Lettres Complètes. Par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) TOME III TABLE DES MATIERES Lettres Philosophiques. I Lettre A Monsieur De Voltaire Sur Le Providence. II Reponse De Monsieur De Voltaire A La Lettre Précédence. III Lettre A M... IV Lettre M. D’Offreville A Douai. V Lettre À M. Usteri Professeur A Zurich. VI Lettre Au Prince Louis-Eugene De Wirtemberg. VII Lettre A Monsieur Le Marquis De Mirabeau. Lettres Diverses. I Lettre A M. L'Abbé Raynal. II Lettre Au Même. "L'Abbé Raynal." III Lettre A M. P***. A Geneve. IV Lettre A M. Vernes. V Lettre De M. Voltaire. VI Réponse. VII Billet De M. Voltaire. VIII Lettre A M. De Voltaire, En réponse au Billet précédent. IX Lettre A M. De Boissi. X Lettres A M. Vernes. XI Lettre De M. Le Comte De Tressan. XII Réponse A La Lettre Précédente. XIII Lettre De Monsieur Le Comte De Tressan. XIV Lettre A M. Le Comte De Tressan. XV Lettre De M. Le Comte De Tressan. XVI Lettre A M. Le Comte De Tressan. XVII Lettre A M. Verne. XVIII Lettre A Un Jeune Homme. XIX Fragment D'Une Lettre A M. Diderot. XX Lettre Au Même. XXI Lettre A M. Vernes. XXII Lettre Au Même. XXIII Lettre A M.*** XXIV Lettre De M. Le Roy. XXV Réponse A La Lettre De M. Le Roy. XXVI Lettre A M. Romilly. XXVII Lettre A M. Vernes. XXVIII Lettre A M. De Silhouette. XXIX Lettre A M. Vernes Sur la mort de sa femme. XXX Lettre A M. Duchesne Libraire. XXXI Lettre A Madame D’Az*** XXXII Lettre A Madame C*** XXXIII Lettre A Un Anonyme. XXXIV Lettre A M.*** XXXV Lettre A M.*** XXXVI Lettre A M.*** XXXVII Lettre A Madame Bourette. XXXVIII Lettre A M. M.*** XXXIX Lettre A M. Vernes. XL Lettre A M. Huber. XLI Quatre Lettres A Monsieur Le Président De Malsherbes. Première Lettre. Deuxième Lettre. Troisième Lettre. Quatrième Lettre. XLI Lettre A Messieurs de la Société Economique de Berne. XLII Lettre A M. M.*** XLIII Lettre Au Même. XLIV Lettre Au Même. XLV Lettre A M. De Gingins De Moiry. XLVI Lettre A M. M.*** XLVII Lettre A Madame Cramer De Lon. XLVIII Lettre A M. De Gingins De Moiry. (1762) XLIX Lettre A M Mylord Marechal. L Lettre A M.*** LI Lettre A M. De Montmollin. LII Deux Lettres A M. Le Marechal De Luxembourg. Première Lettre. Deuxième Lettre Au Même. LIII Lettre A M. David Hume. LIV Lettre A M. M.*** LV Lettre A M. De E**** LVI Lettre A M. K***** LVII Lettre A M. D. R LVIII Lettre A Mylord Maréchal. LIX Lettre A Madame De ***** LX Lettre A Madame *** LXI Lettre A M. De Montmollin. LXII Lettre A M. Loiseau De Mauléon. LXIII A Mademoiselle D'Ivernois. LXIV Lettre A M. Watelet. LXV Lettre A M. Favre. LXVI Lettre A M. Marc Chapuis. LXVII Lettre A M. Rouseau Son Cousin. LXVIII Lettre A M**** LXIX Lettre A M. G. Lieutnant-Colonel. LXX Lettre A M. P. L. E. D. W LXXI Quatre Lettres A M. L’A. DE**** Première Lettre. Deuxième Lettre Au Même. Troisième Lettre Au Même. Quatrième Lettre Au Même. LXXII Lettre A M P**** Notes. Lettres Philosophiques. Lettres Sur Divers Sujets De Philosophie, De Morale Et Politique. (1782) I Lettre A Monsieur De Voltaire Sur Le Providence. Le 18 Août 1756. Vos deux derniers Poëmes, (1) Monsieur, me sont parvenus dans ma solitude; et quoique tous mes amis connoissent l’amour que j’ai pour vos écrits, je ne sais de quelle part ceux-ci me pourroient venir, à moins que ce ne soit de la vôtre. Ainsi je crois vous devoir remercier à la fois de l’Exemplaire et de l’Ouvrage. J’y ai trouvé le plaisir avec l’instruction, et reconnu la main du maître. Je ne vous dirai pas que tout m’en paroisse également bon, mais les choses qui m’y déplaisent ne sont que m’inspirer plus de confiance pour celles qui me transportent; ce n’est pas sans peine que je défends quelquefois ma raison contre les charmes de votre Poésie, mais c’est pour rendre mon admiration plus digne vos ouvrages, que je m’efforce de n’y pas tout admirer. Je serai plus, Monsieur; je vous dirai sans détour, non les beautés que j’ai cru sentir dans ces deux Poëmes, la tâche essayeroit ma paresse, ni même les défauts qu’y remarqueront peut-être de plus habiles gens que moi, mais les déplaisir qui troublent en cet instant le goût que je prenois à vos leçons et je vous les dirai encore attendri d’une premiere lecture où mon coeur écoutoit avidement le vôtre, vous aimant comme mon frere, vous honorant comme mon maître, me flattant enfin que vous reconnoîtrez dans mes intentions la franchise d’une ame droite, et dans mes discours le ton d’un ami de la vérité qui parle à un philosophe. D’ailleurs, plus votre second Poëme m’enchante, plus je prends librement parti contre le premier, car si vous n’avez pas craint de vous opposer a vous-même, pourquoi craindrois-je d’être de votre avis? Je dois croire que vous ne tenez pas beaucoup à des sentimens que vous refutez si bien. Tous mes griefs sont donc contre votre Poëme sur le désastre de Lisbonne, parce que j’en attendois des effets plus dignes de l’humanité qui paroir vous l’avoir inspiré. Vous reprochez à Pope et à Leibniz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et vous chargez tellement le tableau de nos miseres que vous en aggravez le sentiment: au lieu des consolations que j’espérois, vous ne faites que m’affliger; on diroit que vous craignez que je ne voye pas assez combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce semble, me tranquilliser liser beaucoup en me prouvant que tout est mal. Ne vous y trompez pas, Monsieur, il arrive tout le contraire de ce que vous vous proposez. Cet optimisme que vous trouvez si cruel me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insupportables. Le Poëme de Pope adoucit mes maux et me porte à la patience; le vôtre aigrit mes peines, m’excite au murmure, et m’ôtant tout hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition qui regne entre ce que j’éprouve, calmez la perplexité qui m’agite et dites-moi qui s’abuse, du sentiment ou de la raison. «Homme, prends patience, me disent Pope et Leibniz, les maux sont un effet nécessaire de la nature et de la constitution de cet univers. L’Etre éternel et bienfaisant qui le gouverne eût voulu t’en garantir: de toutes les économies possibles il a choisi celle qui réunissoit le moins de mal et le plus de bien, ou pour dire la même chose encore plus cruement, s’il le saut, s’il n’a pas mieux fait, c’est qu’il ne pouvoit mieux faire.» Que me dit maintenant votre Poëme? «Souffre à jamais malheureux. S’il est un Dieu, qui t’ait créé, sans doute il est tout-paissant, il pouvoit prévenir tous tes maux; n’espere donc jamais qu’ils finissent; car on ne sauroit voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir et mourir.» Je ne sais ce qu’une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l’optimisme et que la fatalité même: pour moi, j’avoue qu’elle me paroir plus cruelle encore que le Manichéisme. Si l’embarras de l’origine du mal vous forçoit d’altérer quelqu’une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier sa puissance aux dépens de sa bonté? S’il saut choisir entre deux erreurs, j’aime encore mieux la premiere. Vous ne voulez pas, Monsieur, qu’on regarde votre ouvrage comme un Poëme contre la providence, et je me garderai bien de lui donner nom, quoique vous ayez qualité de livre contre le genre-humain un écrit (2) où je plaidois la cause du genre-humain contre lui-même. Je sais la distinction qu’il saut faire entre les intentions d’un Auteur et les conséquences qui peuvent se tirer de sa doctrine. La juste défense de moi-même m’oblige seulement à vous faire observer qu’en peignant les miseres humaines, mon but étoit excusable et même louable à ce que je crois. Car je montrois aux hommes comment ils faisoient leurs malheurs eux- mêmes, et par conséquent comment ils les pouvoient éviter. Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant cor rompu; et quant aux maux physiques, si la matiere sensible et impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout systême dont l’homme fait partie, et alors la question n’est point pourquoi l’homme n’est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitans de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légérement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul. Tout eût sui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de-là tout aussi gais que s’il n’étoit rien arrivé. Mais il saut rester, s’opiniâtrer autour des masures, s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce qu’on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre l’on argent? Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même, et que ce n’est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste. Vous auriez voulu que le tremblement se sût fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne. Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts, mais nous n’en parlons point, parce qu’ils ne sont aucun mal aux Messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. Ils en sont peu même aux animaux et Sauvages qui habitent épars ces lieux retirés, et qui ne craignent ni la chûte des toits, ni l’embrasement des maisons. Mais que signifieroit un pareil privilege, seroit-ce donc à dire que l’ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos loix, et que pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une ville? Il y a des événemens qui nous frappent souvent plus ou moins selon les faces par lesquelles on les considere, et qui perdent beaucoup de l’horreur qu’ils inspirent au premier aspect, quand on veut les examiner de près. J’ai appris dans Zadig, et la nature me confirme de jour en jour qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel, et qu’elle peut quelquefois passer pour un bien relatifs. De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs sans doute, ont évité de plus grands malheurs, et malgré ce qu’une pareille description a de touchant et fournit à la poésie, il n’est pas sûr qu’un seul de infortunés ait plus souffert que si selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la ni qui l’est venu surprendre. Est-il une sin plus triste que celle d’un mourant qu’on accable de soins inutiles, qu’un notaire et des héritiers ne laissent pas respirer, que les médecins assassinent dans son lit à leur aise, et à qui des prêtres barbares, sont avec art savourer la mort? Pour moi, je vois par-tout que les maux auxquels nous assujettit la nature sont moins cruels que ce que nous y ajoutons. Mais quelque ingénieux que nous puissions être à fomenter nos miseres à forcé de belles institutions, nous n’avons jusqu’à présent nous perfectionner au point de nous rendre généralement la vie à charge et de préférer le néant à notre existence, sans quoi le découragement et le désespoir se seroient bientôt emparés du plus grand nombre, et le genre-humain n’eût pu subsister long-tems. Or, s’il est mieux pour nous d’être que de n’être pas, c’en seroit assez pour justifier notre existence, quand même nous n’aurions aucun dédommagement à attendre des maux que nous avons à souffrir, et que ces maux seroient aussi grands que vous les dépeignez. Mais il est difficile de trouver sur ce point de la bonne soi chez les hommes et de bons calculs chez les Philosophes, parce que ceux-ci, dans la comparaison des biens et des maux, oublient toujours le doux sentiment de l’existence indépendant de toute autre sensation, et que la vanité de mépriser la mort engage les autres à calomnier la vie, à-peu-près comme ces femmes qui avec une robe tachée et des ciseaux, prétendent aimer mieux des trous que des taches. Vous pensez avec Erasme, que peu de gens voudroient renaître aux mêmes conditions qu’ils ont vécu; mais tel tient sa marchandise sort haute, qui en rabattroit beaucoup s’il avoit quelque espoir de conclure le marché. D’ailleurs, qui dois-je croire que vous avez consulté sur cela? des riches, peut-être; rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les véritables; toujours ennuyés de la vie et toujours tremblans de la perdre. Peut-être des gens de Lettres, de tous les ordres d’hommes le plus sédentaire, le plus mal sain, le plus réfléchissant, et par conséquent le plus malheureux. Voulez-vous trouver des hommes de meilleure composition, ou du moins, communément plus sinceres, qui formant le plus grand nombre doivent au moins pour cela, être écoutés par préférence? Consultez un honnête bourgeois qui aura passé une vie obscure et tranquille, sans projets et sans ambition; un bon artisan qui vit commodément de son métier; un paysan même, non de France, où l’on prétend qu’il saut les faire mourir de misere afin qu’ils nous sassent vivre, mais du pays, par exemple, du vous êtes, et généralement de tout pays libre. J’ose poser en fait qu’il n’y a peut-être pas dans le haut Valais un seul montagnard mécontent de sa vie presque automate, et qui n’acceptât volontiers, au lieu même du paradis qu’il attend et qui lui est dû, le marché de renaître sans cesse pour végéter ainsi perpétuellement. Ces différences me sont croire que c’est souvent l’abus que nous saisons de la vie qui nous la rend à charge, et j’ai bien moins bonne opinion de ceux qui sont fâchés d’avoir vécu que de celui qui peut dire avec Caton: nec me vixisse poenitet, quoniam ita vixi, ut frustra me natum non existimem. Cela n’empêche pas que le sage ne puisse quelquefois déloger volontairement, sans murmure et sans désespoir, quand la nature ou la fortune lui portent bien distinctement l’ordre de mourir. Mais selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie humaine, elle n’est pas à tout prendre un mauvais présent, et si ce n’est pas toujours un mal de mourir c’en est sort rarement un de vivre. Nos différentes manieres de penser sur tous ces points n’apprennent pourquoi plusieurs de vos preuves sont peu concluantes pour moi: car je n’ignore pas combien la raison humaine prend plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité, et qu’entre deux hommes d’avis contraire, ce que l’un croit démontré n’est souvent qu’un sophisme pour l’autre. Quand vous attaquez, par exemple, la chaîne des êtres si bien décrite par Pope, vous dites qu’il n’est pas vrai que si l’on ôtoit un atôme du monde, le monde ne pourroit subsister. Vous citez là-dessus M. de Crouzas, puis vous ajoutez que la nature n’est asservie à aucune mesure précise ni à aucune forme précise. Que nulle planete ne se meut dans une courbe absolument réguliere, que nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique, que nulle quantité précise n’est requise pour nulle opération, que la nature n’agit jamais rigoureusement. Qu’ainsi on n’a aucune raison d’assurer qu’un atôme de moins sur la terre seroit la cause de la destruction de la terre. Je vous avoue que sur tout cela, Monsieur, je suis plus frappé de la force de l’assertion que de celle du raisonnement, et qu’en cette occasion je céderois avec plus de confiance à votre autorité qu’à vos preuves. A l’égard de M. de Crouzas, je n’ai point lu son écrit contre Pope et ne suis peut-être pas en état de l’entendre; mais ce qu’il y a de très-certain, c’est que je ne lui céderai pas ce que je vous aurai disputé, et que j’ai tout aussi peu de soi à ses preuves qu’à son autorité. Loin de penser que la nature ne soit point asservie à la précision des quantités et des figures, je croirois tout au contraire qu’elle seule suit à la rigueur cette précision, parce qu’elle seule sait comparer exactement les fins et les moyens et mesurer la force à la résistance. Quant à ces irrégularités prétendues, peut-on douter qu’elles n’aient toutes leur cause physique, et suffit-il de ne la pas appercevoir pour nier qu’elle existe. Ces apparentes irrégularités viennent sans doute de quelques loix que nous ignorons et que la nature suit tout aussi fidellement que celles qui nous sont connues; de quelque agent que nous n’appercevons pas et dont l’obstacle ou le concours a des mesures fixes dans toutes ses opérations, autrement il faudroit dire nettement qu’il y a des actions sans principes et des effets sans cause, ce qui répugne à toute philosophie, Supposons deux poids en équilibre et pourtant inégaux; qu’on ajoute au plus petit la quantité dont ils différent; ou les deux poids resteront encore en équilibre et l’on aura une cause sans effet, ou l’équilibre sera rompu et l’on aura un effet sans cause; mais si les poids étoient de fer et qu’il y eût un grain d’aimant caché sous l’un des deux, la précision de la nature lui ôteroit alors l’apparence de la précision, et à force d’exactitude, elle paroîtroit en manquer. Il n’y a pas une figure pas une opération, pas une loi dans le monde physique à laquelle on ne puisse appliquer quelque exemple semblable à celui que je viens de proposer sur la pesanteur. (2b) Vous dites que nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique; je vous demande, Monsieur, s’il y a quelque figure qui ne le soit pas, et si la courbe la plus bizarre n’est pas aussi réguliere aux yeux de la nature qu’un cercle parfait aux nôtres. J’imagine, au reste, que si quelque corps pouvoit avoir cette apparente régularité, ce ne seroit que l’univers même en le supposant plein et borné. Car les figures mathématiques n’étant que des abstractions, n’ont de rapport qu’à elles-mêmes, au lieu que toutes celles des corps naturels sont relatives à d’autres corps et à des mouvemens qui les modifient; ainsi cela ne prouveroit encore rien contre la précision de la nature, quand même nous serions d’accord sur ce que vous entendez par ce mot de précision. Vous distinguez les événemens qui ont des effets de ceux qui n’en ont point; je doute que cette distinction soit solide. Tout événement me semble avoir nécessairement quelque effet, ou moral, ou physique, ou composé des deux, mais qu’on n’apperçoit pas toujours, parce que la filiation des événemens est encore plus difficile à suivre que celle des hommes. Comme en général, on ne doit pas chercher des effets plus considérables que les événemens qui les produisent, la petitesse des causes rend souvent l’examen ridicule quoique les effets soient certains, et souvent aussi plusieurs effets presque imperceptibles le réunissent pour produire un événement considérable. Ajoutez que tel effet ne laisse pas d’avoir lieu, quoiqu’il agisse hors du corps qui l’a produit. Ainsi la poussiere qu’éleve un carrosse peut ne rien faire à la marche de la voiture, et influer sur celle du monde. Mais comme il n’y a rien d’étranger à l’univers, tout ce qui s’y fait agit nécessairement sur l’univers même. Ainsi, Monsieur, vos exemples me paroissent plus ingénieux que convaincans. Je vois mille raisons plausibles pourquoi il n’étoit peut-être pas indifférent à l’Europe qu’un certain jour, l’héritiere de Bourgogne sût bien ou mal coiffée, ni au destin de Rome que César tournât les yeux à droite ou à gauche, et crachât de l’un ou de l’autre côté en allant au Sénat le jour qu’il y sut puni. En un mot, en me rappellant le grain de sable cité par Pascal, je suis à quelques égards de l’avis de votre Bramine, et de quelque maniere qu’on envisage les choses, si tous les événemens n’ont pas des effets sensibles, il me paroir incontestable que tous en ont de réels, dont l’esprit humain perd aisément le sil, mais qui ne sont jamais confondus par la nature. Vous dites qu’il est démontré que les corps célestes sont leur révolution dans l’espace non résistant; c’étoit assurément une belle chose à démontrer; mais selon la coutume des ignorans, j’ai très-peu de soi aux démonstrations qui passent ma portée. J’imaginerois que pour bâtir celle-ci l’on auroit à-peu-près raisonné de cette maniere. Telle force agissant selon telle loi doit donner aux astres tel mouvement dans un milieu non résistant; or les astres ont exactement le mouvement calculé, donc il n’y a point de résistance. Mais qui peut savoir s’il n’y a pas, peut-être, un million d’autres loix possibles, sans compter la véritable, selon lesquelles les mêmes mouvemens s’expliqueroient mieux encore dans un fluide que dans le vide par celle-ci? L’horreur du vide n’a-t-elle pas long-tems expliqué la plupart des effets qu’on a depuis attribués à l’action de l’air? D’autres expériences ayant ensuite détruit l’horreur du vide, tout ne s’est-il pas trouvé plein? N’a-t-on pas rétabli le vide sur de nouveaux calculs? Qui nous répondra qu’un systême encore plus exact ne le détruira pas derechef? Laissons les difficultés sans nombre qu’un physicien seroit peut-être sur la nature de la lumiere et des espaçes éclairés; mais croyez-vous de bonne soi que Bayle, dont j’admire avec vous la sages e et la retenue en matière d’opinions, eût trouvé la vôtre si démontrée? En général, il semble que les sceptiques s’oublient un peu si-tôt qu’ils prennent le ton dogmatique, et qu’ils devroient user plus sobrement que personne du terme de démontrer. Le moyen d’être cru quand on se vante de ne rien savoir, en affirmant tant de choses! Au reste, vous avez fait un correctif très-juste au systême de Pope, en observant qu’il n’y a aucune gradation proportionnelle entre les créatures et le Créateur, et que si la chaîne des êtres créés aboutit à Dieu, c’est parce qu’il la tient, et non parce qu’il la termine. Sur le bien du tout préférable à celui de sa partie, vous faites dire à l’homme: je dois être aussi cher à mon maître, moi être pensant et sentant, que les planetes qui probablement ne sentent point. Sans doute cet univers matériel ne doit pas être plus cher à son Auteur qu’un seul être pensant et sentant; mais le systême de cet univers qui produit, conserve et perpétue tous les êtres pensans et sentans, lui doit être plus cher qu’un seul de ces êtres; il peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt par sa bonté même, sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout. Je crois, j’espere valoir mieux aux yeux de Dieu que la terre d’une planete, mais si les planetes sont habitées, comme il est probable, pourquoi vaudrois-je mieux à ses yeux que tous les habitans de Saturne? On a beau tourner ces idées en ridicule, il est certain que toutes les analogies sont pour cette population et qu’il n’y a que l’orgueil humain qui soit contre. Or, cette population supposée, la conservation de l’univers semble avoir pour Dieu même une moralité qui se multiple par le nombre des mondes habités. Que le cadavre d’un homme nourrisse des vers, des loups, ou des plantes ce n’est pas, je l’avoue, un dédommagement de la mort de cet homme; mais si dans le systême de cet univers il est nécessaire à la conservation du genre humain qu’il y ait une circulation de substance entre les hommes, les animaux et les végétaux, alors le mal particulier d’un individu contribue au bien général; je meurs, je suis mangé des vers mais mes enfans, mes freres vivront comme j’ai vécu, mon cadavre engraisse la terre dont ils mangeront les productions, et je sais par l’ordre de la nature et pour tous les hommes ce que firent volontairement Codrus, Curtius, les Décies, les Philenes et mille autres pour une petite partie des hommes. Pour revenir, Monsieur, au systême que vous attaquez, je crois qu’on ne peut l’examiner convenablement sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, du mal général que nie l’optimisme. Il n’est pas question de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il étoit bon que l’univers sût, et si nos maux étoient inévitables dans sa constitution. Ainsi l’addition d’un article rendroit ce semble la proposition plus exacte, et au lieu de tout est bien, il vaudroit peut-être mieux dire, le tout est bien, ou, tout est bien pour le tout. Alors il est très-évident qu’aucun homme ne sauroit donner de preuves directes ni pour contre, car ces preuves dépendent d’une connoisance parfaire de la constitution du monde et du but de son Auteur, et cette connoissance est incontestablement au dessus de l’intelligence humaine. Les vrais principes de l’optimisme ne peuvent se tirer ni des propriétés de la matiere, ni de la mécanique de l’univers, mais seulement, par induction des perfections de Dieu qui préside à tout: de sorte qu’on ne prouve pas l’existence de Dieu par le systême de Pope, mais le systême de Pope par l’existence de Dieu, et c’est sans contredit de la question de la providence qu’est dérivée celle de l’origine du mal. Que si ces deux questions n’ont pas été mieux traitées l’une que l’autre, c’est qu’on a toujours si mal raisonné sur la providence, que ce qu’on en a dit d’absurde a fort embrouillé tous les corollaires qu’on pouvoit tirer de ce grand et consolant dogme. Les premiers qui ont gâté la cause de Dieu, sont les prêtres etles dévots qui ne souffrent pas que rien se fasse selon l’ordre établi, mais sont toujours intervenir la justice divine à des événemens purement naturels, et pour être sûrs de leur fait punissent et châtient les méchans, éprouvent ou récompensent les bons indifféremment avec des biens ou des maux selon l’événement. Je ne sais, pour moi, si c’est une bonne théologie, mais je trouve que c’est une mauvaise maniere de raisonner, de fonder indifféremment sur le pour et le contre les preuves de la providence, et de lui attribuer sans choix tout ce qui se seroit également sans elle. Les Philosophes à leur tour ne me paroissent gueres lus raisonnables, quand je les vois s’en prendre au Ciel de ce qu’ils ne sont pas impassibles, crier que tout est perdu quand ils ont mal aux dents, ou qu’ils sont pauvres, ou qu’on les vole, et charger Dieu, comme dit Séneque, de la garde leur valise. Si quelque accident tragique eût fait périr Cartouche ou César dans leur enfance, on auroit dit, quel crime avoient-ils commis? Ces deux brigands ont vécu, et nous disons, pourquoi les avoir laissés vivre? Au contraire un dévot dira dans le premier cas, Dieu vouloit punir le pere en lui ôtant son enfant, et dans le second, Dieu conservoit l’enfant pour le châtiment du peuple. Ainsi, quelque parti qu’ait pris la nature, la providence a toujours raison chez les dévots, et toujours tort chez les Philosophes. Peut-être dans l’ordre des choses humaines n’a-t-elle ni tort ni raison, parce que tout tient à la loi commune et qu’il n’y a d’exception pour personne. Il est à croire que les événemens particuliers ne sont rien aux yeux du maître de l’univers; que sa providence est seulement universelle; qu’il se contente de conserves les genres et les especes, et de présider au tout sans s’inquiéter de la maniere dont chaque individu passe cette courte vie. Un Roi sage qui veut que chacun vive heureux dans ses Etats, a-t-il besoin de s’informer si les cabarets y sont bons? Le passant murmure une nuit quand ils sont mauvais, et vit tout le reste de ses jours d’une impatience aussi déplacée. Commorandi enim natura diverforium nobis, non habitandi dédit. Pour penser juste à cet égard, il semble que les choses devroient être considérées relativement dans l’ordre physique et absolument dans l’ordre moral la plus grande idée que je puis me faire de la providence est que chaque être matériel soit disposé le mieux qu’il est possible par rapport au tout et chaque être intelligent et sensible le mieux, qu’il est possible par rapport à lui- même; en sorte que pour qui sent son existence il vaille mieux exister que ne pas exister. Mais il faut appliquer cette regle à la durée totale de chaque être sensible et non à quelque instant particulier de sa durée tel que la vie humaine, ce qui montre combien la question de la providence tient à celle de l’immortalité de l’ame que j’ai le bonheur de croire, sans ignorer que la raison peut en douter, et à celle de l’éternité des peines que ni vous, ni moi, ni jamais homme pensant bien de Dieu ne croirons jamais. Si je ramene ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu’elles se rapportent toutes à celle de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait; s’il est parfait il est sage, puissant et juste; s’il est sage et puissant, tout est bien; s’il est jure et puissant, mon ame est immortelle; si mon ame est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi et sont peut- être nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la premiere proposition, jamais on n’ébranlera les suivantes; si on la nie, il ne faut point, disputer sur ses conséquences. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre dans ce dernier cas. Bien loin du moins que je puisse rien présumer de semblable de votre part en lisant le recueil de vos oeuvres, la plupart m’offrent les idées les plus grandes, les plus douces, les plus consolantes de la divinité, et j’aime bien mieux un chrétien de votre façon que de celle de la Sorbonne. Quant à moi, je vous avouerai naïvement que ni le pour ni le contre ne me paroissent démontrés sur ce point par les seules lumieres de la raison, et que si le théiste ne fonde son sentiment que sur des probabilités, l’athée moins précis encore ne me paroir fonder le sien que sur des possibilités contraires. De plus, les objections de part et d’autre sont toujours insolubles, parce qu’elles roulent sur des choses dont les hommes n’ont point de véritable idée. Je conviens de tout cela, et pourtant je crois en Dieu tout aussi fortement que je croye une autre vérité, parce que croire et ne pas croire sont les choses du monde qui dépendent le moins de moi que l’état de doute est un état trop violent pour mon ame que quand ma raison flotte, ma soi ne peut rester long-tems en suspens. et se détermine sans elle, qu’enfin mille sujets de préférence m’attirent du côté le plus consolant, et joignent le poids de l’espérance à l’équilibre de la raison. Voilà donc une vérité dont nous partons tous deux, à l’appui de laquelle vous sentez combien l’optimisme est facile à défendre et la providence à justifier, et ce n’est pas à vous qu’il faut répéter les raisonnemens rebattus mais solides qui ont été faits si souvent à ce sujet. A l’égard des Philosophes qui ne conviennent pas du principe, il ne faut point disputer avec eux sur ces matieres, parce que ce qui n’est qu’une preuve de sentiment pour nous, ne peut devenir pour eux une démonstration, et que ce n’est pas un discours raisonnable de dire à un homme, vous devez croire ceci parce que je le crois. Eux de leur côté ne doivent point non plus disputer avec nous sur ces mêmes matieres, parce qu’elles ne sont que des corollaires de la proposition principale qu’un adversaire honnête ose à peine leur opposer, et qu’à leur tour ils auroient tort d’exiger qu’on leur prouvât le corollaire indépendamment de la proposition qui lui sert de base. Je pense qu’ils ne le doivent pas encore par une autre raison, c’est qu’il y a de l’inhumanité à troubler des ames paisibles et à désoler les hommes à pure perte, quand ce qu’on veut leur apprendre n’est ni certain ni utile. Je pense en un mot, qu’à votre exemple on ne sauroit attaquer trop fortement la superstition qui trouble la société, ni trop respecter la religion qui la soutient. Mais je suis indigné comme vous que la soi de chacun ne soit pas dans la plus parfaite liberté, et que l’homme ose contrôler l’intérieur des consciences où il ne sauroit pénétrer, comme s’il dépendoit de nous de croire ou de ne pas croire dans des matieres où la démonstration n’a point lieu, et qu’on pût jamais asservir la raison à l’autorité. Les Rois de ce monde ont-ils donc quelque inspection dans l’autre, et sont-ils en droit de tourmenter leurs sujets ici-bas pour les forcer d’aller en paradis? Non, tout Gouvernement humain se borne par sa nature aux devoirs civils, et quoi qu’en ait pu dire le sophiste Hobbes, quand un homme sert bien l’Etat, il ne doit compte à personne de la maniéré dont il sert Dieu. J’ignore si cet Être juste ne punira point un jour toute tyrannie exercée en son nom; je suis bien sûr au moins qu’il ne la partagera pas, et ne refusera le bonheur éternel à nul incrédule vertueux et de bonne soi. Puis-je sans offenser sa bonté et même sa justice douter qu’un coeur droit ne rachete une erreur involontaire, et que des moeurs irréprochables ne vaillent bien mille cultes bizarres prescrits par les hommes et rejettés par la raison? Je dirai plus; si je pouvois à mon choix acheter les oeuvres au dépend de ma foi, et compenser à force, de vertu mon incrédulité supposée, je ne balancerois pas un instant; et j’aimerois mieux pouvoir dire à Dieu. J’ai fait sans songer à toi le bien qui t’est agréable, et mon coeur suivoit ta volonté sans la connoître, que de lui dire, comme il faudra que je faire un jour. Je t’aimois, et je n’ai cessé de t’offenser; je t’ai connu et n’ai rien fait pour te plaire. Il y a, je l’avoue, une sorte de profession de foi que les loix peuvent imposer; mais hors les principes de la morale et du droit naturel, elle doit être purement négative, parce qu’il peut exister des religions qui attaquent les fondemens de la société et qu’il faut commencer par exterminer ces religions pour assurer la paix de l’Etat. De ces dogmes à proscrire i’intolérance est sans difficulté le plus odieux, mais il faut la prendre à sa source, car les fanatiques les plus sanguinaires changent de langage selon la fortune et ne prêchent que patience et douceur quand ils ne sont pas les plus forts. Ainsi j’appelle intolérant par principe tout homme qui s’imagine qu’on ne peut être homme de bien sans croire tout ce qu’il croit, et damne impitoyablement ceux qui ne pensent pas comme lui. En effet, les fidelles sont rarement d’humeur à laisser les réprouvés en paix dans ce monde, et un saint qui croit vivre avec des damnés anticipe volontiers sur le métier du Diable. Quant aux incrédules intolérans qui voudroient forcer le peuple à ne rien croire, je ne les bannirois pas moins sévérement que ceux qui le veulent forcer à croire tout ce qu’il leur plaît. Car on voit au zélé de leurs décisions, à l’amertume de leurs satires, qu’il ne leur manque que d’être les maîtres pour persécuter tout aussi cruellement les croyans qu’ils sont eux-mêmes persécutés par les fanatiques. Où est l’homme paisible et doux qui trouve bon qu’on ne pense pas comme lui. Cet homme ne se trouvera surement jamais parmi les dévots et il est encore à trouver chez les philosophes. Je voudrois donc qu’on eût dans chaque Etat un code moral, ou une espece de profession de foi civile qui contint positivement les maximes sociales que chacun seroit tenu d’admettre, et négativement les maximes intolérantes qu’on seroit tenu de rejetter, non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute religion qui pourroit s’accorder avec le code seroit admise, toute religion qui ne s’y accorderoit pas seroit proscrite, et chacun seroit libre de n’en avoir point d’autre que le code même. Cet ouvrage fait avec soin seroit, ce me semble, le livre le plus utile qui jamais ait été composé, et peut-être le seul nécessaire aux hommes. Voilà, Monsieur, un sujet pour vous; je souhaiterois passionnément que vous voulussiez entreprendre cet ouvrage, et l’embellir de votre poésie, afin que chacun pouvant l’apprendre aisément, il portât des l’enfance dans tous les coeurs ces sentimens de douceur et d’humanité qui brillent dans vos écrits et qui manquent à tout le monde dans la pratique. Je vous exhorte à méditer ce projet qui doit plaire à l’Auteur d’Alzire. Vous nous avez donné dans votre Poëme sur la Religion, naturelle le catéchisme de l’homme, donnez-nous maintenant dans celui que je vous propose le catéchisme du citoyen. C’est une matiere à méditer long-tems, et peut-être à réserver pour le dernier de vos ouvrages, afin d’achever par un bienfait au genre-humain la plus brillant carriere que jamais homme de lettres ait parcourue. Je ne puis m’empêcher, Monsieur, de remarquer à ce propos une opposition bien singuliere entre vous et moi dans sujet de cette lettre. Rassasié de gloire, et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance; bien sur de votre immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’ame, et si le corps ou le coeur souffre, vous a Tronchin pour médecin et pour ami; vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre et tourmenté d’un mal sans remede, je médite avec plaisir dans ma retraite et trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes? Vous l’avez vous-même expliqué; vous jouissez, mais j’espere, et l’espérance embellit tout. J’ai autant de peine à quitter cette ennuyeuse lettre que vous en aurez à l’achever. Pardonnez-moi, grand homme, un zele peut-être indiscret, mais qui ne s’épancheroit pas avec vous si je vous estimois moins. A Dieu ne plaise que je veuille offenser celui de mes contemporains dont j’honore le plus les talens et dont les écrits parlent le mieux à mon coeur: mais il s’agit de cause de la providence dont j’attends tout. Après avoir si long-tems puisé dans vos leçons des consolations et du courage, il m’est dur que vous m’ôtiez maintenant tout cela pour ne m’offrir qu’une espérance incertaine et vague, plutôt comme un palliatif actuel que comme un dédommagement à venir. Non, j’ai trop souffert en cette vie pour n’en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me seront pas douter un moment de l’immortalité de l’ame et d’une providence bienfaisante. Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espere, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir, et ce sera de toutes les disputes que j’aurai soutenues la seule où mon intérêt ne sera pas oublié. Je suis avec respect, Monsieur. (12-09-1756) II Reponse De Monsieur De Voltaire A La Lettre Précédence. Aux Délices 12 Septembre 1756. Mon cher Philosophe, nous pouvons vous et moi, dans les intervalles de nos maux, raisonner en vers et en prose. Mais dans le moment présent, vous me pardonnerez de laisser là toutes ces discussions philosophiques qui ne sont que des amusemens. Votre lettre est très-belle, mais j’ai chez moi une de mes nieces qui depuis trois semaines est dans un assez grand danger: je suis garde-malade et très-malade moi-même. J’attendrai que je me porte mieux et que ma niece soit guérie, pour oser penser avec vous. (3) M. Tronchin m’a dit que vous viendriez enfin dans votre patrie. M. d’Alembert vous dira quelle vie philosophique on mène dans ma petite retraite. Elle mériteroit le nom qu’elle porte, si elle pouvoit vous posséder quelquefois. On dit que vous haïssez le séjour des villes; j’ai cela de commun avec vous; je voudrois vous ressembler en tant de choses, que cette conformité pût vous déterminer à venir nous voir. L’état où je suis ne me permet pas de vous en dire davantage. Comptez que de tous ceux qui vous ont lu personne ne vous estime plus que moi malgré mes mauvaises plaisanteries, et que de tous ceux qui vous verront, personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement. Je commence par supprimer toute cérémonie. (25-03-1769) III Lettre A M... (1782) (4) Monquin, le 25 Mars 1769. Le voilà, Monsieur, ce misérable radotage que mon amour-propre humilié vous a fait si long-tems attendre, faute de sentir qu’un amour-propre beaucoup plus noble devoit m’apprendre à surmonter celui-là. Qu’importe que mon verbiage vous paroisse misérable, pourvu que je sois content du sentiment qui me l’a dicté. Si-tôt que mon meilleur état m’a rendu quelques forces j’en ai profité pour le relire et vous l’envoyer. Si vous avez le courage d’aller jusqu’au bout, je vous prie après cela de vouloir bien me le renvoyer, sans me rien dire de ce que vous en aurez pensé, et que je comprends de reste. Je vous salue, Monsieur, et vous embrasse de tout mon coeur. Bourgoin, le 15 Janvier 1769. Je sens, Monsieur, l’inutilité du devoir que je remplis en répondant à votre derniere lettre: mais c’est un devoir enfin que vous m’imposez et que je remplis de bon coeur, quoique mal, vu les distractions de l’état où je suis. Mon dessein, en vous disant ici mon opinion sur les principaux points de votre lettre, est de vous la dire avec simplicité et sans chercher à vous la faire adopter. Cela seroit contre mes principes et même contre mon goût. Car je suis juste, et comme je n’aime point qu’on cherche à me subjuguer, je ne cherche non plus à subjuguer personne. Je sais que la raison commune est très-bornée; qu’aussi-tôt qu’on sort de ses étroites limites, chacun a la sienne qui n’est propre qu’à lui; les opinions se propagent par les opinions non par la raison et que quiconque cede au raisonnement d’un autre, chose déjà très-rare, cede par préjugé, par autorité, par affection, par paresse; rarement, jamais peut-être, par son propre jugement. Vous me marquez, Monsieur, que le résultat de vos recherches sur l’Auteur des choses est un état de doute. Je ne puis juger de cet état, parce qu’il n’a jamais été le mien. J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon âge mûr par raison, maintenant je crois parce que j’ai toujours cru. Tandis que ma mémoire éteinte ne me remet plus sur la trace de mes raisonnemens, tandis que ma judiciaire affoiblie ne me permet plus de les recommencer, les opinions qui en ont résulté me restent dans toute leur force; et sans qu j’aye la volonté ni le courage de les mettre derechef en délibération, je m’y tiens en confiance et en conscience, certain d’avoir apporté dans la vigueur de mon jugement à leurs discussions toute l’attention et la bonne foi dont j’étois capable. Si je me suis trompé, ce n’est pas ma faute, c’est celle de la nature qui n’a pas donné à ma tête unie plus grande mesuré d’intelligence et de raison. Je n’ai rien de plus aujourd’hui, j’ai beaucoup de moins. Sur quel fondement recommencerois je donc à délibérer? Le moment presse; le départ approche. Je n’aurois jamais le tems ni la force d’achever le grand travail; d’une refonte. Permettez qu’à tout événement j’emporte avec moi la consistance et la fermeté d’un homme, non les doutes décourageans et timides d’un vieux radoteur. A ce que je puis me rappeller de mes anciennes idées, à ce que j’apperçois de la marche des vôtres, je vois que n’ayant pas suivi dans nos recherches la même route, il est peu étonnant que nous ne soyons pas arrivés à la même conclusion. Balançant les preuves de l’existence de Dieu avec les difficultés, vous n’avez trouvé aucun des côtés assez prépondérant pour vous décider et vous êtes resté dans le doute: ce n’est pas comme cela que je fis. J’examinai tous les systêmes sur la formation de l’univers que j’avois pu connoître. Je méditai sur ceux que je pouvois imaginer. Je les comparai tous de mon mieux: et je me décidai, non pour celui qui ne m’offroit point; de difficultés, car ils m’en offroient tous; mais pour celui qui me paroissoit en avoir le moins. Je me dis que ces difficultés étoient dans la nature de la chose, que la contemplation de l’infini passeroit toujours les bornes de mon entendement; que ne devant jamais espérer de concevoir pleinement le systême de la nature, tout ce que je pouvois faire étoit de le considérer par les côtés que je pouvois saisir; qu’il falloir savoir ignorer en paix tout le reste, et j’avoue que dans ces recherches je pensai comme les gens dont vous parlez, qui ne rejettent pas une vérité claire ou suffisamment prouvée, pour les difficultés qui l’accompagnent et qu’on ne sauroit lever. J’avois alors, je l’avoue, une confiance si téméraire, ou du moins une si forte persuasion, que j’aurois défié tout philosophe de proposer aucun autre systême intelligible sur la nature, auquel je n’eusse opposé des objections plus fortes, plus invincibles, que celles qu’il pouvoit m’opposer sur le mien, et alors il falloit me résoudre à rester sans rien croire, comme vous faites, ce qui ne dépendoit pas de moi, ou mal raisonner, ou croire comme j’ai fait. Une idée qui me vint il y a trente ans, a peut-être plus contribué qu’aucune autre à me rendre inébranlable. Supposons, me disois-je, le genre-humain vieilli jusqu’à ce jour dans le plus complet matérialisme, sans que jamais idée de divinité ni d’ame soit entrée dans aucun esprit humain. Supposons que l’athéisme philosophique ait épuisé tous ses systêmes pour expliquer la formation et la marche de l’univers par le seul jeu de la matiere et du mouvement nécessaire, mot auquel du reste je n’ai jamais rien conçu. Dans cet état, Monsieur, excusez ma franchise, je supposois encore ce que j’ai toujours vu, et ce que je sentois devoir être; qu’au lieu de se reposer tranquillement dans ces systêmes, comme dans le sein de la vérité, leur inquiets partisans cherchoient sans cesse à parler de leur doctrine, à l’éclaircir, à l’étendre, à l’expliquer, la pallier, la corriger, comme celui qui sent trembler sous ses pieds la maison qu habite, à l’étayer de nouveaux argumens. Terminons enfin ces suppositions par celle d’un Platon, d’un Clarcke, qui, se levant tout d’un coup au milieu d’eux, leur eût dit: mes amis, si vous eussiez commencé l’analyse de cet univers par celle de vous mêmes, vous eussiez trouvé dans la nature de votre être la clef de la constitution de ce même univers, que vous cherchez en vain sans cela. Qu’ensuite leur expliquant la distinction des deux substances, il leur eût prouvé par les propriétés mêmes de la matiere, que quoiqu’en dise Locke la supposition de la matiere pensante est une véritable absurdité. Qu’il leur eût fait voir quelle est la nature de l’être vraiment actif et pensant, et que de l’établissement de cet être qui juge, il fût enfin remonté aux notions confuses, mais sures de l’Etre suprême: qui peut douter que frappés de l’éclat, de la simplicité, de la vérité, de la beauté de cette ravissante idée, les mortels jusqu’àlors aveugles, éclairés des premiers rayons de la divinité, ne lui eussent offert par acclamation leurs premiers hommages, et que les penseurs sur-tout et les philosophes n’eussent rougi d’avoir contemplé si long-tems les dehors de cette machine immense, sans trouver, sans soupçonner même la clef de sa constitution, et toujours grossiérement bornés par leurs sens, de n’avoir jamais su voir que matiere où tout leur montroit qu’une autre substance donnoit la vie à l’univers et l’intelligence à l’homme. C’est alors Monsieur, que la mode eût été pour cette nouvelle philosophie, que les jeunes gens et les sages se fussent trouvés d’accord, qu’une doctrine si belle, si sublime, si douce, et si consolante pour tout homme juste, eût réellement excité tous les hommes à la vertu, et que ce beau mot d’humanité rebattu maintenant jusqu’à la fadeur, jusqu’au ridicule, par les gens du monde les moins humains, eût été plus empreint dans les coeurs que dans les livres. Il eût donc suffi d’une simple transposition de tems pour faire prendre tout le contre-pied à la mode philosophique, avec cette différence que celle d’aujourd’hui malgré son clinquant de paroles, ne nous promet pas une génération bien estimable, ni des philosophes bien vertueux. Vous objectez, Monsieur, que si Dieu eût voulu obliger les hommes à le connoître, il eût mis son existence en évidence à tous les yeux. C’est à ceux qui sont de la foi en Dieu un dogme nécessaire au salut de répondre à cette objection, et ils y répondent par la révélation. Quant à moi qui crois en Dieu sans croire cette soi nécessaire, je ne vois pas pourquoi Dieu se seroit obligé de nous la donner. Je pense que chacun sera jugé, non sur ce qu’il a cru, mais sur ce qu’il a fait, et je ne crois point qu’un systême de doctrine soit nécessaire aux oeuvres, parce que la conscience en tient lieu. Je crois bien, il est vrai, qu’il faut être de bonne foi dans sa croyance, et ne pas s’en faire un systême favorable à nos passions. Comme nous ne sommes pas tout intelligence, nous ne saurions philosopher avec tant de désintéressement que notre volonté n’influe un peu sur nos opinions; l’on peut souvent juger des secretes inclinations d’un homme par ses sentimens purement spéculatifs; et cela posé, je pense qu’il se pourroit bien que celui qui n’a pas voulu croire fût puni pour n’avoir pas cru. Cependant je crois que Dieu s’est suffisamment révélé aux hommes et par ses oeuvres et dans leurs coeurs, et s’il y en a qui ne le connoissent pas, c’est selon moi, parce qu’ils ne veulent pas le connoître, ou parce qu’ils n’en ont pas besoin. Dans ce dernier cas est l’homme sauvage et sans culture qui n’a fait encore aucun usage de sa raison, qui, gouverné seulement par ses appétits n’a pas besoin d’autre guide, et qui ne suivant que l’instinct de la nature, marche par des mouvemens toujours droits. Cet homme ne connoît pas Dieu, mais il ne l’offense pas. Dans l’autre cas au contraire est le philosophe, qui, à force de vouloir exalter son intelligence, de rafiner, de subtiliser sur ce qu’on pensa jusqu’à lui, ébranle enfin tous les axiomes de la raison simple et primitive, et pour vouloir toujours savoir plus et mieux que les autres, parvient à ne rien savoir du tout. L’homme à la fois raisonnable et modeste, dont l’entendement exercé, mais borné, sent ses limites s’y renferme, trouve dans ces limites la notion de son ame et celle de l’Auteur de son être, sans pouvoir passer au-delà pour rendre ces notions claires, et contempler d’aussi près l’une et l’autre que s’il étoit lui-même un pur esprit, Alors saisi de respect il s’arrête et ne touche point au voile, content de savoir que l’Etre immense est dessous. Voilà jusqu’où la philosophie est utile à la pratique. Le reste n’est plus qu’une spéculation oiseuse pour laquelle l’homme n’a point été sait, dont le raisonneur modéré s’abstient, et dans laquelle n’entre point l’homme vulgaire. Cet homme qui n’est ni une brute ni un prodige est l’homme proprement dit, moyen entre les deux extrêmes, et qui compose les dix-neuf vingtièmes du genre humain. C’est à cette classe nombreuse de chanter le Pseaume Coeli enarrant, et c’est elle en effet qui le chante. Tous les peuples de la terre connoissent et adorent Dieu, et quoique chacun l’habille à sa mode, sous tous ces vêtemens divers, on trouve pourtant toujours Dieu. Le petit nombre d’élite qui a de plus hautes prétentions de doctrine, et dont le génie ne se borne pas au sens commun, en veut un plus transcendant ce n’est pas de quoi je le blâme: mais qu’il parte de-là pour se mettre à la place du genre-humain, et dire que Dieu s’est caché aux hommes, parce que lui petit nombre ne le voit plus, je trouve en cela qu’il a tort. Il peut arriver, j’en conviens, que le torrent de la mode, et le jeu de l’intrigue étendent la secte philosophique et persuadent un moment à la multitude qu’elle ne croit plus en Dieu: mais cette mode passagere ne peut durer, et comme qu’on s’y prend; il faudra toujours à la longue un Dieu à l’homme. Enfin quand forçant la nature des choses, la divinité augmenteroit pour nous d’évidence, je ne doute pas que dans le nouveau lycée on n’augmentât en même raison de subtilité pour la nier. La raison prend à la longue le pli que le coeur lui donne, et quand on veut penser en tout autrement que le peuple, on en vient à bout tôt ou tard. Tout ceci, Monsieur, ne vous paroît gueres philosophique, ne à moi non plus; mais toujours de bonne foi avec moi-même, je sens se joindre à mes raisonnemens, quoique simples, le poids de l’assentiment intérieur. Vous voulez qu’on s’en défie; je ne saurois penser comme vous sur ce point, et je trouve au contraire dans ce jugement interne une sauve-garde naturelle contre les sophismes de ma raison. Je crains même qu’en cette occasion vous ne confondiez les penchans secrets de notre coeur qui nous égarent, avec ce dictamen plus secret, plus interne encore, qui réclame et murmure contre ces décisions intéressées, et nous ramene en dépit de nous sur la route de la vérité. Ce sentiment intérieur est celui de la nature elle-même; c’est un appel de sa part contre les sophismes de la raison, et ce qui le prouve est qu’il ne parle jamais plus fort que quand notre volonté cede avec le plus de complaisance aux jugemens qu’il s’obstine à rejetter. Loin de croire que qui juge d’après lui soit sujet à se tromper, je crois que jamais il ne nous trompe, et qu’il est la lumiere de notre foible entendement, lorsque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir. Et après tout, combien de fois la philosophie elle-même avec toute sa fierté, n’est-elle pas forcée de recourir à jugement interne qu’elle affecte de mépriser? N’étoit-ce pas lui seul qui faisoit marcher Diogene pour toute réponse devant Zénon qui nioit le mouvement? N’étoit-ce pas par lui que toute l’antiquité philosophique répondoit aux pyrrhoniens? N’allons pas si loin: tandis que toute la philosophie moderne rejette les esprits tout d’un coup l’Evêque Berkley s’éleve et soutient qu’il n’y a point de corps. Comment est-on venu à bout de répondre à ce terrible logicien? Otez le sentiment intérieur, et je défie tous les philosophes modernes ensemble de prouver à Berkley qu’il y a des corps. Bon jeune homme qui me paroissez si bien né; de la bonne foi, je vous en conjure, et permettez que je vous cite ici un auteur qui ne vous sera pas suspect, celui des pensées philosophiques. Qu’un homme vienne vous dire que projettant hasard une multitude de caracteres d’imprimerie, il a vu l’Enéïde toute arrangée résulter de ce jet: convenez qu’au lieu d’aller vérifier cette merveille, vous lui répondrez froidement; Monsieur, cela n’est pas impossible; mais vous mentez. En vertu de quoi, je vous prie, lui répondrez-vous ainsi? Eh! qui ne sait que sans le sentiment interne, il ne resteroit bientôt plus de traces de vérité sur la terre, que nous serions tous successivement le jouet des opinions les plus monstrueuses, à mesure que ceux qui les soutiendroient auroient plus de génie, d’adresse et d’esprit, et qu’enfin réduits à rougir de notre raison même, nous ne saurions bientôt plus que croire ni que penser. Mais les objections...sans doute il y en a d’insolubles pour nous et beaucoup, je le sais. Mais encore un coup donnez moi un systême ou il n’y en ait pas, ou dites moi, comment je dois me déterminer. Bien plus; par la nature de mon systême, pourvu que mes preuves directes soient bien établies, les difficultés ne doivent pas m’arrêter; vu l’impossibilité où je suis, moi être mixte, de raisonner exactement sur les esprits purs et d’en observer suffisamment la nature. Mais vous matérialiste, qui me parlez d’une substance unique, palpable et soumise par sa nature à l’inspection des sens, vous êtes obligé non-seulement de ne me rien dire que de clair, de bien prouvé, mais de résoudre toutes mes difficultés d’une façon pleinement satisfaisante, parce que nous possédons vous et moi tous les instrumens nécessaires à cette solution. Et par exemple, quand vous faites naître la pensée des combinaisons de la matiere, vous devez me montrer sensiblement ces combinaisons et leur résultat par les seules loix de la physique et de la mécanique, puisque vous n’en admettez point d’autres. Vous Epicurien, vous composez l’ame d’atômes subtils. Mais qu’appellez-vous subtils, je vous prie? Vous savez que nous ne connoissons point de dimensions absolues, et que rien n’est petit ou grand que relativement à l’oeil qui le regarde. Je prends par supposition, un microscope suffisant et je regarde un de vos atômes. Je vois un grand quartier de rocher crochu. De la danse et de l’accrochement de pareils quartiers j’attends de voir résulter la pensée. Vous Moderniste, vous me montrez une molécule organique. Je prends mon microscope, et je vois un dragon grand comme la moitié de ma chambre: j’attends de voir se mouler et s’entortiller de pareils dragons jusqu’à ce que je voye résulter dur tout un être non-seulement organisé mais intelligent; c’est-à-dire un être non aggrégatif et qui soit rigoureusement un, etc. Vous me marquiez, Monsieur, que le monde s’étoit fortuitement arrangé comme la République Romaine. Pour que la parité fût juste, il faudroit que la République Romaine n’eût pas été composée avec des hommes, mais avec des morceaux de bois. Montrez-moi clairement et sensiblement la génération purement matérielle du premier être intelligent; je ne vous demande rien de plus. Mais si tout est l’oeuvre d’un Être intelligent, puissant bienfaisant; d’où vient le mal sur la terre? Je vous avoue que cette difficulté si terrible ne m’a jamais beaucoup frappé; soit que je ne l’aye pas bien conçue, soit qu’en effet elle n’ait pas toute la solidité qu’elle paroît avoir. Nos philosophes se sont élevés contre les entités métaphysiques, et je ne connois personne qui en fasse tant. Qu’entendent-ils par le mal? qu’est-ce que le mal en lui-même? où est le mal, relativement à la nature et à son Auteur? L’univers subsiste, l’ordre y regne et s’y conserve; tout y périt successivement, parce que telle est la loi des êtres matériels et mus; mais tout s’y renouvelle et rien n’y dégénere; parce que tel est l’ordre de son Auteur, et cet ordre ne se dément point. Je ne vois aucun mal à tout cela. Mais quand je souffre, n’est-ce pas un mal? Quand je meurs, n’est-ce pas un mal? Doucement: je suis sujet à la mort, parce que j’ai reçu la vie. Il n’y avoir pour moi qu’un moyen de ne point mourir; c’étoit de ne jamais naître. La vie est un bien positif, mais fini, dont le terme s’appelle mort. Le terme du positif n’est pas le négatif, il est zéro. La mort nous est terrible, et nous appellons cette terreur un mal. La douleur est encore un mal pour celui qui souffre, j’en conviens. Mais la douleur et le plaisir étoient les seuls moyens d’attacher un être sensible et périssable à sa propre conservation, et ces moyens sont ménagés avec une bonté digne de l’Etre suprême. Au moment même que j’écris ceci, je viens encore d’éprouver combien la cessation subite d’une douleur aiguë est un plaisir vif et délicieux. M’oseroit- on dire que la cessation du plaisir le plus vis soit une douleur aigue? La douce jouissance de la vie est permanente; il suffit pour la goûter de ne pas souffrir. La douleur n’est qu’un avertissement, importun, mais nécessaire, que ce bien qui nous est si cher est en péril. Quand je regardois de près à tout cela, je trouvai, je prouvai peut-être, que le sentiment de la mort et celui de la douleur est presque nul dans l’ordre de la nature. Ce sont les hommes qui l’ont aiguisé. Sans leurs rafinemens insensés, sans leurs institutions barbares les maux physiques ne nous atteindroient, ne nous affecteroient gueres, et nous ne sentirions point la mort. Mais le mal moral! autre ouvrage de l’homme, auquel Dieu n’a d’autre part que de l’avoir fait libre et en cela semblable n’à lui. Faudra-t-il donc s’en prendre à Dieu des crimes d’hommes et des maux qu’ils leur attirent? Faudra-t-il en voyant un champ de bataille lui reprocher d’avoir créé tant de jambes et de bras cassés? Pourquoi, direz-vous, avoir fait l’homme libre, puisqu’il devoit abuser de si liberté? Ah, Monsieur de * * *, s’il exista jamais un mortel qui n’en ait pas abusé, ce mortel seul honore plus l’humanité que tous les scélérats qui couvrent la terre ne la dégradent. Mon Dieu! donne-moi des vertus, et me place un jour auprès des Fenelons, des Catons, des Socrates. Que m’importera le reste du genre-humain? Je ne rougirai point d’avoir été homme. Je vous l’ai dit, Monsieur, il s’agit ici de mon sentiment, non de mes preuves et vous ne le voyez que trop. Je me souviens d’avoir jadis rencontré sur mon chemin cette question de l’origine du mal et de l’avoir effleurée; mais vous n’avez point lu ces rabâcheries, et moi je les ai oubliées: nous avons très-bien fait tous deux. Tout ce que je sais est que la facilité que je trouvois à les résoudre, venoit de l’opinion que j’ai toujours eue de la co-existence éternelle de deux principes, l’un actif, qui est Dieu; l’autre passif, qui est la matiere, que l’être actif combine et modifie avec une pleine puissance, mais pourtant sans l’avoir créée et sans la pouvoir anéantir. Cette opinion m’a fait huer des philosophes à qui je l’ai dite: ils l’ont décidée absurde et contradictoire. Cela peut être, mais elle ne m’a pas paru telle, et j’y ai trouvé l’avantage d’expliquer sans peine et clairement à mon gré tant de questions dans lesquelles ils s’embrouillent; entr’autres celle vous m’avez proposée ici comme insoluble. Au reste, j’ose croire que mon sentiment peu pondérant sur toute autre matiere, doit l’être un peu sur celle-ci, et quand vous connoîtrez mieux ma destinée, quelque jour vous direz peut-être, en pensant à moi: quel autre a droit d’agrandir la mesure qu’il a trouvée aux maux que l’homme souffre ici-bas. Vous attribuez à la difficulté de cette même question dont le fanatisme et la superstition ont abusé, les maux que les religions ont causés sur la terre. Cela peut être, et je vous avoue même que toutes les formules en matiere de foi ne me paroissent qu’autant de chaînes d’iniquité, de fausseté, d’hypocrisie et de tyrannie. Mais ne soyons jamais injustes, et pour aggraver le mal n’ôtons pas le bien. Arracher toute croyance en Dieu du coeur des hommes, c’est y détruire toute.C’est opinion, Monsieur, peut-être elle est fausse, mais tant que c’est la mienne je ne serai point allez lâche pour vous la dissimuler. Faire le bien est l’occupation la plus douce d’un homme bien né. Sa probité, sa bienfaisance ne sont point l’ouvrage de ses principes, mais celui de son bon naturel. Il cede à ses penchans en pratiquant la justice, comme le méchant cede aux liens en pratiquant l’iniquité. Contenter le goût qui nous porte à bien faire est bonté, mais non pas vertu. Ce mot de vertu signifie force. Il n’y a point de vertu sans combat, il n’y en a point sans victoire. La vertu ne consiste pas seulement à être juste, mais à l’être en triomphant de ses passions, en régnant sur son propre coeur. Titus rendant heureux le peuple romain, versant par-tout les grâces et les bienfaits, pouvoir ne pas perdre un seul jour et n’être pas vertueux: il le fut certainement en renvoyant Bérénice. Brutus faisant mourir ses enfans pouvoit n’être que juste. Mais Brutus étoit un tendre pere; pour faire son devoir il déchira entrailles, et Brutus fut vertueux. Vous voyez ici d’avance la question remise à son point. Ce divin simulacre dont vous me parlez s’offre à moi sous une image qui n’est pas ignoble, et je crois sentir à l’impression que cette image fait dans mon coeur la chaleur qu’elle est capable de produire. Mais ce simulacre enfin n’est encore qu’une de ces entités métaphysiques dont vous ne voulez pas que les hommes se fassent des Dieux. C’est un pur objet de contemplation. Jusqu’où portez-vous l’effet de cette contemplation sublime? Si vous ne voulez qu’en tirer un nouvel encouragement pour bien faire, je suis d’accord avec vous: mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Supposons votre coeur honnête en proie aux passions les plus terribles, dont vous n’êtes à l’abri, puisqu’enfin vous êtes homme. Cette image qui dans le calme s’y peint si ravissante, n’y perdra-t-elle rien de ses charmes et ne s’y ternira-t-elle point au milieu des flots? Ecartons la supposition décourageante et terrible des périls qui peuvent tenter la vertu mise au désespoir. Supposons seulement qu’un coeur trop sensible brûle d’un amour involontaire pour la fille ou la femme de son ami, qu’il soit maître de jouir d’elle entre le Ciel qui n’en voit rien, et lui qui n’en veut rien dire à personne; que sa figure charmante l’attire ornée de tous les attraits de la beauté et de la volupté; au moment où ses sens enivrés sont prêts à se livrer à leurs délices, cette image abstraite de la vertu viendra-elle disputer son coeur à l’objet réel qui le frappe? Lui paroîtra-t-elle en cet instant la plus belle? L’arrachera-t-elle des bras de celle qu’il aime pour se livrer à la vaine contemplation d’un fantôme qu’il fait être sans réalité? Finira-t-il comme Joseph, et laissera-t-il son manteau? Non, Monsieur, il fermera les yeux, et succombera. Le croyant, direz-vous, succombera de même. Oui, l’homme foible; celui, par exemple, qui vous écrit: mais donnez-leur à tous deux le même degré de force, et voyez la différence du point d’appui. Le moyen, Monsieur, de résister à des tentations violentes quand on peut leur céder sans crainte, en se disant, à quoi bon résister? Pour être vertueux le philosophe a besoin de l’être aux yeux des hommes: mais sous les yeux de Dieu le juste est bien fort. Il compte cette vie et ses biens et ses maux et toute sa gloriole pour si peu de chose! il apperçoit tant au-delà! Force invincible de la vertu, nul ne te connoît que celui qui sent tout son être, et qui fait qu’il n’est pas au pouvoir des hommes d’en disposer! Lisez-vous quelquefois la République de Platon? Voyez dans le second dialogue avec quelle énergie l’ami de Socrate, dont j’ai oublié le nom, lui peint le juste accablé des outrages de la fortune et des injustices des hommes, diffamé, persécuté, tourmenté, en proie à tout l’opprobre du crime, et méritant tous les prix de la vertu, voyant déjà la mort qui s’approche et sûr que la haine des méchans n’épargnera pas sa mémoire, quand ils ne pourront plus rien sur sa personne. Quel tableau décourageant, si rien pouvoit décourager la vertu! Socrate lui-même effrayé s’écrie, etcroit devoir invoquer les Dieux avant de répondre; mais sans l’espoir d’une autre vie, il auroit mal répondu pour celle-ci. Toutefois, dût-il finir pour nous à la mort, ce qui ne peut être si Dieu est juste et par conséquent s’il existe, l’idée seule de cette existence seroit encore pour l’homme un encouragement à la vertu et une consolation dans ses miseres, dont manque celui qui se croyant isolé dans cet univers, ne sent au fond de son coeur aucun confident de ses pensées. C’est toujours une douceur dans l’adversité d’avoir un témoin qu ne l’a pas méritée; c’est un orgueil vraiment digne de la vertu de pouvoir dire à Dieu: Toi qui lis dans mon coeur, tu vois que j’use en ame sorte et en homme juste de la liberté que tu m’as donnée. Le vrai croyant qui se sent par-tout sous l’oeil éternel, aime à s’honorer à la face du Ciel d’avoir rempli ses devoirs sur la terre. Vous voyez que je ne vous ai point disputé ce simulacre que vous m’avez présenté pour unique objet des vertus du sage. Mais, mon cher Monsieur, revenez maintenant à vous et voyez combien cet objet est inalliable, incompatible avec vos principes. Comment ne sentez-vous pas que cette même loi de la nécessité qui seule régle, selon vous, la marche du monde et tous les événemens, régle aussi toutes les actions des hommes, toutes les pensées de leurs têtes, tous les sentimens de leurs coeurs, que rien n’est libre, que tout est forcé, nécessaire, inévitable, que tous les mouvemens de l’homme dirigés par la matiere aveugle ne dépendent de sa volonté que parce que sa volonté même dépend de la nécessite: qu’il n’y a par conséquent ni vertus ni vices, ni mérite ni démérite, ni moralité dans les actions humaines, et que ces mots d’honnête homme ou de scélérat doivent être pour vous totalement vide de sens. Ils ne le sont pas, toutefois, j’en suis très-sûr. Votre honnête coeur en dépit de vos argumens réclame contre votre triste philosophie. Le sentiment de la liberté, le charme de la vertu se sont sentir à vous malgré vous, et voilà comment de toutes parts cette sorte et salutaire voix du sentiment intérieur rappelle au sein de la vérité et de la vertu tout homme que sa raison mal conduite égare. Bénissez, Monsieur, cette sainte et bienfaisante voix qui vous ramene aux devoirs de l’homme que la philosophie à la mode finiroit par vous faire oublier. Ne vous livrez à vos argumens que quand vous les sentez d’accord avec le dictamen de votre conscience, et toutes les fois que vous y sentirez de la contradiction, soyez sûr que ce sont eux qui vous trompent. Quoique je ne veuille pas ergoter avec vous ni suivre pied à pied vos deux lettres, je ne puis cependant me refuser un mot à dire sur le parallele du sage Hébreu et du sage Grec. Comme admirateur de l’un et de l’autre, je ne puis gueres être suspect de préjugés en parlant d’eux. Je ne vous crois pas dans le même cas. Je suis peu surpris que vous donniez au second tout l’avantage. Vous n’avez pas assez fait connoissance avec l’autre, et vous n’avez pas pris assez de soin pour dégager ce qui est vraiment à lui, de ce qui lui est étranger et qui le défigure à vos yeux, comme à ceux de bien d’autres gens qui, selon moi, n’y ont pas regardé de plus près que vous. Si Jésus fût né à Athenes et Socrate à Jérusalem, que Platon et Xénophon eussent écrit la vie du premier, Luc et Matthieu celle de l’autre, vous changeriez beaucoup de langage, et ce qui lui fait tort dans votre esprit, est précisément ce qui rend son élévation d’ame plus étonnante et plus admirable, savoir, sa naissance en Judée chez le plus vil peuple qui peut-être existât alors, au lieu que Socrate, né chez le plus instruit et le plus aimable, trouva tous les secours dont il avoit besoin pour s’élever aisément au ton qu’il prit. Il s’éleva contre les Sophistes comme Jésus contre les Prêtres, avec cette différence que Socrate imita souvent ses antagonistes, et que si sa belle et douce mort n’eût honoré sa vie, il eût passé pour un sophiste comme eux. Pour Jésus, le vol sublime que prit sa grande ame l’éleva toujours au-dessus de tous les mortels, et depuis l’âge de douze ans jusqu’au moment qu’il expira dans la plus cruelle ainsi que dans la plus infâme de toutes les morts, il ne se démentit pas un moment. Son noble projet étoit de relever son peuple, d’en faire derechef un peuple libre et digne de l’être; car c’étoit par-là qu’il falloit commencer. L’étude profonde qu’il fit de la loi de Moïse, ses efforts pour en réveiller l’enthousiasme et l’amour dans les coeurs montrerent son but, autant qu’il étoit possible, pour ne pas effaroucher les Romains. Mais ses vils et lâches compatriotes au lieu de l’écouter le prirent en haine, précisément à cause de son génie et de sa vertu qui leur reprochoient leur indignité. Enfin ce ne fut qu’après avoir vu l’impossibilité d’exécuter son projet qu’il l’étendit dans sa tête, et que, ne pouvant faire par lui-même une révolution chez son peuple, il voulut en faire une par ses disciples dans l’univers. Ce qui l’empêcha de réussir dans son premier plan, outre la bassesse de son peuple incapable de toute vertu, fut la trop grande douceur de son propre caractere; douceur qui tient plus de l’ange et du Dieu que de l’homme, qui ne l’abandonna pas un instant, même sur la croix, et qui fait verser des torrens de larmes à qui sait lire sa vie comme il faut, à travers les fatras dont ces pauvres gens l’ont défigurée. Heureusement ils ont respecté et transcrit fidellement ses discours qu’ils n’entendoient pas; ôtez quelques tours orientaux ou mal rendus, on n’y voit pas un mot qui ne soit digne de lui, et c’est-là qu’on reconnoît l’homme divin, qui, de si piétres disciples, a fait pourtant dans leur grossier mais fier enthousiasme, des hommes éloquens et courageux. Vous m’objectez qu’il a fait des miracles. Cette objection seroit terrible si elle étoit juste. Mais vous savez, Monsieur, ou du moins vous pourriez savoir que, selon moi, loin que Jésus ait fait des miracles, il a déclaré très- positivement qu’il n’en seroit point, et a marqué un très-grand mépris pour ceux qui en demandoient. Que de choses me resteroient à dire! Mais cette lettre est énorme. Il faut finir. Voici la derniere sois que je reviendrai sur ces matieres. J’ai voulu vous complaire, Monsieur, je ne m’en repens point; au contraire, je vous remercie de m’avoir fait reprendre un fil d’idées presque effacées, mais dont les restes peuvent avoir pour moi leur usage dans l’état où je suis. Adieu, Monsieur, souvenez-vous quelquefois d’un homme que vous auriez aimé, je m’en flatte, quand vous l’auriez mieux connu, et qui s’est occupé de vous dans des momens où l’on ne s’occupe gueres que de soi-même. IV Lettre M. D’Offreville A Douai. (1761) Sur cette question: S’il y a une morale démontrée, ou s’il n’y en a point. Montmorenci 4 Octobre 1761. La question que vous me proposez, Monsieur, dans votre lettre du 15 Septembre est importante et grave: c’est de sa solution qu’il dépend de savoir s’il y a une morale démontrée ou s’il n’y en a point. Votre adversaire soutient que tout homme n’agit quoiqu’il fasse, que relativement à lui-même, et que jusqu’aux actes de vertu les plus sublimes, jusqu’aux oeuvres de charité les plus pures, chacun rapporte tout à soi. Vous, Monsieur, vous pensez qu’on doit faire le bien pour le bien même sans aucun retour d’intérêt personnel, que les bonnes oeuvres qu’on rapporte à soi ne sont plus des actes de vertu mais d’amour-propre; vous ajoutez que nos aumônes sont sans mérite, si nous ne les faisons que par vanité ou dans la vue d’écarter de notre esprit l’idée des miseres de la vie humaine, et en cela vous avez raison. Mais sur le fond de la question, je dois vous avouer que je suis de l’avis de votre adversaire: car quand nous agissons, il faut que nous ayons un motif pour agir, et ce motif ne peut être étranger à nous, puisque c’est nous qu’il met en oeuvre: il est absurde d’imaginer qu’étant moi, j’agirai comme si j’étois un autre. N’est-il pas vrai que si l’on vous disoit qu’un corps est poussé sans que rien le touche, vous diriez que cela n’est pas concevable? C’est la même chose en morale quand on croit agir sans nul intérêt. Mais il faut expliquer ce mot d’intérêt; car vous pourriez lui donner tel sens vous et votre adversaire que vous seriez d’accord sans vous entendre, et lui- même pourroit lui en donner un si grossier qu’alors ce seroit vous qui auriez raison. Il y a un intérêt sensuel et palpable qui se rapporte uniquement à notre bien- être matériel, à la fortune, à la considération, aux biens physiques qui peuvent résulter pour nous de la bonne opinion d’autrui. Tout ce qu’on fait pour un tel intérêt ne produit qu’un bien du même ordre, comme un marchand fait son bien en vendant sa marchandise le mieux qu’il peut. Si j’oblige un autre homme en vue de m’acquérir des droits sur sa reconnoissance, je ne suis en cela qu’un marchand qui fait le commerce, et même qui ruse avec l’acheteur. Si je fais l’aumône pour me faire estimer charitable et jouir des avantages attachés à cette estime, je ne suis encore qu’un marchand qui achete de la réputation. Il en est à-peu-prés de même, je ne fais cette aumône que pour me délivre de l’importunité d’un gueux ou du spectacle de sa misere; tous les actes de cette espece qui ont en vue un avantage extérieur ne peuvent porter le nom de bonnes actions, et l’on ne dit pas d’un marchand qui a bien fait ses affaires, qu’il s’y est comporté vertueusement. Il y a un autre intérêt qui ne tient point aux avantage de la société, qui n’est relatif qu’à nous-mêmes, au bien de notre ame, à notre bien-être absolu, et que pour cela j’appelle intérêt spirituel ou moral par opposition au premier. Intérêt qui, pour n’avoir pas des objets sensibles, matériels, n’en est pas moins vrai, pas moins grand, pas moins, solide, et pour tout dire en un mot, le seul qui tenant intimement à notre nature, tende à notre véritable bonheur. Voilà, Monsieur, l’intérêt que la vertu se propose et qu’elle doit se proposer, sans rien ôter au mérite, à la pureté, à la bonté morale des actions qu’elle inspire. Premièrement, dans le systême de la religion, c’est-à-dire, des peines et des récompenses de l’autre vie, vous voyez l’intérêt de plaire à l’Auteur de notre être et au juge suprême de nos actions, est d’une importance qui l’emporte sur les plus grands maux, qui fait voler au martyre les vrais croyans, en même tems d’une pureté qui peut ennoblir les plus sublimes devoirs. La loi de bien faire est tirée de la raison et le chrétien n’a besoin que de logique pour avoir de la vertu. Mais outre cet intérêt qu’on peut regarder en quelque façon comme étranger à la chose, comme n’y tenant que par une expresse volonté de Dieu, vous me demanderez peut-être s’il y a quelque autre intérêt lié plus immédiatement, plus nécessairement à la vertu par sa nature, et qui doive nous la faire aimer uniquement pour elle-même. Ceci tient à d’autres questions dont la discussion passe les bornes d’une lettre, et dont par cette raison je ne tenterai pas ici l’examen. Comme, si nous avons un amour naturel pour l’ordre, pour le beau moral, si cet amour peut être assez vif par lui-même pour primer sur toutes nos passions, si la conscience est innée dans le coeur de l’homme, ou si elle n’est que l’ouvrage des préjugés et de l’éducation: car en ce dernier cas il est clair que nul n’ayant en soi-même aucun intérêt à bien faire, ne peut faire aucun bien que par le profit qu’il en attend d’autrui, qu’il n’y a par conséquent que des sots qui croyent à la vertu et des dupes qui la pratiquent; telle est la nouvelle philosophie. Sans m’embarquer ici dans cette métaphysique qui nous meneroit trop loin, je me contenterai de vous proposer un fait que vous pourrez mettre en question avec votre adversaire, et qui, bien discuté, vous instruira peut-être mieux de les vrais sentimens que vous ne pourriez vous en instruire en restant dans la généralité de votre these. En Angleterre quand un homme est accusé criminellement, douze jurés, enfermés dans une chambre pour opiner sur l’examen de la procédure s’il est coupable ou s’il ne l’est pas, ne sortent plus de cette chambre et n’y reçoivent point à manger qu’ils ne soient tous d’accord, en sorte que leur jugement est toujours unanime, et décisif sur le sort de l’accusé. Dans une de ces délibérations les preuves paroissant convaincantes, onze des jurés le condamnerent sans balancer; mais le douzieme s’obstina tellement à l’absoudre sans vouloir alléguer d’autre raison, sinon qu’il le croyoit innocent, que voyant ce juré déterminé à mourir de faim plutôt que d’être de leur avis, tous les autres pour ne pas s’exposer au même sort revinrent au sien, et l’accusé fut renvoyé absous. L’affaire finie, quelques-uns des jurés presserent en secret leur collégue de leur dire la raison de son obstination, et ils furent enfin que c’étoit lui-même qui avoir fait le coup dont l’autre étoit accusé; et qu’il avoit eu moins d’horreur de la mort que de faire périr l’innocent, chargé de son propre crime. Proposez le cas à votre homme et ne manquez pas d’examiner avec lui l’état de ce juré dans toutes ses circonstances. Ce n’étoit point un homme juste, puisqu’il avoir commis un crime, et dans cette affaire l’enthousiasme de la vertu ne pouvoit point lui élever le coeur, et lui faire mépriser la vie. Il avoit l’intérêt le plus réel à condamner l’accusé pour ensevelir avec lui l’imputation du forfait; il devoit craindre que son invincible obstination n’en fît soupçonner la véritable cause, et ne sût un commencement d’indice contre lui: la prudence et le soin de sa sureté demandoient, ce semble, qu’il fît ce qu’il ne fit pas, et l’on ne voit aucun intérêt sensible qui dût le porter à faire ce qu’il fit. Il n’y avoit cependant qu’un intérêt très-puissant qui pût le déterminer ainsi dans le secret de son coeur, à toute sorte de risque; quel étoit donc cet intérêt auquel il sacrifioit sa vie même? S’inscrire en faux contre le fait seroit prendre une mauvaise défaite; car on peut toujours l’établir par supposition, et chercher tout intérêt étranger mis à part, ce que seroit en pareil cas pour l’intérêt de lui-même tout homme de bon sens, qui ne ni vertueux, ni scélérat. Posant successivement les deux cas, l’un que le juré ait prononcé la condamnation de l’accusé et l’ait fait périr pour se mettre en sureté, l’autre qu’il l’ait absous, comme il fit, à ses propres risques, puis suivant dans les deux cas le reste de la vie du juré et la probabilité du sort qu’il se seroit préparé, pressez votre homme de prononcer décisivement sur cette conduite, et d’exposer nettement de part ou d’autre l’intérêt et les motifs du parti qu’il auroit choisi; alors si votre dispute n’est pas finie, vous connoîtrez du moins si vous vous entendez l’un l’autre, ou si vous ne vous entendez pas. Que s’il distingue entre l’intérêt d’un crime à commettre ou à ne pas commettre, et celui d’une bonne action à faire ou à ne pas faire, vous lui serez voir aisément que dans l’hypothese la raison de s’abstenir d’un crime avantageux qu’on peut commettre impunément, est du même genre que celle de faire entre le ciel et soi une bonne action onéreuse; car, outre que quelque bien que nous puissions faire; en cela nous ne sommes que justes, on ne peut avoir nul intérêt en soi-même à ne pas faire le mal qu’on n’ait un intérêt semblable à faire le bien; l’un et l’autre dérivent de la même source et ne peuvent être séparés. Sur-tout, Monsieur, songez qu’il ne faut point outrer les choses au-delà de la vérité, ni confondre comme faisoient les Stoïciens le bonheur avec la vertu. Il est certain que faire le bien pour le bien c’est le faire pour soi, pour notre propre intérêt, puisqu’il donne à l’ame une satisfaction intérieure, un contentement d’elle-même sans lequel il n’y a point de vrai bonheur. Il est sûr encore que les méchans sont tous misérables, quel que soit leur sort apparent; parce que le bonheur s’empoisonne dans une ame corrompue comme le plaisir des sens dans un corps mal sain. Mais il est faux que les bons soient tous heureux dès ce monde, et comme il ne suffit pas au corps d’être en santé pour avoir de quoi se nourrir, il ne suffit pas non plus à l’ame d’être saine pour obtenir tous les biens dont elle a besoin. Quoiqu’il n’y ait que les gens de bien qui puissent vivre contens, ce n’est pas à dire que tout homme de bien vive content. La vertu ne donne pas le bonheur, mais elle seule apprend à en jouir quand on l’a: la vertu ne garantit pas des maux de cette vie et n’en procure pas les biens; c’est ce que ne fait pas non plus le vice avec toutes ses ruses; mais la vertu fait porter plus patiemment les uns et goûter plus délicieusement les autres. Nous avons donc en tout état de cause un véritable intérêt à la cultiver, et nous faisons bien de travailler pour cet intérêt, quoiqu’il y ait des cas où il seroit insuffisant par lui-même, sans l’attente d’une vie à venir. Voilà mon sentiment sur la question que vous m’avez proposée. En vous remerciant du bien que vous pensez de moi, je vous conseille pourtant, Monsieur, de ne plus perdre votre tems à me défendre ou à me louer. Tout le bien ou le mal qu’on dit d’un homme qu’on ne connoît point ne signifie pas grand’chose. Si ceux qui m’accusent ont tort, c’est à ma conduite à me justifier; toute autre apologie est inutile ou superflue. J’aurois dû vous répondre plutôt; mais le triste état où je vis doit excuser ce retard. Dans le peu d’intervalle que mes maux me laissent, mes occupations ne sont pas de mon choix, et je vous avoue que quand elles en seroient, ce choix ne seroit pas d’écrire des lettres. Je ne réponds point à celles de complimens, et je ne répondrois pas non plus à la votre, si la question que vous m’y proposez ne me faisoit un devoir de vous en dire mon avis. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur. V Lettre À M. Usteri Professeur A Zurich. (1782) Sur le CHAP. VIII. du dernier livre du Contrat Social. Motiers 15 Juillet 1763. Quelqu’excédé que je sois de disputes et d’objections; et quelque répugnance que j’aye d’employer à ces petites guerres le précieux commerce de l’amitié, je continue à répondre à vos difficultés puisque vous l’exigez ainsi. Je vous dirai donc avec ma franchise ordinaire, que vous ne me paroissez pas avoir bien saisi l’état de la question. La grande société, la société humaine en général, est fondée sur l’humanité, sur la bienfaisance universelle. Je dis, et j’ai toujours dit que le christianisme est favorable à celle-là. Mais les sociétés particulieres, les sociétés politiques et civiles ont un tout autre principe; ce sont des établissemens purement humains, dont par conséquent le vrai christianisme nous détache, comme de tout ce qui n’est que terrestre. Il n’y a que les vices des hommes qui rendent ces établissemens nécessaires, et il n’y a que les passions humaines qui les conservent. Otez tous les vices à vos chrétiens, ils n’auroient plus besoin de magistrats ni de loix. Otez-leur toutes les passions humaines, le lien civil perd à l’instant tout son ressort; plus d’émulation, plus de gloire, plus d’ardeur pour les préférences. L’intérêt particulier est détruit, et faute d’un soutien convenable, l’état politique tombe en langueur. Votre supposition d’une société politique et rigoureuse de chrétiens tous parfaits à la rigueur, est donc contradictoire; elle est encore outrée quand vous n’y voulez pas admettre un seul homme injuste, pas un seul usurpateur. Sera-t-elle plus parfaite que celle des Apôtres? et cependant il s’y trouva un Judas..... sera-t-elle plus parfaite que celle des Anges? et le Diable, dit-on, en est sorti. Mon cher ami, vous oubliez que vos chrétiens seront des hommes, et que la perfection que je leur suppose, est celle que peut comporter l’humanité. Mon livre n’est pas fait pour les Dieux. Ce n’est pas tout. Vous donnez à vos citoyens un tact moral, une finesse exquise; et pourquoi? parce qu’ils sont bons chrétiens. Comment! Nul ne peut être bon chrétien à votre compte, sans être un la Rochefoucault, un la Bruyere? A quoi pensoit donc notre maître, quand il bénissoit les pauvres en esprit? Cette assertion là premiérement, n’est pas raisonnable, puisque la finesse du tact moral ne s’acquiert qu’à force de comparaisons, et s’exerce même infiniment mieux sur les vices que l’on cache que sur les vertus qu’on ne cache point. Secondement, cette même assertion est contraire à toute expérience, et l’on voit constamment que c’est dans les plus grandes villes chez les peuples les plus corrompus qu’on apprend à mieux pénétrer dans les coeurs, à mieux observer les hommes, à mieux interpréter leurs discours par leur sentiment, à mieux distinguer la réalité de l’apparence. Nierez-vous qu’il n’y ait d’infiniment meilleurs observateurs moranx à Paris qu’en Suisse? ou conclurez-vous de-là qu’on vit plus vertueusement à Paris que chez vous? Vous dites que vos citoyens seroient infiniment choqués de la premiere injustice. Je le crois; mais quand ils la verroient, il ne seroit tems d’y pourvoir; et d’autant mieux qu’ils ne se permettroient pas aisément de mal penser de leur prochain, ni de donner une mauvaise interprétation à ce qui pourroit en avoir une bonne. Cela seroit trop contraire à la charité. Vous n’ignorez pas que les ambitieux adroits se gardent bien de commencer par des injustices; au contraire, ils n’épargnent rien pour gagner d’abord la confiance et l’estime publique, par la pratique extérieure de la vertu. Ils ne jettent le masque, et ne frappent les grands coups, que quand leur partie est bien liée, et qu’on n’en peut plus revenir. Cromwel ne fut connu pour un tyran, qu’après avoir passé quinze ans pour le venger des loix, et le défenseur de la religion. Pour conserver votre République chrétienne, vous rendez ses voisins aussi justes qu’elle; à la bonne heure. Je conviens qu’elle se défendra toujours assez bien pourvu qu’elle ne soit point attaquée. A l’égard du courage que vous donne à ses soldats, par le simple amour de la conservation, c’est celui qui ne manque à personne. Je lui ai donné un motif encore plus puissant sur des chrétiens; savoir, l’amour du devoir. Là-dessus, je crois pouvoir pour toute réponse vous renvoyer à mon livre, où ce point est bien discuté. Comment ne voyez-vous pas qu’il n’y a que de grandes passions qui fassent de grandes choses? Qui n’a d’autre passion que celle de son salut ne sera jamais rien de grand dans le temporel. Si Mutius Scevola n’eût été qu’un saint, croyez-vous qu’il eût fait lever le siége de Rome? Vous me citerez peut-être la magnanime Judith. Mais nos chrétiennes hypothétiques, moins barbarement coquettes, n’iront pas, je crois, séduire leurs ennemis et puis, coucher avec eux pour les massacrer durant leur sommeil. Mon cher ami, je n’aspire pas à vous convaincre. Je fais qu’il n’y a pas deux têtes organisées de même, et qu bien des disputes, bien des objections, bien des éclaircissemens, chacun finit toujours par rester dans son sentiment comme auparavant. D’ailleurs quelque philosophe que vous puissiez être, je sens qu’il faut toujours un peu tenir à l’état. Encore une fois, je vous réponds, parce que vous le voulez; mais je ne vous en estimerai pas moins, pour ne pas penser comme moi. J’ai dit mon avis au public, et j’ai cru le devoir dire, en choses importantes et qui intéressent l’humanité. Au reste, je puis m’être trompé toujours, et je me suis trompé souvent sans doute. J’ai dit mes raisons; c’est au public, c’est à vous à les peser, à les juger, à choisir. Pour moi, je n’en sais pas davantage, et je trouve très-bon que ceux qui ont d’autres sentimens, les gardent, pourvu qu’ils me laissent en paix dans le mien. VI Lettre Au Prince Louis-Eugene De Wirtemberg. (1763) Motiers le 10 Novembre 1763. Si j’avois le malheur d’être né Prince, d’être enchaîné par les convenances de mon état; que je fusse contraint d’avoir un train, une suite, des domestiques, c’est-à-dire, des maîtres; et que pourtant j’eusse une ame assez élevée pour vouloir être homme malgré mon rang, pour vouloir remplir les grands devoirs de pere, de mari, de citoyen de la république humaine; je sentirois bientôt les difficultés, de concilier tout cela, celle sur-tout d’elever mes enfans pour l’état où les plaça la nature, en dépit de celui qu’ils ont parmi leurs égaux. Je commencerois donc par me dire; il ne faut pas vouloir des choses contradictoires; il ne faut pas vouloir être et n’être pas. La difficulté que je veux vaincre est inhérente à la chose; si l’état de la chose ne peut changer, il faut que la difficulté reste. Je dois sentir que je n’obtiendrai pas tout ce que je veux mais n’importe, ne nous décourageons point. De tout ce qui est bien, je serai tout ce qui est possible, mon zele et ma vertu m’en répondent: une partie de la sagesse est de porter le joug de la nécessité: quand le sage fait le reste, il a tout fait. Voilà ce que je me dirois si j’étois Prince. Après cela., j’irois en avant sans me rebuter, sans rien craindre; et quel que fût mon succès, ayant sait ainsi je serois content de moi. Je ne crois pas que j’eusse tort de l’être. Il faut, Monsieur le Duc, commencer par vous bien mettre dans l’esprit, qu’il n’y a point d’oeil paternel que celui d’un pere, ni d’oeil maternel que celui d’une mere. Je voudrois employer vingt rames de papier à vous répéter ces deux lignes tant je suis convaincu que tout en dépend. Vous êtes Prince, rarement pourrez-vous être pere, vous aurez trop d’autres soins à remplir: il faudra donc que d’autres remplissent les vôtres. Madame la Duchesse sera dans le même cas à-peu-près. De-là suit cette premiere regle. Faites en sorte que vous enfant soit cher à quelqu’un. Il convient que ce quelqu’un soit de son sexe. L’âge est très-difficile à déterminer. Par d’importantes raisons il la faudroit jeune. Mais une jeune personne a bien d’autres soins en tête que de veiller jour et nuit sur un enfant. Ceci est un inconvénient inévitable et déterminant. Ne la prenez donc pas jeune, ni belle, par conséquent; car ce seroit encore pis. Jeune, c’est elle que vous aurez à craindre; belle, c’est tout ce qui l’approchera. Il vaut mieux qu’elle soit veuve que fille. Mais si elle a des enfans, qu’aucun d’eux ne soit autour d’elle, et que tous dépendent de vous. Point de femmes à grands sentimens, encore moins de bel esprit. Qu’elle ait assez d’esprit pour vous bien entendre, non pour rafiner sur vos instructions. Il importe qu’elle ne soit pas trop facile à vivre, et il n’importe pas qu’elle soit libérale. Au contraire il la faut rangée, attentive à ses intérêts. Il est impossible de soumettre un prodigue à la regle; on tient les avares par leur propre défaut. Point d’étourdie ni d’évaporée; outre le mal de la chose il y a encore celui de l’humeur, car toutes les folles en ont, et rien n’est plus à craindre que l’humeur; par la même raison les gens vifs, quoique plus aimables, me sont suspects, à cause de l’emportement. Comme nous ne trouverons pas une femme parfait, il ne faut pas tout exiger: ici la douceur est de précepte, mais pourvu que la raison la donne, elle peut n’être pas dans le tempérament. Je l’aime aussi mieux égale et froide qu’accueillante et capricieuse. En toutes choses préférez un caractere sur à un caractere brillant. Cette derniere qualité est même un inconvénient pour notre objet; une personne faite pour être au-dessus des autres peut être gâtée par le mérite de ceux qui l’élevent. Elle en exige ensuite autant de tout le monde, et cela la rend injuste avec ses inférieurs. Du reste ne cherchez dans son esprit aucune culture; il se farde en étudiant, et c’est tout. Elle se déguisera si elle fait; vous la connoîtrez bien mieux si elle est ignorante: dût-elle ne pas savoir lire, tant mieux, elle apprendra avec son Eleve. La seule qualité d’esprit qu’il faut exiger, c’est un sens droit. Je ne parle point ici des qualités du coeur ni des moeurs qui se supposent; parce qu’on se contrefait là-dessus. On n’est pas si en garde sur le reste du caractere, et c’est par-là que de bons yeux jugent du tout. Tout ceci demanderoit peut-être de plus grands détails; mais ce n’est pas maintenant de quoi il s’agit. Je dis, et c’est ma premiere regle, qu’il faut que l’enfant soit cher à cette personne là. Mais comment faire? Vous ne lui ferez point aimer l’enfant en lui disant de l’ aimer; et avant que l’habitude ait fait naître l’attachement, on s’amuse quelquefois avec les autres enfans, mais on n’aime que les siens. Elle pourroit l’aimer, si elle aimoit le pere ou la mere; mais dans votre rang on n’a point d’amis, et jamais, dans quelque rang que ce puisse être, on n’a pour amis les gens qui dépendent de nous. Or, l’affection qui ne naît pas du sentiment, d’où peut-elle naître, si ce n’est de l’intérêt? Ici vient une réflexion que le concours de mille autres confirme, c’est que les difficultés que vous ne pouvez ôter de votre condition, vous ne les éluderez qu’à force de dépense. Mais n’allez pas croire, comme les autres, que l’argent fait tout par lui-même, et que pourvu qu’on paye on est servi. Ce n’est pas cela. Je ne connois rien de si difficile quand on est riche, que de faire usage de sa richesse pour aller à ses fins. L’argent est un ressort dans la mécanique morale, mais il repousse toujours la main qui le fait agir. Faisons quelques observations nécessaires pour notre objet. Nous voulons que l’enfant soit cher à sa gouvernante. Il faut pour cela que le fort de la gouvernante soit lié à celui de l’enfant. Il ne faut pas qu’elle dépende seulement des soins qu’elle lui rendra, tant parce qu’on n’aime gueres les gens qu’on sert, que parce que les soins payés ne sont qu’apparens, les soins réels se négligent; et nous cherchons ici des soins réels. Il faut qu’elle dépende non de ses soins, mais de leur succès, et que sa fortune soit attachée à l’effet de l’éducation qu’elle aura donnée. Alors seulement elle se verra dans son Eleve s’affectionnera nécessairement à elle; elle ne lui rendra pas un service de parole et de montre, mais un service réel; ou plutôt, en la servant, elle ne servira qu’elle-même; elle ne travaillera que pour soi. Mais qui sera juge de ce succès? La foi d’un pere équitable, et dont la probité est bien établie, doit suffire; la probité est un instrument sur dans les affaires, pourvu qu’il soit joint au discernement. Le pere peut mourir. Le jugement des femmes n’est pas reconnu assez sûr, et l’amour maternel est aveugle. Si la mere étoit établie juge au défaut du pere, ou la gouvernante ne s’y fieroit pas, ou elle s’occuperoit plus à plaire à la mere qu’à bien élever l’enfant. Je ne m’étendrai pas sur le choix des juges de l’éducation. Il faudroit pour cela des connoissances particulieres relatives aux personnes. Ce qui importe essentiellement, c’est que la gouvernante ait la plus entiere confiance dans l’intégrité jugement, qu’elle soit persuadée qu’on ne la privera point du prix de ses soins si elle a réussi, et que quoiqu’elle puisse dire, elle ne l’obtiendra pas dans le cas contraire. Il ne faut jamais qu’elle oublie que ce n’est pas à sa peine que ce prix sera dû, mais au succès. Je sais bien que, soit qu’elle ait fait son devoir ou non, ce prix ne sauroit lui manquer. Je ne suis pas assez sou, moi qui connois les hommes, pour m’imaginer que ces juges, quels qu’ils soient, iront déclarer solemnellement qu’une jeune Princesse de quinze à vingt ans a été mal élevée. Mais cette reflexion que je fais là, la Bonne ne la sera pas; quand elle la seroit, elle ne s’y fieroit pas tellement qu’elle en négligeât des devoirs dont dépend son sort, sa fortune, son existence. Et ce qu’il importe ici n’est pas que la récompense soit bien administrée, mais l’éducation qui doit l’obtenir. Comme la raison nue a peu de force, l’intérêt seul n’en pas tant qu’on croit. L’imagination seule est active. C’est une passion que nous voulons donner à la gouvernante, et l’on n’excite les passions que par l’imagination. Une récompense promise en argent est très-puissante, mais la moitié de sa force se perd dans le lointain de l’avenir. On compare de sang-froid l’intervalle et l’argent, on compense le risque avec la fortune, et le coeur reste tiede. Etendez, pour ainsi dire, l’avenir sous les sens, afin de lui donner plus de prise. Présentez le sous des faces qui le rapprochent, qui flattent l’espoir et séduisent l’esprit. On se perdroit dans la multitude de suppositions qu’il faudroit parcourir, selon les tems, les lieux, les caracteres. Un exemple est un cas dont peut tirer l’induction pour cent mille autres. Ai-je à faire à un caractere paisible, aimant l’indépendance et repos? Je mené promener cette personnne dans une campagne; elle voit dans une jolie situation une petite maison bien ornée, une basse-cour, un jardin, des terres pour l’entretien du maître, les agrémens qui peuvent lui en faire aimer le séjour. Je vois ma gouvernante enchantée; on s’approprie toujours par la convoitise ce qui convient à notre bonheur. Au fort de son enthousiasme, je la prends à part; je lui dis. Elevez ma fille à ma fantaisie; tout ce que vous voyez est à vous. Et afin qu’elle ne prenne pas ceci pour un mot en l’air, j’en passe l’acte conditionnel; elle n’aura pas un dégoût dans ses fonctions, sur lequel son imagination n’applique cette maison pour emplâtre. Encore un coup, ceci n’est qu’un exemple. Si la longueur du tems épuise et fatigue l’imagination, l’on peut partager l’espace et la récompense en plusieurs termes, et même à plusieurs personnes: je ne vois ni difficulté, ni inconvénient à cela. Si dans six ans mon enfant est ainsi, vous aurez telle chose. Le terme venu, si la condition est remplie on tient parole, et l’on est libre de deux côtés. Bien d’autres avantages découleront de l’expédient que je propose, mais je ne peux ni ne dois tout dire. L’enfant aimera sa gouvernante, sur-tout si elle est d’abord sévere et que l’enfant ne soit pas encore gâté. L’effet de l’habitude est naturel et sûr, jamais il n’a manqué que par la faute des guides. D’ailleurs la justice a sa mesure et sa regle exacte; au lieu que la complaisance qui n’en a point, rend les enfans toujours exigeans et toujours mécontens. L’enfant donc qui aime sa Bonne sait que le sort de cette Bonne est dans le succès de ses soins, jugez de ce que sera l’enfant à mesure que son intelligence et son coeur se formeront. Parvenue à certain âge, la petite fille est capricieuse ou mutine. Supposons un moment critique, important où elle ne veut rien entendre; ce moment viendra bien rarement, on sent pourquoi. Dans ce moment fâcheux la Bonne manque de ressource. Alors elle s’attendrit en regardant son Eleve, et lui dit. C’en est donc fait; tu m’ôtes le pain de ma vieillesse. Je suppose que la fille d’un tel pere ne sera pas un monstre: cela étant, l’effet de ce mot est sûr; mais il ne faut pas qu’il soit dit deux fois. On peut faire en sorte que la petite se le dise à toute heure, et voilà d’où naissent mille biens à la fois. Quoi qu’il en soit, croyez-vous qu’une femme qui pourra parler ainsi à son Eleve, ne s’affectionnera pas à elle? On s’affectionne aux gens sur la tête desquels on a mis des fonds; c’est le mouvement de la nature, et un mouvement non moins naturel est de s’affectionner à son propre ouvrage, sur-tout quand on en attend son bonheur. Voilà donc notre premiere recette accomplie. Seconde regle. Il faut que la Bonne ait sa conduite toute tracée et une pleine confiance dans le succès. Le mémoire instructif qu’il faut lui donner est une piece très-importante. Il faut qu’elle l’étudie sans cesse il faut qu’elle le fiche par coeur, mieux qu’un Ambassadeur ne doit savoir ses instructions. Mais ce qui est plus important encore; c’est qu’elle soit parfaitement convaincue qu’il n’y a point d’autre route pour aller au but qu’on lui marque, et par conséquent au sien. Il ne faut pas pour cela lui donner d’abord le mémoire. Il faut lui dire premiérement ce que vous voulez faire; lui montrer l’état de corps et d’ame où vous exigez qu’elle mette votre enfant. Là-dessus toute dispute ou objection de sa part est inutile: vous n’avez point de raisons à lui rendre de votre volonté. Mais il faut lui prouver que la chose est faisable, et qu’elle ne l’est que par les moyens que vous proposez: c’est sur cela qu’il faut beaucoup raisonner avec elle; il faut lui dire, vos raisons clairement, simplement, au long, en termes à sa portée. Il faut écouter ses réponses, ses sentimens, ses objections, les discuter à loisir ensemble, non pas tant pour ces objections mêmes, qui probablement seront superficielles, que pour saisir l’occasion de bien lire dans son esprit, de la bien convaincre que les moyens que vous indiquez sont les seuls propres à réunir. Il faut s’assurer que de tout point elle est convaincue, non en paroles mais intérieurement. Alors il faut lui donner le mémoire, le lire avec elle, l’examiner, l’éclaircir, le corriger, peut-être, et s’assurer qu’elle l’entend parfaitement. Il surviendra souvent durant l’éducation des circonstances imprévues: souvent les choses prescrites ne tourneront pas comme on avoir cru: les élémens nécessaires pour résoudre les problêmes moraux sont en très-grand nombre, et un seul omis rend la solution fausse. Cela demandera des conférences fréquentes, des discussions, des éclaircissemens auxquels il ne faut jamais se refuser, et qu’il faut même rendre agreables à la gouvernante par le plaisir avec lequel on s’y prêtera. C’est encore un fort bon moyen de l’étudier elle-même. Ces détails me semblent plus particuliérement la tâche de la mere. Il faut qu’elle sache le mémoire aussi bien que la gouvernante: mais il faut qu’elle le sache autrement. La gouvernante le saura par les regles, la mere le saura par les principes: car premièrement ayant reçu une éducation plus soignée, et ayant eu l’esprit plus exercé, elle doit être plus en état de généraliser ses idées, et d’en voir tous les rapports; et de plus prenant au succès un intérêt plus vis encore, elle doit plus s’occuper des moyens d’y parvenir. Troisieme regle. La Bonne doit avoir un pouvoir absolu sur l’enfant. Cette regle bien entendue se réduit à celle-ci, que le mémoire seul doit tout gouverner: car, quand chacun se réglera scrupuleusement sur le mémoire, il s’ensuit que tout le monde agira toujours de concert, sauf ce qui pourroit être ignoré des uns ou des autres; mais il est aisé de pourvoir à cela. Je n’ai pas perdu mon objet de vue, mais j’ai été forcé de faire un bien grand détour. Voilà déjà la difficulté levée en grande partie; car notre Eleve aura peu à craindre des domestiques, quand la seconde mere aura tant d’intérêt à la surveiller. Parlons à présent de ceux-ci. Il y a dans une maison nombreuse des moyens généraux pour tout faire, et sans lesquels on ne parvient jamais à rien. D’abord les moeurs, l’imposante image de la vertu devant laquelle tout fléchit, jusqu’au vice même; ensuite l’ordre, la vigilance, enfin l’intérêt le dernier de tous; j’ajouterois la vanité, mais l’état servile est trop près de la misere; la vanité n’a sa grande force que sur les gens qui ont du pain. Pour ne pas me répéter ici, permettez, Monsieur le Duc, que je vous renvoye à la cinquieme partie de l’Héloïse, Lettre dixieme. Vous y trouverez un recueil de maximes qui me paroissent fondamentales, pour donner dans une maison grande ou petite du ressort à l’autorité; du reste je conviens de la difficulté de l’exécution, parce que, de tous les ordres d’hommes imaginables, celui des valets laisse le moins de prise pour le mener où l’on veut. Mais tous les raisonnemens du monde ne seront pas qu’une chose ne soit pas ce qu’elle est, que ce qui n’y est pas s’y trouve, que des valets ne soient pas des valets. Le train d’un grand Seigneur est susceptible de plus et de moins, sans cesser d’être convenable. Je pars de-là pour établir ma premiere maxime. 1. Réduisez votre suite au moindre nombre de gens qu’il soit possible; vous aurez moins d’ennemis, et vous en serez mieux servi. S’il y a dans votre maison un seul homme qui n’y soit pas nécessaire, il y est nuisible; soyez-en sûr. 2. Mettez du choix dans ceux que vous garderez, et préférez de beaucoup un service exact à un service agréable. Ces gens qui applanissent tout devant leur maître, sont tous ces fripons. Sur-tout point de dissipateur. 3. Soumettez-les à la regle en toute chose, même au travail ce qu’ils seront dût-il n’être bon à rien. 4. Faites qu’ils aient un grand intérêt à reste long-tems à votre service, qu’ils s’y attachent à mesure qu’ils y restent, qu’ils craignent, par conséquent, d’autant plus d’en sortir qu’ils y sont restés plus long-tems. La raison et les moyens de cela se trouvent dans le livre indiqué. Ceci sont les données que je peux supposer, parce que, bien qu’elles demandent beaucoup de peine, enfin elles dépendent de vous. Cela posé: Quelque tems avant que de leur parler, vous avez quelquefois des entretiens à table sur l’éducation de votre enfant, et sur ce que vous vous proposez de faire, sur les difficultés que vous aurez à vaincre, et sur la ferme résolution où vous êtes dt n’épargner aucun soin pour réussir. Probablement vos gens n’auront pas manqué de critiquer entr’eux la maniere extraordinaire d’élever l’enfant; ils y auront trouvé de la bizarrerie, il la faut justifier, mais simplement et en peu de mots. Du reste, il faut montrer votre objet beaucoup plus du côté moral et pieux, que du côté philosophique. Madame la Princesse en ne consultant que son coeur peut y mêler des mots charmans. M. Tissot peut ajouter quelques réflexions dignes de lui. On est si peu accoutumé de voir les Grands avoir des entrailles, aimer la vertu, s’occuper de leurs enfans, que ces conversations courtes et bien ménagées ne peuvent maquer de produire un grand effet. Mais sur-tout nulle ombre d’affectation, point de longueur. Les domestiques ont l’oeil très-perçant: tout seroit perdu s’ils soupçonnoient seulement qu’il y eût en cela rien de concerté; et en effet rien ne doit l’être. Bon pere, bonne mere, laissez parler vos coeurs avec simplicité: ils trouveront des choses touchantes d’eux-mêmes; je vois d’ici vos domestiques derriere vos chaises se prosterner devant leur maître au fond de leurs coeurs: voilà les dispositions qu’il faut faire naître, et dont il faut profiter pour les regles que nous avons à leur prescrire. Ces regles sont de deux especes, selon le jugement que vous porterez vous-même de l’état de votre maison et des moeurs de vos gens. Si vous croyez pouvoir prendre en eux une confiance raisonnable et fondée sur leur intérêt, il ne s’agira que d’un énoncé clair et bref de la maniere dont on doit se conduire toutes les fois qu’on approchera de votre enfant, pour ne point contrarier son éducation. Que si malgré toutes vos précautions, vous croyez devoir vous défier de ce qu’ils pourront dire ou faire en sa présence, la regle alors sera plus simple, et se réduira à n’en approcher jamais sous quelque prétexte que ce soit. Quel de ces deux partis que vous choisissiez, il faut qu’il soit sans exception et le même pour vos gens de tout étage, excepté ce que vous destinez spécialement au service de l’enfant et qui ne peut être en trop petit nombre, ni trop scrupuleusement choisi. Un jour donc vous assemblez vos gens, et dans un discours grave et simple, vous leur direz que vous croyez devoir en bon pere apporter tous vos soins à bien élever l’enfant que Dieu vous a donné. «Sa mere et moi sentons tout ce qui nuisit à la nôtre. Nous l’en voulons préserver; et si Dieu bénit nos efforts, nous n’aurons point de compte à lui rendre des défauts ou des vices que notre enfant pourroit contracter. Nous avons pour cela de grandes précautions à prendre: voici celles qui vous regardent, et auxquelles j’espere que vous vous prêterez en honnêtes gens, dont les premiers devoirs sont d’aider à remplir ceux de leurs maîtres.» Après l’énoncé de la règle dont vous prescrivez l’observation vous ajoutez que ceux qui seront exacts à la suivre peuvent compter sur votre bienveillance et même sur vos bienfaits. «Mais je vous déclare en même tems, poursuivez-vous d’une voix plus haute; que, quiconque y aura manqué une seule fois, et en quoi que ce puisse être, sera chassé sur le champ et perdra ses gages. Comme c’est-là la condition sous la-quelle je vous garde, et que je vous en préviens tous; ceux qui n’y veulent pas acquiescer, peuvent sortir.» Des règles si peu gênantes, ne seront sortir que ceux qui seroient sortis sans cela, ainsi vous ne perdez rien à leur mettre le marché à la main, et vous leur en imposez beaucoup. Peut-être au commencement, quelque étourdi en sera-t-il la victime, et il faut qu’il le soit. Fût-ce le Maître-d’Hôtel, s’il n’est chassé comme un coquin, tout est manqué. Mais s’ils voient une fois que c’est tout de bon et qu’on les surveille, on aura désormais peu besoin de les surveiller. Mille petits moyens relatifs naissent de ceux-là; mais il ne faut pas tout dire, et ce mémoire est déjà trop long. J’ajouterai seulement un avis très-important et propre à couper cours au mai qu’on n’aura pu prévenir. C’est d’examiner toujours l’enfant avec le plus grand soin, et de suivre attentivement les progrès de son corps et de son coeur. S’il se fait quelque chose autour de lui contre la regle, l’impression s’en marquera dans l’enfant même. Dès que vous y verrez un signe nouveau, cherchez-en la cause avec soin; vous la trouverez infailliblement. A certain âge il y a toujours remede au mal qu’on n’a pu prévenir, pourvu qu’on sache le connoître, et qu’on s’y prenne à tems pour le guérir. Tous ces expédiens ne sont pas faciles, et je ne réponds pas absolument de leur succès: cependant je crois qu’on y peut prendre une confiance raisonnable, et je ne vois rien d’équivalent dont j’en puisse dire autant. Dans une route toute nouvelle, il ne faut pas chercher des chemins battus, et jamais entreprise extraordinaire et difficile ne s’exécute par des moyens aisés et communs. Du reste, ce ne sont peut-être ici que les délires d’un fiévreux. La comparaison de ce qui est à ce qui doit être, m’a donné l’esprit romanesque et m’a toujours jetté loin de tout ce qui se fait. Mais vous ordonnez, Monsieur le Duc, j’obéis. Ce sont mes idées que vous demandez, les voilà. Je vous tromperois, si je vous donnois la raison des autres, pour les folies qui sont à moi. En les faisant passer sous les yeux d’un si bon juge, je ne crains pas le mal qu’elles peuvent causer. VII Lettre A Monsieur Le Marquis De Mirabeau. (5) (1767) Trye le 26 Juillet 1767. J’aurois dû, Monsieur, vous écrire en recevant votre dernier billet: mais j’ai mieux aimé tarder quelques jours encore à réparer ma négligence, et pouvoir vous parler en même tems du livre (6) que vous m’avez envoyé. Dans l’impossibilité de le lire tout entier, j’ai choisi les chapitres où l’Auteur casse les vîtres, et qui m’ont paru les plus importans. Cette lecture m’a moins satisfait que je ne m’y attendois; et je sens que les traces de mes vieilles idées, racornies dans mon cerveau, ne permettent plus à des idées si nouvelles d’y faire de fortes impressions. Je n’ai jamais pu bien entendre ce que c’étoit que cette évidence qui sert de base au Despotisme légal, et rien ne m’a paru moins évident que le chapitre qui traite de toutes ces évidences. Ceci ressemble assez au systême de l’Abbé. de St. Pierre, qui prétendoit que la raison humaine alloit toujours en se perfectionnant, attendu que chaque siecle ajoute ses lumières à celles des siecles précédens. Il ne voyoit pas que l’entendement humain n’a toujours qu’une même mesure et très-étroite, qu’il perd d’un côté tout autant qu’il gagne de l’autre, et que des préjugés toujours renaissans nous ôtent autant de lumieres acquises que la raison cultivée en peut remplacer. Il me semble que l’évidence ne peut jamais être dans les loix naturelles et politiques qu’en les considérant par abstraction. Dans un gouvernement particulier que tant d’élémens divers composent, cette évidence disparoît nécessairement. Car la science du gouvernement n’est qu’une science de combinaisons, d’applications et d’exceptions, selon les tems, les lieux, les circonstances. Jamais le public ne peut voir avec évidence les rapports et le jeu de tout cela. Et, de grace, qu’arrivera-t-il, que deviendront vos droits sacrés de propriété dans de grands dangers, dans des calamités extraordinaires, quand vos valeurs disponibles ne suffiront plus, et que le salus populi suprema lex esto sera prononcé par le Despote? Mais supposons toute cette théorie des loix naturelles toujours parfaitement évidente, même dans ses applications, et d’une clarté qui se proportionne à tous les yeux; comment des philosophes qui connoissent le coeur humain, peuvent-ils donner à cette évidence tant d’autorité sur les actions des hommes, comme s’ils ignoroient que chacun se conduit très-rarement par ses lumieres et très- fréquemment par ses passions. On prouve que le plus véritable intérêt du Despote est de gouverner légalement; cela est reconnu de tous les tems: mais qui est-ce qui se conduit sur ses plus vrais intérêts? Le sage seul, s’il existe. Vous faites donc, Messieurs, de vos Despotes autant de sages. Presque tous les hommes connoissent leurs vrais intérêts, et ne les suivent pas mieux pour cela. Le prodigue qui mange ses capitaux sait parfaitement qu’il se ruine, et n’en va pas moins son train; de quoi sert que la raison nous éclaire quand la passion nous conduit? Video meliora proboque, deteriora sequor. Voilà ce que sera votre Despote, ambitieux, prodigue, avare, amoureux, vindicatif, jaloux, foible: car c’est ainsi qu’ils sont tous, et que nous faisons tous. Messieurs, permettez-moi de vous le dire; vous donnez trop de force à vos calculs, et pas assez aux penchans du coeur humain, et au jeu des passions. Votre systême est très-bon pour les gens de l’Utopie, il ne vaut rien pour les enfans d’Adam. Voici, dans mes vieilles idées, le grand problème en Politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en Géométrie, et à celui des longitudes en Astronomie. Trouver une forme de Gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme. Si cette forme est trouvable, cherchons la et tâchons de l’établir. Vous prétendez, Messieurs, trouver cette loi dominante dans l’évidence des autres. Vous prouvez trop: car cette évidence a dû être dans tous les Gouvernemens sera jamais dans aucun. Si malheureusement cette forme n’est pas trouvable, et j’avoue ingénument que je crois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer à l’autre extrémité et mettre tout-d’un coup l’homme autant au-dessus de la loi qu’il peut l’être, par conséquent établir le despotisme arbitraire et le plus arbitraire qu’il est possible: je voudrois que le Despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois point de milieu supportable entre la plus austere Démocratie et le Hobbisme le plus parfait: car le conflit des hommes et des loix qui met dans l’Etat une guerre intestine continuelle, est le pire de tous les états politiques. Mais les Caligula, les Nérons, les Tiberes!.... mon Dieu.... je me roule par terre, et je gémis d’être homme. Je n’ai pas entendu tout ce que vous avez dit des loix dans votre livre, et ce qu’en dit l’Auteur nouveau dans je sien. Je trouve qu’il traite un peu légérement des diverses formes de gouvernement, bien légèrement sur-tout des suffrages. Ce qu’il a dit des vices du Despotisme électif est très-vrai: ces vices sont terribles. Ceux du Despotisme héréditaire, qu’il n’a pas dits, le sont encore plus. Voici un second problême qui depuis long-tems m’a roulé dans l’esprit. Trouver dans le Despotisme arbitraire une forme de succession qui ne soit ni élective ni héréditaire, ou plutôt qui soit à la fois l’une et l’autre, et par laquelle on s’assure autant qu’il est possible de n’avoir ni des Tiberes ni des Nérons. Si jamais j’ai le malheur de m’occuper derechef de cette folle idée, je vous reprocherai toute ma vie de m’avoir ôté de mon ratelier. J’espere que cela n’arrivera pas; mais, Monsieur, quoi qu’il arrive, ne me parlez plus de votre Despotisme légal. Je ne saurois le goûter ni même l’entendre; et je ne vois là que deux mots contradictoires, qui réunis ne signifient rien pour moi. Je connois d’autant moins votre principe de population, qu’il me paroît inexplicable en lui-même, contradictoire avec les faits, impossible à concilier avec l’origine des nations. Selon vous, Monsieur, la population multiplicative n’auroit dû commencer que quand elle a cessé réellement. Dans mes vieilles idées si-tôt qu’il y a eu pour un sol de ce que vous appeliez richesses ou valeur disponible, si-tôt que s’est fait le premier échange, la population multiplicative a dû cesser, c’est aussi ce qui est arrivé. Votre systême économique est admirable. Rien n’est plus profond, plus vrai, mieux vu, plus utile. Il est plein de grandes et sublimes vérités qui transportent. Il s’étend à tout; le champ est vaste; mais j’ai peur qu’il n’aboutisse à des pays bien différens de ceux où vous prétendez aller. J’ai voulu vous marquer mon obéissance en vous montrant que je vous avois du moins parcouru. Maintenant, illustre ami des hommes et le mien, je me prosterne à vos pieds pour vous conjurer d’avoir pitié de mon état et de mes malheurs, de laisser en paix ma mourante tête, de n’y plus réveille des idées presque éteintes, et qui ne peuvent renaître que pour m’abymer dans de nouveaux gouffres de maux. Aimez-moi toujours; mais ne m’envoyez plus de livres; n’exigez plus que j’en lise; ne tentez pas même de m’éclairer si je m’égaré: il n’est plus tems. On ne se convertit point sincérement a mon âge. Je puis me tromper, et vous pouvez me convaincre; mais non pas me persuader. D’ailleurs je ne dispute jamais; j’aime mieux céder et me taire; trouvez bon que je m’en tienne à cette résolution. Je vous embrasse de la plus tendre amitié et avec le plus vrai respect. Lettre Diverses. I Lettre A M. L'Abbé Raynal. (1750) "Alors Auteur du Mercure de France." Paris le 25 Juillet 1750. Vous le voulez, Monsieur, je ne résiste plus: il faut vous ouvrir un porte- feuille qui n’étoit pas destiné à voir le jour, et qui en est très-peu digne. Les plaintes du Public sur ce déluge de mauvais écrits dont on l’inonde journellement, m’ont assez appris qu’il n’a que faire des miens; et de mon côté, la réputation d’Auteur médiocre, à laquelle seule j’aurois pu aspirer, a peu flatté mon ambition. N’ayant pu vaincre mon penchant pour les lettres, j’ai presque toujours écrit pour moi seul; (7) et le Public ni mes amis n’auront pas à se plaindre que j’aye été pour eux Recitator acerbus. Or, on est toujours indulgent à soi-même, et des écrits ainsi destinés à l’obscurité, l’Auteur même eût-il du talent, manqueront toujours de ce feu que donne l’émulation, et de cette correction dont le seul desir de plaire peut surmonter le dégoût. Une chose singuliere, c’est qu’ayant autrefois publié un seul ouvrage (8) où certainement il n’est point question de poésie, on me fasse aujourd’hui poëte malgré moi; on vient tous les jours me faire compliment sur des Comédies et d’autres Pièces de vers que je n’ai point faites, et que je ne suis pas capable de faire. C’est l’identité du nom de l’Auteur et du mien, qui m’attire cet honneur. J’en serois flatté, sans doute, si l’on pouvoit l’être des éloges qu’on dérobe à autrui; mais louer un homme de choses qui sont au-dessus de ses forces, c’est le faire songer à sa foiblesse. Je m’étois essayé, je l’avoue, dans le genre lyrique, par un ouvrage loué des amateurs, décrié, des artistes, et que la réunion de deux arts difficiles a fait exclure par ces derniers, avec autant de chaleur que si en effet il eût été excellent. Je m’étois imaginé, en vrai Suisse, que pour réussir, il ne falloit que bien faire; mais ayant vu par l’expérience d’autrui, que bien faire est le premier et le plus grand obstacle qu’on trouve à Surmonter dans cette carriere; et ayant éprouvé moi-même qu’il y faut d’autres talens que je ne puis ni ne veux avoir, je me suis hâté de rentrer dans l’obscurité qui convient également à mes talens et à mon caractere, et où vous devriez me laisser pour l’honneur de votre journal. Je suis, et C. II Lettre Au Même. "L'Abbé Raynal." (1753) Sur l’usage dangereux des ustensiles de cuivre. Juillet 1753. Je crois, Monsieur, que vous verrez avec plaisir l’extrait ci-joint d’une lettre de Stockolm, que la personne à qui’elle est adressée me charge de vous prier d’insérer dans le Mercure. L’objet en est de la derniere importance pour la vie des hommes; et plus la négligence du public est excessive à cet égard, plus les citoyens éclairés doivent redoubler de zele et d’activité pour la vaincre. Tous les Chimistes de l’Europe nous avertissent depuis long-tems des mortelles qualités du cuivre, et des dangers auxquels on s’expose en faisant usage de ce pernicieux métal dans les batteries de cuisine. M. Rouelle de l’Académie des Sciences, est celui qui en a démontré plus sensiblement les funestes effets, et qui s’en est plaint avec le plus de véhémence. M. Thierri, docteur en médecine, a réuni dans une savante these qu’il soutint en 1749, sous la présidence de M. Falconnet, une multitude de preuves capables d’effrayer tout homme raisonnable qui fait quelque cas de sa vie et de celle de ses concitoyens. Ces Physiciens ont fait voir que le verd-de-gris, ou le cuivre dissous, est un poison violent dont l’effet est toujours accompagné de symptômes affreux; que la vapeur même de ce métal est dangereuse, puisque les ouvriers qui le travaillent sont sujets à diverses maladies mortelles ou habituelles; que toutes les menstrues, les graisses, les sels, et l’eau même dissolvent le cuivre, et en sont du verd-de- gris; que l’étamage le plus exact ne fait que diminuer cette dissolution; que l’étaim qu’on emploie dans cet étamage, n’est pas lui-même exempt de danger, malgré l’usage indiscret qu’on a fait jusqu’à présent de ce métal, et que ce danger est plus grand ou moindre, selon les différens étaims qu’on emploie, en raison de l’arsenic qui entre dans leur composition, ou du plomb qui entre dans leur alliage; (9) que même, en supposant à l’étamage une précaution suffisante, c’est une imprudence impardonnable de faire dépendre la vie et la santé des hommes d’une lame d’étaim très-déliée, qui s’use très-promptement (10) et de l’exactitude des domestiques et des cuisiniers qui rejettent ordinairement les vaisseaux récemment étamés, à cause du mauvais goût que donnent les matieres employées à l’étamage: ils ont fait voir combien d’accidens affreux produits par le cuivre, sont attribués tous les jours à des causes toutes différentes; ils ont prouvé qu’une multitude de gens périssent, et qu’un plus grand nombre encore sont attaqués de mille différentes maladies, par l’usage de ce métal dans nos cuisines et dans nos fontaines, sans se douter eux-mêmes de la véritable cause dé leurs maux. Cependant, quoique la manufacture d’ustensiles de fer battu et étamé, qui est établie au fauxbourg St. Antoine, offre des moyens faciles de substituer dans les cuisines une batterie moins dispendieuse, aussi commode que celle de cuivre, et parfaitement saine, au moins quant au métal principal, l’indolence ordinaire aux hommes sur les choses qui leur sont véritablement utiles, et les petites maximes que la paresse invente sur les usages établis, sur-tout quand ils sont mauvais, n’ont encore laissé que peu de progrès aux sages avis des Chimistes, et n’ont proscrit le cuivre que de peu de cuisines. La répugnance des cuisiniers à employer d’autres vaisseaux que ceux qu’ils connoissent, est un obstacle dont on ne sent toute la force que quand on connoît la paresse et la gourmandise des maîtres. Chacun fait que la société abonde en gens qui préferent l’indolence au repos, et le plaisir au bonheur; mais on a bien de la peine à concevoir qu’il y en ait qui aiment mieux s’exposer à périr, eux et toute leur famille, dans des tourmens affreux, qu’à manger un ragoût brûlé. Il faut raisonner avec les sages, et jamais avec le public. Il y a long-tems qu’on a comparé la multitude à un troupeau de moutons; il lui faut des exemples au lieu de raisons, car chacun craint beaucoup plus d’être ridicule que d’être fou ou méchant. D’ailleurs, dans toutes les choses qui concernent l’intérêt commun, presque tous jugeant d’après leurs propres maximes, s’attachent moins à examiner la force des preuves, qu’à pénétrer les motifs secrets de celui qui les propose: par exemple, beaucoup d’honnêtes lecteurs soupçonneroient volontiers qu’avec de l’argent, le chef de la fabrique de fer battu, ou l’auteur des fontaines domestiques excitent mon zele en cette occasion; défiance assez naturelle dans un siecle de charlatanerie, où les plus grands fripons ont toujours l’intérêt public dans la bouche. L’exemple est en ceci plus persuasif que le raisonnement, parce que la même défiance ayant vraisemblablement dû naître aussi dans l’esprit des autres, on est porté à croire que ceux qu’elle n’a point empêché d’adopter ce que l’on propose, ont trouvé pour cela des raisons décisives. Ainsi, au lieu de m’arrêter à montrer combien il est absurde, même dans le doute, de laisser dans la cuisine des ustensiles suspects de poison, il vaut mieux dire que M. Duverney vient d’ordonner une batterie de fer pour l’Ecole militaire, que M. le Prince de Conti a banni tout le cuivre de la sienne; que M. le Duc de Duras Ambassadeur en Espagne, en a fait autant; et que son cuisinier, qu’il consulta là-dessus, lui dit nettement que tous ceux de son métier qui ne s’accommodoient pas de la batterie de fer, tout aussi bien que de celle de cuivre, étoient des ignorans, ou des gens de mauvaise volonté. Plusieurs particuliers ont suivi cet exemple, que les personnes éclairées, qui m’ont remis l’extrait ci-joint, ont donné depuis long-tems, sans que leur table se ressente le moins du monde de ce changement, que par la confiance avec laquelle on peut manger d’excellens ragoûts, très-bien préparés dans des vaisseaux de fer. Mais que peut-on mettre sous les yeux du public de plus frappant que cet extrait même? S’il y avoit au monde un nation qui dût s’opposer à l’expulsion du cuivre, c’est certainement la Suede, dont les mines de ce métal sont la principale richesse, et dont les peuples en général idolâtrent leurs anciens usages. C’est pourtant ce royaume si riche en cuivre qui donne l’exemple aux autres, d’ôter à ce métal tous les emplois qui le rendent dangereux et qui intéressent la vie des citoyens; ce sont ces peuples, si attachés à leurs vieilles pratiques, qui renoncent sans peine à une multitude de commodités qu’ils retireroient de leurs mines, dès que la raison et l’autorité de sages leur montrent le risque que l’usage indiscret de ce métal leur fait courir. Je voudrois pouvoir espérer qu’un si salutaire exemple sera suivi dans le reste de l’Europe, où l’on ne doit pas avoir la même répugnance à proscrire, au moins dans les cuisines, un métal que l’on tire de dehors, Je voudrois que les avertissemens publics des philosophes et des gens de lettres réveillassent les peuples sur ses dangers de toute espece auxquels leur imprudence les expose, et rappellassent plus souvent à tous les souverains, que le soin de la conservation des hommes n’est pas seulement leur premier devoir, mais aussi leur plus grand intérêt. Je suis, et C. III Lettre A M. P***. A Geneve. (1754) Paris le 28 Novembre 1754. En répondant avec franchise à votre dernière lettre, en déposant mon coeur et mon sort entre vos mains, je crois, Monsieur, vous donner une marque d’estime et de confiance moins équivoque que des louanges et des complimens, prodigués par la flatterie plus souvent que par l’amitié. Oui, Monsieur, frappé des conformités que je trouve entre la constitution de gouvernement qui découle de mes principes, et celle qui existe réellement dans notre République, je me suis proposé de lui dédier mon Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité, et j’ai saisi cette occasion comme un heureux moyen d’honorer ma Patrie et ses chefs par de justes éloges, d’y porter, s’il se peut, dans le fond des coeurs, l’olive que je ne vois encore que sur des médailles, et d’exciter en même tems les hommes à se rendre heureux par l’exemple d’un peuple qui l’est ou qui pourroit l’être sans rien changer à son institution. Je cherche en cela, selon ma coutume moins à plaire qu’à me rendre utile: je ne compte pas en particulier sur le suffrage de quiconque est de quelque parti; car n’adoptant pour moi que celui de la justice et de la raison, je ne dois gueres espérer que tout homme qui suit d’autres réglés, puisse être l’approbateur des miennes, et si cette considération ne m’a point retenu, c’est qu’en toute chose le blâme de l’univers entier me touche beaucoup moins que l’aveu de nia conscience. Mais, dites-vous, dédier un livre à la République, cela ne s’est jamais fait. Tant mieux, Monsieur; dans les choses louables, il vaut mieux donner l’exemple que le recevoir, et je crois n’avoir que de trop justes raisons pour n’être l’imitateur de personne; ainsi, votre objection n’est au fond qu’un préjugé de plus en ma saveur, car depuis long-tems il ne reste plus de mauvaise action à tenter, et quoi qu’on en pût dire, il s’agiroit moins de savoir si la chose s’est faite ou non, que si elle est bien ou mal en soi, de quoi je vous laisse le juge. Quant à ce que vous ajoutez qu’après ce qui s’est passé, de telles nouveautés peuvent être dangereuses, c’est-là une grande vérité à d’autres égards; mais à celui-ci, je trouve au contraire ma démarche d’autant plus à sa place après ce qui s’est passé, que mes éloges étant pour les Magistrats, et mes exhortations pour les Citoyens, il convient que le tout s’adresse à la République, pour avoir occasion de parler à ses divers membres, et pour ôter à ma Dédicace toute apparence de partialité. Je sais qu’il y a des choses qu’il ne faut point rappeller; et j’espere que vous me croyez allez de jugement pour n’en user à cet égard, qu’avec une réserve dans laquelle, j’ai plus consulté le goût des autres que le mien: car je ne pense pas qu’il soit d’une adroite politique, de pousser cette maxime jusqu’au scrupule. La mémoire d’Erostrate nous apprend, que c’est un mauvais moyen de faire oublier les choses, que d’ôter la liberté d’en parler: mais si vous faites qu’on n’en parle qu’avec douleur, vous serez bientôt qu’on n’en parlera plus. Il y a je ne sais quelle circonspection pusillanime fort goûtée en ce siecle, et qui, voyant par- tout des inconvéniens, se borne par sagesse, à ne faire ni bien ni mal; j’aime mieux une hardiesse généreuse qui, pour bien faire, secoue quelquefois le puérile joug de la bienséance. Qu’un zele indiscret m’abuse peut-être, que prenant mes erreurs pour des vérités utiles, avec les meilleures intentions du monde je puisse faire plus de mal que de bien; je n’ai rien à répondre à cela, si ce n’est, qu’une semblable raison devroit retenir tout homme droit, et laisser l’univers à la discrétion du méchant et de l’étourdi, parce que les objections, tirées de la seule foiblesse de la nature, ont force contre quelque homme que ce soit, et qu’il n’y a personne qui ne dût être suspect à soi-même, s’il ne se reposoit de la justesse de les lumieres sur la droiture de son coeur; c’est ce que je dois pouvoir faire sans témérité, parce qu’isolé parmi les hommes, ne tenant à rien dans la société, dépouillé de toute espece de prétention, et ne cherchant mon bonheur même que dans celui des autres, je crois, du moins, être exempt de ces préjugés d’état qui sont plier le jugement des plus sages aux maximes qui leur sont avantageuses. Je pourrois, il est vrai, consulter des gens plus habiles que moi, et je le serois volontiers, si je ne savois que leur intérêt me conseillera toujours avant leur raison. En un mot, pour parler ici sans détour, je me fie encore plus à mon désintéressement, qu’aux lumieres de qui que ce puisse être. Quoi qu’en général, je fasse très-peu de cas des étiquettes de procédés, et que j’en aye depuis long-tems secoué le joug plus pesant qu’utile, je pense avec vous qu’il auroit convenu d’obtenir l’agrément de la République ou du Conseil, comme c’est assez l’usage en pareil cas; et j’étois si bien de cet avis, que mon voyage fut fait en partie, dans l’intention de solliciter cet agrément; mais il me fallut peu de tems et d’observations pour reconnoître l’impossibilité de l’obtenir; je sentis que demander une telle permission, c’étoit vouloir un refus, et qu’alors ma démarche qui pêche tout au plus contre une certaine bienséance dont plusieurs se sont dispensés, seroit par-là devenue une désobéissance condamnable, si j’avois persisté, ou l’étourderie d’un sot, si j’eusse abandonné mon dessein: car ayant appris que dès le mois de Mai dernier, il s’étoit fait à mon insçu des copies de l’ouvrage et de la Dédicace, dont je n’étois plus le maître de prévenir l’abus, je vis que je ne l’étois pas non plus de renoncer à mon projet, sans m’exposer à le voir exécuter par d’autres. Votre lettre m’apprend elle-même que vous ne sentez pas moins que moi toutes les difficultés que j’avois prévues; or, vous savez qu’à force de se rendre difficile sur les permissions indifférentes, on invite les hommes à s’en passer: c’est ainsi que l’excessive circonspection du feu Chancelier, sur l’impression des meilleurs livres, fit enfin qu’on ne lui présentoit plus de manuscrits, et que les livres ne s’imprimoient pas moins, quoique cette impression faite contre les loix, fût réellement criminelle, au lieu qu’une Dédicace non communiquée, n’est tout au plus qu’une impolitesse; et loin qu’un tel procédé soit blâmable par sa nature, il est au fond plus conforme à l’honnêteté que l’usage établi; car il y a je ne sais quoi de lâche, à demander aux gens la permission de les louer, et d’indécent à l’accorder. Ne croyez pas, non plus, qu’une telle conduire soit sans exemple: je puis vous faire voir des livres dédiés à la nation Françoise, d’autres au peuple Anglois, sans qu’on ait fait un crime aux Auteurs de n’avoir eu pour cela ni le consentement de la nation, ni celui du Prince qui surement leur eût été refusé, parce que dans toute Monarchie, le roi; veut être l’Etat lui tout seul, et ne prétend pas que le peuple soit quelque chose. Au reste, si j’avois eu à m’ouvrir à quelqu’un sur cette affaire, c’auroit été à M. le Premier moins qu’à qui que ce soit au monde. J’honore et j’aime trop ce digne et respectable Magistrat, pour avoir voulu le compromettre en la moindre chose, et l’exposer au chagrin de déplaire peut-être à beaucoup de gens, en favorisant mon projet; ou d’être forcé, peut-être à le blâmer contre son propre sentiment. Vous pouvez croire qu’ayant réfléchi long-tems sur les matieres de Gouvernement, je n’ignore pas la force de ces petites maximes d’Etat qu’un sage Magistrat est obligé de suivre, quoiqu’il en sente lui-même, toute la frivolité. Vous conviendrez que je ne pouvois obtenir l’aveu du Conseil, sans que mon ouvrage fût examiné; or, pensez-vous que j’ignore ce que c’est que ces examens, et combien l’amour-propre des censeurs les mieux intentionnés, et les préjugés des plus éclairés, leur sont mettre d’opiniâtreté et de hauteur à la place de la raison et leur sont rayer d’excellentes choses, uniquement parce qu’elles ne sont pas dans leur maniere de penser et qu’ils ne les ont pas méditées aussi profondément que l’Auteur? N’ai-je pas eu ici mille altercations avec les miens? Quoique gens d’esprit et d’honneur, ils m’ont toujours désolé par de misérables chicanes, qui n’avoient ni le sens commun, ni d’autre cause qu’une vile pusillanimité, ou la vanité de vouloir tout savoir mieux qu’un autre. Je n’ai jamais cédé, parce que je ne cédé qu’à la raison; le Magistrat a été notre juge, et il s’est toujours trouvé que les censeurs avoient tort. Quand je répondis au Roi de Pologne, je devois selon eux, lui envoyer mon manuscrit, et ne le publier qu’avec son agrément: c’étoit, prétendoient-ils, manquer de respect au pere de la Reine que de l’attaquer publiquement, sur-tout avec la fierté qu’ils trouvoient dans ma réponse; et ils ajoutoient même, que ma sureté exigeoit des précautions; je n’en ai pris aucune; je n’ai point envoyé mon manuscrit au Prince; je me suis fié à l’honnêteté publique, comme je fais encore aujourd’hui, et l’événement a prouvé que j’avois raison. Mais à Geneve il n’en iroit pas comme ici; la décision de mes censeurs seroit sans appel; je me verrois réduit à me taire, ou à donner sous mon nom, le sentiment d’autrui; et je ne veux faire ni l’un ni l’autre. Mon expérience m’a donc fait prendre la ferme résolution d’être désormais mon unique censeur; je n’en aurois jamais de plus sévere, et mes principes n’en ont pas besoin d’autres, non plus que mes moeurs: puisque tous ces gens-là regardent toujours à mille choses étrangeres dont je ne me soucie point, j’aime mieux m’en rapporter à ce juge intérieur et incorruptible qui ne passe rien de mauvais, et ne condamne rien de bon, et qui ne trompe jamais quand on le consulte de bonne foi, J’espere que vous trouverez qu’il n’a pas mal fait son devoir dans l’ouvrage en question, dont tout le monde sera content, et qui n’auroit pourtant obtenu l’approbation de personne. Vous devez sentir encore, que l’irrégularité qu’on peut trouver dans mon procédé, est toute à mon préjudice et à l’avantage du Gouvernement. S’il y a quelque chose de bon dans mon ouvrage, on pourra s’en prévaloir; s’il y a quelque chose de mauvais, on pourra le désavouer; on pourra m’approuvera ou me blâmer selon les intérêts particuliers, ou le jugement du public. On pourroit même proscrire mon livre, si l’Auteur et l’Etat avoient ce malheur que le Conseil n’en fût pas content; toutes choses qu’on ne pourroit plus faire après en avoir approuvé la Dédicace. En un mot, si j’ai bien dit en l’honneur de ma Patrie, la gloire en sera pour elle: si j’ai mal dit, le blâme en retombera sur moi seul. Un bon citoyen peut-il se faire un scrupule d’avoir à courir de tels risques? Je supprime toutes les considérations personnelles qui peuvent me regarder, parce qu’elles ne doivent jamais entrer dans les motifs d’un homme de bien, qui travaille pour l’utilité publique. Si le détachement d’un coeur qui ne tient ni à la gloire, ni à la fortune, ni même à la vie, peut le rendre digne d’annoncer la vérité, j’ose me croire appellé à cette vocation sublime: c’est pour faire aux hommes du bien selon mon pouvoir, que je m’abstiens d’en recevoir d’eux, et que je chéris ma pauvreté et mon indépendance. Je ne veux point supposer que de tels sentimens puissent jamais me nuire auprès de mes concitoyens; et c’est sans le prévoir, ni le craindre, que je prépare mon ame à cette derniere épreuve, la seule à laquelle je puise être sensible. Croyez que je veux être jusqu’au tombeau, honnête, vrai, et citoyen zélé; et que s’il falloit me priver à cette occasion, du doux séjour de la Patrie, je couronnerois ainsi les sacrifices que j’ai faits à l’amour des hommes et de la vérité, par celui de tous qui coûte le plus à mon coeur, et qui par conséquent m’honore le plus. Vous comprendrez aisément que cette lettre est pour vous seul; j’aurois pu vous en écrire une pour être vue dans un style fort différent; mais outre que ces petites adresses répugnent à mon caractere, elles ne répugneroient pas moins à ce que je connois du vôtre; et je me saurai gré toute ma vie, d’avoir profité de cette occasion de m’ouvrir à vous sans réserve, et de me confier à la discrétion d’un homme de bien qui a de l’amitié pour moi. Bonjour, Monsieur, je vous embrasse de tout mon coeur avec attendrissement et respect. IV Lettre A M. Vernes. (1755) Paris le 2 Avril 1755. Pour le coup, Monsieur, voici bien du retard; mais outre que je ne vous ai point caché mes défauts, vous devez songer qu’un ouvrier et un malade ne disposent pas de leur tems comme ils aimeroient le mieux. D’ailleurs, l’amitié se plaît à pardonner, et l’on n’y met gueres la sévérité qu’à la place du sentiment. Ainsi je crois pouvoir compter sur votre indulgence. Vous voilà donc, Messieurs, devenus Auteurs périodiques. Je vous avoue que ce projet ne me rit pas autant qu’a vous: j’ai du regret de voir des hommes faits pour élever des monumens, se contenter de porter des matériaux, et d’architectes se faire manoeuvres. Qu’est-ce qu’un livre périodique? Un ouvrage éphémère, sans mérite et sans utilité, dont la lecture négligée et méprisée par des gens de Lettres, ne sert qu’à donner aux femmes et aux sots de la vanité sans instruction, et dont le sort, après avoir brillé le matin sur la toilette, est de mourir le soir dans la garderobe. D’ailleurs, pouvez-vous vous résoudre à prendre des pièces dans les journaux et jusques dans le Mercure, et à compiler des compilations? S’il n’est pas impossible qu’il s’y trouve quelque bon morceau, il est impossible que pour le déterrer, vous n’ayez le dégoût d’en lire toujours une multitude de détestables. La philosophie du coeur coûtera cher à l’esprit, s’il faut le remplir de tous ces fatras. Enfin, quand vous auriez assez de zele pour soutenir l’ennui de toutes ces lectures, qui vous répondra que votre choix sera fait comme il doit l’être, que l’attrait de vos vues particulières ne l’emportera pas souvent sur l’utilité publique, ou que si vous ne songez qu’à cette utilité l’agrément n’en souffrira point? Vous n’ignorez pas qu’un bon choix littéraire est le fruit du goût le plus exquis, et qu’avec tout l’esprit et toutes les connoissances imaginables, le goût ne peut assez se perfectionner dans une petite ville, pour y acquérir cette sureté nécessaire à la formation d’un recueil. Si le vôtre est excellent, qui le sentira? S’il est médiocre et par conséquent détestable; aussi ridicule que le mercure Suisse, il mourra de sa mort naturelle après avoir amusé pendant quelques mois les caillettes du pays de Vaud. Croyez-moi, Monsieur, ce n’est point cette espece d’ouvrage qui nous convient. Des ouvrages graves et profonds peuvent nous honorer, tout le colifichet de cette petite philosophie à la mode nous va fort mal. Les grands objets tels que la vertu et la liberté étendent et fortifient l’esprit, les petits tels que la poésie et les beaux-arts lui donnent plus de délicatesse et de subtilité. Il faut un télescope pour les uns et un microscope pour les autres, et les hommes accoutumés à mesurer le ciel, ne sauroient disséquer des mouches; voilà pourquoi Genève est le pays de la sagesse et de la raison, et Paris le siége du goût. Laissons-en donc les rafinemens à ces myopes de la littérature, qui passent leur vie à regarder des cirons au bout de leur nez; sachons être plus fiers du goût qui nous manque qu’eux de celui qu’ils ont; et tandis qu’ils seront des journaux et des brochures pour les ruelles, tâchons de faire des livres utiles et dignes de l’immortalité. Après vous avoir tenu le langage de l’amitié, je n’en oublierai pas les procédés, et si vous persistez dans votre projet, je serai de mon mieux un morceau tel que vous le souhaiterez pour y remplir un vide tant bien que mal. V Lettre De M. Voltaire. (1755) (11) Aux Délices près de Geneve 1755. J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre-humain; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre foiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes: il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver, les Sauvages du Canada, premièrement parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d’Europe nécessaire; secondement, parce que la guerre est portée dans ce pays-là; et que les exemples de nos nations ont rendu les Sauvages presque aussi méchans que nous. Je me borne à être, un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie où vous devriez être. J’avoue avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre, et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligerent à se retracter. Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire Encyclopédique, ceux qui osoient être leurs, rivaux, les traiterent de Déistes, d’Athées, et même de Jansénistes. Si j’osois me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous serois voir une troupe de misérables acharnés à me perdre, du jour que je donnai la tragédie d’Oedipe; une bibliothèque de calomnies ridicules imprimée contre moi; un prêtre ex-jésuite que j’avois sauvé du dernier supplice, me payant par des libelles diffamatoires, du service que je lui avois rendu; un homme plus coupable encore, faisant imprimer mon propre ouvrage du siecle de Louis XIV, avec des notes où la plus crasse ignorance débite les calomnies les plus effrontées; un autre qui vend à un Libraire une prétendue histoire universelle sous mon nom, et le Libraire assez avide ou allez sot pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits et de noms estropiés;, et enfin des hommes assez lâches et assez méchans, pour m’imputer cette rapsodie. Je vous serois voir la société infectée de ce genre d’hommes, inconnu à toute l’antiquité, qui, ne pouvant embrasser une, profession honnête, soit de laquais, soit de manoeuvre, et sachant malheureusement lire et écrire, se sont courtiers de la littérature, volent des manuscrits, les défigurent et les vendent. Je pourrois me plaindre qu’une plaisanterie, faite il y a plus de trente ans, sur le même sujet que Chapelain eut la bêtise de traiter sérieusement, court aujourd’hui le monde par l’infidélité et l’infâme avarice de ces malheureux, qui l’ont défigurée avec autant de sottise que de malice, et qui, au bout de trente ans, vendent par-tout cet ouvrage, lequel certainement n’est plus le mien, et qui est devenu le leur. J’ajouterois qu’en dernier lieu, on a osé souiller dans les archives les plus respectables, et y voler une partie des mémoires que j’y avois mis en dépôt, lorsque j’étois Historiographe de France, et qu’on a vendu à un Libraire de Paris le fruit de mes travaux. Je vous peindrois l’ingratitude, l’imposture, et la rapine me poursuivant jusqu’aux pieds des Alpes, et jusqu’au bord de mon tombeau. Mais, Monsieur, avouez aussi que ces épines attachées à la littérature et à la réputation, ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tous tems ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Lucrece, ni Virgile, ni Horace, ne furent les auteurs des proscriptions de Marius, de Sylla, de ce débauché d’Antoine, de cet imbécille Lépide, de ce tyran sans courage Octave Cepias surnommé si lâchement Auguste. Avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la St. Barthelemi, et que la tragédie du Cid ne causa pas les guerres de la Fronde, Les grands crimes n’ont été commis que par de célebres ignorans. Ce qui fait et sera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Kouli-Kan qui ne savoir pas lire, jusqu’à un commis de la douane qui ne sait que chiffre. Les Lettres nourrissent l’ame, la rectifient, la consolent, et elles sont même votre gloire dans le tems que vous écrivez contre elles. Vous êtes comme Achille qui s’emporte contre la gloire, et comme le pere Mallebranche, dont l’imagination brillante écrivoit contre l’imagination. Monsieur Chappuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise; il faudroit la venir rétablir dans l’air natal, jouir de là liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter de nos herbes. Je suis très-philosophiquement et avec la plus tendre estime, Monsieur, votre etc. VI Réponse. (1755) Paris le 10 Septembre 1755. C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef. Sensible, d’ailleurs, à l’honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnoissance de mes concitoyens, et j’espere qu’elle ne sera qu’augmenter encore, lorsqu’ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Embellissez l’asyle que vous avez choisi: éclairez un peuple digne de vos leçons; et, vous qui savez si bien peindre les vertus et la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos écrits. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire. Vous voyez que je n’aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette beaucoup, pour ma part, le peu que j’en ai perdu. A votre égard, Monsieur, ce retour seroit un miracle, si grand à la fois et si nuisible, qu’il n’appartiendroit qu’à Dieu de le faire et qu’au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes; personne au monde n’y réussiroit moins que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres. Je conviens de toutes les disgraces qui poursuivent les hommes célebres dans les Lettres; je conviens même de tous les maux attachés à l’humanité, et qui semblent indépendans de nos vaines connoissances. Les hommes ont ouvert sur eux- mêmes tant de sources de miseres, que quand le hasard en détourne quelqu’une, ils n’en sont gueres moins inondés. D’ailleurs, il y a dans le progrès des choses des liaisons cachées que le vulgaire n’apperçoit pas, mais qui n’échapperont point à l’oeil du sage quand il y voudra réfléchir. Ce n’est ni Térence, ni Cicéron, ni Virgile, ni Séneque, ni Tacite; ce ne sont ni les savans, ni les poëtes qui ont produit les malheurs de Rome et les crimes des Romains mais sans le poison lent et secret qui corrompit peu-à-peu le plus vigoureux Gouvernement dont l’histoire ait fait mention, Cicéron, ni Lucrece, ni Salluste n’eussent point existé ou n’eussent point écrit. Le siecle aimable de Lélius et de Térence amenoit de loin, le siecle brillant d’Auguste et d’Horace enfin les siecles horribles de Séneque et de Néron, de Domitien et de Martial. Le goût des Lettres et des Arts naît chez un peuple d’un vice intérieur qu’il augmente; et s’il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l’espece, ceux de l’esprit et des connoissances qui augmentent notre orgueil et multiplient nos égaremens, accélérent bientôt nos malheurs. Mais il vient un tems où le mal est tel, que les causes mêmes qui l’ont fait naître, sont nécessaires pour l’empêcher d’augmenter; c’est le fer qu’il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n’expire en l’arrachant. Quant à moi, si j’avois suivi ma premiere vocation, et que je n’eusse ni lu ni écrit, j’en aurois sans doute été plus heureux. Cependant, si les Lettres étoient maintenant anéanties, je serois privé du seul plaisir qui me reste. C’est dans leur sein que je me console de tous mes maux: c’est parmi ceux qui les cultivent que je goûte les douceurs de l’amitié, et que j’apprends à jouir de la vie sans craindre la mort. Je leur dois le peu que je suis; je leur dois même l’honneur d’être connu de vous; mais consultons l’intérêt dans nos affaires et la vérité dans nos écrits. Quoiqu’il faille des Philosophes, des Historiens, des Savans pour éclairer le monde conduire ses aveugles habitans; si le sage Memnon m’a dit vrai, je ne convois rien de si sou qu’un peuple de sages. Convenez-en, Monsieur; s’il est bon que les grands génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions: si chacun se mêle d’en donner, qui les voudra recevoir? Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l’esprit les ames boiteuses. Mais en ce siecle savant, on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de dandins. Le théâtre en fourmille, les casés retentissent de leurs sentences; ils les affichent dans les journaux, les quais sont couverts de leurs écrits, et j’entends, critiquer l’Orphelin, (12) parce qu’on l’applaudit, à tel grimaud si peu capable d’en voir les défauts, qu’à peine en sent-il les beautés. Recherchons la premiere source des désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l’erreur bien plus que de l’ignorance, et que ce que nous ne savons point, nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or, quel plus sûr moyen de courir d’erreurs en erreurs, que la fureur de savoir tout? si l’on n’eût prétendu savoir que la terre ne tournoit pas, on n’eût point puni Galilée pour avoir dit qu’elle tournoit. Si les seuls Philosophes en eussent réclamé le titre, l’Encyclopédie n’eût point en de persécuteurs. Si cent Myrmidons n’aspiroient à la gloire, vous jouiriez en paix de la vôtre, ou du moins vous n’auriez des rivaux dignes de vous. Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs qui couronnent les grands talens. Les injures de vos ennemis sont les acclamations satiriques qui suivent le cortege des triomphateurs: c’est l’empressement du public pour tous vos écrits, qui produit les vols dont vous vous plaignez mais les falsifications n’y sont pas faciles, car le fer ni le plomb ne s’allient pas avec l’or. Permettez-moi de vous le dire par l’intérêt que je prends à votre repos et à notre instruction. Méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal, qu’à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées; et qui vous oseroit attribuer des écrits que vous n’aurez point faits, tant que vous n’en serez que d’inimitables? Je suis sensible à votre invitation; et si cet hiver me laisse en état d’aller au printems habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aimerois mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches, et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y en trouver d’autres que le Lotos, qui n’est pas la pâture des bêtes, et le Moly qui empêche les hommes de le devenir. Je suis de tout mon coeur et avec respect, etc. VII Billet De M. Voltaire. Monsieur Rousseau a dû recevoir de moi une lettre de remerciement. Je lui ai parlé dans cette lettre des dangers attachés à la littérature. Je suis dans le cas d’essuyer ces dangers; on fait courir dans Paris des ouvrages sous mon nom. Je dois saisir l’occasion la plus favorable de les désavouer. On m’a conseillé de faire imprimer la lettre que j’ai écrite à M. Rousseau, et de m’étendre un peu sur l’injustice qu’on me fait; et qui peut m’être très-préjudiciable. Je lui en demande la permission. Je ne peux mieux m’adresser en parlant des injustices des hommes, qu’à celui qui les connoît si bien. VIII Lettre A M. De Voltaire, En réponse au Billet précédent. (1755) Paris le 20 Septembre 1755. En arrivant, Monsieur, de la campagne où j’ai passé cinq ou six jours, je trouve votre billet qui me tire d’une grande perplexité: car ayant communiqué à M. de Gauffecourt, notre ami commun, votre lettre et ma réponse j’apprends à l’instant qu’il les a lui-même communiquées à d’autres, et qu’elles sont tombées entre les mains de quelqu’un qui travaille à me réfuter, et qui se propose, dit-on, de les inférer à la fin de sa critique. M. Bouchaud aggrégé en droit, qui vient de m’apprendre cela, n’a pas voulu m’en dire davantage; de sorte que je suis hors d’état de prévenir les suites d’une indiscrétion que, vu le contenu de votre lettre, je n’avois eue que pour une bonne fin. Heureusement, Monsieur, je vois par votre projet que le mal est moins grand que je n’avois craint. En approuvant une publication qui me fait honneur et qui peut vous être utile, il me reste une excuse à vous faire sur ce qu’il peut y avoir eu de ma faute dans la promtitude avec laquelle; ces lettres ont couru, sans votre consentement ni le mien. Je suis avec les sentimens du plus sincere de vos admirateurs, Monsieur, etc. P. S. Je suppose que vous avez reçu ma réponse du 10 de ce mois. IX Lettre A M. De Boissi. (1755) "De l’Académie Françoise, Auteur du Mercure de France." Paris le 4 Novembre 1755. Quand je vis, Monsieur, paroître dans le Mercure, sous le nom de M. de Voltaire, la lettre que j’avois reçue de lui, je supposai que vous aviez obtenu pour cela son contentement; et comme il avoit bien voulu me demander le mien pour la faire imprimer, je n’avois qu’à me louer de son procédé, sans avoir à me plaindre du vôtre. Mais que puis-je penser du galimathias que vous avez inséré dans le Mercure suivant sous le titre de ma réponse? Si vous me dites que votre copie étoit incorrecte, je demanderai qui vous forçoit d’employer une lettre visiblement incorrecte, qui n’est remarquable que par son absurdité? Vous abstenir d’insérer dans votre ouvrage des écrits ridicules, est un égard que vous devez, sinon aux Auteurs, du moins au public. Si vous avez cru, Monsieur, que je consentirois à la publication de cette lettre, pourquoi ne pas me communiquer votre copie pour la revoir? Si vous ne l’avez pas cru, pourquoi l’imprimer sous mon nom? S’il est peu convenable d’imprimer les lettres d’autrui sans l’aveu des auteurs, il l’est beaucoup moins de les leur attribuer sans être sûr qu’ils les avouent, ou même qu’elles soient d’eux, et bien moins encore lorsqu’il est à croire qu’ils ne les ont pas écrites telles qu’on les a Le Libraire de M. de Voltaire, qui avoir à cet égard plus de droit que personne, a mieux aimé s’abstenir d’imprimer la mienne que de l’imprimer sans mon consentement, qu’il avoit eu l’honnêteté de me demander. Il me semble, qu’un homme aussi justement estimé que vous ne devroit pas recevoir d’un Libraire des leçons de procédés. J’ai d’autant plus, Monsieur, à me plaindre du vôtre en cette occasion, que, dans le même volume où vous avez mis, sous mon nom, un écrit aussi mutilé, vous craignez avec raison d’imputer à M. de Voltaire des vers qui ne soient pas de lui. Si un tel égard n’étoit dû qu’à la considération, je me garderois d’y prétendre; mais il est un acte de justice, et vous la devez à tout le monde. Comme il est bien plus naturel de m’attribuer une sotte lettre qu’à vous un procédé peu régulier, et que par conséquent je resterois chargé du tort de cette affaire, si je négligeois de m’en justifier; je vous supplie de vouloir bien inférer ce désaveu dans le prochain Mercure, et d’agréer, Monsieur, mon respect et mes salutations. X Lettre A M. Vernes. (1756) Paris le 28 Mars 1756. Recevez, mon cher Concitoyen, une lettre très-courte; mais écrite avec la tendre amitié que j’ai pour vous; c’est à regret que je vois prolonger le tems qui doit nous rapprocher, mais je désespere de pouvoir m’arracher d’ici cette année; quoi qu’il en soit, ou je ne serai plus en vie, ou vous m’embrasserez au printems 57; voilà une résolution inébranlable. Vous êtes content de l’article Economie; je le crois bien; mon coeur me l’a dicté, et le vôtre l’a lu. M. Labat m’a dit que vous aviez dessein de l’employer dans votre Choix Littéraire; n’oubliez pas de consulter l’errata. J’avois fait quelque chose que je vous destinois, mais ce qui vous surprendra fort, c’est que cela s’est trouvé si gai et si fol, qu’il n’y a nul moyen de l’employer, et qu’il faut le réserver pour le lire le long de l’Arve avec son ami. Ma copie m’occupe tellement à Paris, qu’il m’est impossible de méditer; il faut voir si le séjour de la campagne ne m’inspirera rien pendant les beaux jours. Il est difficile de se brouiller avec quelqu’un que l’on ne connoît pas, ainsi il n’y a nulle brouillerie entre Monsieur Palissot et moi. On prétendoit cet hiver qu’il m’avoir joué à Nanci devant le Roi de Pologne, et je n’en fis que rire; on ajoutoit qu’il avoit aussi joué feue Madame la marquise du Châtelet, femme considérable par son mérite personnel et par sa grande naissance, considérée principalement en Lorraine comme étant l’une des grandes Maisons de ce pays-là, et à la cour du Roi de Pologne où elle avoit beaucoup d’amis, à commencer par le Roi même; il me parut que tout le monde étoit choqué de cette imprudence, que l’on appelloit impudence. Voilà ce que j’en savois quand je reçus une lettre du Comte de Tressan, qui en occasionna d’autres, dont je n’ai jamais parlé à personne, mais dont je crois vous devoir envoyer copie sous le secret, ainsi que de mes réponses; car quelque indifférence que j’aye pour les jugemens du Public, je ne veux pas qu’ils abusent mes vrais amis. Je n’ai jamais eu sur le coeur la moindre chose contre M. Palissot, mais je doute qu’il me pardonne aisément le service que je lui ai rendu. Bonjour, mon bon et cher Concitoyen; soyons toujours gens de bien, et laissons bavarder les hommes. Si nous voulons vivre en paix, il faut que cette paix vienne de nous-mêmes. XI Lettre De M. Le Comte De Tressan. (1755) (13) Toul ce 20 Décembre 1755. Vous connoîtrez, Monsieur, par la lettre du Roi de Pologne que j’envoie à M. d’Alembert, à quel point ce Prince est indigné de l’attentat du fleur Palissot. Il est tout simple, il est bien sûr que vous auriez trop méprisé Palissot, pour être ému par la sottise qu’il vient de faire. Mais le Roi de Pologne mérite d’avoir des serviteurs attachés, et je suis trop jaloux de sa gloire pour n’avoir pas rempli dans cette occasion des devoirs aussi chers à mon coeur. Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, Monsieur, mais je suis lié d’une tendre amitié avec vos compatriotes. Je regarde Geneve comme la ville de l’Europe où la jeunesse reçoit la plus excellente éducation. J’ai toujours sous mes ordres beaucoup de, jeunes officiers Genevois. Je n’en vois aucun sortir de sa famille, sans prouver qu’il a des moeurs et de la littérature. Si l’ancienne amitié dont plusieurs de vos amis m’honorent, si l’amour que j’ai pour les sciences et les lettres que vous enrichissez tous les jours, peut m’être un titre auprès de vous, j’aurai bien de l’empressement, Monsieur, à me lier avec vous dans le premier voyage que je ferai à Paris, et je vous prie de recevoir avec plaisir et amitié la haute estime avec la-quelle j’ai l’honneur d’être. Monsieur, votre etc. XII Réponse A La Lettre Précédente. Paris le 26 Décembre 1755. Je vous honorois, Monsieur, comme nous faisons tous; il m’est doux de joindre la reconnoisance à l’estime, et je remercierois volontiers M. Palissot de m’avoir procuré, sans y songer, des témoignages de vos bontés qui me permettent de vous en donner de mon respect. Si cet Auteur a manqué à celui qu’il devoit, et que doit toute la terre au Prince qu’il vouloit amuser, qui plus que moi doit le trouver inexcusable? Mais si tout son crime est d’avoir exposé mes ridicules, c’est le droit du théâtre; je ne vois rien en cela de répréhensible pour l’honnête homme, et j’y vois pour l’Auteur le mérite avoir su choisir un sujet très-riche. Je vous prie donc, Monsieur, de ne pas écouter là-dessus le zele que l’amitié et la générosité inspirent à M. d’Alembert, et de ne point chagriner pour cette bagatelle, un homme de mérite qui ne m’à fait aucune peine, et qui porteroit avec douleur la disgrace du Roi de Pologne et la vôtre. Mon coeur est ému des éloges dont vous honorez ceux de mes concitoyens qui sont sous vos ordres. Effectivement le Genevois est naturellement bon, il a l’ame honnête, il ne manque pas de sens, et il ne lui faut que de bons exemples pour se tourner tout-à-fait au bien. Permettez-moi, Monsieur, d’exhorter ces jeunes Officiers à profiter du vôtre, à ce rendre dignes de vos bontés, et à perfectionner sous vos yeux, les qualités qu’ils vous doivent peut-être, et que volis attribuez à leur éducation. Je prendrai volontiers pour moi, quand vous viendrez à Paris, le conseil que je leur donne. Ils étudieront l’homme de guerre, moi le Philosophe notre étude commune sera l’homme de bien, et vous serez toujours notre maître. Je suis avec respect, etc. XIII Lettre De Monsieur Le Comte De Tressan. (1756) Lunéville ce 1 Janvier 1756. Recevez, Monsieur, le prix de la vertu la plus pure. Vos ouvrages nous la sont aimer, en nous peignant ses charmes dans leur premiere simplicité; vous venez de l’enseigner dans ce moment par l’acte le plus généreux et le plus digne de vous. Le Roi de Pologne, Monsieur, attendri, édifié par votre lettre, croit ne pouvoir vous donner une marque plus éclatante de son estime, qu’en souscrivant à la grace que seul aujourd’hui vous pouviez prononcer. M. Palissot ne sera point chassé de la société de Nanci, mais cette anecdote littéraire doit être inscrite dans ses registres, et vous ne pouvez nous blâmer de conserves dans la mémoire des hommes, avec les excès qui peuvent les avilir, les actes de vertu qui les honorent. Enchanté de vos ouvrages Monsieur, et desirant d’affermir, dans mon coeur les sentimens qui sont si naturels dans le vôtre, je n’ai fait que ce que j’ai dû, et sans l’ordre du Roi de Pologne, qui m’a chargé de vous faire passer sa lettre, je n’aurois point osé vous faire connoître tout mon zele. Vous me promettez, Monsieur, de me recevoir quand j’irai à Paris, et moi je vous promets de vous écouter avec confiance, et de travailler de bonne soi à me rendre digne d’être votre ami. Pardonnez-moi d’avoir donné plusieurs copies de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire; malgré l’estime trop honorable pour moi que vous m’y témoignez, je sens qu’on doit m’oublier en lisant cette lettre, et ne s’occuper que du grand homme qui s’y montre tout entier pour faire rougir le vice, et pour le triomphe de la vertu. J’ai l’honneur d’être avec la plus haute estime et l’attachement le plus sincere, Monsieur, votre etc. XIV Lettre A M. Le Comte De Tressan. (1756) Paris le 7 Janvier 1756. Quelque danger, Monsieur, qu’il y ait de me rendre importun, je ne puis m’empêcher de joindre aux remerciemens que je vous dois, des remarques sur l’enrégistrement de l’affaire de M. Palissot; et je prendrai d’abord la liberté de vous dire que mon admiration même pour les vertus du Roi de Pologne, ne me permet d’accepter le témoignage de bonté dont Sa Majesté m’honore en cette occasion, qu’à condition que tout soit oublié. J’ose dire qu’il ne lui convient pas d’accorder une grace incomplete, et qu’il n’y a qu’un pardon sans réserve qui soit digne de sa grande ame. D’ailleurs, est-ce faire grace que d’éterniser la punition, etles registres d’une Académie ne doivent-ils pas plutôt pallier que relever les petites fautes de ses membres? Enfin, quelque peu d’estime que je fasse de nos contemporains, à Dieu ne plaise que nous les avilissions à ce point, d’inscrire comme un acte de vertu, ce qui n’est qu’un procédé des plus simples, que tout homme de Lettres n’eût pas manqué d’avoir à ma place. Achevez donc, Monsieur, la bonne oeuvre que vous avez si bien commencée, afin de la rendre digne de vous. Qu’il ne soit plus question d’une bagatelle qui a déjà fait plus de bruit et donné plus de chagrin à M. Palissot, que l’affaire ne le méritoit. Qu’aurons-nous fait pour lui, si le pardon lui coûte aussi cher que la peine? Permettez-moi de ne point répondre aux extrêmes louanges dont vous m’honorez; ce sont des leçons séveres dont je serai mon profit; car je n’ignore pas, et cette lettre en fait foi, qu’on loue avec sobriété ceux qu’on estime parfaitement. Mais, Monsieur, il faut renvoyer ces éclaircissemens à nos entrevues; j’attends avec empressement le plaisir que vous me promettez, et vous verrez que de maniere ou d’autre, vous ne me louerez plus, lorsque nous nous connoîtrons. XV Lettre De M. Le Comte De Tressan. (1756) Lunéville ce 11 janvier 1756. Vous serez obéi, Monsieur; il est bien juste que vous jouissiez de l’empire que vous vous acquérez sur les esprits. Je vous avoue, cependant, que j’aurois encore balancé à vous accorder tout pour M. Palissot, sans une lettre que j’ai reçue de Paris en même tems que celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. On commence par m’assurer d’une amitié à toute épreuve, et c’est en conséquence de ce sentiment qu’on m’avertit qu’on fort d’une compagnie nombreuse et brillante, où l’on s’est déchaîné contre moi au sujet de l’affaire de M. Palissot, et que même on s’y est dit l’un à l’autre à l’oreille, une épigramme faire contre moi. Cette lettre m’a déterminé sur le champ, Monsieur, à suivre votre exemple. Je me trouve aujourd’hui dans le cas d’avoir à pardonner aussi à M. Palissot sans nulle restriction, trop heureux qu’il me procure cette occasion de vous prouver que j’aime à profiter de vos leçons. J’ai répondu à cette personne avec la vérité la plus simple, je lui ai mandé ce qui s’est passé, ce que j’avois fait, ce que vous m’avez empêché d’achever; n’en parlons plus, et que M. Palissot puisse être assez heureux pour ne jetter jamais des pierres qu’à des sages. Si je le suis dans ce moment, lui et moi vous le devons également. Je consens de bon coeur à ne vous plus louer, lorsque j’aurai le bonheur de vous voir et de vous entendre. Alors ma façon de vous applaudir sera utile, et répondra à vos vues. Jusqu’à ce moment, permettez-moi de vous dire encore que mon admiration pour vos ouvrages et pour votre coeur, égale l’attachement que je vous ai voué pour le reste de ma vie. J’ai l’honneur d’être, Monsieur, etc. XVI Lettre A M. Le Comte De Tressan. (1756) Paris le 23 Janvier 1756. J’apprends, Monsieur, avec une vive satisfaction que vous avez entiérement terminé l’affaire de M. Palissot, et je vous en remercie de tout mon coeur. Je ne vous dirai rien du petit déplaisir qu’elle a pu vous occasionner; car ceux de cette espece ne sont gueres sensibles à l’homme sage, et d’ailleurs vous savez mieux que moi, que dans les chagrins qui peuvent suivre une bonne action, le prix en efface toujours la peine. Après avoir heureusement achevé celle-ci, il ne nous reste plus rien à desirer, à vous et à moi, que de n’en plus entendre parler. Je suis avec respect, etc. Lettre A M. De Schey B. 1756 "Secrétaire des Etats de la Basse-Autriche." A l’Hermitage le 15 Juillet 1756. Vous me demandez, Monsieur, des louanges pour vos Augustes Souverains, et pour les Lettres qu’ils sont fleurie dans leurs Etats. Trouvez bon que je commence par louer en vous un zélé sujet de l’Impératrice et un bon citoyen de la République des Lettres. Sans avoir l’honneur de vous connoître, je dois juger à la serveur qui vous anime que vous vous, acquittez parfaitement vous-même des devoirs que vous imposez aux autres, et que vous exercez à la fois les fonctions d’homme d’Etat au gré de Leurs Majestés, et celles d’Auteur au gré du public. A l’égard des soins dont vous me chargez, je sais bien, Monsieur, que je ne serois pas le premier Républicain qui auroit encensé le trône, ni le premier ignorant qui chanteroit les arts; mais je suis si peu propre à remplir dignement vos intentions que mon insuffisance est mon excuse, et je ne sais comment les grands noms que vous citez vous ont laissé songer au mien. Je vois, d’ailleurs, au ton dont la flatterie usa de tout tems avec les Princes vulgaires, que c’est honorer ceux qu’on estime que de les louer sobrement, car on sait que les Princes loués avec le plus d’excès sont rarement ceux qui méritent le mieux de l’être. Or, il ne convient à personne de se mettre sur les rangs avec le projet de faire moins que les autres, sur-tout quand on doit craindre de faire moins bien. Permettez-moi donc de croire qu’il n’y a pas plus de vrai respect pour l’Empereur et l’Impératrice-Reine dans les écrits des Auteurs célebres dont vous me parlez que dans mon silence, et que ce seroit une témérité de le rompre à leur exemple, à moins que d’avoir leurs talens. Vous me pressez aussi de vous dire si Leurs Majestés Impériales ont bien fait de consacrer de magnifiques établissemens et des sommes immenses à des leçons publiques dans les leur Capitale, et après la réponse affirmative de tant d’illustres Auteurs, vous exigez encore la mienne. Quant à moi, Mon sieur, je n’ai pas les lumieres nécessaires pour me déterminer aussi promptement, et je ne connois pas allez les moeurs et les talens de vos compatriotes pour en faire une application sure à votre question. Mais voici là-dessus le précis de mon sentiment sur lequel vous pourrez mieux que moi tirer la conclusion. Par rapport aux moeurs. Quand les hommes sont corrompus, il vaut mieux qu’ils soient savans qu’ignorans; quand ils sont bons, il est à craindre que les sciences ne les corrompent. Par rapport aux talens. Quand on en a, le savoir les pefectionne et les fortifie; quand on en manque, l’étude ôte encore la raison, et fait un pédant et un sot d’un homme de bon sens et de peu d’esprit. Je pourrois ajouter à ceci quelques réflexions. Qu’on cultive ou non les sciences, dans quelque siecle que naisse un grand homme il est toujours un grand homme, car la source de son mérite n’est pas dans les livres, mais dans sa tête, et souvent les obstacles qu’il trouve et qu’il surmonte ne sont que l’élever et l’agrandir encore. On peut acheter la science, et même les savans, mais le génie qui rend le savoir utile ne s’achete point; il ne connoît ni l’argent, ni l’ordre des Princes, il ne leur appartient point de le faire naître, mais seulement de l’honorer, il vit et s’immortalise avec la liberté qui lui est naturelle, et votre illustre Métastase lui-même étoit, déjà la gloire de l’Italie avant d’être accueilli par Charles VI. Tâchons donc de ne pas confondre le vrai progrès des talens avec la protection que les Souverains peuvent leur accorder. Les sciences régnent pour ainsi dire à la Chine depuis deux mille ans et n’y peuvent sortir de l’enfance, tandis qu’elles sont dans leur vigueur en Angleterre où le Gouvernement ne fait rien pour elles. L’Europe est vainement inondée de gens de Lettres, les gens de mérite y sont toujours rares; les écrits durables le sont encore plus, et la postérité croira qu’on fit bien peu de Livres dans ce même siecle où l’on en fait tant. Quant à votre patrie en particulier, il se présente, Monsieur, une observation bien finale. L’Impératrice et ses Augustes Ancêtres n’ont pas eu besoin de gager des historiens et des poètes pour célébrer les grande choses qu’ils voulaient faire, mais ils ont fait de grandes choses et elles ont été consacrées à l’immortalité comme celles de cet ancien Peuple qui savoit agir et n’écrivait point. Peut-être manquoit-il à leurs travaux le plus digne de les couronner, parce qu’il est le plus difficile: c’est de soutenir à l’aide des Lettres tant de gloire acquise sans elles. Quoi qu’il en soit, Monsieur, assez d’autres donneront aux protecteurs des sciences et des arts des éloges que Leurs Majestés Impériales partageront avec la plupart des Rois: pour moi, ce que j’admire en Elles et qui leur est plus véritablement propre, c’est leur amour constant pour la vertu et pour tout ce qui est honnête. Je ne nie pas que votre pays n’ait été long-tems barbare, mais je dis qu’il étoit plus aisé d’établir les beaux-arts chez les Huns, que de faire de la plus grande Cour de l’Europe une école de bonnes moeurs. Au reste je dois vous dire que votre lettre ayant été adressée à Geneve avant de venir à Paris, elle a resté près de six semaines en route, ce qui m’a privé du plaisir d’y répondre aussi-tôt que je l’aurois voulu. Je suis, autant qu’un honnête homme peut l’être d’un autre. Monsieur, etc. XVII Lettre A M. Vernes. (1758) Montmorenci le et 18 Février 1758. Oui, mon cher Concitoyen, je vois aime toujours, et ce me semble plus que jamais; mais je suis accablé de mes maux j’ai bien de la peine à vivre dans ma retraite d’un travail peu lucratif; je n’ai que le tems qu’il me faut pour gagner mon pain, et le peu qui m’en reste est employé pour souffrir et me reposer. Ma maladie a fait un tel progrès cet hiver, j’ai senti tant de douleurs de toute espece, et je me trouve tellement affoibli, que je commence à craindre que la force et les moyens ne me manquent pour exécuter mon projet; je me console de cette impuissance par la considération de l’état ou je suis. Que me serviroit d’aller mourir parmi vous? Hélas il falloit y vivre! Qu’importe où l’on laisse son cadavre? Je n’aurois pas besoin qu’on reportât mon coeur dans ma patrie; il n’en est jamais sorti. Je n’ai point eu occasion d’exécuter votre commission auprès de M. d’Alembert, Comme nous ne nous sommes jamais beaucoup vus, nous ne nous écrivons point; et, confiné dans ma solitude, je n’ai conservé nulle espece de relation avec Paris; j’en suis comme à l’autre bout de la terre, et ne sais pas plus ce qui s’y passe qu’à Pekin. Au reste, si l’article dont vous me parlez est indiscret et répréhensible, il n’est assurément pas offensant. Cependant, s’il peut nuire à votre Corps, peut-être sera-t-on bien d’y répondre, quoi qu’à vous dire le vrai, j’aye un peu d’aversion pour les détails où cela peut entraîner, et qu’en général je n’aime gueres, qu’en matiere de foi l’on assujettisse la conscience à des formules. J’ai de la religion, mon ami, et bien m’en prend; je ne crois pas qu’homme au monde en ait autant besoin que moi. J’ai passé ma vie parmi les incrédules, sans me laisser ébranler; les aimant, les estimant beaucoup, sans pouvoir souffrir leur doctrine. Je leur ai toujours dit que je ne les savois pas combattre, mais que je ne voulois pas les croire; la philosophie n’ayant sur ces matieres ni fond ni rive, manquant d’idées primitives et de principes élémentaires, n’est qu’une mer d’incertitudes et de doutes, dont le Métaphysicien ne se tire jamais. J’ai donc laissé là la raison, et j’ai consulté la nature, c’est-à-dire, le sentiment intérieur qui dirige ma croyance, indépendamment de ma raison. Je leur ai laissé arranger leurs chances, leurs sorts, leur mouvement nécessaire; et, tandis qu’ils bâtissoient le monde à coups de dez, j’y voyois, moi, cette unité d’intention qui me faisoit voir, en dépit d’eux, un principe unique; tout comme s’ils m’avoient dit que l’Iliade avoir été formée par un jet fortuit de caracteres, je leur aurais dit, très- résolument; cela peut être mais cela n’est pas vrai; et je n’ai point d’autre raison pour n’en rien croire si ce n’est que je n’en crois rien. Préjugé que cela! disent-ils. Soit; mais que peut faire cette raison si vague, contre un préjugé plus persuasif qu’elle? Autre argumentation sans fin contre la distinction des deux substances; autre persuasion de ma part qu’il n’y a rien de commun entre un arbre et ma pensée; et ce qui m’a paru plaisant en ceci, c’est de les voir s’acculer eux-mêmes par leurs propres sophismes, au point d’aimer mieux donner le sentiment aux pierres que d’accorder une ame à l’homme. Mon ami, je crois en Dieu, et Dieu ne seroit pas juste si mon ame n’étoit immortelle. Voilà, ce me semble, ce que la Religion a d’essentiel et d’utile; laissons le reste aux disputeurs. A l’égard de l’éternité des peines, elle ne s’accorde ni avec la foiblesse de l’homme, ni avec la justice de Dieu. Il est vrai qu’il y a des ames si noires que je ne puis concevoir qu’elles puissent jamais goûter cette éternelle beatitude, dont il me semble que le plus doux sentiment doit être le contentement de soi-même. Cela me fait soupçonner, qu’il se pourroit bien que les ames des méchans fussent anéanties à leur mort, et qu’être et sentir fût le premier prix d’une bonne vie. Quoi qu’il en soit, que m’importe ce que seront les méchans; il me suffit qu’en approchant du terme de ma vie, je n’y voye point celui de mes espérances, et que j’en attende une plus heureuse après avoir tant souffert dans celle-ci. Quand je me tromperois dans cet espoir, il est lui-même un bien qui m’aura fait supporter tous mes maux. J’attends paisiblement l’éclaircissement de ces grandes vérités qui me sont cachées, bien convaincu cependant, qu’en tout état de cause, si la vertu ne rend pas toujours l’homme heureux il ne sauroit au moins être heureux sans elle; que les afflictions du juste ne sont point sans quelque dédommagement, et que les larmes même de l’innocence sont plus douces au coeur que la prospérité du méchant. Il est naturel, mon cher Vernes, qu’un solitaire souffrant et privé de toute société, épanche son ame dans le sein de l’amitié, et je ne crains pas que mes confidences vous déplaisent; j’aurois dû commencer par votre projet sur l’histoire de Geneve, mais il est des tems de peines et de maux où l’on est forcé de s’occuper de soi, et vous savez bien que je n’ai pas un coeur qui veuille se déguiser. Tout ce que je puis vous dire sur votre entreprise, avec tous les ménagemens que vous y voulez mettre, c’est qu’elle est d’un sage intrépide ou d’un jeune homme. Embrassez bien pour moi l’ami Roustan. Adieu, mon cher Concitoyen; je vous écris avec une aussi grande effusion de coeur que si je me séparois de vous pour jamais, parce que je me trouve dans un état qui peut me mener très-loin encore, mais qui me laisse douter pourtant si chaque lettre que j’écris ne sera point la derniere. XVIII Lettre A Un Jeune Homme. Qui demandoit à s’établir à Montmorenci, (domicile alors de M. Rousseau) pour profiter de ses leçons. Vous ignorez, Monsieur, que vous écrivez à un pauvre homme accablé de maux et de plus sort occupé, qui n’est gueres en état de vous répondre, et qui le seroit encore moins d’établir avec vous la société que vous lui proposez. Vous m’honorez en pensant que je pourrois vous être utile, et vous êtes louable du motif qui vous la fait desirer; mais sur le motif même, je ne vois rien de moins nécessaire que de venir vous établir à Montmorenci. Vous n’avez pas besoin d’aller chercher si loin les principes de la morale. Rentrez dans votre coeur, et vous les y trouverez: et je ne pourrai vous rien dire à ce sujet que ne vous dise encore mieux votre conscience quand vous voudrez la consulter. La vertu, Monsieur, n’est pas une science qui s’apprenne avec tant d’appareil. Pour être vertueux il suffit de vouloir l’être; et si vous avez bien cette volonté, tout est fait, votre bonheur est décidé. S’il m’appartenoit de vous donner des conseils, le premier que je voudrois vous donner, seroit de ne point vous livrer à ce goût que vous dites avoir pour la vie contemplative, et qui n’est qu’une paresse de l’ame condamnable à tout âge, et sur-tout au vôtre. L’homme n’est point sait pour méditer, mais pour agir; la vie laborieuse que Dieu nous impose, n’a rien que de doux au coeur de l’homme de bien qui s’y livre en vue de remplir son devoir, et la vigueur de la jeunesse ne vous a pas été donnée pour la perdre à d’oisives contemplations. Travaillez donc, Monsieur, dans l’état où vous ont placé vos parens et la providence: voilà le premier précepte de la vertu que vous voulez suivre; et si le séjour de Paris joint à l’emploi que vous remplissez, vous paroît d’un trop difficile alliage avec elle, faites mieux, Monsieur, retournez dans votre province, allez vivre dans le sein de votre famille, servez, soignez vos vertueux parens; c’est-là que vous remplirez véritablement les soins que la vertu vous impose. Une vie dure est plus facile à supporter en province, que la fortune à poursuivre à Paris, sur-tout, quand on sait, comme vous ne l’ignorez pas, que les plus indignes mangés y sont plus de fripons gueux que de parvenus. Vous ne devez point vous estimer malheureux de vivre comme fait M. votre pere, et il n’y a point de sort que le travail, la vigilance, l’innocence, et le contentement de soi ne rendent supportable, quand on s’y soumet en vue de remplir son devoir. Voilà, Monsieur, des conseils qui valent tous ceux que vous pourriez venir prendre à Montmorenci: peut-être ne seront-ils pas de votre goût, et je crains que vous ne preniez pas le parti de les suivre, mais je suis sûr que vous vous en repentirez un jour. Je vous souhaite un sort qui ne vous force jamais à vous en souvenir. Je vous prie, Monsieur, d’agréer mes salutations très-humbles. XIX Fragment D'Une Lettre A M. Diderot. (1758?) Vous vous plaignez beaucoup des maux que je vous ai faits. Quels sont-ils donc, enfin, ces maux? Seroit-ce de ne, pas endurer assez patiemment ceux que vous aimez à me faire, de ne pas me laisser tyranniser à votre gré, de murmurer quand vous affectez de me manquer de parole, et de ne jamais venir lorsque vous l’avez promis? Si’jamais je vous ai fait d’autres maux, articulez-les. Moi, faire du mal à mon ami! Tout cruel, tout méchant, tout féroce que je suis, je mourrois de douleur si je croyois jamais en avoir fait à mon cruel ennemi, autant que vous m’en faites depuis six semaines. Vous me parlez de vos services; je ne les avois point oubliés: mais ne vous y trompez pas. Beaucoup de gens m’en ont rendu qui n’étoient point mes amis. Un honnête homme qui ne sent rien rend service et croit être ami; il se trompe; il n’est qu’honnête homme. Tout votre empressement; tout votre zele pour me procurer des choses dont je n’ai que faire me touchent peu. Je ne veux que de l’amitié, et c’est la seule chose qu’on me refuse. Ingrat, je ne t’ai point rendu de service, mais je t’ai aimé, et tu ne me payeras de ta vie ce que j’ai senti pour toi durant trois mois. Montre cet article à ta femme plus équitable que toi, et demande-lui si, quand ma présence étoit douce à ton coeur affligé, je comptois mes pas, et regardois au tems qu’il faisoit pour aller à Vincennes (14) consoler mon ami. Homme insensible dur! deux larmes versées dans mon sein m’eussent mieux valu que le trône du monde; mais tu me les refuses, et te contentes de m’en arracher. Hé bien! garde tout le reste; je ne veux plus rien de toi. XX Lettre Au Même. (1758) (Montmorenci) 2 Mars 1758. Il faut, mon cher Diderot, que je vous écrive encore une fois en ma vie; vous ne m’en avez que trop dispensé; mais le plus grand crime de cet homme que vous noircissez d’une si étrange maniere, est de ne pouvoir se détacher de vous. Mon dessein n’est point d’entrer en explication pour ce moment-ci sur les horreurs que vous m’imputez. Je vois que cette explication seroit à présent inutile. Car quoique né bon et avec une ame franche, vous avez pourtant un malheureux penchant à mésinterpréter, les discours et les actions de vos amis. Prévenu contre moi comme vous l’êtes, vous tourneriez en mal tout ce que je pourrois dire pour me justifier, et mes plus ingénues explications ne seroient que fournir à votre esprit subtil de nouvelles interprétations à ma charge. Non, Diderot; je sens que ce n’est pas par-là qu’il faut commencer. Je veux d’abord proposer à votre bon sens des préjugés plus simples, plus vrais, mieux fondés que les vôtres, dans lesquels je ne pense pas au moins que vous puis puissiez trouver de nouveaux crimes. Je suis un méchant homme, n’est-ce pas? Vous en avez les témoignages les plus sûrs; cela vous est bien attesté. Quand vous avez commencé de l’apprendre, il y avoit seize ans que j’étois pour vous un homme de bien, et quarante ans que je l’étois pour tout le monde. En pouvez-vous dire autant de ceux qui vous ont communiqué cette belle découverte? Si l’on peut porter à faux si long-tems le masque d’un honnête homme, quelle preuve avez-vous que ce masque ne couvre pas leur visage aussi bien que le mien? Est-ce un moyen bien propre à donner du poids à leur autorité que de charger en secret, un homme absent, hors d’état de se défendre? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je suis un méchant: mais pourquoi le suis-je? Prenez bien garde, mon cher Diderot, ceci mérite votre attention. On n’est pas malfaisant pour rien. S’il y avoit quelque monstre ainsi fait, il n’attendroit pas quarante ans à satisfaire ses inclinations dépravées. Considérez donc ma vie, mes passions, mes goûts, mes penchans. Cherchez, si je suis méchant, quel intérêt m’a pu porter à l’être? Moi qui, pour mon malheur, portai toujours un coeur trop sensible, que gagnerois-je à rompre avec ceux qui m’étoient chers? A quelle place ai-je aspiré, à quelles pensions, à quels honneurs m’a-t-on vu prétendre, quels concurrens ai-je à écarter, que m’en peut-il revenir venir de mal faire? Moi qui ne cherche que la solitude et la paix, moi dont le souverain bien consiste dans la paresse et l’oisiveté, moi dont l’indolence et les maux me laissent à peine le tems de pourvoir à ma subsistance, à quel propos, à quoi bon m’irois-je plonger dans les agitations du crime, et m’embarquer dans l’éternel manége des scélérats? Quoique vous en diriez, on ne suit point les hommes quand on cherche à leur nuire; le méchant peut méditer ses coups dans la solitude, mais c’est dans la société qu’il les porte. Un fourbe a de l’adresse du sang-froid; un perfide se possede et ne s’emporte point: reconnoissez-vous en moi quelque chose de tout cela? Je suis emporté dans la colere, et souvent étourdi de sang-froid. Ces défauts sont- ils le méchant? Non sans doute; mais le méchant en profite pour perdre celui qui les a. Je voudrois que vous pussiez aussi réfléchir un peu sur vous-même. Vous vous fiez à votre bonté naturelle; mais savez-vous à quel point l’exemple et l’erreur peuvent la corrompre? N’avez-vous jamais craint d’être entouré d’adulateurs adroits qui n’évitent de louer grossérement en face, que pour s’emparer plus adroitement de vous sous l’appât d’une feinte sincérité? Quel sort pour le meilleur des hommes d’être égaré par sa candeur même, et d’être innocemment dans la main des méchans l’instrument de leur perfidie! Je sais que l’amour-propre se révolte à cette idée, mais elle mérite l’examen de la raison. Voilà des considérations que je vous prie de bien peser. Pensez-y long-tems avant que de me répondre. Si elles ne vous touchent pas, nous n’avons plus rien à nous dire; mais si elles sont quelque impression sur vous, alors nous entrerons en éclaircissement vous retrouverez un ami digne de vous, et qui peut- être ne vous aura pas été inutile. J’ai pour vous exhorter à cet examen un motif de grand poids, et ce motif, le voici. Vous pouvez avoir été séduit et trompé. Cependant, votre ami gémit dans sa solitude, oublié de tout ce qui lui étoit cher. Il peut y tomber dans le désespoir; y mourir enfin, maudissant l’ingrat dont l’adversité lui fit tant verser de larmes, et qui l’accable indignement dans la sienne; il se peut que les preuves de son innocence vous parviennent enfin, que vous soyez forcé d’honorer sa mémoire, (15) et que l’image de votre ami mourant ne vous laisse pas des nuits tranquilles. Diderot, pensez-y. Je ne vous en parlerai plus. XXI Lettre A M. Vernes. (1758) Montmorenci le 25 Mars 1758. Oui, mon cher Vernes, j’aime à croire que nous sommes tous deux bien aimés l’un de l’autre et dignes de l’être. Voilà ce qui fait plus au soulagement de mes peines que tous les trésors du monde; ah, mon ami, mon Concitoyen, sache m’aimer et laisse-là tes inutiles offres; en me donnant ton coeur, ne m’as-tu pas enrichi? Que fait tout le reste aux maux du corps et aux soucis de l’ame? Ce dont j’ai faim, c’est d’un ami; je ne connois point d’autre besoin auquel je ne suffise moi-même. La pauvreté ne m’a jamais fait de mal; soit dit pour vous tranquilliser là-dessus une fois pour toutes. Nous sommes d’accord sur tant de choses, que ce n’est pas la peine de nous disputer sur le reste. Je vous l’ai dit bien des fois; nul homme au monde ne respecte plus que moi l’Evangile, c’est, à mon gré, le plus sublime de tous les livres; quand tous les autres m’ennuient, je reprends toujours celui-là avec un nouveau plaisir, et quand toutes les consolations humaines m’ont manqué, jamais je n’ai recouru vainement aux siennes. Mais enfin c’est un livre, un livre ignoré des trois quarts du monde, croirai-je qu’un Scythe ou un Africain, soient moins chers au Pere commun que vous et moi, et pourquoi croirai-je qu’il leur ait ôté plutôt qu’à nous, les ressources pour le connoître? Non, mon digne ami; ce n’est point sur quelques feuilles éparses qu’il faut aller chercher la loi de Dieu, mais dans le coeur de l’homme, où sa main daigna l’écrire. O homme, qui que tu sois, rentre en toi-même, apprends à consulter ta conscience et tes facultés naturelles; tu seras juste, bon vertueux, tu t’inclineras devant ton maître, et tu participeras dans son ciel à un bonheur éternel Je ne me fie là- dessus ni à ma raison ni à celle d’autrui, mais je sens à la paix de mon ame, et au plaisir que je sens à vivre, et penser sous les yeux du grand Etre, que je ne m’abuse point dans les jugemens que je fais de lui, ni dans l’espoir que je fonde sur sa justice. Au reste, mon cher Concitoyen, j’ai voulu verser mon coeur dans votre sein, et non pas entrer en lice avec vous; ainsi, restons-en là, s’il vous plaît; d’autant plus que ces sujets ne se peuvent traiter guerres commodément par lettres. J’étois un peu mieux, je retombe. Je compte pourtant un peu sur le retour du printems; mais je n’espere plus recouvrer des forces suffisantes pour retourner dans la patrie. Sans avoir lu votre déclaration, je la respecte d’avance et me félicite d’avoir le premier donné à votre respectable Corps, des éloges qu’il justifie si bien aux yeux de toute l’Europe. Adieu, mon ami. XXII Lettre Au Même. (1758) Montmorenci le 25 Mai 1758. Je vous écris pas exactement, mon cher Vernes mais je pense à vous tous les jours. Les maux, les langueurs, les peines augmentent sans cesse ma paresse; je n’ai plus rien d’actif que le coeur; encore, hors Dieu, ma patrie et le genre- humain, n’y reste-t-il d’attachement que pour vous; et j’ai connu les hommes par de si tristes expériences que si vous me trompiez comme les autres, j’en serois affligé sans doute, mais je n’en serois plus surpris. Heureusement je ne présume rien de semblable de votre part, et je suis persuadé que si vous faites le voyage que vous me promettez, l’habitude de nous voir et de nous mieux connoître affermira pour jamais cette amitié véritable que j’ai tant de penchant à contracter avec vous. S’il est donc vrai que votre fortune et vos affaires vous permettent ce voyage, et que votre coeur le desire, annoncez-le moi d’avance afin que je me prépare au plaisir de presser du moins une fois en ma vie, un honnête homme et un ami contre ma poitrine. Par rapport à ma croyance, j’ai examiné vos objections, et je vous dirai naturellement, qu’elles ne me persuadent pas. Je trouve que pour un homme convaincu de l’immortalité de l’ame vous donnez trop de prix aux biens et aux maux de cette vie. J’ai connu les derniers mieux que vous, et mieux peut-être qu’homme qui existe; je n’en adore pas moins l’équité de la providence et me croirois aussi ridicule de murmurer de mes maux durant cette courte vie, que de crier à l’infortune, pour avoir passé une nuit dans un mauvais cabaret. Tout ce que vous dites sur l’impuissance de la conscience, se peut retorquer plus vivement encore contre la révélation; car que voulez-vous qu’on pense de l’auteur d’un remede qui ne guérit de rien? Ne diroit-on pas que tous ceux qui connoissent l’Evangile sont de fort saints personnages, et qu’un Sicilien sanguinaire et perfide vaut beaucoup mieux qu’un Hottentot stupide et grossier? Voulez-vous que je croye que Dieu n’a donné sa loi aux hommes que pour avoir une double raison de les punir? Prenez garde, mon ami; vous voulez le justifier d’un tort chimérique, et vous aggravez l’accusation. Souvenez-vous, sur-tout, tout, que dans cette dispute, c’est vous qui attaquez mon sentiment, et que je ne fais que le défendre; car, d’ailleurs, je suis très-éloigné de désapprouver le vôtre, tant que vous ne voudrez contraindre personne à l’embrasser. Quoi! cette aimable et chere Parente est toujours dans son lit! Que ne suis-je auprès d’elle! Nous nous consolerions mutuellement de nos maux et j’apprendrois d’elle à souffrir les miens avec confiance; mais je n’espere plus faire un voyage si desiré; je me sens de jour en jour moins en état de le soutenir. Ce n’est pas que la belle saison ne m’ait rendu de la vigueur et du courage; mais le mal local n’en fait pas moins de progrès; il commence même à se rendre intérieurement très-sensible; une enflure qui croît quand je marche m’ôte presque le plaisir de la promenade, le seul qui m’étoit reste, et je ne reprends des forces que pour souffrir; la volonté de Dieu soit faite! Cela ne m’empêchera pas, j’espere, de vous faire voir les environs de ma solitude, auxquels il ne manque que d’être autour de Geneve pour me paroître délicieux. J’embrasse le cher Roustan, mon prétendu disciple; j’ai lu avec plaisir son Examen des quatre beaux siécles, et je m’en tiens, avec plus de confiance, à mon sentiment, en voyant que c’est aussi le sien. La seule chose que je voudrois lui demander, seroit de ne pas s’exercer à la vertu à mes dépens, et de ne pas se montrer modeste en flattant ma vanité. Adieu mon cher Vernes, je trouve de jour en jour plus de plaisir à vous aimer. XXIII Lettre A M.*** Enfin, mon cher * * *, j’ai de vos nouvelles. Vous attendiez plutôt des miennes et vous n’aviez pas tort; mais pour vous en donner, il falloit savoir où vous prendre, et je ne voyois personne qui pût me dire ce que vous étiez devenu; m’ayant et ne voulant avoir désormais pas plus de relation avec Paris qu’avec Pekin, il étoit difficile que je pusse être mieux instruit; cependant Jeudi dernier un Pensionnaire des Vertus qui me vint voir avec le Pere Curé, m’apprit que vous étiez à Liege; mais ce que j’aurois dû faire, il y a deux mois, étoit à présent hors de propos, et ce n’étoit plus le cas de vous prévenir, car je vous avoue que je suis et serai toujours de tous les hommes, le moins propre à retenir les gens qui se détachent de moi. J’ai d’autant plus senti le coup que vous avez reçu, que j’étois bien plus content de votre nouvelle carriere que de celle où vous êtes en train de rentrer. Je vous crois assez de probité pour vous conduire toujours en homme de bien dans les affaires, mais non pas assez de vertu pour préférer toujours le bien public à votre gloire, et ne dire jamais aux hommes que ce qu’il leur est bon de savoir. Je me complaisois à vous imaginer d’avance dans le cas de relancer quelquefois les fripons, au lieu que je tremble de vous voir contrister les ames simples dans vos écrits. Cher * * *, défiez-vous de votre esprit satirique, sur-tout apprenez à respecter la Religion. L’humanité seule exige ce respect. Les grands, les riches, les heureux du siecle seroient charmés qu’il n’y eût point de Dieu; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de leur ôter encore cet espoir! Je suis attendri, touché de tout ce que vous me dites de M. G.....quoique je susse déjà tout cela, je l’apprends de vous avec un nouveau plaisir; c’est bien plus votre éloge que le sien que vous faites: la mort n’est pas un malheur pour un homme de bien, et je me réjouis presque de la sienne, puisqu’elle m’est une occasion de vous estimer davantage. Ah! ***, puissai-je m’être trompé, et goûter le plaisir de me reprocher cent fois le jour de vous avoir été juge trop sévere! Il est vrai que je ne vous parlai point de mon écrit sur les spectacles, car, comme je vous l’ai dit plus d’une fois, je ne me fiois pas à vous. Cet écrit est bien loin de la prétendue méchanceté dont vous parlez; il est lâche et foible, les méchans n’y sont plus gourmandés, vous ne m’y reconnoîtrez plus: cependant je l’aime plus que tous les autres, parce qu’il m’a sauvé la vie, et qu’il me servit de distraction dans des momens de douleur, où sans lui je serois mort de désespoir. Il n’a pas dépendu de moi de mieux faire; j’ai fait mon devoir, c’est assez pour moi. Au surplus je livre l’ouvrage à votre juste critique. Honorez la vérité, je vous abandonne tout le reste. Adieu, je vous embrase de tout mon coeur. XXIV Lettre De M. Le Roy. Monsieur, Quoique je n’aye pas l’honneur d’être connu de vous, je me persuade que vous ne me saurez pas mauvais gré de vous faire part d’une observation que j’ai faite sur votre dernier ouvrage. Je l’ai lu avec grand plaisir, et j’ai trouvé que vous y établissiez votre opinion avec beaucoup de force. Mais je vous avouerai qu’ayant parcouru la Grece, et ayant fait une étude particulière des théâtres que l’on trouve encore dans les ruines de ses anciennes villes, j’ai lu avec surprise dans votre Livre p. 142 (16) le passage qui suit. Avec tout cela, jamais la Grece, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes, moeurs; et Sparte qui ne souffroit point de théâtre n’avoit: garde d’honorer ceux qui s’y montrent. Non seulement il y avoit un théâtre à Sparte, absolument semblable à celui de Bacchus à Athenes, mais il étoit le plus bel ornement de cette ville, si célèbre par le courage de ses habitans. Il subsiste même encore en grande partie et Pausanias et Plutarque en parlent: c’est d’après ce que ces deux auteurs en disent que j’en ai fait l’histoire que je vous envoie, dans l’ouvrage que je viens de mettre au jour. Comme cette erreur, qui vous est échappée, pourroit être remarquée par d’autres que par moi, j’ai cru que vous ne seriez pas fâché que je vous en avertisse, et je me flatte, Monsieur, que vous voudrez bien recevoir cet avis comme une marque de l’estime et de la parfaite considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc. XXV Réponse A La Lettre De M. Le Roy. (1758) Montmorenci le 4 Novembre 1758. Je vous remercie, Monsieur, de la bonté que vous avez de m’avertir de ma bévue au sujet du théâtre de Sparte, et de l’honnêteté avec laquelle vous voulez bien me donner cet avis. Je suis si sensible à ce procédé que je vous demande la permission de faire usage de votre lettre dans une autre édition de la mienne. Il s’en faut peu que je ne me félicite d’une erreur qui m’attire de votre part cette marque d’estime et je me sens moins honteux de ma faute, que fier, de votre correction. Voilà, Monsieur, ce que c’est que de se fier aux Auteurs célebres. Ce n’est gueres impunément que je les consulte, et de manière ou d’autre, ils manquent rarement de me punir de ma confiance. Le savant Cragius, si versé dans l’antiquité avoit dit la chose avant moi, et Plutarque lui-même affirme que les Lacédémoniens n’alloient point à la comédie, de peu d’entendre des choses contre les loix, soit sérieusement, soit par jeu. Il est vrai que le même Plutarque dit ailleurs le contraire, et il lui arrive si souvent de se contredire, qu’on ne devroit jamais rien avancer d’après lui, sans l’avoir lu tout entier. Quoi qu’il en soit, je ne puis ni ne veux recuser votre témoignage, et quand ces Auteurs ne seroient pas démentis par les restes du théâtre de Sparte encore existans, ils le seroient par Pausanias, Eustathe, Suidas, Athénée, et d’autres anciens. Il paroît seulement que ce théâtre étoit plutôt consacré à des jeux, des danses, des prix de musique, qu’à des représentations régulieres, et que les pièces qu’on y jouait quelquefois, étoient moins de véritables drames, que des farces grossieres, convenables à la simplicité des spectateurs; ce qui n’empêchoit pas que Sosybius Lacon n’eût fait un traité de ces sortes de parades. C’est la Guilletiere qui m’apprend tout cela; car je n’ai point de livres pour le vérifier. Ainsi rien ne manque à ma faute, en cette occasion, que la vanité de la méconnoître. Au reste, loin de souhaiter que cette faute reste cachée à mes lecteurs, je serai fort aise qu’on la publie, et qu’ils en soient instruits; ce sera toujours une erreur de moins. D’ailleurs, comme elle ne fait tort qu’à moi seul, et que mon sentiment n’en est pas moins bien établi, j’espere qu’elle pourra servir d’amusement aux critiques; j’aime mieux qu’ils triomphent de mon ignorance, que de mes maximes; et je serai toujours très-content que les vérités utiles que j’ai soutenues, soient épargnées à mes dépens. Recevez, Monsieur, les assurances de ma reconnoissance, de mon estime et de mon respect. XXVI Lettre A M. Romilly. On ne sauroit aimer les peres sans aimer des enfans qui leur sont chers; ainsi, Monsieur, je vous aimois sans vous connoître, et vous croyez bien que ce que je reçois de vous n’est pas propre relâcher cet attachement. J’ai lu votre Ode, j’y ai trouvé de l’énergie, des images nobles, et quelquefois des vers heureux; mais votre poésie paroît gênée, elle sent la lampe, et n’a pas acquis la correction. Vos rimes, quelquefois riches, sont rarement élégantes, et le mot propre ne vous vient pas toujours. Mon cher Romilly, quand je paye les complimens par des vérités, je rends mieux que ce qu’on me donne. Je vous crois du talent, et je ne doute pas que vous ne vous fassiez honneur dans la carriere où vous entrez. J’aimerois pourtant mieux, pour votre bonheur, que vous eussiez suivi la profession de votre digne pere; sur-tout si vous aviez pu vous y distinguer comme lui. Un travail modéré, une vie égale et simple, la paix de l’ame et la santé du corps qui sont le fruit de tout cela, valent mieux pour vivre heureux, que le savoir et la gloire. Du moins en cultivant les talens des gens de Lettres, n’en prenez pas les préjugés; n’estimez votre état que ce qu’il vaut, et vous en vaudrez davantage. Je vous dirai que ie n’aime pas la fin de votre lettre; vous me paroissez juger trop sévérement les, riches. Vous ne songez pas, qu’ayant contracté dès leur enfance mille besoins que nous n’avons point, les réduire à l’état des pauvres, ce seroit les rendre plus misérables qu’eux. Il faut être juste envers tout le monde, même envers ceux qui ne le sont pas pour nous. Eh! Monsieur, si nous avions les vertus contraires aux vices que nous leur, reprochons, nous ne songerions pas même qu’ils sont au monde, et bientôt ils auroient plus besoin de nous que nous d’eux! Encore un mot et je finis. Pour avoir droit de mépriser les riches, il faut être économe et prudent soi-même, afin de n’avoir jamais besoin de richesses. Adieu, mon cher Romilly, je vous embrase de tout mon coeur. XXVII Lettre A M. Vernes. (1759) Montmorenci le 18 Novembre 1759. Je savois, mon cher Vernes, la bonne réception que vous aviez faite à l’Abbé de St. Nom; que vous l’aviez fêté, que vous l’aviez présenté à M. de Voltaire, en un mot, que vous l’aviez reçu comme recommandé par un ami; il est parti, le coeur plein de vous, et sa reconnoissance a débordé dans le mien. Mais pourquoi vous dire cela? N’avez-vous pas eu le plaisir de m’obliger? Ne me devez-vous pas aussi de la reconnoissance? N’est-ce pas à vous désormais de vous acquitter envers moi? Il n’y a rien de moi sous la presse; ceux qui vous l’ont dit vous ont trompé. Quand j’aurai quelque écrit prêt à paroître, vous n’en serez pas instruit le dernier. J’ai traduit tant bien que mal un livre de Tacite et j’en reste là. Je ne fais pas assez de Latin pour l’entendre, et n’ai pas assez de talent pour le rendre. Je m’en tiens à cet essai; je ne sais même si j’aurai jamais l’effronterie de le faire paroître; j’aurois grand besoin de vous pour l’en rendre digne. Mais parlons de l’histoire de Geneve. Vous savez mon sentiment sur cette entreprise; je n’en ai pas changé; tout ce qui me reste à vous dire, c’est que je souhaite que vous fassiez un ouvrage assez vrai, assez beau, et assez utile pour qu’il soit impossible de l’imprimer; alors, quoi qu’il arrive, votre manuscrit deviendra un monument précieux qui sera bénir à jamais votre mémoire par tous les vrais citoyens, si tant est qu’il en reste après vous. Je crois que vous ne doutez pas de mon empressement à lire cet ouvrage, mais si vous trouvez quelque occasion pour me le faire parvenir, à la bonne heure; car, pour moi, dans ma retraite, je ne suis point à portée d’en trouver les occasions. Je sais qu’il va et vient beaucoup de gens de Geneve à Paris et de Paris à Geneve, mais je connois peu tous ces voyageurs, et n’ai nul dessein d’en beaucoup connoître. J’aime encore mieux ne pas vous lire. Vous me demandez de la musique, eh Dieu, cher Vernes! de quoi me parlez-vous? Je ne connois plus d’autre musique que celle des Rossignols; et les Chouettes de la forêt m’on dédommagé de l’Opéra de Paris. Revenu au seul goût des plaisirs de la nature, je méprise l’apprêt des amusemens des villes. Redevenu presque enfant, je m’attendris en rappellant les vieilles chansons de Genève, je les chante d’une voix éteinte, et je finis par pleurer sur ma patrie, en songeant que je lui ai survécu. Adieu XXVIII Lettre A M. De Silhouette. (1759) (Montmorenci) Le 2 Décembre 1759. Daignez, Monsieur, recevoir l’hommage d’un solitaire qui n’est pas connu de vous, mais qui vous estime par vos talens, qui vous respecte par votre administration, et qui vous a fait l’honneur de croire qu’elle ne vous resteroit pas long-tems. Ne pouvant sauver l’Etat qu’aux dépens de la capitale qui l’a perdu, vous avez bravé les cris des gaigneurs d’argent. En vous voyant écraser ces misérables, je vous enviois votre place; en vous la voyant quitter sans vous être démenti, je vous admire. Soyez content de vous, Monsieur, elle vous laisse un honneur dont vous jouirez long-tems sans concurrent. Les malédictions des fripons sont la gloire de l’homme juste. XXIX Lettre A M. Vernes Sur la mort de sa femme. (1760) Montmorenci le 9 Février 1760. Il y a une quinzaine de jours, mon cher Vernes, que j’ai appris, par M. Favre, votre infortune; il n’y en a gueres moins que je suis tombé malade et je ne suis pas rétabli. Je ne compare point mon état au vôtre; mes maux actuels ne sont que physiques; et moi, dont la vie n’est qu’une alternative des uns et des autres, je ne sais que trop que ce n’est pas les premiers qui transpercent le coeur le plus vivement. Le mien est sait pour partager vos douleurs, et non pour vous en consoler. Je sais trop bien, par expérience, que rien ne console que le tems, et que souvent ce n’est encore qu’une affliction de plus de songer que le tems nous consolera. Cher Vernes, on n’a pas tout perdu quand on pleure encore; le regret du bonheur passé en est un reste. Heureux qui porte encore au fond de son coeur ce qui lui fut cher! Oh, croyez-moi, vous ne connoissez pas la maniere la plus cruelle de le perdre; c’est d’avoir à le pleurer vivant. Mon bon ami, vos peines me sont songer aux miennes; c’est un retour nature! aux malheureux. D’autres pourront montrer à vos douleurs un sensibilité plus désintéressée; mais personne, j’en suis bien sur, ne les partagera plus sincérement. XXX Lettre A M. Duchesne Libraire. En lui renvoyant la Comédie des Philosophes. En parcourant, Monsieur, la piece que vous m’avez envoyée, j’ai frémi de m’y voir loué. Je n’accepte point cet horrible présent. Je suis persuadé qu’en me l’envoyant, vous n’avez pas voulu me faire une injure; mais vous ignorez, ou vous avez oublié que j’ai eu l’honneur d’être l’ami d’un homme respectable, indignement noirci et calomnié dans ce libelle. XXXI Lettre A Madame D’Az*** (1761) (Montmorenci) Qui m’avoit envoyé l’estampe encadrée de son portrait avec des vers de son mari au-dessous. Le 10 Février 1761. Vous m’avez fait, Madame, un présent bien précieux; mais j’ose dire que le sentiment avec lequel je le reçois, ne, m’en rend pas indigne. Votre portrait annonce les charmes de votre caractere; les vers qui l’accompagnent achevent de le rendre inestimable. Il semble dire: je fais le bonheur d’un tendre époux; je suis la muse qui l’inspire, et je suis la bergere qu’il chante. En vérité, Madame; ce n’est qu’avec un peu de scrupule que je l’admets dans ma retraite, et je crains qu’il ne m’y laisse plus aussi solitaire qu’auparavant. J’apprends aussi que vous avez payé le port et même à très-haut prix: quant à cette derniere générosité, trouvez bon qu’elle ne soit point acceptée, et qu’à la premiere occasion je prenne la liberté de vous rembourser vos avances. (17) XXXII Lettre A Madame C*** (1761) Montmorenci le 12 Février 1761. Vous avez beaucoup d’esprit, Madame, et vous l’aviez avant la lecture de la Julie: cependant je n’ai trouvé que cela dans votre lettre; d’où je conclus que cette lecture ne vous est pas propre, puisqu’elle ne vous a rien inspiré. Je ne vous en estime pas moins, Madame; les ames tendres sont souvent foibles, et c’est toujours un crime à une femme de l’être. Ce n’est point de mon aveu que ce livre a pénétré jusqu’à Geneve; je n’y en ai pas envoyé un seul exemplaire, et quoique je ne pense pas trop bien de nos moeurs actuelles, je ne les crois pas encore assez mauvaises pour qu’elles gagnassent de remonter à l’amour. Recevez, Madame, mes très-humbles remerciemens, et les assurances de mon respect. XXXIII Lettre A Un Anonyme. (1761) Montmorenci le 11 Février 1761. J’ai reçu le 12 de ce mois par la porte une lettre anonyme sans date, timbrée de Lille, et franche de port. Faute d’y pouvoir répondre par une autre voie, je déclare publiquement à l’auteur de cette lettre que je l’ai lue et relue avec émotion, avec attendrissement, qu’elle m’inspire pour lui la plus tendre estime, le plus grand desir de le connoître et de l’aimer, qu’en me parlant de ses larmes il m’en a fait répandre, qu’enfin jusqu’aux éloges outrés dont il me comble, tout me plaît dans cette lettre, excepté la modeste raison qui le porte à se cacher. XXXIV Lettre A M.*** (1761) Montmorenci le 13 Février 1761. Je n’ai reçu qu’hier, Monsieur, la lettre que vous m’avez écrite le 5 de ce mois. Vous avez raison de croire que l’harmonie de l’ame a aussi ses dissonances qui ne gâtent point l’effet du tout: chacun ne sait que trop comment elles se préparent; mais elles sont difficiles à sauver. C’est dans les ravissans concerts des spheres célestes qu’on apprend ces savantes successions d’accords. Heureux, dans ce siecle de cacophonie et de discordance, qui peut se conserver une oreille assez pour entendre ces divins concerts! Au reste, je persiste à croire, quoiqu’on en puisse dire, que quiconque après avoir lu la nouvelle Héloïse la peut regarder comme un livre de mauvaises moeurs, n’est pas fait pour aimer les bonnes. Je me réjouis, Monsieur, que vous ne soyez pas au nombre de ces infortunés, et j e vous salue de tout mon coeur. XXXV Lettre A M.*** (1761) Montmorenci le 15 Février 1761. Je suis charmé, Monsieur, de la lettre que vous venez de m’écrire, et bien loin de me plaindre de votre louange, je vous en remercie, parce qu’elle est jointe à une critique franche et judicieuse qui me fait aimer l’une et l’autre comme le langage, le l’amitié. Quant à ceux qui trouvent ou feignent de trouver de l’opposition entre ma lettre sur les Spectacles et la nouvelle Héloïse, je suis bien sûr qu’ils ne vous en imposent pas. Vous savez que la vérité, quoiqu’elle soit une, change de forme selon les tems et les lieux, et qu’on peut dire à Paris ce qu’en des jours plus heureux on n’eût pas dû dire à Geneve: mais à présent les scrupules ne sont plus de saison, et par-tout où séjournera long- tems M. de Voltaire, on pourra jouer après lui la comédie et lire des romans sans danger. Bonjour, Monsieur, je vous embrasse, et vous remercie derechef de votre lettre; elle me plaît beaucoup. XXXVI Lettre A M.*** (1761) Montmorenci le 19 Février 1761. Voila, Monsieur, ma réponse aux observations que vous avez eu la bonté de m’envoyer sur la nouvelle Héloïse. Vous l’avez, élevée à l’honneur auquel elle ne s’attendoit gueres, d’occuper des théologiens; c’est peut-être un sort attaché à ce nom et à celles qui le portent d’avoir toujours à passer par les mains de ces Meilleurs là. Je vois qu’ils ont travaillé à la conversion de celle-ci avec un grand zele, et je ne doute point que leurs soins pieux, n’en aient fait une personne très-orthodoxe; mais je trouve qu’ils l’ont traitée avec un peu de rudesse: ils ont flétri ses charmes, et j’avoue qu’elle me plaisoit plus, aimable quoiqu’hérétique, que bigote et maussade comme la voilà. Je demande qu’on me la rende comme je l’ai donnée, ou je l’abandonnerai à ses directeurs. XXXVII Lettre A Madame Bourette. (1761) "Qui m’avoit écrit deux lettres consécutives avec des vers, et qui m’invitoit à prendre du café chez, elle dans une tasse incrustée d’or que M. de Voltaire lui avoit donnée." Montmorenci le 12 Mars 1761. Je n’avois pas oublié, Madame, que je vous devois une réponse et un remerciement; je serois plus exact si l’on me laissoit plus libre, mais il faut malgré moi disposer de mon tems, bien plus comme il plaît à autrui que comme je le devrois et le voudrois. Puisque l’anonyme vous avoir prévenue, il étoit naturel que sa réponse précédât aussi la vôtre; et d’ailleurs je ne vous dissimulerai pas qu’il avoir parlé de plus près à mon coeur que ne sont des complimens et des vers. Je voudrois, Madame, pouvoir répondre à l’honneur que vous me faites de me demander un exemplaire de la Julie; mais tant de gens vous ont encore ici prévenue, que les exemplaires qui m’avoient été envoyés de Hollande, par mon Libraire, sont donnés ou destinés, et je n’ai nulle espece de relation avec ceux qui les débitent à Paris. Il faudroit donc en acheter un pour vous l’offrir, et c’est, vu l’état de ma fortune, ce que vous n’approuveriez pas vous-même: de plus, je ne sais point payer les louanges, et si je faisois tant que de payer les vôtres, j’y voudrois mettre un plus haut prix. Si jamais l’occasion se présente de profiter de votre invitation, j’irai, Madame, avec grand plaisir vous rendre visite et prendre du café chez vous; mais ce ne sera pas, s’il vous plaît, dans la tasse dorée de M. de Voltaire; car je ne bois point dans la coupe de cet homme-là. Agréez, Madame, que je vous réitere mes très-humbles remerciemens et les assurances de mon respect. XXXVIII Lettre A M. M.*** (1761) Montmorenci, Mars 1761. Il faudroit être le dernier des hommes pour ne pas s’intéresser à l’infortunée Louison. La pitié, la bienveillance que, ton honnête historien m’inspire pour elle, ne me laissent pas douter que son zele à lui-même ne puise être aussi pur que le mien; et cela supposé, il doit compter sur toute l’estime d’un homme qui ne la prodigue pas. Graces au Ciel, il se trouve dans un rang plus élevé, des coeurs aussi sensibles, et qui ont à la fois le pouvoir et la volonté de protéger la malheureuse, mais estimable victime de l’infamie d’un brutal. M. le Maréchal de Luxembourg et Madame la Maréchale à qui j’ai communiqué votre lettre, ont été émus ainsi que moi à sa lecture; ils sont disposés, Monsieur, à vous entendre et à consulter avec vous ce qu’on peut, et ce qu’il convient de faire pour tirer la jeune personne de la détresse où elle est. Ils retournent à Paris après Pâques. Allez, Monsieur, voir ces dignes et respectables Seigneurs; parlez-leur avec cette simplicité touchante qu’ils aiment dans votre lettre; soyez avec eux sincere en tout, et croyez que leurs coeurs bienfaisans s’ouvriront à la candeur du vôtre: Louison sera protégée, si elle mérite de l’être, et vous, Monsieur, vous serez estimé comme le mérite votre bonne action. Que si dans cette attente, quoiqu’assez courte, la situation de la jeune personne étoit trop dure, vous devez savoir que quant à présent je puis payer, modiquement à la vérité, le tribut dû par quiconque a son nécessaire aux indigens honnêtes qui ne l’ont pas. XXXIX Lettre A M. Vernes. Montmorenci le 24 Juin 1761. J’étois presque à l’extrémité, cher Concitoyen, quand j’ai reçu votre lettre, et maintenant que j’y réponds, je suis dans un état de souffrances continuelles qui, selon toute apparence, ne me quitteront qu’avec la vie. Ma plus grande consolation dans l’état où je suis est de recevoir des témoignages d’intérêt de mes compatriotes, et sur-tout de vous, cher Vernes, que j’ai toujours aimé et que j’aimerai toujours. Le coeur me rit, et il me semble que je me ranime au projet d’aller partager avec vous cette retraite charmante, qui me tente encore plus par son habitant que par elle-même. Oh, si Dieu raffermissoit assez ma santé pour me mettre en état d’entreprendre ce voyage, je ne mourrois point sans vous embrasser encore une fois! Je n’ai jamais prétendu justifier les innombrables défauts de la nouvelle Héloïse; je trouve que l’on l’a reçue trop favorablement, et dans les jugemens du public, j’ai bien moins à me plaindre de l’a rigueur qu’à me louer de son indulgence; mais vos griefs contre Wolmar me prouvent que j’ai mal rempli l’objet du livre, ou que, vous ne l’avez pas bien saisi. Cet objet étoit de rapprocher les partis opposés, par une estime réciproque; d’apprendre aux Philosophes, qu’on peut croire en Dieu sans être hypocrite, et aux Croyans, qu’on peut être incrédule sans être un coquin. Julie, dévote, est une leçon pour les Philosophes, et Wolmar, athée, en est une pour les intolérans. Voilà le vrai but du livre. C’est à vous de voir si je m’en suis écarté. Vous me reprochez de n’avoir pas fait changer de systême à Wolmar, sur la fin du Roman; mais, mon cher Vernes, vous n’avez pas lu cette fin; car sa conversion y est indiquée avec une clarté qui ne pouvoir souffrir un plus grand développement, sans vouloir faire une capucinade. Adieu cher Vernes; je saisis un intervalle de mieux pour vous écrire. Je vous prie d’informer de ce mieux ceux de vos amis qui pensent à moi, et entr’autres, Messieurs Moultou Roustan, que j’embrasse de tout mon coeur ainsi que vous. XL Lettre A M. Huber. (1761) Montmorenci le 24 Décembre 1761. J’étois, Monsieur, dans un accès du plus cruel des maux du corps, quand je reçus votre lettre et vos Idylles; après avoir lu la lettre, j’ouvris machinalement le livre, comptant le refermer aussi-tôt; mais je ne le refermai qu’après avoir tout lu, et je le mis à côté de moi pour le relire encore. Voilà l’exacte vérité. Je sens que votre ami Gessner est un homme selon mon coeur, d’où vous pouvez juger de son traducteur et de son ami par lequel seul il m’est connu. Je vous fais en particulier un gré infini d’avoir osé dépouiller notre langue de ce sot et précieux jargon, qui ôte toute vérité au images, et toute vie aux sentimens. Ceux qui veulent embellir et parer la nature, sont des gens sans ame et sans goût, qui n’ont jamais connu ses beautés. Il y a six ans que je coule dans ma retraite, une vie allez semblable à celle de Ménalque et d’Amyntas, au bien près, que j’aime comme eux, mais que je ne sais pas faire; et je puis vous protester, Monsieur, que j’ai plus vécu durant ces six ans, que je n’avois fait dans tout le cours de ma vie. Maintenant vous me faites desirer de revoir encore un printems, pour faire avec vos charmans pasteurs de nouvelles promenades, pour partager avec eux ma solitude, et pour revoir avec eux des asyles champêtres qui ne sont pas inférieurs à ceux que M. Gessner et vous avez si bien décrits. Saluez-le de ma part, je vous supplie, et recevez aussi mes remerciemens. et mes salutations. Voulez-vous bien, Monsieur, quand vous écrirez à Zurich, faire dire mille choses pour moi à M. Usteri? J’ai reçu de sa part une lettre que je ne me lasse point de relire, et qui contient des relations d’un paysan plus sage, plus vertueux, plus sensé que tous les Philosophes de l’univers; je suis fâché qu’il ne me marque pas le nom de cet homme respectable. Je lui voulois répondre un peu au long, mais mon déplorable état m’en a empêché jusqu’ici. XLI Quatre Lettres A Monsieur Le Président De Malsherbes, Contenant Le Vrai Tableau De Mon Caractere Et Les Vrais Motifs De Toute Ma Conduite. (1762) Première Lettre. Montmorenci le 4 Janvier 1762. J’aurois moins tardé, Monsieur, à vous remercier de la derniere lettre dont vous m’avez honoré, si j’avois mesuré ma diligence répondre, sur le plaisir qu’elle m’a fait. Mais, outre qu’il m’en coûte beaucoup d’écrire, j’ai pensé qu’il falloit donner quelques jours aux importunités de ces tems-ci; pour ne pas accabler des miennes. Quoique je ne me console point de ce qui vient de se passer, je suis très-content que vous en soyez instruit, puisque cela ne m’a point ôté votre estime; elle en sera plus à moi quand vous ne me croirez pas meilleur que je ne suis. Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu’on m’a vu prendre, depuis que je porte une espece de nom dans le monde, me sont peut-être plus d’honneur que je n’en mérite; mais ils sont certainement plus près de la vérité, que ceux que me prêtent ces hommes de lettres, qui donnant tout à la réputation, jugent de mes sentimens par les leurs. J’ai un coeur trop sensible à d’autres attachemens, pour l’être si fort à l’opinion publique; j’aime trop mon plaisir et mon indépendance pour être esclave de la vanité, au point qu’ils le supposent. Celui pour qui la fortune et l’espoir de parvenir, ne balança jamais un rendez-vous ou un souper agréable, ne doit pas naturellement sacrifier son bonheur au desir de faire parler de lui; et il n’est point du tout croyable qu’un homme qui se sent quelque talent, et qui tarde jusqu’à quarante ans à le faire connoître, soit assez sou pour aller s’ennuyer le reste de ses jours dans un désert, uniquement pour acquérir la réputation d’un misanthrope. Monsieur, quoique je haïsse souverainement l’injustice et la méchanceté, cette passion n’est pas assez dominante pour me déterminer seule à fuir la société des hommes, si j’avois en les quittant quelque grand sacrifice à faire. Non, mon motif est moins noble, et plus près de moi. Je suis né avec un amour naturel pour la solitude, qui n’a sait qu’augmenter à mesure que j’ai mieux connu les hommes. Je trouve mieux mon compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi, qu’avec ceux que je vois dans le monde; et la société dont mon imagination fait les frais dans ma retraite, achevé de me dégoûter de toutes celles que j’ai’quittées. Vous me supposez malheureux et consumé de mélancolie. Oh! Monsieur, combien vous vous trompez! C’est à Paris que je l’étois; c’est à Paris qu’une bile noire rongeoit mon coeur, et l’amertume de cette bile ne se fait que trop sentir dans tous les écrits que j’ai publiés tant que j’y suis resté. Mais, Monsieur, comparez ces écrits avec ceux que j’ai faits dans ma solitude; ou je suis trompé, ou vous sentirez dans ces derniers une certaine sérénité d’ame qui ne se joue point, et sur laquelle on peut porter un jugement certain de l’état intérieur de l’Auteur. L’extrême agitation que je viens d’éprouver, vous a pu faire porter un jugement contraire: mais il est facile à voir que cette agitation n’a point son principe dans ma situation actuelle, mais dans une imagination déréglée, prête à s’effaroucher sur tout et à porter tout à l’extrême. Des succès continus m’ont rendu sensible à la gloire, et il n’y a point d’homme ayant quelque hauteur d’ame et quelque vertu qui pût penser sans le plus mortel désespoir, qu’après sa mort on substitueroit sous son nom à un ouvrage utile, un ouvrage pernicieux, capable de déshonorer sa mémoire, et de faire beaucoup de mal. Il se peut qu’un tel bouleversement ait accéléré le progrès de mes maux; mais, dans la supposition qu’un tel accès de folie m’eût pris à Paris, il n’est point sûr que ma propre volonté n’eût pas épargné le reste de l’ouvrage à la nature. Long-tems je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j’ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes; je l’attribuois au chagrin de n’avoir pas l’esprit assez présent, pour montrer dans la conversation le peu que j’en ai, et par contre-coup à celui de ne pas occupe dans le monde la place que j’y croyois mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j’étois bien sûr, même en disant des sottises, de n’être pas pris pour un sot; quand je nie suis vu recherché de tout le monde, et honoré de beaucoup plus de considération que ma plus ridicule vanité n’en eût osé prétendre; que malgré cela, j’ai senti ce même dégoût plus augmente que diminué, j’ai conclu qu’il venir d’une autre cause, et que ces especes de jouissances n’étoient point celles qu’il me falloir. Quelle est donc enfin cette cause? Elle n’est autre que cet indomptable esprit de liberté, que rien n’a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune, et la réputation même ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d’orgueil que de paresse; mais cette paresse est incroyable; tout l’effarouche; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu’il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi le commerce ordinaire des hommes me soit odieux l’intime amitié m’est si chere, parce qu’il n’y a plus de devoirs pour elle; on suit son coeur, et tout est fait. Voilà encore pourquoi j’ai toujours tant redouté les bienfaits. Car tout bienfait exige reconnoissance; et je me sers le coeur ingrat, par cela seul que la reconnoissance est un devoir. En un mot l’espece de bonheur qu’il me faut, n’est pas tant de faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n’a rien qui me tente; je consentirois cent sois plutôt à ne jamais rien faire, qu’à faire quelque chose malgré moi; et j’ai cent sois pensé, que je n’aurois pas vécu trop malheureux à la Bastille, n’y étant tenu à rien du tout qu’à rester là. J’ai cependant fait dans ma jeunesse, quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n’ont jamais eu pour but que la retraite, et le repos dans ma vieillesse; et comme ils n’ont été que par secousse, comme ceux d’un paresseux, ils n’ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m’ont fourni un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c’étoit une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrois pas, j’ai tout planté là, et je me suis dépêché de jouir. Voilà, Monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite, à laquelle nos gens de Lettres ont été chercher des motifs d’ostentation, qui supposent une confiance, ou plutôt une obstination à tenir, à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractere naturel. Vous me direz, Monsieur, que cette indolence supposée s’accorde mal avec les écrits que j’ai composés depuis dix ans, et avec ce desir de gloire qui a dû m’exciter à les publier. Voilà une objection à résoudre, qui m’oblige à prolonger ma lettre, et qui par conséquent me force à la finir. J’y reviendrai, Monsieur, si mon ton familier ne vous déplaît pas; car dans l’épanchement de mon coeur je n’en saurois prendre un autre; je me peindrai sans fard et sans modestie; je me montrerai à vous tel que je me vois, et tel que je suis; car passant ma vie avec moi je dois me connoître, et je vois par la maniere dont ceux qui pensent me connoître, interprétent mes actions et ma conduite, qu’ils n’y connoissent rien. Personne au monde ne me connoît que moi seul. Vous en jugerez quand j’aurai tout dit. Ne me renvoyez point mes lettres, Monsieur, je vous supplie; brûlez-les, parce qu’elles ne valent pas la peine d’être gardées, mais non pas par égard pour moi. Ne songez pas non plus, de grace, à retirer celles qui sont entre les mains de Duchêne. S’il falloit effacer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y auroit trop de lettres à retirer, et je ne remuerois pas le bout du doigt pour cela. A charge et à décharge, je ne crains point d’être vu tel que je suis. Je connois mes grands défauts, et je sens vivement tous mes vices. Avec tout cela je mourrai plein d’espoir dans le Dieu suprême, et très-persuadé que de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi. Deuxième Lettre. Montmorenci le 12 Janvier 1762. Je continue, Monsieur, à vous rendre compte de moi, puisque j’ai commencé; car ce qui peut m’être le plus défavorable, est d’être connu à demi; et puisque mes fautes ne m’ont point ôté votre estime, je ne présume pas que ma franchise me la doive ôter. Une ame paresseuse qui s’effraye de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s’affecter, et sensible à l’excès à tout ce qui l’affecte, semblent ne pouvoir s’allier dans le même caractere; et ces deux contraires composent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puisse résoudre cette opposition par des principes, elle existe pourtant; je la sens, rien n’est plus certain, et j’en puis du moins donner par les faits, une espece d’historique qui peut servir à la concevoir. J’ai eu plus d’activité dans l’enfance, mais jamais comme un autre enfant. Cet ennui de tout m’a de bonne heure jetté dans la lecture. A six ans, Plutarque me tomba sous la main; à huit, je le savois par coeur; j’avois lu tous les romans; ils m’avoient fait verser des seaux de larmes, avant l’âge où le coeur prend intérêt aux romans. De-là se forma dans le mien ce goût héroïque et romanesque qui n’a fait qu’augmenter jusqu’à présent, et qui acheva de me dégoûter de tout, hors de ce qui ressembloit à mes folies. Dans ma jeunesse, que je croyois trouver dans le monde les mêmes gens que j’avois connus dans mes livres, je me livrois sans réserve à quiconque savoit m’en imposer par un certain jargon dont j’ai toujours été la dupe. J’étois actif parce que j’étois sou; à mesure que j’étois détrompé, je changeois de goûts, d’attachemens, de projets; et dans tous ces changemens je perdois toujours ma peine et mon tems, parce que je cherchois toujours ce qui n’étoit point. En devenant plus expérimenté, j’ai perdu peu-à-peu l’espoir de le trouver, et par-conséquent le zele de le chercher. Aigri par les injustices que j’avois éprouvées, par celles dont été le témoin, souvent affligé du désordre où l’exemple et la force des choses m’avoient entraîne moi-même, j’ai pris en mépris mon siecle et mes contemporains, et sentant que je ne trouverois point au milieu d’eux une situation qui pût contenter mon coeur, je l’ai peu-à-peu détaché de la société des hommes, et je m’en suis fait une autre dans mon imagination laquelle m’a d’autant plus charmé que je la pouvois cultiver sans peine, sans risque, et la trouver toujours sûre, et telle qu’il me la falloit. Après avoir passé quarante ans de ma vie ainsi mécontent de moi-même et des autres, je cherchois inutilement à rompre les liens qui me tenoient attaché à cette société que j’estimois si peu, et qui m’enchaînaient aux occupations le moins de mon goût, par des besoins que j’estimois ceux de la nature, et qui n’étoient que ceux de l’opinion: tout-à-coup un heureux hasard vint m’éclairer sur ce que j’avois à faire pour moi-même, et à penser de mes semblables, sur lesquels mon coeur étoit sans cesse en contraction avec mon esprit, et que je me sentois encore porté à aimer avec tant de raisons de les haïr. Je voudrois, Monsieur, vous pouvoir peindre ce moment qui a fait dans ma vie une si singuliere époque, et qui me sera toujours présent quand je vivrois éternellement. J’allois voir Diderot alors prisonnier à Vincennes; j’avois dans ma poche un mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l’Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture; tout-à-coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumieres; des foules d’idées vives s’y présentent à la fois avec une force, et une confusion, qui me jetta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse souleve ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demi-heure, dans une telle agitation, qu’en me relevant j’apperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en répandois. Oh, Monsieur, si j’avois jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j’aurois fait voir toutes les contradictions du systême social; avec quelle force J’aurois exposé tous les abus de nos institutions; avec quelle simplicité j’aurois démontré que l’homme est bon naturellement, et que c’est par ces institutions seules, que les hommes deviennent méchans. Tout ce que j’ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart-d’heure m’illuminerent sous cet arbre, a été bien foiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l’inégalité, et le traité de l’éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables, etforment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu, et il n’y eut d’écrit sur le lieu même, que la Prosopopée de Fabricius. Voilà comment lorsque j’y pensois le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l’attrait d’un premier succès, et les critiques des barbouilleurs, me jetterent tout de bon dans la carriere. Avois-je quelque vrai talent pour écrire? ne sais. Une vive persuasion m’a toujours tenu lieu d’éloquence, et j’ai toujours écrit lâchement et mal quand je n’ai pas été fortement persuadé. Ainsi c’est peut-être un retour caché d’amour-propre, qui m’a fait choisir et mériter ma devise, et m’a si passionnément attaché à la vérité, ou à tout ce que j’ai pris pour elle. Si je n’avois écrit que pour écrire, je suis convaincu qu’on ne m’auroit jamais lu. Après avoir découvert, ou cru découvrir dans les fasses opinions des hommes, la source de leurs miseres et de leur méchanceté, je sentis qu’il n’y avoit que ces mêmes opinions qui m’eussent rendu malheureux moi-même, et que mes maux et mes vices me venoient bien plus de ma situation que de moi-même. Dans le même tems, une maladie dont j’avois dès l’enfance senti les premieres atteintes, s’étant déclarée absolument incurable, malgré toutes les promesses des faux guérisseurs dont je n’ai pas été long-tems la dupe, je jugeai que si je voulois être conséquent, et secouer une fois de dessus mes épaules le pesant joug de l’opinion, je n’avois pas un moment à perdre. Je pris brusquement mon parti avec assez de courage, et je l’ai assez bien soutenu jusqu’ici avec une fermeté dont moi seul peux sentir le prix, parce qu’il n’y a que moi seul qui sache quels obstacles j’ai eus, et j’ai encore tous les jours à combattre pour me maintenir sans cesse contre le courant. Je sens pourtant bien que depuis dix ans j’ai un peu dérivé, mais si j’estimois seulement en avoir encore quatre à vivre, on me verroit donner une deuxieme secousse, et remonter tout au moins à mon premier niveau, pour n’en plus gueres redescendre; car toutes les grandes épreuves sont faites, et il est désormais démontré pour moi, par l’expérience, que l’état où je me suis mis est le seul où l’homme puisse vivre bon et heureux, puisqu’il est le plus indépendant de tous, et le seul où on ne se trouve jamais pour son propre avantage, dans la nécessité de nuire à autrui. J’avoue que le nom que m’ont fait mes écrits, a beaucoup facilité l’exécution du parti que j’ai pris. Il faut être cru bon Auteur, pour se faire impunément mauvais copiste, et ne pas manquer de travail pour cela. Sans ce premier titre, on m’eût pu trop prendre au mot sur l’autre, et peut-être cela m’auroit il mortifié; car je brave aisément le ridicule, mais je ne supporterois pas si bien le mépris. Mais si quelque réputation me donne à cet égard un peu d’avantage, il est bien compensé par tous les inconvéniens attachés à cette même réputation, quand on n’en veut point être esclave, et qu’on veut vivre isolé et indépendant. Ce sont ces inconvéniens en partie qui m’ont chassé de Paris, et qui me poursuivant encore dans mon asyle, me chasseroient très- certainement plus loin, pour peu que ma santé vînt à se raffermir. Un autre de mes fléaux dans cette grande ville, étoit ces foules de prétendus amis qui s’étoient emparés de moi, et qui jugeant de mon coeur par les leurs, vouloient absolument me rendre heureux à leur mode, et non pas à la mienne. Au désespoir de ma retraite, ils m’y ont poursuivi pour m’en tirer. Je n’ai pu m’y maintenir sans tout rompre. Je ne suis vraiment libre que depuis ce tems-là. Libre! non, je ne le suis point encore; mes derniers écrits ne sont point encore imprimés; et vu le déplorable état de ma pauvre machine, je n’espere plus survivre à l’impression du recueil de tous: mais si contre mon attente, je puis aller jusques-là et prendre une fois congé du public, croyez, Monsieur, qu’alors je serai libre, ou que jamais homme ne l’aura été. O utinam! O jour trois fois heureux! Non, il ne me sera pas donné de le voir. Je n’ai pas tout dit, Monsieur, et vous aurez peut-être encore au moins une lettre à essuyer. Heureusement rien ne vous oblige de les lire, et peut-être y seriez-vous bien embarrassé. Mais pardonnez, de grace; pour recopier ces longs fatras, il faudroit les refaire, et en vérité je n’en ai pas le courage. J’ai surement bien du plaisir à vous écrire, mais je n’en ai pas moins à me reposer, et mon état ne me permet pas d’écrire long-tems de suite. Troisième Lettre. Montmorenci le 26 Janvier 1762. Après vous avoir exposé, Monsieur, les vrais motifs de ma conduite, je voudrois vous parler de mon état moral dans ma retraite; mais je sens qu’il est bien tard, mon aine aliénée d’elle-même est toute à mon corps. Le délabrement de ma pauvre machine l’y tient de jour en jour plus attachée, et jusqu’à ce qu’elle s’en sépare enfin tout-à-coup. C’est de mon bonheur que je voudrois vous parler, et l’on parle mal du bonheur quand on souffre. Mes maux sont l’ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoi qu’on en puisse dire, j’ai été sage, puisque j’ai été heureux autant que ma nature m’a permis de l’être: je n’ai point été chercher ma félicité au loin, je l’ai cherchée auprès de moi, et l’y ai trouvée. Spartien dit que Similis, courtisan de Trajan ayant sans aucun mécontentement personnel quitté la Cour et tous ses emplois pour aller vivre paisiblement à la campagne, fit mettre ces mots sur sa tombe : j’ai demeuré soixante et seize ans sur la terre, et j’en ai vécu sept. Voilà ce que je puis dire, à quelque égard, quoique mon sacrifice ait été moindre: je n’ai commencé de vivre que le 9 Avril 1756. Je ne saurois vous dire, Monsieur, combien j’ai été touché de voir que vous m’estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous, et c’est encore ce qui m’afflige. O que le sort dont j’ai joui, n’est-il connu de tout l’univers! chacun voudroit s’en faite un semblable; la paix régneroit sur la terre; les hommes ne songeroient plus à se nuire, et il n’y auroit plus de méchans quand nul n’auroit intérêt à l’être. Mais de quoi jouissois-je enfin quand j’étois seul? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu’a de beau le monde sensible, et d’imaginable le monde intellectuel: je rassemblois autour de moi tout ce qui pouvoit flatter mon coeur; mes desirs étoient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n’ont connu de pareilles délices, et j’ai cent fois plus joui de mes chimeres qu’ils ne sont des réalités. Quand mes douleurs me sont tristement mesurer la longueur des nuits, et que l’agitation de la fievre m’empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en longeant aux divers événemens de ma vie; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l’attendrissement se partagent le soin de me faire oublier quelques momens mes souffrances. Quels tems croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés d’amertumes, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j’ai passés tous entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt; avec la nature entiere et son inconcevable Auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin; quand je voyois commencer une belle journée, mon premier souhait étoit que ni lettres, ni visites n’en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplis tous avec plaisir, parce que je pouvois les remettre à un autre tems, je me hâtois de dîner pour échapper aux importuns, et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partois par le grand soleil avec le fidelle achate, pressant le pas dans la crainte que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi, avant que j’eusse pu m’esquiver; mais quand une fois, j’avois pu doubler un certain coin, avec quel battement de coeur, avec quel pétillement de joie je commençois a respirer en me sentant sauve, en me disant, me voilà maître de moi pour le de ce jour! J’allois alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes, n’annonçât la servitude et la domination, quelque asyle où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vint s’interposer entre la nature et moi. C’étoit là qu’elle sembloit déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts, et la pourpre des bruyeres frappoient mes yeux d’un luxe qui touchoit mon coeur; la majesté des arbres qui me couvroient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnoient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulois sous mes pieds, tenoient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration: le concours de tant d’objets intéressans qui se disputoient mon attention, m’attirant sans cesse de l’un à l’autre, favorisoit mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisoit souvent redire en moi-même; non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux. Mon imagination ne laissoit pas long-tems déserte la terre ainsi parée. Je la peuplois bientôt d’êtres selon mon coeur, et chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportois dans les asyles de la nature, des hommes dignes de les habiter. Je m’en formois une société charmante dont je ne me sentois pas indigne, je me faisois un siecle d’or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scenes de ma vie, qui m’avoient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon coeur pouvoir desirer encore, je m’attendrissois jusqu’aux larmes sur les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. O si dans ces momens quelque idée de Paris, de mon siecle, et de ma petite gloriole d’Auteur, venoit troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassois à l’instant pour me livrer sans distraction, aux sentimens exquis dont mon ame étoit pleine! Cependant au milieu de tout cela, je l’avoue, le néant de mes chimeres venoit quelquefois la contrister tout-à-coup. Quand tous mes rêves se seroient tournés en réalités, ils ne m’auroient pas suffi; j’aurois imaginé, rêvé, desiré encore. Je trouvois en moi un vide inexplicable que rien n’auroit pu remplir; un certain élancement de coeur vers une autre sorte de jouissance dont je avois pas d’idée, et dont pourtant je sentois le besoin. Hé bien, Monsieur, cela même étoit jouissance, puisque j’en étois pénétré d’un sentiment très-vis et d’une tristesse attirante, que je n’aurois pas voulu ne pas avoir. Bientôt de la surface de la terre, j’élevois mes idées à tous les êtres de la nature, au systême universel des choses, à l’Être incompréhensible qui embrasse tout. Alors l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensois pas, je ne raisonnois pas, je ne philosophois pas; je me sentois avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrois avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimois à me perdre en imagination dans l’espace, mon coeur resserré dans les bornes des êtres s’y trouvoit trop à l’étroit, j’étouffois dans l’univers, j’aurois voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que j’eusse dévoilé tous les mysteres de la nature, je me serois senti dans une situation moins délicieuse, que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livroit sans retenue, et qui dans l’agitation de mes transports, me faisoit écrier quelquefois, ô grand Être! ô grand Être! sans pouvoir dire, ni penser rien de plus. Ainsi s’écouloient dans un délire continuel, les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées; et quand le coucher du soleil me faisoit songer à la retraite, étonné de la rapidité du tems, je croyois n’avoir pas assez mis à profit ma journée, je pensois en pouvoir jouir davantage encore, et pour réparer le tems perdu, je me disois; je reviendrai demain. Je revenois à petit pas, la tête un peu fatiguée, mais le coeur content; je me reposois agréablement au retour, en me livrant à l’impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose, que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvois mon couvert mis sur ma terrasse. Je soupois de grand appétit dans mon petit domestique, nulle image de servitude et de dépendance ne troubloit la bienveillance qui nous unissoit tous. Mon chien lui-même étoit mon ami, non mon esclave, nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m’a obéi; ma gaîté durant toute la soirée témoignoit que j’avois vécu seul tout le jour; j’étois bien différent quand j’avois vu de la compagnie, j’étois rarement content des autres, et jamais de moi. Le soir j’étois grondeur et taciturne: cette remarque est de ma gouvernante, et depuis qu’elle me l’a dite, je l’ai toujours trouvée juste en m’observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvois dans mon lit un repos de corps et d’ame, cent fois plus doux que le sommeil même. Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie, bonheur sans amertume, sans ennuis, sans regrets, et auquel j’aurois borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, Monsieur, que pareils jours remplissent pour moi l’éternité, je n’en demande point d’autres, et n’imagine pas que je fois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations, que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre, ôte à l’esprit sa liberté; désormais je ne suis plus seul, j’ai un hôte qui m’importune, il faut m’en délivrer pour être à moi, et l’essai que j’ai fait de ces douces jouissances, ne sert plus qu’à me faire attendre avec moins d’effroi, le moment de les goûter sans distraction. Mais me voici déjà à la fin de ma seconde feuille. Il m’en faudroit pourtant encore une. Encore une lettre donc, et puis plus. Pardon, Monsieur, quoique j’aime trop à parler de moi, je n’aime pas à en parler avec tout le monde, c’est ce qui me fait abuser de l’occasion quand je l’ai, et qu’elle me plaît. Voilà mon tort et mon excuse. Je vous prie de la prendre en gré. Quatrième Lettre. (Montmorenci) 28 Janvier 1762. Je vous ai montré, Monsieur, dans le secret de mon coeur, les vrais motifs de ma retraite et de toute ma conduite; motifs bien moins nobles sans doute que vous ne les avez supposes, mais tels pourtant qu’ils me rendent content de moi-même, et m’inspirent la fierté d’ame d’un homme qui se sent bien ordonné, et qui ayant eu le courage de faire ce qu’il falloir pour l’être croit pouvoir s’en imputer le mérite. Il dépendoit de moi, non de me faire un autre tempérament, ni un autre caractere, mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon moi-même, et nullement méchant aux autres. C’est beaucoup que cela, Monsieur, et peu d’hommes en peuvent dire autant. Aussi je ne vous déguiserai point que, malgré le sentiment de mes vices, j’ai pour moi une haute estime. Vos gens de Lettres ont beau crier qu’un homme seul est inutile à tout le monde, et ne remplit pas ses devoirs dans la société. J’estime moi, les paysans de Montmorenci des membres plus utiles de la société, que tous ces tas de désoeuvrés payés de la graisse du peuple, pour aller six fois la semaine bavarder dans une Académie; et je suis plus content de pouvoir dans l’occasion, faire quelque plaisir à mes pauvres voisins, que d’aider à parvenir à ces foules de petits intrigans, dont Paris est plein, qui tous aspirent à l’honneur d’être des fripons en place, et que pour le bien public, ainsi que pour le leur, on devroit tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. C’est quelque chose que de donner aux hommes l’exemple de la vie qu’ils devroient tous mener. C’est quelque chose quand on n’a plus ni force, ni santé pour travailler de ses bras, d’oser de sa retraite, faire entendre la voix de la vérité. C’est quelque chose d’avertir les hommes de la folie des opinions qui les rendent misérables. C’est quelque chose d’avoir pu contribuer à empêcher, ou différer au moins dans ma patrie, l’établissement pernicieux que pour faire sa cour à Voltaire à nos dépens, d’Alembert vouloit qu’on fît parmi nous. Si j’eusse vécu dans Geneve, je n’aurois pu, ni publier l’Epître dédicatoire du discours sur l’inégalité, ni parler même de l’établissement de la comédie, du ton que je l’ai fait. Je serois beaucoup plus inutile à mes Compatriotes, vivant au milieu d’eux, que je ne puis l’être dans l’occasion de ma retraite. Qu’importe en quel lieu j’habite, si j’agis où je dois agir? D’ailleurs, les habitans de Montmorenci sont-ils moins hommes que les Parisiens, etquand je puis en dissuader quelqu’un d’envoyer son enfant se corrompre à la ville, fais-je moins de bien que si je pouvois de la ville le renvoyer au foyer paternel? Mon indigence seule ne m’empêcheroit-elle pas d’être inutile de la maniere que tous ces beaux parleurs l’entendent, et puisque je ne mange du pain qu’autant que j’en gagne, ne suis-je pas forcé de travailler pour ma subsistance, et de payer à la société tout le besoin que je puis avoir d’elle? Il est vrai que je me suis refusé aux occupations qui ne m’étoient pas propres; ne me sentant point le talent qui pouvoit me faire mériter le bien que vous m’avez voulu faire, l’accepter eût été le voler à quelque homme de lettres aussi indigent que moi, et plus capable de ce travail- là; en me l’offrant vous supposiez que j’étois en état de faire un extrait, que je pouvois m’occuper de matieres qui m’étoient indifférentes, et cela n’étant pas, je vous aurois trompé, je me serois rendu indigne de vos bontés, en me conduisant autrement que je n’ai fait; on n’est jamais excusable de faire mal ce qu’on fait volontairement: je serois maintenant mécontent de moi, et vous aussi; et je ne goûterois pas le plaisir que je prends à vous écrire. Enfin tant que mes forces me l’ont permis, en travaillant pour moi, j’ai fait selon ma portée tout ce que j’ai pu pour la société; si j’ai peu fait pour elle, j’en ai encore moins exigé, et je me crois si bien quitte avec elle dans l’état où je suis, que si je pouvois désormais me reposer tout-à-fait, et vivre pour moi seul, je le serois sans scrupule. J’écarterai du moins de moi de toutes mes forces, l’importunité du bruit public. Quand je vivrois encore cent ans, je n’écrirois pas une ligne pour la presse, et ne croirois vraiment recommencer à vivre, que quand je serois tout-à-fait oublié. J’avoue pourtant qu’il a tenu à peu, que je ne me sois trouvé rengagé dans le monde, et que je n’aye abandonné ma solitude, non par dégoût pour elle, mais par un goût non moins vis que j’ai failli lui préférer. Il faudroit, Monsieur, que vous connussiez l’état de délaissement et d’abandon de tous mes amis où je me trouvois, et la profonde douleur dont mon ame en étoit affectée, lorsque Monsieur et Madame de Luxembourg desirerent de me connoître, pour juger de l’impression que firent sur mon coeur affligé leurs avances et leurs caresses. J’étois mourant; sans eux je serois infailliblement mort de tristesse; ils m’ont rendu la vie, il est bien juste que je l’employe à les aimer. J’ai nu coeur très-aimant, mais qui peut se suffire à lui-même. J’aime trop les hommes pour avoir besoin de choix parmi eux; je les aime tous, et c’est parce que je les aime, que je hais l’injustice; c’est parce que je les aime, que je les suis; je souffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas; cet intérêt pour l’espece suffit pour nourrir mon coeur; je n’ai pas besoin d’amis particuliers, mais quand j’en ai, j’ai grand besoin de ne les pas perdre; car quand ils se détachent, ils me déchirent, en cela d’autant plus coupables, que je ne leur demande que de l’amitié, et que pourvu qu’ils m’aiment, et que je le sache, je n’ai pas même besoin de les voir. Mais ils ont toujours voulu mettre à la place du sentiment, des soins des services que le public voyoit, et dont je n’avois que faire; quand je les aimois, ils ont voulu paroître m’aimer. Pour moi qui dédaigne en tout les apparences, je ne m’en suis pas contenté, et ne trouvant que cela, je me le suis tenu pour dit. Ils n’ont pas précisément cessé de m’aimer, j’ai seulement découvert qu’ils ne m’aimoient pas. Pour la premiere fois de ma vie, je me trouvai donc tout-à-coup le coeur seul, et cela, seul aussi dans ma retraite, et presque aussi malade que je le suis aujourd’hui. C’est dans ces circonstances que commença ce nouvel attachement, qui m’a si bien dédommagé de tous les autres, et dont rien ne me dédommagera; car il durera, j’espere, autant que ma vie, et quoiqu’il arrive, il sera le dernier. Je ne puis vous dissimuler Monsieur, que j’ai une violente aversion pour les états qui dominent les autres; j’ai même tort de dire que je ne puis le dissimuler, car je n’ai nulle peine à vous l’avouer, à vous né d’un sang illustre, fils du Chancelier de France, et premier Président d’une Cour souveraine; qui, Monsieur, à vous qui m’avez fait mille biens sans me connoître, et à qui, malgré mon ingratitude naturelle, il ne m’en coûte rien d’être obligé. Je hais les Grands, je hais leur état, leur dureté, leurs préjuges, leur petitesse et tous leurs vices, et je les haïrois, bien davantage si je les méprisois moins. C’est avec ce sentiment que j’ai été comme entraîné au château de Montmorenci; j’en ai vu les maîtres, ils m’ont aimé, et moi, Monsieur, je les ai aimés, et les aimerai tant que je vivrai de toutes les forces de mon ame: je donnerois pour eux, je ne dis pas ma vie, le don seroit foible dans l’état où je suis je ne dis pas ma réputation parmi mes contemporains dont je ne me soucie gueres; mais la seule gloire qui ait jamais touché mon coeur, l’honneur que j’attends de la postérité, et qu’elle me rendra parce qu’il m’est dû, et que la postérité est toujours juste. Mon coeur qui ne sait point s’attacher à demi, s’est donné à eux sans réserve, et je ne m’en repens pas, je m’en repentirois même inutilement, car il ne seroit plus tems de m’en, dédire. Dans la chaleur de l’enthousiasme qu’ils m’ont inspiré, j’ai cent fois été sur le point de leur demander un asyle dans leur maison pour y passer le reste de mes jours auprès d’eux, et ils me l’auroient accordé avec joie, si même, à la maniere dont ils s’y sont pris, je ne dois pas me regarder comme ayant été prévenu par leurs offres. Ce projet est certainement un de ceux: que j’ai médité le plus long- tems, et avec le plus de complaisance. Cependant il a fallu sentir à la fin malgré moi, qu’il n’étoit pas bon. Je ne pensois qu’à l’attachement des personnes sans songer aux intermédiaires qui nous auroient tenus éloignés et il y en avoit de tant de sortes, sur-tout dans l’incommodité attachée à mes maux, qu’un tel projet n’est excusable, que par le sentiment qui l’avoir inspiré. D’ailleurs, la maniere de vivre qu’il auroit fallu prendre, choque trop directement tous mes goûts, toutes mes habitudes, je n’y aurois pas pu résister seulement trois mois. Enfin nous aurions eu beau nous rapprocher d’habitation, la distance restant toujours la même entre les états, cette intimité délicieuse qui fait le plus grand charme d’une étroite société, eût toujours manque à la nôtre; je n’aurois été ni l’ami, ni le domestique de Monsieur le Maréchal de Luxembourg; j’aurois été son hôte; en me sentant hors de chez moi, j’aurois soupiré louvent après mon ancien asyle, et il vaut cent fois mieux être éloigné des personnes qu’on aime, et desirer d’être auprès d’elles, que de s’exposer à faire un souhait opposé. Quelques degrés plus rapprochés eussent peut-être fait révolution dans ma vie. J’ai cent fois supposé dans mes rêves Monsieur de Luxembourg point Duc, point Maréchal de France, mais bon Gentilhomme de campagne, habitant quelque vieux château, et J. J. Rousseau point Auteur, point faiseur de livres, mais ayant un esprit médiocre de un peu d’acquis, se présentant au Seigneur châtelain et à la Dame, leur agréant, trouvant auprès d’eux le bonheur de sa vie, et contribuant au leur; si pour rendre le rêve plus agréable, vous me permettiez de pousser d’un coupe d’épaule le château de Malesherbes à demi-lieue de-là, il me semble, Monsieur, qu’en rêvant de cette maniere je n’aurois de long-tems envie de m’éveiller. Mais c’en est fait; il ne me reste plus qu’à terminer le long rêve; car les autres sont désormais tous hors de saison; et c’est beaucoup, si je puis me promettre encore quelques-unes des heures délicieuses que j’ai passées au château de Montmorenci. Quoi qu’il en fait me voilà tel que je me sens affecté, jugez-moi sur tout ce fatras si j’en vaux la peine, car je n’y saurois mettre plus d’ordre, et je n’ai pas le courage de recommencer; si ce tableau trop véridique m’ôte votre bien-veillance, j’aurai cessé d’usurper ce qui me m’appartenoit pas; mais si je la conserve, elle m’en deviendra plus chere, comme étant plus à moi. XLI Lettre A Messieurs de la Société Economique de Berne. (1762) Montmorenci le 29 Avril 1762. Vous êtes moins inconnus, Messieurs, que vous ne pensez, et il faut que votre Société ne manque pas de célébrité dans le monde, puisque le bruit en est parvenu dans cet asyle à un homme qui n’a plus aucun commerce avec les gens de Lettres. Vous vous montrez par un côté si intéressant que votre projet ne peut manquer d’exciter le public, et sur-tout les honnêtes gens à vouloir vous connoître, et pourquoi voulez-vous dérober aux hommes le spectacle si touchant et si rare dans notre siecle, de vrais citoyens aimant leurs freres et leurs semblables, et s’occupant sincérement du bonheur de la patrie et du genre- humain? Quelque beau, cependant, que soit votre plan, et quelques talens que vous ayez pour l’exécuter, ne vous flattez pas d’un succès qui réponde entièrement à vos vues. Les préjugés qui ne tiennent qu’à l’erreur se peuvent détruire, mais ceux qui sont fondés sur nos vices ne tomberont qu’avec eux; vous voulez commencer par apprendre aux, hommes la vérité pour les rendre sages, et tout au contraire, il faudroit d’abord les rendre sages pour leur faire aimer la vérité. Là vérité n’a presque jamais rien fait dans le monde, parce que les hommes se conduisent toujours plus par leurs passions que par leurs lumieres, et qu’ils sont le mal approuvant le bien. Le siecle où nous vivons est des plus éclaires, même en morale; est-il des meilleurs? Les livres ne sont bons à rien, j’en dis autant des académies et des sociétés littéraires; on ne donne jamais à ce qui en sort d’utile, qu’unie approbation stérile; sans cela la nation qui a produit les Fenelons, les Montesquieux, les Mirabeaux, ne seroit-elle pas la mieux conduite et la plus heureuse de la terre? En vaut-elle mieux depuis les écrits de ces grands hommes, et un seul abus a-t-il été redressé sur leurs maximes? Ne vous flattez pas de faire plus qu’ils n’ont fait. Non, Messieurs, vous pourrez instruire les peuples, mais vous ne les rendrez ni meilleurs ni plus heureux. C’est une des choses qui m’ont le plus découragé, durant ma courte carriere littéraire, de sentir que, même me supposant tous les talens dont j’avois besoin, j’attaquerois sans fruit des erreurs funestes, et que quand je les pourrois vaincre les choses n’est iroient pas mieux. J’ai quelquefois charmé mes maux en satisfaisant mon coeur, mais sans m’en imposer sur l’effet de mes soins. Plusieurs m’ont lu, quelques-uns m’ont approuvé même, et comme je l’avois prévu, tous sont restés ce qu’il étoient auparavant. Messieurs, vous direz mieux et davantage, mais vous n’aurez pas un meilleur succès, et au lieu du bien public que vous cherchez, vous ne trouverez que la gloire que vous semblez craindre. Quoi qu’il en soit, je ne puis qu’être sensible à l’honneur que vous me faites de m’associer en quelque sorte, par votre correspondance, à de si nobles travaux. Mais en me la proposant, vous ignoriez sans doute, que vous vous adressiez à un pauvre malade qui, après avoir effrayé dix ans du triste métier d’auteur, pour lequel il n’étoit point fait, y renonce dans la joie de son coeur, et après avoir eu l’honneur d’entrer en lice avec respect, mais en homme libre, contre une tête couronnée, ose dire en quittant la plume, pour ne la jamais reprendre: Victor cestus artemque repono. Mais sans aspirer aux prix donnés par votre munificence, j’en trouverai toujours un très-grand dans l’honneur de votre estime, et si vous me jugez digne de votre correspondance, je ne refuse point de l’entretenir, autant que mon état, ma retraite, et mes lumieres pourront, le permettre; et pour commencer par ce que vous exigez de moi, je vous dirai que votre plan, quoique très-bien fait, me paroît généraliser un peu trop les idées, et tourner trop, vers la métaphysique, des recherches qui deviendroient plus utiles, selon vos vues, si elles avoient des applications pratiques, locales et particulieres. Quant à vos questions, elles sont très-belles, la troisieme (18) sur-tout me plaît beaucoup; c’est celle qui me tenteroit si j’avois à écrire. Vos vues en la proposant sont assez claires, et il faudra que celui qui la traitera, soit bien maladroit s’il ne les remplit pas. Dans la premiere où vous demandez quels sont les moyens de tirer un peuple de la corruption? Outre que ce mot de corruption me paroît un peu vague, et rendre la question presque indéterminée, il faudroit commencer, peut- être, par demander s’il est de tels moyens: car, c’est de quoi l’on peut tout au moins douter. En compensation vous pourriez ôter ce que vous ajoutez à la fin, et qui n’est qu’une répétition de la question même, ou en fait une autre tout-à- fait à part. (19) Si j’avois à traiter votre seconde question, (20) je ne puis vous dissimuler que je me déclarerois avec Platon pour l’affirmative, ce qui surement n’étoit pas votre intention en la proposant. Faites comme l’Académie Françoise qui prescrit le parti que l’on doit prendre, et qui se garde bien de mettre en problème les questions sur lesquelles elle a peur qu’on ne dise la vérité. La quatrieme (21) est la plus utile, à cause de cette application locale dont j’ai parlé ci-devant; elle offre de grandes vues à remplir. Mais il n’y a qu’un Suisse ou quelqu’un qui connoisse à fond la constitution physique, politique et morale du Corps Helvétique, qui puisse la traiter avec succès. Il faudroit voir soi-même pour oser dire: O utinam! Hélas! c’est augmenter ses regrets de renouveller des voeux formés tant de fois et devenus inutiles. Bonjour, Monsieur, je vous salue, vous et vos dignes collégues, de tout mon coeur et avec le plus vrai respect. XLII Lettre A M. M.*** (1762) Montmorenci le 7 juin 1762. Je me garderois de vous inquiéter, cher M***, si je croyois que vous fussiez tranquille sur mon compte; mais la fermentation est trop forte pour que le bruit n’en soit pas arrivé jusqu’à vous, et je juge par les lettres que je reçois des provinces que les gens qui m’aiment, y sont encore plus alarmés pour moi qu’à Paris. Mon livre a paru dans des circonstances malheureuses. Le Parlement de Paris, pour justifier son zele contre les Jésuites, veut, dit-on, persécuter aussi ceux qui ne pensent pas comme eux, et le seul homme en France qui croye en Dieu, doit être la victime des défenseurs du Christianisme. Depuis plusieurs jours, tous mes amis s’efforcent à l’envi de m’effrayer; on m’offre par-tout des retraites; mais comme on ne me donne pas pour les accepter des raisons bonnes pour moi, je demeure; car votre ami Jean-Jaques n’a point appris à se cacher. Je pense aussi qu’on grossit le mal à mes yeux pour tâcher de m’ébranler; car je ne saurois concevoir à quel titre, moi citoyen de Geneve, je puis devoir; compte au Parlement de Paris d’un livre que j’ai fait imprimer en Hollande avec privilege des Etats-Généraux. Le seul moyen de défense que j’entends employer, si l’on m’interroge; est la recusation de mes Juges; mais ce moyen ne les contentera pas; car je vois que, tout plein de son pouvoir suprême, le Parlement a peu d’idée du droit des gens, et ne le respectera gueres dans un petit particulier comme moi. Il y a dans tous les Corps des intérêts auxquels la justice est toujours subordonnée, et il n’y a pas plus d’inconvénient à brûler un innocent au Parlement de Paris, qu’à en rouer un autre au Parlement de Toulouse. Il est vrai qu’en général les Magistrats, du premier de ces Corps aiment la justice, et sont toujours équitables et modérés quand un ascendant trop fort ne s’y oppose pas; mais si cet ascendant agit dans cette affaire, comme il est probable, ils n’y résisteront point. Tels sont les hommes, cher M ***, telle est cette société si vantée; la justice parle, et les passions agissent. D’ailleurs, quoique je n’eusse qu’à déclarer ouvertement la vérité des faits, ou, au contraire, à user de quelque mensonge pour me tirer d’affaire, même malgré eux; bien résolu de ne rien dire que de vrai, et de ne compromettre personne, toujours gêné dans mes réponses, je leur donnerai le plus beau jeu du monde pour me perdre à leur plaisir. Mais, cher M ***, si la devise que j’ai prise n’est pas un pur bavardage, c’est ici l’occasion de m’en montrer digne; et à quoi puis-je employer mieux le peu de vie qui me reste? De quelque maniere que me traitent les hommes, que me seront- ils que la nature et mes maux ne m’eussent bientôt fait sans eux? Ils pourront m’ôter une vie que mon état me rend à charge, mais ils ne m’seront pas me liberté; je la conserverai, quoi qu’ils fassent dans leurs liens et dans leurs murs. Ma carriere est finie, il me reste plus qu’à la couronner. J’ai rendu gloire à Dieu, j’ai parlé pour le bien des hommes; ô ami! pour une si grande cause, ni toi ni moi ne refuserons jamais de souffrir. C’est aujourd’hui que le Parlement rentre; j’attends en paix ce qu’il lui plaira d’ordonner de moi. Adieu, cher M***, je vous embrasse tendrement; si-tôt que mon sort sera décidé, je vous en instruirai, si je reste libre. Sinon vous l’apprendrez par la voix publique. XLIII Lettre Au Même. (1762) Yverdun le 15 Juin 1762. Vous aviez mieux jugé que moi, cher M ***; l’événement a justifié votre prévoyance, et votre amitié voyoit plus clair que moi sur mes dangers. Après la résolution où vous m’avez vu dans ma précédente lettre, vous serez surpris de me savoir maintenant à Yverdun; mais je puis vous dire que ce n’est pas sans peine et sans des considérations très-graves, que j’ai pu me déterminer à un parti si peu de mon goût. J’ai attendu jusqu’au dernier moment sans me laisser effrayer, et ce ne fut qu’un courier venu dans la nuit du 8 au 9 de M. le Prince de Conti à Madame de Luxembourg qui apporta les détails sur lesquels je pris sur le champ mon parti. Il ne s’agissoit plus de moi seul, qui surement n’ai jamais approuvé le tour qu’on a pris dans cette affaire, mais des personnes qui, pour l’amour de moi, s’y trouvoient intéressées, et, qu’une fois arrêté, mon silence même, ne voulant pas mentir, eût compromises. Il a donc fallu fuir, cher M ***, et m’exposer, dans une retraite assez difficile, à toutes les transes des scélérats, laissant le Parlement dans la joie de mon évasion, et très-résolu de suivre la contumace aussi loin qu’elle peut aller. Ce n’est pas, croyez-moi, que ce Corps me haïsse et ne sente fort bien son iniquité. Mais voulant fermer la bouche aux dévots en poursuivant les Jésuites, il m’eût, sans égard pour mon triste état, fait souffrir les plus cruelles tortures; il m’eût fait brûler vif avec aussi peu de plaisir que de justice, et simplement parce que cela l’arrangeoit. Quoi qu’il en soit, je vous jure, cher M ***, devant ce Dieu qui lit dans mon coeur, que je n’ai rien fait en tout ceci contre les loix; que non- seulement j’étois parfaitement en regle, mais que j’en avois les preuves les plus authentiques; et qu’avant de partir, je me suis défait volontairement de ces preuves pour la tranquillité d’autrui. Je suis arrivé ici hier matin, et je vais errer dans ces montagnes jusqu’à ce que j’y trouve un asyle assez sauvage pour y passer en paix le reste de mes misérables jours. Un autre me demanderoit peut-être pourquoi je ne me retire pas à Geneve, mais, ou le connois mal mon ami M***, ou il ne me sera surement pas cette question; il sentira que ce n’est point dans la patrie qu’un malheureux proscrit doit se réfugier; qu’il n’y doit point porter son ignominie, ni lui faire partager ses affronts. Que ne puis-je dès cet instant y faire oublier ma memoire! N’y donnez mon adresse à personne; n’y parlez plus de moi; ne m’y nommez plus. Que mon nom soit effacé de dessus la terre. Ah M**! la providence s’est trompée; pourquoi m’a-t-elle fait naître parmi les hommes, en me faisant d’une autre espece qu’eux? XLIV Lettre Au Même. (1762) Yverdun le 22 Juin 1762. Ce que vous me marquez, cher M***, est à peine croyable. Quoi! décrété sans être ouï! Et où est le délit? où sont les preuves? Genevois, si telle est votre liberté, je la trouve peu regrettable. Cité à comparoître, j’étois obligé d’obéir, au lieu qu’un décret de prise de corps ne m’ordonnant rien, je puis demeurer tranquille. Ce n’est pas que je ne veuille purger le décret, et me rendre dans les prisons en tems et lieu, curieux d’entendre ce qu’on peut avoir à me dire; car j’avoue que je ne l’imagine pas. Quant à présent, je pense qu’il est à propos de laisser au Conseil le tems de revenir sur lui-même, et de mieux voir ce qu’il a fait. D’ailleurs, il seroit à craindre que dans ce moment de chaleur, quelques citoyens ne vissent pas sans murmure le traitement qui m’est destiné, et cela pourroit ranimer des aigreurs qui doivent rester à jamais éteintes. Mon intention n’est pas de jouer un rôle, mais de remplir mon devoir. Je ne puis vous dissimuler, cher M ***, que quelque pénétré que je sois de votre conduite dans cette affaire, je ne saurois l’approuver. Le zele que vous marquez ouvertement pour mes intérêts, ne me fait aucun bien présent, et me nuit beaucoup pour l’avenir en vous nuisant à vous-même. Vous vous ôtez un crédit que vous auriez employé très-utilement pour moi dans un tems plus heureux. Apprenez à louvoyer, mon jeune ami, et ne heurtez jamais de front les passions des hommes, quand vous voulez les ramener à la raison. L’envie et la haine sont maintenant contre moi à leur comble. Elles diminueront quand, ayant depuis long- tems cessé d’écrire, je commencerai d’être oublié du public, et qu’on ne craindra plus de moi la vérité. Alors si je suis encore vous me servirez et l’on vous écoutera. Maintenant taisez-vous; respecter la décision des Magistrats et l’opinion publique; ne m’abandonnez pas ouvertement, ce seroit une lâcheté; mais parlez peu de moi, n’affectez point de me défendre, écrivez-moi rarement, et sur-tout gardez-vous de me venir voir: je vous le défends avec toute l’autorité de l’amitié: enfin si vous voulez me servir, servez-moi à ma mode; je sais mieux que vous ce qui me convient. J’ai fait assez bien mon voyage, mieux que je n’eusse osé espérer. Mais ce dernier coup m’est trop sensible pour ne pas rendre un peu sur ma santé. Depuis quelques jours je sens des douleurs qui m’annoncent peut être une rechûte. C’est grand dommage de ne pas jouir en paix d’une retraite si agréable. Je suis ici chez un ancien et digne Patron et bienfaiteur, (22) dont l’honorable et nombreuse famille m’accable à son exemple d’amitiés et de caresses. Mon bon ami, que j’aime à être bien voulu et caressé! Il me semble que je ne suis plus malheureux quand on m’aime: la bienveillance est douce à mon coeur, elle me dédommage de tout. Cher M***, un tems viendra peut-être que je pourrai vous presser contre mon sein, et cet espoir me fait encore aimer la vie. XLV Lettre A M. De Gingins De Moiry. Yverdun le 22 Juin 1762. Monsieur, Vous verrez par la lettre ci-jointe que je viens d’être décrété à Geneve de prise de corps. Celle que j’ai l’honneur de vous écrire n’a point pour objet ma sureté personnelle; au contraire, je sais que mon devoir est de me rendre dans les prisons de Geneve puisqu’on m’y a jugé coupable, et c’est certainement ce que je ferai sitôt que je serai assuré que ma présence ne causera aucun trouble dans ma patrie. Je sais d’ailleurs que j’ai le bonheur de vivre sous les loix d’un Souverain équitable et éclairé qui ne se gouverne point par les idées d’autrui, qui peut et qui veut protéger l’innocence opprimée. Mais, Monsieur, il ne me suffit pas dans mes malheurs de la protection même du Souverain, si je ne suis encore honoré de son estime, et s’il ne me voit de bon oeil chercher un asyle dans ses Etats. C’est sur ce point, Monsieur, que j’ose implorer vos bontés, et vous supplier de vouloir bien faire au souverain Sénat un rapport port de mes respectueux sentimens. Si ma démarche a le malheur de ne pas agréer à LL. EE. je ne veux point abuser d’une protection qu’elles n’accorderoient qu’au malheureux, et dont l’homme ne leur paroîtroit pas digne, et je suis prêt à sortir de leurs Etats, même sans ordre; mais si le défenseur de la cause de Dieu, des loix, de la vertu, trouve grace devant elles, alors, supposé que mon devoir ne m’appelle point à Geneve, je passerai le reste de mes jours dans la confiance d’un coeur droit et sans reproche, soumis aux justes loix du plus sage des Souverains. XLVI Lettre A M. M.*** (1762) Yverdun le 24 juin 1762. Encore un mot cher M * * *, et nous ne nous écrirons plus qu’au besoin. Ne cherchez point à parler de moi; mais dans l’occassion dites à nos Magistrats que je les respecterai toujours, même injustes; et à tous nos concitoyens, que je les aimerai toujours, même ingrats. Je sens dans mes malheurs que je n’ai point l’ame haineuse; et c’est une consolation pour moi de me sentir bon, aussi dans l’adversité. Adieu, vertueux M * * *, si mon coeur est ainsi pour les autres, vous devez comprendre ce qu’il est pour vous. XLVII Lettre A Madame Cramer De Lon. (1762) (Motiers) 2 Juillet 1762. Il a long-tems, Madame, que rien ne m’étonne plus de la part des hommes, pas même le bien quand ils en sont. Heureusement je mets toutes les vingt-quatre heures un jour de plus à couvert de leurs caprices; il faudra bientôt qu’ils se dépêchent, s’ils veulent me rendre la victime de leurs jeux d’enfans. XLVIII Lettre A M. De Gingins De Moiry. (1762) Membre du Conseil Souverain de la République de Berne et Seigneur Baillif à Yverdun. Motiers 21 Juillet 1762. J’use, Monsieur, de la permission que vous m’avez donnée de rappeller à votre souvenir un homme dont le coeur plein de vous et de vos bontés conservera toujours chérement les sentimens que vous lui avez inspirés. Tous mes malheurs me viennent d’avoir trop bien pensé des hommes. Ils me sont sentir combien je m’étois trompé. J’avois besoin, Monsieur de vous connoître, vous et le petit nombre de ceux qui vous ressemblent, pour ne pas me reprocher une erreur qui m’a coûté si cher. Je savois qu’on ne pouvoit dire impunément la vérité dans ce siecle, ni peut-être dans aucun autre; je m’attendois à souffrir pour la cause de Dieu; mais je ne m’attendois pas, je l’avoue, aux traitemens inouis que je viens d’éprouver. De tous les maux de la vie humaine, l’opprobre et, les affronts sont les seuls auxquels l’honnête homme n’est point préparé. Tant de barbarie et d’acharnement m’ont surpris au dépourvu Calomnié publiquement par des hommes établis, pour venger l’innocence; traité comme un malfaiteur dans mon propre pays que j’ai tâché d’honorer; poursuivi, chassé d’asyle en asyle, sentant à la fois mes propres maux et la honte de ma patrie, j’avois l’âme émue et troublée, j’étois découragé sans vous. Homme illustre et respectable, vos consolations m’ont fait oublier ma misere, vos discours ont éleve mon coeur, votre estime m’a mis en état d’en demeurer toujours digne; j’ai plus gagné par votre bienveillance que je n’ai perdu par mes malheurs. Vous me la conserverez, Monsieur, je l’espere, malgré les hurlemens du fanatisme et les adroites noirceurs de l’impiété. Vous êtes trop vertueux pour me haïr d’oser croire en Dieu, et trop sage pour me punir d’user de raison qu’il m’a donnée. XLIX Lettre A M Mylord Marechal. (1762) (Motiers) Juillet 1762. Vitam impendere vero. Mylord, Un pauvre Auteur proscrit de France, de sa patrie du Canton de Berne, pour avoir dit ce qu’il pensoit être utile et bon, vient chercher un asyle dans les Etats du Roi. Mylord ne me l’accordez pas si je suis coupable, car, je ne demande point de grâce et ne crois point en avoir besoin: mais si je ne suis qu’opprimé, il est digne de vous et de Sa Majesté de ne pas me refuser le feu et l’eau qu’on veut m’ôter par toute la terre. J’ai cru vous devoir déclarer ma retraite, et mon nom trop connu par mes malheurs: ordonnez de mon sort, je suis soumis à vos ordres; mais si vous m’ordonnez aussi de partir dans l’état où je suis, obéir m’est impossible, et je ne saurois plus où fuir. Daignez, Mylord, agréer les assurances de mon profond respect. L Lettre A M.*** (1762) Motiers Juillet 1762. J’ai rempli ma mission, Monsieur, j’ai dit tout ce que j’avois à dire, je regarde ma carrière comme finie; il ne me reste plus qu’à souffrir et mourir; le lieu où cela doit se faire est assez indifférent. Il importoit peut-être que parmi tant d’Auteurs menteurs et lâches, il en existât un d’une autre espece qui osât dire aux homme’s les vérités utiles qui seroient leur bonheur s’ils savoient les écouter. Mais il n’importoit pas que cet homme ne fût point persécuté; au contraire, on m’accuseroit peut-être d’avoir calomnié mon siecle, si mon histoire même n’en disoit plus que mes écrits; et je suis presque obligé à mes contemporains de la peine qu’ils prennent à justifier mon mépris pour eux. On en lira mes écrits avec plus de confiance. On verra même, et j’en suis fâché, que j’ai souvent trop bien pensé des hommes. Quand je sortis de France, je voulus honorer de ma retraite l’Etat de l’Europe pour lequel j’avois le plus d’estime, et j’eus la simplicité de croire être remercié de ce choix. Je me suis trompé; rien parlons plus. Vous vous imaginez bien que je ne suis pas, après cette épreuve, tenté de me croire ici plus solidement établi. Je veux rendre encore cet honneur à votre pays de penser que la sureté que je n’y ai pas trouvée, ne se trouvera pour moi nulle part. Ainsi, si vous voulez que nous nous voyons ici, venez tandis qu’on m’y lasse; je serai charmé de vous embraser. Quant à vous, Monsieur, et à votre estimable société, je suis toujours à votre égard dans les mêmes dispositions où je vous écrivis de Montmorenci; je prendrai toujours un véritable intérêt au succès de votre entreprise; et si je n’avois formé l’inébranlable résolution de ne plus écrire, à moins que la furie de mes persécuteurs ne me force à reprendre enfin la plume pour ma défense, je me serois un honneur et un plaisir d’y contribuer; mais, Monsieur, les maux et l’adversité on achevé de m’ôter le peu de vigueur d’esprit, qui m’étoit restée; je ne suis plus qu’un être végétatif, une machine ambulante, il ne me reste qu’un peu de chaleur dans le coeur pour aimer mes amis et ceux qui méritent de l’être; j’eusse été bien réjoui d’avoir à ce titre le plaisir de vous embrasser. LI Lettre A M. De Montmollin. (1762) Motiers le 24 Août 1762. Monsieur, Le respect que je vous porte, et mon devoir comme votre paroissien m’oblige, avant d’approcher de la Ste. Table, de vous faire de mes sentimens, en matiere de soi, une déclaration devenue nécessaire par l’étrange préjugé pris contre un de mes écrits, (sur un requisitoire calomnieux, dont on n’apperçoit pas les principes détestables). Il est fâcheux que les Ministres de l’Evangile se fassent en cette occasion les vengeurs de l’Eglise Romaine, dont les dogmes intolérans et sanguinaires sont seuls attaqués, et détruits dans mon livre; suivant ainsi sans examen une autorité suspecte, faute d’avoir voulu m’entendre, ou faute même de m’avoir lu. Comme vous n’êtes pas, Monsieur, dans ce cas-là, j’attends de vous un jugement plus équitable. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage porte en soi tous ses, éclaircissemens; et, comme je ne pourrois l’expliquer que par lui-même, je l’abandonne tel qu’il est au blâme, ou à l’approbation des sages, sans vouloir le défendre, ni le désavouer. Me bornant donc à ce qui regarde ma personne, je vous déclare, Monsieur, avec respect, que depuis ma réunion à l’Eglise dans laquelle je suis né, j’ai toujours fait de la Religion Chrétienne Réformée, une profession d’autant moins suspecte, qu’on n’exigeoit de moi dans le pays où j’ai vécu, que de garder le silence, et laisser quelques doutes à cet égard, pour jouir des avantages civils dont j’étois exclu par ma Religion. Je suis attaché de bonne soi à cette Religion véritable et sainte, et je le serai jusqu’à mon dernier soupir. Je desire être toujours uni extérieurement à l’Eglise, comme je le suis dans le fond de mon coeur; et quelque consolant qu’il soit pour moi de participer à la communion des fidelles; je le desire, je vous proteste, autant pour leur édification, et pour l’honneur du culte, que pour mon propre avantage: car il n’est pas bon qu’on pente qu’un homme de bonne foi qui raisonne, ne peut-être un membre de Jésus-Christ. J’irai, Monsieur, recevoir de vous une réponse verbale, et vous consulter sur la maniere dont je dois me conduire en cette occasion, pour ne donner ni surprise au Pasteur que j’honore, ni scandale au troupeau que je voudrois édifier. Agréez, Monsieur, je vous supplie, les assurances de tout mon respect. LII Deux Lettres A M. Le Marechal De Luxembourg. (1763) Contenant une description du Val-de-Travers. Première Lettre. Motiers le 20 janvier 1763. Vous voulez, Monsieur le Maréchal, que je vous décrive le pays que j’habite? Mais comment faire? Je ne sais voir qu’autant que je suis ému; les objets indifférens sont nuls à mes yeux; je n’ai de l’attention qu’à proportion de l’intérêt qui l’excite, et quel intérêt puis-je prendre à ce que je retrouve si loin de vous? Des arbres, des rochers, des maisons, des hommes mêmes, sont autant d’objets isolés dont chacun en particulier donne peu d’émotion à celui qui le regarde: mais l’impression commune de tout cela, qui le réunit en un seul tableau, dépend de l’état où nous sommes en le contemplant. Ce tableau, quoique toujours le même, se peint d’autant de manieres qu’il y a de dispositions différentes dans les coeurs des spectateurs; et ces différences, qui sont celles de nos jugemens, n’ont pas lieu seulement d’un spectateur à l’autre, mais dans le même en différens tems. C’est ce que j’éprouve bien sensiblement en revoyant ce pays que j’ai tant aimé. J’y croyois retrouver ce qui m’avoit charmé dans ma jeunesse; tout est changé, c’est un autre paysage, un autre air, un autre ciel, d’autres hommes, et ne voyant plus mes Montagnons avec des yeux de vingt ans, je les trouve beaucoup vieillis. On regrette le bon tems d’autrefois; je le crois bien: nous attribuons aux choses tout le changement qui s’est fait en nous, et lorsque le plaisir nous quitte, nous croyons qu’il n’est plus nulle part. D’autres voyent les choses comme nous les avons vues, et les verront comme nous les voyons aujourd’hui. Mais ce sont des descriptions que vous me demandez, non des réflexions, et les miennes m’entraînent comme un vieux enfant qui regrette encore ses anciens jeux. Les diverses impressions que ce pays a faites sur moi à différens âges, me sont conclure que nos relations se rapportent toujours plus à nous qu’aux choses, et que, comme nous décrivons bien plus ce que nous sentons que ce qui est, il faudroit savoir comment étoit affecté l’auteur d’un voyage en l’écrivant, pour juger de combien ses peintures sont au- deçà ou au-delà du vrai. Sur ce principe ne vous étonnez pas de voir devenir aride et froid sous ma plume un pays jadis si verdoyant, si vivant, si riant à mon gré: vous sentirez trop aisément dans ma lettre en quel tems de ma vie, et en quelle saison de l’année elle a été écrite. Je sais, Monsieur le Maréchal, que pour vous parler d’un village, il ne faut pas commencer par vous décrire toute la Suisse, comme si le petit coin que j’habite avoir besoin d’être circonscrit d’un si grand espace. Il y a pourtant des choses générales qui ne se devinent point, et qu’il faut savoir pour juger des objets particuliers. Pour connoître Motiers, il faut avoir quelque idée du Comté de Neufchâtel, et pour connoître le Comté de Neufchâtel, il faut en avoir de la Suisse entiere. Elle offre à-peu-près par-tout les mêmes aspects, des lacs, des prés, des bois, des montagnes; et les Suisses ont aussi tous à-peu-près les mêmes moeurs, mêlées de l’imitation des autres peuples et de leur antique simplicité. Ils ont des manieres de vivre qui ne changent point, parce qu’elles tiennent, pour ainsi dire, au sol du climat, aux besoins divers, et qu’en cela les habitans sont toujours forcés de se conformer à ce que la nature des lieux leur prescrit. Telle est, par exemple, la distribution de leurs habitations, beaucoup moins réunies en villes et en bourgs qu’en France, mais éparses et dispersées çà et là sur le terrain avec beaucoup plus d’égalité. Ainsi, quoique la Suisse soit en général plus peuplée à proportion que la France, elle a de moins grandes villes et de moins gros villages: en revanche on y trouve par-tout des maisons, le village couvre toute la paroisse, et la ville s’étend sur tout le pays. La Suisse entiere est comme une grande ville divisée en treize quartiers, dont les uns sont sur les vallées, d’autres sur les côteaux, d’autres sur les montagnes. Geneve, St. Gal, Neufchâtel sont comme les fauxbourgs: il y a des quartiers plus ou moins peuplés, mais tous le sont assez pour marquer qu’on est toujours dans la ville: seulement les maisons, au lieu d’être alignées, sont dispersées sans symétrie et sans ordre, comme on dit qu’étoient celles de l’ancienne Rome. On ne croit plus parcourir des déserts quand on trouve des clochers parmi les sapins, des troupeaux sur des rochers, des manufactures dans des précipices, des atteliers sur des torrens. Ce mélange bizarre a je ne sais quoi d’animé, de vivant, qui respire la liberté, le bien-être, et qui sera toujours du pays où il se trouve spectacle unique en son genre, mais fait seulement pour, des yeux qui sachent voir. Cette égale distribution vient du grand nombre de petits Etats qui divisent les Capitales, de la rudesse du pays, qui rend les transports difficiles, et de la nature des productions, qui, consistant pour la plupart en pâturages, exige que la consommation s’en fasse sur les lieux mêmes, et tient les hommes aussi dispersés que les bestiaux. Voilà le plus grand avantage de la Suisse, avantage que ses habitans regardent peut-être comme un malheur, mais qu’elle tient d’elle seule, que rien ne peut lui ôter; qui malgré eux contient ou retarde le progrès du luxe et des mauvaises moeurs, et qui réparera toujours à la longue l’étonnante déperdition d’hommes qu’elle fait dans les pays étrangers. Voilà le bien: voici le mal amené par ce bien même. Quand les Suisses, qui jadis vivant renfermés dans leurs montagnes suffisoient à eux-mêmes, ont commencé à communiquer avec d’autres nations, ils ont pris goût à leur maniere de vivre et ont voulu l’imiter; ils se sont, apperçus que l’argent étoit une bonne chose et ils ont voulu en avoir; sans productions et sans industrie pour l’attirer, ils se sont mis en commerce eux-mêmes, ils se sont vendus en détail aux puissances, ils ont acquis par-là précisément assez d’argent pour sentir qu’ils étoient pauvres; les moyens de le faire circuler étant presque impossibles dans un pays qui ne produit rien et qui n’est pas maritime, cet argent leur a porté de nouveaux besoins sans augmenter leurs ressources. Ainsi leurs premieres aliénations de troupes les ont forcés d’en faire de plus grandes et de continuer toujours. La vie étant devenue plus dévorante, le même pays n’a plus pu nourrir la même quantité d’habitans. C’est la raison de la dépopulation qu’on commence à sentir dans toute la Suisse. Elle nourrissoit ses nombreux habitans quand ils ne sortoient pas de chez eux; à présent qu’il en sort la moitié, à peine peut elle nourrir l’autre. Le pis est que de cette moitié qui sort, il en rentre assez pour corrompre tout ce qui reste par l’imitation des usages des autres pays et sur-tout de la France, qui a plus de troupes Suisses qu’aucune autre nation. Je dis corrompre, sans entrer dans la question si les moeurs françoises sont bonnes ou mauvaises en France, parce que cette question est hors de doute quant à la Suisse, et qu’il n’est pas possible que les mêmes usages conviennent à des peuples qui n’ayant pas les mêmes ressources et n’habitant ni le même climat, ni le même sol, seront toujours forcés de vivre différemment. Le concours de ces deux causes, l’une bonne et l’autre mauvaise, se fait sentir en toutes choses, il rend raison de tout ce qu’on remarque de particulier dans les moeurs des Suisses, et sur-tout de ce contraste bizarre de recherche et de simplicité qu’on sent dans toutes leurs manieres. Ils tournent à contre-sens tous les usages qu’ils prennent, non pas faute d’esprit, mais par la force des choses. En transportant dans leurs bois les usages des grandes villes, ils les appliquent de la façon la plus comique; ils ne savent ce que c’est qu’habits de campagne ils sont parés dans leurs rochers comme ils l’étoient à Paris ils portent sous leurs sapins tous les pompons du Palais-Royal et j’en ai vu revenir de faire leurs soins en petite velte à falbala de mousseline. Leur délicatesse a toujours quelque chose de grossier, leur luxe a toujours quelque chose de rude. Ils ont, des entremets, mais ils mangent du pain noir; ils servent des vins étrangers et boivent de la piquette; des ragoûts fins accompagnent leur lard rance et leur choux; ils vous offriront à déjeuné du casé et du fromage, à goûté du thé avec du jambon; les femmes ont de la dentelle et de fort gros linge, des robes de goût avec des bas de couleur: leurs valets alternativement laquais et bouviers, ont l’habit de livrée en servant à table et mêlent l’odeur du fumier à celle des mets. Comme on ne jouit du luxe qu’en le montrant, il a rendu leur société plus familiers sans leur ôter pourtant le goût de leurs demeures isolées. Personne ici n’est surpris de me voir passer l’hiver en campagne; mille gens du monde en sont tout autant. On demeure donc toujours séparés, mais on se rapproche par de longues et fréquentes visites. Pour étaler sa parure et ses meubles, il faut attirer ses voisins et les aller voir et comme ces voisins sont souvent allez éloignés ce sont des voyages continuels. Aussi jamais n’ai-je vu de peuple si allant que les Suisses; les François n’en approchent pas. Vous ne rencontrez de toutes parts que voitures; il n’y a pas une maison qui n’ait la sienne, et les chevaux dont la Suisse abonde ne sont rien moins qu’inutiles dans le Pays. Mais comme ces courses ont souvent pour objet des visites de femmes, quand on monte à cheval, ce qui commence à devenir rare, on y monte en jolis bas blancs bien tirés, et l’on fait à-peu-près pour courir la porte la même toilette que pour aller au bal. Aussi rien n’est si brillant que les chemins de la Suisse; on y rencontre à tout moment de petits Messieurs et de belles Dames, on n’y voit que bled, verd, couleur de rose, on se croiroit au jardin du, Luxembourg. Un effet de ce commerce est d’avoir presque ôté aux hommes le goût du vin, et un effet contraire de cette vie ambulante, est d’avoir cependant rendu les cabarets fréquens et bons dans toute la Suisse. Je ne sais pas pourquoi l’on vante tant ceux de France; ils n’approchent surement pas. de ceux-ci. Il est vrai qu’il y fait très-cher vivre, mais cela est vrai aussi de la vie domestique, et cela ne sauroit être autrement dans un pays qui produit peu de denrées, et où l’argent ne laisse pas de circuler. Les trois seules marchandises qui leur en aient fourni jusqu’ici sont les fromages, les chevaux et les hommes; mais depuis l’introduction du luxe, ce commerce ne leur suffit plus, et ils y ont ajouté celui des manufactures dont ils sont redevables aux refugiés François, ressource qui cependant a plus d’apparence que de réalité; car comme la cherté des denrées augmente avec les especes, et que la culture de la terre se néglige quand on gagne davantage à d’autres travaux, avec plus d’argent ils n’en sont pas plus riches; ce qui se voit par la comparaison avec les Suisses catholiques, qui n’ayant pas la même ressource, sont plus pauvres d’argent, et ne vivent pas moins bien. Il est fort singulier qu’un pays si rude et dont les habitans sont si enclins à sortir, leur inspire pourtant un amour si tendre que le regret de l’avoir quitté les y ramene presque tous à la fin, et que ce regret donne à ceux qui n’y peuvent revenir, une maladie quelquefois mortelle, qu’ils appellent, je crois, le Hemvé. Il y a dans la Suisse un air célébré appellé le Ranz-des-vaches, que les bergers sonnent sur leurs cornets et dont ils sont retentir tous les côteaux du pays. Cet air, qui est peu de chose en lui-même, mais qui rappelle aux Suisses milles idées relatives au pays natal, leur fait verser des torrens de larmes quand ils l’entendent en terre étrangere. Il en a même fait mourir de douleur un si grand nombre; qu’il a été défendu par ordonnance du Roi de jouer le ranz-de-vaches dans les troupes Suisses. Mais, Monsieur le Maréchal, vous savez peut-être tout cela mieux que moi, et les réflexions que ce sait présente ne vous auront pas échappé. Je ne puis m’empêcher de remarquer seulement que la France est assurément le meilleur pays du monde, où toutes les commodités et tous les agrémens de la vie concourent au bien-être des habitans. Cependant il n’y a jamais eu, que je sache, de hemvé ni de ranz-des-vaches qui fît pleurer et mourir de regret un François en pays étranger, et cette maladie diminue beaucoup chez les Suisses depuis qu’on vit plus agréablement dans leur pays. Les Suisses en général sont justes, officieux, charitables, amis solides, braves soldats et bons citoyens, mais intrigans, défians, jaloux, curieux, avares, et leur avarice contient plus leur luxe que ne fait leur simplicité. Ils sont ordinairement graves et flegmatiques, mais ils sont furieux dans la colere, et leur joie est une ivresse. Je n’ai rien vu de si gai que leurs jeux. Il est étonnant, que le peuple François danse, tristement, languissamment, de mauvaise grace, et que les danses suisses soient sautillantes et vives. Les hommes y montrent leur vigueur naturelle et les filles y ont une légéreté charmante: on diroit que la terre leur brûle les pieds. Les Suisses sont adroits et rusés dans les affaires: les François qui les jugent grossiers sont bien, moins déliés qu’eux; ils jugent de leur esprit par leur accent. La Cour de France a toujours voulu leur envoyer des gens fins et s’est toujours trompée. A ce genre d’escrime ils battent communément les François: mais envoyez-leur des gens droits et fermes, vous serez d’eux ce que vous voudrez, car naturellement ils vous aiment. Le Marquis de Bonnac qui avoit tant d’esprit, mais qui passoit pour adroit n’a rien fait en Suisse, et jadis le Maréchal de Bassompierre y faisoit tout ce qu’il vouloit, parce qu’il étoit franc, ou qu’il passoit chez eux pour l’être. Les Suisses négocieront toujours avec avantage, à moins qu’ils ne soient vendus par leurs magistrats, attendu qu’ils peuvent mieux se passer d’argent que les Puissances ne peuvent se passer d’hommes; car pour votre bled, quand ils voudront ils n’en auront pas besoin. Il faut avouer aussi que s’ils sont bien leurs traités, ils les exécutent encore mieux, fidélité qu’on ne se pique pas de leur rendre. Je ne vous dirai rien, Monsieur le Maréchal, de leur gouvernement et de leur politique, parce que cela me meneroit trop loin, et que je ne veux vous parler que de ce que j’ai vu. Quant au Comté de Neufchâtel où j’habite, vous savez qu’il appartient au Roi de Prusse. Cette petite Principauté, après avoir été démembrée du royaume de Bourgogne et passé successivement dans les maisons de Châlons, d’Hochberg et de Longueville, tomba enfin en 1707 dans celle de Brandebourg par la décision des Etats du pays, juges naturels des droits des prétendans. Je n’entrerai point dans l’examen des raisons sur lesquelles le Roi de Prusse fut préféré au Prince de Cotai, ni des influences que purent avoir d’autres Puissances dans cette affaire; je me contenterai de remarquer que dans la concurrence entre ces deux Princes, c’étoit un honneur qui ne pouvoir manquer aux Neufchâtelois d’appartenir un jour à un grand Capitaine. Au reste, ils ont conservé sous leurs Souverains à-peu-près la même liberté qu’ont les autres Suisses; mais peut-être en sont-ils plus redevables à leur position qu’à leur habileté; car je les trouve bien remuans pour des gens sages. Tout ce que je viens de remarquer des Suisses en général caractérise encore plus fortement ce peuple-ci, et le contraste du naturel et de l’imitation s’y fait encore mieux sentir, avec cette différence pourtant que le naturel a moins d’étoffe, et qu’à quelque petit coin près, la dorure couvre tout le fond. Le pays, si l’on excepte la ville et les bords du lac, est aussi rude que le reste de la Suisse, la vie y est aussi rustique; et les habitans accoutumés à vivre sous des Princes, s’y sont encore plus affectionnés aux grandes manieres; de sorte qu’on trouve ici du jargon, des airs, dans tous les états; de beaux parleurs labourant les champs, et des courtisans en souquenille. Aussi appelle- t-on les Neufchâtelois les gascons de la Suisse. Ils ont de l’esprit et ils se piquent. de vivacité; ils lisent, et la lecture leur profite; les paysans mêmes sont instruits; ils ont presque tous un petit recueil de livres choisis qu’ils appellent leur bibliothéque; ils sont même-assez au courant pour les nouveautés; ils sont valoir tout cela dans la conversation d’une maniere qui n’est point gauche, et ils ont presque le ton du jour comme s’ils vivoient à Paris. Il y a quelque tems qu’en me promenant, je m’arrêtai devant une maison où des filles faisoient de la dentelle; la mere berçoit un petit enfant; et je la regardois faire, quand je vis sortir de la cabane un gros paysan, qui m’abordant d’un air aisé me dit: vous voyez qu’on ne suit pas trop bien vos préceptes, mais nos femmes tiennent autant aux vieux préjugés qu’elles aiment les nouvelles modes. Je tombois des nues. J’ai entendu parmi ces gens-là cent propos du même ton. Beaucoup d’esprit et encore plus de prétention, mais sans aucun goût, voilà ce qui m’a. d’abord frappé chez les Neufchâtelois. Ils parlent très-bien, très- aisément, mais ils écrivent platement et mal, sur-tout quand ils veulent écrire légèrement, et ils le veulent toujours. Comme ils ne savent pas même en quoi consiste la grace et le sel du style léger, lorsqu,’ils ont enfilé des phrases lourdement sémillantes, ils se croient autant de Voltaires et de Crébillons. Ils ont une manieret de journal dans lequel ils s’efforcent d’être gentils et badins. Ils y fourent même de petits vers de leur façon. Madame la Maréchale trouveroit, sinon de l’amusement, au moins de l’occupation dans ce Mercure, car c’est d’un bout à l’autre un logogriphe qui demande un meilleur Œdipe que moi. C’est à-peu-près le même habillement que dans le Canton de Berne, mais un peu plus contourné. Les hommes se mettent assez à la Françoise, et c’est ce que les femmes voudroient bien faire aussi; mais comme elles ne voyagent gueres, ne prenant pas comme eux les modes de la premiere main, elles les outrent, les défigurent, et chargées de pretintailles et de falbalas, elles semblent parées de guenilles. Quant à leur caractere, il est difficile d’en juger, tant il est offusqué de manieres; ils se croient polis parce qu’ils sont façonniers, et gais parce qu’ils sont turbulens. Je crois qu’il y a que les Chinois au monde qui puissent l’emporter sur eux à faire des complimens. Arrivez-vous fatigué, pressé, n’importe: il faut d’abord prêter le flanc à la longue bordée; tant que la machine est montée elle joue, et elle se remonte toujours à chaque arrivant. La politesse françoise est de mettre les gens à leur aise et même de s’y mettre aussi. La politesse Neufchâteloise est de gêner et soi-même et les autres. Ils ne consultent jamais ce qui vous convient, mais ce qui peut étaler leur prétendu savoir-vivre. Leurs offres exagérées ne tentent point; elles ont toujours je ne sais quel air de formule, je ne sais quoi de sec et d’apprêté qui vous invite au refus. Ils sont pourtant obligeans, officieux, hospitaliers très réellement, sur-tout pour les gens de qualité: on est toujours sûr d’être accueilli d’eux en se donnant pour Marquis ou Comte; et comme une ressource aussi facile ne manque pas aux aventuriers, ils en ont souvent dans leur Ville, qui pour l’ordinaire y sont très-fêtés: un simple honnête homme avec des malheurs et des vertus ne le seroit pas de même; on peut y porter un grand nom sans mérite, mais non pas un grand mérite sans nom. Du reste, ceux qu’ils servent, une fois ils les servent bien. Ils sont fidelles à leurs promesses, et n’abandonnent pas aisément leurs protégés. Il se peut même qu’ils soient aimons et sensibles: mais rien n’est plus éloigné du ton du sentiment que celui qu’ils prennent, tout ce qu’ils sont par humanité semble être fait par ostentation, et leur vanité cache leur bon coeur. Cette vanité est leur vice dominant; elle perce par-tout, et d’autant plus aisément qu’elle est mal-adroite. Ils se croient tous gentilshommes, quoique leurs Souverains ne fussent que des gentilshommes eux-mêmes. Ils aiment la chasse, moins par goût, que parce que c’est un amusement noble. Enfin jamais on ne vit des bourgeois si pleins de leur naissance: ils ne la vantent pourtant pas, mais on voit qu’ils s’en occupent; ils n’en sont pas fiers, ils n’en sont qu’entêtés. Au défaut de dignités et de titres de noblesse, ils ont des titres militaires ou municipaux en telle abondance, qu’il y a plus de gens titrés que de gens qui ne le sont pas. C’est Monsieur le Colonel, Monsieur le Major, Monsieur le Capitaine, Monsieur le Lieutenant, Monsieur le Conseiller, Monsieur le Châtelain, Monsieur le Maire, Monsieur le Justicier, Monsieur le Professeur, Monsieur le Docteur, Monsieur l’Ancien; si j’avois pu reprendre ici mon ancien métier, je ne doute pas que je n’y fusse Monsieur le Copiste. Les femmes portent aussi les titres de leurs maris, Madame la Conseillere, Madame la Ministre; j’ai pour voisine Madame la Major; et comme on n’y nomme les gens que par leurs titres, on est embarrassé comment dire aux gens qui n’ont que leur nom, c’est comme s’ils n’en avoient point. Le sexe n’y est pas beau; on dit qu’il a dégénéré. Les filles ont beaucoup de liberté et en sont usage. Elles le rassemblent souvent en société où l’on joue, où l’on goûte, où l’on babille, et où l’on attire tant qu’on peut les jeunes gens; mais par malheur ils sont rares et il faut se les arracher. Les femmes vivent assez sagement; il y a dans le pays d’assez bons ménages, et il y en auroit bien davantage si c’étoit un air de bien vivre avec son mari. Du reste vivant beaucoup en campagne, lisant moins et avec moins de fruit que les hommes, elles n’ont pas l’esprit fort orné, et dans le désoeuvrement de leur vie elles n’ont d’autre ressource que de faire de la dentelle, d’épier curieusement les affaires des autres, de médire et de jouer. Il y en a pourtant de fort aimables; mais en général on ne trouve pas dans leur entretien ce ton que la décence et l’honnêteté même rendent séducteur, ce ton que les Françoises savent si bien prendre quand elles veulent, qui montre du sentiment, de l’ame, et qui promet des héroïnes de roman. La conversation des Neufchâteloises est aride ou badine; elle tarit si-tôt qu’on ne plaisante pas. Les deux sexes ne manquent pas de bon naturel, et je crois que ce n’est pas un peuple sans moeurs, mais c’est un peuple sans principes, et le mot de vertu y est aussi étranger ou aussi ridicule qu’en Italie. La religion dont ils se piquent sert plutôt à les rendre hargneux que bons. Guidés par leur Clergé ils épilogueront sur le dogme, mais pour la morale ils ne savent ce que c’est; car quoiqu’ils parlent beaucoup de charité, celle qu’ils ont n’est assurément pas l’amour du prochain, c’est seulement l’affectation de donner l’aumône. Un chrétien pour eux est un homme qui va au prêche tous les Dimanches, quoiqu’il fasse dans l’intervalle, il n’importe pas. Leurs Ministres qui se sont acquis un grand crédit sur le peuple tandis que leurs Princes étoient catholiques, voudroient conserver ce crédit en se mêlant de tout, en chicanant sur tout, en étendant à tout la jurisdiction de l’Eglise; ils ne voient pas que leur tems est passé. Cependant ils viennent encore d’exciter dans l’État une fermentation qui achevera de les perdre. L’importante affaire dont il s’agissoit étoit de savoir si les peines des damnés étoient éternelles. Vous auriez peine à croire avec quelle chaleur cette dispute a été agitée; celle du Jansénisme en France n’en a pas approché. Tous les Corps assemblés, les peuples prêts à prendre les armes, Ministres destitués, Magistrats interdits, tout marquoir les approches d’une guerre civile, et cette affaire n’est pas tellement finie qu’elle ne puisse laisser de longs souvenirs. Quand ils se seroient tous arrangés pour aller en enfer, ils n’auroient pas plus de souci de ce qui s’y passe. Voilà les principales remarques que j’ai faites jusqu’ici sur les gens du pays où je suis. Elles vous paroîtroient peut-être un peu dures pour un homme qui parle de ses hôtes, si je vous laissois ignorer que je ne leur suis redevable d’aucune hospitalité. Ce n’est point à Messieurs de Neufchâtel que je suis venu demander un asyle qu’ils ne m’auroient surement pas accordé, c’est à Mylord Maréchal, et je ne suis ici que chez le Roi de Prusse. Au contraire, à mon arrivée sur les terres de la Principauté, le Magistrat de la ville de Neufchâtel s’est pour tout accueil dépêché de défendre mon livre sans le connoître, la classe des Ministres l’a déféré de même au Conseil d’Etat; on n’a jamais vu de gens plus pressés d’imiter les sottises de leurs voisins. Sans la protection déclarée de Mylord Maréchal, on ne m’eût surement point laissé en paix dans ce village. Tant de bandits se réfugient dans le pays que ceux qui le gouvernent ne savent pas distinguer des malfaiteurs poursuivis les innocens opprimés, ou se mettent peu en peine d’en faire la différence. La maison que j’habite appartient à une niece de mon vieux ami M. Roguin. Ainsi loin d’avoir nulle obligation à Messieurs de Neufchâtel, je n’ai qu’à m’en plaindre. D’ailleurs, je n’ai pas mis le pied dans leur ville, ils me sont étrangers à tous égards, je ne leur dois que, justice en parlant d’eux et je la leur rends. Je la rends de meilleur coeur encore à ceux d’entr’eux qui m’ont comblé de caresses, d’offres, de politesses de toute espece. Flatté de leur estime et touché de leurs bontés, je me serai toujours un devoir et un plaisir de leur marquer mon attachement et ma reconnoissance; mais l’accueil qu’ils m’ont fait n’a rien de commun avec le gouvernement Neufchâtelois qui m’en eût fait un bien différent s’il en eût été le maître. Je dois dire encore que si la mauvaise volonté du corps des Ministres n’est pas douteuse, j’ai beaucoup à me louer en particulier de celui dont j’habite la paroisse. Il me vint voir à mon arrivée, il me fit mille offres de services qui n’étoient point vaines, comme il me l’a prouvé dans une occassion essentielle où il s’est exposé à la mauvaise humeur de plus d’un de ses confreres, pour s’être montré vrai Pasteur envers moi. Je m’attendois d’autant moins de sa part à cette justice, qu’il avoit joué dans les précédentes brouilleries un rôle qui n’annonçoit pas un Ministre tolérant. C’est au surplus un homme assez gai dans la société, qui ne manque pas d’esprit, qui fait quelquefois d’assez bons sermons, et souvent de fort bons contes. Je m’apperçois que cette Lettre est un livre, et je n’en suis encore qu’à la moitié de ma relation. Je vais, Monsieur le Maréchal, vous laisser reprendre haleine, et remettre le second tome à une autre sois. (23) Deuxième Lettre Au Même. Motiers le 28 Janvier 1763. Il faut, Monsieur le Maréchal, avoir du courage pour décrire en cette saison le lieu que j’habite. Des cascades, des glaces, des rochers nuls, des sapins noirs couverts de neige sont les objets dont je suis entouré; et, à l’image de l’hiver le pays ajoutant l’aspect de l’aridité ne promet, à le voir, qu’une description fort triste. Aussi a-t-il l’air assez nud en toute saison, mais il est presque effrayant dans celle-ci. Il faut donc vous le représenter comme je l’ai trouvé en y arrivant; et non comme je le vois aujourd’hui, sans quoi l’intérêt que vous prenez à moi m’empêcheroit de vous en rien dire. Figurez-vous donc un vallon d’un e bonne demi-lieue de large et d’environ deux lieues de long, au milieu duquel passe une petite riviere appellée la Reuse dans la direction du Nordouest au Sud-est. Ce vallon formé par deux chaînes de montagnes qui sont des branches du Mont-Jura et qui se resserrent par les deux bouts, reste pourtant allez ouvert pour laisser voir au loin ses prolongemens, lesquels divisés en rameaux par les bras des montagnes offrent plusieurs belles perspectives. Ce vallon, appellé le Val-de-Travers du nom d’un village qui est à son extrémité orientale, est garni de quatre, ou cinq autres villages à peu de distance les uns des autres; celui de Motiers qui forme le milieu est dominé par un vieux château désert dont le voisinage et la situation solitaire et sauvage m’attirent souvent dans mes promenades du matin, d’autant plus que je puis sortir de ce côté par une porte de derriere sans passer par la rue ni devant aucune maison. On dit que les bois et les rochers qui environnent ce château sont fort remplis de viperes; cependant, ayant beaucoup parcouru tous les environs et m’étant assis à toutes sortes de places, je n’en point vu jusqu’ici. Outre ces villages, on voit vers le bas des montagnes plusieurs maisons éparses qu’on appelle des Prises, dans lesquelles on tient des bestiaux et dont plusieurs sont habitées par les propriétaires, la plupart paysans. Il y en a une entr’autres à mi-ôte nord, par conséquent exposée au midi sur une terrasse naturelle, dans la plus admirable position que j’aye jamais vue, et dont le difficile accès m’eût rendu l’habitation très-commode. J’en fus si tenté que des la premiere sois je m’étois presque arrangé avec le propriétaire pour y loger; mais on m’a depuis tant dit de mal de cet homme, qu’aimant encore mieux la paix et la sureté qu’une demeure agréable, j’ai pris le parti de rester où je suis. La maison que j’occupe est dans une moins belle position, mais elle est grande, assez commode, elle a une galerie extérieure où je me promene dans les mauvais tems, et ce qui vaut mieux que tout le reste, c’est un asyle offert par l’amitié. La Reuse a sa source au-dessus d’un village appellé St. Sulpice, à l’extrémité occidentale du vallon; elle en sort au village de Travers à l’autre extrémité où elle commence à se creuser un lit qui devient bientôt précipice et la conduit enfin dans le lac de Neufchâtel. Cette Reuse est une très-jolie riviere, claire et brillante comme de l’argent, où les truites ont bien de la peine à se cacher dans des tousses d’herbes. On la voit sortir tout-d’un-coup de terre à sa source, non point en petite fontaine ou ruisseau, mais toute grande et déjà riviere comme la fontaine de Vaucluse, en bouillonnant à travers les rochers. Comme cette source est fort enfoncée dans les roches escarpées d’une montagne, on y est toujours à l’ombre; et la fraîcheur continuelle, le bruit, les chûtes, le cours de l’eau m’attirant l’été à travers ces roches brûlantes, me sont souvent mettre en nage pour aller chercher le frais près de ce murmure, ou plutôt près de ce fracas, plus flatteur à mon oreille que celui de la rue St. Martin. L’élévation des montagnes qui forment le vallon n’est pas excessive, mais le vallon même est montagne étant fort élevé au-dessus du lac, et le lac ainsi que le sol de toute la Suisse, est encore extrêmement élevé sur les pays de plaines, élevés à leur tour au-dessus du niveau de la mer. On peut juger sensiblement de la pente totale par le long et rapide cours des rivieres, qui, des montagnes de Suisse vont se rendre les unes dans la Méditerranée et les autres dans l’Océan. Ainsi, quoique la Reuse traversant le vallon, soit sujette à de fréquens débordemens qui sont des bords de son lit une espece de marais, on n’y sent point le marécage, l’air n’y est point humide et mal sain, la vivacité qu’il tire de son élévation l’empêchant de rester long-tems chargé de vapeurs grossieres, les brouillards, allez fréquens les matins, cedent pour l’ordinaire à l’action du soleil à mesure qu’il s’éleve. Comme entre les montagnes et les vallées la vue est toujours réciproque, celle dont je jouis ici dans un fond n’est pas, moins vaste que celle que j’avois sur les hauteurs de Montmorenci, mais elle est d’un autre genre; elle ne flatte pas elle frappe; elle est plus sauvage que riante; l’art n’y étale pas ses beautés, mais la majesté de la nature en impose, et quoi que le parc de Versailles soit plus grand que ce vallon, il ne paroîtroit qu’un colifichet en sortant d’ici. Au premier coup-d’oeil le spectacle, tout grand qu’il est, semble un peu nud on voit très-peu d’arbres dans la vallée; ils y viennent mal et ne donnent, presque aucun fruit; l’escarpement des montagnes étant très-rapide montre en divers endroits le gris des rochers, le noir des sapins coupe ce gris d’une nuance qui n’est pas riante, et ces sapins si grands, si beaux quand on, est dessous ne paroissant au loin que des arbrisseaux, ne promettent ni l’asyle, ni l’ombre qu’ils donnent; le fond du vallon, presque au niveau de la riviere semble n’offrir à ses deux bords qu’un large marais où l’on ne sauroit marcher; la réverbération des rochers n’annonce pas dans un lieu sans arbres une promenade bien fraîche quand le soleil luit; si-tôt qu’il se couche il laisse à peine un crépuscule, et la hauteur des monts interceptant toute la lumiere fait passer presque à l’instant du jour à la nuit. Mais si la premiere impression de tout cela n’est pas agréable, elle change insensiblement par un examen plus détaillé, et dans un pays où l’on croyoit avoir tout vu du premier coup-d’oeil, on se trouve avec surprise environné d’objets chaque jour plus intéressans. Si la promenade de la vallée est un peu uniforme elle est en revanche extrêmement commode; tout y est du niveau le plus parfait, les chemins y sont unis comme des allées de jardin; les bords de la riviere offrent par places de larges pelouses d’un plus beau verd que les gazons du Palais-Royal, et l’on s’y promene avec délices le long de cette belle eau, qui dans le vallon prend un cours paisible en quittant ses cailloux et ses rochers qu’elle retrouve au sortir du Val-de-Travers. On a proposé de planter ses bords de Saules et de Peupliers pour donner durant la chaleur du jour de l’ombre au bétail désolé par les mouches. Si jamais ce projet s’exécute, les bords de la Reuse deviendront aussi charmans que ceux du Lignon, et il ne leur manquera plus que des Astrées, des Silvandres et un d’Urfé. Comme la direction du vallon coupe obliquement le cours du soleil, la hauteur des monts jette toujours de l’ombre par quelque côté sur la plaine, de sorte qu’en dirigeant ses promenades et choisissant ses heures, on peut aisément faire à l’abri du soleil tout le tour du vallon. D’ailleurs ces mêmes montagnes interceptant ses rayons, sont qu’il se levé tard et se couche de bonne heure, en sorte qu’on n’en est pas long-tems brûlé. Nous avons presque ici la clef de l’énigme du Ciel de trois aunes, et il est certain que les maisons qui sont près de la source de la Reuse, n’ont pas trois heures de soleil même en été. Lorsqu’on quitte le bas du vallon pour se promener à micôte, comme nous fîmes une sois, Monsieur le Maréchal, le long des Champeaux du côté d’Andilly, on n’a pas une promenade aussi commode, mais cet agrément est bien compensé, par la variété des sites et des points de vue, par les découvertes que l’on fait sans cesse autour de soi, par les jolis réduits qu’on trouve dans les gorges des montagnes, où, le cours des torrens qui descendent dans la vallée, les hêtres qui les ombragent, les coteaux qui les entourent offrent des asyles verdoyans et frais quand on suffoque à découvert. Ces réduits, ces petits vallons ne s’apperçoivent pas, tant qu’on regardé au loin les montagnes, et cela joint à l’agrément du lieu celui de la surprise, lorsqu’on vient tout-d’un-coup à les découvrir. Combien de fois je me suis figuré, vous suivant à la promenade et tournant autour d’un rocher aride, vous voir surpris et charmé de retrouver des bosquets pour les Dryades où vous n’auriez cru trouver que des antres et des ours. Tout le pays est plein de curiosités naturelles qu’on ne découvre que peu à peu, et qui par ces découvertes successives lui donnent chaque jour l’attrait de la nouveauté. La Botanique offre ici ses trésors à qui sauroit les connoître, et souvent en voyant autour de moi cette profusion de plantes rares, je les foule à regret sous le pied d’un ignorant. Il est pourtant nécessaire d’en connoître une pour se garantir de ses terribles effets; c’est le Napel. Vous voyez une très- belle plante haute de trois pieds, garnie de jolies fleurs bleues qui vous donnent envie de la cueillir: mais à peine l’a-t-on gardée quelques minutes qu’on se sent saisi de maux de tête, de vertiges, d’évanouissemens, et l’on périroit si l’on ne jettoit promptement ce funeste bouquet. Cette plante a souvent causé des accidens à des enfans et à d’autres gens qui ignoroient sa pernicieuse vertu. Pour les bestiaux ils n’en approchent jamais et ne broutent pas même l’herbe qui l’entoure. Les faucheurs l’extirpent autant qu’ils peuvent; quoi qu’on faire l’espece en reste, et je ne laisse pas d’en voir beaucoup en me promenant sur les montagnes, mais on l’a détruite à-peu-près dans le vallon. A une petite lieue de Motiers, dans la Seigneurie de Travers, est une mine d’asphalte qu’on dit qui s’étend sous tout le pays: les habitans lui attribuent modestement la gaîté dont ils se vantent, et qu’ils prétendent se transmettre même à leurs bestiaux. Voilà sans doute une belle vertu de ce minéral, mais pour en pouvoir sentir l’efficace il ne faut pas avoir quitté le château de Montmorenci. Quoi qu’il en soit des merveilles qu’ils disent de leur asphalte, j’ai donné au Seigneur de Travers un moyen sûr d’en tirer la médecine universelle; c’est de faire une bonne pension à Lorris ou à Bordeu. Au-dessus de ce même village de Travers il se fit il y a deux ans une avalanche considérable et de la façon du monde la plus singuliere. Un homme qui habite au pied de la montagne avoit son champ devant sa fenêtre, entre la montagne et sa maison. Un matin qui suivit une nuit d’orage il fut bien surpris en ouvrant sa fenêtre de trouver un bois à la place de son champ; le terrain s’éboulant tout d’une piece avoit recouvert son champ; des arbres d’un bois qui étoit au-dessus, et cela, dit-on, fait entre les deux propriétaires le sujet d’un procès qui pourroit trouver place dans le recueil de Pittaval. L’espace que l’avalanche a mis à nud est fort grand et paroît de loin; mais il faut en approcher pour juger de la force de l’éboulement, de l’étendue du creux, et de la grandeur des rochers qui ont été transportés. Ce fait récent et certain rend croyable ce que dit Pline d’une vigne qui avoit été ainsi transportée d’un côté du chemin à l’autre: mais rapprochons-nous de mon habitation. J’ai vis-à-vis de mes fenêtres une superbe cascade, qui du haut de la montagne tombe par l’escarpement d’un rocher dans le vallon avec un bruit qui se fait entendre au loin, sur-tout quand les eaux sont grandes. Cette cascade est très- en vue mais ce qui ne l’est pas de même est une grotte à côté de son bassin de laquelle l’entrée est difficile, mais qu’on trouve au-dedans assez espacée, éclairée par une fenêtre naturelle, ceintrée en tiers-point, et décorée d’un ordre d’Architecture qui n’est ni Toscan, ni Dorique, mais l’ordre de la nature qui fait mettre des proportions et de l’harmonie dans ses ouvrages les moins réguliers. Instruit de la situation de cette grotte, je m’y rendis seul l’été dernier pour la contempler à mon aise. L’extrême sécheresse me donna la facilité d’y entrer par une ouverture enfoncée et très-surbaissée, en me traînant sur le ventre car la fenêtre est trop haute pour qu’on puisse y passer sans échelle. Quand je fus au dedans je m’assis sur une pierre, et je me mis à contempler avec ravissement cette superbe salle dont les ornemens sont des quartiers de roche diversement situés, et formant la décoration la plus riche que j’aye jamais vue, si du moins on peut appeller ainsi celle qui montre la plus grande puissance, celle qui attache et intéresse, celle qui fait penser, qui élevé l’ame, celle qui force l’homme à oublier sa petitesse pour ne penser qu’aux oeuvres de la nature. Des divers rochers qui meublent cette caverne, les uns, détachés et tombés de la voûte, les autres encore pendans et diversement situés marquent tous dans cette mine naturelle, l’effet de quelque explosion terrible dont la cause paroît difficile à imaginer, car même un tremblement de terre ou un volcan n’expliqueroit pas cela d’une maniere satisfaisante. Dans le fond de la grotte, qui va en s’élevant de même que sa voûte, on monte sur une espece d’estrade et de-là par une pente assez roide sur un rocher qui mene de biais à un enfoncement très-obscur par où l’on pénetre sous la montagne. Je n’ai point été jusques-là, ayant trouvé devant moi un trou large et profond qu’on ne sauroit franchir qu’avec une planche. D’ailleurs vers le haut de cet enfoncement et presque à l’entrée de la galerie souterraine est un quartier de rocher très-imposant; car suspendu presqu’en l’air il porte à faux par un de ses angles, et penche tellement en avant qu’il semble se détacher et partir pour écraser le spectateur. Je ne doute pas, cependant, qu’il ne soit dans cette situation depuis bien des siecles et qu’il n’y reste encore plus long-tems mais ces sortes d’équilibres auxquels les yeux ne sont pas faits ne laissent pas de causer quelqu’inquiétude, et quoiqu’il fallût peut-être des forces immenses pour ébranler ce rocher qui paroît si prêt à tomber, je craindrois d’y toucher du bout du doigt, et ne voudrois pas plus rester dans la direction de sa chûte que sous l’épée de Damoclès. La galerie souterraine à laquelle cette grotte sert de vestibule ne continue pas d’aller en montant, mais elle prend sa pente un peu vers le bas, et suit la même inclinaison dans tout l’espace qu’on a jusqu’ici parcouru. Des curieux s’y sont engagés à diverses fois avec des domestiques, des flambeaux et tous les secours nécessaires; mais il faut du courage pour pénétrer loin dans cet effroyable lieu, et de la vigueur pour ne pas s’y trouver mal. On est allé jusqu’à près de demi-lieue en ouvrant le passage où il est trop étroit, et sondant avec précaution les gouffres et fondrieres qui sont à droite et à gauche; mais on prétend dans le pays qu’on peut aller par le même souterrain à plus de deux lieues jusqu’à l’autre côté de la montagne, où l’on dit qu’il aboutit du côté du lac, non loin de l’embouchure de la Reuse. Au-dessous du bassin de la même cascade, est une autre grotte plus petite, dont l’abord est embarrassé de plusieurs grands cailloux et quartiers de roche qui paroissent avoir été entraînés là par les eaux. Cette grotte-ci n’étant pas si praticable que l’autre n’a pas de même tenté les curieux. Le jour que j’en examinai l’ouverture, il faisoit une chaleur insupportable; cependant il en sortoit un vent si vif et si froid que je n’osai rester long-tems à l’entrée, et toutes les fois que j’y suis retourné j’ai toujours senti le même vent; ce qui me fait juger qu’elle a une communication plus immédiate et moins embarrassée que l’autre. A l’ouest de la vallée une montagne la sépare en deux branches, l’une fort étroite où sont le village de St. Sulpice, la source de la Reuse, et le chemin de Pontarlier. Sur ce chemin l’on voit encore une gros chaîne scellée dans le rocher et mise là jadis, par les Suisses pour fermer de ce côté-là le passage aux Bourguignons. L’autre branche plus large et à gauche de la premiere, menu par le village de Butte à un pays perdu appelle la côte-aux-Fées, qu’on apperçoit de loin parce qu’il va en montant. Ce pays n’étant sur aucun chemin passe pour très-sauvage et en quelque sorte pour le bout du monde. Aussi prétend-on que c’étoit autrefois le séjour des Fées, et le nom lui en est resté. On y voit encore leur fille d’assemblée dans une troisieme caverne qui porte aussi leur nom, et qui n’est pas moins curieuse que les précédentes. Je n’ai pas vu cette grotte-aux-Fées, parce qu’elle est assez loin d’ici; mais on dit qu’elle étoit superbement ornée, et l’on y voyoit encore il n’y a pas long-tems, un trône et des siéges très-bien taillés dans le roc. Tout cela a été gâté et ne paroît presque plus aujourd’hui. D’ailleurs l’entrée de la grotte est presque entiérement bouchée par les décombres, par les broussailles, et la crainte des serpens et des bêtes venimeuses rebute les curieux d’y vouloir pénétrer. Mais si elle eût été praticable encore et dans sa premiere beauté, et que Madame la Maréchale eût passé dans ce pays, je suis sûr qu’elle eût voulu voir cette grotte singuliere, n’eût ce été qu’en faveur de Fleur-d’Epine et des Facardins. Plus j’examine en détail l’état et la position de ce vallon, plus je me persuade qu’il a jadis été sous l’eau que ce qu’on appelle aujourd’hui le Val-de-Travers fut autrefois un lac formé par la Reuse, la cascade et d’autres ruisseaux, et contenu par les montagnes qui l’environnent, de sorte que je ne doute point que je n’habite l’ancienne demeure des poissons. En effet, le sol du vallon est si parfaitement uni qu’il n’y a qu’un dépôt formé par les eaux qui puisse l’avoir ainsi nivelé. Le prolongement du vallon, loin de descendre, monte le long du cour de la Reuse, de sorte qu’il a fallu des tems infinis à cette riviere pour se caver dans les abymes qu’elle forme, un cours en sens contraire à l’inclinaison du terrain. Avant ces tems, contenue de ce côté de même que de tous les autres, et forcée de refluer sur elle-même, elle dut enfin remplir le vallon jusqu’à la hauteur de la premiere grotte que j’ai décrite, par laquelle elle trouva ou s’ouvrit un écoulement dans la galerie souterraine qui lui servoit d’aqueduc. Le petit lac demeura donc constamment à cette hauteur jusqu’à ce que par quelques ravages, fréquens aux pieds des montagnes dans les grandes eaux, des pierres ou graviers embarrasserent tellement le canal que les eaux n’eurent plus un cours suffisant pour leur écoulement. Alors s’étant extrêmement élevées, et agissant avec une grade force contre les obstacles qui les retenoient, elles s’ouvrirent enfin quelque issue par le côté le plus foible et le plus bas. Les premiers filets échappés ne cessant de creuser et de s’agrandir, et le niveau du lac baissant à proportion, à force de tems le vallon dut enfin se trouver à sec. Cette conjecture qui m’est venue est examinant la grotte où l’on voit des traces sensibles du cours de l’eau, s’est confirmée premiérement par le rapport de ceux qui ont été dans la galerie souterraine, et qui m’ont dit avoir trouvé des eaux croupissantes dans les creux des fondrieres dont j’ai parlé; elle s’est confirmée encore dans les pélerinages que j’ai faits à quatre lieues d’ici pour aller voir Mylord Maréchal à sa campagne au bord du lac, et où je suivois, en montant la montagne, la riviere qui descendoit à côté de moi par des profondeurs effrayantes, que selon toute apparence elle n’a pas trouvées toutes faites, et qu’elle n’a pas, non plus; creusées en un jour. Enfin, j’ai pensé que l’asphalte qui n’est qu’un bitume durci étoit encore un indice d’un pays long-tems imbibé par les eaux. Si j’osois croire que ces folies pussent vous amuser, je tracerois sur le papier une espece de plan qui pût vous éclaircir tout cela: mais il faut attendre qu’une saison plus favorable et un peu de relâche à mes maux me laissent en état de parcourir le pays. On peut vivre ici puisqu’il y a des habitans. On y trouve même, les principales commodités de la vie, quoi qu’un peu moins facilement qu’en France. Les denrées y sont cheres parce que le pays en produit peu, et qu’il est fort peuplé surtout tout depuis qu’on y a établi des manufactures de toile peint et que les travaux d’horlogerie et de dentelle s’y multiplient. Pour y avoir du pain mangeable, il faut le faire chez soi, et c’est le parti que j’ai pris à l’aide de Mlle. le Vasseur; la viande y est mauvaise, non que le pays n’en produise de bonne, mais tout le boeuf va à Geneve ou à Neufchâtel et l’on ne tue ici que de la vache. La riviere fournit d’excellente truite, mais si délicate qu’il faut la manger sortant de l’eau. Le vin vient de Neufchâtel, et il est très-bon, sur-tout le rouge: pour moi je m’en tiens au blanc bien moins violent, à meilleur marché, et selon moi, beaucoup plus sain. Point de volaille, peu de gibier, point de fruit, pas même des pommes; seulement des fraises bien parfumées, en abondance et qui durent long-tems. Le laitage y est excellent, moins pourtant que le fromage de Viry préparé par Mademoiselle Rose; les eaux y sont claires et légeres: ce n’est pas pour moi une chose indifférent que de bonne eau, et je me sentirai long-tems du mal que m’a fait celle de Montmorenci. J’ai sous ma fenêtre une très-belle fontaine dont le bruit fait une de mes délices. Ces fontaines, qui sont élevées et taillées en colonnes ou en obélisques et coulent par des tuyaux de fer dans de grands bassins, sont un des ornemens de la Suisse. Il n’y a si chétif village qui n’en ait au moins deux ou trois, les maisons écartées ont presque chacune la sienne, et l’on en trouve même sur les chemins pour la commodité des passans, hommes et bestiaux. Je saurois exprimer combien l’aspect de toutes ces belles eaux coulantes est agréable au milieu des rochers et des bois durant les chaleurs, l’on est déjà rafraîchi par la vue, et l’on est tenté d’en boire sans avoir soif. Voilà, Monsieur le Maréchal, de quoi vous former quelque idée du séjour que j’habite et auquel vous voulez bien prendre intérêt. Je dois l’aimer comme le seul lieu de la terre où la vérité lie soit pas un crime, ni l’amour du genre- humain une impiété. J’y trouve la sureté sous la protection de Mylord Maréchal et l’agrément dans son commerce. Les habitans du lieu m’y montrent de la bienveillance et ne me traitent point en proscrit. Comment pourrois-je n’être pas touché des bontés qu’on m’y témoigne, moi qui dois tenir à bienfait de la part des hommes tout le mal qu’ils ne me sont pas? Accoutumé à porter depuis si long-tems les pesantes chaînes de la nécessité, je passerois ici sans regret le reste de ma vie, si j’y pouvois voir quelquefois ceux qui me la font encore aimer. LIII Lettre A M. David Hume. (1763) Motiers-Travers le 19 Février 1763. Je n’ai reçu qu’ici, Monsieur, et depuis peu, la lettre dont vous m’honoriez à Londres, le 2 Juillet dernier, supposant que j’étois dans cette Capitale. C’étoit sans doute dans votre nation, et le plus près de vous qu’il m’eût été possible, que j’aurois cherché ma retraite, si j’avois prévu l’accueil qui m’attendoit dans ma patrie. Il n’y avoit qu’elle que je pusse préférer à l’Angleterre, et cette prévention, dont j’ai été trop puni, m’étoit alors bien pardonnable; mais, à mon grand étonnement, et même à celui du public, je n’ai trouvé que des affronts et des outrages où j’espérois, sinon de la reconnoissance, au moins des consolations. Que de choses m’ont fait regretter l’asyle et l’hospitalité philosophique qui m’attendoient près de vous! Toutefois mes malheurs m’en ont toujours rapproché en quelque maniere. La protection et les bontés de Mylord Maréchal, votre illustre et digne compatriot, m’ont fait trouver, pour ainsi dire, l’Ecosse au milieu de la Suisse; il vous a rendu présent à nos entretiens; il m’a fait faire avec vos vertus la connoissance que je n’avois faite encore qu’a vos talens; il m’a inspiré la plus tendre amitié pour vous et le plus ardent desir d’obtenir la vôtre, avant que je fusse que vous étiez disposé à me l’accorder. Jugez, quand je trouve ce penchant réciproque, combien j’aurois de plaisir à m’y livrer! Non, Monsieur, je ne vous rendois que la moitié de ce qui vous étoit dû quand je n’avois pour vous que de l’admiration. Vos grandes vues, votre étonnante impartialité, votre génie, vous éleveroient trop au-dessus des hommes si votre bon coeur ne vous en rapprochoit. Mylord Maréchal, en m’apprenant à vous voir encore plus aimable que sublime, me rend tous les jours votre commerce plus desirable, et nourrit en moi l’empressement qu’il m’a fait naître de finir mes jours près de vous. Monsieur, qu’une meilleure santé, qu’une situation plus commode ne me met-elle à portée de faire ce voyage comme je le delirerois! Que ne puis-je espérer de nous voir un jour rassemblés avec Mylord dans votre commune Patrie, qui deviendroit la mienne! Je bénirois dans une société si douce les malheurs par lesquels j’y fus conduit, et je croirois n’avoir commencé de vivre que du jour qu’elle auroit commencé. Puissé-je voir cet heureux jour plus desiré qu’espéré! Avec quel transport je m’écrierois en touchant l’heureuse terre où sont nés David Hume et le Maréchal d’Ecosse: Salve, fatis mihi debita tellus! Hæc domus, hæc patria est. J. J. R. LIV Lettre A M. M.*** (1763) Motiers le 1 Mars 1763. J’ai lu, Monsieur, avec un vrai plaisir, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et j’y ai trouvé, je vous jure, une des meilleures critiques qu’on ai faite de mes Ecrits. Vous êtes éleve et parent de M. Marcel; vous défendez votre maître, il n’y a rien là que de louable; vous professez un art sur lequel vous me trouvez injuste et mal instruit; et vous le justifiez; cela est assurément très-permis; je vous parois un personnage fort singulier, tout au moins, et vous avez la bonté de me le dire plutôt qu’au public. On ne peut rien de plus honnête; et vous me mettez, par vos censures, dans le cas de vous devoir des remerciemens. Je ne sais si je m’excuserai fort bien près de vous en vous avouant que les singeries dont j’ai taxé M. Marcel, tomboient que bien moins sur son art, que sur sa maniere le faire valoir. Si j’ai tort même en cela, je l’ai d’autant plus que ce n’est point d’après autrui que je l’ai jugé, mais d’après moi-même. Car, quoique vous en puissiez dire, j’étois quelquefois admis à l’honneur de lui voir donner ses leçons; et je me souviens que, tour autant de profanes que nous étions là, sans excepter son écoliere, nous ne pouvions nous tenir de rire à la gravité magistrale avec laquelle il prononçoit ses savans apophtegmes. Encore une sois, Monsieur, je ne prétends point m’excuser en ceci-tout au contraire: j’aurois mauvaise grace à vous soutenir que M. Marcel faisoit des singeries, à vous qui peut-être, vous trouvez bien de l’imiter; car mon dessein n’est assurément ni de vous offenser ni de vous déplaire. Quant à l’ineptie avec laquelle j’ai parlé de votre art, ce tort est plus naturel qu’excusable; il est celui de quiconque se mêle de parler de ce qu’il ne sait pas. Mais un honnête homme qu’on avertit de sa faute, doit la réparer; et c’est ce que je crois ne pouvoir mieux faire en cette occasion, qu’en publiant franchement votre lettre et vos corrections, devoir que je m’engage à remplir en tems et lieu. Je ferai, Monsieur, avec grand plaisir, cette réparation publique à la danse et à M. Marcel, pour le malheur que j’ai eu de leur manquer de respect. J’ai pourtant quelque lieu de penser que votre indignation se fût un peu calmée, si mes vieilles rêveries eussent obtenu grace devant vous. Vous auriez vu que je ne suis pas si ennemi de votre art que vous m’accusez de l’être, et que ce n’est pas une grande objection à me faire, que son établissement dans mon pays, puisque j’y ai proposé moi-même des bals publics desquels j’ai donné le plan. Monsieur, faites grace à mes torts en faveur de mes services; et quand j’ai scandalisé pour vous les gens austeres, pardonnez-moi quelques déraisonnemens sur un art duquel j’ai si bien mérité. Quelque autorité cependant qu’aient sur moi vos décisions, je tiens encore un peu, je l’avoue, à la diversité des caracteres dont je proposois l’introduction dans la danse. Je ne vois pas bien encore ce que vous y trouvez d’impraticable, et il me paroît moins évident qu’à vous, qu’on s’ennuyeroit davantage quand les danses seroient plus variées. Je n’ai jamais trouvé que ce fût un amusement bien piquant pour une assemblée, que cette enfilade d’éternels menuets par lesquels on commence et poursuit un bal, et qui ne disent tous que la même chose, parce qu’ils n’ont tous qu’un seul caractere; au lieu qu’en leur en donnant seulement deux, tels par exemple, que ceux de la Blonde et de la Brune, on les eût pu varier de quatre manieres qui les eussent rendus toujours pittoresques, et plus souvent intéressans. La Blonde avec le Brun, la Brune avec le Blond, la Brune avec le Brun, et la Blonde avec le Blond. Voilà l’idée ébauchée; il est aisé de la perfectionner et de l’étendre: car vous comprenez bien, Monsieur, qu’il ne faut pas presser ces différences de Blonde et de Brune; le teint ne décide pas toujours du tempérament: telle Brune est Blonde par l’indolence; telle Blonde est Brune par la vivacité; et l’habile Artiste ne juge pas du caractere par les cheveux. Ce que je dis du menuet, pourquoi ne le dirois-je pas des contredanses, et de la plate symétrie sur laquelle elles sont dessinées? Pourquoi n’y introduiroit-on pas de savantes irrégularités, tomme dans une bonne décoration; des oppositions et des contrastes comme dans les parties de la Musique? On fait bien chanter ensemble Héraclite et Démocrite; pourquoi ne les feroit-on pas danser? Quels tableaux charmans, quelles scenes variées, ne pourroit point introduire dans la danse, un génie inventeur, qui sauroit la tirer de sa froide uniformité, et lui donner un langage et des sentimens comme en a la Musique! Mais votre M. Marcel n’a rien inventé que des phrases qui sont mortes avec lui; il a laissé son art dans le même état où il l’a trouvé; il l’eût servi plus utilement, en pérorant un peu moins, et dessinant davantage; et au lieu d’admirer tant de choses dans un menuet, il eût mieux fait de les y mettre. Si vous vouliez faire un pas de plus, vous, Monsieur, que je suppose homme de génie, peut-être au lieu de vous amuser à censurer mes idées, chercheriez-vous à étendre et rectifier les vues qu’elles vous offrent: vous deviendriez créateur dans votre art; vous rendriez service aux hommes, qui ont tant de besoin qu’on leur apprenne à avoir du plaisir; vous immortaliseriez votre nom, et vous auriez cette obligation à un pauvre solitaire qui ne vous a point offensé, et que vous voulez haïr sans sujet. Croyez-moi, Monsieur, laissez-là des critiques qui ne conviennent qu’aux gens sans talens, incapables de rien produire d’eux-mêmes, et qui ne savent chercher de la réputation qu’aux dépens de celle d’autrui. Echauffez votre tête, et travaillez; vous aurez bientôt oublié ou pardonné mes bavardises, et vous trouverez que les prétendus inconvéniens que vous objectez aux recherches que je propose à faire, seront des avantages quand elles auront réussi. Alors, grace à la variété des genres, l’art aura de quoi contenter tout le monde, et prévenir la jalousie en augmentant l’émulation. Toutes vos écolieres pourront briller sans se nuire, et chacune se consolera d’en voir d’autres exceller dans leurs genres, en se disant, j’excelle aussi dans le mien. Au lieu qu’en leur faisant faire à toutes la même chose, vous laissez sans aucun subterfuge, l’amour-propre humilié; et comme il n’y a qu’un modele de perfection, si l’une excelle dans le genre unique, il faut que toutes les autres lui cédent ouvertement la primauté. Vous avez bien raison, mon cher Monsieur, de dire que je ne suis pas philosophe. Mais, vous qui parlez, vous ne seriez pas mal de tâcher de l’être un peu. Cela seroit plus avantageux à votre art que vous ne semblez le croire. Quoi qu’il en soit, ne fâchez pas les philosophes, je vous le conseille. Car tel d’entr’eux pourroit vous donner plus d’instructions sur la danse, que vous ne pourriez lui en rendre sur la philosophie; et cela ne laisseroit pas d’être humiliant pour un éleve du grand Marcel. Vous me taxez d’être singulier, et j’espere que vous avez raison. Toutefois vous auriez pu sur ce point, me faire grace en faveur de votre maître: car vous m’avouerez que M. Marcel lui-même étoit un homme fort singulier. Sa singularité, je l’avoue, étoit plus lucrative que la mienne; et si c’est-là ce que vous me reprochez, il faut bien passer condamnation. Mais quand vous m’accusez aussi de n’être pas philosophe, c’est comme si vous m’acculiez de n’être pas maître à danser. Si c’est un tort à tout homme de ne pas savoir son métier, ce n’en est point un, de ne pas savoir le métier d’un autre. Je n’ai jamais aspiré à, devenir philosophe; je ne me suis jamais donné pour tel: je ne le fus, ni ne le suis, ni ne veux l’être. Peut-on forcer un homme à mériter malgré lui, un titre qu’il ne veut pas porter? Je sais qu’il n’est permis qu’aux philosophes de parler philosophie; mais il est permis à tout homme de parler de la philosophie; et je n’ai rien fait de plus. J’ai bien aussi parlé quelquefois de la danse, quoique je ne sois pas danseur; et si j’en ai parlé même avec trop de zele à votre avis, mon excuse est que j’aime la danse, au lieu que je n’aime point du tout la philosophie. J’ai pourtant eu rarement la précaution que vous me prescrivez, de danser avec les filles, pour éviter la tentation. Mais j’ai eu souvent l’audace de courir le risque tout entier, en osant les voir danser sans danser moi-même. Ma seule précaution a été de me livrer moins aux impressions des objets, qu’aux réflexions qu’ils me faisoient naître, et de rêver quelquefois, pour n’être pas séduit. Je suis fâché, mon cher Monsieur, que mes rêveries aient eu le malheur de vous déplaire. Je vous assure que ce ne fut jamais mon intention; et je vous salue de tout mon coeur. LV Lettre A M. De E**** (1763) Motiers le 6 Mars 1763. J’ai eu, Monsieur, l’imprudence de lire le mandement que M. l’Archevêque de Paris a donné contre mon livre, la foiblesse d’y répondre, et l’étourderie d’envoyer aussi-tôt cette réponse à Rey. Revenu à moi j’ai voulu la retirer; il n’étoit plus tems; l’impression en étoit commencée, et il n’y a plus de remede à une sottise faite. J’espere au moins que ce sera la derniere en ce genre. Je prends la liberté de vous faire adresser par la poste, deux exemplaires de ce misérable écrit; l’un que je vous supplie d’agréer, et l’autre pour M...... à qui je vous prie de vouloir bien le faire passer, non comme une lecture à faire ni pour vous ni pour lui, mais comme un devoir dont je m’acquitte envers l’un et l’autre. Au reste, je suis persuadé, vu ma position particuliere, vu la gêne à j’étois asservi à tant d’égards, vu le bavardage ecclésiastique auquel j’étois forcé de me conformer, vu l’indécence qu’il y auroit à s’échauffer en parlant de soi, qu’il eût été facile à d’autres de mieux faire, mais impossible de faire bien. Ainsi, tout le mal vient d’avoir pris la plume quand il ne falloit pas. LVI Lettre A M. K***** (1763) Motiers le 17 Mars 1763. Si jeune, et déjà marié! Monsieur, vous avez entrepris de bonne heure une grande tâche. Je sais que la maturité de l’esprit peut suppléer à l’âge, et vous m’avez paru promettre ce supplément. Vous vous connoissez d’ailleurs en mérite, et je compte sur celui de l’épouse que vous vous êtes choisie. Il en faut pas moins, cher K * * *, pour rendre heureux un établissement si précoce. Votre âge seul m’alarme pour vous; tout le reste me rassure. Je suis toujours persuadé que le vrai bonheur de la vie est dans un mariage bien assorti; et je ne le suis pas moins, que tout le succès de cette carriere dépend de la façon de la commencer. Le tour que vont prendre vos occupations, vos soins, vos manieres, vos affections domestiques, durant la premiere année, décidera de toutes les autres. C’est maintenant que le sort de vos jours est entre vos mains; plus tard il dépendra de vos habitudes. Jeunes époux, vous êtes perdus, si vous n’êtes qu’amans; mais soyez amis de bonne heure pour l’être toujours. La confiance qui vaut mieux que l’amour, lui survit et le remplace. Si vous savez l’établir entre vous, votre maison vous plaira plus qu’aucune autre; et dès qu’une fois vous serez mieux chez vous que par-tout ailleurs, je vous promets du bonheur pour le reste de votre vie. Mais ne vous mettez pas dans l’esprit d’en chercher au. loin, ni dans la célébrité, ni dans les plaisirs, ni dans la fortune. La véritable félicité ne se trouve point au-dehors; il faut que votre maison vous suffise; ou jamais rien ne vous suffira. Conséquemment à ce principe, je crois qu’il n’est pas tems, quant à présent, de longer à l’exécution du projet dont vous m’avez parlé. La société conjugale doit vous occuper plus que la société helvétique; avant que de publier les annales de celle-ci, mettez-vous en état d’en fournir le plus bel article. Il faut qu’en rapportant les actions d’autrui, vous puissiez dire comme le Correge: et moi aussi je suis homme. Mon cher K* * *, je crois voir germer beaucoup de mérite parmi la jeunesse Suisse; mais la maladie universelle vous gagne tous. Ce mérite cherche à se faire imprimer, et je crains bien que de cette manie dans les gens de votre état, il ne résulte un jour à la tête de vos Républiques plus de petits auteurs que de grands hommes. Il n’appartient pas à tous d’être des Hallier. Vous m’avez envoyé un livre très-précieux, et de fort belles cartes; comme d’ailleurs vous avez acheté l’un et l’autre, il n’y a aucune parité à faire, en aucun sens, entre ces envois et le barbouillage dont vous faites mention. De plus, vous vous rappellerez, s’il vous plaît, que ce sont des commissions dont vous avez bien voulu vous charger, et qu’il n’est pas honnête de transformer des commissions en présens. Ayez donc la bonté de me marquer ce que vous coûtent ces emplettes, afin qu’en acceptant la peine qu’elles vous ont donnée, d’aussi bon coeur que vous l’avez prise, je puisse au moins vous rendre vos déboursés; sans quoi, je prendrai le parti de vous renvoyer le livre et les cartes. Adieu, très-bon et aimable K* * *, faites, je vous prie, agréer mes hommages à Madame votre Epouse; dites-lui combien elle a droit à ma reconnoissance, en faisant le bonheur d’un homme que j’en crois si digne, et auquel je prends un si tendre intérêt. LVII Lettre A M. D. R. (1763) Motiers, Mars 1763. Je ne trouve pas, très-bon Papa, que vous ayez interprété ni bénignement, ni raisonnablement la raison de décence et de modestie qui m’empêcha de vous offrir mon portrait et qui m’empêchera toujours de l’offrir à personne. Cette raison n’est point comme vous le prétendez un cérémonial, mais une convenance tirée de la nature des choses, et qui ne permet à nul homme discret de porter ni sa figure, ni sa personne, où elles ne sont pas invitées, comme s’il étoit sûr de faire en cela un cadeau. Au lieu que c’en doit être un pour lui, quand on lui témoigne là-dessus quelque empressement. Voilà le sentiment que je vous ai manifesté, et au lieu duquel vous me prêtez l’intention de ne vouloir accorder un tel présent qu’aux prieres. C’est me supposer un motif de fatuité où j’en mettois un de modestie. Cela ne me paroît pas dans l’ordre ordinaire de votre bon esprit. Vous m’alléguez que les Rois et les Princes donnent leurs portraits. Sans doute, ils les donnent à leurs inférieurs comme un honneur ou une récompense; et c’est précisément pour cela: qu’il est impertinent à de petits particuliers de croire honorer leurs égaux comme les Rois honorent leurs inférieurs. Plusieurs Rois donnent aussi leur main à baiser en signe de faveur et de distinction. Dois-je vouloir faire à mes amis la même grace? Cher Papa, quand je serai Roi je ne manquerai pas en superbe monarque, de vous offrir mon portrait enrichi de diamans. En attendant je n’irai pas sottement m’imaginer que ni vous, ni personne, soit empressé de ma mince figure; et il n’y a qu’un témoignagne bien positif de la part de ceux qui s’en soucient, qui puisse me permettre de le supposer; sur-tout n’ayant pas le passeport des diamans pour accompagner le portrait. Vous me citez Samuel Bernard. C’est je vous l’avoue un singulier modele que vous me proposez à imiter! J’aurois bien cru que vous me desiriez ses millions, mais non pas ses ridicules. Pour moi je serois bien fâché de les avoir avec sa fortune; elle seroit beaucoup trop chere à ce prix. Je sais qu’il avoit l’impertinence d’offrir son portrait, même à gens fort au-dessus de lui. Aussi entrant un jour en maison étrangere, dans la garderobe, y trouva-t-il ledit portrait qu’il avoit ainsi donné, fiérement étalé au-dessus de la chaise percée. Je sais cette anecdote et bien d’autres plus plaisantes de quelqu’un qu’on en pouvoir croire, car c’étoit le Président de Boulainvilliers. Monsieur * * *. donnoit son portrait? Je lui en fais mon compliment. Tout ce que je fais, c’est que si ce portrait est l’estampe fastueuse que j’ai vue avec des vers pompeux au-dessous, il falloit que pour oser faire un tel présent lui-même, ledit Monsieur fût le plus grand fat que la terre ait porté. Quoi il en soit, j’ai vécu aussi quelque peu avec des gens à portraits, et à portraits recherchables: je les ai vus tous avoir d’autres maximes, et quand je ferai tant que de vouloir imiter des modeles, je vous avoue que ce ne sera ni le Juif Bernard, ni Monsieur * * *. que je choisirai pour cela. On n’imite que les gens à qui l’on voudroit ressembler. Je vous dis, il est vrai, que le portrait que je vous montrai, étoit le seul que j’avois; mais j’ajoutai que j’en attendois d’autres, et qu’on le gravoit encore en Arménien. Quand je me rappelle qu’à peine y daignâtes-vous jetter les yeux, que vous ne m’en dîtes pas un seul mot, que vous marquâtes là-dessus la plus profonde indifférence, je ne puis m’empêcher de vous dire qu’il auroit fallu que je fusse le plus extravagant des hommes, pour croire vous faire le moindre plaisir en vous le présentant; et je dis dès le même soir, à Mlle. le Vasseur la mortification que vous m’aviez faite; car j’avoue que j’avois attendu, et même mendié quelque mot obligeant qui me mît en droit de faire le reste. Je suis bien persuadé maintenant, que ce sut discrétion et non dédain de votre part, mais vous me permettrez de vous dire que cette discrétion étoit pour moi un peu humiliante, et que c’étoit donner un grand prix aux deux sols qu’un tel portrait peut valoir. LVIII Lettre A Mylord Maréchal. (1763) (Motiers) Le 21 Mars 1763. Il y a dans votre lettre du 19 un article qui m’a donné des palpitations; c’est celui de l’Ecosse. Je ne vous dirai là-dessus qu’un mot; c’est que je donnerois la moitié des jours qui me restent pour y passer l’autre avec vous. Mais pour Colombier, ne comptez pas sur moi; je vous aime, Mylord; mais il faut que on séjour me plaise, et je ne puis souffrir ce pays-là. Il n’y a rien d’égal à la position de Fréderic. Il paroît qu’il sent tous les avantages, et qu’il saura bien les faire valoir. Tout le pénible et le difficile est fait; tout ce qui demandoit le concours de la fortune est fait. Il ne lui reste à présent à remplir que des soins agréables, et dont l’effet dépend de lui. C’est de ce moment qu’il va s’élever, s’il veut, dans la postérité un monument unique; car il n’a travaillé jusqu’ici que pour son siecle. Le seul piége dangereux qui désormais lui reste à éviter, est celui de la flatterie; s’il se laisse louer, il est perdu. Qu’il sache qu’il n’y a plus d’éloges dignes de lui que ceux qui sortiront des cabanes de ses paysans. Savez-vous, Mylord, que Voltaire cherche à se racommoder avec moi? Il a eu sur mon compte un long entretien avec M * * *, dans lequel il a supérieurement joué son rôle: il n’y en point d’étranger au talent de ce grand comédien, dolis instructus et arte pelasgâ. Pour moi, je ne puis lui promettre une estime qui ne dépend pas de moi: mais à cela près, je serai, quand il le voudra, toujours prêt à tout oublier. Car je vous jure, Mylord, que de toutes les vertus chrétiennes, il n’y en a point qui me coûte moins que le pardon des injures. Il est certain que si la protection des Calas lui a fait grand honneur, les persécutions qu’il m’a fait essuyer à Geneve, lui en ont peu fait à Paris; elles y ont excité un cri universel d’indignation. J’y jouis, malgré mes malheurs, d’un honneur qu’il n’aura jamais nulle part; c’est d’avoir laissé ma mémoire en estime dans le pays où j’ai vécu. Bonjour, Mylord. LIX Lettre A Madame De ***** (1763) (Motiers) Le 27 Mars 1763. Que votre lettre, Madame, m’a donné d’émotions diverses! Ah! cette pauvre Mad. De ***.......! Pardonnez, si je commence par elle. Tant de malheurs..... une amitié de treize ans.. Femme aimable et infortunée!.....vous la plaignez, Madame; vous avez bien raison: son mérite doit vous intéresser pour elle; mais vous la plaindriez bien davantage, si vous aviez vu comme moi, toute sa résistance à ce fatal mariage. Il semble qu’elle prévoyoit son sort. Pour celle- là, les écus ne l’ont pas éblouie; on l’a bien rendue malheureuse malgré elle. Hélas! elle n’est pas la seule. De combien de maux j’ai à gémir! Je ne suis point étonné des bons procédés de Mad. * * *; rien de bien ne me surprendra de sa part; je l’ai toujours estimée et honorée; mais avec tout cela elle n’a pas Partie de Mad. de * * *. Dites-moi ce qu’est devenu ce misérable: je n’ai plus entendu parler de lui. Je pense bien comme vous, Madame; je n’aime point que vous soyez à Paris. Paris, le siége du goût et de la politesse, convient à votre esprit, à votre ton, à vos manieres, mais le séjour du vice ne convient point à vos moeurs, et une ville où l’amitié ne résiste ni à l’adversité ni à l’absence, ne sauroit plaire à votre coeur. Cette contagion ne le gagnera pas; n’est-ce pas, Madame? Que ne lisez- vous dans le mien, l’attendrissement avec lequel il m’a dicté ce mot là! L’heureux ne sait s’il est aimé, dit un Poete latin; et moi j’ajoute, l’heureux ne fait pas aimer. Pour moi graces au ciel, j’ai bien fait toutes mes épreuves; je sais à quoi m’en tenir sur le coeur des autres et sur le mien. Il est bien constaté qu’il ne me reste que vous seule en France, et quelqu’un qui n’est pas encore jugé, mais qui ne tardera pas à l’être. S’il faut moins regretter les amis que l’adversité nous ôte; que priser ceux qu’elle nous donne, j’ai plus gagné que perdu: car elle m’en a donné un qu’assurément elle ne m’ôtera pas. Vous comprenez que je veux parler de Mylord Maréchal. Il m’a accueilli, il m’a honoré dans mes disgraces’, plus peut-être qu’il n’eût fait durant ma prospérité. Les grandes ames ne portent pas seulement du respect au mérite; elles en portent encore au malheur. Sans lui j’étois tout aux mal reçu dans ce pays que dans les autres, et je ne voyois plus d’asyle autour de moi. Mais un bienfait plus précieux que sa protection, est l’amitié dont il m’honore, et qu’assurément je ne perdrai point. Il me restera, celui-là; j’en réponds. Je suis bien aise que vous m’ayez marqué ce qu’en pensoit M. D’A****. cela me prouve qu’il se connoît en hommes; et qui s’y connoît, est de leur claire. Je compte aller voir ce digne protecteur, avant son départ pour Berlin: je lui parlerai de M. D’A****. et de vous, Madame; il n’y a rien de si doux pour moi, que de voir ceux qui m’aiment, s’aimer entr’eux. Quand des Quidams sous le nom de S***. ont voulu se porter pour juges de mon Livre, et se sont aussi bêtement qu’insolemment arrogé le droit de me censurer; après avoir rapidement parcouru leur sot écrit, je l’ai jette par terre, et j’ai craché dessus pour toute réponse. Mais je n’ai pu lire avec le même, dédain, le Mandement qu’a donné contre moi M. l’Archevêque de Paris; premiérement parce que l’ouvrage en lui-même est beaucoup moins inepte; et parce que, malgré les travers de l’Auteur, je l’ai toujours estimé et respecté. Ne jugeant donc pas cet écrit indigne d’une réponse, j’en ai fait une qui a été imprimée en Hollande, et qui, si elle n’est pas encore publique, le sera dans peu. Si elle pénetre jusqu’à Paris et que vous en entendiez parler, Madame, je vous prie de me marquer naturellement ce qu’on en dit; il m’importe de le savoir. Il n’y a que vous de qui je puisse apprendre ce qui se passe à mon égard, dans un pays où j’ai passé une partie de ma vie, où j’ai eu des amis, et qui ne peut me devenir indifférent. Si vous n’étiez pas à portée de voir cette lettre imprimée; et que vous pussiez m’indiquer quelqu’un de vos amis qui eût les ports francs, je vous l’enverrois d’ici: car quoi-que la brochure soit petite, en vous l’envoyant directement, elle vous coûteroit vingt fois plus de port, que ne valent l’ouvrage et l’auteur. Je suis bien touché des bontés de Mademoiselle L * * *. et des soins qu’elle veut bien prendre pour moi; mais je serois bien fâché qu’un aussi joli travail que le lien, et si digne d’être mis en vue, restât caché sous mes grandes vilaines manches d’Arménien. En vérité, je ne saurois me résoudre à le profaner ainsi, ni par conséquent à l’accepter, à moins qu’elle ne m’ordonne de le porter en écharpe ou en collier, comme un ordre chevalerie institué en son honneur. Bonjour, Madame, recevez les hommages de votre pauvre voisin. Vous venez de me faire passer une demi-heure délicieuse, et en vérité j’en avois besoin; car depuis quelques mois, je souffre presque sans relâche de mon mal et de mes chagrins. Mille choses, je vous supplie, à Monsieur le Marquis. LX Lettre A Madame *** (1762) (Motiers) Le 31 Octobre 1762. En m’annonçant, Madame, dans votre lettre du 22 Septembre (c’est je crois le 2 2 Octobre) un changement avantageux dans mon sort, vous m’avez d’abord fait croire que les hommes qui me persécutent, s’étoient lassés de leurs méchancetés; que le Parlement de Paris avoit levé son inique décret; que le Magistrat de Geneve avoit reconnu son tort; et que le public me rendoit enfin justice. Mais loin de- là, je vois par votre lettre même qu’on m’intente encore de nouvelles accusations: le changement de sort que vous m’annoncez se réduit à des offres de subsistance dont je n’ai pas besoin quant à présent. Et comme j’ai toujours compté pour rien, même en santé, un avenir aussi incertain que la vie humaine; c’est pour moi, je vous jure, la chose la plus indifférente que d’avoir à dîner dans trois ans d’ici. Il s’en faut beaucoup, cependant, que je sois insensible aux bontés du Roi de Prusse; au contraire, elles augmentent un sentiment très-doux, savoir l’attachement que j’ai conçu pour ce grand Prince. Quant à l’usage que j’en dois faire, rien ne presse pour me résoudre, et j’ai du tems pour y penser. A l’égard des offres de M. Stanley, comme elles sont toutes pour votre compte, Madame, c’est à vous de lui en avoir obligation. Je n’ai point ouï parler de la lettre qu’il vous a dit m’avoir écrite. Je viens maintenant au dernier article de votre lettre, auquel j’ai peine à comprendre quelque chose, et qui me surprend à tel point, sur-tout après les entretiens que nous avons eus sur cette matiere, que j’ai regardé plus d’une fois à l’écriture pour voir si elle étoit bien de votre main. Je ne sais ce que vous pouvez désapprouver dans la lettre que j’ai écrite à mon Pasteur, dans une occasion nécessaire. A vous entendre avec votre Ange, on diroit qu’il s’agissoit d’embrasser une religion nouvelle, tandis qu’il ne s’agissoit que de rester comme auparavant dans la communion de mes peres et de mon pays, dont on cherchoit à m’exclure; il ne falloit point pour cela d’autre Ange que le Vicaire Savoyard. S’il consacroit en simplicité de conscience dans un culte plein de mysteres inconcevables, je ne vois pas pourquoi J. J. Rousseau ne communieroit pas de même dans un culte où rien ne choque la raison; et je vois encore moins pourquoi, après avoir jusqu’ici professé ma religion chez les Catholiques, sans que personne m’en fît un crime, ou s’avise tout-d’un-coup de m’en faire un fort étrange de ce que je ne la quitte pas en pays Protestant. Mais pourquoi cet appareil d’écrire une lettre? Ah! pourquoi? Le voici. M. de Voltaire me voyant opprimé par le Parlement de Paris, avec la générosité naturelle à lui et à son parti, saisit ce moment de me faire opprimer de même à Geneve, et d’opposer une barriere insurmontable à mon retour dans ma patrie. Un des plus surs moyens qu’il employa pour cela, fut de me faire regarder comme déserteur de ma religion: car là-dessus nos loix sont formelles, et tout citoyen ou bourgeois qui ne professe pas la religion qu’elles autorisent perd par là- même son droit de Cité. Il travailla donc de toutes ses forces à soulever les Ministres; il ne réussit pas avec ceux de Geneve qui le connoissent, mais il ameuta tellement ceux du pays de Vaud, que malgré la protection et l’amitié de M. le Baillif d’Yverdun et de plusieurs Magistrats, il fallut sortir du Canton de Berne. On tenta de faire la même chose en ce pays; le Magistrat municipal de Neufchâtel défendit mon livre; la classe des Ministres le déféra; le Conseil d’Etat alloit le défendre dans tout l’Etat, et peut-être procéder contre ma personne: mais les ordres de Mylord Maréchal, et la protection déclarée du Roi l’arrêterent tout court, il fallut me laisser tranquille. Cependant le tems de la communion approchoit, et cette époque alloit décider si j’étois séparé de l’Eglise Protestante, ou si je ne l’étois pas. Dans cette circonstance, ne voulant pas m’exposer à un affront public, ni non plus constater tacitement en ne me présentant pas, la désertion qu’on me reprochoit, je pris le parti d’écrire à M. de Montmollin Pasteur de la paroisse, une lettre qu’il a fait courir; mais dont les Voltairiens ont pris soin de falsifier beaucoup de copies. J’étois bien éloigné d’attendre de cette lettre l’effet qu’elle produisit; je la regardois comme une protestation nécessaire, et qui auroit son usage en tems et lieu. Quelle fut ma surprise et ma joie de voir dès le lendemain chez moi M. de Montmollin, me déclarer que non-seulement il approuvoit que j’approchasse de la Sainte Table, mais qu’il m’en prioit, et qu’il m’en prioit de l’aveu unanime de tout le Consistoire, pour l’édification de sa paroisse dont j’avois l’approbation et l’estime. Nous eûmes ensuite quelques conférences dans lesquelles je lui développai franchement mes sentimens tels à- peu-près qu’ils sont exposés dans la profession du Vicaire, appuyant avec vérité sur mort attachement constant à l’Evangile et au Christianisme; et ne lui déguisant pas non plus mes difficultés et mes doutes. Lui de son côté, connoissant assez mes sentimens par mes livres, évita prudemment les points de doctrine qui auroient pu m’arrêter, ou le compromettre; il ne prononça pas même le mot de rétractation; n’insista sur aucune explication, et nous nous séparâmes contens l’un de l’autre. Depuis lors j’ai la consolation d’être reconnu membre de son Eglise; il faut être opprimé, malade, et croire en Dieu pour sentir combien il est doux de vivre parmi ses freres. M. de Montmollin ayant à justifier sa conduite devant ses confreres, fit courir ma lettre. Elle a fait à Geneve un effet qui a mis les Voltairiens au désespoir, et qui a redoublé leur rage. Des foules de Genevois sont accourus à Motiers, m’embrassant avec des larmes de joie, et appellant hautement M. De Montmollin leur bienfaiteur et leur pere. Il est même sûr que cette affaire auroit des suites pour peu que je fusse d’humeur à m’y prêter. Cependant il est vrai que bien des Ministres sont mécontens; voilà, pour ainsi dire, la profession de foi du Vicaire approuvée en tous ses points, par un de leurs confreres; ils ne peuvent digérer cela. Les uns murmurent, les autres menacent d’écrire; d’autres écrivent en effet; tous veulent absolument des rétractations, et des explications qu’ils n’auront jamais. Que dois-je faire à présent, Madame, à votre avis? Irai-je laisser mon digne Pasteur dans les lacs où il s’est mis pour l’amour de moi? l’abandonnerai-je à la censure de ses confreres? autoriserai-je cette censure par ma conduite et par mes écrits? et démentant la démarche que j’ai faite, lui laisserai-je toute la honte, et tout le repentir de s’y être prêté? Non, non, Madame; on me traitera d’hypocrite tant qu’on voudra; mais je ne serai ni un perfide, ni un lâche. Je ne renoncerai point à la religion de mes peres, à cette religion si raisonnable, si pure, si conforme à la simplicité de l’Evangile, où je suis rentré de bonne foi depuis nombre d’années, et que j’ai depuis toujours hautement professée. Je n’y renoncerai point au moment où elle fait toute la consolation de ma vie, et où il importe à l’honnête homme qui m’y a maintenu, que j’y demeure sincérement attaché. Je n’en conserverai pas non plus les liens extérieurs, tout chers qu’ils me sont, aux dépens de la vérité, ou de ce que je prends pour elle; et l’on pourroit m’excommunier, et me décréter bien des fois, avant de me faire dire ce que je ne pense pas. Du reste je me consolerai d’une imputation d’hypocrisie, sans vraisemblance et sans preuves. Un Auteur qu’on bannit, qu’on décréte, qu’on brûle pour avoir dit hardiment ses sentimens, pour s’être nommé, pour ne vouloir pas se dédire; un citoyen chérissant sa patrie, qui aime mieux renoncer à son pays qu’à sa franchise, et s’expatrier que se démentir, est un hypocrite d’une espece assez nouvelle. Je ne connois dans cet état qu’un moyen de prouver qu’on n’est pas un hypocrite; mais cet expédient auquel mes ennemis veulent me réduire, ne me conviendra jamais quoi qu’il arrive; c’est d’être un impie ouvertement. De grace, expliquez-moi donc, Madame, te que vous voulez dire avec votre Ange, et ce que vous trouvez à reprendre à tout cela. Vous ajoutez, Madame, qu’il falloir que j’attendisse d’autres circonstances pour professer ma religion, (vous avez voulu dire pour continuer de la professer.) Je n’ai peut-être que trop attendu par une fierté dont je ne saurois me défaire. Je n’ai fait aucune démarche, tant que les Ministres m’ont persécuté. Mais quand une fois j’ai été sous la protection du Roi, et qu’ils n’ont plus pu me rien faire, alors j’ai fait mon devoir, ou ce que j’ai cru l’être. J’attends que vous m’appreniez en quoi je me suis trompé. Je vous envoie l’extrait d’un dialogue de M. de Voltaire avec un Ouvrier de ce pays-ci qui est à son service. J’ai écrit ce dialogue de mémoire, d’après le récit de M. de Montmollin, qui ne me l’a rapporté lui-même que sur le récit de l’ouvrier, il y a plus de deux mois. Ainsi, le tout peut n’être pas absolument exact; mais les traits principaux sont fidelles; car ils ont frappé M. de Montmollin; ils les a retenus, et vous croyez bien que je ne les ai pas oubliés. Vous y verrez que M. de Voltaire n’avoit pas attendu la démarche dont vous vous plaignez, pour me taxer d’hypocrisie. Conversation de M. de Voltaire avec un de ses Ouvriers du Comté de Neufchâtel. M. DE VOLTAIRE. Êtes-vous de Neufchâtel même? L’OUVRIER. Non, Monsieur; je suis du village de Butte dans la vallée de Travers. M. DE VOLTAIRE. Butte! Cela est-il loin de Motiers? L’OUVRIER. A une petite lieue. M. DE VOLTAIRE. Vous avez dans votre pays un certain personnage de celui-ci qui a bien fait des siennes. L’OUVRIER. Qui donc, Monsieur? M. DE VOLTAI R E. Un certain Jean-Jaques Rousseau. Le connoissez-vous? L’OUVRIER. Oui, Monsieur; je l’ai vu un jour à Butte, dans le carrosse de M. de Montmollin qui se promenoit avec lui. M. DE VOLTAI R E. Comment ce pied-plat va en carrosse? Le voilà donc bien fier? L’OUVRIER. Oh! Monsieur, il se promene aussi à pied. Il court comme un chat- maigre, et grimpe sur toutes nos montagnes. M. DE VOLTAI R E. Il pourrait bien grimper quelque jour sur une échelle. Il eût été pendu à Paris; s’il ne se fût sauvé. Et il le sera ici, s’il y vient. L’OUVRIER. Pendu! Monsieur! Il a l’air d’un si bon homme; eh, mon Dieu! qu’a-t- il donc fait? M. DE VOLTAIRE. Il a fait des livres abominables. C’est un impie, un athée. L’OUVRIER. Vous me surprenez. Il va tous les Dimanches à l’Eglise. M. DE VOLTAIRE. Ah! l’hypocrite! Et que dit-on de lui dans le pays? Y a-t quelqu’un qui veuille le voir? L’OUVRIER. Tout le monde, Monsieur, tout le monde l’aime. Il est recherché par- tout, et on dit que Mylord lui fait aussi bien des caresses. M. DE VOLTAIRE. C’est que Mylord ne le connoît pas, ni vous non plus Attendez seulement deux ou trois mois, et vous connoître l’homme. Les gens de Montmorenci où il demeuroit, ont fait des feux de joie, quand il s’est sauvé pour n’être pas pendu. C’est un homme sans foi, sans honneur, sans religion. L’OUVRIER. Sans religion! Monsieur, mais on dit que vous n’en avez pas beaucoup vous-même. M. DE VOLTAIRE. Qui, moi, grand Dieu! Et qui est-ce qui dit cela? L’OUVRIER. Tout le monde, Monsieur. M. DE VOLTAIRE. Ah! quelle horrible calomnie! Moi qui ai étudié chez les Jésuites, moi qui ai parlé de Dieu mieux que tous les Théologiens! L’OUVRIER. Mais, Monsieur, on dit que vous avez fait bien des mauvais livres. M. DE VOLTAIRE. On ment. Qu’on m’en montre un seul qui porte mon nom; comme ceux de ce croquant portent le sien, etc. LXI Lettre A M. De Montmollin. (1762) (Motiers) Novembre 1762. Quand je me suis réuni, Monsieur, il y a neuf ans à l’Eglise, je n’ai pas manqué de censeurs qui ont blâmé ma démarche, et je n’en manque pas aujourd’hui que j’y reste uni sous vos auspices, contre l’espoir de tant de gens qui voudroient m’en voir séparé. Il n’y a rien là de bien étonnant; tout ce qui m’honore et me console déplaît à mes ennemis; et ceux qui voudroient rendre la Religion méprisable, sont fâchés qu’un ami de la vérité la professe ouvertement. Nous connoissons trop, vous et moi, les hommes pour ignorer à combien de passions humaines le feint zele de la foi sert de manteau, et l’on ne doit pas s’attendre à voir l’athéisme et l’impiété plus charitables que n’est-l’hypocrisie ou la superstition. J’espere, Monsieur, ayant maintenant le bonheur d’être plus connu de vous, que vous ne voyez rien en moi qui démentant la déclaration que je vous ai faite, puisse vous rendre suspecte ma démarche, ni vous donner du regret à la vôtre. S’il y a des gens qui m’accusent d’être un hypocrite, c’est parce que je ne suis pas un impie; ils se sont arrangés pour m’accuser de l’un ou de l’autre, sans doute, parce qu’ils n’imaginent pas qu’on puisse sincérement croire en Dieu. Vous voyez que de quelque maniere que je me conduise, il m’eût impossible d’échapper à l’une des deux imputations. Mais vous voyez aussi que si toutes deux sont également destituées de preuves, celle d’hypocrisie est pourtant la plus inepte; car un peu d’hypocrisie m’eût sauvé bien des disgraces; et ma bonne foi me coûte assez cher, ce me semble, pour devoir être au-dessus de tout soupçon. Quand nous avons eu, Monsieur, des entretiens sur mon ouvrage, (24) je vous ai dit dans quelles vues il avoit été publié, et je vous réitere la même chose en sincérité de coeur. Ces vues n’ont rien que de louable, vous en êtes convenu vous-même; et quand vous m’apprenez qu’on me prête celle d’avoir voulu jetter du ridicule sur le Christianisme, vous sentez en même tems combien cette imputation est ridicule elle-même; puisqu’elle porte uniquement sur un dialogue dans un langage improuvé des deux côtés dans l’ouvrage même, et où l’on ne trouve assurément rien d’applicable au vrai Chrétien. Pourquoi les Réformés prennent- ils ainsi fait et cause pour L’Eglise Romaine? Pourquoi s’échauffent-ils si fort quand on releve les vices de son argumentation qui n’a point été la leur jusqu’ici? Veulent-ils donc se rapprocher peu-à-peu de ses manieres de penser, comme ils se rapprochent déjà de son intolérance, contre les principes fondamentaux de leur propre communion? Je suis bien persuadé, Monsieur, que si j’eusse toujours vécu en pays protestant, alors ou la profession du Vicaire Savoyard n’eût point été faite, ce qui certainement eût été un mal à bien des égards, ou selon toute apparence elle eût eu dans sa seconde partie, un tour fort différent de celui qu’elle a. Je ne pense pas cependant, qu’il faille supprimer les objections qu’on ne peut résoudre; car cette adresse subreptice a un air de mauvaise foi qui me révolte, et me fait craindre qu’il n’y ait au fond peu de vrais croyans. Toutes les connoissances humaines ont leurs obscurités, leurs difficultés, leurs objections que l’esprit humain trop borné ne peut résoudre. La Géométrie elle-même en a de telles, que les Géométres ne s’avisent point de supprimer, et qui ne rendent pas pour cela, leur science incertaine. Les objections n’empêchent pas qu’une vérité démontrée ne soit démontrée, et il faut savoir se tenir à ce qu’on fait, et ne pas vouloir tout savoir même en matiere de Religion. Nous n’en servirons pas Dieu de moins bon coeur; nous n’en serons pas moins vrais croyans, et nous en serons plus humains, plus doux, plus tolérans pour ceux qui ne pensent pas comme nous en toute chose. A considérer en ce sens, la profession de foi du Vicaire, elle peut avoir son utilité même dans ce qu’on y a le plus improuvé. En tout cas il n’y avoir qu’à résoudre les objections aussi convenablement, aussi honnêtement qu’elles étoient proposées, sans se fâcher comme si l’on avoit tort, et sans croire qu’une objection est suffisamment résolue lorsqu’on a brûlé le papier qui la contient. Je n’épiloguerai point sur les chicanes sans nombre et sans fondement qu’on m’a faites; et qu’on me fait tous les jours. Je sais supporter dans les autres des manieres de penser qui ne sont pas les miennes; pourvu que nous soyons tous unis en Jésus-Christ; c’est-là l’essentiel. Je veux seulement vous renouveller, Monsieur, la déclaration de la résolution ferme et sincere où je suis, de vivre et mourir dans la communion de l’Eglise Chrétienne Réformée. Rien ne m’a plus consolé dans mes disgraces que d’en faire la sincere profession auprès de vous; de trouver en vous mon Pasteur, et mes freres dans vos paroissiens. Je vous demande à vous et à eux la continuation des mêmes bontés; et comme je ne crains pas que ma conduite vous fasse changer de sentiment sur mon compte, j’espere que les méchancetés de mes ennemis ne le seront pas non plus. En parlant, Monsieur, dans votre gazette du 23 Juin, d’un papier appellé réquisitoire, publié en France contre le meilleur et le plus utile de mes écrits, vous avez rempli votre office, et je ne vous en sais pas mauvais gré; je ne me plains pas même que vous ayez transcrit les imputations dont ce papier est rempli, et auxquelles je m’abstiens de donner celle qui leur est due. Mais lorsque vous ajoutez de votre chef, que je suis condamnable au-delà de ce qu’on peut dire, pour avoir composé le livre dont il s’agit, et sur-tout pour y avoir mis mon nom, comme s’il étoit permis et honnête de se cacher en parlant au public; alors, Monsieur, j’ai droit de me plaindre de ce que vous jugez sans connoître; car il n’est pas possible qu’un homme éclairé, et un homme de bien porte avec connoissance, un jugement si peu équitable sur un livre où l’Auteur soutient la cause de Dieu, des moeurs, de la vertu, contre la nouvelle philosophie, avec toute la force dont il est capable. Vous avez donné trop d’autorité à des procédures irrégulieres, et dictées par des motifs particuliers que tout le monde connoît. Mon livre, Monsieur, est entre les mains du public; il sera lu tôt ou tard par des hommes raisonnables, peut-être enfin par des Chrétiens, qui verront avec surprise et sans doute avec indignation, qu’un disciple de leur divin Maître soit traité parmi eux comme un scélérat. Je vous prie donc, Monsieur, et c’est une réparation que vous me devez, de lire vous-même le livre dont vous avez si légérement et si mal parlé; et quand vous l’aurez lu, de vouloir alors rendre compte au public, sans faveur et sans grace, du jugement que vous en aurez porté. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur. LXII Lettre A M. Loiseau De Mauléon. Pour lui recommander l’affaire de M. le Beuf de Valdahon. Voici, mon cher Mauléon, du travail pour vous qui savez braver le puissant injuste, et défendre l’innocent opprimé. II s’agit de protéger par vos talens un jeune homme de mérite qu’on ose poursuivre criminellement pour une faute que tout homme voudroit commettre, et qui ne blesse d’autres loix que celles de l’avarice et de l’opinion. Armez votre éloquence de traits plus doux et non moins pénétrans, en faveur de deux amans persécutés par un pere vindicatif et dénaturé. Ils ont la voix publique, et ils l’auront par-tout où vous parlerez pour eux. Il me semble que ce nouveau sujet vous offre d’aussi grands principes à développer, d’aussi grandes vues à approfondir que les précédens; et vous aurez de plus à faire valoir des sentimens naturels à tous les coeurs sensibles, et qui ne sont pas étrangers au vôtre. J’espere encore que vous compterez pour quelque chose la recommandation d’un homme que vous avez honoré de votre amitié. Macte virtute, cher Mauléon; c’est dans une route que vous vous êtes frayée, qu’on trouve le noble prix que je vous ai depuis si long-tems annoncé, et qui est seul digne de vous. LXIII A Mademoiselle D'Ivernois. Fille de M. le Procureur-Général de Neufchâtel, en lui envoyant le premier lacet de ma façon, qu’elle m’avoit demandé pour présent de noces. Le voilà, Mademoiselle, ce beau présent de noces que vous avez desiré; s’il s’y trouve du superflu, faites, en bonne ménagere, qu’il ait bientôt son emploi. Portez sous d’heureux auspices cet emblême des liens de douceur et d’amour dont vous tiendrez enlacé votre heureux époux, et songez qu’en portant lacet tissu par la main qui traça les devoirs des meres, c’est engager à les remplir. LXIV Lettre A M. Watelet. (1763) Motiers, 1763. Vous me traitez en Auteur, Monsieur; vous me faites des complimens sur mon livre. Je n’ai rien à dire à cela, c’est l’usage. Ce même usage veut aussi, qu’en avalant modestement votre encens, je vous en renvoie une bonne partie. Voilà pourtant ce que je ne serai pas; car quoique vous ayez des talens très- vrais, très-aimables, les qualités que j’honore en vous, les effacent à mes yeux; c’est par elles que je vous suis attaché; c’est par elles que j’ai toujours desiré votre bienveillance; et l’on ne m’a jamais vu rechercher les gens à talens qui n’avoient que des talens. Je m’applaudis pourtant de ceux auxquels vous m’assurez que je dois votre estime, puisqu’ils me procurent un bien dont je fais tant de cas. Les miens tels quels, ont cependant si peu dépendu de ma volonté, ils m’ont attiré tant de maux, ils m’ont abandonné si vite, que j’aurois bien voulu tenir cette amitié dont vous permettez que je me flatte, de quelque chose qui m’eût été moins funeste, et que je pusse dire être plus à moi. Ce sera, Monsieur, pour votre gloire, au moins je le desire et je l’espere, que j’aurai blâmé le merveilleux de l’Opéra. Si j’ai eu tort, comme cela peut très- bien être, vous m’aurez réfuté par le fait; et si j’ai raison, le succès dans un mauvais genre, n’en rendra votre triomphe que plus éclatant. Vous voyez, Monsieur, par l’expérience constante du théâtre, que ce n’est jamais le choix du genre bon ou mauvais, qui décide du sort d’une piece. Si la vôtre est intéressante malgré les machines, soutenue d’une bonne musique elle doit réussir; et vous aurez eu comme Quinault, le mérite de la difficulté vaincue. Si par supposition elle ne l’est pas, votre goût, votre aimable poésie l’auront ornée au moins de détails charmans qui la rendront agréable, et c’en est assez pour plaire à l’Opéra François. Monsieur, je tiens beaucoup plus, je vous jure, à votre succès qu’à mon opinion, et non-seulement pour vous, mais aussi pour votre jeune musicien. Car le grand voyage que l’amour de l’art lui a fait entreprendre, et que vous avez encouragé, m’est garant que son talent n’est pas médiocre. Il faut en ce genre ainsi qu’en bien d’autres, avoir déjà beaucoup en soi-même, pour sentir combien on a besoin d’acquérir. Messieurs, donnez bientôt votre piece, et dussai-je être pendu, je l’irai voir, si je puis. LXV Lettre A M. Favre. (1763) Premier Syndic de la République de Geneve. Motiers-Travers le 12 Mai 1763. Monsieur, Revenu du long étonnement où m’a jetté, de la part du magnifique Conseil, le procédé que j’en devois le moins attendre, je prends enfin le parti que l’honneur et la raison me prescrivent, quelque cher qu’il en coûte à mon coeur. Je vous déclare donc, Monsieur, et je vous prie de déclarer au magnifique Conseil, que j’abdique à perpétuité mon droit de Bourgeoisie et de Cité dans la ville et république de Geneve. Ayant rempli de mon mieux les devoirs attachés à ce titre, sans jouir d’aucun de ses avantages, je ne crois point être en reste avec l’Etat en le quittant. J’ai tâché d’honorer le nom Genevois; j’ai tendrement aimé mes compatriotes; je n’ai rien oublié pour me faire aimer d’eux; on ne sauroit plus mal réussir; je veux leur complaire jusques dans leur haine. Le dernier sacrifice qui me reste à faire, est celui d’un nom qui me fut si cher. Mais, Monsieur, ma Patrie, en me devenant étrangere, ne peut me devenir indifférente; je lui reste attaché par un tendre souvenir, et je n’oublie d’elle que ses outrages. Puisse-t-elle prospérer toujours, et voir augmenter sa gloire! Puisse-t-elle abonder en citoyens meilleurs, et sur-tout plus heureux que moi! Recevez, je vous prie, Monsieur, les assurances de mon profond respect. LXVI Lettre A M. Marc Chapuis. Motiers le 26 Mai 1763. Je vois, Monsieur, par la lettre dont vous m’avez honoré le18 de ce mois, que vous me jugez bien légérement dans mes disgraces. Il en coûte si peu d’accabler les malheureux, qu’on est presque toujours disposé à leur faire un crime de leur malheur. Vous dites que vous ne comprenez rien à ma démarche: elle est pourtant aussi claire que la triste nécessité qui m’y a réduit. Flétri publiquement dans ma patrie, sans que personne ait reclamé contre cette flétrissure; après dix mois d’attente, j’ai dû prendre le seul parti propre à conserver mon honneur si cruellement offensé. C’est avec la plus vive douleur que je m’y suis déterminé: mais que pouvois-je faire? Demeurer volontairement membre de l’Etat après ce qui s’étoit passé, n’étoit-ce pas consentir à mon déshonneur? Je ne comprends point comment vous m’osez demander ce que m’a fait la Patrie. Un homme aussi éclairé que vous, ignore-t-il que toute démarche publique faite par le Magistrat, est censée faite par tout l’Etat, lors qu’aucun de ceux qui ont droit de la désavouer, ne la désavoue. Quand le Gouvernement parle, et que tous les Citoyens se taisent, apprenez que la Patrie a parlé. Je ne dois pas seulement compte de moi aux Genevois, je le dois encore à moi- même, au public dont j’ai le malheur d’être connu, et à la postérité de qui je le serai peut-être. Si j’étois assez sot pour vouloir persuader au reste de l’Europe, que les Genevois ont désapprouvé la procédure de leurs Magistrats, ne s’y moqueroit-on pas de moi? Ne savons-nous pas, me diroit-on, que la Bourgeoisie a droit de faire des représentations, dans toutes les occasions où elle croit les loix lésées et où elle improuve la conduite des Magistrats? Qu’a- t-elle fait ici depuis près d’un an que vous avez attendu? Si cinq ou six Bourgeois seulement eussent protesté, l’on pourroit vous croire sur les sentimens que vous leur prêtez. Cette démarche étoit facile, légitime, elle ne troubloit point l’ordre public: pourquoi donc ne l’a-t-on pas faite? Le silence de tous ne dément-il pas vos assertions? Montrez-nous les signes du désaveu que vous leur prêtez. Voilà, Monsieur, ce qu’on me diroit et qu’on auroit raison de me dire: on ne juge point les hommes par leurs pensées, on les juge sur leurs actions. Il y avoit peut-être divers moyens de me venger de l’outrage, mais il n’y en avoit qu’un de le repousser sans vengeance, et c’est celui que j’ai pris. Ce moyen qui ne fait de mal qu’à moi, doit-il m’attirer des reproches, au lieu des consolations que je devois espérer? Vous dites que je n’avois pas droit de demander l’abdication de ma bourgeoisie: mais le dire n’est pas le prouver. Nous sommes bien loin de compte: car je n’ai point prétendu demander cette abdication, mais la donner. J’ai assez étudié mes droits pour les connoître, quoique je ne les aye exercés qu’une fois et seulement pour les abdiquer. Ayant pour moi l’usage de tous les Peuples, l’autorité de la raison, du droit naturel, de Grotius, de tous les Jurisconsultes, et même l’aveu du Conseil, je ne suis pas obligé de me régler sur votre erreur. Chacun sait que tout tracte dont une des parties enfreint les conditions, devient nul pour l’autre. Quand je devois tout à la Patrie, ne me devoir-elle rien? J’ai payé ma dette, a-t-elle payé la sienne? On n’a jamais droit de la déserter, je l’avoue; mais quand elle nous rejette, on a toujours droit de la quitter; on le peut dans les cas que j’ai spécifiés, et même on le doit dans le mien. Le ferment que j’ai fait envers elle, elle l’a fait envers moi. En violant ses engagemens, elle m’affranchit des miens, et en me les rendant ignominieux, elle me fait un devoir d’y renoncer. Vous dites que si des Citoyens se présentoient au Conseil pour demander pareille chose, vous ne seriez pas surpris qu’on les incarcerât. Ni moi non plus, je n’en serois pas surpris; parce que rien d’injuste ne doit surprendre de la part de quiconque a la force en main, Mais bien qu’une loi qu’on n’observa jamais, défende au Citoyen qui veut demeurer tel, de sortir sans congé du territoire; comme on n’a pas besoin de demander l’usage d’un droit qu’on a, quand un Genevois veut quitter tout-à-fait sa Patrie, pour aller s’établir en pays étranger, personne ne songe à lui en faire un crime, et on ne l’incarcere point pour cela. Il est vrai qu’ordinairement cette renonciation n’est pas solemnelle, mais c’est qu’ordinairement ceux qui la sont, n’ayant pas reçu des affronts publics, n’ont pas besoin de renoncer publiquement à la société qui les leur a faits. Monsieur, j’ai attendu, j’ai médité, j’ai cherché long-tems s’il y avoit quelque moyen d’éviter une démarche qui m’a déchire. Je vous avois confié mon honneur, ô Genevois, et j’étois tranquille; mais vous avez si mal gardé ce dépôt que vous me forcez de vous l’ôter. Mes bons anciens compatriotes que j’aimerai toujours malgré votre ingratitude, de grave ne me forcez pas, par vos propos durs et mal-honnêtes, de faire publiquement mon apologie. Espargnez-moi, dans ma misere, la douleur de me défendre à vos dépens. Souvenez-vous, Monsieur, que c’est malgré moi que je suis réduit à vous répondre sur ce ton. La vérité dans cette occasion n’en a pas deux. Si vous m’attaquiez moins durement, je ne chercherois qu’à verser mes peines dans votre sein. Votre amitié me sera toujours chere; je me serai toujours un devoir de la cultiver; mais je vous conjure en m’écrivant, de ne pas me la rendre si cruelle, et de mieux consulter votre bon coeur. Je vous embrasse de tout le mien. LXVII Lettre A M. Rouseau Son Cousin. (Motiers) Juillet 1763. Une absence de quelques jours m’a empêché, mon très-cher Cousin, de répondre plutôt à votre lettre, et de vous marquer mon regret sur la perte de mon cousin votre pere. Il a vécu en homme d’honneur, il a supporté la vieillesse avec courage, et il est mort en Chrétien. Une carriere ainsi passée est digne d’envie, puissions-nous, mon cher Cousin, vivre et mourir comme lui! Quant à ce que vous me marquez des représentations qui ont été faites à mon sujet, et auxquelles vous avez concouru; je reconnois, mon cher Cousin, dans cette démarche le zele d’un bon parent et d’un digne citoyen; mais j’ajouterai qu’ayant été faites à mon insçu, et dans un tems où elles ne pouvoient plus produire aucun effet utile, il eût peut-être été mieux qu’elles n’eussent point été faites, ou que mes amis et parens n’y eussent point acquiescé. J’avoue que l’affront reçu par le Conseil est pleinement réparé par le désaveu authentique de la plus saine partie de l’Etat; mais comme il peut naître de cette démarche des semences de mésintelligence auxquelles même après ma retraite, je serois au désespoir d’avoir donné lieu, je vous prie, mon cher Cousin, vous et tous ceux qui daignent s’intéresser à moi, de vouloir bien, du moins pour ce qui me regarde, renoncer à la poursuite de cette affaire, et vous retirer du nombre des représentans. Pour moi, content d’avoir fait en toute occasion mon devoir envers ma patrie, autant qu’il a dépendu de moi, j’y renonce pour toujours, avec douleur, mais sans balancer; et afin que le desir de mon rétablissement n’y trouble jamais la paix publique, je déclare que, quoi qu’il arrive, je ne reprendrai de mes jours le titre de Citoyen de Geneve, ni ne rentrerai dans ses murs. Croyez que mon attachement pour mon pays ne tient ni aux droits, ni au séjour, ni au titre, mais à des noeuds que rien ne sauroit briser; croyez aussi, mon très-cher Cousin, qu’en cessant d’être votre Concitoyen, je n’en reste pas moins pour la vie votre bon parent et véritable ami. LXVIII Lettre A M**** Motiers-Travers le 11 Septembre 1763. Je ne sais, Monteur, si vous vous rappellerez un homme, autrefois connu de vous; pour moi qui n’oublie point vos honnêtetés, je me suis rappellé avec plaisir vos traits dans ceux de M. votre fils, qui m’est venu voir il y a quelques jours. Le récit de ses malheurs m’a vivement touché; la tendresse et le respect avec lesquels il m’a parlé de vous, ont achevé de m’intéresser pour lui. Ce qui lui rend ses maux plus aggravans est qu’ils lui viennent d’une main si chere. J’ignore, Monsieur, quelles sont ses fautes; mais je vois son affliction; je sais que vous êtes pere, et qu’un pere n’est pas fait pour être inexorable. Je crois vous donner un vrai témoignage d’attachement en vous conjurant de n’user plus envers lui d’une rigueur désespérante, et qui, le faisant errer de lieu en lieu sans ressource et sans asyle, n’honore ni le nom qu’il porte, ni le pere dont il le tient. Réfléchissez, Monsieur, quel serois son sort, si dans cet état, il avoit le malheur de vous perdre. Attendra-t-il des parent, des collatéraux, une commisération que son pere lui aura refusée? et si vous y comptez, comment pouvez vous laisser à d’autres le soin d’être plus humains que vous envers votre fils? Je ne sais point comment cette seule idée ne désarme pas votre bon coeur. D’ailleurs de quoi s’agit-il ici? de faire révoquer une malheureuse lettre de cachet qui n’auroit jamais dû être sollicitée. Votre fils ne vous demande que sa liberté, et il n’en veut user que pour réparer ses torts, s’il en a. Cette demande même dit un devoir qu’il vous tend; pouvez-vous ne pas sentir le vôtre? Encore une fois pensez-y, Monsieur, je ne veux que cela, la raison vous dira le reste. Quoique M. de M. ne soit plus ici, je sais, si vous m’honorez une réponse, où lui faire passer vos ordres; ainsi vous pouvez les lui donner par mon canal. Recevez, Monsieur, mes salutations et les assurances de mon respect. LXIX Lettre A M. G. Lieutnant-Colonel. (Motiers) Septembre 1763. Je crois, Monsieur, que je serois fort aise de vous connoître, mais on me fait faire tant de connoissances par force, que j’ai résolu de n’en plus faire volontairement; votre franchise avec moi, mérite bien que je vous la rende, et vous consentez de si bonne grace, que je ne vous réponde pas, que je ne puis trop tôt vous répondre; car, si jamais j’étois tenté d’abuser de la liberté, ce seroit moins de celle qu’on me laisse, que de celle qu’on voudroit m’ôter. Vous êtes Lieutenant-Colonel, Monsieur, j’en suis fort aise; mais sussiez-vous Prince, et qui plus est laboureur, comme je n’ai qu’un ton avec tout le monde, je n’en prendrai pas un autre avec vous. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur. LXX Lettre A M. P. L. E. D. W Motiers le 22 Septembre 1763. Vous me faites, Monsieur le Duc, bien plus d’honneur que je n’en mérite. Votre Altesse Sérénissime aura pu voir dans le livre qu’elle daigne citer, que je n’ai jamais su comment il faut élever les Princes; et la clameur publique me persuade que je ne sais comment il faut élever personne. D’ailleurs les disgraces et les maux m’ont affecté le coeur et affoibli la tête. Il ne me reste de vie que pour souffrir, je n’en ai plus pour penser. A Dieu ne plaise, toutefois, que je me refuse aux vues que vous m’exposez dans votre lettre. Elle me pénetre de respect et d’admiration pour vous. Vous me paroissez plus qu’un homme, puisque vous savez l’être encore dans votre rang. Disposez de moi, Monsieur le Duc; marquez- moi vos doutes, je vous dirai mes idées; vous pourrez me convaincre aisément d’insuffisance, mais jamais de mauvaise volonté. Je supplie Votre Altesse Sérénissime d’agréer les assurances de mon profond respect. LXXI Quatre Lettres A M. L’A. DE**** Première Lettre. (1763) Motiers-Travers le 27 Novembre 1763. J’ai reçu, Monsieur, la lettre obligeante dans laquelle votre honnête coeur s’épanche avec moi. Je suis touché de vos sentimens et reconnoissant de votre zele; mais je ne vois pas bien sur quoi vous me consultez. Vous me dites: j’ai de la naissance dont je dois suivre la vocation, parce que mes parens le veulent; apprenez-moi ce que je dois faire: je suis gentilhomme et veux vivre comme tel; apprenez-moi toutefois à vivre en homme: j’ai des préjugés que je veux respecter; apprenez-moi toutefois à les vaincre. Je vous avoue, Monsieur, que je ne sais pas répondre à cela. Vous me parlez avec dédain des deux seuls métiers que la noblesse connoisse et qu’elle veuille suivre: cependant, vous avez pris un de ces métiers. Mon conseil est, puisque vous y êtes, que vous tâchiez de le faire bien. Avant de prendre un état, on ne peut trop raisonner sur son objet: quand il est pris, il en faut remplir les devoirs; c’est alors tout ce qui reste à faire. Vous vous dites sans fortune, sans biens, vous ne savez comment, avec de la naissance, (car la naissance revient toujours) vivre libre et mourir vertueux. Cependant, vous offrez un asyle à une personne qui m’est attachée; vous m’assurez que Madame votre mere la mettra à son aise: le fils d’une Dame qui peut mettre une étrangere à son aise, doit naturellement y être aussi. Il peut donc vivre libre et mourir vertueux. Les vieux gentilshommes, qui valoient bien ceux d’aujourd’hui, cultivoient leurs terres et faisoient du bien à leurs paysans. Quoi que vous en puissiez dire, je ne crois pas que ce fût déroger que d’en faire autant. Vous voyez, Monsieur, que je trouve dans votre lettre même la solution des difficultés qui vous embarrassent. Du reste, excusez ma franchise; je dois répondre à votre estime par la mienne, et je ne puis vous en donner une preuve plus sure qu’on osant tout gentilhomme que vous êtes, vous dire la vérité. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur. Deuxième Lettre Au Même. (1764) Motiers le 6 Janvier 1764. Quoi, Monsieur, vous avez renvoyé vos portraits de famille et vos titres! vous vous êtes défait de votre cacher! voilà bien plus de prouesses que je n’en aurois fait à votre place. J’aurois laissé les portraits où ils étoient; j’aurois gardé mon cachet parce que je l’avois; j’aurois laissé moisir mes titres dans leur coin, sans m’imaginer même que tout cela valût la peine d’en faire un sacrifice; mais vous êtes pour les grandes actions. Je vous en félicite de tout mon coeur. A force de me parler de vos doutes, vous m’en donnez d’inquiétans sur votre compte. Vous me faites douter s’il y a choses dont vous ne doutiez pas. Ces doutes mêmes, à, mesure qu’ils croissent, vous rendent tranquille: vous vous y reposez comme sur un oreiller de paresse! Tout cela m’effrayeroit beaucoup pour vous, si vos grands scrupules ne me rassuroient. Ces scrupules sont assurément respectables comme fondés sur la vertu; mais l’obligation d’avoir de la vertu, sur quoi la fondez-vous? Il seroit bon de savoir si vous êtes bien décidé sur ce point. Si vous l’êtes, je me rassure; je ne vous trouve plus si sceptique que vous affectez de l’être et quand on est bien décidé sur les principes de ses devoirs, le reste n’est pas une si grande affaire. Mais si vous ne l’êtes pas, vos inquiétudes me semblent peu raisonnées. Quand on est si tranquille dans le doute de ses devoirs, pourquoi tant s’affecter du parti qu’ils nous imposent. Votre délicatesse sur l’état ecclésiastique est sublime ou puérile, selon le degré de vertu que vous avez atteint. Cette délicatesse est sans doute un devoir pour quiconque remplit tous les autres; et, qui n’est faux ni menteur en rien dans ce monde, ne doit pas l’être même en cela. Mais je ne connois que Socrate et vous à qui la raison pût passer un tel scrupule: car à nous autres hommes vulgaires, il seroit impertinent et vain d’en oser avoir un pareil. Il n’y a pas un de nous qui ne s’écarte de la vérité cent fois le jour dans le commerce des hommes en choses claires, importantes et souvent préjudiciables, et dans un point de pure spéculation dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux, et qui n’importe ni à Dieu ni aux hommes, nous nous serions un crime de condescendre aux préjugés de nos freres, et de dire oui où nul n’est en droit de dire non? Je vous avoue qu’un homme, qui d’ailleurs n’étant pas un saint, s’aviseroit tout de bon d’un scrupule que l’Abbé de St. Pierre et Fenelon n’ont pas eu, me deviendroit par cela seul très-suspect. Quoi! dirois-je en moi-même, cet homme refuse d’embrasser le noble état d’officier de morale, un état dans lequel il peut être le guide et le bienfaiteur des hommes, dans lequel il peut les instruire, les soulager, les consoler, les protéger, leur servir d’exemple; et cela pour quelques énigmes auxquelles ni lui ni nous n’entendons rien, et qu’il n’avoit qu’à prendre et donner pour ce qu’elles valent, en ramenant sans bruit le Christianisme à ton véritable objet? Non, conclurois-je, cet homme ment, il nous trompe, sa fausse vertu n’est point active, elle n’est que de pure ostentation; il faut être un hypocrite soi-même pour oser taxer d’hypocrisie détestable ce qui n’est au fond qu’un formulaire indifférent en lui-même, mais consacré par les loix. Sondez bien votre coeur, Monsieur, je vous en conjure: si vous y trouvez cette raison telle que vous me la donnez, elle doit vous déterminer, et je vous admire. Mais souvenez-vous bien qu’alors si vous n’êtes le plus digne des hommes, vous aurez été le plus fou. A la maniere dont vous me demandez des préceptes de vertu, l’on diroit que vous la regardez comme un métier. Non, Monsieur; la vertu n’est que la force de faire son devoir dans les occasions difficiles, et la sagesse au contraire, est d’écarter la difficulté de nos devoirs. Heureux celui qui se contentant d’être homme de bien, s’est mis dans une position à n’avoir jamais besoin d’être vertueux! Si vous n’allez à la campagne que pour y porter le faste de la vertu, restez à la ville. Si vous voulez à toute force exercer les grandes vertus, l’état de Prêtre vous les rendra souvent nécessaires. Mais si vous vous sentez les passions allez modérées, l’esprit assez doux, le coeur assez sain pour vous accommoder d’une vie égale, simple et laborieuse, allez dans vos terres, faites- les valoir, travaillez vous, même, soyez le pere de vos domestiques, l’ami de vos voisins juste et bon envers tout le monde: laissez-là vos rêveries métaphysiques; et servez Dieu dans la simplicité de votre coeur: vous serez assez vertueux. Je vous salue, Monsieur de tout mon coeur. Au reste, je vous dispense, Monsieur, du secret qu’il vous plaît de m’offrir, je ne sais pourquoi. Je n’ai pas, ce me semble, dans ma conduite, l’air d’un homme fort mystérieux. Troisième Lettre Au Même. (1764) Motiers le 4 Mars 1764. J’ai parcouru, Monsieur, la longue lettre où vous m’exposez vos sentimens sur la nature de l’ame et sur l’existence de Dieu. Quoique j’eusse résolu de ne plus rien lire sur ces matieres, j’ai cru vous devoir une exception pour la peine que vous avez prise, et dont il ne m’est pas aisé de démêler le but. Si c’est d’établir entre nous un commerce de dispute, je ne saurois en cela vous complaire; car je ne dispute jamais, persuadé que chaque homme a sa maniere de raisonner qui lui est propre en quelque chose, et qui n’est bonne en tout à nul autre que lui. Si c’est de me guérir des erreurs où vous me jugez être, je vous remercie de vos bonnes intentions; mais je n’en puis faire aucun usage, ayant pris depuis longtems mon parti sur ces choses-là. Ainsi, Monsieur, votre zele philosophique est à pure perte avec moi, et je ne serai pas plus votre prosélyte que votre missionnaire. Je ne condamne point vos façons de penser, mais daignez me laisser les miennes; car je vous déclare que je n’en veux pas changer. Je vous dois encore des remerciemens du soin que vous prenez dans la même lettre, de m’ôter l’inquiétude que m’a voient donné les premieres, sur les principes de la haute vertu dont vous faites profession. Si-tôt que ces principes vous paroissent solides, le devoir qui en dérive doit avoir pour vous la même force que s’ils l’étoient en effet; ainsi, mes doutes sur leur solidité n’ont rien d’offensant pour vous. Mais je vous avoue que quant à moi de tels principes me paroîtroient frivoles; et si-tôt que je n’en admettrois pas d’autres, je sens que dans le secret de mon coeur ceux-là me mettroient fort à l’aise sur les vertus pénibles qu’ils paroîtroient m’imposer. Tant il est vrai que les mêmes rairons ont rarement la même prise en diverses têtes, et qu’il ne faut jamais disputer de rien! D’abord l’amour de l’ordre, en tant que cet ordre est étranger à moi, n’est point un sentiment qui puisse balancer en moi celui de mon intérêt propre; une vue purement spéculative ne sauroit dans le coeur humain l’emporter sur les passions; ce seroit, à ce qui est moi, préférer ce qui m’est étranger; ce sentiment n’est pas dans la nature. Quant à l’amour de l’ordre dont je fais partie, il ordonne tout par rapport à moi; et comme alors je suis seul le centre de cet ordre, il seroit absurde et contradictoire qu’il ne me fît pas rapporter toutes choses à mon bien particulier. Or, la vertu suppose un combat contre nous-mêmes, et c’est la difficulté de la victoire qui en fait la mérite; mais dans la supposition, pourquoi ce combat? Toute raison, tout motif y manque. Ainsi, point de vertu possible par le seul amour de l’ordre. Le sentiment intérieur est un motif très-puissant sans doute. Mais les passions et l’orgueil l’alterent et l’étouffent de bonne heure dans presque tous les coeurs. De tous les sentimens que nous donne une conscience droite, les deux plus forts et les seuls fondemens de tous les autres, sont celui de la dispensation d’une providence, et celui de l’immortalité de l’ame. Quand ces deux-là sont détruits, je ne vois plus ce qui peu rester. Tant que le sentiment intérieur me diroit quelque chose il me défendroit, si j’avois le malheur d’être sceptique, d’alarmer ma propre mere des doutes que je pourrois avoir. L’amour de soi-même est le plus puissant, et, selon moi, le seul motif qui fasse agir les hommes. Mais, comment la vertu, prise absolument et comme un être métaphysique, se fonde-t-elle sur cet amour-là? C’est ce qui me passe. Le crime, dites-vous, est contraire à celui qui le commet; cela est toujours vrai dans mes principes, et souvent très-faux dans les vôtres. Il faut distinguer alors les tentations, les positions, l’espérance plus ou moins grande qu’on a qu’il reste inconnu ou impuni. Communément le crime a pour motif d’éviter un grand mal ou d’acquérir un grand bien; souvent il parvient à son but. Si ce sentiment n’est pas naturel, quel sentiment pourra l’être? Le crime adroit jouit dans cette vie de tous les avantages de la fortune et même de la gloire. La justice et les scrupules ne sont ici-bas que des dupes. Otez la justice éternelle et la prolongation de mon être après cette vie, je ne vois plus dans le vertu qu’une folie à qui l’on donne un beau nom. Pour un matérialiste, l’amour de soi-même n’est que l’amour de son corps. Or, quand Regulus alloit, pour tenir sa foi, mourir dans les tourmens à Carthage je ne vois point ce que l’amour de l’on corps faisoit à cela. Une considération plus forte encore confirme les précédentes. C’est que dans votre systême le mot même de vertu ne peut avoir aucun sens. C’est un son qui bat l’oreille, et rien de plus. Car enfin, selon vous, tout est nécessaire; où tout est nécessaire, il n’y a point de liberté; sans liberté, point de moralité dans les actions; sans la moralité des actions, où est la vertu? Pour moi, je ne le vois pas. En parlant du sentiment intérieur, je devois mettre au premier rang celui du libre arbitre; mais il suffit de l’y renvoyer d’ici. Ces raisons vous paroîtront très-foibles, je n’en doute pas; mais elles me paroissent fortes à moi, et cela suffit pour vous prouver que si par hasard je devenois votre disciple, vos leçons n’auroient fait de moi qu’un fripon. Or, un homme vertueux comme vous, ne voudroit pas consacrer ses peines à mettre un fripon de plus dans le monde: car je crois qu’il y a bien autant de ces gens-là que d’hypocrites, et qu’il n’est pas plus à propos de les y multiplier. Au reste, je dois avouer que ma morale est bien moins sublime que la vôtre, et je sens que ce sera beaucoup même si elle me sauve de votre mépris. Je ne puis disconvenir que vos imputations d’hypocrisie ne portent un peu sur moi. Il est très-vrai que sans être en tout du sentiment de mes freres et sans déguiser le mien dans l’occasion, je m’accommode très-bien du leur; d’accord avec eux sur les principes de nos devoirs, je ne dispute point sur le reste qui me paroît très-peu important. En attendant que nous sachions certainement qui nous a raison, tant qu’ils me souffriront dans leur communion, je continuerai d’y vivre avec un véritable attachement. La vérité pour nous est couverte d’un voile; mais la paix et l’union sont des biens certains. Il résulte de toutes ces réflexions que nos façons de penser sont trop différentes pour que nous puissions nous entendre, que par conséquent un plus long commerce entre nous ne qu’être sans fruit. Le tems est si court et nous en avons besoin pour tant de choses qu’il ne faut pas l’employer inutilement. Je vous souhaite, Monsieur, un bonheur solide, la paix de l’ame qu’il me semble que vous n’avez pas, et je vous salue de tout mon coeur. Quatrième Lettre Au Même. (1764) Motiers-Travers le 11 Novembre 1764. Vous voilà donc, Monsieur, tout-d’un-coup devenu croyant. Je vous félicite de ce miracle, car c’en est sans doute un de la grave, et la raison pour l’ordinaire n’opere pas si subitement. Mais ne me faites pas honneur de votre conversion, je vous prie. Je sens que cet honneur ne m’appartient point. Un homme qui ne croit gueres aux miracles, n’est pas fort propre à en faire: un homme qui ne dogmatise ni ne dispute n’est pas un fort bon convertisseur. Je dis quelquefois mon avis quand on me le demande, et que je crois que c’est à bonne intention: mais je n’ai point la folie d’en vouloir faire une loi pour d’autres, et quand ils m’en veulent faire une du leur, je m’en défends’du mieux que je puis sans chercher à les convaincre. Je n’ai rien fait de plus avec vous. Ainsi, Monsieur, vous avez seul tout le mérite de votre résipiscence, et je ne songeois surement point à vous catéchiser. Mais voici maintenant les scrupules qui s’élevent. Les vôtres m’inspirent du respect pour vos sentimens sublimes, et je vous avoue ingénument que quant à moi qui marche un peu plus terre à terre, j’en serois beaucoup moins tourmenté. Je me dirois d’abord que de confesser mes fautes est une chose utile pour m’en corriger, parce que me faisant une loi de dire tout, et de dire vrai, je serois souvent retenu d’en commettre par la honte de les révéler. Il est vrai qu’il pourroit y avoir quelque embarras sur la foi robuste qu’on exige dans votre Eglise, et que chacun n’est pas maître d’avoir comme il lui plaît. Mais de quoi s’agit-il au fond dans cette affaire? Du sincere desir de croire, d’une soumission du coeur plus que de la raison: car enfin la raison ne dépend pas de nous, mais la volonté en dépend; et c’est par la seule volonté qu’on peut être soumis ou rebelle à l’Eglise. Je commencerois donc par me choisir pour confesseur un bon Prêtre, un homme rage et sensé, tel qu’on en trouve partout quand on les cherche. Je lui dirois: je vois l’océan de difficultés où nage l’esprit humain dans ces matieres; le mien ne cherche point à s’y noyer; je cherche ce qui est vrai et bon; je le cherche sincérement; je sens que la docilité qu’exige l’Eglise est un état desirable pour être en paix avec soi: j’aime cet état, j’y veux vivre; mon esprit murmure il est vrai, mais mon coeur lui impose silence, et mes sentimens sont tous contre mes raisons. Je ne crois pas, mais je yeux croire, et je le veux de tout mon coeur. Soumis à la foi malgré mes lumieres, quel argument puis-je avoir à craindre? Je suis plus fidelle que si j’étois convaincu. Si mon confesseur n’est pas un sot, que voulez-vous qu’il me dise? Voulez-vous qu’il exige bêtement de moi l’impossible; qu’il m’ordonne de voir du rouge où je vois du bleu? Il me dira; soumettez-vous. Je répondrai; c’est ce que je fais. Il priera pour moi et me donnera l’absolution sans balancer; car il la doit à celui qui croit de toute sa force et qui suit la loi de tout son coeur. Mais supposons qu’un scrupule mal entendu le retienne, il se contentera de m’exhorter en secret et de me plaindre; il aimera même; je suis sûr que ma bonne foi lui gagnera le coeur. Vous supposez qu’il m’ira dénoncer à l’Official; et pour quoi? qu’a-t-il à me reprocher? de quoi voulez-vous qu’il m’accuse? d’avoir trop fidellement rempli mon devoir? Vous supposez un extravagant, un frénétique; ce n’est pas l’homme que j’ai choisi. Vous supposez de plus un scélérat abominable que je peux poursuivre, démentir, faire pendre peut-être pour avoir sapé le sacrement par sa base, pour avoir causé le plus dangereux scandale, pour avoir violé sans nécessité, sans utilité le plus saint de tous les devoirs, quand j’étois si bien dans le mien que je n’ai mérité que des éloges. Cette supposition, je l’avoue, une fois admise, paroît avoir ses difficultés. Je trouve en général que vous les pressez en homme qui n’est pas fâché d’en faire naître. Si tout se réunit contre vous, si les Prêtres vous poursuivent, si le peuple vous maudit, si la douleur fait descendre vos parens au tombeau, voilà, je l’avoue, des inconvéniens bien terribles pour n’avoir pas voulu prendre en cérémonie un morceau de pain. Mais que faire, enfin, me demandez- vous? Là-dessus voici, Monsieur, ce que j’ai à vous dire. Tant qu’on peut être juste et vrai dans la société des hommes, il est des devoirs difficiles sur lesquels un ami désintéressé peut être utilement consulté. Mais quand une fois les institutions humaines sont à tel point de dépravation, qu’il n’est plus possible d’y vivre et d’y prendre un parti sans mal faire, alors on ne doit plus consulter personne; il faut n’écouter que son propre coeur, parce qu’il est injuste et mal-honnête de forcer un honnête homme à nous conseiller le mal. Tel est mon avis. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur. LXXII Lettre A M P**** Motiers le 1 Mars 1764. Je suis flatté, Monsieur, que sans un fréquent commerce de lettres, vous rendiez justice à mes sentimens pour vous; ils seront aussi durables que l’estime sur laquelle ils sont fondés, et j’espere que le retour dont vous m’honorez ne sera pas moins à l’épreuve du tems et du silence. La seule chose changée entre nous est l’espoir d’une connoissance personnelle Cette attente, Monsieur, m’étoit douce; mais il y faut renoncer si je ne puis la remplir que sur les terres de Geneve, ou dans les environs. Là-dessus mon parti est pris pour la vie et je puis vous assurer que vous êtes entré pour beaucoup dans ce qu’il m’en a coûté de le prendre. Du reste, je sens avec surprise qu’il m’en coûtera moins de le tenir que je ne m’étois figuré. Je ne pense plus à mon ancienne patrie qu’avec indifférence; c’est même un aveu que je vous fais sans honte, sachant bien que nos sentimens ne dépendent pas de nous; et cette indifférence étoit peut-être le seul qui pouvoir rester pour elle dans un coeur qui ne sut jamais haïr. Ce n’est pas que je me croye quitte envers elle; on ne l’est jamais qu’à la mort. J’ai le zele du devoir encore; mais j’ai perdu celui de l’attachement. Mais où est-elle cette patrie? existe-t-elle encore? Votre lettre décide cette question. Ce ne sont ni les murs ni les hommes qui sont la patrie: ce sont les loix, les moeurs, les coutumes, le Gouvernement, la constitution, la maniere d’être qui résulte de tout cela. La patrie est dans les relations de l’Etat à ses membres: quand ces relations changent ou s’anéantissent, la patrie s’évanouit. Ainsi, Monsieur, pleurons la nôtre; elle a péri; et son simulacre qui reste encore, ne sert plus qu’à la déshonorer. Je me mets, Monsieur, à votre place, et je comprends combien, le spectacle que vous avez sous les yeux, doit vous déchirer le coeur. Sans contredit on souffre moins, loin de son pays, que de le voir dans un état si déplorable; mais les affections quand la patrie n’est plus, se resserrent autour de la famille, et un bon pere se console avec ses enfans, de ne plus vivre avec ses freres. Cela me fait comprendre que des intérêts si chers, malgré les objets qui vous affligent, ne vous permettront pas de vous dépayser. Cependant s’il arrivoit que par voyage ou déplacement, vous vous éloignassiez de Geneve, il me seroit très-doux de vous embrasser: car bien que nous n’ayons plus de commune patrie, j’augure des sentimens qui nous animent, que nous ne cesserons point d’être concitoyens; et les liens de l’estime et de l’amitié demeurent toujours quand même on a rompu tous les autres. Je vous salue, Monsieur, de tout mon coeur. Notes (1) Sur la loi naturelle et sur le désastre de Lisbonne. (2) Le discours sur l’origine de l’inégalité. (2b) M. de Voltaire ayant avancé que la nature n’agit jamais rigoureusement, que nulle quantité précise n’est requise pour nulle opération, il s’agissoit de combattre cette doctrine et d’éclaircir mon raisonnement par un exemple. Dans celui de l’équilibre entre deux poids, il n’est pas nécessaire, selon M. de Voltaire, que ces deux poids soient rigoureusement égaux pour que cet équilibre ait lieu. Or, je lui sais voir que dans cette supposition il y a nécessairement effet sans cause ou cause sans effet. Puis ajoutant la seconde supposition des deux poids de fer et du grain d’aimant, je lui sais voir que quand on seroit dans la nature quelque observation semblable à l’exemple supposé, cela ne prouveroit encore rien en sa saveur, parce qu’il ne sauroit s’assurer que quelque cause naturelle ou secrete ne produit pas en cette occasion l’apparente irrégularité dont il accuse la nature. (3) Il ne m’a plus écrit depuis ce tems-là. (4) Cette Lettre sert d’envoi à celle qui suit. (5) Victor-Riguelti Mirabeau, Marquis de 1715-1789. (6) L’ordre essentiel des Sociétés politiques. (7) Pour juger si ce langage étoit sincere, on voudra bien faire attention que celui qui parloit ainsi dans une lettre publique, avoit alors près de quarante ans. (8) Dissertation sur la musique moderne. A Paris, chez Quillau Pere, 1743. (9) Que le plomb dissous soit un poison, les accidens funestes que causent tous les jours les vins falsifiés avec de la litharge, ne le prouvent que trop. Ainsi, pour employer ce métal avec sureté, il est important de bien connoître les dissolvans qui l’attaquent. (10) Il est ailé de démontrer que de quelque maniere qu’on s’y prenne, on ne sauroit, dans les usages des vaisseaux de cuisine, s’assurer pour un seul jour l’étamage le plus solide; car, comme l’étaim entre en fusion à un degré de feu fort inférieur à celui de la graisse bouillante, toutes les fois qu’un cuisinier fait roussir du beurre, il ne lui est pas possible de garantir de la fusion quelque partie de l’étamage, ni par conséquent le ragoût du contact du cuivre. (11) L’Auteur de cette lettre la fit imprimer un peu changée et augmentée. La voici telle qu’il me l’écrivit. (12) Tragédie de M. Voltaire, qu’on jouoit dans ce tems-là. (13) Ces lettres furent imprimées à l’insçu de M. Rousseau. (14) Où M. Diderot étoit détenu prisonnier. (15) Voyez, Lecteurs, les notes insérées dans la vie de Séneque. (16) Mélanges. Tom. I. Page 523. (17) Elle avoit donné un baiser au porteur. (18) Quel peuple a jamais été le plus heureux.? (19) Voici la suite de cette question. Et quel est le plan le plus parfait qu’un Législateur puisse suivre à cet égard? (20) Est-il des préjugés respectables qu’un bon citoyen doive se faire un scrupule de combattre publiquement? (21) Par quel moyen pourroit-on resserrer les liaisons et l’amitié entre les Citoyens de diverses Républiques qui composent la confédération Helvétique? (22) M. D. Roguin. (23) Pour apprécier les divers jugemens portés dans cette lettre, le Lecteur voudra bien faire attention à l’époque de sa date et au lieu qu’habitoit l’Auteur. (24) Il est question de l’Emile. Source: http://www.poesies.net