personne Que d'être avec Madame que voilà. Si vous trouvez chevaux à ce prix-là, Vous les devez prendre sur ma parole Le mien hannit du moins ; mais cette idole Est proprement un fort joli poisson. Or sus, j'en tiens ; ce m'est une leçon. Quiconque veut le reste du quart d'heure N'a qu'à parler ; j'en ferai juste prix. " Aldobrandin rit si fort qu'il en pleure. " Ces jeunes gens, dit-il, en leurs esprits Mettent toujours quelque haute entreprise. Notre féal vous lâchez trop tôt prise ; Avec le temps on en viendrait à bout J'y tiendrai oeil ; car ce n'est pas là tout Nous y savons encor quelque rubrique : Et cependant, Monsieur le Magnifique, La haquenée est nettement à nous : Plus ne fera de dépense chez vous. Dès aujourd'hui, qu'il ne vous en déplaise, Vous me verrez dessus fort à mon aise Dans le chemin de ma maison des champs. " Il n'y manqua, sur le soir ; et nos gens Au rendez-vous tout aussi peu manquèrent. Dire comment les choses s'y passèrent C'est un détail trop long ; lecteur prudent Je m'en remets à ton bon jugement. La dame était jeune, fringante, et belle, L'amant bien fait, et tous deux fort épris. Trois rendez-vous coup sur coup furent pris ; Moins n'en valait si gentille femelle. Aucun péril, nul mauvais accident Bons dormitifs en or comme en argent Aux douagnas, et bonne sentinelle. Un pavillon vers le bout du jardin Vint à propos ; Messire Aldobrandin Ne l'avait fait bâtir pour cet usage. Conclusion qu'il prit en cocuage Tous ses degrés ; un seul ne lui manqua ; Tant sut jouer son jeu la haquenée : Content ne fut d'une seule journée Pour l'éprouver ; aux champs il demeura Trois jours entiers, sans doute ni scrupule. J'en connais bien qui ne sont si chanceux Car ils ont femme, et n'ont cheval ni mule Sachant de plus tout ce qu'on fait chez eux. Le Tableau On m'engage à conter d'une manière honnête Le sujet d'un de ces tableaux Sur lesquels ont met des rideaux. Il me faut tirer de ma tête Nombre de traits nouveaux, piquants et délicats Qui disent et ne disent pas, Et qui soient entendus sans notes Des Agnès même les plus sottes ; Ce n'est pas coucher gros ; ces extrêmes Agnès Sont oiseaux qu'on ne vit jamais. Toute matrone sage, à ce que dit Catulle Regarde volontiers le gigantesque don Fait au fruit de Venus par la main de Junon À ce plaisant objet si quelqu'une recule Cette quelqu'une dissimule. Ce principe posé, pourquoi plus de scrupule Pourquoi moins de licence aux oreilles qu'aux yeux > Puisqu'on le veut ainsi, je ferai de mon mieux : Nuls traits à découvert n'auront ici de place Tout y sera voile ; mais de gaze ; et si bien Que je crois qu'on n'en perdra rien. Qui pense finement, et s'exprime avec grâce, Fait tout passer ; car tout passe : Je l'ai cent fois éprouvé : Quand le mot est bien trouvé, Le sexe en sa faveur à la chose pardonne : Ce n'est plus elle alors, c'est elle encor pourtant : Vous ne faites rougir personne, Et tout le monde vous entend. J'ai besoin aujourd'hui de cet art important. " Pourquoi, me dira-t-on, puisque sur ces merveilles, Le sexe porte oeil sans toutes ces façons ? " Je réponds à cela : " Chastes sont ses oreilles Encor que les yeux soient fripons. " Je veux, quoi qu'il en soit, expliquer à des belles Cette chaise rompue, et ce rustre tombé : Muses venez m'aider ; mais vous êtes pucelles, Au joli jeu d'amour ne sachant A ni B. Muses ne bougez donc ; seulement par bonté Dites au dieu des vers que dans mon entreprise Il est bon qu'il me favorise, Et de mes mots fasse le choix, Ou je dirai quelque sottise Qui me fera donner du busque sur les doigts. C'est assez raisonner ; venons à la peinture. Elle contient une aventure Arrivée au pays d'Amours. Jadis la ville de Cythère Avait en l'un de ses faubourgs Un monastère. Vénus en fit un séminaire. Il était de nonnains, et je puis dire ainsi Qu'il était de galants aussi. En ce lieu hantaient d'ordinaire Gens de cour, gens de ville, et sacrificateurs, Et docteurs, Et bacheliers surtout. Un de ce dernier ordre Passait dans la maison pour être des amis, Propre, toujours rasé, bien disant, et beau fils Son chapeau luisant, sur son rabat bien mis La médisance n'eût su mordre. Ce qu'il avait de plus charmant, C'est que deux des nonnains alternativement En tiraient maint et maint service. L'une n'avait quitté les atours de novice Que depuis quelque mois ; l'autre encor les portait : La moins jeune à peine comptait Un an entier par-dessus seize ; Âge propre à soutenir thèse ; Thèse d'amour ; le bachelier Leur avait rendu familier Chaque point de cette science Et le tout par expérience. Une assignation pleine d'impatience Fut un jour par les soeurs donnée à cet amant ; Et pour rendre complet le divertissement, Bacchus avec Cérès, de qui la compagnie Met Vénus en train bien souvent, Devaient être ce coup de la cérémonie. Propreté toucha seule aux apprêts du régal. Elle sut s'en tirer avec beaucoup de grâce. Tout passa par ses mains, et le vin, et la glace, Et les carafes de cristal. On s'y serait miré. Flore à l'haleine d'ambre Sema de fleurs toute la chambre. Elle en fit un jardin. Sur le linge ces fleurs Formaient des lacs d'amour, et le chiffre des soeurs. Leurs cloîtrières Excellences Aimaient fort ces magnificences : C'est un plaisir de nonne. Au reste leur beauté Aiguisait l'appétit aussi de son côté. Mille secrètes circonstances De leurs corps polis et charmants Augmentaient l'ardeur des amants. Leur taille était presque semblable. Blancheur, délicatesse, embonpoint raisonnable, Fermeté, tout charmait, tout était fait au tour. En mille endroits nichait l'Amour, Sous une guimpe, un voile, et sous un scapulaire Sous ceci, sous cela que voit peu oeil du jour Si celui du galant ne l'appelle au mystère. À ces soeurs l'enfant de Cythère Mille fois le jour s'en venait Les bras ouverts, et les prenait L'une après l'autre pour sa mère. Tel ce couple attendait le bachelier trop lent ; Et de lui tout en l'attendant Elles disaient du mal, puis du bien, puis les belles Imputaient son retardement À quelques amitiés nouvelles. " Qui peut le retenir, disait l'une, est-ce amour ? Est-ce affaire ? est-ce maladie ? - Qu'il y revienne de sa vie, Disait l'autre il aura son tour. " Tandis qu'elles cherchaient là-dessous du mystère, Passe un Mazet portant à la dépositaire Certain fardeau peu nécessaire. Ce n'était qu'un prétexte, et selon qu'on m'a dit Cette dépositaire ayant grand appétit Faisait sa portion des talents de ce rustre Tenu dans tels repas pour un traiteur illustre. Le coquin lourd d'ailleurs, et de très court esprit À la cellule se méprit. Il alla chez les attendantes Frapper avec ses mains pesantes. On ouvre, on est surpris, on le maudit d'abord, Puis on voit que c'est un trésor. Les nonnains s'éclatent de rire. Toutes deux commencent à dire, Comme si toutes deux s'étaient donné le mot : " Servons-nous de ce maître sot. II vaut bien l'autre ; que t'en semble ? " La professe ajouta : " C'est très bien avisé Qu'attendions-nous ici ? qu'il nous fût débité De beaux discours ? non non ; ni rien qui leur ressemble. Ce pitaud doit valoir pour le point souhaité Bachelier et docteur ensemble. " Elle en jugeait très bien ; la taille du garçon, Sa simplicité, sa façon, Et le peu d'intérêt qu'en tout il semblait prendre, Faisaient de lui beaucoup attendre. C'était l'homme d'Ésope ; il ne songeait à rien Mais il buvait et mangeait bien ; Et si Xantus l'eût laissé faire, Il aurait poussé loin l'affaire. Ainsi bientôt apprivoisé, Il se trouva tout disposé Pour exécuter sans remise Les ordres des nonnains, les servant à leur guise Dans son office de mazet Dont il lui fut donné par les soeurs un brevet. Ici la peinture commence : Nous voilà parvenus au point ; Dieu des vers, ne me quitte point ; J'ai recours à ton assistance. Dis-moi pourquoi ce rustre assis, Sans peine de sa part, et très fort à son aise Laisse le soin de tout aux amoureux soucis De soeur Claude, et de soeur Thérèse. N'aurait-il pas mieux fait de leur donner la chaise ? Il me semble déjà que je vois Apollon Qui me dit : " Tout beau ; ces matières À fond ne s'examinent guères. " J'entends ; et l'Amour est un étrange garçon. J'ai tort d'ériger un fripon En maître des cérémonies. Dès qu'il entre en une maison, Règles et lois en sont bannies : Sa fantaisie est sa raison. Le voilà qui rompt tout ; c'est assez sa coutume. Ses yeux sont violents. À terre on vit bientôt Le galant cathédral ; ou soit par le défaut De la chaise un peu faible ; ou soit que du pitaud Le corps ne fût pas fait de plume ; Ou soit que soeur Thérèse eût chargé d'action Un discours véhément, et plein d'émotion ; On entendit craquer l'amoureuse tribune.. Le rustre tombe à terre en cette occasion. Ce premier point eut par fortune Malheureuse conclusion. Censeurs, n'approchez point d'ici votre oeil profane. Vous gens de bien, voyez comme soeur Claude mit Un tel incident à profit. Thérèse en ce malheur perdit la tramontane. Claude la débusqua, s'emparant du timon. Thérèse pire qu'un démon Tâche à la retirer, et se remettre au trône ; Mais celle-ci n'est pas personne À céder un poste si doux. Soeur Claude prenez garde à vous ; Thérèse en veut venir aux coups ; Elle a le poing levé. " Qu'elle ait. " C'est bien répondre ; Quiconque est occupé comme vous, ne sent rien. Je ne m'étonne pas que vous sachiez confondre Un petit mal dans un grand bien. Malgré la colère marquée Sur le front de la débusquée Claude suit son chemin, le rustre aussi le sien ; Thérèse est mal contente et gronde. Les plaisirs de Vénus sont sources de débats. Leur fureur n'a point de seconde. J'en prends à témoin les combats Qu'on vit sur la terre et sur l'onde, Lorsque Paris à Ménélas Ôta la merveille du monde. Qu'un pitaud faisant naître un aussi grand procès Tint ici lieu d'Hélène, une foi sans excès Le peut croire, et fort bien ; troublez nonne en sa joie, Vous verrez la guerre de Troie. Quoique Bellone ait part ici, J'y vois peu de corps de cuirasse, Dame Vénus se couvre ainsi Quand elle entre en champ clos avec le dieu de Thrace Cette armure a beaucoup de grâce. Belles vous m'entendez : je n'en dirai pas plus : L'habit de guerre de Vénus Est plein de choses admirables ! Les Cyclopes aux membres nus Forgent peu de harnois qui lui soient comparables : Celui du preux Achille aurait été plus beau, Si Vulcan eût dessus gravé notre tableau. Or ai-je des nonnains mis en vers l'aventure, Mais non avec des traits dignes de l'action ; Et comme celle-ci déchet dans la peinture, La peinture déchet dans ma description : Les mots et les couleurs ne sont choses pareilles, Ni les yeux ne sont les oreilles. J'ai laissé longtemps au filet Soeur Thérèse la détrônée. Elle eut son tour : notre mazet Partagea si bien sa journée Que chacun fut content. L'histoire finit là ; Du festin pas un mot : je veux croire, et pour cause, Que l'on but et que l'on mangea : Ce fut l'intermède et la pause. Enfin tout alla bien, hormis qu'en bonne foi L'heure du rendez-vous m'embarrasse, et pourquoi ? Si l'amant ne vint pas, Soeur Claude et soeur Thérèse Eurent à tout le moins de quoi se consoler, S'il vint, on sut cacher le lourdaud et la chaise, L'amant trouva bientôt encore à qui parler. Livre Cinquième La Clochette Ô combien l'homme est inconstant, divers, Faible, léger, tenant mal sa parole ! J'avais juré hautement en mes vers De renoncer à tout conte frivole. Et quand juré ? c'est ce qui me confond, Depuis deux jours j'ai fait cette promesse Puis fiez-vous à rimeur qui répond D'un seul moment. Dieu ne fit la sagesse Pour les cerveaux qui hantent les neuf Soeurs ; Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire, Quelque jargon plein d'assez de douceurs ; Mais d'être sûrs, ce n'est là leur affaire. Si me faut-il trouver, n'en fût-il point, Tempérament pour accorder ce point, Et supposé que quant à la matière J'eusse failli, du moins pourrais-je pas Le réparer par la forme en tout cas ? Voyons ceci. Vous saurez que naguère Dans la Touraine un jeune bachelier, (Interprétez ce mot à votre guise, L'usage en fut autrefois familier Pour dire ceux qui n'ont la barbe grise, Ores ce sont suppôts de sainte église) Le nôtre soit sans plus un jouvenceau Qui dans les près, sur le bord d'un ruisseau, Vous cajolait la jeune bachelette Aux blanches dents, aux pieds nus, au corps gent, Pendant qu'Io portant une clochette, Aux environs allait l'herbe mangeant ; Notre galant vous lorgne une fillette, De celles-là que je viens d'exprimer : Le malheur fut qu'elle était trop jeunette, Et d'âge encore incapable d'aimer. Non qu'à treize ans on y soit inhabile ; Même les lois ont avancé ce temps : Les lois songeaient aux personnes de ville, Bien que l'amour semble né pour les champs. Le bachelier déploya sa science : Ce fut en vain ; le peu d'expérience, L'humeur farouche, ou bien l'aversion, Ou tous les trois, firent que la bergère, Pour qui l'amour était langue étrangère, Répondit mal à tant de passion. Que fit l'amant ? croyant tout artifice Libre en amours, sur le rez de la nuit Le compagnon détourne une génisse De ce bétail par la fille conduit ; Le demeurant, non compté par la belle, (Jeunesse n'a les soins qui sont requis) Prit aussitôt le chemin du logis ; Sa mère étant moins oublieuse qu'elle Vit qu'il manquait une pièce au troupeau : Dieu sait la vie ; elle tance Isabeau Vous la renvoie, et la jeune pucelle S'en va pleurant, et demande aux échos Si pas un d'eux ne sait nulle nouvelle De celle-là dont le drôle à propos Avait d'abord étoupé la clochette ; Puis il la prit, et la faisant sonner Il se fit suivre, et tant que la fillette Au fond d'un bois se laissa détourner. Jugez, lecteur, quelle fut sa surprise Quand elle ouït la voix de son amant. " Belle, dit-il, toute chose est permise Pour se tirer de l'amoureux tourment. " À ce discours, la fille toute en transe Remplit de cris ces lieux peu fréquentés ; Nul n'accourut. Ô belles évitez Le fond des bois et leur vaste silence. Le Fleuve Scamandre Me voilà prêt à conter de plus belle ; Amour le veut, et rit de mon serment ; Hommes et dieux, tout est sous sa tutelle ; Tout obéit, tout cède à cet enfant : J'ai désormais besoin en le chantant De traits moins forts, et déguisant la chose. Car après tout, je ne veux être cause D'aucun abus : que plutôt mes écrits Manquent de sel, et ne soient d'aucun prix ! Si dans ces vers j'introduis et je chante Certain trompeur et certaine innocente, C'est dans la vue et dans l'intention Qu'on se méfie en telle occasion : J'ouvre l'esprit, et rends le sexe habile À se garder de ces pièges divers. Sotte ignorance en fait trébucher mille, Contre une seule à qui nuiraient mes vers. J'ai lu qu'un orateur estimé dans la Grèce, Des beaux-arts autrefois souveraine maîtresse, Banni de son pays, voulut voir le séjour Où subsistaient encor les ruines de Troie ; Cimon, son camarade, eut sa part de la joie. Du débris d'Ilion s'était construit un bourg Noble par ces malheurs ; la Priam et sa cour N'étaient plus que des noms, dont le Temps fait sa proie. Ilion, ton nom seul a des charmes pour moi ; Lieu fécond en sujets propres à notre emploi. Ne verrai-je jamais rien de toi, ni la place De ces murs élevés et détruits par des dieux, Ni ces champs où couraient la fureur et l'audace, Ni des temps fabuleux enfin la moindre trace, Qui pût me présenter l'image de ces lieux ? Pour revenir au fait, et ne point trop m'étendre, Cimon le héros de ces vers Se promenait près du Scamandre. Une jeune ingénue en ce lieu se vient rendre, Et goûter la fraîcheur sur ces bords toujours verts. Son voile au gré des vents va flottant dans les airs ; Sa parure est sans art ; elle a l'air de bergère, Une beauté naïve, une taille légère. Cimon en est surpris, et croit que sur ces bords Vénus vient étaler ses plus rares trésors. Un antre était auprès : l'innocente pucelle Sans soupçon y descend, aussi simple que belle. Le chaud, la solitude, et quelque dieu malin L'invitèrent d'abord à prendre un demi-bain. Notre banni se cache : il contemple, il admire, II ne sait quels charmes élire ; Il dévore des yeux et du coeur cent beautés. Comme on était rempli de ces divinités Que la Fable a dans son empire, II songe à profiter de l'erreur de ces temps, Prend l'air d'un dieu des eaux, mouille ses vêtements Se couronne de joncs, et d'herbe dégouttante, Puis invoque Mercure, et le dieu des amants : Contre tant de trompeurs qu'eût fait une innocente ? La belle enfin découvre un pied dont la blancheur Aurait fait honte à Galatée, Puis le plonge en l'onde argentée, Et regarde ses lis, non sans quelque pudeur. Pendant qu'à cet objet sa vue est arrêtée, Cimon approche d'elle : elle court se cacher Dans le plus profond du rocher. " Je suis, dit-il, le dieu qui commande à cette onde ; Soyez-en la déesse, et régnez avec moi. Peu de Fleuves pourraient dans leur grotte profonde Partager avec vous un aussi digne emploi : Mon cristal est très pur, mon coeur l'est davantage : Je couvrirai pour vous de fleurs tout ce rivage Trop heureux si vos pas le daignent honorer, Et qu'au fond de mes eaux vous daigniez vous mirer. Je rendrai toutes vos compagnes Nymphes aussi, soit aux montagnes, Soit aux eaux, soit aux bois, car j'étends mon pouvoir Sur tout ce que votre oeil à la ronde peut voir. " L'éloquence du dieu, la peur de lui déplaire, Malgré quelque pudeur qui gâtait le mystère, Conclurent tout en peu de temps. La superstition cause mille accidents. On dit même qu'Amour intervint à l'affaire. Tout fier de ce succès le banni dit adieu. " Revenez, dit-il, en ce lieu : Vous garderez que l'on ne sache Un hymen qu'il faut que je cache : Nous le déclarerons quand j'en aurai parle Au conseil qui sera dans l'Olympe assemblé. " La nouvelle déesse à ces mots se retire ; Contente ? Amour le sait. Un mois se passe et deux, Sans que pas un du bourg s'aperçut de leurs jeux. Ô mortels ! est-il dit qu'à force d'être heureux Vous ne le soyez plus ! le banni, sans rien dire, Ne va plus visiter cet antre si souvent. Une noce enfin arrivant, Tous pour la voir passer sous l'orme se vont rendre La belle aperçoit l'homme, et crie en ce moment : " Ah ! voilà le fleuve Scamandre. " On s'étonne, on la presse, elle dit bonnement Que son hymen se va conclure au firmament ; On en rit ; car que faire ? aucuns à coups de pierre Poursuivirent le dieu qui s'enfuit à grand'erre D'autres rirent sans plus. Je crois qu'en ce temps-ci L'on ferait au Scamandre un très méchant parti En ce temps-là semblables crimes S'excusaient aisément : tous temps, toutes maximes. L'épouse du Scamandre en fut quitte à la fin, Pour quelques traits de raillerie ; Même un de ses amants l'en trouva plus jolie : C'est un goût : il s'offrit à lui donner la main : Les dieux ne gâtent rien : puis quand ils seraient cause Qu'une fille en valût un peu moins, dotez-la, Vous trouverez qui la prendra : L'argent répare toute chose. La Confidente sans le savoir, ou le stratagème Je ne connais rhéteur, ni maître ès arts Tel que l'Amour ; il exerce en bien dire ; Ses arguments, ce sont de doux regards, De tendres pleurs, un gracieux sourire : La guerre aussi s'exerce en son empire, Tantôt il met aux champs ses étendards Tantôt couvrant sa marche et ses finesses II prend des coeurs entourés de remparts. Je le soutiens : posez deux forteresses Qu'il en batte une, une autre le dieu Mars Que celui-ci fasse agir tout un monde Qu'il soit armé, qu'il ne lui manque rien Devant son fort je veux qu'il se morfonde Amour tout nu fera rendre le sien. C'est l'inventeur des tours et stratagèmes. J'en vais dire un de mes plus favoris J'en ai bien lu, j'en vois pratiquer mêmes, Et d'assez bons, qui ne sont rien au prix. La jeune Aminte à Géronte donnée, Méritait mieux qu'un si triste hyménée ; Elle avait pris en cet homme un époux Malgracieux, incommode et jaloux. Il était vieux ; elle à peine en cet âge Où quand un coeur n'a point encore aimé D'un doux objet il est bientôt charmé. Celui d'Aminte ayant sur son passage Trouvé Cléon, beau, bien fait, jeune et sage, Il s'acquitta de ce premier tribut, Trop bien peut-être, et mieux qu'il ne fallut : Non toutefois que la belle n'oppose Devoir et tout, à ce doux sentiment ; Mais lorsqu'Amour prend le fatal moment, Devoir et tout, et rien c'est même chose. Le but d'Aminte en cette passion Était, sans plus, la consolation D'un entretien sans crime, où la pauvrette Versât ses soins en une âme discrète. Je croirais bien qu'ainsi l'on le prétend ; Mais l'appétit vient toujours en mangeant : Le plus sûr est ne se point mettre à table. Aminte croit rendre Cléon traitable : Pauvre ignorante ! elle songe au moyen De l'engager à ce simple entretien, De lui laisser entrevoir quelque estime, Quelque amitié, quelque chose de plus, Sans y mêler rien que de légitime : Plutôt la mort empêchât tel abus ! Le point était d'entamer cette affaire. Les lettres sont un étrange mystère, Il en provient maint et maint accident. Le meilleur est quelque sûr confident. Où le trouver ? Géronte est homme à craindre. J'ai dit tantôt qu'Amour savait atteindre À ses desseins d'une ou d'autre façon ; Ceci me sert de preuve et de leçon. Cléon avait une vieille parente, Sévère et prude, et qui s'attribuait Autorité sur lui de gouvernante. Madame Alis (ainsi l'on l'appelait), Par un beau jour eut de la jeune Aminte Ce compliment, ou plutôt cette plainte : " Je ne sais pas pourquoi votre parent, Qui m'est et fut toujours indifférent, Et le sera tout le temps de ma vie, A de m'aimer conçu la fantaisie. Sous ma fenêtre il passe incessamment ; Je ne saurais faire un pas seulement Que je ne l'aie aussitôt à mes trousses ; Lettres, billets pleins de paroles douces, Me sont donnés par une dont le nom Vous est connu ; je le tais pour raison. Faites cesser pour Dieu cette poursuite ; Elle n'aura qu'une mauvaise suite. Mon mari peut prendre feu là-dessus. Quant à Cléon, ses pas sont superflus : Dites-le-lui de ma part, je vous prie. " Madame Alis la loue, et lui promet De voir Cléon, de lui parler si net Que de l'aimer il n'aura plus d'envie. Cléon va voir Alis le lendemain : Elle lui parle, et le pauvre homme nie, Avec serments, qu'il eût un tel dessein Madame Alis l'appelle enfant du diable, " Tout vilain cas, dit-elle, est reniable ; Ces serments vains et peu dignes de foi Mériteraient qu'on vous fît votre sauce. Laissons cela ; la chose est vraie ou fausse Mais fausse ou vraie, il faut, et croyez-moi Vous mettre bien dans la tête qu'Aminte Est femme sage, honnête, et hors d'atteinte : Renoncez-y. - Je le puis aisément. " Reprit Cléon. Puis au même moment II va chez lui songer à cette affaire : Rien ne lui peut débrouiller le mystère. Trois jours n'étaient passés entièrement Que revoici chez Alis notre belle : " Vous n'avez pas, Madame, lui dit-elle, Encore vu, je pense, notre amant ; De plus en plus sa poursuite s'augmente. " Madame Alis s'emporte, se tourmente : " Quel malheureux ! " puis l'autre la quittant, Elle le mande ; il vient tout à l'instant. Dire en quels mots Alis fit sa harangue, II me faudrait une langue de fer ; Et quand de fer j'aurais même la langue, Je n'y pourrais parvenir ; tout l'enfer Fut employé dans cette réprimande : " Allez Satan, allez vrai Lucifer, Maudit de Dieu. " La fureur fut si grande, Que le pauvre homme étourdi dès l'abord, Ne sut que dire ; avouer qu'il eût tort, C'était trahir par trop sa conscience. Il s'en retourne, il rumine, il repense, Il rêve tant qu'enfin il dit en soi : " Si c'était là quelque ruse d'Aminte ? Je trouve, hélas ! mon devoir dans sa plainte. Elle me dit : " Ô Cléon aime-moi, Aime-moi donc ", en disant que je l'aime : Je l'aime aussi, tant pour son stratagème Que pour ses traits. J'avoue en bonne foi Que mon esprit d'abord n'y voyait goutte ; Mais à présent je ne fais aucun doute ; Aminte veut mon coeur assurément. Ah ! si j'osais, dès ce même moment Je l'irais voir, et plein de confiance Je lui dirais quelle est la violence, Quel est le feu dont je me sens épris. Pourquoi n'oser ? offense pour offense, L'amour vaut mieux encor que le mépris. Mais si l'époux m'attrapait au logis ? Laissons-la faire, et laissons-nous conduire. " Trois autres jours n'étaient passes encor, Qu'Aminte va chez Alis pour instruire Son cher Cléon du bonheur de son sort. " Il faut, dit-elle, enfin que je déserte ; Votre parent a résolu ma perte ; Il me prétend avoir par des présents : Moi, des présents ? c'est bien choisir sa femme ; Tenez, voilà rubis et diamants, Voilà bien pis, c'est mon portrait, Madame. Assurément de mémoire on l'a fait Car mon époux à tout seul mon portrait. À mon lever cette personne honnête, Que vous savez, et dont je tais le nom, S'en est venue, et m'a laissé ce don Votre parent mérite qu'à la tête On le lui jette ; et s'il était ici... Je ne me sens presque pas de colère. Oyez le reste : il m'a fait dire aussi Qu'il sait fort bien qu'aujourd'hui pour affaire Mon mari couche à sa maison des champs ; Qu'incontinent qu'il croira que mes gens Seront couchés, et dans leur premier somme, Il se rendra devers mon cabinet. Qu'espère-t-il ? pour qui me prend cet homme ? Un rendez-vous ! est-il fol en effet ? Sans que je crains de commettre Géronte Je poserais tantôt un si bon guet Qu'il serait pris ainsi qu'au trébuchet Ou s'enfuirait avec sa courte honte. " Ces mots finis, Madame Aminte sort Une heure après, Cléon vint, et d'abord, On lui jeta les joyaux et la boëte : On l'aurait pris à la gorge au besoin : " Et bien, cela vous semble-t-il honnête ? Mais ce n'est rien ; vous allez bien plus loin. " Alis dit lors mot pour mot ce qu'Aminte Venait de dire en sa dernière plainte. Cléon se tint pour dûment averti : " J'aimais, dit-il, il est vrai, cette belle ; Mais puisqu'il faut ne rien espérer d'elle, Je me retire, et prendrai ce parti. - Vous ferez bien ; c'est celui qu'il faut prendre, " Lui dit Alis, il ne le prit pourtant. Trop bien minuit à grand'peine sonnant, Le compagnon sans faute se va rendre Devers l'endroit qu'Aminte avait marqué : Le rendez-vous était bien expliqué. Ne doutez point qu'il n'y fût sans escorte. La jeune Aminte attendait à la porte : Un profond somme occupait tous les yeux ; Même ceux-là qui brillent dans les cieux Étaient voilés par une épaisse nue. Comme on avait toute chose prévue, Il entre vite, et sans autres discours Ils vont, ils vont au cabinet d'amours. Là le galant dès l'abord se récrie, Comme la dame était jeune et jolie, Sur sa beauté ; la bonté vint après, Et celle-ci suivit l'autre de près. " Mais dites-moi, de grâce, je vous prie, Qui vous a fait aviser de ce tour ? Car jamais tel ne se fit en amour. Sur les plus fins je prétends qu'il excelle ; Et vous devez vous-même l'avouer. " Elle rougit, et n'en fut que plus belle ; Sur son esprit, sur ses traits, sur son zèle, Il la loua ; ne fit-il que louer ? Le Remède Si l'on se plaît à l'image du vrai, Combien doit-on rechercher le vrai même. J'en fais souvent dans mes contes l'essai Et vois toujours que sa force est extrême, Et qu'il attire à soi tous les esprits : Non qu'il ne faille en de pareils écrits Feindre les noms ; le reste de l'affaire Se peut conter sans en rien déguiser ; Mais quant aux noms, il faut au moins les taire ; Et c'est ainsi que je vais en user. Près du Mans donc, pays de sapience, Gens pesant l'air, fine fleur de Normand, Une pucelle eut naguère un amant, Frais, délicat, et beau par excellence, Jeune surtout, à peine son menton S'était vêtu de son premier coton. La fille était un parti d'importance : Charmes et dot, aucun point n'y manquait : Tant et si bien que chacun s'appliquait À la gagner ; tout Le Mans y courait. Ce fut en vain ; car le coeur de la fille Inclinait trop pour notre jouvenceau : Les seuls parents, par un esprit manceau, La destinaient pour une autre famille. Elle fit tant autour d'eux que l'amant, Bon gré, mal gré, je ne sais pas comment, Eut à la fin accès chez sa maîtresse. Leur indulgence, ou plutôt son adresse, Peut-être aussi son sang et sa noblesse Les fit changer, que sais-je quoi ? tout duit Aux gens heureux, car aux autres tout nuit. L'amant le fut : les parents de la belle Surent priser son mérite et son zèle : C'était là tout : eh que faut-il encor ? Force comptant ; les biens du siècle d'or Ne sont plus biens, ce n'est qu'une ombre vaine Ô temps heureux ! je prévois qu'avec peine Tu reviendras dans le pays du Maine : Ton innocence eût secondé l'ardeur De notre amant, et hâté cette affaire ; Mais des parents l'ordinaire lenteur Fit que la belle, ayant fait dans son coeur Cet hyménée, acheva le mystère Selon les us de l'île de Cythère. Nos vieux romans, en leur style plaisant, Nomment cela " paroles de présent. " Nous y voyons pratiquer cet usage, Demi-amour, et demi-mariage, Table d'attente, avant-goût de l'hymen. Amour n'y fit un trop long examen : Prêtre et parent tout ensemble, et notaire, En peu de jours il consomma l'affaire : L'esprit manceau n'eut point part à ce fait. Voilà notre homme heureux et satisfait, Passant les nuits avec son épousée ; Dire comment, ce serait chose aisée ; Les doubles clefs, les brèches à l'enclos, Les menus dons qu'on fit à la soubrette, Rendaient l'époux jouissant en repos D'une faveur douce autant que secrète. Avint pourtant que notre belle un soir En se plaignant, dit à sa gouvernante, Qui du secret n'était participante : " Je me sens mal ; n'y saurait-on pourvoir ? " L'autre reprit : " Il vous faut un remède ; Demain matin nous en dirons deux mots. " Minuit venu, l'époux mal à propos, Tout plein encor du feu qui le possède, Vient de sa part chercher soulagement, Car chacun sent ici-bas son tourment. On ne l'avait averti de la chose. Il n'était pas sur les bords du sommeil, Qui suit souvent l'amoureux appareil, Qu'incontinent l'Aurore aux doigts de rose, Ayant ouvert les portes d'Orient, La gouvernante ouvrit tout en riant, Remède en main, les portes de la chambre : Par grand bonheur il s'en rencontra deux, Car la saison approchait de septembre, Mois où le chaud et le froid sont douteux. La fille alors ne fut pas assez fine ; Elle n'avait qu'à tenir bonne mine, Et faire entrer l'amant au fond des draps, Chose facile autant que naturelle : L'émotion lui tourna la cervelle Elle se cache elle-même, et tout bas Dit en deux mots quel est son embarras. L'amant fut sage, il présenta pour elle Ce que Brunel à Marphise montra. La gouvernante, ayant mis ses lunettes Sur le galant son adresse éprouva : Du bain interne elle le régala, Puis dit adieu, puis après s'en alla. Dieu la conduise, et toutes celles-là Qui vont nuisant aux amitiés secrètes ! Si tout ceci passait pour des sornettes (Comme il se peut, je n'en voudrais jurer) On chercherait de quoi me censurer. Les critiqueurs sont un peuple sévère Ils me diront : " Votre belle en sortit En fille sotte et n'ayant point d'esprit Vous lui donnez un autre caractère : Cela nous rend suspecte cette affaire ; Nous avons lieu d'en douter, auquel cas Votre prologue ici ne convient pas. " Je répondrai... Mais que sert de répondre ? C'est un procès qui n'aurait point de fin : Par cent raisons j'aurais beau les confondre ; Cicéron même y perdrait son latin. Il me suffit de n'avoir en l'ouvrage Rien avancé qu'après des gens de foi : J'ai mes garants, que veut-on davantage ? Chacun ne peut en dire autant que moi. Les Aveux indiscrets Paris, sans pair, n'avait en son enceinte Rien dont les yeux semblassent si ravis Que de la belle, aimable et jeune Aminte. Fille à pourvoir, et des meilleurs partis. Sa mère encor la tenait sous son aile Son père avait du comptant et du bien Faites état qu'il ne lui manquait rien. Le beau Damon s'étant pique pour elle Elle reçut les offres de son coeur : Il fit si bien l'esclave de la belle Qu'il en devint le maître et le vainqueur : Bien entendu sous le nom d'hyménée : Pas ne voudrais qu'on le crût autrement. L'an révolu ce couple si charmant Toujours d'accord, de plus en plus s'aimant (Vous eussiez dit la première journée) Se promettait la vigne de l'abbé ; Lorsque Damon, sur ce propos tombé Dit à sa femme : " Un point trouble mon âme Je suis épris d'une si douce flamme Que je voudrais n'avoir aimé que vous, Que mon coeur n'eût ressenti que vos coups Qu'il n'eût logé que votre seule image Digne, il est vrai, de son premier hommage. J'ai cependant éprouvé d'autres feux ; J'en dis ma coulpe, et j'en suis tout honteux. Il m'en souvient, la nymphe était gentille, Au fond d'un bois, l'Amour seul avec nous ; Il fit si bien, si mal, me direz-vous, Que de ce fait il me reste une fille. - Voilà mon sort, dit Aminte à Damon : J'étais un jour seulette à la maison ; Il me vint voir certain fils de famille, Bien fait et beau, d'agréable façon ; J'en eus pitié ; mon naturel est bon ; Et pour conter tout de fil en aiguille, Il m'est resté de ce fait un garçon. " Elle eut à peine achevé la parole, Que du mari l'âme jalouse et folle Au désespoir s'abandonne aussitôt. Il sort plein d'ire, il descend tout d'un saut, Rencontre un bât, se le met, et puis crie : " Je suis bâté ". Chacun au bruit accourt, Les père et mère, et toute la mégnie, Jusqu'aux voisins. Il dit, pour faire court, Le beau sujet d'une telle folie. II ne faut pas que le lecteur oublie Que les parents d'Aminte, bons bourgeois, Et qui n'avaient que cette fille unique, La nourrissaient, et tout son domestique, Et son époux, sans que, hors cette fois, Rien eût troublé la paix de leur famille. La mère donc s'en va trouver sa fille ; Le père suit, laisse sa femme entrer, Dans le dessein seulement d'écouter. La porte était entrouverte ; il s'approche ; Bref il entend la noise et le reproche Que fit sa femme à leur fille en ces mots : " Vous avez tort : j'ai vu beaucoup de sots, Et plus encor de sottes en ma vie ; Mais qu'on pût voir telle indiscrétion, Qui l'aurait cru ? car enfin, je vous prie, Qui vous forçait ? quelle obligation De révéler une chose semblable ? Plus d'une fille a forligné ; le diable Est bien subtil ; bien malins sont les gens. Non pour cela que l'on soit excusable : Il nous faudrait toutes dans des couvents Claquemurer jusques à l'hyménée. Moi qui vous parle ai même destinée ; J'en garde au coeur un sensible regret. J'eus trois enfants avant mon mariage À votre père ai-je dit ce secret ? En avons-nous fait plus mauvais ménage ? " Ce discours fut à peine proféré, Que l'écoutant s'en court, et tout outre Trouve du bât la sangle et se l'attache, Puis va criant partout : " Je suis sanglé. " Chacun en rit, encor que chacun sache Qu'il a de quoi faire rire à son tour. Les deux maris vont dans maint carrefour, Criant, courant, chacun à sa manière, " Bâté " le gendre, et " sanglé " le beau-père. On doutera de ce dernier point-ci ; Mais il ne faut telles choses mécroire Et par exemple, écoutez bien ceci. Quand Roland sut les plaisirs et la gloire Que dans la grotte avait eus son rival, D'un coup de poing il tua son cheval. Pouvait-il pas, traînant la pauvre bête, Mettre de plus la selle sur son dos ? Puis s'en aller, tout du haut de sa tête, Faire crier et redire aux échos : " Je suis bâté, sanglé ! " car il n'importe, Tous deux sont bons. Vous voyez de la sorte Que ceci peut contenir vérité ; Ce n'est assez, cela ne doit suffire ; Il faut aussi montrer l'utilité De ce récit ; je m'en vais vous la dire. L'heureux Damon me semble un pauvre sire. Sa confiance eut bientôt tout gâté. Pour la sottise et la simplicité De sa moitié, quant à moi, je l'admire. Se confesser à son propre mari ! Quelle folie ! imprudence est un terme Faible à mon sens pour exprimer ceci. Mon discours donc en deux points se renferme. Le noeud d'hymen doit être respecté, Veut de la foi, veut de l'honnêteté : Si par malheur quelque atteinte un peu forte Le fait clocher d'un ou d'autre côté, Comportez-vous de manière et de sorte Que ce secret ne soit point éventé. Gardez de faire aux égards banqueroute ; Mentir alors est digne de pardon. Je donne ici de beaux conseils, sans doute : Les ai-je pris pour moi-même ? hélas ! non. La Matrone d'Éphèse S'il est un conte usé, commun, et rebattu, C'est celui qu'en ces vers j'accommode à ma guise. " Et pourquoi donc le choisis-tu ? Qui t'engage à cette entreprise ? N'a-t-elle point déjà produit assez d'écrits ? Quelle grâce aura ta Matrone Au prix de celle de Pétrone ? Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ? " Sans répondre aux censeurs, car c'est chose infinie, Voyons si dans mes vers je l'aurai rajeunie. Dans Ephèse il fut autrefois Une dame en sagesse et vertus sans égale Et selon la commune voix Ayant su raffiner sur l'amour conjugale. Il n'était bruit que d'elle et de sa chasteté : On l'allait voir par rareté : C'était l'honneur du sexe : heureuse sa patrie ! Chaque mère à sa bru l'alléguait pour patron ; Chaque époux la prônait à sa femme chérie D'elle descendent ceux de la Prudoterie, Antique et célèbre maison. Son mari l'aimait d'amour folle. Il mourut. De dire comment, Ce serait un détail frivole Il mourut, et son testament N'était plein que de legs qui l'auraient consolée, Si les biens réparaient la perte d'un mari Amoureux autant que chéri. Mainte veuve pourtant fait la déchevelée, Qui n'abandonne pas le soin du demeurant, Et du bien qu'elle aura fait le compte en pleurant. Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ; Celle-ci faisait un vacarme, Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs ; Bien qu'on sache qu'en ces malheurs De quelque désespoir qu'une âme soit atteinte, La douleur est toujours moins forte que la plainte, Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs. Chacun fit son devoir de dire à l'affligée Que tout à sa mesure, et que de tels regrets Pourraient pêcher par leur excès : Chacun rendit par là sa douleur rengregée. Enfin ne voulant plus jouir de la clarté Que son époux avait perdue, Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté D'accompagner cette ombre aux enfers descendue. Et voyez ce que peut l'excessive amitié ; (Ce mouvement aussi va jusqu'à la folie) Une esclave en ce lieu la suivit par pitié, Prête à mourir de compagnie. Prête, je m'entends bien ; c'est-à-dire en un mot N'ayant examiné qu'à demi ce complot, Et jusques à l'effet courageuse et hardie. L'esclave avec la dame avait été nourrie. Toutes deux s'entr'aimaient, et cette passion Était crue avec l'âge au coeur des deux femelles : Le monde entier à peine eût fourni deux modèles D'une telle inclination. Comme l'esclave avait plus de sens que la dame, Elle laissa passer les premiers mouvements, Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme Dans l'ordinaire train des communs sentiments. Aux consolations la veuve inaccessible S'appliquait seulement à tout moyen possible De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux : Le fer aurait été le plus court et le mieux, Mais la dame voulait paître encore ses yeux Du trésor qu'enfermait la bière, Froide dépouille et pourtant chère. C'était là le seul aliment Qu'elle prît en ce monument. La faim donc fut celle des portes Qu'entre d'autres de tant de sortes, Notre veuve choisit pour sortir d'ici-bas. Un jour se passe, et deux sans autre nourriture Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas Qu'un inutile et long murmure Contre les dieux, le sort, et toute la nature. Enfin sa douleur n'omit rien, Si la douleur doit s'exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence Non loin de ce tombeau, mais bien différemment Car il n'avait pour monument Que le dessous d'une potence. Pour exemple aux voleurs on l'avait là laissé. Un soldat bien récompensé Le gardait avec vigilance. Il était dit par ordonnance Que si d'autres voleurs, un parent, un ami L'enlevaient, le soldat nonchalant, endormi Remplirait aussitôt sa place, C'était trop de sévérité ; Mais la publique utilité Défendait que l'on fit au garde aucune grâce. Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau. Curieux il y court, entend de loin la dame Remplissant l'air de ses clameurs. Il entre, est étonné, demande à cette femme, Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs, Pourquoi cette triste musique, Pourquoi cette maison noire et mélancolique. Occupée à ses pleurs à peine elle entendit Toutes ces demandes frivoles, Le mort pour elle y répondit ; Cet objet sans autres paroles Disait assez par quel malheur La dame s'enterrait ainsi toute vivante. " Nous avons fait serment, ajouta la suivante, De nous laisser mourir de faim et de douleur. " Encor que le soldat fût mauvais orateur, II leur fit concevoir ce que c'est que la vie. La dame cette fois eut de l'attention ; Et déjà l'autre passion Se trouvait un peu ralentie. Le temps avait agi. " Si la foi du serment, Poursuivit le soldat, vous défend l'aliment, Voyez-moi manger seulement, Vous n'en mourrez pas moins. " Un tel tempérament Ne déplut pas aux deux femelles : Conclusion qu'il obtint d'elles Une permission d'apporter son soupé : Ce qu'il fit ; et l'esclave eut le coeur fort tenté De renoncer dès lors à la cruelle envie De tenir au mort compagnie. " Madame, ce dit-elle, un penser m'est venu : Qu'importe à votre époux que vous cessiez des vivre ? Croyez-vous que lui-même il fût homme à vous suivre Si par votre trépas vous l'aviez prévenu ? Non Madame, il voudrait achever sa carrière. La nôtre sera longue encor si nous voulons. Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ? Nous aurons tout loisir d'habiter ces maisons. On ne meurt que trop tôt ; qui nous presse ? attendons ; Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée. Voulez-vous emporter vos appas chez les morts. Que vous servira-t-il d'en être regardée. Tantôt en voyant les trésors Dont le Ciel prit plaisir d'orner votre visage, Je disais : hélas ! c'est dommage Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela. " À ce discours flatteur la dame s'éveilla Le Dieu qui fait aimer prit son temps, il tira Deux traits de son carquois ; de l'un il entama Le soldat jusqu'au vif ; L'autre effleura la dame Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l'éclat, Et des gens de goût délicat Auraient bien pu l'aimer, et même étant leur femme. Le garde en fut épris : les pleurs et la pitié, Sorte d'amour ayant ses charmes, Tout y fit : une belle, alors qu'elle est en larmes En est plus belle de moitié. Voilà donc notre veuve écoutant la louange,. Poison qui de l'amour est le premier degré La voilà qui trouve à son gré Celui qui le lui donne ; il fait tant qu'elle mange, Il fait tant que de plaire, et se rend en effet Plus digne d'être aimé que le mort le mieux fait. II fait tant enfin qu'elle change ; Et toujours par degré, comme l'on peut penser : De l'un à l'autre il fait cette femme passer Je ne le trouve pas étrange : Elle écoute un amant, elle en fait un mari Le tout au nez du mort qu'elle avait tant chéri. Pendant cet hyménée un voleur se hasarde D'enlever le dépôt commis aux soins du garde Il en entend le bruit ; il y court à grands pas Mais en vain, la chose était faite. Il revient au tombeau conter son embarras Ne sachant où trouver retraite. L'esclave alors lui dit le voyant éperdu : " L'on vous a pris votre pendu ? Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ? Si Madame y consent j'y remédierai bien. Mettons notre mort en la place, Les passants n'y connaîtront rien. " La dame y consentit. Ô volages femelles ! La femme est toujours femme ; il en est qui sont belles, Il en est qui ne le sont pas. S'il en était d'assez fidèles, Elles auraient assez d'appas. Prudes vous vous devez défier de vos forces. Ne vous vantez de rien. Si votre intention Est de résister aux amorces, La nôtre est bonne aussi ; mais l'exécution Nous trompe également ; témoin cette Matrone. Et n'en déplaise au bon Pétrone, Ce n'était pas un fait tellement merveilleux Qu'il en dût proposer l'exemple à nos neveux. Cette veuve n'eut tort qu'au bruit qu'on lui vit faire, Qu'au dessein de mourir, mal conçu, mal formé ; Car de mettre au patibulaire Le corps d'un mari tant aimé, Ce n'était pas peut-être une si grande affaire. Cela lui sauvait l'autre ; et tout considéré, Mieux vaut goujat debout qu'empereur enterré. Belphégor À Mademoiselle de Champmeslé De votre nom j'orne le frontispice Des derniers vers que ma Muse a polis. Puisse le tout ô charmante Philis, Aller si loin que notre los franchisse La nuit des temps : nous la saurons dompter Moi par écrire, et vous par réciter. Nos noms unis perceront l'ombre noire Vous régnerez longtemps dans la mémoire, Après avoir régné jusques ici Dans les esprits, dans les coeurs même aussi. Qui ne connaît l'inimitable actrice Représentant ou Phèdre, ou Bérénice Chimène en pleurs, ou Camille en fureur ? Est-il quelqu'un que votre voix n'enchante ? S'en trouve-t-il une autre aussi touchante ? Une autre enfin allant si droit au coeur ? N'attendez pas que je fasse l'éloge De ce qu'en vous on trouve de parfait Comme il n'est point de grâce qui n'y loge Ce serait trop, je n'aurais jamais fait. De mes Philis vous seriez la première. Vous auriez eu mon âme toute entière Si de mes voeux j'eusse plus présumé, Mais en aimant qui ne veut être aimé ? Par des transports n'espérant pas vous plaire, Je me suis dit seulement votre ami ; De ceux qui sont amants plus d'à demi : Et plût au sort que j'eusse pu mieux faire. Ceci soit dit : venons à notre affaire. Un jour Satan, monarque des enfers, Faisait passer ses sujets en revue. Là confondus tous les états divers, Princes et rois, et la tourbe menue, Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri, Tant que Satan en était étourdi. Il demandait en passant à chaque âme : " Qui t'a jetée en l'éternelle flamme ? " L'une disait : " Hélas c'est mon mari "; L'autre aussitôt répondait : " C'est ma femme. " Tant et tant fut ce discours répété, Qu'enfin Satan dit en plein consistoire : " Si ces gens-ci disent la vérité Il est aisé d'augmenter notre gloire. Nous n'avons donc qu'à le vérifier. Pour cet effet il nous faut envoyer Quelque démon plein d'art et de prudence ; Qui non content d'observer avec soin Tous les hymens dont il sera témoin, Y joigne aussi sa propre expérience. " Le prince ayant proposé sa sentence, Le noir sénat suivit tout d'une voix. De Belphégor aussitôt on fit choix. Ce diable était tout yeux et tout oreilles, Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles, Capable enfin de pénétrer dans tout, Et de pousser l'examen jusqu'au bout. Pour subvenir aux frais de l'entreprise, On lui donna mainte et mainte remise, Toutes à vue, et qu'en lieux différents Il pût toucher par des correspondants. Quant au surplus, les fortunes humaines, Les biens, les maux, les plaisirs et les peines, Bref ce qui suit notre condition, Fut une annexe à sa légation. Il se pouvait tirer d'affliction, Par ses bons tours, et par son industrie, Mais non mourir, ni revoir sa patrie, Qu'il n'eût ici consumé certain temps : Sa mission devait durer dix ans. Le voilà donc qui traverse et qui passe Ce que le Ciel voulut mettre d'espace Entre ce monde et l'éternelle nuit ; Il n'en mit guère, un moment y conduit. Notre démon s'établit à Florence, Ville pour lors de luxe et de dépense. Même il la crut propre pour le trafic. Là sous le nom du seigneur Roderic, Il se logea, meubla, comme un riche homme ; Grosse maison, grand train, nombre de gens, Anticipant tous les jours sur la somme Qu'il ne devait consumer qu'en dix ans On s'étonnait d'une telle bombance. II tenait table, avait de tous côtés Gens à ses frais, soit pour ses voluptés Soit pour le faste et la magnificence. L'un des plaisirs où plus il dépensa Fut la louange : Apollon l'encensa Car il est maître en l'art de flatterie Diable n'eut onc tant d'honneurs en sa vie. Son coeur devint le but de tous les traits Qu'Amour lançait : il n'était point de belle Qui n'employât ce qu'elle avait d'attraits Pour le gagner, tant sauvage fut-elle : Car de trouver une seule rebelle, Ce n'est la mode à gens de qui la main Par les présents s'aplanit tout chemin. C est un ressort en tous desseins utile. Je l'ai jà dit, et le redis encor Je ne connais d'autre premier mobile Dans l'univers, que l'argent et que l'or. Notre envoyé cependant tenait compte De chaque hymen, en journaux différents ; L'un, des époux satisfaits et contents, Si peu rempli que le diable en eut honte. L'autre journal incontinent fut plein. À Belphégor il ne restait enfin Que d'éprouver la chose par lui-même. Certaine fille à Florence était lors ; Belle, et bien faite, et peu d'autres trésors ; Noble d'ailleurs, mais d'un orgueil extrême ; Et d'autant plus que de quelque vertu Un tel orgueil paraissait revêtu. Pour Roderic on en fit la demande. Le père dit que Madame Honnesta, C'était son nom, avait eu jusque-là Force partis ; mais que parmi la bande Il pourrait bien Roderic préférer, Et demandait temps pour délibérer. On en convient. Le poursuivant s'applique À gagner celle ou ses voeux s'adressaient. Fêtes et bals, sérénades, musique, Cadeaux, festins, bien fort appétissaient Altéraient fort le fonds de l'ambassade. Il n'y plaint rien, en use en grand seigneur, S'épuise en dons : l'autre se persuade Qu'elle lui fait encor beaucoup d'honneur. Conclusion, qu'après force prières, Et des façons de toutes les manières, Il eut un oui de Madame Honnesta. Auparavant le notaire y passa : Dont Belphégor se moquant en son âme : " Hé quoi ! dit-il, on acquiert une femme Comme un château ! ces gens ont tout gâté. " Il eut raison : ôtez d'entre les hommes La simple foi, le meilleur est ôté. Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes Dans les procès en prenant le revers. Les si, les cas, les contrats sont la porte Par où la noise entra dans l'univers : N'espérons pas que jamais elle en sorte. Solennités et lois n'empêchent pas Qu'avec l'Hymen Amour n'ait des débats C'est le coeur seul qui peut rendre tranquille. Le coeur fait tout, le reste est inutile. Qu'ainsi ne soit, voyons d'autres états. Chez les amis tout s'excuse, tout passe, ; Chez les amants tout plaît, tout est. Chez les époux tout ennuie, et tout lasse. Le devoir nuit, chacun est ainsi fait. " Mais, dira-t-on, n'est-il en nulles guises D'heureux ménage ? " Après mûr examen, J'appelle un bon, voire un parfait hymen, Quand les conjoints se souffrent leurs sottises. Sur ce point-là c'est assez raisonné. Dès que chez lui le diable eut amené Son épousée, il jugea par lui-même Ce qu'est l'hymen avec un tel démon : Toujours débats, toujours quelque sermon Plein de sottise en un degré suprême. Le bruit fut tel que Madame Honnesta Plus d'une fois les voisins éveilla : Plus d'une fois on courut à la noise " Il lui fallait quelque simple bourgeoise, Ce disait-elle, un petit trafiquant Traiter ainsi les filles de mon rang ! Méritait-il femme si vertueuse ? Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse : J'en ai regret, et si je faisais bien... " Il n'est pas sûr qu'Honnesta ne fit rien : Ces prudes-là nous en font bien accroire. Nos deux époux, à ce que dit l'histoire, Sans disputer n'étaient pas un moment. Souvent leur guerre avait pour fondement Le jeu, la jupe ou quelque ameublement, D'été, d'hiver, d'entre-temps, bref un monde D inventions propres à tout gâter. Le pauvre diable eut lieu de regretter De l autre enfer la demeure profonde. Pour comble enfin Roderic épousa La parente de Madame Honnesta, Ayant sans cesse et le père, et la mère, Et la grand'soeur, avec le petit frère, De ses deniers mariant la grand'soeur, Et du petit payant le précepteur. Je n'ai pas dit la principale cause De sa ruine infaillible accident ; Et j'oubliais qu'il eût un intendant. Un intendant ? qu'est-ce que cette chose ? Je définis cet être, un animal Qui comme on dit sait pécher en eau trouble, Et plus le bien de son maître va mal, Plus le sien croît, plus son profit redouble ; Tant qu'aisément lui-même achèterait Ce qui de net au seigneur resterait : Dont par raison bien et dûment déduite On pourrait voir chaque chose réduite En son état, s'il arrivait qu'un jour L'autre devînt l'intendant à son tour, Car regagnant ce qu'il eut étant maître, Ils reprendraient tous deux leur premier être. Le seul recours du pauvre Roderic, Son seul espoir, était certain trafic Qu'il prétendait devoir remplir sa bourse, Espoir douteux, incertaine ressource. Il était dit que tout serait fatal À notre époux, ainsi tout alla mal. Ses agents tels que la plupart des nôtres, En abusaient : il perdit un vaisseau, Et vit aller le commerce à vau-l'eau, Trompe des uns, mal servi par les autres. II emprunta. Quand ce vint à payer, Et qu'à sa porte il vit le créancier, Force lui fut d'esquiver par la fuite, Gagnant les champs, où de l'âpre poursuite Il se sauva chez un certain fermier, En certain coin remparé de fumier. À Matheo, c'était le nom du sire, Sans tant tourner il dit ce qu'il était ; Qu'un double mal chez lui le tourmentait, Ses créanciers et sa femme encor pire : Qu'il n'y savait remède que d'entrer Au corps des gens, et de s'y remparer, D'y tenir bon : irait-on là le prendre ? Dame Honnesta viendrait-elle y prôner Qu'elle a regret de se bien gouverner ? Chose ennuyeuse et qu'il est las d'entendre. Que de ces corps trois fois il sortirait, Sitôt que lui Matheo l'en prierait ; Trois fois sans plus, et ce pour récompense De l'avoir mis à couvert des sergents. Tout aussitôt l'ambassadeur commence Avec grand bruit d'entrer au corps des gens. Ce que le sien, ouvrage fantastique, Devint alors, l'histoire n'en dit rien. Son coup d'essai fut une fille unique Où le galant se trouvait assez bien ; Mais Matheo moyennant grosse somme L'en fit sortir au premier mot qu'il dit. C'était à Naples, il se transporte à Rome ; Saisit un corps : Matheo l'en bannit, Le chasse encore : autre somme nouvelle. Trois fois enfin, toujours d'un corps femelle, Remarquez bien, notre diable sortit. Le roi de Naples avait lors une fille, Honneur du sexe, espoir de sa famille ; Maint jeune prince était son poursuivant. Là d'Honnesta Belphégor se sauvant, On ne le put tirer de cet asile. II n'était bruit aux champs comme à la ville Que d'un manant qui chassait les esprits. Cent mille écus d'abord lui sont promis. Bien affligé de manquer cette somme (Car les trois fois l'empêchaient d'espérer Que Belphégor se laissât conjurer) Il la refuse : il se dit un pauvre homme, Pauvre pécheur, qui sans savoir comment, Sans dons du Ciel, par hasard seulement, De quelques corps a chassé quelque diable, Apparemment chétif, et misérable, Et ne connaît celui-ci nullement. Il beau dire ; on le force, on l'amène, On le menace, on lui dit que sous peine D'être pendu, d'être mis haut et court En un gibet, il faut que sa puissance Se manifeste avant la fin du jour. Dès l'heure même on vous met en présence Notre démon et son conjurateur. D'un tel combat le prince est spectateur. Chacun y court ; n'est fils de bonne mère Qui pour le voir ne quitte toute affaire. D'un côté sont le gibet et la hart, Cent mille écus bien comptés d'autre part. Matheo tremble, et lorgne la finance. L'esprit malin voyant sa contenance Riait sous cape, alléguait les trois fois ; Dont Matheo suait en son harnois, Pressait, priait, conjurait avec larmes. Le tout en vain : plus il est en alarmes, Plus l'autre rit. Enfin le manant dit Que sur ce diable il n'avait nul crédit. On vous le happe, et mène à la potence. Comme il allait haranguer l'assistance, Nécessite lui suggéra ce tour : Il dit tout bas qu'on battît le tambour, Ce qui fut fait ; de quoi l'esprit immonde Un peu surpris au manant demanda : " Pourquoi ce bruit ? coquin, qu'entends-je là ? " L'autre répond : " C'est Madame Honnesta Qui vous réclame, et va par tout le monde Cherchant l'époux que le Ciel lui donna. " Incontinent le diable décampa, S'enfuit au fond des enfers, et conta Tout le succès qu'avait eu son voyage : " Sire, dit-il, le noeud du mariage Damne aussi dru qu'aucuns autres états. Votre Grandeur voit tomber ici-bas Non par flocons, mais menu comme pluie Ceux que l'Hymen fait de sa confrérie J'ai par moi-même examiné le cas. Non que de soi la chose ne soit bonne Elle eut jadis un plus heureux destin Mais comme tout se corrompt à la fin Plus beau fleuron n'est en votre couronne. " Satan le crut : il fut récompensé Encor qu'il eût son retour avancé Car qu'eut-il fait ? ce n'était pas merveilles Qu'ayant sans cesse un diable à ses oreilles, Toujours le même, et toujours sur un ton, Il fut contraint d'enfiler la venelle ; Dans les enfers encore en change-t-on ; L'autre peine est à mon sens plus cruelle. Je voudrais voir quelque saint y durer Elle eut à Job fait tourner la cervelle. De tout ceci que prétends-je inférer ? Premièrement je ne sais pire chose Que de changer son logis en prison : En second lieu si par quelque raison Votre ascendant à l'hymen vous expose N'épousez point d'Honnesta s'il se peut N'a pas pourtant une Honnesta qui veut. Les Quiproquos Dame Fortune aime souvent à rire, Et nous jouant un tour de son métier Au lieu des biens où notre coeur aspire, D'un quiproquo se plaît à nous payer. Ce sont ses jeux j'en parle à juste cause. Il m'en souvient ainsi qu'au premier jour. Chloris et moi nous nous aimions d'amour Au bout d'un an la belle se dispose À me donner quelque soulagement, Faible et léger, à parler franchement. C'était son but : mais, quoi qu'on se propose, L'occasion et le discret amant Sont à la fin les maîtres de la chose. Je vais un soir chez cet objet charmant, L'époux était aux champs heureusement, Mais il revint la nuit à peine close. Point de Chloris : le dédommagement Fut que le sort en sa place suppose Une soubrette à mon commandement. Elle paya cette fois pour la dame. Disons un troc, ou réciproquement Pour la soubrette on employa la femme, De pareils traits tous les livres sont pleins. Bien est-il vrai qu'il faut d'habiles mains Pour amener chose ainsi surprenante ; Il est besoin d'en bien fonder le cas, Sans rien forcer et sans qu'on violente Un incident qui ne s'attendait pas. L'aveugle enfant, joueur de passe-passe, Et qui voit clair à tendre maint panneau Fait de ces tours ; celui-là du berceau Lève la paille à l'égard du Boccace ; Car quant à moi, ma main pleine d'audace En mille endroits à peut-être gâté Ce que la sienne a bien exécuté. Or il est temps de finir ma préface, Et de prouver par quelque nouveau tour Les quiproquos de Fortune et d'Amour. On ne peut mieux établir cette chose Que par un fait à Marseille arrivé, Tout en est vrai, rien n'en est controuvé. La Clidamant que par respect je n'ose Sous son nom propre introduire en ces vers, Vivait heureux, se pouvait dire en femme Mieux que pas un qui fût en l'univers. L'honnêteté, la vertu de la dame, Sa gentillesse, et même sa beauté, Devaient tenir Clidamant arrêté. Il ne le fut, le diable est bien habile, Si c'est adresse et tour d'habileté Que de nous tendre un piège aussi facile Qu'est le désir d'un peu de nouveauté. Près de la dame était une personne, Une suivante ainsi qu'elle mignonne, De même taille et de pareil maintien, Gente de corps, il ne lui manquait rien De ce qui plaît aux chercheurs d'aventures. La dame avait un peu plus d'agrément, Mais sous le masque on n'eût su bonnement Laquelle élire entre ces créatures. Le Marseillais, Provençal un peu chaud, Ne manque pas d'attaquer au plus tôt Madame Alix ; c'était cette soubrette. Madame Alix, encor qu'un peu coquette, Renvoya l'homme. Enfin il lui promet Cent beaux écus bien comptés clair et net. Payer ainsi des marques de tendresse (En la suivante) était, vu le pays, Selon mon sens, un fort honnête prix : Sur ce pied-là qu'eût coûté la maîtresse ? Peut-être moins ; car le hasard y fait. Mais je me trompe, et la dame était telle Que tout amant, et tant fût-il parfait, Aurait perdu son latin auprès d'elle : Ni dons, ni soins, rien n'aurait réussi. Devrais-je y faire entrer les dons aussi ? Las ! ce n'est plus le siècle de nos pères. Amour vend tout, et nymphes et bergères ; Il met le taux à maint objet divin : C'était un dieu, ce n'est qu'un échevin. Ô temps ! ô moeurs ! ô coutume perverse ! Alix d'abord rejette un tel commerce, Fait l'irritée, et puis s'apaise enfin, Change de ton, dit que le lendemain, Comme Madame avait dessein de prendre Certain remède, ils pourraient le matin Tout à loisir dans la cave se rendre. Ainsi fut dit, ainsi fut arrêté ; Et la soubrette ayant le tout conté À sa maîtresse, aussitôt les femelles D'un quiproquo font le projet entre elles. Le pauvre époux n'y reconnaîtrait rien, Tant la suivante avait l'air de la dame ; Puis supposé qu'il reconnût la femme, Qu'en pouvait-il arriver que tout bien ? Elle aurait lieu de lui chanter sa gamme Le lendemain par hasard Clidamant, Qui ne pouvait se contenir de joie, Trouve un ami, lui dit étourdiment Le bien qu'Amour à ses désirs envoie. Quelle faveur Non qu'il eût bien voulu Que le marché pour moins se fût conclu, Les cent écus lui faisaient quelque peine. L'ami lui dit : " Hé bien ! soyons chacun Et du plaisir et des frais en commun. " L'époux n'ayant alors sa bourse pleine Cinquante écus à sauver étaient bons. D'autre côté communiquer la belle, Quelle apparence ! y consentirait-elle ? S'aller ainsi livrer à deux Gascons, Se tairaient-ils d'une telle fortune ? Et devait-on la leur rendre commune ? L'ami leva cette difficulté, Représentant que dans l'obscurité Alix serait fort aisément trompée. Une plus fine y serait attrapée. Il suffisait que tous deux tour à tour Sans dire mot ils entrassent en lice, Se remettant du surplus à l'Amour, Qui volontiers aiderait l'artifice. Un tel silence en rien ne leur nuirait ; Madame Alix sans manquer le prendrait Pour un effet de crainte et de prudence ; Les murs ayant des oreilles (dit-on) Le mieux était de se taire ; à quoi bon D'un tel secret leur faire confidence ? Les deux galants, ayant de la façon Réglé la chose, et disposés à prendre Tout le plaisir qu'Amour leur promettait, Chez le mari d'abord ils se vont rendre. Là dans le lit l'épouse encore était. L'époux trouva près d'elle la soubrette, Sans nuls atours qu'une simple cornette, Bref en état de ne lui point manquer L'heure arriva, les amis contestèrent Touchant le pas, et longtemps disputèrent. L'époux ne fit l'honneur de la maison ; Tel compliment n'étant là de saison. À trois beaux dés pour le mieux ils réglèrent Le précurseur ainsi que de raison. Ce fut l'ami ; l'un et l'autre s'enferme Dans cette cave, attendant de pied ferme Madame Alix, qui ne vient nullement. Trop bien la dame en son lieu s'en vint faire Tout doucement le signal nécessaire. On ouvre, on entre, et sans retardement Sans lui donner le temps de reconnaître Ceci, cela, l'erreur, le changement, La différence enfin qui pouvait être Entre l'époux et son associé, Avant qu'il pût aucun change paraître, Au dieu d'Amour il fut sacrifié. L'heureux ami n'eut pas toute la joie Qu'il aurait eue en connaissant sa proie. La dame avait un peu plus de beauté ; Outre qu'il faut compter la qualité. À peine fut cette scène achevée, Que l'autre acteur par la prompte arrivée Jeta la dame en quelque étonnement ; Car comme époux, comme Clidamant même, Il ne montrait toujours si fréquemment De cette ardeur l'emportement extrême. On imputa cet excès de fureur À la soubrette, et la dame en son coeur Se proposa d'en dire sa pensée. La fête étant de la sorte passée, Du noir séjour ils n'eurent qu'à sortir. L'associé des frais et du plaisir S'en court en haut en certain vestibule : Mais quand l'époux vit sa femme monter, Et qu'elle eût vu l'ami se présenter, On peut juger quel soupçon, quel scrupule, Quelle surprise eurent les pauvres gens. Ni l'un ni l'autre ils n'avaient eu le temps De composer leur mine et leur visage. L'époux vit bien qu'il fallait être sage, Mais sa moitié pensa tout découvrir. J'en suis surpris, femmes savent mentir. La moins habile en connaît la science. Aucuns ont dit qu'Alix fit conscience De n'avoir pas mieux gagné son argent : Plaignant l'époux, et le dédommageant, Et voulant bien mettre tout sur son compte : Tout cela n'est que pour rendre le conte Un peu meilleur. J'ai vu les gens mouvoir Deux questions ; l'une, c'est à savoir Si l'époux fut du nombre des confrères À mon avis n'a point de fondement, Puisque la dame et l'ami nullement Ne prétendaient vaquer à ces mystères. L'autre point est touchant le talion ; Et l'on demande en cette occasion Si pour user d'une juste vengeance, Prétendre erreur et cause d'ignorance À cette dame aurait été permis. Bien que ce soit assez là mon avis, La dame fut toujours inconsolable, Dieu gard de mal celles qu'en cas semblable Il ne faudrait nullement consoler. J'en connais bien qui n'en feraient que rire. De celles-là je n'ose plus parler, Et je ne vois rien des autres à dire. Contes Apocryphes Le Contrat Le malheur des maris, les bons tours des Agnès, Ont été de tout temps le sujet de la fable ; Ce fertile sujet ne tarira jamais, C'est une source inépuisable : À de pareils malheurs tous hommes sont sujets ; Tel qui s'en croit exempt est tout seul à le croire ; Tel rit d'une ruse d'amour Qui doit devenir à son tour Le risible sujet d'une semblable histoire. D'un tel revers se laisser accabler Est, à mon gré, sottise toute pure ; Celui dont j'écris l'aventure Trouva dans son malheur de quoi se consoler. Certain riche bourgeois, s'étant mis en ménage, N'eut pas l'ennui d'attendre trop longtemps Les doux fruits du mariage ; Sa femme lui donna bientôt deux beaux enfants, Une fille d'abord, un garçon dans la suite. Le fils devenu grand, fut mis sous la conduite D'un précepteur ; non pas de ces pédants Dont l'aspect est rude et sauvage ; Celui-ci, gentil personnage. Grand maître ès arts, surtout en l'art d'aimer, Du beau monde avait quelque usage, Chantait bien et savait charmer ; Et, s'il faut déclarer tout le secret mystère, Amour, dit-on, l'avait fait précepteur : Il ne s'était introduit près du frère Que pour voir de plus près la soeur. Il obtient tout ce qu'il désire, Sous ce trompeur déguisement. Bon précepteur, fidèle amant, Soit qu'il régente ou qu'il soupire, Il réussit également. Déjà son jeune pupile Explique Horace et Virgile ; Et déjà la beauté qui fait tous ses désirs Sait le langage des soupirs ; Notre maître en galanterie Très bien lui fit pratiquer ses leçons : Cette pratique aussitôt fut suivie De maux de coeur, de pâmoisons, Non sans donner de terribles soupçons Du sujet de la maladie. Enfin tout se découvre, et le père, irrité, Menace, tempête, crie. Le docteur épouvanté Se dérobe à sa furie. La belle volontiers l'aurait pris pour époux ; Pour femme volontiers il aurait pris la belle ; L'hymen était l'objet de leurs voeux les plus doux, Leur tendresse était mutuelle ; Mais l'amour aujourd'hui n'est qu'une bagatelle, Et l'argent seul forme les plus beaux noeuds : Elle était riche, il était gueux, C'était beaucoup pour lui, c'était trop peu pour elle. Quelle corruption ! ô siècle ! ô temps ! ô moeurs ! Conformité de biens, différence d'humeurs, Souffrirons-nous toujours ta puissance fatale, Méprisable intérêt, opprobre de nos jours, Tyran des plus tendres amours ! Mais faisons trêve à la morale, Et reprenons notre discours. Le père est bien fâché, la fille bien marrie ; Mais que faire ? Il faut bien réparer ce malheur Et mettre à couvert son honneur. Quel remède ? On la marie, Non au galant, j'en ai dit les raisons, Mais à certain quidam, amoureux des testons Plus que de fillette gentille, Riche suffisamment, et de bonne famille ; Au surplus, bon enfant ; sot, je ne le dis pas, Puisqu'il ignorait tout le cas. Mais, quand il le saurait, fait-il mauvaise emplette ? On lui donne à la fois vingt mille bons ducats, Jeune épouse et besogne faite. Combien de gens, avec semblable dot, Ont pris, le sachant bien, la fille et le gros lot ! Et celui-ci crut prendre une pucelle : Bien il est vrai qu'elle en fit les façons ; Mais quatre mois après, la savante donzelle Montra le prix de ses leçons : Elle mit au monde une fille. " Quoi ! déjà père de famille ! Dit l'époux, étant bien surpris ; Au bout de quatre mois, c'est trop tôt ! Je suis pris ! Quatre mois ce n'est pas mon compte. " Sans tarder, au beau-père il va conter sa honte, Prétend qu'on le sépare, et fait bien du fracas. Le beau-père sourit, et lui dit : " Parlons bas ! Quelqu'un pourrait bien nous entendre. Comme vous, jadis je fus gendre, Et me plaignis en pareil cas ; Je parlai, comme vous, d'abandonner ma femme ; C'est l'ordinaire effet d'un violent dépit. Mon beau-père défunt, Dieu veuille avoir son âme ! Il était honnête homme et me remit l'esprit. La pilule, à vrai dire, était assez amère ; Mais il sut la dorer ; et, pour me satisfaire, D'un bon contrat de quatre mille écus, Qu'autrefois pour semblable affaire Il avait eu de son beau-père, Il augmenta la dot ; je ne m'en plaignis plus. Ce contrat doit passer de famille en famille. Je le gardais exprès : ayez-en même soin ; Vous pourrez en avoir besoin Si vous mariez votre fille." À ce discours, le gendre, moins fâché, Prend le contrat et fait la révérence. Dieu préserve de mal ceux qu'en telle occurrence On console à meilleur marché ! Le Rossignol Pour garder certaine toison On a beau faire sentinelle, C'est temps perdu lorsqu'une belle Y sent grande démangeaison Un adroit et charmant Jason, Avec l'aide de la donzelle Et de maître expert Cupidon, Trompe facilement et taureaux et dragon. La contrainte est l'écueil de la pudeur des filles. Les surveillants, les verrous et les grilles Sont une faible digue à leur tempérament. À douze ans aujourd'hui, point d'Agnès : à cet âge Fillette nuit et jour s'applique uniquement À trouver les moyens d'endormir finement Les Argus de son pucelage. Larmes de crocodile, yeux lascifs, doux langage, Soupirs, souris flatteurs, tout est mis en usage, Quand il s'agit d'attraper un amant. Je n'en dirai pas davantage, Lecteur ; regardez seulement La finette Cataut jouer son personnage, Et comment elle met le rossignol en cage : Après, je m'en rapporte à votre jugement. Dans une ville d'Italie, Dont je n'ai jamais su le nom, Fut une fille fort jolie ; Son père était messire Varambon. Boccace ne dit point comme on nommait la mère ; Aussi cela n'est pas trop utile à savoir ; La fille s'appelait Catherine, et, pour plaire, Elle avait amplement tout ce qu'il faut avoir : Âge de quatorze ans, teint de lis et de roses, Beaux yeux, belle gorge et beaux bras, Grands préjugés pour les secrets appas. Le lecteur pense bien qu'avec toutes ces choses, Fillette manque rarement D'un amant. Aussi n'en manqua la pucelle : Richard la vit, l'aima, fit tant en peu de jours, Par ses regards, par ses discours, Qu'il alluma pour lui dans le coeur de la belle La même ardeur qu'il ressentait pour elle. L'un de l'autre déjà faisait tous les plaisirs : Déjà même langueur, déjà mêmes désirs ; Désirs de quoi ? Besoin n'est de le dire ; Sans trop d'habileté l'on peut le deviner ; Quand un coeur amoureux à cet âge soupire, Il ne faut point s'en étonner : On sait assez ce qu'il désire. Un point de nos amants retardait le bonheur : La mère aimait sa fille avecque tant d'ardeur Qu'elle n'aurait su vivre un seul moment sans elle ; Le jour, elle l'avait pendue à son côté, Et la nuit, la faisait coucher dans sa ruelle. Un peu moins de tendresse et plus de liberté Eût mieux accommodé la belle. Cet excès d'amour maternelle Est bon pour les petits enfants ; Mais fillette de quatorze ans Bientôt s'en lasse et s'en ennuie. Catherine en jour de sa vie N'avait pu profiter d'un seul petit moment Pour entretenir son amant : C'était pour tous les deux une peine infinie. Il en était réduit à la suivre en tous lieux, Ne pouvant bien souvent lui parler que des yeux, Langage, à mon sens, ennuyeux, Sitôt qu'on n'en est plus sur la cérémonie. Quelquefois, par hasard, il lui serrait la main, Quand il la trouvait en chemin ; Quelquefois un baiser pris à la dérobée ; Et puis c'est tout. Mais qu'est-ce que cela ? C'est proprement manger son pain à la fumée. Tous deux étaient trop fins pour en demeurer là ; Or voici comme il en alla. Un jour, par un bonheur extrême, Ils se trouvèrent seuls, sans mère et sans jaloux. " Que vous sert, dit Richard, hélas ! que je vous aime ? Que me sert d'être aimé de vous ? Loin de rendre mon sort plus doux, Cela ne fait qu'augmenter mon martyre ; Je vous vois sans vous voir, je ne puis vous parler ; Si je me plains, si je soupire, Il me faut tout dissimuler. Ne saurait-on enfin vous voir sans votre mère ? Ne sauriez-vous trouver quelque moyen ? Hélas ! vous le pouvez, si vous le voulez bien ; Mais vous ne m'aimez pas ? - Si j'étais moins sincère Dit Catherine à son amant, Je vous parlerais autrement ; Mais le temps nous est cher ; voyons ce qu'il faut faire - Il faudrait donc, lui dit Richard, Si vous avez dessein de me sauver la vie, Vous faire mettre un lit dans quelque chambre à part, Par exemple, à la galerie ; On vous y pourrait aller voir, Sur le soir, Alors que chacun se retire ; Autrement, on ne peut vous parler qu'à demi, Et j'ai cent choses à vous dire, Que je ne puis vous dire ici. " Ce mot fit la belle sourire. Elle se douta bien de ce qu'on lui dirait ; Elle promit pourtant au sire De faire ce qu'elle pourrait. La chose n'était pas facile ; Mais l'amour donne de l'esprit, Et sait faire une Agnès habile. Voici comment elle s'y prit : Elle ne dormit point durant toute la nuit, Ne fit que s'agiter, et mena tant de bruit Que ni son père ni sa mère Ne purent fermer la paupière Un seul moment. Ce n'était pas grande merveille : Fille qui pense à son amant absent, Toute la nuit, dit-on, a la puce à l'oreille, Et ne dort que fort rarement. Dès le matin Cataut se plaignit à sa mère Des puces de la nuit, du grand chaud qu'il faisait : " On ne peut point dormir, maman ; s'il vous plaisait Me faire tendre un lit dans cette galerie Qui regarde sur le jardin : Il y fait bien plus frais ; et puis, dès le matin, Du rossignol qui vient chanter sous ce feuillage, J'entendrais le ramage." La bonne mère y consentit, Va trouver son homme, et lui dit : " Cataut voudrait changer de lit, Afin d'être au frais et d'entendre Le rossignol. - Ah ! qu'est-ce ci, Dit le bonhomme, et quelle fantaisie ? Allez, vous êtes folle, et votre fille aussi, Avec son rossignol ! Qu'elle se tienne ici, Il fera cette nuit-ci Plus frais que la nuit passée ; Et puis, elle n'est pas, je croi, Plus délicate que moi : J'y couche bien. " Cataut se tint fort offensée De ce refus ; et la seconde nuit Fit cinquante fois plus de bruit Qu'elle n'avait fait la première, Pleura, gémit, se dépita, Et dans son lit se tourmenta D'une si terrible manière Que la mère s'en affligea, Et dit à son mari : " Vous êtes bien maussade, Et n'aimez guère votre enfant ! Vous vous jouez assurément À la faire tomber malade. Je la trouve déjà tout je ne sais comment. Répondez-moi : quelle bizarrerie De ne la pas coucher dans cette galerie ! Elle est tout aussi près de nous. - À la bonne heure, dit l'époux ; Je ne saurais tenir contre femme qui crie : Vous me feriez devenir fou ; Passez-en votre fantaisie ; Et qu'elle entende tout son soû Le rossignol et la fauvette ! " Sans délai la chose fut faite : Catherine à son père obéit promptement, Se fait dresser un lit, fait signe à son amant Pour le soir. Qui voudra savoir présentement Combien dura pour eux toute cette journée : Chaque moment une heure, et chaque heure une année ; C'est tout le moins. Mais la nuit vint, Et Richard fit si bien, à l'aide d'une échelle Qu'un fripon de valet lui tint, Qu'il parvint au lit de la belle. De dire ce qui s'y passa, Combien de fois on s'embrassa, Et combien de façons l'amant et la maîtresse Se témoignèrent leur tendresse, Ce serait temps perdu ; les plus doctes discours Ne sauraient jamais faire entendre Le plaisir des tendres amours : Il faut l'avoir goûté pour le pouvoir comprendre. Le rossignol chanta pendant toute la nuit ; Et quoiqu'il ne fit pas grand bruit, Catherine en fut fort contente. Celui qui chante aux bois son amoureux souci Ne lui parut qu'un âne auprès de celui-ci. Mais le malheur voulut que l'amant et l'amante, Trop faibles de moitié pour leurs ardents désirs, Et lassés par leurs doux plaisirs, S'endormirent tous deux, sur le point où l'aurore Commençait à s'apercevoir. Le père, en se levant, fut curieux de voir Si sa fille dormait encore. " Voyons un peu, dit-il, quel effet ont produit Le chant du rossignol, le changement de lit." Il entre dans la galerie, Et, s'étant approché sans bruit, Il trouva sa fille endormie. À cause du grand chaud, nos deux amants, dormants, Étaient sans drap ni couverture, En état de pure nature, Justement comme on peint nos deux premiers parents ; Excepté qu'au lieu de la pomme, Catherine avait dans sa main Ce qui servit au premier homme À conserver le genre humain ; Ce que vous ne sauriez prononcer sans scrupule, Belles, qui vous piquez de sentiments si fiers, Et dont vous vous servez pourtant très volontiers, Si l'on en croit le bon Catulle. Le bonhomme à ses yeux à peine ajoute foi ; Mais enfin, renfermant le chagrin dans son âme, Il rentre dans sa chambre, et réveille sa femme : " Levez-vous, lui dit- il, et venez avec moi. Je ne m'étonne plus pourquoi Cataut vous témoignait si grand désir d'entendre Le rossignol ; vraiment, ce n'était pas en vain : Elle avait dessein de le prendre, Et l'a si bien guetté qu'elle l'a dans sa main. " La mère se leva, pleurant presque de joie : " Un rossignol, vraiment ! Il faut que je le voie. Est-il grand ? Chante-t-il ? Fera-t-il des petits ? Hélas ! la pauvre enfant, comment l'a-t-elle pris ? - Vous l'allez voir, reprit le père ; Mais surtout songez à vous taire ; Si l'oiseau vous entend, c'est autant de perdu ; Vous gâteriez tout le mystère. " Qui fut surpris ? ce fut la mère. Aussitôt qu'elle eut aperçu Le rossignol que tenait Catherine, Elle voulut crier, et l'appeler mâtine, Chienne, effrontée, enfin tout ce qu'il vous plaira ; Peut-être faire pis ; mais l'époux l'empêcha. " Ce n'est pas de vos cris que nous avons affaire : Le mal est fait, dit-il ; et quand on pestera, Ni plus ni moins il en sera ; Mais savez-vous ce qu'il faut faire ? Il faut le réparer le mieux que l'on pourra. Qu'on m'aille querir le notaire, Et le prêtre et le commissaire : Avec leur bon secours, tout s'accommodera. " Pendant tous ces discours, notre amant s'éveilla ; En voyant le soleil : " Hélas ! dit-il, ma chère, Le jour nous a surpris ; je ne sais comment faire Pour m'en aller. - Tout ira bien, Lui répondit alors le père. Or çà, sire Richard, il ne sert plus de rien De me plaindre de vous, de me mettre en colère. Vous m'avez fait outrage ; il n'est qu'un seul moyen Pour m'apaiser et pour me satisfaire : C'est qu'il faut ici devant nous Épouser Catherine ; elle est bien demoiselle : Si Dieu ne l'a pas faite, aussi riche que vous, Pour le moins elle est jeune ; et vous la trouvez belle. Il le faut sur-le-champ, sans délai ni refus, Sinon, dites votre In manus. " S'exposer à souffrir une mort très cruelle, Et cela seulement pour avoir refusé De prendre à femme une fille qu'on aime, Ce serait, à mon sens, être mal avisé. Aussi, dans ce péril extrême, Richard fut habile homme, et ne balança pas Entre la fille et le trépas. Sa maîtresse avait des appas ; Il venait de goûter, la nuit, entre ses bras Le plus doux plaisir de la vie ; Il n'avait pas apparemment envie D'en partir si brusquement. Or, pendant que notre amant Songe à se faire époux pour se tirer d'affaire, Cataut, se réveillant à la voix de son père, Lâcha le rossignol dessus sa bonne foi ; Et, tirant doucement le bout du drap sur soi, Cacha les trois quarts de ses charmes. Le notaire, arrivé, mit fin à leurs alarmes : On écrivit, et l'on signa. Ainsi se fit le mariage ; Et puis jusqu'à midi chacun les laissa là. Le père, en les quittant, leur dit : " Prenez courage, Enfants ! Le rossignol est maintenant en cage : Il peut chanter tant qu'il voudra." Source: http://www.poesies.net