Presque-Songes. (1934) Par Jean Joseph Rabearivelo. (1901-1937) À tous mes Amis, morts et vivants fils d’Orient et d’Occident. J.-J. R. TABLE DES MATIERES Lire. Le Poème. Été. Les Trois Oiseaux. Le Bien Vieux. Fièvre Des Iles. Fruits. Images Lunaires. Le Boeuf-Blanc. Naissance Du Jour. Autre Naissance Du Jour. Une Autre. Flûtistes. Mesures Du Temps. Cactus. Un Clin D’Oeil. Haute Futaie. Imprimés. Zébu. Ronde Pour Mes Enfants Présents. Soirs D’Hiver. Le Vent. Danses. Valiha. Lambe. Reconnaissance A Paul Gauguin. Thrènes. Ton oeuvre. Lire. Ne faites pas de bruit, ne parlez pas: vont explorer une forêt les yeux, le coeur, l’esprit, les songes. . . Forêt secrète bien que palpable: forêt. Forêt bruissant de silence, Forêt où s’est évadé l’oiseau à prendre au piège, l’oiseau à prendre au piège qu’on fera chanter ou qu’on fera pleurer. À qui l’on fera chanter, à qui l’on fera pleurer le lieu de son éclosion. Forêt. Oiseau. Forêt secrète, oiseau caché dans vos mains. Le Poème. Paroles pour chant, dis-tu, paroles pour chant, ô langue de mes morts, paroles pour chant, pour désigner les idées que l’esprit a depuis longtemps conçues et qui naissent enfin et grandissent avec des mots pour langes- des mots lourds encore de l’imprécision de l’alphabet, et qui ne peuvent pas encore danser avec le vocabulaire, n’étant pas encore aussi souples que les phrases ordonnées, mais qui chantent déjà aux lèvres comme un essaim de libellules bleues au bord d’un fleuve salue le soir. Paroles pour chant, dis-tu, paroles pour chant, paroles pour chant, pour désigner le frêle écho du chant intérieur qui s’amplifie et retentit, tentant de charmer le silence du livre et les landes de la mémoire, ou les rives désertes des lèvres et l’angoisse des coeurs. Et les paroles deviennent de plus en plus vivantes, que tu croyais en quête du Chant; mais elles deviennent aussi de plus en plus fluides et ténues, comme cette brise qui vient des palmiers lointains pour mourir sur les cimes sourcilleuses. Elles deviennent davantage des chants, elles deviennent elles-mêmes- ce qu’elles ont toujours été jusqu’ici, en vérité. Et je voudrais changer, je voudrais rectifier et dire: chants en quête de paroles pour peupler le silence du livre et planter les landes de la mémoire, ou pour semer des fleurs aux rives désertes des lèvres et délivrer les coeurs, ô langue de mes morts qui te modules aux lèvres d’un vivant comme les lianes qui fleurissent les tombeaux. Été. Sème, sème l’été, sème des grains d’eau lumineux. Plante, plante l’été, plante des tiges d’eau frêles. Sème, sème, plante, plante, sème et plante dans le crépuscule. Qui ou quoi moissonnera les épis? Qui ou quoi cueillera les fruits? Est-ce le petit oiseau brûlé de soif venu des sylves gorgées de cours d’eau pure celée, celée sous des ronces? Ou l’abeille qui est comme ivre de soleil et qui titube au coeur des branches? Ou la femme-enfant qui vient de dénouer sa chevelure et qui a lavé des effets au bord du fleuve? Ou bien une source, quelque part, s’est-elle tarie au point que son jaillissement éteint regrette les fleuves? Mais n’est-ce pas plutôt qu’un fleuve bruissant, ici ou là, n’arrive plus jusqu’au golfe, et n’arrive plus à grossir la mer? Ou que la plantation de ceux qui sont sous la terre devient deux fois ombre dans les ténèbres? Je crois, moi, que ce sont les plantes qui brûlent d’offrir à mes yeux parfois bleus, et brûlent d’offrir au jour frais éclos qui fermera ses ailes au seuil de la nuit, des épis et des fruits fécondés par l’été. Les Trois Oiseaux. L’oiseau de fer, l’oiseau d’acier, après avoir lacéré les nuages du matin et voulu picorer des étoiles au-delà du jour, descend comme à regret dans une grotte artificielle. L’oiseau de chair, l’oiseau de plumes qui creuse un tunnel dans le vent pour parvenir jusqu’à la lune qu’il a vue en rêve dans les branches, tombe en même temps que le soir dans un dédale de feuillage. Celui qui est immatériel, lui, charme le gardien du crâne avec son chant balbutiant, puis ouvre des ailes résonnantes et va pacifier l’espace pour n’en revenir qu’une fois éternel. Le Bien Vieux. J’avais bien vu des vieux et des vieux avant de placer mes deux mains dans celles de celui qui sait lire le Sort dans les paumes, avant de les lui offrir pour qu’il y cherchât les monts et les plaines cultivés par mon étoile. J’avais vu des vieux et des vieux, mais pas un comme celui-là. La Nuit De Ses Cheveux D’Antan était remplacée par la pleine lune de sa calvitie, entourée d’un mince buisson blanc; et sa bouche qui ne savait plus parler qu’aux ancêtres qui l’attendaient, balbutiait comme celle d’un enfant, bien qu’elle révélât l’Inconnu. Que pouvaient encore voir ses yeux lourds des jours vécus? Captive y était sa jeunesse! Captive sans espoir d’évasion! Et quand il me regarda, quand il explora les monts et les plaines dans le creux de mes mains, quand son regard éteint croisa le mien et y devina une flamme pacifique, je crois encore que sa jeunesse s’y débattait, s’y débattait en pure perte! Mais non! la captive put briser ses liens et fut délivrée: elle était réincarnée dans la mienne, selon la croyance du bien vieux qui se mirait en moi. Fièvre Des Iles. Le soleil s’est-il brisé sur ta tête pour que tu sentes ses éclats s’enfoncer dans l’arbre qui soutient ton dos, puis vriller à sec dans les branches de ton corps? Ton crâne est un énorme fruit vert que mûrit la canicule de tous les Tropiques- de tous les Tropiques, mais sans la fraîcheur de leurs palmiers ni de leur brise marine! Ta gorge est sèche, tes yeux s’enflamment; et voici que tu vois, au-delà de ce que voient les hommes, tous les Tropiques: voici des makis parés comme des mariés; leurs quatre mains sont chargées de régimes de bananes, et chargées de fleurs jamais vues par ceux qui ne sont pas des gens de forêts; et, parmi leur voix heureuse de se baigner au soleil, voici tout le tumulte des cascades. Mais, simultanément, est-ce la glace de la terre qui t’appelle qui déjà t’enveloppe tout entier, pour que tu sentes ce frisson à travers tout ton être, et pour que tu sembles vouloir te cacher sous les nuages du ciel, et sous toutes les feuilles des sylves insulaires, et sous toutes leurs lourdes brumes, et sous les dernières pluies au parfum de lait brûlé. Scelle fortement tes lèvres afin que n’en sorte aucune des choses que tu vois, mais que ne voient pas les autres! Que te berce cet écho qui s’amplifie dans tes oreilles, lesquelles sont devenues deux coquillages jumeaux où palpite la mer qui t’entoure, ô jeune enfant des îles! Fruits. Tu peux choisir entre les fruits de la saison parfumée; mais voici ce que je te propose: deux mangues dodues où tu pourras téter le soleil qui s’y est fondu. Que prendras-tu? Est-ce celle-ci qui est aussi double et ferme que des seins de jeune fille, et qui est acide? Ou celle-là qui est pulpeuse et douce comme un gâteau de miel? L’une ne sera que violentes délices, mais n’aura pas de postérité, et sera étouffée par les herbes. L’autre, source jaillissant de rocher, rafraîchira ta gorge puis deviendra voûte bruissante dans ta cour, et ceux qui y viendront y cueilleront des éclats de soleil. Images Lunaires. Clair de lune, clair de lune- et après? Ne bois pas trop le lait qui fuit du pis de cette chienne sauvage et borgne qui aboie dans les ruines du ciel comme pour appeler du fond du désert de la nuit son innombrable progéniture dont s’ouvrent les yeux en myriades d’étoiles. Clair de lune, clair de lune- et après? Le vent lui-même est laiteux qui ébranle les ombres sculptées sur le sol et augmente le nombre des âmes visibles de toutes les choses qui semblent fuir l’aboiement silencieux mais résonnant partout. Clair de lune, clair de lune - et après? Vois-tu ces oiseaux pacifiques qui grandissent au coeur du paysage fantomatique? Ils paissent l’ombre, ils picorent la nuit. De quoi donc leur jabot sera-t-il rempli lorsque deviendront des chants dans le leur les épis de riz et de maïs ravis par les coqs? Clair de lune, clair de lune- et après? Moi, je ne suis plus assez jeune pour chercher une soeur lunaire dehors après les rondes enfantines: je tiendrai mes enfants dans mes bras jusqu’à ce qu’ils s’endorment, et il est des livres que je lirai avec ma femme jusqu’à ce que la lune change et devienne pour nous elle-même en l’attente de l’aube qui nous surprendra aux rives du sommeil. Le Boeuf-Blanc. Cette constellation en forme de croix est-elle l’Étoile du Sud? Je préfère l’appeler Boeuf-blanc, comme les Arabes. Il vient d’un parc s’étendant au bord du soir et s’engage entre deux voies lactées. Le fleuve de la lumière ne l’a pas désaltéré, et le voici qui boit avidement au golfe des nébuleuses. Étant un éphèbe aveugle dans les régions du jour, il n’a pu rien y caresser avec ses cornes; mais, maintenant que des fleurs naissent aux prairies de la nuit et que la lune les broute en bondissant comme une taure, ses yeux recouvrent la vue, et il paraît plus fort que les boeufs bleus et les boeufs sauvages qui dorment dans nos déserts. Naissance Du Jour. Avez-vous déjà vu l’aube aller en maraude au verger de la nuit? La voici qui en revient par les sentes de l’Est envahies des glaïeuls en fleurs: elle est toute entière maculée de lait comme ces enfants élevés jadis par des génisses; ses mains qui portent une torche sont noires et bleues comme des lèvres de fille mâchant des mûres. S’échappent un à un et la précèdent les oiseaux qu’elle a pris au piège. Autre Naissance Du Jour. On ne sait si c’est de l’Est ou de l’Ouest qu’est venu le premier appel; mais maintenant, dans leurs huttes transpercées par les étoiles et les autres sagaies des ténèbres, les coqs se dénombrent, soufflent dans des conques marines et se répondent de partout jusqu’au retour de celui qui est allé dormir dans l’océan et jusqu’à l’ascension de l’alouette qui va à sa rencontre avec des chants imbus de rosée. Une Autre. Fondues ensemble toutes les étoiles dans le creuset du temps, puis refroidies dans la mer et sont devenues un bloc de pierre à facettes. Lapidaire moribonde, la nuit, y mettant tout son coeur et tout le regret qu’elle a de ses meules qui se désagrègent, se désagrègent comme cendres au contact du vent, taille amoureusement le prisme. Mais c’est une stèle lumineuse que l’artiste aura érigée sur sa tombe invisible. Flûtistes. Ta flûte, tu l’as taillée dans un tibia de taureau puissant, et tu l’as polie sur les collines arides flagellées de soleil; sa flûte, il l’a taillée dans un roseau tremblotant de brise, et il l’a perforée au bord d’une eau courante ivre de songes lunaires. Vous en jouez ensemble au fond du soir, comme pour retenir la pirogue sphérique qui chavire aux rives du ciel; comme pour la délivrer de son sort; mais vos plaintives incantations sont-elles entendues des dieux du vent, et de la terre, et de la forêt, et du sable? Ta Flûte tire un accent où se perçoit la marche d’un taureau furieux qui court vers le désert et en revient en courant, brûlé de soif et de faim, mais abattu par la fatigue au pied d’un arbre sans ombre, ni fruit, ni feuilles. Sa Flûte est comme un roseau qui se plie sous le poids d’un oiseau de passage- non d’un oiseau pris par un enfant et dont les plumes se dressent, mais d’un oiseau séparé des siens qui regarde sa propre ombre, pour se consoler, sur l’eau courante. Ta flûte et la sienne- elles regrettent leurs origines dans les chants de vos peines. Mesures Du Temps. Impitoyable chasse où tout le jour se passe selon cette ombre errant sur le cadran. P. CAMO. 1, 2, 3-12: le soleil sort à peine de son bain et ruisselle encore d’eau marine aux portes du ciel- ainsi jusqu’aux ablutions de la lune dans les fontaines. 1, 2, 3- 12: Qu’est-ce? C’est peut-être mon petit garçon qui apprend à compter? Mais il a depuis longtemps dépassé le nombre des apôtres! Et cette aiguille sans chas, cette aiguille qui cherche une issue dans sa prison de verre Tandis que se dispersent les troupeaux stellaires, puis rentrent en leur parcage inconnu, Et cette aiguille sans chas, que fait-elle? Rassemble-t-elle les morceaux du temps pour en vêtir l’Éternité? -Mais ma petite fille a déjà monté combien de robes pour sa poupée? 1, 1- 2, 2- 3, 3- 12, 12: selon la fuite du temps harponné vainement par l’aiguille! Où sont les sages, où sont les simples! Ils mesuraient le temps d’après la vie des bêtes et l’odeur des plantes: la grenouille se réveille, le coq chante, l’oiseau des sables s’envole, les feuilles embaument. Surtout, d’après la place de l’ombre inséparable de l’homme vivant, d’après la place de cette âme visible, ils savaient mesurer le temps dont ils venaient de triompher ou qui venait d’avoir raison d’eux. Cactus. Cette multitude de mains fondues qui tendent encore des fleurs à l’azur, cette multitude de mains sans doigts que le vent n’arrive pas à agiter, on dit qu’une source cachée sourd dans leurs paumes intactes; on dit que cette source intérieure désaltère des milliers de boeufs et de nombreuses tribus, des tribus errantes, aux confins du Sud. Mains sans doigts jaillies d’une source, mains fondues couronnant l’azur. Ici, quand les flancs de la Cité en étaient encore aussi verts que les clairs de lune bondissant dans les forêts, quand elles éventaient encore les collines d’Iarive accroupies comme des taureaux repus, c’était sur des rochers escarpés et défendus même des chèvres que s’isolaient, pour garder leurs sources, ces lépreuses parées de fleurs. Pénètre la grotte d’où elles sont venues si tu veux connaître l’origine du mal qui les décime, -origine plus nébuleuse que le soir et plus lointaine que l’aurore- mais tu ne sauras pas plus que moi: le sang de la terre, la sueur de la pierre et le sperme du vent qui coulent ensemble dans ces paumes, en ont dissous les doigts et mis des fleurs d’or à la place. Je sais un enfant, prince encore au royaume de Dieu, qui voudrait ajouter: « Et le Sort, ayant eu pitié de ces lépreuses, leur a dit de planter des fleurs et de garder des sources loin des hommes cruels. » Un Clin D’Oeil. Les yeux s’ouvrent, les yeux se ferment, -on ne sait s’il peut frapper aux portes du ciel, pendant ce temps l’éclair le plus rapide. Les yeux s’ouvrent, les yeux se ferment, -arrivent-il à franchir ce qui forme l’univers pour une fourmi, le pas hésitant d’un enfant? Les yeux s’ouvrent, les yeux se ferment: tes songes deviendront des cauchemars si tu penses trop à ce qui peut mystérieusement se passer pendant ce temps! Quelles rides, que de rides secrètes plissent alors le front de la terre, et les joues de ta bien-aimée, et celles des femmes que tu désires, et celles des autres que tu ne connais même pas! Quelles ébauches de fils blancs s’apprêtent à coudre la jeunesse et tressent le linceul qui enveloppera les personnes qui ont trop vécu! Les yeux s’ouvrent, les yeux se ferment- Si tu vas à ces fenêtres Ouvertes sur le monde, n’y dénombre pas les fleurs qui viennent de naître sur la tombe de celles qui sont déjà tombées; ne cherche pas à y trouver les stèles commémoratives de ce qui n’est plus ou de ce qui a changé dans le silence du Sort; -ces stèles écroulées aussitôt érigées au cimetière qui s’étend derrière les yeux. N’y contemple que cette jeunesse éternelle qui s’offre à toi, en un clin d’oeil, et qui est fille des vieux mondes successifs. Haute Futaie. Je ne viens pas pour saccager les fruits que tu tends, sur tes cimes inaccessibles, au peuple des étoiles et à la tribu des vents, non plus pour arracher tes fleurs que je n’ai jamais vues, dans le but de m’en vêtir ou d’en cacher quelque honte que j’ignore, moi, l’enfant des collines arides. Mais je me suis soudain souvenu dans mon dernier sommeil qu’était toujours amarrée avec les lianes de la nuit la vieille pirogue des fables qui tous les jours faisait passer mon enfance des rives du soir aux rives du matin, du cap de la lune au cap du soleil. Je l’ai ramée, et me voici en ton coeur, ô montagne végétale! Me voici venu pour interroger ton silence absolu, pour chercher le lieu où les vents éclosent avant d’ouvrir des ailes trouées chez nous- trouées par le filet immense des déserts et par les pièges des villes habitées. Qu’entends-je? que vois-je, ô haute futaie? Voici des sons perdus qui se retrouvent et qui se perdent de nouveau comme des fleuves souterrains passés par d’énormes oiseaux aveugles qu’emporte le courant rapide pour être ensevelis sous la vase. C’est ta respiration, ta respiration profonde et déjà pénible comme celle d’un vieillard qui gravit la côte de ses souvenirs tout en descendant la pente des jours qui vont tarir. Ta respiration, et celle de tes oiseaux innombrables, et celle de tes branches broutées par tout un monde apocalyptique. Mais que puis-je voir dans ta nuit sans couleur, dans ta nuit plus éternelle que la mort des vertueux et que la vie des misérables, ô grotte de feuilles dont une issue se trouve peut-être au bord des mers et l’autre dans l’abîme de l’horizon, ô toi qui es pareille à un arc-en-ciel reliant deux continents? Je ne verrai que le soleil qui se débat, -comme un sanglier sagayé dans les buissons de l’azur- sanglier de lumière pris dans les rets puissants que tu tends au milieu de fruits mûrs et de fleurs durables, là-haut, là-bas, à l’extrême limite où le génie de la terre et la force de l’arbre peuvent se rencontrer. Mais, plus tard, bien que des jours aussi innombrables que tes feuilles successives soient déjà tombés dans l’éternité, bien que les nuits septuples aient plus de sept fois épaissi la nuit du temps, tant que je pourrai cueillir les matins en fleurs au bout de la tige brisée des soirs, je garderai toujours le souvenir de ton silence et de ta clarté étranges. Ils seront comme des galets projetés sur le sable et ramassés par un vieux marin qui les emporte chez lui et les place près de la coque d’une minuscule pirogue à balancier achetée dans une île lointaine que le rêve seul habite, mais où des cabanes bordent la mer. Ils seront plutôt comme des billes d’ébène, de bois de rose ou d’autre essence précieuse que je mettrai sur ma table où ton souvenir les sculptera patiemment pour en faire des fétiches aux yeux de verre, des fétiches silencieux au milieu de mes livres. Imprimés. Plus que les grandes cartes en couleurs qui pendent aux murs de mon enfance et que je consulte chaque fois que mes enfants gravissent l’escalier de la curiosité; plus que la mappemonde sphérique qui regarde avec ses yeux de néant les livres de mon libraire- plus que tous ces miroirs sans tain qui reflètent l’univers; plus que cette ridicule prison qui garde en vain les montagnes, et les forêts, et les mers, et les immenses savanes, arrachent à son sommeil le voyageur qui est en moi, ces imprimés de partout qu’on éparpille sur la grande table de la Poste puis qu’on passe de main en main, ici et là, avant d’être engouffrés dans la sacoche tannée du facteur qui les distribue après les lettres d’amour ou d’amitié. Y résonnent, dans le silence, la pensée du monde entier et les diverses minutes de sa vie, et tous ses événements. Y voisinent les mots les plus divins et les plus purs balbutiements, et l’angoisse des hommes et leur sérénité, et l’anneau qu’on passe au doigt et le poignard qu’on plonge dans le coeur, et les premiers pleurs d’un enfant et la terre qu’on jette sur un cercueil. Ô imprimés de partout engouffrés dans une sacoche tannée, qui parlez souvent dans une langue qui m’est inconnue et qui vous glorifiez de vos arabesques entrelacées comme des nervures de palmiers tressées en Arabie, ou une natte coupée sous la nuque d’un Chinois, ou comme des volutes de fumée ravies au calumet d’un Peau-rouge d’Amérique et qui tremblotent encore comme des barbes de maïs ou les ramages de la belle robe qui sculpte le corps d’une Indienne, ô feuilles assemblées qui voulez vous envoler de sous vos bandes, mon désir d’errer jusqu’au bout du monde s’évade avec vos regrets des presses d’où vous êtes sorties. Mais quand je vous ai lues, ô vous que je n’ai pu attendre et que je suis allé chercher avant le passage du facteur, -j’ai passé devant la douane où j’ai aperçu d’autres paquets ficelés pareils à d’innombrables cordons d’ombilic qui seraient mal coupés et où se décanterait encore la respiration originelle,- je vois que tout se ressemble partout puisque le même ciel est toujours le toit du monde, que les vents en forment toujours les murailles invisibles et qu’un désir d’herbes jaillit partout sous le pas comme les pensées et les méditations, ou la hâte et la négligence qui ont fait de vous ces feuilles peintes et volantes venues à moi de toute la terre. Zébu. Voûté comme les cités d’Imerina en évidence sur les collines ou taillées à même les rochers; bossu comme les pignons que la lune sculpte sur le sol, voici le taureau puissant pourpre comme la couleur de son sang. Il a bu aux abords des fleuves, il a brouté des cactus et des lilas; le voici accroupi devant du manioc lourd encore du parfum de la terre, et devant des pailles de riz qui puent violemment le soleil et l’ombre. Le soir a bêché partout, et il n’y a plus d’horizon. Le taureau voit un désert qui s’étend jusqu’aux frontières de la nuit. Ses cornes sont comme un croissant qui monte. Désert, désert, désert devant le taureau puissant qui s’est égaré avec le soir dans le royaume du silence, qu’évoques-tu dans son demi-sommeil? Est-ce les siens qui n’ont pas de bosse et qui sont rouges comme la poussière que soulève leur passage, eux, les maîtres des terres inhabitées? Ou ses aïeux qu’engraissaient les paysans et qu’ils amenaient en ville, parés d’oranges mûres, pour être abattus en l’honneur du Roi? Il bondit, il mugit, lui qui mourra sans gloire, puis se rendort en attendant et apparaît comme une bosse de la terre. Ronde Pour Mes Enfants Présents. -Que nous rapportera-t-il, notre père, de son voyage de demain? -Solofo je suis, donc une pousse neuve, une pousse neuve au pied de l’arbre: je désire une pousse de roseau avec du miel épais dedans. -Sahondra je suis, donc une fleur, une fleur qui dépasse l’herbe: je désire des fleurs en grappe que je mettrai dans mes cheveux. -Voahangy je suis, donc des perles de corail, de grosses perles de corail: je désire des coraux de pourpre à enfiler au collier de mon nom. -Notre père nous apportera une pousse enroulée de grappes corallines. Soirs D’Hiver. Je préfère encore les soirs où je sens que ma voix se fait indécise comme celle des enfants et des jeunes filles et des femmes qui ne vivent plus que de souvenirs- peur ou regret, angoisse ou recueillement?- Je préfère encore les soirs où le soleil convoite les grappes de raisin que la nuit cueille partout où il a déjà passé; je les préfère, moi, aux matins que je ne puis voir, mes fenêtres s’ouvrant sur le ponant, et l’autre mur étant doublé par les ombres voisines qui se bombent comme des loupes sur le garrot d’un taureau. Et les soirs d’hiver où il bruine sur les paysages d’Iarive qui me rappellent Utrillo, les longs soirs de bruine où tout frissonne, jusqu’au bonheur de l’enfant qui tète en paix comme veau en été, et jusqu’à la tristesse qui fait ombre dans les yeux de la vieille fille qui regarde en vain autour d’elle. Iarive, Iarive, étendue sur l’herbe tendre des rizières où le vent et la clarté se fuient et se retrouvent, isolée sur les rochers comme des cactées, accroupie comme un boeuf surpris par la nuit ou élancée comme une pousse de bambou au bord de l’eau, c’est toujours au seuil des soirs d’hiver que tu es surtout toi-même. Tu n’y es que songes et que mélancolie, ô tombeau végétal érigé comme une maison froide qu’entourent des lianes défaites par les quatre vents qui courent à la poursuite de leurs sangliers qui beuglent près de ma porte. Le Vent. Force la grotte où marche le vent, source du parfum de l’aurore qu’il verse au seuil vespéral, et de la jeunesse des futaies lointaines qu’il cache dans la tendresse des herbes, et de la splendeur du soleil moribond qu’il ressuscite sur les collines prolongées. Vois-le en songe quand il commence à poindre et s’apprête à se ramifier comme une liane vivante; attends sur les rives des visions: à peine éclos, il apprend à voler puis déploie ses ailes comme un oiseau sauvage et vient s’égarer dans les vergers où il saccage fleurs et fruits. Quelle liane, et d’où surgie? La voici qui enlace tous les arbres: depuis les jamrosas parfumés, qui forment un buisson dans l’Est, jusqu’à la voûte des bougainvillées et l’élan des dragonniers qui ondulent sur les terrasses d’Iarive; depuis les mille coeurs des rosiers qui s’offrent au sommet des tiges vertes, et les gargoulettes des lys qui ne se s’ouvrent pas pour pouvoir recueillir la rosée des crépuscules, jusqu’à ces autres plantes sans nombre dont on ignore encore le vrai nom et que seuls vous connaissez, ô mes songes. Oui, jusqu’à ces cheveux qui tremblotent aux tempes de la vieille femme: dernières fleurs de ses jours perdus qui mendient un baiser au bord de la tombe- et jusqu’au lambe que la femme-enfant laisse traîner un peu en souriant et qu’elle agite dans le brouillard! -Et cet oiseau que tu ne vois pas mais qui te frappe le front et qui picore dans tes épaules et griffe jusqu’à ta nuque: quel oiseau est-il, l’oiseau du vent, cet oiseau ivre qui titube comme une roussette aux ailes déchirées? -Légendes et légendes, fables et fables. . . Innombrables sont les légendes qui peuvent forcer la grotte où a poussé cette liane vivante qui vient enlacer tous les arbres; innombrables, les fables qui entourent l’éclosion de cet oiseau immatériel qui tombe puis reprend son vol; mais il en est deux autres qui me paraissent neuves et que je n’ai connues que ces jours-ci: tournoyait derrière ma porte le vent humide de l’hiver, tournoyait comme nos enfants qui se cherchent et se cachent quand s’illumine l’automne; tournoyait avec violence comme un sanglier poursuivi, ou un boeuf sauvage: -D’où peut-il venir si ce n’est des forêts ou du désert? disais-je. Puis, lointaine et presque inaudible, plus rien qu’une rumeur comme en cèlent les coquillages: -Il vient de l’océan, disais-je, le vent. . . Danses. Chuchotement de trois valiha son lointain d’un tambour en bois, cinq violons pincés ensemble et des flûtes bien perforées: la femme-enfant avance avec cadence, vêtue de bleu- double matin! Elle a un lambe rose qui traîne, et une rose sauvage dans les cheveux. Est-ce une pousse d’herbe haute, est-ce un roseau qui s’agite à l’orée du bois? Est-ce une hirondelle des jours calmes, ou une libellule bleue au bord du fleuve? La femme-enfant avance avec cadence, muette soudain de bonheur. Elle écoute trois valiha, un tambour en bois, des violons et des flûtes. Mais voici que ses lèvres tremblent, où surgissent des songes irrésistibles au point de devenir des plaintes, et même des chants après! Et la vieille femme s’émeut aussi et vient prendre part à la danse: un pan de son pagne est dans la poussière, tout comme ses jours qui déclinent. Ce ne sont ni plaintes, ni chants qui fleurissent son visage: des larmes l’imprègnent seules au souvenir de tous les morts. . . Se souvenir. . . Comme une pleine lune près de chavirer et de n’être plus visible, voici le printemps qui s’effeuille et n’est plus qu’un tombeau de feuilles mortes. . . Et les doigts se rencontrent: les doigts frêles de la femme-enfant, et les doigts inertes de la vieille femme, doigts pareillement translucides- se rencontrent et forment comme une passerelle qui relie le crépuscule déjà éclos sur les collines avec le jour qu’annonce le coq. Valiha. Blocs d’émeraude pointus surgis du sol parmi l’herbe dont le fleuve est cilié, et ressemblant à d’innombrables cornes de jeunes taureaux enterrés vivants par un clair de lune. Il est une eau pure, il est une eau secrète, froide comme le sable où elle se cache, qui remplit ces frêles conques non perforées. Puis deviennent une forêt de flûtes non travaillées, deviennent un peuple de fûts où de l’eau est captive depuis les origines: deviennent des bambous bruissants de nids et de vents. Ils y résonneront jusqu’à ce qu’y vienne un artiste qui brisera leur jeunesse de dieux et qui les écorchera dans sa cité et tendra leur peau avec des fragments de calebasses et des bribes de lianes. Et lorsque le soleil sera rouge, lorsque les étoiles écloront ou que les matins battront des ailes, au bord de l’âtre ou sur une natte neuve, les bambous ne seront plus que des choses chantantes entre les mains des amoureux. Lambe. Peu d’arbres fleurissent sans feuillage, peu de fleurs éclosent sans parfum et peu de fruits mûrissent sans pulpe- tu es le feuillage, tu es le parfum, tu es la pulpe du vieil arbre qu’est ma race, ô lambe. Ton nom rime bien avec jambes dans cette langue que j’ai choisie pour préserver mon nom de l’oubli, dans cette langue qui parle à l’âme alors que la nôtre murmure au coeur. Ton nom rime bien avec jambes- avec les jambes que couvre ta finesse transparente; mais toi, tu rimes bien avec plusieurs autres choses dans ma pensée. Ton apparition rime avec les rochers, en Imerina, quand il y a fête et que la foule va sur les terrasses; avec les bandes d’aigrettes pacifiques qui viennent se poser sur les forêts de joncs dès que chavire le soleil. Avec la terre rouge qui nourrit les bambous; avec les huttes qui bordent les futaies- quelles ruches pleines de femmes-enfants? Quelles femmes-enfants enduites de graisses végétales?- avec le sable étincelant et les sources que cèlent les ronces, et toutes les beautés inconnues de l’île australe que tu animes enroulé sur les épaules des miens, ô lambe que j’ai délaissé mais qui m’envelopperas, à la fin, dans le silence de la terre d’où jaillira l’élan des herbes. Reconnaissance A Paul Gauguin. Pour URBAIN-FAUREC. Je compare, je confronte les ombres des ombres animées par le maître qui dorment dans le livre de Robert Rey comme des captives enchaînées, et quelques feuilles océaniennes où il y a des images en noir, et les hommes qui m’entourent, et moi-même aussi. Puis quelques chants d’amis nés dans les terres froides mais appelés à vivre au bord des mers torrides, et ces paroles pour chant dites pantoum dont sont fleuris les hauts élans des bambous qui harponnent le soleil, et ces mélopées nostalgiques qui bercent de leurs syllabes harmonieuses l’enfance de la lune au ciel d’Imerina, et cette voix intérieure aussi que j’écoute depuis longtemps dans sa langue babélique. Qui explorera les ténèbres des affinités obscures, ponts de clarté emportés par les flots et l’ombre des âges? Qui dirigera le choeur célébrant l’origine commune à ces ombres ravies sur les plages australes puis épinglées dans ce livre que je feuillette, et à ces jeunes hommes, et à ces jeunes femmes pareillement rendus à la nature par la chute de l’oiseau de lumière puis par son relèvement? Je les guette pendant le règne de l’été, et je les vois qui se donnent la main aux frontières des légendes, aux rives du fleuve des fables; et, tandis que s’élève le chant des continents, je clame ton nom, ô Paul Gauguin, ô Paul Gauguin qui t’exilas au bord de la mer lointaine où mes pères s’étaient peut-être embarqués dans des boutres- là où je fusse, moi, resté en l’attente de ton miracle. Thrènes. I Pour Esther Razanadrasoa. Toi qui es partie avec le jour et qui es ainsi entrée dans une nuit à deux remparts, les mots humains ne peuvent plus te rejoindre, ni te couronner ces hampes florales que sont devenus les bourgeons éclatant aux arbres d’Imerina le matin même du jour où tu nous quittas. Une porte de pierre nous sépare: une porte de vent divise nos vies. Dors-tu sur la terre rouge où tu es couchée, sur cette terre rouge où l’herbe elle-même ne pousse pas, mais où il y a des fourmis aveugles qu’enivre le vin des raisins noirs de tes yeux? Dors-tu, ou parles-tu avec nos amis qui t’avaient devancée dans l’Inconnu? Que divine a dû être votre nouvelle rencontre au bord du fleuve que nous n’avons pas encore passé! Vous vous disiez des poèmes que nous n’entendrons plus, les poèmes qui n’avaient pas fleuri vos lèvres vivantes. . . Ici, les mêmes arbres nous entourent, les mêmes hommes nous adressent la parole, les mêmes hommes qui ne nous ont jamais compris et devant lesquels nous avons plus d’une fois chanté ensemble- mais pour nous-mêmes. . . J’en suis excédé. Mais voici des pages encore blanches qui dorment parmi tes manuscrits et parmi les livres que tu nous a laissés. Seul le deuil, seul le silence y tracent des signes inutiles et déposent, après, leur signature de néant; et c’est nous, qui les remplirons de chants pour perpétuer ton souvenir, toi dont la bouche est scellée sous la terre, toi qui ne sens plus les fleurs pousser autour de toi, toi qui es devenue un pur silence et qui ne chanteras plus que par nos lèvres? II Pour Une Jeune Femme. morte au bord d’une mer septentrionale Il est une lune qui vient de chavirer dans le sable au bord d’une mer septentrionale; mais il est une étoile, née d’elle, qui nous est restée et qui lui ressemble comme une image. Enlisée, il est une pirogue d’argent renversée qu’emprisonnent les racines des palétuviers, et qui nourrit et embellit la vieillesse des arbres avec sa propre jeunesse perdue. Pauvres images, encore que s’y ajoutent les ébauches de tant d’autres qui sont évanescentes en ma pensée, pour commémorer ton infortune, ô jeune femme, ô jeune femme qui as fermé les yeux à la lumière tandis que le soleil naissait dans les palmiers et que le bruit de la mer y cherchait un reflet sonore. Maintenant, c’est le silence des coquillages qui t’entoure, ô frêle chair bue par les coraux! Les merveilles de la vie qui continuent sont des songes que tu ne vois et n’entends pas dans ton sommeil: les ailes de ces grands oiseaux blancs qui viennent avec la lune naissante, et les funérailles du vent au cimetière désertique du sable, et le chant de celles qui vivent encore et cueillent par brassées les fleurs arénaires- tout cela, ô mon amie, n’est plus que comme ces herbes qui s’effeuillent vainement sur ta poitrine aspirée par une mer septentrionale! Je préfère fermer les yeux et contempler le réveil de cette mer que je franchirai un jour; je préfère y regarder les pirogues à balancier qui s’équilibrent au milieu des flots, comme ce pur bonheur qu’on n’acquiert que dans l’infortune dont on triomphe. Je préfère, je préfère. . . J’ai prononcé le nom du bonheur- devant toi, ô jeunesse brisée! Et qu’importe! N’est-ce pas, d’après moi, une tombe vide qui te garde captive, ô toi que je ne verrai plus que lorsque mes tempes seront cousues de fils blancs, et que me regardera avec tes propres yeux fleuris de jeunesse éternelle, cet enfant qui vient de naître au bord d’une mer septentrionale. III Pour Une Petite Phtisique. Une poignée de cendres déposée sur une pierre froide et qui ne fait même pas vivre une cépée d’herbes; une pincée de cendres qui ne blesse même pas les yeux quand souffle un vent errant- et quoi de plus, ô flamme ardente, ô torche vivante renversée sous la terre rouge? Hier, c’était un feu intérieur qui te consumait et qui jaillissait de tes yeux comme de deux sources jumelles aux alentours incendiés; et quiconque croisait ton regard avait les yeux brûlés aussi, à moins de se détourner vite et de te fuir comme une vache furieuse, toi qui n’avais ni beauté ni grâces, mais qui attirais comme une belle femme en deuil ou comme un jeune homme moribond. Moi, c’étaient les ombres d’autres hommes que je suivais, que j’interrogeais et écoutais chaque fois que le soir déroulait sa longueur sur ton front et faisait croître la nuit dans ta chevelure au parfum de terre- c’était cette lignée d’hommes divins, cette dynastie de rois déchus qu’illustrent des noms de poëtes. Keats apparaissait le premier comme une lune émergeant de songes inconnus; Keats, qui vint verser le dernier souffle de sa vie au pays soleilleux de Corrazini et de Gozzano qui lui forment encore un cortège de chants fraternels. Il y avait une urne grecque dans ses mains devenues ombres et vent; puis je voyais son frère Endymion qui y buvait l’oubli de la déesse. Puis voici Chopin venu des terres glacées avec sa soif de bonheur éteinte à la fontaine de la tristesse. Voici Laforgue qui se plaint de la vie trop quotidienne et qui fume de très fines cigarettes aux nez des dieux pollus, et ses volutes de fumée parfumée qui obombrent le fantôme maladif de Samain. . . Mais tu n’es plus. Adieu, ô petite phtisique! Ces ombres immortelles auront déjà couru à ta rencontre, et je ne les reverrai plus dans tes yeux- tes yeux qui se sont fondus avec les leurs et qui ne peuvent plus étinceler qu’au pays de ce Chant qui ne cesse de résonner en moi, loin de tes cendres déjà dispersées. Ton oeuvre. « Tu n’as fait qu’écouter des chants, tu n’as fait toi-même que chanter; tu n’as pas écouté parler les hommes, et tu n’as pas parlé toi-même. « Quels livres as-tu lus, en dehors de ceux qui conservent la voix des femmes et des choses irréelles? « Tu as chanté, mais n’as pas parlé, tu n’as pas interrogé le coeur des choses et ne peux pas les connaître » disent les orateurs et les scribes qui rient de te voir magnifier le miracle quotidien de la mer et de l’azur. Mais tu chantes toujours et t’étonnes en pensant à l’étrave qui cherche une route intracée sur l’eau étale et va vers des golfes inconnus. Tu t’étonnes en suivant des yeux cet oiseau qui ne s’égare pas dans le désert du ciel et retrouve dans le vent les sentiers qui mènent à la forêt natale. Et les livres que tu écris bruiront de choses irréelles- irréelles à force de trop être, comme les songes. Source: http://www.poesies.net