Poésies Par Jean De La Fontaine (1621-1695) Chanson de La Fontaine pour M. Maucroix Tandis qu'il était avocat, Il n'a pas fait gain d'un ducat; Mais vive le canonicat! Alléluia! Il lui rapporte force écus Qu'il veut offrir au dieu Bacchus, Ou bien en faire des cocus! Alléluia! Le curé de Bussière Le curé de Bussière Disait aux Allemands " Prenez ma chambrière, Rendez-moi ma jument. Tenez, la voilà: F... ez-la tous, je vous en prie. Ma pauvre jument, Ramenez-la Dans l'écurie." Le roi des Lampons Sus, courage, compagnons! Le roi des Lampons A de fort bons éperons. Ballade sur le siège et la bataille des Augustins Le vendredi 23 août 1658, sur le refus que firent les Augustins de prêter leur interrogatoire devant Messieurs en 1658 Aux Augustins, sans alarmer la ville, On fut hier soir; mais le cas n'alla bien L'huissier, voyant de cailloux une pile, Crut qu'ils n'étaient mis là pour aucun bien. Très sage fut; car, avec doux maintien, Il dit: "Ouvrez; faut-il tant vous requerre? Qu'est-ce ceci? Sommes-nous à la guerre? Messieurs sont seuls, ouvrez et croyez-moi. -Messieurs, dit l'autre, en ce lieu n'ont que querre. Les Augustins sont serviteurs du Roi. -Dea, répond l'un de Messieurs fort habile, Conseiller clerc, et surtout bon chrétien, Vous êtes troupe en ce monde inutile, Le tronc vous perd depuis ne sais combien; Vous vous battez, faisant un bruit de chien. D'où vient cela? Parlez, qu'on ne vous serre. Car, que soyez de Paris ou d'Auxerre, Il faut subir cette commune loi; Et, n'en déplaise aux suppôts de saint Pierre, Les Augustins sont serviteurs du Roi." Lors un d'entre eux (que ce soit Pierre ou Gille, Il ne m'en chaut, car le nom n'y fait rien) " Vraiment, dit-il, voilà bel évangile! C'est bien à vous de régler notre bien. Que le tronc serve à l'autel de soutien, Ou qu'on le vide afin d'emplir le verre, Le Parlement n'a droit de s'en enquerre; Et je maintiens comme article de foi Qu'en débridant matines à grand'erre Les Augustins sont serviteurs du Roi." ENVOI Sage héros, ainsi dit frère Pierre. La cour lui taille un beau pourpoint de pierre; Et dedans peu me semble que je voi Que, sur la mer ainsi que sur la terre, Les Augustins sont serviteurs du Roi. L'affaire Colletet Sève, qui peins l'objet dont mon coe.ur suit la loi, Son pouvoir sans ton art assez loin peut s'étendre; Laisse en paix l'Univers; ne lui va point apprendre Ce qu'il faut ignorer, si l'on veut être à soi. Aussi bien manque-t-il ici je ne sais quoi Que tu ne peux tracer, ni moi te faire entendre; J'en conserve les traits, qui n'ont rien que de tendre; Amour les a formés, plus grand peintre que toi. Par d'inutiles soins pour moi tu te surpasses; Clarice est en mon âme avec toutes ses grâces; Je m'en fais des tableaux où tu n'as point de part. Pour me faire sans cesse adorer cette belle, Il n'était pas besoin des efforts de ton art: Mon coe.ur, sans ce portrait, se souvient assez d'elle. Madrigal Damon voyant Clarice peinte, Soudain en ressentit l'atteinte, Il s'écria dans ce moment: " Est-il une beauté sur les coe.urs plus puissante? Pendant que Clarice est absente, Son portrait lui fait un amant." Une muse parle Recevez de nos mains cette illustre couronne, Dont l'éclat immortel a des charmes si doux; Nous n'avons encor vu personne Qui la méritât mieux que vous. Vos vers sont d'un tel prix que rien ne les surpasse; Ce mont en retentit de l'un à l'autre bout; Vous saurez régner au Parnasse: Qui règne sur les coe.urs sait bien régner partout. Poème à Claudine Le coe.ur gros de soupirs, les yeux noyés de larmes, Plus triste que la mort dont je ses les alarmes, Jusque dans le tombeau, je vous suis, cher époux. Comme je vous louerai d'un langage assez doux, Pour ne rien aimer, ne rien louer au monde, J'ensevelis mon coe.ur et ma plume avec vous. Poème contre Claudine Les oracles ont cessé Colletet est trépassé. Dès qu'il eut la bouche close, Sa femme ne dit plus rien; Elle enterra vers et prose Avec le pauvre chrétien. En cela je plains son zèle, Et ne sais au pardessus Si les Grâces sont chez elle; Mais les Muses n'y sont plus. Sans gloser sur le mystère Des madrigaux qu'elle a faits, Ne lui parlons désormais Qu'en la langue de sa mère. Les oracles ont cessé Colletet est trépassé. À M..... Vous vous étonnez, dites-vous, de ce que tant d'honnêtes gens ont été les dupes de Mademoiselle C. et de ce que j'y ai été moi-même attrapé. Ce n'est pas un sujet d'étonnement que ce dernier point; au contraire, c'en serait un si la chose s'était autrement passée à mon égard. Ainsi vous faites très sagement de me mettre au nombre des honnêtes gens, puisque aussi bien je ne puis nier que je ne sois de celui des dupes. Cela vous est-il nouveau? Et d'où venez-vous, de vous étonner ainsi? Savez-vous pas bien que, pour peu que j'aime, je ne vois dans les défauts des personnes non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle? Si vous ne vous en êtes pas aperçu, vous êtes cent fois plus taupe que moi. Dès que j'ai un grain d'amour, je ne manque pas d'y mêler tout ce qu'il y a d'encens dans mon magasin: cela fait le meilleur effet du monde; je dis des sottises en vers et en prose, et serais fâché d'en avoir dit une qui ne fût pas solennelle, enfin je loue de toutes mes forces. Homo sum qui ex stultis insanos reddam.** Ce qu'il y a, c'est que l'inconstance remet les choses en leur ordre. Ne vous étonnez donc plus: voyez seulement ma palinodie, mais voyez-la sans vous en scandaliser. Pourquoi ne me rétracterais-je pas? Tant de grands hommes, se sont rétractés! Et puis fiez-vous à nous autres, faiseurs de vers! **(Je ne suis homme à rendre fou les sots) Les " termes " de La Fontaine à Fouquet Lettre à M. D. C. A. D. M. Pour Madame de Sévigné À M*** Épitaphe d'un paresseux Autre épitaphe Ballade à M... Sur la paix des Pyrénées et le mariage du Roi Pour la Reine en suite de la ballade précédente Dizain à Madame (La surintendante) Pour le Roi (sizain) Madrigal pour le Roi Dizain à M... Ode à la paix À M. Le Surintendant Ode anacréontique à Madame la Surintendante Ballade à M. F. Au Roi et à l'Infante Madrigal Relation de l'entrée de la Reine à Mgr le Surintendant Vous qui menez les Gripon Épigramme sur un mot de Scarron qui était près de mourir À Madame la Surintendante sur la naissance de son dernier fils à Fontainebleau À M. F. Ode pour Madame Lettre à M. D. C. A. D. M. (À Madame de Coucy, Abbesse De Mouzon) Très révérente Mère en Dieu Qui révérente n'êtes guère, Et qui moins encore êtes mère, On vous adore en certain lieu, D'où l'on n'ose vous l'aller dire, Si l'on n'a patente du sire Qui fit attraper Girardin, Lequel allait voir son jardin, Puis le mit à grosse finance. Les Rocroix, gens sans conscience, Me prendraient aussi bien que lui, Vous allant conter mon ennui. J'aurais beau dire à voix soumise " Messieurs, cherchez meilleure prise; Phébus n'a point de nourrisson Qui soit homme à autre rançon. Je suis un homme de Champagne, Qui n'en veux point au roi d'Espagne; Cupidon seul me fait marcher." Enfin, j'aurais beau les prêcher Montal ne se soucirait guère De Cupidon ni de sa mère. Pour cet homme en fer tout confit Passeport d'Amour ne suffit. En attendant que Mars m'en donne un, et le sine (Mars ou Condé, car c'est tout un, Comme tout un, vous et Cyprine), Je ne bouge; et j'ai bien la mine De ne vous pas être importun. Votre séjour sent un peu trop la poudre; Non la poudre à têtes friser, Mais la poudre à têtes briser Ce que je crains comme la foudre, C'est-à-dire un peu moins que vous; Car tous vos coups Ne sont pas doux Comme ils le semblent Le coe.ur dès l'abord ils nous emblent. Puis le repos, puis le repas, Puis ils font tant qu'ils causent le trépas. Je vis pourtant, à ne vous point mentir Que servirait de déguiser les choses? Mais comment vis-je? et qu'il nous faut pâtir Dans vos prisons, où l'on fait longues poses! Noires ne sont, et pourtant sont mieux closes Qu'aucun châtel. Quand léans on se voit, Pleurs et soupirs ce sont boutons de roses On s'en sort pas ainsi que l'on voudroit. Aussi, quand on vous fit abbesse Et qu'on renferma vos appas, Qui fut camus? c'est le trépas. Que les champs libres on leur laisse Un peu, Je gage Qu'on verra, s'ils sortent de cage, Beau jeu. Dessous la clef on les a mis, Comme une chose et rare et dangereuse; Et, pour épargner ses amis, Le Ciel vous fit jurer d'être religieuse. Comme vos yeux allaient tout embraser, Il fut conclu par votre parentage Qu'on vous ferait un couvent épouser: Deux ans après se fit le mariage. De s'y trouver votre bonté fut sage; Sans point de faute Hymen en fit autant Mot ne sonnait; et, quant à moi, je gage Que de l'affaire il n'était pas content. Ce même jour, pour le certain, Amour se fit bénédictin; Et, sans trop faire la mutine, Vénus se fit bénédictine; Les Ris, ne bougeant d'avec vous, Bénédictins se firent tous; Et les Grâces, qui vous suivirent, Bénédictines se rendirent: Tous les dieux qu'en Cypre on connoît Prirent l'habit de saint Benoît. Vous vêtir d'or, ce serait grand dommage, Puisque en habits sans coûts et sans façon De triompher votre beauté fait rage; Si qu'à la Cour elle en ferait leçon. Pardonnez-moi si j'ai quelque soupçon Que cet habit dont vous êtes vêtue, En vous voilant, soit receleur d'appas N'en est-il point dont il puisse à ma vue Se confier? je ne le dirais pas. Pour Madame de Sévigné Dizain envoyé à M. F. Sur le sujet la lettre précédente De Sévigné, depuis deux jours en çà, Ma lettre tient les trois parts de sa gloire. Elle lui plut; et cela se passa Phébus tenant chez vous son consistoire. Entre les dieux, et c'est chose notoire, En me louant Sévigné me plaça; J'étais alors deux cent mille au-deçà, Voire encor plus, du temple de Mémoire. Ingrat ne suis: son nom serait piéçà Delà le ciel, si l'on m'en voulait croire. À M*** Je ne m'attendais pas d'être loué de vous; Cet honneur me surprend, il faut que je l'avoue; Mais de tous les plaisirs le plaisir le plus doux, C'est de se voir loué de ceux que chacun loue. M... (Fouquet) ayant dit que je lui devais donner pension pour le soin qu'il prenait de faire valoir mes vers, j'envoyai quelque temps après cette lettre-ci à M. (Pellisson) Je vous l'avoue, et c'est la vérité, Que Monseigneur n'a que trop mérité La pension qu'il veut que je lui donne. En bonne foi je ne sache personne À qui Phébus s'engageât aujourd'hui De la donner plus volontiers qu'à lui. Son souvenir, qui me comble de joie, Sera payé tout en belle monnoie De madrigaux, d'ouvrages ayant cours. (Cela s'entend, sans manquer de deux jours Aux termes pris, ainsi que je l'espère.) Cette monnoie est sans doute légère, Et maintenant peu la savent priser; Mais c'est un fonds qu'on ne peut épuiser. Plût aux destins, amis de cet empire, Que de l'Épargne on en pût autant dire! J'offre ce fonds avec affection; Car, après tout, quelle autre pension Aux demi-dieux pourrait être assinée? Pour acquitter celle-ci chaque année, Il me faudra quatre termes égaux. À la Saint-Jean je promets madrigaux, Courts et troussés, et de taille mignonne Longue lecture en été n'est pas bonne. Le chef d'octobre aura son tour après; Ma Muse alors prétend se mettre en frais Notre héros, si le ' beau temps ne change, De menus vers aura pleine vendange; Ne dites point que c'est menu présent, Car menus vers sont en vogue à présent. Vienne l'an neuf, ballade est destinée Qui rit ce jour, il rit toute l'année; Or la ballade a cela, ce dit-on, Qu'elle fait rire ou ne vaut un bouton. Pâques, jour saint, veut autre poésie J'envoirai lors, si Dieu me prête vie, Pour achever toute la pension, Quelque sonnet plein de dévotion. Ce terme-là pourrait être le pire: On me voit peu sur tels sujets écrire; Mais tout au moins je serai diligent, Et, si j'y manque, envoyez un sergent, Faites saisir, sans aucune remise, Stances, rondeaux, et vers de toute guise Ce sont nos biens; les doctes nourrissons N'amassent rien, si ce n'est des chansons. Ne pouvant donc présenter autre chose, Qu'à son plaisir le héros en dispose. Vous lui direz qu'un peu de son esprit Me viendrait bien pour polir chaque écrit. Quoi qu'il en soit, je me fais fort de quatre; Et je prétends, sans un seul en rabattre, Qu'au bout de l'an le compte y soit entier Deux en six mois, un par chacun quartier. Pour sûreté, j'oblige par promesse Le bien que j'ai sur les bords du Permesse; Même au besoin notre ami Pellisson Me pleigera d'un couplet de chanson. Chanson de lui tient lieu de longue épître; Car il en est sur un autre chapitre: Bien nous en prend; nul de nous s'est fâché Qu'il soit ailleurs jour et nuit empêché. À mon égard je juge nécessaire De n'avoir plus sur les bras qu'une affaire C'est celle-ci. J'ai donc intention De retrancher toute autre pension; Celle d'Iris même: c'est tout vous dire. Elle aura beau me conjurer d'écrire; En lui payant pour ses menus plaisirs Par an trois cent soixante et cinq soupirs (C'est un par jour, la somme est assez grande), Je n'entends point après qu'elle demande Lettre ni vers, protestant de bon coe.ur Que tout sera gardé pour Monseigneur. Épitaphe d'un paresseux Jean s'en alla comme il était venu, Mangea le fond avec le revenu, Tint les trésors chose peu nécessaire. Quant à son temps, bien sut le dispenser: Deux parts en fit dont il soulait passer, L'une à dormir, l'autre à ne rien faire. Autre épitaphe Sous ce tombeau pour toujours dort Paul, qui toujours contait merveilles: Louanges à Dieu, repos au mort, Et paix en terre à nos oreilles! Ballade à M... " On me donna pour sujet de la ballade du second terme l'imitation du rondeau de Voiture. Ma foi, c'est fait " Trois fois dix vers, et puis cinq d'ajoutés, Sans point d'abus, c'est ma tâche complète; Mais le mal est qu'ils ne sont pas comptés Par quelque bout il faut que je m'y mette. Puis, que jamais ballade je promette, Dussé-je entrer au fin fond d'une tour, Nenni, ma foi! car je suis déjà court; Si que je crains que n'ayez rien du nôtre. Quand il s'agit de mettre un oe.uvre au jour, Promettre est un, et tenir est un autre. Sur ce refrain, de grâce, permettez Que je vous conte en vers une sornette. Colin, venant des Universités, Promit un jour cent francs à Guillemette; De quatre-vingts il trompa la fillette, Qui, de dépit, lui dit pour faire court " Vous y viendrez cuire dans notre fourt " Colin répond, faisant le bon apôtre: " Ne vous fâchez, belle, car, en amour, Promettre est un, et tenir est un autre." Sans y penser j'ai vingt vers ajustés, Et la besogne est plus d'à demi faite. Cherchons-en treize encor de tous côtés, Puis ma ballade est entière et parfaite. Pour faire tant que l'ayez toute nette, Je suis en eau, tant que j'ai l'esprit lourd; Et n'ai rien fait si par quelque bon tour Je ne fabrique encore un vers en ôtre; Car vous pourriez me dire à votre tour " Promettre est un, et tenir est un autre." ENVOI Ô vous, l'honneur de ce mortel séjour, Ce n'est pas d'hui que ce proverbe court; On ne l'a fait de mon temps ni du vôtre Trop bien savez qu'en langage de cour Promettre est un, et tenir est un autre. Sur la paix des Pyrénées et le mariage du Roi Ballade Dame Bellone, ayant plié bagage, Est en Suède avec Mars son amant Laissons-les là; ce n'est pas grand dommage Tout bon Français s'en console aisément. Jà n'en battrai ma femme assurément, Car que me chaut si le Nord s'entrepille, Et si Bellone est mal avec la Cour? J'aime mieux voir Vénus et sa famille, Les Jeux, les Ris, les Grâces, et l'Amour. Le seul espoir restait pour tout potage; Nous en vivions, encor bien maigrement, Lorsqu'en traités Jules ayant fait rage, A chassé Mars, ce mauvais garnement. Avecque nous, si l'almanach ne ment, Les Castillans n'auront plus de castille Même au printemps on doit de leur séjour Nous envoyer, avec certaine fille, Les Jeux, les Ris, les Grâces, et l'Amour. On sait qu'elle est d'un très puissant lignage, Pleine d'esprit, d'un entretien charmant, Prudente, accorte, et surtout belle et sage: Et l'Empereur y pense aucunement. Mais ce n'est pas un morceau d'Allemand; Car en attraits sa personne fourmille, Et ce jeune astre, aussi beau que le jour, A pour sa dot, outre un métal qui brille, Les Jeux, les Ris, les Grâces, et l'Amour. ENVOI Prince amoureux de dame si gentille, Si tu veux faire à la France un bon tour, Avec l'Infante enlève à la Castille Les Jeux, les Ris, les Grâces, et l'Amour. Pour la Reine en suite de la ballade précédente Ils sont partis, les Jeux, les Ris, les Grâces, Nous les verrons au temps que j'ai prédit. Le dieu d'amour, qui marche sur leurs traces, De les compter l'autre jour entreprit: Le pauvre enfant pensa perdre l'esprit En calculant, tant la somme était haute. " Bon, ce dit-il, nous allons moissonner; Car le climat doit en coe.urs foisonner." Petit Amour, vous comptez sans votre hôte Tout l'Univers n'en saurait tant donner Que notre reine en mérite sans faute. Dizain à Madame (La surintendante) Dedans mes vers on n'entend plus parler De vos beautés, et Clio s'en est plainte. J'ai répondu qu'il n'appartient d'aller À toutes gens, comme on dit, à Corinthe. Par toutes mains qu'aussi vous soyez peinte, C'est un abus: Phébus, sans contredit, Seul y prétend; j'y perdrais mon crédit. Vous me direz: "Quelle est donc votre affaire? " Quelle est donc? Je l'aurai bientôt dit: C'est d'admirer..." Quoi! rien plus? "... et me taire. Pour le Roi (sizain) Dès que l'heure est venue, Amour parle en vainqueur; Soit de gré, soit de force, il entre dans un coe.ur, Et veut de nos soupirs le tribut ou l'offrande. Alcandre de ce droit s'est longtemps excusé Mais par les yeux d'Olympe Amour le lui demande; Et jamais à ces yeux on n'a rien refusé. Madrigal pour le Roi Que dites-vous du coe.ur d'Alcandre, Qui n'avait jamais soupiré? S'il s'est un peu tard déclaré, Il n'a rien perdu pour attendre. Dizain à M... Et qui, du berger tremblant Trois madrigaux, ce n'est pas votre compte, Et c'est le mien: que sert de vous flatter? Dix fois le jour au Parnasse je monte, Et n'en saurais plus de trois ajuster. N'est pas le mieux, Seigneur, et voici comme Quand ils sont bons, en ce cas tout prud'homme Les prend au poids au lieu de les compter; Sont-ils méchants, tant moindre en est la somme, Et tant plutôt on s'en doit contenter Ode à la paix Le noir démon des combats Va quitter cette contrée Nous reverrons ici-bas Régner la déesse Astrée. Ô Paix! source de tout bien Viens enrichir cette terre Et fais qu'il ne reste rien Des images de la guerre. Chasse des soldats gloutons La troupe fière et hagarde Qui mange tous nos moutons Et bat celui qui les garde. Délivre ce beau séjour De leur brutale furie Et ne permet qu'à l'amour D'entrer dans la bergerie. Fais qu'avecque le berger On puisse voir la bergère Qui coure d'un pas léger Qui danse sur la fougère Et qui du berger tremblant Voyant le peu de courage S'endorme, ou fasse semblant De s'endormir à l'ombrage. Accorde à nos longs désirs De plus douces destinées Ramène nous les plaisirs Absents depuis tant d'années. Étouffe tous ces travaux Et leurs semences mortelles Que les plus grands de nos maux Soient les rigueurs de nos belles Et que nous passions les jours Étendus sur l'herbe tendre Prêts à conter nos amour À qui voudra les entendre. À M. Le Surintendant Épitre Dussé-je une fois vous déplaire, Seigneur, je ne me saurais taire. Celui qui, plein d'affection, Vous promet une pension Bien payable et bien assignée A tous les quartiers de l'année; Qui, pour tenir ce qu'il promet, Va souvent au sacré Sommet, Et, n'épargnant aucune peine, Y dort après tout d'une haleine Huit ou dix heures réglément, Pour l'amour de vous seulement, J'entends à la bonne mesure, Et de cela je vous assure: Celui-là, dis-je, a contre vous Un juste sujet de courroux. L'autre jour, étant en affaire, Et le jugeant peu nécessaire, Vous ne daignâtes recevoir Le tribut, qu'il croit vous devoir, D'une profonde révérence. Il fallut prendre patience, Attendre une heure, et puis partir. J'eus le coe.ur gros, sans vous mentir, Un demi-jour, pas davantage; Car enfin ce serait dommage Que, prenant trop mon intérêt, Vous en crussiez plus qu'il n'en est. Comme on ne doit tromper personne, Et que votre âme est tendre et bonne, Vous m'iriez plaindre un peu trop fort, Si, vous mandant mon déconfort, Je ne contais au vrai l'histoire; Peut-être même iriez-vous croire Que je souhaite le trépas Cent fois le jour, ce qui n'est pas. Je me console, et vous excuse Car après tout on en abuse; On se bat à qui vous aura. Je crois qu'il vous arrivera Choses dont aux courts jours se plaignent Moines d'Orbès, et surtout craignent C'est qu'à la fin vous n'aurez pas Loisir de prendre vos repas. Le Roi, l'État, votre patrie, Partagent toute votre vie: Rien n'est pour vous, tout est pour eux. Bon Dieu! que l'on est malheureux Quand on est si grand personnage! Seigneur, vous êtes bon et sage, Et je serais trop familier Si je faisais le conseiller. À jouir pourtant de vous-même Vous auriez un plaisir extrême Renvoyez donc en certains temps Tous les traités, tous les traitants, Les requêtes, les ordonnances, Le Parlement, et les finances, Le vain murmure des frondeurs, Mais plus que tout, les demandeurs, La Cour, la paix, le mariage, Et la dépense du voyage, Qui rend nos coffres épuisés, Et nos guerriers les bras croisés. Renvoyez, dis-je, cette troupe, Qu'on ne vit jamais sur la croupe Du mont où les savantes Soe.urs Tiennent boutique de douceurs. Mais que pour les amants des Muses Votre suisse n'ait point d'excuses, Et moins pour moi que pour pas un Je ne serai pas importun; Je prendrai votre heure et la mienne. Si je vois qu'on vous entretienne, J'attendrai fort paisiblement En ce superbe appartement Où l'on a fait d'étrange terre Depuis peu, venir à grand'erre (Non sans travail et quelques frais) Des rois Céphrim et Kiopès Il Le cercueil, la tombe, ou la bière Pour les rois, ils sont en poussière. C'est là que j'en voulais venir. Il me fallut entretenir Avec ces monuments antiques, Pendant qu'aux affaires publiques Vous donniez tout votre loisir. Certes j'y pris un grand plaisir Vous semble-t-il pas que l'image D'un assez galant personnage Sert à ces tombeaux d'ornement? Pour vous en parler franchement, Je ne puis m'empêcher d'en rire. " Messire Orus, me mis-je à dire, Vous nous rendez tous ébahis Les enfants de votre pays Ont, ce me semble, des bavettes Que je trouve plaisamment faites." On m'eût expliqué tout cela; Mais il fallut partir de là Sans entendre l'allégorie. Je quittai donc la galerie, Fort content, parmi mon chagrin, De Kiopès et de Céphrim, D'Orus et de tout son lignage, Et de maint autre personnage. Puissent ceux d'Égypte en ces lieux, Fussent-ils rois, fussent-ils dieux, Sans violence et sans contrainte, Se reposer dessus leur plinthe Jusques au bout du genre humain! Ils ont fait assez de chemin Pour des personnes de leur taille. Et vous, Seigneur, pour qui travaille Le temps qui peut tout consumer, Vous, que s'efforce de charmer L'antiquité qu'on idolâtre, Pour qui le dieu de Cléopâtre, Sous nos murs enfin abordé, Vient de Memphis à Saint-Mandé, Puissiez-vous voir ces belles choses Pendant mille moissons de roses! Mille moissons! c'est un peu trop, Car nos ans s'en vont au galop, Jamais à petites journées. Hélas! les belles destinées Ne devraient aller que le pas. Mais quoi! le Ciel ne le veut pas. Toute âme illustre s'en console, Et, pendant que l'âge s'envole, Tâche d'acquérir un renom Qui fait encor vivre le nom Quand le héros n'est plus que cendre Témoin celui qu'eut Alexandre, Et celui du fils d'Osiris, Qui va revivre dans Paris. Ode anacréontique à Madame la Surintendante sur ce qu'elle est accouchée avant terme, dans le carrosse, en revenant de Toulouse. Puis-je ramentevoir l'accident plein d'ennui Dont le bruit en nos coe.urs mit tant d'inquiétudes? Aurai-je bonne grâce à blâmer aujourd'hui Carrosses en relais, chirurgiens un peu rudes? Fallait-il que votre oe.uvre imparfait fût laissé? Ne le deviez-vous pas rapporter de Toulouse? À quoi songeait l'Amour qui l'avait commencé, Et sont-ce là des traits de véritable épouse? Ne quittant qu'avec peine un mari par trop cher, Et le voyant partir pour un si long voyage, Vous le voulûtes suivre, il ne put l'empêcher De vos chastes amours vous lui dûtes ce gage. Dites-nous s'il devait être fille ou garçon, Et si c'est d'un Amour, ou si c'est d'une Grâce, Que vous avez perdu l'étoffe et la façon, À quelque autre poupon laissant libre la place. Pour tous les fruits d'hymen qui sont sur le métier, Carrosses en relais sont méchante voiture. Votre poupon, au moins, devait avoir quartier Il était digne, hélas! de plus douce aventure. Vous l'auriez achevé sans qu'il y manquât rien, De Grâces et d'Amours étant bonne ouvrière. Dieu ne l'a pas voulu, peut-être pour un bien; Aux dépens de nos coe.urs il eût vu la lumière. Olympe, assurément vous auriez mis au jour Quelque sujet charmant et peut-être insensible. Votre sexe ou le nôtre en serait mort d'amour; Mais nous ne gagnons rien; c'est un sort infaillible. Ce miracle ébauché laisse ici frère et soe.urs. Chez vous, mâle et femelle il en est une bande Un seul étant perdu ne nous rend point nos coe.urs; De ceux qui sont restés la part sera plus grande. Ballade à M. F. pour le pont de Château-Thierry Dans cet écrit, notre pauvre cité Par moi, Seigneur, humblement vous supplie, Disant qu'après le pénultième été L'hiver survint avec grande furie, Monceaux de neige et gros randons de pluie, Dont maint ruisseau croissant subitement Traita nos ponts bien peu courtoisement. Si vous voulez qu'on les puisse refaire, De bons moyens j'en sais certainement L'argent sur tout est chose nécessaire. Or d'en avoir c'est la difficulté; La ville en est dès longtemps dégarnie Qu'y ferait-on? vice n'est pauvreté. Mais cependant, si l'on n'y remédie, Chaussée et pont s'en vont à la voirie. Depuis dix ans, nous ne savons comment, La Marne fait des siennes tellement Que c'est pitié de la voir en colère. Pour s'opposer à son débordement, L'argent sur tout est chose nécessaire. Si demandez combien en vérité oe.uvre en requiert, tant que soit accomplie, Dix mille écus en argent bien compté, C'est justement ce de quoi l'on vous prie. Mais que le Prince en donne une partie, Le tout, s'il veut, j'ai bon consentement De l'agréer, sans craindre aucunement. S'il ne le veut, afin d'y satisfaire, Aux échevins on dira franchement " L'argent sur tout est chose nécessaire." ENVOI Pour ce vous plaise ordonner promptement Nous être fait du fonds suffisamment; Car vous savez, Seigneur, qu'en toute affaire, Procès, négoce, hymen, ou bâtiment, L'argent sur tout est chose nécessaire. Au Roi et à l'Infante Madrigal Heureux couple d'amants, race de mille rois, Bien que de voir trembler cent peuples sous vos lois Soit une gloire peu commune, Vous avouerez pourtant un jour Qu'on est mieux couronné par les mains de l'Amour Que par celles de la Fortune. Madrigal Belle d'Aumont et vous Mézière, Quand je regarde la manière Dont vous vous mariez, l'un venant de la Cour, Et l'autre de Paris ou bien de la frontière, J'appelle votre hymen un impromptu d'amour. Avec le temps vous en ferez bien d'autres, Et nous en pourrions voir dans neuf mois, plus un jour, Un de votre façon qui vaudrait tous les nôtres. Relation de l'entrée de la Reine à Mgr le Surintendant Monseigneur, Comme je serai bientôt votre redevable, j'ai cru que la magnificence de ces jours passés était une occasion de m'acquitter et que je ne pouvais rien faire de mieux que de vous entretenir d'une si agréable matière. Je vous dirai donc que l'Entrée ne se passa point sans moi, que j'y eus ma place aussi bien que beaucoup d'autres provinciaux et que ce monde de regardants est une des choses qui me parut la plus belle en cette action. De toutes parts on y vit Une nombreuse affluence, Et je crois qu'elle se fit Aux yeux de toute la France. Ce jour-là le soleil fut assez matineux; Mais pour mieux laisser voir ce pompeux équipage, Il tempéra son éclat lumineux; En quoi je tiens qu'il fut sage Car quand il eût eu des habits Tout parsemés de rubis, Et couverts des trésors du Pactole et du Tage, Qu'il eût paru plus beau qu'il n'est au plus beau jour, Le moins brillant des seigneurs de la Cour Eût brillé cent fois davantage. La Cour ne se mit pas seule sur le bon bout, Et le luxe passa jusqu'à la bourgeoisie; Chacun fit de son mieux, ce n'était qu'or partout; Vous n'avez vu de votre vie Une si belle infanterie: On eût dit qu'ils sortaient tous de chez le baigneur. Imaginez-vous, Monseigneur, Dix mille hommes en broderie. Ce fut un bel objet que Messieurs du Conseil. Aussi Leurs Majestés s'en tiennent honorées; On n'en peut trop louer le pompeux appareil; Leur troupe était des mieux parées. Et tout le monde admira leurs superbes atours, Leurs cordons d'or, leurs housses de velours, Et leurs différentes livrées. Leur chef vêtu de brocart d'or Depuis les pieds jusqu'à la tête, Ce jour-là, parut un Médor, Et fut un des beaux de la fête. Je ne puis assez dignement Louer le riche accoutrement Qui le para cette journée; Ni le coffret des sceaux, que portait fièrement La chancelière haquenée, Nommée ainsi très justement. De vouloir peindre aussi les trois Cours souveraines, Et leur auguste majesté, Ma Muse n'y perdrait que son temps et ses peines C'est un sujet trop vaste et trop peu limité. Messieurs de Ville eurent en vérité Bonne part de l'honneur en cette illustre fête. Je trouvai surtout bien monté Celui qui marchait à la tête Il n'est pas jusqu'à Rocollet Qui ne fût sur sa bonne mine Son cheval qui n'était pas laid, Et semblait de taille assez fine, Lui secouait un peu l'échine, Et pensa mettre en désarroi Ce brave serviteur du Roi. Si je m'étais trouvé plus près Des harangueurs et des harangues, Vous auriez en vers quelques traits De ce qu'ont dit ces doctes langues. Sans mentir, j'ai beaucoup perdu De n'en avoir rien entendu: Car, en fait de magnificence, Les compliments sur les habits L'ont emporté, comme je pense. Mais tout cela n'est rien au prix Des mulets de Son Éminence. Leur attirail doit avoir coûté cher; Ils se suivaient en file ainsi que patenôtres On en voyait d'abord vingt et quatre marcher, Puis autres vingt et quatre, et puis vingt et quatre autres. Les housses des premiers étaient d'un fort grand prix, Les seconds les passaient, passés par les troisièmes; Mais ceux-ci n'ont, à mon avis, Rien laissé pour les quatrièmes. Monsieur le Cardinal l'entend, en bonne foi; Car après ces mulets marchaient quinze attelages, Puis sa Maison, et puis ses pages, Se panadant en bel arroi, Montés sur chevaux aussi sages Que pas un d'eux, comme je croi. Figurez-vous que dans la France Il n'en est point de plus haut prix, Que l'un bondit, que l'autre danse; Et que cela n'est rien au prix Des mulets de Son Éminence. Bientôt après les seigneurs de la Cour, Propres, dorés, et beaux comme des anges Ou comme le dieu d'Amour, Attirèrent nos louanges: J'entends le dieu d'Amour, quand il tient du dieu Mars, Et qu'il marche tout fier du pouvoir de ses dards; Car ces seigneurs, qui sont près d'une belle Aussi doux que des moutons, Sont pires que vrais lions Quand ils ont une querelle, Ou que le bruit des canons Leur échauffe la cervelle. En habits sous l'or tout cachés, En chevaux bien enharnachés, Ils avaient fait grosse dépense; Et quant à moi je fus surpris De voir une telle abondance, Et n'estimai plus rien au prix Les mulets de Son Éminence. Incontinent on vit passer Des légions de mousquetaires. C'est un bel endroit à tracer, Mais, sans que je m'attire un tel nombre d'affaires, Leur maître n'a que trop de quoi m'embarrasser. Vous le voyez quelquefois: Croyez-vous que le monde ait eu beaucoup de rois Ou de taille aussi belle ou de mine aussi bonne? Ce n'est pas mon avis; et, lorsque je le vois, Je crois voir la Grandeur elle-même en personne. Comme jadis le monarque des cieux Dans le ciel fit son entrée, Après avoir puni l'orgueil audacieux Des suppôts de Briarée; Ou bien comme Apollon, des traits de son carquois Ayant du fier Python percé l'énorme masse, Triompha sur le Parnasse; Ou comme Mars entra pour la première fois Dans la capitale de Thrace, Ainsi je crois encor voir le Prince qui passe, Et vous pouvez choisir de ces trois-là Celui qu'il vous plaira. Mais comment de ces vers sortir à mon honneur? Ceci de plus en plus m'embarrasse et m'empêche; Et de fièvre en chaud mal me voici, Monseigneur, Enfin tombé sur la calèche. On dit qu'elle était d'or, et semblait d'or massif, Et qu'il s'en fait peu de pareilles; Mais je ne la pus voir, tant j'étais attentif À regarder d'autres merveilles. Ces merveilles étaient de fort beaux cheveux blonds, Une vive blancheur, les plus beaux yeux du monde, Et d'autres appas sans seconds D'une personne sans seconde. Qu'on ne me demande pas Qui c'était que la personne En qui logeaient tant d'appas La question serait bonne! Tant d'agrément, tant de beauté, Tant de douceur et tant de majesté, Tant de grâces si naturelles, Où l'on trouverait de quoi Faire un million de belles, Ne peuvent en bonne foi Se trouver qu'en la merveille Sans égale et sans pareille Qui donne aux autres la loi, Et qui dort avec le Roi. Vous qui menez les Gripon Vous qui menez les Gripon, Dont l'oe.il a grippé, dit-on, Tous les coe.urs de Normandie, Bressay, tenez-y la main, Et gardez sur votre vie Qu'on ne les grippe en chemin. Orpheline de quinze ans, Et cent-mille écus présents, Cela vaut bien qu'on y pense; Et c'est pour un jouvenceau Du pays de sapience Un assez friand morceau. Aussi voit-on qu'un héros A trouvé fort à propos D'ôter ces jeunes merveilles D'entre les mains des Normands, Épargnant à leurs oreilles Tous les jours cent faux serments. Fouquet prend soin de leur sort, Et, se souvenant encor, Par sa bonté plus qu'humaine, De l'oncle qu'il a chéri, Il ôte aux nièces la peine De se choisir un mari. Mais il faut en attendant Élire un tuteur prudent Pour ces personnes peu fines, Qui veille comme un Argus À de pauvres orphelines Ayant deux-cent mille écus. Épigramme sur un mot de Scarron qui était près de mourir Scarron, sentant approcher son trépas, Dit à la Parque: "Attendez, je n'ai pas Encore fait de tout point ma satire. -Ah! dit Clothon, vous la ferez là-bas Marchons, marchons; il n'est pas temps de rire." À Madame la Surintendante sur la naissance de son dernier fils à Fontainebleau Vous avez fait des poupons le héros, Et l'avez fait sur un très bon modèle. Il tient déjà mille menus propos; Sans se méprendre, il rit à la plus belle. C'est, ce dit-on, la meilleure cervelle De nourrisson qui soit sous le soleil Pour bien téter il n'a pas son pareil; Il fait en tout son jugement paraître. Quelqu'un m'a dit qu'il sera du Conseil (Sans y manquer) du Dauphin qui va naître. Or vous voilà mère de trois Amours; Dieu soit loué! la reine de Cythère N'en a qu'un seul, qu'elle montre toujours; Et cet enfant ne va pas sans sa mère: À se conduire il n'a pas peu d'affaire, Étant privé de la clarté des cieux. Mais vos trois fils ont chacun deux beaux yeux, Deux magasins de lumière et de flamme, Deux vrais soleils dont l'éclat radieux Éblouira quelque jour plus d'une âme. De vos aînés d'autres gens ont écrit; De ce cadet je dirai quelque chose. C'est un enfant tout sens et tout esprit; D'un feu de joie au Parnasse il est cause À le louer déjà l'on se dispose. Son nom, chanté par cent auteurs divers, Sera bientôt le sujet de nos vers, Et remplira, selon son horoscope, Tout les échos qui sont dans l'Univers Pour un tel nom trop petite est l'Europe. J'ai de mon dire Apollon pour garant; Voici de plus ce qu'ajoute Uranie. " Notre petit doit un jour être grand, C'est Jupiter qui réglera sa vie; Il lui promet des biens dignes d'envie, De hauts emplois, des honneurs à foison; Et cet enfant est né dans sa maison, Ce qui présage une grandeur suprême." Vous voyez bien que la Muse a raison; Car Jupiter et Louis, c'est le même. Dans l'horoscope il est encor parlé Des qualités nobles, grandes et belles, Par qui sera cet enfant signalé, Et dont il a déjà des étincelles Je crois qu'en lui la raison a des ailes. Comme son père il aimera l'honneur; Il logera quelque jour dans son coe.ur De rares dons une troupe infinie Ce me serait un insigne bonheur Si je logeais en telle compagnie. À M. F. Monseigneur, Le zèle que vous avez pour toute la maison royale me fait espérer que ce terme- ci vous sera plus agréable que pas un autre, et que vous lui accorderez la protection qu'il vous demande. Avec ce passe-port, qui n'a jamais été violé, il vous ira trouver sans rien craindre. J'y loue la merveille que nous ont donnée les Anglais. Encore que sa naissance vienne des dieux, ce n'est pas ce qui fait son plus grand mérite; mille autres qualités, toutes excellentes, font qu'elle est l'ornement aussi bien que l'admiration de notre Cour. C'est ce qu'on peut dire de plus à l'avantage de cette princesse; car notre Cour est telle à présent que son approbation serait glorieuse à la mère même des Grâces. L'entreprise de louer dans le même ouvrage le digne frère de notre Monarque était infiniment au- dessus de moi. Cependant ce n'était pas encore assez faire; il fallait, Monseigneur, vous dire aussi quelque chose touchant la grossesse de la reine. Je serais coupable si je me taisais, tandis que chacun raisonne sur la qualité du présent queue nous fera. Il sera beau, l'on n'en doute point; mais que ce doive être un dieu ou une déesse, c'est ce qui n'est pas encore tout à fait certain. Quoi que ce puisse être, on s'en réjouit dans l'Olympe, malgré tous les sujets d'envie qu'on y peut avoir. Ces nouvelles divinités pourraient bien ravir aux autres leurs temples. Je ne parle pas de ceux que nous avons bâtis dans nos coe.urs à Leurs Majestés, qui ne sauraient, avec toute leur puissance, nous rien donner de plus parfait qu'Elles. Je ne pouvais, Monseigneur, vous entretenir de sujets qui méritassent mieux d'interrompre vos occupations et vos soins. La grossesse de la reine est l'attente de tout le monde. On a déjà consulté les astres sur ce sujet. Quant à moi, sans être devin, J'ose gager que d'un Dauphin Nous verrons dans peu la naissance Thérèse, accomplissant le repos de la France, Y fera, je m'assure, encor cette façon. Ce qui confirme mon soupçon, C'est la faveur des dieux, qui sert notre monarque Comme il mérite, et qui ne put jamais Lui refuser aucune marque Du respect que le sort a pour tous ses souhaits. La conjecture que je fais N'est pas, Seigneur, fort difficile Car, sans vous étaler d'un discours inutile Toutes les raisons que j'en ai, Nous avons un roi trop habile Pour ne pas réussir en tous ces coups d'essai. À peine il commença ses premiers exercices, Qu'il se fit admirer des héros de sa Cour; Puis, d'un coe.ur ennemi de ces molles délices Qui loin du Champ de Mars ont choisi leur séjour, Il sortit des bras de l'Amour, Fit trembler cent cités, porta partout la guerre; Maint rempart fut ouvert, maint escadron rompu Les Flamands, s'ils eussent pu, Se fussent cachés sous terre. Tel on voit un jeune lion Courir à sa première proie. La Flandre allait souffrir plus de maux qu'Ilion Ses peuples ignoraient l'usage de la joie; Louis eût renversé le reste de leurs tours, Si la fille du prince ibère N'eût interposé les Amours, Qui firent plus en quatre jours Qu'aucun plénipotentiaire, Par son travail et ses discours, En quatre mois n'aurait su faire. Que si notre monarque aux tournois de Bellone Se fit dès l'abord renommer, N'a-t-il pas mieux fait que personne Son apprentissage d'aimer? Pour l'objet qui l'a su charmer N'a-t-il pas cédé des conquêtes, Refusé des trésors, méprisé des États, Et préféré Thérèse aux palmes toutes prêtes Que le Sort promettait aux efforts de son bras? Mais comment s'est-il pris tout d'un coup aux affaires? Quel roi mieux que le nôtre entend le cabinet? Peut-on développer d'un jugement plus net Tant de conseils si nécessaires? Les soins de son État ne le lassent jamais; Et dans les travaux de la paix Il agit encore en Hercule. Un autre eût tout perdu quand nous perdîmes Jule; Mais de quel changement est suivi son trépas? Louis, ne l'ayant plus, sait régir ses provinces La machine de nos États, Qui sans l'effort de cet Atlas Eût fait succomber d'autres princes, Ne pèse point au nôtre, et, non plus que les cieux, N'a besoin pour support que du maître des dieux. Tous ses commencements ayant été si beaux, Celui de son hymen nous promet des miracles J'en attends un Dauphin, dont les exploits nouveaux Ne pourront rencontrer d'assez puissants obstacles. La victoire en tous lieux le doit accompagner. Sans qu'il se fasse craindre on le verra régner C'est bien le mieux, qui le sait faire. Les peuples les plus fiers sous un joug volontaire Se verront d'eux-mêmes soumis. Aux dépens de ses ennemis Son État un jour doit s'accroître. Il aura les dieux pour amis, Il aura son père pour maître. Thérèse, le portant avec un soin si tendre, L'ornera de vertus et de dons inouïs: Jugez quel il doit être, et ce qu'on peut attendre D'un chef-d'oe.uvre formé par elle et par Louis. De sa mère il tiendra la douceur et les charmes, Et de son père l'art de dompter par les armes Ceux qui résisteront à toutes ses bontés. Il sera conquérant en diverses manières; Et son empire un jour n'aura plus de frontières, Non pas même les coe.urs des plus fières beautés. Celle dont nous venons de chanter l'hyménée Ne peut qu'elle ne rende un tel oe.uvre accompli; De bien moins de fleurons sa tête est couronnée Que son coe.ur de vertus ne se montre rempli. Les grâces, les beautés qui reluisent en elle Ne font que la moitié d'un tout si précieux; Son esprit est divin, son âme est toute belle Thérèse est un chef-d'oe.uvre achevé par les Cieux. Je me croyais sorti d'une haute entreprise, Et mon chant me semblait ne pouvoir mieux finir Anne, par ses bontés dont mon âme est éprise, S'est encor présentée à mon ressouvenir. Notre Dauphin en doit tenir Les mêmes dons, mais d'une autre manière La sagesse aux conseils, l'esprit plein de lumière, La fermeté que l'on trouve aux héros, Et la constance dans les maux; (Mais quoi! de l'exercer il n'est plus de matière.) Vous dépeindre Anne toute entière, C'est pour ma Muse un trop hardi projet Si vous regardez mon sujet, Que dirai-je d'assez sublime? Que ne dirai-je point, si je suis mon devoir? Dieux! qu'on est empêché quand il faut qu'on exprime Ce qu'on ne saurait concevoir! Dispensez-moi de cette peine: Vous savez, Monseigneur, quelle est Anne et Louis; Vous voyez tous les jours notre nouvelle reine; Si vos yeux n'en sont éblouis, Je les tiens bon; ils le sont, et personne N'en a douté jusques ici; Puissent-ils dans vingt ans veiller pour la couronner Je ne vous plaindrai pas d'avoir un tel souci. Voilà, Monseigneur, ce que je pense sur ce sujet. J'ai corrigé les derniers vers que vous avez lus, et qui ont eu l'honneur de vous plaire; j'espère que vous les trouverez en meilleur état qu'ils n'étaient. Entre autres fautes, j'y avais mis un deux pour un trois, ce qui est la plus grande rêverie dont un nourrisson du Parnasse se pût aviser; la bévue ne vient que de là, car je prends trop d'intérêt en tout ce qui regarde votre famille pour ne pas savoir de combien d'Amours et de Grâces elle est composée. Je me rétracterai plus amplement à la première occasion; et cependant je serai toujours, Monseigneur, etc. Ode pour Madame Pendant le cours des malheurs Qu'enfante une longue guerre, L'Olympe ému de nos pleurs Voulut consoler la terre Il fit naître la beauté Qui tient Philippe arrêté, Beauté sur toutes insignes D'un présent si précieux Si la terre était indigne, C'est un don digne des Cieux. Des trésors du firmament Cette Princesse se pare, Et les dieux, en la formant, N'ont rien produit que de rare; Ils ont rendu ses appas L'ornement de nos climats Et la gloire de notre âge. Le conseil des Immortels Augmenta par cet ouvrage Les honneurs de ses autels. Elle reçut la beauté De la reine de Cythère, De Junon la majesté, Des Grâces le don de plaire; L'éclat fut pris du Soleil, Et l'Aurore au teint vermeil Donna les lèvres de roses: Lorsque d'un mélange heureux Le Ciel eut uni ces choses, Il en devint amoureux. La Tamise sur ses bords Vit briller et disparaître Le riche amas des trésors Qu'à peine elle avait vus naître; Elle eut honte qu'un objet, De tant de voe.ux le sujet, Cherchât une autre demeure Heureuse, si pour toujours Le Ciel eût à la même heure Cessé d'éclairer son cours! Les Anglais virent partir La Princesse et tous ses charmes, Sans qu'elle pût consentir Qu'on la rendît à leurs larmes; Ces peuples, avant ce jour, Glorieux de son séjour, Se croyaient seuls dignes d'elle Ils le croyaient vainement, Car la France est d'une belle Le véritable élément. Bientôt, selon nos désirs, Nous en devînmes les hôtes; Une troupe de Zéphyrs L'accompagna dans nos côtes C'est ainsi que vers Paphos On vit jadis sur les flots Voguer la fille de l'Onde, Et les Amours et les Ris, Comme gens d'un autre monde, Étonnèrent les esprits. Telle vint en ce séjour La merveille que je chante Elle crût, et notre Cour Reprit sa face riante. Autant que Mars florissait, Amour alors languissait, Levant à peine les ailes; L'astre né chez les Anglois, À la honte de nos belles, Le rétablit dans ses droits. Que de princes amoureux Ont brigué son hyménée! Elle a refusé leurs voe.ux; Pour Philippe elle était née Pour lui seul elle a quitté Le Portugais indompté, Roi des terres inconnues, Le voisin du fier Croissant, Et de nos Alpes chenues Le monarque florissant Philippe est un bien si doux, Que c'est le seul qui l'enflamme; Sous les cieux que voyons-nous Qui soit du prix de son âme? Les héritières des rois Ont souhaité mille fois D'en faire la destinée; C'est un plus glorieux sort Que de se voir couronnée Reine des sources de l'or. Mais si son coe.ur est d'un prix Pour qui la terre est petite, L'objet dont il est épris N'est pas d'un moindre mérite; Si sa beauté le surprit, Des grâces de son esprit De jour en jour il s'enflamme; La Princesse tient des Cieux Du moins autant par son âme Que par l'éclat de ses yeux. Ils sont joints, ces jeunes coe.urs Qui du Ciel tirent leur race Puissent-ils être vainqueurs Des ans par qui tout s'efface! Que de leurs désirs constants Dure à jamais le printemps, Rempli de jours agréables! 0 couple aussi beau qu'heureux, Vous serez toujours aimables; Soyez toujours amoureux. Que de vous naisse un héros Dont les palmes immortelles Ne donnent aucun repos Aux nations infidèles; Que ce fruit de vos amours Égale aux herbes leurs tours, Mette leurs villes en cendre; Et puisse un jour l'Univers Devoir un autre Alexandre Au Philippe de mes vers! Adonis Je n'ai pas entrepris de chanter dans ces vers Rome ni ses enfants vainqueurs de l'Univers, Ni les fameuses tours qu'Hector ne put défendre, Ni les combats des dieux aux rives du Scamandre. Ces sujets sont trop hauts, et je manque de voix: Je n'ai jamais chanté que l'ombrage des bois, Flore, Écho, les Zéphyrs, et leurs molles haleines, Le vert tapis des prés et l'argent des fontaines. C'est parmi les forêts qu'a vécu mon héros C'est dans les bois qu'Amour a troublé son repos. Ma Muse en sa faveur de myrte s'est parée; J'ai voulu célébrer l'amant de Cythérée, Adonis, dont la vie eut des termes si courts, Qui fut pleuré des Ris, qui fut plaint des Amours. Aminte, c'est à vous que j'offre cet ouvrage; Mes chansons et mes voe.ux, tout vous doit rendre hommage: Trop heureux si j'osais conter à l'Univers Les tourments infinis que pour vous j'ai soufferts! Quand vous me permettrez de chanter votre gloire, Quand vos yeux, renommés par plus d'une victoire, Me laisseront vanter le pouvoir de leurs traits Et l'empire d'Amour accru par vos attraits, Je vous peindrai si belle et si pleine de charmes Que chacun bénira le sujet de mes larmes. Voilà l'unique but ou tendent mes souhaits. Cependant recevez le don que je vous fais Ne le dédaignez pas: lisez cette aventure, Dont, pour vous divertir, j'ai tracé la peinture. Aux monts Idaliens un bois délicieux De ses arbres chenus semble toucher les cieux; Sous ses ombrages verts loge la solitude. Là, le jeune Adonis exempt d'inquiétude, Loin du bruit des cités s'exercerait à chasser, Ne croyant pas qu'Amour pût jamais l'y blesser. À peine son menton d'un mol duvet s'ombrage, Qu'aux plus fiers animaux il montre son courage. Ce n'est pas le seul don qu'il ait reçu des cieux: Il semble être forme pour le plaisir des yeux. Qu'on ne nous vante point le ravisseur d'Hélène, Ni celui qui jadis aimait une ombre vaine, Ni tant d'autres héros fameux par leurs appas: Tous ont cédé le prix au fils de Cyniras. Déjà la Renommée, en naissant inconnue, Nymphe qui cache enfin sa tête dans la nue, Par un charmant récit amusant l'Univers, Va parler d'Adonis à cent peuples divers, À ceux qui sont sous l'Ourse, aux voisins de l'Aurore, Aux filles du Sarmate, aux pucelles du More. Paphos sur ses autels le voit presque élever, Et le coe.ur de Vénus ne sait où se sauver. L'image du héros, qu'elle a toujours présente, Verse au fond de son âme une ardeur violente: Elle invoque son fils, elle implore ses traits, Et tâche d'assembler tout ce qu'elle a d'attraits. Jamais on ne lui vit un tel dessein de plaire: Rien ne lui semble bien; les Grâces ont beau faire. Enfin, s'accompagnant des plus discrets Amours, Aux monts Idaliens elle dresse son cours. Son char, qui trace en l'air de longs traits de lumière, A bientôt achevé l'amoureuse carrière. Elle trouve Adonis près des bords d'un ruisseau; Couché sur des gazons, il rêve au bruit de l'eau. Il ne voit presque pas l'onde qu'il considère: Mais l'éclat des beaux yeux qu'on adore en Cythère L'a bientôt retiré d'un penser si profond. Cet objet le surprend, l'étonne et le confond; Il admire les traits de la fille de l'onde: Un long tissu de fleurs, ornant sa tresse blonde, Avait abandonné ses cheveux aux Zéphyrs; Son écharpe, qui vole au gré de leurs soupirs, Laisse voir les trésors de sa gorge d'albâtre. Jadis en cet état Mars en fut idolâtre, Quand aux champs de l'Olympe on célébra des jeux Pour les Titans défaits par son bras valeureux. Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses, Ni le mélange exquis des plus aimables choses, Ni ce charme secret dont l'oe.il est enchanté, Ni la grâce plus belle encor que la beauté. Telle on vous voit, Aminte: une glace fidèle Vous peut de tous ces traits présenter un modèle; Et, s'il fallait juger de l'objet le plus doux, Le sort serait douteux entre Vénus et vous. Tandis que le héros admire Cythérée, Elle rend par ces mots son âme rassurée: " Trop aimable mortel, ne crains point mon aspect; Que de la part d'Amour rien ne te soit suspect: En ces lieux écartés c'est lui seul qui m'amène. Le Ciel est ma patrie, et Paphos mon domaine: Je les quitte pour toi; vois si tu veux m'aimer." Le transport d'Adonis ne se peut exprimer. " Ô dieux! s'écria-t-il, n'est-ce point quelque songe? Puis-je embrasser l'erreur ou ce discours me plonge? Charmante déité, vous dois-je ajouter foi? Quoi! vous quittez les cieux, et les quittez pour moi! Il me serait permis d'aimer une Immortelle! Amour rend ses sujets tous égaux, lui dit-elle; La beauté, dont les traits même aux dieux sont si doux, Est quelque chose encor de plus divin que nous. Nous aimons, nous aimons, ainsi que toute chose: Le pouvoir de mon fils de moi-même dispose: Tout est né pour aimer." Ainsi parle Vénus; Et ses yeux éloquents en disent beaucoup plus. Ils persuadent mieux que ce qu'a dit sa bouche. Ses regards, truchements de l'ardeur qui la touche, Sa beauté souveraine, et les traits de son fils Ont contraint Mars d'aimer: que peut faire Adonis? Il aime; il sent couler un brasier dans ses veines; Les plaisirs qu'il attend sont accrus par ses peines: Il désire, il espère, il craint, il sent un mal À qui les plus grands biens n'ont rien qui soit égal. Vénus s'en aperçoit, et feint qu'elle l'ignore: Tous deux de leur amour semblent douter encore; Et, pour s'en assurer, chacun de ces amants Mille fois en un jour fait les mêmes serments Quelles sont les douceurs qu'en ces bois ils goûtèrent! Ô vous de qui les voix jusqu'aux astres montèrent, Lorsque par vos chansons tout l'Univers charmé Vous ouït célébrer ce couple bien-aimé Grands et nobles esprits, chantres incomparables Mêlez parmi ces sons vos accords admirables. Écho, qui ne tait rien, vous conta ces amours, Vous les vîtes graves au fond des antres sourds Faites que j'en retrouve au temple de Mémoire Les monuments sacrés, sources de votre gloire, Et que, m'étant formé sur vos savantes mains Ces vers puissent passer aux derniers des humains! Tout ce qui naît de doux en l'amoureux empire, Quand d'une égale ardeur l'un pour l'autre on soupire Et que, de la contrainte ayant banni les lois, On se peut assurer au silence des bois, Jours devenus moments, moments filés de soie Agréables soupirs, pleurs enfants de la joie, Voe.ux, serments et regards, transports, ravissements, Mélange dont se fait le bonheur des amants, Tout par ce couple heureux fut lors mis en usage Tantôt ils choisissaient l'épaisseur d'un ombrage: Là, sous des chênes vieux ou leurs chiffres gravés Se sont avec les troncs accrus et conservés Mollement étendus ils consumaient les heures Sans avoir pour témoins en ces sombres demeurés Que les chantres des bois, pour confidents qu'Amour Qui seul guidait leurs pas en cet heureux séjour Tantôt sur des tapis d'herbe tendre et sacrée Adonis s'endormait auprès de Cythérée Dont les yeux, enivrés par des charmes puissants Attachaient au héros leurs regards languissants Bien souvent ils chantaient les douceurs de leurs peines; Et quelquefois assis sur le bord des fontaines, Tandis que cent cailloux, luttant à chaque bond, Suivaient les longs replis du cristal vagabond, " Voyez, disait Vénus, ces ruisseaux et leur course; Ainsi jamais le temps ne remonte à sa source: Vainement pour les dieux il fuit d'un pas léger; Mais vous autres mortels le devez ménager, Consacrant à l'Amour la saison la plus belle." Souvent, pour divertir leur ardeur mutuelle, Ils dansaient aux chansons, de Nymphes entourés. Combien de fois la lune à leurs pas éclairés, Et, couvrant de ses rais l'émail d'une prairie, Les a vus à l'envi fouler l'herbe fleurie! Combien de fois le jour a vu les antres creux Complices des larcins de ce couple amoureux! Mais n'entreprenons pas d'ôter le voile sombre De ces plaisirs amis du silence et de l'ombre. Il est temps de passer au funeste moment Où la triste Vénus doit quitter son amant. Du bruit de ses amours Paphos est alarmée. On dit qu'au fond d'un bois la déesse charmée, Inutile aux mortels, et sans soin de leurs voe.ux, Renonce au culte vain de ses temples fameux. Pour dissiper ce bruit, la reine de Cythère Veut quitter pour un temps ce séjour solitaire. Que ce cruel dessein lui donne de douleurs! Un jour que son amant la voyait toute en pleurs " Déesse, lui dit-il, qui causez mes alarmes, Quel ennui si profond vous oblige à ces larmes? Vous aurais-je offensée, ou ne m'aimez-vous plus? -Ah! dit-elle, quittez ces soupçons superflus Adonis tacherait en vain de me déplaire: Ces pleurs naissent d'amour, et non pas de colère; D'un déplaisir secret mon coe.ur se sent atteint: Il faut que je vous quitte, et le sort m'y contraint Il le faut. Vous pleurez! Du moins, en mon absence, Conservez-moi toujours un coe.ur plein de constance; Ne pensez qu'à moi seule, et qu'un indigne choix Ne vous attache point aux Nymphes de ces bois. Leurs fers après les miens ont pour vous de la honte. Surtout, de votre sang il me faut rendre compte. Ne chassez point aux ours, aux sangliers, aux lions Gardez-vous d'irriter tous ces monstres félons: Laissez les animaux qui, fiers et pleins de rage, Ne cherchent leur salut qu'en montrant leur courage; Les daims et les chevreuils, en fuyant devant vous, Donneront à vos sens des plaisirs bien plus doux. Je vous aime, et ma crainte a d'assez justes causes Il sied bien en amour de craindre toutes chose Que deviendrais-je, hélas! si le sort rigoureux Me privait pour jamais de l'objet de mes voe.ux? Là, se fondant en pleurs, on voit croître ses charmes: Adonis lui répond seulement par des larmes. Elle ne peut partir de ces aimables lieux; Cent humides baisers achèvent ses adieux. Ô vous, tristes plaisirs ou leur âme se noie, Vains et derniers efforts d'une imparfaite joie Moments pour qui le sort rend leurs voe.ux superflus, Délicieux moments, vous ne reviendrez plus! Adonis voit un char descendre de la nue: Cythérée y montant disparaît à sa vue. C'est en vain que des yeux il la suit dans les airs: Rien ne s'offre à ses sens que l'horreur des déserts Il appelle Vénus, fait retentir les bois, Et n'entend qu'un écho qui répond à sa voix. C'est lors que, repassant dans sa triste mémoire Ce que naguère il eut de plaisirs et de gloire, Il tâche à rappeler ce bonheur sans pareil: Semblable à ces amants trompés par le sommeil, Qui rappellent en vain pendant la nuit obscure Le souvenir confus d'une douce imposture. Tel Adonis repense à l'heur qu'il a perdu; Il le conte aux forêts, et n'est point entendu:- Tout ce qui l'environne est privé de tendresse; Et, soit que des douleurs la nuit enchanteresse Plonge les malheureux au suc de ses pavots, Soit que l'astre du jour ramène leurs travaux, Adonis sans relâche aux plaintes s'abandonne; De sanglots redoublés sa demeure résonne. Cet amant toujours pleure, et toujours les Zéphyrs En volant vers Paphos sont chargés de soupirs. La molle oisiveté, la triste solitude, Poisons dont il nourrit sa noire inquiétude, Le livrent tout entier au vain ressouvenir Qui le vient malgré lui sans cesse entretenir. Enfin, pour divertir l'ennui qui le possède, On lui dit que la chasse est un puissant remède. Dans ces lieux pleins de paix, seul avecque l'Amour, Ce plaisir occupait les héros d'alentour. Adonis les assemble, et se plaint de l'outrage Que ces champs ont reçu d'un sanglier plein de rage. Ce tyran des forêts porte partout l'effroi; Il ne peut rien souffrir de sûr autour de soi. L'avare laboureur se plaint à sa famille Que sa dent a détruit l'espoir de la faucille: L'un craint pour ses vergers, l'autre pour ses guérets; Il foule aux pieds les dons de Flore et de Cérès: Monstre énorme et cruel, qui souille les fontaines, Qui fait bruire les monts, qui dessole les plaines, Et, sans craindre l'effort des voisins alarmés, S'apprête à recueillir les grains qu'ils ont semés. Tâcher de le surprendre est tenter l'impossible: Il habite en un fort, épais, inaccessible; Tel on voit qu'un brigand fameux et redouté Se cache après ses vols en un antre écarté, Fait des champs d'alentour de vastes cimetières, Ravage impunément des provinces entières, Laisse gronder les lois, se rit de leur courroux Et ne craint point la mort qu'il porte au sein de tous: L'épaisseur des forêts le dérobe aux supplices. C'est ainsi que le monstre a ces bois pour complices; Mais le moment fatal est enfin arrivé, Où, malgré sa fureur, en son sang abreuvé, Des dégâts qu'il a faits il va payer l'usure. Hélas! qu'il vendra cher sa mortelle blessure! Un matin que l'Aurore au teint frais et riant À peine avait ouvert les portes d'Orient La jeunesse voisine autour du bois s'assemble. Jamais tant de héros ne s'étaient vus ensemble. Anténor le premier sort des bras du sommeil, Et vient au rendez-vous attendre le soleil La déesse des bois n'est point si matinale: Cent fois il a surpris l'amante de Céphale Et sa plaintive épouse a maudit mille fois Les veneurs et les chiens, le gibier et les bois. Il est bientôt suivi du satrape Alcamène, Dont le long attirail couvre toute la plaine. C'est en vain que ses gens se sont chargés de rets: Leur nombre est assez grand pour ceindre les forets. On y voit arriver Bronte au coe.ur indomptable, Et le vieillard Capys, chasseur infatigable, Qui, depuis son jeune âge ayant aimé les bois, Rend et chiens et veneurs attentifs à sa voix. Si le jeune Adonis l'eût aussi voulu croire, Il n'aurait pas si tôt traversé l'onde noire. Comment l'aurait-il cru, puisqu'en vain ses amours L'avaient sollicite d'avoir soin de ses jours? Par le beau Callion la troupe est augmentée. Gilippe vient après, fils du riche Acantée. Le premier, pour tous biens, n'a que les dons du corps L'autre, pour tous appas, possède des trésors. Tous deux aiment Chloris, et Chloris n'aime qu'elle: Ils sont pourtant parés des faveurs de la belle. Phlegre accourt, et Mimas, Palmire aux blonds cheveux, Le robuste Crantor aux bras durs et nerveux, Le Lycien Télame, Agénor de Carie, Le vaillant Triptolème, honneur de la Syrie, Paphe expert à lutter, Mopse à lancer le dard, Lyeaste, Palemon, Glauque, Hilus, Amilcar; Cent autres que je tais, troupe épaisse et confuse: Mais peut-on oublier la charmante Aréthuse, Aréthuse au teint vif, aux yeux doux et perçants, Qui pour le blond Palmire a des feux innocents? On ne l'instruisit point à manier la laine; Courir dans les forêts, suivre un cerf dans la plaine, Ce sont tous ses plaisirs: heureuse si son coe.ur Eût pu se garantir d'amour comme de peur! On la voit arriver sur un cheval superbe, Dont à peine les pas sont imprimés sur l'herbe; D'une charge si belle il semble glorieux. Et, comme elle, Adonis attire tous les yeux; D'une fatale ardeur déjà son front s'allume; Il marche avec un air plus fier que de coutume. Tel Apollon marchait quand l'énorme Python L'obligea de quitter l'ombre de l'Hélicon. Par l'ordre de Capys la troupe se partage. De tant de gens épars le nombreux équipage, Leurs cris, l'aboi des chiens, les cors mêlés de voix Annoncent l'épouvante aux hôtes de ces bois. Le ciel en retentit, les échos se confondent, De leurs palais voûtés tous ensemble ils répondent. Les cerfs, au moindre bruit à se sauver si prompts, Les timides troupeaux des daims aux larges fronts, Sont contraints de quitter leurs demeures secrètes: Le bois n'a plus pour eux d'assez sombres retraites. On court dans les sentiers, on traverse les forts; Chacun, pour les percer, redouble ses efforts. Au fond du bois croupit une eau dormante et sale Là, le monstre se plaît aux vapeurs qu'elle exhale; Il s'y vautre sans cesse, et chérit un séjour; Jusqu'alors ignoré des mortels et du jour. On ne l'en peut chasser: du souci de sa vie Bien plus à sa valeur qu'à sa fuite il se fie. Les cors ont beau sonner, l'air a beau retentir, Rien ne saurait encor l'obliger à partir. Cependant les destins hâtent sa dernière heure Dryope la première évente sa demeure: Les autres chiens, par elle aussitôt avertis, Répondent à sa voix, frappent l'air de leurs cris, Entraînent les chasseurs, abandonnent leur quête; Toute la meute accourt, et vient lancer la bête S'anime en la voyant, redouble son ardeur; Mais le fier animal n'a point encor de peur. Le coursier d'Adonis, né sur les bords du Xanthe Ne peut plus retenir son ardeur violente: Une jument d'Ida l'engendra d'un des Vents Les forêts l'ont nourri pendant ses premiers ans Il ne craint point des monts les puissantes barrières Ni aspect étonnant des profondes rivières Ni le penchant affreux des rocs et des vallons; D'haleine en le suivant manquent les Aquilons. Adonis le retient pour mieux suivre la chasse. Enfin le monstre est joint par deux chiens dont la race Vient du vite Lélaps, qui fut l'unique prix Des larmes dont Céphale apaisa sa Procris: Ces deux chiens sont Mélampe et l'ardente Sylvage. Leur sort fut différent, mais non pas leur courage: Par l'homicide dent Mélampe est mis à mort; Sylvage au poil de tigre attendait même sort, Lorsque l'un des chasseurs se présente à la bête; Sur lui tourne aussitôt l'effort de la tempête: Il connaît, mais trop tard, qu'il s'est trop avancé; Son visage pâlit, son sang devient glacé; L'image du trépas en ses yeux est empreinte: Sur le teint des mourants la mort n est pas mieux peinte. Sa peur est pourtant vaine, et, sans être blessé, Du monstre qui le heurte il se sent terrassé. Nisus, ayant cherché son salut sur un arbre, Rit de voir ce chasseur plus froid que n'est un marbre. Mais lui-même a sujet de trembler à son tour: Le sanglier coupe l'arbre; et les lieux d'alentour Résonnent du fracas dont sa chute est suivie: Nisus encor en l'air fait des voe.ux pour sa vie. Conterai-je en détail tant de puissants efforts, Des chiens et des chasseurs les différentes morts, Leurs exploits avec eux cachés sous l'ombre noire? Seules vous les savez, ô Filles de Mémoire: Venez donc m'inspirer, et, conduisant ma voix, Faites-moi dignement célébrer ces exploits. Deux lices d'Antenor, Lycoris et Niphale, Veulent qu'aux yeux de tous leur ardeur se signale. Le vieux Capys lui-même eut soin de les dresser: Au sanglier l'une et l'autre est prête à se lancer. Un matin les devance et se jette en leur place; C'est Phlegon, qui souvent aux loups donne la chasse; Armé d'un fort collier qu'on a semé de clous, À l'oreille du monstre il s'attache en courroux: Ses flancs sont décousus; et, pour comble de gloire, Il combat en mourant, et ne veut point lâcher L'endroit où sur le monstre il vient de s'attacher. Cependant le sanglier passe à d'autres trophées: Combien voit-on sous lui de trames étouffées! Combien en coupe-t-il! Que d'hommes terrassés! Que de chiens abattus, mourants, morts, et blessés! Chevaux, arbres, chasseurs, tout éprouve sa rage. Tel passe un tourbillon, messager de l'orage; Telle descend la foudre, et d'un soudain fracas Brise, brûle, détruit, met les rochers à bas. Crantor d'un bras nerveux lance un dard à la bête: Elle en frémit de rage, écume, et tourne tête Et son poil hérissé semble de toutes parts Présenter au chasseur une forêt de dards. Il n'en a point pourtant le coe.ur touché de crainte; Par deux fois du sanglier il évite l'atteinte Deux fois le monstre passe, et ne brise en passant Que l'épieu dont Crantor se couvre en cet instant. Il revient au chasseur; la fuite est inutile: Crantor aux environs n'aperçoit point d'asile. En vain du coup fatal il veut se détourner; Ne pouvant que mourir, il meurt sans s'étonner. Pour punir son vainqueur toute la troupe approche. L'un lui présente un dard, l'autre un trait lui décoche: Le fer ou se rebouche, ou ne fait qu'entamer Sa peau que d'un poil dur le Ciel voulut armer. Il se lance aux épieux, il prévient leur atteinte; Plus le péril est grand, moins il montre de crainte. C est ainsi qu'un guerrier pressé de toutes parts Ne songe qu'a périr au milieu des hasards: De soldats entassés son bras jonche la terre; Il semble qu'en lui seul se termine la guerre; Certain de succomber, il fait pourtant effort Non pour ne point mourir, mais pour venger sa mort. Tel et plus valeureux le monstre se présente: Plus le nombre s'accroît, plus sa fureur s'augmente; L'un a les flancs ouverts, l'autre ses reins rompus; Il mâche et foule aux pieds ceux qui sont abattus. La troupe des chasseurs en devient moins hardie; L'ardeur qu'ils témoignaient est bientôt refroidie. Palmire toutefois s'avance malgré tous: Ce n'est pas du sanglier que son coe.ur craint les coups; Aréthuse lui fut jadis plus redoutable; Jadis sourde à ses voe.ux, mais alors favorable, Elle voit son amant poussé d'un beau désir, Et le voit avec crainte autant qu'avec plaisir. " Quoi! mes bras, lui dit-il, sont conduits par les vôtres, Et vous me verriez fuir aussi bien que les autres! Non, non: pour redouter le monstre et son effort, Vos yeux m'ont trop appris à mépriser la mort." Il dit, et ce fut tout: l'effet suit la parole; Il ne va pas au monstre, il y court, il y vole, Tourne de tous côtés, esquive en l'approchant, Hausse le bras vengeur, et d'un glaive tranchant S'efforce de punir le monstre de ses crimes. Sa dent allait d'un coup s'immoler deux victimes: L'une eût senti le mal que l'autre en eût reçu, Si son cruel espoir n'eût point été déçu Entre Palmire et lui l'Amazone se lance: Palmire craint pour elle, et court à sa défense. Le sanglier ne sait plus sur qui d'eux se venger; Toutefois à Palmire il porte un coup léger, Léger pour le héros, profond pour son amante. On l'emporte; elle suit, inquiète et tremblante. Le coup est sans danger; cependant les esprits, En foule avec le sang de leurs prisons sortis Laissent faire à Palmire un effort inutile. Il devient aussitôt pâle, froid, immobile Sa raison n'agit plus, son oe.il se sent voiler: Heureux s'il pouvait voir les pleurs qu'il fait couler! La moitié des chasseurs, à le plaindre employée, Suit la triste Aréthuse en ses larmes noyée. Non loin de cet endroit un ruisseau fait son cours; Adonis s'y repose après mille détours. Les Nymphes, de qui oe.il voit les choses futures, L'avaient fait égarer en des routes obscures. Le son des cors se perd par un charme inconnu; C'est en vain que leur bruit à ses sens est venu. Ne sachant où porter sa course vagabonde, Il s'arrête en passant au cristal de cette onde. Mais les Nymphes ont beau s'opposer aux destins, Contre un ordre fatal tous leurs charmes sont vains Adonis en ce lieu voit apporter Palmire, Ce spectacle l'émeut, et redouble son ire: À tarder plus longtemps on ne peut l'obliger; Il regarde la gloire et non pas le danger. Il part, se fait guider, rencontre le carnage. Cependant le sanglier s'était fait un passage, Et, courant vers son fort, il se lançait parfois Aux chiens qui dans le ciel poussaient de vains abois. On ne l'ose approcher; tous les traits qu'on lui lance Étant poussés de loin, perdent leur violence. Le héros seul s'avance, et craint peu son courroux. Mais Capys, l'arrêtant, s'écrie: "Où courez-vous? Quelle bouillante ardeur au péril vous engage? Il est besoin de ruse, et non pas de courage. N'avancez pas, fuyez; il vient à vous, o dieux! " Adonis, sans répondre, au ciel lève les yeux. " Déesse, ce dit-il, qu'adore ma pensée, Si je cours au péril, n'en sois point offensée; Guide plutôt mon bras, redouble son effort; Fais que ce trait lancé donne au monstre la mort." À ces mots, dans les airs le trait se fait entendre: À l'endroit où le monstre a la peau la plus tendre Il en reçoit le coup, se sent ouvrir les flancs, De rage et de douleur frémit, grince les dents, Rappelle sa fureur, et court à la vengeance. Plein d'ardeur et léger, Adonis le devance. On craint pour le héros; mais il sait éviter Les coups qu'à cet abord la dent lui veut porter. Tout ce que peut l'adresse étant jointe au courage, Ce que pour se venger tente l'aveugle rage, Se fit lors remarquer par les chasseurs épars. Tous ensemble au sanglier voudraient lancer leurs dards; Mais peut-être Adonis en recevrait l'atteinte. Du cruel animal ayant chassé la crainte, En foule ils courent tous droit aux fiers assaillants. Courez, courez, chasseurs un peu trop tard vaillants; Détournez de vos noms un éternel reproche: Vos efforts sont trop lents, déjà le coup approche; Que n'en ai-je oublié les funestes moments! Pourquoi n'ont pas péri ces tristes monuments? Faut-il qu'à nos neveux j'en raconte l'histoire? Enfin, de ces forêts l'ornement et la gloire, Le plus beau des mortels, l'amour de tous les yeux, Par le vouloir du sort ensanglante ces lieux. Le cruel animal s'enferre dans ses armes, Et d'un coup aussitôt il détruit mille charmes. Ses derniers attentats ne sont pas impunis; Il sent son coe.ur percé de l'épieu d'Adonis, Et, lui poussant au flanc sa défense cruelle, Meurt, et porte en mourant une atteinte mortelle. D'un sang impur et noir il purge l'Univers; Ses yeux d'un somme dur sont pressés et couverts, Il demeure plongé dans la nuit la plus noire; Et le vainqueur à peine a connu sa victoire, Joui de la vengeance et goutté ses transports, Qu'il sent un froid démon s'emparer de son corps. De ses yeux si brillants la lumière est éteinte; On ne voit plus l'éclat dont sa bouche était peinte, On n'en voit que les traits; et l'aveugle trépas Parcourt tous les endroits ou régnaient tant d'appas. Ainsi l'honneur des prés, les fleurs, présent de Flore, Filles du blond Soleil et des pleurs de l'Aurore, Si la faux les atteint, perdent en un moment De leurs vives couleurs le plus rare ornement. La troupe des chasseurs, au héros accourue, Par des cris redoublés lui fait ouvrir la vue: Il cherche encore un coup la lumière des cieux Il pousse un long soupir, il referme les yeux, Et le dernier moment qui retient sa belle âme S'emploie au souvenir de l'objet qui l'enflamme On fait pour l'arrêter des efforts superflus: Elle s'envole aux airs, le corps ne la sent plus. Prêtez-moi des soupirs, ô vents qui sur vos ailes Portâtes à Vénus de si tristes nouvelles. Elle accourt aussitôt et, voyant son amant Remplit les environs d'un vain gémissement. Telle sur un ormeau se plaint la tourterelle Quand l'adroit giboyeur a, d'une main cruelle Fait mourir à ses yeux l'objet de ses amours Elle passe à gémir et les nuits et les jours, De moment en moment renouvelant sa plainte Sans que d'aucun remords la Parque soit atteinte. Tout ce bruit, quoique juste, au vent est répandu; L'Enfer ne lui rend point le bien qu'elle a perdu: On ne le peut fléchir; les cris dont il est cause Ne font point qu'à nos voe.ux il rende quelque chose, Vénus l'implore en vain par de tristes accents; Son désespoir éclate en regrets impuissants; Ses cheveux sont épars, ses yeux noyés de larmes; Sous d'humides torrents il resserrent leurs charmes, Comme on voit au printemps les beautés du soleil Cacher sous des vapeurs leur éclat sans pareil. Après mille sanglots enfin elle s'écrie: " Mon amour n'a donc pu te faire aimer la vie. Tu me quittes, cruel! Au moins ouvre les yeux, Montre-toi plus sensible à mes tristes adieux; Vois de quelles douleurs ton amante est atteinte! Hélas! j'ai beau crier: il est sourd à ma plainte. Une éternelle nuit l'oblige à me quitter; Mes pleurs ni mes soupirs ne peuvent l'arrêter. Encor si je pouvais le suivre en ces lieux sombres. Que ne m'est-il permis d'errer parmi les ombres! Destins, si vous vouliez le voir si tôt périr, Fallait-il m'obliger à ne jamais mourir? Malheureuse Vénus, que te servent ces larmes? Vante-toi maintenant du pouvoir de tes charmes: Ils n'ont pu du trépas exempter tes amours; Tu vois qu'ils n'ont pu même en prolonger les jours. Je ne demandais pas que la Parque cruelle Prît à filer leur trame une peine éternelle; Bien loin que mon pouvoir l'empêchât de finir, Je demande un moment, et ne puis l'obtenir. Noires divinités du ténébreux empire, Dont le pouvoir s'étend sur tout ce qui respire, Rois des peuples légers, souffrez que mon amant De son triste départ me console un moment. Vous ne le perdrez point: le trésor que je pleure Ornera tôt ou tard votre sombre demeure. Quoi! vous me refusez un présent si léger? Cruels, souvenez-vous qu'Amour m'en peut venger. Et vous, antres cachés, favorables retraites, Où nos coe.urs ont goûté des douceurs si secrètes, Grottes, qui tant de fois avez vu mon amant Me raconter des yeux son fidèle tourment, Lieux amis du repos, demeures solitaires, Qui d'un trésor si rare étiez dépositaires, Déserts, rendez-le-moi; deviez-vous avec lui Nourrir chez vous le monstre auteur de mon ennui? Vous ne répondez point. Adieu donc, ô belle âme; Emporte chez les morts ce baiser tout de flamme: Je ne te verrai plus; adieu, cher Adonis! " Ainsi Vénus cessa. Les rochers, à ses cris, Quittant leur dureté, répandirent des larmes; Zéphyre en soupira; le jour voila ses charmes; D'un pas précipité sous les eaux il s'enfuit, Et laissa dans ces lieux une profonde nuit. Les Amours de Psyché et Cupidon À Madame la Duchesse de Bouillon Préface Les Amours de Psyché et Cupidon À Madame la Duchesse de Bouillon Madame, C'est avec quelque sorte de confiance que je vous dédie cet ouvrage; non qu'il n'ait assurément des défauts, et que le présent que je vous fais soit d'un tel mérite qu'il ne me donne sujet de craindre; mais comme Votre Altesse est équitable, elle agréera du moins mon intention. Ce qui doit toucher les grands, ce n'est pas le prix des dons qu'on leur fait, c'est le zèle qui accompagne ces mêmes dons, et qui, pour en mieux parler, fait leur véritable prix auprès d'une âme comme la vôtre. Mais, Madame, j'ai tort d'appeler présent ce qui n'est qu'une simple reconnaissance. Il y a longtemps que Monseigneur le duc de Bouillon me comble de grâces, d'autant plus grandes que je les mérite moins. Je ne suis pas né pour le suivre dans les dangers; cet honneur est réservé à des destinées plus illustres que la mienne: ce que je puis est de faire des voe.ux pour sa gloire, et d'y prendre part en mon cabinet, pendant qu'il remplit les provinces les plus éloignées des témoignages de sa valeur, et qu'il suit les traces de son oncle et de ses ancêtres sur ce théâtre où ils ont paru avec tant d'éclat, et qui retentira longtemps de leur nom et de leurs exploits. Je me figure l'héritier de tous ces héros, cherchant les périls dans le même temps que je jouis d'une oisiveté que les seules Muses interrompent. Certes, c'est un bonheur extraordinaire pour moi, qu'un prince qui a tant de passion pour la guerre, tellement ennemi du repos et de la mollesse, me voie d'un oe.il aussi favorable, et me donne autant de marques de bienveillance que si j'avais exposé ma vie pour son service. J'avoue, Madame, que je suis sensible à ces choses, heureux que Sa Majesté m'ait donné un maître qu'on ne saurait trop aimer, malheureux de lui être si inutile. J'ai cru que Votre Altesse serait bien aise que je la fisse entrer en société de louanges avec un époux qui lui est si cher. L'union vous rend vos avantages communs, et en multiplie la gloire, pour ainsi dire. Pendant que vous écoutez avecque transport le récit de ses belles actions, il n'a pas moins de ravissement d'entendre ce que toute la France publie de la beauté de votre âme, de la vivacité de votre esprit, de votre humeur bienfaisante, de l'amitié que vous avez contractée avecque les Grâces: elle est telle qu'on ne croit pas que vous puissiez jamais vous séparer. Ce n'est là qu'une partie des louanges que l'on vous donne. Je voudrais avoir un amas de paroles assez précieuses pour achever cet éloge, et pour vous témoigner, plus parfaitement que je n'ai fait jusqu'ici, avec combien de passion et de zèle je suis, Madame, de Votre Altesse, le très humble et très obéissant serviteur, DE LA FONTAINE. Préface J'ai trouvé de plus grandes difficultés dans cet ouvrage qu'en aucun autre qui soit sorti de ma plume. Cela surprendra sans doute ceux qui le liront. On ne s'imaginera jamais qu'une fable contée en prose m'ait tant emporté de loisir. Car pour le principal point, qui est la conduite, j'avais mon guide; il m'était impossible de m'égarer: Apulée me fournissait la matière; il ne restait que la forme, c'est-à-dire les paroles; et d'amener de la prose à quelque point de perfection, il ne semble pas ce que soit une chose fort mal aisée: c'est la langue naturelle de tous les hommes. Avec cela, je confesse qu'elle me coûte autant que les vers. Que si jamais elle m'a coûté, c'est dans cet ouvrage. Je ne savais quel caractère choisir: celui de l'histoire est trop simple; celui du roman n'est pas encore assez orné; et celui du poème l'est plus qu'il ne faut. Mes personnages me demandaient quelque chose de galant; leurs aventures, étant pleines de merveilleux en beaucoup d'endroits, me demandaient quelque chose d'héroïque et de relevé. D'employer l'un en un endroit, et l'autre en un autre, il n'est pas permis: l'uniformité de style est la règle la plus étroite que nous ayons. J'avais donc besoin d'un caractère nouveau, et qui fût mêlé de tous ceux- là; il me le fallait réduire dans un juste tempérament. J'ai cherché ce tempérament avec un grand soin: que je l'aie ou non rencontré, c'est ce que le public m'apprendra. Mon principal but est toujours de plaire: pour en venir là, je considère le goût du siècle. Or, après plusieurs expériences, il m'a semblé que ce goût se porte au galant et à la plaisanterie: non que l'on méprise les passions; bien loin de cela, quand on ne les trouve pas dans un roman, dans un poème, dans une pièce de théâtre, on se plaint de leur absence, mais dans un conte comme celui-ci, qui est plein de merveilleux, à la vérité, mais d'un merveilleux accompagné de badineries, et propre à amuser des enfants, il a fallu badiner depuis le commencement jusqu'à la fin; il a fallu chercher du galant et de la plaisanterie. Quand il ne l'aurait pas fallu, mon inclination m'y portait, et peut-être y suis-je tombé en beaucoup d'endroits contre la raison et la bienséance. Voilà assez raisonné sur le genre d'écrire que j'ai choisi: venons aux inventions. Presque toutes sont d'Apulée, j'entends les principales et les meilleures. il y a quelques épisodes de moi, comme l'aventure de la grotte, le vieillard et les deux bergères, le temple de Vénus et son origine, la description des enfers, et tout ce qui arrive à Psyché pendant le voyage qu'elle y fait, et à son retour jusqu'à la conclusion de l'ouvrage. La manière de conter est aussi de moi, et les circonstances, et ce que disent les personnages. Enfin ce que j'ai pris de mon auteur est la conduite et la fable; et c'est en effet le principal, le plus ingénieux, et le meilleur de beaucoup. Avec cela j'y ai changé quantité d'endroits, selon la liberté ordinaire que je me donne. Apulée fait servir Psyché par des voix dans un lieu où rien ne doit manquer à ses plaisirs, c'est-à-dire qu'il lui fait goûter ces plaisirs sans que personne paraisse. Premièrement, cette solitude est ennuyeuse; outre cela elle est effroyable. Où est l'aventurier et le brave qui toucherait à des viandes lesquelles viendraient d'elles-mêmes se présenter? Si un luth jouait tout seul, il me ferait fuir, moi qui aime extrêmement la musique. Je fais donc servir Psyché par des Nymphes qui ont soin de l'habiller, qui l'entretiennent de choses agréables, qui lui donnent des comédies et des divertissements de toutes les sortes. Il serait long, et même inutile, d'examiner les endroits où j'ai quitté mon original, et pourquoi je l'ai quitté. Ce n'est pas à force de raisonnement qu'on fait entrer le plaisir dans l'âme de ceux qui lisent: leur sentiment me justifiera, quelque téméraire que j'aie été, ou me rendra condamnable, quelque raison qui me justifie. Pour bien faire, il faut considérer mon ouvrage sans relation à ce qu'a fait Apulée, et ce qu'a fait Apulée sans relation à mon livre, et là-dessus s'abandonner à son goût. Au reste, j'avoue qu'au lieu de rectifier l'oracle dont il se sert au commencement des aventures de Psyché, et qui fait en partie le noe.ud de la fable, j'en ai augmenté l'inconvénient, faute d'avoir rendu cet oracle ambigu et court, qui sont les deux qualités que les réponses des dieux doivent avoir et qu'il m'a été impossible de bien observer. Je me suis assez mal tiré de la dernière, en disant que cet oracle contenait aussi la glose des prêtres; car les prêtres n'entendent pas ce que le dieu leur fait dire: toutefois il peut leur avoir inspiré la paraphrase aussi bien qu'il leur a inspiré le texte, et je me sauverai encore par là. Mais, sans que je cherche ces petites subtilités, quiconque fera réflexion sur la chose trouvera que ni Apulée ni moi nous n'avons failli. Je conviens qu'il faut tenir l'esprit en suspens dans ces sortes de narrations, comme dans les pièces de théâtre: on ne doit jamais découvrir la fin des événements; on doit bien les préparer, mais on ne doit pas les prévenir. Je conviens encore qu'il faut que Psyché appréhende que son mari ne soit un monstre. Tout cela est apparemment contraire à l'oracle dont il s'agit, et ne l'est pas en effet: car premièrement la suspension des esprits et l'artifice de cette fable ne consistent pas à empêcher que le lecteur ne s'aperçoive de la véritable qualité du mari qu'on donne à Psyché; il suffit que Psyché ignore qui est celui qu'elle a épousé, et que l'on soit en attente de savoir si elle verra cet époux, par quels moyens elle le verra, et quelles seront les agitations de son âme après qu'elle l'aura vu. En un mot, le plaisir que doit donner cette fable à ceux qui la lisent, ce n'est pas leur incertitude à l'égard de la qualité de ce mari, c'est l'incertitude de Psyché seule: il ne faut pas que l'on croie un seul moment qu'une si aimable personne ait été livrée à la passion d'un monstre, ni même qu'elle s'en tienne assurée; ce serait un trop grand sujet d'indignation au lecteur. Cette belle doit trouver de la douceur dans la conversation et dans les caresses de son mari, et de fois à autres appréhender que ce ne soit un démon ou un enchanteur; mais le moins de temps que cette pensée lui peut durer jusqu'à ce qu'il soit besoin de préparer la catastrophe, c'est assurément le plus à propos. Qu'on ne dise point que l'oracle l'empêche bien de l'avoir. Je confesse que cet oracle est très clair pour nous; mais il pouvait ne l'être pas pour Psyché: elle vivait dans un siècle si innocent, que les gens d'alors pouvaient ne pas connaître l'amour sous toutes les formes que l'on lui donne. C'est à quoi on doit prendre garde; et par ce moyen il n'y aura plus d'objection à me faire pour ce point-là. Assez d'autres fautes me seront reprochées, sans doute; j'en demeurerai d'accord, et ne prétends pas que mon ouvrage soit accompli: j'ai tâché seulement de faire en sorte qu'il plût, et que même on y trouvât du solide aussi bien que de l'agréable. C'est pour cela que j'y ai enchâssé des vers en beaucoup d'endroits, et quelques autres enrichissements, comme le voyage des quatre amis, leur dialogue touchant la compassion et le rire, la description des enfers, celle d'une partie de Versailles. Cette dernière n'est pas tout à fait conforme à l'état présent des lieux; je les ai décrits en celui où dans deux ans on les pourra voir. Il se peut faire que mon ouvrage ne vivra pas si longtemps; mais quelque peu d'assurance qu'ait un auteur qu'il entretiendra un jour la postérité, il doit toujours se la proposer autant qu'il lui est possible, et essayer de faire les choses pour son usage. Les Amours de Psyché et Cupidon Livre premier Livre second Livre premier Quatre amis dont la connaissance avait commencé par le Parnasse lièrent une espèce de société que j'appellerais Académie si leur nombre eût été plus grand, et qu'ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion: c'était toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L'envie, la malignité, ni la cabale n'avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères lorsque quelqu'un d'eux tombait dans la maladie du siècle, et faisait un livre, ce qui arrivait rarement. Polyphile y était le plus sujet (c'est le nom que je donnerai à l'un de ces quatre amis). Les aventures de Psyché lui avaient semblé fort propres pour être contées agréablement. Il y travailla longtemps sans en parler à personne. Enfin il communiqua son dessein à ses trois amis; non pas pour leur demander s'il continuerait, mai; comment ils trouvaient à propos qu'il continuât. L'un lui donna un avis, l'autre un autre: de tout cela, il ne prit que ce qu'il lui plut. Quand l'ouvrage fut achevé, il demanda jour et rendez-vous pour le lire. Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent. On ne les viendrait point interrompre; ils écouteraient cette lecture avec moins de bruit et plus de plaisir. Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. Polyphile lui ressemblait en cela; mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions, qui leur remplissaient le coe.ur d'une certaine tendresse, se répandaient jusqu'en leurs écrits, et en formaient le principal caractère. Ils penchaient tous deux vers le lyrique, avec cette différence qu'Acante avait quelque chose de plus touchant, Polyphile de plus fleuri. Des deux autres amis, que j'appellerai Ariste et Gélaste, le premier était sérieux sans être incommode, l'autre était fort gai. La proposition d'Acante fut approuvée. Ariste dit qu'il y avait de nouveaux embellissements à Versailles: il fallait les aller voir, et partir matin, afin d'avoir le loisir de se promener après qu'ils auraient entendu les aventures de Psyché. La partie fut incontinent conclue: dès le lendemain ils l'exécutèrent. Les jours étaient encore assez longs, et la saison belle: c'était pendant le dernier automne. Nos quatre amis, étant arrivés à Versailles de fort bonne heure, voulurent voir, avant le dîné, la Ménagerie: c'est un lieu rempli de plusieurs sortes de volatiles et de quadrupèdes, la plupart très rares et de pays éloignés. lis admirèrent en combien d'espèces une seule espèce d'oiseaux se multipliait, et louèrent l'artifice et les diverses imaginations de la nature, qui se joue dans les animaux comme elle fait dans les fleurs. Ce qui leur plut davantage, ce furent les demoiselles de Numidie, et certains oiseaux pêcheurs qui ont un bec extrêmement long, avec une peau au- dessous qui leur sert de poche. Leur plumage est blanc, mais d'un blanc plus clair que celui des cygnes; même de près il paraît carné, et tire sur la couleur de rose vers la racine. On ne peut rien voir de plus beau. Ce sont espèce de cormorans. Comme nos gens avaient encor du loisir, ils firent un tour à l'Orangerie. La beauté et le nombre des orangers et des autres plantes qu'on y conserve ne se sauraient exprimer. Il y a tel de ces arbres qui a résisté aux attaques de cent hivers. Acante, ne voyant personne autour de lui que ses trois amis (celui qui les conduisait était éloigné), Acante, dis-je, ne se put tenir de réciter certains couplets de poésie que les autres se souvinrent d'avoir vus dans un ouvrage de sa façon. Sommes-nous, dit-il, en Provence? Quel amas d'arbres toujours verts Triomphe ici de l'inclémence Des aquilons et des hivers? Jasmins dont un air doux s'exhale, Fleurs que les vents n'ont pu ternir, Aminte en blancheur vous égale, Et vous m'en faites souvenir. Orangers, arbres que j'adore, Que vos parfums me semblent doux! Est-il dans l'empire de Flore Rien d'agréable comme vous? Vos fruits aux écorces solides Sont un véritable trésor; Et le jardin des Hespérides N'avait point d'autres pommes d'or. Lorsque votre automne s'avance, On voit encor votre printemps; L'espoir avec la jouissance Logent chez vous en même temps. Vos fleurs ont embaumé tout l'air que je respire Toujours un aimable zéphire Autour de vous se va jouant. Vous êtes nains, mais tel arbre géant, Qui déclare au soleil la guerre, Ne vous vaut pas, Bien qu'il couvre un arpent de terre Avec ses bras. La nécessité de manger fit sortir nos gens de ce lieu si délicieux. Tout leur dîné se passa à s'entretenir des choses qu'ils avaient vues, et à parler du monarque pour qui on a assemblé tant de beaux objets. Après avoir loué ses principales vertus, les lumières de son esprit, ses qualités héroïques, la science de commander; après, dis-je, l'avoir loué fort longtemps, ils revinrent à leur premier entretien, et dirent que Jupiter seul peut continuellement s'appliquer à la conduite de ]'Univers: les hommes ont besoin de quelque relâche. Alexandre faisait la débauche; Auguste jouait; Scipion et Loelius s'amusaient souvent à jeter des pierres plates sur l'eau. Notre monarque se divertit à faire bâtir des palais: cela est digne d'un roi. Il y a même une utilité générale; car, par ce moyen, les sujets peuvent prendre part aux plaisirs du prince, et voir avec admiration ce qui n'est pas fait pour eux. Tant de beaux jardins et de somptueux édifices sont la gloire de leur pays. Et que ne disent point les étrangers! Que ne dira point la postérité quand elle verra ces chefs-d'oe.uvre de tous les arts! Les réflexions de nos quatre amis finirent avec leur repas. Ils retournèrent au château, virent les dedans, que je ne décrirai point: ce serait une oe.uvre infinie. Entre autres beautés, ils s'arrêtèrent longtemps à considérer le lit, la tapisserie et les sièges dont on a meublé la chambre et le cabinet du Roi. C'est un tissu de la Chine, plein de figures qui contiennent toute la religion de ce pays-là. Faute de brahmane, nos quatre amis n'y comprirent rien. Du château ils passèrent dans les jardins, et prièrent celui qui les conduisait de les laisser dans la grotte jusqu'à ce que la chaleur fût adoucie (ils avaient fait apporter des sièges); leur billet venait de si bonne part qu'on leur accorda ce qu'ils demandaient. Même, afin de rendre le lieu plus frais, on en fit jouer les eaux. La face de cette grotte est composée, en dehors, de trois arcades, qui font autant de portes grillées. Au milieu d'une des arcades est un soleil, de qui les rayons servent de barreaux aux portes: il ne s'est jamais rien inventé de si à propos, ni de si plein d'art. Au-dessus sont trois bas-reliefs. Dans l'un, le dieu du jour achève sa carrière. Le sculpteur a marqué ces longs traits de lumière, Ces rayons dont l'éclat, dans les airs s'épanchant, Peint d'un si riche émail les portes du couchant. On voit aux deux côtés le peuple d'Amathonte Préparer le chemin sur des dauphins qu'il monte Chaque Amour à l'envi semble se réjouir De l'approche du dieu dont Téthys va jouir; Des troupes de Zéphyrs dans les airs se promènent, Les Tritons empressés sur les flots vont et viennent. Le dedans de la grotte est tel que les regards, Incertains de leur choix, courent de toutes parts. Tant d'ornements divers, tous capables de plaire, Font accorder le prix tantôt au statuaire, Et tantôt à celui dont l'art industrieux Des trésors d'Amphitrite a revêtu ces lieux. La voûte et le pavé sont d'un rare assemblage Ces cailloux que la mer pousse sur son rivage, Ou qu'enferme en son sein le terrestre élément, Différents en couleur, font maint compartiment. Au haut de six piliers d'une égale structure, Six masques de rocaille, à grotesque figure, Songes de l'art, démons bizarrement forgés, Au-dessus d'une niche en face sont rangés. De mille raretés la niche est toute pleine: Un Triton d'un côté, de l'autre une Sirène, Ont chacun une conque en leurs mains de rocher; Leur souffle pousse un jet qui va loin s'épancher. Au haut de chaque niche un bassin répand l'onde Le masque la vomit de sa gorge profonde; Elle retombe en nappe et compose un tissu Qu'un autre bassin rend sitôt qu'il l'a reçu. Le bruit, l'éclat de l'eau, sa blancheur transparente, D'un voile de cristal alors peu différente, Font goûter un plaisir de cent plaisirs mêlé. Quand l'eau cesse, et qu'on voit son cristal écoulé, Le nacre et le corail en réparent l'absence Morceaux pétrifiés, coquillage, croissance Caprices infinis du hasard et des eaux, Reparaissent aux yeux plus brillants et plus beaux. Dans le fond de la grotte, une arcade est remplie De marbres à qui l'art a donné de la vie. Le dieu de ces rochers, sur une urne penché, Goûte un morne repos, en son antre couché. L'urne verse un torrent; tout l'antre s'en abreuve; L'eau retombe en glacis, et fait un large fleuve. J'ai pu jusqu'à présent exprimer quelques traits De ceux que l'on admire en ce moite palais. Le reste est au-dessus de mon faible génie. Toi qui lui peux donner une force infinie, Dieu des vers et du jour, Phébus, inspire-moi Aussi bien désormais faut-il parler de toi. Quand le Soleil est las, et qu'il a fait sa tâche, Il descend chez Téthys, et prend quelque relâche. C'est ainsi que Louis s'en va se délasser D'un soin que tous les jours il faut recommencer. Si j'étais plus savant en l'art de bien écrire, Je peindrais ce monarque étendant son empire Il lancerait la foudre; on verrait à ses pieds Des peuples abattus, d'autres humiliés. Je laisse ces sujets aux maîtres du Parnasse; Et pendant que Louis, peint en dieu de la Thrace, Fera bruire en leurs vers tout le sacré vallon, Je le célébrerai sous le nom d'Apollon. Ce dieu, se reposant sous ces voûtes humides, Est assis au milieu d'un choe.ur de Néréides. Toutes sont des Vénus, de qui l'air gracieux N'entre point dans son coe.ur, et s'arrête à ses yeux; Il n'aime que Téthys, et Téthys les surpasse. Chacune, en le servant, fait office de Grâce Doris verse de l'eau sur la main qu'il lui tend; Chloé dans un bassin reçoit l'eau qu'il répand; À lui laver les pieds Mélicerte s'applique; Delphire entre ses bras tient un vase à l'antique. Clymène auprès du dieu pousse en vain des soupirs Hélas! c'est un tribut qu'elle envoie aux Zéphyrs; Elle rougit parfois, parfois baisse la vue, (Rougit, autant que peut rougir une statue Ce sont des mouvements qu'au défaut du sculpteur Je veux faire passer dans l'esprit du lecteur.) Parmi tant de beautés, Apollon est sans flamme; Celle qu'il s'en va voir seule occupe son âme. Il songe au doux moment où, libre et sans témoins, Il reverra l'objet qui dissipe ses soins. Oh! qui pourrait décrire en langue du Parnasse La majesté du dieu, son port si plein de grâce, Cet air que l'on n'a point chez nous autres mortels, Et pour qui l'âge d'or inventa les autels! Les coursiers de Phébus, aux flambantes narines, Respirent l'ambroisie en des grottes voisines. Les Tritons en ont soin: l'ouvrage est si parfait Qu'ils semblent panteler du chemin qu'ils ont fait. Aux deux bouts de la grotte et dans deux enfonçures Le sculpteur a placé deux charmantes figures; L'une est le jeune Atis aussi beau que le jour. Les accords de sa flûte inspirent de l'amour Debout contre le roc, une jambe croisée, Il semble par ses sons attirer Galatée; Par ses sons, et peut-être aussi par sa beauté. Le long de ces lambris un doux charme est porté. Les oiseaux, envieux d'une telle harmonie, Épuisent ce qu'ils ont et d'art et de génie; Philomèle, à son tour, veut s'entendre louer, Et chante par ressorts que l'onde fait jouer. Écho même répond, Écho, toujours hôtesse D'une voûte ou d'un roc témoin de sa tristesse. L'onde tient sa partie: il se forme un concert Où Philomèle, l'eau, la flûte, enfin tout sert. Deux lustres de rocher de ces voûtes descendent; En liquide cristal leurs branches se répandent: L'onde sert de flambeaux, usage tout nouveau. L'art en mille façons a su prodiguer l'eau D'une table de jaspe un jet part en fusée, Puis en perles retombe, en vapeur, en rosée. L'effort impétueux dont il va s'élançant Fait frapper le lambris au cristal jaillissant; Telle et moins violente est la balle enflammée. L'onde, malgré son poids dans le plomb renfermée, Sort avec un fracas qui marque son dépit, Et plaît aux écoutants, plus il les étourdit. Mille jets, dont la pluie à l'entour se partage, Mouillent également l'imprudent et le sage. Craindre ou ne craindre pas à chacun est égal Chacun se trouve en butte au liquide cristal. Plus les jets sont confus, plus leur beauté se montre; L'eau se croise, se joint, s'écarte, se rencontre, Se rompt, se précipite à travers les rochers, En fait comme alambics distiller leurs planchers. Niches, enfoncements, rien ne sert de refuge. Ma Muse est impuissante à peindre ce déluge; Quand d'une voix de fer je frapperais les cieux, Je ne pourrais nombrer les charmes de ces lieux. Les quatre amis ne voulurent point être mouillés; ils prièrent celui qui leur faisait voir la grotte de réserver ce plaisir pour le bourgeois ou pour l'Allemands et de les placer en quelque coin où ils fussent à couvert de l'eau. Ils furent traités comme ils souhaitaient. Quand leur conducteur les eut quittés, ils s'assirent à l'entour de Polyphile, qui prit son cahier; et, ayant toussé pour se nettoyer la voix, il commença par ces vers: Le dieu qu'on nomme Amour n'est pas exempt d'aimer À son flambeau quelquefois il se brûle; Et, si ses traits ont eu la force d'entamer Les coe.urs de Pluton et d'Hercule, Il n'est pas inconvénient Qu'étant aveugle, étourdi, téméraire, Il se blesse en les maniant; Je n'y vois rien qui ne se puisse faire Témoin Psyché, dont je vous veux conter La gloire et les malheurs, chantés par Apulée. Cela vaut bien la peine d'écouter; L'aventure en est signalée. Polyphile toussa encore une fois après cet exorde puis, chacun s'étant préparé de nouveau pour lui donner plus d'attention, il commença ainsi son histoire: Lorsque les villes de la Grèce étaient encore soumises à des rois, il y en eut un qui, régnant avec beaucoup de bonheur, se vit non seulement aimé de son peuple, mais aussi recherché de tous ses voisins. C'était à qui gagnerait son amitié; c'était à qui vivrait avec lui dans une parfaite correspondance; et cela, parce qu'il avait trois filles à marier. Toutes trois étaient plus considérables par leurs attraits que par les États de leur père. Les deux aînées eussent pu passer pour les plus belles filles du monde, si elles n'eussent point eu de cadette; mais véritablement cette cadette leur nuisait fort. Elles n'avaient que ce défaut-là, défaut qui était grand, à n'en point mentir, car Psyché (c'est ainsi que leur jeune soe.ur s'appelait), Psyché, dis-je, possédait tous les appas que l'imagination peut se figurer, et ceux où l'imagination même ne peut atteindre. Je ne m'amuserai point à chercher des comparaisons jusque dans les astres pour vous la représenter assez dignement: c'était quelque chose au-dessus de tout cela, et qui ne se saurait exprimer par les lis, les roses, l'ivoire ni le corail. Elle était telle enfin que le meilleur poète aurait de la peine à en faire une pareille. En cet état, il ne se faut pas étonner si la reine de Cythère en devint jalouse. Cette déesse appréhendait, et non sans raison, qu'il ne lui fallût renoncer à l'empire de la beauté, et que Psyché ne la détrônât: car, comme on est toujours amoureux de choses nouvelles, chacun courait à cette nouvelle Vénus. Cythérée se voyait réduite aux seules îles de son domaine; encore une bonne partie des Amours, anciens habitants de ces îles bienheureuses, la quittaient ils pour se mettre au service de sa rivale. L'herbe croissait dans ses temples qu'elle avait vus naguère si fréquentés: plus d'offrandes, plus de dévots, plus de pèlerinages pour l'honorer. Enfin la chose passa si avant qu'elle en fit ses plaintes à son fils, et lui représenta que le désordre irait jusqu'à lui. Mon fils, dit-elle, en lui baisant les yeux, La fille d'un mortel en veut à ma puissance. Elle a juré de me chasser des lieux Où l'on me rend obéissance Et qui sait si son insolence N'ira pas jusqu'au point de me vouloir ôter Le rang que dans les cieux je pense mériter? Paphos n'est plus qu'un séjour importun Des Grâces et des Ris la troupe m'abandonne; Tous les Amours, sans en excepter un, S'en vont servir cette personne. Si Psyché veut notre couronne, il faut la lui donner; elle seule aussi bien Fait en Grèce à présent votre office et le mien. L'un de ces jours je lui vois pour époux Le plus beau, le mieux fait de tout l'humain lignage, Sans le tenir de vos traits ni de vous, Sans vous en rendre aucun hommage. Il naîtra de leur mariage Un autre Cupidon qui d'un de ses regards Fera plus mille fois que vous avec vos dards. Prenez-y garde; il vous y faut songer Rendez-la malheureuse, et que cette cadette, Malgré les siens, épouse un étranger Qui ne sache où trouver retraite, Qui soit laid, et qui la maltraite, La fasse consumer en regrets superflus, Tant que ni vous ni moi nous ne la craignions plus. Ces extrémités où s'emporta la déesse marquent merveilleusement bien le naturel et l'esprit des femmes: rarement se pardonnent-elles l'avantage de la beauté. Et je dirai en passant que l'offense la plus irrémissible parmi ce sexe, c'est quand l'une d'elles en défait une autre en pleine assemblée; cela se venge ordinairement comme les assassinats et les trahisons. Pour revenir à Vénus, son fils lui promit qu'il la vengerait. Sur cette assurance, elle s'en alla à Cythère en équipage de triomphante. Au lieu de passer par les airs, et de se servir de son char et de ses pigeons, elle entra dans une conque de nacre attelée de deux dauphins. La cour de Neptune l'accompagna. Ceci est proprement matière de poésie: il ne siérait guère bien à la prose de décrire une cavalcade de dieux marins: d'ailleurs je ne pense pas qu'on pût exprimer avec le langage ordinaire ce que la déesse parut alors. C'est pourquoi nous dirons en langage rimé Que l'empire flottant en demeura charmé; Cent Tritons, la suivant jusqu'au port de Cythère, Par leurs divers emplois s'efforcent de lui plaire. L'un nage à l'entour d'elle, et l'autre au fond des eaux Lui cherche du corail et des trésors nouveaux; L'un lui tient un miroir fait de cristal de roche; Aux rayons du soleil l'autre en défend l'approche, Palémon, qui la guide, évite les rochers; Glauque de son cornet fait retentir les mers; Téthys lui fait ouïr un concert de Sirènes; Tous les Vents attentifs retiennent leurs haleines. Le seul Zéphire est libre et d'un souffle amoureux Il caresse Vénus, se joue à ses cheveux; Contre ses vêtements parfois il se courrouce. L'onde, pour la toucher, à longs flots s'entrepousse; Et d'une égale ardeur chaque flot à son tour S'en vient baiser les pieds de la mère d'Amour. " Cela devait être beau, dit Gélaste; mais j'aimerais mieux avoir vu votre déesse au milieu d'un bois, habillée comme elle était quand elle plaida sa cause devant un berger." Chacun sourit de ce qu'avait dit Gélaste; puis Polyphile continua en ces termes: À peine Vénus eut fait un mois de séjour à Cythère, qu'elle sut que les soe.urs de son ennemie étaient mariées; que leurs maris, qui étaient deux rois leurs voisins, les traitaient avec beaucoup de douceur et de témoignages d'affection; enfin qu'elles avaient sujet de se croire heureuses. Quant à leur cadette, il ne lui était resté pas un seul amant, elle qui en avait eu une telle foule que l'on en savait à peine le nombre. Ils s'étaient retirés comme par miracle, soit que ce fût le vouloir des dieux, soit par une vengeance particulière de Cupidon. On avait encore de la vénération, du respect, de l'admiration pour elle, si vous voulez; mais on n'avait plus de ce qu'on appelle amour: cependant c'est la véritable pierre de touche à quoi l'on juge ordinairement des charmes de ce beau sexe. Cette solitude de soupirants près d'une personne du mérite de Psyché fut regardée comme un prodige, et fit craindre aux peuples de la Grèce qu'il ne leur arrivât quelque chose de fort sinistre. En effet, il y avait de quoi s'étonner. De tout temps, l'empire de Cupidon, aussi bien que celui des trots, a été sujet à des changements; mais jamais il n'en était arrivé de semblable: au moins n'y en avait-il point d'exemples dans ces pays. Si Psyché n'eût été que belle, on ne l'eût pas trouvé si étrange; mais, comme j'ai dit, outre la beauté qu'elle possédait en un souverain degré de perfection, il ne lui manquait aucune des grâces nécessaires pour se faire aimer: on lui voyait un million d'Amours et pas un amant. Après que chacun eut bien raisonné sur ce miracle, Vénus déclara qu'elle en était cause; qu'elle s'était ainsi vengée par le moyen de son fils; que les parents de Psyché n'avaient qu'à se préparer à d'autres malheurs, parce que son indignation durerait autant que la vie, ou du moins autant que la beauté de leur fille; qu'ils auraient beau s'humilier devant ses autels, et que les sacrifices qu'ils lui feraient seraient inutiles, à moins que de lui sacrifier Psyché même. C'est ce qu'on n'était pas résolu de faire: loin de cela, quelques personnes dirent à la belle que la jalousie de Vénus lui était un témoignage bien glorieux, et que ce n'était pas être trop malheureuse que de donner de l'envie à une déesse, et à une déesse telle que celle-là. Psyché eût voulu que ces fleurettes lui eussent été dites par un amant. Bien que sa fierté l'empêchât de témoigner aucun déplaisir, elle ne laissait pas de verser des pleurs en secret." Qu'ai-je fait au fils de Vénus? disait-elle souvent en soi-même; et que lui ont fait mes soe.urs, qui sont si contentes? Elle ont eu des amants de reste; moi, qui croyais être la plus aimable, je n'en ai plus. De quoi me sert ma beauté? Les dieux, en me la donnant, ne m'ont pas fait un si grand présent que l'on s'imagine; je leur en rends la meilleure part; qu'ils me laissent au moins un amant: il n'y a fille si misérable qui n'en ait un; la seule Psyché ne saurait rendre personne heureux; les coe.urs que le hasard lui a donnés, son peu de mérite les lui fait perdre. Comment me puis-je montrer après cet affront? Va, Psyché, va te cacher au fond de quelque désert: les dieux ne t'ont pas faite pour être vue, puisqu'ils ne t'ont pas faite pour être aimée." Tandis qu'elle se plaignait ainsi, ses parents ne s'affligeaient pas moins de leur part; et, ne pouvant se résoudre à la laisser sans mari, ils furent contraints de recourir à l'oracle. Voici la réponse qui leur fut faite, avec la glose que les prêtres y ajoutèrent L'époux que les Destins gardent à votre fille Est un monstre cruel qui déchire les coe.urs, Qui trouble maint État, détruit mainte famille, Se nourrit de soupirs, se baigne dans les pleurs. À l'Univers entier il déclare la guerre, Courant de bout en bout un flambeau dans la main On le craint dans les cieux, on le craint sur la terre; Le Styx n'a pu borner son pouvoir souverain; C'est un empoisonneur, c'est un incendiaire, Un tyran qui de fers charge jeunes et vieux. Qu'on lui livre Psyché; qu'elle tâche à lui plaire Tel est l'arrêt du Sort, de l'Amour, et des dieux. Menez-la sur un roc, au haut d'une montagne, En des lieux où l'attend le monstre son époux; Qu'une pompe funèbre en ces lieux l'accompagne, Car elle doit mourir pour ses soe.urs et pour vous. Je laisse à juger l'étonnement et l'affliction que cette réponse causa. Livrer Psyché aux désirs d'un monstre! Y avait-il de la justice à cela? Aussi les parents de la belle doutèrent longtemps s'ils obéiraient. D'ailleurs, le lieu où il la fallait conduire n'avait point été spécifié par l'oracle. De quel mont les dieux voulaient-ils parler? Était-il voisin de la Grèce ou de la Scythie? Était- il situé sous l'Ourse, ou dans les climats brûlants de l'Afrique? (Car on dit que dans cette terre, il y a de toutes sortes de monstres.) Le moyen de se résoudre à laisser une beauté délicate sur un rocher, entre des montagnes et des précipices, à la merci de tout ce qu'il y a de plus épouvantable dans la nature? Enfin, comment rencontrer cet endroit fatal? C'est ainsi que les bonnes gens cherchaient des raisons pour garder leur fille; mais elle-même leur représenta la nécessité de suivre l'oracle. " Je dois mourir, dit-elle à son père, et il n'est pas juste qu'une simple mortelle, comme je suis, entre en parallèle avec la mère de Cupidon. Que gagneriez-vous à lui résister? Votre désobéissance nous attirerait une peine encore plus grande. Quelle que puisse être mon aventure, j'aurai lieu de me consoler quand je ne vous serai plus un sujet de larmes. Défaites-vous de cette Psyché sans qui votre vieillesse serait heureuse: souffrez que le Ciel punisse une ingrate pour qui vous n'avez eu que trop de tendresse, et qui vous récompense si mal des inquiétudes et des soins que son enfance vous a donnés." Tandis que Psyché parlait à son père de cette sorte, le vieillard la regardait en pleurant, et ne lui répondait que par des soupirs. Mais ce n'était rien à comparaison du désespoir où était la mère. Quelquefois elle courait par les temples toute échevelée; d'autres fois elle s'emportait en blasphèmes contre Vénus; puis, tenant sa fille embrassée, protestait de mourir plutôt que de souffrir qu'on la lui ôtât pour l'abandonner à un monstre. Il fallut pourtant obéir: en ce temps-là, les oracles étaient maîtres de toutes choses; on courait au-devant de son malheur propre, de crainte qu'ils ne fussent trouvés menteurs: tant la superstition avait de pouvoir sur les premiers hommes! La difficulté n'était donc plus que de savoir sur quelle montagne il fallait conduire Psyché. L'infortunée fille éclaircit encore ce doute." Qu'on me mette, dit-elle, sur un chariot, sans cocher ni guide, et qu'on laisse aller les chevaux à leur fantaisie: le Sort les guidera infailliblement au lieu ordonné." Je ne veux pas dire que cette belle, trouvant à tout des expédients, fût de l'humeur de beaucoup de filles qui aiment mieux avoir un méchant mari que de n'en point avoir du tout. Il y a de l'apparence que le désespoir, plutôt qu'autre chose, lui faisait chercher ces facilités. Quoi que ce soit, on se résout à partir. On fait dresser un appareil de pompe funèbre, pour satisfaire à chaque point de l'oracle. On part enfin; et Psyché se met en chemin sous la conduite de ses parents. La voilà sur un char d'ébène, une urne auprès d'elle, la tête penchée sur sa mère, son père marchant à côté du char, et faisant autant de soupirs qu'il faisait de pas: force gens à la suite, vêtus de deuil; force ministres de funérailles; force sacrificateurs portant de longs vases et de longs cornets dont ils entonnaient des sons fort lugubres. Les peuples voisins, étonnés de la nouveauté d'un tel appareil, ne savaient que conjecturer. Ceux chez qui le convoi passait l'accompagnaient par honneur jusqu'aux limites de leur territoire, chantant des hymnes à la louange de Psyché leur jeune déesse, et jonchant de roses tout le chemin, bien que les maîtres des cérémonies leur criassent que c'était offenser Vénus: mais quoi! les bonnes gens ne pouvaient retenir leur zèle. Après une traite de plusieurs jours, lorsque l'on commençait à douter de la vérité de l'oracle, on fut étonné qu'en côtoyant une montagne fort élevée, les chevaux, bien qu'ils fussent frais et nouveau repus, s'arrêtèrent court, et, quoi qu'on pût faire, ils ne voulurent point passer outre. Ce fut là que se renouvelèrent les cris; car on jugea bien que c'était le mont qu'entendait l'oracle. Psyché descendit du char; et, s'étant mise entre l'un et l'autre de ses parents, suivie de la troupe, elle passa par dedans un bois assez agréable, mais qui n'était pas de longue étendue. À peine eurent-ils fait quelque mille pas, toujours en montant, qu'ils se trouvèrent entre des rochers habités par des dragons de toutes espèces. À ces hôtes près, le lieu se pouvait bien dire une solitude, et la plus effroyable qu'on pût trouver. Pas un seul arbre, pas un brin d'herbe, point d'autre couvert que ces rocs, dont quelques-uns avaient des pointes qui avançaient en forme de voûte, et qui, ne tenant presque à rien, faisaient appréhender à nos voyageurs qu'elles ne tombassent sur eux. D'autres se trouvaient creusés en beaucoup d'endroits par la chute des torrents; ceux-ci servaient de retraite aux hydres, animal fort familier en cette contrée. Chacun demeura si surpris d'horreur, que, sans la nécessité d'obéir au Sort, on s'en fût retourné tout court. Il fallut donc gagner le sommet, malgré qu'on en eût. Plus on allait en avant, plus le chemin était escarpé. Enfin, après beaucoup de détours, on se trouva au pied d'un rocher d'énorme grandeur, lequel était au faîte de la montagne, et où l'on jugea qu'il fallait laisser l'infortunée fille. De représenter à quel point l'affliction se trouva montée, c'est ce qui surpasse mes forces. L'éloquence elle-même, impuissante à le dire, Confesse que ceci n'est point de son empire; C'est au silence seul d'exprimer les adieux Des parents de la belle, au partir de ces lieux. Je ne décrirai point ni leur douleur amère, Ni les pleurs de Psyché, ni les cris de sa mère Qui, du fond des rochers renvoyés dans les airs, Firent de bout en bout retentir ces déserts. Elle plaint de son sang la cruelle aventure, Implore le soleil, les astres, la nature; Croit fléchir par ses cris les auteurs du destin; Il lui faut arracher sa fille de son sein: Après mille sanglots enfin l'on les sépare. Le Soleil, las de voir ce spectacle barbare, Précipite sa course, et, passant sous les eaux, Va porter la clarté chez des peuples nouveaux L'horreur de ces déserts s'accroît par son absence. La Nuit vient sur un char conduit par le Silence; Il amène avec lui la crainte en l'Univers. La part qu'en eut Psyché ne fut pas des moindres. Représentez-vous une fille qu'on a laissée seule en des déserts effroyables, et pendant la nuit. Il n'y a point de conte d'apparitions et d'esprits qui ne lui revienne dans la mémoire: à peine ose-t-elle ouvrir la bouche afin de se plaindre. En cet état, et mourant presque d'appréhension, elle se sentit enlever dans l'air. D'abord elle se tint pour perdue, et crut qu'un démon l'allait emporter en des lieux d'où jamais on ne la verrait revenir. Cependant c'était le Zéphire, qui incontinent la tira de peine, et lui dit l'ordre qu'il avait de l'enlever de la sorte, et de la mener à cet époux dont parlait l'oracle, et au service duquel il était. Psyché se laissa flatter à ce que lui dit le Zéphire; car c'est un dieu des plus agréables. Ce ministre, aussi fidèle que diligent, des volontés de son maître, la porta au haut du rocher. Après qu'il lui eut fait traverser les airs avec un plaisir qu'elle aurait mieux goûté dans un autre temps, elle se trouva dans la cour d'un palais superbe. Notre héroïne, qui commençait à s'accoutumer aux aventures extraordinaires, eut bien l'assurance de contempler ce palais à la clarté des flambeaux qui l'environnaient; toutes les fenêtres en étaient bordées. Le firmament, qui est la demeure des dieux, ne parut jamais si bien éclairé. Tandis que Psyché considérait ces merveilles, une troupe de Nymphes la vint recevoir jusque par-delà le perron; et, après une inclination très profonde, la plus apparente lui fit une espèce de compliment, à quoi la belle ne s'était nullement attendue. Elle s'en tira pourtant assez bien. La première chose fut de s'enquérir du nom de celui à qui appartenaient des lieux si charmants; et il est à croire qu'elle demanda de le voir. On ne lui répondit là-dessus que confusément; puis ces Nymphes la conduisirent en un vestibule d'où l'on pouvait découvrir d'un côté les cours, et de l'autre côté les jardins. Psyché le trouva proportionné à la richesse de l'édifice. De ce vestibule on la fit passer en des salles que la magnificence elle-même avait pris la peine d'orner, et dont la dernière enchérissait toujours sur la précédente. Enfin cette belle entra dans un cabinet, où on lui avait préparé un bain. Aussitôt ces Nymphes se mirent en devoir de la déshabiller et de la servir. Elle fit d'abord quelque résistance, et puis leur abandonna toute sa personne. Au sortir du bain, on la revêtit d'habits nuptiaux: je laisse à penser quels ils pouvaient être, et si l'on y avait épargné les diamants et les pierreries; il est vrai que c'était ouvrage de fée, lequel d'ordinaire ne coûte rien. Ce ne fut pas une petite joie pour Psyché de se voir si brave et de se regarder dans les miroirs dont le cabinet était plein. Cependant on avait mis le couvert dans la salle la plus prochaine. Il y fut servi de l'ambroisie en toutes les sortes. Quant au nectar, les Amours en furent les échansons. Psyché mangea peu. Après le repas, une musique de luths et de voix se fit entendre à l'un des coins du plafond, sans qu'on vît ni chantres ni instruments: musique aussi douce et aussi charmante que si Orphée et Amphion en eussent été les conducteurs. Parmi les airs qui furent chantés, il y en eut un qui plut particulièrement à Psyché. Je vais vous en dire les paroles, que j'ai mises en notre langue au mieux que j'ai pu Tout l'Univers obéit à l'Amour; Belle Psyché, soumettez-lui votre âme. Les autres dieux à ce dieu font la cour, Et leur pouvoir est moins doux que sa flamme. Des jeunes coe.urs c'est le suprême bien Aimez, aimez; tout le reste n'est rien. Sans cet Amour, tant d'objets ravissants, Lambris dorés, bois, jardins, et fontaines, N'ont point d'appas qui ne soient languissants, Et leurs plaisirs sont moins doux que ses peines. Des jeunes coe.urs c'est le suprême bien Aimez, aimez; tout le reste n'est rien. Dès que la musique eut cessé, on dit à Psyché qu'il était temps de se reposer. Il lui prit alors une petite inquiétude, accompagnée de crainte, et telle que les filles l'ont d'ordinaire le jour de leurs noces, sans savoir pourquoi. La belle fit toutefois ce que l'on voulut. On la met au lit, et on se retire. Un moment après, celui qui en devait être le possesseur arriva, et s'approcha d'elle. On n'a jamais su ce qu'ils se dirent, ni même d'autres circonstances bien plus importantes que celle-là: seulement a-t-on remarqué que le lendemain les Nymphes riaient entre elles, et que Psyché rougissait en les voyant rire. La belle ne s'en mit pas fort en peine, et n'en parut pas plus triste qu'à l'ordinaire. Pour revenir à la première nuit de ses noces, la seule chose qui l'embarrassait était que son mari l'avait quittée devant qu'il fut jour, et lui avait dit que pour beaucoup de raisons il ne voulait pas être connu d'elle, et qu'il la priait de renoncer à la curiosité de le voir. Ce fut ce qui lui en donna davantage." Quelles peuvent être ces raisons? disait en soi-même la jeune épouse; et pourquoi se cache-t-il avec tant de soin? Assurément l'oracle nous a dit vrai, quand il nous l'a peint comme quelque chose de fort terrible; si est-ce qu'au toucher et au son de voix il ne m'a semblé nullement que ce fût un monstre. Toutefois les dieux ne sont pas menteurs; il faut que mon mari ait quelque défaut remarquable: si cela était, je serais bien malheureuse." Ces réflexions tempérèrent pour quelques moments la joie de Psyché. Enfin elle trouva à propos de n'y plus penser, et de ne point corrompre elle-même les douceurs de son mariage. Dès que son époux l'eut quittée, elle tira les rideaux. À peine le jour commençait à poindre. En l'attendant, notre héroïne se mit à rêver à ses aventures, particulièrement à celles de cette nuit. Ce n'étaient pas véritablement les plus étranges qu'elle eût courues; mais elle en revenait toujours à ce mari qui ne voulait point être vu. Psyché s'enfonça si avant en ces rêveries qu'elle en oublia ses ennuis passés, les frayeurs du jour précédent, les adieux de ses parents, et ses parents mêmes; et là-dessus elle s'endormit. Aussitôt le songe lui représente son mari sous la forme d'un jouvenceau de quinze à seize ans, beau comme l'Amour, et qui avait toute l'apparence d'un dieu. Transportée de joie, la belle l'embrasse: il veut s'échapper, elle crie; mais personne n'accourt au bruit." Qui que vous soyez, dit-elle, et vous ne sauriez être qu'un dieu, je vous tiens, ô charmant époux, et je vous verrai tant qu'il me plaira." L'émotion l'ayant éveillée, il ne lui demeura que le souvenir d'une illusion agréable; et, au lieu d'un jeune mari, la pauvre Psyché ne voyant en cette chambre que des dorures, ce qui n'était pas ce qu'elle cherchait, ses inquiétudes recommencèrent. Le Sommeil eut encore une fois pitié d'elle; il la replongea dans les charmes de ses pavots: et la belle acheva ainsi la première nuit de ses noces. Comme il était déjà tard, les Nymphes entrèrent, et la trouvèrent encore tout endormie. Pas une ne lui en demanda la raison, ni comment elle avait passé la nuit, mais bien si elle se voulait lever, et de quelle façon il lui plaisait que l'on l'habillât. En disant cela, on lui montre cent sortes d'habits, la plupart très riches. Elle choisit le plus simple, se lève, se fait habiller avec précipitation, et témoigne aux Nymphes une impatience de voir les raretés de ce beau séjour. On la mène donc en toutes les chambres: il n'y a point de cabinet ni d'arrière-cabinet qu'elle ne visite, et où elle ne trouve un nouveau sujet d'admiration. De là elle passe sur des balcons, et de ces balcons les Nymphes lui font remarquer l'architecture de l'édifice, autant qu'une fille est capable de la concevoir. Elle se souvient qu'elle n'a pas assez regardé de certaines tapisseries. Elle rentre donc, comme une jeune personne qui voudrait tout voir à la fois, et qui ne sait à quoi s'attacher. Les Nymphes avaient assez de peine à la suivre, l'avidité de ses yeux la faisant courir sans cesse de chambre en chambre et considérer à la hâte les merveilles de ce palais, où, par un enchantement prophétique, ce qui n'était pas encore et ce qui ne devait jamais être se rencontrait. On fit ses murs d'un marbre aussi blanc que l'albâtre; Les dedans sont ornés d'un porphyre luisant. Ces ordres dont les Grecs nous ont fait un présent, Le dorique sans fard, l'élégant ionique, Et le corinthien superbe et magnifique, L'un sur l'autre placés, élèvent jusqu'aux cieux Ce pompeux édifice où tout charme les yeux. Pour servir d'ornement à ses divers étages, L'architecte y posa les vivantes images De ces objets divins, Cléopâtres, Phrynés, Par qui sont les héros en triomphe menés. Ces fameuses beautés dont la Grèce se vante, Celles que le Parnasse en ses fables nous chante, Ou de qui nos romans font de si beaux portraits, À l'envi sur le marbre étalaient leurs attraits. L'enchanteresse Armide, héroïne du Tasse, À côté d'Angélique Il avait trouvé sa place. On y voyait surtout Hélène au coe.ur léger, Qui causa tant de maux pour un prince berger. Psyché dans le milieu voit aussi sa statue, De ces reines des coe.urs pour reine reconnue La belle à cet aspect s'applaudit en secret, Et n'en peut détacher ses beaux yeux qu'à regret. Mais on lui montre encor d'autres marques de gloire Là ses traits sont de marbre, ailleurs ils sont d'ivoire; Les disciples d'Arachne, à l'envi des pinceaux, En ont aussi formé de différents tableaux. Dans l'un on voit les Ris divertir cette belle; Dans l'autre, les Amours dansent à l'entour d'elle; Et, sur cette autre toile, Euphrosine et ses soe.urs Ornent ses blonds cheveux de guirlandes de fleurs. Enfin, soit aux couleurs, ou bien dans la sculpture, Psyché dans mille endroits rencontre sa figure; Sans parler des miroirs et du cristal des eaux, Que ses traits imprimés font paraître plus beaux. Les endroits où la belle s'arrêta le plus, ce furent les galeries. Là les raretés, les tableaux, les bustes, non de la main des Apelles et des Phidias, mais de la main même des fées, qui ont été les maîtresses de ces grands hommes, composaient un amas d'objets qui éblouissait la vue, et qui ne laissait pas de lui plaire, de la charmer, de lui causer des ravissements, des extases; en sorte que Psyché, passant d'une extrémité en une autre, demeura longtemps immobile, et parut la plus belle statue de ces lieux. Des galeries elle repasse encore dans les chambres, afin d'en considérer les richesses, les précieux meubles, les tapisseries de toutes les sortes, et d'autres ouvrages conduits par la fille de Jupiter. Surtout on voyait une grande variété dans ces choses, et dans l'ordonnance de chaque chambre: colonnes de porphyre aux alcôves (ne vous étonnez pas de ce mot d'alcôve: c'est une invention moderne, je vous l'avoue; mais ne pouvait-elle pas être dès lors en l'esprit des fées? et ne serait-ce point de quelque description de ce palais que les Espagnols, les Arabes, si vous voulez, l'auraient prise?); les chapiteaux de ces colonnes étaient d'airain de Corinthe pour la plupart. Ajoutez à cela les balustres d'or. Quant aux lits, ou c'était broderie de perles, ou c'était un travail si beau que l'étoffe n'en devait pas être considérée. Je n'oublierai pas, comme on peut penser, les cabinets et les tables de pierreries; vases singuliers et par leur matière, et par l'artifice de leur gravure; enfin de quoi surpasser en prix l'Univers entier. Si j'entreprenais de décrire seulement la quatrième partie de ces merveilles, je me rendrais sans doute importun; car à la fin on s'ennuie de tout, et des belles choses comme du reste. Je me contenterai donc de parler d'une tapisserie relevée d'or, laquelle on fit remarquer principalement à Psyché, non tant pour l'ouvrage, quoiqu'il fût rare, que pour le sujet. La tenture était composée de six pièces. Dans la première on voyait un chaos, Masse confuse, et de qui l'assemblage Faisait lutter contre l'orgueil des flots Des tourbillons d'une flamme volage. Non loin de là, dans un même monceau, L'air gémissait sous le poids de la terre Ainsi le feu, l'air, la terre, avec l'eau, Entretenaient une cruelle guerre. Que fait l'Amour? volant de bout en bout, Ce jeune enfant, sans beaucoup de mystère, En badinant vous débrouille le tout, Mille fois mieux qu'un sage n'eût su faire. Dans la seconde, un Cyclope amoureux, Pour plaire aux yeux d'une Nymphe jolie, Se démêlait la barbe et les cheveux; Ce qu'il n'avait encor fait de sa vie. En se moquant la Nymphe s'enfuyait. Amour l'atteint; et l'on voyait la belle Qui, dans un bois, le Cyclope priait Qu'il l'excusât d'avoir été rebelle. Dans la troisième, Cupidon paraissait assis sur un char tiré par des tigres. Derrière ce char, un petit Amour menait en lesse quatre grands dieux, Jupiter, Hercule, Mars et Pluton; tandis que d'autres enfants les chassaient, et les faisaient marcher à leur fantaisie. La quatrième et la cinquième représentaient en d'autres manières la puissance de Cupidon. Et dans la sixième ce dieu, quoiqu'il eût sujet d'être fier des dépouilles de l'Univers, s'inclinait devant une personne de taille parfaitement belle, et qui témoignait à son air une très grande jeunesse. C'est tout ce qu'on en pouvait juger, car on ne lui voyait point le visage; et elle avait alors la tête tournée, comme si elle eût voulu se débarrasser d'un nombre infini d'Amours qui l'environnaient. L'ouvrier avait peint le dieu dans un grand respect, tandis que les Jeux et les Ris, qu'il avait amenés à sa suite, se moquaient de lui en cachette, et se faisaient signe du doigt que leur maître était attrapé. Les bordures de cette tapisserie étaient toutes pleines d'enfants qui se jouaient avec des massues, des foudres et des tridents, et l'on voyait en beaucoup d'endroits pendre pour trophées force bracelets et autres ornements de femmes. Parmi cette diversité d'objets, rien ne plut tant à la belle que de rencontrer partout son portrait, ou bien sa statue, ou quelque autre ouvrage de cette nature. Il semblait que ce palais fût un temple, et Psyché la déesse à qui il était consacré. Mais de peur que le même objet se présentant si souvent à elle ne lui devînt ennuyeux, les fées l'avaient diversifié, comme vous savez que leur imagination est féconde. Dans une chambre, elle était représentée en amazone; dans une autre, en Nymphe, en bergère, en chasseresse, en grecque, en persane, en mille façons différentes et si agréables que cette belle eut la curiosité de les éprouver, un jour l'une, un autre jour l'autre, plus par divertissement et par jeu que pour en tirer aucun avantage, sa beauté se soutenant assez d'elle-même. Cela se passait toujours avec beaucoup de satisfaction de sa part, force louanges de la part des Nymphes, un plaisir extrême de la part du monstre, c'est-à-dire de son époux, qui avait mille moyens de la contempler sans qu'il se montrât. Psyché se fit donc impératrice, simple bergère, ce qu'il lui plut. Ce ne fut pas sans que les Nymphes lui dissent qu'elle était belle en toutes sortes d'habits, et sans qu'elle-même se le dît aussi." Ah! si mon mari me voyait parée de la sorte! " s'écriait-elle souvent étant seule. En ce moment-là son mari la voyait peut-être de quelque endroit d'où il ne pouvait être vu; et, outre le plaisir de la voir, il avait celui d'apprendre ses plus secrètes pensées, et de lui entendre faire un souhait où l'amour avait pour le moins autant de part que la bonne opinion de soi-même. Enfin, il ne se passa presque point de jour que Psyché ne changeât d'ajustement." Changer d'ajustement tous les jours! s'écria Acante; je ne voudrais point d'autre paradis pour nos dames." On avoua qu'il avait raison, et il n'y en eut pas un dans la compagnie qui ne souhaitât un pareil bonheur à quelque femme de sa connaissance. Cette réflexion étant faite, Polyphile reprit ainsi: Notre héroïne passa presque tout ce premier jour à voir le logis; sur le soir, elle s'alla promener dans les cours et dans les jardins, d'où elle considéra quelque temps les diverses faces de l'édifice, sa majesté, ses enrichissements et ses grâces, la proportion, le bel ordre, et la correspondance de ses parties. Je vous en ferais la description si j'étais plus savant dans l'architecture que je ne suis. À ce défaut, vous aurez recours au palais d'Apollidon, ou bien à celui d'Armide; ce m'est tout un. Quant aux jardins, voyez ceux de Falerine: il vous pourront donner quelque idée des lieux que j'ai à décrire. Assemblez, sans aller si loin, Vaux, Liancourt, et leurs naïades, Y joignant, en cas de besoin, Ruel avecque ses cascades. Cela fait, de tous les côtés Placez en ces lieux enchantés Force jets affrontant la nue, Des canaux à perte de vue. Bordez-les d'orangers, de myrtes, de jasmins, Qui soient aussi géants que les nôtres sont nains. Entassez-en des pépinières; Plantez-en des forêts entières, Des forêts où chante en tout temps Philomèle, honneur des bocages, De qui le règne, en nos ombrages, Naît et meurt avec le printemps. Mêlez-y les sons éclatants De tout ce que les bois ont d'agréables chantres. Chassez de ces forêts les sinistres oiseaux; Que les fleurs bordent leurs ruisseaux; Que l'Amour habite leurs antres. N'y laissez entrer toutefois Aucune hôtesse de ces bois Qu'avec un paisible Zéphire, Et jamais avec un Satyre: Point de tels amants dans ces lieux; Psyché s'en tiendrait offensée. Ne les offrez point à ses yeux, Et moins encore à sa pensée. Qu'en ce canton délicieux Flore et Pomone, a qui mieux mieux, Fassent montre de leurs richesses; Et que ce couple de déesses Y renouvelle ses présents Quatre fois au moins tous les ans. Que tout y naisse sans culture; Toujours fraîcheur, toujours verdure, Toujours l'haleine et les soupirs D'une brigade de Zéphyrs. Psyché ne se promenait au commencement que dans les jardins, n'osant se fier aux bois, bien qu'on l'assurât qu'elle n'y rencontrerait que des Dryades, et pas un seul Faune. Avec le temps, elle devint plus hardie. Un jour que la beauté d'un ruisseau l'avait attirée, elle se laissa conduire insensiblement aux replis de l'onde. Après bien des tours, elle parvint à sa source. C'était une grotte assez spacieuse, où, dans un bassin taillé par les seules mains de la Nature, coulait le long d'un rocher une eau argentée et qui, par son bruit, invitait à un doux sommeil. Psyché ne se put tenir d'entrer dans la grotte. Comme elle en visitait les recoins, la clarté, qui allait toujours en diminuant, lui faillit enfin tout à coup. Il y avait certainement de quoi avoir peur; mais elle n'en eut pas le loisir. Une voix qui lui était familière l'assura d'abord: c'était celle de son époux. Il s'approcha d'elle, la fit asseoir sur un siège couvert de mousse, se mit à ses pieds; et, après lui avoir baisé la main, il lui dit en soupirant: "Faut-il que je doive à la beauté d'un ruisseau une si agréable rencontre? Pourquoi n'est-ce pas à l'amour? Ah! Psyché, Psyché, je vois bien que cette passion et vos jeunes ans n'ont encore guère de commerce ensemble. Si vous aimiez, vous chercheriez le silence et la solitude avec plus de soin que vous ne les évitez maintenant. Vous chercheriez les antres sauvages, et auriez bientôt appris que de tous les lieux où on sacrifie au dieu des amants, ceux qui lui plaisent le plus ce sont ceux où on peut lui sacrifier en secret: mais vous n'aimez point. -Que voulez-vous que j'aime? répondit Psyché. -Un mari, dit-il, que vous vous figurerez à votre mode, et à qui vous donnerez telle sorte de beauté qu'il vous plaira. -Oui; mais, repartit la belle, je ne me rencontrerai peut-être pas avec la Nature; car il y a bien de la fantaisie en cela. J'ai ouï dire que non seulement chaque nation avait son goût, mais chaque personne aussi. Une Amazone se proposerait un mari dont les grâces feraient trembler, un mari ressemblant à Mars; moi je m'en proposerai un semblable à l'Amour. Une personne mélancolique ne manquerait pas de donner à ce mari un air sérieux; moi, qui suis gaie, je lui en donnerai un enjoué. Enfin, je croirai vous faire plaisir en vous attribuant une beauté délicate, et peut-être vous ferai-je tort. -Quoi que c'en soit, dit le mari, vous n'avez pas attendu jusqu'à présent à vous forger une image de votre époux: je vous prie de me dire quelle elle est. -Vous avez dans mon esprit, poursuivit la belle, une mine aussi douce que trompeuse; tous les traits fins; l'oe.il riant et fort éveillé; de l'embonpoint et de la jeunesse, on ne saurait se tromper à ces deux points-là: mais je ne sais si vous êtes Éthiopien ou Grec; et quand je me suis fait une idée de vous, la plus belle qu'il m'est possible, votre qualité de monstre vient tout gâter. C'est pourquoi le plus court et le meilleur, selon mon avis, c'est de permettre que je vous voie." Son mari lui serra la main, et lui dit avec beaucoup de douceur: "C'est une chose qui ne se peut, pour des raisons que je ne saurais même vous dire. -Je ne saurais donc vous aimer ", reprit-elle assez brusquement. Elle en eut regret, d'autant plus queue avait dit cela contre sa pensée. Mais quoi! la faute était faite. En vain elle voulut la réparer par quelques caresses: son mari avait le coe.ur si serré qu'il fut un temps assez long sans pouvoir parler. Il rompit à la fin son silence par un soupir, que Psyché n'eut pas plus tôt entendu qu'elle y répondit, bien qu'avec quelque sorte de défiance. Les paroles de l'oracle lui revenaient en l'esprit. Le moyen de les accorder avec cette douceur passionnée que son époux lui faisait paraître? Celui qui empoisonnait, qui brûlait, qui faisait ses jeux des tortures, soupirer pour un simple mot! Cela semblait tout à fait étrange à notre héroïne; et, à dire vrai, tant de tendresse en un monstre était une chose assez nouvelle. Des soupirs il en vint aux pleurs, et des pleurs aux plaintes. Tout cela plut extrêmement à la belle; mais, comme il disait des choses trop pitoyables, elle ne put souffrir qu'il continuât, et lui mit premièrement la main sur la bouche, puis la bouche même; et par un baiser, bien mieux qu'elle n'aurait fait avec toutes les paroles du monde, elle l'assura que, tout invisible et tout monstre qu'il voulait être, elle ne laissait pas de l'aimer. Ainsi se passa l'aventure de la grotte. Il leur en arriva beaucoup de pareilles. Notre héroïne ne perdit pas la mémoire de ce que lui avait dit son époux. Ses rêveries la menaient souvent jusqu'aux lieux les plus écartés de ce beau séjour, et faisaient si bien que la nuit la surprenait devant qu'elle pût gagner le logis. Aussitôt son mari la venait trouver sur un char environné de ténèbres, et, plaçant à côté de lui notre jeune épouse, ils se promenaient au bruit des fontaines. Je laisse à penser si les protestations, les serments, les entretiens pleins de passion, se renouvelaient, et de fois à autres aussi les baisers; non point de mari à femme, il n'y a rien de plus insipide, mais de maîtresse à amant, et, pour ainsi dire, de gens qui n'en seraient encore qu'à l'espérance. Quelque chose manquait pourtant à la satisfaction de Psyché. Vous voyez bien que j'entends parler de la fantaisie de son mari, c'est-à-dire de cette opiniâtreté à demeurer invisible. Toute la postérité s'en est étonnée. Pourquoi une résolution si extravagante? Il se peut trouver des personnes laides qui affectent de se montrer: la rencontre n'en est pas rare; mais que ceux qui sont beaux se cachent, c'est un prodige dans la nature; et peut-être n'y avait-il que cela de monstrueux en la personne de notre époux. Après en avoir cherché la raison, voici ce que j'ai trouvé dans un manuscrit qui est venu depuis peu à ma connaissance. Nos amants s'entretenaient à leur ordinaire, et la jeune épouse, qui ne songeait qu'aux moyens de voir son mari, ne perdait pas une seule occasion de lui en parler. De discours en autre, ils vinrent aux merveilles de ce séjour. Après que la belle eut fait une longue énumération des plaisirs qu'elle y rencontrait, disait-elle, de tous côtés, il se trouva qu'à son compte le principal point y manquait. Son mari ne voyait que trop où elle avait dessein d'en venir; mais, comme entre amants les contestations sont quelquefois bonnes à plus d'une chose, il voulut qu'elle s'expliquât, et lui demanda ce que ce pouvait être que ce point d'une si grande importance, vu qu'il avait donné ordre aux fées que rien ne manquât. " Je n'ai que faire des fées pour cela, repartit la belle voulez-vous me rendre tout à fait heureuse? je vous en enseignerai un moyen bien court: il ne faut... Mais je vous l'ai dit tant de fois inutilement, que je n'oserais plus vous le dire. -Non, non, reprit le mari, n'appréhendez pas de m'être importune: je veux bien que vous me traitiez comme on fait les dieux; ils prennent plaisir à se faire demander cent fois une même chose: qui vous a dit que je ne suis pas de leur naturel? " Notre héroïne, encouragée par ces paroles, lui repartit: "Puisque vous me le permettez, je vous dirai franchement que tous vos palais, tous vos meubles, tous vos jardins, ne sauraient me récompenser d'un moment de votre présence, et vous voulez que j'en sois tout à fait privée: car je ne puis appeler présence un bien où les yeux n'ont aucune part. -Quoi! je ne suis pas maintenant de corps auprès de vous, reprit le mari, et vous ne me touchez pas? -Je vous touche, repartit-elle, et sens bien que vous avez une bouche, un nez, des yeux, un visage, tout cela proportionné comme il faut, et, selon que je m'imagine, assorti de traits qui n'ont pas leurs pareils au monde; mais jusqu'à ce que j'en sois assurée, cette présence de corps dont vous me parlez est présence d'esprit pour moi. -Présence d'esprit! " repartit l'époux. Psyché l'empêcha de continuer, et lui dit en l'interrompant: "Apprenez-moi du moins les raisons qui vous rendent si opiniâtre. -Je ne vous les dirai pas toutes, reprit l'époux; mais, afin de vous contenter en quelque façon examinez la chose en vous-même; vous serez contrainte de m'avouer qu'il est à propos pour l'un et pour l'autre de demeurer en l'état où nous nous trouvons. Premièrement, tenez-vous certaine que du moment que vous n'aurez plus rien à souhaiter, vous vous ennuierez. Et comment ne vous ennuieriez-vous pas? les dieux s'ennuient bien; ils sont contraints de se faire de temps en temps des sujets de désir et d'inquiétude, tant il est vrai que l'entière satisfaction et le dégoût se tiennent la main! Pour ce qui me touche, je prends un plaisir extrême à vous voir en peine; d'autant plus que votre imagination ne se forge guère de monstres (j'entends d'images de ma personne) qui ne soient très agréables. Et, pour vous dire une raison plus particulière, vous ne doutez pas qu'il n'y ait quelque chose en moi de surnaturel. Nécessairement je suis dieu, ou je suis démon, ou bien enchanteur. Si vous trouvez que je sois démon, vous me haïrez; et si je suis dieu, vous cesserez de m'aimer, ou du moins vous ne m'aimerez plus avec tant d'ardeur, car il s'en faut bien qu'on aime les dieux aussi violemment que les hommes. Quant au troisième, il y a des enchanteurs agréables: je puis être de ceux-là; et possible suis-je tous les trois ensemble. Ainsi le meilleur pour vous est l'incertitude, et qu'après la possession vous ayez toujours de quoi désirer: c'est un secret dont on ne s'était pas encore avisé. Demeurons-en là, si vous m'en croyez: je sais ce que c'est d'amour, et le dois savoir." Psyché se paya de ces raisons, ou, si elle ne s'en paya, elle fit semblant de s'en payer. Cependant elle inventait mille jeux pour se divertir. Les parterres étaient dépouillés; l'herbe des prairies, foulée: ce n'étaient que danses et combats de Nymphes, qui se séparaient souvent en deux troupes; et, distinguées par des écharpes de fleurs, comme par des ordres de chevalerie, se jetaient ensuite tout ce que Flore leur présentait; puis le parti victorieux dressait un trophée, et dansait autour, couronné d'oe.illets et de roses. D'autres fois Psyché se divertissait à entendre un défi de rossignols, ou à voir un combat naval de cygnes, des tournois et des joutes de poissons. Son plus grand plaisir était de présenter un appât à ces animaux, et, après les avoir pris, de les rendre à leur élément. Les Nymphes suivaient en cela son exemple. Il y avait tous les soirs gageure à qui en prendrait davantage. La plus heureuse en sa pêche obtenait quelque faveur de notre héroïne; la plus malheureuse était condamnée à quelque peine, comme de faire un bouquet ou une guirlande à chacune de ses compagnes. Ces spectacles se terminaient par le coucher du Soleil. Il était témoin de la fête, Paré d'un magnifique atour; Et, caché le reste du jour, Sur le soir il montrait sa tête. Mais comment la montrait-il? environnée d'un diadème d'or et de pourpre, et avec toute la magnificence et la pompe qu'un roi des astres peut étaler. Le logis fournissait pareillement ses plaisirs, qui n'étaient tantôt que de simples jeux, et tantôt des divertissements plus solides. Psyché commençait à ne plus agir en enfant. On lui racontait les amours des dieux, et les changements de forme qu'a causés cette passion, source de bien et de mal. Le savoir des fées avait mis en tapisseries les malheurs de Troie, bien qu'ils ne fussent pas encore arrivés. Psyché se les faisait expliquer. Mais voici un merveilleux effet de l'enchantement. Les hommes, comme vous savez, ignoraient alors ce bel art que nous appelons comédie; il n'était pas même encore dans son enfance; cependant on le fit voir à la belle dans sa plus grande perfection, et tel que Ménandre et Sophocle nous l'ont laissé. Jugez si on y épargnait les machines, les musiques, les beaux habits, les ballets des anciens et les nôtres. Psyché ne se contenta pas de la fable, il fallut y joindre l'histoire, et l'entretenir des diverses façons d'aimer qui sont en usage chez chaque peuple; quelles sont les beautés des Scythes, quelles celles des Indiens, et tout ce qui est contenu sur ce point dans les archives de l'Univers, soit pour le passé, soit pour l'avenir, à l'exception de son aventure, qu'on lui cacha, quelque prière qu'elle fit aux Nymphes de la lui apprendre. Enfin, sans qu'elle bougeât de son palais, toutes les affaires qu'Amour a dans les quatre parties du monde lui passèrent devant les yeux. Que vous dirai-je davantage? On lui enseigna jusqu'aux secrets de la poésie. Cette corruptrice des coe.urs acheva de gâter celui de notre héroïne, et la fit tomber dans un mal que les médecins appellent glucomorie, qui lui pervertit tous les sens, et la ravit comme à elle-même. Elle parlait, étant seule, Ainsi qu'en usent les amants Dans les vers et dans les romans; allait rêver au bord des fontaines, se plaindre aux rochers, consulter les antres sauvages: c'était où son mari l'attendait. Il n'y eut chose dans la nature qu'elle n'entretint de sa passion." Hélas! disait-elle aux arbres, je ne saurais graver sur votre écorce que mon nom seul, car je ne sais pas celui de la personne que j'aime." Après les arbres, elle s'adressait aux ruisseaux: ceux-ci étaient ses principaux confidents, à cause de l'aventure que je vous ai dite. S'imaginant que leur rencontre lui était heureuse, il n'y en eut pas un auquel elle ne s'arrêtât, jusqu'à espérer qu'elle attraperait sur leurs bords son mari dormant, et qu'après il serait inutile au monstre de se cacher. Dans cette pensée, elle leur disait à peu près les choses que je vais vous dire, et les leur disait en vers aussi bien que moi Ruisseaux, enseignez-moi l'objet de mon amour; Guidez vers lui mes pas, vous dont l'onde est si pure; Ne dormirait-il point en ce sombre séjour, Payant un doux tribut à votre doux murmure? En vain, pour le savoir, Psyché vous fait la cour, En vain elle vous vient conter son aventure. Vous n'osez déceler cet ennemi du jour, Qui rit en quelque coin du tourment que j'endure. Il s'envole avec l'ombre, et me laisse appeler. Hélas! j'use au hasard de ce mot d'envoler: Car je ne sais pas même encor s'il a des ailes. J'ai beau suivre vos bords, et chercher en tous lieux Les antres seulement m'en disent des nouvelles, Et ce que je chéris n'est pas fait pour mes yeux. Ne doutez point que ces peines dont parlait Psyché n'eussent leurs plaisirs: elle les passait souvent sans s'apercevoir de la durée, je ne dirai pas des heures, mais des soleils; de sorte que l'on peut dire que ce qui manquait à sa joie faisait une partie des douceurs qu'elle goûtait en aimant; mille fois heureuse si elle eût suivi les conseils de son époux, et qu'elle eût compris l'avantage et le bien que c'est de ne pas atteindre à la suprême félicité! car, sitôt que l'on en est là, il est force que l'on descende, la Fortune n'étant pas d'humeur à laisser reposer sa roue. Elle est femme, et Psyché l'était aussi, c'est-à-dire incapable de demeurer en un même état. Notre héroïne le fit bien voir par la suite. Son mari, qui sentait approcher ce moment fatal, ne la venait plus visiter avec sa gaieté ordinaire. Cela fit craindre à la jeune épouse quelque refroidissement. Pour s'en éclaircir (comme nous voulons tout savoir, jusqu'aux choses qui nous déplaisent) elle dit à son époux: "D'où vient la tristesse que je remarque depuis quelque temps dans tous vos discours? Rien ne vous manque, et vous soupirez. Que feriez-vous donc si vous étiez en ma place? N'est-ce point que vous commencez à vous dégoûter? En vérité, je le crains; non pas que je sois devenue moins belle; mais, comme vous dites vous-même, je suis plus vôtre que je n'étais. Serait-il possible, après tant de cajoleries et de serments, que j'eusse perdu votre amour? Si ce malheur-là m'est arrivé, je ne veux plus vivre." À peine eut-elle achevé ces paroles, que le monstre fit un soupir, soit qu'il fût touché des choses qu'elle avait dites, soit qu'il eût un pressentiment de ce qui devait arriver. Il se mit ensuite à pleurer, mais fort tendrement; puis, cédant à la douleur, il se laissa mollement aller sur le sein de la jeune épouse, qui, de son côté, pour mêler ses larmes avec celles de son mari, pencha doucement la tête, de sorte que leurs bouches se rencontrèrent, et nos amants, n'ayant pas le courage de les séparer, demeurèrent longtemps sans rien dire. Toutes ces circonstances sont déduites au long dans le manuscrit dont je vous ai parlé tantôt. Il faut que je vous l'avoue, je ne lis jamais cet endroit que je ne me sente ému. -En effet, dit alors Gélaste, qui n'aurait pitié de ces pauvres gens? Perdre la parole! Il faut croire que leurs bouches s'étaient bien malheureusement rencontrées: cela me semble tout à fait digne de compassion. -Vous en rirez tant qu'il vous plaira, reprit Polyphile; mais, pour moi, je plains deux amants de qui les caresses sont mêlées de crainte et d'inquiétude. Si, dans une ville assiégée, ou dans un vaisseau menacé de la tempête, deux personnes s'embrassaient ainsi, les tiendriez-vous heureuses? -Oui vraiment, repartit Gélaste; car en tout ce que vous dites là le péril est encore bien éloigné. Mais, vu l'intérêt que vous prenez à la satisfaction de ces deux époux, et la pitié que vous avez d'eux, vous ne vous hâtez guère de les tirer de ce misérable état où vous les avez laissés: ils mourront si vous ne leur rendez la parole. -Rendons-la leur donc, continua Polyphile. Au sortir de cette extase, la première chose que fit Psyché, ce fut de passer sa main sur les yeux de son époux, afin de sentir s'ils étaient humides; car elle craignait que ce ne fût feinte. Les ayant trouvés en bon état et comme elle les demandait, c'est-à-dire mouillés de larmes, elle condamna ses soupçons, et fit scrupule de démentir un témoignage de passion beaucoup plus certain que toutes les assurances de bouche, serments et autres. Cela lui fit attribuer le chagrin de son mari à quelque défaut de tempérament, ou bien à des choses qui ne la regardaient point. Quant à elle, après tant de preuves, la puissance de ses appas lui sembla trop bien établie, et le monstre trop amoureux pour faire qu'elle craignît aucun changement. Lui, au contraire, aurait souhaité qu'elle appréhendât; car c'était l'unique moyen de la rendre sage, et de mettre un frein à sa curiosité. Il lui dit beaucoup de choses sur ce sujet, moitié sérieusement et moitié avec raillerie; à quoi Psyché repartait fort bien; et le mari déclamait toujours contre les femmes trop curieuses. " Que vous êtes étrange avec votre curiosité! lui dit son épouse. Est-ce vous désobliger que de souhaiter de vous voir, puisque vous dites vous-même que vous êtes si agréable? Hé bien! quand j'aurai tâché de me satisfaire, qu'en sera-t- il? -Je vous quitterai, dit le mari. -Et moi je vous retiendrai, repartit la belle. -Mais si j'ai juré par le Styx? continua son époux. -Qui est-il, ce Styx? dit notre héroïne. Je vous demanderais volontiers s'il est plus puissant que ce qu'on appelle beauté. Quand il le serait, pourriez-vous souffrir que j'errasse par l'univers, et que Psyché se plaignît d'être abandonnée de son mari sur un prétexte de curiosité, et pour ne pas manquer de parole au Styx? Je ne vous puis croire si déraisonnable. Et le scandale, et la honte? -Il paraît bien que vous ne me connaissez pas, repartit l'époux, de m'alléguer le scandale et la honte: ce sont choses dont je ne me mets guère en peine. Quant à vos plaintes, qui vous écoutera? et que direz-vous? Je voudrais bien que quelqu'un des dieux fût si téméraire que de vous accorder sa protection! Voyez- vous, Psyché, ceci n'est point une raillerie: je vous aime autant que l'on peut aimer; mais ne me comptez plus pour ami dès le moment que vous m'aurez vu. Je sais bien que vous n'en parlez que par raillerie, et non pas avec un véritable dessein de me causer un tel déplaisir; cependant j'ai sujet de craindre qu'on ne vous conseille de l'entreprendre. Ce ne seront pas les Nymphes: elles n'ont garde de me trahir, ni de vous rendre ce mauvais office. Leur qualité de demi- déesses les empêche d'être envieuses; puis, je les tiens toutes par des engagements trop particuliers. Défiez-vous du dehors. Il y a déjà deux personnes au pied de ce mont qui vous viennent rendre visite. Vous et moi nous nous passerions fort bien de ce témoignage de bienveillance. Je les chasserais, car elles me choquent, si le Destin, qui est maître de toutes choses, me le permettait. Je ne vous nommerai point ces personnes. Elles vous appellent de tous côtés. S'il arrive que le Destin porte leur voix jusqu'à vous, ce que je ne saurais empêcher, ne descendez pas, laissez-les crier, et qu'elles viennent comme elles pourront." Là-dessus il la quitta, sans vouloir lui dire quelles personnes c'étaient, quoique la belle promît avec grands serments de ne pas les aller trouver, et encore moins de les croire. Voilà Psyché fort embarrassée, comme vous voyez. Deux curiosités à la fois! Y a-t-il femme qui y résistât? Elle épuisa sur ce dernier point tout ce qu'elle avait de lumières et de conjectures." Cette visite m'étonne, disait-elle en se promenant un peu loin des Nymphes. Ne serait-ce point mes parents? Hélas! mon mari est bien cruel d'envier à deux personnes qui n'en peuvent plus la satisfaction de me voir. Si les bonnes gens vivent encore, ils ne sauraient être fort éloignés du dernier moment de leur course. Quelle consolation pour eux que d'apprendre combien je suis pourvue richement, et si, avant que d'entrer dans la tombe, ils voyaient au moins un échantillon des douceurs et des avantages dont je jouis, afin d'en emporter quelque souvenir chez les morts! Mais si ce sont eux, pourquoi mon mari se met- il en peine? lis ne m'ont jamais inspiré que l'obéissance. Vous verrez que ce sont mes soe.urs. Il ne doit pas non plus les appréhender. Les pauvres femmes n'ont autre soin que de contenter leurs maris. Ô dieux! je serais ravie de les mener en tous les endroits de ce beau séjour, et surtout de leur faire voir la comédie et ma garde-robe. Elles doivent avoir des enfants, si la mort ne les a privées, depuis mon départ, de ces doux fruits de leur mariage: qu'elles seront aises de leur reporter mille menus affiquets et joyaux de prix dont je ne tiens compte, et que les Nymphes et moi nous foulons aux pieds, tant ce logis en est plein! " Ainsi raisonnait Psyché, sans qu'il lui fût possible d'asseoir aucun jugement certain sur ces deux personnes: il y avait même des intervalles où elle croyait que ce pouvaient être quelques-uns de ses amants. Dans cette pensée, elle disait quelque peu plus bas: "Ne va point en prendre l'alarme, charmant époux; laisse- les venir: je te les sacrifierai de la plus cruelle manière dont jamais femme se soit avisée; et tu en auras le plaisir fussent-ils enfants de roi." Ces réflexions furent interrompues par le Zéphire, qu'elle vit venir à grands pas et fort échauffé. Il s'approcha d'elle avec le respect ordinaire, lui dit que ses soe.urs étaient au pied de cette montagne; qu'elles avaient plusieurs fois traversé le petit bois sans qu'il leur eût été possible de passer outre, les dragons les arrêtant avec grand'frayeur; qu'au reste c'était pitié que de les ouïr appeler; qu'elles n'avaient tantôt plus de voix, et que les Échos n'étaient occupés qu'à répéter le nom de Psyché. Le pauvre Zéphire pensait bien faire: son maître, qui avait défendu aux Nymphes de donner ce funeste avis, ne s'était pas souvenu de lui en parler. Psyché le remercia agréablement, comme toutes choses, et lui dit qu'on aurait peut-être besoin de son ministère. Il ne fut pas sitôt retiré que la belle, mettant à part les menaces de son époux, ne songea plus qu'aux moyens d'obtenir de lui que ses soe.urs seraient enlevées comme elle à la cime de ce rocher. Elle médita une harangue pour ce sujet, ne manqua pas de s'en servir, et de bien prendre son temps, et d'entremêler le tout de caresses: faites votre compte qu'elle n'omit rien de ce qui pouvait contribuer à sa perte. Je voudrais m'être souvenu des termes de cette harangue; vous y trouveriez une éloquence, non pas véritablement d'orateur, ni aussi d'une personne qui n'aurait fait toute sa vie qu'écouter. La belle représenta, entre autres choses, que son bonheur serait imparfait tant qu'il demeurerait inconnu. À quoi bon tant d'habits superbes? Il savait très bien qu'elle avait de quoi s'en passer; s'il avait cru à propos de lui en faire un présent, ce devait être plutôt pour la montre que pour le besoin. Pourquoi les raretés de ce séjour, si on ne lui permettait de s'en faire honneur? car à son égard ce n'était plus raretés: l'émail des parterres, celui des prés, et celui des pierreries, commençaient à lui être égaux; leur différence ne dépendait plus que des yeux d'autrui. Il ne fallait pas blâmer une ambition dont elle avait pour exemple tout ce qu'il y a de plus grand au monde. Les rois se plaisent à étaler leurs richesses, et à se montrer quelquefois avec l'éclat et la gloire dont ils jouissent. Il n'est pas jusqu'à Jupiter qui n'en fasse autant. Quant à elle, cela lui était interdit, bien qu'elle en eût plus de besoin qu'aucun autre: car, après les paroles de l'oracle, quelle croyance pouvait-on avoir de l'état de sa fortune? point d'autre, sinon qu'elle vivait enfermée dans quelque repaire, où elle se nourrissait de la proie que lui apportait son mari, devenue compagne des ours: pourvu qu'encore ce même mari eût attendu jusque-là à la dévorer. Qu'il avait intérêt, pour son propre honneur, de détruire cette croyance, et qu'elle lui en parlait beaucoup plus pour lui que pour elle; quoique, à dire la vérité, il lui fût fâcheux de passer pour un objet de pitié, après avoir été un objet d'envie. Et que savait-elle si ses parents n'en étaient point morts, ou n'en mourraient point de douleur? Si ses soe.urs l'aimaient, pourquoi leur laisser ce déplaisir? Et si elles avaient d'autres sentiments, y avait-il un meilleur moyen de les punir que de les rendre témoins de sa gloire? C'est en substance ce que dit Psyché. Son époux lui repartit: " Voilà les meilleures raisons du monde; mais elles ne me persuaderaient pas, s'il m'était libre d'y résister. Vous êtes tombée justement dans les trois défauts qui ont le plus accoutumé de nuire aux personnes de votre sexe, la curiosité, la vanité, et le trop d'esprit. Je ne réponds pas à vos arguments, ils sont trop subtils; et puisque vous voulez votre perte, et que le Destin la veut aussi, je vais y mettre ordre, et commander au Zéphire de vous apporter vos soe.urs. Plût au Sort qu'il les laissât tomber en chemin! -Non, non, reprit Psyché quelque peu piquée, puisque leur visite vous déplaît tant, ne vous en mettez plus en peine: je vous aime trop pour vous vouloir obliger à ces complaisances. -Vous m'aimez trop? repartit l'époux; vous, Psyché, vous m'aimez trop? et comment voulez-vous que je le croie? Sachez que les vrais amants ne se soucient que de leur amour. Que le monde parle, raisonne, croie ce qu'il voudra; qu'on les plaigne, qu'on les envie, tout leur est égal, c'est-à-dire indifférent." Psyché l'assura qu'elle était dans ces sentiments, mais il fallait pardonner quelque chose à sa jeunesse, outre l'amitié qu'elle avait toujours eue pour ses soe.urs; non qu'elle insistât davantage sur la liberté de les voir. En disant qu'elle ne la demandait pas, ses caresses la demandaient, et l'obtinrent enfin. Son époux lui dit qu'elle possédât à son aise ces soe.urs si chéries; qu'afin de lui en donner le loisir, il demeurerait quelques jours sans la venir voir. Et sur ce que notre héroïne lui demanda s'il trouverait bon qu'elle les régalât de quelques présents: "Non seulement elles, lui dit l'époux, mais leur famille, leur parenté. Divertissez-les comme il vous plaira; donnez-leur diamants et perles; donnez-leur tout, puisque tout vous appartient. C'est assez pour moi que vous vous gardiez de les croire." Psyché le promit, et ne le tint pas. Le monstre partit et quitta sa femme plus matin que de coutume: si bien qu'y ayant encore beaucoup de chemin à faire jusqu'à l'aurore, notre héroïne en acheva une partie en rêvant à la visite qu'elle était prête de recevoir, une autre partie en dormant. Et à son lever elle fut tout étonnée que les Nymphes lui amenèrent ses soe.urs. La joie de Psyché ne fut pas moindre que sa surprise: elle en donna mille marques, mille baisers, que ses soe.urs reçurent au moins mal qui leur fut possible, et avec toute la dissimulation dont elles se trouvèrent capables. Déjà l'envie s'était emparée du coe.ur de ces deux personnes. Comment! on les avait fait attendre que leur soe.ur fût éveillée! Était-elle d'un autre sang, avait-elle plus de mérite que ses aînées? Leur cadette être une déesse, et elles de chétives reines! La moindre chambre de ce palais valait dix royaumes comme ceux de leurs maris! Passe encore pour des richesses; mais de la divinité, c'était trop. Hé quoi! les mortelles n'étaient pas dignes de la servir! on voyait une douzaine de Nymphes à l'entour d'une toilette, à l'entour d'un brodequin! mais quel brodequin! qui valait autant que tout ce qu'elles avaient coûté en habits depuis qu'elles étaient au monde. C'est ce qui roulait au coe.ur de ces femmes, ou pour mieux dire de ces furies: je ne devrais plus les appeler autrement. Cette première entrevue se passa pourtant comme il faut, grâce à la franchise de Psyché et à la dissimulation de ses soe.urs. Leur cadette ne s'habilla qu'à demi, tant il tardait à la belle de leur montrer sa béatitude! Elle commença par le point le plus important, c'est-à-dire par les habits, et par l'attirail que le sexe traîne après lui. Il était rangé dans des magasins dont à peine on voyait le bout; vous savez que cet attirail est une chose infinie. Là se rencontrait avec abondance ce qui contribue non seulement à la propreté, mais à la délicatesse: équipage de jour et de nuit, vases et baignoires d'or ciselé, instruments du luxe, laboratoires -non pour les fards: de quoi eussent-ils servi à Psyché? puis l'usage en était alors inconnu. L'artifice et le mensonge ne régnaient pas comme ils font en ce siècle-ci. On n'avait point encore vu de ces femmes qui ont trouvé le secret de devenir vieilles à vingt ans et de paraître jeunes à soixante, et qui, moyennant trois ou quatre boîtes, l'une d'embonpoint, l'autre de fraîcheur, et la troisième de vermillon, font subsister leurs charmes comme elles peuvent. Certainement l'Amour leur est obligé de la peine qu'elles se donnent. Les laboratoires dont il s'agit n'étaient donc que pour les parfums: il y en avait en eaux, en essences, en poudres, en pastilles, et en mille espèces dont je ne sais pas les noms, et qui n'en eurent possible jamais. Quand tout l'empire de Flore, avec les deux Arabies, et les lieux où naît le baume, seraient distillés, on n'en ferait pas un assortiment de senteurs comme celui-là. Dans un autre endroit étaient des piles de joyaux, ornements et chaînes de pierreries, bracelets, colliers, et autres machines qui se fabriquent à Cythère. On étala les filets de perles; on déploya les habits chamarrés de diamants: il y avait de quoi armer un million de belles de toutes pièces. Non que Psyché ne se pût passer de ces choses, comme je l'ai déjà dit; elle n'était pas de ces conquérantes à qui il faut un peu d'aide: mais, pour la grandeur et pour la forme, son mari le voulait ainsi. Ses soe.urs soupiraient à la vue de ces objets: c'étaient autant de serpents qui leur rongeaient l'âme. Au sortir de cet arsenal, elles furent menées dans les chambres, puis dans les jardins; et partout elles avalaient un nouveau poison. Une des choses qui leur causa le plus de dépit fut qu'en leur présence notre héroïne ordonna aux Zéphyrs de redoubler la fraîcheur ordinaire de ce séjour, de pénétrer jusqu'au fond des bois, d'avertir les rossignols qu'ils se tinssent prêts, et que ses soe.urs se promèneraient sur le soir en un tel endroit." Il ne lui reste, se dirent les soe.urs à l'oreille, que de commander aux saisons et aux éléments." Cependant les Nymphes n'étaient pas inutiles; elles préparaient les autres plaisirs, chacune selon son office: celles-là les collations, celles-ci la symphonie, d'autres les divertissements de théâtre. Psyché trouva bon que ces dernières missent son aventure en comédie. On y joua les plus considérables de ses amants, à l'exception du mari, qui ne parut point sur la scène: les Nymphes étaient trop bien averties pour le donner à connaître. Mais, comme il fallait une conclusion à la pièce, et que cette conclusion ne pouvait être autre qu'un mariage, on fit épouser la belle par ambassadeurs; et ces ambassadeurs furent les Jeux et les Ris: mais on ne nomma point le mari. Ce fut le premier sujet qu'eurent les deux soe.urs de douter des charmes de cet époux. Elles s'étaient malicieusement informées de ses qualités, s'imaginant que ce serait un vieux roi, qui, ne pouvant mieux, amusait sa femme avec des bijoux. Mais Psyché leur en avait dit des merveilles; qu'il n'était guère plus âgé que la plus jeune d'entre elles deux; qu'il avait la mine d'un Mars, et pourtant beaucoup de douceur en son procédé; les traits de visage agréables; galant, surtout. Elles en seraient juges elles-mêmes; non de ce voyage: il était absent; les affaires de son État le retenaient en une province dont elle avait oublié le nom. Au reste, qu'elles se gardassent bien d'interpréter l'oracle à la lettre: ces qualités d'incendiaire et d'empoisonneur n'étaient autre chose qu'une énigme qu'elle leur expliquerait quelque jour, quand les affaires de son époux le lui permettraient. Les deux soe.urs écoutaient ces choses avec un chagrin qui allait jusqu'au désespoir. Il fallut pourtant se contraindre pour leur honneur, et aussi pour se conserver quelque créance en l'esprit de leur cadette: cela leur était nécessaire dans le dessein qu'elles avaient. Les maudites femmes s'étaient proposé de tenter toutes sortes de moyens pour engager leur soe.ur à se perdre, soit en lui donnant de mauvaises impressions de son mari, soit en renouvelant dans son âme le souvenir d'un de ses amants. Huit jours se passèrent en divertissements continuels, à toujours changer: nos envieuses se gardaient bien de demander deux fois une même chose; c'eût été faire plaisir à leur soe.ur, qui, de son côté, les accablait de caresses. Moins elles avaient lieu de s'ennuyer, et plus elles s'ennuyaient. Elles auraient pris congé dès le second jour, sans la curiosité de voir ce mari, qu'elles ne croyaient ni si beau ni si aimable que disait Psyché. Beaucoup de raisons le leur faisaient juger de la sorte: premièrement les paroles de l'oracle; cette prétendue absence, qui se rencontrait justement dans le temps de leur visite; cette province dont Psyché avait oublié le nom; l'embarras où elle était en parlant de son mari: elle n'en parlait qu'en hésitant, étant trop bien née et trop jeune pour pouvoir mentir avec assurance. Ses soe.urs faisaient leur profit de tout. L'envie leur ouvrait les yeux: c'est un démon qui ne laisse rien échapper, et qui tire conséquence de toutes choses, aussi bien que la jalousie. Au bout des huit jours, Psyché congédia ses aînées avec force dons et prières de revenir: qu'on ne les ferait plus attendre comme on avait fait; qu'elle tâcherait d'obtenir de son mari que les dragons fussent enchaînés; qu'aussitôt qu'elles seraient arrivées au pied du rocher, on les enlèverait au sommet, soit le Zéphire en personne, soit son haleine: elles n'auraient qu'à s'abandonner dans les airs. Les présents que leur fit Psyché furent des essences et des pierreries, force raretés à leurs maris, toutes sortes de jouets à leurs enfants; quant aux personnes dont la belle tenait le jour, deux fioles d'un élixir capable de rajeunir la vieillesse même. Les deux soe.urs parties, et le mari revenu, Psyché lui conta tout ce qui s'était passé, et le reçut avec les caresses que l'absence a coutume de produire entre nouveaux mariés, si bien que le monstre, ne trouvant point l'amour de sa femme diminuée ni sa curiosité accrue, se mit en l'esprit qu'en vain il craignait ces soe.urs, et se laissa tellement persuader qu'il agréa leurs visites, et donna les mains à tout ce que voulut sa femme sur ce sujet. Les soe.urs ne trouvèrent pas à propos de révéler ces merveilles; c'eût été contribuer elles-mêmes à la gloire de leur cadette. Elles dirent que leur voyage avait été inutile, qu'elles n'avaient point vu Psyché, mais qu'elles espéraient la voir par le moyen d'un jeune homme appelé Zéphire, qui tournait sans cesse à l'entour du roc, et qu'elles gagneraient infailliblement, pourvu qu'elles s'en voulussent donner la peine. Quand elles étaient seules, et qu'on ne pouvait les entendre, elles se plaignaient l'une à l'autre de la félicité de leur soe.ur: " Si son mari, disait l'une, est aussi bien fait qu'il est riche, notre cadette se peut vanter que l'épouse de Jupiter n'est pas si heureuse qu'elle. Pourquoi le sort lui a-t-il donné tant d'avantage sur nous? Méritions-nous moins que cette jeune étourdie? et n'avions-nous pas autant de beauté et plus d'esprit qu'elle? -Je voudrais que vous sussiez, disait l'autre, quelle sorte de mari j'ai épousé: il a toujours une douzaine de médecins à l'entour de sa personne. Je ne sais comme il ne les fait point coucher avec lui: car, pour me faire cet honneur, cela ne lui arrive que rarement, et par des considérations d'état; encore faut-il qu'Esculape le lui conseille. -Ma condition, continuait la première, est pire que tout cela; car non seulement mon mari me prive des caresses qui me sont dues, mais il en fait part à d'autres personnes. Si votre époux a une douzaine de médecins à l'entour de lui, je puis dire que le mien a deux fois autant de maîtresses, qui toutes, grâces à Lucine, ont le don de fécondité. La famille royale est tantôt si ample qu'il y aurait de quoi faire une colonie très considérable." C'est ainsi que nos envieuses se confirmaient dans leur mécontentement et dans leur dessein. Un mois était à peine écoulé qu'elles proposèrent un second voyage. Les parents l'approuvèrent fort; les maris ne le désapprouvèrent pas: c'était autant de temps passé sans leurs femmes. Elles partent donc, laissent leur train à l'entrée du bois, arrivent au pied du rocher sans obstacle et sans dragons. Le Zéphire ne parut point, et ne laissa pas de les enlever. Ce méchant couple amenait avec lui La curieuse et misérable Envie, Pâle démon, que le bonheur d'autrui Nourrit de fiel et de mélancolie. Cela ne les rendit pas plus pesantes; au contraire, la maigreur étant inséparable de l'envie, la charge n'en fut que moindre, et elles se trouvèrent en peu d'heures dans le palais de leur soe.ur. On les y reçut si bien que leur déplaisir en augmenta de moitié. Psyché, s'entretenant avec elles, ne se souvint pas de la manière dont elle leur avait peint son mari la première fois, et, par un défaut de mémoire où tombent ordinairement ceux qui ne disent pas la vérité, elle le fit de moitié plus jeune, d'une beauté délicate, et non plus un Mars, mais un Adonis qui ne ferait que sortir de page. Les soe.urs, étonnées de ces contradictions, ne surent d'abord qu'en juger. Tantôt elles soupçonnaient leur soe.ur de se railler d'elles, tantôt de leur déguiser les défauts de son mari. À la fin, elles la tournèrent de tant de côtés que la pauvre épouse avoua la chose comme elle était. Ce fut aussitôt de lui glisser leur venin; mais d'une manière que Psyché ne s'en pût apercevoir. " Toute honnête femme, lui dirent-elles, se doit contenter du mari que les dieux lui ont donné, quel qu'il puisse être, et ne pas pénétrer plus avant qu'il ne plaît à ce mari. Si c'était toutefois un monstre que vous eussiez épousé, nous vous plaindrions; d'autant plus que vous pouvez en devenir grosse; et quel déplaisir de mettre au jour des enfants que le jour n'éclaire qu'avec horreur, et qui vous font rougir vous et la nature! -Hélas! dit la belle avec un soupir, je n'avais pas encore fait de réflexion là-dessus." Ses soe.urs, lui ayant allégué de méchantes raisons pour ne s'en pas soucier, se séparèrent un peu d'elle, afin de laisser agir leur venin. Quand elle fut seule, toutes ses craintes, tous ses soupçons lui revinrent dans la pensée." Ah! mes soe.urs, s'écria-t-elle, en quelle peine vous m'avez mise! Les personnes riches souhaitent d'avoir des enfants: moi qui ne suis entourée que de pierreries, il faut que je fasse des voe.ux au contraire. C'est être bien malheureuse que de posséder tant de trésors et appréhender la fécondité." Elle demeura quelque temps comme ensevelie dans cette pensée, puis recommença avec plus de véhémence qu'auparavant." Quoi! Psyché peuplera de monstres tout l'Univers! Psyché, à qui l'on a dit tant de fois qu'elle le peuplerait d'Amours et de Grâces! Non, non; je mourrai plutôt que de m'exposer davantage à un tel hasard, En arrive ce qui pourra, je veux m'éclaircir; et si je trouve que mon mari soit tel que je l'appréhende, il peut bien se pourvoir de femme; je ne voudrais pas l'être un seul moment du plus riche monstre de la nature." Nos deux furies, qui ne s'étaient pas tant éloignées qu'elles ne pussent voir l'effet du poison, entendirent plus d'à demi ces paroles, et se rapprochèrent. Psyché leur déclara naïvement la résolution qu'elle avait prise. Pour fortifier ce sentiment, les deux soe.urs le combattirent; et, non contentes de le combattre, elles firent encore mille façons propres à augmenter la curiosité et l'inquiétude: elles se parlaient à l'oreille, haussaient les épaules, jetaient des regards de pitié sur leur soe.ur. La pauvre épouse ne put résister à tout cela. Elle les pressa à la fin d'une telle sorte, qu'après un nombre infini de précautions, elles lui dirent tout bas: "Nous voulons bien vous avertir que nous avons vu sur le point du jour un dragon dans l'air. Il volait avec assez de peine, appuyé sur le Zéphire, qui volait aussi à côté de lui. Le Zéphire l'a soutenu jusqu'à l'entrée d'une caverne effroyable. Là le dragon l'a congédié, et s'est étendu sur le sable. Comme nous n'étions pas loin, nous l'avons vu se repaître de toutes sortes d'insectes (vous savez que les avenues de ce palais en fourmillent); après ce repas et un sifflement, il s'est traîné sur le ventre dans la caverne. Nous, qui étions étonnées et toutes tremblantes, nous nous sommes éloignées de cet endroit avec le moins de bruit que nous avons pu, et avons fait le tour du rocher, de peur que le dragon ne nous entendît lorsque nous vous appellerions. Nous vous avons même appelée moins haut que nous n'avions fait à la précédente visite. Aux premiers accents de notre voix, une douce haleine est venue nous enlever, sans que le Zéphire ait paru." C'était mensonge que tout cela; cependant Psyché y ajouta foi: les personnes qui sont en peine croient volontiers ce qu'elles appréhendent. De ce moment-là notre héroïne cessa de goûter sa béatitude, et n'eut en l'esprit qu'un dragon imaginaire dont la pensée ne la quitta point. C'était, à son compte, ce digne époux que les dieux lui avaient donné, avec qui elle avait eu des conversations si touchantes, passé des heures si agréables, goûté de si doux plaisirs. Elle ne trouvait plus étrange qu'il appréhendât d'être vu: c'était judicieusement fait à lui. Il y avait pourtant des moments où notre héroïne doutait. Les paroles de l'oracle ne lui semblaient nullement convenir à la peinture de ce dragon. Mais voici comme elle accordait l'un et l'autre: "Mon mari est un démon ou bien un magicien qui se fait tantôt dragon, tantôt loup, tantôt empoisonneur et incendiaire, mais toujours monstre. Il me fascine les yeux, et me fait accroire que je suis dans un palais, servie par des Nymphes, environnée de magnificence, que j'entends des musiques, que je vois des comédies; et tout cela, songe: il n'y a rien de réel, sinon que je couche aux côtés d'un monstre ou de quelque magicien; l'un ne vaut pas mieux que l'autre." Le désespoir de Psyché passa si avant que ses soe.urs eurent tout sujet d'en être contentes; ce que ces misérables femmes se gardèrent bien de témoigner. Au contraire, elles firent les affligées: elles prirent même à tâche de consoler leur cadette, c'est-à-dire de l'attrister encore davantage, et lui faire voir que, puisqu'elle avait besoin qu'on la consolât, elle était véritablement malheureuse. Notre héroïne, ingénieuse à se tourmenter, fit ce qu'elle put pour les satisfaire. Mille pensées lui vinrent en l'esprit, et autant de résolutions différentes, dont la moins funeste était d'avancer ses jours, sans essayer de voir son mari." Je m'en irai, disait-elle, parmi les morts, avec cette satisfaction que de m'être fait violence pour lui complaire." La curiosité fut toutefois la plus forte, outre le dépit d'avoir servi aux plaisirs d'un monstre. Comment se montrer après cela? Il fallait sortir du monde, mais il en fallait sortir par une voie honorable: c'était de tuer celui qui se trouverait avoir abusé de sa beauté, et se tuer elle-même après. Psyché ne se put rien imaginer de plus à propos ni de plus expédient; elle en demeura donc là. Il ne restait plus que de trouver les moyens de l'exécuter; c'est où la difficulté consistait. Car, premièrement, de voir son mari, il ne se pouvait: on emportait les flambeaux dès qu'elle était dans le lit; de le tuer, encore moins: il n'y avait en ce séjour bienheureux ni poison, ni poignard, ni autre instrument de vengeance et de désespoir. Nos envieuses y pourvurent, et promirent à la pauvre épouse de lui apporter au plus tôt une lampe et un poignard: elle cacherait l'un et l'autre jusqu'à l'heure que le Sommeil se rendait maître de ce palais, et tenait charmés le monstre et les Nymphes; car c'était un des plaisirs de ce beau séjour que de bien dormir. Dans ce dessein, les deux soe.urs partirent. Pendant leur absence, Psyché eut grand soin de s'affliger, et encore plus grand soin de dissimuler son affliction. Tous les artifices dont les femmes ont coutume de se servir quand elles veulent tromper leurs maris furent employés par la belle: ce n'étaient qu'embrassements et caresses, complaisances perpétuelles, protestations et serments de ne point aller contre le vouloir de son cher époux; on n'y omit rien, non seulement envers le mari, mais envers les Nymphes: les plus clairvoyantes y furent trompées. Que si elle se trouvait seule, l'inquiétude la reprenait. Tantôt elle avait peine à s'imaginer qu'un mari qu'à toutes sortes de marques elle avait sujet de croire jeune et bien fait, qui avait la peau et l'humeur si douces, le ton de voix si agréable, la conversation si charmante; qu'un mari qui aimait sa femme et qui la traitait comme une maîtresse; qu'un mari, dis-je, qui était servi par des Nymphes, et qui traînait à sa suite tous les plaisirs, fût quelque magicien ou quelque dragon. Ce que la belle avait trouvé si délicieux au toucher, et si digne de ses baisers, était donc la peau d'un serpent! Jamais femme s'était-elle trompée de la sorte? D'autres fois elle se remettait en mémoire la pompe funèbre qui avait servi de cérémonie à son mariage, les horribles hôtes de ce rocher, surtout le dragon qu'avaient vu ses soe.urs, et qui, étant soutenu par le Zéphire, ne pouvait être autre que son mari. Cette dernière pensée l'emportait toujours sur les autres, soit par une fatalité particulière, soit à cause que c'était la pire, et que notre esprit va naturellement là. Au bout de cinq ou six jours, les deux soe.urs revinrent. Elles s'étaient abandonnées dans les airs comme si elles eussent voulu se laisser tomber. Un souffle agréable les avait incontinent enlevées et portées au sommet du roc. Psyché leur demanda dès l'abord où étaient la lampe et le poignard. " Les voici, dit ce couple: et nous vous assurons De la clarté que fait la lampe; Pour le poignard, il est des bons, Bien affilé, de bonne trempe; Comme nous vous aimons, et ne négligeons rien Quand il s'agit de votre bien, Nous avons eu le soin d'empoisonner la lame Tenez-vous sûre de ses coups, C'est fait du monstre votre époux, Pour peu que ce poignard l'entame." À ces mots un trait de pitié Toucha le coe.ur de notre belle. " Je vous rends grâce, leur dit-elle, De tant de marques d'amitié." Psyché leur dit ces paroles assez froidement, ce qui leur fit craindre qu'elle n'eût changé d'avis; mais elles reconnurent bientôt que l'esprit de leur cadette était toujours dans la même assiette, et que ce sentiment de pitié, dont elle n'avait pas été la maîtresse, était ordinaire à ceux qui sont sur le point de faire du mal à quelqu'un. Quand nos deux furies eurent mis leur soe.ur en train de se perdre, elles la quittèrent, et ne firent pas long séjour aux environs de cette montagne. Le mari vint sur le soir, avec une mélancolie extraordinaire, et qui lui devait être un pressentiment de ce qui se préparait contre lui: mais les caresses de sa femme le rassurèrent. Il se coucha donc, et s'abandonna au sommeil aussitôt qu'il fut couché. Voilà Psyché bien embarrassée. Comme on ne connaît l'importance d'une action que quand on est près de l'exécuter, elle envisagea la sienne dans ce moment-là avec ses suites les plus fâcheuses, et se trouva combattue de je ne sais combien de passions aussi contraires que violentes. L'appréhension, le dépit, la pitié, la colère, et le désespoir, la curiosité principalement, tout ce qui porte à commettre quelque forfait, et tout ce qui en détourne, s'empara du coe.ur de notre héroïne, et en fit la scène de cent agitations différentes. Chaque passion le tirait à soi. Il fallut pourtant se déterminer. Ce fut en faveur de la curiosité que la belle se déclara: car, pour la colère, il lui fut impossible de l'écouter, quand elle songea qu'elle allait tuer son mari. On n'en vient jamais à une telle extrémité sans de grands scrupules, et sans avoir beaucoup à combattre. Qu'on fasse telle mine que l'on voudra, qu'on se querelle, qu'on se sépare, qu'on proteste de se haïr, il reste toujours un levain d'amour entre deux personnes qui ont été unies si étroitement. Ces difficultés arrêtèrent la pauvre épouse quelque peu de temps. Elle les franchit à la fin, se leva sans bruit, prit le poignard et la lampe qu'elle avait cachés, s'en alla le plus doucement qu'il lui fut possible vers l'endroit du lit où le monstre s'était couché, avançant un pied, puis un autre, et prenant bien garde à les poser par mesure, comme si elle eût marché sur les pointes de diamants. Elle retenait jusqu'à son haleine, et craignait presque que ses pensées ne la décelassent. Il s'en fallut peu qu'elle ne priât son ombre de ne point faire du bruit en l'accompagnant. À pas tremblants et suspendus, Elle arrive enfin où repose Son époux aux bras étendus, Époux plus beau qu'aucune chose. C'était aussi l'Amour: son teint, par sa fraîcheur, Par son éclat, par sa blancheur, Rendait le lis jaloux, faisait honte à la rose. Avant que de parler du teint, Je devais vous avoir dépeint, Pour aller par ordre en l'affaire, La posture du dieu. Son col était penché C'est ainsi que le Somme en sa grotte est couché; Ce qu'il ne fallait pas vous taire. Ses bras à demi nus étalaient des appas, Non d'un Hercule, ou d'un Atlas, D'un Pan, d'un Sylvain, ou d'un Faune, Ni même ceux d'une Amazone; Mais ceux d'une Vénus à l'âge de vingt ans. Ses cheveux épars et flottants, Et que les mains de la Nature Avaient frisés à l'aventure, Celles de Flore parfumés, Cachaient quelques attraits dignes d'être estimés; Mais Psyché n'en était qu'à prendre plus facile: Car, pour un qu'ils cachaient, elle en soupçonnait mille; Leurs anneaux, leurs boucles, leurs noe.uds, Tour à tour de Psyché reçurent tous des voe.ux; Chacun eut à part son hommage. Une chose nuisit pourtant à ces cheveux Ce fut la beauté du visage. Que vous en dirai-je? et comment En parler assez dignement? Suppléez à mon impuissance Je ne vous aurais d'aujourd'hui Dépeint les beautés de celui Qui des beautés a l'intendance. Que dirais-je des traits où les Ris sont logés? De ceux que les Amours ont entre eux partagés? Des yeux aux brillantes merveilles, Qui sont les portes du désir? Et surtout des lèvres vermeilles, Qui sont les sources du plaisir? Psyché demeura comme transportée à l'aspect de son époux. Dès l'abord, elle jugea bien que c'était l'Amour; car quel autre dieu lui aurait paru si agréable? Ce que la beauté, la jeunesse, le divin charme qui communique à ces choses le don de plaire, ce qu'une personne faite à plaisir peut causer aux yeux de volupté, et de ravissement à l'esprit, Cupidon en ce moment-là le fit sentir à notre héroïne. Il dormait à la manière d'un dieu, c'est-à-dire profondément, penché nonchalamment sur un oreiller, un bras sur sa tête, l'autre bras tombant sur les bords du lit, couvert à demi d'un voile de gaze, ainsi que sa mère en use, et les Nymphes aussi, et quelquefois les bergères. La joie de Psyché fut grande, si l'on doit appeler joie ce qui est proprement extase: encore ce mot est-il faible, et n'exprime pas la moindre partie du plaisir que reçut la belle. Elle bénit mille fois le défaut du sexe, se sut très bon gré d'être curieuse, bien fâchée de n'avoir pas contrevenu dès le premier jour aux défenses qu'on lui avait faites, et à ses serments. Il n'y avait pas d'apparence, selon son sens, qu'il en dût arriver de mal; au contraire, cela était bien, et justifiait les caresses que jusque-là elle avait cru faire à un monstre. La pauvre femme se repentait de ne lui en avoir pas fait davantage: elle était honteuse de son peu d'amour, toute prête de réparer cette faute si son mari le souhaitait, quand même il ne le souhaiterait pas. Ce ne fut pas à elle peu de retenue de ne point jeter et lampe et poignard pour s'abandonner à son transport. Véritablement le poignard lui tomba des mains, mais la lampe non: elle en avait trop affaire, et n'avait pas encore vu tout ce qu'il y avait à voir. Une telle commodité ne se rencontrait pas tous les jours; il s'en fallait donc servir. C'est ce qu'elle fit, sollicitée de faire cesser son plaisir par son plaisir même: tantôt la bouche de son mari lui demandait un baiser, et tantôt ses yeux; mais la crainte de l'éveiller l'arrêtait tout court. Elle avait de la peine à croire ce qu'elle voyait, se passait la main sur les yeux, craignant que ce ne fût songe et illusion; puis recommençait à considérer son mari." Dieux immortels! dit-elle en soi-même, est-ce ainsi que sont faits les monstres? Comment donc est fait ce que l'on appelle Amour? Que tu es heureuse, Psyché! Ah! divin époux, pourquoi m'as-tu refusé si longtemps la connaissance de ce bonheur? Craignais-tu que je n'en mourusse de joie? Était-ce pour plaire à ta mère ou à quelqu'une de tes maîtresses? car tu es trop beau pour ne faire le personnage que de mari. Quoi! je t'ai voulu tuer! quoi! cette pensée m'est venue! Ô dieux! je frémis d'horreur à ce souvenir. Suffisait-il pas, cruelle Psyché, d'exercer ta rage contre toi seule? L'Univers n'y eût rien perdu; et sans ton époux que deviendrait-il? Folle que je suis! mon mari est immortel: il n'a pas tenu à moi qu'il ne le fût point." Après ces réflexions, il lui prit envie de regarder de plus près celui qu'elle n'avait déjà que trop vu. Elle pencha quelque peu l'instrument fatal qui l'avait jusque là servie si utilement. Il en tomba sur la cuisse de son époux une goutte d'huile enflammée. La douleur éveilla le dieu. Il vit la pauvre Psyché qui, toute confuse, tenait sa lampe; et, ce qui fut de plus malheureux, il vit aussi le poignard tombé près de lui. Dispensez-moi de vous raconter le reste: vous seriez touchés de trop de pitié au récit que je vous ferais. Là finit de Psyché le bonheur et la gloire, Et là votre plaisir pourrait cesser aussi. Ce n'est pas mon talent d'achever une histoire Qui se termine ainsi. " Ne laissez pas de continuer, dit Acante, puisque vous nous l'avez promis: peut-être aurez-vous mieux réussi que vous ne croyez. -Quand cela serait, reprit Polyphile, quelle satisfaction aurez-vous? Vous verrez souffrir une belle, et en pleurerez, pour peu que j'y contribue. -Eh bien! repartit Acante, nous pleurerons. Voilà un grand mal pour nous! les héros de l'antiquité pleuraient bien. Que cela ne vous empêche pas de continuer. La compassion a aussi ses charmes, qui ne sont pas moindres que ceux du rire. Je tiens même qu'ils sont plus grands, et crois qu'Ariste est de mon avis. Soyez si tendre et si émouvant que vous voudrez, nous ne vous en écouterons tous deux que plus volontiers. -Et moi, dit Gélaste, que deviendrai-je? Dieu m'a fait la grâce de me donner des oreilles aussi bien qu'à vous. Quand Polyphile les consulterait, et qu'il ne ferait pas tant le pathétique, la chose n'en irait que mieux, vu la manière d'écrire qu'il a choisie." Le sentiment de Gélaste fut approuvé. Et Ariste, qui s'était tu jusque-là, dit en se tournant vers Polyphile: " Je voudrais que vous me pussiez attendrir le coe.ur par le récit des aventures de votre belle; je lui donnerais des larmes avec le plus grand plaisir du monde. La pitié est celui des mouvements du discours qui me plaît le plus: je le préfère de bien loin aux autres. Mais ne vous contraignez point pour cela: il est bon de s'accommoder à son sujet; mais il est encore meilleur de s'accommoder à son génie. C'est pourquoi suivez le conseil que vous a donné Gélaste. -Il faut bien que je le suive, continua Polyphile: comment ferais-je autrement? J'ai déjà mêlé malgré moi de la gaieté parmi les endroits les plus sérieux de cette histoire; je ne vous assure pas que tantôt je n'en mêle aussi parmi les plus tristes. C'est un défaut dont je ne me saurais corriger, quelque peine que j'y apporte. -Défaut pour défaut, dit Gélaste, j'aime beaucoup mieux qu'on me fasse rire quand je dois pleurer, que si l'on me faisait pleurer lorsque je dois rire. C'est pourquoi, encore une fois, continuez comme vous avez commencé. -Laissons-lui reprendre haleine auparavant, dit Acante; le grand chaud étant passé, rien ne nous empêche de sortir d'ici, et de voir en nous promenant les endroits les plus agréables de ce jardin. Bien que nous les ayons vus plusieurs fois, je ne laisse pas d'en être touché, et crois qu'Ariste et Polyphile le sont aussi. Quant à Gélaste, il aimerait mieux employer son temps autour de quelque Psyché que de converser avec des arbres et des fontaines. On pourra tantôt le satisfaire: nous nous assoirons sur l'herbe menue pour écouter Polyphile, et plaindrons les peines et les infortunes de son héroïne avec une tendresse d'autant plus grande que la présence de ces objets nous remplira l'âme d'une douce mélancolie. Quand le Soleil nous verra pleurer, ce ne sera pas un grand mal: il en voit bien d'autres par l'univers qui en font autant, non pour le malheur d'autrui, mais pour le leur propre." Acante fut cru, et on se leva. Au sortir de cet endroit, ils firent cinq ou six pas sans rien dire. Gélaste, ennuyé de ce long silence, l'interrompit; et fronçant un peu son sourcil: " Je vous ai, dit-il, tantôt laissés mettre le plaisir du rire après celui de pleurer; trouverez-vous bon que je vous guérisse de cette erreur? Vous savez que le rire est ami de l'homme, et le mien particulier; m'avez-vous cru capable d'abandonner sa défense sans vous contredire le moins du monde? -Hélas! non, repartit Acante; car, quand il n'y aurait que le plaisir de contredire, vous le trouvez assez grand pour nous engager en une très longue et très opiniâtre dispute." Ces paroles, à quoi Gélaste ne s'attendait point, et qui firent faire un petit éclat de risée, l'interdirent un peu. Il en revint aussitôt. " Vous croyez, dit-il, vous sauver par là; c'est l'ordinaire de ceux qui ont tort, et qui connaissent leur faible, de chercher des fuites: mais évitez tant que vous voudrez le combat, si faut-il que vous m'avouiez que votre proposition est absurde, et qu'il vaut mieux rire que pleurer. -À le prendre en général comme vous faites, poursuivit Ariste, cela est vrai; mais vous falsifiez notre texte. Nous vous disons seulement que la pitié est celui des mouvements du discours que nous tenons le plus noble, le plus excellent si vous voulez: je passe encore outre, et le maintiens le plus agréable: voyez la hardiesse de ce paradoxe! -Ô dieux immortels! s'écria Gélaste, y a-t-il des gens assez fous au monde pour soutenir une opinion si extravagante? Je ne dis pas que Sophocle et Euripide ne me divertissent davantage que quantité de faiseurs de comédies; mais mettez les choses en pareil degré d'excellence, quitterez-vous le plaisir de voir attraper deux vieillards par un drôle comme Phormion, pour aller pleurer avec la famille du roi Priam?-Oui, encore un coup, je le quitterai, dit Ariste.-Et vous aimerez mieux, ajouta Gélaste, écouter Sylvandre Il faisant des plaintes, que d'entendre Hylas entretenant agréablement ses maîtresses? -C'est un autre point, poursuivit Ariste; mettez les choses, comme vous dites, en pareil degré d'excellence, je vous répondrai là-dessus. Sylvandre, après tout, pourrait faire de telles plaintes que vous les préféreriez vous-même aux bons mots d'Hylas. -Aux bons mots d'Hylas? repartit Gélaste: pensez-vous bien à ce que vous dites? Savez-vous quel homme c'est que l'Hylas de qui nous parlons? C'est le véritable héros d'Astrée: c'est un homme plus nécessaire dans le roman qu'une douzaine de Céladons.-Avec cela, dit Ariste, s'il y en avait deux, ils vous ennuieraient; et les autres, en quelque nombre qu'ils soient, ne vous ennuient point. Mais nous ne faisons qu'insister l'un et l'autre pour notre avis, sans en apporter d'autre fondement que notre avis même. Ce n'est pas là le moyen de terminer la dispute, ni de découvrir qui a tort ou qui a raison. -Cela me fait souvenir, dit Acante, de certaines gens dont les disputes se passent entières à nier et à soutenir, et point d'autre preuve. Vous en allez avoir une pareille si vous ne vous y prenez d'autre sorte. -C'est à quoi il faut remédier, dit Ariste: cette matière en vaut bien la peine, et nous peut fournir beaucoup de choses dignes d'être examinées. Mais, comme elles mériteraient plus de temps que nous n'en avons, je suis d'avis de ne toucher que le principal, et qu'après nous réduisions la dispute au jugement qu'on doit faire de l'ouvrage de Polyphile, afin de ne pas sortir entièrement du sujet pour lequel nous nous rencontrons ici. Voyons seulement qui établira le premier son opinion. Comme Gélaste est l'agresseur, il serait juste que ce fût lui. Néanmoins je commencerai s'il le veut. -Non, non, dit Gélaste, je ne veux point qu'on m'accorde de privilège: vous n'êtes pas assez fort pour donner de l'avantage à votre ennemi. Je vous soutiens donc que, les choses étant égales, la plus saine partie du monde préférera toujours la comédie à la tragédie. Que dis-je, la plus saine partie du monde? mais tout le monde. Je vous demande où le goût universel d'aujourd'hui se porte. La Cour, les dames, les cavaliers, les savants, le peuple, tout demande la comédie, point de plaisir que la comédie. Aussi voyons-nous qu'on se sert indifféremment de ce mot de comédie pour qualifier tous les divertissements du théâtre: on n'a jamais dit " les tragédiens ", ni: "Allons à la tragédie." -Vous en savez mieux que moi la véritable raison, dit Ariste, et que cela vient du mot de bourgade, en grec Il. Comme cette érudition serait longue, et qu'aucun de nous ne l'ignore, je la laisse à part, et m'arrêterai seulement à ce que vous dites. Parce que le mot de comédie est pris abusivement pour toutes les espèces du dramatique, la comédie est préférable à la tragédie: n'est-ce pas là bien conclure? Cela fait voir seulement que la comédie est plus commune; et parce qu'elle est plus commune, je pourrais dire qu'elle touche moins les esprits. -Voilà bien conclure à votre tour, répliqua Gélaste: le diamant est plus commun que certaines pierres; donc le diamant touche moins les yeux. Hé! mon ami, ne voyez-vous pas qu'on ne se lasse jamais de rire? On peut se lasser du jeu, de la bonne chère, des dames; mais de rire, point. Avez-vous entendu dire à qui que ce soit: "Il y a huit jours entiers que nous rions; je vous prie, pleurons aujourd'hui "?-Vous sortez toujours, dit Ariste, de notre thèse, et apportez des raisons si triviales, que j'en ai honte pour VOUS.-Voyez un peu l'homme difficile! reprit Gélaste. Et vraiment, puisque vous voulez que je discoure de la comédie et du rire en philosophe platonicien, j'y consens; faites-moi seulement la grâce de m'écouter. Le plaisir dont nous devons faire le plus de cas est toujours celui qui convient le mieux à notre nature; car c'est s'unir à soi-même que de le goûter. Or y a-t-il rien qui nous convienne mieux que le rire? Il n'est pas moins naturel à l'homme que la raison. Il lui est même particulier: vous ne trouverez aucun animal qui rie, et en rencontrerez quelques-uns qui pleurent. Je vous défie, tout sensible que vous êtes, de jeter des larmes aussi grosses que celles d'un cerf qui est aux abois, ou du cheval de ce pauvre prince dont on voit la pompe funèbre dans l'onzième de l'Énéide. Tombez d'accord de ces vérités; je vous laisserai après pleurer tant qu'il vous plaira: vous tiendrez compagnie au cheval du pauvre Pallas, et moi je rirai avec tous les hommes." La conclusion de Gélaste fit rire ses trois amis, Ariste comme les autres; après quoi celui-ci dit: " Je vous nie vos deux propositions, aussi bien la seconde que la première. Quelque opinion qu'ait eue l'école jusqu'à présent, je ne conviens pas avec elle que le rire appartienne à l'homme privativement au reste des animaux. Il faudrait entendre la langue de ces derniers pour connaître qu'ils ne rient point. Je les tiens sujets à toutes nos passions: il n'y a pour ce point-là de différence entre nous et eux que du plus au moins, et en la manière de s'exprimer. Quant à votre première proposition, tant s'en faut que nous devions toujours courir après les plaisirs qui nous sont les plus naturels, et que nous avons le plus à commandement, que ce n'est pas même un plaisir de posséder une chose très commune. De là vient que dans Platon l'Amour est fils de la Pauvreté, voulant dire que nous n'avons de passion que pour les choses qui nous manquent, et dont nous sommes nécessiteux. Ainsi le rire, qui nous est, à ce que vous dites, si familier, sera, dans la scène, le plaisir des laquais et du menu peuple; le pleurer, celui des honnêtes gens. -Vous poussez la chose un peu trop loin, dit Acante; je ne tiens pas que le rire soit interdit aux honnêtes gens. -Je ne le tiens pas non plus, reprit Ariste. Ce que je dis n'est que pour payer Gélaste de sa monnaie. Vous savez combien nous avons ri en lisant Térence, et combien je ris en voyant les Italiens: je laisse à la porte ma raison et mon argent, et je ris après tout mon soûl. Mais que les belles tragédies ne nous donnent une volupté plus grande que celle qui vient du comique, Gélaste ne le niera pas lui-même, s'il y veut faire réflexion. -Il faudrait, repartit froidement Gélaste, condamner à une très grosse amende ceux qui font ces tragédies dont vous nous parlez. Vous allez là pour vous réjouir, et vous y trouvez un homme qui pleure auprès d'un autre homme, et cet autre auprès d'un autre, et tous ensemble avec la comédienne qui représente Andromaque, et la comédienne avec le poète: c'est une chaîne de gens qui pleurent, comme dit votre Platon. Est-ce ainsi que l'on doit contenter ceux qui vont là pour se réjouir?-Ne dites point qu'ils y vont pour se réjouir, reprit Ariste; dites qu'ils y vont pour se divertir. Or, je vous soutiens, avec le même Platon, qu'il n'y a divertissement égal à la tragédie, ni qui mène plus les esprits où il plaît au poète. Le mot dont se sert Platon fait que je me figure le même poète se rendant maître de tout un peuple, et faisant aller les âmes comme des troupeaux, et comme s'il avait en ses mains la baguette du dieu Mercure. Je vous soutiens, dis-je, que les maux d'autrui nous divertissent, c'est-à-dire qu'ils nous attachent l'esprit. -Ils peuvent attacher le vôtre agréablement, poursuivit Gélaste, mais non pas le mien. En vérité, je vous trouve de mauvais goût. Il vous suffit que l'on vous attache l'esprit; que ce soit avec des charmes agréables ou non, avec les serpents de Tisiphone, il ne vous importe. Quand vous me feriez passer l'effet de la tragédie pour une espèce d'enchantement, cela ferait-il que l'effet de la comédie n'en fût un aussi? Ces deux choses étant égales, serez-vous si fou que de préférer la première à l'autre? -Mais vous-même, reprit Ariste, osez-vous mettre en comparaison le plaisir du rire avec la pitié? la pitié, qui est un ravissement, une extase? Et comment ne le serait-elle pas, si les larmes que nous versons pour nos propres maux sont, au sentiment d'Homère (non pas tout à fait au mien), si les larmes, dis-je, sont, au sentiment de ce divin poète, une espèce de volupté? Car en cet endroit Il où il fait pleurer Achille et Priam, l'un du souvenir de Patrocle, l'autre de la mort du dernier de ses enfants, il dit qu'ils se soûlent de ce plaisir; il les fait jouir du pleurer, comme si c'était quelque chose de délicieux. -Le Ciel vous veuille envoyer beaucoup de jouissances pareilles, reprit Gélaste, je n'en serai nullement jaloux. Ces extases de la pitié n'accommodent pas un homme de mon humeur. Le rire a pour moi quelque chose de plus vif et de plus sensible: enfin le rire me rit davantage. Toute la nature est en cela de mon avis. Allez-vous-en à la Cour de Cythérée, vous y trouverez des Ris, et jamais de pleurs. -Nous voici déjà retombés, dit Ariste, dans ces raisons qui n'ont aucune solidité: vous êtes le plus frivole défenseur de la comédie que j'aie vu depuis bien longtemps. -Et nous voici retombés dans le platonisme, répliqua Gélaste: demeurons-y donc, puisque cela vous plaît tant. Je m'en vais vous dire quelque chose d'essentiel contre le pleurer, et veux vous convaincre par ce même endroit d'Homère dont vous avez fait votre capital. Quand Achille a pleuré son soûl (par parenthèse, je crois qu'Achille ne riait pas de moins bon courage; tout ce que font les héros, ils le font dans le suprême degré de perfection), lorsqu'Achille, dis-je, s'est rassasié de ce beau plaisir de verser des larmes, il dit à Priam: "Vieillard, tu es misérable: telle est la condition des mortels, ils passent leur vie dans les pleurs. Les dieux seuls sont exempts de mal, et vivent là-haut à leur aise, sans rien souffrir Il." Que répondrez-vous à cela? -Je répondrai, dit Ariste, que les mortels sont mortels quand ils pleurent de leurs douleurs; mais, quand ils pleurent des douleurs d'autrui, ce sont proprement des dieux. -Les dieux ne pleurent ni d'une façon ni d'une autre, reprit Gélaste; pour le rire, c'est leur partage. Qu'il ne soit ainsi, Homère dit en un autre endroit Il que, quand les bienheureux Immortels virent Vulcain qui boitait dans leur maison, il leur prit un rire inextinguible. Par ce mot d'inextinguible, vous voyez qu'on ne peut trop rire ni trop longtemps; par celui de bienheureux, que la béatitude consiste au rire. -Par ces deux mots que vous dites, reprit Ariste, je vois qu'Homère a failli, et ne vois rien autre chose. Platon l'en reprend dans son troisième de la République: Il le blâme de donner aux dieux un rire démesuré, et qui serait même indigne de personnes tant soit peu considérables. -Pourquoi voulez-vous qu'Homère ait plutôt failli que Platon? répliqua Gélaste. Mais laissons les autorités, et n'écoutons que la raison seule. Nous n'avons qu'à examiner sans prévention la comédie et la tragédie. Il arrive assez souvent que cette dernière ne nous touche point: car le bien ou le mal d'autrui ne nous touche que par rapport à nous-mêmes, et en tant que nous croyons que pareille chose nous peut arriver, l'amour-propre faisant sans cesse que l'on tourne les yeux sur soi. Or, comme la tragédie ne nous représente que des aventures extraordinaires, et qui vraisemblablement ne nous arriveront jamais, nous n'y prenons point de part, et nous sommes froids, à moins que l'ouvrage ne soit excellent, que le poète ne nous transforme, que nous ne devenions d'autres hommes par son adresse, et ne nous mettions en la place de quelque roi. Alors j'avoue que la tragédie nous touche, mais de crainte, mais de colère, mais de mouvements funestes qui nous renvoient au logis pleins des choses que nous avons vues, et incapables de tout plaisir. La comédie, n'employant que des aventures ordinaires et qui peuvent nous arriver, nous touche toujours, plus ou moins, selon son degré de perfection. Quand elle est fort bonne, elle nous fait rire. La tragédie nous attache, si vous voulez; mais la comédie nous amuse agréablement, et mène les âmes aux Champs Élysées, au lieu que vous les menez dans la demeure des malheureux. Pour preuve infaillible de ce que j'avance, prenez garde que, pour effacer les impressions que la tragédie avait faites en nous, on lui fait souvent succéder un divertissement comique; mais de celui-ci à l'autre il n'y a point de retour: ce qui vous fait voir que le suprême degré du plaisir, après quoi il n'y a plus rien, c'est la comédie. Quand on vous la donne, vous vous en retournez content et de belle humeur; quand on ne vous la donne pas, vous vous en retournez chagrin et rempli de noires idées. C'est ce qu'il y a à gagner avec les Orestes et les oe.dipes, tristes fantômes qu'a évoqués le poète magicien dont vous nous avez parlé tantôt. Encore serions-nous heureux s'ils excitaient le terrible toutes les fois que l'on nous les fait paraître: cela vaut mieux que de s'ennuyer; mais où sont les habiles poètes qui nous dépeignent ces choses au vif? Je ne veux pas dire que le dernier soit mort avec Euripide ou avec Sophocle; je dis seulement qu'il n'y en a guère. La difficulté n'est pas si grande dans le comique; il est plus assuré de nous toucher, en ce que ses incidents sont d'une telle nature que nous nous les appliquons à nous-mêmes plus aisément. -Cette fois-là, dit Ariste, voilà des raisons solides, et qui méritent qu'on y réponde; il faut y tâcher. Le même ennui qui nous fait languir pendant une tragédie où nous ne trouvons que de médiocres beautés est commun à la comédie et à tous les ouvrages de l'esprit, particulièrement aux vers: je vous le prouverais aisément si c'était la question; mais ne s'agissant que de comparer deux choses également bonnes, chacune selon son genre, et la tragédie, à ce que vous dites vous-même, devant l'être souverainement, nous ne devons considérer la comédie que dans un pareil degré. En ce degré donc vous dites qu'on peut passer de la tragédie à la comédie; et de celle-ci à l'autre, jamais. Je vous le confesse, mais je ne tombe pas d'accord de vos conséquences, ni de la raison que vous apportez. Celle qui me semble la meilleure est que dans la tragédie nous faisons une grande contention d'âme; ainsi on nous représente ensuite quelque chose qui délasse notre coe.ur, et nous remet en l'état où nous étions avant le spectacle, afin que nous en puissions sortir ainsi que d'un songe. Par votre propre raisonnement, vous voyez déjà que la comédie touche beaucoup moins que la tragédie. Il reste à prouver que cette dernière est beaucoup plus agréable que l'autre. Mais auparavant, de crainte que la mémoire ne m'en échappe, je vous dirai qu'il s'en faut bien que la tragédie nous renvoie chagrins et mal satisfaits, la comédie tout à fait contents et de belle humeur; car, si nous apportons à la tragédie quelque sujet de tristesse qui nous soit propre, la compassion en détourne l'effet ailleurs, et nous sommes heureux de répandre pour les maux d'autrui les larmes que nous gardions pour les nôtres. La comédie, au contraire, nous faisant laisser notre mélancolie à la porte, nous la rend lorsque nous sortons. Il ne s'agit donc que du temps que nous employons au spectacle et que nous ne saurions mieux employer qu'à la pitié. Premièrement, niez-vous qu'elle soit plus noble que le rire? -Il y a si longtemps que nous disputons, repartit Gélaste, que je ne vous veux plus rien nier. -Et moi je vous veux prouver quelque chose, reprit Ariste; je vous veux prouver que la pitié est le mouvement le plus agréable de tous. Votre erreur provient de ce que vous confondez ce mouvement avec la douleur. Je crains celle-ci encore plus que vous ne faites; quant à l'autre, c'est un plaisir, et très grand plaisir. En voici quelques raisons nécessaires et qui vous prouveront par conséquent que la chose est telle que je vous dis. La pitié est un mouvement charitable et généreux, une tendresse de coe.ur dont tout le monde se sait bon gré. Y a-t-il quelqu'un qui veuille passer pour un homme dur et impénétrable à ses traits? Or, qu'on ne fasse les choses louables avec un très grand plaisir, je m'en rapporte à la satisfaction intérieure des gens de bien; je m'en rapporte à vous-même, et vous demande si c'est une chose louable que de rire. Assurément ce n'en est pas une, non plus que de boire et de manger, ou de prendre quelque plaisir qui ne regarde que notre intérêt. Voilà donc déjà un plaisir qui se rencontre en la tragédie, et qui ne se rencontre pas en la comédie. Je vous en puis alléguer beaucoup d'autres. Le principal, à mon sens, c'est que nous nous mettons au-dessus des rois par la pitié que nous avons d'eux, et devenons dieux à leur égard, contemplant d'un lieu tranquille leurs embarras, leurs afflictions, leurs malheurs; ni plus ni moins que les dieux considèrent de l'Olympe les misérables mortels. La tragédie a encore cela au-dessus de la comédie, que le style dont elle se sert est sublime; et les beautés du sublime si nous en croyons Longin et la vérité, sont bien plus grandes et ont tout un autre effet que celles du médiocre. Elles enlèvent l'âme, et se font sentir à tout le monde avec la soudaineté des éclairs. Les traits comiques, tout beaux qu'ils sont, n'ont ni la douceur de ce charme ni sa puissance. Il est de ceci comme d'une beauté excellente, et d'une autre qui a des grâces: celle-ci plaît, mais l'autre ravit. Voilà proprement la différence que l'on doit mettre entre la pitié et le rire. Je vous apporterais plus de raisons que vous n'en souhaiteriez, s'il n'était temps de terminer la dispute. Nous sommes venus pour écouter Polyphile; c'est lui cependant qui nous écoute avec beaucoup de silence et d'attention, comme vous voyez. -Je veux bien ne pas répliquer, dit Gélaste, et avoir cette complaisance pour lui: mais ce sera à condition que vous ne prétendrez pas m'avoir convaincu; sinon, continuons la dispute. -Vous ne me ferez point en cela de tort, reprit Polyphile; mais vous en ferez peut-être à Acante, qui meurt d'envie de vous faire remarquer les merveilles de ce jardin." Acante ne s'en défendit pas trop. Il répondit toutefois à l'honnêteté de Polyphile: mais en même temps il ne laissa pas de s'écarter. Ses trois amis le suivirent. Ils s'arrêtèrent longtemps à l'endroit qu'on appelle le Fer-à-cheval, ne se pouvant lasser d'admirer cette longue suite de beautés toutes différentes qu'on découvre du haut des rampes. Là, dans des chars dorés, le Prince avec sa cour Va goûter la fraîcheur sur le déclin du jour. L'un et l'autre Soleil, unique en son espèce, Étale aux regardants sa pompe et sa richesse. Phébus brille à l'envi du monarque françois; On ne sait bien souvent à qui donner sa voix. Tous deux sont pleins d'éclat et rayonnants de gloire. Ah!si j'étais aidé des filles de Mémoire! De quels traits j'ornerais cette comparaison! Versailles, ce serait le palais d'Apollon; Les belles de la Cour passeraient pour les Heures Mais peignons seulement ces charmantes demeures. En face d'un parterre au palais opposé Est un amphithéâtre en rampes divisé. La descente en est douce, et presque imperceptible. Elles vont vers leur fin d'une pente insensible. D'arbrisseaux toujours verts les bords en sont ornés. Le myrte, par qui sont les amants couronnés, Y range son feuillage en globe, en pyramide; Tel jadis le taillaient les ministres d'Armide. Au haut de chaque rampe, un sphinx aux larges flancs Se laisse entortiller de fleurs par des enfants. Il se joue avec eux, leur rit à sa manière, Et ne se souvient plus de son humeur si fière. Au bas de ce degré, Latone et ses gémeaux De gens durs et grossiers font de vils animaux, Les changent avec l'eau que sur eux ils répandent. Déjà les doigts de l'un en nageoires s'étendent; L'autre en le regardant est métamorphosé; De l'insecte et de l'homme un autre est composé, Son épouse le plaint d'une voix de grenouille; Le corps est femme encor. Tel lui-même se mouille, Se lave, et plus il croit effacer tous ces traits, Plus l'onde contribue à les rendre parfaits. La scène est un bassin d'une vaste étendue; Sur les bords, cette engeance, insecte devenue, Tâche de lancer l'eau contre les déités. À l'entour de ce lieu, pour comble de beautés, Une troupe immobile et sans pieds se repose, Nymphes, héros, et dieux de la métamorphose, Termes de qui le sort semblerait ennuyeux S'ils n'étaient enchantés par l'aspect de ces lieux. Deux parterres ensuite entretiennent la vue: Tous deux ont leurs fleurons d'herbe tendre et menue, Tous deux ont un bassin qui lance ses trésors, Dans le centre en aigrette, en arcs le long des bords: L'onde sort du gosier de différents reptiles. Là sifflent les lézards, germains des crocodiles; Et là mainte tortue, apportant sa maison, Allonge en vain le col pour sortir de prison. Enfin, par une allée aussi large que belle, On descend vers deux mers d'une forme nouvelle L'une est un rond à pans, l'autre est un long canal, Miroirs où l'on n'a point épargné le cristal. Au milieu du premier, Phébus sortant de l'onde, A quitté de Téthys la demeure profonde: En rayons infinis l'eau sort de son flambeau; On voit presque en vapeur se résoudre cette eau, Telle la chaux exhale une blanche fumée. D'atomes de cristal une nue est formée Et lorsque le Soleil se trouve vis-à-vis, Son éclat l'enrichit des couleurs de l'Iris. Les coursiers de ce dieu, commençant leur carrière, À peine ont hors de l'eau la croupe toute entière Cependant on les voit impatients du frein; Ils forment la rosée en secouant leur crin. Phébus quitte à regret ces humides demeures Il se plaint à Téthys de la hâte des Heures. Elles poussent son char par leurs mains préparé, Et disent que le Somme en sa grotte est rentré. Cette figure à pans d'une place est suivie: Mainte allée en étoile, à son centre aboutie, Mène aux extrémités de ce vaste pourpris. De tant d'objets divers les regards sont surpris. Par sentiers alignés l'oe.il va de part et d'autre: Tout chemin est allée au royaume du nôtre. Muses, n'oublions pas à parler du canal: Cherchons des mots choisis pour peindre son cristal. Qu'il soit pur, transparent; que cette onde argentée Loge en son moite sein la blanche Galatée. Jamais on n'a trouvé ses rives sans Zéphyrs Flore s'y rafraîchit au vent de leurs soupirs; Les nymphes d'alentour souvent dans les nuits sombres S'y vont baigner en troupe à la faveur des ombres. Les lieux que j'ai dépeints, le canal, le rond d'eau, Parterres d'un dessin agréable et nouveau, Amphithéâtres, jets, tous au palais répondent, Sans que de tant d'objets les beautés se confondent. Heureux ceux de qui l'art a ces traits inventés! On ne connaissait point autrefois ces beautés. Tous parcs étaient vergers du temps de nos ancêtres, Tous vergers sont faits parc: le savoir de ces maîtres Change en jardins royaux ceux des simples bourgeois, Comme en jardins de dieux il change ceux des rois. Que ce qu'ils ont planté dure mille ans encore! Tant qu'on aura des yeux, tant qu'on chérira Flore, Les Nymphes des jardins loueront incessamment Cet art qui les savait loger si richement. Polyphile et ensuite ses trois amis prirent là-dessus occasion de parler de l'intelligence qui est l'âme de ces merveilles, et qui fait agir tant de mains savantes pour la satisfaction du monarque. Je ne rapporterai point les louanges qu'on lui donna; elles furent grandes, et par conséquent ne lui plairaient pas. Les qualités sur lesquelles nos quatre amis s'étendirent furent sa fidélité et son zèle. On remarqua que c'est un génie qui s'applique à tout, et ne se relâche jamais. Ses principaux soins sont de travailler pour la grandeur de son maître; mais il ne croit pas que le reste soit indigne de l'occuper. Rien de ce qui regarde Jupiter n'est au-dessous des ministres de sa puissance. Nos quatre amis, étant convenus de toutes ces choses allèrent ensuite voir le salon et la galerie qui sont demeurés debout après la fête qui a été tant vantée. On a jugé à propos de les conserver, afin d'en bâtir de plus durables sur le modèle. Tout le monde a ouï parler des merveilles de cette fête, des palais devenus jardins, et des jardins devenus palais, de la soudaineté avec laquelle on a créé, s'il faut ainsi dire, ces choses, et qui rendra les enchantements croyables à l'avenir. Il n'y a point de peuple en l'Europe que la renommée n'ait entretenu de la magnificence de ce spectacle. Quelques personnes en ont fait la description avec beaucoup d'élégance et d'exactitude; c'est pourquoi je ne m'arrêterai point en cet endroit; je dirai seulement que nos quatre amis s'assirent sur le gazon qui borde un ruisseau, ou plutôt une goulette, dont cette galerie est ornée. Les feuillages qui la couvraient, étant déjà secs et rompus en beaucoup d'endroits, laissaient entrer assez de lumière pour faire que Polyphile lût aisément: il commença donc de cette sorte le récit des malheurs de son héroïne. Livre second La criminelle Psyché n'eut pas l'assurance de dire un mot. Elle se pouvait jeter à genoux devant son mari, elle lui pouvait conter comme la chose s'était passée; et, si elle n'eut justifié entièrement son dessein, elle en aurait du moins rejeté la faute sur ses deux soe.urs. En tout cas elle pouvait demander pardon, prosternée aux pieds de l'Amour, les lui embrassant avec des marques de repentir, et les lui mouillant de ses larmes. Il y avait outre cela un parti à prendre; c'était de relever le poignard par la pointe, et le présenter à son mari, en lui découvrant son sein, et en l'invitant de percer un coe.ur qui s'était révolté contre lui. L'étonnement et sa conscience lui ôtèrent l'usage de la parole et celui des sens. Elle demeura immobile; et baissant les yeux, elle attendit avec des transes mortelles sa destinée. Cupidon, outré de colère, ne sentit pas la moitié du mal que la goutte d'huile lui aurait fait dans un autre temps. Il jeta quelques regards foudroyants sur la malheureuse Psyché; puis, sans lui faire seulement la grâce de lui reprocher son crime, ce dieu s'envola et le palais disparut. Plus de Nymphes, plus de Zéphire: la pauvre épouse se trouva sur le rocher, demi-morte, pâle, tremblante, et tellement possédée de son excessive douleur, qu'elle demeura longtemps les yeux attachés à terre sans se connaître, et sans prendre garde qu'elle était nue. Ses habits de fille étaient à ses pieds: elle avait les yeux dessus, et ne les apercevait pas. Cependant l'Amour était demeuré dans l'air, afin de voir à quelles extrémités son épouse serait réduite, ne voulant pas qu'elle se portât à aucune violence contre sa vie; soit que le courroux du dieu n'eût pas éteint tout à fait en lui la compassion, soit qu'il réservât Psyché à de longues peines, et à quelque chose de plus cruel que de se tuer soi-même. Il la vit tomber évanouie sur la roche dure: cela le toucha, mais non jusqu'au point de l'obliger à ne se plus souvenir de la faute de son épouse. Psyché ne revint à soi de longtemps après. La première pensée qu'elle eut, ce fut de courir à un précipice. Là, considérant les abîmes, leur profondeur, les pointes des rocs toutes prêtes à la mettre en pièces, et levant quelquefois les yeux vers la lune, qui l'éclairait: "Soe.ur du Soleil, lui dit-elle, que l'horreur du crime ne t'empêche pas de me regarder. Sois témoin du désespoir d'une malheureuse; et fais-moi la grâce de raconter à celui que j'ai offensé les circonstances de mon trépas, mais ne les raconte point aux personnes dont je tiens le jour. Tu vois dans ta course des misérables: dis-moi, y en a-t-il un de qui l'infortune ne soit légère au prix de la mienne? Rochers élevés, qui serviez naguère de fondements à un palais dont j'étais maîtresse, qui aurait dit que la nature vous eût formés pour me servir maintenant à un usage si différent? " À ces mots, elle regarda encore le précipice; et en même temps la mort se montra à elle sous sa forme la plus affreuse. Plusieurs fois elle, voulut s'élancer, plusieurs fois aussi un sentiment l'en empêcha." Quelles sont, dit-elle, mes destinées! J'ai quelque beauté, je suis jeune; il n'y a qu'un moment que je possédais le plus agréable de tous les dieux, et je vas mourir! Je me vas moi- même donner la mort! Faut-il que l'aurore ne se lève plus pour Psyché? Quoi! voilà les derniers instants qui me sont donnés par les Parques! Encore si ma nourrice me fermait les yeux! si je n'étais point privée de la sépulture! " Ces irrésolutions et ces retours vers la vie, qui font la peine de ceux qui meurent, et dont les plus désespérés ne sont pas exempts, entretinrent un cruel combat dans le coe.ur de notre héroïne." Douce lumière, s'écria-t-elle, qu'il est difficile de te quitter! Hélas! en quels lieux irai-je quand je me serai bannie moi-même de ta présence? Charitables filles d'enfer, aidez-moi à rompre les noe.uds qui m'attachent; venez, venez me représenter ce que j'ai perdu." Alors elle se recueillit en elle-même; et l'image de son malheur, étouffant enfin ce reste d'amour pour la vie, l'obligea de s'élancer avec tant de promptitude et de violence, que le Zéphire, qui l'observait et qui avait ordre de l'enlever quand le comble du désespoir l'aurait amenée à ce point, n'eut presque pas le loisir d'y apporter le remède. Psyché n'était plus, s'il eût attendu encore un moment. Il la retira du gouffre, et lui faisant prendre un autre chemin dans les airs que celui qu'elle avait choisi, il l'éloigna de ces lieux funestes, et l'alla poser avec ses habits sur le bord d'un fleuve dont la rive, extraordinairement haute et fort escarpée, pouvait passer pour un précipice encor plus horrible que le premier. C'est l'ordinaire des malheureux d'interpréter toutes choses sinistrement. Psyché se mit en l'esprit que son époux, outré de ressentiment, ne l'avait fait transporter sur le bord d'un fleuve qu'afin qu'elle se noyât, ce genre de mort étant plus capable de le satisfaire que l'autre, parce qu'il était plus lent, et par conséquent plus cruel. Peut-être même ne fallait-il pas qu'elle souillât de sang ces rochers. Savait-elle si son mari ne les avait point destinés à un usage tout opposé? Ce pouvait être une retraite amoureuse, où l'infant de Cypre, craignant sa mère, logeait secrètement ses maîtresses, comme il y avait logé son épouse; car le lieu était écarté et inaccessible: ainsi elle aurait commis un sacrilège, si elle avait fait servir à son désespoir ce qui ne servait qu'aux plaisirs. Voilà comme raisonnait la pauvre Psyché, ingénieuse à se procurer du mal, mais bien éloignée de l'intention qu'avait eue l'Amour, à qui cet endroit où la belle se trouvait alors était venu fortuitement dans l'esprit, ou qui peut-être l'avait laissé à la discrétion du Zéphire. Il voulait la faire souffrir; tant s'en faut qu'il exigeât d'elle une mort si prompte. Dans cette pensée, il défendit au Zéphire de la quitter pour quelque occasion que ce fût, quand même Flore lui aurait donné un rendez-vous, tant que cette première violence eût jeté son feu. Je me suis étonné cent fois comme le Zéphire n'en devint pas amoureux. Il est vrai que Flore a bien du mérite: puis de courir sur les pas d'un maître, et d'un maître comme l'Amour, c'eût été à lui une perfidie trop grande, et même inutile. Ayant donc l'oe.il incessamment sur Psyché, et lui voyant regarder le fleuve d'une manière toute pitoyable, il se douta de quelque nouvelle pensée de désespoir; et, pour n'être pas surpris encore une fois, il en avertit aussitôt le dieu de ce fleuve, qui, de bonne fortune, tenait sa cour à deux pas de là, et qui avait alors auprès de lui la meilleure partie de ses Nymphes. Ce dieu était d'un tempérament froid, et ne se souciait pas beaucoup d'obliger la belle ni son mari. Néanmoins, la crainte qu'il eut que les poètes ne le diffamassent si la première beauté du monde, fille de roi, et femme d'un dieu, se noyait chez lui, et ne l'appelassent frère du Styx, cette crainte, dis-je, l'obligea de commander à ses Nymphes qu'elles recueillissent Psyché, et qu'elle la portassent vers l'autre rive, qui était moins haute et plus agréable que celle-là, près de quelque habitation. Les Nymphes lui obéirent avec beaucoup de plaisir. Elles se rendirent toutes à l'endroit où était la belle, et se cachèrent sous le rivage. Psyché faisait alors des réflexions sur son aventure, ne sachant que conjecturer du dessein de son mari, ni à quelle mort se résoudre. À la fin, tirant de son coe.ur un profond soupir: "Eh bien! dit-elle, ' je finirai ma vie dans les eaux: veuillent seulement les Destins que ce supplice te soit agréable! " Aussitôt elle se précipite dans le fleuve, bien étonnée de se voir incontinent entre les bras de Cymodocé et de la gentille Naïs. Ce fut la plus heureuse rencontre du monde. Ces deux Nymphes ne faisaient presque que de la quitter: car l'Amour en avait choisi de toutes les sortes et dans tous les choe.urs pour servir de filles d'honneur à notre héroïne pendant le temps bienheureux où elle avait part aux affections et à la fortune d'un dieu. Cette rencontre, qui devait du moins lui apporter quelque consolation, ne lui apporta au contraire que du déplaisir. Comment se résoudre sans mourir à paraître ainsi malheureuse et abandonnée devant celles qui la servaient il n'y avait pas plus d'une heure? Telle est la folie de l'esprit humain: les personnes nouvellement déchues de quelque état florissant fuient les gens qui les connaissent avec plus de soin qu'elles n'évitent les étrangers, et préfèrent souvent la mort au service qu'on leur peut rendre. Nous supportons le malheur, et ne saurions supporter la honte. Je ne vous assurerai pas si ce fleuve avait des Tritons, et ne sais pas bien si c'est la coutume des fleuves que d'en avoir. Ce que je vous puis assurer, c'est qu'aucun Triton n'approcha de notre héroïne: les seules Naïades eurent cet honneur. Elles se pressaient si fort autour de la belle, que malaisément un Triton y eût trouvé place. Naïs et Cymodocé la tenaient entre leurs bras, tandis une d'abattement et de lassitude elle se laissait aller la tête languissamment, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre, arrosant leur sein tour à tour avec ses larmes. Aussitôt qu'elle fut à bord, ces deux Nymphes, qui avaient été du nombre de ses favorites (comme prudentes et discrètes entre toutes les Nymphes du monde) firent signe à leurs compagnes de se retirer; et, ne diminuant rien du respect avec lequel elles la servaient pendant sa fortune, elles prirent ses habits des mains du Zéphire, qui se retira aussi, et demandèrent à Psyché si elle ne voulait pas bien qu'elles eussent l'honneur de l'habiller encore une fois. Psyché se jeta à leurs pieds pour toute réponse, et les leur baisa. Cet abaissement excessif leur causa beaucoup de confusion et de pitié. L'Amour même en fut touché plus que de pas une chose qui fût arrivée à notre héroïne depuis sa disgrâce. Il ne l'avait point quittée de vue, recevant quelque satisfaction à l'aspect du mal qu'elle se faisait; car cela ne pouvait partir que d'un bon principe. Cupidon goûtait dans les airs ce cruel plaisir. Le battement de ses ailes obligea Naïs et Cymodocé de tourner la tête: elles aperçurent le dieu; et, par considération tout au moins autant que par respect, mais principalement pour faire plaisir à la belle, elles se retirèrent à leur tour' " Eh bien! Psyché dit l'Amour, que te semble de ta fortune? Est-ce impunément que l'on veut tuer le maître des dieux? Il te tardait que tu te fusses détruite te voilà contente; tu sais comme je suis fait, tu m'as vu mais de quoi cela te peut-il servir? Je t'avertis que tu n'es plus mon épouse." Jusque-là la pauvre Psyché l'avait écouté sans lever les yeux: à ce mot d'épouse elle dit: " Hélas! je suis bien éloignée de prendre cette qualité; je n'ose seulement espérer que vous me recevrez pour esclave. -Ni mon esclave non plus, repartit l'Amour; c'est de ma mère que tu l'es; je te donne à elle. Et garde-toi bien d'attenter contre ta vie; je veux que tu souffres, mais je ne veux pas que tu meures; tu en serais trop tôt quitte. Que si tu as dessein de m'obliger, venge-moi de tes deux démons de soe.urs; n'écoute ni considération du sang ni pitié; sacrifie-les-moi. Adieu, Psyché: la brûlure que cette lampe m'a faite ne me permet pas de t'entretenir plus longtemps." Ce fut bien là que l'affliction de notre héroïne reprit des forces." Exécrable lampe! maudite lampe! avoir brûlé un dieu si sensible et si délicat, qui ne saurait rien endurer! l'Amour! pleure, pleure, Psyché; ne te repose ni jour ni nuit: cherche sur les monts et dans les vallées quelque herbe pour le guérir, et porte-la-lui. S'il ne s'était point tant pressé de me dire adieu, il verrait l'extrême douleur que son mal me fait, et ce lui serait un soulagement; mais il est parti! il est parti sans me laisser aucune espérance de le revoir! " Cependant l'aurore vint éclairer l'infortune de notre belle, et amena ce jour-là force nouveautés. Vénus, entre autres, fut avertie de ce qui était arrivé à Psyché; et voyez comme les choses se rencontrent. Les médecins avaient ordonné à cette déesse de se baigner pour des chaleurs qui l'incommodaient. Elle prenait son bain dès le point du jour; puis se recouchait. C'était dans ce fleuve qu'elle se baignait d'ordinaire, à cause de la qualité de ses eaux refroidissantes. Je pense même vous avoir dit que le dieu du fleuve en tenait un peu. Une oie babillarde qui savait ces choses, et qui, se trouvant cachée entre des glaïeuls, avait vu Psyché arriver à bord, et avait entendu ensuite les reproches de son mari, ne manqua pas d'aller redire à Vénus toute l'aventure de point en point. Vénus ne perd point de temps; elle envoie gens de tous les côtés avec ordre de lui amener morte ou vive Psyché son esclave. Il s'en fallut peu que ces gens ne la rencontrassent. Dès que son époux l'eut quittée, elle s'habilla, ou, pour mieux parler, elle jeta sur soi ses habits: c'étaient ceux qu'elle avait quittés en se mariant, habits lugubres et commandés par l'oracle, comme vous pouvez vous en souvenir. En cet état elle résolut d'aller par le monde, cherchant quelque herbe pour la brûlure de son mari, puis de le chercher lui-même. Elle n'eut pas marché une demi-heure qu'elle crut apercevoir un peu de fumée qui sortait d'entre des arbres et des rochers. C'était l'habitation d'un pêcheur, située au penchant d'un mont où les chèvres même avaient de la peine à monter. Ce mont, revêtu de chênes aussi vieux que lui, et tout plein de rocs, présentait aux yeux quelque chose d'effroyable, mais de charmant. Le caprice de la nature ayant creusé deux ou trois de ces rochers qui étaient voisins l'un de l'autre, et leur ayant fait des passages de communication et d'issue, l'industrie humaine avait achevé cet ouvrage, et en avait fait la demeure d'un bon vieillard et de deux jeunes bergères. Encore que Psyché, dans ces commencements, fût timide et appréhendât la moindre rencontre, si est-ce qu'elle avait besoin de s'enquérir en quelle contrée elle était, et si on ne savait point une composition, une racine ou une herbe, pour la brûlure de son mari. Elle pressa donc ses pas vers le lieu où elle avait vu cette fumée, ne découvrant aucune habitation que celle-là, de quelque côté que sa vue se pût étendre. Il n'y avait point d'autre chemin pour y aller qu'un petit sentier tout bordé de ronces. De moyen de les détourner, elle n'en avait aucun; de façon qu'à chaque pas les épines lui déchiraient son habit, quelquefois la peau, sans que d'abord elle le sentît. L'affliction suspendait en elle les autres douleurs. À la fin, son linge qui était mouillé, le froid du matin, les épines et la rosée, commencèrent à l'incommoder. Elle se tira d'entre ces halliers le mieux qu'elle put; puis un petit pré, dont l'herbe était encore aussi vierge que le jour qu'elle naquit, la mena jusque sur le bord d'un torrent. C'était un torrent et un abîme. Un nombre infini de sources s'y précipitaient par cascades du haut du mont, puis, roulant leurs eaux entre des rochers, formaient un gazouillement à peu près semblable à celui des catadupes du Nil. Psyché, arrêtée tout court par cette barrière, et d'ailleurs extrêmement abattue tant de la douleur que du travail, et pour avoir passé sans dormir une nuit entière, se coucha sous des arbrisseaux que l'humidité du lieu rendait fort touffus. Ce fut ce qui la sauva. Deux satellites de son ennemie arrivèrent un moment après en ce même endroit. La ravine les empêcha de passer outre: ils s'arrêtèrent quelque temps à la regarder avec un si grand péril pour Psyché, que l'un d'eux marcha sur sa robe; et, croyant la belle aussi loin de lui qu'elle en était près, il dit à son camarade: "Nous cherchons ici inutilement; ce ne seraient être que des oiseaux qui se réfugient dans ces lieux: nos compagnons seront plus heureux que nous, et je plains cette personne s'ils la rencontrent; car notre maîtresse n'est pas telle qu'on s'imagine. Il semble à la voir que ce soit la même douceur; mais je vous la donne pour une femme vindicative, et aussi cruelle qu'il y en ait. On dit que Psyché lui dispute la prééminence des charmes: c'est justement le moyen de la rendre furieuse, et d'en faire une lionne à qui on a enlevé ses petits: sa concurrente fera fort bien de ne pas tomber entre ses mains." Psyché entendit ces mots fort distinctement, et rendit grâces au hasard, qui, en lui donnant des frayeurs mortelles, lui donnait aussi un avis qui n'était nullement à négliger. De bonheur pour elle, ces gens partirent presque aussitôt, À peine elle en était revenue, que sur l'autre bord de la ravine un nouveau spectacle lui causa de l'étonnement. La vieillesse en propre personne lui apparut chargée de filets, et en habit de pêcheur. Les cheveux lui pendaient sur les épaules, et la barbe sur la ceinture. Un très beau vieillard, et blanc comme un lis, mais non pas si frais, se disposait à passer. Son front était plein de rides, dont la plus jeune était presque aussi ancienne que le déluge. Aussi Psyché le prit pour Deucalion, et se mettant à genoux: "Père des humains, lui cria-t-elle, protégez-moi contre des ennemis qui me cherchent! " Le vieillard ne répondit rien: la force de l'enchantement le rendit muet. Il laissa tomber ses filets, s'oubliant soi-même aussi bien que s'il eût été dans son plus bel âge, oubliant aussi le danger où il se mettrait d'être rencontré par les ennemis de la belle, s'il allait la prendre sur l'autre bord. Il me semble que je vois les vieillards de Troie qui se préparent à la guerre en voyant Hélène Il. Celui-ci ne se souciait pas de périr, pourvu qu'il contribuât à la sûreté d'une malheureuse comme la nôtre. Le besoin pressant qu'on avait de son assistance lui fit remettre au premier loisir les exclamations ordinaires dans ces rencontres. Il passa du côté où était Psyché, et l'abordant de fort bonne grâce et avec respect, comme un homme qui savait faire autre chose que de tromper les poissons: " Belle princesse, dit-il, (car à vos habits c'est le moins que vous puissiez être) réservez vos adorations pour les dieux. Je suis un mortel qui ne possède que ces filets, et quelques petites commodités dont j'ai meublé deux ou trois rochers sur le penchant de ce mont. Cette retraite est à vous aussi bien qu'à moi: je ne l'ai point achetée; c'est la nature qui l'a bâtie. Et ne craignez pas que vos ennemis vous y cherchent: s'il y a sur terre un lieu d'assurance contre les poursuites des hommes, c'est celui-là: je l'éprouve depuis longtemps." Psyché accepta l'asile. Le vieillard la fit descendre dans la ravine, marchant devant elle, et lui enseignant à poser le pied, tantôt sur cet endroit-là, tantôt sur cet autre; non sans péril: mais la crainte donne du courage. Si Psyché n'eût point fui Vénus, elle n'aurait jamais osé faire ce qu'elle fit. La difficulté fut de traverser le torrent qui coulait au fond. Il était large, creux, et rapide." Où es-tu, Zéphire? " s'écria Psyché. Mais plus de Zéphire: l'Amour lui avait donné congé, sur l'assurance que notre héroïne n'oserait attenter contre elle, puisqu'il le lui avait défendu, ni faire chose qui lui déplût. En effet, elle n'avait garde. Un pont portatif que le vieillard tirait après soi sitôt qu'il était passé, suppléa à ce défaut. C'était un tronc à demi pourri avec deux bâtons de saule pour garde-fous. Ce tronc se posait sur deux gros cailloux qui servaient de bordages à l'eau en cet endroit-là. Psyché passa donc et n'eut pas plus de peine à remonter qu'elle en avait eu à descendre. De nouveaux obstacles se présentèrent. Il fallait encore grimper, et grimper par dedans un bois si touffu, que l'ombre éternelle n'est pas plus noire. Psyché suivait le vieillard, et le tenait par l'habit. Après bien des peines, ils arrivèrent à une petite esplanade assez découverte et employée à divers offices; c'était les jardins, la cour principale, les avant-cours, et les avenues de cette demeure. Elle fournissait des fleurs à son maître, et un peu de fruit, et d'autres richesses du jardinage. De là ils montèrent à l'habitation du vieillard par des degrés et par des perrons qui n'avaient point eu d'autre architecte que la nature: aussi tenaient-ils un peu du toscan, pour en dire la vérité. Ce palais n'avait pour toit que cinq ou six arbres d'une prodigieuse hauteur, dont les racines cherchaient passage entre les voûtes de ces rochers. Là deux jeunes bergères assises voyaient paître à dix pas d'elles cinq ou six chèvres, et filaient de si bonne grâce que Psyché ne se put tenir de les admirer. Elles avaient assez de beauté pour ne se pas voir méprisées par la concurrente de Vénus. La plus jeune approchait de quatorze ans, l'autre en avait seize. Elles saluèrent notre héroïne d'un air naïf, et pourtant fort spirituel, quoiqu'un peu de honte l'accompagnât. Mais ce qui fit principalement que Psyché crut trouver de l'esprit en elles, ce fut l'admiration qu'elles témoignèrent en la regardant. Psyché les baisa, et leur fit un petit compliment champêtre dans lequel elle les louait de beauté et de gentillesse: à quoi elles répondirent par l'incarnat qui leur monta aussitôt aux joues. " Vous voyez mes petites-filles, dit le vieillard à Psyché: leur mère est morte depuis six mois. Je les élève avec un aussi grand soin que si ce n'étaient pas des bergères. Le regret que j'ai, c'est que, n'ayant jamais bougé de cette montagne, elles sont incapables de vous servir. Souffrez toutefois qu'elles vous conduisent dans leur demeure: vous devez avoir besoin de repos." Psyché ne se fit pas presser davantage: elle s'alla mettre au lit. Les deux pucelles la déshabillèrent avec cent signes d'admiration à leur mode quand elle avait la tête tournée, se faisant l'une à l'autre remarquer de l'oe.il fort innocemment les beautés qu'elles découvraient; beautés capables de leur donner de l'amour, et d'en donner, s'il faut ainsi dire, à toutes les choses du monde. Psyché avait pris leur lit, couchée proprement sous du linge jonché de roses. L'odeur de ces fleurs, ou la lassitude, ou d'autres secrets dont Morphée se sert, l'assoupirent incontinent. J'ai toujours cru, et le crois encore, que le sommeil est une chose invincible. Il n'y a procès, ni affliction, ni amour qui tienne. Pendant que Psyché dormait, les bergères coururent aux fruits. On lui en fit prendre à son réveil, et un peu de lait. Il n'entrait guère d'autre nourriture en ce lieu. On y vivait à peu près comme chez les premiers humains: plus proprement, à la vérité, mais de viandes que la seule nature assaisonnait. Le vieillard couchait en une enfonçure du rocher, sans autre tapis de pied qu'un peu de mousse étendue, et sur cette mousse l'équipage du dieu Morphée. Un autre rocher plus spacieux et plus richement meublé était l'appartement des deux jeunes filles. Mille petits ouvrages de jonc et d'écorce tendre y tenaient lieu de tapisserie, des plumes d'oiseaux, des festons, des corbeilles remplies de fleurs. La porte du roc servait aussi de fenêtre, comme celles de nos balcons; et, par le moyen de l'esplanade, elle découvrait un pays fort grand, diversifié, agréable: le vieillard avait abattu les arbres qui pouvaient nuire à la vue. Une chose m'embarrasse, c'est de vous dépeindre cette porte servant aussi de fenêtre, et semblable à celles de nos balcons, en sorte que le champêtre soit conservé. Je n'ai jamais pu savoir comment cela s'était fait. Il suffit de dire qu'il n'y avait rien de sauvage en cette habitation, et que tout l'était à l'entour. Psyché, ayant regardé ces choses, témoigna à notre vieillard qu'elle souhaitait de l'entretenir, et le pria de s'asseoir près d'elle. Il s'en excusa sur sa qualité de simple mortel, puis il obéit. Les deux filles se retirèrent. " C'est en vain, dit notre héroïne, que vous me cachez votre véritable condition. Vous n'avez pas employé toute votre vie à pêcher, et parlez trop bien pour n'avoir jamais conversé qu'avec des poissons. Il est impossible que vous n'ayez vu le beau monde, et hanté les grands, si vous n'êtes vous-même d'une naissance au-dessus de ce qui paraît à mes yeux. Votre procédé, vos discours, l'éducation de vos filles, même la propreté de cette demeure me le font juger. Je vous prie, donnez-moi conseil. Il n'y a qu'un jour que j'étais la plus heureuse femme du monde. Mon mari était amoureux de moi. Il me trouvait belle. Et ce mari, c'est l'Amour. Il ne veut plus que je sois sa femme: je n'ai pu seulement obtenir de lui d'être son esclave. Vous me voyez vagabonde; tout me fait peur; je tremble à la moindre haleine du vent: hier je commandais au Zéphire. J'eus à mon coucher une centaine de Nymphes des plus jolies et des plus qualifiées, qui se tinrent heureuses d'une parole que je leur dis, et qui baisèrent en me quittant le bas de ma robe. Les adorations, les délices, la comédie, rien ne me manquait. Si j'eusse voulu qu'un plaisir fût venu des extrémités de la terre pour me trouver, j'eusse été incontinent satisfaite. Ma félicité était telle que le changement des habits et celui des ameublements ne me touchait plus. J'ai perdu tous ces avantages, et les ai perdus par ma faute, et sans espérance de les recouvrer jamais: l'Amour me hait trop. Je ne vous demande pas si je cesserai de l'aimer, il m'est impossible; je vous demande aussi peu si je cesserai de vivre, ce remède m'est interdit: "Garde-toi, m'a dit mon mari, d'attenter contre ta vie! " Voilà les termes où je suis réduite: il m'est défendu de me soustraire à la peine. C'est bien le comble du désespoir que de n'oser se désespérer. Quand je le ferai néanmoins, quelle punition y a-t-il par-delà la mort? Me conseillez-vous de traîner ma vie dans des alarmes continuelles, craignant Vénus, m'imaginant voir à tous les moments les ministres de sa fureur? Si je tombe entre ses mains (et je ne puis m'empêcher d'y tomber), elle me fera mille maux. Ne vaut-il pas mieux que j'aille en un monde où elle n'a point de pouvoir? Mon dessein n'est pas de m'enfoncer un fer dans le sein, les dieux me gardent de désobéir à l'Amour jusqu'à ce point-là! mais si je refuse la nourriture, si je permets à un aspic de décharger sur moi sa colère, si par hasard je rencontre de l'aconit et que j'en mette un peu sur ma langue, est-ce un si grand crime? Tout au moins me doit-il être permis de me laisser mourir de tristesse." Au nom de l'Amour le vieillard s'était levé. Quand la belle eut achevé de parler, il se prosterna; et, la traitant de déesse, il s'allait jeter en des excuses qui n'eussent fini de longtemps, si Psyché ne les eût d'abord prévenues, et ne lui eût commandé par tous les titres qu'il voudrait lui donner, soit de belle, soit de princesse, soit de déesse, de se remettre en sa place, et de dire son sentiment avec liberté; mais que pour le mieux il laissât ces qualités qui ne faisaient rien pour la consoler, et dont il était libéral jusques à l'excès. Le vieillard savait trop bien vivre pour contester de cérémonies avec l'épouse de Cupidon. S'étant donc assis: " Madame, dit-il, ou votre mari vous a communiqué l'immortalité; et, cela étant, que vous servira de vouloir mourir? ou vous êtes encore sujette à la loi commune. Or cette loi veut deux choses: l'une, véritablement que nous mourions, l'autre, que nous tâchions de conserver notre vie le plus longtemps qu'il nous est possible. Nous naissons également pour l'un et pour l'autre; et l'on peut dire que l'homme a en même temps deux mouvements opposés: il court incessamment vers la mort, il la fuit aussi incessamment. De violer cet instinct, c'est ce qui n'est pas permis. Les animaux ne le font pas. Y a-t-il rien de plus malheureux qu'un oiseau qui, ayant eu pour demeure une forêt agréable et toute la campagne des airs, se voit renfermé dans une cage d'un pied d'espace? cependant il ne se donne pas la mort; il chante, au contraire, et tâche à se divertir. Les hommes ne sont pas si sages: ils se désespèrent. Regardez combien de crimes un seul crime leur fait commettre. Premièrement, vous détruisez l'ouvrage du Ciel; et plus cet ouvrage est beau, plus le crime doit être grand: jugez donc quelle serait votre faute. En second lieu, vous vous défiez de la Providence, ce qui est un autre crime. Pouvez-vous répondre de ce qui vous arrivera? Peut-être le Ciel vous réserve-t-il un bonheur plus grand que celui que vous regrettez; peut-être vous réjouirez-vous bientôt du retour de votre mari, ou pour mieux dire de votre amant; car à son dépit je le juge tel. J'ai tant vu de ces amants échappés revenir incontinent, et faire satisfaction aux personnes qui leur avaient donné sujet de se plaindre; j'ai tant vu de malheureux, d'un autre côté, changer de condition et de sentiment, que ce serait imprudence à vous de ne pas donner à la Fortune le loisir de tourner sa roue. Outre ces raisons générales, votre mari vous a défendu d'attenter contre votre vie. Ne me proposez point pour expédient de vous laisser mourir de tristesse: c'est un détour que votre propre conscience doit condamner. J'approuverais bien plutôt que vous vous perçassiez le sein d'un poignard. Celui-ci est un crime d'un moment, qui a le premier transport pour excuse; l'autre est une continuation de crimes que rien ne peut excuser. Qu'il n'y ait point de punition par-delà la mort, je ne pense pas qu'on vous ait enseigné cette doctrine. Croyez, madame, qu'il y en a, et de particulièrement ordonnées contre ceux qui jettent leur âme au vent, et qui ne la laissent pas envoler. -Mon père, reprit Psyché, cette dernière considération fait que je me rends; car d'espérer le retour de mon mari, il n'y a pas d'apparence: je serai réduite à ne faire de ma vie autre chose que le chercher. -Je ne le crois pas, dit le vieillard. J'ose vous répondre au contraire qu'il vous cherchera. Quelle joie alors aurez-vous! Attendez du moins quelques jours en cette demeure. Vous pourrez vous y appliquer à la connaissance de vous-même et à l'étude de la sagesse; vous y mènerez la vie que j'y mène depuis longtemps, et que j'y mène avec tant de tranquillité que si Jupiter voulait changer de condition contre moi, je le renverrais sans délibérer. -Mais comment vous êtes-vous avisé de cette retraite? repartit Psyché: ne vous serai-je point importune, si je vous prie de m'apprendre votre aventure? -Je vous la dirai en peu de mots, reprit le vieillard. J'étais à la cour d'un roi qui se plaisait à m'entendre, et qui m'avait donné la charge de premier philosophe de sa maison. Outre la faveur, je ne manquais pas de biens. Ma famille ne consistait qu'en une personne qui m'était fort chère: j'avais perdu mon épouse depuis longtemps. Il me restait une fille de beauté exquise, quoique infiniment au-dessous des charmes que vous possédez. Je l'élevai dans des sentiments de vertu convenables à l'état de notre fortune et à la profession que je faisais. Point de coquetterie ni d'ambition; point d'humeur austère non plus. Je voulais en faire une compagne commode pour un mari, plutôt qu'une maîtresse agréable pour des amants. Ses qualités la firent bientôt rechercher par tout ce qu'il y avait d'illustre à la Cour. Celui qui commandait les armées du roi l'emporta. Le lendemain qu'il l'eut épousée, il en fut jaloux; il lui donna des espions et des gardes: pauvre esprit qui ne voyait pas que, si la vertu ne garde une femme, en vain l'on pose des sentinelles à l'entour. Ma fille aurait été longtemps malheureuse sans les hasards de la guerre. Son mari fut tué dans un combat. Il la laissa mère d'une des filles que vous voyez, et grosse de l'autre. L'affliction fut plus forte que le souvenir des mauvais traitements du défunt, et le temps fut plus fort que l'affliction. Ma fille reprit à la fin sa gaieté, sa douce conversation et ses charmes; résolue pourtant de demeurer veuve, voire de mourir plutôt que de tenter un second hasard. Les amants reprirent aussi leur train ordinaire: mon logis ne désemplissait point d'importuns; le plus incommode de tous fut le fils du roi. Ma fille, à qui ces choses ne plaisaient pas, me pria de demander pour récompense de mes services qu'il me fût permis de me retirer. Cela me fut accordé. Nous nous en allâmes à une maison des champs que j'avais. À peine étions-nous partis que les amants nous suivirent: ils y arrivèrent aussitôt que nous. Le peu d'espérance de s'en sauver nous obligea d'abandonner des provinces où il n'y avait point d'asile contre l'amour, et d'en chercher un chez des peuples du voisinage. Cela fit des guerres, et ne nous délivra point des amants: ceux de la contrée étaient plus persécutants que les autres. Enfin nous nous retirâmes au désert, avec peu de suite, sans équipage, n'emportant que quelques livres, afin que notre fuite fût plus secrète. La retraite que nous choisîmes était fort cachée; mais ce n'était rien en comparaison de celle-ci. Nous y passâmes deux jours avec beaucoup de repos. Le troisième jour on sut où nous nous étions réfugiés. Un amant vint nous demander le chemin; un autre amant se mit à couvert de la pluie dans notre cabane. Nous voilà désespérés, et n'attendant de tranquillité qu'aux Champs Élysées. Je proposai à ma fille de se marier. Elle me pria d'attendre que l'on l'y eût condamnée sous peine du dernier supplice: encore préférerait-elle la mort à l'hymen. Elle avouait bien que l'importunité des amants était quelque chose de très fâcheux; mais la tyrannie des méchants maris allait au-delà de tous les maux qu'on était capable de se figurer. Que je ne me misse en peine que de moi seul; elle saurait résister aux cajoleries que l'on lui ferait, et, si l'on venait à la violence, ou à la nécessité du mariage, elle saurait encor mieux mourir. Je ne la pressai pas davantage. Une nuit que je m'étais endormi sur cette pensée la Philosophie m'apparut en songe." Je veux, dit-elle, te tirer de peine: suis-moi." Je lui obéis. Nous traversâmes les lieux par où je vous ai conduite. Elle m'amena jusque sur le seuil de cette habitation." Voilà, dit- elle, le seul endroit où tu trouveras du repos." L'image du lieu, celle du chemin demeurèrent dans ma mémoire. Je me réveillai fort content. Le lendemain je contai ce songe à ma fille; et, comme nous nous promenions, je remarquai que le chemin où la Philosophie m'avait fait entrer aboutissait à notre cabane. Qu'est-il besoin d'un plus long récit? Nous fimes résolution d'éprouver le reste du songe. Nous congédiâmes nos domestiques, et nous nous sauvâmes avec ces deux filles, dont la plus âgée n'avait pas six ans; il nous fallut porter l'autre. Après les mêmes peines que vous avez eues, nous arrivâmes sous ces rochers. Ma famille s'y étant établie, je retournai prendre le peu de meubles que vous voyez, les apportant à diverses fois, et mes livres aussi. Pour ce qui nous était resté de bagues et d'argent, il était déjà en lieu d'assurance: nous n'en avons pas encore eu besoin. Le voisinage du fleuve nous fait subsister, sinon avec luxe et délicatesse, avec beaucoup de santé tout au moins. J'y prends du poisson que je vas vendre en une ville que ce mont vous cache, et où je ne suis connu de personne. Mon poisson n'est pas sitôt sur la place qu'il est vendu. Tous les habitants sont gens riches, de bonne chère, fort paresseux. Ils ont peine à sortir de leurs murailles; comment viendraient-ils ici m'interrompre, si ce n'est que votre mari s'en mêle à la fin, et qu'il nous envoie des amants, soit de ce lieu-là, soit d'un autre? les amants se font passage partout; ce n'est pas pour rien que leur protecteur a des ailes. Ces filles, comme vous voyez, sont en âge de l'appréhender. Je ne suis pourtant pas certain qu'elles prennent la chose du même biais que l'a toujours prise leur mère. Voilà, Madame, comme je suis arrivé ici." Le vieillard finit par l'exagération de son bonheur, et par les louanges de la solitude. " Mais, mon père, reprit Psyché, est-ce un si grand bien que cette solitude dont vous parlez? est-il possible que vous ne vous y soyez point ennuyé, vous ni votre fille? À quoi vous êtes-vous occupés pendant dix années? -À nous préparer pour une autre vie, lui répondit le vieillard: nous avons fait des réflexions sur les fautes et sur les erreurs à quoi sont sujets les hommes. Nous avons employé le temps à l'étude. -Vous ne me persuaderez point, repartit Psyché, qu'une grandeur légitime et des plaisirs innocents ne soient préférables au train de vie que vous menez. -La véritable grandeur à l'égard des philosophes, lui répliqua le vieillard, est de régner sur soi-même, et le véritable plaisir, de jouir de soi. Cela se trouve en la solitude, et ne se trouve guère autre part. Je ne vous dis pas que toutes personnes s'en accommodent; c'est un bien pour moi, ce serait un mal pour vous. Une personne que le Ciel a composée avec tant de soin et avec tant d'art, doit faire honneur à son ouvrier, et régner ailleurs que dans le désert. -Hélas! mon père, dit notre héroïne en soupirant, vous me parlez de régner, et je suis esclave de mon ennemie. Sur qui voulez-vous que je règne? Ce ne peut être ni sur mon coe.ur, ni sur celui de l'Amour; de régner sur d'autres, c'est une gloire que je refuse." Là-dessus elle lui conta son histoire succinctement. Après avoir achevé: "Vous voyez, dit-elle, combien j'ai sujet de craindre Vénus. J'ai toutefois résolu de me mettre en quête de mon mari devant que le jour se passe. Sa brûlure m'inquiète trop: ne savez-vous point un secret pour le guérir sans douleur et en un moment? " Le vieillard sourit." J'ai, dit-il, cherché toute ma vie dans les simples, dans les compositions, dans les minéraux, et n'ai pu encore trouver de remède pour aucun mal: mais croyez-vous que les dieux en manquent? Il faut bien qu'ils en aient de bons, et de bons médecins aussi, puisque la mort ne peut rien sur eux. Ne vous mettez donc en peine que de regagner votre époux: pour cela il vous faut attendre; laissez-le dormir sur sa colère; si vous vous présentez à lui devant que le temps l'ait adoucie, vous vous mettrez au hasard d'être rebutée: ce qui vous serait d'une très périlleuse conséquence pour l'avenir. Quand les maris se sont fâchés une fois, et qu'ils ont fait une fois les difficiles, la mutinerie ne leur coûte plus rien après." Psyché se rendit à cet avis, et passa huit jours en ce lieu-là sans y trouver le repos que son hôte lui promettait. Ce n'est pas que l'entretien du vieillard et celui même des jeunes filles ne charmassent quelquefois son mal; mais incontinent elle retournait aux soupirs: et le vieillard lui disait que l'affliction diminuerait sa beauté, qui était le seul bien qui lui restait, et qui ferait infailliblement revenir les autres. On n'avait point encore allégué de raison à notre héroïne qui lui plût tant. Ce n'était pas seulement au vieillard qu'elle parlait de sa passion: elle demandait quelquefois conseil aux choses inanimées; elle importunait les arbres et les rochers. Le vieillard avait fait une longue route dans le fond du bois. Un peu de jour y venait d'en haut. Des deux côtés de la route étaient des réduits où une belle pouvait s'endormir sans beaucoup de témérité. Les Sylvains ne fréquentaient pas cette forêt; ils la trouvaient trop sauvage. La commodité du lieu obligea Psyché d'y faire des vers, et d'en rendre les hêtres participants. Elle rappela les idées de la poésie que les Nymphes lui avaient données. Voici à peu près le sens de ses vers " Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices! Qu'il est dur d'éprouver, après tant de délices, Les cruautés du Sort! Fallait-il être heureuse avant qu'être coupable? Et si de me haïr, Amour, tu fus capable Pourquoi m'aimer d'abord? Que ne punissais-tu mon crime par avance! Il est bien temps d'ôter à mes yeux ta présence, Quand tu luis dans mon coe.ur! Encor si j'ignorais la moitié de tes charmes! Mais je les ai tous vus: j'ai vu toutes les armes Qui te rendent vainqueur. J'ai vu la beauté même et les grâces dormantes. Un doux ressouvenir de cent choses charmantes Me suit dans les déserts. L'image de ces biens rend mes maux cent fois pires. Ma mémoire me dit: "Quoi! Psyché, tu respires, " Après ce que tu perds? " Cependant il faut vivre; Amour m'a fait défense D'attenter sur des jours qu'il tient en sa puissance, Tout malheureux qu'ils sont. Le cruel veut, hélas! que mes mains soient captives. Je n'ose me soustraire aux peines excessives Que mes remords me font." C'est ainsi qu'en un bois Psyché contait aux arbres Sa douleur, dont l'excès faisait fendre les marbres Habitants de ces lieux. Rochers, qui l'écoutiez avec quelque tendresse, Souvenez-vous des pleurs qu'au fort de sa tristesse Ont versés ses beaux yeux. Elle n'avait guère d'autre plaisir. Une fois pourtant la curiosité de son sexe, et la sienne propre, lui fit écouter une conversation secrète des deux bergères. Le vieillard avait permis à l'aînée de lire certaines fables amoureuses que l'on composait alors, à peu près comme nos romans, et l'avait défendu à la cadette, lui trouvant l'esprit trop ouvert et trop éveillé. C'est une conduite que nos mères de maintenant suivent aussi: elles défendent à leurs filles cette lecture pour les empêcher de savoir ce que c'est qu'amour; en quoi je tiens qu'elles ont tort; et cela est même inutile, la Nature servant d'Astrée. Ce qu'elles gagnent par là n'est qu'un peu de temps: encore n'en gagnent-elles point, une fille qui n'a rien lu croit qu'on n'a garde de la tromper, et est plus tôt prise. Il est de l'amour comme du jeu; c'est prudemment fait que d'en apprendre toutes les ruses, non pas pour les pratiquer, mais afin de s'en garantir. Si jamais vous avez des filles, laissez-les lire. Celles-ci s'entretenaient à l'écart. Psyché était assise à quatre pas d'elles sans qu'on la vit. La cadette dit à l'aînée: " Je vous prie, ma soe.ur, consolez-moi: je ne me trouve plus belle comme je faisais. Vous semble-t-il pas que la présence de Psyché nous ait changées l'une et l'autre? J'avais du plaisir à me regarder devant qu'elle vînt; je n'y en ai plus. -Et ne vous regardez pas, dit l'aînée. -Il se faut bien regarder, reprit la cadette: comment ferait-on autrement pour s'ajuster comme il faut? Pensez-vous qu'une fille soit comme une fleur, qui sait arranger ses feuilles sans se servir de miroir? Si j'étais rencontrée de quelqu'un qui ne me trouvât pas à son gré? -Rencontrée dans ce désert? dit l'aînée: vous me faites rire. -Je sais bien, reprit la cadette, qu'il est difficile d'y aborder; mais cela n'est pas absolument impossible. Psyché n'a point d'ailes, ni nous non plus; nous nous y rencontrons cependant. Mais, à propos de Psyché, que signifient les paroles qu'elle a gravées sur nos hêtres? pourquoi mon père l'a-t-il priée de ne me les point expliquer? d'où vient qu'elle soupire incessamment? qui est cet Amour qu'elle dit qu'elle aime? -Il faut que ce soit son frère, repartit l'aînée. -Je gagerais bien que non, dit la jeune fille. Vous qui parlez, feriez-vous tant de façons pour un frère? -C'est donc son mari, répliqua la soe.ur. -Je vous entends bien, reprit la cadette; mais les maris viennent-ils au monde tout faits? ne sont-ils point quelque autre chose auparavant? Qu'était l'Amour à sa femme devant que de l'épouser? c'est ce que je vous demande. -Et ce que je ne vous dirai pas, répondit la soe.ur; car on me l'a défendu. -Vous seriez bien étonnée, dit la jeune fille, si je le savais déjà. C'est un mot qui m'est venu dans l'esprit sans que personne me l'ait appris. Devant que l'Amour fût le mari de Psyché, c'était son amant. -Qu'est-ce à dire amant? s'écria l'aînée; y a-t-il des amants au monde? -S'il y en a? reprit la cadette: votre coe.ur ne vous l'a-t-il point encore dit? il y a tantôt six mois que le mien ne me parle d'autre chose. -Petite fille, reprit sa soe.ur, si l'on vous entend, vous serez criée. -Quel mal y a-t-il à ce que je dis" lui repartit la jeune bergère. Hé! ma chère soe.ur, continua-t-elle en lui jetant les deux bras au cou, apprenez-moi, je vous prie, ce qu'il y a dans vos livres. -On ne le veut pas, dit l'aînée. -C'est à cause de cela, reprit la cadette, que j'ai une extrême envie de le savoir. Je me lasse d'être un enfant et une ignorante. J'ai résolu de prier mon père qu'il me mène un de ces jours à la ville; et la première fois que Psyché se parlera à elle-même, ce qui lui arrive souvent étant seule, je me cacherai pour l'entendre. -" Cela n'est pas nécessaire ", dit tout haut Psyché de l'endroit où elle était. Elle se leva aussitôt, et courut à nos deux bergères, qui se jetèrent à ses genoux si confuses qu'à peine purent-elles ouvrir la bouche pour lui demander pardon. Psyché les baisa, les prit par la main, et les fit asseoir à côté d'elle, puis leur parla de cette manière: "Vous n'avez rien dit qui m'offense, les belles filles. Et vous, continua-t-elle en s'adressant à la jeune soe.ur et en la baisant encore une fois, je vous satisferai tout à l'heure sur vos soupçons. Votre père m'avait priée de ne le pas faire; mais, puisque ses précautions sont inutiles, et que la Nature vous en a déjà tant appris, je vous dirai qu'en effet il y a au monde un certain peuple agréable, insinuant, dont les manières sont tout à fait douces, qui ne songe qu'à nous plaire, et nous plaît aussi. Il n'a rien d'extraordinaire en son visage ni en sa mine; cependant nous le trouvons beau par-dessus tous les autres peuples de l'Univers. Quand on en vient là, les soe.urs et les frères ne sont plus rien. Ce peuple est répandu par toute la terre sous le nom d'amants. De vous dire précisément comme il est fait, c'est une chose impossible; en certains pays il est blanc, en d'autres pays il est noir. L'Amour ne dédaignait pas d'en faire partie. Ce dieu était mon amant devant que de m'épouser; et ce qui vous étonnerait, si vous saviez comme se gouverne le monde, c'est qu'il l'était même étant mon mari; mais il ne l'est plus." Ensuite de cette déclaration, Psyché leur conta son aventure bien plus au long qu'elle ne l'avait contée au vieillard. Son récit étant achevé: "Je vous ai, dit-elle, conté ces choses afin que vous fassiez dessus des réflexions, et qu'elles vous servent pour la conduite de votre vie. Non que mes malheurs, provenant d'une cause extraordinaire, doivent être tirés à conséquence par des bergères, ni qu'ils doivent vous dégoûter d'une passion dont les peines même sont des plaisirs: comment résisteriez-vous à la puissance de mon mari? tout ce qui respire lui sacrifie. Il y a des coe.urs qui s'en voudraient dispenser. Ces coe.urs y viennent à leur tour. J'ai vu le temps que le mien était du nombre. Je dormais tranquillement, on ne m'entendait point soupirer, je ne pleurais point; je n'étais pas plus heureuse que je le suis. Cette félicité languissante n'est pas une chose si souhaitable que votre père se l'imagine: les philosophes la cherchent avec un grand soin, les morts la trouvent sans nulle peine. Et ne vous arrêtez pas à ce que les poètes disent de ceux qui aiment; ils leur font passer leur plus bel âge dans les ennuis: les ennuis d'amour ont cela de bon qu'ils n'ennuient jamais. Ce que vous avez à faire est de bien choisir, et de choisir une fois pour toutes: une fille qui n'aime qu'en un endroit ne saurait être blâmée, pourvu que l'honnêteté, la discrétion, la prudence, soient conductrices de cette affaire, et pourvu qu'on garde des bornes, c'est-à-dire qu'on fasse semblant d'en garder. Quand vos amours iront mal, pleurez, soupirez désespérez- vous; je n'ai que faire de vous le dire: faites seulement que cela ne paraisse pas; quand elles iront bien, que cela paraisse encore moins, si vous ne voulez que l'envie s'en mêle, et qu'elle corrompe de son venin toute votre béatitude, comme vous voyez qu'il est arrivé à mon égard. J'ai cru vous rendre un fort bon office en vous donnant ces avis, et ne comprends pas la pensée de votre père. Il sait bien que vous ne demeurerez pas toujours dans cette ignorance: qu'attend-il donc? que votre propre expérience vous rende sages? Il me semble qu'il vaudrait mieux que ce fût l'expérience d'autrui, et qu'il vous permît la lecture à l'une aussi bien qu'à l'autre: je vous promets de lui en parler." Psyché plaidait la cause de son époux, et peut-être sans cela n'aurait-elle pas inspiré ces sentiments aux deux ' jeunes filles. Les soe.urs l'écoutaient comme une personne venue du ciel. Il se tint ensuite entre les trois belles un conseil secret touchant les affaires de notre héroïne. Elle demanda aux bergères ce qu'il leur semblait de son aventure, et quelle conduite elle avait à tenir de là en avant. Les soe.urs la prièrent de trouver bon qu'elles demeurassent dans le respect et s'abstinssent de dire leur sentiment: il ne leur appartenait pas, dirent-elles, de délibérer sur la fortune d'une déesse: quel conseil pouvait-on attendre de deux jeunes filles qui n'avaient encore vu que leur troupeau? Notre héroïne les pressa tant que l'aînée lui dit qu'elle approuvait ses soumissions et son repentir; qu'elle lui conseillait de continuer: car cela ne pouvait lui nuire et pouvait extrêmement lui profiter; qu'assurément son mari n'avait point discontinué de l'aimer: ses reproches et le soin qu'il avait eu d'empêcher qu'elle ne mourût, sa colère même, en étaient des témoignages infaillibles; il voulait, sans plus, lui faire acheter ses bonnes grâces, pour les lui rendre plus précieuses. C'était un second ragoût dont il s'avisait, et qui, tout considéré, n'était pas à beaucoup près si étrange que le premier. La cadette fut d'un avis tout contraire, et s'emporta fort contre l'Amour. Ce dieu était-il raisonnable? Avait-il des yeux, de laisser languir à ses pieds la fille d'un roi, reine elle-même de la beauté, tout cela parce qu'on avait eu la curiosité de le voir? La belle raison de quitter sa femme, et de faire un si grand bruit! S'il eût été laid, il eût eu sujet de se fâcher; mais étant si beau, on lui avait fait plaisir. Bien loin que cette curiosité fût blâmable, elle méritait d'être louée, comme ne pouvant provenir que d'excès d'amour." Si vous m'en croyez, Madame, vous attendrez que votre mari revienne au logis. Je ne connais ni le naturel des dieux ni celui des hommes; mais je juge d'autrui par moi-même, et crois que chacun est fait à peu près de la même sorte: quand nous avons quelque différend, ma soe.ur et moi, si je fais la froide et l'indifférente, elle me recherche; si elle se tient sur son quant à moi, je vas au-devant." Psyché admira l'esprit de nos deux bergères, et conjectura que la cadette avait attrapé les livres dont la bibliothèque de sa soe.ur était composée, et les avait lus en cachette: ajoutez aux livres l'excellence du naturel, lequel, ayant été fort heureux dans la mère de ces deux filles, revivait en l'une et en l'autre avec avantage, et n'avait point été abâtardi par la solitude. Psyché préféra l'avis de l'aînée à celui de la cadette. Elle résolut de se mettre en quête de son mari dès le lendemain. Cette entreprise avait quelque chose de bien hardi et de bien étrange. La fille d'un roi aller ainsi seule! car, pour être femme d'un dieu, ce n'était pas une qualité qui dût faire trouver de la messéance en la chose: les déesses vont et viennent comme il leur plaît, et personne n'y trouve à dire. La difficulté était plus grande à l'égard de notre héroïne: non seulement elle appréhendait de rencontrer les satellites de son ennemie, mais tous les hommes en général. Et le moyen d'empêcher qu'on ne la reconnût d'abord? Quoique son habit fût de deuil, c'était aussi un habit de noces, chargé de diamants en beaucoup d'endroits, et qui avait consumé deux années du revenu de son père. Tant de beauté en une personne, et de richesses en son vêtement, tenteraient le premier venu. Elle espérait véritablement que son mari préserverait la personne, et empêcherait que l'on n'y touchât; les diamants deviendraient ce qu'il plairait au destin. Quand elle n'aurait rien espéré, je crois qu'il n'en eût été autre chose. Io courut par toute la terre: on dit qu'elle était piquée d'une mouche; je soupçonne fort cette mouche de ressembler à l'Amour autrement que par les ailes. Bien prit à Psyché que la mouche qui la piquait était son mari: cela excusait toutes choses. L'aînée des deux filles lui proposa de se faire faire un autre habit dans cette ville voisine dont j'ai parlé: leur père aurait ce soin-là, si elle le jugeait à propos. Psyché, qui voyait que cette fille était d'une taille à peu près comme la sienne, aima mieux changer d'habit avec elle, et voulut que la métamorphose s'en fît sur-le-champ. C'était une occasion de s'acquitter envers ses hôtesses. Quelle satisfaction pour elle si le prix de ces diamants augmentait celui de ces filles, et y faisait mettre l'enchère par plus d'amants! Qui se trouva empêchée? ce fut la bergère. Le respect, la honte, la répugnance de recevoir ce présent, mille choses l'embarrassaient; elle appréhendait que son père ne la blâmât. Toutes bergères quéraient ces filles, elles avaient du coe.ur et se souvenaient de leur naissance quand il en était besoin. Il fallut cette fois-là que l'aînée se laissât persuader; à condition, dit-elle, que cet habit lui tiendrait lieu de dépôt. Nos deux travesties se trouvèrent en leurs nouveaux accoutrements comme si Psyché n'eût fait toute sa vie autre chose qu'être bergère, et la bergère qu'être princesse. Quand elles se présentèrent au vieillard, il eut de la peine à les reconnaître. Psyché se fit un divertissement de cette métamorphose. Elle commençait à mieux espérer, goûtant les raisons qu'on lui apportait. Le lendemain, ayant trouvé le vieillard seul, elle lui parla ainsi: " Vous ne pouvez pas toujours vivre, et êtes en un âge qui vous doit faire songer à vos filles: que deviendront-elles si vous mourez? -Je leur laisserai le Ciel pour tuteur, reprit le vieillard; puis l'aînée a de la prudence, et toutes deux ont assez d'esprit. Si la Parque me surprend, elles n'auront qu'à se retirer dans cette ville voisine: le peuple y est bon, et aura soin d'elles. Je vous confesse que le plus sûr est de prévenir la Parque. Je les conduirai moi-même en ce lieu dès que vous serez partie. C'est un lieu de félicité pour les femmes: elles y font tout ce qu'elles veulent, et cela leur fait vouloir tout ce qui est bien. Je ne crois pas que mes filles en usent autrement. S'il était bienséant à moi de les louer, je vous dirais que leurs inclinations sont bonnes, et que l'exemple et les leçons de leur mère ont trouvé en elles des sujets déjà disposés à la vertu. La cadette ne vous a-t-elle point semblé un peu libre? -Ce n'est que gaieté et jeunesse, reprit Psyché. Elle n'aime pas moins la gloire que son aînée. L'âge lui donnera de la retenue: la lecture lui en aurait déjà donné, si vous y aviez consenti. Au reste, servez-vous des diamants qui sont sur l'habit que j'ai laissé à vos filles: cela vous aidera peut-être à les marier. Non que leur beauté ne soit une dot plus que suffisante; mais vous savez aussi bien que moi que, quand la beauté est riche, elle est de moitié plus belle." Le vieillard eut trop de fierté pour un philosophe. Il ne se voulut charger de l'habit qu'à condition de n'y point toucher. Dès le même jour, tous quatre partirent de ce désert. Quand ils eurent passé la ravine et le petit sentier bordé de ronces, ils se séparèrent. Le vieillard, avec ses enfants, prit le chemin de la ville; Psyché, celui que la fortune lui présenta. La peine de se quitter fut égale, et les larmes bien réciproques. Psyché embrassa cent fois les deux jeunes filles, et les assura que, si elle rentrait en grâce, elle ferait tant auprès de l'Amour qu'il les comblerait de ses biens, leur départirait à petite mesure ses maux, justement ce qu'il en faudrait pour leur faire trouver les biens meilleurs. Après le renouvellement des adieux et celui des larmes, chacun suivit son chemin: ce ne fut pas sans tourner la tête. La famille du vieillard arriva heureusement dans le lieu où elle avait dessein de s'établir. Je vous conterais ses aventures si je ne m'étais point prescrit des bornes plus resserrées. Peut-être qu'un jour les mémoires que j'ai recueillis tomberont entre les mains de quelqu'un qui s'exercera sur cette matière, et qui s'en acquittera mieux que moi: maintenant je n'achèverai que l'histoire de notre héroïne. Sitôt qu'elle eut perdu de vue ces personnes, son dessein se représenta à elle tel qu'il était, avec ses inconvénients, ses dangers, ses peines, dont elle n'avait aperçu jusque-là qu'une petite partie. Il ne lui restait de tant de trésors qu'un simple habit de bergère. Les palais où il lui fallait coucher étaient quelquefois le tronc d'un arbre, quelquefois un antre, ou une masure. Là, pour compagnie, elle rencontrait des hiboux et force serpents. Son manger croissait sur le bord de quelque fontaine, ou pendait aux branches des chênes, ou se trouvait parmi celles des palmiers. Qui l'aurait vue pendant le midi, lorsque la campagne n'est qu'un désert, contrainte de s'appuyer contre la première pierre qu'elle rencontrait, et n'en pouvant plus de chaleur, de faim et de lassitude, priant le Soleil de modérer quelque peu l'excessive ardeur de ses rayons, puis considérant la terre, et ressuscitant avec ses larmes les herbes que la canicule avait fait mourir; qui l'aurait vue, dis-je, en cet état, et ne se serait pas fondu en pleurs aussi bien qu'elle, aurait été un véritable rocher. Deux jours se passèrent à aller de côté et d'autre, puis revenir sur ses pas, aussi peu certaine du lieu par où elle voulait commencer sa quête que de la route qu'il fallait prendre. Le troisième, elle se souvint que l'Amour lui avait recommandé sur toutes choses de le venger. Psyché était bonne: jamais elle n'aurait pu se résoudre de faire du mal à ses soe.urs autrement que par un motif d'obéissance, quelque méchantes et quelque dignes de punition qu'elles fussent. Que si elle avait voulu tuer son mari, ce n'était pas comme son mari, mais comme dragon. Aussi ne se proposa-t-elle point d'autre vengeance que de faire accroire à chacune de ses soe.urs séparément que l'Amour voulait l'épouser, ayant répudié leur cadette comme indigne de l'honneur qu'il lui avait fait: tromperie qui, dans l'apparence, n'aboutissait qu'à les faire courir l'une et l'autre, et leur faire consumer un peu plus de temps autour d'un miroir. Dans cette résolution, elle se remet en chemin; et comme une personne de son sexe vint à passer (elle avait soin de se détourner des hommes), elle la pria de lui dire par où on allait à certains royaumes, situés en un canton qui était entre telle et telle contrée, enfin où régnaient les soe.urs de Psyché. Le nom de Psyché était plus connu que celui de ces royaumes: ainsi cette femme comprit par là ce que l'on lui demandait, et enseigna à notre bergère une partie de la route qu'il fallait suivre. À la première croisée de chemins qu'elle rencontra, ses frayeurs se renouvelèrent. Les gens qu'avait envoyés Vénus pour se saisir d'elle ayant rendu à leur reine un fort mauvais compte de leur recherche, cette déesse ne trouva point d'autre expédient que de faire trompeter sa rivale. Le crieur des dieux est Mercure: c'est un de ses cent métiers. Vénus le prit dans sa belle humeur, et, après s'être laissé dérober par ce dieu deux ou trois baisers et une paire de pendants d'oreilles, elle fit marché avec lui, moyennant lequel il se chargea de crier Psyché par tous les carrefours de l'Univers, et d'y faire planter des poteaux où ce placard serait affiché De par la reine de Cythère, Soient dans l'un et l'autre hémisphère Tous humains dûment avertis Qu'elle a perdu certaine esclave blonde, Se disant femme de son fils, Et qui court à présent le monde. Quiconque enseignera sa retraite à Vénus, (Comme c'est chose qui la touche) Aura trois baisers de sa bouche; Qui la lui livrera, quelque chose de plus. Notre bergère rencontra donc un de ces poteaux: il y en avait à toutes les croisées de chemins un peu fréquentés. Après six jours de travail, elle arriva au royaume de son aînée. Cette malheureuse femme savait déjà, par le moyen des placards, ce qui était arrivé à sa soe.ur. Ce jour-là elle était sortie afin d'en voir un. La satisfaction qu'elle en eut fut véritablement assez grande pour mériter qu'elle la goûtât à loisir. Ainsi elle renvoya à la ville la meilleure partie de son train, et voulut coucher en une maison des champs où elle allait quelquefois, située au-dessus d'une prairie fort agréable et fort étendue. Là sa joie se dilatait, quand notre bergère passa. La maudite reine avait voulu qu'on la laissât seule. Deux ou trois de ses officiers et autant de femmes se promenaient à cinq cents pas d'elle, et s'entretenaient possible de leur amour, plus attachés à ce qu'ils disaient qu'à ce que pensait leur maîtresse. Psyché la reconnut d'assez loin. L'autre était tellement occupée à se réjouir du placard que sa soe.ur se jeta à ses genoux devant qu'elle l'aperçût. Quelle témérité à une bergère! surprendre Sa Majesté! la retirer de ses rêveries! se jeter à ses genoux sans l'en avertir! il fallait châtier cette audacieuse. " Et qui es-tu, insolente, qui oses ainsi m'approcher? -Hélas, Madame, je suis votre soe.ur, autrefois l'épouse de Cupidon, maintenant esclave, et ne sachant presque que devenir. La curiosité de voir mon mari l'a mis en telle colère qu'il m'a chassée." Psyché, m'a-t-il dit, vous ne méritez pas d'être aimée d'un dieu. Pourvoyez-vous d'époux ou d'amant, comme vous le jugerez à propos; car de votre vie vous n'aurez aucune part à mon coe.ur. Si je l'avais donné à votre aînée, elle l'aurait conservé, et ne serait pas tombée dans la faute que vous avez faite; je ne serais pas malade d'une brûlure qui me cause des douleurs extrêmes, et dont je ne guérirai de longtemps. Vous n'avez que de la beauté; j'avoue que cela fait naître l'amour; mais, pour le faire durer, il faut autre chose, il faut ce qu'a votre aînée, de l'esprit, de la beauté et de la prudence. Je vous ai dit les raisons qui m'empêchaient de me laisser voir: votre soe.ur s'y serait rendue; mais, pour vous, ce n'a été que légèreté d'esprit, contradiction, opiniâtreté. Je ne m'étonne plus que ma mère ait désapprouvé notre mariage: elle voyait vos défauts, que je lui propose de trouver bon que j'épouse votre soe.ur, je suis certain qu'elle l'agréera. Si je faisais cas de vous, je prendrais le soin moi-même de vous punir; je laisse cela à ma mère: elle s'en saura acquitter. Soyez son esclave, puisque vous ne méritez pas d'être mon épouse. Je vous répudie, et vous donne à elle. Votre emploi sera, si elle me croit, de garder certaine sorte d'oisons qu'elle fait nourrir dans sa ménagerie d'Amathonte. Allez la trouver tout incontinent, portez-lui ces lettres, et passez par le royaume de votre aînée. Vous lui direz que je l'aime, et que, si elle veut m'épouser, tous ces trésors sont à elle. Je vous ai traitée comme une étourdie et comme un enfant. Je la traiterai d'une autre manière, et lui permettrai de me voir tant qu'il lui plaira. Qu'elle vienne seulement et s'abandonne à l'haleine du Zéphire, comme déjà elle a fait: j'aurai soin qu'elle soit enlevée dans mon palais. Oubliez entièrement notre hymen: je ne veux pas qu'il vous en reste la moindre chose, non pas même cet habit que vous portez maintenant; dépouillez-le tout à l'heure, en voilà un autre." Il a fallu obéir. Voilà, Madame, quel est mon sort." La soe.ur, se croyant déjà entre les bras de l'Amour, chatouillée de ce témoignage de son mérite et de mille autres pensées agréables, ne marchanda point à se résoudre en son âme à quitter mari et enfants. Elle fit pourtant la petite bouche devant Psyché; et regardant sa cadette avec un visage de matrone: "Ne vous avais-je pas dit aussi, lui repartit-elle, qu'une honnête femme se devait contenter du mari que les dieux lui avaient donné, de quelque façon qu'il fût fait, et ne pas pénétrer plus avant qu'il ne plaisait à ce mari qu'elle pénétrât? Si vous m'eussiez crue, vous ne seriez pas vagabonde comme vous êtes. Voilà ce que c'est qu'une jeunesse inconsidérée, qui veut agir à sa tête, et qui ne croit pas conseil. Encore êtes-vous heureuse d'en être quitte à si bon marché. Vous méritiez que votre mari vous fît enfermer dans une tour. Or bien ne raisonnons plus sur une faute arrivée. Ce que vous avez à faire est de vous montrer le moins qu'il sera possible; et, puisque Amour veut que vous ne bougiez d'avec les oisons, ne les point quitter. Il y a même trop de somptuosité à votre habit. Cela ne sent pas sa criminelle assez repentante. Coupez ces cheveux, et prenez un sac; je vous en ferai donner un: vous laisserez ici cet accoutrement." Psyché la remercia." Puisque vous voulez, ajouta la faiseuse de remontrances, suivre toujours votre fantaisie, je vous abandonne, et vous laisse aller où il vous plaira. Quant aux propositions de l'Amour, nous ferons ce qu'il sera à propos de faire." Là-dessus elle se tourna vers ses gens, et laissa Psyché, qui ne s'en souciait pas trop, et qui voyait bien que son aînée avait mordu à l'hameçon; car à peine tenait-elle à terre, n'en pouvant plus qu'elle ne fût seule pour donner un libre cours à sa joie. Psyché, de ce même pas, s'en alla faire à son autre soe.ur la même ambassade. Cette soe.ur n'avait plus d'époux. Il était allé en l'autre monde à grandes journées, et par un chemin plus court que celui que tiennent les gens du commun: les médecins le lui avaient enseigné. Quoiqu'il n'y eût pas plus d'un mois qu'elle était veuve, il y paraissait déjà; c'est-à-dire que sa personne était en meilleur état: peut-être l'entendiez-vous d'autre sorte. Si bien que cette puinée étant de deux ans plus jeune, plus nouvelle mariée, et moins de fois mère que l'autre, le rétablissement de ses charmes n'était pas une affaire de si longue haleine: elle pouvait bien plus tôt et plus hardiment se présenter à l'Amour. L'autre avait des réparations à faire de tous les côtés: le bain y fut employé, les chimistes, les atourneuses. Cela étonna le roi son mari. La galanterie croissait à vue d'oe.il, les galants ne paraissaient point. Il n'y avait ni ingrédient, ni eau, ni essence, qu'on n'éprouvât: mais tout cela n'était que plâtrer la chose. Les charmes de la pauvre femme étaient trop avant dans les chroniques du temps passé pour les rappeler si facilement. Tandis qu'elle fait ses préparatifs, sa seconde soe.ur la prévient, s'en va droit à cette montagne dont nous avons tant parlé, arrive au sommet sans rencontrer de dragons. Cela lui plut fort: elle crut qu'Amour lui épargnait ces frayeurs par un privilège particulier, tourna vers l'endroit où elle et sa soe.ur avaient coutume de se présenter, et, pour être enlevée plus aisément par le Zéphire, elle se planta sur un roc qui commandait aux abîmes de ces lieux-là. " Amour, dit-elle, me voilà venue: notre étourdie de cadette m'a assurée que tu me voulais épouser. Je n'attendais autre chose, et me doutais bien que tu la répudierais pour l'amour de moi; car c'est une écervelée. Regarde comme je te suis déjà obéissante. Je ne ferai pas comme a fait ma soe.ur Psyché. Elle a voulu à toute force te voir; moi je veux tout ce que l'on veut: montre-toi, ne te montre pas, je me tiendrai très heureuse. Si tu me caresses, tu verras comme je sais y répondre; si tu ne me caresses pas, mon défunt mari m'y a tout accoutumée. Je te ferai rire de son régime, et je t'en dirai mille choses divertissantes: tu ne t'ennuieras point avec moi. Ma soe.ur Psyché n'était qu'un enfant qui ne savait rien; moi je suis un esprit fait. Ô dieux! je sens déjà une douce haleine. C'est celle de ton serviteur Zéphire. Que ne l'as-tu envoyé lui- même? il m'aurait plus tôt enlevée; j'en serais plus tôt entre tes bras, et tu en serais plus tôt entre les miens: je prétends que tu trouves la chose égale; et, puisque tu as de l'amour, tu dois avoir aussi de l'impatience. Adieu, misérables mortelles que les hommes aiment: vous voudriez bien être aimées comme moi d'un dieu qui n'eût point de poil au menton: ce n'est pas pour vous; qu'il vous suffise de m'invoquer, et je pourvoirai à vos nécessités amoureuses." Disant ces paroles, elle s'abandonna dans les airs à son ordinaire; et, au lieu d'être enlevée dans le palais de l'Amour, elle tomba premièrement sur une pointe de rocher, et puis sur une autre, de roc en roc: chacun d'eux emporta sa pièce; ils se la renvoyaient les uns aux autres comme un jouet, de manière qu'elle arriva le plus joliment du monde au royaume de Proserpine. Quelques jours après, son aînée se vint planter sur le même roc. Celle-ci fit sa harangue au Zéphire." Amant de Flore, lui cria-t-elle, quitte tes amours, et me viens porter dans le palais de ton maître. Ne me blesse point en chemin; je suis délicate. Que si tu ne veux envoyer que ton haleine, cela suffira; aussi bien n'aimé-je pas qu'on me touche, principalement les hommes: pour l'Amour, tant qu'il lui plaira. Prends garde surtout à ne point gâter ma coiffure." Ayant dit ces mots, elle tira un miroir de sa poche, et fut quelque temps à se regarder, raccommodant un cheveu en un endroit, puis un en un autre, quelquefois rien, non sans se mouiller les lèvres; et tant de façons que si l'Amour avait été là il en aurait ri. Elle remit son miroir, accusant, le plus agréablement qu'elle put, le Zéphire d'être un paresseux, qui ne se souciait que de ses amours, négligeait celles de son maître: se moquait-il, de la laisser au soleil? Justement comme elle achevait ces reproches, un petit Eurus qui s'était fortuitement égaré vint passer à quatre pas d'elle: jugez la joie. Notre prétendue fiancée se donne le branle à soi-même; mais, au lieu d'aller trouver l'Amour comme elle pensait, elle va trouver sa soe.ur, droit par le chemin que l'autre lui avait tracé, sans se détourner d'un pas. Ce sont les Échos de ces rochers qui nous ont appris la mort des deux soe.urs, Ils la contèrent quelque temps après au Zéphire. Lui, incontinent, en alla porter la nouvelle au fils de Vénus, qui le régala d'un fort beau présent. Psyché cependant continuait de chercher l'Amour, toujours en son habit de bergère. Il avait une telle grâce sur elle que, si son ennemie l'eût vue avec cet habit, elle lui en aurait donné un de déesse en la place. Les afflictions, le travail, la crainte, le peu de repos et de nourriture, avaient toutefois diminué ses appas; si bien que, sans une force de beauté extraordinaire, ce n'aurait plus été que l'ombre de cet objet qui avait tant fait parler de lui dans le monde. Bien lui prit d'avoir des charmes à moissonner pour le temps et pour la douleur, et encore de reste pour elle. Le plus cruel de son aventure était les craintes qu'on lui donnait. Tantôt elle entendait dire que Vénus la faisait chercher par d'autres gens; quelquefois même qu'elle était tombée entre les mains de son ennemie, qui, à force de tourments, l'avait rendue méconnaissable. Un jour elle eut une telle alarme qu'elle se jeta dans une chapelle de Cérès, comme en un asile qui de bonne fortune se présentait. Cette chapelle était près d'un champ dont on venait de couper les blés. Là les laboureurs des environs offraient tous les ans les prémices de leur récolte. Il y avait un grand monceau de javelles à l'entrée du temple. Notre bergère se prosterna devant l'image de la déesse; puis lui mit au bras un chapeau de fleurs, lesquelles elle venait de cueillir en courant et sans aucun choix. C'était de ces fleurs qui croissent parmi les blés. Psyché avait ouï dire aux sacrificateurs de son pays qu'elles plaisaient à Cérès, et qu'une personne qui voulait obtenir des dieux quelque chose ne devait point entrer dans leur maison les mains vides. Après son offrande, elle se remit à genoux, et fit ainsi sa prière: " Divinité la plus nécessaire qui soit au monde, nourrice des hommes, protège- moi contre celle que je n'ai jamais offensée: souffre seulement que je me cache pour quelques jours entre les javelles qui sont à la porte de ton temple, et que je vive du blé qui en tombera. Cythérée se plaint de ce que son fils m'a voulu du bien; mais, puisqu'il ne m'en veut plus, n'est-ce pas assez de satisfaction pour elle, et assez de peine pour moi? Faut-il que la colère des dieux soit si grande? S'il est vrai que la Justice se soit retirée parmi eux, ils doivent considérer l'innocence d'une personne qui leur a obéi en se mariant. Ai-je corrompu l'oracle? ai-je usé d'aucun artifice pour me faire aimer? puis-je mais si un dieu me voit? quand je m'enfermerais dans une tour, me verrait-il pas? Tant s'en faut qu'en l'épousant je crusse faire du déplaisir à sa mère, que je croyais épouser un monstre. Il s'est trouvé que c'était l'Amour, et que j'avais plu à ce dieu. C'est donc un crime d'être agréable! Hélas! je ne le suis plus, et ne l'ai jamais été par ma faute. Il ne se trouvera point que j'aie employé ni afféterie ni paroles ensorcelantes. Vénus a encore sur le coe.ur l'indiscrétion des mortels qui ont quitté son culte pour m'honorer. Qu'elle se plaigne donc des mortels; mais de moi, c'est une injustice. Je leur ai dit qu'ils me faisaient tort. Si les hommes sont imprudents, ce n'est pas à dire que je sois coupable." C'est ainsi que notre bergère se justifiait à Cérès. Soit que les déesses s'entendent, ou que celle-ci fût fâchée de ce qu'on l'avait appelée nourrice, ou que le Ciel veuille que nos prières soient véritablement des prières, et non des apologies, celle de Psyché ne fut nullement écoutée. Cérès lui cria de la voûte de sa chapelle qu'elle se retirât au plus vite et laissât le tas de javelles comme il était; sinon Vénus en aurait l'avis. Pourquoi rompre en faveur d'une mortelle avec une déesse de ses amies? Vénus ne lui en avait donné aucun sujet. Qu'on dît tout ce qu'on voudrait de sa conduite, c'était une bonne femme qui lui avait obligation, à la vérité, ainsi qu'à Bacchus; mais elle le savait bien reconnaître, et le publiait partout. Ce fut beaucoup de déplaisir à Psyché de se voir excluse d'un asile où elle aurait cru être mieux venue qu'en pas un autre qui fût au monde. En effet, si Cérès, bienfaisante de son naturel, et qui ne se piquait pas de beauté, lui refusait sa protection, il n'y avait guère d'apparence que des déesses tant soit peu galantes et d'humeur jalouse lui accordassent la leur. D'y intéresser des dieux, c'était s'exposer à quelque chose de pis que la persécution de Vénus: il fallait savoir auparavant quelle sorte de reconnaissance ils exigeraient de la belle. Encore le plus à propos était-il de ne s'adresser qu'aux divinités de son sexe, tant pour empêcher la médisance que pour ne donner aucun ombrage à son mari. Junon là-dessus lui vint en l'esprit. Psyché crut qu'y ayant quelque sorte d'émulation entre Cythérée et cette déesse, et pour le crédit et pour la beauté, la reine des dieux serait bien aise de trouver une occasion de nuire à sa concurrente, suivant l'usage de la cour, et le serment que font les femmes en venant au monde. Il ne fut pas difficile à notre bergère de trouver Junon. La jalouse femme de Jupiter descend souvent sur la terre, et vient demander aux mortels des nouvelles de son mari. Psyché l'ayant rencontrée, lui chanta un hymne où il n'était fait mention que de la puissance de cette déesse; en quoi elle commit une faute: il valait bien mieux s'étendre sur sa beauté, la louange est tout autrement agréable. Ce sont les rois que l'on n'entretient que de leur grandeur: pour les reines, il faut les féliciter d'autre chose, qui veut bien faire. Aussi l'épouse de Cupidon fut-elle éconduite encore une fois. La différence qu'il y eut fut que celle-ci se passa quelque peu plus mal que la première. Car, outre les considérations de Cérès, Junon ajouta qu'il fallait punir ces mortelles à qui les dieux font l'amour, et obliger leurs galants à demeurer au logis. Que venaient-ils faire parmi les hommes? comme s'il n'y avait pas dans le ciel assez de beauté pour eux! Non qu'elle en parlât pour son intérêt, se souciant peu de ces choses, et ne craignant du côté des charmes qui que ce fût. La reine des dieux ne disait pas tout: il y avait encore une raison plus pressante que cela, comme on pourrait dire quelque étincelle de ce feu dont on n'avertit les voisins que le moins qu'on peut. Une femme judicieuse ne doit point désobliger le fils de Vénus: sait-elle si quelque jour elle n'aura point affaire de lui? Apparemment le courroux du dieu durait encore contre Psyché: ainsi le plus sûr était de ne point entrer dans leurs différends. Notre bergère, rebutée de tant de côtés, ne sut plus à qui s'adresser. Il restait véritablement Diane et Pallas; mais l'une et l'autre, ayant fait voe.u de virginité, n'aurait pas les prières d'une femme pour agréables, et croirait souiller ses oreilles en les écoutant. Toutefois, comme Diane rendait des oracles, la bergère crut que pour le moins cette déesse ne serait pas si farouche que de lui en refuser un, et elle ne lui demanderait autre chose. Aussi bien s'en rendait-il en un lieu tout proche: ce ne serait pas pour elle un fort grand détour. Le lieu était à l'entrée d'une forêt extrêmement solitaire et propre à la chasse. Diane y avait un temple dont elle faisait une de ses maisons de plaisir. On faisait environ deux mille pas dans le bois; puis on rencontrait une clairière qui servait comme de parvis au temple. Il était petit, mais d'une fort belle architecture. Au milieu de la clairière on avait placé un obélisque de marbre blanc, à quatre faces, posé sur autant de boules, et élevé sur un pied d'estal ayant de hauteur moitié de celle de l'obélisque. Sur chaque côté du plinthe qui regardait directement, aussi bien que les faces de la pyramide, le midi, le septentrion, le couchant et le levant, étaient entaillés ces mots: Qui que tu sois, qui as sacrifié à l'Amour ou à l'Hyménée, garde-toi d'entrer dans mon sanctuaire. Psyché, qui avait sacrifié à l'un et à l'autre, n'osa entrer dans le temple; elle demeura à la porte, où la prêtresse lui apporta cet oracle: Cesse d'être errante: ce que tu cherches a des ailes; quand tu sauras comme lui marcher dans les airs, tu seras heureuse. Ces paroles ne démentaient point l'ambiguïté et l'obscurité ordinaire des réponses que font les dieux. Psyché se tourmenta fort pour en tirer quelque sens, et n'en put venir à bout." Que le Ciel, dit-elle, me prescrive ce qu'il voudra, il faut mourir, ou trouver l'Amour. Nous ne le saurions trouver; il faut donc mourir: allons nous livrer à notre ennemie; c'en est le moyen. Mais l'oracle m'a assurée que je serais quelque jour heureuse: allons nous jeter aux pieds de Vénus; nous la servirons, nous endurerons patiemment ses outrages; cela l'émouvra à compassion; elle nous pardonnera, nous recevra pour sa fille, fera ma paix elle-même avec son fils." C'étaient là les plus belles espérances du monde, et bien enchaînées, comme vous voyez: un moment de réflexion les détruisait toutes. Psyché se confirma toutefois dans son dessein. Elle s'informa du plus prochain temple de Cythérée, résolue, si la déesse n'y était présente, de s'embarquer et d'aller en Cypre. On lui dit qu'à trois ou quatre journées de là il y en avait un fort fameux et fort fréquenté, portant pour inscription: À la Déesse des Grâces. Apparemment Vénus s'y plaisait, et y tenait souvent en personne son tribunal, vu les miracles qui s'y faisaient, et le grand concours de gens qui y accouraient de tous les côtés. Il y en avait même qui se vantaient de l'y avoir vue plusieurs fois. Notre bergère se met en chemin, plus heureuse, ce lui semblait, que devant l'oracle. Car elle savait du moins ce qu'elle avait envie de faire, sortirait d'irrésolution et d'incertitude, qui sont les pires de tous les maux, pourrait voir l'Amour, n'y ayant pas d'apparence que sa mère vînt si souvent en un lieu sans l'y amener. Supposé que la pauvre épouse n'eût cette satisfaction qu'en présence d'une belle-mère qui la haïssait, et qui, bien loin de la reconnaître pour sa bru, la traiterait en esclave, c'était toujours quelque chose: les affaires pourraient changer; la compassion, la vue de la belle, son humilité, sa douceur, le peu de liberté de l'entretenir, tout cela serait capable de rallumer le désir du dieu. En tout cas elle le verrait, et c'était beaucoup: toutes peines lui seraient douces, quand elles lui pourraient procurer un quart d'heure de ce plaisir. Psyché se flattait ainsi: pauvre infortunée qui ne songeait pas combien les haines des femmes sont violentes. Hélas! la belle ne savait guère ce que le Destin lui préparait. Le coe.ur lui battit pourtant dès qu'elle approcha de la contrée où était le temple. Longtemps devant qu'on y arrivât, on respirait un air embaumé, tant à cause des personnes qui venaient offrir des parfums à la déesse, et qui étaient parfumés eux-mêmes, que parce que le chemin était bordé d'orangers, de jasmins, de myrtes, et tout le pays parsemé de fleurs. On découvrait le temple de loin, quoiqu'il fût situé dans une vallée, mais cette vallée était spacieuse, plus longue que large, ceinte de coteaux merveilleusement agréables. Ils étaient mêlés de bois, de champs, de prairies, d'habitations, qui se ressentaient d'un long calme. Vénus avait obtenu de Mars une sauvegarde pour tous ces lieux. Les animaux même ne s'y faisaient point la guerre: jamais de loups; jamais d'autres pièges que ceux que l'Amour fait tendre. Dès qu'on avait atteint l'âge de discernement, on se faisait enregistrer dans la confrérie de ce dieu: les filles à douze ans, les garçons à quinze. Il y en avait à qui l'amour venait devant la raison. S'il se rencontrait une indifférente, on en purgeait le pays; sa famille était séquestrée pour un certain temps: le clergé de la déesse avait soin de purifier le canton où ce prodige était survenu. Voilà quant aux moe.urs et au gouvernement du pays. Il abondait en oiseaux de joli plumage. Quelques tourterelles s'y rencontraient; on en comptait jusqu'à trois espèces: tourterelles oiseaux, tourterelles nymphes, et tourterelles bergères. La seconde espèce était rare. Au milieu de la vallée coulait un canal de même longueur que la plaine, large comme un fleuve, et d'une eau si transparente qu'un atome se fût vu au fond; en un mot, vrai cristal fondu. Force Nymphes et force Sirènes s'y jouaient; on les prenait à la main. Les personnes riches avaient coutume de s'embarquer sur ce canal, qui les conduisait jusqu'aux degrés du parvis. Ils louaient je ne sais combien d'Amours; qui plus, qui moins, selon la charge qu'avait le vaisseau; chaque Amour [avait] son cygne, qu'il attelait à la barque; et, monté dessus, il le conduisait avec un ruban. Deux autres nacelles suivaient: l'une chargée de musique, l'autre de bijoux et d'oranges douces. Ainsi s'en allait la barque fort gaiement. De chaque côté du canal s'étendait une prairie verte comme fine émeraude, et bordée d'ombrages délicieux. Il n'y avait point d'autres chemins: ceux-là étaient tellement fréquentés que Psyché jugea à propos de ne marcher que de nuit. Sur le point du jour elle arriva à un lieu nommé: les deux sépultures. Je vous en dirai la raison, parce que l'origine du temple en dépend. Un roi de Lydie, appelé Philocharès, pria autrefois les Grecs de lui donner femme. Il ne lui importait de quelle naissance, pourvu que la beauté s'y trouvât: une fille est noble quand elle est belle. Ses ambassadeurs disaient que leur prince avait le goût extrêmement délicat. On lui envoya deux jeunes filles: l'une s'appelait Myrtis, l'autre Megano. Celle-ci était fort grande, de belle taille, les traits de visage très beaux, et si bien proportionnés qu'on n'y trouvait que reprendre; l'esprit fort doux; avec cela, son esprit, sa beauté. sa taille. sa personne ne touchait point, faute de Vénus oui donnât le sel à ces choses. Myrtis, au contraire, excellait en ce point-là. Elle n'avait pas une beauté si parfaite que Megano: même un médiocre critique y aurait trouvé matière de s'exercer. En récompense, il n'y avait si petit endroit sur elle qui n'eût sa Vénus, et plutôt deux qu'une, outre celle qui animait tout le corps en général. Aussi le roi la préféra-t-il à Megano, et voulut qu'on la nommât Aphrodisée, tant à cause de ce charme, que parce que le nom de Myrtis sentait sa bergère, ou sa nymphe au plus, et ne sonnait pas assez pour une reine. Les gens de sa Cour, afin de plaire à leur prince appelèrent Megano, Anaphrodite. Elle en conçut un déplaisir qu'elle mourut peu de temps après. Le roi la fit enterrer honorablement. Aphrodisée vécut fort longtemps, et toujours heureuse, possédant le coe.ur de son mari tout entier: on lui en offrit beaucoup d'autres qu'elle refusa. Comme les Grâces étaient cause de son bonheur, elle se crut obligée à quelque reconnaissance envers leur déesse, et persuada à son mari de lui faire bâtir un temple, disant que c'était un voe.u qu'elle avait fait. Philocharès approuva la chose: il y consuma tout ce qu'il avait de richesses; puis ses sujets y contribuèrent. La dévotion fut si grande que les femmes consentirent que l'on vendît leurs colliers et, n'en ayant plus, elles suivirent l'exemple de Rhodopé Il. Myrtis eut la satisfaction de voir, avant que de mourir, le parachèvement de son voe.u. Elle ordonna par son testament qu'on lui bâtît un tombeau le plus près du temple qu'il se pourrait, hors du parvis toutefois, joignant le chemin le plus fréquenté. Là ses cendres seraient enfermées, et son aventure écrite à l'endroit le plus en vue. Philocharès, qui lui survécut, exécuta cette volonté. Il fit élever à son épouse un mausolée digne d'elle et de lui aussi; car son coe.ur y devait tenir compagnie à celui d'Aphrodisée. Et, pour rendre plus célèbre la mémoire de cette chose, et la gloire de Myrtis plus grande, on transporta en ce lieu les cendres de Megano. Elles furent mises dans un tombeau presque aussi superbe que le premier, sur l'autre côté du chemin: les deux sépulcres se regardaient. On voyait Myrtis sur le sien, entourée d'Amours qui lui accommodaient le corps et la tête sur des carreaux. Megano, de l'autre part, se voyait couchée sur le côté, un bras sous la tête, versant des larmes, en la posture où elle était morte. Sur la bordure du mausolée où reposait la reine des Lydiens, ces mots se lisaient: Ici repose Myrtis, qui parvint à la royauté par ses charmes, et qui en acquit le surnom d'Aphrodisée. À l'une des faces, qui regardait le chemin, ces autres paroles étaient: Vous qui allez visiter ce temple, arrêtez un peu, et écoutez-moi. De simple bergère que j'étais née, je me suis vue reine. Ce qui m'a procuré ce bien, ce n'est pas tant la beauté que ce sont les grâces. J'ai plu, et cela suffit. C'est ce que j'avais à vous dire. Honorez ma tombe de quelques fleurs; et pour récompense, veuille la déesse des grâces ces que vous plaisiez! Sur la bordure de l'autre tombe étaient ces paroles Ici sont les cendres de Megano, qui ne put gagner le coe.ur qu'elle contestait, quoiqu'elle eût une beauté accomplie. À la face du tombeau ces autres paroles se rencontraient: "Si les rois ne m'ont aimée, ce n'est pas que je ne fusse belle pour mériter que les dieux m'aimassent; mais je n'étais pas, dit-on, assez jolie. Cela se peut- il? Oui, cela se peut, et si bien qu'on me préféra ma compagne. Elle en acquit le surnom d'Aphrodisée, moi celui d'Anaphrodite. J'en suis morte de déplaisir. Adieu, passant; je ne te retiens pas davantage. Sois plus heureux que je n'ai été et ne te mets point en peine de donner des larmes à ma mémoire. Si je n'ai fait la joie de personne, du moins ne veux-je troubler la joie de personne aussi." Psyché ne laissa pas de pleurer." Megano, dit-elle, je ne comprends rien à ton aventure. Je veux que Myrtis eût des grâces: n'est-ce pas en avoir aussi que d'être belle comme tu étais? Adieu, Megano: ne refuse point mes larmes, je suis accoutumée d'en verser." Elle alla ensuite jeter des fleurs sur la tombe d'Aphrodisée. Cette cérémonie étant faite, le jour se trouva assez grand pour lui faire considérer le temple à son aise. L'architecture en était exquise, et avait autant de grâce que de majesté. L'architecte s'était servi de l'ordre ionique à cause de son élégance. De tout cela il résultait une Vénus que je ne saurais vous dépeindre. Le frontispice répondait merveilleusement bien au corps. Sur le tympan du fronton se voyait la naissance de Cythérée en figures de haut relief. Elle était assise dans une conque, en l'état d'une personne qui viendrait de se baigner, et qui ne ferait que sortir de l'eau. Une des Grâces lui épreignait les cheveux encore tout mouillés; une autre tenait des habits tout prêts pour les lui vêtir, dès que la troisième aurait achevé de l'essuyer. La déesse regardait son fils, qui menaçait déjà l'Univers d'une de ses flèches. Deux sirènes tiraient la conque; mais, comme cette machine était grande, le Zéphire la poussait un peu. Des légions de Jeux et de Ris, se promenaient dans les airs; car Vénus naquit avec tout son équipage, toute grande, toute formée, toute prête à recevoir de l'amour et à en donner. Les gens de Paphos se voyaient de loin sur la rive, tendant les mains, les levant au ciel, et ravis d'admiration. Les colonnes et l'entablement étaient d'un marbre plus blanc qu'albâtre. Sur la frise une table de marbre noir portait pour inscription du temple: À la Déesse des grâces. Deux enfants à demi couchés sur l'architrave laissaient pendre à des cordons une médaille à deux têtes: c'étaient celles des fondateurs. À l'entour de la médaille on voyait écrit: Philocharès et Myrtis Aphrodisée, son épouse, ont dédié ce temple à Vénus. Sur chaque base des deux colonnes les plus proches de la porte, étaient entaillés ces mots: Ouvrage de Lysimante, nom de l'architecte apparemment. Avant que d'entrer dans le temple, je vous dirai un mot du parvis. C'étaient des portiques ou galeries basses; et au-dessus, des appartements forts superbes, chambres dorées, cabinets et bains; enfin mille lieux où ceux qui apportaient de l'argent trouvaient de quoi l'employer; ceux qui n'en apportaient point, on les renvoyait. Psyché, voyant ces merveilles, ne se put tenir de soupirer: elle se souvint du palais dont elle avait été la maîtresse. Le dedans du temple était orné à proportion. Je ne m'arrêterai pas à vous le décrire: c'est assez que vous sachiez que toutes sortes de voe.ux, dont toutes sortes de personnes s'étaient acquittées, s'y voyaient en des chapelles particulières, pour éviter la confusion, et ne rien cacher de l'architecture du temple. Là quelques auteurs avaient envoyé des offrandes pour reconnaissance de la Vénus que leur avait départie le Ciel; ils étaient en petit nombre. Les autres arts, comme la Peinture et ses soe.urs, en fournissaient beaucoup davantage. Mais la multitude venait des belles et de leurs amants: l'un pour des faveurs secrètes, l'autre pour un mariage, celle-ci pour avoir enlevé un amant à cette autre-là. Une certaine Callinicé, qui s'était maintenue jusqu'à soixante ans bien avec les Grâces, et encore mieux avec les Plaisirs, avait donné une lampe de vermeil doré, et la peinture de ses amours. Je ne vous aurais jamais spécifié ces dons il s'en trouvait même de capitaines, dont les exploits, comme dit le bon Amyot, avaient cette grâce de soudaineté qui les rendait encore plus agréables. L'architecture du tabernacle n'était guère plus ornée que celle du temple, afin de garder la proportion, et de crainte aussi que la vue, étant dissipée par une quantité d'ornements, ne s'en arrêtât d'autant moins à considérer l'image de la déesse, laquelle était véritablement un chef-d'oe.uvre. Quelques envieux ont dit que Praxitèle avait pris la sienne sur le modèle de celle-là. On l'avait placée dans une niche de marbre noir, entre des colonnes de cette même couleur; ce qui la rendait plus blanche, et faisait un bel effet à la vue. À l'un des côtés du sanctuaire on avait élevé un trône où Vénus, à demi couchée sur des coussins de senteurs, recevait, quand elle venait en ce temple, les adorations des mortels, et distribuait ses grâces ainsi que bon lui semblait. On ouvrait le temple assez matin, afin que le peuple fût écoulé quand les personnes qualifiées entreraient. Cela ne servit de rien cette journée-là; car dès que Psyché parut, on s'assembla autour d'elle. On crut que c'était Vénus, qui pour quelque dessein caché ou pour se rendre plus familière, peut-être aussi par galanterie, avait un habit de simple bergère. Au bruit de cette merveille, les plus paresseux accoururent incontinent. La pauvre Psyché s'alla placer dans un coin du temple, honteuse et confuse de tant d'honneurs dont elle avait grand sujet de craindre la suite, et ne pouvait pourtant s'empêcher d'y prendre plaisir. Elle rougissait à chaque moment, se détournait quelquefois le visage, témoignait qu'elle eût bien voulu faire sa prière: tout cela en vain; elle fut contrainte de dire qui elle était. Quelques- uns la crurent; d'autres persistèrent dans l'opinion qu'ils avaient. La foule était tellement grande autour d'elle que, quand Vénus arriva, cette déesse eut de la peine à passer. On l'avait déjà avertie de cette aventure; ce qui la fit accourir le visage en feu, comme une Mégère, et non plus la reine des Grâces, mais des Furies. Toutefois, de peur de sédition, elle se contint. Ses gardes lui ayant fait faire passage, elle s'alla placer sur son trône, où elle écouta quelques suppliants avec assez de distraction. La meilleure partie des hommes était demeurée auprès de Psyché avec les femmes les moins jolies, ou qui étaient sans prétention et sans intérêt. Les autres avaient pris d'abord le parti de la déesse, étant de la politique, parmi les personnes de ce sexe qui se sont mises sur le bon pied, de faire la guerre aux survenantes, comme à celles qui leur ôtent, pour ainsi dire, le pain de la main. Je ne saurais vous assurer bien précisément si elles tiennent cette coutume-là des auteurs, ou si les auteurs la tiennent d'elles. Notre bergère n'osant approcher, la déesse la fit venir. Une foule d'hommes l'accompagna; et la chose ressemblait plutôt à un triomphe qu'à un hommage. La pauvre Psyché n'était nullement coupable de ces honneurs: au contraire, si on l'eût crue, on ne l'aurait pas regardée; elle faisait, de sa part, tout ce qu'une suppliante doit faire. La présence de Vénus lui avait fait oublier sa harangue. Il est vrai qu'elle n'en eut pas besoin; car, dès que Vénus la vit, à peine lui donna-t-elle le loisir de se prosterner: elle descendit de son trône." Je vous veux, dit-elle, entendre en particulier. Venez à Paphos; je vous donnerai place en mon char." Psyché se défia de cette douceur; mais quoi! il n'était plus temps de délibérer; et puis c'était à Paphos principalement qu'elle espérait revoir son époux. De crainte qu'elle n'échappât, Vénus la fit sortir avec elle; les hommes donnant mille bénédictions à leurs deux déesses, et une partie des femmes disant entre elles: "C'est encore trop que d'en avoir une: établissons parmi nous une république où les voe.ux, les adorations, les services, les biens d'Amour seront en commun. Si Psyché s'en vient encor une fois amuser les gens qui nous serviront à quelque chose, et qu'elle prétende réunir ainsi tous les coe.urs sous une même domination, il nous la faut lapider." On se moqua des républicaines, et on souhaita bon voyage à notre bergère. Cythérée la fit monter effectivement sur son char; mais ce fut avec trois divinités de sa suite peu gracieuses: il y a de toutes sortes de gens à la Cour. Ces divinités étaient la Colère, la Jalousie, et l'Envie: monstres sortis de l'abîme, impitoyables licteurs qui ne marchaient point sans leurs fouets, et dont la vue seule était un supplice. Vénus s'en alla par un autre endroit. Quand Psyché se vit dans les airs, en si mauvaise compagnie que celle-là, un tremblement la saisit, ses cheveux se hérissèrent, la voix lui demeura au gosier. Elle fut longtemps sans pouvoir parier, immobile, changée en pierre, et plutôt statue que personne véritablement animée: on l'aurait crue morte, sans quelques soupirs qui lui échappèrent. Les diverses peines des condamnés lui passèrent devant les yeux; son imagination les lui figura encor plus cruelles qu'elles ne sont n'y en eut point que la crainte ne lui fît souffrir par avance. Enfin, se jetant aux pieds de ces trois Furies: "Si quelque pitié, dit-elle, loge en vos coe.urs, ne me faites pas languir davantage: dites-moi à quel tourment je suis condamnée. Ne vous aurait-on point donné ordre de me jeter dans la mer? Je vous en épargnerai la peine, si vous voulez, et m'y précipiterai moi- même." Les trois filles de l'Achéron ne lui répondirent rien, et se contentèrent de la regarder de travers. Elle était encore à leurs genoux lorsque le char s'abattit. Il posa sa charge en un désert, dans l'arrière-cour d'un palais que Vénus avait fait bâtir entre deux montagnes, à mi-chemin d'Amathonte et de Paphos. Quand Cythérée était lasse des embarras de sa Cour, elle se retirait en ce lieu avec cinq ou six de ses confidentes. Là, qui que ce soit ne l'allait voir. Des médisants disent toutefois que quelques amis particuliers avaient la clef du jardin. Vénus était déjà arrivée quand le char parut. Les trois satellites menèrent Psyché dans la chambre où la déesse se rajustait. Cette même crainte qui avait fait oublier à notre bergère la harangue qu'elle avait faite, lui en rafraîchit la mémoire. Bien que les grandes passions troublent l'esprit, il n'y a rien qui rende éloquent comme elles. Notre infortunée se prosterna à quatre pas de la déesse, et lui parla de la sorte: "Reine des Amours et des Grâces, voici cette malheureuse esclave que vous cherchez. Je ne vous demande pour récompense de l'avoir livrée que la permission de vous regarder. Si ce n'est point sacrilège à une misérable mortelle comme je suis de jeter les yeux sur Vénus, et de raisonner sur les charmes d'une déesse, je trouve que l'aveuglement des hommes est bien grand d'estimer en moi de médiocres appas, après que les vôtres leur ont paru. Je me suis opposée inutilement à cette folie: ils m'ont rendu des honneurs que j'ai refusés, et que je ne méritais pas. Votre fils s'est laissé prévenir en ma faveur par les rapports fabuleux qu'on lui a faits. Les Destins m'ont donnée à lui sans me demander mon consentement. En tout cela j'ai failli, puisque vous me jugez coupable. Je devais cacher des traits qui étaient cause de tant d'erreurs, je devais les défigurer: il fallait mourir, puisque vous m'aviez en aversion: je ne l'ai pas fait. Ordonnez-moi des punitions si sévères que vous voudrez, je les souffrirai sans murmure, trop heureuse si je vois votre divine bouche s'ouvrir pour prononcer l'arrêt de ma destinée. -Oui, Psyché, repartit Vénus, je vous en donnerai le plaisir. Votre feinte humilité ne me touche point. Il fallait avoir ces sentiments et dire ces choses devant que vous fussiez en ma puissance. Lorsque vous étiez à couvert des atteintes de ma colère, votre miroir vous disait qu'il n'y avait rien à voir après vous. Maintenant que vous me craignez, vous me trouvez belle. Nous verrons bientôt qui remportera l'avantage. Ma beauté ne saurait périr, et la vôtre dépend de moi: je la détruirai quand il me plaira. Commençons par ce corps d'albâtre dont mon fils a publié des merveilles, et qu'il appelle le temple de la blancheur. Prenez vos scions, filles de la Nuit, et me l'empourprez si bien que cette blancheur ne trouve pas même un asile en son propre temple." À cet ordre si cruel Psyché devint pâle, et tomba aux pieds de la déesse, sans donner aucune marque de vie. Cythérée se sentit émue; mais quelque Démon s'opposa à ce mouvement de pitié, et la fit sortir. Dès qu'elle fut hors, les ministres de sa vengeance prirent des branches de myrte; et, se bouchant les oreilles ainsi que les yeux, elles déchirèrent l'habit de notre bergère: innocent habit, hélas! celle qui l'avait donné lui croyait procurer un sort que tout le monde envierait. Psyché ne reprit ses sens qu'aux premières atteintes de la douleur. Le vallon retentit des cris qu'elle fut contrainte de faire: jamais les Échos n'avaient répété de si pitoyables accents. Il n'y eut aucun endroit d'épargné dans tout ce beau corps, qui devant ces moments-là se pouvait dire en effet le temple de la blancheur: elle y régnait avec un éclat que je ne saurais vous dépeindre. Là les lis lui servaient de trône et d'oreillers. Des escadrons d'Amours, chez Psyché familiers, Furent chassés de cet asile. Le pleurer leur fut inutile Rien ne put attendrir les trois filles d'enfer; Leurs coe.urs furent d'acier, leurs mains furent de fer. La belle eut beau souffrir: il fallut que ses peines Allassent jusqu'au point que les soe.urs inhumaines Craignirent que Clothon ne survînt à son tour. Ah! trop impitoyable Amour! En quels lieux étais-tu? dis, cruel! dis, barbare! C'est toi, c'est ton plaisir qui causa sa douleur Oui, tigre, c'est toi seul qui t'en dois dire auteur; Psyché n'eût rien souffert sans ton courroux bizarre. Le bruit de ses clameurs s'est au loin répandu; Et tu n'en as rien entendu! Pendant tous ses tourments, tu dormais, je le gage; Car ta brûlure n'était rien. La belle en a souffert mille fois davantage Sans l'avoir mérité si bien. Tu devais venir voir empourprer cet albâtre; Il fallait amener une troupe de Ris: Des souffrances d'un corps dont tu fus idolâtre Vous vous seriez tous divertis. Hélas! Amour, j'ai tort: tu répandis des larmes Quand tu sus de Psyché la peine et le tourment; Et tu lui fis trouver un baume pour ses charmes Qui la guérit en un moment. Telle fut la première peine que Psyché souffrit. Quand Cythérée fut de retour, elle la trouva étendue sur les tapis dont cette chambre était ornée, prête d'expirer, et n'en pouvant plus. La pauvre Psyché fit un effort pour se lever, et tâcha de contenir ses sanglots. Cythérée lui commanda de baiser les cruelles mains qui l'avaient mise en cet état. Elle obéit sans tarder, et ne témoigna nulle répugnance. Comme le dessein de la déesse n'était pas de la faire mourir si tôt, elle la laissa guérir. Parmi les servantes de Vénus il y en avait une qui trahissait sa maîtresse, et qui allait redire à l'Amour le traitement que l'on faisait à Psyché, et les travaux qu'on lui imposait. L'Amour ne manquait pas d'y pourvoir. Cette fois-là il lui envoya un baume excellent par celle qui était de l'intelligence, avec ordre de ne point dire de quelle part, de peur que Psyché ne crût que son mari était apaisé, et qu'elle n'en tirât des conséquences trop avantageuses. Le dieu n'était pas encore guéri de sa brûlure, et tenait le lit. L'opération de son baume irrita Vénus, à l'insu de qui la chose se conduisait, et qui, ne sachant à quoi imputer ce miracle, résolut de se défaire de Psyché par une autre voie. Sous l'une des deux montagnes qui couvraient à droite et à gauche cette maison, était une voûte aussi ancienne que l'Univers. Là sourdait une eau qui avait la propriété de rajeunir: c'est ce qu'on appelle encore aujourd'hui la fontaine de Jouvence. Dans les premiers temps du monde il était libre à tous les mortels d'y aller puiser. L'abus qu'ils firent de ce trésor obligea les dieux de leur en ôter l'usage. Pluton, prince des lieux souterrains, commit à la garde de cette eau un dragon énorme. Il ne dormait point, et dévorait ceux qui étaient si téméraires que d'en approcher. Quelques femmes se hasardaient, aimant mieux mourir que de prolonger une carrière où il n'y avait plus ni beaux jours ni amants pour elles. Cinq ou six jours étant écoulés, Cythérée dit à son esclave: "Va-t-en tout à l'heure à la fontaine de Jouvence, et m'en rapporte une cruchée d'eau. Ce n'est pas pour moi, comme tu peux le croire, mais pour deux ou trois de mes amies qui en ont besoin. Si tu reviens sans apporter de cette eau, je te ferai encore souffrir le même supplice que tu as souffert." Cette suivante, dont j'ai parlé, qui était aux gages de Cupidon, l'alla avertir. Il lui commanda de dire à Psyché que le moyen d'endormir le monstre était de lui chanter quelques longs récits qui lui plussent premièrement, et puis l'ennuyassent; et sitôt qu'il dormirait, qu'elle puisât de l'eau hardiment. Psyché s'en va donc avec sa cruche. On n'osait approcher de l'antre de plus de vingt pas. L'horrible concierge de ce palais en occupait la plupart du temps l'entrée. Il avait l'adresse de couler sa queue entre des brossailles, en sorte qu'elle ne paraissait point; puis, aussitôt que quelque animal venait à passer, fût-ce un cerf, un cheval, un boe.uf, le monstre la ramenait en plusieurs retours, et en entortillait les jambes de l'animal avec tant de soudaineté et de force qu'il le faisait trébucher, se jetait dessus, puis s'en repaissait. Peu de voyageurs s'y trouvaient surpris: l'endroit était plus connu et plus diffamé que le voisinage de Scylle et Charybde. Lorsque Psyché alla à cette fontaine, le monstre se réjouissait au soleil, qui tantôt dorait ses écailles, tantôt les faisait paraître de cent couleurs. Psyché, qui savait quelle distance il fallait laisser entre lui et elle (car il ne pouvait s'étendre fort loin, le Sort l'ayant attaché avec des chaînes de diamant) Psyché, dis-je, ne s'effraya pas beaucoup: elle était accoutumée à voir des dragons. Elle cacha le mieux qu'il lui fut possible sa cruche, et commença mélodieusement ce récit: Dragon, gentil dragon à la gorge béante, Je suis messagère des dieux: Ils m'ont envoyée en ces lieux T'annoncer que bientôt une jeune serpente, Et qui change au soleil de couleur comme toi, Viendra partager ton emploi. Tu te dois ennuyer à faire cette vie Amour t'enverra compagnie. Dragon, gentil dragon, que te dirai-je encor Qui te chatouille et qui te plaise? Ton dos reluit comme fin or; Tes yeux sont flambants comme braise; Tu te peux rajeunir sans dépouiller ta peau. Quelle félicité d'avoir chez toi cette eau! Si tu veux t'enrichir, permets que l'on y puise; Quelque tribut qu'il faille, il te sera porté J'en sais qui, pour avoir cette commodité, Donneront jusqu'à leur chemise. Psyché chanta beaucoup d'autres choses qui n'avaient aucune suite, et que les oiseaux de ces lieux ne purent par conséquent retenir, ni nous les apprendre. Le dragon l'écouta d'abord avec un très grand plaisir. À la fin il commença à bailler, et puis s'endormit. Psyché prend vite l'occasion: il fallait passer entre le dragon et l'un des bords de l'entrée: à peine y avait-il assez de place pour une personne. Peu s'en fallut que la belle, de frayeur qu'elle eut, ne laissât tomber sa cruche; ce qui eût été pire que la goutte d'huile. Ce dormeur- ci n'était pas fait comme l'autre: son courroux et ses remontrances, c'était de mettre les gens en pièces. Notre héroïne vint à bout de son entreprise par un grand bonheur. Elle emplit sa cruche, et s'en retourna triomphante. Vénus, se douta que quelque puissance divine l'avait assistée. De savoir laquelle, c'était le point. Son fils ne bougeait du lit. Jupiter ni aucun des dieux n'aurait laissé Psyché dans cet esclavage; les déesses seraient les dernières à la secourir." Ne t'imagine pas en être quitte, lui dit Vénus: je te ferai des commandements si difficiles que tu manqueras à quelqu'un; et pour châtiment tu endureras la mort. Va me quérir de la laine de ces moutons qui paissent au delà du fleuve; je m'en veux faire faire un habit." C'étaient les moutons du Soleil; tous avaient des cornes, furieux au dernier point, et qui poursuivaient les loups. Leur laine était d'une couleur de feu si vif qu'il éblouissait la vue. Ils paissaient alors de l'autre côté d'une rivière extrêmement large et profonde, qui traversait le vallon à mille pas ou peu plus de ce château. De bonne fortune pour notre belle, Junon et Cérès vinrent voir Vénus dans le moment qu'elle venait de donner cet ordre. Elles lui avaient déjà rendu deux autres visites depuis la maladie de son fils, et avaient aussi vu l'Amour. Cette dernière visite empêcha Vénus de prendre garde à ce qui se passerait, et donna une facilité à notre héroïne d'exécuter ce commandement. Sans cela il aurait été impossible, n'y ayant ni pont, ni bateau, ni gondole sur la rivière. Cette suivante, qui était de l'intelligence, dit à Psyché: "Nous avons ici des cygnes que les Amours ont dressés à nous servir de gondoles: j'en prendrai un; nous traverserons la rivière par ce moyen. Il faut que je vous tienne compagnie, pour une raison que je vas vous dire: c'est que ces moutons sont gardés par deux jeunes enfants Sylvains qui commencent déjà à courir après les bergères et après les Nymphes. Je passerai la première, et amuserai les deux jeunes Faunes, qui ne manqueront pas de me poursuivre sans autre dessein que de folâtrer; car ils me connaissent, et savent que j'appartiens à Vénus. Au pis aller j'en serai quitte pour deux baisers; vous passerez cependant. -Jusque-là voilà qui va bien, repartit Psyché; mais comment approcherai-je des moutons? me connaissent-ils aussi? savent-ils que j'appartiens à Vénus? -Vous prendrez de leur laine parmi les ronces, répliqua cette suivante; ils y en laissent quand elle est mûre et qu'elle commence à tomber: tout ce canton-là en est plein." Comme la chose avait été concertée, elle réussit. Seulement, au lieu des deux baisers que l'on avait dit, il en coûta quatre. Pendant que notre bergère et sa compagne exécutent leur entreprise, Vénus prie les deux déesses de sonder les sentiments de son fils." Il semble, à l'entendre, leur dit-elle, qu'il soit fort en colère contre Psyché; cependant il ne laisse pas sous main de lui donner assistance; au moins y a-t-il lieu de le croire. Vous m'êtes amies toutes deux, détournez-le de cette amour. Représentez-lui le devoir d'un fils. Dites-lui qu'il se fait tort. Il s'ouvrira bien plutôt à vous qu'il ne ferait à sa mère." Junon et Cérès promirent de s'y employer. Elles allèrent voir le malade. Il ne les satisfit point, et leur cacha le plus qu'il put sa pensée. Toutefois, autant qu'elles purent conjecturer, cette passion lui tenait encore au coe.ur. Même il se plaignit de ce qu'on prétendait le gouverner ainsi qu'un enfant. Lui un enfant! on ne considérait donc pas qu'il terrassait les Hercules, et qu'il n'avait jamais eu d'autres toupies que leurs coe.urs." Après cela, disait-il, on me tiendra encore en tutelle! on croira me contenter de moulinets et de papillons, moi qui suis le dispensateur d'un bien près de qui la gloire et les richesses sont des poupées! C'est bien le moins que je puisse faire que de retenir ma part de cette félicité-là! Je ne me marierai pas, moi qui en marie tant d'autres! " Les déesses entrèrent en ses sentiments, et retournèrent dire à Vénus comme leur légation s'était passée." Nous vous conseillons en amies, ajoutèrent-elles, de laisser agir votre fils comme il lui plaira: il est désormais en âge de se conduire. -Qu'il épouse Hébé, repartit Vénus; qu'il choisisse parmi les Muses, parmi les Grâces, parmi les Heures; je le veux bien. -Vous moquez-vous? dit Junon. Voudriez-vous donner à votre fils une de vos suivantes pour femme? et encore Hébé qui nous sert à boire? Pour les Muses, ce n'est pas le fait de l'Amour qu'une précieuse; elle le ferait enrager. La beauté des Heures est fort journalière: il ne s'en accommodera pas non plus. -Mais enfin, répliqua Vénus, toutes ces personnes sont des déesses, et Psyché est simple mortelle. N'est-ce pas un parti bien avantageux pour mon fils que la cadette d'un roi de qui les États tourneraient dans la basse-cour de ce château? -Ne méprisez pas tant Psyché, dit Cérès: vous pourriez pis faire que de la prendre pour votre bru. La beauté est rare parmi les dieux; les richesses et la puissance ne le sont pas. J'ai bien voyagé, comme vous savez; mais je n'ai point vu de personne si accomplie." Junon fut contrainte d'avouer qu'elle avait raison; et toutes deux conseillèrent Cythérée de pourvoir son fils. Quel plaisir quand elle tiendrait entre les bras un petit Amour qui ressemblerait à son père! Vénus demeura piquée de ce propos-là: le rouge lui monta au front." Cela vous siérait mieux qu'à moi, reprit-elle assez brusquement. Je me suis regardée tout ce matin, mais il ne m'a point semblé que j'eusse encore l'air d'une aïeule." Ces mots ne demeurèrent pas sans réponse; et les trois amies se séparèrent en se querellant. Cérès et Junon étant montées sur leurs chars, Vénus alla faire des remontrances à son fils; et le regardant avec un air dédaigneux: " Il vous sied bien, dit-elle, de vouloir vous marier, vous qui ne cherchez que le plaisir! Depuis quand vous est venue, dites-moi, une si sage pensée? Voyez, je vous prie, l'homme de bien et le personnage grave et retiré que voilà! Sans mentir, je voudrais vous avoir vu père de famille pour un peu de temps: comment vous y prendriez-vous? Songez, songez à vous acquitter de votre emploi, et soyez le dieu des amants: la qualité d'époux ne vous convient pas. Vous êtes accablé d'affaires de tous côtés: l'empire d'Amour va en décadence; tout languit; rien ne se conclut: et vous consumez le temps en des propositions inutiles de mariage! Il y a tantôt trois mois que vous êtes au lit, plus malade de fantaisie que d'une brûlure. Certes, vous avez été blessé dans une occasion bien glorieuse pour vous! Le bel honneur, lorsque l'on dira que votre femme aura été cause de cet accident! Si c'était une maîtresse, je ne dis pas. Quoi! vous m'amènerez ici une matrone qui sera neuf mois de l'année à toujours se plaindre! Je la traînerai au bal avec moi! Savez-vous ce qu'il y a? ou renoncez à Psyché, ou je ne veux plus que vous passiez pour mon fils. Vous croyez peut-être que je ne puis faire un autre Amour, et que j'ai oublié la manière dont on les fait: je veux que vous sachiez que j'en ferai un quand il me plaira. Oui, j'en ferai un, plus joli que vous mille fois, et lui remettrai entre les mains votre empire. Qu'on me donne tout à l'heure cet arc et ces flèches, et tout l'attirail dont je vous ai équipé; aussi bien vous est-il inutile désormais: je vous le rendrai quand vous serez sage." L'Amour se mit à pleurer; et prenant les mains de sa mère, il les lui baisa. Ce n'était pas encore parler comme il faut. Elle fit tout son possible pour l'obliger à donner parole qu'il renoncerait à Psyché; ce qu'il ne voulut jamais faire. Cythérée sortit en le menaçant. Pour achever le chagrin de cette déesse, Psyché arriva avec un paquet de laine aussi pesant qu'elle. Les choses s'étaient passées de ce côté-là avec beaucoup de succès. Le cygne avait merveilleusement bien fait son devoir, et les deux Sylvains le leur: devoir de courir, et rien davantage; hormis qu'ils dansèrent quelques chansons avec la suivante, lui dérobèrent quelques baisers, lui donnèrent quelques brins de thym et de marjolaine, et peut-être la cotte verte; le tout avec la plus grande honnêteté du monde. Psyché cependant faisait sa main. Pas un des moutons ne s'écarta du troupeau pour venir à elle. Les ronces se laissèrent ôter leurs belles robes sans la piquer une seule fois. Psyché repassa la première. À son retour, Cythérée lui demanda comme elle avait fait pour traverser la rivière. Psyché répondit qu'il n'en avait pas été besoin, et que le vent avait envoyé des flocons de laine de son côté." Je ne croyais pas, reprit Cythérée, que la chose fût si facile. Je me suis trompée dans mes mesures, je le vois bien; la nuit nous suggérera quelque chose de meilleur." Le fils de Vénus, qui ne songeait à autre chose qu'à tirer Psyché de tous ces dangers, et qui n'attendait peut-être pour se raccommoder avec elle que sa guérison et le retour de ses forces, avait remandé premièrement le Zéphire, et fait venir dans le voisinage une fée qui faisait parler les pierres. Rien ne lui était impossible: elle se moquait du destin, disposait des vents et des astres, et faisait aller le monde à sa fantaisie. Cythérée ne savait pas qu'elle fût venue. Quant au Zéphire, elle l'aperçut, et ne douta nullement que ce ne fût lui qui eût assisté Psyché. Mais s'étant la nuit avisée d'un commandement qu'elle croyait hors de toute possibilité, elle dit le lendemain à son fils: "L'agent général de vos affaires n'est pas loin de ce château; vous lui avez défendu de s'écarter. Je vous défie tous tant que vous êtes. Vous serez habiles gens l'un et l'autre si vous empêchez que votre belle ne succombe au commandement que je lui ferai aujourd'hui." En disant ces mots, elle fit venir Psyché, lui ordonna de la suivre, et la mena dans la basse-cour du château. Là, sous une espèce de halle, étaient entassés pêle-mêle quatre différentes sortes de grain, lesquels on avait donnés à la déesse pour la nourriture de ses pigeons. Ce n'était pas proprement un tas, mais une montagne. Il occupait toute la largeur du magasin, et touchait le faîte. Cythérée dit à Psyché: "Je ne veux dorénavant nourrir mes pigeons que de mil ou de froment pur: c'est pourquoi sépare ces quatre sortes de grain; fais-en quatre tas aux quatre coins du monceau, un tas de chacune espèce. Je m'en vas à Amathonte pour quelques affaires de plaisir: je reviendrai sur le soir. Si à mon retour je ne trouve la tâche faite, et qu'il y ait seulement un grain de mêlé, je t'abandonnerai aux ministres de ma vengeance." À ces mots elle monte sur son char, et laisse Psyché désespérée. En effet, ce commandement était un travail, non pas d'Hercule, mais de démon. Sitôt que l'Amour le sut, il en envoya avertir la fée, qui, par ses suffumigations, par ses cercles, par ses paroles, contraignit tout ce qu'il y avait de fourmis au monde d'accourir à l'entour du tas, autant celles qui habitaient aux extrémités de la terre que celles du voisinage. Il y eut telle fourmi qui fit ce jour-là quatre mille lieues. C'était un plaisir que d'en voir des hordes et des caravanes arriver de tous les côtés. Il en vient des climats où commande l'Aurore, De ceux que ceint Téthys, et l'Océan encore. L'Indien dégarnit toutes ses régions. Le Garamante envoie aussi ses légions. Il en part du couchant des nations entières. Le nord ni le midi n'ont plus de fourmilières. Il semble qu'on en ait épuisé l'Univers. Les chemins en sont noirs, les champs en sont couverts. Maint vieux chêne en fournit des cohortes nombreuses. Il n'est arbre mangé qui sous ses voûtes creuses Souffre que de ce peuple il reste un seul essaim. Tout déloge; et la terre en tire de son sein. L'éthiopique gent arrive, et se partage. On crée en chaque troupe un maître de l'ouvrage. Il a l'oe.il sur sa bande; aucun n'ose faillir. On entend un bruit sourd; le mont semble bouillir. Déjà son tour décroît, sa hauteur diminue. À la soudaineté l'ordre aussi contribue. Chacun a son emploi parmi les travailleurs. L'un sépare le grain que l'autre emporte ailleurs. Le monceau disparaît ainsi que par machine. Quatre tas différents réparent sa ruine: De blé, riche présent qu'à l'homme ont fait les cieux; De mil, pour les pigeons manger délicieux; De seigle, au goût aigret; d'orge rafraîchissante, Qui donne aux gens du Nord la cervoise engraissante. Telles l'on démolit les maisons quelquefois. La pierre est mise à part; à part se met le bois; On voit comme fourmis gens autour de l'ouvrage. En son être premier retourne l'assemblage. Là sont des tas confus de marbres non gravés, Et là les ornements qui se sont conservés. Les fourmis s'en retournèrent aussi vite qu'elles étaient venues, et n'attendirent pas le remerciement." Vivez heureuses, leur dit Psyché: je vous souhaite des magasins qui ne désemplissent jamais. Si c'est un plaisir de se tourmenter pour les biens du monde, tourmentez-vous, et vivez heureuses." Quand Vénus fut de retour, et qu'elle aperçut les quatre monceaux, son étonnement ne fut pas petit; son chagrin fut encor plus grand. On n'osait approcher d'elle, ni seulement la regarder. Il n'y eut ni Amours ni Grâces qui ne s'enfuissent." Quoi! dit Cythérée en elle-même, une esclave me résistera? Je lui fournirai tous les jours une nouvelle matière de triompher? Et qui craindra désormais Vénus? qui adorera sa puissance? car, pour la beauté, je n'en parle plus; c'est Psyché qui en est déesse. Ô destins, que vous ai-je fait? Junon s'est vengée d'Io et de beaucoup d'autres; il n'est femme qui ne se venge: Cythérée seule se voit privée de ce doux plaisir. Si faut-il que j'en vienne à bout. Vous n'êtes pas encore à la fin, Psyché, mon fils vous fait tort; plus il s'opiniâtre à vous protéger, plus je m'opiniâtrerai à vous perdre." Cette résolution n'eut pas tout l'effet que Vénus s'était promis. À deux jours de là elle fit appeler Psyché; et, dissimulant son dépit: "Puisque rien ne vous est impossible, lui dit-elle, vous irez bien au royaume de Proserpine. Et n'espérez pas m'échapper quand vous serez hors d'ici: en quelque lieu de la terre que vous soyez, je vous trouverai. Si vous voulez toutefois ne point revenir des enfers, j'en suis très contente. Vous ferez mes compliments à la reine de ces lieux-là, et vous lui direz que je la prie de me donner une boëte de son fard; j'en ai besoin, comme vous voyez: la maladie de mon fils m'a toute changée. Rapportez-moi, sans tarder, ce que l'on vous aura donné, et n'y touchez point." Psyché partit tout à l'heure. On ne la laissa parler à qui que ce soit. Elle alla trouver la fée que son mari avait fait venir: cette fée était dans le voisinage, sans que personne en sût rien. De peur de soupçon, elle ne tint pas long discours à notre héroïne. Seulement elle lui dit: "Vous voyez d'ici une vieille tour; allez-y tout droit, et entrez dedans. Vous y apprendrez ce qu'il vous faut faire. N'appréhendez point les ronces qui bouchent la porte; elles se détourneront d'elles-mêmes." Psyché remercie la fée, et s'en va au vieux bâtiment. Entrée qu'elle fut, la Tour lui parla: "Bonjour, Psyché, lui dit-elle; que votre voyage vous soit heureux! Ce m'est un très grand honneur de vous recevoir en mes murs: jamais rien de si charmant n'y était entré. Je sais le sujet qui vous amène. Plusieurs chemins conduisent aux enfers; n'en prenez aucun de ceux qu'on prend d'ordinaire. Descendez dans cette cave que vous voyez, et garnissez-vous auparavant de ce qui est à vos pieds: ce panier à anse vous aidera à le porter." Psyché baissa aussitôt la vue; et, comme le faîte de la tour était découvert, elle vit à terre une lampe, six boules de cire, un gros paquet de ficelle, un panier avec deux deniers. " Vous avez besoin de toutes ces choses, poursuivit la Tour. Que la profondeur de cette cave ne vous effraye point, quoique vous ayez près de mille marches à descendre: cette lampe vous aidera. Vous suivrez à sa lueur un chemin voûté qui est dans le fond, et qui vous conduira jusqu'au bord du Styx. Il vous faudra donner à Caron un de ces deniers pour le passage, aussi bien en revenant qu'en allant. C'est un vieillard qui n'a aucune considération pour les belles, et qui ne vous laissera pas monter dans sa barque sans payer le droit. Le fleuve passé, vous rencontrerez un âne boiteux et n'en pouvant plus de vieillesse, avec un misérable qui le chassera. Celui-ci vous priera de lui donner par pitié un peu de ficelle, si vous en avez dans votre panier, afin de lier certains paquets dont son âne sera chargé. Gardez-vous de lui accorder ce qu'il vous demandera. C'est un piège que vous tend Vénus. Vous avez besoin de votre ficelle à une autre chose; car vous entrerez incontinent dans un labyrinthe dont les routes sont fort aisées à tenir en allant; mais, quand on en revient, il est impossible de les démêler: ce que vous ferez toutefois par le moyen de cette ficelle. La porte de deçà du labyrinthe n'a point de portier; celle de delà en a un. C'est un chien qui a trois gueules, plus grand qu'un ours. Il discerne à l'odorat les morts d'avec les vivants (car il se rencontre des personnes qui ont affaire aussi bien que vous en ces lieux). Le portier laisse passer les premiers et étrangle les autres devant qu'ils passent. Vous lui empâterez ses trois gueules en lui jetant dans chacune une de vos boules de cire, autant au retour. Elles auront aussi la force de l'endormir. Dès que vous serez sortie du labyrinthe, deux démons des Champs Élysées viendront au devant de vous, et vous conduiront jusqu'au trône de Proserpine. Adieu, charmante Psyché: que votre voyage vous soit heureux! " Psyché remercie la Tour, prend le panier avec l'équipage, descend dans la cave; et, pour abréger, elle arrive saine et sauve au delà du labyrinthe, malgré les Spectres qui se présentèrent sur son passage. Il ne sera pas hors de propos de vous dire qu'elle vit sur les bords du Styx gens de tous états arrivant de tous les côtés. Il y avait dans la barque, lorsque la belle passa, un roi, un philosophe, un général d'armée, je ne sais combien de soldats, avec quelques femmes. Le roi se mit à pleurer de ce qu'il lui fallait quitter un séjour où étaient de si beaux objets. Le philosophe, au contraire, loua les dieux de ce qu'il en était sorti avant que de voir un objet si capable de le séduire, et dont il pouvait alors approcher sans aucun péril. Les soldats disputèrent entre eux à qui s'assoirait le plus près d'elle, sans aucun respect du roi, ni aucune crainte du général, qui n'avait pas son bâton de commandement. La chose allait à se battre et à renverser la nacelle, si Caron n'eût mis le holà à coups d'aviron. Les femmes environnèrent Psyché, et se consolèrent des avantages qu'elles avaient perdus, voyant que notre héroïne en perdait bien d'autres: car elle ne dit à personne qu'elle fût vivante. Son habit étonna pourtant la compagnie, tous les autres n'ayant qu'un drap. Aussitôt qu'elle fut sortie du labyrinthe, les deux démons l'abordèrent, et lui firent voir les singularités de ces lieux. Elles sont tellement étranges que j'ai besoin d'un style extraordinaire pour vous les décrire. Polyphile se tut à ces mots; et, après quelques moments de silence, il reprit d'un ton moins familier Le royaume des morts a plus d'une avenue. Il n'est route qui soit aux humains si connue. Des quatre coins du monde on se rend aux enfers. Tisiphone les tient incessamment ouverts. La faim, le désespoir, les douleurs, le long âge, Mènent par tous endroits à ce triste passage; Et, quand il est franchi, les filles du Destin Filent aux habitants une nuit sans matin. Orphée a toutefois mérité par sa lyre De voir impunément le ténébreux empire. Psyché par ses appas obtint même faveur. Pluton sentit pour elle un moment de ferveur. Proserpine craignit de se voir détrônée, Et la boëte de fard à l'instant fut donnée. L'esclave de Vénus, sans guide et sans secours, Arriva dans les lieux où le Styx fait son cours. Sa cruelle ennemie eut soin que le Cerbère Lui lançât des regards enflammés de colère. Par les monstres d'enfer rien ne fut épargné; Elle vit ce qu'en ont tant d'auteurs enseigné. Mille spectres hideux, les Hydres, les Harpies, Les triples Géryons, les mânes des Tityes, Présentaient à ses yeux maint fantôme trompeur Dont le corps retournait aussitôt en vapeur. Les cantons destinés aux ombres criminelles, Leurs cris, leur désespoir, leurs douleurs éternelles, Tout l'attirail qui suit tôt ou tard les méchants, La remplirent de crainte et d'horreur pour ces champs. Là, sur un pont d'airain, l'orgueilleux Salmonée, Triste chef d'une troupe aux tourments condamnée, S'efforçait de passer en des lieux moins cruels, Et partout rencontrait des feux continuels. Tantale aux eaux du Styx portait en vain sa bouche, Toujours proche d'un bien que jamais il ne touche; Et Sisyphe en sueur essayait vainement D'arrêter son rocher pour le moins un moment. Là les soe.urs de Psyché dans l'importune glace D'un miroir que sans cesse elles avaient en face, Revoyaient leur cadette heureuse, et dans les bras, Non d'un monstre effrayant, mais d'un dieu plein d'appas En quelque lieu qu'allât cette engeance maudite, Le miroir se plaçait toujours à l'opposite. Pour les tirer d'erreur, leur cadette accourut; Mais ce couple s'enfuit sitôt qu'elle parut. Non loin d'elles Psyché vit l'immortelle tâche Où les cinquante Soe.urs s'exercent sans relâche. La belle les plaignit, et ne put sans frémir Voir tant de malheureux occupés à gémir. Chacun trouvait sa peine au plus haut point montée. Ixion souhaitait le sort de Prométhée. Tantale eût consenti, pour assouvir sa faim, Que Pluton le livrât à des flammes sans fin. En un lieu séparé l'on voit ceux de qui l'âme, A violé les droits de l'amoureuse flamme, Offensé Cupidon, méprisé ses autels, Refusé le tribut qu'il impose aux mortels. Là souffre un monde entier d'ingrates, de coquettes; Là Mégère punit les langues indiscrètes, Surtout ceux qui, tachés du plus noir des forfaits, Se sont vantés d'un bien qu'on ne leur fit jamais; Par de cruels vautours l'inhumaine est rongée; Dans un fleuve glacé la volage est plongée; Et l'insensible expie en des lieux embrasés, Aux yeux de ses amants, les maux qu'elle a causés. Ministres, confidents, domestiques perfides, Y lassent sous les fouets le bras des Euménides. Près d'eux sont les auteurs de maint hymen forcé, L'amant chiche, et la dame au coe.ur intéressé; La troupe des censeurs, peuple à l'amour rebelle; Ceux enfin dont les vers ont noirci quelque belle. Vénus avait obligé Mercure, par ses caresses, de prier, de la part de cette déesse, toutes les puissances d'enfer d'effrayer tellement son ennemie par la vue de ces fantômes et de ces supplices, qu'elle en mourût d'appréhension, et mourût si bien, que la chose fût sans retour, et qu'il ne restât plus de cette beauté qu'une ombre légère." Après quoi, disait Cythérée, je permets à mon fils d'en être amoureux et de l'aller trouver aux enfers pour lui renouveler ses caresses." Cupidon ne manqua pas d'y pourvoir; et, dès que Psyché eut passé le labyrinthe, il la fit conduire (comme je crois vous avoir dit) par deux démons des Champs Élysées (ceux-là ne sont pas méchants). Ils la rassurèrent, et lui apprirent quels étaient les crimes de ceux qu'elle voyait tourmentés. La belle en demeura toute consolée, n'y trouvant rien qui eût du rapport à son aventure. Après tout, la faute qu'elle avait commise ne méritait pas une telle punition. Si la curiosité rendait les gens malheureux jusqu'en l'autre monde, il n'y aurait pas d'avantage à être femme. En passant auprès des Champs Élysées, comme le nombre des bienheureux a de tout temps été fort petit, Psyché n'eut pas de peine à y remarquer ceux qui jusqu'alors avaient fait valoir la puissance de son époux, gens du Parnasse pour la plupart. Ils étaient sous de beaux ombrages, se récitant les uns aux autres leurs poésies, et se donnant des louanges continuelles sans se lasser. Enfin la belle fut amenée devant le tribunal de Pluton. Toute la Cour de ce dieu demeura surprise. Depuis Proserpine ils ne se souvenaient point d'avoir vu d'objet qui leur eût touché le coe.ur, que celui-là seul. Proserpine même en eut de la jalousie; car son mari regardait déjà la belle d'une autre sorte qu'il n'a coutume de faire ceux qui approchent de son tribunal, et il ne tenait pas à lui qu'il ne se défit de cet air terrible qui fait partie de son apanage. Surtout il y avait du plaisir à voir Rhadamanthe se radoucir. Pluton fit cesser pour quelques moments les souffrances et les plaintes des malheureux, afin que Psyché eût une audience plus favorable. Voici à peu près comme elle parla, adressant tantôt à Pluton et à Proserpine conjointement, tantôt à cette déesse seule Vous sous qui tout fléchit, déités dont les lois Traitent également les bergers et les rois, Ni le désir de voir, ni celui d'être vue, Ne me font visiter une cour inconnue J'ai trop appris, hélas! par mes propres malheurs, Combien de tels plaisirs engendrent de douleurs. Vous voyez devant vous l'esclave infortunée Qu'à des larmes sans fin Vénus a condamnée. C'est peu pour son courroux des maux que j'ai soufferts Il faut chercher encore un fard jusqu'aux enfers. Reine de ces climats, faites qu'on me le donne; Il porte votre nom; et c'est ce qui m'étonne. Ne vous offensez point, déesse aux traits si doux On s'aperçoit assez qu'il n'est pas fait pour vous. Plaire sans fard est chose aux déesses facile; À qui ne peut vieillir cet art est inutile. C'est moi qui dois tâcher, en l'état où je suis, À réparer le tort que m'ont fait les ennuis. Mais j'ai quitté le soin d'une beauté fatale. La nature souvent n'est que trop libérale; Plût au Sort que mes traits, à présent sans éclat, N'eussent jamais paru que dans ce triste état! Mes soe.urs les enviaient: que mes soe.urs étaient folles! D'abord je me repus d'espérances frivoles. Enfin l'Amour m'aima; je l'aimai sans le voir. Je le vis, il s'enfuit, rien ne put l'émouvoir; Il me précipita du comble de la gloire. Souvenirs de ces temps, sortez de ma mémoire. Chacun sait ce qui suit. Maintenant dans ces lieux Je viens pour obtenir un fard si précieux. Je n'en mérite pas la faveur singulière; Mais le nom de l'Amour se joint à ma prière. Vous connaissez ce dieu: qui ne le connaît pas? S'il descend pour vous plaire au fond de ces climats, D'une boëte de fard récompensez sa femme: Ainsi durent chez vous les douceurs de sa flamme! Ainsi votre bonheur puisse rendre envieux Celui qui pour sa part eut l'empire des cieux! Cette harangue eut tout le succès que Psyché pouvait souhaiter. Il n'y eut ni démon ni ombre qui ne compatît au malheur de cette affligée, et qui ne blâmât Vénus. La pitié entra pour la première fois au coe.ur des Furies, et ceux qui avaient tant de sujet de se plaindre eux-mêmes mirent à part le sentiment de leurs propres maux, pour plaindre l'épouse de Cupidon. Pluton fut sur le point de lui offrir une retraite dans ses États; mais c'est un asile où les malheureux n'ont recours que le plus tard qu'il leur est possible. Proserpine empêcha ce coup. La jalousie la possédait tellement que, sans considérer qu'une ombre serait incapable de lui nuire, elle recommanda instamment aux Parques de ne pas trancher à l'étourdie les jours de cette personne, et de prendre si bien leurs mesures qu'on ne la revît aux enfers que vieille et ridée. Puis, sans tarder davantage, elle mit entre les mains de Psyché une boëte bien fermée, avec défense de l'ouvrir, et avec charge d'assurer Vénus de son amitié. Pour Pluton, il ne put voir sans déplaisir le départ de notre héroïne, et le présent qu'on lui faisait." Souvenez-vous, lui dit-il, de ce qu'il vous a coûté d'être curieuse. Allez, et n'accusez pas Pluton de votre destin." Tant que le pays des morts continua, la boëte fut en assurance, Psyché n'avait garde d'y toucher: elle appréhendait que, parmi un si grand nombre de gens qui n'avaient que faire, il n'y en eût qui observassent ses actions. Aussitôt qu'elle eut atteint notre monde, et que, se trouvant sous ce conduit souterrain, elle crut n'avoir pour témoins que les pierres qui le soutenaient, la voilà tentée à son ordinaire. Elle eut envie de savoir quel était ce fard dont Proserpine l'avait chargée. Le moyen de s'en empêcher? Elle serait femme, et laisserait échapper une telle occasion de se satisfaire! À qui le diraient ces pierres? Possible personne qu'elle n'était descendu sous cette voûte depuis qu'on l'avait bâtie. Puis ce n'était pas une simple curiosité qui la poussait; c'était un désir naturel et bien innocent de remédier au déchet où étaient tombés ses appas. Les ennuis, le hâle, mille autres choses l'avaient tellement changée, qu'elle ne se connaissait plus elle-même. Il fallait abandonner les prétentions qui lui restaient sur le coe.ur de son mari, ou bien réparer ces pertes par quelque moyen. Où en trouverait-elle un meilleur que celui qu'elle avait en sa puissance, que de s'appliquer un peu de ce fard qu'elle portait à Vénus? Non qu'elle eût dessein d'en abuser, ni de plaire à d'autres qu'à son mari; les dieux le savaient: pourvu seulement qu'elle imposât à l'Amour, cela suffirait. Tout artifice est permis quand il s'agit de regagner un époux. Si Vénus l'avait crue si simple que de n'oser toucher à ce fard, elle s'était fort trompée: mais, qu'elle y touchât ou non, Cythérée l'en soupçonnerait toujours; ainsi il lui serait inutile de s'abstenir. Psyché raisonna si bien, qu'elle s'attira un nouveau malheur. Une certaine appréhension toutefois la retenait: elle regardait la boëte, y portait la main, puis l'en retirait, et l'y reportait aussitôt. Après un combat qui fut assez long, la victoire demeura, selon sa coutume, à cette malheureuse curiosité. Psyché ouvrit la boëte en tremblant, et à peine l'eut-elle ouverte qu'il en sortit une vapeur fuligineuse, une fumée noire et pénétrante qui se répandit en moins d'un moment par tout le visage de notre héroïne, et sur une partie de son sein. L'impression qu'elle y fit fut si violente, que Psyché soupçonna d'abord quelque sinistre accident, d'autant plus qu'il ne restait dans la boëte qu'une noirceur qui la teignait toute. Psyché alarmée, et se doutant presque de ce qui lui était arrivé, se hâta de sortir de cette cave, impatiente de rencontrer quelque fontaine, dans laquelle elle pût apprendre l'état où cette vapeur l'avait mise. Quand elle fut dans la Tour, et qu'elle se présenta à la porte, les épines qui la bouchaient, et qui s'étaient d'elles-mêmes détournées pour laisser passer Psyché la première fois, ne la reconnaissant plus, l'arrêtèrent. La Tour fut contrainte de lui demander son nom. Notre infortunée le lui dit en soupirant: "Quoi! c'est vous, Psyché! Qui vous a teint le visage de cette sorte? Allez vite vous laver, et gardez bien de vous présenter en cet état à votre mari." Pysché court à un ruisseau qui n'était pas loin, le coe.ur lui battant de telle manière que l'haleine lui manquait à chaque pas. Enfin elle arriva sur le bord de ce ruisseau, et, s'étant penchée, elle y aperçut la plus belle More du monde. Elle n'avait ni le nez ni la bouche comme l'ont celles que nous voyons; mais enfin c'était une More. Psyché, étonnée, tourna la tête pour voir si quelque Africaine ne se regardait point derrière elle. N'ayant vu personne, et certaine de son malheur, les genoux commencèrent à lui faillir, les bras lui tombèrent. Elle essaya toutefois inutilement d'effacer cette noirceur avec l'onde. Après s'être lavée longtemps sans rien avancer: "Ô Destins! s'écria-t-elle, me condamnez-vous à perdre aussi la beauté? Cythérée, Cythérée, quelle satisfaction vous attend! Quand je me présenterai parmi vos esclaves, elles me rebuteront; je serai le déshonneur de votre cour. Qu'ai-je fait qui méritât une telle honte? ne vous suffisait-il pas que j'eusse perdu mes parents, mon mari, les richesses, la liberté, sans perdre encore l'unique bien avec lequel les femmes se consolent de tous malheurs? Quoi! ne pouviez-vous attendre que les années vous vengeassent? C'est une chose si tôt passée que la beauté des mortelles! La mélancolie serait venue au secours du temps. Mais j'ai tort de vous accuser, c'est moi seule qui suis la cause de mon infortune; c'est cette curiosité incorrigible qui, non contente de m'avoir ôté les bonnes grâces de votre fils, m'ôte aussi le moyen de les regagner. Hélas! ce sera ce fils le premier qui me regardera avec horreur, et qui me fuira. Je l'ai cherché par tout l'Univers et j'appréhende de le trouver. Quoi! mon mari me fuira! mon mari qui me trouvait si charmante! Non, non, Vénus, vous n'aurez pas ce plaisir, et, puisqu'il m'est défendu d'avancer mes jours, je me retirerai dans quelque désert où personne ne me verra; j'achèverai mes destins parmi les serpents et parmi les loups: il s'en trouvera quelqu'un d'assez pitoyable pour me dévorer." Dans ce dessein elle court à une forêt voisine, s'enfonce dans le plus profond, choisit pour principale retraite un antre effroyable. Là son occupation est de soupirer et de répandre des larmes: ses joues s'aplatissent, ses yeux se cavent; ce n'était plus celle de qui Vénus était devenue jalouse: il y avait au monde telle mortelle qui l'aurait regardée sans envie. L'Amour commençait alors à sortir; et, comme il était guéri de sa colère aussi bien que de sa brûlure, il ne songeait plus qu'à Psyché. Psyché devait faire son unique joie; il devait quitter ses temples pour servir Psyché: résolutions d'un nouvel amant. Les maris ont de ces retours, mais ils les font peu durer. Ce mari-ci ne se proposait plus de fin dans sa passion, ni dans le bon traitement qu'il avait résolu de faire à sa femme. Son dessein était de se jeter à ses pieds, de lui demander pardon, de lui protester qu'il ne retomberait jamais en de telles bizarreries. Tant que la journée durait, il s'entretenait de ces choses; la nuit venue, il continuait, et continuait encore pendant son sommeil. Aussitôt que l'Aurore commençait à poindre, il la pria de lui ramener Psyché; car la fée l'avait assuré qu'elle reviendrait des enfers. Dès que le soleil était levé, notre époux quittait le lit, afin d'éviter les visites de sa mère, et s'allait promener dans le bois où la belle Éthiopienne avait choisi sa retraite: il le trouvait propre à entretenir les rêveries d'un amant. Un jour Psyché s'était endormie à l'entrée de sa caverne. Elle était couchée sur le côté, le visage tourné vers la terre, son mouchoir dessus, et encore un bras sur le mouchoir, pour plus grande précaution, et pour s'empêcher plus assurément d'être vue. Si elle eût pu s'envelopper de ténèbres, elle l'aurait fait. L'autre bras était couché le long de la cuisse; il n'avait pas la même rondeur qu'autrefois: le moyen qu'une personne qui ne vivait que de fruits sauvages, et laquelle ne mangeait rien qui ne fût mouillé de ses pleurs, eût de l'embonpoint? La délicatesse et la blancheur y étaient toujours. L'Amour l'aperçut de loin: il sentit un tressaillement qui lui dit que cette personne était Psyché. Plus il approchait, et plus il se confirmait dans ce sentiment; car quelle autre qu'elle aurait eu une taille si bien formée? Quand il se trouva assez près pour considérer le bras et la main, il n'en douta plus: non que la maigreur ne l'arrêtât; mais il jugeait bien qu'une personne affligée ne pouvait être en meilleur état. La surprise de ce dieu ne fut pas petite; pour sa joie, je vous la laisse à imaginer. Un amant que nos romanciers auraient fait serait demeuré deux heures à considérer l'objet de sa passion sans l'oser toucher, ni seulement interrompre son sommeil: l'Amour s'y prit d'une autre manière. Il s'agenouilla d'abord auprès de Psyché, et lui souleva une main, laquelle il étendit sur la sienne; puis, usant de l'autorité d'un dieu et de celle d'un mari, il y imprima deux baisers. Psyché était si fort abattue qu'elle s'éveilla seulement au second baiser. Dès qu'elle aperçut l'Amour, elle se leva, s'enfuit dans son antre, s'alla cacher à l'endroit le plus profond, tellement émue qu'elle ne savait à quoi se résoudre. L'état où elle avait vu le dieu, cette posture de suppliant, ce baiser dont la chaleur lui faisait connaître que c'était un véritable baiser d'amour, et non un baiser de simple galanterie, tout cela l'enhardissait: mais de se montrer ainsi noire et défigurée à celui dont elle voulait regagner le coe.ur, il n'y avait pas d'apparence. Cependant l'Amour s'était approché de la caverne; et, repensant à l'ébène de cette personne qu'il avait vue, il croyait s'être trompé, et se voulait quelque mal d'avoir pris une Éthiopienne pour son épouse. Quand il fut dans l'antre: "Belle More, lui cria-t-il, vous ne savez guère ce que je suis, de me fuir ainsi; ma rencontre ne fait pas peur. Dites-moi ce que vous cherchez dans ces provinces; peu de gens y viennent que pour aimer: si c'est là ce qui vous amène, j'ai de quoi vous satisfaire. Avez-vous besoin d'un amant? je suis le dieu qui les fais. Quoi! vous dédaignez de me répondre! vous me fuyez! -Hélas! dit Psyché, je ne vous fuis point; j'ôte seulement de devant vos yeux un objet que j'appréhende que vous ne fuyiez vous-même." Cette voix si douce, si agréable, et autrefois familière au fils de Vénus, fut aussitôt reconnue de lui. Il courut au coin où s'était réfugiée son épouse." Quoi! c'est vous! dit-il, quoi! ma chère Psyché, c'est vous! " Aussitôt il se jeta aux pieds de la belle." J'ai failli, continua-t-il en les embrassant: mon caprice est cause qu'une personne innocente, qu'une personne qui était née pour ne connaître que les plaisirs, a souffert des peines que les coupables ne souffrent point: et je n'ai pas renversé le ciel et la terre pour l'empêcher! je n'ai pas ramené le Chaos au monde! je ne me suis pas donné la mort, tout dieu que je suis! Ah! Psyché, que vous avez de sujets de me détester! Il faut que je meure et que j'en trouve les moyens, quelque impossible que soit la chose." Psyché chercha une de ses mains pour la lui baiser. L'Amour s'en douta; et se relevant: "Ah! s'écria-t-il, que vous ajoutez de douceur à vos autres charmes! Je sais les sentiments que vous avez eus; toute la nature me les a dits: il ne vous est pas échappé un seul mot de plainte contre ce monstre qui était indigne de votre amour." Et, comme elle lui avait trouvé la main: "Non, poursuivit-il, ne m'accordez point de telles faveurs; je n'en suis pas digne: je ne demande pour toute grâce que quelque punition que vous m'imposiez vous-même. Ma Psyché, ma chère Psyché, dites-moi, à quoi me condamnez-vous? -Je vous condamne à être aimé de votre Psyché éternellement, dit notre héroïne, car que vous l'aimiez, elle aurait tort de vous en prier: elle n'est plus belle." Ces paroles furent prononcées avec un ton de voix si touchant que l'Amour ne put retenir ses larmes. Il noya de pleurs l'une des mains de Psyché; et, pressant cette main entre les siennes, il se tut longtemps, et par ce silence il s'exprima mieux que s'il eût parlé: les torrents de larmes firent ce que ceux de paroles n'auraient su faire. Psyché, charmée de cette éloquence, y répondit comme une personne qui en savait tous les traits. Et considérez, je vous prie, ce que c'est d'aimer: le couple d'amants le mieux d'accord et le plus passionné qu'il y eût au monde employait l'occasion à verser des pleurs et à pousser des soupirs. Amants heureux, il n'y a que vous qui connaissiez le plaisir! À cette exclamation, Polyphile, tout transporté, laissa tomber l'écrit qu'il tenait; et Acante, se souvenant de quelque chose, fit un soupir. Gélaste leur dit avec un souris moqueur: "Courage, Messieurs les amants! voilà qui est bien, et vous faites votre devoir. Ô les gens heureux, et trois fois heureux que vous êtes! Moi, misérable! je ne saurais soupirer après le plaisir de verser des pleurs." Puis, ramassant le papier de Polyphile: "Tenez, lui dit-il, voilà votre écrit; achevez Psyché, et remettez-vous." Polyphile reprit son cahier, et continua ainsi: Cette conversation de larmes devint à la fin conversation de baisers: je passe légèrement cet endroit. L'Amour pria son épouse de sortir de l'antre, afin qu'il apprît le changement qui était survenu en son visage, et pour y apporter remède s'il se pouvait. Psyché lui dit en riant: "Vous m'avez refusé, s'il vous en souvient, la satisfaction de vous voir lorsque je vous l'ai demandée; je vous pourrais rendre la pareille à bien meilleur droit, et avec bien plus de raison que vous n'en aviez; mais j'aime mieux me détruire dans votre esprit que de ne pas vous complaire. Aussi bien faut-il que vous cherchiez un remède à la passion qui vous occupe; elle vous met mal avec votre mère, et vous fait abandonner le soin des mortels et la conduite de votre empire." En disant ces mots, elle lui donna la main pour le mener hors de l'antre. L'Amour se plaignit de la pensée qu'elle avait, et lui jura par le Styx qu'il l'aimerait éternellement, blanche ou noire, belle ou non belle; car ce n'était pas seulement son corps qui le rendait amoureux, c'était son esprit et son âme par-dessus tout. Quand ils furent sortis de l'antre, et que l'Amour eut jeté les yeux sur son épouse, il recula trois ou quatre pas, tout surpris et tout étonné." Je vous l'avais bien promis, lui dit-elle, que cette vue serait un remède pour votre amour: je ne m'en plains pas, et n'y trouve point d'injustice. La plupart des femmes prennent le Ciel à témoin quand cela arrive: elles disent qu'on doit les aimer pour elles, et non pas pour le plaisir de les voir; qu'elles n'ont point d'obligation à ceux qui cherchent seulement à se satisfaire; que cette sorte de passion qui n'a pour objet que ce qui touche les sens ne doit point entrer dans une belle âme, et est indigne qu'on y réponde; c'est aimer comme aiment les animaux, au lieu qu'il faudrait aimer comme les esprits détachés des corps. Les vrais amants, les amants qui méritent que l'on les aime, se mettent le plus qu'ils peuvent dans cet état: ils s'affranchissent de la tyrannie du temps, ils se rendent indépendants du hasard et de la malignité des astres; tandis que les autres sont toujours en transe, soit pour le caprice de la fortune, soit pour celui des saisons. Quand ils n'auraient rien à craindre de ce côté-là, les années leur font une guerre continuelle, il n'y a pas un moment au jour qui ne détruise quelque chose de leur plaisir: c'est une nécessité qu'il aille toujours en diminuant; et d'autres raisons très belles et très peu persuasives. Je n'en veux opposer qu'une à ces femmes. Leur beauté et leur jeunesse ont fait naître la passion que l'on a pour elles, il est naturel que le contraire l'anéantisse. Je ne vous demande donc plus d'amour, ayez seulement de l'amitié, ou, si je n'en suis pas digne, quelque peu de compassion. Il est de la qualité d'un dieu comme vous d'avoir pour esclaves des personnes de mon sexe faites-moi la grâce que j'en sois une." L'Amour trouva sa femme plus belle après ce discours qu'il ne l'avait encore trouvée. Il se jeta à son col." Vous ne m'avez, lui repartit-il, demandé que de l'amitié, je vous promets de l'amour. Et consolez-vous; il vous reste plus de beauté que n'en ont toutes les mortelles ensemble. Il est vrai que votre visage a changé de teint, mais il n'a nullement changé de traits: et ne comptez-vous pour rien le reste du corps? Qu'avez-vous perdu de lis et d'albâtre à comparaison de ce qui vous en est demeuré? Allons voir Vénus. Cet avantage qu'elle vient de remporter, quoi qu'il soit petit, la rendra contente, et nous réconciliera les uns et les autres: sinon j'aurai recours à Jupiter, et je le prierai de vous rendre votre vrai teint. Si cela dépendait de moi, vous seriez déjà ce que vous étiez lorsque vous me rendîtes amoureux: ce serait ici le plus beau moment de vos jours; mais un dieu ne saurait défaire ce qu'un autre dieu a fait. Il n'y a que Jupiter à qui ce privilège soit accordé. S'il ne vous rend tous vos lis, sans qu'il y en ait un seul de perdu, je ferai périr la race des animaux et des hommes. Que feront les dieux après cela? Pour les roses, c'est mon affaire; et pour l'embonpoint, la joie le ramènera. Ce n'est pas encore assez, je veux que l'Olympe vous reconnaisse pour mon épouse." Psyché se fût jetée à ses pieds, si elle n'eût su comme on doit agir avec l'Amour. Elle se contenta donc de lui dire en rougissant: "Si je pouvais être votre femme sans être blanche, cela serait bien plus court et bien plus certain. -Ce point-là vous est assuré, repartit l'Amour; je l'ai juré par le Styx: mais je veux que vous soyez blanche. Allons nous présenter à Vénus." Psyché se laissa conduire, bien qu'elle eût beaucoup de répugnance à se montrer, et peu d'espérance de réussir. La soumission aux volontés de son époux lui fermait les yeux: elle se serait résolue, pour lui complaire, à des choses plus difficiles. Pendant le chemin elle lui conta les principales aventures de son voyage, la merveille de cette Tour qui lui avait donné des adresses; l'Achéron, le Styx, l'âne boiteux, le labyrinthe, et les trois gueules de son portier; les fantômes qu'elle avait vus, la Cour de Pluton et de Proserpine; enfin son retour, et sa curiosité qu'elle-même jugeait très digne d'être punie. Elle achevait son récit quand ils arrivèrent à ce château qui était à mi-chemin de Paphos et d'Amathonte. Vénus se promenait dans le parc. On lui alla dire de la part d'Amour qu'il avait une Africaine assez bien faite à lui présenter: elle en pourrait faire une quatrième Grâce, non seulement brune comme les autres, mais toute noire. Cythérée rêvait alors à sa jalousie; à la passion dont son fils était malade, et qui, tout considéré, n'était pas un crime; aux peines à quoi elle avait condamné la pauvre Psyché, peines très cruelles, et qui lui faisaient à elle-même pitié. Outre cela l'absence de son ennemie avait laissé refroidir sa colère, de façon que rien ne l'empêchait plus de se rendre à la raison. Elle était dans le moment le plus favorable qu'on eût pu choisir pour accommoder les choses. Cependant toute la Cour de Vénus était accourue pour voir ce miracle, cette nouvelle façon de More: c'était à qui la regarderait de plus près. Quelque étonnement que sa vue causât, on y prenait du plaisir; et on aurait bien donné demi-douzaine de blanches pour cette noire. Au reste, soit que la couleur eût changé son air, soit qu'il y eût de l'enchantement, personne ne se souvint d'avoir rien vu qui lui ressemblât. Les Jeux et les Ris firent connaissance avec elle d'abord sans se la remettre, admirant les grâces de sa personne, sa taille, ses traits, et disant tout haut que la couleur n'y faisait rien. Néanmoins ce visage d'Éthiopienne enté sur un corps de Grecque semblait quelque chose de fort étrange. Toute cette Cour la considérait comme un très beau monstre, et très digne d'être aimé. Les uns assuraient qu'elle était fille d'un blanc et d'une noire; les autres, d'un noir et d'une blanche. Quand elle fut à quatre pas de Vénus, elle mit un genou en terre." Charmante reine de la beauté, lui dit-elle, c'est votre esclave qui revient des lieux où nous l'avez envoyée." Tout le monde la reconnut aussitôt. On demeura fort surpris. Les Jeux et les Ris, qui sont un peuple assez étourdi, eurent de la discrétion cette fois-là, et dissimulèrent leur joie de peur d'irriter Vénus contre leur nouvelle maîtresse. Vous ne sauriez croire combien elle était aimée dans cette Cour. La plupart des gens avaient résolu de se cantonner, à moins que Cythérée ne la traitât mieux. Psyché remarqua fort bien les mouvements que sa présence excitait dans le fond des coe.urs, et qui paraissaient même sur les visages; mais elle n'en témoigna rien, et continua de cette sorte: "Proserpine m'a donné charge de vous faire ses compliments, et de vous assurer de la continuation de son amitié. Elle m'a mis entre les mains une boëte que j'ai ouverte, bien que vous m'eussiez défendu de l'ouvrir. Je n'oserais vous prier de me pardonner, et me viens soumettre à la peine que ma curiosité a méritée." Vénus, jetant les yeux sur Psyché, ne sentit pas tout le plaisir et la joie que sa jalousie lui avait promise. Un mouvement de compassion l'empêcha de jouir de sa vengeance et de la victoire qu'elle remportait, si bien que, passant d'une extrémité en une autre, à la manière des femmes, elle se mit à pleurer, releva elle-même notre héroïne, puis l'embrassa." Je me rends, dit-elle, Psyché. Oubliez le mai que je vous ai fait. Si c'est effacer les sujets de haine que vous avez contre moi, et vous faire une satisfaction assez grande que de vous recevoir pour ma fille, je veux bien que vous la soyez. Montrez-vous meilleure que Vénus, aussi bien que vous êtes déjà plus belle; ne soyez pas si vindicative que je l'ai été, et allez changer d'habit. Toutefois, ajouta-t-elle, vous avez besoin de repos." Puis, se tournant vers les Grâces: "Mettez-la au bain qu'on a préparé pour moi, et faites-la reposer ensuite: je l'irai voir en son lit." La déesse n'y manqua pas, et voulut que notre héroïne couchât avec elle cette nuit-là; non pour l'ôter à son fils: mais on résolut de célébrer un nouvel hymen, et d'attendre que notre belle eût repris son teint. Vénus consentit qu'il lui fût rendu; même qu'un brevet de déesse lui fût donné, si tout cela se pouvait obtenir de Jupiter. L'Amour ne perd point de temps, et, pendant que sa mère était en belle humeur, il s'en va trouver le roi des dieux. Jupiter, qui avait appris l'histoire de ses amours, lui en demanda des nouvelles; comme il se portait de sa brûlure; pourquoi il abandonnait les affaires de son état. L'Amour répondit succinctement à ces questions, et vint au sujet qui l'amenait. " Mon fils, lui dit Jupiter en l'embrassant, vous ne trouverez plus d'Éthiopienne chez votre mère: le teint de Psyché est aussi blanc que jamais il fut. J'ai fait ce miracle dès le moment que vous m'avez témoigné le souhaiter. Quant à l'autre point, le rang que vous demandez pour votre épouse n'est pas une chose si aisée à accorder qu'il vous semble. Nous n'avons parmi nous que trop de déesses. C'est une nécessité qu'il y ait du bruit où il y a tant de femmes. La beauté de votre épouse étant telle que vous dites, ce sera des sujets de jalousie et de querelles, lesquelles je ne viendrai jamais à bout d'apaiser. Il ne faudra plus que je songe à mon office de foudroyant; j'en aurai assez de celui de médiateur pour le reste de mes jours. Mais ce n'est pas ce qui m'arrête le plus. Dès que Psyché sera déesse, il lui faudra des temples aussi bien qu'aux autres. L'augmentation de ce culte nous diminuera notre portion. Déjà nous nous morfondons sur nos autels, tant ils sont froids et mal encensés. Cette qualité de dieu deviendra à la fin si commune que les mortels ne se mettront plus en peine de l'honorer. -Que vous importe? reprit l'Amour. Votre félicité dépend-elle du culte des hommes? Qu'ils vous négligent, qu'ils vous oublient, ne vivez-vous pas ici heureux et tranquille, dormant les trois quarts du temps, laissant aller les choses du monde comme elles peuvent, tonnant et grêlant lorsque la fantaisie vous en vient? Vous savez combien quelquefois nous nous ennuyons -. jamais la compagnie n'est bonne s'il n'y a des femmes qui soient aimables. Cybèle est vieille; Junon, de mauvaise humeur; Cérès sent sa divinité de province, et n'a nullement l'air de la Cour; Minerve est toujours armée; Diane nous rompt la tête avec sa trompe: on pourrait faire quelque chose d'assez bon de ces deux dernières; mais elles sont si farouches qu'on ne leur oserait dire un mot de galanterie. Pomone est ennemie de l'oisiveté, et a toujours les mains rudes. Flore est agréable, je le confesse; mais son soin l'attache plus à la terre qu'à ces demeures. L'Aurore se lève de trop grand matin, on ne sait ce qu'elle devient tout le reste de la journée. Il n'y a que ma mère qui nous réjouisse; encore a-t-elle toujours quelque affaire qui la détourne, et demeure une partie de l'année à Paphos, Cythère, ou Amathonte. Comme Psyché n'a aucun domaine, elle ne bougera de l'Olympe. Vous verrez que sa beauté ne sera pas un petit ornement pour votre Cour. Ne craignez point que les autres ne lui portent envie: il y a trop d'inégalité entre ses charmes et les leurs. La plus intéressée, c'est ma mère, qui y consent." Jupiter se rendit à ces raisons, et accorda à l'Amour ce qu'il demandait: il témoigna qu'il apportait son consentement à l'apothéose par une petite inclination de tête qui ébranla légèrement l'Univers, et le fit trembler seulement une demi-heure. Aussitôt l'Amour fit mettre les cygnes à son char, descendit en terre, et trouva sa mère qui elle-même faisait office de Grâce autour de Psyché; non sans lui donner mille louanges et presque autant de baisers. Toute cette Cour prit le chemin de l'Olympe, les Grâces se promettant bien de danser aux noces. Je n'en décrirai point la cérémonie, non plus que celle de l'apothéose. Je décrirai encore moins les plaisirs de nos époux: il n'y a qu'eux seuls qui pussent être capables de les exprimer. Ces plaisirs leur eurent bientôt donné un doux gage de leur amour, une fille qui attira les dieux et les hommes dès qu'on la vit. On lui a bâti des temples sous le nom de la Volupté. Ô douce Volupté, sans qui, dès notre enfance, Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux; Aimant universel de tous les animaux, Que tu sais attirer avecque violence! Par toi tout se meut ici-bas. C'est pour toi, c'est pour tes appas, Que nous courons après la peine Il n'est soldat, ni capitaine, Ni ministre d'État, ni prince, ni sujet, Qui ne t'ait pour unique objet. Nous autres nourrissons, si pour fruit de nos veilles Un bruit délicieux ne charmait nos oreilles, Si nous ne nous sentions chatouillés de ce son, Ferions-nous un mot de chanson? Ce qu'on appelle gloire en termes magnifiques, Ce qui servait de prix dans les jeux olympiques, N'est que toi proprement, divine Volupté. Et le plaisir des sens n'est-il de rien compté? Pour quoi sont faits les dons de Flore, Le soleil couchant et l'Aurore, Pomone et ses mets délicats, Bacchus, l'âme des bons repas, Les forêts, les eaux, les prairies, Mères des douces rêveries? Pour quoi tant de beaux arts, qui tous sont tes enfants? Mais pour quoi les Chloris aux appas triomphants, Que pour maintenir ton commerce? J'entends innocemment: sur son propre désir Quelque rigueur que l'on exerce, Encore y prend-on du plaisir. Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse Du plus bel esprit de la Grèce, Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi; Tu n'y seras pas sans emploi. J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien Qui ne me soit souverain bien, Jusqu'au sombre plaisir d'un coe.ur mélancolique. Viens donc, et de ce bien, ô douce Volupté, Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine? Il m'en faut tout au moins un siècle bien compté; Car trente ans, ce n'est pas la peine. Polyphile cessa de lire. Il n'avait pas cru pouvoir mieux finir que par l'hymne de la Volupté, dont le dessein ne déplut pas tout à fait à ses trois amis. Après quelques courtes réflexions sur les principaux endroits de l'ouvrage: "Ne voyez- vous pas, dit Ariste, que ce qui vous a donné le plus de plaisir, ce sont les endroits où Polyphile a tâché d'exciter en vous la compassion? -Ce que vous dites est fort vrai, repartit Acante; mais je vous prie de considérer ce gris de lin, ce couleur d'aurore, cet orangé, et surtout ce pourpre, qui environnent le roi des astres." En effet, il y avait très longtemps que le soir ne s'était trouvé si beau. Le Soleil avait pris son char le plus éclatant et ses habits les plus magnifiques. Il semblait qu'il se fût paré. Pour plaire aux filles de Nérée; Dans un nuage bigarré Il se coucha cette soirée L'air était peint de cent couleurs Jamais parterre plein de fleurs N'eut tant de sortes de muances Aucune vapeur ne gâtait, Par ses malignes influences, Le plaisir qu'Acante goûtait. On lui donna le loisir de considérer les dernières beautés du jour: puis, la lune étant en son plein, nos voyageurs et le cocher qui les conduisait la voulurent bien pour leur guide. Le Songe de Vaux " Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons: et par malheur ce qui y manque est l'endroit le plus important; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure. Quand j'aurai repris l'idée et le caractère de cette pièce je l'achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait à plusieurs reprises, je me suis souvenu d'une ballade qui pourra encore trouver sa place parmi ces contes puisqu'elle en contient un en quelque façon. Je l'abandonne donc ainsi que le reste au jugement du public. Si l'on trouve qu'elle soit hors de son lieu, et qu'il y ait du manquement en cela; je prie le lecteur de l'excuser avecque les autres fautes que j'aurai faites." Avertissement Chapitre premier Autre fragment du songe de Vaux Aventure d'un saumon et d'un esturgeon Comme Sylvie honora de sa présence... Acante, au sortir de l'apothéose d'Hercule... Danse de l'Amour Acante se promène à la cascade... Neptune à ses tritons Les amours de Mars et de Vénus Avertissement Parmi les ouvrages dont ce recueil est composé, le lecteur verra trois fragments d'une description de Vaux, laquelle j'entrepris de faire il y a environ douze ans. J'y consumai près de trois années. Il est depuis arrivé des choses qui m'ont empêché de continuer. Je reprendrais ce dessein si j'avais quelque espérance qu'il réussît, et qu'un tel ouvrage pût plaire aux gens d'aujourd'hui; car la poésie lyrique ni l'héroïque, qui doivent y régner, ne sont plus en vogue comme elles étaient alors. J'expose donc au public trois morceaux de cette description. Ce sont des échantillons de l'un et de l'autre style: que j'aie bien fait ou non de les employer tous deux dans un même poème, je m'en dois remettre au goût du lecteur plutôt qu'aux raisons que j'en pourrais dire. Selon le jugement qu'on fera de ces trois morceaux, je me résoudrai: si la chose plaît j'ai dessein de continuer; sinon, je n'y perdrai pas de temps davantage. Le temps est chose de peu de prix quand on ne s'en sert pas mieux que je fais; mais, puisque j'ai résolu de m'en servir, je dois reconnaître qu'à mon égard la saison de le ménager est tantôt venue. Passons a ce qu'il est nécessaire qu'on sache pour l'intelligence de ces fragments. Je ne la saurais donner au lecteur sans exposer à ses yeux presque tout le plan de l'ouvrage. C'est ce: que je m'en vas faire, moins succinctement à ta vérité que je ne voudrais, mais utilement pour moi; car, par ce moyen, j'apprendrai le sentiment du public, aussi bien sur l'invention et sur la conduite de mon poème en gros, que sur l'exécution de chaque endroit en détail, et sur l'effet que le tout ensemble pourra produire. Comme les jardins de Vaux étaient tout nouveau plantés, je ne les pouvais décrire en cet état, à moins que je n'en donnasse une idée peu agréable, et qui, au bout de vingt ans, aurait été sans doute peu ressemblante. Il fallait donc prévenir le temps. Cela ne se pouvait faire que par trois moyens: l'enchantement, la prophétie et le songe. Les deux premiers ne me plaisaient pas: car, pour les amener avec quelque grâce, je me serais engagé dans un dessein de trop d'étendue: l'accessoire aurait été plus considérable que le principal. D'ailleurs il ne faut avoir recours au miracle que quand la nature est impuissante pour nous servir. Ce n'est pas qu'un songe soit si suivi, ni même si long que le mien sera; mais il est permis de passer le cours ordinaire dans ces rencontres; et j'avais pour me défendre, outre le Roman de la Rose, le Songe de Poliphile, et celui même de Scipion. Je feins donc qu'en une nuit du printemps m'étant endormi, je m'imagine que je vas trouver le Sommeil, et le prie que par son moyen je puisse voir Vaux en songe: il commande aussitôt à ses ministres de me le montrer. Voilà le sujet du premier fragment. À peine les Songes ont commencé de me représenter Vaux que tout ce qui s'offre a mes sens me semble réel; j'oublie le dieu du sommeil, et les démons qui l'entourent; j'oublie enfin que je songe. Les cours du château de Vaux me paraissent jonchées de fleurs. Je découvre de tous les côtés l'appareil d'une grande cérémonie. J'en demande la raison à deux guides qui me conduisent. L'un d'eux me dit qu'en creusant les fondements de cette maison on avait trouvé, sous des voûtes fort anciennes, une table de porphyre, et sur cette table un écrin plein de pierreries, qu'un certain sage, nommé Zirzimir fils du soudan Zarzafiel, avait autrefois laissé à un druide de nos provinces. Au milieu de ces pierreries, un diamant d'une beauté extraordinaire, et taille en coe.ur, se faisait d'abord remarquer; et, sur les bords d'un compartiment qui le séparait d'avec les autres joyaux, se lisait en lettres d'or cette devise, que l'on n'avait pu entendre: Je suis constant, quoique j'en aime deux. On avait porté à Oronte l'écrin ouvert, et au même état qu'il s'était trouvé. Il l'avait laissé fermer en le maniant, sans que depuis il eût été possible de le rouvrir, tant la force de l'enchantement était grande. Sur le couvercle de cet écrin se voyait le portrait du Roi; et autour était écrit: Soit donné à la plus savante des fées. Sous l'écrin cette prophétie était gravée: Quand celle-là qui plus vaut qu'on la prise En fait de charme, et plus a de pouvoir, Aux assistants, dans Vaux en mainte guise, De son bel art aura fait apparoir, Lors s'ouvrira l'écrin de forme exquise Que Zirzimir forgea par grand savoir Et l'on verra le sens de la devise Qu'aucun mortel n'aura jamais su voir. Pour satisfaire à l'intention du mage, et pour l'accomplissement de la prophétie, mais plus encore pour attirer les maîtresses de tous les arts, et leur donner par ce moyen l'occasion d'embellir la maison de Vaux, Oronte avait fait publier que tout ce qu'il y avait de savantes fées dans le monde pouvaient venir contester le prix proposé; et ce prix était le portrait du Roi, qui serait donné par des juges, sur les raisons que chacune apporterait pour prouver les charmes et l'excellence de son art. Plusieurs étaient accourues; mais, la plupart ne pouvant contribuer aux beautés de Vaux, et, par conséquent, le prix n'étant pas pour elles apparemment, la plupart, dis-je, persuadées que la prophétie ne les regardait en aucune sorte, s'étaient retirées. Il n'en était demeuré que quatre, l'Architecture, la Peinture, l'Intendante du jardinage, et la Poésie: je les appelle Palatiane, Apellanire, Hortésie, et Calliopée. Le lendemain ce grand différend se devait juger en la présence d'Oronte et de force demi-dieux. Voilà ce que l'un de mes deux guides me dit, et le sujet du second fragment: il contient les harangues des quatre fées. Et, pour égayer mon poème, et le rendre plus agréable, car une longue suite de descriptions historiques serait une chose fort ennuyeuse, je les voulais entremêler d'épisodes d'un caractère galant. Il y en a trois d'achevés: l'aventure d'un écureuil, celle d'un cygne prêt à mourir, celle d'un saumon et d'un esturgeon qui avaient été présentés vifs à Oronte. Cette dernière aventure fait le sujet de mon troisième fragment. Le reste de ce recueil contient des ouvrages que j'ai composés en divers temps sur divers sujets. S'ils ne plaisent par leur bonté, leur variété suppléera peut-être à ce qui leur manque d'ailleurs. Des pièces suivantes, les trois premières sont des fragments de la description de Vaux, laquelle j'ai fait venir en un songe, à l'exemple d'autres sujets que l'on a ainsi traités. Ce n'est pas ici le lieu ni l'occasion de faire savoir les raisons que j'en ai eues. L'Avertissement les contient: il est nécessaire de le lire pour bien entendre ces trois morceaux, et pour pouvoir tirer de leur lecture quelque sorte de plaisir. Le premier est le commencement de l'ouvrage. Le lecteur, si bon lui semble, peut croire que l'Aminte dont j'y parle représente une personne particulière; si bon lui semble, que c'est la beauté des femmes en général; s'il lui plaît même, que c'est celle de toutes sortes d'objets. Ces trois explications sont libres. Ceux qui cherchent en tout du mystère, et qui veulent que cette sorte de poème ait un sens allégorique, ne manqueront pas de recourir aux deux dernières. Quant à moi je ne trouverai pas mauvais qu'on s'imagine que cette Aminte est telle ou telle personne: cela rend la chose plus passionnée, et ne la rend pas moins héroïque. Chapitre premier Acante s'étant endormi une nuit du printemps, songea qu'il était allé trouver le Sommeil, pour le prier que, par son moyen, il pût voir le palais de Vaux avec ses jardins: ce que le Sommeil lui accorda, commandant aux Songes de les lui montrer. Lorsque l'an se renouvelle En cette aimable saison Où Flore amène avec elle Les Zéphyrs sur l'horizon, Une nuit que le silence Charmait tout par sa présence, Je conjurai le Sommeil De suspendre mon réveil Bien loin par-delà l'aurore. Le Sommeil n'y manqua pas; Et je dormirais encore, Sans Aminte et ses appas. Cette fière beauté, qui s'érige un trophée Du cruel souvenir de mes voe.ux impuissants, Souffrit que cette nuit les charmes de Morphée Aussi bien que les siens régnassent sur mes sens. Il me fit voir en songe un palais magnifique, Des grottes, des canaux, un superbe portique, Des lieux que pour leurs beautés J'aurais pu croire enchantés, Si Vaux n'était point au monde: Ils étaient tels qu'au Soleil Ne s'offre au sortir de l'onde Rien que Vaux qui soit pareil. C'était aussi cette maison magnifique, avec ses accompagnements et ses jardins, lesquels Silvestre m'avait montrés, et que ma mémoire conservait avec un grand soin, comme étant les plus précieuses pièces de son trésor. Ce fut sur ce fondement que le Songe éleva son frêle édifice, et tâcha de me faire voir les choses en leur plus grande perfection. Il choisit pour cela tout ce qu'il y avait de plus beau dans ses magasins; et, afin que mon plaisir durât davantage, il voulut que cette apparition fut mêlée d'aventures très remarquables. Je vis des plantes, je vis des marbres, je vis des cristaux liquides, je vis des animaux et des hommes. Au commencement de mon songe il m'arriva une chose qui m'était arrivée plusieurs autres fois, et qui arrive souvent à chacun; c'est qu'une partie des objets sur la pensée desquels je venais de m'endormir me repassa d'abord en l'esprit. Je m'imaginai que j'étais allé trouver le Sommeil, pour le prier de me montrer Vaux, dont on m'avait dit des choses presque incroyables. Le logis du dieu est au fond d'un bois où le silence et la solitude font leur séjour: c'est un antre que la Nature a taillé de ses propres mains, et dont elle a fortifié toutes les avenues contre la clarté et le bruit. Sous les lambris moussus de ce sombre palais, Écho ne répond point, et semble être assoupie: La molle Oisiveté, sur le seuil accroupie, N'en bouge nuit et jour, et fait qu'aux environs Jamais le chant des coqs, ni le bruit des clairons, Ne viennent au travail inviter la Nature; Un ruisseau coule auprès, et forme un doux murmure. Les simples dédies au dieu de ce séjour Sont les seules moissons qu'on cultive à l'entour. De leurs fleurs en tout temps sa demeure est semée. Il a presque toujours la paupière fermée. Je le trouvai dormant sur un lit de pavots; Les Songes l'entouraient sans troubler son repos. De fantômes divers une cour mensongère Vains et frêles enfants d'une vapeur légère, Troupe qui sait charmer le plus profond ennui, Prête aux ordres du dieu! volait autour de lui. Là, cent figures d'air en leurs moules gardées, Là, des biens et des maux les légères idées, Prévenant nos destins, trompant notre désir, Formaient des magasins de peine ou de plaisir. Je regardais sortir et rentrer ces merveilles: Telles vont au butin les nombreuses abeilles, Et tel, dans un État de fourmis composé, Le peuple rentre et sort en cent parts divisé. Confus, je m'écriai: "Toi que chacun réclame, Sommeil, je ne viens pas t'implorer dans ma flamme; Conte à d'autres que moi ces mensonges charmants Dont tu flattes les voe.ux des crédules amants; Les merveilles de Vaux me tiendront lieu d'Aminte: Fais que par ces démons leur beauté me soit peinte. Tu sais que j'ai toujours honoré tes autels Je t'offre plus d'encens que pas un des mortels: Doux Sommeil, rends-toi donc à ma juste prière." À ces mots, je lui vis entrouvrir la paupière Et, refermant les yeux presque au même moment: " Contentez ce mortel ", dit-il languissamment. Tout ce peuple obéit sans tarder davantage: Des merveilles de Vaux ils m'offrirent l'image Comme marbres taillés leur troupe s'entassa; En colonne aussitôt celui-ci se plaça Celui-là chapiteau vint s'offrir à ma vue; L'un se fit pié d'estal, l'autre se fit statue: Artisans qui peu chers, mais qui prompts et subtils, N'ont besoin pour bâtir de marbre ni d'outils, Font croître en un moment des fleurs et des ombrages, Et, sans l'aide du temps, composent leurs ouvrages. Autre fragment du songe de Vaux Les vers suivants ne sont pas de la description de Vaux: je les envoyai à une personne qui en voulait de moi, et lui envoyai en même temps le fragment qui suit. Comme ces vers y peuvent servir d'argument en quelque façon, j'ai cru qu'il ne serait pas hors de propos de les mettre en tête. L'Architecture, la Peinture, le Jardinage, et la Poésie haranguent les juges et contestent le prix proposé. Ariste, vous voulez voir des vers de ma main, Vous qui du chantre grec ainsi que du romain Pourriez nous étaler les beautés et les grâces Et qui nous invitez à marcher sur leurs traces. Vous ne trouverez point chez moi cet heureux art Qui cache ce qu'il est et ressemble au hasard: Je n'ai point ce beau tour, ce charme inexprimable Qui rend le dieu des vers sur tous autres aimable: C'est ce qu'il faut avoir, si l'on veut être admis Parmi ceux qu'Apollon compte entre ses amis. Homère épand toujours ses dons avec largesse Virgile à ses trésors sait joindre la sagesse: Mes vers vous pourraient-ils donner quelque plaisir, Lorsque l'Antiquité vous en offre à choisir? Je ne l'espère pas; et cependant ma Muse N'aura jamais pour vous de secret ni d'excuse; Ce que vous souhaitez il faut vous l'accorder C'est à moi d'obéir, à vous de commander. Je vous présente donc quelques traits de ma lyre: Elle les a dans Vaux répétés au Zéphyre. J'y fais parler quatre arts fameux dans l'Univers, Les palais, les tableaux, les jardins, et les vers. Ces arts vantent ici tour à tour leurs merveilles. Je soupire en songeant au sujet de mes veilles. Vous m'entendez, Ariste, et d'un coe.ur généreux Vous plaignez comme moi le sort d'un malheureux; Il déplut à son roi; ses amis disparurent; Mille voe.ux contre lui dans l'abord concoururent. Malgré tout ce torrent, je lui donnai des pleurs; J'accoutumai chacun à plaindre ses malheurs. Jadis en sa faveur j'assemblai quatre fées. II voulut que ma main leur dressât des trophées: oe.uvre long, et qu'alors jeune encor j'entrepris. Écoutez ces quatre arts, et décidez du prix. Un riche balustre faisait la séparation de la chambre d'avec l'alcôve; l'estrade en était au moins élevée d'un pied, ce qui donnait encore plus d'éclat à cette action. Là, sur des tapis de Perse, on avait placé les sièges des demi-dieux; ceux des juges y étaient aussi, mais à part, et un peu éloignés de la compagnie. Hors de l'alcôve étaient assises l'une près de l'autre les quatre fées. Ariste, Gélaste, et moi, nous étions debout vis-à-vis d'elles. On tira au sort pour savoir en quel rang elles parleraient. Ce fut à Palatiane de haranguer la première: elle se leva donc, et, après s'être approchée du balustre, elle se retourna à demi devers ses rivales, et leur adressant sa voix elle commença de cette sorte: " Quoi! par vous ces honneurs sont aussi contestés? Vous prétendez le prix qu'on doit à mes beautés? Ingrates, deviez-vous en avoir la pensée? " À ce mot d'ingrates toutes se levèrent et témoignèrent avoir quelque chose à dire; mais les juges, pour éviter la confusion, ayant ordonné qu'elles ne s'interrompraient point, Palatiane continua en ces termes: " Juges, pardonnez-moi cette plainte forcée: Je sais qu'en suppliante il fallait commencer; C'est à vous que ma voix se devait adresser; Mais le dépit m'emporte, et, puisqu'il faut tout dire, Enfin voilà le fruit, trop vaine Apellanire, Dont vous reconnaissez mes bienfaits aujourd'hui. Contre les aquilons mon art vous sert d'appui; N'en ayez point de honte; en sauvant votre ouvrage, J'oblige aussi les dieux dont vous tracez l'image. Hé bien! vous la tracez, mais imparfaitement; Et moi je leur bâtis un second firmament. Ce que je dis pour vous, je le dis pour les autres; Tout ce qu'ont fait dans Vaux les Le Bruns, les Le Nôtre Jets, cascades, canaux, et plafonds si charmants, Tout cela tient de moi ses plus beaux ornements. Contempler les efforts de quelque main savante, Juger d'une peinture, ou muette, ou parlante, Admirer d'Apollon les pinceaux ou la voix, Errer dans un jardin, s'égarer dans un bois, Se coucher sur des fleurs, respirer leur haleine, Écouter en rêvant le bruit d'une fontaine, Ou celui d'un ruisseau roulant sur des cailloux, Tout cela, je l'avoue, a des charmes bien doux; Mais enfin on s'en passe, et je suis nécessaire: Ce fut le seul besoin qui d'abord me fit plaire. Les antres se trouvaient des humains habités; Avec les animaux ils formaient des cités: Je batis des maisons, je composai des villes. On ne voulait alors que de simples asiles; Sur la nécessité se réglaient les souhaits; Aujourd'hui que l'on veut de superbes palais, Je contente chacun en plus d'une manière: Des cinq ordres divers la grâce singulière Fait voir comme il me plaît l'éclat, la majesté, Ou les charmes divins de la simplicité. Je ne doute donc point qu'en présence d'Oronte Je n'obtienne le prix, vous n'emportiez la honte: Confuses, vous allez recevoir cette loi, Si c'est honte pour vous d'être moindres que moi. Tant d'oe.uvres, dont je rends les savants idolâtres, Colosses, monuments, cirques, amphithéâtres, Mille temples par moi bâtis en mille lieux, Les demeures des rois, celles mêmes des dieux, Rome, et tout l'Univers, pour mon art sollicite. Juges, accordez-moi le prix que je mérite; Car on n'aurait pas droit d'y vouloir parvenir, Si de la faveur seule il fallait l'obtenir." Peu de temps après qu'elle eût cessé de parler, elle retourna s'asseoir. Sa fierté et le caractère de sa harangue n'avaient pas déplu; je le remarquai au visage des assistants. Les seules fées témoignaient beaucoup d'indignation, et secouaient la tête à chacune de ses raisons; je vis même l'heure qu'Apellanire l'interromprait. Pour moi, ce qui me toucha le plus de tout son discours, ce fut l'épilogue. Apellanire, qui devait parler la seconde, prit la place que l'autre venait de quitter, et puis elle commença ainsi sa harangue: " Juges, si j'ai souffert des reproches frivoles, Ce n'est point pour manquer de droit ni de paroles: Le respect seulement a retenu ma voix.. Palatiane veut vous imposer des lois; Les honneurs ne sont faits que pour ses mains savantes; Ce serait trop pour nous que d'être ses suivantes. Elle m'appelle ingrate, et pense m'ébranler; Mais qui l'est de nous deux, puisqu'il en faut parler? Sans tous ses ornements, serais-je pas la même? Et quant à sa beauté, qui lui semble suprême, Bien souvent sans la mienne on n'y penserait pas; Seule je sais donner du lustre à ses appas. Contre les aquilons elle m'est nécessaire: Il n'est point de couvert qui n'en pût autant faire. Ou va-t-elle chercher les premiers des humains? Quels chefs-d'oe.uvre alors sont sortis de ses mains? Qu'importe qu'elle serve aux dieux même d'asile? Car il ne s'agit pas d'être la plus utile; C'est assez de causer le plaisir seulement, Pour satisfaire aux lois de cet enchantement; En termes assez clairs la chose est exprimée: " Soit donné, dit le mage, à la plus grande fée." En est-il de plus grande, ayant tout bien pesé, Que celle par qui oe.il est sans cesse abusé? À de simples couleurs mon art plein de magie Sait donner du relief, de l'âme, et de la vie: Ce n'est rien qu'une toile, on pense voir des corps. J'évoque, quand je veux, les absents et les morts; Quand je veux, avec l'art je confonds la nature: De deux peintres fameux qui ne sait l'imposture? Pour preuve du savoir dont se vantaient leurs mains L'un trompa les oiseaux, et l'autre les humains. Je transporte les yeux aux confins de la terre: Il n'est événement ni d'amour, ni de guerre, Que mon art n'ait enfin appris à tous les yeux. Les mystères profonds des enfers et des cieux Sont par moi révélés, par moi oe.il les découvre Que la porte du jour se ferme, ou qu'elle s'ouvre, Que le soleil nous quitte, ou qu'il vienne nous voir, Qu'il forme un beau matin, qu'il nous montre un beau soir, J'en sais représenter les images brillantes. Mon art s'étend sur tout; c'est par mes mains savantes Que les champs, les déserts, les bois, et les cités Vont en d'autres climats étaler leurs beautés. Je fais qu'avec plaisir on peut voir des naufrages, Et les malheurs de Troie ont plu dans mes ouvrages Tout y rit, tout y charme; on y voit sans horreur Le pâle Désespoir, la sanglante Fureur L'inhumaine Clothon qui marche sur leurs traces; Jugez avec quels traits je sais peindre les Grâces. Dans les maux de l'absence on cherche mon secours Je console un amant privé de ses amours; Chacun par mon moyen possède sa cruelle. Si vous avez jamais adoré quelque belle (Et je n'en doute point, les sages ont aimé), Vous savez ce que peut un portrait animé: Dans les coe.urs les plus froids il entretient des flammes. Je pourrais vous prier par celui de vos dames; En faveur de ses traits, qui n'obtiendrait le prix? Mais c'est assez de Vaux pour toucher vos esprits: Voyez, et puis jugez; je ne veux autre grâce." Les raisons de cette seconde me semblèrent encore plus pressantes que celles de la première; surtout ce qu'elle dit de l'intention du mage fit beaucoup d'effet. Il s'éleva là-dessus un secret murmure, qui lui donna quelque espérance de la victoire; et le chagrin qu'en ce moment-là témoignèrent les autres fées fit une partie de sa joie, aussi bien que la satisfaction qui parut sur le visage des écoutants. Palatiane ne jugeant pas à propos de laisser plus longtemps dans les esprits une impression si favorable pour sa rivale, se leva encore une fois, et, de la place ou elle était, elle représenta aux juges que si l'art de la peinture trompait les yeux celui de l'architecture leur faisait voir des merveilles bien plus étonnantes. Tel pouvait-on appeler le puissant effort des machines qu'elle inventait; telle, la pesanteur des colosses élevés comme par enchantement; tels, tous ces ouvrages hardis dont l'imagination se trouve effrayée; tels, enfin, ces amas de pierres qui font croire que l'Égypte a été peuplée de géants, et qui ont épuisé les forces de plusieurs millions d'hommes, aussi bien que les trésors d'une longue suite de rois. Palatiane ayant ainsi répliqué, ces deux fées reprirent leur place; et, incontinent après, Hortésie, dont le tour était venu, approcha des juges, mais avec un abord si doux qu'auparavant qu'elle ouvrît la bouche ils demeurèrent plus d'à demi persuadés, et ils eurent beaucoup de peine à ne pas se laisser corrompre aux charmes même de son silence. Voici les propres paroles de sa harangue: " J'ignore l'art de bien parler, Et n'emploierai pour tout langage Que ces moments qu'on voit couler Parmi des fleurs et de l'ombrage. Là luit un soleil tout nouveau; L'air est plus pur, le jour plus beau; Les nuits sont douces et tranquilles; Et ces agréables séjours Chassent le soin, hôte des villes, Et la crainte, hôtesse des Cours. Mes appas sont les alcyons Par qui l'on voit cesser l'orage Que le souffle des passions A fait naître dans un courage; Seule, j'arrête ses transports: La raison fait de vains efforts Pour en calmer la violence; Et, si rien s'oppose à leur cours, C'est la douceur de mon silence, Plus que la force du discours. Mes dons ont occupé les mains D'un empereur sur tous habile, Et le plus sage des humains Vint chez moi chercher un asile; Charles, d'un semblable dessein Se venant jeter dans mon sein, Fit voir qu'il était plus qu'un homme: L'un d'eux pour mes ombrages verts A quitté l'empire de Rome, L'autre celui de l'Univers. Ils étaient las des vains projets De conquérir d'autres provinces Que s'ils se firent mes sujets, De mes sujets je fais des princes. Tel, égalant le sort des rois, Aristée errait autrefois Dans les vallons de Thessalie Et tel, de mets non achetés, Vivait sous les murs d'Oebalie Un amateur de mes beautés. Libre de soins, exempt d'ennuis, Il ne manquait d'aucunes choses: Il détachait les premiers fruits Il cueillait les premières roses Et quand le ciel armé de vents Arrêtait le cours des torrents Et leur donnait un frein de glace, Ses jardins remplis d'arbres verts Conservaient encore leur grâce Malgré la rigueur des hivers. Je promets un bonheur pareil À qui voudra suivre mes charmes; Leur douceur lui garde un sommeil Qui ne craindra point les alarmes. Il bornera tous ses désirs Dans le seul retour des Zéphyrs; Et, fuyant la foule importune, Il verra du fond de ses bois Les courtisans de la fortune Devenus esclaves des rois. J'embellis les fruits et les fleurs: Je sais parer Pomone et Flore; C'est pour moi que coulent les pleurs Qu'en se levant verse l'Aurore. Les vergers, les parcs, les jardins, De mon savoir et de mes mains Tiennent leurs grâces nonpareilles; Là j'ai des prés, là j'ai des bois; Et j'ai partout tant de merveilles Que l'on s'égare dans leur choix. Je donne au liquide cristal Plus de cent formes différentes, Et le mets tantôt en canal, Tantôt en beautés jaillissantes; On le voit souvent par degrés Tomber à flots précipités; Sur des glacis je fais qu'il roule, Et qu'il bouillonne en d'autres lieux; Parfois il dort, parfois il coule, Et toujours il charme les yeux. Je ne finirais de longtemps Si j'exprimais toutes ces choses: On aurait plus tôt au printemps Compte les oe.illets et les roses. Sans m'écarter loin de ces bois, Souvenez-vous combien de fois Vous avez cherché leurs ombrages: Pourriez-vous bien m'ôter le prix, Après avoir par mes ouvrages Si souvent charmé vos esprits? " Le discours Hortésie acheva de gagner tous les assistants: Oronte et les demi- dieux se regardèrent comme ravis; les juges n'en firent pas moins. Hortésie considérait tous ces signes extérieurs avec la joie que l'on peut penser; quand Apellanire, ayant parlé tout bas quelque peu de temps aux deux fées qui étaient près d'elle, déploya une toile que les plis de sa robe tenaient cachée, et, la montrant de la main aux juges, elle s'écria du lieu ou elle était: " Juges, attendez un moment, Et voyez quelle est cette fée Qui de son visage charmant Devant Oronte fait trophée: En voilà les traits éclatants; Elle était telle avant que le printemps Lui rendît ses cheveux avec ses autres charmes. Lorsque les jours sont inconstants, Elle n'est jamais sans alarmes." Après ces paroles, elle alla jusque dans l'alcôve présenter aux juges la toile qu'elle tenait déployée, et leur dit que c'était le portrait Hortésie, qu'elle avait fait depuis quelques mois. Ils en demeurèrent étonnés, et jetant la vue sur Hortésie, ils la tournèrent ensuite sur sa peinture. La meilleure partie de ses grâces y semblait éteinte, il n'y avait ni roses, ni lis sur son teint;tout y était languissant et à demi mort, on ne voyait que de la neige et des glaçons où on avait vu les plus florissantes marques de la jeunesse. Les juges auraient soupçonné la fidélité du portrait, s'ils ne se fussent souvenus d'avoir vu Hortésie en cet état-là. Chacun commença de douter qu'on voulût accorder le prix à une beauté si frêle et si journalière: elle-même abandonna sa propre défense et ne sut que répondre sur ce reproche. Si bien qu'Apellanire s'en retournait toute triomphante, lorsque Palatiane lui dit: "N'insultez point à une beauté qui craint tout, à ce que vous dites. Si elle languit tous les ans, elle reprend aussi tous les ans de nouvelles forces; quant à vous, qu'est-il demeuré de ce qu'ont fait autrefois vos Apelles et vos Zeuxis, que le nom de leurs ouvrages et les choses incroyables que l'on en dit? Les miens vivent plus de siècles que les vôtres ne sauraient vivre d'années." Apellanire ne s'étonna point, et se douta bien que Palatiane elle-même se verrait bientôt confondue. Cela ne manqua pas d'arriver. Ce fut par Calliopée. " Montrez-moi, dit cette fée, Quelque chose de plus vieux Que la chronique immortelle De ces murs pour qui les dieux Eurent dix ans de querelle. Bien que par les flots amers On aille au delà des mers Voir encor vos pyramides, J'ai laissé des monuments Et plus beaux et plus solides Que ces vastes bâtiments. Mes mains ont fait des ouvrages Qui verront les derniers âges Sans jamais se ruiner: Le temps a beau les combattre; L'eau ne les saurait miner, Le vent ne peut les abattre. Sans moi tant d'oe.uvres fameux, Ignorés de nos neveux, Périraient sous la poussière. Au Parnasse seulement On emploie une matière Qui dure éternellement. Si l'on conserve les noms, Ce doit être par mes sons, Et non point par vos machines: Un jour, un jour l'Univers Cherchera sous vos ruines Ceux qui vivront dans mes vers." Aussitôt elle s'approcha du balustre, et, laissant Palatiane toute confuse, elle adoucit quelque peu sa voix et parla ainsi: " Juges, vous le savez, et dans tout cet empire Mon charme est plus connu que l'air qu'on y respire. C'est le seul entretien que l'on prise aujourd'hui. Pour comble de bonheur, Alcandre en est l'appui. Je n'en dirai pas plus, de peur que sa puissance N'oblige vos esprits à quelque déférence. Vous jugez bien pourtant quelle est une beauté Qui possède son coe.ur, et qui l'a mérité;. Mais, sans vous prévenir par les traits du bien dire, Je répondrai par ordre et cela doit suffire On dirait que ces arts méritent tous le prix. Chaque fée a sans doute ébranlé les esprits; Toutes semblent d'abord terminer la querelle. La première a fait voir le besoin qu'on a d'elle; Si j'ai de son discours marqué les plus beaux traits, Elle loge les dieux, et moi je les ai faits. Ce mot est un peu vain, et pourtant véritable: Ceux qui se font servir le nectar à leur table Sous le nom de héros ont mérité mes vers; Je les ai déclarés maîtres de l'univers. Ô vous qui m'écoutez, troupe noble et choisie, Ainsi qu'eux quelque jour vous vivrez d'ambroisie; Mais Alcandre lui-même aurait beau l'espérer, S'il n'implorait mon art pour la lui préparer. Ce point tout seul devrait me donner gain de cause: Rendre un homme immortel sans doute est quelque chose; Apellanire peut par ses savantes mains L'exposer pour un temps aux regards des humains: Pour moi, je lui bâtis un temple en leur mémoire; Mais un temple plus beau, sans marbre et sans ivoire, Que ceux ou d'autres arts, avec tous leurs efforts, De l'Univers entier épuisent les trésors. Par le second discours on voit que la Peinture Se vante de tenir école d'imposture, Comme si de cet art les prestiges puissants Pouvaient seuls rappeler les morts et les absents. Ce sont pour moi des jeux: on ne lit point Homère, Sans que tantôt Achille à l'âme si colère, Tantôt Agamemnon au front majestueux, Le bien-disant Ulysse, Ajax l'impétueux, Et maint autre héros offre aux yeux son image. Je les fais tous parler, c'est encor davantage. La Peinture après tout n'a droit que sur les corps; Il n'appartient qu'à moi de montrer les ressorts Qui font mouvoir une âme, et la rendent visible; Seule j'expose aux sens ce qui n'est pas sensible, Et, des mêmes couleurs qu'on peint la vérité, Je leur expose encor ce qui n'a point été. Si pour faire un portrait Apellanire excelle, On m'y trouve du moins aussi savante qu'elle; Mais je fais plus encor, et j'enseigne aux amants À fléchir leurs amours en peignant leurs tourments Les charmes qu'Hortésie épand sous ses ombrages Sont plus beaux dans mes vers qu'en ses propres ouvrages; Elle embellit les fleurs de traits moins éclatants. C'est chez moi qu'il faut voir les trésors du printemps. Enfin, j'imite tout par mon savoir suprême; Je peins, quand il me plaît, la Peinture elle-même Oui, beaux-arts, quand je veux, j'étale vos attraits: Pouvez-vous exprimer le moindre de mes traits? Si donc j'ai mis les dieux au-dessus de l'envie, Si je donne aux mortels une seconde vie, Si maint oe.uvre de moi, solide autant que beau, Peut tirer un héros de la nuit du tombeau, Si, mort en ses neveux, dans mes vers il respire, Si je le rends présent bien mieux qu'Apellanire, Si de Palatiane, au prix de mes efforts, Les monuments ne sont ni durables, ni forts, Si souvent Hortésie est peinte en mes ouvrages, Et si je fais parler ses fleurs et ses ombrages, Juges, qu'attendez-vous? et pourquoi consulter? Quel art peut mieux que moi cet écrin mériter? Ce n'est point sa valeur ou j'ai voulu prétendre: Je n'ai considéré que le portrait d'Alcandre. On sait que les trésors me touchent rarement: Mes veilles n'ont pour but que l'honneur seulement; Gardez ce diamant dont le prix est extrême; Je serai riche assez pourvu qu'Alcandre m'aime." La harangue de Calliopée produisit un merveilleux changement dans les esprits. Les autres fées l'avaient bien prévu, car, auparavant que l'on s'assemblât, elles demandèrent qu'il fût défendu de se servir des traits de la rhétorique: que cela n'était pas sans exemple; qu'une pareille défense s'était observée longtemps dans Athènes parce que les orateurs faisaient prendre de telles résolutions que bon leur semblait; et qu'enfin le métier de leur rivale étant de séduire, il n'était pas juste qu'elle eût cet avantage sur elles. Mais, comme il était question de charmes, ces juges leur représentèrent qu'ils ne voyaient pas pourquoi ceux de l'éloquence dussent être exclus, et que leur propre requête leur faisait tort, parce qu'il semblait qu'elles donnassent déjà gain de cause à leur concurrente. Ainsi chacune employa tous les artifices dont elle se put aviser. Après que l'applaudissement qu'on donna a la harangue de Calliopée fut un peu cessé, Apellanire, comme la seule qui pouvait avoir quelque chose de commun avez elle, et comme celle aussi qui jusque-là croyait avoir la meilleure part à l'écrin, prit la parole, et avoua que les charmes de sa rivale étaient à la vérité fort puissants mais en quoi cela pouvait-il regarder la maison de Vaux? au lieu que tout y brillait des enrichissements qu'elle avait trouvés. Combien de plafonds qui surpassaient non seulement tout ce qu'on avait jamais fait en ce genre, mais aussi l'imagination même des regardants! Combien d'ornements judicieux, agréables, et bien inventés! Était-il possible qu'en la présence de ces merveilles on adjugeât le prix à quelque autre qu'elle? Quand elle eut fini, Calliopée tomba d'accord de ce dernier point, et rendit un pareil témoignage à la vérité." Mais se peut-il faire que vous ignoriez, ajouta-t-elle en s'adressant à Apellanire, ce que mon art a de commun avec Vaux? La dernière main n'y sera que quand mes louanges l'y auront mise; et vous-même, ne devriez-vous pas consentir que j'eusse l'écrin, comme le plus digne prix de la gloire que mes ouvrages vous ont donnée? " Je demandai tout bas à Gélaste ce que cela voulait dire. Il me répondit que plusieurs personnes avaient déjà fait la description de quelques endroits de ce beau séjour, surtout qu'il m'en voulait montrer une du salon, laquelle on ne pouvait assez estimer. Cette contestation des deux fées, et le souvenir de ce que les autres avaient dit, embarrassèrent les juges de telle sorte qu'ils se parlèrent près d'un quart d'heure sans rien résoudre. Cependant le reste de la compagnie s'entretenait aussi de cette action, au moins il me le sembla; car les uns et les autres parlaient trop bas, et nous étions trop éloignés pour en rien entendre. Enfin, les juges ordonnèrent pour tout résultat que, puisque les choses étaient tellement égales, ces quatre fées feraient paraître sur-le-champ quelque échantillon de leur art, afin qu'on sût laquelle de toutes était la plus savante dans la magie. Cela fut prononcé par l'un des trois juges: chacun témoigna en être content. Aussi était-ce une nouvelle occasion de plaisir. Oronte lui-même sembla l'approuver par un léger mouvement de tête. Il se fit ensuite un fort grand silence, les esprits étant demeurés comme suspendus dans l'attente d'autres merveilles. Aventure d'un saumon et d'un esturgeon Avertissement. C'est assez de ces deux échantillons pour consulter le public sur ce qu'il y a de sérieux dans mon songe; il faut maintenant que je le consulte sur ce qu'il y a de galant; et, selon le jugement qu'il fera de l'un et de l'autre, je me réglerai, si je continue cet ouvrage. Le lecteur saura, pour l'intelligence du fragment qui suit, qu'un saumon et un esturgeon, qui apparemment suivaient un bateau de sel, furent pris dans la rivière de Seine. On les présenta vifs à M. F., qui les fit mettre en un fort grand carré d'eau, ou je les trouvai pleins de santé et de vie quand je commençai ma description. Je m'imagine donc, dans mon songe, que ce sont deux ambassadeurs envoyés à M. F. par le dieu Neptune, pour lui offrir de sa part tous les trésors de l'empire maritime, des morceaux pétrifiés, du corail de toutes sortes, des conques, afin que M. F. pût faire embellir certains rochers qui sont dans un avant-corps d'architecture, vis-à-vis de la cascade de Vaux. Je feins aussi qu'un de ces poissons (c'est l 'esturgeon) me parle par truchement, et me conte son aventure et celle de son camarade, avec l'origine et le motif de leur députation. Me promenant vers un carré d'eau qui est au-dessus d'une cascade, j'aperçus un saumon et un esturgeon s'approchant du bord, comme s'ils eussent voulu me parler. Cela me surprit tout à fait; car je ne croyais pas que la rivière d'Anqueuil entretînt commerce avec l'Océan. Je demandai donc à ces animaux pour quel sujet et par quel motif ils avaient quitte leur patrie. L'esturgeon me répondit par un truchement: " Cela vous semble nouveau Que des poissons, qui nagent en grand'eau, S'en aillent si loin se faire Une prison volontaire, Et renoncent pour elle à leur pays natal, Quand la prison serait un palais de cristal. En effet, il n'est personne Qui d'abord ne s'en étonne; Car ce n'est pas la faim qui nous a fait sortir Du lieu de notre naissance, Sans nous vanter, et sans mentir Nous y trouvions en abondance De quoi soûler nos appétits: Si les gros nous mangeaient, nous mangions les petits, Ainsi que l'on fait en France Et pour ne pas tenir votre esprit en balance, Je vais vous dire la raison Qui nous a fait choisir cette aimable prison Qu'avec moi ce saumon habite. Un jour, nous promenant sur le dos d'Amphitrite Nous aperçûmes deux marchands À qui le fier Borée, auteur de maint orage, Avait fait faire au milieu de nos champs Un cruel et piteux naufrage. Tout en nageant, ils imploraient le dieu De l'humide et vaste lieu, Le priant d'être sensible Au sort qu'ils allaient courir, Et faisaient tout leur possible Afin de ne pas mourir. Le dieu les poussa sur l'heure Vers un rocher dont il fait sa demeure; Et là d'abord il leur dit: " Pauvres humains qui vous fiez à l'onde, " Que cherchez-vous en notre monde? " Un des marchands répondit: " Monarque de l'eau salée, " Dans une région de ces flots reculée " Est un lieu nommé Vaux, gloire de l'Univers. " Son nom vole déjà dans cent climats divers: " Oronte y fait bâtir un palais magnifique, " Où règne l'ordre ionique " Avec beaucoup d'agrément. " On a placé justement " Vis-à-vis du bâtiment " Deux grottes, dont la structure " Est de telle architecture " Qu'elle plaît sans ornement. " Nous cherchions toutefois sur l'humide élément " Les conques les plus exquises, " Et du corail de toutes guises: " Mais les vents, ennemis du plaisir de nos yeux, " Par des complots odieux " Ont traversé nos voyages: " Dites-leur qu'ils soient plus sages, " Et respectent désormais " Oronte et tous ses palais." Téthys de ce récit sembla toute ravie; Et, la harangue finie, Nous fûmes envoyés par le maître des vents Pour offrir de sa part, en termes obligeants, Au possesseur de Vaux, Oronte son intime, Ce que dans ses pays on voit de raretés, Ambre, nacre, corail, marbre, diversités, Enfin tous les trésors de la cour maritime. Après cent périls évités, Nageant de mer en fleuve, et de fleuve en rivière, Non loin d'ici, d'une adroite manière, Par des pécheurs nous fûmes arrêtés, Et par bonheur chez Oronte portés. Là je lui fis ma petite harangue, Petite certainement, Car c'était en notre langue Laconique extrêmement. On l'apprend fort aisément: Venez nous voir seulement Au fond du moite élément, Vous saurez, comme nous, parler en un moment. Pour achever notre histoire, Monsieur Courtois, si j'ai bonne mémoire, Avec mon compagnon m'a logé dans ces lieux; Quant à moi, j'ai bonne envie De n'en bouger de ma vie: On y voit souvent les yeux De l'adorable Sylvie." Comme Sylvie honora de sa présence... ... les dernières chansons d'un cygne qui se mourait, et des aventures du cygne J'eusse continué mes plaintes, si le son d'un luth ne les eût interrompues. Comme j'aime extrêmement l'harmonie je quittai le lieu où j'étais pour aller du côté que le son se faisait entendre. Lycidas me suivit; et, lui ayant demandé ce que ce pouvait être, il me dit que Sylvie, ayant appris qu'un cygne de Vaux s'en allait mourir, avait envoyé quérir Lambert en diligence, afin de faire comparaison de son chant avec celui de ce pauvre cygne." Ce n'est pas, ajouta Lycidas, que tous les cygnes chantent en mourant. Bien que cette tradition soit fort ancienne parmi les poètes, on en peut douter sans impiété, aussi bien que de plusieurs autres articles de leur croyance. Afin de t'expliquer ceci, tu as lu sans doute que Jupiter emprunta autrefois le corps d'un cygne pour approcher plus facilement de Lède; et parce que, lui ayant chanté son amour sous cette figure, elle en fut touchée, et que Jupiter reprit incontinent la forme de dieu, il ordonna, en mémoire de cette aventure, qu'autant de fois que l'âme du cygne où il avait logé passerait d'un animal de la même espèce en quelque autre corps, cet animal chanterait si mélodieusement que chacun en serait charmé. Or, je m'imagine que, quelque ancien poète en ayant entendu chanter un, cela a donné lieu à l'opinion qui est répandue dans leurs livres pour tous les autres." Tandis que Lycidas m'entretenait de la sorte, nous vîmes arriver Sylvie, accompagnée des Grâces et d'un très grand nombre d'Amours de toutes les manières. Elle s'assit dans un fauteuil, sur les bords du canal où était le cygne; et aussitôt Lambert, ayant accordé son téorbe, chanta un air de sa façon qui était admirablement beau; et le chanta si bien, qu'il mérita d'être loué de Sylvie, et fut ensuite abandonné aux louanges de tous ceux qui étaient présents. L'un l'appelait Orphée; l'autre, Amphion: il y en eut même qui s'étonnèrent de ce qu'Oronte, voulant faire bâtir un palais, n'avait pas fait marché avec lui, disant que les pierres se seraient venues ranger d'elles-mêmes au son de sa voix, sans qu'il eût été besoin de tant de bras et de machines. Enfin on crut que le cygne n'oserait chanter après lui. Il chanta toutefois, et chanta véritablement assez bien; mais outre que c'était en une langue qu'on n'entendait point, il fut jugé de beaucoup inférieur à Lambert; et Sylvie, ne jugeant pas à propos de le voir mourir, se fut promener d'un autre côté. Chacun la suivit, hormis Lycidas et moi. Si bien qu'étant demeurés seuls, je le remis sur le discours qu'il avait quitté, et lui demandai s'il était possible que le cygne eût été autre chose qu'il n'était, et s'il serait encore autre chose dorénavant." Pour te faire entendre tout ce mystère, me répondit-il, il faut que je le prenne d'un peu plus haut." Et, après avoir toussé trois ou quatre fois, il commença de cette sorte: " Ce que tu vois d'animaux et d'humains Troque sans cesse, et devient autre chose; Toute âme passe en différentes mains: Telle est la loi de la métempsycose, Que le Sort tient en ses livres enclose. Car ici-bas il aime à tout changer, Selon qu'il veut nos esprits héberger. L'âme, d'habit bien ou mal assortie, D'un roi se vêt en sortant d'un berger, Puis d'un berger, étant du roi sortie. " Je le sais d'Apollon, vrai trésor de doctrine, Berger, devin, architecte, et chanteur, Et docteur En médecine; Tantôt portant le jour en différents quartiers, Tantôt faisant des vers en l'honneur de Sylvie. Je ne m'étonne pas, ayant trop de métiers, S'il a peine à gagner sa vie. Il m'a donc dit ce matin, Venant voir notre malade: " Ce pauvre cygne achève son destin; " Ne lui donnez plus rien qu'un petit de panade; " Car il est mort, autant vaut. " J'entends mort selon vous, que sert-il qu'on vous flatte? " -Comment, Monsieur, ai-je dit aussitôt, " Ne remuer ni pied ni patte " N'est pas, selon vous-même, être mort comme il faut? " Non ", m'a-t-il répondu: puis, faisant une pause, Il m'a déduit au long cette métempsycose; Or voici comme va la chose. " Sans user de fiction, Ce cygne était Amphion Qui bâtit Thèbe au doux son de sa lyre. On ne m'a pas voulu dire Ce qu'il était avant ce jour; C'est un trop grand secret: il te doit donc suffire Que son âme a depuis animé tour à tour Des corps mâles et femelles, Des plus beaux et des plus belles; Des animaux fort jolis, Mignons, bien faits, et polis; De fort aimables personnes, Bien faites, douces, mignonnes; Point de nains, point d'avortons; Peu de loups, force moutons: Certain oiseau qui caquette Un héros, une coquette; Un amant qui de tristesse La tète en quatre se fendit, Un autre qui se pendit À la porte de sa maîtresse; Des philosophes, des badins; Deux ou trois jeunes blondins; Cinq ou six beautés insignes Ayant de beaux cheveux blonds, Et les cols non pas si longs Que des cygnes, Mais aussi blancs, sans mentir. Enfin cette âme, au partir Du corps d'une beauté qui chantait comme un ange, En entrant dans ce cygne eut une peur étrange, Croyant avoir pour maison Un oison; Sans se souvenir à l'heure D'une semblable demeure Où jadis le roi des dieux Pour loger avec elle ayant quitté les cieux, Se fit blanc comme un cygne, et donna dans la vue De Lède aux yeux si charmants. Comment s'en fut souvenue L'âme au bout de deux mille ans? Et comment de chaque aventure Se pourra-t-elle souvenir, Ne devant pas sitôt finir, À ce qu'Apollon assure? Elle doit, ce dit-il, entrer auparavant Au corps du premier enfant Que fera certaine belle, Que Philis pour le présent On appelle. Mais quand le cygne mourra, L'enfant, pourra-t-on dire, encor fait ne sera: En ce cas, l'âme au plus vite, En attendant que ce gîte Se rencontre en son chemin, Peut loger dans des corps qui, dès le lendemain, Dans six mois, dans une année, Verront leur fin terminée." Voilà ce qu'il m'en a dit: Qu'on en fasse son profit. -Cela me suffit, dis-je à Lycidas; mais le dieu que vous me donnez pour caution de votre métempsycose, aurait-il bien pris la peine de visiter un cygne malade? -Comment! repartit Lycidas moitié en colère, y a-t-il quelque chose dans Vaux dont Apollon ne doive avoir soin? Sais-tu qu'il a fait résolution de demander à Oronte le même emploi qu'il eut autrefois chez Admete? Car, pour t'en parler franchement, Il est las des vains travaux, Il se rit des beaux ouvrages, Et veut par monts et par vaux, Dans nos prés, sur nos rivages, Garder les moutons de Vaux; Car on y gagne gros gages: Aucun labeur n'y manque de guerdon Ce ne sont point les murs du roi Laomédon Qui voulut pour néant, si j'ai bonne mémoire, Bâtir ces murs détruits par un décret fatal: C'était un roi qui payait mal; Il n'est pas le seul en l'histoire. Enfin Apollon a juré de ne plus faire de vers que quand Oronte et Sylvie le souhaiteront. Il gouvernera leurs troupeaux; il sera contrôleur de leurs bâtiments, il conduira la main de nos peintres, de nos statuaires, de nos sculpteurs; il t'inspirera toi-même, si tu écris pour plaire au héros ou à l'héroïne, et non autrement." Je souris là-dessus, et je priai Lycidas de me mener en des lieux ou je pusse voir encore d'autres merveilles. Acante, au sortir de l'apothéose d'Hercule... ... est mené dans une chambre où les muses lui apparaissent Mes conducteurs se lassant de me répondre sur tout, et voyant qu'ils n'étaient pas sortis d'une question que je les faisais rentrer dans une autre, me tirèrent de ce lieu-là malgré que j'en eusse, et me firent passer dans une chambre voisine, dont les peintures et les divers ornements me parurent encore plus riches que ceux qui venaient de nous arrêter. Il y avait un alcôve à l'opposite des fenêtres: le haut de la chambre était à l'italienne, et formait une espèce de voûte ouverte par le milieu, où l'on voyait un tableau qui représentait plusieurs figures s'élevant au ciel. Aux quatre coins de la voûte étaient comme quatre choe.urs de musique, composés chacun de deux Muses si bien peintes que je crus voir ces déesses en propre personne. J'y fus moi-même trompé, moi qui ne bouge de l'Hélicon. Ce lieu où je les trouvais, bien différent de leur séjour ordinaire, fit que je ne me pus empêcher de leur dire: " Quoi? je vous trouve ici, mes divines maîtresses! De vos monts écartés vous cessez d'être hôtesses! Quel charme ont eu pour vous les lambris que je vois? Vous aimiez, disait-on, le silence des bois; Qui vous a fait quitter cette humeur solitaire? D'ou vient que les palais commencent à vous plaire? J'avais beau vous chercher sur les bords d'un ruisseau. Mais quelle fête cause un luxe si nouveau? Pourquoi vous vêtez-vous de robes éclatantes? Muses, qu'avez-vous fait de ces jupes volantes Avec quoi dans les bois, sans jamais vous lasser, Parmi la cour de Faune on vous voyait danser? Un si grand changement a de quoi me confondre." Pas une des neuf Soe.urs ne daigna me répondre. " Oronte, dit Ariste, occupe leurs esprits Tantôt dans les forêts, tantôt sous les lambris Elles font résonner sa gloire et son mérite. Voyez comme pour lui Melpomène médite Thalie en est jalouse, et ses paisibles sons Valent bien quelquefois les tragiques chansons. Toutes deux au héros ont consacré leurs veilles: Elles n'ont ni beautés, ni grâces, ni merveilles, Que pour le divertir leur art ne mette au jour; Et chacune a pour but de lui plaire à son tour. Melpomène pour lui peint les vertus romaines, L'autre imite toujours les actions humaines; Ces couronnes, ce masque expriment leurs emplois, Présentent à ses yeux ou le peuple ou les rois. La scène, lui montrant les héros ses semblables, Évoque leurs esprits enterrés sous les fables, Des climats de l'histoire en fait souvent venir, Et se va chez les morts de spectacles fournir." Il y a ici une lacune de quatre pages dans le manuscrit de l 'auteur. Pendant cela je considérais toute la chambre; et, entre les deux objets, celui des Muses me remplissait l'âme d'une douceur que je ne saurais exprimer. Elle était telle que celle que j'ai quelques fois ressentie, me voyant au milieu de ces déesses, sous le plus bel ombrage de l'Hélicon, favorisé comme à l'envi de toute la troupe. J'étais ravi de les voir si fort en honneur, et tellement considérées chez Oronte qu'on les avait logées dans l'une des plus belles chambres de son palais. Ce n'est pas qu'il y eût rien en cela qui me surprît, et qu'elles ne m'eussent entretenu dès auparavant de l'estime que ce héros avait pour elles; mais elles ne m'avaient point encore dit qu'il leur en eût donné cette marque: je témoignai la joie que j'en avais à mes conducteurs. Ariste, qui croyait être obligé de faire les honneurs de la maison, me dit qu'elles méritaient bien cet appartement." Nous ne savons pas, ajouta-t-il, si nous n'aurons point quelque jour besoin d'elles. Après tout, elles sont filles de Jupiter: nous ne voudrions, pour quoi que ce fût, qu'elles s'allassent plaindre de nous en plein consistoire des dieux. Vous n'avez jamais vu qu'on se soit repenti de l'accueil avec lequel on les a reçues. N'ont-elles pas fait de leur part tout ce qu'elles ont pu pour plaire à Oronte? Quand tout dort ici-bas, travaille encor pour lui: Il semble que le peintre ait eu cette pensée. Voyez l'autre plafond où la Nuit est tracée. Cette divinité, digne de vos autels, Et qui même en dormant fait du bien aux mortels, Par de calmes vapeurs mollement soutenue, La tête sur son bras, et son bras sur la nue, Laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas: Fleurs que les seuls Zéphyrs font voler sur leurs pas. Ces pavots qu'ici-bas pour leur suc on renomme, Tout fraîchement cueillis dans les jardins du Somme, Sont moitié dans les airs, et moitié dans sa main; Moisson plus que toute autre utile au genre humain. Qu'elle est belle à mes yeux, cette Nuit endormie! Sans doute de l'Amour son âme est ennemie; Et ce frais embonpoint sur son teint sans pareil Marque un fard appliqué par les mains du Sommeil. Avec tous ses appas, l'aimable enchanteresse Laisse souvent veiller les peuples du Permesse; Cent doctes nourrissons surmontent son effort. -Hélas! dis-je, pour moi je n'ai rien fait encor; Je ne suis qu'écoutant parmi tant de merveilles: Me sera-t-il permis d'y joindre aussi mes veilles? Quand aurai-je ma part d'un si doux entretien. Veillez, Muses, veillez: le sujet le vaut bien." Danse de l'Amour Je dormais d'un profond sommeil, et, en dormant, il me sembla que je me promenais à Mainsy, qui n'est pas loin de Vaux; et que, dans un pré tout bordé de saules, j'apercevais Cythérée, l'Amour et les Grâces, avec les plus belles Nymphes des environs, dansant au clair de la lune. L'assemblée me parut fort belle, et le bal fort bien éclairé: un million d'étoiles servaient de lustres. Pour les violons, je n'y en entendis pas un: c'était aux chansons que l'on dansait. J'arrivai sur le point que l'Amour commença ces paroles: " L'autre jour deux belles Tout haut se vantaient Que malgré mes ailes, Elles me prendraient. Gageant que non, je perdis, Car l'une m'eut bientôt pris. Aminte et Sylvie, Ce sont leurs beaux noms: Le Ciel porte envie À mille beaux dons, À mille rares trésors Qu'ont leur esprit et leur corps. Tout mortel de l'une Craint les blonds cheveux; De sa tresse brune L'autre fait des noe.uds Par qui les dieux attachés Se trouvent fort empêchés. Sylvie a la gloire De m'avoir dompté, Et cette victoire A fort peu coûté: La belle n'eut seulement Qu'à se montrer un moment. Autour de ses charmes Me voyant voler, Vénus toute en larmes Eut beau m'appeler: Celui qui brûle les dieux Se brûle à de si beaux yeux. Leur éclat extrême A su m'enflammer. Le Sort veut que j'aime, Moi qui fais aimer, On m'entend plaindre à mon tour Et l'Amour a de l'amour." Ainsi dans la danse Cupidon pleurait, Et tout en cadence Parfois soupirait, Priant tout bas les Zéphyrs D'aller porter ses soupirs. Acante se promène à la cascade... ... et les singulières faveurs qu'il y reçut du sommeil Après que les Grâces se furent retirées, je me trouvai en état de continuer mes promenades, et d'achever de voir les raretés de ce beau séjour: il me fut pourtant impossible de quitter si tôt un endroit où il m'était arrive des choses si étonnantes. J'y passai donc tout le reste de la nuit, repensant tantôt à la chanson de l'Amour, tantôt aux beautés de Vénus et à celles des Nymphes, et rappelant en ma mémoire leurs paroles, leurs actions, toutes les circonstances de l'aventure. Enfin je dis adieu à ces prés, et sortis du parc de Mainsy, non point par le chemin qui m'y avait amené: j'en pris un autre, que je crus me devoir conduire en des lieux ou je trouverais des beautés nouvelles. Cependant la Nuit avait reployé partie de ses voiles, et s'en allait les étendre chez d'autres peuples. Quelques rayons s'apercevaient déjà vers l'orient. Les premiers traits du jour sortant du sein de l'onde Commençaient d'émailler les bords de notre monde; Sur le sommet des monts l'ombre s'éclaircissait; Aux portes du matin la clarté paraissait; De sa robe d'hymen l'Aurore était vêtue: Jamais telle à Céphale elle n'est apparue. Je voyais sur son char éclater les rubis, Sur son teint le cinabre, et l'or sur ses habits: D'un vase de vermeil elle épanchait des roses. Qui n'eût jugé qu'elle s'était fardée tout exprès dans le dessein de me débaucher du service que j'ai voué au dieu du sommeil? Les hôtes des bois, qui avaient chanté toute la nuit pour me plaire, n'étant pas encore éveillés, je crus qu'il était de mon devoir de saluer en leur place ce beau séjour; ce que je fis par cette chanson: Fontaines, jaillissez; Herbe tendre, croissez Le long de ces rivages; Venez, petits oiseaux, Accorder vos ramages Au doux bruit de leurs eaux. Vous vous levez trop tard; L'Aurore est sur son char, Et s'en vient voir ma belle: Oiseaux, chantez pour moi; Le dieu d'amour m'appelle, Je ne sais pas pourquoi. Tandis que je faisais résonner ainsi les échos, le soleil s'approchait très sensiblement de notre hémisphère et me découvrait, les unes après les autres, toutes les beautés du canton où mes pas s'étaient adressés. Dans la plus large de ces allées, j'aperçois de loin une Nymphe (ce me semblait) couchée sous un arbre en la posture d'une personne qui dort. J'étais tellement accoutumé à la vue des divinités, que, sans m'effrayer en aucune sorte de la rencontre de celle-ci, je résolus de m'approcher d'elle: mais, à la première démarche,un battement de coe.ur me présagea quelque chose d'extraordinaire. Je ne sais quelle émotion, dont je ne pouvais deviner la cause, me courut par toutes les veines. Et quand je fus assez près de ce rare objet pour le reconnaître, je trouvai que c'était Aminte, sur qui le Sommeil avait répandu le plus doux charme de ses pavots. Certes, mon étonnement ne fut pas petit, mais ma joie fut encore plus grande. Cette belle Nymphe était couchée sur des plantes de violettes, sa tête à demi penchée sur un de ses bras, et l'autre étendu le long de sa jupe. Ses manches, qui s'étaient un peu retroussées par la situation que le sommeil lui avait fait prendre, me découvraient à moitié ces bras si polis. Je ne sus à laquelle de leurs beautés donner l'avantage, à leur forme ou a leur blancheur, bien que cette dernière fît honte a l'albâtre. Ce ne fut pas le seul trésor que je découvris en cette merveilleuse personne. Les Zéphyrs avaient détourné de dessus son sein une partie du linomple qui le couvrait, et s'y jouaient quelquefois parmi les ondes de ses cheveux. Quelquefois aussi, comme s'ils eussent voulu m'obliger, ils les repoussaient. Je laisse à penser si mes yeux surent profiter de leur insolence: c'était même une faveur singulière de pouvoir goûter ces plaisirs sans manquer au respect. Je n'entreprendrai de décrire ni la blancheur ni les autres merveilles de ce beau sein, ni l'admirable proportion de la gorge, qu'il était aisé de remarquer malgré le linomple, et qu'une respiration douce contraignait parfois de s'enfler. Encore moins ferai-je la description du visage; car que pourrais-je dire qui approchât de la délicatesse des traits, de la fraîcheur du teint, et de son éclat? En vain j'emploierais tout ce qu'il y a de lis et de roses; en vain je chercherais des comparaisons jusque dans les astres: tout cela est faible. et ne peut représenter qu'imparfaitement les charmes de cette beauté divine. Je les considérai longtemps avec des transports qui ne peuvent s'imaginer que par ceux qui aiment. Encore est-ce peu de dire transport; car, si ce n'était véritable enchantement, c'était au moins quelque chose qui en avait l'apparence: il semblait que mon âme fût accourue toute entière dans mes yeux. Je ne songeai plus ni à cascades ni à fontaines; et comme, au commencement de mon songe, j'avais oublié Aminte pour Vaux, il m'arriva en échange d'oublier Vaux pour Aminte, dans ce moment. Tandis que mes yeux étaient occupés à un exercice si agréable, je ne sais quel démon (le dois- je appeler bon ou mauvais?) je ne sais, dis-je, quel démon me mit en l'esprit qu'il n'était pas juste que tout le plaisir fût pour eux; que ma bouche méritait bien d'en avoir sa part; enfin, qu'un baiser cueilli sur celle d'Aminte devait être une chose infiniment douce, et aussi douce que pas une de ces délices dont l'Amour récompense ceux qui le servent fidèlement. D'un autre côté, la raison me représentait que c'était se mettre au hasard de fâcher Aminte, et que, l'éveillant, je détruirais mon plaisir moi-même. Ces dernières considérations furent les plus fortes: le respect et la crainte ne m'abandonnèrent point dans cette occasion périlleuse. Enfin un rossignol éveilla la belle, qui, s'étant levée avec précipitation, me regarda d'un oe.il de colère, et voulut s'enfuir sans daigner me dire aucune chose. Je crois que l'étonnement et la honte lui fermaient la bouche car elle s'aperçut incontinent du désordre que les Zéphyrs avaient fait autour de son sein. Je la retins par la jupe; et, après avoir fléchi un genou: "Je ne sais pas, dis-je, en quoi mes yeux peuvent vous avoir offensée; il n'y a que vous au monde qui vouliez défendre jusqu'aux regards. Les dieux, qui savent le plaisir que j'ai à vous contempler, m'en ont donné des commodités que je n'avais point encore eues: aurais-je négligé cette faveur? Encore n'en ai-je pas tiré tout l'avantage que je pouvais: il m'était aisé de cueillir un baiser sur vos yeux et sur votre bouche. Ces lèvres où les Cieux ont mis tant de merveilles Auraient pu m'excuser; Et tout autre que moi, les voyant si vermeilles, Eût voulu les baiser. Pour voir de ce bel oe.il briller toutes les armes, On l'aurait éveillé; Je n'ai point cru l'Amour, le Sommeil, et vos charmes, Qui me l'ont conseillé. Pourquoi donc voulez-vous m'ôter votre présence? Attendez un moment; Car enfin je prétends mériter récompense, Et non pas châtiment. Que je sache du moins quelle heureuse aventure Vous amène en ces lieux: L'art y brille partout; cependant la nature Est plus belle en vos yeux. Flore, au prix des appas de vos lèvres écloses, N'a rien que de commun: Telle n'est la beauté ni la fraîcheur des roses, Ni même leur parfum. Le soleil peint les fleurs, en la saison nouvelle, De traits moins éclatants, Et votre bouche, Aminte, efface la plus belle Des filles du Printemps. Mais n'avez-vous point vu dans Vaux une merveille, Qui fait, ainsi que vous, admirer son pouvoir? Si vous ne l'avez vue, Acante vous conseille De ne point partir sans la voir. -Vous voulez, dit Aminte, parler de Sylvie. -C'est elle-même que j'entends ", répondis-je. Aminte rasséréna aussitôt son visage." Rendez grâces, me dit-elle, au souvenir de cette incomparable personne, et relevez-vous; car, non seulement je vous pardonne en sa considération, mais je veux bien aussi vous apprendre le sujet de mon voyage. On vous aura dit infailliblement ce qu'Oronte a fait publier touchant un écrin qui se doit donner aujourd'hui en sa présence: c'est à la plus grande fée de l'univers qu'on l'adjuge. J'ai cru que le charme dont je me sers était assez puissant pour mériter une telle gloire; et, dans cet espoir, je suis accourue des climats où il est particulièrement reconnu. D'abord je n'ai pas voulu me déclarer, ni me mettre sur les rangs, comme ont fait les autres: mon dessein a été d'attendre que la cérémonie fût commencée, et de surprendre les juges et toute l'assistance par ma beauté. Mais, après avoir examiné les paroles d'une prophétie qui doit être la règle du différend, j'ai jugé qu'elles regardaient seulement les merveilles que l'art produit: or vous savez que je ne mets point d'art en usage. Il y en a bien un pour se faire aimer; il y en a un aussi pour paraître belle; mais ces sortes d'arts ne sont pratiqués que par des beautés médiocres: jamais la mienne n'en eut besoin. Si bien que de me présenter inutilement, vous ne me le conseilleriez pas, outre que le charme qui est en Sylvie m'en empêche. Je ne l'avais point encore vue qu'hier; et, comme elle se promenait dans ces jardins, je l'aperçus d'un endroit où j'étais cachée. J'en devins d'abord amoureuse, et dis en moi-même: "Ou il ne s'agit pas ici de ce charme qui est particulièrement fait pour les coe.urs, ou, s'il en est question, c'est à Sylvie que le prix est dû. De façon ou d'autre, il est inutile à moi de le disputer." J'avais donc fait résolution de m'en retourner dès aujourd'hui; et, si vous aviez attendu encore quelques moments, je crois que vous ne m'auriez pas rencontrée." Je combattis longtemps les raisons d'Aminte, sans pouvoir lui persuader qu'elle demeurât, et que, si elle ne voulait demander le prix, tout au moins elle fît dans Vaux quelque épreuve de ses appas, puisque l'occasion en était si belle, et qu'il y avait tant de gloire à acquérir." Ce n'est pas, ajoutai-je, que rien m'empêche de vous suivre des à présent, ni le désir de voir toutes les merveilles de ce séjour, ni celui d'assister à un jugement si célèbre. Que si je veux vous accompagner, c'est moins pour ma satisfaction que parce que vous êtes en des lieux éloignés de votre demeure. -Je ne suis pas venue seule, repartit-elle; ma compagnie doit être dans ces jardins, et assez près du lieu où nous sommes: ainsi je me passerai de vous aisément. Néanmoins, comme je ne serai pas fâchée de savoir à laquelle des quatre fées le prix sera adjugé, soyez présent à cette action, et me la venez tantôt raconter: je vous attendrai dans Mainsy." Je trouvai une bonté si extraordinaire dans le procédé d'Aminte, que je crus pouvoir cette fois l'entretenir sérieusement de ma passion. Je lui demandai donc si elle serait toujours insensible." Hé quoi! me répondit-elle, osez-vous renouveler un propos que je vous ai défendu sur toutes choses de me tenir? Je n'avais pas voulu jusques là vous dire franchement ma pensée; mais, puisque vous m'en donnez sujet, sachez que l'Amour est un hôte trop dangereux pour me résoudre à le recevoir. Acante, voulez-vous que je verse des larmes Et soupire à mon tour, Et, lasse d'être belle, abandonne mes charmes Aux tourments de l'Amour? Il détruit l'embonpoint, et rend la couleur blême Il donne du souci. J'aime trop mes appas, je m'aime trop moi-même Pour vous aimer aussi. -Hélas! repris-je, que ne vous êtes-vous contentée de le penser, sans me le dire si ouvertement? Au moins me devriez-vous laisser la liberté de me plaindre; car enfin, puisque vous êtes tellement confirmée dans la résolution de ne point aimer, qu'appréhendez-vous de tous mes propos? -J'y suis véritablement confirmée, répondit Aminte; mais je ne ferai que bien de me défier de moi-même. Je vous ai dit que l'Amour était un dangereux hôte; mais je ne vous ai pas dit que ce ne fût un hôte agréable, malgré toutes les peines qu'il peut causer. J'ai encore une meilleure raison pour ne le pas loger en mon coe.ur, que toutes celles que je vous ai dites. -Quelle serait-elle, cette raison? Dis-je en soupirant, y en peut-il avoir d'assez bonnes? -C'est reprit Aminte, qu'il n'est pas toujours bienséant à notre sexe d'avoir de l'amour. Voilà le plus grand obstacle que vous ayez, et peut-être que j'aie aussi. -lui dis-je, ne faites point passer une erreur pour une raison. -C'est une erreur, je vous l'avoue, repartit Aminte; mais elle a pris racine dans les esprits, et je n'entreprendrai pas la première de la réformer. C'est pourquoi contentez-vous, si vous le pouvez, de mon amitié, et de mon estime par conséquent; car jamais l'une ne va sans l'autre. Je vous ai dit cent fois les moyens de les acquérir, et ne vous ai point dit, si j'en ai mémoire, qu'il fût besoin pour cela de me regarder si attentivement quand je dormirai. Mais je demeure avec vous plus longtemps que je n'avais résolu; il faut que j'aille chercher les personnes que j'ai quittées: ne me suivez point, et que je ne vous voie d'aujourd'hui qu'après la cérémonie." À ces mots, elle s'en alla; et je la suivis seulement des yeux, ne croyant pas que cela fut compris encore dans la défense. J'étais même fort satisfait des dernières choses qu'elle avait dites: soit qu'elles vinssent de son mouvement, soit que quelque dieu les lui eût fait dire. En m'entretenant de cette pensée, je descendis vers la tête du canal, ou je trouvai Ariste et Gélaste qui me cherchaient. Ils s'étonnèrent de ce que j'avais voulu passer la nuit au serein: je leur dis que de ma vie je n'en avais eu une meilleure. Là-dessus, je commençai de leur raconter ce qui m'était arrive depuis que je les avais quittés, et, bien que j'abrégeasse mon récit, il nous fournit d'entretien jusqu'au château. Neptune à ses tritons "Vous savez tous l'alliance qui est entre Oronte et votre monarque: aussi ne suis-je point fâché que d'autres divinités contribuent au plaisir d'un héros si chéri du Ciel. Je considère sans jalousie toutes les statues que Minerve lui a données. Apollon, qui s'est fait architecte, aussi bien que moi, pour un roi avaricieux et ingrat, n'a pas eu mauvaise raison de se faire peintre pour un héros très reconnaissant et très libéral. Je ne lui envie pas sa fortune; et c'est la seule émulation qui est cause que je vous assemble. Il ne faut pas que vous souffriez que le palais ou nous sommes donne moins de plaisir aux yeux que cet autre qui le regarde. On peut dire, à la vérité, que les avenues de celui-ci sont si belles qu'il serait bien malaisé d'y rien ajouter; on peut dire aussi que sa face a je ne sais quoi de grand et de noble: mais les niches qu'on y a faites n'étant encore remplies que par des rochers tout secs, je crois que s'il en sortait de l'eau, cela serait un grand ornement. Que quelqu'un de vous y travaille; et, s'il réussit je lui donnerai pour récompense la plus belle des Néréides. -Grand roi, dit un Triton, qui par droit d'héritage Avez de l'Océan les plaines en partage, Et qui voulez dans Vaux un empire fonder, C'est à nous d'obéir, à vous de commander; Rien ne semble impossible alors qu'on veut vous plaire: Pour moi je vous dirai ce que l'art me suggère. À garder vos trésors des monstres destinés, Et par les mains du Sort sous ce mont enchaînés, Veillent sur le cristal en des grottes profondes: Lâchons ces animaux venus de divers mondes; Je les dompterai tous, et de nuire empêchés Par des liens de bronze ils seront attachés; Mon art en ornera ces rochers et ces niches Pour qui vous resservez vos trésors les plus riches." Le conseil plut au dieu du liquide Univers. D'un seul coup de trident cent cachots sont ouverts On voit sortir en foule un amas de reptiles, Dragons, monstres marins, lézards et crocodiles, Hydres à sept gosiers, escadrons de serpents, La gent aux ailes d'or, et les peuples rampants Limas aux dos armés, écrevisses cornues, Des formes d'animaux aux mortels inconnues. À peine ils sont sortis de leurs antres obscurs Qu'ils font bruire le mont, se lancent à ses murs, Et remettraient partout le chaos en peu d'heures Sans la fatale main qui règle leurs demeures, Sous un roc, par son ordre, un limas s'établit Et de son vaste corps tout un antre remplit. Quand le sage Triton les vit tous en leur place, Avec jus de corail, quintessence de glace, Et gorgone dissoute en cristal du Mainsi, Il arrosa ce peuple aussitôt endurci. Chacun d'eux toutefois conserve sa figure, Chacun, sans s'émouvoir, siffle, gronde, murmure, Fait que de son fracas tout le mont retentit, Et pense avoir encor le gosier trop petit. On dirait que parfois l'escadron se mutine, Enivré du nectar d'une source divine, Il pousse l'onde au ciel, il la darde aux passants, Semble garder ces lieux en charmes si puissants, Et défendre l'accès des beautés qu'il nous montre: L'eau se croise, se joint, s'écarte, se rencontre, Se rompt, se précipite au travers des rochers, Et fait comme alambics distiller leurs planchers. Les amours de Mars et de Vénus Gélaste montre à Acante une tapisserie, ou sont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parle ainsi. Vous devez avoir lu qu'autrefois le dieu Mars Blessé par Cupidon d'une flèche dorée, Après avoir dompté les plus fermes remparts, Mit le camp devant Cythérée. Le siège ne fut pas de fort longue durée: À peine Mars se présenta, Que la belle parlementa. Dans les formes pourtant il entreprit l'affaire: Par tous moyens tâcha de plaire: De son ajustement prit d'abord un grand soin. Considérez-le en ce coin, Qui quitte sa mine fière. Il se fait attacher son plus riche harnois. Quand ce serait pour des jours de tournois, On ne le verrait pas vêtu d'autre manière. L'éclat de ses habits fait honte à oe.il du jour. Sans cela, fit-on mordre aux Géants la poussière, Il est bien malaisé de rien faire en amour. En peu de temps Mars emporta la dame. Il la gagna peut-être, en lui contant sa flamme: Peut-être conta-t-il ses sièges, ses combats; Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles Que les femmes n'entendent pas, Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles. Voyez combien Vénus en ces lieux écartés Aux yeux de ce guerrier étale de beautés: Quels longs baisers! la gloire a bien des charmes; Mais Mars en la servant ignore ces douceurs. Son harnois est sur l'herbe: Amour pour toutes armes Veut des soupirs et des larmes: C'est ce qui triomphe des coe.urs. Phébus pour la déesse avait même dessein; Et charme de l'espoir d'une telle conquête Couvait plus de feux dans son sein, Qu'on n'en voyait à l'entour de sa tête. C'était un dieu pourvu de cent charmes divers. Il était beau mais il faisait des vers; Avait un peu trop de doctrine; Et qui pis est, savait la médecine. Or soyez sûr qu'en amours, Entre l'homme d'épée et l'homme de science, Les dames au premier inclineront toujours; Et toujours le plumet aura la préférence. Ce fut donc le guerrier qu'on aima mieux choisir. Phebus outre de déplaisir Apprit à Vulcan ce mystère; Et dans le fond d'un bois voisin de son séjour, Lui fit voir avec Mars la reine de Cythère, Qui n'avaient en ces lieux pour témoins que l'amour. La peine de Vulcan se voit représentée: Et l'on ne dirait pas que les traits en sont feints. II demeure immobile, et son âme agitée Roule mille pensers qu'en ses yeux on voit peints. Son marteau lui tombe des mains. Il a martel en tète, et ne sait que résoudre, Frappé comme d'un coup de foudre. Le voici dans cet autre endroit Qui querelle et qui bat sa femme. Voyez-vous ce galant qui les montre du doigt? Au palais de Venus il s'en allait tout droit, Espérant y trouver le sujet qui l'enflamme. La dame d'un logis, quand elle fait l'amour Met le tapis chez elle à toutes les coquettes Dieu sait si les galants lui font aussi la cour. Ce ne sont que jeux et fleurettes, Plaisants devis et chansonnettes: Mille bons mots, sans compter les bons tours, Font que sans s'ennuyer chacun passe les jours. Celle que vous voyez apportait une lyre, Ne songeant qu'à se réjouir. Mais Venus pour le coup ne la saurait ouïr: Elle est trop empêchée, et chacun se retire. Le vacarme que fait Vulcan, A mis l'alarme au camp. Mais avec tout ce bruit que gagne le pauvre homme? Quand les coe.urs ont goûté les délices d'Amour, Ils iraient plutôt jusqu'à Rome, Que de s'en passer un seul jour. Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame Quand l'Hymen les joindrait de son noe.ud le plus fort, Que l'un fut le mari, que l'autre fut la femme, On ne pourrait entre eux voir un plus bel accord. Considérez plus bas les trois Grâces pleurantes: La maîtresse a failli, l'on punit les suivantes. Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragons veillants Pourraient contre tant d'assaillants, Garder une toison si chère? Il accuse sur tous l'enfant qui fait aimer: Et se prenant au fils des pêchés de la mère Menace Cupidon de le faire enfermer. Ce n'est pas tout: plein d'un dépit extrême Le voilà qui se plaint au monarque des dieux; Et de ce qu'il devrait se cacher à soi-même, Importune sans cesse et la terre et les cieux. L'adultère Jupin, d'un ris malicieux, Lui dit que ce malheur est pure fantaisie, Et que de s'en troubler les esprits sont bien fous. Plaise au ciel que jamais je n'entre en jalousie; Car c' est le plus grand mal, et le moins plaint de tous. Que fait Vulcan? car pour se voir vengé, Encor faut-il qu'il fasse quelque chose. Un rets d'acier par ses mains est forgé: Ce fut Momus qui je pense en fut cause. Avec ce rets le galant lui propose D'envelopper nos amants bien et beau. L'enclume sonne; et maint coup de marteau, Dont maint chaînon l'un à l'autre s'assemble, Prépare aux dieux un spectacle nouveau De deux Amants qui reposent ensemble. Les noires soe.urs apprêtèrent le lit: Et nos amants trouvant l'heure opportune, Sous le réseau pris en flagrant délit, De s'échapper n'eurent puissance aucune. Vulcan fait lors éclater sa rancune: Tout en clopant le vieillard éclopé Semond les dieux, jusqu'au plus occupé, Grands et petits, et toute la séquelle. Demandez-moi qui fut bien attrapé; Ce fut, je crois, le galant et la belle. Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons: et par malheur ce qui y manque est l'endroit le plus important; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure. Quand j'aurai repris l'idée et le caractère de cette pièce je l'achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait à plusieurs reprises, je me suis souvenu d'une ballade qui pourra encore trouver sa place parmi ces contes puisqu'elle en contient un en quelque façon. Je l'abandonne donc ainsi que le reste au jugement du public. Si l'on trouve qu'elle soit hors de son lieu, et qu'il y ait du manquement en cela; je prie le lecteur de l'excuser avecque les autres fautes que j'aurai faites. Élégie aux Nymphes de Vaux Pour M. Fouquet Remplissez l'air de cris en vos grottes profondes; Pleurez, Nymphes de Vaux, faites croître vos ondes, Et que l'Anqueuil enflé ravage les trésors Dont les regards de Flore ont embelli ses bords. On ne blâmera point vos larmes innocentes; Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes: Chacun attend de vous ce devoir généreux; Les Destins sont contents: Oronte est malheureux. Vous l'avez vu naguère au bord de vos fontaines Qui, sans craindre du Sort les faveurs incertaines. Plein d'éclat, plein de gloire, adoré des mortels, Recevait des honneurs qu'on ne doit qu'aux autels. Hélas! qu'il est déchu de ce bonheur suprême! Que vous le trouveriez différent de lui-même! Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits: Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis, Hôtes infortunés de sa triste demeure, En des gouffres de maux le plongent à toute heure. Voilà le précipice ou l'ont enfin jeté Les attraits enchanteurs de la prospérité! Dans les palais des rois cette plainte est commune, On n'y connaît que trop les jeux de la Fortune, Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstants; Mais on ne les connaît que quand il n'est plus temps. Lorsque sur cette mer on vogue a pleines voiles, Qu'on croit avoir pour soi les vents et les étoiles, II est bien malaisé de régler ses désirs; Le plus sage s'endort sur la foi des Zéphyrs. Jamais un favori ne borne sa carrière; Il ne regarde point ce qu'il laisse en arrière; Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit Ne le saurait quitter qu'après l'avoir détruit. Tant d'exemples fameux que l'histoire en raconte Ne suffisaient-ils pas, sans la perte d'Oronte? Ah! si ce faux éclat n'eût point fait ses plaisirs, Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs, Qu'il pouvait doucement laisser couler son âge! Vous n'avez pas chez vous ce brillant équipage, Cette foule de gens qui s'en vont chaque jour Saluer à longs flots le soleil de la Cour: Mais la faveur du Ciel vous donne en récompense Du repos, du loisir, de l'ombre, et du silence, Un tranquille sommeil, d'innocents entretiens; Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens. Mais quittons ces pensers: Oronte nous appelle. Vous, dont il a rendu la demeure si belle, Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appas, Si le long de vos bords Louis porte ses pas, Tâchez de l'adoucir, fléchissez son courage. Il aime ses sujets, il est juste, il est sage, Du titre de clément rendez-le ambitieux: C'est par là que les rois sont semblables aux dieux. Du magnanime Henri qu'il contemple la vie: Dès qu'il put se venger, il en perdit l'envie. Inspirez à Louis cette même douceur Oronte est a présent un objet de clémence S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance, Il est assez puni par son sort rigoureux; Et c'est être innocent que d'être malheureux. Ode au Roi sur le même sujet Prince qui fais nos destinées, Digne monarque des François, Qui du Rhin jusqu'aux Pyrénées Portes la crainte de tes lois, Si le repentir de l'offense Sert aux coupables de défense Près d'un courage généreux, Permets qu'Apollon t'importune, Non pour les biens et la fortune, Mais pour les jours d'un malheureux. Ce triste objet de ta colère N'a-t-il point encore effacé Ce qui jadis t'a pu déplaire Aux emplois où tu l'as placé? Depuis le moment qu'il soupire, Deux fois l'hiver en ton empire A ramené les aquilons; Et nos climats ont vu l'année Deux fois de pampre couronnée Enrichir coteaux et vallons. Oronte seul, ta créature, Languit dans un profond ennui; Et les bienfaits de la nature Ne se répandent plus pour lui. Tu peux d'un éclat de ta foudre Achever de le mettre en poudre Mais si les dieux à ton pouvoir Aucunes bornes n'ont prescrites, Moins ta grandeur a de limites, Plus ton courroux en doit avoir. Réserve-le pour des rebelles; Ou, si ton peuple t'est soumis, Fais-en voler les étincelles Chez tes superbes ennemis. Déjà Vienne est irritée De ta gloire aux astres montée Ses monarques en sont jaloux; Et Rome t'ouvre une carrière Où ton coe.ur trouvera matière D'exercer ce noble courroux. Va-t'en punir l'orgueil du Tibre; Qu'il se souvienne que ses lois N'ont jadis rien laissé de libre Que le courage des Gaulois. Mais parmi nous sois débonnaire; À cet empire si sévère Tu ne te peux accoutumer, Et ce serait trop te contraindre Les étrangers te doivent craindre; Tes sujets te veulent aimer. L'Amour est fils de la Clémence; La Clémence est fille des dieux Sans elle toute leur puissance Ne serait qu'un titre odieux. Parmi les fruits de la victoire, César, environné de gloire, N'en trouva point dont la douceur À celui-ci pût être égale; Non pas même aux champs où Pharsale L'honora du nom de vainqueur. Je ne veux pas te mettre en compte Le zèle ardent ni les travaux En quoi tu te souviens qu'Oronte Ne cédait point à ses rivaux. Sa passion pour ta personne, Pour ta grandeur, pour ta couronne, Quand le besoin s'est vu pressant, A toujours été remarquable; Mais, si tu crois qu'il est coupable, Il ne veut point être innocent. Laisse-lui donc pour toute grâce Un bien qui ne lui peut durer, Après avoir perdu la place Que ton coe.ur lui fit espérer. Accorde-nous les faibles restes De ses jours tristes et funestes, Jours qui se passent en soupirs. Ainsi les tiens filés de soie Puissent se voir comblés de joie, Même au delà de tes désirs! Élégies Élégie première Élégie deuxième Élégie troisième Élégie quatrième Élégie première Amour, que t'ai je fait? dis-moi quel est mon crime: D'où vient que je te sers tous les jours de victime? Qui t'oblige à m'offrir encor de nouveaux fers? N'es-tu point satisfait des maux que j'ai soufferts? Considère, cruel, quel nombre d'inhumaines Se vante de m'avoir appris toutes tes peines; Car, quant à tes plaisirs, on ne m'a jusqu'ici Fait connaître que ceux qui sont peines aussi. J'aimai, je fus heureux: tu me fus favorable En un âge ou j'étais de tes dons incapable; Chloris vint une nuit: je crus qu'elle avait peur. Innocent! Ah! pourquoi hâtait-on mon bonheur? Chloris se pressa trop; au contraire, Amarille Attendit trop longtemps à se rendre facile. Un an s'était déjà sans faveurs écoulé, Quand, l'époux de la belle aux champs étant allé, J'aperçus dans les yeux d'Amarille gagnée Que l'heure du berger n'était pas éloignée. Elle fit un soupir, puis dit en rougissant: " Je ne vous aime point, vous êtes trop pressant; Venez sur le minuit, et qu'aucun ne vous voie." Quel amant n'aurait cru tenir alors sa proie? En fut-il jamais un que l'on vit approcher Plus près du bon moment, sans y pouvoir toucher? Amarille m'aimait; elle s'était rendue Après un an de soins et de peine assidue. Les chagrins d'un jaloux irritaient nos désirs; Nos maux nous promettaient des biens et des plaisirs. La nuit que j'attendais tendit enfin ses voiles, Et me déroba même aux yeux de ses étoiles: Ni joueur, ni filou, ni chien, ne me troubla. J'approchai du logis: on vint, on me parla; Ma fortune, ce coup, me semblait assurée. " Venez demain, dit-on, la clef s'est égarée." Le lendemain l'époux se trouva de retour. Eh bien! me plains-je à tort? me joues-tu pas, Amour? Te souvient-il encor de certaine bergère?; On la nomme Philis; elle est un peu légère: Son coe.ur est soupçonné d'avoir plus d'un vainqueur, Mais son visage fait qu'on pardonne à son coe.ur. Nous nous trouvâmes seuls: la pudeur et la crainte De roses et de lis à l'envi l'avaient peinte. Je triomphai des lis et du coe.ur dès l'abord; Le reste ne tenait qu'a quelque rose encor. Sur le point que j'allais surmonter cette honte, On me vint interrompre au plus beau de mon conte Iris entre; et depuis je n'ai pu retrouver L'occasion d'un bien tout prêt de m'arriver. Si quelque autre faveur a payé mon martyre, Je ne suis point ingrat, Amour, je vais la dire: La sévère Diane, en l'espace d'un mois, Si je sais bien compter, m'a souri quatre fois; Chloé pour mon trépas a fait semblant de craindre; Amarante m'a plaint; Doris m'a laissé plaindre, Clarice a d'un regard mon tourment couronné; Je me suis vu languir dans les yeux de Daphné. Ce sont là tous les biens donnés à mes souffrances Les autres n'ont été que vaines espérances; Et, même en me trompant, cet espoir a tant fait Que le regret que j'ai les rend maux en effet. Quant aux tourments soufferts en servant quelque ingrate, C'est où j'excelle: Amour, tu sais si je me flatte. Te souvient-il d'Aminte? il fallut soupirer, Gémir, verser des pleurs, souffrir sans murmurer, Devant que mon tourment occupât sa mémoire; Y songeait-elle encore? hélas! l'osé-je croire? Caliste faisait pis; et, cherchant un détour, Répondait d'amitié quand je parlais d'amour: Je lui donne le prix sur toutes mes cruelles. Enfin, tu ne m'as fait adorer tant de belles Que pour me tourmenter en diverses façons. Cependant ce n'est pas assez de ces leçons; Tu me fais voir Clymène; elle a beaucoup de charmes; Mais pour une ombre vaine elle répand des larmes; Son coe.ur dans un tombeau fait voe.u de s'enfermer Et, capable d'amour, ne me saurait aimer. Il ne me restait plus que ce nouveau martyre: Veux-tu que je l'éprouve, Amour? tu n'as qu'à dire. Quand tu ne voudrais pas, Clymène aura mon coe.ur: Dis-le-lui, car je crains d'irriter sa douleur. Élégie deuxième Me voici rembarqué sur la mer amoureuse, Moi pour qui tant de fois elle fut malheureuse, Qui ne suis pas encor du naufrage essuyé, Quitte à peine d'un voe.u nouvellement payé. Que faire? mon destin est tel qu'il faut que j'aime, On m'a pourvu d'un coe.ur peu content de lui-même, Inquiet, et fécond en nouvelles amours: Il aime à s'engager, mais non pas pour toujours Si faut-il une fois brûler d'un feu durable; Que le succès en soit funeste ou favorable, Qu'on me donne sujet de craindre ou d'espérer, Perte ou gain, je me veux encore aventurer. Si l'on ne suit l'Amour, il n'est douceur aucune Ce n'est point près des rois que l'on fait sa; fortune, Quelque ingrate beauté qui nous donne des lois, Encore en tire-t-on un souris quelquefois; Et, pour me rendre heureux, un souris peut suffire. Clymène, vous pouvez me donner un empire, Sans que vous m'accordiez qu'un regard d'un instant Tiendra-t-il à vos yeux que je ne sois content? Hélas! qu'il est aisé de se flatter soi-même! Je me propose un bien dont le prix est extrême, Et ne sais seulement s'il m'est permis d'aimer. Pourquoi non, s'il vous est permis de me charmer? Je verrai les Plaisirs suivre en foule vos traces, Votre bouche sera la demeure des Grâces, Mille dons près de vous me viendront partager; Et mille feux chez moi ne viendront pas loger! Et je ne mourrai pas! Non, Clymène, vos charmes Ne paraîtront jamais sans me donner d'alarmes; Rien ne peut empêcher que je n'aime aussitôt. Je veux brûler, languir, et mourir s'il le faut: Votre aveu là-dessus ne m'est pas nécessaire. Si pourtant vous aimer, Clymène, était vous plaire, Que je serais heureux! quelle gloire, quel bien! Hors l'honneur d'être à vous je ne demande rien. Consentez seulement de vous voir adorée: Il n'est condition des mortels révérée Qui ne me soit alors un objet de mépris. Jupiter, s'il quittait le céleste pourpris, Ne m'obligerait pas à lui céder ma peine. Je suis plus satisfait de ma nouvelle chaîne Qu'il ne l'est de sa foudre. Il peut régner là-haut: Vous servir ici-bas c'est tout ce qu'il me faut. Pour me récompenser, avouez-moi pour vôtre; Et, si le Sort voulait me donner à quelque autre, Dites: "Je le réclame; il vit dessous ma loi: Je vous en avertis, cet esclave est à moi; Du pouvoir de mes traits son coe.ur porte la marque, N'y touchez point." Alors je me croirai monarque. J'en sais de bien traités, d'autres il en est peu: Je serai plus roi qu'eux après un tel aveu. Daignez donc approuver les transports de mon zèle; Il vous sera permis après d'être cruelle. De ma part, le respect et les soumissions, Les soins, toujours enfants des fortes passions, Les craintes, les soucis, les fréquentes alarmes, L'ordinaire tribut des soupirs et des larmes, Et, si vous le voulez, mes langueurs, mon trépas, Clymène, tous ces biens ne vous manqueront pas. Élégie troisième Ah! Clymène, j'ai cru vos yeux trop de léger; Un seul mot les a fait de langage changer. Mon amour vous déplaît; je vous nuis, je vous gêne: Que ne me laissiez-vous dissimuler ma peine? Ne pouvais-je mourir sans que l'on sût pourquoi? Vouliez-vous qu'un rival pût triompher de moi? Tandis qu'en vous voyant il goûte des délices, Vous le rendez heureux encor par mes supplices: Il en jouit, Clymène, et vous y consentez! Vos regards et mes jours par lui seront comptés! J'ose à peine vous voir; il vous parle à toute heure! Honte, dépit, amour, quand faut-il que je meure? Hélas! étais-je né pour un si triste sort? Sont-ce là les plaisirs qui m'attendaient encor? Vous me deviez, Clymène, une autre destinée. Mais, puisque mon ardeur est par vous condamnée, Le jour m'est ennuyeux, le jour ne m'est plus rien Qui me consolera? je fuis tout entretien; Mon coe.ur veut s'occuper sans relâche à sa flamme: Voilà comme on vous sert; on n'a que vous dans l'âme Devant que sur vos traits j'eusse porté les yeux, Je puis dire que tout me riait sous les cieux. Je n'importunais pas au moins par mes services; Pour moi le monde entier était plein de délices: J'étais touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours; Mes amis me cherchaient, et parfois mes amours. Que si j'eusse voulu leur donner de la gloire, Phébus m'aimait assez pour avoir lieu de croire Qu'il n'eût en ce besoin osé se démentir; Je ne l'invoque plus que pour vous divertir. Tous ces biens que j'ai dits n'ont plus pour moi de charmes Vous ne m'avez laissé que l'usage des larmes; Encor me prive-t-on du triste réconfort D'en arroser les mains qui me donnent la mort. Adieu plaisirs, honneurs, louange bien-aimée: - Que me sert le vain bruit d'un peu de renommée? J'y renonce à présent; ces biens ne m'étaient doux Qu'autant qu'ils me pouvaient rendre digne de vous; Je respire à regret, l'âme m'est inutile; J'aimerais autant être une cendre infertile Que d'enfermer un coe.ur par vos traits méprisé: Clymène, il m'est nouveau de le voir refusé. Hier encor, ne pouvant maîtriser mon courage, Je dis sans y penser: "Tout changement soulage; Amour, viens me guérir par un autre tourment! Non, ne viens pas, Amour, dis-je au même moment: Ma cruelle me plaît; vois ses yeux et sa bouche. Ô dieux! qu'elle a d'appas! qu'elle plaît! qu'elle touche! Dis-moi s'il fût jamais rien d'égal dans ta Cour: Ma cruelle me plaît; non, ne viens pas, Amour." Ainsi je m'abandonne au charme qui me lie: Les noe.uds n'en finiront qu'avec ceux de ma vie. Puissent tous les malheurs s'assembler contre moi. Plutôt que je vous manque un seul moment de foi! Comme ai-je pu tomber dans une autre pensée? Un premier mouvement vous a donc offensée? Punissez-moi, Clymène, et vengez vos appas; Avancez, s'il se peut, l'heure de mon trépas. Lorsque je vous rendis ma dernière visite Votre accueil parut froid, vous fûtes interdite. Clymène, assurément mon amour vous déplaît: Pourquoi donc de ma mort retardez-vous l'arrêt? Faut-il longtemps souffrir pour l'honneur de vos charmes? Eh bien! j'en suis content; baignez-vous dans mes larmes; Je suis à vous, Clymène: heureux si quelque jour Je vous plais par ma mort plus que par mon amour! Élégie quatrième J'avais cru jusqu'ici bien connaître l'amour: Je me trompais, Clymène, et ce n'est que d'un jour Que je sais à quel point peuvent monter ses peines. Non pas qu'ayant brûlé pour beaucoup d'inhumaines, Un esclavage dur ne m'ait assujetti; Mais je compte pour rien tout ce que j'ai senti. Des douleurs qu'on endure en servant une belle Je n'avais pas encor souffert la plus cruelle. La Jalousie aux yeux incessamment ouverts, Monstre toujours fécond en fantômes divers, Jusque-là, grâce aux dieux, n'en avait pu produire Que mon coe.ur eût trouvés capables de lui nuire. Pour les autres tourments, ils m'étaient fort communs: Je nourrissais chez moi les soucis importuns, La folle inquiétude en ses plaisirs légère, Des lieux où l'on la porte hôtesse passagère; J'y nourrissais encor les désirs sans espoir, Les soins toujours veillants, le chagrin toujours noir, Les peines que nous cause une éternelle absence. Tous ces poisons mêlés composaient ma souffrance; La Jalousie y joint à présent son ennui: Hélas! je ne connais l'amour que d'aujourd'hui. Un mal qui m'est nouveau s'est glissé dans mon âme; Je meurs. Ah! si c'était seulement de ma flamme! Si je ne périssais que par mon seul tourment! Mais le vôtre me perd: Clymène, un autre amant, Même après son trépas, vit dans votre mémoire; Il y vivra longtemps; vos pleurs me le font croire. Un mort a dans la tombe emporté votre foi! Peut-être que ce mort sût mieux aimer que moi. Certes, il en donna des marques bien certaines, Quand, pour le soulager de l'excès de ses peines, Vous lui voulûtes bien conseiller, par pitié, De réduire l'amour aux termes d'amitié. Il vous crut; et pour moi, je n'ai d'obéissance Que quand on veut que j'aime avecque violence. Tant d'ardeur semblera condamnable à vos yeux; Mais n'aimez plus ce mort, et vous jugerez mieux. Comment ne l'aimer plus? on y songe à toute heure, On en parle sans cesse, on le plaint, on le pleure; Son bonheur avec lui ne saurait plus vieillir: Je puis vous offenser; il ne peut plus faillir. Ô trop heureux amant! ton sort me fait envie. Vous l'appelez ami! je crois qu'en votre vie Vous n'en fîtes un seul qui le fût à ce point. J'en sais qui vous sont chers, vous ne m'en parlez point: Pour celui-ci, sans cesse il est dans votre bouche. Clymène, je veux bien que sa perte vous touche; Pleurez-la, j'y consens: ce regret est permis; Mais ne confondez point l'amant et les amis. Votre coe.ur juge mal du motif de sa peine: Ces pleurs sont pleurs d'amour, je m'y connais, Clymène; Des amis si bien faits méritent, entre nous, Que sous le nom d'amants ils soient pleurés par vous. Ne déguisez donc plus la cause de vos larmes; Avouez que ce mort eut pour vous quelques charmes. Il joignait les beautés de l'esprit et du corps; Ce n'étaient cependant que ses moindres trésors: Son âme l'emportait. Quoiqu'on prise la mienne, Je la reformerais de bon coe.ur sur la sienne. Exceptez-en un point qui fait seul tous mes biens Je ne changerais pas mes feux contre les siens. Puisqu'il n'était qu'ami, je le surpasse en zèle; Et mon amour vaut bien l'amitié la plus belle. Je n'en puis relâcher. N'engagez point mon coe.ur À tenter les moyens d'en être le vainqueur: Je me l'arracherais; et vous en seriez cause. Moi cesser d'être amant! et puis-je être autre chose? Puis-je trouver en vous ce que j'ai tant loué, Et vouloir pour ami, sans plus, être avoue? Non, Clymène, ce bien, encor qu'inestimable, N'a rien de votre part qui me soit agréable; D'une autre que de vous je pourrais l'accepter; Mais quand vous me l'offrez, je dois le rejeter. Il ne m'importe pas que d'autres en jouissent; Gardez votre présent à ceux qui me haïssent. Aussi bien ne m'est-il réservé qu'à demi. Dites, me traitez-vous encor comme un ami? Tâchez-vous de guérir mon coe.ur de sa blessure? On dirait que ma mort vous semble trop peu sure. Depuis que je vous vois, vous m'offrez tous les jours Quelque nouveau poison forgé par les Amours. C'est tantôt un clin oe.il, un mot, un vain sourire, Un rien; et pour ce rien nuit et jour je soupire L'ai-je à peine obtenu, vous y joignez un mal Qu'après moi l'on peut dire à tous amants fatal. Vous me rendez jaloux; et de qui? Quand j y songe, Il n'est excès d'ennuis ou mon coe.ur ne se plonge. J'envie un rival mort! M'ajouterait-on foi Quand je dirai qu'un mort est plus heureux que moi? Cependant il est vrai. Si mes tristes pensées Vous sont avec quelque art sur le papier tracées " Cléandre, dites-vous, avait cet art aussi." Si par de petits soins j'exprime mon souci, " Il en faisait autant, mais avec plus de grâce." Enfin, si l'on vous croit, en rien je ne le passe; Vous vous représentez tout ce qui vient de lui, Tandis que dans mes yeux vous lisez mon ennui. Ce n'est pas tout encor: vous voulez que je voie Son portrait, ou votre âme a renfermé sa joie: " Remarquez, me dit-on, cet air rempli d'attraits." J'en remarque après vous jusques aux moindres traits; Je fais plus: je les loue, et souffre que vos larmes Arrosent à mes yeux ce portrait plein de charmes. Quelquefois je vous dis: "C'est trop parler d'un mort À peine on s'en est tu, qu'on en reparle encor." " Je porte, dites-vous, malheur à ceux que j'aime: Le Ciel, dont la rigueur me fut toujours extrême Leur fait à tous la guerre, et sa haine pour moi S'étendra sur quiconque engagera ma foi. Mon amitié n'est pas un sort digne d'envie: Cleandre, tu le sais, il t'en coûte la vie. Hélas! il m'a longtemps aimée éperdument; En présence des dieux il en faisait serment: Je n'ai réduit son feu qu'avec beaucoup de peine." Si vous l'avez réduit, avouez-moi, Clymène, Que le mien, dont l'ardeur augmente tous les jours, Mieux que celui d'un mort mérite vos amours. L'Amour et la folie Tout est mystère dans l'Amour, Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance: Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour Que d'épuiser cette science. Je ne prétends donc point tout expliquer ici: Mon but est seulement de dire, à ma manière, Comment l'aveugle que voici (C'est un dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière; Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien J'en fais juge un amant, et ne décide rien. La Folie et l'Amour jouaient un jour ensemble: Celui-ci n'était pas encor privé des yeux. Une dispute vint: l'Amour veut qu'on assemble Là-dessus le conseil des Dieux; L'autre n'eut pas la patience; Elle lui donne un coup si furieux, Qu'il en perd la clarté des cieux. Vénus en demande vengeance. Femme et mère, il suffit pour juger de ses cris: Les Dieux en furent étourdis, Et Jupiter, et Némésis, Et les Juges d'Enfer, enfin toute la bande. Elle représenta l'énormité du cas; Son fils, sans un bâton, ne pouvait faire un pas: Nulle peine n'était pour ce crime assez grande: Le dommage devait être aussi réparé. Quand on eut bien considéré L'intérêt du public, celui de la partie, Le résultat enfin de la suprême cour Fut de condamner la Folie À servir de guide à l'Amour. Pour Mignon, chien de S. A. R. Madame douairière d'Orléans Petit chien, que les destinées T'ont filé d'heureuses années! Tu sors de mains dont les appas De tous les sceptres d'ici-bas Ont pensé porter le plus riche; Les mains de la maison d'Autriche Leur ont ravi ce doux espoir: Nous ne pouvions que bien échoir. Tu sors de mains pleines de charmes Heureux le dieu de qui les larmes Mériteraient, par leur amour, De s'en voir essuyer un jour! De ces mains, hôtesses des Grâces, Petit chien, en d'autres tu passes Qui n'ont pas eu moins de beauté, Sans mettre en compte leur bonté. Elles te font mille caresses; Tu plais aux dames, aux princesses; Et, si la reine t'avait vu Mignon à la reine aurait plu.. Mignon a la taille mignonne Toute sa petite personne Plaît aux Iris des petits chiens, Ainsi qu'à celles des chrétiens. Las! qu'ai-je dit qui te fait plaindre? Ce mot d'Iris est-il à craindre? Petit chien, qu'as-tu? dis-le moi: N'es-tu pas plus aise qu'un roi? Trois ou quatre jeunes fillettes Dans leurs manchons aux peaux douillettes Tout l'hiver te tiennent placé, Puis de Madame de Crissé N'as-tu pas maint dévot sourire? D'où vient donc que ton coe.ur soupire? Que te faut-il? un peu d'amour. Dans un côté de Luxembourg Je t'apprends qu'Amour craint le suisse; Même on lui rend mauvais office Auprès de la divinité Qui fait ouvrir l'autre côté. -Cela vous est facile à dire, Vous qui courez partout, beau sire; Mais moi... -Parle bas, petit chien; Si l'évêque de Bethléem " Nous entendait, Dieu sait la vie! Tu verras pourtant ton envie Satisfaite dans quelque temps Je te promets à ce printemps Une petite camusette, Friponne, drue, et joliette, Avec qui l'on t'enfermera; Puis s'en démêle qui pourra! Pour S. A. R. Mademoiselle d'Alençon Sonnet Ne serons-nous jamais affranchis des alarmes? Six étés n'ont point vu la Paix dans ces climats, Et déjà le démon qui préside aux combats Recommence à forger l'instrument de nos larmes. Opposez-vous, Olympe, à la fureur des armes; Faites parler l'Amour, et ne permettez pas Qu'on décide sans lui du sort de tant d'États; Souffrez que votre hymen interpose ses charmes. C'est le plus digne prix dont on puisse acheter Ce bien qui ne saurait aux mortels trop coûter; Je sais qu'il nous faudra vous perdre en récompense. Un souverain bonheur pour l'empire françois, Ce serait cette paix avec votre présence; Mais le Ciel ne fait pas tous ses dons à la fois. Pour Mademoiselle de Poussay Sonnet J'avais brisé les fers d'Aminte et de Sylvie, J'étais libre, et vivais content et sans amour L'innocente beauté des jardins et du jour Allait faire à jamais le charme de ma vie, Quand du milieu d'un cloître Amarante est sortie; Que de grâces, bons dieux! tout rit dans Luxembourg La jeune Olympe voit maintenant à sa cour Celle que tout Paphos en ces lieux a suivie. Sur ce nouvel objet chacun porte les yeux; Mais, en considérant cet ouvrage des Cieux, Je ne sais quelle crainte en mon coe.ur se réveille. Quoi qu'Amour toutefois veuille ordonner de moi, Il est beau de mourir des coups d'une merveille Dont un regard ferait la fortune d'un roi. À Monsieur le Duc de Bouillon Fils et neveu de favoris de Mars, Qui ne voyez chez vous de toutes parts Ni de vertu ni d'exemple vulgaire, Qui de par vous et de par votre père Avez acquis l'amour de tous les coe.urs, Digne héritier d'un peuple de vainqueurs, Écoutez-moi; qu'un moment de contrainte Tienne votre âme attentive à ma plainte Sur mon malheur daignez vous arrêter; En ce temps-ci, c'est beaucoup d'écouter. La sotte peur d'importuner un prince, Vice non pas de cour, mais de province, Comme Phébus est mauvais courtisan, M'avait lié la voix jusqu'à présent; Une autre peur à son tour me domine, Et j'ai chassé cette honte enfantine; Je parle enfin, et fais parler encor, Non mon mérite, il n'est pas assez fort, Mais mon seul zèle et sa faveur constante Car tout héros de cela se contente; Puis, pour toucher un prince généreux, C'est bien assez que l'on soit malheureux. Je le suis donc, grâces à l'écurie, Et ne suis pas seul de ma confrérie; Un partisan nous ruine tout net: Ce partisan, c'est La Vallée Cornay. Dessous sa griffe il faut que chacun danse; D'autre Antéchrist je ne connais en France Homme rusé, Janus à double front, L'un de rigueur, l'autre à composer prompt. Les distinguer n'est pas chose facile; L'un après l'autre ils exercent ma bile Quand la Vallée, en se faisant prier, Dit qu'il me veut manger tout le dernier, Cornay poursuit; et, quand Cornay retarde, À La Vallée il me faut prendre garde. Prince, je ris, mais ce n'est qu'en ces vers; L'ennui me vient de mille endroits divers, Du Parlement, des Aides, de la Chambre Du lieu fameux par le sept de septembre, De la Bastille, et puis du Limosin; Il me viendra des Indes à la fin. Je ne dis pas qu'il soit juste qu'on voie Le nom de noble à toutes gens en proie; C'est un abus, il faut le prévenir, Et sans pitié les coupables punir; Il le faut, dis-je, et c'est où nous en sommes. Mais le moins fier, mais le moins vain des hommes, Qui n'a jamais prétendu s'appuyer Du vain honneur de ce mot d'écuyer, Qui rit de ceux qui veulent le paraître, Qui ne l'est point, qui n'a point voulu l'être! C'est ce qui rend mon esprit étonné. Avec cela je me vois condamné, Mais par défaut. J'étais lors en Champagne, Dormant, rêvant, allant par la campagne, Mon procureur dessus quelque autre point, Et ne songeant à moi ni peu ni point, Tant il croyait que l'affaire était bonne. On l'a surpris; que Dieu le lui pardonne! Il est bon homme, habile, et mon ami, Sait tous les tours; mais il s'est endormi. Thomas Bousseau Il n'en a pas fait de même; Sa vigilance en tels cas est extrême; Il prend son temps et fait tout ce qu'il faut Pour obtenir un arrêt par défaut. Le rapporteur m'en a donné l'endosse, En celui-ci mettant toute la sauce. S'il eût voulu quelque peu différer, La Cour, Seigneur, eût pu considérer Que j'ai toujours été compris aux tailles, Qu'en nul partage, ou contrat d'épousailles, En jugements intitulés de moi, En acte aucun qui puisse nuire au roi, Je n'ai voulu passer pour gentilhomme; Thomas Bousseau n'a su produire en somme Que deux contrats, si chétifs que rien plus, Signés de moi, mais sans les avoir lus Et lisez-vous tout ce qu'on vous apporte? J'aurais signé ma mort de même sorte. Voilà, Seigneur, le fait en peu de mots Je vous arrête à d'étranges propos; N'en accusez que ma raison troublée; Sous le chagrin mon âme est accablée; L'excès du mal m'ôte tout jugement. Que me sert-il de vivre innocemment, D'être sans faste et cultiver les Muses? Hélas! qu'un jour elles seront confuses, Quand on viendra leur dire en soupirant " Ce nourrisson que vous chérissiez tant, Moins pour ses vers que pour ses moe.urs faciles, Qui préférait à la pompe des villes Vos antres cois, vos chants simples et doux, Qui dès l'enfance a vécu parmi vous, Est succombé sous une injuste peine; Et, d'affecter une qualité vaine Repris à faux, condamné sans raison, Couvert de honte, est mort dans la prison! " Voilà le sort que les dieux me promettent Et sous Louis ces choses se permettent, Louis, ce sage et juste souverain! Que ne sait-il qu'un arrêt inhumain M'a condamné, moi qui n'ai point fait faute! À quelle amende? Elle est, Seigneur, si haute Qu'en la payant je ne ferai point mal De stipuler qu'au moins dans l'hôpital, Puisqu'il ne faut espérer nulles grâces, Pour mon argent j'obtiendrai quatre places Une pour moi, pour ma femme une aussi, Pour mon frère une, encor que de ceci Il soit injuste après tout qu'il pâtisse, Bref, pour mon fils, y compris sa nourrice. Sans point d'abus les voilà justement, Comptant pour un la nourrice et l'enfant; Il est petit, et la chose est bien juste. Si toutefois notre monarque auguste Cassait l'arrêt, cela serait, Seigneur, Selon mon sens, bien plus à son honneur. De lui parler, je n'en vaux pas la peine S'il s'agissait de quelque grand domaine, De quelque chose importante à l'État, Si c'était, dis-je, une affaire d'éclat, Je vous prierais d'implorer sa justice. À ce défaut il est bon que j'agisse Près de celui qui dispose de tout, Qui par ses soins peut seul venir à bout De réformer, de rétablir la France, Chasser le luxe, amener l'abondance, Rendre le prince et les sujets contents; Mais il lui faut encore un peu de temps, Et le mal est que je ne puis attendre: Moi mort de faim, on aura beau m'apprendre L'heureux état où seront ces climats, Pour en jouir je ne reviendrai pas. Demandez donc à ce ministre rare Que par pitié du reste il me sépare. Il le fera, n'en doutez point, Seigneur. Si votre épouse était même d'humeur À dire encore un mot sur cette affaire, Comme elle sait persuader et plaire, Inspire un charme à tout ce qu'elle dit, Touche toujours le coe.ur quand et l'esprit, Je suis certain qu'une double entremise De cette amende obtiendrait la remise. Demandez-la, Seigneur, et m'en croyez Mais que ce soit si bien que vous l'ayez, Et vous l'aurez; j'engage à Votre Altesse Ma foi, mon bien, mon honneur, ma promesse, Que ce ministre, aimé de notre roi, Si vous parlez, inclinera pour moi. À S. A. S. Madame la Princesse de Bavière Écrite en Juillet 1669, c'est une sorte de chronique de ce qui se passe dans le monde que La Fontaine écrivait à Marie Fébronie de la Tour d'Auvergne, épouse de Maximilien de Bavière. Pourquoi La Fontaine s'intéressait-il à cette dame? Simplement parce qu'elle était la soe.ur du Duc de Bouillon auquel Jean était très attaché à cette époque. Cette épître concerne l'élection du Roi de Pologne. Votre Altesse Sérénissime A, dit-on, pour moi quelque estime, Et veut que je lui mande en vers Les affaires de l'Univers: J'entends les affaires de France; J'obéis et romps mon silence. L'intérêt et l'ambition Travaillent à l'élection Du monarque de la Pologne. On croit ici que la besogne Est avancée; et les esprits Font tantôt accorder le prix Au Lorrain, puis au Moscovite, Condé, Nieubourg; car le mérite De tous côtés fait embarras: Condé, je crois, n'en manque pas. Si votre époux voulait, Madame, Régner ailleurs que sur votre âme, On ne peut faire un meilleur choix. Heureux qui vivrait sous ses lois! Ceux qui des affaires publiques Parlent toujours en politiques, Réglant ceci, jugeant cela (Et je suis de ce nombre-là), Les raisonneurs, dis-je, prétendent Qu'au Lorrain plusieurs princes tendent. Quant à Moskou, nous l'excluons; Voici sur quoi nous nous fondons Le schisme y règne; et puis son prince Mettrait la Pologne en province. Nieubourg nous accommoderait. Au roi de France il donnerait Quelque fleuron pour sa couronne, Moyennant tant, comme l'on donne, Et point autrement ici-bas. Nous serions voisins des États; Ils en ont l'alarme, et font brigue Contre Louis chacun se ligue. Cela lui fait beaucoup d'honneur, Et ne lui donne point de peur. Que craindrait-il, lui dont les armes Vont aux Turcs causer des alarmes? Nous attendons du Grand Seigneur Un bel et bon ambassadeur: Il vient avec grande cohorte; Le nôtre est flatté par la Porte. Tout ceci la paix nous promet Entre saint Marc et Mahomet. Notre prince en sera l'arbitre Il le peut être à juste titre, Et ferait même contre soi Justice au Turc en bonne foi. Pendant que je suis sur la guerre Que saint Marc souffre dans sa terre, Deux de vos frères sur les flots Vont secourir les Candiots. 0 combien de sultanes prises! Que de croissants dans nos églises! Quel nombre de turbans fendu! Tête et turban, bien entendu. Puisqu'en parlant de ces matières Me voici tombé sur vos frères, Vous saurez que le chambellan A couru cent cerfs en un an. Courir des hommes, je le gage, Lui plairait beaucoup davantage; Mais de longtemps il n'en courra Son ardeur se contentera, S'il lui plaît, d'une ombre de guerre. D'Auvergne s'est dans notre terre Rompu le bras: il est guéri. Ce prince a dans Château-Thierry Passé deux mois et davantage. Rien de meilleur, rien de plus sage, Et de plus selon mes souhaits, Parmi les grands ne fut jamais. Le duc d'Albret donne à l'étude Sa principale inquiétude. Toujours il augmente en savoir; Je suis assez jeune pour le voir Au-dessus des premières têtes. Son bel esprit, ses moe.urs honnêtes, L'élèveront à tel degré Qu'enfin je m'en contenterai. Veuille le Ciel à tous ses frères Rendre toutes choses prospères, Et leur donner autant de nom, Autant d'éclat et de renom, Autant de lauriers et de gloire Que par les mains de la Victoire L'oncle en reçoit depuis longtemps! Si leurs désirs n'en sont contents, Et que plus haut leur âme aspire, Je serai le premier à dire Qu'ils auront tort, et que les coe.urs Ne sont jamais soûls de grandeurs. Trouveront-ils en des familles, Par les garçons et par les filles, Par le père et par les aïeux, Un tel nombre de demi-dieux, Et de déesses tout entières? Car demi-déesses n'est guères En usage, à mon sentiment; Puis, quand je n'aurais seulement Qu'à parler de votre mérite, L'expression serait petite. Veuille le Ciel, à votre tour, Vous donner un petit Amour Qui, par la suite des années, D'un grand Mars ait les destinées! Au moment que j'écris ces vers, Et m'informe des bruits divers, Je viens d'apprendre une nouvelle C'est que, pour éviter querelle, On s'est en Pologne choisi Un roi dont le nom est en ski Ces Messieurs du Nord font la nique À toute notre politique. Notre argent, celui des États, Et celui d'autres potentats Bien moins en fonds, comme on peut croire, Force santés aura fait boire, Et puis c'est tout. Je crois qu'en paix Dans la Pologne désormais On pourra s'élire des princes, Et que l'argent de nos provinces Ne sera pas une autre fois Si friand de faire des rois. Pour S. A. E. M. Le cardinal de Bouillon après son brevet de cardinalat en 1669 Je n'ai pas attendu pour vous un moindre prix; De votre dignité je ne suis point surpris: S'il m'en souvient, Seigneur, je crois l'avoir prédite. Vous voilà deux fois prince; et ce rang glorieux Est en vous désormais la marque du mérite, Aussi bien qu'il l'était de la faveur des Cieux. À Madame la Duchesse de Bouillon Je ne sais, Madame, qu'écrire à Votre Altesse qui soit digne d'elle, et qui puisse la réjouir. Il m'a semblé que la poésie s'acquitterait mieux de ce devoir que la simple prose. Il m'a encore paru qu'il vous fallait donner un nom du Parnasse. Je crois vous avoir déjà donné celui d'Olympe en des occasions de pareille nature. Ne pourrait-on point mettre en chant ces paroles? Qu'Olympe a de beautés, de grâces et de charmes! Elle sait enchanter les esprits et les yeux: Mortels, aimez-la tous; mais ce n'est qu'à des dieux Qu'est réservé l'honneur de lui rendre les armes. Ce que je vais ajouter n'est pas moins vrai, et m'a été confirmé par des correspondants que j'ai toujours eus à Paphos, à Cythère, et à Amathonte. Je me doutais bien que cela serait, et m'en étais déjà aperçu la dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir. La mère des Amours et la reine des Grâces, C'est Bouillon; et Vénus lui cède ses emplois. Tout ce peuple à l'envi s'empresse sur vos traces, Plus nombreux qu'il n'était, et tout fier de vos lois. Vous fites dire l'année passée à M. de la Haye qu'il eût soin que je ne m'ennuyasse point à Château-Thierry. Il est fort aisé à M. de la Haye de satisfaire à cet ordre; car, outre qu'il a beaucoup d'esprit, Peut-on s'ennuyer en des lieux Honorés par les pas, éclairés par les yeux D'une aimable et vive princesse, À pied blanc et mignon, à brune et longue tresse, Nez troussé, c'est un charme encor selon mon sens; C'en est même un des plus puissants. Pour moi, le temps d'aimer est passé, je l'avoue, Et je mérite qu'on me loue De ce libre et sincère aveu, Dont pourtant le public se souciera très peu Que j'aime ou n'aime pas, c'est pour lui même chose; Mais, s'il arrive que mon coe.ur Retourne à l'avenir dans sa première erreur, Nez aquilins et longs n'en seront pas la cause. À Château-Thierry, juin 1671. Lettre à M. de Turenne Vous avez fait, Seigneur, un opéra Quoi! le vieux duc, suivi de Caprara? Quoi! la bravoure et la matoiserie? Grande est la gloire, ainsi que la tuerie. Vous savez coudre avec encor plus d'art Peau de lion avec peau de renard. La joie en est parvenue à sa cime, Car on vous aime autant qu'on vous estime Qui n'aimerait un Mars plein de bonté? En telles gens ce n'est pas qualité Trop ordinaire. Ils savent déconfite, Brûler, raser, exterminer, détruire; Mais qu'on m'en montre un qui sache Marot. Vous souvient-il, Seigneur, que mot pour mot, Mes créanciers qui de dizains n'ont cure, Frère Lubin, et mainte autre écriture, Me fut par vous récitée en chemin? Vous alliez lors rembarrer le Lorrain. Reviens au fait, Muse, va plus grand'erre. Laisse Marot, et reparle de guerre. En surmontant Charles et Caprara, Vous avez fait, Seigneur, un opéra. Nous en faisons un nouveau, mais je doute Qu'il soit si bon, quelque effort qu'il m'en coûte. Le vôtre est plein de grands événements Gens envoyés peupler les monuments, Beaucoup d'effets de fureur martiale, D'amour très peu, très peu de pastorale Mars sans armure y fut vu, ce dit-on, Mêlé trois fois comme un simple piéton. Bien lui valut la longue expérience, Et le bon sens, et la rare prudence Dans le combat ces trois divinités Allaient toujours marchant à ses côtés. Ce Mars, Seigneur, n'est le Mars de la Thrace, Mais pour cet an, c'est le Mars de l'Alsace; Ainsi qu'il fut et sera d'autres fois Très bien nommé le Mars d'autres endroits Enfin c'est vous, afin qu'on ne s'y trompe; Or en sont faits feux de joie en grand'pompe. Bien est-il vrai qu'il nous en coûte un peu; Mais gagne-t-on sans rien perdre à ce jeu? Louis lui-même, effroi de tant de princes, Preneur de murs, subjuguent de provinces, A-t-il conquis ces États et ces murs Sans quelque sang, non de guerriers obscurs, Mais de héros qui mettaient tout en poudre? Les Bourguignons en éprouvant sa foudre Ont fait pleurer celui qui la lançait. Sous les remparts que son bras renversait Sont enterrés et quelques chefs fidèles, Et les Titans à sa valeur rebelles. Épitre à M. de Turenne après la campagne d'Alsace de l'hiver 1674-1675 Hé quoi! Seigneur, toujours nouveaux combats! Toujours dangers! Vous ne croyez donc pas Pouvoir mourir? Tout meurt, tout héros passe. Clothon ne peut nous faire d'autre grâce Que de filer nos jours plus lentement; Mais Clothon va toujours étourdiment. Songez-y bien; si ce n'est pour vous-même, Pour nous, Seigneur, qui sans douleur extrême Ne pourrions voir un triomphe acheté Du moindre sang qu'il vous aurait coûté. C'est un avis qu'en passant je vous donne, Et je reviens à ce que fait Bellone. À peine un bruit fait faire ici des voe.ux, Qu'un autre bruit y fait faire des feux: C'est un concours de victoires nouvelles. La Renommée a-t-elle encor des ailes Depuis le temps qu'elle vient annoncer " Tout est perdu, l'hydre va s'avancer. Tout est gagné, Turenne l'a vaincue, Et, se voyant mainte tête abattue, Elle retourne en son antre à grands pas "? Quelque démon, que l'on ne connaît pas, Lui rend en hâte un nombre d'autres têtes, Qui sous vos coups sont à choir toutes prêtes. Voilà, Seigneur, ce qui nous en paraît Car, d'aller voir sur les lieux ce que c'est, Permettez-moi de laisser cette envie À vos guerriers, qui n'estiment la vie Que comme un bien qui les doit peu toucher, Ne laissant pas de la vendre bien cher. Toute l'Europe admire leur vaillance, Toute l'Europe en craint l'expérience. Bon fait de loin regarder tels acteurs Ceux de Strasbourg, devenus spectateurs Un peu voisins, comme tout se dispose, Pourraient bientôt devenir autre chose. Je ne suis pas un oracle; et ceci Vient de plus haut: Apollon, Dieu merci, Me l'a dicté; souvent il ne dédaigne De m'inspirer. Maint auteur nous enseigne Qu'Apollon sait un peu de l'avenir. L'autre jour donc j'allai l'entretenir Du grand concours des Germains tous en armes; L'Hélicon même avait quelques alarmes. Le dieu sourit, et nous tint ce propos " Je vous enjoins de dormir en repos, Poëtes picards et poëtes de Champagne; Ni les Germains, ni les troupes d'Espagne, Ni le Batave, enfant de l'Océan, Ne vous viendront visiter de cet an, Tout aussi peu la campagne prochaine. Je vois Louis, qui des bords de la Seine, La foudre en main, au printemps partira. Malheur alors à qui ne se rendra! Je vois Condé, prince à haute aventure, Plutôt démon qu'humaine créature: Il me fait peur de le voir plein de sang, Souillé, poudreux, qui court de rang en rang; Le plomb volant siffle autour sans l'atteindre; Le fer, le feu, rien ne l'oblige à craindre. Quand telles gens couvriront vos remparts, Je vous dirai: Dormez, poëtes picards. Devers la Somme on est en assurance; Devers le Rhin tout va bien pour la France Turenne est là, l'on n'y doit craindre rien. Le Florentin Le Florentin Montre à la fin Ce qu'il sait faire Il ressemble à ces loups qu'on nourrit, et fait bien Car un loup doit toujours garder son caractère, Comme un mouton garde le sien. J'en étais averti; l'on me dit: "Prenez garde; Quiconque s'associe avec lui se hasarde; Vous ne connaissez pas encor le Florentin; C'est un paillard, c'est un mâtin Qui tout dévore, Happe tout, serre tout: il a triple gosier. Donnez-lui, fourrez-lui, le glout demande encore Le Roi même aurait peine à le rassasier." Malgré tous ces avis, il me fit travailler; Le paillard s'en vint réveiller Un enfant des neuf Soe.urs, enfant à barbe grise, Qui ne devait en nulle guise Être dupe; il le fut, et le sera toujours Je me sens né pour être en butte aux méchants tours; Vienne encore un trompeur, je ne tarderai guère. Celui-ci me dit: "Veux-tu faire, Presto, presto, quelque opéra, Mais bon? ta Muse répondra Du succès par-devant notaire. Voici comment il nous faudra Partager le gain de l'affaire: Nous en ferons deux lots, l'argent et les chansons; L'argent pour moi, pour toi les sons; Tu t'entendras chanter, je prendrai les testons; Volontiers je paye en gambades J'ai huit ou dix trivelinades Il Que je sais sur mon doigt; cela joint à l'honneur De travailler pour moi, te voilà grand seigneur." Peut-être n'est-ce pas tout à fait sa harangue, Mais, s'il n'eut ces mots sur la langue, Il les eut dans le coe.ur. Il me persuada; À tort, à droit, me demanda Du doux, du tendre, et semblables sornettes, Petits mots, jargons d'amourettes Confits au miel; bref, il m'enquinauda. Je n'épargnai ni soins ni peines Pour venir à son but et pour le contenter Mes amis devaient m'assister; J'eusse, en cas de besoin, disposé de leurs veines. " Des amis! disait le glouton, En a-t-on? Ces gens te tromperont, ôteront tout le bon, Mettront du mauvais en la place." Tel est l'esprit du Florentin: Soupçonneux, tremblant, incertain, Jamais assez sûr de son gain, Quoi que l'on dise ou que l'on fasse. Je lui rendis en vain sa parole cent fois; Le b... Il avait juré de m'amuser six mois Il s'est trompé de deux: mes amis, de leur grâce, Me les ont épargnés, l'envoyant où je croi Qu'il va bien sans eux et sans moi. Voilà l'histoire en gros: le détail a des suites Qui valent bien d'être déduites, Mais j'en aurais pour tout un an; Et je ressemblerais à l'homme de Florence, Homme long à conter, s'il en est un en France. Chacun voudrait qu'il fût dans le sein d'Abraham; Son architecte, et son libraire, Et son voisin, et son compère, Et son beau-père, Sa femme, et ses enfants, et tout le genre humain, Petits et grands, dans leurs prières, Disent le soir et le matin: " Seigneur, par vos bontés pour nous si singulières, Délivrez-nous du Florentin." À M. de Niert Sur l'opéra Niert, qui, pour charmer le plus juste des rois, Inventas le bel art de conduire la voix, Et dont le goût sublime à la grande justesse Ajouta l'agrément et la délicatesse; Toi qui sais mieux qu'aucun le succès que jadis Les pièces de musique eurent dedans Paris, Que dis-tu de l'ardeur dont la Cour échauffée Frondait en ce temps-là les grands concerts d'Orphée, Les longs passages d'Atto et de Léonora, Et du déchaînement qu'on a pour l'opéra? Des machines d'abord le surprenant spectacle Éblouit le bourgeois, et fit crier miracle; Mais la seconde fois il ne s'y pressa plus; Il aima mieux Le Cid, Horace, Héraclius. Aussi de ces objets l'âme n'est point émue, Et même rarement ils contentent la vue. Quand j'entends le sifflet, je ne trouve jamais Le changement si prompt que je me le promets: Souvent au plus beau char le contrepoids résiste; Un dieu pend à la corde, et crie au machiniste; Un reste de forêt demeure dans la mer, Ou la moitié du ciel au milieu de l'enfer. " Quand le théâtre seul ne réussirait guère, La comédie au moins, me diras-tu, doit plaire: Les ballets, les concerts, se peut-il rien de mieux Pour contenter l'esprit et réveiller les yeux? " Ces beautés, néanmoins, toutes trois séparées, Si tu veux l'avouer, seraient mieux savourées. De genres si divers le magnifique appas Aux règles de chaque art ne s'accommode pas. Il ne faut point, suivant les préceptes d'Horace, Qu'un grand nombre d'acteurs le théâtre embarrasse; Qu'en sa machine un dieu vienne tout ajuster. Le bon comédien ne doit jamais chanter: Le ballet fut toujours une action muette. La voix veut le téorbe, et non pas la trompette; Et la viole, propre aux plus tendres amours, N'a jamais jusqu'ici pu se joindre aux tambours. Mais en cas de vertus, Louis, qui, par pratique, Sait que, pour en avoir une seule héroïque, Il faut en avoir mille, et toutes à la fois, Veut voir si, comme il est le plus puissant des rois, En joignant, comme il fait, mille plaisirs de même, Il en peut avoir un dans le degré suprême. Comme il porte au dehors la terreur et l'amour, Humain dans son armée autant que dans sa Cour, Il veut sur le théâtre, ainsi qu'à la campagne, La foule qui le suit, Péclat qui l'accompagne: Grand en tout, il veut mettre en tout de la grandeur. La guerre fait sa joie et sa plus forte ardeur; Ses divertissements ressentent tous la guerre: Ses concerts d'instruments ont le bruit du tonnerre, Et ses concerts de voix ressemblent aux éclats Qu'en un jour de combat font les cris des soldats. Les danseurs, par leur nombre, éblouissent la vue, Et le ballet paraît exercice, revue, Jeu de gladiateurs, et tel qu'au champ de Mars En leurs jours de triomphe en donnaient les Césars. Glorieux, tous les ans, de nouvelles conquêtes, À son peuple il fait part de ses nouvelles fêtes; Et son peuple, qui l'aime et suit tous ses désirs, Se conforme à son goût, ne veut que ses plaisirs. Ce n'est plus la saison de Raymond ni d'Hilaire: Il faut vingt clavecins, cent violons, pour plaire, On ne va plus chercher au fond de quelque bois Des amoureux bergers la flûte et le hautbois. Le téorbe charmant, qu'on ne voulait entendre Que dans une ruelle, avec une voix tendre, Pour suivre et soutenir par des accords touchants De quelques airs choisis les mélodieux chants, Boisset, Gaultier, Hémon, Chambonnière, La Barre, Tout cela seul déplaît, et n'a plus rien de rare; On laisse là Du But, et Lambert, et Camus; On ne veut plus qu'Alceste, ou Thésée, ou Cadmus. Que l'on n'y trouve point de machines nouvelles, Que les vers soient mauvais, que les voix soient cruelles (De Baptiste épuisé les compositions Ne sont, si vous voulez, que répétitions): Le Français, pour lui seul contraignant sa nature, N'a que pour l'opéra de passion qui dure. Les jours de l'opéra, de l'un à l'autre bout, Saint-Honoré, rempli de carrosses partout, Voit, malgré la misère à tous états commune, Que l'opéra tout seul fait leur bonne fortune. Il a l'or de l'abbé, du brave, du commis; La coquette s'y fait mener par ses amis; L'officier, le marchand, tout son rôti retranche Pour y pouvoir porter tout son gain le dimanche; On ne va plus au bal, on ne va plus au Cours: Hiver, été, printemps, bref, opéra toujours; Et quiconque n'en chante, ou bien plutôt n'en gronde Quelque récitatif, n'a pas l'air du beau monde. Mais que l'heureux Lulli ne s'imagine pas Que son mérite seul fasse tout ce fracas: Si Louis l'abandonne à ce rare mérite, Il verra si la ville et la cour ne le quitte. Ce grand prince a voulu tout écouter, tout voir; Mais il sait de nos sens jusqu'où va le pouvoir, Et que, si notre esprit a trop peu de portée, Leur puissance est encor beaucoup plus limitée; Que lorsqu'à quelque objet l'un d'eux est attaché, Aucun autre de rien ne peut être touché: Si les yeux sont charmés, l'oreille n'entend guères; Et tel, quoiqu'en effet il ouvre les paupières, Suit attentivement un discours sérieux, Qui ne discerne pas ce qui frappe ses yeux. Mais ne vaut-il pas mieux, dis-moi ce qu'il t'en semble, Qu'on ne puisse sentir tous les plaisirs ensemble, Et que, pour en goûter les douceurs purement, Il faille les avoir chacun séparément? La musique en sera d'autant mieux concertée; La grave tragédie, à son point remontée, Aura les beaux sujets, les nobles sentiments, Les vers majestueux, les heureux dénoûments; Les ballets reprendront leurs pas et leurs machines, Et le bal éclatant de cent nymphes divines, Qui de tout temps des cours a fait la majesté, Reprendra de nos jours sa première beauté. Ne crois donc pas que j'aie une douleur extrême De ne pas voir Isis pendant tout ce carême. Si nous ne pouvons pas de l'auguste Louis Savoir encor sitôt les projets inouïs, Le jour de son départ, sa marche, et quelles places Foudroyent ses canons, embrasent ses carcasses, Avec mille autres biens le jubilé fera Que nous serons un temps sans parler d'opéra; Mais aussi, de retour de mainte et mainte église, Nous irons, pour causer de tout avec franchise, Et donner du relâche à la dévotion, Chez l'illustre Certain faire une station: Certain, par mille endroits également charmante, Et dans mille beaux arts également savante, Dont le rare génie et les brillantes mains Surpassent Chambonnière, Hardel, les Couperains. De cette aimable enfant le clavecin unique Me touche plus qu'Isis et toute sa musique. Je ne veux rien de plus, je ne veux rien de mieux Pour contenter l'esprit, et l'oreille, et les yeux; Et si je puis la voir une fois la semaine, À voir jamais Isis je renonce sans peine. Épitre à Madame de Thiange au sujet de la pièce précédente Vous trouvez que ma satire Eût pu ne se point écrire, Et que tout ressentiment, Quel que soit son fondement, La plupart du temps peut nuire, Et ne sert que rarement. J'eusse ainsi raisonné si le Ciel m'eût fait ange, Ou Thiange; Mais il m'a fait auteur, je m'excuse par là Auteur, qui pour tout fruit moissonne Un peu de gloire. On le lui ravira, Et vous croyez qu'il s'en taira? Il n'est donc plus auteur: la conséquence est bonne. S'il s'en rencontre un qui pardonne, Je suis cet indulgent; s'il ne s'en trouve point, Blâmez la qualité, mais non pas la personne. Je pourrais alléguer encore un autre point: Les conseils." Et de qui? " Du public: c'est la ville, C'est la Cour, et ce sont toute sorte de gens, Les amis, les indifférents, Qui m'ont fait employer le peu que j'ai de bile Ils ne pouvaient souffrir cette atteinte à mon nom; La méritais-je? On dit que non. Mon opéra, tout simple, et n'étant, sans spectacle, Qu'un ours qui vient de naître, et non encor léché, Plaît déjà. Que m'a donc Saint-Germain reproché? Un peu de pastorale? Enfin ce fut l'obstacle. J'introduisais d'abord des bergers; et le Roi Ne se plaît à donner qu'aux héros de l'emploi Je l'en loue. Il fallait qu'on lui vantât la suite; Faute de quoi, ma Muse aux plaintes est réduite. Que si le nourrisson de Florence eût voulu, Chacun eût fait ce qu'il eût pu. Celui qui nous a peint un des travaux d'Alcide (Je ne veux dire Euripide, Mais Quinault), Quinault donc pour sa part aurait eu Saint-Germain, où sa Muse au grand jour eût paru; Et la mienne, moins parfaite, Eût eu du moins Paris, partage de cadette Cadette que peut-être on eût cru quelque jour Digne de partager en aînée à son tour; Quelque jour j'eusse pu divertir le monarque. Heureux sont les auteurs connus à cette marque! Les neuf Soe.urs proprement n'ont qu'eux pour favoris Qu'est-ce qu'un auteur de Paris? Paris a bien des voix; mais souvent, faute d'une, Tout le bruit qu'il fait est fort vain. Chacun attend sa gloire ainsi que sa fortune Du suffrage de Saint-Germain. Le maître y peut beaucoup; il sert de règle aux autres Comme maître premièrement, Puis comme ayant un sens meilleur que tous les nôtres. Qui voudra l'éprouver obtienne seulement Que le Roi lui parle un moment. Ah! si c'était ici le lieu de ses louanges! Que ne puis-je en ces vers avec grâce parler Des qualités qui font voler Son nom jusqu'aux peuples étranges! On verrait qu'entre tous les rois Le nôtre est digne qu'on l'estime; Mais il faut pour une autre fois Réserver le feu qui m'anime. Je ne puis seulement qu'étaler aujourd'hui Son esprit et son goût à juger d'un ouvrage, L'honneur et le plaisir de travailler pour lui. Ceux dont je me suis plaint m'ôtent cet avantage Puis-je jamais vouloir du bien À leur cabale trop heureuse? D'en dire aussi du mal la chose est dangereuse; Je crois que je n'en dirai rien. Si pourtant notre homme se pique D'un sentiment d'honneur, et me fait à son tour Pour le Roi travailler un jour, Je lui garde un panégyrique. Il est homme de Cour, je suis homme de vers Jouons-nous tous deux des paroles; Ayons deux langages divers, Et laissons les hontes frivoles. Retourner à Daphné vaut mieux que se venger; Je vous laisse d'ailleurs ma gloire à ménager: Deux mots de votre bouche et belle et bien disante Feront des merveilles pour moi; Vous êtes bonne et bienfaisante, Servez ma Muse auprès du Roi. Ballade sur Escobar C'est à bon droit que l'on condamne à Rome L'évêque d'Ypre, auteur de vains débats; Ses sectateurs nous défendent en somme Tous les plaisirs que l'on goûte ici-bas. En paradis allant au petit pas, On y parvient, quoi qu'Arnauld nous en die; La volupté sans cause il a bannie. Veut-on monter sur les célestes tours? Chemin pierreux est grande rêverie: Escobar sait un chemin de velours. Il ne dit pas qu'on peut tuer un homme Qui sans raison nous tient en altercas Pour un fétu, mais bien pour une pomme, Ou tout au moins pour quatre ou cinq ducats. Même il soutient qu'on peut, en certains cas, Faire un serment plein de supercherie, S'abandonner aux douceurs de la vie, S'il est besoin, conserver ses amours. Ne faut-il pas après que l'on s'écrie " Escobar sait un chemin de velours "? Au nom de Dieu, lisez-moi quelque somme De ces auteurs dont chez lui l'on fait cas; Qu'est-il besoin qu'à présent je les nomme? Il en est tant qu'on ne les connaît pas. De leurs avis servez-vous pour compas; N'admettez qu'eux en votre librairie. Brûlez Arnauld, quittez sa confrérie; Près d'Escobar ce ne sont qu'esprits lourds. Je vous le dis, ce n'est point raillerie Escobar sait un chemin de velours. ENVOI Toi que l'orgueil poussa dans la voirie, Qui tiens là-bas noire conciergerie, Lucifer, chef des infernales cours, Pour éviter les traits de ta furie, Escobar sait un chemin de velours. Stances sur Escobar Qu'Escobar plaît, qu'il a de doux propos! Par ses écrits si dignes de louanges, Tous les démons s'en vont être des sots, Tous les pécheurs s'en vont être des anges. Il faut orner son livre de festons; La vérité chez lui s'est rencontrée. Pauvres humains, vous n'alliez qu'à tâtons, Quand cette étoile à vos yeux s'est montrée. Goûtez, goûtez les mets les plus exquis; De tous vos biens faites-vous des délices. Ils sont à vous: vous les avez acquis Par bons moyens, ou bien par injustices. -Quoi! je pourrais m'en servir en ce cas? Restituer n'est donc pas nécessaire? -Le mal est fait; vous ne le feriez pas (C'est bien assez), s'il était à refaire. -Un adultère en peut-il dire autant? -N'en doutez pas. -Un devin? -Tout de même. -Conseillez-moi sur un cas important Et qui me tient dans une peine extrême Perrette et moi, nous sommes d'un marché. -Je vous entends. Cette Perrette est belle? -À vous vrai dire, elle vaut un péché. Plus je la vois, plus je brûle pour elle. -Si vous quittiez l'occasion du mal, En quel état vous faudrait-il réduire? -Je n'irais pas, je pense, à l'hôpital, Mais ma maison se pourrait bien détruire. Votre maison détruite! C'est beaucoup. Encor faut-il posséder quelque chose. Votre intérêt, vous réglant pour ce coup, À votre amour peut donner gain de cause. -De grâce encore, un avis seulement Le moindre jeûne est contraire à ma bile. -Qui vous confesse? Est-ce quelque Allemand? Eh quoi! le jeûne est chose si facile! Soupez le soir et jeûnez au dîner. Cela me cause un léger mal de tête. Ne jeûnez point. -Arnauld me fait jeûner. Escobar dit qu'Arnauld n'est qu'une bête. Fi des auteurs qu'on crut au temps jadis! Qu'ont-ils d'égal aux maximes du nôtre? Ils promettaient au plus un paradis. En voici deux, pour ce monde et pour l'autre. À Monseigneur le Prince de Conti Prince chéri du Ciel, qui fais voir à la France Les fruits de l'âge mûr joints aux fleurs de l'enfance, Conti, dont le mérite avant-courrier des ans A des astres bénins épuisé les présents, À l'abri de ton nom les mânes des Malherbes Paraîtront désormais plus grands et plus superbes; Les Racans, les Godeaux, auront d'autres attraits, La scène semblera briller de nouveaux traits. Par ton nom tu rendras ces ouvrages durables Après mille soleils ils seront agréables. Si le pieux y règne, on n'en a point banni Du profane innocent le mélange infini. Pour moi, je n'ai de part en ces dons du Parnasse Qu'à la faveur de ceux que je suis à la trace Ésope me soutient par ses inventions, J'orne de traits légers ses riches fictions. Ma Muse cède en tout aux Muses favorites Que l'Olympe doua de différents mérites. Cependant à leurs vers je sers d'introducteur Cette témérité n'est pas sans quelque peur. De ce nouveau recueil je t'offre l'abondance, Non point par vanité, mais par obéissance: Ceux qui par leur travail l'ont mis en cet état Te le pouvaient offrir en termes pleins d'éclat; Mais, craignant de sortir de cette paix profonde Qu'ils goûtent en secret loin du bruit et du monde, Ils m'engagent pour eux à le produire au jour, Et me laissent le soin de t'en faire leur cour. Leur main l'eût enrichi d'un plus beau frontispice La mienne leur a plu, simple et sans artifice. Conti, de mon respect sois du moins satisfait, Et regarde le don, non celui qui le fait. Paraphrase du psaume XVII Publié dans le Recueil des poésies chrétiennes et diverses (1671) Diligam te, Domine (Je t'aimerai, Seigneur) Où sont ces troupes animées? Où sont-ils, ces tiers ennemis? Je les ai vaincus et soumis: Gloire en soit au Dieu des armées! Par lui je me vois triomphant, Il me protège, il me défend: Je n'ai qu'à l'invoquer, comme il n'a qu'à m'entendre. Que de l'aimer toujours louable est le dessein! Quelle place en mon coe.ur ne doit-il point prétendre, Après m'avoir offert un asile en son sein? De leur triste et sombre demeure Les démons, esprits malheureux, Venaient d'un poison dangereux Menacer mes jours à toute heure. Ils entraient jusqu'en mes sujets, Jusqu'en mon fils, dont les projets Me font encor frémir de leur cruelle envie; Jusqu'en moi-même enfin, par un secret effort; Et mon esprit, troublé des horreurs de ma vie, M'a plus causé de maux que l'enfer ni la mort. Les méchants, enflés de leurs ligues, Contre moi couraient irrités, Comme torrents précipités Dont les eaux emportent les digues; Lorsque Dieu, touché de mes pleurs, De mes soupirs, de mes douleurs, Arrêta cette troupe à me perdre obstinée. Ma prière parvint aux temples étoilés, Parut devant sa face, et fut entérinée D'un mot qui fit trembler les citoyens ailés. Tout frémit: sa voix, qui balance Les rochers sur leurs fondements, Alla troubler des monuments Le profond et morne silence. Que d'éclairs, sortant de ses yeux, Et sur la terre et dans les cieux Firent étinceler le feu de sa colère! Que son front en brillait! qu'il en fut allumé! Et qu'avecque raison l'un et l'autre hémisphère Craignit devant les temps d'en être consumé! N'approche pas; car notre vue Ne peut souffrir tant de rayons Sans te voir, Seigneur, nous croyons Que ta présence en est pourvue. Quoi! tu viens pour tes alliés! Les cieux s'abaissent sous tes pieds; Les vents, les Chérubins, te portent sur leurs ailes Et ce nuage épais qui couvre ta grandeur Veut rendre supportable à nos faibles prunelles De ton trône enflammé l'éclatante splendeur. Tel, tu trompas la gent noircie Dont le Nil arrose les champs, Quand la foule de ces méchants Fut par les vagues éclaircie; Tel, ton courroux suivi d'éclairs Fondit sur eux du haut des airs, Envoya dans leur camp la terreur et la foudre, Frappa leur appareil d'orages redoublés, Le brisa comme verre, et fit mordre la poudre Aux tyrans d'Israël sous leurs chars accablés. Que les tiens ont de privilèges! La mer fit rempart aux Hébreux, Noyant les peuples ténébreux De l'ost aux têtes sacrilèges. On vit et furent découverts Les fondements de l'Univers, Du liquide élément les canaux et les sources, Le centre de la terre; et l'enfer, obligé D'abandonner ces chars à leurs aveugles courses, Dans ses murs de métal craignit d'être assiégé. Ainsi les torrents de l'envie Croyaient m'arrêter en chemin, Quand tu m'as conduit par la main En des lieux plus sûrs pour ma vie. Ainsi montraient leurs coe.urs félons Les Saüls et les Absalons, Quand tu les as soumis à celui qui t'adore, Qui pèche quelquefois, mais se repent toujours, Et qui, pour te louer, n'attend pas que l'aurore Se lève par ton ordre, et commence les jours. Oui, Seigneur, ta bonté divine Est toujours présente à mes yeux, Soit que la nuit couvre les cieux, Soit que le jour nous illumine: Je ne sens d'amour que pour toi; Je crains ton nom, je suis ta loi, Ta loi pure et contraire aux lois des infidèles; Je fuis des voluptés le charme décevant, M'éloigne des méchants, prends les bons pour modèles, Sachant qu'on devient tel que ceux qu'on voit souvent. Non que je veuille en tirer gloire Par toi l'humble acquiert du renom, Et peut des temps et de ton nom Pénétrer l'ombre la plus noire. À leurs erreurs par toi rendus, Sages et forts sont confondus, S'ils n'ont mis à tes pieds leur force et leur sagesse. Ce que j'en puis avoir, je le sais rapporter Au don que m'en a fait ton immense largesse, Par qui je vois le mal, et peux lui résister. Par toi je vaincrai des obstacles Dont d'autres rois sont arrêtés; Plus tard offerts que surmontés, Ils me seront jeux et spectacles. Par toi j'ai déjà des mutins Dont les coe.urs étaient si hautains, Évité comme un cerf les dents pleines d'envie; Puis, retournant sur eux, frappé d'un bras d'airain Ceux qui, d'un oe.il cruel envisageant ma vie, Voyaient d'un oe.il jaloux mon pouvoir souverain. Qu'ils soient jaloux, il ne m'importe D'entre leurs pièges échappé, J'ai des rebelles dissipé L'union peu juste et peu forte. Par mon bras vaincus et réduits, Un Dieu vengeur les a conduits Aux châtiments gardés pour les têtes impies Leurs desseins tôt conçus se sont tôt avortés; Et n'ont beaucoup duré leurs sacrilèges vies Après les vains projets qu'ils avaient concertés. Cette hydre aux têtes renaissantes, Prête à mourir de son poison, A vers le ciel hors de saison Poussé des clameurs impuissantes; Ni Bélial, ni ses suppôts, N'ont su l'assurer du repos. Aussi n'est-il de dieu que le Dieu que j'adore, Que le Dieu qui commande à l'une et l'autre gent, Depuis les peuples noirs jusqu'à ceux que l'aurore Éveille les derniers par son cours diligent. C'est lui qui par des soins propices Au combat enseigne mes mains, Qui pour mes pieds fait des chemins Sur le penchant des précipices; C'est lui qui comble avec honneur Mes jours de gloire et de bonheur, Mon âme de vertus, mon esprit de lumières; Il me dicte ses lois, me les fait observer: Jusqu'aux derniers secrets de leurs beautés premières Ses oracles divins ont daigné m'élever. Dès qu'il m'aura prêté sa foudre, Les méchants pour lui sans respect S'écarteront à mon aspect, Comme au vent s'écarte la poudre. Pour fuir ils n'auront qu'à me voir Déjà mon nom et mon pouvoir Sont connus des voisins du Gange et de l'Euphrate; Israël, redouté de cent peuples divers, Me craint et m'obéit; et, sans que l'on me flatte, On me peut appeler le chef de l'Univers. Rendons-en des grâces publiques Au Dieu jaloux de son renom; Faisons en l'honneur de son nom Retentir l'air par nos cantiques. Que ses bienfaits soient étalés Peuples voisins et reculés, Jusqu'aux voûtes du ciel portez-en les nouvelles; Dites qu'il est un Dieu qui répond à mes voe.ux Et que, m'ayant comblé de grâces immortelles, Il en réserve encor pour mes derniers neveux. Le Comte de Fiesque au Roi Vous savez conquérir les États et les hommes; Jupiter prend de vous des leçons de grandeur; Et nul des rois passés ni du siècle où nous sommes N'a su si bien gagner l'esprit avec le coe.ur. Dans les emplois de Mars, vos soins, votre conduite, Votre exemple et vos yeux animent nos guerriers; Vous étendez partout l'ombre de vos lauriers La terre enfin se voit réduite À vous venir offrir cent hommages divers; Vous avez enfin su contraindre Tous les cantons de l'Univers À vous obéir ou vous craindre. J'étais près de céder aux destins ennemis, Quand j'ai vu les Génois soumis Malgré les faveurs de Neptune, Malgré des murs où l'art humain Croyait enchaîner la Fortune Que vous tenez en votre main. Cette main me relève, ayant abaissé Gêne; Je ne l'espérais plus, je n'en suis plus en peine. Vos moindres volontés sont autant de décrets; Vos regards sont autant d'oracles; Je ne consulte qu'eux; et, malgré les obstacles, Je laisse agir pour moi vos sentiments secrets. Vous témoignez en tout une bonté profonde, Et joignez aux bienfaits un air si gracieux Qu'on ne vit jamais dans le monde De roi qui donnât plus, ni qui sût donner mieux. Au Roi pour Lulli qui dédie à sa Majesté l'opéra d'Amadis Du premier Amadis je vous offre l'image; Il fut doux, gracieux, vaillant, de haut corsage. J'y trouverais votre air, à tout considérer, Si quelque chose à vous se pouvait comparer. La Victoire pour lui sut étendre ses ailes, Mars le fit triompher de tous ses concurrents; Passa-t-il à l'amour? il eut le coe.ur des belles Vous vous reconnaissez à ces traits différents. Nul n'a porté si haut cette double conquête: Les deux moitiés du monde ont su vous couronner; Et les myrtes qu'Amour vous a fait moissonner Sont tels que Jupiter en aurait ceint sa tête. En vous tout est enchantement. Plus d'un illustre événement Rendra chez nos neveux votre histoire incroyable; Vos beaux faits ont partout tellement éclaté Que vous nous réduisez à chercher dans la Fable L'exemple de la vérité. Voilà, Sire, sur vous quelles sont mes pensées. Pour vous plaire Uranie en vers les a tracées. Quant à moi, dont les chants vous attiraient jadis, Je dois à votre choix ce sujet d'Amadis; Je vous dois son succès, car j'aurais peine à dire Entre vous et Phébus lequel des deux m'inspire. Je ne puis, pour m'en ressentir, Qu'employer à vous divertir Mes soins, mon art, et mon génie, Et tous les moments de ma vie. Veuillent dans ce projet m'assister les neuf Soe.urs! Je le trouve assez beau pour donner de l'envie Aux chantres dont l'Olympe admire les douceurs. Ballade réponse à une ballade de Madame Deshoulières Qu'à caution tous amants soient sujets, C'est une erreur qui les bons décrédite. On voit au monde assez d'amants discrets La race encor n'est pas toute détruite; Quoi qu'en ait dit femme un peu trop dépite, Rien n'est changé du siècle d'Amadis, Hors que pour être amitié maintenue Plus n'est besoin d'Urgande déconnue; On aime encor comme on aimait jadis. Il est bien vrai qu'on choisit les objets Plus n'est le temps de dame sans mérite; Quand beauté luit sous simples bavolets, Plus prisés sont que reine décrépite; Sous quelque toit que Bonne-Grâce habite, Chacun y court, jusqu'aux plus refroidis Depuis Adam cela se continue; Et, quand Grâce est de Bonté soutenue, On aime encor comme on aimait jadis. Dans le vieux temps il fut des coe.urs coquets; Plus qu'à présent, Amour fut hypocrite Pas n'est besoin que je prouve ces faits, C'est vérité dans mainte histoire écrite. Amants savaient faire la chattemite; Ce n'est que d'eux que nous l'avons appris; D'eux jusqu'à nous la chose est parvenue Puisque par eux elle nous est connue, On aime encor comme on aimait jadis. Quand Céladon au pays de Forêts Était prôné comme un amant d'élite, On vit Hylas, patron des indiscrets, En plein marché tenir autre conduite. Bref, en tout temps Amour eut à sa suite Sujets loyaux et sujets étourdis; Or n'en est pas la coutume perdue Comme autrefois la mode en est venue, On aime encor comme on aimait jadis. ENVOI Toi qui te plains d'Amour et de ses traits, Dame chagrine, apaise tes regrets; Si quelque ingrat rend ton humeur bourrue, Ne t'en prends point à l'enfant de Cypris; Cause il n'est pas de ta déconvenue: Quand la dame est d'attraits assez pourvue, On aime encor comme on aimait jadis. Au Roi pour Lulli qui dédie à sa Majesté l'opéra de Roland Agréez de mon art les présents ordinaires; Ne les recevez point en hommages vulgaires, Dans la foule de ceux qu'attire ce séjour: Votre mérite est tel que tout lui fait la cour. La déesse aux ailes légères Lui fait partout des tributaires; Il en vient des portes du jour. C'est de là que partit la belle Qui préféra Médor au héros de ces vers. Son hymen attira cent monarques divers L'amante de Pâris avait jadis, comme elle, Intéressé dans sa querelle Tous les maîtres de l'Univers. Le bruit que ces beautés au dieu Mars ont fait faire N'est rien près des combats qu'il entreprend pour vous Vos exploits ont rempli l'un et l'autre hémisphère D'admirateurs et de jaloux. Au milieu des plaisirs d'un triomphe si doux, Plaignez le paladin que mon art vous présente. Son malheur fut d'aimer; quelle âme en est exempte? Il suivit à la fin de plus sages conseils: Au lieu de ses amours il servit sa patrie, Son prince disposa du reste de sa vie; Vous savez mieux qu'aucun employer ses pareils. Charlemagne vous cède; il vainquit, mais la suite Détruisit après lui ces grands événements. Maintenant notre empire a, par votre conduite, D'inébranlables fondements. Ici les Muses sans alarmes Se promènent parmi les bois Leurs chants en sont plus beaux, aussi bien que leurs voix. Si j'en crois Apollon, les miens ont quelques charmes Puissent-ils relâcher tous vos soins désormais! Vous imposez silence à la fureur des armes; Goûtez dans nos chansons les douceurs de la paix. Sur un portrait du Roi À l'air de ce héros, vainqueur de tant d'États, On croit du monde entier considérer le maître; Mais s'il fut assez grand pour mériter de l'être, Il le fut encor plus de ne le vouloir pas. À M. Raymond des Cours pour des bergers et des bergères Telles étaient jadis ces illustres bergères Que le Lignon tenait si chères; Tels étaient ces bergers qui, le long de ses eaux, Menaient leurs paisibles troupeaux, Et passaient dans les jeux leurs plus belles années. Parmi ces troupes fortunées, Les plaisirs de campagne et les plaisirs de cour Trouvaient leur place tour à tour. Comme eux, tantôt on nous voit sur l'herbette Marquer nos pas au son de la musette, Cueillir et présenter les fleurs, En y mêlant quelques douceurs; Tantôt aux bords de nos fontaines Nous chantons de l'amour les plaisirs et les peines; Et le divin Tircis mêle aussi quelquefois Son téorbe divin aux accents de nos voix. Parfois à sa bergère on donne sérénade; Avec elle on fait mascarade; On danse même des ballets, On fait des vers galants, on en fait de follets. Nous lisons de Renaud les douces aventures, Et les magiques impostures De la belle qui l'enchanta; Tout ce que le Tasse chanta; Et mille autres récits que la galanterie Semble avoir inventés pour notre bergerie. Nous vous dirons aussi que nos brillants guérets Et nos sombres forêts Nous fournissent parfois de quoi faire grand'chère; Mais cela paraîtrait vulgaire, Et l'on dirait qu'en discours de berger On ne parle jamais que boire et que manger. Ainsi passe le temps, sans tracas, sans cabale; Gens d'une humeur assez égale, Voilà nos douces libertés: Qu'ont de mieux vos sociétés? Élégie pour MLCDC Vous demandez, Iris, ce que je fais Je pense à vous, je m'épuise en souhaits. Être privé de les dire moi-même, Aimer beaucoup, ne point voir ce que j'aime, Craindre toujours quelque nouveau rival, Voilà mon sort. Est-il tourment égal? Un amant libre a le Ciel moins contraire Il peut vous rendre un soin qui vous peut plaire; Ou, s'il ne peut vous plaire par des soins, Il peut mourir à vos pieds tout au moins. Car je crains tout; un absent doit tout craindre; Je prends l'alarme aux bruits que j'entends feindre On dit tantôt que votre amour languit; Tantôt qu'un autre a gagné votre esprit. Tout m'est suspect; et cependant votre âme Ne peut si tôt brûler d'une autre flamme Je la connais; une nouvelle amour Est chez Iris oe.uvre de plus d'un jour. Si l'on m'aimait, je suis sur que l'on m'aime; Mais m'aimait-on? Voilà ma peine extrême. Dites-le-moi, puis le recommencez. Combien? cent fois? Non, ce n'est pas assez Cent mille fois? Hélas! c'est peu de chose. Je vous dirai, chère Iris, si je l'ose, Qu'on ne le croit qu'au milieu des plaisirs Que l'hyménée accorde à nos désirs. Même un tel soin là-dessus nous dévore, Qu'en le croyant on le demande encore. Mais c'est assez douter de votre amour Doutez-vous point du mien à votre tour? Je vous dirai que toujours même zèle, Toujours ardent, toujours pur et fidèle, Règne pour vous dans le fond de mon coe.ur. Je ne crains point la cruelle longueur D'une prison où le sort vous oublie, Ni les vautours de la mélancolie; Je ne crains point les languissants ennuis, Les sombres jours, les inquiètes nuits, Les noirs moments, l'oisiveté forcée, Ni tout le mal qui s'offre à la pensée Quand on est seul, et qu'on ferme sur vous Porte sur porte, et verrous sur verrous. Tout est léger. Mais je crains que votre âme Ne s'attiédisse et s'endorme en sa flamme, Ou ne préfère, après m'avoir aimé, Quelque amant libre à l'amant enfermé. Ode pour la paix 1679 " Loin de nous, Fureurs homicides, Et toi, Démon qui leur présides, Va dans le fond du Nord, séjour des Aquilons, Mendier une retraite: Nos bergers, dans ces vallons, Contant leur peine secrète, Désormais ne seront plus Par ton bruit interrompus. " Déjà la déesse Astrée, Par toute cette contrée, Reconnaît ses derniers pas Encore empreints sur la terre Comme elle nous quitta les derniers d'ici-bas, Ses temples dans nos États Ne se sont point sentis des suites de la guerre. Elle ne change point cette fois de séjour, Car l'Olympe est partout où Louis tient sa Cour. " Fleuve, qui la revois, va-t'en dire à Neptune Que tout est calme parmi nous. Mars a quitté ces lieux; d'autres Démons plus doux S'en vont courir les mers et tenter la fortune. On ne verra nos matelots Combattre, à l'avenir, que les vents et les flots. Louis nous rend la Paix: son bras et sa conduite Aux yeux de l'Univers ont assez éclaté, Et l'Envie à la fin pleure d'être réduite À connaître aussi sa bonté! " Ainsi disait Acante, et le dieu de la Seine, Que l'horreur des combats retenait sous les eaux, N'osant le croire qu'avec peine, Sortit du fond de ses roseaux Pour écouter cette nouvelle. Toutes ses Nymphes, accourant Auprès d'Acante, et l'entourant; " Contez-nous, lui dit la plus belle, Ce fruit inespéré des armes de Louis." Acante satisfit en ces mots l'immortelle; Zéphire était présent, et les ayant ouïs, Il m'en fit ce récit fidèle. " 0 Nymphe, il faut vous accorder Ce que votre troupe souhaite: C'est à moi d'obéir, à vous de commander. Sachez donc que Bellone, impuissante et muette, Souffre que ses enfants tâchent de la bannir; Celle dont les faveurs ont ennobli la France, Se laisse ôter toute espérance D'y pouvoir jamais revenir. " Louis consent qu'elle nous quitte; Elle lui dit en vain que bientôt ses exploits À l'un et l'autre Rhin auraient joint sous ses lois Les deux ceintures d'Amphitrite Il eût pu tenter ces projets, Mais le repos de ses sujets, Celui de ses voisins, les soupirs de l'Europe, Ont à la fin changé l'objet de ses désirs; Et la savante Calliope Ne nous chantera plus que jeux et que plaisirs." Acante en eût dit davantage, Mais on cessa de l'écouter. Les Nymphes, au transport se laissant emporter, Du doux nom de la Paix remplirent leur rivage. Toutes plaçaient déjà Louis entre les dieux; Elles voyaient que de ces lieux À la fin Bellone exilée D'alarmes pour toujours nous avait garantis. Telle éclata la joie, aux noces de Pélée, Chez les suivantes de Thétis. Acante alla porter l'allégresse au Parnasse Il trouva dans ses bois les doctes nourrissons Occupés encore aux chansons Que chérit le dieu de la Thrace. Ils disaient qu'un de ses rivaux, Un conquérant, par ses travaux, Allait sous son pouvoir ranger la terre entière " Adoucissez, dit Acante, vos voix; Chantez la Paix donnée; aussi bien, tant d'exploits Sont une trop ample matière. " Et, vous, divinités à qui je dois les vers Qui de jeux et d'amour ont rempli l'Univers, Si j'ai toujours suivi votre troupe immortelle, Faites qu'étant épris d'une nouvelle ardeur, Je chante de Louis, non toute la grandeur, Votre voix y suffirait-elle? Vous-mêmes pourriez-vous d'un si rapide cours, De victoire en victoire, à ce Mars de nos jours Accommoder vos sons? Non, déesses, ma lyre N'a point ce but et je n'aspire Qu'à chanter une Paix digne de plus d'autels Que les combats des Immortels." Le dieu des vers sourit." C'est aux savantes Fées D'en être seules les Orphées, Non aux hommes, dit-il. Je t'apprends que ton roi Fera plus pour son nom que tes pareils ni toi. La Paix couronnera l'ouvrage de la guerre; Et, comme Jupiter, ton prince fera voir Qu'il sait par des bienfaits exercer son pouvoir, Aussi bien qu'user du tonnerre. L'Univers va changer: l'avenir m'est caché, Ou le temps des beaux-arts s'est enfin rapproché; Ils refleuriront tous: on verra, dans les nues, D'autres Louvres, cherchant des routes inconnues, Toucher de leur sommet la demeure des dieux. J'évoquerai pour le théâtre Les grands morts, grands sujets dont je suis idolâtre; Tandis que, d'autre part, d'un soin laborieux, Par l'ordre de Louis, cent traducteurs célèbres Tireront du sein des ténèbres Ce que Rome et la Grèce ont produit de plus beau Homère et ses enfants, ressortis du tombeau, Vont éterniser votre empire; Tout deviendra français, Louis le veut ainsi. Apollon t'annonce ceci, Va chez les mortels le redire." Poème de la captivité de Saint Malc À Son Altesse Monseigneur le Cardinal de Bouillon, Grand Aumônier de France. Votre Altesse Éminentissime ne refusera pas sa protection au poème que je lui dédie: tout ce qui porte le caractère de pitié est pour vous d'une recommandation trop puissante. C'est pour moi un juste sujet d'espérer dans l'occasion qui s'offre aujourd'hui: mais, si j'ose dire la vérité, mes souhaits ne se bornent point à cet avantage; je voudrais que cet idylle, outre la sainteté du sujet, ne vous parût pas entièrement dénué des beautés de la poésie. Vous ne les dédaignez pas, ces beautés divines, et les grâces de cette langue que parlait le peuple prophète. La lecture des livres Saints vous en a appris les principaux traits. C'est là que la Sagesse divine rend ses oracles avec plus d'élévation, plus de majesté et plus de force que n'en n'ont les Virgiles et les Homères. Je ne veux pas dire que ces derniers vous soient inconnus: ignorez vous rien de ce qui mérite d'être su par une personne de votre rang? Le Parnasse n'a point d'endroits où vous soyez capable de vous égarer. Certes, Monseigneur, il est glorieux pour vous de pouvoir ainsi démêler les diverses routes d'une contrée où vous vous êtes arrêté si peu. Que si votre goût peut donner le prix aux beautés de la poésie, il le peut bien mieux donner à ceux de l'éloquence. Je vous ai entendu juger de nos orateur avec un discernement qu'on ne peut assez admirer: tout cela sans autre secours que celui d'une bienheureuse naissance, et par des talents que vous ne tenez ni des précepteurs ni des livres. C'est aux lumières nées avec vous que vous êtes redevable de ces progrès dont tout le monde s'est étonné. Ce qui consume la vie de plusieurs vieillards enchaînés aux livres dès leur enfance, la jeunesse d'un prince l'a fait; et nous l'avons vu, et la renommée l'a publié. Elle a joint au bruit de votre savoir celui des moe.urs si pures, et d'une sagesse qui est la fille du temps chez les autres, et qui le devance chez vous. Un mérite si singulier a été universellement reconnu. Celui qui dispense les trésors du ciel, et le monarque qui, par ses armes victorieuses s'est rendu l'arbitre de l'Europe, ont concouru et de faveurs et d'estime pour vous élever. Après des témoignages d'un si grand poids, mes louanges seraient inutiles à votre gloire. Je ne dois ajouter ici qu'une protestation respectueuse d'être toute ma vie, Monseigneur, de Votre Altesse Sérénissime, le très humble et très obéissant serviteur. De La Fontaine Reine des esprits purs, protectrice puissante, Qui des dons de ton Fils rends l'âme jouissante, Et de qui la faveur se fait à tous sentir, Procurant l'innocence ou bien le repentir, Mère des bienheureux, Vierge enfin, je t'implore. Fais que dans mes chansons aujourd'hui je t'honore; Bannis-en ces vains traits, criminelles douceurs Que j'allais mendier jadis chez les neuf Soe.urs. Dans ce nouveau travail mon but est de te plaire. Je chante d'un héros la vertu solitaire, Ces déserts, ces forêts, ces antres écartés, Des favoris du Ciel autrefois habités: Les lions et les saints ont eu même demeure. Là, Malc priait, jeûnait, soupirait à toute heure, Pleurait, non ses péchés, mais ceux qu'en notre coe.ur A versés le serpent dont Christ est le vainqueur. Malc avait dans ces lieux confiné sa jeunesse, Vivait sous les conseils d'un saint plein de sagesse, Conservait avec soin le trésor précieux Que nous tenons d'une eau dont la source est aux cieux. Les auteurs de ses jours descendus sous la tombe, Aux trésors temporels le jeune saint succombe, Croit qu'on en peut jouir sans être criminel, Que souvent on tient d'eux l'héritage éternel, Qu'on n'a qu'à faire entrer, par un pieux usage, Les membres du Seigneur et leur chef en partage. Funeste appas de l'or, moteur de nos desseins, Que ne peux-tu sur nous, si tu plais même aux saints! Malc annonce au vieillard censeur de sa jeunesse Qu'il va de ses aïeux recueillir la richesse; Qu'il tâche d'empêcher que des biens assez grands Ne soient mal dispensés par d'avares parents; Qu'il veut fonder un cloître, et destine le reste À vivre sans éclat, toujours simple et modeste, Donnant un saint exemple, et par ses soins pieux Peut-être plus utile au siècle qu'en ces lieux. " Mon fils, dit le vieillard, il faut qu'avec franchise Je vous ouvre mon coe.ur touchant votre entreprise. Où vous exposez-vous, et qu'allez-vous tenter? En de nouveaux périls pourquoi vous rejeter? De triompher toujours seriez-vous bien capable? Ah! si vous le croyez, l'orgueil vous rend coupable; Sinon, votre imprudence a déjà mérité Les reproches d'un Dieu justement irrité. Fuyez, fuyez, mon fils, le monde et ses amorces: Il est plein de dangers qui surpassent vos forces, Fuyez l'or; mais fuyez encor d'autres appas. On ne sort qu'en fuyant vainqueur de ces combats. La paix que nous goûtons a-t-elle moins de charmes? Quoi! Vous hasarderiez le fruit de tant de larmes, Et celui de ce sang qu'un Dieu versa pour vous! " À ces mots le vieillard se jette à ses genoux. Malc le quitte en pleurant: triste et funeste absence! Il abandonne au sort sa fragile innocence, S'engage en des chemins pleins de périls et longs. D'Édesse à Béroé sont de vastes sablons: L'astre dont les clartés sont esclaves du monde Parcourt avec ennui cette plaine inféconde; S'il y voit quelque objet, c'est un objet d'horreur. Maint Arabe voisin y portait la terreur. Du passant égorgé le corps sans sépulture D'un ventre carnassier devenait la pâture. On voyait se succéder, en ces cruels séjours, Aux brigands les lions, aux lions les vautours: Marcher seul en ces lieux eût eu de l'imprudence. La Fortune joint Malc à des gens sans défense: Peu de jeunesse entre eux, force vieillards craintifs, Femmes, famille, enfants aux coe.urs déjà captifs. Ils traversaient la plaine aux Zéphyrs inconnue: Un gros de Sarrasins vint s'offrir à leur vue, Milice du démon, gens hideux et hagards, Engeance qui portait la mort dans ses regards. La cohorte du saint d'abord est dispersée: Équipage, trésors, jeune épouse est laissée. Telle fuit la colombe, oubliant ses amours À l'aspect du milan qui menace ses jours. Telle l'ombre d'un loup dans les verts pâturages Écarte les troupeaux attentifs aux herbages. Les compagnons de Malc, épandus par ces champs, Tombaient sans résister sous le fer des brigands. De toutes parts l'horreur régnait en ce spectacle: La proie apportait seule au meurtre de l'obstacle. Ceux que l'amour du gain tira de leur foyer Perdaient d'un an de peine en un jour le loyer. Les pères chargés d'ans, laissant leurs tendres gages, Fuyaient leur propre mort en ces funestes plages, Et pour deux jours de vie abandonnaient un bien Près de qui vivre un siècle aux vrais pères n'est rien. L'amant et la compagne à ses voe.ux destinée Quittaient le doux espoir d'un prochain hyménée: Malheureux! l'un fuyait; on eût vu ses amours Lui tendre en vain les bras implorant son secours. Une dame encor jeune, et sage en sa conduite, Aux yeux de son époux dans les fers fut réduite. Le mari se sauva regrettant sa moitié; La femme alla servir un maître sans pitié: Au chef de ces brigands elle échut en partage. Cet homme possédait un fertile héritage, Et de plusieurs troupeaux dans l'ardente saison Vendait à ses voisins le croît et la toison. Notre héros suivit la dame en servitude. Ce fut lors, mais trop tard, que pour sa solitude, Pour son cher directeur et ses sages avis, Il reprit des transports de pleurs en vain suivis. " Forêts, s'écriait-il, retraites du silence, Lieux dont j'ai combattu la douce violence, Angéliques cités d'où je me suis banni, Je vous ai méprisés, déserts: j'en suis puni Ne vous verrai-je plus? Quoi! songe, tu t'envoles! Ô Malc! tu vois le fruit de tes desseins frivoles! Verse des pleurs amers, puisque tu t'es privé De ces pleurs bienheureux où ton coe.ur s'est lavé." Ainsi Malc regrettait sa fortune passée. Cependant des brigands la proie est entassée; On l'emporte à grand bruit; ils s'en vont triomphants. Leur chef voulut que Malc adorât ses enfants, Honneur dont on ne doit s'attribuer les marques Qu'en voyant sous ses pieds les têtes des monarques. Un Arabe exigea ce superbe tribut. Si Malc s'en défendit, s'il osa, s'il le put, S'il en subit la loi sans peine et sans scrupule, C'est ce qu'en ce récit l'histoire dissimule. Bien qu'à peine la dame achevât son printemps, Que son teint eût des jours aussi frais qu'éclatants, L'Arabe n'en fit voir qu'une estime légère. Il lui donna l'emploi d'une simple bergère, Avec Malc l'envoya pour garder ses troupeaux. Bientôt entre leurs mains ils devinrent plus beaux. Le saint couple cherchait les lieux les plus sauvages, S'approchait des rochers, s'éloignait des rivages; Lui même il se fuyait; et jamais dans ces bois Les échos n'ont formé des concerts de leurs voix. Aux jours où l'on faisait des voe.ux pour l'abondance, Ils ne paraissaient point aux jeux ni dans la danse: On ne les voyait point à l'entour des hameaux Mollement étendus dormir sous les ormeaux. Les entretiens oisifs et féconds en malices, Du mercenaire esclave ordinaires délices, Étaient fuis avec soin de nos nouveaux bergers; Ils n'enviaient point l'heur des troupeaux étrangers. Jamais l'ombre chez eux ne mit fin aux prières, Ni la main du sommeil n'abaissa leur paupière. La nuit se passait toute en voe.ux, en oraison. Dès que l'aube empourprait les bords de l'horizon, Ils menaient leurs troupeaux loin de toutes approches. Malc aimait un ruisseau coulant entre des roches. Des cèdres le couvraient d'ombrages toujours verts; Ils défendaient ce lieu du chaud et des hivers. De degrés en degrés l'eau tombant sur des marbres Mêlait son bruit aux vents engouffrés dans les arbres. Jamais désert ne fut moins connu des humains; À peine le soleil en savait les chemins. La bergère cherchait les plus vastes campagnes. Là ses seules brebis lui servaient de compagnes; Les vents en sa faveur leur offraient un air doux; Le Ciel les préservait de la fureur des loups, Et, gardant leurs toisons exemptes de rapines, Ne leur faisait payer nul tribut aux épines. Dans les dédales verts que formaient les halliers, L'herbe tendre, le thym, les humbles violiers Présentaient aux troupeaux une pâture exquise. En des lieux découverts notre bergère assise Aux injures du hâle exposait ses attraits, Et des pensers d'autrui se vengeait sur ses traits. Sa beauté lui donnait d'éternelles alarmes. Ses mains avec plaisir auraient détruit ses charmes: Mais, n'osant attenter contre l'oe.uvre des Cieux, Le soleil se chargeait de ce crime pieux. Ô vous, dont la blancheur est souvent empruntée, Que d'un soin différent votre âme est agitée! Si vous ne voulez priver d'un bien si doux, De ses dons naturels au moins contentez-vous. Tandis que la bergère en extase ravie Priait le Saint des Saints de veiller sur sa vie, Les ministres divins veillaient sur son troupeau. Quelquefois la quenouille et l'artiste fuseau Lui délassaient l'esprit, et pour reprendre haleine De ses propres moutons elle filait la laine. Pendant qu'elle goûtait ce plaisir innocent, Tournant parfois les yeux sur son troupeau paissant, " Que vous êtes heureux, peuple doux! disait-elle, Vous passez sans péché cette course mortelle: On loue en vous voyant celui qui vous a faits; Et nous, de qui les coe.urs sont enclins aux forfaits, Laissons languir sa gloire, et d'un faible suffrage Ne daignons relever son nom ni son ouvrage. Chères brebis, paissez; cueillez l'herbe et les fleurs: Pour vous l'aube nourrit la terre de ses pleurs; Vivez de leurs présents: inspirez-nous l'envie D'éviter les repas qui vous coûtent la vie. Misérables humains, semence de tyrans, En quoi différez-vous des monstres dévorants? " Tels étaient les pensers de la sainte héroïne. Pour Malc, il méditait sur la triple origine De l'homme florissant, déchu, puis rétabli. Du premier des mortels la faute est en oubli; Le Ciel pour Lucifer garde toujours sa haine. " Dieu tout bon, disait Malc, si ton Fils par sa peine M'a sauvé de l'enfer, m'a remis dans mes droits, Garde-moi de les perdre une seconde fois; Fais qu'un jour mes travaux par leur fin se couronnent. Je suis dans les périls, mille maux m'environnent, L'esclavage, la crainte, un maître menaçant; Et ce n'est pas encor le mal le plus pressant. Tu m'as donné pour aide au fort de la tourmente Une compagne sainte, il est vrai, mais charmante. Son exemple est puissant, ses yeux le sont aussi: De conduire les miens, Seigneur, prends le souci." Le Ciel comblait de dons cette humble modestie: L'âme de nos bergers du péché garantie Ne se contentait pas de l'avoir évité. " Qu'avons-nous, disaient-ils, jusque-là mérité? Nous te sommes, Seigneur, serviteurs inutiles. Aide-nous, rends nos coe.urs en vertu plus fertiles. Fais-nous suivre la main qui nous a secourus. Tu combattis pour nous, tu souffris, tu mourus; Nous vivons, nous passons nos jours dans l'espérance; Nos délices seront le prix de ta souffrance. Ne nous feras-tu point imiter ces travaux? Quand auras-tu, Seigneur, tes enfants pour rivaux? Si cette ambition te semble condamnable, C'est l'amour qui la cause; il rend tout pardonnable. Oui, Seigneur, nous t'aimons, nous l'osons protester: Mais si l'effet ne suit, que sert de s'en vanter? Il faut porter ta croix, goûter de ton calice, Couvrir son front de cendre, et son corps d'un cilice." Tandis qu'ils se mataient par ces saintes rigueurs, Leurs troupeaux prospéraient aussi bien que leurs coe.urs. L'Arabe en profitait sans en savoir la cause. Ce brigand, pour le gain employant toute chose, Voulut les engager par de plus forts liens. Il crut que, de s'enfuir ayant mille moyens, Ils se pourraient enfin soustraire à l'esclavage; Qu'il fallait joindre aux fers les noe.uds du mariage. Leur amour lui serait un gage suffisant. Les doux fruits dont l'hymen leur ferait un présent Augmenteraient ses bien, l'auraient encor pour maître. Humains, cruels humains, faut-il procurer l'être Afin que ce bienfait enchaîne un innocent, Et ne se saurait-il affranchir en naissant? L'Arabe, ayant ainsi double profit en vue, Donne aux chastes bergers une alarme imprévue, Leur propose à tous deux un lien plein d'horreur. " Ne nous fais point, dit Malc, tomber dans cette erreur. Celle que tu me veux joindre par l'hyménée D'un légitime époux suivait la destinée; Tu la lui vins ravir: tu le pus par ta loi. Nous ne nous plaignons point de nos fers ni de toi. Redouble la rigueur d'un joug involontaire. Mais, puisque notre Dieu nous défend l'adultère, Laisse-nous résister à ton vouloir impur. Notre innocence t'est un gage bien plus sûr: Quel service attends-tu de nous, quand notre zèle N'aura pour fondement qu'une ardeur criminelle? Si tu crains qu'étants bons nous ne quittions tes champs, Te fieras-tu sur nous quand nous serons méchants? " L'Arabe à ce discours se sent transporter d'ire. " Vil esclave, dit-il, tu oses me contredire! Meurs ou cède; obéis; et garde désormais De m'alléguer ton Dieu, que je ne crus jamais." Aussitôt de son glaive il dépouille la lame, Et Malc épouvanté s'approche de la dame. Le soir on les enferme en un lieu sans clartés: Leur mariage n'eut que ces formalités. On n'y vit point d'Hymen ni de Junon paraître. Frivoles déités qui nous devez votre être, Vous n'accourûtes pas: comment l'auriez-vous pu? Vous n'êtes que des noms dont le charme est rompu. Notre couple étant seul eut recours aux prières: Tous deux avaient besoin de grâces singulières. Ils ne s'étaient point vus encor dans ces dangers: Non que, portant leurs pas loin des autres bergers, L'enfer n'eût quelquefois leur perte conspirée; Mais des yeux du Seigneur leur conduite éclairée Ne s'écartait jamais de la divine loi. Le berger cette nuit se défia de soi: Sa crainte, incontinent de désespoir suivie, Pour sauver sa pudeur mit en danger sa vie; Et le même couteau qui dans mille besoins L'aidait à s'acquitter de ses champêtres soins, Ce couteau, dis-je, allait du saint couper la trame; L'imprudent Malc, voulant mettre à couvert son âme, S'en allait de sa main la livrer au démon: Fureur qui n'était pas indigne de pardon. La lueur de l'acier avertit la bergère. " Que vois-je? cria-t-elle. Ô Ciel! qu'allez-vous faire? -Je vais, répondit Malc, prévenir les combats D'un oe.il toujours présent, et toujours plein d'appas. Nous ne nous fuirons plus: notre âme est condamnée Aux dangers qu'à sa suite entraîne l'hyménée. Malgré nous désormais nous vivrons en commun: Deux parcs nous hébergeaient, nous n'en aurons plus qu'un. Hélas! Qui l'aurait cru que cette inquiétude Nous chercherait au fond d'une âpre solitude? J'appréhende à la fin que le Ciel irrité N'abandonne nos coe.urs à leur fragilité: Cette faute entre époux nous semblera légère. -Il faut espérer mieux, dit la chaste bergère: Dieu ne quittera pas ses enfants au besoin. Si mon sexe est fragile, il en prendra le soin. Vous ai-je donné lieu d'en être en défiance? Qu'ai-je fait pour causer cette injuste croyance? Votre soupçon m'outrage; et vous avez dû voir Que je sais sur mes sens garder quelque pouvoir. Quand mon coe.ur aurait peine à s'en rendre le maître, Êtes-vous mon époux, et le pouvez-vous être? Nous a-t-on pu lier sans savoir si la mort M'a ravi ce mari qui m'attache à son sort? Vous vous alarmez trop pour un vain hyménée: Je vous rends cette main que vous m'avez donnée. Dissimulez pourtant, feignez, comportez-vous Comme frère en secret, en public comme époux. Ainsi vécut toujours mon mari véritable; Et si la qualité de vierge est souhaitable, Je la suis: j'en fis voe.u toute petite encor. Malgré les lois d'hymen j'ai gardé ce trésor. Après l'avoir sauvé d'un amour légitime, Voudrais-je maintenant le perdre par un crime? Non, Malc; je ne crois pas que le Ciel le souffrît; Il m'en empêcherait, quelque appât qui s'offrît; Ne craignez plus, vivez; l'Éternel vous l'ordonne. Estimez-vous si peu cet être qu'il vous en donne? Votre corps est à lui; ses mains l'ont façonné: Le droit d'en disposer ne vous est point donné. Quelle imprudence à vous de finir votre course Par le seul des péchés qui n'a point de ressource! Toute faute s'expie; on peut pleurer encor; Mais on ne peut plus rien s'étant donné la mort. Vivez donc; et tâchons de tromper ces barbares." Le saint ne put trouver de termes assez rares Pour rendre grâce au Ciel, et louer cette soe.ur Dont la sagesse était égale à la douceur. Cette nuit s'acheva comme les précédentes: Dieu leur fit employer en prières ardentes Des moments que l'on croit innocemment perdus Quand le somme a sur nous ses charmes répandus. Le lendemain l'Arabe en ses champs les renvoie: Là montrant aux bergers une apparente joie, Les larmes, les soupirs, et les austérités, Quand ils se trouvaient seuls, faisaient leurs voluptés. En eux-mêmes souvent ils cherchaient des retraites. On ne s'aperçut point de ces peines secrètes; Chacun crut qu'ils s'aimaient d'un amour conjugal: Aucun plaisir ne leur semblait être égal. On se le proposait tous les jours pour exemple; Et lorsque deux époux étaient conduits au temple, " Que le Ciel, disait-on, afin de vous combler, Fasse à l'hymen de Malc le vôtre ressembler! " Le saint couple à la fin se lasse du mensonge; En de nouveaux ennuis l'un et l'autre se plonge. Toute feinte est sujet de scrupule à des saints, Et, quel que soit le but où tendent leurs desseins, Si la candeur n'y règne ainsi que l'innocence, Ce qu'ils font pour un bien leur semble être une offense. Malc à ces sentiments donnait un jour des pleurs. Les larmes qu'il versait faisaient courber les fleurs. Il vit auprès d'un tronc des légions nombreuses De fourmis qui sortaient de leurs cavernes creuses. L'une poussait un faix; l'autre prêtait son dos: L'amour du bien public empêchait le repos; Les chefs encourageaient chacun par leur exemple. Un du peuple étant mort, notre saint le contemple En forme de convoi soigneusement porté Hors les toits fourmillants de l'avare cité. " Vous m'enseignez, dit-il, le chemin qu'il faut suivre: Ce n'est pas pour soi seul qu'ici-bas on doit vivre; Vos greniers sont témoins que chacune de vous Tâche à contribuer au commun bien de tous. Dans mon premier désert j'en pouvais autant faire; Et, sans contrevenir aux voe.ux d'un solitaire, L'exemple, le conseil, et le travail des mains Me pouvaient rendre utile à des troupes de saints. Aujourd'hui je languis dans un lâche esclavage; Je sers pour conserver des jours de peu d'usage. Le monde a bien besoin que Malc respire encor! Vil esclave, tu mens pour éviter la mort! Que ne résistais-tu, quand on força ton âme À se voir exposée aux beautés d'une femme? Lorsqu'il ne fut plus temps tu courus au trépas. Quitte, quitte des lieux où Christ n'habite pas. Avec ses ennemis veux-tu passer ta vie? " Il déclare à la sainte aussitôt son envie, Va s'asseoir auprès d'elle, et lui parle en ces mots: " Ma soe.ur, je me souviens que vos sages propos Déjà plus d'une fois m'ont retiré de peine. Naguère, en conduisant mon troupeau dans la plaine, Je songeais à l'état où le sort nous réduit. Quel est de nos travaux l'espérance et le fruit? Rien que de prolonger le cours de nos misères, Et vieillir, s'il se peut, sous des ordres sévères. Voilà dedans ces lieux le but de notre emploi: Nous y vivons pour vivre; est-ce assez, dites-moi? Faut-il pas consacrer à l'auteur de son être Tous ses soins, tout son temps, enfin tout ce qu'un maître Et qu'un père à la fois uniquement chéri Exige de devoirs d'un couple favori? Dieu nous comble tous deux de ses faveurs célestes. Il nous a dégagés de cent pièges funestes; Sa grâce est notre guide ainsi que notre appui; Nous ne persévérons dans le bien que par lui. Allons nous acquitter de ce bienfait immense. Ici, le jour finit, et puis il recommence, Sans que nous bénissions le saint nom qu'à demi, Ne vivant pas pour Dieu, mais pour son ennemi. Ma soe.ur, si nous cherchions de plus douces demeures? Je vous ai fait récit quelquefois de ces heures Qu'en des lieux séparés de tout profane abord Je passais à louer l'arbitre de mon sort. Alors j'avais pitié des heureux de ce monde. Maintenant j'ai perdu cette paix si profonde. Mon coe.ur est agité malgré tous vos avis. Je ne me repens pas de les avoir suivis: Mais enfin jetez l'oe.il sur l'état où nous sommes. Vous êtes exposée aux malices des hommes; Je n'ai plus de mes bois les saintes voluptés. Ne reviendront-ils point ces biens que j'ai quittés? Ah! si vous jouissiez de leur douceur exquise! La fuite, direz-vous, ne nous est pas permise. De notre liberté l'Arabe est possesseur. Et quel droit a sur nous un cruel ravisseur? Brisons ses fers; fuyons sans avoir de scrupule. Le mal est bien plus grand lorsque l'on dissimule. Quelque prétexte qu'ait un mensonge pieux, Il est toujours mensonge, et toujours odieux. Allons vivre sans feinte en ces forêts obscures Où j'ai trouvé jadis des retraites si sûres. Ne tentons plus le Ciel, ayons une humble peur; Je vous promets des jours tous remplis de douceur." Il se tut. Aussitôt la prudente bergère Approuve les conseils que le saint lui suggère. Il fait choix de deux boucs, les plus grands du troupeau, Les tue, ôte les chairs, change en outre leur peau. Notre couple s'en sert à traverser des ondes Dont il fallait franchir les barrières profondes; Le courant les poussa bien loin sur l'autre bord. Tous deux marchent en hâte où les guide leur sort. Ils avaient achevé quatre stades à peine, Quand, trahis par leurs pas imprimés sur l'arène, Ils entendent de loin des chameaux et du bruit, Tournent tête; et, voyant que leur maître les suit, Se pressent, mais en vain; tout ce qu'ils purent faire Fut de gagner un antre affreux et solitaire, Triste séjour de l'ombre. En ces détours obscurs Régnait une lionne, hôtesse de ses murs. Elle y conçut un fan, unique et tendre gage Des brûlantes ardeurs du roi de cette plage. Mère nouvellement, on l'eût vue allaiter Celui qu'elle venait en ces lieux d'enfanter. Mais comment l'eût-on vue? À peine la lumière Osait franchir du seuil la démarche première. Par cent cruels repas cet antre diffamé Se trouvait en tous temps de carnage semé. Le saint couple frémit, et s'arrête à l'entrée: Ils n'osent pénétrer cette horrible contrée; Ils cherchent quelque coin en tâtant et craintifs. L'Arabe croit déjà tenir ses fugitifs. Il n'avait avec lui pour escorte et pour guide Qu'un esclave fidèle, adroit, et peu timide. " Va me quérir, dit-il, ce couple qui s'enfuit." Le cimeterre au poing l'esclave entre avec bruit. La lionne l'entend, rugit, et pleine d'ire Accourt, se lance à lui, l'abat et le déchire. De son séjour si long le maître est étonné; Et d'un courroux aveugle aussitôt entraîné, " Est-ce crainte ou pitié, dit-il, qui te retarde? Quoi! je n'ai pas encor cette troupe fuyarde! Enfants de l'infortune, esprits nés pour les fers, Je vous irai chercher tous trois jusqu'aux enfers." Dans le gouffre à ces mots l'ardeur le précipite; Sa colère a bientôt le sort qu'elle mérite. À peine il est entré que les cruelles dents Et les ongles félons s'impriment dans ses flancs. Les saints, loin d'en avoir une secrète joie, Du parti le plus fort craignent d'être la proie, Font des voe.ux pour l'Arabe, et tous deux soupirants Souhaitent un remords du moins à leurs tyrans: Mais des suppôts de Bel l'âme aux feux consacrée, Victime nécessaire, à l'enfer est livrée. Le maître et son esclave, attendant le trépas, Gisent ensanglantés, la mort leur tend les bras. La cruelle moitié du monstre de Libye Traîne en ses magasins leurs deux corps où la vie Cherche encore un refuge et quitte en gémissant Les hôtes que du Ciel elle obtint en naissant. Le lionceau se baigne en leur sang avec joie; Il ne sait pas rugir, et s'instruit à la proie; Digne de ces leçons il commence à goûter Les meurtres qu'il ne peut encore exécuter. Après qu'il a joui du crime de sa mère, Et qu'ils ont assouvi leur faim et leur colère, La lionne repense à ces actes sanglants, Emporte en d'autres lieux son fan avec les dents, Quitte l'obscur séjour; et se sentant coupable, Encor que faite au meurtre et de crainte incapable, Elle fuit, et confie aux plus après rochers Du cruel nourrisson les jours qui lui sont chers. Malc cherche aussi bien qu'elle un plus certain asile: L'abord de ce séjour lui semble trop facile. L'odeur des animaux, la piste de leurs pas, La vengeance et le bruit de ces cruels trépas, Tout lui fait redouter qu'une troupe infidèle N'évente les secrets que cet antre recèle, Ne trouve l'innocent, en cherchant les auteurs De l'attentat commis sur ses persécuteurs. La faim même, qui rend les saints ses tributaires, Fait sortir nos héros de ces lieux solitaires. Loin du peuple profane ils vont finir leurs jours: Un bourg de peu de nom fait enfin leurs amours. Là le couple pieux aussitôt se sépare: De leur mensonge saint l'offense se répare. Cet hymen se dissout; la dame entre en un lieu Où cent vierges ont pris pour époux le vrai Dieu. Dans un cloître éloigné Malc s'occupe au silence; Et s'il n'allait parfois régler la violence Dont la chaste recluse embrasse l'oraison, Sa retraite pourrait s'appeler sa prison. Il y vit dans les pleurs, nectar de pénitence: C'est le seul dont ses voe.ux demandent l'abondance. Plus ange que mortel, il se prive des biens Qui sont de notre corps agréables soutiens: Ce jeûne rigoureux n'accourcit point sa vie. Des deux flambeaux du ciel la course entre-suivie A longtemps ramené la peine et le repos, Le repos aux humains, la peine au saint héros, Sans qu'il semble approcher du terme de sa course. De son zèle fervent l'inépuisable source Fomente la chaleur qui retarde sa mort: Près d'un siècle d'hivers n'a pu l'éteindre encor. Jérôme en est témoin, ce grand saint dont la plume Des faits du Dieu vivant expliqua le volume. Il vit Malc, il apprit ces merveilles de lui; Et mes légers accords les chantent aujourd'hui. Qui voudra les savoir d'une bouche plus digne Lise chez d'Antilly cette aventure insigne. Jérôme l'écrivait lorsque le peuple franc Du bonheur des Romains arrêtait le torrent. Je la chante en un temps où sur tous les monarques Louis de sa valeur donne d'illustres marques, Cependant qu'à l'envi sa rare piété Fait au sein de l'erreur régner la vérité. Prince, qui par son choix remis le culte aux temples, Qui t'acquis cet honneur par tes pieux exemples, Et que le haut savoir, le sang, et la vertu, Ont dès les jeunes ans de pourpre revêtu, Je t'offre ce récit, faible fruit de mes veilles: Mais s'il faut que nos dons égalent tes merveilles, Quel Homère osera placer devant ses vers Ton nom digne de vivre autant que l'Univers? Prédictions pour les quatre saisons de l'année Mises dans un almanach écrit à la main sur du velin garni d'or et de diamants, et présenté à Madame de Montespan par Madame de Fontange, le ler de l'an 1680. Les vers sont de M. de La Fontaine. L'HIVER Tout est fait pour Louis; et, dans leur consistoire, Les dieux ont résolu de suivre ses désirs. Mars a passé le Rhin jusqu'ici pour sa gloire; L'Amour le va bientôt passer pour ses plaisirs. LE PRINTEMPS Le retour des Zéphyrs nous annonçait la guerre; Les coe.urs sont à présent pleins d'un autre souci Et jamais de printemps n'amena sur la terre Tant d'amoureux désirs que fera celui-ci. L'ÉTÉ Flore a fait son devoir; Cérès, Bacchus, Pomone Feront aussi le leur, si je lis dans les cieux: Le sort le veut ainsi, Louis ainsi l'ordonne; Son vouloir est le sort, ses ministres les dieux. L'AUTOMNE Des fruits d'un doux hymen je vois l'heureux présage, Avant que de cet an on ait atteint le bout: Il doit naître un enfant qui surmonterait tout, Si son aïeul n'avait achevé son ouvrage. À Madame de Fontange Charmant objet, digne présent des Cieux, Et ce n'est point langage de Parnasse, Votre beauté vient de la main des dieux Vous l'allez voir au récit que je trace. Puissent mes vers mériter tant de grâce Que d'être offerts au dompteur des humains, Accompagnés d'un mot de votre bouche, Et présentés par vos divines mains, De qui l'ivoire embellit ce qu'il toucher Je me trouvai chez les dieux l'autre jour Par quel moyen? j'en perdis la mémoire; Il me suffit que de l'humain séjour Je fus porté dans ce lieu plein de gloire. Un dieu s'en vint; et m'ayant abordé " Mortel, dit-il, Jupin m'a commandé De te montrer par grâce singulière L'Olympe entier et tout le firmament." Ce dieu, c'était Mercure assurément Il en avait tout l'air et la manière. Après l'abord, il me montra du doigt Force clartés qui partaient d'un endroit " Vois-tu, dit-il, cet enclos de lumière? C'est le palais du monarque des dieux "; Et moi d'ouvrir incontinent les yeux. Ce que je vis était d'une matière Qui ne saurait dignement s'exprimer. Figurez-vous tout ce qui peut charmer, Tout ce qui peut éblouir tout ensemble, Astres brillants et soleils radieux: N'y comprenez toutefois vos beaux yeux, Car leur éclat n'a rien qui lui ressemble. Avec Mercure en ce palais entré, Selon leur rang je vis sur maint degré Les dieux assis, Jupiter à leur tête: Tous paraissaient en des atours de fête. Le Sort ouvrit un livre à cent fermoirs, Puis fit crier dans les sacrés manoirs Par trois hérauts, à trois fois différentes, Le contenu des paroles suivantes: " De par Jupin soient les dieux avertis, Conformément à nos divins usages, Que l'on va faire au ciel deux mariages Avant qu'ils soient sur la terre accomplis." Au mot d'hymen je vis chacun se taire, Et les ouïs par trois fois publier: L'un pour Conti, l'autre pour l'héritier Du Jupiter de ce bas hémisphère. On applaudit; puis, silence étant fait, Le dieu des vers lut deux épithalames. En voici l'un: "Couple heureux et parfait, Couple charmant, faites durer vos flammes Assez longtemps pour nous rendre jaloux Soyez amants aussi longtemps qu'époux. Douce journée, et nuit plus douce encore! Heures, tardez, laissez au lit l'Aurore. Le temps s'envole; il est cher aux amants; Profitez donc de ses moindres moments. Jeune princesse, aimable autant que belle, Jeune héros, non moins aimable qu'elle, Le temps s'envole, il faut le ménager; Plus il est doux, et plus il est léger." Phébus se tut, et, bien que dans leur âme Les Immortels enviassent Conti, Du couple heureux et si bien assorti L'on dit au Sort qu'il prolongeât la trame, S'il se pouvait. Puis le père des vers, Changeant de ton pour l'autre épithalame, Lut ce qui suit: "Chantez, peuples divers Que tout fleurisse aux terres leurs demeures. Ne tardez plus, avancez, lentes Heures; Allez porter aux humains un printemps Tel que celui qui commença les temps. Heures, volez; hâtez l'heur et la joie Du fils des dieux à qui l'Olympe envoie Une princesse au regard enchanteur. Mille beaux dons éclatent dans son coe.ur; En son esprit, en son corps, mille charmes; Amour la suit, Amour a pris des armes Qui soutiendront l'honneur de son carquois Prince, il faudra se rendre cette fois." Ces chant finis, je ne saurais vous dire Comment enfin chacun se sépara Mercure seul avec moi demeura; J'obtins de lui que de ce vaste empire L'on m'ouvrirait les temples; et je vis Deux noms fameux, deux noms rivaux prétendre Le premier rang aux célestes lambris: L'un, c'est Louis; l'autre, c'est Alexandre. De ces deux rois je comparai les faits, Non la personne; elle est trop différente; Et Statira, qui se méprit aux traits Du conquérant dont la Grèce se vante, Au roi des Francs n'aurait jamais erré Toujours ce prince aux regards se présente Mieux fait qu'aucun dont il soit entouré. Je vis encore une jeune merveille; Si ce n'est vous, c'en est une pareille Mais c'est vous-même; et Mercure me dit Comment le Ciel un tel oe.uvre entreprit. " Mortel, dit-il, il est bon de t'apprendre Par quel motif ce chef-d'oe.uvre fut fait. Un jour Jupin, se trouvant satisfait Des voe.ux qu'en terre on venait de lui rendre, Nous dit à tous: "Je veux récompenser " De quelque don la terrestre demeure." Le don fut beau, comme tu peux penser; Minerve en fit un patron tout à l'heure; L'éclat fut pris des feux du firmament; Chaque déesse et chaque objet charmant Qui brille au ciel avec plus d'avantage, Contribua du sien à cet ouvrage Pallas y mit son esprit si vanté, Junon son port, et Vénus sa beauté, Flore son teint, et les Grâces leurs grâces. Heureux mortel, en un point tu surpasses Tous tes pareils; car lequel d'entre vous, Favorisé jusqu'à ce point par nous, A jamais vu l'Olympe et sa structure? Retourne-t'en; conte ton aventure, Chante aux humains ces miracles divers." Il n'eut pas dit que, sans autre machine, Je me revis dans le bas Univers. Divin objet, voilà votre origine, Agréez-en le récit dans ces vers. À Madame de La Fayette en lui envoyant un petit billard Ce billard est petit; ne l'en prisez pas moins Je prouverai par bons témoins Qu'autrefois Vénus en fit faire Un tout semblable pour son fils. Ce plaisir occupait les Amours et les Ris, Tout le peuple enfin de Cythère. Au joli jeu d'aimer je pourrais aisément Comparer après tout ce divertissement, Et donner au billard un sens allégorique Le but est un coe.ur fier; la bille, un pauvre amant; La passe et les billards, c'est ce que l'on pratique Pour toucher au plus tôt l'objet de son amour; Les belouses, ce sont maint périlleux détour, Force pas dangereux, où souvent de soi-même On s'en va se précipiter, Et souvent un rival s'en vient nous y jeter Par adresse et par stratagème. Toute comparaison cloche, à ce que l'on dit Celle-ci n'est qu'un jeu d'esprit Au-dessous de votre génie. Que vous dirai-je donc pour vous plaire, Uranie? Le Faste et l'Amitié sont deux divinités Enclines, comme on sait, aux libéralités; Discerner leurs présents n'est pas petite affaire L'Amitié donne peu, le Faste beaucoup plus; Beaucoup plus aux yeux du vulgaire. Vous jugez autrement de ses dons superflus; Mon billard est succinct, mon billet ne l'est guère. Je n'ajouterai donc à tout ce long discours Que ceci seulement, qui part d'un coe.ur sincère Je vous aime, aimez-moi toujours. Ballade pour Monseigneur le Duc de Bourgogne Or est venu dedans notre Univers Cet héritier d'un assez bel empire, Cet enfant cher à cent peuples divers, Cher au héros par lequel il respire, Cher à Louis: et cela, c'est tout dire, C'en est assez pour obliger les dieux À conserver des jours si précieux, Jours où leur main tous ses trésors enserre. Depuis qu'on voit la lumière des cieux, Plus beau présent ne s'est fait à la terre. Notre Apollon, dans ses divins concerts, Chante déjà cet enfant sur sa lyre. Je vois pour lui méditer tant de vers Qu'impossible est aux neuf Soe.urs d'y suffire. Bien que ma Muse aux grands efforts n'aspire, Je m'écrîrai d'un ton audacieux: Par cet enfant, de gloire ambitieux, Aux bords lointains puisse passer la guerre! Puisse la paix s'affermir en ces lieux! Plus riches dons ne se font sur la terre. Il nous promet des printemps sans hivers, Point d'Aquilons, un éternel Zéphire; Bien peu de coe.urs éviteront ses fers: C'est ce qu'un sage aux astres m'a fait lire. Amour l'appelle avec un doux sourire; Bellone aussi le rendra glorieux Louis sera, d'un soin laborieux, Son maître en l'art de lancer le tonnerre; Il en tiendra cet air impérieux: Plus beau talent ne règne sur la terre. Envoi à Madame la Dauphine Princesse aimable et d'esprit gracieux, Regardez bien ce qui s'est fait de mieux Depuis qu'Hymen des noe.uds d'amour nous serre; Sur cet enfant ayez toujours les yeux: Plus digne soin n'est pour vous sur la terre. Ballade pour la naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne 1682 Or est venu l'enfant si souhaité, Voici son sort: j'en ai fait la figure. Premièrement, si j'ai bien supputé, De cent printemps l'agréable peinture Viendra pour lui rajeunir la nature. Nombre d'Amours, pendant ses jeunes ans, Lui serviront de premiers courtisans; Puis d'autres soins, troupe aux Jeux ennemie, Lui fileront à l'envi le destin De trois grands dieux directeurs de sa vie: Ces trois dieux sont Mars, Amour, et Jupin. Amour viendra le beau premier en danse. Je vous le dis, belles, songez à vous; Mais que sert-il? royale adolescence Pour tous les coe.urs est un charme trop doux Tel accident n'est mort d'homme, entre nous. Pleurs et soupirs pourront en cette terre Régner alors; puis par une autre guerre Ils passeront aux climats du matin; Et ne se doit reposer la Victoire Que, tous les Turcs faits Français à la fin, De trois grands dieux leur vainqueur n'ait la gloire: Ces trois dieux sont Mars, Amour, et Jupin. Mars est entré le second dans la lice: Ce temps doit faire admirer un héros, Un rejeton du maître en l'exercice Qui fait les dieux; car ce n'est le repos. Son petit-fils l'aura dans ses travaux Pour précepteur à lancer le tonnerre, À bien régner, à conduire une guerre; Au prix de lui, novices en cet art Sont réputés Alexandre et César. Telles leçons finiront la carrière Du nouveau-né qui, dans un long destin, De trois grands dieux fournira la matière Ces trois dieux sont Mars, Amour, et Jupin. Envoi à Monseigneur et à Madame la Dauphine Princesse aimable, et vous, digne Dauphin, Vos qualités ont formé cet ouvrage, Triple chef-d'oe.uvre, enfant plus que divin, Qui de trois dieux fera voir l'assemblage: Ces trois dieux sont Mars, Amour, et Jupin. Poème du quinquina À Madame la Duchesse de Bouillon Chant premier Second chant Chant premier Je ne voulais chanter que les héros d'Essonne; Pour eux seuls en mes vers j'invoquais Calliope. Même j'allais cesser, et regardais le port: La raison me disait que mes mains étaient lasses; Mais un ordre est venu plus puissant et plus fort Que la raison: cet ordre accompagné de grâces, Ne laissant rien de libre au coe.ur ni dans l'esprit, M'a fait passer le but que je m'étais prescrit. Vous vous reconnaissez à ces traits, Uranie: C'est pour vous obéir, et non point par mon choix, Qu'à des sujets profonds j'occupe mon génie, Disciple de Lucrèce une seconde fois. Favorisez cette oe.uvre; empêchez qu'on ne die Que mes vers sous le poids languiront abattus: Protégez les enfants d'une Muse hardie; Inspirez-moi; je veux qu'ici l'on étudie D'un présent Apollon la force et les vertus. Après que les humains, oe.uvre de Prométhée, Furent participants du feu qu'au sein des dieux Il déroba pour nous d'une audace effrontée, Jupiter assembla les habitants des cieux. " Cette engeance, dit-il, est donc notre rivale! Punissons des humains l'infidèle artisan: Tâchons par tout moyen d'altérer son présent. Sa main du feu divin leur fut trop libérale: Désormais nos égaux, et tout fiers de nos biens, Ils ne fréquenteront vos temples ni les miens. Envoyons-leur de maux une troupe fatale, Une source de voe.ux, un fonds pour nos autels." Tout l'Olympe applaudit: aussitôt les mortels Virent courir sur eux avecque violence Pestes, fièvres, poisons répandus dans les airs. Pandore ouvrit sa boîte; et mille maux divers S'en vinrent au secours de notre intempérance. Un des dieux fut touché du malheur des humains; C'est celui qui pour nous sans cesse ouvre les mains; C'est Phébus Apollon; de lui vient la lumière, la chaleur qui descend au sein de notre mère, Les simples, leur emploi, la musique, les vers, Et l'or, si c'est un bien que l'or pour l'Univers. Ce dieu, dis-je, touché de l'humaine misère, Produisit un remède au plus grand de nos maux: C'est l'écorce du kin, seconde Panacée. Loin des peuples connus Apollon l'a placée: Entre elle et nous s'étend tout l'empire des flots. Peut-être il a voulu la vendre à nos travaux; Peut-être il la devait donner pour récompense Aux hôtes d'un climat où règne l'innocence. Ô toi qui produisis ce trésor sans pareil, Cet arbre, ainsi que l'or, digne fils du Soleil, Prince du double mont, commande aux neuf pucelles Que leur choe.ur pour m'aider députe deux d'entre elles. J'ai besoin aujourd'hui de deux talents divers: L'un est l'art de ton fils, et l'autre, les beaux vers. Le mal le plus commun, et quelqu'un même assure Que seul on le peut dire un mal, à bien parler, C'est la fièvre, autrefois espérance trop sûre À Clothon, quand ses mains se lassaient de filer. Nous en avions en vain l'origine cherchée; On prédisait son cours, on savait son progrès, On déterminait ses effets; Mais la cause en était cachée. " La fièvre, disait-on, a son siège aux humeurs. Il se fait un foyer qui pousse ses vapeurs Jusqu'au coe.ur qui les distribue Dans le sang dont la masse en est bientôt imbue. Ces amas enflammés, pernicieux trésors, Sur l'aile des esprits aux familles errantes, S'en vont infecter tout le corps, Sources de fièvres différentes. Si l'humeur bilieuse a causé ces transports, Le sang, véhicule fluide Des esprits ainsi corrompus, Par des accès de tierce à peine interrompus, Va d'artère en artère attaquer le solide. Toutes nos actions souffrent un changement: Le test et le cerveau piqués violemment Joignent à la douleur les songes, les chimères, L'appétit de parler, effets trop ordinaires. Que si le venin dominant Se puise en la mélancolie, J'ai deux jours de repos, puis le mal survenant Jette un long ennui sur ma vie." Ainsi parle l'École et tous ses sectateurs. Leurs malades debout après force lenteurs Donnaient cours à cette doctrine: La nature, ou la médecine, Ou l'union des deux, sur le mal agissait. Qu'importe qui? l'on guérissait. On n'exterminait pas la fièvre, on la lassait. Le bon tempérament, le séné, la saignée: Celle-ci, disaient-ils, ôtant le sang impur, Et non comme aujourd'hui des mortels dédaignée; Celui-là, purgatif innocent et très sûr (Ils l'ont toujours cru tel); et le plus nécessaire, J'entends le bon tempérament, Rendu meilleur encor par le bon aliment, Remettaient le malade en son train ordinaire. On se rétablissait, mais toujours lentement. Une cure plus prompte était une merveille. Cependant la longueur minait nos facultés. S'il restait des impuretés, Les remèdes alors de nouveau répétés, Casse, rhubarbe, enfin mainte chose pareille, Et surtout la diète, achevaient le surplus, Chassaient ces restes superflus, Relâchaient, resserraient, faisaient un nouvel homme. Un nouvel homme! un homme usé. Lorsqu'avec tant d'apprêts cet oe.uvre se consomme, Le trésor de la vie est bientôt épuisé. Je ne veux pour témoins de ces expériences Que les peuples sans lois, sans arts, et sans sciences: Les remèdes fréquents n'abrègent point leurs jours, Rien n'en hâte le long et le paisible cours. Telle est des Iroquois la gent presque immortelle: La vie après cent ans chez eux est encor belle. Ils lavent leurs enfants aux ruisseaux les plus froids; La mère au tronc d'un arbre, avecque son carquois, Attache la nouvelle et tendre créature; Va sans art apprêter un mets non acheté. Ils ne trafiquent point des dons de la nature; Nous vendons cher les biens qui nous ont peu coûté. L'âge où nous sommes vieux est leur adolescence. Enfin il faut mourir; car sans ce commun sort Peut-être ils se mettraient à l'abri de la mort Par le secours de l'ignorance. Pour nous, fils du savoir, ou, pour en parler mieux, Esclaves de ce don que nous ont fait les dieux, Nous nous sommes prescrit une étude infinie; L'art est long, et trop courts les termes de la vie. Un seul point négligé fait errer aisément: Je prendrai de plus haut tout cet enchaînement, Matière non encor par les Muses traitée, Route qu'aucun mortel en ses vers n'a tentée: Le dessein en est grand, le succès malaisé; Si je m'y perds, au moins j'aurai beaucoup osé. Deux portes sont au coe.ur; chacune a sa valvule. Le sang, source de vie, est par l'une introduit; L'autre huissière permet qu'il sorte et qu'il circule, Des veines sans cesser aux artères conduit. Quand le coe.ur l'a reçu, la chaleur naturelle En forme ces esprits qu'animaux on appelle. Ainsi qu'en un creuset il est raréfié. Le plus pur, le plus vif, le mieux qualifié, En atomes extrait quitte la masse entière, S'exhale, et sort enfin par le reste attiré. Ce reste rentre encore, est encore épuré; Le chyle y joint toujours matière sur matière. Ces atomes font tout: par les uns nous croissons; Les autres, des objets touchés en cent façons, Vont porter au cerveau les traits dont ils s'empreignent, Produisent la sensation. Nulles prisons ne les contraignent; Ils sont toujours en action. Du cerveau dans les nerfs ils entrent, les remuent; C'est l'état de la veille; et réciproquement, Sitôt que moins nombreux en force ils diminuent, Les fils des nerfs lâchés font l'assoupissement. Le sang s'acquitte encor chez nous d'un autre office: En passant par le coe.ur il cause un battement; C'est ce qu'on nomme pouls, sûr et fidèle indice Des degrés du fiévreux tourment. Autant de coups qu'il réitère, Autant et de pareils vont d'artère en artère Jusqu'aux extrémités porter ce sentiment. Notre santé n'a point de plus certaine marque Qu'un pouls égal et modéré; Le contraire fait voir que l'être est altéré; Le faible et l'étouffé confine avec la Parque, Et tout est alors déploré. Que l'on ait perdu la parole, Ce truchement pour nous dit assez notre mal, Assez il fait trembler pour le moment fatal: Esculape en fait sa boussole. Si toujours le pilote a l'oe.il sur son aimant, Toujours le médecin s'attache au battement, C'est sa guide; ce point l'assure et le console En cette mer d'obscurités Que son art dans nos corps trouve de tous côtés. Ayant parlé du pouls, le frisson se présente. Un froid avant-coureur s'en vient nous annoncer Que le chaud de la fièvre aux membres va passer. Le coe.ur le fomentait, c'est au coe.ur qu'il s'augmente Et qu'enfin parvenant jusqu'à un certain excès, Il acquiert un degré qui forme les accès. Si j'excellais en l'art où je m'applique, Et que l'on pût tout réduire à nos sons, J'expliquerais par raison mécanique Le mouvement convulsif des frissons: Mais le talent des doctes nourrissons Sur ce sujet veut une autre manière. Il semble alors que la machine entière Soit le jouet d'un démon furieux. Muse, aide-moi; viens sur cette matière Philosopher en langage des dieux. Des portions d'humeur grossière, Quelquefois compagnes du sang, Le suivent dans le coe.ur sans pouvoir, en passant, Se subtiliser de manière Qu'il naisse des esprits en même quantité Que dans le cours de la santé. Un sang plus pur s'échauffe avec plus de vitesse; L'autre reçoit plus tard la chaleur pour hôtesse. Le temps l'y sait aussi beaucoup mieux imprimer: Le bois vert, plein d'humeurs, est long à s'allumer; Quand il brûle, l'ardeur en est plus véhémente. Ainsi ce sang chargé repassant par le coe.ur S'embrase d'autant plus que c'est avec lenteur, Et regagne au degré ce qu'il perd par l'attente. Ce degré, c'est la fièvre. À l'égard des retours À certaine heure, en certains jours, C'est un point inscrutable, à moins qu'on ne le fonde Sur les moments prescrits à cuire ou consumer L'aliment ou l'humeur qui s'en est pu former. Il n'est merveille qui confonde Notre raison, aveugle en mille autres effets, Comme ces temps marqués où nos maux sont sujets. Vous qui cherchez dans tout une cause sensible, Dites-nous comme il est possible Qu'un corps dans le désordre amène règlement L'accès, ou le redoublement. Pour moi, je n'oserais entrer dans ce dédale; Ainsi de ces retours je laisse l'intervalle; Je reviens au frisson, qui du défaut d'esprits Tient sans doute son origine. Les muscles moins tendus, comme étant moins remplis, Ne peuvent lors dans la machine Tirer leurs opposés de même qu'autrefois, Ni ceux-ci succéder à de pareils emplois. Tout le peuple mutin, léger et téméraire, Des vaisseaux mal fermés en tumulte sortant, Cause chez nous dans cet instant Un mouvement involontaire. Le peu qui s'en produit sort du lieu non gonflé, Comme on voit l'air sortir d'un ballon mal enflé. La valvule en la veine, au ballon la languette, Geôlière peu soigneuse à fermer la prison, Laisse enfin échapper la matière inquiète: Aussitôt les esprits agitent sans raison, De çà, de là, partout où le hasard les pousse, Notre corps qui frémit à leur moindre secousse. Le malade ressemble alors à ces vaisseaux Que des vents opposés et de contraires eaux Ont pour but du débris que leurs fureurs méditent; Les ministres d'Elle et le flot les agitent; Maint coup, maint tourbillon les pousse à tous moments, Frêle et triste jouet de la vague et des vents. En tel et pire état le frisson vient réduire Ceux qu'un chaud véhément menace de détruire; Il n'est muscle ni membre en l'assemblage entier Qui ne semble être près du naufrage dernier. De divers ennemis à l'envi nous traversent, Malheureuse carrière où ces démons s'exercent. Si le mal continue, et que d'aucun repos La fièvre n'ait borné ses funestes complots, Dans les fébricitants il n'est rien qui ne pèche: Le palais se noircit, et la langue se sèche; On respire avec peine, et d'un fréquent effort: Tout s'altère; et bientôt la raison prend l'essort. Le médecin confus redouble ses alarmes. Une famille tout en larmes Consulte ses regards: il a beau déguiser, Aucun des assistants ne s'y laisse abuser. Le malade lui-même a l'oe.il sur leur visage; Tout ce qui l'environne est d'un triste présage: Sa moitié, des enfants, l'un l'appui de ses jours, Un autre entre les bras de ses chastes amours, Une fille pleurante, et déjà destinée Aux prochaines douceurs d'un heureux hyménée. Alors, alors, il faut oublier ces plaisirs. L'âme en soi se ramène, encor que nos désirs Renoncent à regret à des restes de vie. " Douce lumière, hélas! me seras-tu ravie? Âme, où t'envoles-tu sans espoir de retour? " Le malade arrivé près de son dernier jour Rappelle ces moments où personne ne songe Aux remords trop tardifs où cet instant nous plonge. Sur ce qu'il a commis il tâche à repasser: En vain; car le transport à ce faible penser Fait bientôt succéder les folles rêveries, Le délire, et souvent le poison des furies. On tente l'émétique alors infructueux, Puis l'art nous abandonne au remède des voe.ux. Pandore, que ta boîte en maux était féconde! Que tu sus tempérer les douceurs de ce monde! À peine en sommes-nous devenus habitants, Qu'entourés d'ennemis dès les premiers instants, Il nous faut par des pleurs ouvrir notre carrière: On n'a pas le loisir de goûter la lumière. Misérables humains, combien possédez-vous Un présent si cher et si doux? Retranchez-en le temps dont Morphée est le maître; Retranchez ces jours superflus Où notre âme ignorant son être Ne se sent pas encore, ou bien ne se sent plus; Ôtez le temps des soins, celui des maladies, Intermède fatal qui partage nos vies. La fièvre quelquefois fait que dans nos maisons Nous passons sans soleil trois retours de saisons. Ce mal a le pouvoir d'étendre Autant et plus encor son long et triste cours; Un de ces trois cercles de jours Se passe à le souffrir, deux autres à l'attendre. Mais c'est trop s'arrêter à des sujets de pleurs: Allons quelques moments dormir sur le Parnasse; Nous en célébrerons avecque plus de grâce Le présent qu'Apollon oppose à ces malheurs. Second chant Enfin, grâce au démon qui conduit mes ouvrages, Je vais offrir aux yeux de moins tristes images; Par lui j'ai peint le mal, et j'ai lieu d'espérer Qu'en parlant du remède il viendra m'inspirer. On ne craint plus cette hydre aux têtes renaissantes, La fièvre exerce en vain ses fureurs impuissantes: D'autres temps sont venus; Louis règne; et les dieux Réservaient à son siècle un bien si précieux; À son siècle ils gardaient l'heureuse découverte D'un bois qui tous les jours cause au Styx quelque perte. Nous n'avons pas toujours triomphé de nos maux: Le Ciel nous a souvent envoyé des travaux. D'autres temps sont venus; Louis règne; et la Parque Sera lente à trancher nos jours sous ce monarque. Son mérite a gagné les arbitres du sort: Les destins avec lui semblent être d'accord. Durez, bienheureux temps; et que sous ses auspices Nous portions chez les morts plus tard nos sacrifices. J'en conjure le dieu qui m 'inspire ces vers; Je t'en conjure aussi, Père de l'Univers, Et vous, divinités aux hommes bienfaisantes, Qui tempérez les airs, qui régnez sur les plantes, Concourez pour lui plaire, empêchez les humains D'avancer leur tribut au roi des peuples vains. J'enseigne là-dessus une nouvelle route: C'est le bien des mortels; que tout mortel m'écoute. J'ai fait voir ce que croit l'École et ses suppôts. On a laissé longtemps leur erreur en repos; La quina l'a détruite, on suit des lois nouvelles. Arrière les humeurs; qu'elles pèchent ou non, La fièvre est un levain qui subsiste sans elles: Ce mal si craint n'a pour raison Qu'un sang qui se dilate, et bout dans sa prison. On s'est formé jadis une semblable idée Des eaux dont tous les ans Memphis est inondée. Plus d'un naturaliste a cru Que les esprits nitreux d'un ferment prétendu Faisait croître le Nil, quand toute eau se renferme Et n'ose outrepasser le terme Que d'invisibles mains sur ses bords ont écrit: Celle-ci seule échappe, et dédaigne son lit; Les Nymphes de ce fleuve errent les campagnes Sous les signes brûlants, et pendant plusieurs jours. D'où vient, dit un auteur, qu'il enfle alors son cours? Le climat est sans pluie; on n'entend aux montagnes Bruire en ces lieux aucuns torrents; En ces lieux nuls ruisseaux courants N'augmentent le tribut dont s'arrosent les plaines. Si l'on croit cet auteur, certain bouillonnement Par le nitre causé fait ce débordement. C'est ainsi que le sang fermente dans nos veines, Qu'il y bout, qu'il s'y meurt, dilaté par le coe.ur. Les esprits alors en fureur Tâchent par tous moyens d'ébranler la machine. On frissonne, on a chaud. J'ai déduit ces effets Selon leur ordre et leur progrès. Dès qu'un certain acide en notre corps domine, Tout fermente, tout bout, les esprits, les liqueurs; Et la fièvre de là tire son origine Sans autre vice des humeurs. Que faisaient nos aïeux pour rendre plus tranquille Ce sang ainsi bouillant? Ils saignaient, mais en vain. L'eau qui reste en l'éolipyle Ne se refroidit pas quand il devient moins plein; L'airain soufflant fait voir que la liqueur enclose Augmente de chaleur, déchue en quantité: Le souffle alors redouble, et cet air irrité Ne trouve du repos qu'en consumant sa cause. Du sentiment fiévreux on tranche ainsi le cours: Il cesse avec le sang, le sang avec nos jours. Tout mal a son remède au sein de la nature. Nous n'avons qu'à chercher: de là nous sont venus L'antimoine avec le mercure, Trésors autrefois inconnus. Le quin règne aujourd'hui: nos habiles s'en servent. Quelques-uns encore conservent, Comme un point de religion, L'intérêt de l'École et leur opinion. Ceux-là même y viendront; et désormais ma veine Ne plaindra plus des maux dont l'art fait son domaine. Peu de gens, je l'avoue, on part à ce discours: Ce peu c'est encor trop. Je reviens à l'usage D'une écorce fameuse, et qui va tous les jours Rappeler des mortels jusqu'au sombre rivage. Un arbre en est couvert, plein d'esprits odorants, Gros de tige, étendu, protecteur de l'ombrage. Apollon a doué de cent dons différents Son bois, son fruit, et son feuillage. Le premier sert à maint ouvrage; Il est ondé d'aurore; on en pourrait orner Les maisons où le luxe a droit de dominer. Le fruit a pour pépins une graine onctueuse, D'ample volume, et précieuse: Elle a l'effet du baume, et fournit aux humains, Sans le secours du temps, sans l'adresse des mains, Un remède à mainte blessure. Sa feuille est semblable en figure Aux trésors toujours verts que mettent sur leur front Les héros de la Thrace, et ceux du double mont. Cet arbre ainsi formé se couvre d'une écorce Qu'au cinnamome on peut comparer en couleur. Quant à ses qualités, principes de sa force, C'est l'âpre, c'est l'amer, c'est aussi la chaleur. Celle-ci cuit les sucs de qualité louable, Dissipe ce qui nuit ou n'est point favorable; Mais la principale vertu Par qui soit ce ferment dans nos corps combattu, C'est cet amer, cet âpre, ennemis de l'acide, Double frein qui, domptant sa fureur homicide, Apaise les esprits de colère agités. Non qu'enfin toutes âpretés Causent le même effet, ni toutes amertumes: La nature, toujours diverse en ses coutumes, Ne fait point dans l'absinthe un miracle pareil; Il n'est dû qu'à ce bois, digne fils du Soleil. De lui dépend tout l'effet du remède; Seul il commande aux ferments ennemis, Bien que souvent on lui donne pour aide La centaurée, en qui le Ciel a mis Quelque âpreté, quelque force astringente, Non d'un tel prix, ni de l'autre approchante, Mais quelquefois fébrifuge certain. C'est une fleur digne aussi qu'on la chante, J'ai dit sa force, et voici son destin: Fille jadis, maintenant elle est plante. Aide-moi, Muse, à rappeler Ces fastes qu'aux humains tu daignas révéler. On dit, et je le crois, qu'une Nymphe savante L'eut du sage Chiron et qu'ils lui firent part Des plus beaux secrets de leur art. Si quelque fièvre ardente attaquait ses compagnes, Si, courants parmi les campagnes, Un levain trop bouillant en voulait à leurs jours, La belle à ses secrets avait alors recours. Il ne s'en trouva point qui pût guérir son âme Du ferment obstiné de l'amoureuse flamme. Elle aimait un berger qui causa son trépas; Il la vit expirer, et ne la plaignit pas. Les dieux pour le punir en marbre le changèrent, L'ingrat devint statue; elle, fleur, et son sort Fut d'être bienfaisante encore après sa mort; Son talent et son nom toujours lui demeurèrent. Heureuse si quelque herbe eût su calmer ses feux! Car de forcer un coe.ur il est bien moins possible: Hélas! aucun secret ne peut rendre sensible, Nul simple n'adoucit un objet rigoureux; Il n'est ni bois, ni fleur, ni racine, Qui dans les tourments amoureux Puisse servir de médecine. La base du remède étant ce divin bois, Outre la centaurée on y joint le genièvre; Faible secours, et secours toutefois. De prescrire à chacun le mélange et le poids, Un plus savant l'a fait: examinez la fièvre, Regardez le tempérament; Doublez, s'il est besoin, l'usage de l'écorce; Selon que le malade a plus ou moins de force, Il demande un quina plus ou moins véhément. Laissez un peu de temps agir la maladie: Cela fait, tranchez court; quelquefois un moment Est maître de toute une vie. Ce détail est écrit; il en court un traité. Je louerais l'auteur et l'ouvrage: L'amitié le défend, et retient mon suffrage; C'est assez à l'auteur de l'avoir mérité. Je lui dois seulement rendre cette justice, Qu'en nous découvrant l'art il laisse l'artifice, Le mystère, et tous ces chemins Que suivent aujourd'hui la plupart des humains. Nulle liqueur au quina n'est contraire: L'onde insipide et la cervoise amère, Tout s'en imbibe; il nous permet d'user D'une boisson en ptisanne apprêtée. Diverses gens l'ayant su déguiser, Leur intérêt en a fait un Protée. Même on pourrait ne pas infuser, L'extrait suffit: préférez l'autre voie, C'est la plus sûre; et Bacchus vous envoie De pleins vaisseaux d'un jus délicieux, Autre antidote, autre bienfait des cieux. Le moût surtout, lorsque le bon Silène, Bouillant encor le puise à tasse pleine, Sait au remède ajouter quelque prix; Soit qu'étant plein de chaleur et d'esprits Il le sublime, et donne à sa nature D'autres degrés qu'une simple teinture; Soit que le vin par ce chaud véhément S'empreigne alors beaucoup plus aisément, Ou que bouillant il rejette avec force Tout l'inutile et l'impur de l'écorce: Ce jus enfin pour plus d'une raison Partagera les honneurs d'Apollon; Nés l'un pour l'autre ils joindront leur puissance. Entre Bacchus et le sacré vallon Toujours on vit une étroite alliance. Mais comme il faut au quina quelque choix, Le vin en veut aussi bien que ce bois: Le plus léger convient mieux au remède; Il porte au sang un baume précieux; C'est le nectar que verse Ganymède Dans les festins du monarque des dieux. Ne nous engageons point dans un détail immense: Les longs travaux pour moi ne sont plus de saison; Il me suffit ici de joindre à la raison Les succès de l'expérience. Je ne m'arrête point à chercher dans ces vers Qui des deux amena les arts dans l'Univers; Nos besoins proprement en font leur apanage: Les arts sont les enfants de la nécessité; Elle aiguise le soin, qui, par elle excité, Met aussitôt tout en usage. Et qui sait si dans maint ouvrage L'instinct des animaux, précepteur des humains, N'a point d'abord guidé notre esprit et nos mains? Rendons grâce au hasard. Cent machines sur l'onde Promenaient l'avarice en tous les coins du monde: L'or entouré d'écueils avait des poursuivants; Nos mains l'allaient chercher au sein de sa patrie: Le quina vint s'offrir à nous en même temps, Plus digne mille fois de notre idolâtrie. Cependant près d'un siècle on l'a vu sans honneurs. Depuis quelques étés qu'on brigue ses faveurs, Quel bruit n'a-t-il point fait! de quoi fument nos temples Que de l'encens promis au succès de ses dons? Sans me charger ici d'une foule d'exemples, Je me veux seulement attacher aux grands noms. Combien a-t-il sauvé de précieuses têtes! Nous lui devons Condé, prince dont les travaux, L'esprit, le profond sens, la valeur, les conquêtes, Serviraient de matière à former cent héros: Le quin fera longtemps durer ses destinées. Son fils, digne héritier d'un nom si glorieux, Eût aussi sans ce bois langui maintes journées. J'ai pour garants deux demi-dieux: Arbitres de nos jours, prolongez les années De ce couple vaillant et né pour les hasards, De ces chers nourrissons de Minerve et de Mars. Puisse mon ouvrage leur plaire! Je toucherai du front les bords du firmament. Et toi que le quina guérit si promptement, Colbert, je ne dois point te taire. Je laisse tes travaux, ta prudence, et le choix D'un prince que le Ciel prendra pour exemplaire Quand il voudra former de grands et sages rois. D'autres que moi diront ton zèle et ta conduite, Monument éternel aux ministres suivants: Ce sujet est trop vaste, et ma Muse est réduite À dire les faveurs que tu fais aux savants. Un jour j'entreprendrai cette digne matière; Car pour fournir encore une telle carrière, Il faut reprendre haleine: aussi bien aujourd'hui Dans nos chants les plus courts on trouve un long ennui. J'ajouterai sans plus que le quina dispense De ce régime exact dont on suivait la loi: Sa chaleur contre nous agit faute d'emploi; Non qu'il faille trop loin porter cette indulgence. Si le quina servait à nourrir nos défauts, Je tiendrais un tel bien pour le plus grand des maux. Les Muses m'ont appris que l'enfance du monde, Simple, sans passions, en désirs inféconde, Vivant de peu, sans luxe, évitait les douleurs: Nous n'avions pas en nous la source des malheurs Qui nous font aujourd'hui la guerre. Le Ciel n'exigeait lors nuls tributs de la terre: L'homme ignorait les dieux, qu'il n'apprend qu'au besoin. De nous les enseigner Pandore prit le soin. Sa boîte se trouva de poisons trop remplie. Pour dispenser les biens et les maux de la vie, En deux tonneaux à part l'un et l'autre fut mis. Ceux de nous que Jupin regarde comme amis Puisent à leur naissance en ces tonnes fatales Un mélange des deux par portions égales; Le reste des humains abonde dans les maux. Au seuil de son palais Jupin mit ces tonneaux. Ce ne fut ici-bas que plainte et que murmure; On accusa des maux l'excessive mesure. Fatigué de nos cris le monarque des dieux Vint lui-même éclaircir la chose en ces bas lieux. La Renommée en fit aussitôt le message. Pour lui représenter nos maux et nos langueurs, On députa deux harangueurs, De tout le genre humain le couple le moins sage; Avec un discours ampoulé Exagérant nos maladies, Jupiter en fut ébranlé: Ils firent un portrait si hideux de nos vies, Qu'il inclina d'abord à réformer le tout. Momus alors présent reprit de bout en bout De nos deux envoyés les harangues frivoles: " N'écoutez point, dit-il, ces diseurs de paroles; Qu'ils imputent leurs maux à leur déréglement, Et non point aux auteurs de leur tempérament. Cette race pourrait avec quelque sagesse Se faire de nos biens à soi-même largesse." Jupiter crut Momus; il fronça les sourcis: Tout l'Olympe en trembla sur ses pôles assis. Il dit aux orateurs: "Va, malheureuse engeance, C'est toi seule qui rends ce partage inégal; En abusant du bien, tu fais qu'il devient mal, Et ce mal est accru par ton impatience." Jupiter eut raison, nous nous plaignons à tort: La faute vient de nous aussi bien que du sort. Les dieux nous ont jadis deux vertus députées, La constance aux douleurs, et la sobriété: C'était rectifier cette inégalité. Comment les avons-nous traitées! Loin de loger en nos maisons Ces deux filles du Ciel, ces sages conseillères, Nous fuyons leur commerce, elles n'habitent guères Qu'en des lieux que nous méprisons. L'homme se porte en tout avecque violence À l'exemple des animaux, Aveugle jusqu'au point de mettre entre les maux Les conseils de la tempérance. Corrigez-vous, humains; que le fruit de mes vers Soit l'usage réglé des dons de la nature. Que si l'excès vous jette en ces ferments divers, Ne vous figurez pas que quelque humeur impure Se doive avec le sang épuiser dans nos corps; Le quina s'offre à vous, usez de ses trésors. Éternisez mon nom, qu'un jour on puisse dire: " Le chantre de ce bois sut choisir ses sujets; Phébus, ami des grands projets, Lui prêta son savoir aussi bien que sa lyre." J'accepte cet augure à mes vers glorieux; Tout concourt à flatter là-dessus mon génie: Je les ai mis au jour sous Louis, et les dieux N'oseraient s'opposer au vouloir d'Uranie. L'affaire Furetière Sonnet servant de réponse à un bout rimé du Sieur de Furetière 1685 Te mettre à Saint Lazare est acte de justice; J'en veux faire un placet à notre protecteur. Apollon ne lit point le tien qu'il ne vomisse, Il le dit, et ce dieu n'est point un imposteur. Il semble, à tes discours, que chacun t'applaudisse; Et, toujours du bon sens cruel persécuteur, Tu veux parler de mots, et confonds l'artifice Avec l'art: cette faute est un crime en un auteur. Ne t'imagine pas qu'on la laisse impunie: Mais l'insolence suit en toi la calomnie: N'en est-ce pas un trait que de blâmer le Roi? Tu contrôles ses dons, homme plein d'imprudence; Ma foi, l'Académie est plus sage que toi: Apprends d'elle à parler, ou garde le silence. Épigramme contre Furetière 1686 Toi qui crois tout savoir, merveilleux Furetière, Qui décides toujours et sur toute matière, Quand, de tes chicanes outré, Guilleragues t'eut rencontré Et, frappant sur ton dos comme sur une enclume, Eut à coups de bâton secoué ton manteau, Le bâton, dis-le-nous, était-ce bois de grume Ou bien du bois de marmenteau? Au Roi Ballade Roi vraiment roi (cela dit toutes choses), Forcez encor quelques remparts flamands, Et puis la Paix, jointe au retour des roses, Repeuplera l'Univers d'agréments. Vous domptez tout, même les éléments, Tant vous savez à propos entreprendre. Mars, chaque hiver, s'en revenait attendre À son foyer les Zéphyrs paresseux. D'autres leçons vous lui faites apprendre L'événement n'en peut être qu'heureux. Entre vos mains tout devient imprenable; Attaquez-vous, tout cède en peu de temps. Il faut dix ans au héros de la Fable; À vous, dix jours, quelquefois des instants. Le bruit que font vos exploits éclatants Perce les cieux; l'Olympe les admire: Ses habitants protègent votre empire; Le ciel n'y met de bornes que vos voe.ux. Qu'y manque-t-il? car vous n'avez qu'à dire L'événement n'en peut être qu'heureux. Tel que l'on voit Jupiter, dans Homère, Emporter seul tout le reste des dieux, Tel, balançant l'Europe tout entière, Vous luttez seul contre cent envieux. Je les compare à ces ambitieux Qui, monts sur monts, déclarèrent la guerre Aux Immortels. Jupin, croulant la terre, Les abîma sous des rochers affreux. Ainsi que lui prenez votre tonnerre L'événement n'en peut être qu'heureux. Vous n'êtes pas seulement estimable Par ce grand art qui fait les conquérants Terrible aux uns, aux autres tout aimable, Des Scipions vous remplissez les rangs Auguste et Jule, en vertus différents, Vous feront place entre eux deux dans l'histoire. Vos premiers pas courant à la victoire Ont tout soumis; et ce coe.ur généreux Dans les derniers affecte une autre gloire L'événement n'en peut être qu'heureux. ENVOI Ce doux penser, depuis un mois ou deux, Console un peu mes Muses inquiètes. Quelques esprits ont blâmé certains jeux, Certains récits, qui ne sont que sornettes. Si je défère aux leçons qu'ils m'ont faites, Que veut-on plus? Soyez moins rigoureux, Plus indulgent, plus favorable qu'eux, Prince, en un mot, soyez ce que vous êtes L'événement ne peut m'être qu'heureux. À Mgr le Procureur général du Parlement Dédicace des " Ouvrages de prose et de poésie " de Maucroix et La Fontaine (1685) Harlay, favori de Thémis, Agréez ce recueil, oe.uvre de deux amis; L'un a pour protecteur le démon du Parnasse, L'autre de la tribune étale tous les traits: Donnez-leur chez vous quelque place, Qui les distingue pour jamais. Ils vous présentent leur ouvrage; Je me suis chargé de l'hommage; Iris m'en a l'ordre prescrit. Voici ses propres mots, si j'ai bonne mémoire: " Acante, le public à vos vers applaudit; C'est quelque chose; mais la gloire Ne compte pas toujours les voix Elle les pèse quelquefois. Ayez celle d'Harlay, lui seul est un théâtre; Veuille Phébus et Jupiter Qu'il trouve en vous un peu de l'air Des Anciens qu'il idolâtre. Vous pourrez en passant louer, m'a-t-elle dit, La finesse de son esprit Et la sagesse de son âme; Mais en passant, je vous le dis." Cette Iris, Harlay, c'est la dame À qui j'ai deux temples bâtis, L'un dans mon coe.ur, l'autre en mon livre. Puisse le dernier assez vivre Pour mériter que l'Univers Dise un jour, en voyant mes vers " Cet oe.uvre est de belle structure. Qu'en pensait Harlay? car on sait Que l'art aidé de la nature Avait rendu son goût parfait." J'aurais ici lieu de m'étendre; Mais que servirait-il? vous vous armez le coe.ur Contre tous les appas d'un propos enchanteur L'éloge qui pourrait par ses traits vous surprendre Serait d'un habile orateur. Cicéron, Platon, Démosthène, Ornements de Rome et d'Athènes N'en viendraient pas à bout. Platon, par ses douceurs, Vous pourrait amuser un moment, je l'avoue; C'est le plus grand des amuseurs. Que Cicéron blâme ou qu'il loue, C'est le plus disert des parleurs. L'ennemi de Philippe est semblable au tonnerre Il frappe, il surprend, il atterre; Cet homme et la raison, à mon sens, ne sont qu'un. Vous avez avec lui ce point-là de commun. Le privilège est beau, d'autant plus qu'il est rare Pendant qu'un peuple entier de la raison s'égare, Cette fille du Ciel ne bouge de chez vous; Elle y plaça son temple avec sa soe.ur Astrée; La crainte et le respect ont forgé les verrous De cette demeure sacrée. Non qu'on n'y puisse entrer ainsi que chez les dieux Au moindre des mortels la porte en est ouverte; Nos voe.ux y sont ouïs, notre plainte soufferte; L'équité sort toujours contente de ces lieux. Que si la passion où l'intérêt nous plonge Fait que quelque client y mène le mensonge, Le mensonge n'y peut imposer à vos yeux, De quelque adresse qu'il se pique. Souffrez ces vérités; et dans vos soins divers Quittez un peu la république Pour notre prose et pour nos vers. Ce n'est pas assez, Monseigneur, de vous dédier en vers les derniers fruits de nos veilles. Comme il y a un volume sans poésies (et c'est le plus digne de vous être offert), j'ai cru que je vous devais confirmer ses hommages en une langue qui lui convînt. Je vous offre donc encore une fois les traductions de mon ami, et au nom de leur auteur et au mien: car je dispose de ce qui est à lui, comme s'il était à moi-même. Il ne s'agit pas ici seulement des suffrages que vous nous pouvez procurer à l'un et à l'autre, mais de ceux qu'on ne peut refuser sans injustice à des chefs-d'oe.uvre de l'antiquité. De la façon que le traducteur les a rendus, il vous sera facile d'y remarquer trois différents caractères, tous trois si beaux qu'en tout l'empire de l'éloquence, lequel est d'une si grande étendue, il n'y en a point qu'on leur puisse comparer. Ils méritent également que l'on les admire; et c'est ce qui me semble de merveilleux, quoiqu'on sache que l'éloquence a trouvé le secret de plaire sous mille formes. Le mot de plaire ne dit pas assez: Platon, Démosthène et Cicéron, vont bien au delà; ils enlèveront toujours les esprits, bien que ces grands hommes n'aient pas chez nous les avantages qu'ils avaient en ces heureux siècles où ils ont vécu, et quoique peut-être le goût du nôtre soit différent. De déterminer précisément qui des trois le doit emporter, je ne le crois pas possible; y a-t-il quelqu'un d'assez hardi pour juger entre eux de la préférence? Vous protégerez, je n'en doute point, le travail de mon ami, en faveur de ces trois grands noms, et à cause de son mérite particulier. Je vous demande la même grâce pour mes ouvrages. Vous ne nous refuserez pas quelques moments d'application, après que vous aurez rempli vos devoirs pour les intérêts de Sa Majesté et de la Justice. Jamais la dignité que vous exercez n'a été le commun lien de ces deux puissances avec plus d'utilité pour le public, ni plus de sujet de satisfaction pour le prince. Cette matière est si ample, et vous fuyez les éloges avec tant de soin, que je ne m'engagerai point dans le vôtre, et me contenterai de vous assurer que je suis, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur, DE LA FONTAINE. À Mgr l'Évêque de Soissons en lui donnant un Quintilien de la traduction d'Oratio Toscanella Je vous fais un présent capable de me nuire. Chez vous Quintilien s'en va tous nous détruire; Car enfin qui le suit? qui de nous aujourd'hui S'égale aux anciens tant estimés chez lui? Tel est mon sentiment, tel doit être le vôtre. Mais si notre suffrage en entraîne quelque autre, Il ne fait pas la foule; et je vois des auteurs Qui, plus savants que moi, sont moins admirateurs. Si nous les en croyons, on ne peut sans faiblesse Rendre hommage aux esprits de Rome et de la Grèce " Craindre ces écrivains! on écrit tant chez nous! La France excelle aux arts, ils y fleurissent tous; Notre prince avec art nous conduit aux alarmes, Et sans art nous louerions le succès de ses armes! Dieu désapprendrait-il à former des talents? Les Romains et les Grecs sont-ils seuls excellents? " Ces discours sont fort beaux, mais fort souvent frivoles Je ne vois point l'effet répondre à ces paroles; Et, faute d'admirer les Grecs et les Romains, On s'égare en voulant tenir d'autres chemins. Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue, Suivent en vrais moutons le pasteur Il de Mantoue J'en use d'autre sorte; et, me laissant guider, Souvent à marcher seul j'ose me hasarder. On me verra toujours pratiquer cet usage; Mon imitation n'est point un esclavage: Je ne prends que l'idée, et les tours, et les lois, Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois. Si d'ailleurs quelque endroit plein chez eux d'excellence Peut entrer dans mes vers sans nulle violence, Je l'y transporte, et veux qu'il n'ait rien d'affecté, Tâchant de rendre mien cet air d'antiquité. Je vois avec douleur [ces] routes méprisées Art et guides, tout est dans les Champs Élysées. J'ai beau les évoquer, j'ai beau vanter leurs traits, On me laisse tout seul admirer leurs attraits. Térence est dans mes mains; je m'instruis dans Horace; Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse. Je le dis aux rochers; on veut d'autres discours Ne pas louer son siècle est parler à des sourds. Je le loue, et je sais qu'il n'est pas sans mérite; Mais près de ces grands noms notre gloire est petite Tel de nous, dépourvu de leur solidité, N'a qu'un peu d'agrément, sans nul fonds de beauté; Je ne nomme personne: on peut tous nous connaître. Je pris certain auteur autrefois pour mon maître; Il pensa me gâter. À la fin, grâce aux Cieux, Horace, par bonheur, me dessilla les yeux. L'auteur avait du bon, du meilleur; et la France Estimait dans ses vers le tour et la cadence. Qui ne les eût prisés? J'en demeurai ravi; Mais ses traits ont perdu quiconque l'a suivi. Son trop d'esprit s'épand en trop de belles choses Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses. On me dit là-dessus: "De quoi vous plaignez-vous?" De quoi! Voilà mes gens aussitôt en courroux; lis se moquent de moi, qui, plein de ma lecture, Vas partout prêchant l'art de la simple nature. Ennemi de ma gloire et de mon propre bien, Malheureux, je m'attache à ce goût ancien. " Qu'a-t-il sur nous, dit-on, soit en vers, soit en prose? L'antiquité des noms ne fait rien à la chose, L'autorité non plus, ni tout Quintilien." Confus à ces propos, j'écoute, et ne dis rien. J'avouerai cependant qu'entre ceux qui les tiennent J'en vois dont les écrits sont beaux et se soutiennent Je les prise, et prétends qu'ils me laissent aussi Révérer les héros du livre que voici. Recevez leur tribut des mains de Toscanelle, Ne vous étonnez pas qu'il donne pour modèle À des ultramontains un auteur sans brillants: Tout peuple peut avoir du goût et du bon sens; Ils sont de tout pays; du fonds de l'Amérique: Qu'on y mène un rhéteur habile et bon critique, Il fera des savants. Hélas! qui sait encor Si la science à l'homme est un si grand trésor? Je chéris l'Arioste et j'estime le Tasse; Plein de Machiavel, entêté de Boccace, J'en parle si souvent qu'on en est étourdi; J'en lis qui sont du Nord, et qui sont du Midi. Non qu'il ne faille un choix dans leurs plus beaux ouvrages Quand notre siècle aurait ses savants et ses sages, En trouverais-je un seul approchant de Platon? La Grèce en fourmillait dans son moindre canton. La France a la satire et le double théâtre; Des bergères d'Urfé chacun est idolâtre; On nous promet l'histoire, et c'est un haut projet. J'attends beaucoup de l'art, beaucoup plus du sujet Il est riche, il est vaste, il est plein de noblesse; Il me ferait trembler pour Rome et pour la Grèce. Quant aux autres talents, l'ode, qui baisse un peu, Veut de la patience; et nos gens ont du feu. Malherbe avec Racan, parmi les choe.urs des anges, Là-haut de l'Éternel célébrant les louanges, Ont emporté leur lyre; et j'espère qu'un jour J'entendrai leurs concerts au céleste séjour. Digne et savant prélat, vos soins et vos lumières Me feront renoncer à mes erreurs premières Comme vous je dirai l'auteur de l'Univers; Cependant agréez mon rhéteur et mes vers. À Monsieur de Bonrepaux Écrit à M de Bonrepaux, à la suite de l'opération de la fistule de Louis XIV À Londres, le... Le roi est parfaitement guéri: vous ne sauriez vous imaginer combien ses sujets en ont témoigné de joie. Ils offriraient leurs jours pour prolonger les siens; Ils font de sa santé le plus cher de leurs biens: Les preuves qu'à l'envi chaque jour ils en donnent, Les voe.ux et les concerts dont leurs temples résonnent, Forcent le Ciel de l'accorder. On peut juger à cette marque, Par la crainte qu'ils ont de perdre un tel monarque, Du bonheur de le posséder. De quelle sorte de mérite N'est-il pas aussi revêtu? Sa principale favorite Plus que jamais est la vertu. Autrefois il a combattu Pour la grandeur et pour la gloire; Maintenant d'une autre victoire Son coe.ur devient ambitieux: Les vaines passions chez lui sont étouffées; L'histoire a peu de rois, la fable point de dieux, Qui se vantent de ces trophées. Il pourrait se donner tout entier au repos: Quelqu'un trouverait-il étrange Que, digne en cent façons du titre de héros, Il en voulût goûter à loisir la louange? Les deux mondes sont pleins de ses actes guerriers; Cependant il poursuit encor d'autres lauriers: Il veut vaincre l'Erreur; cet ouvrage s'avance, Il est fait; et le fruit de ces succès divers Est que la Vérité règne en toute la France, Et la France en tout l'Univers. Non content que sous lui la Valeur se signale, Il met la Piété sur le trône à son tour; Ses soins la font régner, ainsi que sa rivale, Au milieu même de la Cour. C'est pour lui plaire aussi qu'Astrée est de retour; Ces trois divinités font fleurir son empire, Il a su les unir pour le bien des humains. C'est proprement de lui qu'on a sujet de dire Que le Sage a tout dans ses mains. Vient-il pas d'attirer, par de divers chemins, La dureté de coe.ur, et l'Erreur envieillie, Monstres dont les projets se sont évanouis? On voit oe.uvre d'un siècle en un mois accomplie Par la sagesse de Louis. Mais je crains de passer le but de mon ouvrage Il faut plus de loisir pour louer ce héros; Une Muse modeste et sage Ne touche qu'en tremblant à des sujets si hauts. Je me tais donc, et rentre au fond de mes retraites; J'y trouve des douceurs secrètes. La fortune, il est vrai, m'oubliera dans ces lieux; Ce n'est point pour mes vers que ses faveurs sont faites Il ne m'appartient pas d'importuner les dieux. Vers à la manière de Neuf-Germain sur la prise de Philisbourg Va chez le turc et le sophi, Muse, et dis, de Tyr à Calis, Que, malgré la ligue d'Augsbourg, Monseigneur à pris PHILISBOURG. Tu pourras jurer: "Par ma fi, C'est le digne héritier des Lis. Comment, diable! il prend comme un bourg L'inexpugnable PHILISBOURG! " Seize jours au siège ont suffi; D'autres guerriers y sont vieillis. Ce premier labeur, ou labour, Donne à la France PHILISBOURG. Le Dieu du Rhin en a dit: "Fi! Je sens les corps ensevelis, Et non le bois de calembour, Le long des murs de PHILISBOURG." Staremberg, d'orgueil tout bouffi, Nous donnait trois mois accomplis Avant qu'ouïr sur leur tambour La chamade dans PHILISBOURG. Il s'est trompé dans son défi Nos quartiers vont être établis Sur mainte ville et maint faubourg Par la prise de PHILISBOURG. Ma foi, l'Empire est déconfit, Si bientôt ne sont démolis, Par la paix, les murs de Fribourg, Et l'imprenable PHILISBOURG. Ballade sur le nom de Hardi donné par les soldats à Monseigneur le Dauphin Un de nos fantassins, très bon nomenclateur, Du titre de hardi baptisant Monseigneur, Le fera sous ce nom distinguer dans l'histoire. Ce soldat par chacun fut d'abord applaudi: Le prince et son parrain firent dire à leur gloire " Louis le bien nommé, c'est Louis le Hardi." D'un pareil nom de guerre on traitait les neuf preux Notre jeune héros le mérite mieux qu'eux. J'aime les sobriquets qu'un corps de garde impose Ils conviennent toujours; et, quant à moi, je di, Pour ajouter encor quelque lustre à la chose: " Louis le bien nommé, c'est Louis le Hardi." Adam, qui sur les fonts tint les êtres divers Dont il plut au Seigneur de peupler l'Univers, Adam, parrain banal de toutes ces familles, Et qui n'imposait par les noms en étourdi, N'y rencontrait pas mieux qu'ont fait ces bons soudrilles: Louis le bien nommé, c'est Louis le Hardi. ENVOI L'homme n'engendre guère à soixante et dix ans. Si le cas m'arrivait, comme à certaines gens, J'irais à ce soldat, et, sans tant de mystère, Tout autre choix à part, je dirais: "Cadédi, Viens tenir mon enfant, tu seras mon compère Louis le bien nommé, c'est Louis le Hardi." À S. A. S. Monseigneur le Prince de Conti 1685 Pleurez-vous aux lieux où vous êtes? La douleur vous suit-elle au fond de leurs retraites? Ne pouvez-vous lui résister? Dois-je enfin, rompant le silence, Ou la combattre, ou la flatter, Pour adoucir sa violence? Le dieu de l'Oise est sur ces bords, Qui prend part à votre souffrance; Il voudrait les orner par de nouveaux trésors, Pour honorer votre présence. Si j'avais assez d'éloquence, Je dirais qu'aujourd'hui tout y doit rire aux yeux. Je ne le dirais pas: rien ne rit sous les cieux, Depuis le moment odieux Qui vous ravit un frère aimé d'amour extrême. Ce moment, pour en parler mieux, Vous ravit dès lors à vous-même. Conti dès l'abord nous fit voir Une âme aussi grande que belle. Le Ciel y mit tout son savoir, Puis vous forma sur ce modèle. Digne du même encens que les dieux ont là-haut, Vous attiriez des coe.urs l'universel hommage. L'un et l'autre servait d'exemplaire et d'image Vous aviez tous deux ce qu'il faut Pour être un parfait assemblage. Je n'y trouvais qu'un seul défaut, C'était d'avoir trop de courage. Par cet excès on peut pécher Conti méprisa trop la vie. À travers les périls pourquoi toujours chercher Les noms dont après lui sa mémoire est suivie? Ces noms, qu'alors aucun n'envie, N'ont rien là-bas le consolant Achille en est un témoignage. Il eut un désir violent De faire honneur à son lignage, Il souhaita d'avoir un temple et des autels Homère en ses vers immortels Le lui bâtit. Sa propre gloire Y dure aussi dans la mémoire Des habitants de l'Univers. Cependant Achille, aux enfers, Prise moins l'honneur de ce temple Que la cabane d'un berger. Profitez-en: c'est un exemple Qui mérite bien d'y songer. Songez-y donc, Seigneur; examinez la chose, D'autant plus qu'on ne peut y faillir qu'une fois. L'Achéron ne rend rien: si nos pleurs étaient cause Qu'il révoquât ces tristes lois, Nous reverrions Conti; mais ni le sang des rois, Ni la grandeur, ni la vaillance, Ne font changer du Sort la fatale ordonnance, Qui rend sourd à nos cris le noir tyran des morts. Ne vous fiez point aux accords D'un autre Orphée: a-t-il lui-même Rien gagné sur la Parque blême? Il obtint en vain ses amours; Tous deux avaient du Styx repassé les contours Il vit redescendre Eurydice. Il protesta de l'injustice; Il implora l'Olympe, et neuf jours et neuf nuits Importuna de ses ennuis Les échos des rivages sombres. Quand j'irais, comme lui, redemander aux ombres Les Contis, princes belliqueux, On me dirait que le Cocyte Ne considère aucun mérite Je ne reviendrais non plus qu'eux. Je ne vous dis ici que ce qu'a dit Voiture. L'ami de Mécénas, Horace, dans ses sons, L'avait dit devant lui; devant eux la nature L'avait fait dire en cent façons. Les neuf Soe.urs et leurs nourrissons Depuis longtemps, en leurs chansons, Répètent que l'on va recommencer l'année, Et que jamais la Destinée Ne permit aux humains le retour en ces lieux. Conservez donc, Seigneur, des jours si précieux; Que le temps sèche au moins vos larmes: Celui que vous pleurez, loin d'y trouver des charmes, En goûte un bonheur moins parfait. Je crains que les raisons ne soient de peu d'effet Dans la douleur qui vous possède; Mais le temps n'aura-t-il pour vous seul nul remède? À L. A. S. Mademoiselle de Bourbon et Monseigneur le Prince de Conti 1688 Hyménée et l'Amour vont conclure un traité Qui les doit rendre amis pendant longues années Bourbon, jeune divinité, Conti, jeune héros, joignent leurs destinées. Condé l'avait, dit-on, en mourant souhaité; Ce guerrier, qui transmet à son fils en partage Son esprit, son grand coe.ur, avec un héritage Dont la grandeur non plus n'est pas à mépriser, Contemple avec plaisir de la voûte éthérée Que ce noe.ud s'accomplit, que le prince l'agrée, Que Louis aux Condé ne peut rien refuser. Hyménée est vêtu de ses plus beaux atours; Tout rit autour de lui, tout éclate de joie: Il descend de l'Olympe environné d'Amours Dont Conti doit être la proie Vénus à Bourbon les envoie. Ils avaient l'air moins attrayant, Le jour qu'elle sortit de l'onde, Et rendit surpris notre monde De voir un peuple si brillant. Le choe.ur des Muses se prépare; On attend de leurs nourrissons Ce qu'un talent exquis et rare Fait estimer dans nos chansons. Apollon y joindra ses sons; Lui-même il apporte sa lyre. Déjà l'amante de Zéphire, Et la déesse du matin, Des dons que le printemps étale, Commencent à parer la salle Où se doit faire le festin. Ô vous, pour qui les dieux ont des soins si pressants, Bourbon, aux charmes tout puissants, Ainsi qu'à l'âme toute belle, Conti, par qui sont effacés Les héros des siècles passés, Conservez l'un pour l'autre une ardeur mutuelle! Vous possédez tous deux ce qui plaît plus d'un jour, Les grâces et l'esprit, seuls soutiens de l'amour. Dans la carrière aux époux assignée, Prince et Princesse, on trouve deux chemins L'un de tiédeur, commun chez les humains; La passion à l'autre fut donnée. N'en sortez point; c'est un état bien doux, Mais peu durable en notre âme inquiète. L'amour s'éteint par le bien qu'il souhaite; L'amant alors se comporte en époux. Ne saurait-il établir le contraire, Et renverser cette maudite loi? Prince et Princesse, entreprenez l'affaire; Nul n'osera prendre exemple sur moi. De ce conseil faites expérience: Soyez amants fidèles et constants. S'il faut changer, donnez-vous patience, Et ne soyez époux qu'à soixante ans. Vous ne changerez point; écoutez Calliope; Elle a pour votre hymen dressé cet horoscope " Pratiquer tous les agréments Qui des époux font des amants, Employer sa grâce ordinaire, C'est ce que Conti saura faire. Rendre Conti le plus heureux Qui soit dans l'empire amoureux, Trouver cent moyens de lui plaire, C'est ce que Bourbon saura faire. " Apollon m'apprit l'autre jour Qu'il naîtrait d'eux un jeune Amour Plus beau que l'enfant de Cythère, En un mot semblable à son père. Former cet enfant sur les traits Des modèles les plus parfaits, C'est ce que Bourbon saura faire; Mais de nous priver d'un tel bien, C'est à quoi Bourbon n'entend rien." Le songe Pour Madame la Princesse de Conti La déesse Conti m'est en songe apparue Je la crus de l'Olympe ici-bas descendue; Elle étalait aux yeux tout un monde d'attraits, Et menaçait les coe.urs du moindre de ses traits. " Fille de Jupiter, m'écriai-je à sa vue, On reconnaît bientôt de quel sang vous sortez. L'air, la taille, le port, un amas de beautés, Tout excelle en Conti; chacun lui rend les armes; Sa présence en tous lieux fera dire toujours Voilà la fille des Amours, Elle en a la grâce et les charmes. On ne dira pas moins en admirant son air C'est la fille de Jupiter. Quand Morphée à mes sens présenta son image, Elle allait en un bal s'attirer maint hommage. Je la suivis des yeux; ses regards et son port Remplissaient en chemin les coe.urs d'un doux transport. Le songe me l'offrit par les Grâces parée. Telle aux noces des dieux ne va point Cythérée. Telle même on ne vit cette fille des flots Du prix de la beauté triompher dans Paphos. Conti me parut lors mille fois plus légère Que ne dansent au bois la Nymphe et la bergère; L'herbe l'aurait portée; une fleur n'aurait pas Reçu l'empreinte de ses pas. Elle semblait raser les airs à la manière Que les dieux marchent dans Homère. Ceci n'est-il point trop savant? Des éruditions la cour est ennemie; Même on les voit assez souvent Rebuter par l'Académie. Hélas! en cet endroit mon songe fut trop court; Je sentis effacer de si douces images, Et, la nuit ramenant les entretiens du jour, Je me représentai de perfides courages. Je ramassai les bruits que de divers endroits Vient répandre chez nous la déesse aux cent voix, Qui du songe inventeur imite les ouvrages. Morphée, accompagné de ses plus noirs démons, Me peignit cent États brouillés en cent façons. À Conti succéda ce que fait l'Angleterre: Je ne vis qu'un chaos plein d'appareils de guerre. Que les enfants de Mars ont un différent air De la fille de Jupiter! Songe, par qui me fut son image tracée, Ne reviendrez-vous plus l'offrir à ma pensée? En finissant trop tôt vous causez trop d'ennuis. Faites de vos faveurs un plus juste partage, Et revenez toutes les nuits, Ou durez un peu davantage. À Monsieur de Vendôme Épitre Prince, qui faites les délices Et de l'armée et de la cour, Du vieux soldat et des milices, Et de toute la gent qu'assemble le tambour, Le bruit de votre maladie A fait trembler pour votre vie; Il n'est pèlerinage où nous n'ayons songé. Que si personne n'a bougé, C'est que le monarque lui-même Rassura d'abord les esprits; Et ce qu'il dit vint à Paris Avec une vitesse extrême. Sans cela tout était perdu Le poète avait l'air d'un rendu. Comment! d'un rendu? D'un ermite, D'un Santoron, d'un Santena, D'un déterré, bref, d'un qui n'a Vu de longtemps plat ni marmite. Il semblait, à me voir, que je fusse aux abois; Fieubet, auprès de Gros-Bois, Tient contenance moins contrite, Non qu'il se soit du tout privé Des commodités de la vie; Même on dit qu'il s'est réservé Sa cuisine et son écurie, Des gens pour le servir, le nécessaire enfin; Un peu d'agréable; et lui fin. Cet exemple est fort bon à suivre; J'en sais un meilleur: c'est de vivre. Car est-ce vivre, à votre avis, Que de fuir toutes compagnies, Plaisants repas, menus devis, Bon vin, chansonnettes jolies, En un mot, n'avoir goût à rien? Dites que non, vous direz bien. Je veux de plus qu'on se comporte Sans faire mal à son prochain; Qu'on quitte aussi tout mauvais trait. Je ne l'entends que de la sorte. Tant que Votre Altesse, Seigneur, Et celle encor du Grand Prieur, Aurez une santé parfaite, Je renonce à toute retraite. Mais, dès qu'il vous arrivera Le moindre mal, on me verra Vite à Saint-Germain de la Truite Frère servant d'un autre ermite, Qui sera l'abbé de Chaulieu: Sur ce, je vous commande à Dieu. À Monsieur de Vendôme Épitre 1691 Quand on croyait la campagne achevée, Et toute chose au printemps réservée, Arrive un fait sous les ordres d'un roi Né pour donner au monde entier la loi; Sage et puissant, grand sur mer et sur terre, Voulant la paix, quoiqu'il fasse la guerre Avec succès depuis plus de trente ans; Très bien servi par tous ses combattants Craint au dehors, au dedans chacun l'aime, Tout se soumet à son pouvoir suprême. Or je croyais devoir m'étendre sur ceci; Car vous l'aimez comme il vous aime aussi. Il vous l'écrit (c'est beaucoup que d'écrire, Pour un roi tel qu'est le roi notre sire) Avec des mots d'estime et d'amitié; Et je n'en dis encor que la moitié. Venons au fait. En Piémont notre armée, Sous Catinat à vaincre accoutumée, Complètement a battu l'ennemi, Et la Victoire a pris notre parti; De Catinat je dirai quelque chose. Sur lui le Prince à bon droit se repose Ce général n'a guère son pareil; Bon pour la main, et bon pour le conseil. De vous, Seigneur, on en peut autant dire; Et quelque jour je veux encor l'écrire. C'est mon dessein. Sur ce, je finirai, Vous assurant que je suis et serai De Votre Altesse humble servant et poète, Qui tous honneurs et tous biens vous souhaite Ce mot de biens, ce n'est pas un trésor, Car chacun sait que vous méprisez l'or. J'en fais grand cas; aussi fait sire Pierre, Et sire Paul, enfin toute la terre; Toute la terre a peut-être raison. Si je savais quelque bonne oraison Pour en avoir, tant que la paix se fasse, Je la dirais de la meilleure grâce Que j'en dis onc: grande stérilité Sur le Parnasse en a toujours été. Qu'y ferait-on, Seigneur? Je me console, Si vers Noël l'abbé me tient parole. Je serai roi: le sage l'est-il pas? Souhaiter l'or, est-ce l'être? Ce cas Mérite bien qu'à vous je m'en rapporte Je tiens la chose à résoudre un peu forte. Pour Madame... Sur l'air des " Folies d'Espagne " " On languit, on meurt près de Sylvie C'est un sort dont les rois sont jaloux. Si les dieux pouvaient perdre la vie, Dans vos fers ils mourraient comme nous. " Soupirant pour un si doux martyre, À Vénus ils ne font plus la cour; Et Sylvie accroîtra son empire Des autels de la mère d'Amour. " Le Printemps paraît moins jeune qu'elle; D'un beau jour la naissance rit moins: Tous les yeux disent qu'elle est plus belle, Tous les coe.urs en servent de témoins. " Ses refus sont si remplis de charmes, Que l'on croit recevoir des faveurs La douceur est celle de ses armes Qui se rend la plus fatale aux coe.urs. " Tous les jours entrent à son service Mille Amours, suivis d'autant d'amants; Chacun d'eux, content de son supplice, Avec soin lui cache ses tourments. " Sa présence embellit nos bocages; Leurs ruisseaux sont enflés par mes pleurs Trop heureux d'arroser des ombrages Où ses pas ont fait naître des fleurs. " L'autre jour, assis sur l'herbe tendre, Je chantais son beau nom dans ces lieux; Les Zéphyrs, accourant pour l'entendre, Le portaient aux oreilles des dieux. " Je l'écris sur l'écorce des arbres; Je voudrais en remplir l'Univers. Nos bergers l'ont gravé sur des marbres Dans un temple, au-dessus de mes vers." C'est ainsi qu'en un bois solitaire Lycidas exprimait son amour. Les Échos, qui ne sauraient se taire, L'ont redit aux bergers d'alentour. Sonnet sur le retour de Guillaume Henri de Nassau 1690 Guillaume, étant parti comme un second Achille, D'un air moins triomphant revient, à ce qu'on dit. Nous verrons quels projets maintiendront son crédit Et s'il rendra la France en lauriers moins fertile. On l'a fait déloger de devant une ville Qu'eût prise un argoulet, sans aucun contredit; Lazare après trois jours sort de terre et revit, L'usurpateur Guillaume est trois mois immobile. Ce ressuscité perd l'Empire et l'Empereur, L'Anglais est divisé, les Turcs reprennent coe.ur; Les clients de Guillaume ont tous la nappe mise. Si l'Irlande est témoin de ses faits inouïs, Il met quatre Électeurs et Savoie en chemise, Et le bruit de sa mort me coûte un beau louis. À M. Girin Sans de l'esprit c'est peu de chose Que d'être beau Sans esprit, c'est la phrase, et non sans de l'esprit; Je tiens ce dernier condamnable; Et l'auteur du rondeau l'avait trop bien écrit Pour soutenir un point si fort insoutenable. Il affaiblit par là ses cinq vers les plus beaux; Le sens, la chute, tout m'y paraît admirable. Il finit par un mot constant et véritable: C'est que l'esprit fait tout. Nul de nos jouvenceaux Ne doit sans celui-là fréquenter chez les belles, Ni se présenter aux ruelles. Or celui-là s'entend parfois en deux façons L'un dira, c'est l'esprit; c'est l'argent, dira l'autre; Pour moi, mon avis est que tous les deux sont bons. Un siècle fait comme le nôtre Veut de l'argent, et veut qu'on le donne à propos Tout est fin diamant aux mains d'un habile homme, Tout devient happelourde entre les mains des sots; Bref, avec de l'esprit, on va jusques à Rome. Si sans de l'esprit était bon, Voici l'unique occasion Où je pourrais lui trouver place Sans de l'esprit, dirais-je, on ne peut faire un pas. Mais par malheur, quoi que l'on fasse, Sans de l'esprit ne se dit pas. L'idiome gascon souffrirait cette phrase; Sans esprit paraît faible aux gens du Dauphiné; Sans de l'esprit a plus d'emphase, Mais tout Paris l'a condamné. Cependant tout Paris n'est pas toute la France; Votre province veut peut-être une éloquence Où l'on s'exprime en appuyant. L'auteur en vos cantons peut soutenir la chose, Et près des tribunaux que la Garonne arrose Se sauver par ce faux-fuyant. Je ne me donne point ici pour un oracle; Et, sans chercher si loin, Grenoble en possède un Il sait notre langue à miracle; Son esprit est en tout au-dessus du commun. C'est votre cardinal que j'entends; ses lumières Dédaignent, il est vrai, de semblables matières; Je ne vous tiens pas gens à lui lire ceci. Sans de l'esprit je crois que l'on le pourrait faire Ballades et rondeaux, ce n'est point son affaire; À l'égard du salut, unique nécessaire, Il n'est point de difficulté Qui ne doive occuper, en pareille occurrence, Non seulement Son Éminence, Mais même encor Sa Sainteté. Traduction paraphrasée de la prose Dies Irae Dieu détruira le siècle au jour de sa fureur. Un vaste embrasement sera l'avant-coureur, Des suites du péché long et juste salaire. Le feu ravagera l'Univers à son tour; Terre et cieux passeront; et ce temps de colère Pour la dernière fois fera naître le jour. Cette dernière aurore éveillera les morts L'ange rassemblera les débris de nos corps; Il les ira citer au fond de leur asile. Au bruit de la trompette en tous lieux dispersé, Toute gent accourra. David et la Sibylle Ont prévu ce grand jour, et nous l'ont annoncé. De quel frémissement nous nous verrons saisis! Qui se croira pour lors du nombre des choisis? Le registre des coe.urs, une exacte balance Paraîtront aux côtés d'un Juge rigoureux. Les tombeaux s'ouvriront; et leur triste silence Aura bientôt fait place aux cris des malheureux. La nature et la mort, pleines d'étonnement, Verront avec effroi sortir du monument Ceux que dès son berceau le monde aura vus vivre. Les morts de tous les temps demeureront surpris En lisant leurs secrets aux annales d'un livre Où même les pensers se trouveront écrits. Tout sera révélé par ce livre fatal; Rien d'impuni. Le Juge, assis au tribunal, Marquera sur son front sa volonté suprême. Qui prierai-je en ce jour d'être mon défenseur? Sera-ce quelque juste? Il craindra pour lui-même, Et cherchera l'appui de quelque intercesseur. Roi, qui fais tout trembler devant ta Majesté, Qui sauves les élus par ta seule bonté, Source d'actes bénins et remplis de clémence, Souviens-toi que pour moi tu descendis des cieux; Pour moi, te dépouillant de ton pouvoir immense, Comme un simple mortel tu parus à nos yeux. J'eus part à ton passage: en perdras-tu le fruit? Veux-tu me condamner à l'éternelle nuit, Moi, pour qui ta bonté fit cet effort insigne? Tu ne t'es reposé que las de me chercher; Tu n'as souffert la croix que pour me rendre digne D'un bonheur qui me puisse à toi-même attacher. Tu pourrais aisément me perdre et te venger. Ne le fais point, Seigneur; viens plutôt soulager Le faix sous qui je sens que mon âme succombe. Assure mon salut dès ce monde incertain; Empêche malgré moi que mon coe.ur ne retombe, Et ne te force enfin de retirer ta main. Avant le jour du compte efface entier le mien. L'illustre pécheresse, en présentant le sien, Se fit remettre tout par son amour extrême; Le larron te priant fut écouté de toi: La prière et l'amour ont un charme suprême; Tu m'as fait espérer même grâce pour moi. Je rougis, il est vrai, de cet espoir flatteur; La honte de me voir infidèle et menteur, Ainsi que mon péché, se lit sur mon visage J'insiste toutefois, et n'aurai point cessé Que ta bonté, mettant toute chose en usage N'éclate en ma faveur, et ne m'ait exaucé. Fais qu'on me place à droite, au nombre des brebis; Sépare-moi des boucs réprouvés et maudits. Tu vois mon coe.ur contrit et mon humble prière; Fais-moi persévérer dans ce juste remords: Je te laisse le soin de mon heure dernière; Ne m'abandonne pas quand j'irai chez les morts. Inscriptions pour la Galerie Historique des Victoires de Louis XIV Inscription pour l'entrée de la galerie Loin du tumulte de la Cour, C'est ainsi que nos coe.urs vénèrent le monarque; Voici le temple où chaque jour Il a de notre zèle une nouvelle marque Ses hauts faits y seront respectés par la Parque, Si la Parque a jamais épargné quelques lieux. Ô vous dont ses exploits ont attiré les yeux, Admirez-en la suite. Elle doit vous apprendre Que dans chaque dessein Louis fait éclater De la prudence à l'entreprendre, De la force à l'exécuter. Prise de Tournai, le 24 juin 1667 Tributaire des lis, je reçus autrefois Clovis en son berceau, Childéric en sa tombe, J'étais ville des Francs: je le suis des François. Un vainqueur, sous qui tout succombe, Sut à ce premier joug ranger ma liberté. Ce qu'on crut mon malheur fait ma félicité; Aux efforts de Louis je dus d'abord me rendre. Ce prince sur Clovis l'emporte en piété, En grandeur il passe Alexandre. Prise de Douai Douai, ville à Pallas si chère, Soit que Pallas se considère Un armet à la tête, ou l'aiguille à la main, Douai, la fille de Louvain, Bénit le conquérant dont le bras l'a soumise. Elle n'a jamais cru la révolte permise, Ni suivi des Flamands les coe.urs séditieux. Cette ardeur si fidèle à Louis est acquise Car quel roi la mérite mieux? Prise de Lille, le 28 août 1667 Lille, cette cité qui vaut une province, Par l'effort de Louis notre grandeur accroît. Qu'en coûte la conquête aux armes de ce prince? Dix jours. Qui le croira? Celui qui le connoit. Conquêtes du Roi en Hollande, 1672 Triompher en courant d'un climat invincible, Pénétrer un pays que de leurs propres mains La nature avec l'art rendaient inaccessible Aux entreprises des humains; Passer le Rhin, l'Issel, et lasser la victoire, Faire à plus de cent forts son tonnerre éprouver C'est ce qui de cent rois pourrait remplir l'histoire En trois mois cependant un seul sut l'achever. Prise de Maestricht Louis sait commander: c'est le métier des rois, C'est celui que font les dieux même; Les héros par cet art faisaient joindre autrefois Les honneurs de l'Olympe à ceux du diadème. Notre prince le porte en un degré suprême: Contemplez de quel air il sait aux champs de Mars, Comme au trône, exercer le plus noble des arts. Maestricht en est témoin: cette ville fameuse Change bientôt de souverain; Peu de temps la réduit, douze jours... et la Meuse En faveur de Louis suit l'exemple du Rhin. Prise de Besançon Je louerais Besançon, mais César l'a dépeint. On sait que dans les airs son rocher va s'étendre. Quoique voisin du ciel, nos armes l'ont contraint Après huit veilles à se rendre. Tout concourait pour le défendre Le nom de ses guerriers, l'aspect de ses remparts; Ibères et Germains, venus de toutes parts, Voyaient entrer pour lui l'hiver même en leurs ligues. Huit retours de l'aurore ont décidé son sort. Louis est un torrent, dont les plus fortes digues Ne sauraient arrêter l'effort. Prise de Dôle Besançon fut suivi de Dôle, et ces projets Entassèrent bientôt conquête sur conquête. Louis mène une troupe aux combats toujours prête; En autant de héros il change ses sujets. Rien ne résiste aux mains conduites par sa tête. Qu'on soit ministre ou chef, qu'on soit sage ou vaillant, Il connaît de chacun le zèle et le talent. Sous ses ordres, Louvois, d'une peine assidue, Par l'exemple du prince au travail animé, Suffit seul à cent soins d'une immense étendue Quel génie! Il est vrai que Louis l'a formé. Prise de Limbourg, 20 juin 1675 Rien ne sauva Limbourg: les forces de l'Empire, Le Batave, l'Ibère, enfin le monde entier. Condé formait le siège, instruit en ce métier Mars et lui ne font qu'un, c'est ce que l'on peut dire. Louis couvrait son camp, et le favorisait; Aux secours assemblés ce prince s'opposait. Où sont ces Ilions qui coûtaient dix années? Limbourg, après dix jours, tomba sous notre fer. Eût-il pu retarder l'arrêt des destinées Et la foudre de Jupiter? Prise de Bouchain, 12 mai 1676 Bouchain servait de clef à deux superbes villes; Sa prise les rendait à dompter plus faciles Ni Valenciennes ni Cambrai N'eussent tombé si tôt sans ce premier essai. Philippe l'entreprend; Bouchain voit une armée Sous l'un et l'autre frère à vaincre accoutumée. Orange accourt en vain: Bouchain cède à Louis; Tenant presque en ses mains une double victoire, L'ennemi se retire, envieux de la gloire Dont ce prince eût comblé tant de faits inouïs. Prise de Valenciennes, mars 1677 Valenciennes était l'écueil de nos guerriers; Elle avait arrêté le cours de nos lauriers. Ses enfants rappelaient de tristes funérailles, Nous montrant nos tombeaux creusés sous leurs murailles. Que les temps sont divers! Il n'est que notre roi Qui se puisse vanter d'avoir toujours pour soi La faveur du dieu des batailles; Bientôt cette cité fut soumise à ses lois. Nous pouvions nous venger des pertes d'autrefois Le soldat renonça de lui-même au pillage, Il eut horreur d'un droit acquis à son courage. Ce miracle n'est dû qu'au plus clément des rois. Prise de Cambrai Cambrai portait son nom aux terres inconnues; Ses plus fiers ennemis n'osaient en approcher; Ils passaient, et ce lieu, plus ferme qu'un rocher, Gardait un air tranquille et menaçait les nues. Qu'ont servi ses châteaux, ni leurs cimes chenues? Ce rempart s'est soumis: c'était le seul recours Que l'Ibère opposât au cours D'un torrent qui sans doute eût emporté le reste. La paix a suspendu ces rapides efforts: Flandre, ton sort dépend d'un conquérant modeste, Et non des ligues et des forts. Prise de Saint-Omer Cambrai résistait encore Saint-Omer voit, de ses tours, Le défenseur qu'il implore Accourir à son secours. On se bat; le sort chancelle Philippe enfin est vainqueur. Louis laisse agir son zèle, Et sa conduite et son coe.ur. Saint-Omer se rend ensuite, Et, par tant d'exploits divers, On crut la Flandre réduite, Et l'Europe et l'Univers. Prise de Gand Qui ne sait des Gantois les dures destinées, La colère de Charle indigné justement, Et de ces villes mutinées Le sévère et long châtiment? Ce sont événements trop marqués dans l'histoire; Ils ne le sont pas moins dans le coe.ur des Gantois; Et l'Espagne avait lieu de croire Que Gand ferait des voe.ux en faveur des François. Ce n'est point ce qui fit incliner la balance; Le Ciel n'entend les voe.ux des mutins qu'à regret. Louis força ces murs, mais par sa vigilance, Par sa valeur, par le secret. Prise d'Ypres La jalousie aux yeux incessamment ouverts Fut toujours attentive au progrès de nos armes. Près d'Ypres menacée, on vit les champs couverts D'escadrons accourus sur le bruit des alarmes. L'Anglais avec fierté, l'Espagnol avec larmes, Représentaient à l'Univers Que de l'Europe et des deux mers Notre prince voulait régler seul la fortune; Qu'Ypres prise, la Flandre entière allait tomber. Ypres, malgré leur plainte aux peuples importune, Ne laisse pas de succomber. La paix de Nimègue Louis maintient la paix qu'il rappelle ici-bas. Alexandre soupire au sein de la victoire; Rien ne remplit son coe.ur que l'amour des combats Malheureux de n'aimer qu'une sorte de gloire, Il fut grand, il ne fut sage ni modéré; Louis l'est. Ô toi, chef dont la Grèce se vante, Et vous, dont Rome a vu le mérite adoré, Mânes des deux Césars, Louis vous représente. En ce monarque seul on peut tous trois vous voir; Arbitre de l'Europe, il en fait le partage. Il sait vaincre, régner, maintenir son ouvrage Le détruise qui donc en aura le pouvoir! Ballade sur le mal d'Amour De tant de maux qui traversent la vie, Lequel de tous donne plus d'embarras? De grands malheurs la famine est suivie;. La guerre aussi cause de grands fracas; La peste encore est un dangereux cas; Femme fâcheuse est un méchant partage Faute d'argent cause bien du ravage;, Mais pas ne sont là les plus douloureux Si m'en croyez, aussi bien que le Sage. Le mal d'amour est le plus rigoureux De l'éprouver, un jour me prit envie; Mais aussitôt adieu joie et soulas:. Ennuis cuisants, noirs soupçons, jalousie, Cent autres maux je vis venir à tas. Tous mes déduits furent de grands hélas! Liberté fit place à honteux servage; Tu fus d'abord, pauvre coe.ur, mis en cage, D'où tu voudrais sortir, mais tu ne peux. Lors tu chantas sur un piteux ramage " Le mal d'amour est le plus rigoureux." Quand la beauté que vous avez servie À vos désirs parfois ne répond pas, C'est bien alors que c'est la diablerie; Prendre on voudrait le parti de Judas On se pendrait pour moins de deux ducats. Sans cesse au coe.ur on a fureur et rage; Fer et poison, on met tout en usage Pour se tirer d'un pas si malheureux. Qui peut après douter de cet adage " Le mal d'amour est le plus rigoureux "? J'excepte amour qui se traite en Turquie Dans les sérails de ces heureux bachas D'où cruauté fut de tout temps bannie, Où douceur git toujours entre deux draps Plaisirs y sont sur des lits de damas, Chagrin jamais; jamais dame sauvage Jusqu'aux tendrons qui font apprentissage, Tout est galant, traitable, et gracieux Partout ailleurs, dont de bon coe.ur j'enrage, Le mal d'amour est le plus rigoureux. ENVOI Objet charmant, de qui la belle image Tient dès longtemps mon coe.ur en esclavage, Soulage un peu mon tourment amoureux Si tu me fais un tour si généreux Plus ne tiendrai ce déplaisant langage " Le mal d'amour est le plus rigoureux." Églogue CLYMÈNE Je ne veux plus aimer, j'en ai fait un serment Lysis vient de louer en ma présence Aminte; J'ai vu triompher mon amant Du dépit dont j'étais atteinte; Je ne veux plus aimer, j'en ai fait un serment. Tu ris... ANNETTE Qui ne rirait de ce sujet de plainte? Mais que dis-tu d'Atis, qui, seul et sans témoins, Rêve toujours sous quelque ombrage? Son troupeau ne fait plus le sujet de ses soins; Les loups ont l'humeur moins sauvage. Dieux! que son chant me plaît! CLYMÈNE Dis plutôt son amour. Il entretient nuit et jour Les échos de notre bocage. ANNETTE Oserais-je l'aimer? serait-ce point un mal? Hélas! j'entends dire à nos mères Qu'aucun poison n'est plus fatal. CLYMÈNE Elles n'ont pas été toujours aussi sévères. Rends-leur ces agréments qu'ont les jeunes bergères, Tu leur entendras dire aussi souvent qu'à moi: " Le doux poison qu'amour! " Amour, il n'est que toi De plaisir sensible en la vie; On ne blâme que par envie Les coe.urs qui vivent sous ta loi. ANNETTE Mais, Clymène, que veux-tu dire? Toi-même tu voulais tout à l'heure bannir Les doux transports de ce martyre. CLYMÈNE Ah! je n'y pensais plus, tu m'en fais souvenir. J'entends le son d'une musette: Sont-ce point nos amants, Annette? Atis et Lysis paraissent. LYSIS, à Clymène Je confesse mon crime; et viens, plein de regret... CLYMÈNE Je vous veux apprendre un secret Ne vantez que l'objet qui fait votre tendresse. Forcez vos amours d'avouer Qu'un amant n'a des yeux que pour voir sa maîtresse, De l'esprit que pour la louer. ANNETTE Il suivra tes conseils, pardonne-lui, Clymène Si l'ami s'excuse aisément, Il me semble qu'on doit avec bien moins de peine Pardonner à l'amant. CLYMÈNE Ton ignorance me fait rire Pardonner à l'amant! Annette, y penses-tu? Je vois bien qu'en effet l'amour t'est inconnu; Atis, prends soin de l'instruire. Nous nous fâchons du mot d'amour Ce sont façons qu'il nous faut faire; Et cependant tout ce mystère Dure au plus l'espace d'un jour. Nous soupirons à notre tour; Un doux instinct nous le commande. L'amant honteux fait mal sa cour: Nous ne donnons qu'à qui demande. ATIS Puisqu'on me le permet, je jure par les yeux De la bergère que j'adore, Qu'il n'est rien si beau sous les cieux, Ni la fraîche et riante Aurore, Ni la jeune et charmante Flore. Elle n'a qu'un défaut, c'est d'être sans amour. Ah! si je lui pouvais montrer ce qu'elle ignore, Nul berger plus heureux n'aurait pu voir le jour. LYSIS Annette est belle; qui le nie? Mais Clymène emporte le prix; Et moi j'emporte sur Atis Celui d'une ardeur infinie. Je sais languir, je sais brûler. CLYMÈNE Savez-vous le dissimuler? LYSIS Si je le sais, cruelle? CLYMÈNE Il est vrai, votre peine Dura deux jours sans éclater. Je n'osai d'abord m'en flatter N'étais-je pas bien inhumaine? LYSIS Deux jours? vous comptez mal: tout est siècle aux amants, Récompensez ces longs tourments. ATIS, à Annette Payez les transports de mon zèle. CLYMÈNE Annette, qu'en dis-tu? ANNETTE Mais toi? Je suis nouvelle En tout ce qui regarde un commerce si doux Sachons auparavant ce qu'ils veulent de nous. LYSIS ET ATIS L'aveu d'une ardeur mutuelle Tout le reste dépend de vous. CLYMÈNE ET ANNETTE Eh bien! on vous l'accorde. LYSIS ET ATIS Ô charmantes bergères! Allons sur les vertes fougères, Au plus creux des forêts, au fond des antres sourds, Célébrer nos tendres amours. TOUS ENSEMBLE Allons sur les bords des fontaines, Le long des prés, parmi les plaines, Mêler aux aimables zéphyrs Nos malheureux soupirs. Quatre pièces courtes non datées Madrigal " Soulagez mon tourment, disais-je à ma cruelle; Ma mort vous ferait perdre un amant si fidèle Qu'il n'en est point de tel dans l'empire amoureux - Il le faut donc garder, me répondit la belle: Je vous perdrais plus tôt en vous rendant heureux." Chanson Tout se suit ici-bas, le plaisir et la peine; Le printemps, les hivers, tout garde cette loi. Amour en exempta Clymène: L'ingrate n'a jamais que des rigueurs pour moi. Autre Si nos langueurs et notre plainte Faisaient perdre à la jeune Aminte Ou quelque charme ou quelque amant, On pourrait fléchir la cruelle; Mais lorsque je la vois rire de mon tourment, Je ne l'en trouve que plus belle. Épithalame en forme de centurie Après festin, rapt, puis guerre intestine, Rude combat, en champ clos, quoique à nu; Point d'assistants, blessure clandestine, Fille damée, et le vainqueur vaincu. À Monsieur Galien en lui rendant ses poésies enveloppées d'une armoirie d'enterrement. J'ai lu tes vers, dont je n'eus cure Dès que j'en vis la couverture C'était un drap de sépulture Qui me semblait de triste augure. Aussitôt je fis conjecture Que ces vers seraient la pâture De ceux qui sous la tombe dure N'épargnent nulle créature; Mais quand j'en eus fait la lecture, Il me fut force de conclure Que cette plaisante écriture Fait rire les gens sans mesure. Que si ta belle humeur te dure, Tu feras descendre Voiture Du Pégase à la corne dure Et ne saurais à la Couture Trouver de plus fine monture. Mais prends garde, je te conjure, Qu'il ne t'affole la fressure Ou fasse au chef une blessure Qui soit de difficile cure: Car il est gai de sa nature, Fringant, délicat d'embouchure, Et ce n'est pas chose trop sûre Que d'y monter à l'aventure. Si tu le domptes, je t'assure Qu'un jour chez la race future Tu seras en bonne posture; Mais diable, c'est là l'enclouure. Source: http://www.poesies.net