Galatée, pastorale (Imitée de Cervantes) De Jean-Pierre Claris De Florian (1755-1794) TABLE DES MATIERES DEDICACE VIE DE CERVANTES LIVRE 1 LIVRE 2 LIVRE 3 LIVRE 4 DEDICACE A madame la duchesse d' Orléans. ô vous qui, princesse ou bergère, deviez être l' exemple et l' idole des coeurs, vous qui n' aimez de vos grandeurs que le bien que vous pouvez faire, daignez souffrir qu' à vos genoux une villageoise étrangère vienne vous choisir pour sa mère: sa mère... avec ce mot l' on obtient tout de vous. Tendez à Galatée une main secourable, elle est belle, sensible et sage autant qu' aimable; l' auteur la flatte, dira-t-on, et son livre n' est qu' une fable; mais, si l' on y voit votre nom, le roman sera véritable. VIE DE CERVANTES Michel De Cervantes Saavedra, dont les écrits ont illustré l' Espagne, amusé l' Europe, et corrigé son siècle, vécut pauvre, malheureux, et mourut presque oublié. On ignorait encore, il y a peu d' années, quel était le véritable lieu de sa naissance: Madrid, Séville, Lucène, Alcala, se sont disputé cet honneur. Cervantes, ainsi qu' Homère, Camoëns, et beaucoup d' autres grands hommes, trouva plusieurs patries après sa mort, et manqua du nécessaire pendant sa vie. L' académie espagnole, sous la protection de son souverain, vient de rendre à la mémoire de Cervantes l' hommage que l' Espagne lui devait depuis trop long-temps; elle a publié une magnifique édition du Don Quichotte. Il semble qu' on ait cru que tout ce luxe typographique pouvait réparer les torts de la nation envers l' auteur. Sa vie est à la tête, écrite, d' après les recherches les plus exactes, par un académicien distingué. Je suivrai cette autorité pour tout ce qui regarde les faits, me permettant de parler des ouvrages de Cervantes selon le sentiment qu' ils m' ont inspiré. Cervantes était gentilhomme, fils de Rodrigue De Cervantes et de Léonor De Cortinas. Il naquit à Alcala De Hénarès, ville de la nouvelle Castille, le 9 octobre 1547, sous le règne de Charles-Quint. Dès son enfance il aima les livres. Il fit ses études à Madrid, sous un célèbre professeur, dont il surpassa bientôt les plus habiles écoliers. La grande science de ce temps-là était le latin et la théologie. Les parens de Cervantes en voulaient faire un ecclésiastique ou un médecin, seules professions utiles en Espagne; mais il eut encore ce trait de commun avec plusieurs poëtes célèbres, de faire des vers malgré ses parens. Une élégie sur la mort de la reine Isabelle De Valois, plusieurs sonnets, un petit poëme appelé filène, furent ses premiers essais. Le peu d' accueil qu' on fit à ces ouvrages lui parut une injustice: il quitta l' Espagne, et alla se fixer à Rome, où la misère le força d' être valet de chambre du cardinal Aquaviva. Dégoûté bientôt d' un emploi si peu digne de lui, Cervantes se fit soldat, et combattit avec beaucoup de valeur à la fameuse bataille de Lépante, gagnée par Don Juan D' Autriche en 1571: il y reçut à la main gauche un coup d' arquebuse, dont il fut estropié toute sa vie. Cette blessure lui valut pour récompense d' être mis à l' hôpital de Messine. Sorti de cet hôpital, le métier de soldat invalide lui parut préférable à celui de poëte méprisé. Il alla s' enrôler de nouveau dans la garnison de Naples, et demeura trois ans dans cette ville. Comme il repassait en Espagne, sur une galère de Philippe Ii, il fut pris et conduit à Alger par Arnaute Mami, le plus redouté des corsaires. La fortune, qui épuisait ses rigueurs sur le malheureux Cervantes, ne put lasser son courage. Esclave d' un maître cruel, sûr de mourir dans les tourmens, s' il osait faire la moindre tentative pour se remettre en liberté, il concerta sa fuite avec quatorze captifs espagnols. On convint de racheter un d' entre eux, qui retournerait dans sa patrie, et reviendrait avec une barque enlever les autres pendant la nuit. L' exécution de ce projet n' était pas facile: il fallait d' abord amasser la rançon d' un prisonnier, ensuite s' échapper tous de chez leurs différens maîtres, et pouvoir rester rassemblés, sans être découverts, jusqu' au moment où la barque viendrait les prendre. Tant de difficultés paraissaient insurmontables: l' amour de la liberté vint à bout de tout. Un captif navarrois, employé par son maître à cultiver un grand jardin sur le bord de la mer, se chargea d' y creuser, dans l' endroit le plus caché, un souterrain capable de contenir les quinze espagnols. Le navarrois mit deux ans à cet ouvrage. Pendant ce temps on gagna, soit par des aumônes, soit à force de travail, la rançon d' un maïorquin, nommé Viane, dont on était sûr, et qui connaissait parfaitement toute la côte de Barbarie. L' argent prêt, et le souterrain achevé, il fallut encore six mois pour que tout le monde pût s' y rendre; alors Viane se racheta, et partit après avoir juré de revenir dans peu de temps. Cervantes avait été l' âme de l' entreprise; ce fut lui qui s' exposa toutes les nuits pour aller chercher des vivres à ses compagnons. Dès que le jour paraissait, il rentrait dans le souterrain avec la provision de la journée. Le jardinier, qui n' était pas obligé de se cacher, avait sans cesse les yeux sur la mer, pour découvrir si la barque ne venait point. Viane tint parole. Arrivé à Maïorque, il va trouver le vice-roi, lui expose sa commission, et lui demande de l' aider dans son entreprise. Le vice-roi lui donne un brigantin: Viane, le coeur rempli d' espoir, vole à la délivrance de ses frères. Il arriva sur la côte d' Alger le 28 septembre de cette même année 1577, un mois après en être parti. Viane avait bien observé les lieux; il les reconnut quoiqu' il fît nuit: il dirigea son petit bâtiment vers le jardin où on l' attendait avec tant d' impatience. Le jardinier, qui était en sentinelle, l' aperçoit, et court avertir les treize espagnols. Tous leurs maux sont oubliés à cette heureuse nouvelle; ils s' embrassent, ils se pressent de sortir du souterrain, ils regardent avec des larmes de joie la barque du libérateur; mais, hélas! Comme la proue touchait la terre, plusieurs maures passent et reconnaissent les chrétiens; ils crient aux armes: Viane, tremblant, reprend le large, gagne la haute mer, disparaît; et les malheureux captifs, retombés dans les fers, vont pleurer au fond du souterrain. Cervantes les ranima: il leur fit espérer, il se flatta lui-même que Viane reviendrait; mais on ne vit plus reparaître Viane. Le chagrin, et l' humidité de leur demeure étroite et malsaine, causèrent d' affreuses maladies à plusieurs de ces malheureux. Cervantes ne pouvait plus suffire à nourrir les uns, à soigner les autres, à les encourager tous. Il se fit aider par un de ses compagnons, et le chargea d' aller chercher des vivres à sa place. Celui qu' il choisit était un traître: il va trouver le roi d' Alger, se fait musulman, et conduit lui-même au souterrain une troupe de soldats qui enchaînent les treize espagnols. Traînés devant le roi, ce prince leur promit la vie, s' ils voulaient déclarer quel était l' auteur de l' entreprise. " c' est moi, lui dit Cervantes, sauve mes frères et fais-moi mourir. " le roi respecta son intrépidité; il le rendit à son maître, Arnaute Mami, qui ne voulut pas faire périr un si brave homme. Le malheureux jardinier navarrois, qui avait fait le souterrain, fut pendu par un pied, jusqu' à ce que le sang l' eût étouffé. Cervantes, trompé par la fortune, trahi par son ami, rendu à ses premiers fers, n' en devint que plus ardent à les briser. Quatre fois il échoua, et fut sur le point d' être empalé. Sa dernière tentative était de faire révolter tous les esclaves, d' attaquer Alger, et de s' en rendre maître. On découvrit la conspiration, et Cervantes ne fut pas mis à mort: tant il est vrai que le véritable courage en impose même aux barbares. Il est vraisemblable que Cervantes a voulu parler de lui-même dans la nouvelle de l' esclave, une des plus intéressantes de Don Quichotte, lorsqu' il dit que " le cruel Azan, roi d' Alger, ne fut clément que pour un soldat espagnol, nommé Saavedra, qui s' exposa souvent aux plus affreux supplices, et forma des entreprises qui de long-temps ne seront oubliées des infidèles. " cependant le roi d' Alger voulut être maître d' un captif si redoutable: il acheta Cervantes d' Arnaute Mami, et le resserra étroitement. Peu de temps après, ce prince, obligé d' aller à Constantinople, fit demander en Espagne la rançon de son prisonnier. La mère de Cervantes, Léonor De Cortinas, veuve et pauvre, vendit tout ce qui lui restait, et courut à Madrid porter trois cents ducats aux pères de la trinité, chargés de la rédemption des captifs. Cet argent, qui faisait tout le bien de la veuve, était loin de suffire; le roi Azan voulait cinq cents écus d' or. Les trinitaires, touchés de compassion, complétèrent la somme, et Cervantes fut racheté le 19 septembre 1580, après un esclavage de cinq ans. De retour en Espagne, dégoûté de la vie militaire, et résolu de se livrer entièrement aux lettres, il se retira près de sa mère, avec la douce espérance de la nourrir de son travail. Cervantes avait alors trente-trois ans. Il débuta par Galatée, dont il ne donna que les six premiers livres, et qu' il n' a jamais achevée. Cet ouvrage réussit assez bien. La même année il épousa dona Catherine De Palacios: elle était fille de bonne maison, mais pauvre; et ce mariage ne l' enrichit pas. Pour soutenir son ménage, Cervantes fit des comédies: il assure qu' elles eurent beaucoup de succès. Mais bientôt il quitta le théâtre pour un petit emploi qu' il obtint à Séville, où il alla s' établir. C' est là qu' il a fait celle de ses nouvelles, où il dépeint si bien les vices de cette grande ville. Cervantes avait près de cinquante ans lorsqu' il fut obligé de faire un voyage dans la Manche. Les habitans d' un petit village, nommé l' Argamazille, prirent querelle avec lui, le traînèrent en prison, et l' y laissèrent long-temps. Ce fut là qu' il commença Don Quichotte. Il crut se venger de ceux qui l' insultaient, en faisant de leur pays la patrie de son héros: il affecta cependant de ne pas nommer une seule fois dans son roman le village où on l' avait si maltraité. Il ne donna d' abord que la première partie de Don Quichotte, qui ne réussit point. Cervantes connaissait les hommes: il publia une petite brochure appelée le serpenteau. Cet ouvrage, qu' il serait impossible de retrouver aujourd' hui, même en Espagne, semblait être une critique de Don Quichotte, et couvrait de ridicule ses détracteurs. Tout le monde lut cette satire, et Don Quichotte obtint par cette bagatelle la réputation que depuis il n' a due qu' à lui-même. Alors tous les ennemis du bon goût se déchaînèrent contre Cervantes: critiques, satires, calomnies, tout fut mis en oeuvre. Plus malheureux par son succès qu' il ne l' avait jamais été par ses disgrâces, il n' osa rien donner au public de plusieurs années. Son silence augmenta sa misère, sans apaiser l' envie. Heureusement le comte de Lémos et le cardinal de Tolède lui accordèrent quelques secours. Cette protection, que Cervantes a tant fait valoir, lui fut continuée jusqu' à sa mort; mais elle ne fut jamais proportionnée ni au mérite du protégé, ni aux richesses des protecteurs. Cervantes, impatient de marquer sa reconnaissance au comte de Lémos, lui dédia ses nouvelles, qui parurent huit ans après la première partie de Don Quichotte. L' année suivante il donna son voyage au Parnasse. Mais ces ouvrages lui valurent peu d' argent, et les secours du comte de Lémos furent toujours bien faibles, puisque Cervantes, pour avoir du pain, fut obligé d' imprimer huit comédies que les comédiens refusèrent de jouer. Il semblait destiné à tous les malheurs et à toutes les humiliations. Cette même année un aragonais, qui prit le nom d' Avellaneda, fit une suite de Don Quichotte, suite pitoyable, sans goût, sans gaieté, sans esprit, mais dans laquelle il disait beaucoup d' injures à Cervantes. Cette espèce de mérite fit lire l' ouvrage. Cervantes y répondit comme l' on devrait répondre à toutes les satires; il publia la seconde partie de Don Quichotte, supérieure encore à la première. Tout le monde convint de son mérite: mais plus on était forcé de lui rendre justice, moins on était fâché qu' un rival, même méprisable, insultât celui qu' il fallait admirer. L' Espagne n' est peut-être pas le seul pays du monde où la malignité, si sévère pour les bons ouvrages, est toujours indulgente pour les détracteurs. Tant que Cervantes vécut, on lut Avellaneda; dès qu' il fut mort son ennemi fut oublié. La seconde partie de Don Quichotte fut le dernier ouvrage imprimé pendant sa vie. Il travaillait encore au roman de persiles et sigismonde, lorsqu' il fut attaqué de la maladie dont il mourut: c' était une hydropisie. Il sentit bien qu' il ne pouvait guérir, et craignant de n' avoir pas le temps de finir son ouvrage, il augmenta son mal par un travail forcé. Bientôt il fut à l' extrémité. Tranquille et serein au lit de la mort comme il avait été patient dans ses malheurs, sa constance et sa philosophie ne se démentirent pas un moment. Quatre jours avant d' expirer, il se fit apporter son roman de persiles, et traça d' une main faible l' épître dédicatoire adressée au comte de Lémos, qui arrivait en ce moment d' Italie. Cette épître mérite d' être rapportée; la voici: à Don Pedro Fernandès De Castro, comte de Lémos, etc. " nous avons une vieille romance espagnole, qui ne me va que trop bien; celle qui commence par ces mots:... etc. " il mourut le 23 du même mois, âgé de soixante-huit ans et six mois. Le même jour, Shakespear mourut à Stratford, dans le comté de Warwick. L' homme qui s' est conduit chez les algériens comme nous l' avons vu, qui a fait Don Quichotte, et qui a écrit en mourant la lettre que l' on vient de lire, n' était pas un homme ordinaire. DES OUVRAGES DE CERVANTES Les premières poésies de Cervantes ne sont pas très connues, et ne méritent guère de l' être. Ses sonnets, ses élégies, se ressentent trop du goût de son temps. Son plus bel ouvrage, celui qui a fait sa réputation, c' est le roman de Don Quichotte. La raison, la gaieté, la fine ironie, répandues dans cet ouvrage, l' extrême vérité des portraits, la pureté, le naturel du style, ont rendu ce livre immortel. Je sais qu' il ne plaît pas également à tous les lecteurs français qui ne le lisent pas en espagnol: c' est la faute de la seule traduction que nous en ayons; elle est trop loin de l' élégance, de la finesse de l' original. Il semble que le traducteur ait regardé Don Quichotte comme un roman ordinaire, dont le seul mérite était d' être plaisant. Il a rendu le mot espagnol par le mot français qu' il trouvait dans le dictionnaire, sans comparer, sans choisir: il a oublié que, surtout dans le comique, aucun mot n' a de synonyme, qu' un seul est le bon, que tout autre est mauvais. La manière dont il a traduit les morceaux de poésie, qui sont en grand nombre dans Don Quichotte, ferait penser que les vers espagnols sont ridicules. Cependant ils sont presque tous agréables, peut-être un peu trop recherchés: mais Cervantes écrivait pour sa nation, dont le goût ne ressemble pas au nôtre; et son traducteur, qui écrivait pour nous, pouvait, en conservant les pensées de Cervantes, affaiblir quelques comparaisons, adoucir quelques images, et surtout donner de la douceur et de l' harmonie à ses vers. Il parait n' avoir songé qu' à être littéral, et c' est encore un défaut pour des français. Presque tous les livres étrangers nous paraissent trop prolixes: Don Quichotte même a des longueurs et des traits de mauvais goût qu' il fallait retrancher, sans craindre le reproche de n' être pas exact. Quand on traduit un ouvrage d' agrément, la traduction la plus agréable est à coup sûr la plus fidèle. Malgré tous ces défauts, l' ouvrage est si bon par lui-même, les épisodes si intéressans, les aventures si comiques, que tout le monde le connaît, tout le monde le relit; nos tapisseries, nos tableaux, nos estampes, nous offrent partout Don Quichotte; et il n' est point d' enfant qui ne rie en reconnaissant Sancho Pança. Les nouvelles de Cervantes ne valent pas Don Quichotte, à beaucoup près. Il en a fait douze, et quatre seulement sont dignes de lui: le curieux impertinent, qu' il a inséré dans Don Quichotte; rinconet et cortadille, tableau grotesque, mais vrai, des fripons de Séville; la force du sang, la plus intéressante, la mieux conduite de toutes, et le dialogue des deux chiens. Cette dernière est une critique charmante, pleine de philosophie et de gaieté: les moeurs espagnoles y sont peintes avec tout le naturel et tout l' esprit de Cervantes. On nous a donné, il y a quelques années, une traduction française de ces douze nouvelles; mais il faut les lire dans l' original. Le voyage au Parnasse est un ouvrage en vers, divisé par chapitres. Cervantes feint qu' Apollon, menacé par des légions de mauvais poëtes, envoie Mercure en Espagne rassembler tous ses favoris, pour les conduire à la défense du Parnasse. Mercure vient trouver Cervantes, et lui montre la liste de ceux qu' Apollon appelle, et de ceux qu' il faudra combattre. On sent combien cette fiction peut prêter à un homme d' esprit que des sots ont outragé. Cet ouvrage n' est pas très agréable, et ne peut être piquant pour nous; je n' en connais point de traduction, non plus que de ses comédies. Elles sont au nombre de huit, et Cervantes dit dans son prologue qu' il en a fait vingt ou trente. Cette incertitude paraîtra singulière à ceux qui savent combien une comédie est difficile à faire. Quoi qu' il en soit, celles qui nous restent diminuent nos regrets sur celles qui sont perdues. Je les ai toutes lues avec attention, aucune n' est supportable: point d' intérêt, point de conduite, souvent de l' esprit, toujours de l' invraisemblance; voilà le fonds de toutes ces pièces. Dans celle qui s' appelle l' heureux Rufien, le héros, après avoir été, au premier acte, le plus grand coquin de Séville, se fait Jacobin au Mexique, dans le second acte: il est l' exemple du couvent, il a de fréquens combats sur le théâtre avec le diable, et demeure toujours vainqueur. Appelé pour exhorter au lit de la mort une dame du pays, dont la vie a été fort déréglée, le père Crux, c' est ainsi qu' il s' appelle, la presse en vain de se confesser: la malade s' y refuse; elle se croit trop coupable pour espérer son pardon: alors le père Crux, qui veut la sauver de l' impénitence finale, lui propose de se charger de ses péchés, et de lui donner ses mérites. Le troc se fait, le marché se signe, la mourante se confesse, les anges viennent recevoir son âme; les diables s' emparent du jacobin, qui voit tout son corps couvert d' un ulcère épouvantable. Au troisième acte, il meurt, et fait des miracles. Voilà une des comédies de l' auteur de Don Quichotte, et c' est peut-être la meilleure. Nous avons encore de Cervantes huit petites pièces, que les espagnols appellent entremeses: ces ouvrages valent mieux que ses comédies. Presque tous ont du comique et du naturel; quelques-uns sont trop libres; mais deux surtout sont charmans: l' un, appelé la cave de Salamanque, est précisément notre soldat magicien; on a calqué l' opéra comique français sur l' ouvrage espagnol; l' autre, nommé le tableau merveilleux, a fourni à Piron l' idée d' un opéra en vaudevilles, le faux prodige, beaucoup moins joli que la petite pièce de Cervantes. Persiles et Sigismonde, dont nous avons deux traductions assez peu fidèles, est un long roman chargé d' épisodes et d' aventures presque toujours incroyables. Il semble que Cervantes ait voulu imiter ces anciens romans grecs, estimés encore, et admirés autrefois. Mais toute son imagination, qui n' a jamais peut-être autant brillé que dans Persiles, ne peut rendre ses héros intéressans: leurs courses inutiles, leurs dangers invraisemblables, le mélange continuel de dévotion et d' amour, ont empéché ce livre d' atteindre à la réputation de son auteur. Cependant l' élégance du style, la vérité de quelques tableaux, et l' épisode de Ruperte, suffiraient pour le rendre précieux. Il me reste à parler de Galatée, qui fut son premier ouvrage. Dans le temps qu' il l' écrivit, l' Espagne était la nation du monde la plus galante: l' amour faisait l' unique occupation des espagnols et le sujet de tous leurs livres. Montemayor, célèbre poëte, venait de donner un roman de Diane, que l' on a traduit en français. Cet ouvrage eut un grand succès, et le méritait à quelques égards: un style pur, beaucoup d' esprit, de la douceur, du sentiment, une poésie souvent enchanteresse, et surtout la naïveté touchante qui règne dans la nouvelle du maure Abindarraes, rachètent aux yeux des connaisseurs, le fonds d' invraisemblance, les histoires de magie et le manque d' action que l' on reproche à la Diane de Montemayor. Cervantes, qui connaissait tous ces défauts, comme on peut le voir dans l' examen de la bibliothèque de Don Quichotte, en évita, mais ne les évita pas tous. Ses aventures sont plus naturelles, ses personnages plus intéressans; mais son style, et surtout ses vers, le mettent au-dessous de Montemayor. Gâté par le malheureux goût de scolastique qui régnait alors, Cervantes fait disserter ses bergers comme s' ils étaient sur les bancs. Ils prononcent de longs traités pour ou contre l' amour: ils y citent Minos, Ixion, Marc-Antoine, Rodrigue, tous les héros de la fable et de l' histoire. Si Tyrcis veut consoler son ami de ce qu' il ne peut rien obtenir de sa bergère, il lui parle ainsi: " on dit partout que Galatée est encore plus belle qu' elle n' est cruelle; mais on ajoute que, sur toutes choses, elle est spirituelle. Or, si c' est la vérité, comme cela doit être, il s' ensuit de son esprit, qu' elle doit se connaître elle-même; de cette connaissance, qu' elle doit s' estimer; de cette estime, qu' elle ne veut pas se perdre; et de cette volonté, qu' elle ne veut pas céder à tes désirs. " dans un autre endroit, un amant éloigné de sa maîtresse dit en vers: " quoique je paraisse voir, entendre et sentir, je ne suis qu' un fantôme formé par l' amour, et soutenu par la seule espérance. " dans tout l' ouvrage, le soleil n' éclaire le monde qu' avec la lumière qu' il reçoit des yeux de Galatée. En voilà bien assez pour donner une idée du mauvais goût qui régnait alors, et auquel Cervantes lui-même n' a pas échappé. Mais, au milieu de toutes ces folies, on trouve des idées charmantes, du sentiment vrai, bien exprimé, des situations attachantes, les mouvemens et les combats du coeur. Voilà ce qui m' a fait choisir la Galatée de Cervantes pour en donner une imitation. Jusqu' à présent, personne ne l' a traduite; et ce roman est absolument inconnu aux français. Comme il est très possible que mon travail ne réunisse point, je dois pour la gloire de Cervantes, convenir ici de tous les changemens que j' ai faits à son ouvrage. Galatée, dans l' original, a six livres, et n' est point achevée: j' ai réduit ces six livres à trois, et je l' ai finie dans un quatrième. Presque nulle part je n' ai traduit; les vers surtout ne ressemblent à l' espagnol que dans les endroits cités. Je n' ai pris que le fonds des aventures, j' y ai même changé des circonstances, quand je l' ai cru nécessaire; j' ai ajouté des scènes entières, comme le troc des houlettes dans le premier livre; la fête champêtre et l' histoire des tourterelles dans le second, les adieux au chien d' Elicio dans le troisième; le quatrième, en entier, est de mon invention. On me reprochera sans doute le trop grand nombre d' épisodes, et le peu d' événemens qui arrivent à Galatée. Dans Cervantes, il y a deux fois plus d' épisodes, et Galatée paraît beaucoup moins. Montemayor a fait la même faute dans sa Diane, qui n' est proprement qu' un recueil d' histoires différentes. Tel était le goût du siècle, tels ont été nos grands romans français, si long-temps à la mode, et dont les auteurs avaient pris les espagnols pour modèles. Quant aux batailles, aux duels, qu' on sera peut-être étonné de trouver dans un ouvrage pastoral, c' est un tribut que Cervantes payait à sa nation. Je ne connais point de roman, point de comédie espagnole sans combats. Ce peuple, un des plus vaillans de l' Europe, et sans contredit le plus passionné, a besoin, pour qu' un livre l' amuse, d' y trouver des récits de guerre et d' amour. D' ailleurs, on doit pardonner à Cervantes, qui avait en lui-même des aventures extraordinaires, d' avoir imaginé qu' elles seraient vraisemblables dans un roman. Je n' ai plus qu' un mot à dire sur le jugement que j' ai osé porter de tous les ouvrages de Cervantes. Malgré l' étude particulière que j' ai faite de sa langue, je ne m' en serais pas rapporté uniquement à moi; mais j' ai été guidé par les lumières d' un espagnol qui aime les lettres autant que sa patrie, et qui a de commun avec Cervantes d' être encore plus célèbre par ses talens que par ses malheurs. LIVRE 1 Avant que le soleil ait éclairé nos plaines, je fais retentir les échos, je fatigue les bois, les prés et les fontaines, du triste récit de mes maux: mais les échos, les bois, les prés et les ruisseaux, ne peuvent soulager mes peines. Sur les gazons fleuris, à l' ombrage des chênes, je ne trouve plus de repos. Je gémis; le ramier joint ses plaintes aux miennes, mes larmes troublent les ruisseaux: mais les ruisseaux, les prés, les bois et les échos, ne peuvent soulager mes peines. Telles étaient les plaintes d' Elicio, berger des rives du Tage. La nature l' avait comblé de ses dons; mais la fortune et l' amour ne l' avaient pas traité comme la nature. Depuis long-temps il aimait Galatée, sans pouvoir encore se flatter d' en être aimé. Galatée était une simple bergère du même village qu' Elicio; mais elle eût été la reine du monde, si le monde s' était donné à la plus belle et à la plus sage. C' est de Galatée et d' Elicio que je vais raconter les aventures: j' y joindrai celles de plusieurs amans que l' amour voulut éprouver; je décrirai les moeurs du village. Vous qui n' êtes heureux qu' aux champs; vous, âmes sensibles, pour qui l' aspect d' une campagne riante, le bruit d' une source d' eau vive, sont des plaisirs presque aussi touchans que celui de faire une bonne action, puissiez-vous trouver quelque douceur à me lire! De tous les bergers qui aimèrent Galatée, Elicio fut le plus tendre et le moins hardi. Son respect n' était pas la seule raison de sa timidité: Moeris, père de Galatée, était le plus riche laboureur du canton; Elicio n' avait pour tout bien qu' une cabane et quelques chèvres. Erastre, son rival, était moins pauvre sans être plus heureux. Erastre, jusqu' alors le plus insensible des pâtres, n' avait pu résister aux charmes de Galatée; mais il ne se flattait pas de lui plaire: trop simple pour être aimable, il savait mieux sentir que s' exprimer; la nature, en le formant, s' était contentée de lui donner un bon coeur. Un jour qu' Elicio, dans un vallon solitaire, songeait à ce qu' il aimait, il vit venir Erastre, précédé de son troupeau, dont il laissait la conduite à ses chiens. Ces bons animaux semblaient deviner que leur maître était trop amoureux pour s' occuper de ses brebis; ils tournaient autour d' elles, pressaient les paresseuses, ramenaient celles qui s' écartaient, et faisaient à la fois leur devoir et celui du berger. Dès qu' Erastre fut près d' Elicio: j' espère, lui dit-il, que vous n' êtes pas fâché de ce que j' aime Galatée; vous savez qu' il est impossible de ne pas l' aimer. Oui, je consens que mes agneaux, au moment où je les sevrerai, ne trouvent dans les prairies que des herbes venimeuses, s' il n' est pas vrai que mille fois j' ai tenté d' oublier mon amour. J' ai consulté tous les médecins du pays, aucun n' a pu me guérir; et je viens vous demander la permission de mourir avec mon mal. Vous ne risquez rien en me l' accordant, puisque vous, qui êtes le plus aimable des bergers, vous ne pouvez attendrir Galatée: que craignez-vous d' un pâtre comme moi? Elicio sourit à ce discours: mon ami, lui dit-il, je n' ai pas le droit d' être jaloux, tes chagrins sont les miens, ils doivent nous rendre chers l' un à l' autre. Dès ce moment ne nous quittons plus; nous parlerons de Galatée, et l' amitié soulagera sans doute les peines que nous cause l' amour. Les deux rivaux, devenus amis, allaient accorder leurs musettes, quand Galatée, avec son troupeau, parut sur la colline. Un simple corset, un jupon d' étoffe commune, composaient toute sa parure; sa taille seule rendait cet habit charmant: ses longs cheveux blonds flottaient sur ses épaules; un chapeau de paille garantissait son visage de l' ardeur du soleil. Simple comme la fleur des champs, elle était belle, et elle ne le savait pas. Elicio s' avance pour lui parler; mais les chiens de Galatée, qui ne laissaient approcher personne du troupeau, courent en grondant sur le berger. à peine l' ont-ils reconnu, que, honteux de leur méprise, ils baissent le cou, le flattent de leurs queues, et vont cacher leurs têtes sous ses mains caressantes. Le belier conducteur, qu' Elicio avait souvent nourri de son pain, l' aperçoit et vient à lui, la tête haute, en agitant sa sonnette; toutes les brebis le suivent. Elicio leur ouvre sa panetière il distribue aux chiens et au troupeau tout ce qu' elle contenait; des larmes de joie coulent de ses yeux: et la bergère, embarrassée de voir ses moutons reconnaître si bien son amant, se hâte d' arriver au belier, le frappe de sa houlette en rougissant, et le force de s' éloigner d' Elicio. Le berger lui reproche ce mouvement de colère: pourquoi, dit-il, punir vos brebis, quand c' est moi que vous voulez punir? Ces pâturages sont les meilleurs du canton; vous pouvez, en me fuyant, laisser ici vos agneaux; j' oublierai mes chèvres pour en avoir soin. Si cette faveur vous semble trop grande, choisissez l' endroit où vous voulez passer la journée, je m' en éloignerai pour qu' il vous soit plus agréable. Elicio, répondit Galatée, ce n' est pas pour vous fuir que je détourne mes moutons, je les mène au ruisseau des palmiers, où je dois trouver ma chère Florise. Je suis reconnaissante de vos offres; je vous le prouve en dissipant vos soupçons. Elle parlait encore et continuait son chemin; Erastre lui cria de loin: puisses-tu devenir amoureuse de quelqu' un qui te traite comme tu nous traites! Puisses-tu... il en aurait dit davantage, si Galatée, en s' éloignant toujours, ne s' était mise à chanter. L' amant le plus en colère aime encore mieux écouter sa maîtresse que de lui dire des injures. Erastre se tut; Galatée chanta ces paroles: les soins de mon troupeau m' occupent toute entière; c' est de mes seuls agneaux que dépend mon bonheur: quand j' ai trouvé pour eux une fontaine claire, s' ils sont contens, rien ne manque à mon coeur. Je dors toute la nuit: quand l' aube va paraître, sans crainte et sans désir je vois venir le jour; ce doux repos m' est cher; je ne veux point connaître ce vieux enfant que l' on appelle amour. Que les loups et l' amour soient loin de ma retraite! Trop heureuses brebis! Un chien sûr vous défend; pour me défendre, hélas! Je n' ai qu' une houlette: mais c' est assez pour combattre un enfant. En achevant sa chanson, Galatée était arrivée au ruisseau des palmiers. Florise l' attendait, Florise, sa meilleure amie, la confidente de ses plus secrètes pensées. Elles s' assirent au bord de l' eau, et s' amusaient à cueillir des fleurs lorsqu' elles aperçurent une bergère qui leur était inconnue. Cette étrangère, jeune et belle, paraissait accablée d' un chagrin profond. De temps en temps elle s' arrêtait, soupirait, et regardait le ciel avec des yeux mouillés de larmes. Trop occupée de ses malheurs pour apercevoir Galatée, elle s' approcha du ruisseau, prit de l' eau dans sa main, et lava ses yeux fatigués de pleurer. Hélas! Dit-elle, il n' y a point d' eau qui puisse éteindre le feu dont je suis consumée. Galatée et Florise coururent vers l' étrangère: si le ciel, lui dirent-elles, est aussi touché de vos pleurs que nous le sommes, bientôt vous n' aurez plus sujet d' en répandre. Nous plaignons vos malheurs sans les connaître: souvent on les soulage en les racontant; mais nous n' osons vous demander un récit qui peut coûter à votre coeur. Ce récit, répondit l' inconnue, me privera peut-être de l' amitié que vous semblez me promettre. Quand vous saurez que l' amour a causé mes maux, puis-je espérer que vous les plaindrez encore? Les bergères, après l' avoir rassurée, la conduisirent dans un bosquet écarté; elles s' assirent à l' ombre, et l' étrangère commença son histoire. Mon village est sur les rives de l' Hénarès, célèbre par la fraîcheur de son onde: mon père est laboureur; les travaux champêtres occupaient seuls ma vie: tous les matins, je menais paître mes brebis. Seule au milieu des bois, la solitude ne m' ennuyait point: j' écoutais les oiseaux, je chantais avec eux, je cueillais la rose vermeille, le lis sans tache, l' oeillet bigarré; un bouquet rendait heureuse ma journée; je n' aimais rien que mes agneaux; je ne cherchais dans la campagne que des fleurs et de l' ombre. Combien de fois me suis-je moquée des larmes et des soupirs de quelques bergères qui me confiaient leurs amours! Je me souviens qu' un jour la jeune Lidie vint se jeter à mon cou, et me baigna de ses pleurs. Alarmée de son désespoir, j' essuie ses yeux en l' embrassant; je lui demande avec tendresse quel affreux malheur lui coûte tant de larmes. Ton père est-il mort? M' écriai-je; as-tu perdu ton troupeau? Ah! Ma chère Téolinde, me répondit-elle, rien ne peut me consoler... il est parti... il est parti... et ce matin j' ai vu la bergère Léocadie avec le ruban couleur de rose que j' avais donné l' autre jour à cet ingrat. Je vous avoue, aimables bergères, que je ne pus m' empêcher de rire à ce récit entrecoupé de sanglots. Lidie en fut offensée; elle me regarda, baissa la tête, et s' éloigna de moi. Je voulus la retenir: Téolinde, me dit-elle, puissiez-vous connaître un jour le mal que je souffre, et trouver dans vos confidentes la pitié que je trouve en vous? Tel fut son souhait, peut-être est-ce vous, bergères, qui l' accomplirez aujourd' hui. J' étais libre et heureuse; je ne le fus pas long-temps. Un jour, c' était la veille de la fête du village, j' étais allée avec plusieurs bergères chercher des rameaux et des fleurs pour en orner notre temple: nous trouvâmes sur le chemin une troupe de bergers assis à l' ombre des myrtes; tous étaient nos amis ou nos parens: ils vinrent au-devant de nous. Six d' entre eux s' offrirent pour aller chercher les rameaux dont nous avions besoin: nous acceptâmes leur offre, et nous demeurâmes avec le reste de leurs compagnons. Parmi ces jeunes gens était un étranger que je voyais pour la première fois. à peine je l' eus regardé, que je sentis courir dans mes veines un feu qui m' était inconnu: je me doutais pourtant de ce que c' était. Lidie était là; je pensai tomber aux genoux de Lidie, et lui demander pardon de ne pas avoir plaint dans elle le mal que je sentais déjà. Il était aisé de lire sur mon visage ce qui se passait dans mon âme; mais tout le monde était occupé de l' étranger. On lui demandait d' achever une chanson que notre arrivée avait interrompue: il la reprit, et je tremblai qu' elle ne parlât d' amour. S' il est amoureux, me disais-je, il ne doit songer qu' à l' amour. Heureusement il ne chanta que les plaisirs de la vie pastorale et les moyens de conserver les troupeaux: il ne dit rien de ce qui fait mourir les bergères. à peine avait-il achevé, que nous vîmes revenir ceux qui étaient allés nous couper des rameaux. Ils en étaient si chargés, que, marchant sur la ligne, serrés les uns contre les autres, on aurait cru voir s' approcher une petite colline toute couverte de ses arbres. Quand ils furent près de nous, ils entonnèrent une ronde villageoise, à laquelle nous répondîmes. Bientôt ils déposèrent leurs fardeaux, et vinrent offrir à chaque bergère une guirlande de différentes fleurs. Nous acceptâmes leurs dons, et nous nous disposions à retourner au village, lorsque le plus vieux d' entre eux, nommé éleuco, nous arrêta: il faut, dit-il, que chacune de vous nous récompense de nos peines, en donnant sa guirlande à celui qu' elle aimera le mieux. Cela est trop juste, répondit une de mes compagnes en posant sa guirlande sur la tête de son cousin: les autres suivirent son exemple, et choisirent toutes un de leurs parens. Je restai la dernière, et par bonheur je n' avais point là de cousin. Je fis semblant d' être incertaine; puis m' approchant de l' inconnu: je vous donne cette guirlande, lui dis-je, au nom de toutes mes compagnes, pour vous remercier du plaisir que nous a fait votre chanson. Je prononçai ce peu de mots tout d' une haleine, sans oser lever les yeux sur celui que je couronnais; et ma main tremblait si fort, que la guirlande pensa m' échapper. L' étranger reçut mon bienfait avec reconnaissance et modestie: il saisit l' instant où personne ne pouvait l' entendre pour me dire à voix basse: je vous ai payé bien cher la guirlande que j' ai reçue: vous ne m' avez donné que des fleurs; et moi... il ne put achever. Mes compagnes me pressaient de partir: je ne lui répondis pas: mais je le regardai le plus long-temps qu' il me fut possible. Je ne m' occupai que de lui pendant le chemin; je ne songeai qu' à lui quand je fus arrivée. Le lendemain, jour de la fête, après avoir adoré l' éternel, tous les habitans du village et des environs se rassemblèrent sur la grande place pour s' exercer à différens jeux champêtres. Une troupe de jeunes gens, fiers de leur âge, de leur force, de leur agilité, se présente pour disputer le prix de la lutte, du saut, de la course. Chacun d' eux paraît devoir l' emporter. Je ne m' intéressais que pour un seul: mes voeux furent exauces. Artidore, c' était le nom de mon étranger, fut vainqueur de tous les jeux, fut applaudi par tout le monde. Alanio, disait-on, court mieux que Silvain; Marsille est plus fort que Lisandre: mais Artidore l' emporte sur tous. J' écoutais ces paroles, et n' osais pas les redire; mais je faisais semblant de ne pas les avoir entendues, pour me les faire répéter. Ce beau jour finit. Le lendemain nous nous rassemblâmes une douzaine de jeunes filles, l' élite du village. Précédées d' une musette, et, nous tenant toutes par la main, nous allâmes gagner en dansant une prairie, où nous trouvâmes Artidore avec tous nos jeunes gens. Dès qu' ils nous virent, ils coururent se mêler à notre danse; chaque berger sépara deux bergères, et rompit notre chaîne pour la doubler. Alors les flûtes, les tambourins se joignirent à notre musette; la danse devint plus vive, et mon bonheur voulut que ma main se trouvât dans celle d' Artidore. Le saisissement que cette main me causa pensa me faire rompre la chaîne, Artidore s' en aperçut, et m' enleva fortement en me pressant contre son sein: le remède était pire que le mal. La danse finie, nous nous assîmes sur l' herbe. Tout le monde désirait d' entendre chanter Artidore: il y consentit. Je n' ai jamais oublié sa chanson; et je vais vous la répéter, malgré les pleurs que je donnerai peut-être à un si doux souvenir. Jamais nous ne verrions briller un jour serein, toujours par la douleur l' âme serait flétrie, si l' amour ne venait consoler notre vie, et semer quelques fleurs sur ce triste chemin. Amour, l' on doit bénir tes chaînes; si deux amans ont à souffrir, ils n' ont que la moitié des peines, et tu sais doubler leur plaisir. Il n' est point de malheur pour un amant aimé; d' un seul mot, d' un souris dépend sa destinée; le sort voudrait en vain la rendre infortunée; on lui dit, je vous aime, et son coeur est calmé. Amour, l' on doit bénir tes chaînes: si deux amans ont à souffrir, ils n' ont que la moitié des peines; et tu sais doubler leur plaisir. L' autre jour deux amans, à l' ombre d' un tilleul, sur leur hymen futur se contaient leurs alarmes; j' entendis qu' ils disaient en essuyant leurs larmes: souffrir deux est plus doux que d' être heureux tout seul. Amour, l' on doit bénir tes chaînes: si deux amans ont à souffrir, ils n' ont que la moitié des peines; et tu sais doubler leur plaisir. Il était temps de retourner au village: chaque berger offrit le bras à sa bergère. Soit hasard, soit adresse, Artidore me donna la main. Nous marchions en silence sans oser nous regarder; mais chacun de nous deux observait l' instant où l' autre ne pouvait le voir pour lui jeter un coup-d' oeil; et dès que nos yeux se rencontraient, ils se baissaient vers la terre. Enfin je lui dis: Artidore, le peu de jours que vous nous donnez vous sembleront des années, si vous avez laissé dans votre village quelqu' un qui vous soit cher. Je donnerais tout ce que je possède, me répondit-il, pour que ces heureux jours durassent autant que ma vie. -vous aimez donc bien les fêtes? -ah! Ce ne sont pas les fêtes... il fit un soupir; je soupirai aussi: il me serra la main; je ne crois pas le lui avoir rendu. Nous en étions là lorsque le vieux Eleuco, dont on respectait tous les avis, proposa de chanter une ronde pour entrer dans le village aussi gaîment que nous en étions sortis. Je m' en chargeai volontiers, et, saisissant cette occasion de donner quelques avis à Artidore, voici la ronde que je chantai en le regardant: voulez-vous être heureux amant? Soyez guidé par le mystère; celui qui sait le mieux se taire en amour est le plus savant. Pour être aimé, soyez discret: la clef des coeurs, c' est le secret. En vain de l' amour on médit; le secret épure sa flamme; l' amour est la vertu de l' âme, quand le mystère le conduit. Pour être aimé, soyez discret: la clef des coeurs, c' est le secret. Souvent un seul mot peut ravir le prix d' une longue constance; cachez jusqu' à votre souffrance, pour savoir cacher le plaisir. Pour être heureux, soyez discret: la clef des coeurs, c' est le secret. Ne confiez qu' à votre coeur vos succès et votre victoire; tout ce que l' on perd de la gloire retourne au profit du bonheur. Pour être aimé, soyez discret: la clef des coeurs, c' est le secret. J' ignore si ma chanson plut à Artidore; mais il en profita. Pendant tout le séjour qu' il fit avec nous, il mit tant de circonspection, tant de prudence dans les soins qu' il me rendit, que la langue la plus maligne ne trouva pas un seul mot à dire. J' étais certaine d' être aimée, et je n' avais pu cacher à mon amant que mon coeur était à lui. Nous étions convenus qu' il retournerait à son village comme il l' avait annoncé; et que peu de jours après il enverrait un ami de sa famille me demander à mon père. Nous étions sûrs tous deux que nos parens consentiraient à ce mariage: tout semblait d' accord avec nos projets, quand, deux jours avant le départ d' Artidore, mon malheur fit revenir ma soeur jumelle d' un village voisin, où elle était allée voir une de mes tantes. Cette soeur, par une fatalité bien rare, est mon portrait vivant. Son visage, sa taille, sa voix, tout est si semblable entre nous deux, que nos parens nous donnaient des habits différens pour nous reconnaître. Mais nos caractères sont bien loin de cette ressemblance; et si nos coeurs avaient été jumeaux, je ne verserais pas tant de larmes. Dès le lendemain de son retour, ma soeur fit sortir le troupeau, et le conduisit au pâturage avant que je fusse éveillée. Je voulus aller la rejoindre; mais mon père me retint toute la journée: il fallut renoncer à l' espérance de voir Artidore. Le soir ma soeur revint, et me dit avec mystère qu' elle avait à me parler de quelque chose d' important. Le coeur me battit; je devinai mon malheur. J' allai m' enfermer avec elle: jugez de ce que je devins en entendant ces paroles: ce matin, ma soeur, je conduisais le troupeau sur les rives de l' Hénarès, lorsque j' ai vu venir à moi un jeune berger qui m' est inconnu: il m' a saluée, et m' a pris la main avec une familiarité qui m' a surprise et offensée. Mon silence et l' altération qu' il a dû remarquer sur mon visage n' ont pas été capables d' arrêter ses transports. Eh quoi! Ma belle Téolinde, m' a-t-il dit, ne reconnaissez-vous pas celui qui vous aime plus que lui-même? J' ai bien vu, ma soeur, que j' étais prise pour vous: mais, comme votre réputation m' est chère, et qu' un berger aussi hardi pourrait lui faire grand tort, j' ai voulu vous débarrasser pour jamais de cet importun. Je me suis gardée de lui dire qu' il se trompait; et, prenant le ton que Téolinde aurait dû toujours avoir, j' ai répondu à ses discours avec une fierté, avec un dédain qui l' ont fort étonné; ce qui ne vous justifie pas trop, ma soeur. Mais, heureusement pour vous, mes paroles lui ont fait impression; il m' a quittée en me nommant perfide, ingrate: et je crois pouvoir vous répondre que vous ne le reverrez plus. Vous comprenez, aimables bergères, combien je souffrais pendant ce récit. J' aurais donné la moitié de ma vie pour être au lendemain, pour aller à l' instant même détromper mon malheureux amant. Ah! Que la nuit me parut longue! Les étoiles brillaient encore, que j' étais déjà dans les champs. Jamais mes pauvres brebis n' avaient marché si vite. J' arrive à l' endroit où j' avais coutume de trouver Artidore; je le cherche, je l' appelle, je parcours le rivage, le bois, la campagne; je ne trouve point Artidore. Reviens, m' écriai-je; reviens, mon bien-aimé! Voici la véritable Téolinde, celle qui ne vit que pour t' aimer. L' écho répète mes paroles; et Artidore ne vient point. Enfin, lassée de tant de recherches, je vais m' asseoir au pied d' un saule, et j' attends que le jour soit plus grand pour parcourir de nouveau tous les lieux que j' avais parcourus. à peine l' aube du matin laissait distinguer les objets, que j' aperçois des caractères tracés sur l' écorce d' un peuplier blanc. Je regarde, je reconnais la main d' Artidore, et je ne sais comment je pus lire sans mourir les vers que voici: ô vous dont l' inconstance égale la beauté, vous qui comptez pour rien vos sermens et ma vie, vous ordonnez qu' elle me soit ravie; elle est à vous comme ma liberté. J' obéirai, cruelle, à votre ordre terrible: vous ne me verrez plus; mais, à mon dernier jour, je veux parler de mon amour; oui, je veux répéter à votre âme insensible le serment que je fis, hélas! Pour mon malheur: en l' écrivant sur l' écorce flexible, il restera gravé mieux que dans votre coeur. Adieu: jusqu' au tombeau le mien vous a chérie: pour ne plus vous le dire, il a fallu mourir; si mon trépas vous arrache un soupir, ma mort sera plus douce que ma vie. Je lus deux fois sans pleurer ces tristes adieux: je voulus les relire encore; mais les larmes m' en empêchèrent; et, si ces larmes n' étaient venues, je serais morte sur-le-champ. La douleur m' ôta dès ce moment le peu de raison que l' amour m' avait laissé. Je résolus de tout abandonner pour courir après Artidore. Je voulais partir à l' instant; mais je ne pouvais quitter ce peuplier où mon arrêt était tracé. J' essaie inutilement d' enlever cette écorce; je la baise mille fois, je la baigne de mes pleurs, et je prends la fuite à travers la campagne, en répétant les derniers mots que j' avais lus. J' arrive sur ces bords; ils ne sont pas éloignés de la patrie de mon amant. Jusqu' à présent personne n' a pu me donner de ses nouvelles. Je veux le chercher encore quelques jours; mais, si ma recherche est vaine, si mon Artidore n' est plus, mon parti est pris, je le suivrai; oui, s' écria-t-elle en fondant en larmes, je le suivrai; c' est ma dernière espérance. Tel fut le récit de Téolinde. Galatée et Florise s' efforcèrent de la consoler: restez ici, lui dit Galatée, nous vous aiderons à retrouver Artidore; et, jusqu' à ce moment, nous le pleurerons avec vous. Téolinde, touchée de ces offres, embrassa Galatée, et lui promit de ne pas la quitter de quelques jours. Le soleil s' était couché, et les trois bergères rassemblèrent le troupeau pour le ramener au village. Elles n' étaient pas encore à la moitié du chemin, quand Galatée s' aperçut qu' elle avait oublié sa houlette: elle pria Florise et l' étrangère de veiller à ses brebis, et retourna seule pour la chercher. Elle découvrit bientôt à travers les arbres un vieux berger nommé Lénio, assis à la place qu' elle avait occupée; il tenait dans ses mains la houlette qu' elle venait reprendre. Dans le même instant Elicio, qui retournait à sa cabane avec son petit troupeau de chèvres, vint à passer, et, reconnaissant la houlette de Galatée, il s' arrête en regardant Lénio d' un air étonné. Galatée, attentive au mouvement d' Elicio, se cache derrière un buisson pour écouter ce qu' il va dire. De qui tiens-tu cette houlette? Demande Elicio d' une voix animée. Je viens de la trouver ici, lui répond le vieux berger, et je la destine à Bélise, qui ne refusera pas un si beau présent. -je souhaite que tu puisses attendrir Bélise par le don de cette houlette; mais la mienne est encore plus belle; regarde comme l' écorce, adroitement enlevée, semble former tout autour une branche de lierre? Que veux-tu que je te donne pour la changer contre celle que tu tiens? -je veux la plus belle de tes chèvres. -ah! J' y consens: je n' en ai que six, les voilà, tu peux choisir. Le vieux Lénio n' eut pas de peine à se décider: des six chèvres d' Elicio, une seule était près de mettre bas; ce fut celle-là qu' il choisit. Elicio, transporté, lui donna la chèvre, changea de houlette, et l' embrassa de tout son coeur. Les deux bergers, également satisfaits, se séparèrent; et Galatée, toute pensive, rejoignit Florise et Téolinde, qui lui demandèrent des nouvelles de sa houlette: quelqu' un l' a prise, répondit la bergère, mais je n' y ai pas de regret. Cependant les ombres de la nuit commençaient à noircir les montagnes; les oiseaux, rassemblés sous le feuillage, se disputaient avec un murmure confus la branche où ils passeraient la nuit; on entendait de tous côtés les chalumeaux des bergers, et les sonnettes des brebis qui s' approchaient du village; les bergères, en y rentrant, trouvèrent de grands apprêts de fêtes; on leur en dit le sujet. Daranio, un des plus riches laboureurs, devait épouser le lendemain Silvérie, dont les yeux bleus faisaient toute la dot. Le prodigue amant voulait célébrer son bonheur par la noce la plus brillante. Il y avait invité tous les bergers des villages voisins; et le fameux Tyrcis, qui n' avait point d' égal dans l' art de chanter ou de jouer de la flûte, venait d' arriver avec son ami Damon. Téolinde espéra qu' Artidore pourrait se trouver à ces noces, elle résolut d' y suivre Galatée. Tous les bergers se préparèrent aux jeux et aux combats qui devaient remplir cette belle journée. LIVRE 2 Quand pourrai-je vivre au village? Quand serai-je le possesseur d' une petite maison entourée de cerisiers? Tout auprès seraient un jardin, un verger, une prairie, et des ruches: un ruisseau bordé de noisetiers environnerait mon empire; et mes désirs ne passeraient jamais ce ruisseau. Là, je coulerais des jours heureux; le travail, la promenade, la lecture, occuperaient tous mes momens. J' aurais de quoi vivre; j' aurais encore de quoi donner: car sans cela point de richesse; c' est n' avoir rien que n' avoir que pour soi. Si je pouvais jouir de tous ces biens avec une épouse sage et douce, et voir nos enfans, jouant sur le gazon, se disputer à qui courra le mieux pour venir embrasser leur mère, je croirais devoir exciter l' envie de tous les rois de l' univers. Tel était le sort des bergers dont j' écris l' histoire: un doux mariage couronnait presque toujours une longue passion. Daranio, amant aimé de Silvérie, allait devenir son époux. Au lever de l' aurore, tous les habitans du village et des alentours étaient déjà sur la grande place. L' un avait fait des guirlandes pour en orner la porte de la maison des mariés; l' autre, avec son tambourin et sa flûte, leur donnait une joyeuse aubade. Ici, l' on entendait la champêtre musette; là, le violon harmonieux; plus loin, l' antique psaltérion. Celui-ci mettait des rubans à ses castagnettes, celui-là des bouquets à son chapeau; chacun voulait plaire à sa maîtresse; tous étaient animés par l' amour et par la joie. Les nouveaux mariés ne se firent pas attendre; on les vit arriver parés de leurs plus beaux habits. Galatée et les jeunes filles conduisaient Silvérie; Elicio et les bergers entouraient Daranio. Cette aimable troupe prit le chemin du temple au bruit de tous les instrumens. Après s' être juré une éternelle fidélité, les deux époux retournèrent à la grande place, et toutes les jeunes filles coururent chercher les présens qu' elles destinaient à la mariée. L' une revient offrir à Silvérie un panier de fruits; l' autre porte dans son chapeau des oeufs frais que ses poules ont pondus: celle-ci donne la poule même; celle-là un jeune coq: toutes, sans regret et sans vanité, font une offrande proportionnée à leurs richesses. Galatée approche à son tour; elle apportait deux tourterelles qu' un valet de son père venait de prendre au filet. La bergère craignait de leur faire mal; et ses deux mains pouvaient à peine suffire pour tenir les deux oiseaux: leurs ailes blanches, leurs becs couleur de rose s' échappaient sans cesse entre ses doigts. Elle se presse d' arriver à Silvérie; et la saluant d' un air gracieux: ma bonne amie, lui dit-elle, voici des oiseaux qui veulent vivre avec vous, je vous prie de les recevoir; tous les époux fidèles leur doivent un asile. En disant ces mots elle présente les colombes: Silvérie avance ses mains pour les prendre, Galatée ouvre les siennes; les deux oiseaux profitent du moment, ils s' échappent en rasant de l' aile le visage des deux bergères, et s' élèvent dans les airs. Silvérie étonnée, Galatée presque triste, les suivent des yeux, et les perdent bientôt de vue; alors elles se regardent sans rien dire, et tout le monde rit, excepté Galatée. Elicio s' approcha d' elle, et lui dit à voix basse: ces oiseaux vous ont punie de ce que vous ne les gardiez pas; mais ils auront besoin de vous revoir, et j' ose vous répondre qu' ils reviendront vous trouver. Je n' y compte pas, dit Galatée, et je m' en console s' ils sont plus heureux. Aussitôt elle envoya chercher dans sa bergerie un bel agneau qui remplaça les tourterelles. Pendant que l' on offrait les présens, plusieurs tables s' étaient dressées sous une épaisse feuillée: elles sont bientôt couvertes de mets. Daranio, qui donnait la fête, fait asseoir les mères, les vieillards et les jeunes filles; les jeunes garçons restent debout pour les servir. Plus loin, sur une espèce de théâtre soutenu par des tonneaux, des musiciens vont se placer. La symphonie commence; on l' interrompt souvent par des cris de joie; le plaisir, la gaîté brillent sur tous les visages: on parle, on écoute, on rit tout à la fois; tout le monde est content, tout le monde est heureux: on croirait que chaque berger vient d' épouser sa maîtresse. Pour que rien ne manque à la fête, quand le repas est achevé, Daranio propose un combat pastoral. Silvérie détache sa guirlande, et déclare qu' elle sera le prix de celui qui chantera le mieux sa bergère. Alors les instrumens se taisent, toutes les jeunes filles regardent leurs amans, tous les bergers se préparent à chanter. Erastre même veut entrer en lice; mais le fameux Tyrcis se lève, et Erastre va se rasseoir. Personne n' ose combattre avec Tyrcis. Le seul Elicio se présente: berger, lui dit-il, je ne prétends pas vous disputer la guirlande; mais je veux célébrer celle que j' aime. Un profond silence règne dans l' assemblée; les deux rivaux chantent alternativement ces paroles: Tyrcis. La charmante Phyllis est celle que j' adore; l' amour et ma Phyllis soutiendront mes accens. Vous qui la connaissez, n' écoutez pas mes chants; j' ai prononcé son nom, que puis-je dire encore? élicio. Je veux cacher le nom de l' objet qui fit naître ce feu dont je me sens embrasé pour jamais: hélas! Je me trahis si je peins ses attraits: comme elle est la plus belle, on va la reconnaître. Tyrcis. La pomme colorée est la fidèle image du teint vif et brillant de ma chère Phyllis; ses regards languissans, l' arc de ses noirs sourcils retiennent tous les coeurs dans un doux esclavage. élicio. La rose au teint vermeil, la neige éblouissante, ressemblent aux appas dont je suis enchanté; cette neige résiste aux ardeurs de l' été; l' hiver ne flétrit point cette rose brillante. Tyrcis. Phyllis depuis deux ans cause seule mes peines; je l' aimai dès le jour où je vis ses yeux bleus; l' amour m' attendait là, caché dans ses cheveux, et de ses tresses d' or il fit pour moi des chaînes. élicio. L' amour depuis long-temps me tient sous sa puissance. Quand j' aperçus l' objet dont je suis amoureux, je vis l' enfant ailé sourire dans ses yeux; dans mon coeur aussitôt je sentis sa présence. Tyrcis. Comme un miroir brisé mille fois nous présente l' objet qu' il multiplie à nos regards surpris: de même un seul coup-d' oeil de ma belle Phyllis grave dans tous les coeurs son image charmante. élicio. Comme un agneau bêlant qui demande sa mère saute et bondit de joie en la voyant venir, de même vous verriez nos bergers tressaillir quand à leurs yeux charmés vient s' offrir ma bergère. Tyrcis. Je garde à ma Phyllis, pour le jour de sa fête, deux chevreaux tachetés qu' avec soin je nourris: j' en serai trop payé, si je reçois pour prix les bluets dont Phyllis a couronné sa tête. élicio. Je ne peux rien offrir à la beauté que j' aime: hélas! Je n' eus jamais que mon coeur et mon chien. Mon coeur depuis long-temps est devenu son bien; mon chien la suit déjà comme un autre moi-même. Les deux bergers cessèrent de chanter. Silvérie, incertaine, aurait voulu donner deux prix. Vos talens sont égaux, leur dit-elle; je n' ose et je ne puis choisir. Que chacun de vous reçoive une branche de laurier, et souffrez que la guirlande appartienne à ma meilleure amie. En disant ses mots, elle offrit à Tyrcis et à élicio deux couronnes égales; et, se retournant vers Galatée, elle posa la guirlande sur sa tête. La musique donna bientôt le signal de la danse. élicio vint prier Galatée de danser avec lui. La bergère rougit et accepta. Auriez-vous désiré, lui dit élicio d' une voix tremblante, que Tyrcis eût remporté le prix? Non, répondit Galatée; j' aurais été fâchée, pour l' honneur de notre village, de vous voir vaincu par un étranger. Après ce peu de mots, ils n' osèrent plus se parler. La nuit vint, et tout le monde alla souper chez Daranio, excepté Galatée, qui ramena chez elle Florise et la triste Téolinde. Dès que ces trois bergères furent parties, élicio prit le chemin de sa cabane avec érastre, Tyrcis et Damon: ces deux derniers étaient depuis long-temps les bons amis d' élicio, et connaissaient son amour et ses peines. Ils n' avaient pas fait encore beaucoup de chemin, lorsqu' en passant au pied d' un antique ermitage, situé sur une petite colline, ils entendirent le son d' une harpe. Arrêtons-nous, leur dit érastre, pour écouter la voix d' un jeune homme qui, depuis quinze jours, est venu se faire ermite ici. Je lui ai parlé plusieurs fois. D' après ses discours, je crois que c' est un grand seigneur que ses malheurs ont forcé de quitter le monde; et si Galatée continue à me traiter aussi mal, j' ai le projet de me faire ermite avec lui. Ces paroles d' érastre inspirèrent aux bergers le désir de connaître l' ermite. Ils montèrent la colline sans bruit, et découvrirent bientôt un jeune homme de vingt-deux ans à peu près, assis sur un morceau de roc: il était vêtu d' une bure grossière: une corde lui servait de ceinture; ses jambes et ses pieds étaient nus; il tenait dans ses mains une harpe dont il tirait des sons plaintifs; ses yeux humides étaient tournés vers le ciel, et de longues larmes sillonnaient ses joues. Le silence de la nuit, la clarté pâle de la lune, la sainte horreur de l' ermitage, tout semblait préparer l' âme aux accens tristes de l' ermite. Après avoir préludé quelque temps, il chanta ces paroles; en vain j' adresse au ciel une plainte importune; le ciel n' écoute plus mes accens douloureux: le redoutable amour, la volage fortune, tout, jusqu' à l' amitié, seul bien des malheureux, semble se réunir pour combler ma misère. Je remplis mon destin; je suis né pour souffrir: mon coeur n' a plus rien sur la terre; je ne peux plus aimer, et je ne peux mourir. Pure et sainte amitié, doux charme de la vie, je t' immolai l' amour; mais qu' il m' en a coûté! Rends du moins le repos à mon âme flétrie: on dit que tu suffis pour la félicité. Loin de me soulager, tu combles ma misère. Je remplis mon destin; je suis né pour souffrir: mon coeur n' a plus rien sur la terre; je ne peux plus aimer, et je ne peux mourir. L' ermite se tut: sa tête se pencha sur son épaule, ses mains quittèrent les cordes de la harpe, et tombèrent sans mouvement à ses côtés. Les bergers coururent à son secours; érastre le prit dans ses bras et le fit revenir à lui. L' ermite le regarda long-temps, comme quelqu' un qui se réveille au milieu d' un songe effrayant: berger, lui dit-il, les soins que vous me donnez ne font que prolonger mes maux, et une vaine reconnaissance est tout ce que je puis vous offrir. Vous pouvez nous raconter vos malheurs, lui dit Tyrcis; la tendre amitié que déjà vous nous avez inspirée est digne de cette confiance. Ah! L' amitié... reprit l' ermite, quel nom avez-vous prononcé! Mais je ferai ce que vous désirez. Je vous ai plus d' une obligation; c' est dans votre village que je vais demander le peu d' alimens nécessaires à ma triste existence; on m' en donne toujours plus qu' il ne m' en faut. Puisque je vous dois ma vie, il est juste que vous en connaissiez les peines. à ces mots, les bergers se pressèrent autour de lui, et le jeune ermite commença son récit. Dans l' ancienne et fameuse ville de Xérès, dont Minerve et Mars ont toujours protégé les habitans, vivait un jeune cavalier nommé Timbrio. Sa haute valeur était la moindre de ses qualités. Entraîné par une sympathie invincible, je mis tout en oeuvre pour obtenir son amitié: je réussis. Toute la ville oublia bientôt les noms de Timbrio et de Fabian, c' est le mien; et l' on nous appela simplement les deux amis. Nous méritions un si doux surnom: toujours ensemble, nos belles années passaient comme des instans; nos seules occupations étaient les exercices de Mars; nos délassemens la chasse; nos passions, l' amitié. Ce bonheur dura jusqu' au jour, le plus fatal de ma vie, où Timbrio eut une querelle avec un cavalier nommé Pransile. La famille de mon ami l' obligea de s' éloigner: mais il écrivit à Pransile qu' il allait à Naples, où il le trouverait toujours prêt à terminer leur différend comme il convient à des gentilshommes. J' étais malade et hors d' état de suivre mon ami. Notre adieu fut mêlé de beaucoup de larmes: je lui promis de le rejoindre aussitôt que ma santé me le permettrait. Mais je sentis bientôt que son absence me fatiguait plus que ma maladie; et sachant qu' il y avait à Cadix quatre galères qui appareillaient pour l' Italie, je résolus de m' embarquer. L' amitié me donna des forces que la convalescence me refusait: je me rendis à bord; le vent seconda mes projets, et me fit arriver à Naples en peu de jours. Il était nuit quand je descendis sur le port. En traversant une rue, j' entendis un cliquetis d' épées, et j' aperçus un homme qui, le dos appuyé contre une muraille, se défendait seul contre quatre assassins. Je vole à son secours; j' étais suivi de plusieurs valets qui me secondent. Cette attaque imprévue fait prendre la fuite aux quatre lâches; je cours à l' inconnu, je lui parle, je l' envisage: c' était Timbrio. Je le serrai dans mes bras en versant des larmes de joie; mais je payai bien cher le plaisir d' une si douce réunion: mon ami était blessé; et l' émotion que lui causa ma vue achevant d' épuiser ses forces, il tomba dans mes bras, évanoui et tout sanglant. J' envoie chercher du secours; Timbrio revient à lui: un chirurgien visite sa blessure, et me répond qu' elle n' est pas mortelle. Cette assurance me console: nous faisons un brancard de nos bras, et nous portons chez lui mon malheureux ami. Ce fut là que j' appris la cause de cet assassinat. Timbrio, en arrivant à Naples, avait remis des lettres d' Espagne à un des premiers citoyens de la ville, dont la famille était espagnole. Reçu dans sa maison comme un compatriote aimable, mon ami n' avait pu résister aux charmes de sa fille aînée Nisida, la plus belle et la plus sage des napolitaines. Son respect et sa timidité ne lui permirent jamais d' avouer son amour. Mais un prince italien, amoureux de Nisida, devina qu' il avait un rival; et craignant la valeur autant que le mérite de Timbrio, il avait eu la lâcheté de le faire assassiner. Cette aventure se répandit dans la ville et vint aux oreilles du père de Nisida. Il fut indigné que le nom de sa fille s' y trouvât mêlé, et défendit au prince italien et à mon ami de revenir jamais dans sa maison. Cette défense fit plus de mal à Timbrio que sa blessure. Dévoré d' une passion que les obstacles ne faisaient qu' accroître, au désespoir de ne s' être pas déclaré quand il le pouvait, il voulait revoir Nisida à quelque prix que ce fût. Tous les moyens lui semblaient aisés et lui paraissaient impossibles: il écrivait cent lettres qu' il déchirait; mille projets impraticables se succédaient dans son esprit. Tant d' inquiétudes, tant de chagrins enflammèrent sa blessure: mon ami fut bientôt en danger. Je résolus, pour le sauver, de m' introduire chez sa maîtresse. Je m' habillai comme un captif nouvellement racheté; je pris une guitare; et, me promenant tous les soirs dans la rue de Nisida, en chantant de vieilles romances, je passai pour un espagnol échappé des mains des infidèles. Bientôt on ne parla dans le quartier que du captif musicien. Le père de Nisida voulut entendre mes romances: je fus admis dans sa maison. C' est là que je vis cette Nisida; c' est là que je perdis le repos et le bonheur de ma vie. J' osai regarder ce visage céleste, cette taille charmante, ces yeux si tendres, dont l' éclat était tempéré par une légère empreinte de mélancolie; je sentis sur-le-champ le poison couler dans mes veines. Il fallait fuir, je n' en eus pas la force; et ce seul moment me rendit aussi malade que Timbrio. On me pria de chanter, je pouvais à peine parler. J' obéis cependant, et je choisis une romance orientale qu' un esclave persan m' avait apprise. Ici tous les bergers supplièrent l' ermite de leur dire cette romance. Il reprit sa harpe, et chanta d' une voix douce ces paroles: Le beau Nelzir aimait Sémire; Sémire aimait le beau Nelzir: Se voir, s' aimer et se le dire, Etait leur vie et leur plaisir. Le bonheur tient à peu de chose; Un rien le fait évanouir: Hélas! D' une feuille de rose Dépendait le sort de Nelzir. Tant que sur sa tige fleurie La feuille fatale tiendra, Nelzir doit conserver la vie; Si la feuille tombe, il mourra. Sémire, toujours attentive, Ses beaux yeux fixés sur la fleur, D' une main timide cultive Le rosier qui fait son bonheur. Un jour sur sa bouche mi-close Nelzir imprime un doux baiser: Sémire veut le rendre, et n' ose; En vain l' amour lui dit d' oser. C' est à la fleur à peine éclose Qu' elle rend ce baiser charmant. Mais sa bouche effeuille la rose, Sémire a tué son amant. Nelzir tombe aux pieds de Sémire, Il presse sa main, il expire; L' amour quitte à regret son coeur. Sémire, interdite et tremblante, Sur ses lèvres cherche la mort; Et, pressant sa bouche expirante, Par un baiser finit son sort. Nisida avait une soeur cadette nommée Blanche, presque aussi belle que son aînée. La jeune Blanche parut écouter ma romance avec plus de plaisir que personne: elle loua beaucoup ma voix. Je la remerciai en regardant sa soeur. Leur père me pria de revenir; j' hésitai long-temps avant de profiter de cette permission; j' étais sûr d' enfoncer davantage le trait qui déchirait mon coeur; mais, pressé par mon ami, entraîné par mon amour, je retournai chez Nisida, je la revis, et tout espoir de guérison me fut ôté. Jugez des combats qui se passaient dans mon âme; j' aimais Timbrio plus que ma vie; j' aimais Nisida peut-être plus que Timbrio; je la voyais tous les jours; je ne pouvais pas la fuir pour l' intérêt même de mon ami: cet ami, faible et convalescent ne se soutenait que par l' espérance que lui donnaient mes soins. Le temps, loin de me soulager, ne pouvait qu' ajouter à mes maux: chaque instant redoublait ma passion, mes remords et mes tourmens. Ma santé n' y résista pas; mon visage perdit bientôt les couleurs de la jeunesse; mes yeux, éteints et enfoncés, pouvaient se tourner à peine vers celle qui me faisait mourir. Le père de Nisida me témoigna son inquiétude; elle-même, et surtout sa soeur Blanche, me prièrent un jour avec le plus tendre intérêt de ne leur rien cacher de mes chagrins. Je raffermis mon coeur; je me rappelai tout ce que je devais à mon ami; et, résolu d' expirer plutôt que de le trahir, j' eus la force de leur dire ces paroles: vous plaindrez davantage mes maux quand vous saurez que l' amitié les cause. Un jeune cavalier, mon compatriote et mon intime ami, est amoureux de l' objet le plus beau qui soit au monde: il le respecte trop pour oser lui parler de sa passion; ce respect lui coûte la vie. C' est lui que je pleure; c' est le plus honnête et le plus aimable des hommes, qu' un amour malheureux va faire descendre au tombeau. à cet endroit, Nisida m' interrompit. Fabian, je n' ai jamais connu l' amour; mais il me semble qu' il y aurait de la simplicité à mourir plutôt que d' oser dire à une femme qu' on l' aime. D' abord cet aveu ne peut l' offenser; et, en supposant qu' il soit mal reçu, on est toujours à temps de mourir. -belle Nisida, quand on considère l' amour avec des yeux indifférens, on ne voit que des jeux d' enfans dont on se moque, ou dont on a pitié; mais, quand le coeur est blessé, l' esprit et la raison, loin de nous être utiles, sont les premiers à nous égarer. Tel est l' état de mon ami. à force de prières, j' ai obtenu de lui qu' il écrirait à celle qu' il aime; je me suis chargé de la lettre, et je la porte toujours avec moi, dans l' espérance de pouvoir la rendre. -ne pourrais-je pas voir cette lettre? Je suis curieuse de connaître le style d' un amant véritablement épris? Je ne laissai pas échapper une si belle occasion; je tirai de mon sein le billet que Timbrio m' avait remis quelques jours auparavant; il était conçu en ces termes: " j' étais décidé, madame, à ne jamais rompre le silence: j' aimais mieux mourir avec votre pitié que de vivre avec votre colère. Mais il serait trop affreux de ne pas vous apprendre que je vous adore. Si cet aveu ne vous offense pas, je sens que je chérirai encore la vie pour vous la consacrer: si ma témérité vous paraît punissable, ma mort l' expiera bientôt. " Nisida lut cette lettre avec beaucoup d' attention. Je ne crois pas, me dit-elle, qu' une déclaration d' amour aussi respectueuse puisse déplaire; je t' exhorte à rendre ce billet, sans crainte qu' il soit mal reçu. Il n' est pas encore temps, lui répondis-je; mais mon ami se meurt; et vous pourriez sauver ses jours. -eh! Comment? -faites réponse à ce billet, comme s' il s' adressait à vous: cet innocent artifice lui rendra la vie, et me donnera le temps de trouver l' occasion que je désire. -non, je n' ai jamais répondu à des lettres d' amour, et je ne voudrais pas commencer par un mensonge: mais qui t' empêche de rapporter à ton ami tout ce qui vient de se passer, en mettant le nom de celle qu' il aime à la place du mien? Tu lui diras qu' elle a lu sa lettre, qu' elle t' a exhorté à la rendre; qu' à la vérité tu n' as pas osé lui dire que le billet était pour elle-même, mais que tu as lieu d' espérer qu' elle l' apprendra sans colère. Cette ruse doit être utile à la santé de ton compatriote, et ne peut être démentie par rien, lorsque tu auras parlé à sa véritable maîtresse. Surpris de cette invention, je balbutiai quelques paroles de remercîment, et je courus tout rapporter à Timbrio. L' espoir qu' il en conçut, ses transports, sa reconnaissance, furent autant de liens qui m' enchaînèrent davantage à mon devoir. Je redoublai de soins auprès de Nisida; et, en proie à une passion que sa vue ne faisait qu' accroître, je ne lui parlai que de mon ami; j' employai pour lui les expressions que mon coeur me fournissait pour moi-même, et je fis servir à l' amitié jusqu' au sentiment qui aurait dû la détruire. Enfin j' osai tout déclarer. J' appris à Nisida que mon ami était ce Timbrio qui avait pensé mourir pour elle. J' exaltai sa naissance, ses qualités, ses vertus; en un mot, je le peignis comme je le voyais. Nisida ne l' avait pas oublié; elle me marqua une surprise vraie ou feinte, me reprocha ma hardiesse, me menaça de tout dire à son père: mais, à travers la colère qu' elle s' efforçait de montrer, je vis clairement que Timbrio était aimé. Ce fut le dernier coup pour moi. Je l' attendais depuis long-temps; il ne m' en fut pas moins sensible. Je résolus d' apprendre à Timbrio son bonheur, et de m' enfuir ensuite pour aller mourir dans un désert. Mais je comptais trop sur mon courage: au moment où j' entrepris de dire à mon rival qu' il était aimé, je perdis la parole; mes yeux se remplirent de larmes: vainement je voulus cacher mon trouble: mes sanglots me trahirent, mes forces m' abandonnèrent, et je tombai dans les bras de mon ami en le baignant de mes pleurs. Timbrio, surpris et effrayé, me soutient, m' embrasse, me questionne; il veut savoir la cause d' une si vive affliction: je me tais; il me presse: je baisse les yeux... ah! Je t' entends, s' écrie-t-il, tu l' aimes, tu l' aimes: eh! Comment ne l' aurais-tu pas aimée! Ton coeur gémit du sacrifice qu' il veut faire à l' amitié; j' en serais indigne si je l' acceptais. Aime Nisida, je ne la reverrai jamais: je vivrai peut-être sans elle; je serais sûr de mourir si je faisais ton malheur. En disant ces mots, il détournait son visage pour me dérober ses larmes, et il me pressait contre sa poitrine. L' amitié m' inspira dans ce moment; je me sentis élever au-dessus de moi-même. Tu t' es mépris, lui répondis-je; ce n' est point Nisida que j' aime, c' est sa soeur: je n' ai pu toucher son âme; et la violence d' un amour rebuté cause seule mon désespoir. Ne me trompes-tu pas? Me dit-il en me regardant. -non, mon cher Timbrio. J' adore Blanche; elle méprise mes voeux: pardonne si la comparaison de ton heureux sort au mien vient de m' arracher quelques larmes; je te promets de n' en plus verser. Va, je sens près de toi que mon bonheur ne dépend pas de l' amour. Timbrio me crut, ou feignit de me croire. Il était résolu de s' assurer avec le temps de la vérité de mes paroles; j' étais décidé moi-même à tous les sacrifices nécessaires à son repos. Ce n' était pas assez d' immoler ma véritable passion, il fallait feindre d' en sentir une autre: dès le lendemain, je découvris à Blanche qui j' étais, et je lui parlai d' amour. Blanche m' aimait depuis long-temps sans oser se l' avouer à elle-même. Dès qu' elle se crut aimée, elle le dit à sa soeur. Cette confidence devint utile à Timbrio. Nisida résistait encore à un sentiment qu' elle redoutait; elle en fut moins effrayée en trouvant une compagne: elle osa parler de son amour, et s' en pénétra davantage. Les deux soeurs, en se témoignant leurs craintes, se rassurèrent mutuellement; et le plaisir d' épancher leurs âmes leur fit mieux connaître le plaisir d' aimer. à la faveur de mon déguisement, je conservais toujours un libre accès dans la maison. Je portais les lettres de mon ami: je lui procurais quelquefois le plaisir de voir sa maîtresse: alors je redoublais d' empressement auprès de Blanche. Timbrio, qui remarquait avec joie combien j' étais aimé, me félicitait en m' embrassant, et me jurait de n' épouser Nisida que le jour où je deviendrais l' époux de sa soeur. Je baissais la tête, résigné à tout ce que l' amitié ordonnerait de moi. Nous n' attendions plus que des nouvelles d' Espagne pour demander la main de Blanche et de Nisida, lorsque Pransile, ce cavalier qui avait eu à Xérès une querelle avec Timbrio, arriva dans Naples pour se battre avec lui. Comme la réparation devait être publique, il fallut du temps pour obtenir la permission du vice-roi, et faire nommer des juges. Enfin ce terrible combat fut indiqué à huit jours de là, dans une grande plaine peu distante de la ville. Cette nouvelle fit du bruit, et, malgré nos soins, Nisida en fut instruite. Son inquiétude et sa douleur furent aussi vives que son amour. Languissante et désolée, elle passa dans les larmes, et sans prendre de nourriture, les huit jours de délai qui lui semblaient si longs et si courts. L' affreuse incertitude, plus cruelle que le malheur même, eut bientôt épuisé ses forces: elle tomba malade; et son père, ignorant toujours la véritable cause de son mal, résolut, pour la rétablir, de la mener à sa maison de campagne. Le jour de leur départ, qui était la veille du combat, Nisida me fit appeler. En arrivant près de son lit, j' eus peine à la reconnaître; elle était pâle, défaite; ses longues paupières étaient humides: Fabian, me dit-elle d' une voix faible, tu feras mes adieux à Timbrio; tu lui diras que mes jours tiennent aux siens, et que demain il défendra ma vie. Pour toi, son meilleur ami après moi, je suis bien sûre que tu ne le quitteras pas: s' il lui arrivait un malheur, tu seras là pour le secourir. Ah! Je voudrais pouvoir te suivre. Tiens, ajouta-t-elle en détachant de son cou une relique précieuse qu' elle mouillait de ses larmes, porte-la-lui; tu lui diras qu' elle m' a toujours préservée de tout danger, et que c' est demain qu' elle doit m' être le plus utile. J' ai encore un service à te demander: je pars avec mon père pour aller à sa maison de campagne, qui n' est qu' à une demi-lieue du champ de bataille; promets-moi d' y venir sur-le-champ m' apprendre l' événement du combat. Si Timbrio est vainqueur, mets à ton bras cette écharpe blanche; je la verrai de loin; tu m' épargneras des tourmens: s' il succombe, je n' aurai plus besoin de toi. Je promis tout, et je courus porter la relique à Timbrio. Sa fierté, sa valeur en furent doublées: il la baisa, la mit sur son coeur; et, sûr d' être invincible, il eût défié l' univers. Enfin le moment arriva: toute la ville de Naples s' était rendue sur le champ de bataille. Pransile et Timbrio se présentent: ils choisissent pour armes l' épée et le poignard. La barrière s' ouvre, les trompettes sonnent, les deux ennemis s' élancent. Le combat fut long-temps égal. Pransile était adroit et vaillant; il blesse Timbrio, et la victoire balance toujours. Enfin l' amour eut l' avantage: Timbrio atteint Pransile, et le renverse à ses pieds. Mon généreux ami jette son épée et court à son secours: Pransile s' avoue vaincu; tous les spectateurs applaudissent. L' affreuse incertitude où j' avais été si long-temps, la douleur que m' avait causée la blessure de Timbrio, la joie de sa victoire, tout m' avait tellement troublé, que j' oubliai l' écharpe blanche, et je volai sans elle annoncer notre bonheur à Nisida. Hélas! à mesure que l' instant fatal approchait, la fièvre brûlante avait redoublé dans ses veines. Malgré sa faiblesse, elle s' était traînée aux fenêtres les plus élevées de sa maison: là, soutenue par ses femmes, les yeux fixés sur le chemin, elle attendait la vie ou la mort. Elle m' aperçoit, ne voit pas l' écharpe, et tombe sans mouvement dans les bras de sa soeur. J' arrive; toute la maison était en larmes; je pénètre jusqu' à Nisida; on lui prodiguait des secours inutiles; rien ne pouvait la ranimer. Je vois ses yeux fermés, sa bouche ouverte, ses lèvres pâles: c' est alors que je me rappelle mon funeste oubli. égaré par mon désespoir, je sors de cette maison; je n' ose plus aller retrouver un ami à qui je suis sûr de donner la mort. Incertain, furieux, désolé, je prends le premier chemin que je trouve. à peine avais-je fait quelques pas, que je m' entends appeler à grands cris: je me retourne, c' était Félix, le page de Timbrio. Mon maître vous attend, me dit-il; venez promptement le trouver. Je ne peux plus revoir ton maître, lui répondis-je; Nisida est morte, et c' est moi qui l' ai tuée. En prononçant ces mots, je m' éloigne précipitamment. J' arrive à Gaïette: un vaisseau allait mettre à la voile pour l' Espagne; je m' embarque, et je reviens dans ma patrie, où j' ai pris cet habit que je ne veux plus quitter. Voilà, bergers, le récit de mes malheurs. J' avais espéré de trouver la paix dans cet ermitage; je n' y trouve que la solitude. En vain je m' efforce de tourner mon âme vers le grand objet qui devrait l' occuper toute entière; le souvenir de ce que j' ai perdu me poursuit à chaque instant. Je me dis tous les jours qu' il faut oublier Nisida et Timbrio, et tous les jours je les pleure. Les bergers ne tentèrent pas de consoler l' ermite, mais ils s' affligèrent avec lui. La nuit était avancée, et la lune au plus haut de son cours; ils quittèrent l' ermitage, et furent bientôt rendus à la cabane d' élicio. Là, ils se couchèrent sur des peaux de chèvres; et dès qu' élicio vit ses trois compagnons endormis, il se leva, et sortit pour exécuter un projet qu' il avait médité tout le jour. Devant la porte de la cabane d' élicio était un beau cerisier dont le berger avait toujours pris soin, et qui alors était couvert des plus belles cerises du pays. Pendant un certain temps de l' année, ce bel arbre, encore tout jeune, et dont la tige était mince, suffisait cependant pour nourrir son possesseur. Deux tourterelles blanches l' avaient choisi pour y faire leur nid; elles l' avaient placé tout au haut, dans une fourche formée par quatre branches. élicio regardait comme un heureux présage que des tourterelles vinssent nicher près de sa cabane; bien loin de les troubler, il portait sous le cerisier des épis de blé, de la graine de chanvre, et même de la laine, pour que les tourterelles en garnissent le dedans du nid, et que leurs petits fussent couchés plus mollement. Tandis qu' élicio était à la noce de Silvérie, un pâtre de Moeris vint tendre ses filets auprès du cerisier, prit les deux tourterelles, et les porta sur-le-champ à la fille de son maître. C' étaient les mêmes que Galatée avait laissé échapper. élicio, qui les reconnut, avait promis à sa bergère qu' elles reviendraient la trouver; il voulut tenir sa parole. Il sort de sa cabane pour saisir pendant leur sommeil le père et la mère, et les mettre dans une cage avec leurs petits. à l' aide d' une échelle qu' il appuie contre le chaume de sa maison, il monte à la hauteur de la branche, avance le corps, écarte doucement les feuilles, et voit à la clarté de la lune les deux tourterelles dans le nid, la tête sous une aile, et l' autre aile un peu déployée pour mieux couvrir leurs petits: elles ne se réveillaient pas. Il ne tenait qu' à élicio de les prendre; jamais il n' en eut le courage: non, dit-il, charmans oiseaux, vous ne serez point privés de la liberté; vous appartiendrez à ma bergère, mais sans être esclaves; et vous vivrez toujours près d' elle, quoique libres de vivre ailleurs. Il descend promptement de l' échelle; il court chercher une bêche, et revient au cerisier: il creuse un fossé tout autour; et lorsque l' arbre, sur sa motte, ne tient plus que par sa base au milieu de ce fossé, il appuie horizontalement le tranchant de sa bêche, l' enfonce avec précaution; et, sans effort, sans ébranler l' arbre, il le détache, avec sa motte, de la terre. Alors il le prend dans ses bras, se relève doucement, sort du fossé sans secousse, et, d' un pas lent, mais sûr, qui agite à peine les branches de l' arbre, il gagne la maison de Galatée. La chambre où couchait la bergère avait une fenêtre qui donnait sur les champs; c' est devant cette fenêtre que s' arrête élicio. Il dépose doucement à terre le cerisier; l' arbre se tient debout, tant le berger a mis d' adresse à l' enlever. élicio, qui avait pris soin d' attacher sa bêche sur ses épaules, fait une fosse, y place le beau cerisier, et le tourne de manière que, le nid se trouvant devant la fenêtre, Galatée, en étendant la main, puisse caresser les petits tourtereaux. Content de son ouvrage, il regarde s' il n' a pas trop effrayé les tourterelles; elles n' avaient été que réveillées. élicio distingua leurs têtes, qu' elles allongeaient par-dessus la mousse du nid. Pardonnez, leur dit-il, pardonnez-moi, tendres colombes, si j' ai troublé votre sommeil, c' est pour votre bonheur autant que pour le mien; vous êtes à Galatée. Dès qu' elle ouvrira sa fenêtre, volez sur son épaule, béquetez ses beaux cheveux blonds: apprenez à vos petits à aimer, à caresser votre maîtresse: quand je vous saurai près d' elle, je ne vous regretterai pas. Mais si jamais un rival se présentait à cette fenêtre, ah! Fuyez, oiseaux constans, venez me retrouver, venez gémir sur ma cabane; vous n' aurez pas long-temps à vous plaindre avec moi. L' aurore commençait à paraître, et l' hirondelle gazouillait déjà sur la cheminée de Galatée, quand élicio reprit sa bêche et regagna sa chaumière. Il n' était pas encore bien loin, qu' il entendit marcher derrière lui: il regarde; c' était Moeris, le père de Galatée. élicio eut peur, comme s' il eût été coupable. Moeris le rassura bientôt; et, sans lui demander pourquoi il était au village de si bon matin: j' allais chez toi, lui dit-il, pour te confier un secret et te demander un service qui intéresse ma fille. Le berger, plein de joie, lui baise les mains avec transport: ils entrèrent ensemble dans un petit bois de myrtes qui n' était pas éloigné du chemin. LIVRE 3 Nous nous plaignons toujours des maux sans nombre de cette courte vie; et c' est de nous-mêmes que viennent presque tous ces maux. La soif de l' or, voilà le principe des crimes et des malheurs. Le créateur du monde l' avait prévu: il cacha ce funeste métal dans les entrailles de la terre; et non content de combler le précipice, il le couvrit de fleurs, de fruits, de tout ce qui devait suffire à l' homme pour ses besoins et ses plaisirs. L' insatiable avarice n' eut pas assez de tant de bienfaits; elle pénétra dans ces abîmes à force de travaux et de périls; elle arracha l' or aux enfers, et découvrit aux humains la source de tous les vices. Hélas! Qui a le plus souffert de cette fatale découverte? L' amour. Un coeur sensible ne suffit plus pour avoir le droit d' aimer: si l' on veut obtenir celle que l' on rendrait heureuse, il faut des preuves de richesse, et non des preuves de constance. L' amant sans fortune peut être aimable, mais ne peut être heureux: plus il est fidèle, plus il est à plaindre; les tourmens et le désespoir sont le partage de sa vie. Que faut-il donc faire quand on est pauvre et sensible? Ne pas aimer? Ah! C' est encore pis. élicio n' avait pas fait toutes ces réflexions quand il s' était attaché à Galatée, ou peut-être les avait-il faites: car de quoi servent les réflexions en amour? On prévoit les chagrins, on s' y expose; ils arrivent, et sont aussi douloureux que s' ils étaient inattendus. érastre, Tyrcis et Damon furent surpris à leur réveil de ne pas trouver élicio. Le soleil avait déjà fait près de la moitié de son cours: inquiets de ne pas le voir de retour, ils allèrent le chercher au village. Comme ils traversaient le petit bois de myrtes, ils entendirent la voix de leur ami. Attentifs et curieux, ils s' arrêtent pour écouter. élicio chantait ces paroles: J' aimais une jeune bergère, Mon amour faisait mon bonheur: Je croyais posséder le coeur De celle qui m' était si chère. Hélas! Pour un autre amant Elle trahit mon espérance; Et j' aime mieux pleurer son inconstance Que d' être heureux en l' oubliant. J' étais encore enfant comme elle Quand l' amour fit naître mes feux; Mon coeur, pour en être amoureux, N' attendit pas qu' elle fût belle. Hélas! Pour un autre amant Elle trahit mon espérance; Et j' aime mieux pleurer son inconstance. les bergers, alarmés par ces tendres plaintes, coururent vers élicio: ils le trouvèrent assis au pied d' un hêtre, le visage baigné de larmes. à peine il les aperçut, que, se levant précipitamment, il vint se jeter au cou d' érastre. Mon ami, lui dit-il, nous allons perdre Galatée; elle nous quitte pour jamais. écoutez, ajouta-t-il en regardant Tyrcis et Damon, le funeste secret que Moeris m' a confié ce matin; je vais vous rapporter ses propres paroles. élicio, m' a-t-il dit, je dois reconnaître l' attachement que tu m' as toujours marqué, en t' instruisant le premier du mariage de ma fille. Je l' ai conclu hier: elle épouse un riche portugais dont les immenses troupeaux couvrent les bords du Lima. Quatre bergers envoyés par ce futur époux viennent d' arriver chez moi, et partiront demain avec Galatée. Je sais que tu t' intéresses à ma fille comme si tu étais son frère, et je t' ai choisi, mon cher élicio, pour te prier de l' accompagner en Portugal, d' être présent à ses noces, et de venir me rapporter des nouvelles certaines de son bonheur. Malgré le trouble où m' a mis ce discours, j' ai recouvré ma voix pour y répondre. Comment, lui ai-je dit, vous avez pu consentir à vous séparer de votre fille! Vous avez pu la condamner à vivre loin de son père et de sa patrie! êtes-vous certain de ne pas faire son malheur en l' exilant dans un pays étranger? Pensez-vous qu' elle ne regrette pas... j' ai sondé le coeur de ma fille, interrompit Moeris; je l' ai instruite de mes résolutions: elle m' a répondu avec sa douceur ordinaire qu' elle serait toujours prête à m' obéir. J' ai même démêlé sur son visage une légère émotion, marque certaine de cette joie qu' éprouve la fille la plus sage en apprenant qu' elle va se marier. Ne sois donc pas inquiet de son bonheur, et va te préparer au voyage que j' attends de ton amitié. Voilà, mes amis, ce que m' a dit Moeris; voilà l' événement que je craignais plus que la mort. Tyrcis, Damon, et surtout érastre, s' affligèrent avec élicio. Mais, lui dit Damon, puisque Moeris vous estime et vous aime, pourquoi n' avez-vous pas tenté de lui faire l' aveu de votre amour? Vous ne le connaissez pas comme moi, lui répondit élicio; il a déclaré qu' il voulait que son gendre eût autant de bien que sa fille. Si j' avais osé parler, il aurait cru que j' aimais sa fortune, et son amitié pour moi se serait changée en mépris. Moeris est trop riche pour n' être pas défiant; je suis trop pauvre pour être hardi. Mon ami, lui dit Tyrcis, ne perdez pas toute espérance: allons trouver Galatée, allons savoir d' elle-même s' il est vrai qu' elle consent à épouser ce portugais; et si, comme je le crois, il lui en coûte pour obéir à son père, nous tâcherons de rompre ce funeste mariage. L' amour et l' amitié nous inspireront: seuls ils ont fait des miracles, que ne feront-ils point réunis? élicio suivit le conseil de Tyrcis. Les quatre bergers prirent le chemin de la fontaine des ardoises, où Galatée se reposait souvent. Ils espéraient l' y trouver; leur attente ne fut pas trompée. La bergère était assise au bord de l' eau et plongée dans une si profonde rêverie, qu' elle n' aperçut point les bergers. Ses yeux humides regardaient la fontaine: son front était appuyé sur une de ses mains, et de l' autre elle caressait le chien d' élicio, ce chien qui, depuis si long-temps, était plus souvent avec elle qu' avec son maître. Le fidèle animal, couché aux pieds de Galatée, avait la tête appuyée sur les genoux de la bergère, les yeux fixés sur les siens; et son air inquiet et reconnaissant semblait lui demander pourquoi ce jour-là il était caressé plus qu' à l' ordinaire. élicio fit arrêter ses compagnons pour jouir de ce spectacle: une douce satisfaction remplaçait déjà la douleur peinte sur son visage. Galatée, qui se croyait seule avec le chien, se mit à chanter ces paroles: O toi qui suis toujours mes pas, toi le compagnon de ma vie, Tu vas perdre ta bonne amie; Elle quitte ces beaux climats. Une obéissance cruelle M' arrache à ces prés, à ces bois, Où j' entendis souvent la voix D' un amant comme toi fidèle. Aimable chien, viens avec moi: Toujours seule avec ma pensée, De ma félicité passée Il ne me restera que toi. Quitte ton maître pour me suivre, Tu reviendras au premier jour: Il apprendra par ton retour Que loin de lui je n' ai pu vivre. Les larmes que versait Galatée ne lui permirent pas de poursuivre. élicio pleurait aussi; mais c' était de joie. Il n' est plus maître de son transport; il court vers la bergère, tombe à genoux devant elle, et saisit une de ses mains qu' il presse contre ses lèvres. Galatée, surprise, fait de vains efforts pour la retirer: elle s' aperçoit que d' autres bergers la regardent, elle veut se fâcher, elle ne le peut pas; elle veut fuir, le chien l' en empêche; il tourne autour d' elle en sautant; il les caresse tous deux à la fois; on dirait qu' il jouit du bonheur qu' il vient de procurer à son maître. Tyrcis, Damon, érastre même, étaient attendris, et n' osaient approcher des deux amans. Galatée les appelle, fait relever élicio; et s' efforçant de dérober ses larmes: je ne prétends plus, leur dit-elle, cacher un secret que mon imprudence a trahi. Oui, je regrette ma patrie; j' y laisse peut-être mon coeur; mais je n' en suis que plus résolue à obéir à mon père; ce devoir sacré l' emportera sur tout. Je vous conjure de ne pas redoubler par vos plaintes une douleur qui serait inutile, et surtout de ne pas troubler une solitude devenue nécessaire après un tel aveu. à ces mots, elle s' éloigne, laissant les quatre bergers interdits. Le chien d' élicio fut le seul qui osa la suivre: elle s' en aperçut, et voulut l' en empêcher en le menaçant de sa houlette; mais le chien s' offrit à ses coups, et la pauvre Galatée ne put jamais venir à bout ni de le battre ni de le chasser. Les quatre amis, restés ensemble, tinrent conseil sur les moyens de rompre ce fatal mariage. Tyrcis était d' avis de rassembler les bergers de la contrée, et de venir tous ensemble supplier Moeris de ne pas leur enlever le trésor dont ils étaient si fiers. Damon voulait aller en Portugal menacer le futur époux, et l' effrayer de manière qu' il renonçât lui-même à Galatée. élicio inclinait vers ce parti. érastre, la main sur ses yeux, ne disait rien, et pleurait: non, mes amis, s' écria-t-il en essuyant ses larmes, tous ces moyens ne serviront qu' à irriter Moeris. J' ai un projet qui rendra tout le monde heureux, excepté moi; c' est à celui-là que je m' arrête, et de ce pas je vais l' exécuter. En disant ces paroles, il embrasse élicio, et s' éloigne. Les bergers, qui comptaient peu sur l' invention d' un homme aussi simple qu' érastre, se proposèrent d' aller consulter l' ermite Fabian. Déjà ils étaient en chemin, lorsqu' ils rencontrèrent un cavalier superbement habillé, monté sur un magnifique cheval, et suivi de deux dames sur des haquenées. Une troupe nombreuse de valets prouvait que c' étaient des personnes de distinction. Les bergers les saluèrent en passant; et l' inconnu, leur rendant le salut, arrêta élicio: voudriez-vous bien, lui dit-il, nous indiquer dans ces forêts un lieu commode pour y passer quelques heures? Les dames que vous voyez sont fatiguées de la chaleur et de la route, et voudraient se reposer ici. élicio, qui s' oubliait toujours pour penser aux autres, les conduisit à la fontaine des ardoises, qui n' était qu' à deux pas. Dès qu' ils y furent arrivés, leurs valets dressèrent une table qui fut bientôt couverte de rafraîchissemens. Les deux dames, assises sur l' herbe, levèrent leurs voiles, et surprirent Tyrcis et Damon par l' éclat de leur beauté. L' aînée de ces deux inconnues l' emportait encore sur la plus jeune; mais peut-être ne devait-elle cet avantage qu' à la profonde tristesse qui semblait obscurcir les attraits de sa cadette. élicio pressait ses compagnons de reprendre le chemin de l' ermitage; le cavalier les retint. Laissez-moi jouir, leur dit-il, du bonheur de vous avoir rencontrés; je voudrais ne vivre qu' avec des bergers. Quelle différence de votre heureux sort à celui des habitans des villes! La nature vous donne pour rien tous les plaisirs dont nous achetons l' image; l' oisiveté avance nos jours; le travail prolonge les vôtres; l' ennui, le mensonge, la gêne, voilà notre vie: la joie, la franchise, la liberté, voilà la vôtre. Ah! Dès demain je me fais berger, si Nisida veut devenir bergère. Au nom de Nisida, élicio regarde les deux dames avec un air de surprise et d' intérêt qui fut remarqué du cavalier. Pardonnez, lui dit élicio, si le nom de Nisida me fait une impression si vive; il n' y a pas long-temps qu' un de nos amis versait bien des larmes en nous parlant de Nisida. Avez-vous, reprit l' inconnue, quelque bergère qui s' appelle ainsi? -non. Celle dont il était question n' est pas bergère: elle n' est pas même de ces contrées; Naples est sa patrie. -Naples!... eh! Comment savez-vous?... -je vous l' expliquerai: dites moi d' abord si vous ne vous appelez pas Timbrio, et si cette jeune personne n' est pas Blanche, soeur cadette de Nisida. -vous avez dit leurs noms. -ah! Fabian, quel heureux jour pour toi! -vous connaissez Fabian? -Est-il ici? S' écria Blanche: et sa pâleur fut à l' instant effacée par le plus vif incarnat. Oui, lui dit élicio, il est ici; et le chagrin de vous avoir perdue allait terminer une vie qu' il a consacrée à la pénitence; Fabian est ermite, son ermitage n' est pas loin. Courons l' embrasser, s' écria Timbrio. Blanche était debout, et marchait déjà sans savoir le chemin qu' il fallait prendre. Nisida s' appuie sur le bras de son amant; et Tyrcis, Damon et élicio les guident vers l' ermitage. Il était presque nuit quand ils arrivèrent au pied de la colline. Timbrio, Nisida, et surtout la jeune Blanche, montèrent le sentier sans reprendre haleine. Parvenus à la porte de l' ermitage, ils la trouvent ouverte; ils regardent, ne voient personne dans la cellule. Inquiets de ne pas trouver l' ermite, ils allaient l' appeler, et parcourir la montagne. Le prudent Tyrcis les arrête: Fabian, leur dit-il, est sûrement près d' ici; mais ce malheureux ami, qui n' espère plus vous voir, qui vous pleure sans cesse, va mourir de sa joie, si vous vous offrez tout d' un coup à lui. Ménagez-le, contenez vos transports, et trouvons un moyen de préparer son âme à un plaisir qu' elle ne soutiendrait pas. Tout le monde approuve l' avis de Tyrcis: on décide qu' il faut envoyer les bergers au-devant de Fabian, pour lui annoncer avec précaution les tendres amis qu' il va revoir. Pendant que l' on se consultait, Blanche considérait, à la clarté de la lune, l' intérieur de la cellule. Une natte de jonc, une escabelle, un crucifix de buis, c' étaient tous les meubles de Fabian: Blanche les examine long-temps, puis elle va se mettre à genoux devant le crucifix, et remercie tout bas le ciel de l' avoir conduite dans cet ermitage. Timbrio et les bergers la regardaient avec attendrissement, lorsque des soupirs et des plaintes leur apprennent que Fabian n' est pas loin. Tout le monde s' approche: on aperçoit l' ermite sous un olivier sauvage, à genoux sur un quartier de roc, les bras tendus vers le ciel. à cette vue, les deux soeurs et Timbrio veulent se précipiter dans ses bras; Tyrcis ne peut les retenir: mais Fabian commence sa prière, et tous s' arrêtent pour l' entendre. Nisida et Timbrio restent les bras tendus: Blanche, respirant à peine, avance sa tête par-dessus leurs épaules, et essuie à chaque instant les pleurs qui l' empêchaient de voir son ami. ô mon Dieu! Disait Fabian, être suprême que je veux aimer uniquement, vous qui remplissez le monde, et qui devez remplir mon coeur, ne vous offensez pas de mes larmes: j' ai tout perdu, je n' ai pas murmuré. ô mon Dieu! Calmez les maux que je souffre; mais ne m' arrachez pas entièrement le souvenir de mes malheurs. Aux premiers mots de Fabian, Blanche pleurait; elle sanglotait aux derniers. Tyrcis, craignant qu' elle ne fût entendue, dit à Damon d' aller avec élicio interrompre l' ermite, tandis qu' il resterait avec les deux soeurs et Timbrio pour les empêcher de se montrer. Les deux bergers obéirent. Fabian les reçut avec amitié. Vous vous plaignez toujours, lui dit élicio, et vos malheurs touchent peut-être à leur terme. Vous les connaissez, répondit l' ermite, jugez s' ils peuvent finir. -oui, sans doute; Nisida vit encore: elle est, avec sa soeur et Timbrio, occupée de vous chercher par toute l' Espagne. Quelqu' un les a rencontrés. -que dites-vous? Est-il bien sûr que ce soit mon ami, que ce soient les deux soeurs?... ah! Ne vous jouez pas d' un malheureux: vous aviez paru prendre pitié de mes maux, ne venez pas les aigrir en m' abusant d' un faux espoir. Comme il disait ces paroles, Tyrcis, pour préparer une si tendre reconnaissance, dit à Nisida de chanter de l' endroit où elle était, sans s' offrir encore aux yeux de l' ermite. Nisida suivit son conseil, et commença ce premier couplet d' une chanson que Fabian avait faite autrefois: amitié, reprends ton empire sur l' aveugle dieu des amans: dans la jeunesse il peut suffire; tu rends heureux dans tous les temps. Il fait naître une vive flamme; tu formes un tendre lien: il n' est que le plaisir de l' âme, et toi seule en es le soutien. Fabian parlait encore, lorsque la voix de Nisida vint frapper son oreille. Il s' arrête, il écoute, il reste immobile, les yeux fixés et la bouche ouverte: ensuite, regardant d' un air égaré, sa raison l' abandonne, la terreur se peint sur son visage; il prend les deux bergers pour des fantômes, et les considère avec effroi. Cependant la voix continue, et vient retentir au fond de son âme: peu à peu sa crainte se dissipe; ses traits, ses yeux reprennent leur douceur: il revient à lui, s' élance comme un trait vers l' endroit d' où partait la voix: il arrive, regarde, et tombe sans mouvement dans les bras de son ami. Nisida et Timbrio appellent: les bergers accourent; on s' empresse, on s' efforce à le ranimer. Blanche avait déjà couru chercher de l' eau dans la cellule; elle en jette sur son visage, elle serre ses mains dans les siennes. L' ermite reprend ses sens; il ouvre les yeux, il doute encore de son bonheur: est-ce bien toi? Dit-il à Timbrio; est-ce toi que j' ai tant pleuré? -oui, c' est moi; c' est ton ami, celui qui te doit la vie. Ils s' embrassent, ils confondent leurs larmes, ils restent long-temps serrés l' un contre l' autre. Plus de chagrin, lui dit Timbrio, nous sommes tous réunis: voici Nisida, ta bonne amie; voilà Blanche qui allait mourir, si nous ne t' avions pas trouvé: que te faut-il encore? Ah! Rien, répond l' ermite en souriant et pleurant à la fois. Blanche et Nisida lui tendent les bras. Fabian veut parler; mais il fait de vains efforts: il prend les mains des deux soeurs, les joint toutes deux sur sa poitrine, et tombe à genoux en sanglotant. Cette scène attendrissante dura quelques momens encore. Fabian conduisit ses amis dans sa cellule, et leur fit le détail de tout ce qui lui était arrivé depuis leur séparation. Ce récit fut court. Le prudent Fabian, toujours victime de l' amitié, parla de son amour pour Blanche comme du sentiment qui l' avait le plus occupé pendant sa solitude. Blanche, transportée, n' osait rien dire; mais elle embrassait sa soeur. L' ermite supplia son ami de lui raconter à son tour ses aventures depuis le moment où, pour aller porter la nouvelle de sa victoire à Nisida, il l' avait laissé sur le champ de bataille. Les bergers se joignirent à Fabian pour demander ce récit: Timbrio ne se fit pas presser. Après mon combat avec Pransile, impatient de revoir Fabian, j' envoyai mon page à la maison de campagne de Nisida: il en revint tout effrayé, et m' annonça la mort de ma maîtresse et la fuite de mon ami. Frappé comme d' un coup de foudre, je partis sur-le-champ pour aller m' informer moi-même de tous mes malheurs. Arrivé à cette maison de campagne, ni mes instances, ni mes présens ne purent m' en ouvrir l' entrée; et les discours, et les pleurs des domestiques me confirmèrent la mort de Nisida. Je ne vous dirai point ce que je devins dans ce moment; on ne meurt point de douleur, puisque je n' expirai pas sur l' heure. Malgré mon désespoir, je me souvins qu' il me restait un ami; et, tout blessé que j' étais, je suivis sa trace jusqu' à Gaïette. Quand j' arrivai dans cette ville, Fabian venait de s' embarquer. Je fus forcé d' attendre le départ d' un navire catalan qui devait retourner dans quelques jours à Barcelone. Le capitaine me reçut sur son bord, et mes larmes redoublèrent en quittant cette Italie où j' avais perdu le plus cher objet de mon coeur. Le vent, qui d' abord nous était favorable, diminua tout d' un coup, et notre vaisseau, peu éloigné du port, fut presque arrêté par le calme: j' aurais vu la tempête avec plus de joie. Sans cesse occupé de mes maux, toujours pleurant ma Nisida, je demandais au ciel la mort ou mon ami: les seuls momens que je trouvais moins amers étaient ceux où je chantais sur un luth qui appartenait à un passager. Le second jour de notre départ, au moment où l' aurore commençait à teindre l' horizon, j' étais assis sur la poupe, et je considérais cette vaste mer dont les flots tranquilles réfléchissaient les étoiles prêtes à disparaître. Tout reposait autour de moi: les officiers, les matelots étaient livrés au sommeil: le pilote même dormait sur son gouvernail; les voiles étaient pliées, on n' entendait que le bruit de la proue du vaisseau qui fendait doucement les ondes. Ce profond silence, ce grand spectacle de la mer et du ciel, cette aurore qui venait lentement réveiller les malheureux, tout me retraçait plus vivement mes peines: je pris mon luth, et je chantai ces paroles: tout se tait, tout est calme et dans l' air et sur l' onde, l' on n' entend que le bruit des ailes du zéphyr: tout dort autour de moi dans une paix profonde; moi seul je veille pour souffrir. Déja vers l' orient, sur un char de lumière, l' aurore à l' univers annonce un jour nouveau: ce jour est un bienfait pour la nature entière; pour moi seul il est un fardeau. Sous le poids des chagrins je sens que je succombe. Nisida, cher objet d' amour et de douleur, Nisida, tu n' es plus: la pierre d' une tombe enferme ton corps et mon coeur. J' en étais à ce dernier vers, lorsque j' entends un bruit de rames qui semblait s' approcher du vaisseau. J' écoute, je regarde; les premiers rayons du jour me font distinguer une barque; elle venait droit à nous, et les efforts de quatre rameurs la faisaient voler sur la mer. La barque approche; une femme s' avance sur le bord: au nom du ciel, me cria-t-elle, daignez me dire si votre vaisseau n' est pas le navire catalan parti depuis deux jours de Gaïette. Jugez de ma surprise, c' était la voix de Blanche, de la soeur de ma Nisida... Ah! Ma soeur, m' écriai-je... et je me précipite à la corde du vaisseau. Je descends, j' arrive dans la barque; je cours pour me jeter dans les bras de Blanche, je me trouve dans ceux de Nisida. Je pensai mourir de ma joie: immobile et muet, je ne pouvais proférer une seule parole. Nisida me parlait, me rassurait; je la regardais, en tremblant que ce ne fût un songe, et que le réveil ne m' enlevât mon bonheur. Revenu de ce premier ravissement, je m' occupai de faire monter dans le vaisseau la tendre Nisida et son aimable soeur. Elles étaient toutes deux en habits de pèlerines; mais le capitaine, instruit par moi, les reçut avec le respect qu' il devait à leur naissance. Ce fut alors que j' appris de Blanche comment l' oubli de l' écharpe avait causé à sa soeur, presque mourante, un évanouissement si profond, que tout le monde la crut morte. Elle ne reprit ses sens qu' au bout de huit heures, et, apprenant à la fois ma victoire sur Pransile, mon erreur, mon désespoir et notre fuite, elle résolut, avec sa soeur, de tout quitter pour nous suivre. Malgré ses maux, malgré sa faiblesse, elle voulut partir, et Blanche disposa tout pour leur fuite. Elles avaient de l' or et des pierreries; tout fut prodigué pour s' échapper de la maison paternelle. Un domestique gagné leur amena une litière au milieu de la nuit; et les deux soeurs, munies de leurs diamans et déguisées en pèlerines, prirent la route de Gaïette, où elles savaient que je m' étais rendu. Elles y arrivèrent deux heures après le départ du navire. à force d' argent elles trouvèrent des rameurs qui essayèrent de nous rejoindre: le calme survenu seconda leurs efforts; et l' amour, qui protégeait sans doute ces aimables soeurs, les fit arriver sans accident jusqu' à notre vaisseau. Je retrouvais Nisida; mais tu nous manquais, mon cher Fabian, et c' était payer bien cher la faveur que nous faisait la fortune. Blanche le sentait aussi bien que moi. Ton absence fut du moins le seul malheur dont nous eûmes à gémir. Après une heureuse navigation, nous arrivâmes à Barcelone: nous espérions y trouver de tes nouvelles; mais nos recherches furent vaines. Blanche fut la première à dire qu' il fallait parcourir toute l' Espagne, et ne s' arrêter que lorsque nous t' aurions trouvé: elle était bien sûre que cet avis serait suivi. Nous résolûmes d' aller d' abord à Tolède, où sont établis des parens de Nisida. Mais, avant tout, nous écrivîmes à son père, pour l' instruire de nos aventures et lui demander la permission de nous marier à Tolède: il a répondu selon nos désirs; et nous étions en route pour cette ville, nous informant partout de Fabian, quand notre bonheur nous a conduits ici. Telle fut l' histoire de Timbrio. Dès qu' il eut cessé de parler, l' ermite le prit en particulier, et, le menant dans un coin de sa cellule, il lui dit d' une voix timide: est-ce que je n' irai pas à Tolède? Timbrio, surpris de sa question, le regarde: Fabian baisse les yeux, et laisse échapper quelques larmes. Son ami le serre dans ses bras: il faut bien, lui répondit-il, que tu viennes à Tolède pour épouser ta chère Blanche; elle t' adore, elle n' a pas été un seul instant sans penser à toi. Tu l' aimes toujours, n' est-il pas vrai? Plus que ma vie, reprit Fabian, mais je t' aime encore davantage. Allons, ajouta-t-il en souriant, je quitterai cet habit d' ermite; et tu m' en feras trouver un plus convenable à un nouveau marié; mais, si tu m' en crois, quand nous serons les époux de ces deux charmantes soeurs, nous reviendrons ici vivre avec ces bons bergers qui nous aiment, et qui méritent que nous les aimions. J' en avais déjà formé le projet, reprit Timbrio; je suis fatigué du monde, et je veux finir ma vie dans ces bois, entre ma femme et mon ami. Après cette conversation, ils vinrent en rendre compte aux deux soeurs et aux bergers: tout le monde applaudit à leur dessein. Cependant la nuit était avancée. élicio conseillait de gagner promptement le village. Je n' ai point de maison à vous offrir, dit-il aux quatre amans, mais je vais vous conduire à celle de Galatée: Moeris, son père, se fera un honneur de vous recevoir. Son avis est suivi; on se met en marche; on double le pas, on arrive. Moeris allait se mettre à table avec sa fille, Florise et Téolinde, et les quatre bergers arrivés de Portugal pour emmener le lendemain Galatée. On frappe à la porte, les chiens aboient; Moeris vient ouvrir lui-même. élicio lui demande l' hospitalité pour Nisida, Blanche et les deux amis. Le vieux berger, honoré de pareils hôtes, les accueille avec respect. Il appelle sa fille: il fait ajouter au souper tout ce qu' il a de meilleur; et, les invitant à se mettre à table, il s' excuse sur ce qu' ils n' étaient pas attendus. Pendant le repas, Galatée s' efforçait de n' être pas triste. élicio s' était placé le plus loin qu' il avait pu des portugais; il les regardait avec colère, et ses yeux rencontraient quelquefois les yeux de Galatée. On sortit de table: tous les convives allèrent prendre le frais sur des bancs de pierre qui étaient à la porte de la maison. Le vieux Moeris voulut conter à ses hôtes le brillant mariage qu' il avait arrangé pour sa fille: il s' étendit avec complaisance sur les richesses de son gendre, richesses que les portugais ne manquèrent pas d' exagérer. Les deux amis et les deux soeurs se croyaient obligés de féliciter Galatée: elle ne répondait rien, et le malheureux élicio dévorait ses larmes. Tout à coup le son funèbre d' une trompette se fait entendre dans le village. Moeris, ses hôtes, tous les habitans alarmés courent vers la grande place, d' où semblait venir le triste son. Ils aperçoivent quatre bergers vêtus de deuil et couronnés de cyprès: deux portaient à la main des flambeaux allumés; les deux autres sonnaient de la trompette. Au milieu des quatre bergers était un ministre de l' éternel, vêtu de ses habits sacerdotaux. C' était le vénérable Salvador, le pasteur des bergers, celui qui les consolait dans leurs peines, et qui remerciait le ciel de leur bonheur. Tout le village était sa famille, tous les orphelins ses enfans; depuis quarante années il remplissait le sublime emploi de louer Dieu et de servir les hommes. Bergers, s' écria-t-il, c' est demain le jour choisi dans l' année pour honorer les cendres de nos frères dans la vallée des tombeaux. Songez à ce devoir sacré; et dès l' aurore rendez-vous sur cette place, dans le triste appareil qui convient à cette touchante cérémonie. Après avoir prononcé ces mots d' une voix forte, Salvador reprit le chemin de sa maison. Tout le monde convint de se rassembler au point du jour pour remplir une obligation si sainte. Moeris ne voulut pas que sa fille y manquât; il pria les portugais de différer leur départ. élicio en tressaillit de joie; Galatée en conçut une heureuse espérance. Nisida, Blanche, Téolinde, les deux amis, demandèrent aux habitans du village la permission de les suivre à la vallée des tombeaux: on fut flatté de leur demande. Les quatre portugais sollicitèrent la même faveur: on les refusa d' une voix unanime; ils étaient odieux depuis que l' on savait qu' ils venaient chercher Galatée; ils se retirèrent pleins de dépit; et tout le monde alla se livrer au sommeil. LIVRE 4 Je me livre à toi, douce mélancolie; viens répandre sur mes derniers tableaux cette demi-teinte sombre qui plaît à tous les coeurs sensibles. Ne crains pas de les émouvoir: les larmes que tu fais couler sont aux âmes tendres ce que la rosée est aux fleurs. Que les souvenirs que tu donnes sont attachans! Quel est l' amant éloigné de sa maîtresse, l' ami privé de son ami, la mère loin de son fils, qui ne te regarde pas comme son bien le plus cher? Comme ils sont doux ces momens où, séparé du monde entier, seul avec son coeur et sa mémoire, on se recueille dans soi-même, ou plutôt dans l' objet aimé! Qu' on a de plaisir à se rappeler toutes les époques de sa tendresse! Le premier jour où l' on aima, le premier aveu qu' on en fit, l' air dont il fut écouté, les craintes, les soupçons, les querelles, tout est présent, tout se retrace avec délices. On jouit de nouveau des plaisirs que l' on a goûtés: on jouit même des chagrins que l' on a soufferts. Si toute espérance est ravie, si l' impitoyable mort a moissonné l' objet de notre amour, les pleurs qu' on lui donne ont des charmes; son souvenir laisse encore une impression de bonheur: on serait peut-être plus à plaindre si l' on pouvait se consoler. Ainsi pensait le sage Salvador: il consacrait un jour de l' année aux larmes de la reconnaissance, de l' amour et de l' amitié. Ce jour était arrivé: Salvador, revêtu de ses plus tristes ornemens, se rendit sur la grande place: il vit bientôt paraître tous les habitans du village, couverts de crêpes, couronnés de cyprès, et portant des houlettes garnies de rubans noirs. Salvador les rangea lui-même; et, séparant les bergers des bergères, il fit marcher toute la troupe sur deux files. Du côté droit, Nisida, Blanche, Téolinde, Florise et toutes les jeunes filles s' avançaient sous la conduite de Galatée. Du côté gauche, vis-à-vis d' elles, marchaient Timbrio, Fabian, Damon, Tyrcis, tous les jeunes garçons ayant à leur tête élicio. Le seul érastre manquait. Après eux venaient les épouses, conduites par Silvérie, et les époux, menés par Daranio. Cette troupe d' heureux était presque aussi belle que la première. Elle était suivie d' une troisième moins brillante et plus respectable; c' étaient les veuves et les vieillards: ils étaient guidés par Moeris et par la mère d' érastre. Leurs cheveux blancs n' avaient point de couronnes: leurs mains tremblantes s' appuyaient sur des bâtons noueux. Hélas! C' était pour eux surtout que la cérémonie était intéressante: ils allaient pleurer sur la tombe d' un fils, d' une soeur ou d' un époux. Salvador fermait la marche: il avait choisi cette place pour être plus près des plus malheureux. à ses côtés, huit beaux enfans, vêtus de robes de lin, et couronnés de fleurs, portaient avec respect l' eau lustrale, l' encens et le feu. Fiers de cet emploi, qui était la récompense d' une année entière de sagesse, ils s' avançaient plus gravement que les vieillards. Pour arriver à la vallée des tombeaux, il fallait faire à peu près une lieue, toujours sur la rive du Tage, et sous une voûte de verdure que formait un double rang de peupliers. Les bergers en silence marchaient sur un gazon semé de fleurs encore humides de la rosée. Le soleil commençait à dorer la cime des montagnes, et annonçait un des plus beaux jours de l' été. Le ciel était partout d' azur; un doux zéphyr agitait les arbres, et berçait mollement les petits oiseaux dans leurs nids: l' alouette, déjà perdue dans les airs, se faisait entendre sans être aperçue; le rossignol, fatigué d' avoir chanté toute la nuit, se ranimait pour saluer le jour; la tourterelle et le ramier répondaient par des plaintes au chant joyeux du pivert: les fleurs exhalaient tous leurs parfums; les poissons se jouaient sur les eaux du fleuve: toute la nature, au moment de son réveil, semblait remercier le créateur du nouveau bienfait qu' il lui accordait. Timbrio, Blanche, Nisida, peu accoutumés à ce spectacle ravissant, le contemplaient avec surprise. L' entrée de la vallée des tombeaux leur causa bientôt une nouvelle admiration. Sur la rive de ce beau fleuve qui roule de l' or dans son sein, est un espace d' un mille carré, ceint de toutes parts d' une chaîne de collines; on y pénètre par une seule entrée. Ce long défilé est garni des deux côtés d' une haie de cyprès plantés en amphithéâtre, et si serrés, que leurs branches entrelacées forment un mur épais aussi haut que les montagnes. Quelques rosiers, quelques jasmins sauvages, parsèment de fleurs rouges et jaunes le vert sombre de ses murailles. Jamais aucun troupeau ne pénétra dans cet asile; jamais le bûcheron ne porta la hache dans ce bois sacré. Un silence profond y règne: l' on n' entend que le bruit de quelques sources qui descendent sous le feuillage se réunissent dans un lit de mousse, et vont porter à quelques pas, dans le Tage, leurs petits flots argentés. à l' extrémité de cette avenue est un antique sapin qui semble fermer la vallée. Sur son écorce sont gravées ces paroles: Passant, respecte cet asile: si ton coeur est pervers, tremble d' y pénétrer; mais, s' il est vertueux, marche d' un pas tranquille, à ces tombeaux tu peux pleurer. Dans l' intérieur de la vallée, les mêmes cyprès règnent alentour. Au milieu est une fontaine dont l' eau, toujours abondante, arrose et nourrit le gazon. Quelques tombeaux sont épars çà et là, les uns déjà couverts par le lierre, les autres encore ornés de guirlandes; tous renferment la dépouille mortelle d' un être qui aima la vertu. L' honneur d' être enterré dans cette belle vallée ne s' accordait pas à tous les morts: c' était la récompense d' une vie irréprochable: le village assemblé l' adjugeait. Les bergers, parvenus à la fontaine, s' arrêtèrent, et Salvador éleva la voix: séparez-vous, s' écria-t-il; vous vous rassemblerez près de moi quand la trompette sonnera. à ces mots tout le monde se disperse; chaque veuve, chaque orphelin, court à la pierre qui couvre l' objet de ses larmes. Timbrio, Fabian et les deux soeurs, ont perdu de vue élicio; ils parcourent la vallée en le cherchant. Ils le découvrent bientôt à genoux devant le tombeau de sa mère: ses mains étaient jointes; ses yeux, baignés de pleurs, étaient tournés vers le ciel. ô ma mère, disait-il, vous êtes sûrement heureuse, puisque vous fûtes toujours bonne! Veillez sur moi de votre céleste demeure; faites que j' aime la vertu autant que j' aimai ma mère. En prononçant ces mots il pressait son visage sur la tombe, et ses larmes coulaient le long de la pierre. Les quatre amans l' écoutaient en silence. Ils approchent, et Timbrio prenant la main du berger: digne fils, lui dit-il, vous pénétrez mon coeur de tendresse et de respect. Promettez-moi d' être mon ami, et dès ce moment je renonce au monde pour être berger avec vous, pour habiter, avec Nisida, Blanche et Fabian, une cabane voisine de la vôtre. Vous seriez trop près d' un malheureux, lui dit élicio: depuis que j' ai perdu ma mère, un seul sentiment pouvait me faire aimer la vie; et demain je ne verrai plus celle qui en est l' objet. Les deux soeurs, les deux amis le pressèrent de s' expliquer davantage. Ce n' est pas ici le lieu de vous parler de mes amours, reprit le berger; quand nous serons sortis de la vallée, je vous raconterai mes malheurs. Il parlait encore: la trompette sonna. Expliquez-nous, demanda Timbrio, pourquoi Salvador nous rappelle. Pour honorer, lui répondit élicio, la cendre du dernier berger que nous avons perdu. Ensuite nous entendrons l' histoire de sa vie, qui nous sera chantée par la plus sage de nos bergères. Ils se rendent à la fontaine: tout le monde y était rassemblé. Leur vénérable conducteur les guide vers un tombeau dont la pierre, encore toute blanche, portait cette simple épitaphe. Ici repose un bon fils. Salvador en fait trois fois le tour; il prononce les prières accoutumées, brûle de l' encens, répand de l' eau lustrale: ensuite il prend par la main Galatée, et lui donne le papier où était écrite l' histoire de celui que l' on pleurait. Une rougeur modeste couvre le front de Galatée; elle se tient debout près de la tombe, et tous les bergers l' écoutent en silence. Des bergers de notre village Lysis fut le plus amoureux: Louise reçut son hommage, et partagea bientôt ses feux. Il la demande à sa famille; mais le père dit à Lysis: soyez riche autant que ma fille; je ne la donne qu' à ce prix. Hors son amour et sa chaumière, le pauvre Lysis n' avait rien: la cabane était pour sa mère, et pour Louise l' autre bien. Il part, il quitte sa patrie; il arrive au pays de l' or: là, par une honnête industrie, il amasse un petit trésor. Lysis revient plein d' espérance; Louise est fidèle et l' attend; sa main sera la récompense des travaux d' un si tendre amant; il va posséder son amie: mais, la veille d' un jour si beau, par une affreuse maladie sa mère est au bord du tombeau. Lysis tremblant court à la ville; il ne songe plus aux amours: du médecin le plus habile Lysis implore le secours: ma mère va m' être ravie, dit-il, embrassant ses genoux: si votre art lui sauve la vie, ce que je possède est à vous. Le médecin, par sa science, rend la mère aux voeux de son fils: le trésor est sa récompense; plus de Louise pour Lysis. Un autre épouse la bergère: Lysis le voit sans murmurer; et, l' air content, près de sa mère, il mourut, et n' osa pleurer. Galatée vint reprendre sa place. Mes amis, s' écria Salvador, votre coeur vous parle bien mieux que je ne pourrais vous parler. Vous pleurez tous d' attendrissement au récit d' une bonne action; jugez quel doit être le plaisir de la faire. Après ce peu de mots, le vénérable pasteur fit sortir les bergers de la vallée; il rompit l' ordre de la marche; et tout le monde se dispersa dans les belles campagnes qu' arrose le Tage. Les deux amis et les deux soeurs, qui n' avaient pas oublié la promesse d' élicio, prirent avec lui le chemin de la fontaine des ardoises. Le malheureux berger leur raconta son amour, et le désespoir mortel que lui causait le mariage de Galatée. Fabian, Blanche et Nisida le consolaient: Timbrio songeait au moyen de lui faire épouser sa maîtresse. Derrière eux, et à peu de distance, Galatée, Florise, Téolinde, Tyrcis et Damon, marchaient ensemble sans se parler. La fille de Moeris pensait que le lendemain était le jour de son départ: Florise formait le projet de la suivre en Portugal: la triste Téolinde enviait le sort de celles qui reposaient dans la vallée des tombeaux. Pour aller à la fontaine des ardoises, il fallait quitter les bords du Tage, et traverser quelques collines couvertes de bois. Le chien d' élicio, à qui l' on n' avait pas permis ce jour-là de suivre Galatée, était resté dans le village. Il vit revenir quelques bergers; et, n' apercevant ni son maître ni sa maîtresse, il partit pour aller au-devant d' eux, et les joignit comme ils entraient dans les bois. Après avoir été plus d' une fois d' une troupe à l' autre caresser élicio et Galatée, le chien se met à courir dans la montagne, et fait partir un petit chevreau sauvage, qu' il poursuit avec ardeur. Le chevreau fuit, et passe près des bergères; la peur lui donne des forces; il gagne, sans être atteint, une caverne où il entre en bêlant. Le chien le suit: Galatée pousse des cris pour que l' on sauve le petit chevreau. Tout le monde accourt: on arrive à l' entrée de la caverne. élicio s' était déjà précipité après le chien. Tyrcis, Damon, les deux amis, rassuraient en riant les bergères, et s' attendaient à voir paraître l' amant de Galatée portant le chevreau dans ses bras, lorsqu' un bruit affreux se fait entendre dans la caverne; et l' on en voit sortir élicio se débattant avec un homme dont l' aspect était effrayant. Il était couvert de haillons déchirés; une barbe noire et épaisse lui cachait la moitié du visage; ses longs cheveux en désordre flottaient sur ses épaules; ses bras nus et nerveux pressaient élicio pour l' étouffer. Le berger, non moins vigoureux, repoussait de la main gauche la poitrine velue de l' homme sauvage; et, de la droite, entortillée dans les cheveux de son ennemi, il faisait courber sa tête en arrière. Tous deux en silence, les yeux étincelans et fixés l' un sur l' autre, les jambes entrelacées, cherchaient mutuellement à se terrasser. Le chien d' élicio n' avait pas quitté son maître, et faisait des efforts pour le secourir: mais une chèvre sauvage l' occupait assez lui-même. Attentive à ne jamais prêter le flanc, elle le poussait devant elle en le menaçant de ses cornes, tandis que le chevreau rassuré bondissait derrière sa mère, et semblait braver celui qu' il avait craint. Tyrcis, Damon et les deux amis se précipitent pour séparer les combattans. Timbrio se saisit du sauvage; il a besoin de toute sa force pour le contenir; mais Téolinde est évanouie, et tout le monde vole à son secours. L' homme sauvage jette les yeux sur elle; il demeure immobile en fixant ce visage pâle: bientôt, se dégageant des bras de Timbrio, il saisit le chevreau, cause innocente de tant d' accidens, tombe à genoux devant Téolinde, et le lui présente d' un air soumis. à peine la bergère a-t-elle repris ses sens, qu' elle s' élance au cou du sauvage: ah! C' est toi! S' écria-t-elle, Artidore, mon cher Artidore; tu n' as donc pas oublié Téolinde?... au nom de Téolinde, Artidore change de couleur: il se relève, et regardant la bergère d' un air égaré: Téolinde!... dit-il, elle m' a trompé: je m' en souviens bien. Est-elle ici? La connaissez-vous? Oui, lui répond la bergère d' une voix tremblante, elle est ici; elle ne vit que pour toi. écoutez, interrompt Artidore en lui parlant à voix basse, il faut que vous me conduisiez vers elle; je veux lui reprocher sa perfidie, lui dire que je ne l' aime plus: ensuite nous reviendrons ensemble habiter ma caverne; vous serez ma bonne amie, et je vous donnerai mon chevreau. Téolinde, à ce discours, vit bien que la douleur avait égaré la raison du malheureux Artidore: elle le regarde, pleure; et lui serrant la main avec tendresse: je le veux bien, dit-elle: je ne te quitterai plus: je suis avec toi jusqu' au dernier jour de ma vie; j' espère te prouver que Téolinde ne fut pas coupable. En disant ces mots, elle prend le bras d' Artidore, et l' entraîne avec elle dans la route qui conduisait à la fontaine. La chèvre et le chevreau les suivent; le reste des bergers marche à quelque distance, impatient de voir la fin de cette aventure. Pendant le chemin, Téolinde fait ses efforts pour ménager une reconnaissance qu' elle craignait et souhaitait. Attentive à ne rien dire qui puisse déplaire à son amant, elle parle avec précaution d' elle-même, rappelle doucement leurs amours, raconte l' histoire de sa soeur jumelle, et tous les chagrins qu' elle lui causa: elle observe l' effet de chaque parole sur le visage d' Artidore, suit pas à pas les progrès qu' elle fait faire à sa raison, et emploie toute l' adresse de son esprit pour ramener le coeur de son amant. Artidore l' écoute comme un homme qui sort d' un long sommeil; il répond juste à quelques questions, il fait répéter les autres: peu à peu sa mémoire, ses idées reviennent. L' amour lui avait ôté la raison, l' amour devait la lui rendre. Il s' arrête; il considère Téolinde, la reconnaît, tombe à ses pieds, la serre dans ses bras; et ses larmes prouvent à la bergère que son amant n' est plus insensé. Ils étaient arrivés à la fontaine, où tout le monde les joignit. Florise et Galatée avaient raconté pendant le chemin ce qu' elles savaient des amours d' Artidore et de Téolinde. Après avoir félicité cette bergère, on la pria d' engager son amant à reprendre le récit de ses aventures au moment où la soeur jumelle l' avait si cruellement trompé. Artidore y consentit; et, quoique un peu honteux de l' état où il se trouvait, il continua ainsi son histoire: le discours de la fausse Téolinde m' avait jeté dans un désespoir mortel. Je résolus de fuir à jamais celle que je croyais perfide. Je voulus cependant lui dire encore que je l' aimais, et je gravai mes adieux sur un peuplier. Je ne me souviens plus de ce que j' écrivis. Depuis ce moment, ma faible raison s' aliéna; j' errai sans but dans la campagne, et je fus quatre jours sans prendre de nourriture. Cette abstinence acheva de troubler ma tête: je ne me rappelle que confusément ce que je devins; deux seules choses sont restées dans ma mémoire. Je descendais une petite colline qui ne doit pas être loin d' ici: tout à coup j' entends du bruit dans les broussailles, et j' aperçois ce petit chevreau que voilà couché près de moi, fuyant pour éviter un loup furieux qui le poursuivait la gueule béante. Mon premier mouvement fut de me jeter sur le loup: je n' avais point d' armes. Obligé de lutter avec le féroce animal, nous roulons ensemble sur la poussière. L' égarement de ma raison ajoutait sans doute à mes forces en m' empêchant de voir le danger: j' étouffai le loup dans mes bras, et, sans regarder si le chevreau me suivait, je poursuivis ma route jusqu' à la caverne où vous m' avez trouvé. Son obscurité, son éloignement de toute habitation, me la firent choisir pour mon tombeau. Je pénètre dans l' intérieur, je vais m' asseoir sur une pierre; et là, me rappelant la perfidie de Téolinde, ma raison revint un moment pour me faire sentir tous mes maux. Résolu de ne plus sortir de cette caverne, je roule une grosse pierre pour en fermer l' entrée. Emprisonné dans ma tombe, j' en ressens une affreuse joie: je m' étends sur la terre, avec l' espérance de ne plus me relever. J' étais dans le calme du désespoir, ne craignant ni ne désirant que mon supplice fût long, lorsqu' un bêlement plaintif vint frapper mon oreille: j' écoute, je l' entends encore; il semblait venir de l' entrée de la caverne. Malgré moi je suis ému: je me lève, j' y cours, et j' aperçois le petit chevreau que j' avais sauvé, qui passait son nez blanc entre la pierre et le rocher, et me demandait de lui ouvrir. Mes yeux se mouillèrent: je repoussai la pierre avec précaution. Dès que l' ouverture fut assez large, le chevreau entra, suivi d' une chèvre; elle était blessée, et son sang coulait. à peine arrivée, elle se couche à mes pieds, soulève sa tête, et la laisse retomber en haletant de fatigue et de douleur. Ce petit chevreau tourne autour de moi, bêle douloureusement, va lécher la plaie de sa mère, et revient me caresser, comme pour me prier d' en prendre soin. J' examinai la blessure; je reconnus la dent du loup. Sur-le-champ je vais chercher de l' eau, je lave la plaie, j' étanche le sang, et j' y fais tenir un appareil avec des morceaux de mes vêtemens. Après cette opération, la chèvre me regarde avec tendresse, se renverse doucement, me tend ses mamelles pleines de lait, et semble m' inviter à partager la nourriture de l' enfant que je lui avais rendu. Toutes les consolations humaines n' auraient pu m' empêcher de mourir; cette chèvre et ce chevreau m' attachèrent à la vie. Résolu de passer mes jours avec eux, j' allai chercher une provision d' herbes et de fruits, et j' arrangeai la caverne de manière qu' elle fût commode pour nous trois. Le lendemain je pansai de nouveau la plaie: au bout de quatre jours elle était guérie, et la chèvre sortait, quelquefois seule, quelquefois avec son chevreau, qui nous suivait également tous deux. J' errais, de mon côté, dans les montagnes voisines de ma caverne: tous les soirs nous nous retrouvions. Quand j' avais rencontré dans mes courses du serpolet ou du cytise, j' en apportais à ma compagne; elle le mangeait dans ma main; je mangeais mes fruits, et le petit chevreau tétait. Après notre repas, j' allais fermer avec la pierre l' entrée de notre demeure; et, couchés sur la mousse et les feuilles sèches, nous nous livrions au sommeil. Aujourd' hui la chaleur du jour avait empêché la chèvre et moi-même de sortir de notre caverne; le petit chevreau avait long-temps sautillé près de l' entrée: je l' y croyais encore, quand je l' ai vu revenir tout tremblant et poursuivi par un chien. Bientôt après un homme a paru. J' avoue qu' à cet aspect je n' ai pas été maître de ma fureur: je me suis élancé sur lui avec le projet de l' étouffer, tant j' étais indigné qu' un homme vînt me ravir les seuls amis qui me restaient. Vous avez été les témoins de mon combat et de son heureuse fin. C' est aujourd' hui le plus beau jour de ma vie: j' ai retrouvé ma Téolinde, je sens revenir ma raison. Je vais passer ma vie avec celle que j' ai toujours adorée, et ma chèvre et mon chevreau ne me quitteront pas. En disant ces mots, il les caressait d' une main, et tendait l' autre à Téolinde. Le récit d' Artidore avait attendri tout le monde; on le remercia les larmes aux yeux. Il pria tout bas élicio de lui donner les moyens de couper sa longue barbe et de prendre un autre habit. Venez avec moi, lui dit le berger; j' ai dans ma cabane tout ce qui vous est nécessaire. Allez, ajouta Timbrio, nous vous attendons ici; et, pendant votre absence, je préparerai ce que je dois dire au père de... il s' arrêta; Galatée rougit. Artidore partit avec élicio: Téolinde lui recommanda de n' être pas long-temps; et la chèvre et le chevreau le suivirent. Galatée avait entendu que Timbrio voulait se consulter pour aller parler à son père: elle comprit que sa présence le gênerait; et, feignant d' être obligée de retourner à la maison, elle prit congé de Blanche, de Nisida et de Téolinde, et gagna le village seule avec sa chère Florise. Elles en étaient peu éloignées, lorsque quatre hommes, sortis de derrière une haie, saisissent les deux bergères, les empêchent avec des mouchoirs de jeter des cris, et les forcent de monter sur deux mules qu' ils tenaient là toutes prêtes. Galatée et Florise obéissent en tremblant; les quatre ravisseurs montent à cheval, placent au milieu d' eux les mules, et fuient au grand galop vers la frontière de Castille. Ces ravisseurs étaient les quatre portugais arrivés dans la maison de Moeris depuis deux jours. Ils s' étaient aperçus du froid accueil de tout le village: la manière dont élicio les avait regardés pendant le souper, et les coups-d' oeil qu' il jetait sur Galatée leur avaient fait soupçonner la vérité. Le retard demandé par Moeris pour aller à la vallée des tombeaux, le refus des habitans de les laisser venir à cette vallée, leur avaient semblé un prétexte et une insulte. Ils craignirent de retourner sans Galatée, et se décidèrent à un enlèvement qui devait leur être pardonné quand la fille de Moeris aurait épousé leur maître. Tout leur avait réussi; ils fuyaient avec leur proie; mais l' amour veillait sur Galatée. Artidore, après avoir pris des habits dans la cabane d' élicio, revenait avec lui à la fontaine: ils voient de loin les quatre cavaliers, et reconnaissent les bergères. élicio jette un cri, et vole à sa maîtresse. De ses deux mains il arrête les mules: un portugais lève le bras pour le percer d' un pieu ferré; Artidore était accouru, et d' un coup de bâton il casse le bras du barbare. Les deux bergères profitent du moment; elles glissent à terre, et, reconnaissant les lieux, elles courent chercher du secours à la fontaine. Pendant ce temps élicio avait ramassé le pieu du blessé; et se rangeant près d' Artidore, ces deux braves bergers, à pied, armés seulement d' un bâton et d' un pieu, font tête aux trois lâches cavaliers qui veulent venger leur compagnon. Ce combat inégal se soutient; mais le courage allait céder à la force. élicio, blessé au bras, ne peut plus se défendre, quand Timbrio, l' épée à la main, tombe comme la foudre sur les portugais. Du premier coup il fait voler la tête de celui qui pressait le plus élicio. Tyrcis, Damon, Fabian, arrivent, et les deux ennemis qui restaient prennent la fuite à toute bride. La blessure d' élicio n' était pas dangereuse; mais il perdait beaucoup de sang. Galatée en est alarmée: elle l' étanche avec son mouchoir; elle panse elle-même la plaie: cet appareil seul devait guérir élicio. On le ramène au village le bras en écharpe; Galatée le soutient dans sa marche, et cette faveur le paie trop du danger qu' il vient de courir. On arrive chez Moeris. Le vieillard, indigné de l' attentat des portugais, déclare qu' il se croit dégagé de sa parole. Voilà, lui dit Timbrio en lui présentant le blessé, voilà le libérateur de votre fille: élicio mérite de posséder celle qu' il a sauvée. Sa pauvreté seule a pu vous faire balancer; mais je suis riche, et je veux... comme il disait ces mots, on entend un grand bruit à la porte de la maison: on regarde, on voit entrer dans la cour un belier superbe, orné de rubans, et peint de différentes couleurs: son énorme sonnette se distinguait parmi celles de cent brebis qui le suivaient, chacune avec son agneau. érastre venait après elles: deux chiens l' accompagnaient. Il entre, laisse à ses chiens la garde du beau troupeau, et, la houlette à la main, il vient parler au père de Galatée. Moeris, lui dit-il, j' étais amoureux de ta fille, et je pouvais la disputer au portugais à qui tu la donnes. Mais je me rends justice; ni ce portugais ni moi ne méritons Galatée: le seul élicio est digne d' elle. Tu peux en croire cet aveu de la bouche de son rival. Tu exiges que ton gendre soit riche: regarde ce beau troupeau, qui vaut seul un héritage; il est à élicio. Ce n' est pas moi qui le lui donne; je n' ai fait que parcourir les hameaux voisins; élicio a tant d' amis, que, chacun d' eux ne lui donnant qu' un agneau avec sa mère, en deux jours j' ai formé ce troupeau. Il n' avait pas fini de parler, qu' élicio le baignait de ses pleurs. Ah! Mon ami, lui dit-il, quel que soit mon sort, ton amitié le rend digne d' envie; je n' ose espérer Galatée; mais... elle est à toi, s' écria Moeris les larmes aux yeux. Viens, ma fille, je te donne à ton libérateur; viens embrasser ton époux. Galatée, vermeille comme la rose, approche et craint d' avancer trop vite: élicio était à genoux, et lui tendait avec respect le seul bras qu' il avait de libre. Galatée le regarde, s' arrête, baisse les yeux, et devient plus vermeille encore. Son père, qui jouit de ce tendre embarras, la prend par la main, la conduit à son heureux époux: là, il fallut encore qu' il la forçât d' approcher son visage du sien; et ce baiser fut le premier que Galatée eût reçu dans toute sa vie. Alors on raconte à érastre l' enlèvement de Galatée et de Florise. Timbrio vint à lui: berger, dit-il, vous m' avez ravi le plus beau moment de ma vie: je voulais partager mon bien avec élicio, pour lui faire épouser Galatée; vous m' avez prévenu. Vous ne l' aimez pourtant pas plus que moi; mais vous l' aimez depuis plus long-temps, il est juste que vous soyez préféré. J' espère du moins, ajouta-t-il en élevant la voix, que l' on me permettra d' accomplir un autre dessein. Je veux faire quatre parts de ma fortune: la première doit appartenir à mon ami Fabian; j' offrirai la seconde à Téolinde et Artidore, pour les engager à se fixer ici; la troisième sera partagée par les mains de Salvador aux pauvres de ce village, et de la quatrième on achetera une maison, des champs et un troupeau pour Nisida et pour moi. Oui, mes bons amis, je serai berger; je finirai mes jours avec vous, avec Fabian: nos cabanes seront voisines, nos ménages seront unis, nous deviendrons l' exemple du village; et nous vieillirons tous ensemble dans la paix, la joie et l' amour. Tout le monde remercia Timbrio: Artidore et Téolinde l' embrassèrent. Moeris voulut que ce soir même tous les contrats fussent rédigés. Il court répandre dans le village la nouvelle de tant d' heureux événemens, et ramène avec lui l' alcade et le vénérable Salvador. Les contrats furent bientôt faits. L' on convint que dès le lendemain Timbrio renverrait toute sa suite à Tolède, avec un homme de confiance qui donnerait de ses nouvelles aux parens de Nisida, et rapporterait en argent comptant la fortune de son maître. Pendant ce voyage, Moeris devait acheter les troupeaux et les fermes des nouveaux bergers; et, en attendant que tout fût prêt, Timbrio et Fabian, avec leurs épouses, devaient demeurer chez Moeris, et Téolinde et Artidore chez érastre. Il ne restait plus qu' à fixer le jour des quatre mariages. élicio, malgré sa blessure, décida que ce serait le lendemain. Le sage Salvador ne put obtenir de lui qu' il différât; et les autres époux, sans le dire, étaient de l' avis d' élicio. On se mit à table; chaque amant fut placé près de sa maîtresse. Après le repas, on alla s' asseoir au jardin: là, sous une belle treille, au clair de la lune et sur des siéges de gazon, l' on voulut finir par des chants cette heureuse journée. L' un prend sa flûte, l' autre sa musette: on fait un cercle au milieu duquel sont placés Moeris et Salvador; et les amans chantent ces paroles: Timbrio. Je méprisais cette foule importune De mortels dignes de pitié, Qui laissent le repos, l' amour et l' amitié, Pour courir après la fortune. Aujourd' hui mon coeur leur pardonne, Et n' a plus de mépris pour eux: Je sens que l' argent rend heureux, Mais c' est au moment qu' on le donne. Blanche. Long-temps j' ai douté de ta foi, sans rien perdre de ma tendresse; un jour de plus passé sans toi, j' allais mourir de ma tristesse. J' ai retrouvé l' objet cher à mon coeur; l' amour et l' amitié me fixent au village: pour rendre grâce au ciel de mon bonheur, j' irai souvent à l' ermitage. Artidore. J' ai cru ma bergère capable de la plus noire trahison, et la perte de ma raison punit un soupçon trop coupable. Je revois celle que j' adore, je sens ma raison revenir; ah! Ce n' est pas pour en jouir: l' amour va me l' ôter encore. Galatée. Te souviens-tu de ce beau jour où, d' un air si doux et si tendre, tu vins me supplier d' entendre l' aveu de ton fidèle amour? Je t' écoutais toute honteuse; mais le plaisir faisait battre mon coeur: tu me demandais ton bonheur, et c' était moi que tu rendais heureuse. Elicio. L' amitié suffisait pour embellir ma vie, et l' amour seul aurait fait mon bonheur. J' obtiens tout; je possède une amante chérie, et mon ami devient mon bienfaiteur. Hélas! Comment pourrais-je dire les sentimens que j' éprouve en ce jour? Heureux par l' amitié, couronné par l' amour, mon pauvre coeur n' y peut suffire. Il était temps de se retirer. Blanche, Nisida et Téolinde restèrent chez Galatée. Timbrio, Fabian et élicio allèrent coucher dans la maison de Salvador. Le lendemain, avant l' aurore, les quatre amans frappaient à la porte de Moeris. Timbrio et Fabian portaient déjà la panetière et la houlette. Tous les habitans, instruits dès la veille, avaient préparé pendant la nuit des fêtes plus belles que celles de Daranio. On attendit quelque temps, parce que le bon Moeris dormait encore; mais il parut bientôt, suivi de sa fille, de Téolinde et des deux soeurs habillées en bergères. Le bon érastre donna la main à Galatée, et la conduisit au temple au milieu des acclamations. Salvador unit les quatre amans, et le ciel bénit leurs mariages. Tous leurs projets s' exécutèrent; ils furent heureux, vécurent long-temps, et s' aimèrent toujours. Leur mémoire est encore honorée dans le beau pays qu' ils habitaient. LETTRE A M. GESSNER Monsieur, vos ouvrages font le bonheur de ma vie; et comme il est impossible que celui qui les a faits ne soit pas le meilleur des hommes, j' espère qu' il me pardonnera de l' importuner d' une lettre. Depuis mon enfance, la mort d' Abel, Daphnis, les idylles, le premier navigateur, sont toujours dans mes mains. Je dois à mes lectures tout ce que j' estime de mon coeur. Mon admiration pour vos écrits m' a inspiré le désir de faire une pastorale. Je me suis aidé d' un fameux auteur espagnol qui avait votre génie, sans avoir votre douceur. J' ai tâché d' habiller la Galatée de Michel Cervantes comme vous habillez vos Chloés; je lui ai fait chanter les chansons que vous m' avez apprises, et j' ai orné son chapeau de fleurs volées à vos bergères. Cette passion de vous ressembler m' a valu l' indulgence du public français. J' ose vous envoyer Galatée. Allez, ma fille, lui ai-je dit, allez trouver le maître de tous les bergers: vous poserez doucement votre guirlande sur sa tête, vous vous mettrez à genoux devant lui; et quand il vous regardera en souriant, comme le bon Amyntas regardait la belle Phyllis, vous lui direz: je viens mettre à vos pieds le tribut de respect et d' admiration que vous doivent tous les coeurs sensibles, et que mon père a plus de plaisir à vous payer que personne. J' ai l' honneur d' être, monsieur, avec ces sentimens qui dureront autant que ma vie, votre très humble, etc. Source: http://www.poesies.net