Les Chroniques Tome VI Par Guy de Maupassant (1850-1893) TABLE DES MATIERES MÉPRIS ET RESPECTS FIN DE SAISON LA CHINE DES POÈTES PHILOSOPHIE-POLITIQUE VENISE ISCHIA AUX CRITIQUES DE « BEL-AMI » ALMA MATER LES GRANDS MORTS LES ENFANTS LES AMATEURS D'ARTISTES LES JUGES LETTRE À UN PROVINCIAL L'ARÉTIN HISTOIRE DE MANON LESCAUT ET DU CHEVALIER DES GRIEUX UN PROPHÈTE NOS OPTIMISTES À PROPOS DE RIEN AU SALON UN MIRACLE L'AMOUR DANS LES LIVRES ET DANS LA VIE LA VIE D'UN PAYSAGISTE LA TOUR... PRENDS GARDE MÉPRIS ET RESPECTS Le duel où le lieutenant Chapuis fut tué ne semble être, en somme, qu'un résultat du légendaire mépris du militaire pour le civil. Si le mot cité par les journaux est vrai : « On ne fait pas d'excuses à ces polissons-là, on leur tire les oreilles », il faut, sans doute, entendre par polissons, tous ces crétins vêtus de drap noir. De tout temps la culotte rouge a méprisé la culotte de fantaisie. On croirait qu'il y a là une antipathie de race, et pourtant les savants ne sont pas encore parvenus à distinguer un militaire en caleçon de bain d'un pékin dans le même costume. Par contre on reconnaît au premier coup d'oeil un militaire en civil. Mais ce mépris que le militaire français nourrit au fond du coeur pour le bourgeois de sa patrie, on le retrouve encore avec toutes ses nuances dans l'armée elle-même ; car un officier de cavalerie ne se considérera jamais comme l'égal d'un simple officier d'infanterie, et les officiers d'artillerie regardent de haut les sabreurs à cheval. Or, voilà qu'aujourd'hui les nouvelles couches de citoyens retournent à (armée ce mépris séculaire que fermée nourrissait pour l'humble bourgeois. Et on entend dans les cafés des consommateurs à pipe, de simples buveurs de bocks, proclamer que le militaire épuise la sève du pays, boit le sang de la France, vit aux dépens du travail commun. Ils prétendent, ces citoyens des nouvelles couches, qu'au milieu de l'effort moderne, effort de travail et d'intelligence pour le bien général, l'armée est semblable à la mouche improductive des ruches d'abeilles. De cet échange de mépris, aussi peu justifié d'un côté que de l'autre, il résultera sans doute avant peu un échange de bons procédés qui auront pour code le livre précieux de notre ami A. Tavernier, L'Art du duel. L'auteur a dû être déjà sollicité pour faire de ce traité, aussi amusant qu'utile en ce moment d'ailleurs, une édition de poche pour chemins de fer, une édition populaire et une édition de prix pour collèges. N'entendrons-nous pas bientôt des professeurs en chaire prononcer : « Monsieur Lacroix, veuillez me réciter le chapitre IV du Duel de Tavernier : violation des règles », comme on entendait jadis : « Récitez-moi le début du onzième chant de l'Énéide. » Les élèves, assurément, ne s'en plaindraient point, et je n'oserais pas affirmer que le premier de ces ouvrages ne leur fût, dans la vie, infiniment plus utile que le second. Ce n'est pas seulement du reste entre militaires et civils que le mépris est la seule mesure de l'opinion. Nous avons cette bonne habitude en France de procéder vis-à-vis de nos voisins par mépris et par respect, et jamais par jugement raisonné. Passons donc une petite revue des hommes et des choses qu'il est de bon goût, de bon ton, ou seulement d'usage de mépriser ou de respecter. - On méprise les épiciers. - Pourquoi sont-ils inférieurs aux boulangers ? Vous ne le savez point, et moi non plus. Mais il est admis qu'il est plus noble de faire du pain que de vendre du sucre. - Passons. Dans le commerce, d'ailleurs, nous constatons mille nuances de mépris. Et tout le monde vous dira que les maîtres de forges ou les verriers sont l'aristocratie de la fabrication. La fille d'un verrier n'épouserait pas sans déchoir un peu le fils d'un fabricant de drap ou de toile. Passons encore. Qui pourra convaincre un noble portant titre, un noble ruiné, ignorant comme un moine, incapable de tout travail, inutile à tout le monde, qu'il n'est pas d'une autre race que le reste des hommes ? Combien en connaissons-nous de ces hommes du monde à couronnes qui confondent dans le même mépris M. Renan, M. Pasteur, M. Berthelot, et tous les grands ouvriers scientifiques de notre époque, et qui tomberaient à la renverse si on leur disait sous le nez que l'inventeur du tire-bouchon à levier est infiniment plus respectable qu'eux, qu'il a droit à une considération plus grande, à un coup de chapeau plus bas, parce qu'il a fait oeuvre utile de son esprit ? Y a-t-il quelque chose de plus drôle que le mépris furieux d'un dévot pour un athée - sinon le mépris frénétique d'un athée pour un dévot ? Pourtant il est possible que l'athée et le dévot s'unissent pour mépriser de toute la puissance de leurs convictions indémontrables, l'humble indifférent qui regarde les étoiles en murmurant. « Je ne sais pas - on ne saura jamais. - Entre la conception d'un Dieu médiocre qui répugne à ma raison et une négation absolue qui répugne à ma pensée, je m'abstiens. » Le légitimiste d'hier méprisait l'orléaniste, qui méprisait le bonapartiste, qui méprisait le républicain. Tandis que le bon républicain méprise indifféremment, d'un esprit haineux, le royaliste et l'impérialiste. Mais tous les hommes à convictions politiques se réuniront encore pour mépriser celui qui ne vote pas et qui déclare : « - Le gouvernement d'un seul est une monstruosité. Le suffrage restreint est une injustice. - Le suffrage universel est une stupidité. » Si nous passons au chapitre des respects, nous y découvrons une logique toute pareille. On respecte l'Académie - n'en parlons plus. On respecte l'autorité - mais l'autorité n'est instituée que pour imposer la loi. Or, je refuse de respecter le bâillon qu'on me met sur la bouche. Je crains la loi qui frappe les écrivains ; je lui obéis, mais je ne la respecte pas. Si j'avais le malheur d'ouvrir une fois, rien qu'une fois, mais entièrement le robinet de mes pensées, de dire mon sentiment sur tout, mon opinion sur toutes les hypocrisies vénérées, sur toutes les bassesses et les infamies acceptées, glorifiées, saluées, je serais certain d'aller dormir sur la paille humide des cachots. - Non, l'autorité n'est pas respectable. On respecte les cheveux blancs. - Pourquoi ? Parce qu'ils sont blancs ? En quoi la couleur d'une tête peut-elle modifier l'honorabilité de celui qui la porte ? Qu'on respecte un vieillard respectable, rien de mieux, mais il me semble qu'un fripon ne s'innocente pas en vieillissant et que quatre-vingts ans de canaillerie ne méritent pas un salut plus profond que quarante ans seulement de gredinerie. Que doit-on aux chauves ? On respecte la force armée. - Les conquérants. - Les grands généraux. - La puissance exterminatrice ? Autant respecter la petite vérole et le choléra. On respecte les souverains. - Pourquoi ? Est-ce parce qu'ils commettent impunément tous les crimes interdits au reste des hommes. - Ils font tuer, pour leur plaisir, dans des guerres stupides, des armées entières. - Ils ont des maîtresses à la face de leur nation. - Quelquefois même ils ont mieux. - Ils sont bigames ou trigames avec bénédiction du pape et approbation de notre sainte mère l'Église. Quand ils se grisent, ils sont bons vivants. Quand ils envoient crever en prison les suspects, ils sont fermes. Quand ils sont lâches, on les dit prudents. Quand ils sont stupides, on les suppose réfléchis ! Et on les respecte toujours. On respecte le peuple. - Pourquoi ? Parce qu'il est ignorant, brutal, sauvage, grossier, féroce ? On respecte les morts. La religion des morts est même, dit-on, une des délicatesses de Paris. En d'autres pays plus logiques on les traite, au contraire, avec un extrême sans-gêne. Je comprends qu'une infâme crapule mérite un peu de considération à partir de l'instant où son âme de gueux s'évapore. Mais le contraire me paraît juste pour un brave homme. Du moment qu'il n'est plus qu'une charogne en putréfaction, on lui doit juste le même respect qu'aux fumiers. Que ne respectons-nous pas encore ? - Le succès ? Quels que soient les moyens, tandis qu'on devrait au contraire respecter les moyens quel que fût le succès. Les traditions ? C'est-à-dire la bêtise antique. L'ignorance séculaire de nos pères ! Et pour conclure : en France, entre le mépris irraisonné des uns et le respect religieux des autres, il n'y a jamais place pour le bon sens. 10 mars 1885 FIN DE SAISON Donc, on rentre à Paris. - Qui ça ? - Les Parisiens, parbleu. - Ah ! vraiment ! Les Parisiens étaient sortis de Paris ? - D'où sortez-vous, vous-même, monsieur, qui ignorez que les vrais Parisiens ne sont jamais à Paris. Ou plutôt ils y passent trois mois par an, avril, mai et juin. En juillet et en août, ils vont aux eaux des Pyrénées, de l'Auvergne ou de l'Allemagne. En septembre, octobre et novembre, ils chassent dans leurs terres. En décembre, ils traversent Paris pour acheter des costumes d'hiver, puis ils repartent bien vite pour la Méditerranée. La Méditerranée, cela veut dire ce jardin incomparable qui commence à Hyères et qui finit à Menton, pour les Français. On y passe janvier, février et mars, et on part juste au moment où cette terre merveilleuse se met à fleurir. Les champs, oui les champs, les humbles champs sont pleins de fleurs sauvages plus belles que celles des serres. Des armées d'enfants les cueillent pour les vendre. Les roses grimpent au sommet des arbres, et bientôt les citronniers et les orangers, ouvrant leurs grappes blanches, exhaleront un parfum si fort qu'il grise comme le vin. Leur odeur puissante et délicieuse emplira ce pays, le couvrira, l'endormira, le bercera ; et chaque nuit les lucioles, ces mouches de feu, danseront sous les feuillages, dans l'air embaumé, mêlant, par milliers, leurs vols lumineux. On croirait assister à l'éclosion miraculeuse de larves d'étoiles qui s'exercent à voltiger pour monter dans le firmament. Mais les Parisiens seront partis. Car les Parisiens s'en vont. La saison fut sans grand événement. On a cependant potiné pas mal - car on potine sur la côte comme partout. Hyères est calme. Sa splendeur est passée. Plus loin dans les sauvages montagnes des Maures inexplorées jusqu'ici, de nouvelles stations se préparent. La grande plage de Cavalaire attend des acheteurs. Tout le long de l'admirable golfe de Grimaud les boulevards ouverts dans les forêts de sapins attendent des villas Qui vivra verra. Saint-Raphaël. - Ici tous les propriétaires sont médecins. Ils attendent leurs malades - qui ne viennent pas vite. On traverse l'Esterel, voici Cannes, l'aristocrate, la ville des princes, des princesses et des duchesses. Calme comme une grande dame, elle fait fi du menu bourgeois qui semble d'ailleurs l'abandonner, car il n'y trouve ni casino, ni promenade fréquentée, ni distraction d'aucune sorte, le théâtre ouvrant sa porte une fois par mois environ. Repoussé par la société altière et fermée de la route de Fréjus, rebuté par la maladresse ignorante de l'autorité locale qui ne fait rien pour lui, le particulier qui cherche à s'amuser s'en va à Nice. Le merveilleux jardin de M. Doguin montre ce qu'on pourrait obtenir, si on voulait, si on savait, si on avait un peu l'intelligence des choses vraiment intéressantes et utiles. La grande distraction de Nice et de Cannes au moment du carnaval consiste en des batailles de fleurs. Rien de plus charmant que ce long défilé de voitures chargées de bouquets, au bord de la mer, et que cette lutte à coups de roses, de violettes, d'anémones, de résédas, de tubéreuses, de mimosas. La chronique, cet hiver, s'est émue de la brusque disparition du prince de Galles, en plein carnaval, en pleine tête. Bien des histoires ont circulé sur ce départ inattendu. D'après les uns, qui paraissent sûrs de leurs renseignements, la police de Londres aurait prévenu celle de Nice qu'un attentat était préparé contre l'Altesse roulante et joyeuse. On a même fait circuler le texte de dépêches confidentielles de grands journaux anglais à leurs correspondants. Ces dépêches disaient : « Un crime horrible a été conçu. Il menace la vie de notre prince héritier. Si le ciel permettait qu'un pareil malheur arrivât, veuillez nous télégraphier immédiatement les circonstances. Nous vous envoyons ci-joint un modèle de dépêche. Vous n'aurez qu'à biffer les mots inutiles : « S.A.R. le prince de Galles a été attaqué - blessé assassiné - tantôt - rue... - au moment où il... - Le - ou les - meurtriers ont été - arrêtés - poursuivis - ou... ont échappé grâce à... etc. » D'après d'autres personnes non moins bien informées, des hommes mal élevés auraient crié deux ou trois fois : « Khartoum ! » sur le passage de ce futur monarque sans souci. Enfin, une troisième version circule, d'après laquelle Sa Majesté la reine, la sévère et austère historiographe de John Brown, aurait rappelé son fils, trouvant mauvais qu'il jetât des violettes aux dames de France au bord des eaux bleues de la Méditerranée, tandis que les Arabes infidèles jetaient dans les eaux du Nil les uniformes rouges des soldats anglais. Quoi qu'il en soit, l'aimable prince est parti si vite que tout le monde a flairé un mystère. A Nice la vie joyeuse est en permanence comme la guillotine aux jours de la Terreur. Il faut qu'on s'amuse, le jour ou la nuit, du matin au soir et du soir au matin. Et on s'amuse, bon gré mal gré, sans rire et sans plaisir, sans entraînement et sans conviction. On s'amuse parce qu'il faut s'amuser à Nice. C'est la patrie élégante et blanche des rastaquouères et des princesses russes, des pilleurs de bourse de tout sexe. En cette ville du moins on offre aux étrangers tous les plaisirs possibles. On y joue la comédie, l'opérette et l'opéra. Mme Pasca vient d'y obtenir un grand succès dans une reprise de Séraphine, l'oeuvre magistrale de M. Victorien Sardou, dont l'auteur, qui habite Nice, a dirigé les répétitions. Voici Villefranche où l'escadre est à l'ancre. Les lourds navires de fer, accroupis sur l'eau, semblent des monstres étranges poussés du fond de la mer. Mais dans le port, derrière les jetées, on aperçoit trois bateaux minces, longs, peints en gris, pareils à des poissons flottants. Ce sont les torpilleurs, les petites bêtes qui mangeront les grosses. De temps en temps, on voit une voiture venue de Menton s'arrêter sur la route qui domine le golfe. Un jeune homme en descend, regarde longtemps les énormes bâtiments dans la rade et les étroits bateaux dans le port, et il prononce la phrase célèbre de Victor Hugo : « Ceci tuera cela. » C'est M. Gabriel Charmes, l'éminent rédacteur des Débats, qui a abandonné l'Égypte anglaise pour la côte charmante du Midi français, et qui continue ses études si intéressantes sur le rôle de la torpille dans les guerres maritimes. Voici Beaulieu, le bien nommé. Puis Monaco, Monte-Carlo, dont les noms sonnent comme des sacs d'écus. Admirables villes habitées par la plus odieuse population de la terre. Je parle de la population volante - sans jeu de mots ; - une cour des Miracles, une race de chiffonniers, un quartier peuplé de mendiants sont moins horribles que ce mélange de vieilles femmes à cabas, d'aventuriers et de gens du monde qui entourent les tables de jeu. On n'imagine point ce public interlope, étrange et répugnant. Mais qu'il est admirable le vieux Monaco, sur son roc au pied de l'énorme montagne où l'on voit poindre, tout en haut, un fort français. Monte-Carlo n'est pas seulement la patrie de la roulette, c'est aussi celle de la musique. On y donne de magnifiques concerts, et on y rencontre tous les artistes du monde : voici Mme Nilsson qui cause avec M. Faure, voici Mme Heilbron, Mme Franck- Duvernoy qui vient d'être acclamée dans le premier acte d'Hérodiade chanté par elle en grande artiste. Et là-bas c'est Menton, le point le plus chaud de la côte, le pays préféré des malades. Donc les Parisiens quittent la Méditerranée et rentrent à Paris. Mais alors quelles sont les gens qui peuplent Paris en l'absence des vrais Parisiens qui n'y sont jamais ? Car la ville est toujours pleine, hiver comme été ; et il serait bien difficile à un ignorant de dire si les Parisiens sont ou ne sont pas à Paris. - Les gens qui restent, monsieur, sont les provinciaux de Paris. - Ah ! très bien, mais à quoi les reconnaît-on ? - On les reconnaît à leurs moeurs. Je veux dire que, ne quittant jamais une ville qu'il est de bon ton de quitter à certaines époques, ils vivent dedans comme des provinciaux encroûtés. Je dois ajouter qu'il existe à Paris plusieurs sortes de provinciaux parisiens : 1° Ceux pour qui Paris constitue l'univers entier et qui ignorent Argenteuil autant que Londres ou Saint-Pétersbourg. Rien n'existe pour eux en dehors de ce qui se fait dans l'enceinte des fortifications. Ceux-là ne connaissent point d'autres arbres que ceux des boulevards, d'autres nouvelles que celles du boulevard, d'autre chemin de fer que celui de la Ceinture. Ils vivent une vie affairée, mouvementée, étroite et pressée. Ils sont toujours en retard de dix minutes en tout ce qu'ils font ; ce qui les empêche de jamais penser longuement à des choses profondes, de jamais entreprendre un travail de grande étendue, de connaître autre chose que les besognes rapides, les plaisirs immédiats, les affaires urgentes de l'existence parisienne. Ils méprisent la province, les voyages, la mer, les bois, les peuples voisins, les moeurs des Anglais, des Allemands, des Russes et des Américains, ces provinciaux du trottoir parisien ! Ils se moquent de ce qu'ils ne savent pas, de ce qu'ils ne comprennent pas,.de ce qu'ils ne connaissent pas, persuadés d'avance que rien ne vaut leur intelligence harcelée par de menues occupations. Ils se disent et se croient les Parisiens par excellence, les seuls spirituels des hommes, les seuls connaisseurs en art, les seuls dentistes de la terre. Les deux pôles de leur préoccupation sont le journal ou le théâtre. Ils se passionnent pour tout ce qu'on fait à Paris. 2° A côté d'eux vit le peuple innombrable des vrais provinciaux, enfermés dans Paris, comme on le serait dans une prison. Il se divise en tribus nombreuses : tribu des employés, tribu des fonctionnaires, tribu des commerçants, tribu du vieux faubourg. Ils vivent ceux-là entre eux, dans leur société. Ils voient leurs connaissances, leur monde, sans se douter que Paris, le vrai Paris est fait de cent mondes différents, et que chacun renferme des mystères étranges. Ils ne se doutent pas que le vrai Parisien, lui, connaît tous ces mondes, les aime et les fréquente, se trouve chez lui partout, parle avec chacun suivant sa langue et sa morale. Les gens attardés de ce qu'on appelle encore le faubourg Saint-Germain - provinciaux. La société des Ponts et Chaussées, par exemple, si particulière, fermée, vivant suivant des traditions, si préoccupée de hiérarchies et de convenances, monde honorable entre tous, mais morne et éteint, est-ce autre chose qu'un monde de province à Paris ? Chaque quartier a ses provinciaux différents chez qui on retrouve toujours les traits caractéristiques du provincial. Chaque rue est une province où on voisine, où on potine, où on complote, où on végète comme à Carpentras, où on ignore les choses importantes du jour, de la vraie vie du monde, le mouvement de la ville et des peuples voisins, l'activité de la pensée humaine en travail, les livres, les arts, la science. Le vrai Parisien, au contraire, qui se trouve dans toutes les classes, dans toutes les professions, dans tous les milieux, ignore son voisinage, ne sait pas les noms des locataires de sa maison, mais connaît ceux de tous les gens célèbres, possède leur histoire et leurs oeuvres, pénètre dans tous les salons, s'occupe et se préoccupe de toutes les manifestations de l'esprit, ne se perdrait pas plus dans Nice, dans Florence ou dans Londres que dans Paris. Il vit de la vie générale et non d'une vie cloîtrée comme le provincial. Il n'a guère de morale et guère de croyance, guère d'opinion et guère de religion, bien qu'il en montre par décence et par savoir-vivre ; il s'intéresse à tout sans se passionner plus d'une semaine au plus. Son esprit est ouvert à tout, accepte tout, regarde tout, s'amuse de tout et se moque de tout après avoir un peu cru à tout. 17 mars 1885 LA CHINE DES POÈTES Allez au pays de Chine Et sur ma table apportez Le papier de paille fine Plein de reflets argentés. C'est ainsi que parle un poète qui adore la Chine : Louis Bouilhet. Qu'est-ce au juste que la Chine, dont on parle tant en ce moment, la Chine de M. Ferry ? Personne ne le sait, et le président du Conseil pas plus que moi. Nous avons lu sur elle des livres singuliers, des récits bizarres. Nous nous sommes fatigué les yeux sur des cartes de géographie où sont écrits des milliers de noms invraisemblables, et puis nous avons rêvé. Alors dans un brouillard de songe qui ressemblait à une griserie d'opium, nous est apparu vaguement un immense pays, enfermé par une muraille sans fin, plein de tours de porcelaine, de poteries éclatantes et d'hommes étranges aux yeux longs, au teint jaune, portant au sommet de la tête une tresse de cheveux tombant jusqu'à terre. Il nous a semblé entendre des bruits de clochettes, des cris drôles ; nous nous sommes figuré cette humanité extravagante mangeant des nids sautés au beurre, et des grains de riz au moyen de baguettes de bois, comme feraient les clowns de cirque pour amuser le public. Nous avons entrevu des dragons d'or sur des soieries roses, toutes sortes de choses belles ou comiques, d'une fantaisie opulente et burlesque. Et nous avons cru avoir une idée de la Chine. Or, nous ne savons rien d'elle. - Car il faut avoir vu une terre pour la connaître, une terre surtout si différente de la nôtre. Nous avons lu les voyageurs. Ils ne nous ont rien enseigné de précis ; ils n'ont fait qu'égarer notre imagination en de confuses images. Qu'est-ce que la Chine pourtant ? Ouvrons les poètes et cherchons la Chine qu'ils ont inventée, eux, ces créateurs de régions idéales. Nous sommes là-bas. - Regardons. Le long du fleuve jaune, on ferait bien des lieues Avant de rencontrer un mandarin pareil. Il fume l'opium, au coucher du soleil, Sur sa porte en treillis, dans sa pipe à fleurs bleues. D'un tissu bigarré, son corps est revêtu ; Son soulier brodé d'or semble un croissant de lune. Dans sa barbe effilée il passe sa main brune Et sourit doucement sous son bonnet pointu. Les pêchers sont en fleur. Une brise légère Des pavillons à jour fait trembler les grelots ; La nue, à l'horizon, s'étale sur les flots, Large et couleur de feu, comme un manteau de guerre. Nous le connaissons maintenant Tou-Tsong, le lettré, aussi bien que si nous avions passé des heures à ses côtés, alors qu'il cause avec ses amis sous les lanternes peintes. Mais voici que l'hiver est venu, (hiver qui a emporté les fleurs des pêchers. Le même poète, Louis Bouilhet, va nous le montrer encore, le tranquille Chinois qu'il a deviné : Au fond du cabinet de soie, Dans le pavillon de l'étang, Pi-pi, po-po le feu flamboie, L'horloge dit : Ko-tang, Ko-tang. Au-dehors, la neige est fleurie. Et le long des sentiers étroits Le vent qui souffle avec furie Disperse au loin ses bouquets froids. Sous le givre qui les pénètre, Les noirs corbeaux, en manteau blanc, Frappent du bec à ma fenêtre, Qu'empourpre le foyer brûlant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mais, au dos de ma tasse pleine, Je vois s'épanouir encor Dans leur jardin de porcelaine Des marguerites au coeur d'or. Parmi les fraîches impostures Des vermillons et des orpins, Sur le ciel verni des tentures Voltigent des papillons peints. Et mille souvenirs fidèles, Sortant du fond de leur passé, Comme de blanches hirondelles Rasent tout bas mon seuil glacé. La paix descend sur toute chose Sans amour, sans haine et sans Dieu. Mon esprit calme se repose Dans l'équilibre du Milieu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et nous le voyons, maintenant, fermant ses petits yeux minces, les jambes croisées sous lui, les mains croisées sur son ventre, le sage et prudent mandarin qui a gagné, il nous le dit : Quatre rubis à sa ceinture, Un bouton d'or à son bonnet, et dont l'esprit que le sommeil soulève, suit sur le courant des âges. La feuille rose des pêchers. Il a dans sa maison deux épouses. Un parfum de thé flotte dans l'air, mêlé à d'autres senteurs plus vives d'aromates brûlés en de mignons vases de cuivre. Sa tête se penche, son oeil se clôt... Cependant la nuit qui s'allonge Mystérieuse à l'horizon Dans le filet fleuri d'un songe Prend son âme comme un poisson. Il dort. Dans la grande plaine où poussent des fleurs singulières s'élève un monument luisant, pointu, bizarre. Il est haut comme une tour, percé de petites fenêtres. Une tête apparaît dans une des étroites ouvertures. Théophile Gautier nous la montre aussi bien que si nous l'avions aperçue nous-mêmes : Celle que j'aime à présent est en Chine. Elle demeure, avec ses vieux parents, Dans une tour de porcelaine fine, Au fleuve Jaune, où sont les cormorans. Elle a les yeux retroussés vers les tempes, Le pied petit à prendre dans la main, Le teint plus clair que le cuivre des lampes, Les ongles longs et rougis de carmin. Par son treillis elle passe la tête Que l'hirondelle, en volant vient toucher ; Et chaque soir, aussi bien qu'un poète, Chante le saule et la fleur du pêcher. A quoi rêve-t-elle, la petite Chinoise qui regarde au loin dans la campagne ? Louis Bouilhet va nous le dire : La fleur Ing-Wha, petite et pourtant des plus belles, N'ouvre qu'à Ching-tu-fu son calice odorant ; Et l'oiseau Tung-whang-fung est tout juste assez grand Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes. Et l'oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit ; Et la fleur est de pourpre et l'oiseau lui ressemble ; Et l'on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble, Si c'est la fleur qui chante ou l'oiseau qui fleurit. Et la fleur et l'oiseau sont nés à la même heure ; Et la même rosée avive chaque jour Les deux époux vermeils gonflés du même amour. Mais, quand la f leur est morte, il faut que l'oiseau meure ! Alors, sur ce rameau d'où son bonheur a fui, On voit pencher sa tête et se faner sa plume. Et plus d'un jeune coeur dont le désir s'allume Voudrait, aimé comme elle, expirer comme lui ! Dans la chambre de la tour, derrière le paravent de soie, on voit sur la table de laque une petite lune grosse comme une monnaie ronde qui jette ses reflets de nacre dans l'eau d'une rivière pleine de joncs. Et voici les grandes potiches reluisantes qui montrent sur leurs flancs La glu d'émail où le soleil s'est pris. Un dieu pareil aux menus dieux familiers des anciens veille sur la foule fragile des vases précieux. Il est en Chine un petit dieu bizarre, Dieu sans pagode et qu'on appelle Pu. J'ai pris son nom dans un livre assez rare, Qui le dit frais, souriant et trapu. Il a son peuple au long des poteries, Et règne en paix sur ces magots poupins Qui vont cueillant des pivoines fleuries Aux buissons bleus des paysages peints. Il vient à l'heure où commencent les sommes, Quand sous leurs toits les vivants sont couchés Pour réjouir tous les petits bonshommes Que le vernis tient au vase attachés. Mais quittons la campagne et entrons dans Pékin. Un bruit léger, argentin, passe dans l'air ; un cri régulier l'accompagne : Hao ! Hao ! c'est le barbier Qui secoue au vent sa sonnette ; Il porte au dos dans un panier Ses rasoirs et sa savonnette. Le nez camard, les yeux troussés, Un sarrau bleu, des souliers jaunes, Il trotte et fend les flots pressés Des vieux bonzes quêteurs d aumônes. Au bruit de son bassin de fer, Le barbier qui vient sur sa porte Sent courir, le long de sa chair, Une démangeaison plus forte. Toute la rue est en suspens, Et les mèches patriarcales Se dressent comme des serpents Qu'on agace avec des cymbales. C'est en plein air, sous le ciel pur, Que le barbier met sa boutique ; Les bons clients, au pied du mur, Prennent une pose extatique. Tous, d'un mouvement régulier, Vont clignant leurs petits yeux louches. Ils sont là comme un espalier Sous le soleil et sous les mouches. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Cependant, glissant sur la peau, La lame où le jour étincelle Court, plus rapide qu'un oiseau Qui frôle l'onde avec son aile. Et quand le crâne sans cheveux Luit comme une boule d'ivoire, Le maître, sur son doigt nerveux, Tourne, au sommet, la houppe noire. Chacun s'arrête. Le barbier Sait mainte histoire inattendue. Ni mandarin, ni bachelier, N'a la langue aussi bien pendue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . La foule trépigne à l'entour Et, par instants, se pâmant d'aise, Chaque auditeur, comme un tambour, Frappe, à deux mains, son ventre obèse. Voici plus loin un grand édifice mobile qu'on vient de monter et qu'on démontera dans quelques heures. C'est un théâtre. La pièce qu'on y va jouer est simple. Depuis des siècles elle ne varie guère. Les mandarins lettrés ne connaissent pas les querelles des nouvelles écoles. Ils prennent toujours plaisir à ce qui amusait leurs pères. Et le public ne demande point le luxe d'ornementation, la richesse de mise en scène, la variété de décors que recherche avec tant de soin M. Sardou, non sans raison. Le centre de la salle qui correspond à notre parterre est gratuit. Y vient qui veut. La police de la porte est faite par des officiers de police armés de fouets ; et quand la foule houleuse et compacte empêche d'approcher les litières des belles Chinoises de qualité, il suffit à l'homme de faire siffler sa souple lanière pour qu'un passage s'ouvre aussitôt. Les pièces représentées ressemblent beaucoup à nos romans du Moyen Age. Des dames enfermées en des tours de porcelaine sont délivrées par des chevaliers qui se livrent d'effrayants combats ; et le mariage a lieu au milieu des tournois, des divertissements et des fêtes. Le Chinois, en outre, adore la pantomime, ce genre charmant trop délaissé chez nous, et qui prend chez eux une importance considérable. Les pantomimes chinoises sont remplies d'allégories philosophiques. En voici une. - L'Océan, à force de rouler ses flots sur le rivage, devint amoureux de la Terre et, pour obtenir ses faveurs, lui offrit en don les richesses de son royaume. Alors les spectateurs ravis voient sortir du fond des mers des dauphins, des phoques, des crabes monstrueux, des huîtres, des perles, du corail qui marche, des éponges, cent autres bêtes et cent autres choses qui suivent, en dansant un pas bien réglé, une immense et superbe baleine. La Terre, de son côté, pour répondre à cette galanterie, offre ce qu'elle produit : des lions, des tigres, des éléphants, des aigles, des chèvres, des poules, des arbres de toute espèce ; et un ballet formidable commence, d'une gaieté folle et d'une fantaisie extravagante. La baleine enfin s'avance vers le public en roulant des yeux, elle semble malade, bâille, ouvre la bouche... et lance sur le parterre un jet d'eau gros comme la source d'un fleuve, une trombe, une inondation. Et le public trépigne, applaudit, crie : « Charmant, délicieux ! », ce qui, en chinois, s'exprime par « Hao ! Koung-Hao ! », paraît-il. Les pièces historiques sont aussi très suivies. Les trois unités que prescrivit Boileau n'y sont pas souvent respectées, car l'action parfois embrasse un siècle entier, ou même toute la durée d'une dynastie. L'auteur n'est point embarrassé pour conduire ses personnages d'un lieu dans un autre. En voici, par exemple, qui doit entreprendre un long voyage. Comme on ne changera pas le décor, il faut user d'un autre procédé. L'acteur alors monte à cheval sur un bâton, prend un petit fouet, l'agite, fait deux ou trois fois le tour de la scène et chante un couplet pour indiquer quelle route il a parcourue. Puis il s'arrête, remet son bâton dans un coin, son fouet dans un autre, et reprend son rôle. Les personnages parfois sont la lune et le soleil. Ils se racontent les événements de l'espace, les galanteries des étoiles, les amours vagabondes des comètes. Ils reçoivent de temps en temps la visite d'un prince de la terre qui vient regarder du ciel ce qui se passe en son empire, tandis que le tonnerre, un clown armé d'une double hache, saute, bondit, trépigne, se désarticule. « Le jeu des acteurs chinois, écrit un voyageur, égale, s'il ne surpasse, le jeu des acteurs européens. Aucun de ceux-ci ne s'applique avec plus d'anxiété à imiter la nature dans toutes ses variations et ses nuances les plus fines et les plus délicates. » Polichinelle existe en Chine depuis la plus haute antiquité, car rien n'est inconnu à cette singulière nation, demeurée stationnaire peut-être parce qu'elle a marché trop vite, et usé toute son énergie avant même que l'histoire commence pour nous. 31 mars 1885 PHILOSOPHIE-POLITIQUE Quand nous avons des accès de patriotisme, ils sont toujours intempestifs. Nous arrachons, un jour de fête nationale, le drapeau d'une nation voisine, et nous le lançons par la fenêtre, parce que cette nation fut en guerre avec nous voici quinze ans écoulés. En quoi ce drapeau accroché à une fenêtre d'hôtel pouvait-il être blessant pour la France ? Sa présence, au contraire, au milieu des couleurs des peuples amis, ne devrait-elle pas être considérée comme un hommage, comme une politesse ? Tout dernièrement encore, quand on enterra Jules Vallès, les socialistes allemands apportèrent leur couronne au cercueil de cet écrivain, pour dire : « Nous ne sommes pas plus allemands que français, nous ; nous ne connaissons pas les haines stupides de peuple à peuple, nous ne connaissons pas les frontières qui rendent héroïque l'assassinat, l'égorgement glorieux s'il est pratiqué sur le voisin de gauche et infâme s'il est pratiqué sur le voisin de droite. » Une meute de patriotes en fureur se jeta sur ces naïfs bien intentionnés qui eurent cependant la simplicité de défendre leur couronne et de la porter jusqu'au cimetière. Mais il paraît que les susceptibilités de l'honneur national, si excitables quand il s'agit de la Prusse, n'existent plus vis-à-vis de la Chine. La dignité française s'émeut d'une galanterie allemande, mais trouve tout simple qu'on fasse la paix après la pitoyable déroute de notre armée au Tonkin. On ne parle plus que de paix, le nouveau ministère futur est ravi avant d'être né ; M. Grévy est ravi, les journaux sont ravis, la nation tout entière semble enchantée. On annonce la paix, on la proclame, on la célèbre ; on se félicite, on se serre les mains. Où sont donc les patriotes ? Que font-ils ? A quoi pensent-ils ? Il est honteux d'être vaincu par la Prusse, mais il est presque honorable d'être battu par la Chine ! Il est à craindre que notre attitude de battu satisfait, en face du peuple chinois redoutable de si loin, n'enhardisse à l'extrême nos proches voisins qui attendent une occasion pour agrandir leur territoire insuffisant. Le président de la République a-t-il prévu une guerre possible avec le prince de Monaco ou la république d'Andorre ? Est-il résolu à céder Nice au premier et Bordeaux à la seconde, ou prétend-il lutter contre les armées de ces puissances ? Et tout cela pour le Tonkin ? Il est donc écrit que nos colonies nous seront toujours fatales. Les gens compétents s'écrient : « Quoi d'étonnant ? Les Français ne sauront jamais coloniser. » En y réfléchissant bien, j'arrive à croire tout simplement que nous ne savons pas choisir nos colonies. Nous prenons les rossignols, en nous étonnant qu'ils ne rapportent rien. Si j'étais le gouvernement, comme disent tous ceux qui ont des idées sur la manière de sauver la France, je sais bien ce que je ferais. Je mettrais dans une valise toutes nos colonies, le Sénégal, le Gabon, la Tunisie, la Guyane, la Guadeloupe, la Cochinchine, le Congo, le Tonkin et le reste, et j'irais trouver M. de Bismarck. Je lui dirais : « Monsieur, vous cherchez des colonies, en voici un stock, un tas, un assortiment complet. Il y en a de toutes les sortes, de toutes les nuances. Elles sont habitées par des Arabes, des Nègres, des Indiens, des Chinois, des Annamites, etc. Je vous demande, pour chacune, un kilomètre d'Alsace et un kilomètre de Lorraine. » Et si le chancelier allemand acceptait, je ferais certes une bonne affaire. On s'étonne que le budget ne tienne jamais debout et que l'argent de la caisse publique coule comme l'eau d'une fontaine, et on ne réfléchit pas que nous entretenons des troupes et des fonctionnaires dans tous les pays stériles et inhabitables dont la fantaisie ignorante d'un ministre nous a fait prendre possession. En MATIÈRE de colonisation, il est une loi qu'on devrait, semble-t-il, ne jamais oublier. Il est inutile de s'emparer d'une terre que l'Européen n'a point peuplée, s'il a pu y accéder depuis longtemps. La graine humaine pousse comme celle des plantes quand le sol est bon pour elle. L'Amérique n'est-elle pas un exemple décisif ? L'Européen l'a envahie, couverte, d'un bout à l'autre. La puissance absorbante de la race blanche devient irrésistible dans les climats qui lui conviennent. Mais toute tentative de colonisation reste vaine dans les régions où le Blanc ne trouve point les conditions d'air, de salubrité et d'existence qui lui sont indispensables. Regardons l'Afrique. L'Européen la connaît depuis le commencement des temps, et il n'a jamais pu s'y installer. Nous l'avons abordée par tous ses rivages, sans pouvoir y faire souche, y prendre racine comme nous avons fait en Amérique. Nous l'avons traversée sans parvenir même à l'explorer. Nous campons sur ses bords, nous n'entrons pas. A quoi nous servent le Sénégal et le Gabon ? Sont-ce là des terres opulentes comme celles d'où nous viennent les blés qui tuent la culture française ? Que ferons-nous au Congo, que ferons-nous à Tunis ? Rien. Nous y dépenserons beaucoup d'argent, pour l'honneur, pour un honneur bien problématique. Tout ministre a la turlutaine de donner des colonies à la patrie, sans distinguer les colonies utiles des colonies mineures. On envoie un explorateur, un militaire avide d'avancement, un voyageur avide de spéculation. Il fait un rapport en termes pompeux. On s'empare aussitôt du Tonkin, du Congo ou de Madagascar et on l'annonce à grand bruit. Cela fait vingt ou trente millions de plus à inscrire chaque année aux dépenses du budget. A qui la faute ? Aux ministres d'abord, et aux députés ensuite. Il n'est en ce moment, d'un bout à l'autre de la France, qu'un cri de colère et de mépris contre la servile majorité qui a suivi M. Ferry en toutes ses fantaisies funestes et qui fa lâché ensuite en se lavant les mains à la façon de Ponce Pilate. Cette exécution brutale du chef du pouvoir par ses amis ne contribuera pas peu au mouvement de plus en plus accentué de l'opinion publique, à cette sorte d'envahissement jusqu'au peuple de scepticisme et de dédain pour ses représentants. Entrez dans les petits restaurants de Paris, dans ceux où mangent les travailleurs ; les gens qui causent se moquent de leurs élus, parlent d'eux comme ils feraient de bonnes ganaches amusantes. Les cochers de fiacre, devant le kiosque de la station, à, côté du sergent de ville qui pointe leurs numéros, plaisantent agréablement les délégués populaires. Dans un salon, lorsqu'on voit entrer quelque monsieur ignoré et qu'on demande : « Qui est celui-là ? » si on vous répond : a C'est un député » , une vague pitié vous envahit. La Chambre donne tellement à rire et à s'indigner, offre tant de raisons de la blâmer, de la blaguer, de la bafouer, ses maladresses sont tellement visibles, ses emballements tellement grotesques que le métier de député devient une profession comique qui inspirera bientôt un doux mépris aux petits enfants eux-mêmes. Et pourtant on rencontre parmi les représentants du pays beaucoup d'hommes distingués, instruits et intelligents, mais ils n'ont pas d'esprit d'ensemble, car il faut une grande pratique de la politique à une assemblée quelconque pour qu'elle devienne intelligente en masse. Les qualités d'initiative intellectuelle, de libre arbitre, de réflexion sage et même de pénétration de tout homme supérieur isolé, disparaissent en général dès que cet homme est mêlé à un grand nombre d'autres hommes. Voici un passage d'une lettre de lord Chesterfield à son fils (1751), qui constate avec une rare humilité cette subite élimination des qualités actives de l'esprit dans toute nombreuse réunion. « Lord Macclesfield qui a eu la plus grande part dans la préparation du bill, et qui est l'un des plus grands mathématiciens et astronomes de l'Angleterre, parla ensuite, avec une connaissance approfondie de la question, et avec toute la clarté qu'une matière aussi embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et son élocution étaient loin de valoir les miens, la préférence me fut donnée à l'unanimité, bien injustement, je l'avoue. « Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule : quelles que soient les individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à une foule le langage de la raison pure. C'est seulement à ses passions, à ses sentiments et à ses intérêts apparents qu'il faut s'adresser. « Une collectivité d'individus n'a plus de faculté de compréhension, etc... » Cette profonde observation de lord Chesterfield, observation faite souvent d'ailleurs et notée avec intérêt par les philosophes de l'école scientifique, allemands et anglais, constitue un des arguments les plus sérieux contre les gouvernements représentatifs. Le même phénomène, phénomène surprenant, se produit chaque fois qu'un grand nombre d'hommes est réuni. Toutes ces personnes, côte à côte, distinctes, différentes d'esprit, d'intelligence, de passions, d'éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de leur réunion, forment un être spécial, doué d'une âme propre, d'une manière de penser nouvelle, commune, et qui ne ,semble nullement formée de la moyenne des opinions individuelles. C'est une foule, et cette foule est quelqu'un, un vaste individu collectif, aussi distinct d'une autre foule qu'un homme est distinct d'un autre homme. Un dicton populaire affirme que « la foule ne raisonne pas ». Or pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle spontanément ce qu'aucune des unités de cette foule n'aurait fait ? Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés féroces, des entraînements stupides que rien n'arrête, et emportée par ces entraînements irréfléchis accomplit-elle des actes qu'aucun des individus qui la composent n'accomplirait ? Dans une foule un inconnu jette un cri, et voilà qu'une sorte de frénésie s'empare de tous, et tous, d'un même élan auquel personne n'essaye de résister, emportés par une même pensée qui instantanément leur devient commune, malgré les castes, les opinions, les croyances, les moeurs différentes, se précipiteront sur un homme, le massacreront et le noyeront sans raison, presque sans prétexte, alors que chacun, s'il eût été seul, se serait précipité, au risque de sa vie, pour sauver celui qu'il tue. Et le soir, chacun rentré chez soi, se demandera quelle rage, quelle folie l'ont saisi, l'ont jeté brusquement hors de sa nature et de son caractère, comment il a pu céder à cette impulsion féroce ? C'est qu'il avait cessé d'être un homme pour faire partie d'une foule. Sa volonté individuelle s'était mêlée à la volonté commune comme une goutte d'eau se mêle à une fleur. Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d'une vaste et étrange personnalité, celle de la foule : Les paniques qui saisissent une armée et ces ouragans d'opinions qui entraînent un peuple entier, et la folie des danses macabres, ne sont-ils pas encore des exemples saisissants de ce même phénomène ? En somme, il n'est pas plus étonnant de voir les individus réunis former un tout que de voir des molécules rapprochées former un corps. Et voilà pourquoi votre fille est muette. C'est-à-dire : voilà pourquoi la majorité dont les votes répétés nous ont jetés dans l'aventure de Chine a noyé férocement celui qui n'avait pu commettre tant de maladresses que grâce à l'approbation du Parlement. 7 avril 1885 VENISE Venise ! Est-il une ville qui ait été plus admirée, plus célébrée, plus chantée par les poètes, plus désirée par les amoureux, plus visitée et plus illustre ? Venise ! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus que celui-là ? Il est joli, d'ailleurs, sonore et doux : il évoque d'un seul coup dans l'esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et tout un horizon de songes enchanteurs. Venise ! Ce seul mot semble faire éclater dans l'âme une exaltation, il excite tout ce qu'il y a de poétique en nous, il provoque toutes nos facultés d'admiration. Et quand nous arrivons dans cette ville singulière, nous la contemplons infailliblement avec des yeux prévenus et ravis, nous la regardons avec nos rêves. Car il est presque impossible à l'homme qui va par le monde de ne pas mêler son imagination à la vision des réalités. On accuse les voyageurs de mentir et de tromper ceux qui les lisent. Non, ils ne mentent pas, mais ils voient avec leur pensée bien plus qu'avec leur regard. Il suffit d'un roman qui nous a charmés, de vingt vers qui nous ont émus, d'un récit qui nous a captivés pour nous préparer au lyrisme spécial des coureurs de route, et quand nous sommes ainsi excités, de loin, par le désir d'un pays, il nous séduit irrésistiblement. Aucun coin de la terre n'a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l'enthousiasme. Lorsque nous pénétrons pour la première fois dans la lagune tant vantée il est presque impossible de réagir contre notre sentiment anticipé, de subir une désillusion. L'homme qui a lu, qui a rêvé, qui sait l'histoire de la cité où il entre, qui est pénétré par toutes les opinions de ceux qui l'ont précédé, emporte avec lui ses impressions presque toutes faites ; il sait ce qu'il doit aimer, ce qu'il doit mépriser, ce qu'il doit admirer. Le train traverse d'abord une plaine, criblée de flaques d'eau bizarres. On dirait une sorte de carte de géographie, avec les océans et les continents ; puis le sol disparaît peu à peu ; le convoi court, sur un talus d'abord et bientôt il s'élance sur un pont démesuré jeté dans la mer et qui s'en va vers la ville aperçue là-bas, élevant ses clochers et ses monuments au-dessus de la nappe immobile et illimitée des eaux. Quelques îlots portant des fermes apparaissent de temps en temps, à droite ou à gauche. Nous entrons en gare. Des gondoles attendent le long du quai. Longue, mince et noire, dressant les pointes de ses extrémités et portant à l'avant une proue étrange et jolie, en acier luisant, la fine gondole mérite sa gloire. Un homme, debout derrière les voyageurs, la gouverne avec une seule rame que porte et que soutient une sorte de bras en bois tordu, fixé sur le bord droit de l'embarcation. Elle a un air coquet et sévère, amoureux et guerrier, et elle berce d'une façon délicieuse le promeneur étendu sur une sorte de chaise longue. La douceur de ce siège, le balancement exquis de ces barques, leur allure vive et calme, nous donnent une inattendue et adorable sensation. On ne fait rien et on va, on se repose et on voit, on est caressé par ce mouvement, caressé dans l'esprit et dans la chair, pénétré par une subite et continue jouissance physique et par un profond bien-être de l'âme. Quand il pleut, on ajuste au milieu de ces embarcations une petite chambre en bois sculpté, orné de cuivres, et couverte de drap noir. Les gondoles alors glissent, impénétrables, sombres et closes, cercueils flottants vêtus de crêpe. Elles semblent porter des mystères de mort ou d'amour, et elles montrent parfois une jolie figure de femme derrière leur étroite fenêtre. Nous descendons le grand canal. On est surpris d'abord par l'aspect de cette ville dont les rues sont des rivières... des rivières ou plutôt des égouts à ciel ouvert. C'est là vraiment l'impression que donne Venise après le premier étonnement passé. Il semble que des ingénieurs facétieux aient fait sauter la voûte de maçonnerie et de pavés qui recouvre ces courants d'eaux malpropres dans toutes les autres villes du monde, pour forcer les habitants à naviguer sur leurs égouts. Et cependant quelques-uns de ces canaux, les plus étroits, sont parfois délicieusement bizarres. Les vieilles maisons rongées par la misère y reflètent leurs murailles déteintes et noircies, y trempent leurs pieds sales et crevassés, comme des pauvres en guenilles qui se laveraient dans des ruisseaux. Les ponts de pierre enjambent cette eau et renversant dedans leur image l'encadrent d'une double voûte dont l'une est fausse et l'autre vraie. On a rêvé une vaste cité aux immenses palais, tant est grande la renommée de cette antique reine des mers. On s'étonne que tout soit petit, petit, petit ! Venise n'est qu'un bibelot, un vieux bibelot d'art charmant, pauvre, ruiné, mais fier d'une belle fierté de gloire ancienne. Tout semble en ruine, tout semble sur le point de s'écrouler dans cette eau qui porte une ville usée. Les palais ont des façades ravagées par le temps, tachées par l'humidité, mangées par la lèpre qui détruit les pierres et les marbres. Quelques-uns sont vaguement inclinés sur le côté, prêts à tomber, fatigués de rester depuis si longtemps debout sur leurs pilotis. Tout à coup l'horizon grandit, la lagune s'élargit ; là-bas, à droite, apparaissent des îles couvertes de maisons, et, à gauche, un admirable monument de style mauresque, une merveille de grâce orientale et d'élégance imposante, c'est le palais des Doges. Je ne raconterai pas Venise dont tout le monde a parlé. La place Saint-Marc ressemble à celle du Palais-Royal, la façade de cette église a l'air d'une devanture de café-concert en carton-pâte, mais l'intérieur est tout ce qu'on peut concevoir de plus absolument beau. La pénétrante harmonie des lignes et des tons, les reflets des vieilles mosaïques d'or aux lueurs adoucies, au milieu des marbres sévères, les merveilleuses proportions des voûtes et des lointains, un je-ne-sais-quoi de divinement trouvé dans l'ensemble, dans l'entrée calme du jour qui devient religieux autour de ces piliers, dans la sensation jetée à l'esprit par les yeux, font de Saint-Marc la chose la plus complètement admirable qui soit au monde. Mais en contemplant cet incomparable chef-d'oeuvre de l'art byzantin, on se met à songer en le comparant à un autre monument religieux, sans égal lui aussi, si différent pourtant, chef-d'oeuvre de l'art gothique, bâti encore au milieu des flots gris des mers du Nord, à ce bijou monstrueux de granit qui se dresse tout seul dans l'immense baie du Mont-Saint-Michel. Ce qui fait Venise absolument sans égale, c'est la Peinture. Elle fut la patrie, la mère de quelques maîtres de premier ordre qu'on ne peut connaître que dans ses musées, ses églises et ses palais. Le Titien, Paul Véronèse ne se révèlent vraiment qu'à Venise dans leur splendeur géniale. Ceux-là, du moins, possèdent la gloire dans toute sa puissance et toute son étendue. Il en est d'autres que nous ignorons trop en France et qui atteignent presque la valeur de ces artistes, tels Carpaccio et surtout Tiepolo, le premier des plafonniers passés, présents et futurs. Personne comme lui n'a su répandre sur un mur la grâce des lignes humaines, la séduction des nuances qui grisent sensuellement le regard, et le charme des choses rêvées dans cette sorte d'ivresse étrange que l'art communique à l'esprit. Élégant et coquet comme Watteau ou Boucher, Tiepolo possède surtout un admirable et invincible pouvoir de charmer. On peut en admirer d'autres plus que lui, d'une admiration raisonnée, mais on le subit plus que personne. L'ingéniosité de ses compositions, l'imprévu puissant et joli de son dessin, la variété de son ornementation, la fraîcheur inaltérable et unique de son coloris font naître en nous un besoin singulier de vivre toujours sous un de ces plafonds inestimables qu'orna sa main. Le palais Labbia, une ruine, montre peut-être la plus admirable chose qu'ait laissée ce grand artiste. Il a peint une salle entière, une salle immense. Il a tout fait, le plafond, les murailles, la décoration et l'architecture, avec son pinceau. Le sujet, l'histoire de Cléopâtre, une Cléopâtre vénitienne du XVIIIe siècle, se continue sur les quatre faces de l'appartement, passe à travers les portes, sous les marbres, derrière les colonnes imitées. Les personnages sont assis sur les corniches, appuient leurs bras ou leurs pieds sur les ornementations, peuplent ce lieu de leur foule charmante et colorée. Le palais qui contient ce chef-d'oeuvre est à vendre, dit-on ! Comme on vivrait là-dedans ! 5 mai 1885 ISCHIA Naples s'éveille sous un éclatant soleil. Elle s'éveille tard, comme une belle fille du Midi endormie sous un ciel chaud. Par ses rues, où jamais on ne voit un balayeur, où toutes les poussières, faites de tous les débris, de tous les restes des nourritures mangées au grand jour, sèment dans l'air toutes les odeurs, commence à grouiller la population remuante, gesticulante, criante, toujours excitée, toujours enfiévrée, qui rend unique cette ville si gaie. Le long des quais, les femmes, les filles, vêtues de robes roses ou vertes, dont le bas grisâtre est limé par le frottement des trottoirs, la gorge enveloppée de foulards rouges, bleus, de toutes les couleurs les plus vives, les plus criardes et les plus inattendues, appellent le passant pour lui offrir des huîtres fraîches, des oursins, tous les fruits de la mer comme on dit (frutti di mare), ou des boissons de toute nature, ou des oranges, des nèfles du Japon, des cerises, les fruits de la terre. Elles piaillent, s'agitent, lèvent les bras, et leurs visages aux plis mobiles expriment dans une mimique amusante et naïve les qualités des choses qu'elles vous proposent. Les hommes, en guenilles, vêtus d'innommables loques, causent avec furie ou bien sommeillent sur le granit chaud du port. Des gamins, pieds nus, nous suivent en poussant le cri national : « Macaroni » ; et les cochers qui vous voient passer lancent sur vous leurs chevaux comme s'ils voulaient vous écraser, en faisant claquer leurs fouets de toute leur force. Ils hurlent : « Un bon voiture, mousieu », et, après dix minutes de marchandage, ils consentent à faire pour dix sous une promenade pour laquelle ils avaient demandé cinq francs. Les petites voitures à deux places vont comme le vent, font briller au soleil le cuivre coquet dont le harnais est couvert ; et le cheval, qui n'a point de mors, mais dont les naseaux sont étreints par les deux grandes branches d'une sorte de levier, galope, bat la terre du pied, piaffe, fait semblant de s'emporter, de se fâcher, de vouloir vous briser contre les murs, car il est exubérant, paradeur et bon enfant, comme son maître. Les bêtes qui traînent des charrettes, ou toute voiture de service, portent sur le dos un vrai monument de cuivre, une selle géante à trois sommets, avec sonnettes, girouettes, ornements de toute espèce qui font penser aux baraques des bateleurs, aux mosquées d'Orient, aux pompes d'église et de foire. Cela est joli, vaniteux, amusant, clinquant, un peu mauresque, un peu byzantin, un peu gothique, et tout à fait napolitain. Et là-bas, dominant la ville, la mer, les plaines et les montagnes, le cône immense du Vésuve, de l'autre côté de la baie, souffle d'une façon lente et continue sa lourde fumée de soufre, qui monte tout droit, comme un panache énorme, sur sa tête pointue, puis se répand par tout le ciel bleu qu'il voile d'une brume éternelle. Mais un affreux petit vapeur dépeint, avec des nuances de torchon sale, siffle coup sur coup pour appeler les voyageurs qui veulent visiter les tristes ruines d'Ischia. Il part lentement, car il lui faudra trois heures et demie pour accomplir cette courte traversée, et son pont, qui ne doit être lavé que par l'eau des pluies, est certainement plus malpropre que le pavé poudreux des rues. On suit la côte de Naples couverte de maisons. On passe devant le tombeau de Virgile. Là-bas, en face, de l'autre côté du golfe, Caprée lève sa double croupe rocheuse au-dessus de la mer bleue. Le bateau s'arrête à Procida. La petite cité est jolie, dégringolant en cascade sur la montagne. On se remet en route. Enfin, voici Ischia. Un château bizarre, perché sur un roc, forme la pointe de l'île et domine la ville avec qui il communique par une longue digue. Ischia a peu souffert ; on ne voit aucune trace de la catastrophe qui ruina pour toujours peut-être sa voisine. Le bateau repart pour ce qui fut Casamicciola. Il suit la rive qui est charmante. Elle s'élève doucement, couverte de verdure, de jardins, de vignes, jusqu'au sommet d'une grande côte. Un ancien cratère, qui fut ensuite un lac, forme maintenant un port où les navires se mettent à l'abri. Le sol que la mer baigne a le brun foncé des laves, toute cette île n'étant qu'une écume volcanique. La montagne s'élève, devient énorme, se déroulant comme un immense tapis de verdure douce. Au pied de ce grand mont on aperçoit des ruines, des maisons écroulées, pendues, entrouvertes, des maisons roses d'Italie. C'est ici. L'entrée dans cette ville morte est effrayante. On n'a rien refait, rien réparé, rien. C'est fini. On a seulement changé de place les décombres pour chercher les morts. Les murs éboulés dans les rues y forment des vagues de débris ; ce qui reste debout est crevassé de toutes parts ; les toits sont tombés dans les caves. On regarde avec terreur dans ces trous noirs, car il y a encore des hommes là-dessous. On ne les a pas tous retrouvés. On va dans cette horrible ruine qui serre le coeur, on passe de maison en maison, on enjambe des tas de maçonnerie émiettée dans les jardins qui ont refleuri, libres, tranquilles, admirables, pleins de roses. Un parfum de fleurs flotte dans cette misère. Des enfants qui errent par cette étrange Pompéi moderne, par cette Pompéi qui semble saignante, à côté de l'autre momifiée par les cendres, des enfants, des orphelins mutilés, qui montrent les cicatrices affreuses de leurs petites jambes écrasées, vous offrent des bouquets cueillis sur cette tombe, dans ce cimetière qui fut une ville, et demandent l'aumône en racontant la mort de leurs parents. Un garçon de vingt ans nous guide. Il a perdu tous les siens et il est demeuré lui-même deux jours enseveli sous les murs de son logis. Si les secours étaient venus plus tôt, dit-il, on aurait pu sauver deux mille personnes de plus. Mais les soldats ne sont arrivés que le troisième jour. Le nombre des morts fut de quatre mille cinq cents environ. Il était à peu près dix heures un quart du soir quand la première secousse eut lieu. Le sol s'est soulevé, affirment les habitants, comme s'il allait sauter en l'air. En moins de cinq minutes la ville fut par terre. Le même phénomène se reproduisit, assure-t-on, les deux jours suivants, à la même heure, mais il ne restait plus rien à détruire. Voici le grand hôtel des Étrangers, qui ne montre plus que ses murs rouges, déteints et pâlis, gardant encore son nom écrit en lettres noires. Cinquante- cinq personnes furent ensevelies dans la salle de bal, en pleine fête, jeunes filles et jeunes hommes, écrasés en dansant, enlacés, unis ainsi par la surprise de cette mort foudroyante, dans un mariage étrange et brutal qui mêla leurs chairs broyées. Plus loin, on trouva quarante cadavres, ici vingt, là six seulement, dans une cave. Le théâtre étant construit en bois, les spectateurs furent épargnés. Voici les bains : trois grands établissements écroulés, où s'agitent toujours, au milieu des machines élévatoires disloquées, les sources chaudes venues du foyer souterrain, si proche qu'on ne peut plonger le doigt dans cette eau bouillante. La femme qui garde ces ruines perdit son mari et ses quatre filles sous les murs de la maison. Comment peut-elle vivre encore ? Dans les débris de l'hôtel du Vésuve on retrouva cent cinquante cadavres ; sous les ruines de l'hôpital, dix enfants ; ici un évêque, là une famille très riche disparue tout entière en quelques secondes. Nous montons et nous redescendons les rues en dos d'âne, car la ville était bâtie sur une suite de mamelons pareils à des vagues de terre. Et chaque fois que nous atteignons une hauteur, nous découvrons un large et superbe paysage. En face, la mer calme et bleue ; là-bas, dans une brume légère, la côte d'Italie, la côte classique aux rochers corrects ; le cap Misène la termine au loin, tout au loin. Puis, à droite, entre deux monticules, on aperçoit toujours la tête fumante et pointue du Vésuve. Il semble être le maître menaçant de toute cette côte, de toute cette mer, de toutes ces îles qu'il domine. Son panache s'en va lentement vers le centre de l'Italie, traversant le ciel d'une ligne presque droite qui se perd à l'horizon. Puis, autour de nous, derrière nous, jusqu'au sommet de la côte, des vignes, des jardins, des vignes fraîches d'un vert si tendre, si doux ! La pensée de Virgile vous envahit, vous possède, vous obsède. Voilà bien la terre charmante qu'il aima, qu'il chanta, la terre où ont germé ses vers, ces fleurs du génie. De son tombeau, qui domine Naples, on voit Ischia. Nous sortons enfin des ruines et voici la ville nouvelle où s'est réfugiée ce qui reste des habitants. C'est une pauvre cité de planches, une suite de cabanes en bois, de baraquements misérables. Cela rappelle les ambulances ou les installations hâtives des premiers colons débarqués sur une terre neuve. Dans tous les passages qui servent de rues entre ces cases, on voit grouiller beaucoup d'enfants. Mais l'affreux petit vapeur nous appelle à coups de sifflet ; nous repartons pour rentrer dans Naples à la nuit tombante. C'est l'heure où les équipages vont quitter la promenade élégante de la Chiaia. Elle s'étend, le long de la mer, bordée de l'autre côté par les hôtels riches et par un beau jardin plein d'arbres fleuris. Quatre lignes de voitures s'y croisent, s'y mêlent, comme au bois de Boulogne dans ses beaux jours, avec moins de luxe sérieux, mais avec plus de clinquant, de pétulance méridionale. Les chevaux ont toujours l'air de s'emporter, les cochers des fiacres et des corricoles à deux roues font toujours claquer leurs fouets. De fort jolies femmes brunes se saluent avec une grâce sérieuse de mondaines, des cavaliers caracolent, des gommeux napolitains, debout sur le trottoir, regardent le défilé et jettent des coups de chapeau aux dames souriantes des équipages. Puis soudain tout se débande ; la foule des voitures s'élance vers la ville comme si une-barrière qui les arrêtait s'était rompue tout à coup. Tous les chevaux galopent, luttant de vitesse, excités par les cochers, soulevant des flots de poussière, de cette poussière aux mille odeurs, si spéciale à Naples. C'est fini, la promenade est vide. Les étoiles paraissent peu à peu dans l'espace obscurci. Virgile a dit : Majoresque cadunt altis de montibus umbrae. Mais là-bas, un phare colossal s'allume, au milieu du ciel, un phare étrange qui jette de moment en moment des lueurs sanglantes ; de grandes gerbes de clarté rouge s'élancent en l'air et retombent comme une écume de feu. C'est le Vésuve. Les orchestres ambulants commencent à jouer sous les fenêtres des hôtels. La ville s'emplit de musique. Et des hommes, qu'on prendrait ailleurs pour d'honnêtes bourgeois, tant leur tenue est correcte, vous poursuivent en vous proposant les plus bizarres divertissements. Et si vous passez avec indifférence, ils multiplient à l'infini leurs offres aussi singulières que répugnantes. Vous vous efforcez de les fuir ; alors ils cherchent par quels appas invraisemblables ils éveilleront votre désir. L'arche de Noé contenait moins d'animaux qu'ils n'ont de propositions. Leur imagination s'enflamme par la difficulté de la victoire ; et ces Tamarins du vice, ne connaissant plus d'obstacle, vous offriraient le volcan lui-même, pour peu qu'on parût le désirer. 12 mai 1885 AUX CRITIQUES DE « BEL-AMI » UNE RÉPONSE Nous recevons de notre collaborateur, Guy de Maupassant, la lettre suivante, que nous nous empressons de publier : Rome, 1er juin 1885. Mon cher Rédacteur en chef, Au retour d'une très longue excursion qui m'a mis fort en retard avec le Gil Blas, je trouve à Rome une quantité de journaux dont les appréciations sur mon roman Bel-Ami me surprennent autant qu'elles m'affligent. J'avais déjà reçu à Catane un article de Montjoyeux, à qui j'ai écrit aussitôt. Il me semble nécessaire de donner quelques explications dans le journal même où a paru mon feuilleton. Je ne m'attendais guère, je l'avoue, à être obligé de raconter mes intentions, qui ont été fort bien comprises, il est vrai, par quelques confrères moins susceptibles que les autres. Donc les journalistes, dont on peut dire comme on disait jadis des poètes : Irritabile genus, supposent que j'ai voulu peindre la Presse contemporaine tout entière, et généraliser de telle sorte que tous les journaux fussent fondus dans La Vie française, et tous leurs rédacteurs dans les trois ou quatre personnages que j'ai mis en mouvement. Il me semble pourtant qu'il n'y avait pas moyen de se méprendre, en réfléchissant un peu. J'ai voulu simplement raconter la vie d'un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris, et qu'on rencontre dans toutes les professions existantes. Est-il, en réalité, journaliste ? Non. Je le prends au moment où il va se faire écuyer dans un manège. Ce n'est donc pas la vocation qui l'a poussé. J'ai soin de dire qu'il ne sait rien, qu'il est simplement affamé d'argent et privé de conscience. Je montre dès les premières lignes qu'on a devant soi une graine de gredin, qui va pousser dans le terrain où elle tombera. Ce terrain est un journal. Pourquoi ce choix, dira-t-on ? Pourquoi ? Parce que ce milieu m'était plus favorable que tout autre pour montrer nettement les étapes de mon personnage ; et aussi parce que le journal mène à tout comme on l'a souvent répété. Dans une autre profession, il fallait des connaissances spéciales, des préparations plus longues. Les portes pour entrer sont plus fermées, celles pour sortir sont moins nombreuses. La Presse est une sorte d'immense république qui s'étend de tous les côtés, où on trouve de tout, où on peut tout faire, où il est aussi facile d'être un fort honnête homme que d'être un fripon. Donc, mon homme, entrant dans le journalisme, pouvait employer facilement les moyens spéciaux qu'il devait prendre pour parvenir. Il n'a aucun talent. C'est par les femmes seules qu'il arrive. Devient-il journaliste, au moins ? Non. Il traverse toutes les spécialités du journal sans s'arrêter, car il monte à la fortune sans s'attarder sur les marches. Il débute comme reporter, et il passe. Or, en général, dans la Presse, comme ailleurs, on se cantonne dans un coin, et les reporters, nés avec cette vocation, restent souvent reporters toute leur vie. On en cite devenus célèbres. Beaucoup sont de braves gens, mariés, qui font cela comme ils seraient employés dans un ministère. Duroy devient le chef des Échos : autre spécialité fort difficile et qui garde aussi ses gens quand ils y sont passés maîtres. Les Échos font souvent la fortune d'un journal, et on connaît dans Paris quelques échotiers dont la plume est aussi enviée que celle d'écrivains connus. De là Bel-Ami arrive rapidement à la chronique politique. J'espère, au moins, qu'on ne m'accusera pas d'avoir visé MM. J.-J. Weiss ou John Lemoinne ? Mais comment me suspecterait-on d'avoir visé quelqu'un ? Les rédacteurs politiques, plus que tous les autres, peut-être, sont des gens sédentaires et graves qui ne changent ni de profession, ni de feuille. Ils font toute leur vie le même article ; selon leur opinion, avec plus ou moins de fantaisie, de variété et de talent dans la forme. Et quand ils changent d'opinion, ils ne font que changer de journal. Or, il est bien évident que mon aventurier marche vers la politique militante, vers la députation, vers une autre vie et d'autres événements. Et s'il est arrivé par la pratique, à une certaine souplesse de plume, il n'en devient pas pour cela un écrivain, ni un véritable journaliste. C'est aux femmes qu'il devra son avenir. Le titre : Bel- Ami, ne l'indique-t-il pas assez ? Donc, devenu journaliste par hasard, par le hasard d'une rencontre, au moment où il allait se faire écuyer, il s'est servi de la Presse comme un voleur se sert d'une échelle. S'ensuit-il que d'honnêtes gens ne peuvent employer la même échelle ? Mais j'arrive à un autre reproche. On semble croire que j'ai voulu dans le journal que j'ai inventé, La Vie française, faire la critique ou plutôt le procès de toute la presse parisienne. Si j'avais choisi pour cadre un grand journal, un vrai journal, ceux qui se fâchent auraient absolument raison contre moi ; mais j'ai eu soin, au contraire, de prendre une de ces feuilles interlopes, sorte d'agence d'une bande de tripoteurs politiques et d'écumeurs de bourses, comme il en existe quelques-uns, malheureusement. J'ai eu sain de la qualifier à tout moment, de n'y placer en réalité que deux journalistes, Norbert de Varenne et Jacques Rival, qui apportent simplement leur copie, et demeurent en dehors de toutes les spéculations de la maison. Voulant analyser une crapule, je l'ai développée dans un milieu digne d'elle afin de donner plus de relief à ce personnage. J'avais ce droit absolu comme j'aurais eu celui de prendre le plus honorable des journaux pour y montrer la vie laborieuse et calme d'un brave homme. Or, comment a-t-on pu supposer une seconde que j'aie eu la pensée de synthétiser tous les journaux de Pans en un seul ? Quel écrivain ayant des prétentions, justes ou non, à l'observation, à la logique et à sa bonne foi, qui croirait pouvoir créer un type rappelant en même temps La Gazette de France, Le Gil Blas, Le Temps, Le Figaro, Les Débats, Le Charivari, Le Gaulois, La Vie parisienne, L'Intransigeant, etc., etc. Et j'aurais imaginé La Vie française pour donner une idée de l'Union et des Débats, par exemple !... Cela est tellement ridicule que je ne comprends pas vraiment quelle mouche a piqué mes confrères ! Et je voudrais bien qu'on essayât d'inventer une feuille qui ressemblerait à l'Univers d'un côté et de l'autre aux papiers obscènes qu'on vend à la criée, le soir, sur les boulevards ! Or elles existent, ces feuilles obscènes, n'est-ce pas ? Il en existe aussi d'autres qui ne sont en vérité que des cavernes de maraudeurs financiers, des usines à chantage et à émissions de valeurs fictives. C'est une de celles-là que j'ai choisie. Ai-je révélé leur existence à quelqu'un ? Non. Le public les connaît ; et que de fois des journalistes de mes amis se sont indignés devant moi des agissements de ces usines de friponnerie ! Alors, de quoi se plaint-on ? De ce que le vice triomphe à la fin ? Cela n'arrive-t-il jamais et ne pourrait-on citer personne parmi les financiers puissants dont les débuts aient été aussi douteux que ceux de Georges Duroy ? Quelqu'un peut-il se reconnaître dans un seul de mes personnages ? Non. - Peut-on affirmer même que j'aie songé à quelqu'un ? Non. - Car je n'ai visé personne. J'ai décrit le journalisme interlope comme on décrit le monde interlope. Cela était-il donc interdit ? Et si on me reproche de voir trop noir, de ne regarder que des gens véreux, je répondrai justement que ce n'est pas dans le milieu de mes personnages que j'aurais pu rencontrer beaucoup d'êtres vertueux et probes. Je n'ai pas inventé ce proverbe : « Qui se ressemble, s'assemble. » Enfin, comme dernier argument, je prierai les mécontents de relire l'immortel roman qui a donné un titre à ce journal : Gil Blas, et de me faire ensuite la liste des gens sympathiques que Le Sage nous a montrés, bien que dans son oeuvre il ait parcouru un peu tous les mondes. Je compte, mon cher rédacteur en chef, que vous voudrez bien donner l'hospitalité à cette défense, et je vous serre bien cordialement la main. 7 juin 1885 ALMA MATER ...Autant mettre, morbleu, La mouche en pension chez une tarentule ! On connaît ces vers de Victor Hugo. Ils visent, il est vrai, les directeurs des collèges religieux, mais ne peut-on les appliquer justement aujourd'hui à ces établissements de torture morale et d'abrutissement physique qu'on appelle lycées, collèges et institutions ? Ne reste-t-on pas confondu devant le jugement du tribunal de la Seine qui vient de débouter M. Lagrange de Langle de sa demande d'indemnité contre le collège de Sainte-Barbe, alors qu'il a été reconnu exact et indiscutable que la mort de son enfant était due à la négligence de l'administration ? Les faits, tout nets, se passent de commentaires. Arrivés à Carlsruhe avec ses compagnons de lycée, Jacques Lagrange de Langle fut atteint d'une fièvre violente. Le médecin appelé la jugea sans gravité et on conduisit l'enfant aux courses. Un orage survint qui le trempa. Il rentra glacé et le mal prit soudain des proportions inquiétantes. Le maître qui accompagnait la division informa pendant plusieurs semaines le directeur de Sainte-Barbe de l'état alarmant de cet élève. Or, les parents ne furent pas prévenus. Mais la famille à qui le jeune Lagrange de Langle était confié à Carlsruhe prit peur et l'enfant fut renvoyé seul - vous lisez bien seul - dans un wagon de seconde classe à Paris où il arriva mourant. Les parents furent enfin avertis par des amis. On réunit aussitôt plusieurs médecins en consultation. Le mal fut reconnu sans remède et la mort imminente. Or, le tribunal ne reconnaît pas que la responsabilité du directeur se trouve engagée. Il constate, il est vrai, que l'enfant est demeuré vingt jours malade sans qu'on ait appelé ou prévenu les parents ; il regrette que, sans leur autorisation, on ait fait accomplir ce voyage mortel ; mais il juge que la responsabilité du directeur est couverte par celle du médecin qui ne pensait pas l'enfant en danger. C'est aux parents, à un tribunal de pères de famille qu'il faudrait poser les questions suivantes, et non pas aux premiers juges venus. Un directeur peut-il sans être coupable devant la loi, coupable devant l'État, coupable devant la famille, laisser des parents ignorer, pendant plusieurs jours et même plusieurs semaines, que leur enfant est malade ? A-t-il le droit d'agir ainsi ? Et ne demeure-t-il pas responsable, absolument responsable envers la famille et même envers l'État, qui doit veiller sur l'existence de tous ? Suffit-il de l'avis d'un médecin inconnu à la famille, d'un médecin bon ou mauvais, soucieux ou indifférent, intelligent ou incapable, pour décider que la santé d'un pauvre petit être qui souffre depuis longtemps ne mérite aucune attention spéciale ? Et quand l'élève d'un lycée ou d'une pension quelconque se trouve assez indisposé pour qu'on juge utile de le renvoyer à Paris, n'est-il pas odieux et criminel de l'enfermer seul dans un wagon, à destination du collège sans qu'on ait appelé au moins deux médecins pour l'examiner ? Et si ce voyage devient mortel pour le petit malade, qu'une série de négligence et d'âneries a poussé au bord de la tombe, qui est responsable ? Le directeur se lave les mains et répond : « C'est la faute du médecin. » Eh bien ! puisqu'il ne vous convient pas de condamner le directeur pour des raisons que je ne devine pas ou que je ne veux pas deviner, condamnez le médecin ! Le jour où le premier docteur venu sera responsable de ses sottises ou de son ignorance, on pourra goûter enfin quelque sécurité dans la vie. N'est-il pas, en effet, aussi invraisemblable que révoltant qu'un monsieur, parce qu'il a dans son armoire un diplôme constatant certaines connaissances élémentaires dans une science qui n'existe guère comme science, mais qui demande avant tout de la conscience et des dons naturels d'intelligence et d'observation, qu'un monsieur, dis-je, parce qu'il paye patente, ait le droit de martyriser, d'empoisonner et de tuer à son gré le public ? Les médecins sceptiques sourient de leurs maladresses et murmurent : « Un de plus », les médecins indifférents se contentent de faire payer la note à la famille. Les médecins imbéciles ne comptent plus leurs trépassés ; mais les médecins curieux, intelligents, et laborieux, les plus redoutables de tous, passent leur vie à expérimenter des médicaments dans le ventre de leurs malades qui crèvent en nombre pour le plus grand bien des suivants. Les âmes sensibles s'indignent que les savants platoniques comme Claude Bernard ou M. Paul Bert cherchent pour guérir les hommes les secrets de l'organisme dans le corps de pauvres bêtes ouvertes vivantes, mais personne ne se révolte contre des centaines de médecins qui pratiquent à domicile ou dans les hôpitaux l'empoisonnement expérimental. Les hôpitaux ? Qu'est-ce que cela, s'il vous plaît, sinon de grands établissements de vivisection humaine ? Que fait-on là-dedans sinon essayer des remèdes nouveaux, des méthodes nouvelles et des instruments nouveaux sur les misérables, sur les pauvres, sur tous ceux qui vont mourir dans ces charniers publics parce que leur bourse est vide ? Ne fait-on pas des folles en certains lieux, comme on fait du pain chez les boulangers ! A un ami qui lui demandait s'il n'avait jamais eu d'accidents en essayant de nouveaux procédés opératoires, un illustre oculiste répondit en riant : « On emplirait ce salon avec tous les yeux que j'ai crevés. » J'ai la faiblesse de préférer que tous ces yeux crevés soient des yeux de chats ou de chiens plutôt que des yeux d'hommes ! Mais si tout médecin convaincu d'avoir tué un malade par une maladresse ou une sottise flagrante, de l'avoir laissé mourir par négligence ou indifférence, était condamné sévèrement à l'amende ou à la prison, le nombre des décès prématurés diminuerait sensiblement. Il n'est pas de jour où un fait de cette nature ne vienne à la connaissance de l'un ou de l'autre, indiscutable, reconnu et affirmé par d'autres médecins dignes de foi. Pourquoi l'homme patronné par l'État et patenté, qui remplit une fonction publique, n'est-il pas responsable de la vie confiée à son savoir breveté, à son intelligence diplômée, à sa capacité garantie, à sa sollicitude recommandée, au même titre qu'un capitaine qui prend le commandement d'un navire pour entreprendre un voyage dangereux ? J'ai appelé les lycées, collèges et pensions des établissements de torture morale et d'abrutissement physique. Et si la race humaine est chétive, poussive, malade ; si tous nos organes débilités sont atteints de dix mille sortes de lésions qui nous tuent avant quarante ans, nous le devons à l'abominable système d'éducation adopté sur la terre entière et qui étiole le corps en surmenant l'intelligence embryonnaire des enfants. Si la coutume antique, la tradition séculaire ne nous aveuglaient point, nous nous indignerions, nous nous révolterions contre l'abominable méthode employée. A l'âge où la pensée n'existe pas encore, où elle n'est qu'à l'état de germe dans le cerveau humain, de germe qui va grandir et qu'il faudrait laisser se développer en paix, on la force à travailler déjà, à réfléchir, à retenir, à comprendre, on l'use avant qu'elle soit faite. Qu'arrive-t-il ? Que les études élémentaires que termine le baccalauréat durent huit ou dix ans, tandis qu'elles devraient durer deux ans. Est-ce un avantage ? Mais cela n'est rien encore ? On prend l'enfant, le petit enfant dont la croissance commence, et au moment où il aurait le plus besoin de liberté, de grand air, de mouvement, d'exercices de toutes sortes, on l'enferme entre quatre murs pour qu'il demeure tout le jour courbé sur des livres qui l'épuisent prématurément au moral et au physique. On lui laisse deux heures par jour pour jouer, dans une cour, au milieu d'une ville, tandis qu'on devrait le faire courir dans les champs et les bois, monter à cheval, nager pendant huit ou dix heures et ne lui laisser que deux heures pour l'étude, jusqu'à ce que son corps et son esprit soient devenus robustes, capables de supporter les accablantes fatigues du travail intellectuel. C'est juste pendant les années où l'on devrait uniquement s'occuper du développement du corps afin de justifier le proverbe ancien : « Mens sana in corpore sano », qu'on s'efforce d'arrêter la libre expansion des forces, de comprimer la sève humaine, de violenter la loi naturelle qui impose le mouvement et la liberté à tous les êtres jeunes, et qui leur a donné l'instinct du jeu, afin qu'ils aident à l'épanouissement de toute leur force animale. N'est-ce point là une chose atroce et monstrueuse, aussi illogique que révoltante ? C'est de dix à vingt ans que l'être physique grandit. Donc on va emprisonner le corps et le priver de tout ce qui pourrait favoriser sa croissance et sa vigueur. Et on profitera de ces mêmes années pour courbaturer par un amas de connaissances compliquées un esprit qui n'est point formé, qu'on devrait laisser s'affermir et qui ne sera apte à recevoir la science, à la comprendre, à la raisonner qu'après le développement complet et parfait du corps et de tous les organes qui constituent l'intelligence, dont elle dépend, grâce auxquels elle fonctionne, car il est aussi insensé de forcer au travail l'esprit des enfants qu'il le serait de vouloir marier ces mêmes gamins avant l'âge où ils sont nubiles. 9 juin 1885 LES GRANDS MORTS Maintenant qu'est un peu calmée l'effervescence des esprits, ne peut-on se demander si cette décision de déposer au Panthéon le corps de Victor Hugo, décision prise dans un premier transport d'enthousiasme, était vraiment une bonne manière d'honorer l'illustre poète ? Certes les peuples ne font jamais de trop belles funérailles à leurs grands hommes, et celui-là, qui méritait toutes les admirations, méritait aussi toutes les pompes. Mais n'est-ce pas une étrange façon d'honorer un mort que de violer, à peine a-t-il fermé les yeux, ses dernières volontés qui devraient être sacrées pour tous ? N'avait-il pas demandé à être enseveli dans un simple cimetière auprès de ses enfants ? Comment, un moribond, un être qui va quitter cette terre, à l'heure dernière où son âme semble ne plus être qu'une lueur de pensée dans le corps épuisé, ce moribond trouve la force, la volonté, la puissance d'esprit d'exprimer son désir suprême ; il le formule nettement, puis il expire, et, sous prétexte que ce mort est un grand homme, un peuple entier, pour célébrer sa gloire, méconnaît aussitôt son dernier voeu. C'est là presque une profanation, une profanation d'autant plus regrettable que pour tous ceux qui ont vraiment aimé le génie de ce grand rêveur, tous ceux qui ont cherché à pénétrer la pensée intime de son âme, ce quelque chose qui semble la source de l'inspiration, elle paraît blesser la religion même de son esprit, toute la religion de son coeur de poète. Victor Hugo croyait en Dieu. Il croyait en Dieu, par cette raison qu'il se considérait certainement comme une émanation importante et directe de Dieu. Il n'était point de ces philosophes positifs pour qui les croyances ne sont qu'une question de logique, de science et de raisonnement ; et jamais il n'aurait admis que, la valeur d'un homme n'étant que relative, la terre n'étant qu'un insignifiant grain de poussière, le génie n'étant que la pensée un peu moins brute chez certains êtres (alors que la pensée de tous les hommes n'est qu'une lueur confuse à peine plus claire que l'intelligence des bêtes), le plus grand des humains pour un oeil qui pourrait voir la création illimitée demeurerait aussi insignifiant ou aussi inaperçu que le plus petit des microbes. C'est là d'ailleurs un des caractères les plus curieux des convictions religieuses que chacun constitue des formules suivant les tendances poétiques de son esprit, en prenant pour point de départ l'importance de l'homme, alors que l'importance de la Terre elle-même semble tout à fait négligeable dans l'ensemble des univers. Cela revient à dire que chacun rêve son Dieu ou son Néant suivant sa nature. Les uns suivant leurs désirs confus et leurs aspirations, les autres suivant une logique un peu moins égoïste, mais tous avec l'impuissance de conception radicale de l'esprit humain, qui ne peut rien connaître en dehors de ce que lui ont révélé ses sens. Nous ne faisons jamais que combiner l'inconnu comparable au connu. Nous voyons le monde, les événements éternels ou passagers, les faits politiques ou particuliers, notre Dieu et nos amis, les objets, les choses, tout enfin, suivant la couleur de nos désirs et de nos espérances. Aussi les peuples ont toujours conçu leurs divinités selon le tempérament de leur race, selon leurs moeurs et les tendances de leur constitution cérébrale. Ne pouvant rien connaître de certain, ne pouvant rien savoir de précis, il faut donc respecter ces rêves, et ne pas estimer le nôtre plus juste que celui du voisin, puisque ce ne sont là que des songes d'aveugles. Cherchons donc comment Victor Hugo avait aperçu son créateur. Poète admirable, inimitable poète, mais rien que poète, étranger à la science minutieuse autant qu'à la philosophie moderne, il concevait par grandes images un peu vagues, et son déisme parait avoir été une sorte de panthéisme poétique. Il devait parler à son Dieu comme à un frère aîné. Il le voyait s'occupant des petites bêtes et des petites fleurs, comme il s'en occupait lui- même ; et l'amour extrême qu'il avait pour les plantes, les sèves, les animaux, les enfants, pour toutes les productions et toutes les reproductions de la nature, n'était-il pas un signe bien certain de cette tendance panthéiste, de cette manière de concevoir Dieu comme un autre lui-même, plus grand, plus vaste, éternel, mais de même .essence, et attendri comme lui sur les choses qu'il avait créées. Parmi tous ses superbes poèmes, les plus beaux peut-être sont ceux qui expriment ses croyances confuses et puissantes à la grande et universelle transformation, aux printemps fleuris faits de la sève des morts, aux brises parfumées qui portent en elles quelque chose de divin, de léger et d'insaisissable comme une émanation des âmes envolées. Qu'on relise Pan et tant d'autres vers magnifiques, toutes les Contemplations, toute la Légende des Siècles, et on verra bien qu'il croyait à la transfusion de l'homme disparu dans la campagne reverdie, aux roses faites avec la chair décomposée, au génie des poètes émietté par la grande nature dans le gosier des oiseaux. S'il aimait tant les bois, les sources, les nuages, les arbres, les plantes, les insectes, tout ce qui vit obscurément, ce grand attendri, c'est qu'il sentait tout cela fait en partie avec la substance des hommes d'autrefois. Sur cette terre toute petite, rien ne disparaît, rien ne se perd, tout se transforme. Pas un atome de matière, pas une parcelle de mouvement, pas une vibration de vie ne sont anéantis, mais tout cela forme sans cesse d'autre matière, d'autre mouvement et d'autre vie, et les éléments ne sont pas nombreux qui constituent toutes les choses du monde. Voilà pourquoi il attendait la mort sans crainte, avec sérénité. Il ne se nommerait plus Victor Hugo, qu'importe ! Il serait un peu de parfum des fleurs, de la verdure des forêts et de l'air si doux des soirs d'été. Et on l'a enfermé dans un cercueil de plomb, au fond d'un caveau noir, sous un énorme monument ! Mais toute son oeuvre, tous ses vers crient qu'il voulait être mis dans la terre nue, à peine séparé d'elle par une planche légère, afin que les racines des herbes et des arbres vinssent le chercher, le prendre, le reprendre, le ramener sur la terre, l'emporter de nouveau dans le soleil et dans les brises. Il est dans un cercueil de plomb, et le Panthéon pèse sur lui ! Et jamais il ne se mêlera, comme les autres, à l'éternelle et incessante résurrection des germes. Voilà ce qu'on appelle : honorer les grands morts ! Elle sera donc vraie pour lui, la plainte de la Momie, que nous a contée Louis Bouilhet : Aux bruits lointains ouvrant l'oreille, Jalouse encor du ciel d'azur, La momie en tremblant s'éveille Au fond de l'hypogée obscur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Oh,.dit-elle, de sa voix lente, Être mort, et durer toujours. Heureuse la chair pantelante Sous l'ongle courbe des vautours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour plonger dans ma nuit profonde Chaque élément frappe en ce lieu. Nous sommes l'air ! nous sommes l'onde ! Nous sommes la terre et le feu ! Viens avec nous, la steppe aride Veut son panache d'arbres verts. Viens sous l'azur du ciel splendide, T'éparpiller dans l'univers. Nous t'emporterons par les plaines, Nous te bercerons à la fois Dans le murmure des fontaines Et le bruissement des bois. Viens. La nature universelle Cherche peut-être en ce tombeau Pour le soleil une étincelle ! Pour la mer une goutte d'eau ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et dans ma tombe impérissable Je sens venir avec effroi Les siècles lourds comme du sable Qui s'amoncelle autour de moi. Ah ! sois maudite, race impie, Qui de l être arrêtant l'essor Gardes ta laideur assoupie Dans la vanité de la mort. Elle serait curieuse souvent à dire, l'histoire des corps des grands hommes. Et quelle ballade ferait un poète, un poète comme Victor Hugo, ou plutôt un conteur comme Edgar Poe, avec l'étrange aventure du cadavre de Paganini. Quiconque a parcouru les côtes de la Méditerranée connaît ces deux îles charmantes qui séparent le golfe de Cannes du golfe Juan, et qu'on nomme les îles de Lérins. Elles sont petites, basses, couvertes de pins et de fourrés. La première, Sainte-Marguerite, porte à son extrémité, vers la terre, la lourde forteresse où furent enfermés le Masque de Fer et Bazaine ; la seconde, Saint-Honorat, dresse dans les flots, à son extrémité, vers la pleine mer, un antique et superbe château crénelé, un vrai château de conte poétique, bâti dans la vague même, et où les moines autrefois se défendirent contre les Sarrasins, car Saint-Honorat appartint toujours à des moines, sauf pendant la Révolution ; elle fut achetée alors par une actrice des Français. A quelques centaines de mètres au sud-est de l'île on aperçoit un îlot tout nu, presque à fleur d'eau, Saint-Ferréol. Ce récif est singulier, hérissé comme une bête furieuse, si couvert de pointes de roc, de dents et de griffes de pierre qu'on peut à peine marcher dessus : il faut poser le pied dans les creux, entre ces défenses, et aller avec précaution. Un peu de terre venue on ne sait d'où s'est accumulée dans les trous et les fissures de la roche ; et là-dedans ont poussé des sortes de lis et de charmants iris bleus dont la graine semble tombée du ciel. C'est sur cet écueil bizarre, en pleine mer, que fut enseveli et caché pendant cinq ans le corps de Paganini. L'aventure est digne de la vie de cet artiste génial et macabre, qu'on disait possédé du diable, si étrange d'allures, de corps, de visage, dont le talent surhumain et la maigreur prodigieuse firent un être de légende, une espèce de personnage d'Hoffmann. Comme il retournait à Gênes, sa patrie, accompagné de son fils, qui, seul maintenant, pouvait l'entendre tant sa voix était devenue faible, il mourut à Nice, du choléra, le 27 mai 1840. Donc, son fils embarqua sur un navire le cadavre de son père et se dirigea vers l'Italie. Mais le clergé génois refusa de donner la sépulture à ce démoniaque. La cour de Rome, consultée, n'osa point accorder son autorisation. On allait cependant débarquer le corps lorsque la municipalité s'y opposa sous prétexte que l'artiste était mort du choléra. Gênes était alors ravagée par une épidémie de ce mal, mais on argua que la présence de ce nouveau cadavre pouvait aggraver le fléau. Le fils de Paganini revint alors à Marseille, où l'entrée du port lui fut interdite pour les mêmes raisons. Puis, il se dirigea vers Cannes où il ne put pénétrer non plus. Il restait donc en mer, berçant sur la vague le cadavre du grand artiste bizarre que les hommes repoussaient de partout. Il ne savait plus que faire, où aller, où porter ce mort sacré pour lui, quand il vit cette roche nue de Saint- Ferréol au milieu des flots. Il y fit débarquer le cercueil qui fut enfoui au milieu de l'îlot. C'est seulement en 1845 qu'il revint avec deux amis chercher les restes de son père pour les transporter à Gênes, dans la villa Gajona. N'aimerait-on pas mieux que l'extraordinaire violoniste fût demeuré sur l'écueil perdu, sur l'écueil hérissé où chante la vague dans les étranges découpures du roc ? 20 juin 1885 LES ENFANTS J'ai signalé dans une récente chronique les dangers de l'odieux système d'éducation suivi en France dans tous les établissements où l'on enferme la jeunesse. J'ai reçu depuis ce jour tant de lettres sur ce sujet, que je m'y vois forcé d'y revenir. J'en ai reçu de médecins, d'hommes politiques, de mères, et enfin d'hommes connus et riches qui demandent si on ne pourrait former une sorte d'association, une ligue, et même une société pour fonder en France un établissement d'instruction où l'on s'occuperait au moins autant du corps que de l'esprit. Un médecin m'écrit : « Il est incroyable, en effet, qu'on s'efforce, par tous les moyens les plus antinaturels, d'arrêter la croissance physique de l'homme. C'est ainsi qu'on arrive promptement à l'étiolement complet d'une race. La vie de l'enfant, depuis le jour où on l'emprisonne dans ces établissements malsains jusqu'au jour où il en sort, est une vraie torture pour lui. Voilà ce qu'il faudrait montrer à tout le monde, faire comprendre à toutes les familles. » Et mon correspondant suit heure par heure, mois par mois, année par année l'existence de l'être, du petit être faible, au commencement de sa croissance, au moment où tout son corps subit le travail mystérieux du développement, où le sang a besoin de tous les éléments fortifiants qui donneront à la chair, aux muscles et aux organes la vigueur et la santé. Il le montre mal nourri, mal soigné, à peine lavé, presque jamais baigné, enfermé jour et nuit, étiolé par une besogne inutile que son esprit n'est pas encore apte à accomplir. Cet enfant a deux heures de liberté par jour, de liberté captive dans une cour entourée de murs, au milieu d'une ville, alors qu'il devrait jouer à son gré, à son aise, suivant le désir de la nature qui a mis en lui le besoin impérieux du jeu. Il devrait courir dans les bois, nager dans les fleuves, grimper des côtes, faire des armes, monter à cheval. Car tous les mouvements, tous les exercices sont nécessaires pour la formation complète de tous les membres, pour la solidification de tous les os, et aussi pour la fortification du courage viril. Le lycée, le collège, la pension, tels que nous les comprenons, constituent le plus grand mal, la plus grande cause d'affaiblissement, de décadence de notre société moderne. Ils ne sont en réalité que des établissements publia d'étiolement, où on courbature l'âme trop jeune en surmenant ses organes en formation, où on comprime la sève humaine en violentant la nature, en imposant à l'être qui grandit un esclavage stérile et épuisant, en arrêtant, pendant les seules années qui lui sont nécessaires, l'épanouissement de la force animale. Un autre correspondant m'engage à regarder passer les gens dans la rue. « Sont-ce là des hommes, dit-il, tels qu'ils devraient être, de grands hommes, de beaux hommes aux bras forts, à la taille haute, à la poitrine large dont la vigueur apparaît à chaque mouvement ? Non. Ce sont des chétifs, des petits, des affaiblis, des tortus, des crochus, des ventrus, des bossus, des étiques. On n'en voit pas un sur dix qui ait la stature ou l'allure normales. Voyez-les marcher. Ils ont les jambes trop minces, ou le torse trop long, ou les bras démesurés, ou le cou de travers. Prenez-en vingt, mettez-les en face de vous, côte à côte, alignés et vous aurez une collection de caricatures à faire pleurer de rire car l'homme d'aujourd'hui n'est plus en réalité que la caricature de l'humanité. » Il y a beaucoup de vrai là-dedans. La race est certainement faible et malade. Certes les gens qu'on rencontre dans les rues ne font pas songer aux hercules. On sent, à leur démarche, à la gaucherie visible de leur mouvements, que ces bonshommes-là n'ont pas été développés, entraînés, fortifiés, exercés à toutes les besognes corporelles. D'où vient cela ? Du collège, de la pension, de l'enfance affaiblie dans les classes, entre les grands murs tristes de la cour, de l'immobilité de l'étude qui a fait dévier le cou, le dos, qui a remonté l'épaule droite, qui a fait s'allonger les bras au détriment des jambes, et qui a détruit lentement l'équilibre naturel toutes les parties du corps en croissance. Et pourquoi tant de lunettes et de pince-nez ? Parce que l'oeil est fatigué trop jeune, fatigué par les livres, par les veilles, par le gaz, parce que tout l'appareil si délicat de vision est surmené avant que la croissance soit achevée. Et tout cela pour rien, pour le plaisir d'abâtardir une race, car l'enfant ne peut profiter de ces connaissance accumulées, irraisonnées, jetées pêle-mêle, entassées dan un esprit trop faible. Cela entre dans la pensée, la fatigue puis s'efface, disparaît sans profit. Il faut que les organes de l'intelligence soient complètement formés pour qu'elle puisse travailler avec profit, et sans danger. La nubilité est indispensable pour les fonctions cérébrales, comme pour les fonctions animales. On m'écrit encore : « N'est-ce pas à ce déplorable système qu'est due la décroissance constante de la stature humaine en France ? Remarquez qu'il faut abaisser tous les dix ans la taille réglementaire des soldats. » Oui, assurément, et puisqu'on parle tant de patriotisme, ce serait certes une oeuvre patriotique que d'élever les enfants de telle sorte qu'ils devinssent des hommes vigoureux. Or, le patriotisme, chez nous, est surtout de parade et de démonstration. Quand il est sincère, il se produit par élans impétueux et souvent intempestifs. Mais ce patriotisme muet, effectif et persévérant qui s'attacherait surtout à améliorer, dès le bas âge, une race entière, n'est guère dans la nature française. Voyons les Anglais, pourtant dont la valeur intellectuelle se manifeste avec assez d'éclat et de succès pour qu'on ne la puisse contester : ils s'occupent d'abord des muscles et du corps. Ils ont des hommes de vingt ans capables d'étrangler des boeufs, une aristocratie qui boxe les lutteurs, plus fière de ses biceps que de sa noblesse, qui aime les jeux corporels comme on aime, chez nous, les plaisirs des sens ! Il existe chez nos voisins de grands collèges en pleine campagne, où l'on enseigne l'équitation, la natation et le reste avec autant de soin que les langues, l'histoire ou les mathématiques. L'enfant, là-dedans, ne fait travailler son esprit que jusqu'à l'heure du déjeuner. A partir de midi, la classe est fermée et la récréation commence pour durer jusqu'à la nuit. Cette méthode n'est-elle pas logique et sage ? Elle fait des soldats, des êtres au corps puissant dont l'esprit aussi est alerte et vigoureux, grâce à l'équilibre de toutes fonctions animales, des êtres capables de toutes les fatigues, de toutes les productions, et d'engendrer à leur tour des enfants sains et bien portants. Une mère m'écrit encore qu'elle a bien songé à tous les inconvénients du collège et pourtant elle se voit forcée d'y enfermer son enfant âgé de douze ans seulement, parce qu'elle est contrainte, par les nécessités de l'existence, à voyager sans cesse avec son mari, leur profession exigeant des déplacements continuels. « Que faire ? dit-elle. Je souffre sans cesse à la pensée de mon fils emmuré dans ces affreuses prisons. Mais je ne puis le garder près de moi. J'ai songé à l'envoyer dans une des grandes pensions d'Angleterre ; mon mari s'y est opposé. Nous sommes Français et nous voulons faire un Français de notre fils. Et soyez persuadé, Monsieur, qu'il y a en notre pays des milliers de familles dans notre cas ! » Certes, il existe en France d'innombrables familles qui ne peuvent élever elles-mêmes leurs enfants, qui sont même forcées de se séparer d'eux de fort bonne heure pour mille raisons. Les officiers mariés, les boutiquiers, tous les petits ménages ne peuvent garder longtemps leurs garçons. Et combien de gens souffrent à la pensée de l'enfant qui grandit péniblement enfermé dans la boîte au latin, dans la boîte aux haricots, dans la boîte malpropre entre deux rues de Paris. Mais que feraient-elles ? Il. n'existe pas en France une seule maison où l'on ait vraiment songé au développement physique de l'homme. Il existe, il est vrai, un comité d'hygiène qui se réunit périodiquement dans une salle du ministère. On y discute, on y prend des résolutions et on y formule des voeux qu'on soumet au ministre. Le ministre les transmet aux commissions d'enseignement où siègent de vieux savants malingres qui haussent avec mépris leurs épaules bossues, en murmurant : « Si on tenait compte de tout ça, on ne pourrait pas seulement apprendre à lire. » Et on ne tient pas compte de tout ça, en effet ; et les jeunes gens ne sont pas jolis, jolis, les jeunes gens myopes et poussifs qui se présentent au baccalauréat, après avoir emmagasiné, en dix ans d'études, moins de connaissances que n'en peut acquérir en dix mois un homme fait, maître de son intelligence. Enfin on m'écrit ceci : « Si quelqu'un se mettait à la tête du mouvement, beaucoup d'hommes sont prêts à le suivre, à aider par tous les moyens en leur pouvoir, par leur influence et leur argent à la formation d'une ou de plusieurs grandes écoles, sur le modèle des écoles anglaises. » C'est fort bien. Mais qui se mettrait à la tête du mouvement ? Il faudrait un homme mûr, sage, respecté, considérable ? Le trouvera-t-on ? 23 juin 1885 LES AMATEURS D'ARTISTES Dans un charmant petit livre qui vient de paraître et qui s'appelle Sagesse de poche, l'auteur, Daniel Darc, nous dit entre autres mille vérités gaies ou sévères : - « Beaucoup de gens prétendent aimer les artistes, tandis qu'ils en ont seulement la curiosité. » Certes, cela est d'une profonde et saisissante exactitude pour quiconque se mêle un peu à la vie mondaine du jour. Comme nous avions déjà les amateurs de tableaux, les amateurs de bibelots, d'émaux, de faïences, d'ivoires, de tapisseries, etc., etc., nous avons aussi les amateurs d'artistes. Le mot « amateur » est excellent pour exprimer ceux ou celles dont parle Daniel Darc. L'amateur n'aime pas ; il pose pour aimer, il se fait gloire d'aimer telle chose, il en tire vanité ou profit, mais il n'en éprouve pas la jouissance profonde et secrète que donne le véritable amour. Il a sa galerie, sa collection, ses objets uniques qu'il montre avec orgueil, mais dont il ne se soucie, au fond, qu'en raison du plaisir ou de la réputation d'homme éclairé qu'ils lui donnent. Donc, à côté des amateurs de peinture, de musique ou de littérature, nous avons la classe nombreuse, variée et délicieuse des amateurs de peintres, de musiciens et d'écrivains. Ces amateurs-là sont généralement des femmes, les unes vieilles, les autres jeunes. Elles se subdivisent à l'infini. Occupons-nous des principaux genres qu'on rencontre par la ville. Les plus recherchés parmi les artistes sont assurément les musiciens. Certaines maisons en possèdent des collections presque complètes. Ces artistes ont d'ailleurs cet avantage inestimable d'être utiles dans les soirées. Mais les personnes qui tiennent à l'objet rare ne peuvent guère espérer en réunir deux sur le même canapé. Les maîtres ne s'aiment pas entre eux. Ajoutons qu'il n'est pas de bassesse dont ne soit capable une femme connue, une femme en vue pour orner son salon d'un compositeur illustre. Les petits soins qu'on emploie d'ordinaire pour attacher un peintre ou un simple homme de lettres deviennent tout à fait insuffisants quand il s'agit d'un fabricant de sons. On emploie vis- à-vis de lui des moyens de séduction et des procédés de louange complètement inusités. On lui baise les mains comme à un roi, on s'agenouille devant lui comme devant un Dieu quand il a daigné exécuter lui-même son « Regina Coeli » . On porte dans une bague un poil de sa barbe ; on se fait une médaille, une médaille sacrée gardée entre les seins au bout d'une chaînette d'or, avec un bouton tombé un soir de sa culotte après un vif mouvement du bras qu'il avait fait en achevant son « Doux Repos ». Les peintres sont un peu moins prisés, bien que fort recherchés encore. Ils ont en eux moins de divin et plus de bohème. Leurs allures n'ont pas assez de moelleux et surtout pas assez de sublime. Ils remplacent souvent l'inspiration par la gaudriole et par le coq-à-l'âne. Ils sentent un peu trop l'atelier, enfin, et ceux qui, à force de soins, ont perdu cette odeur-là, se mettent à sentir la pose. Et puis ils sont changeants, volages, blagueurs. On n'est jamais sûr de les garder, tandis que le musicien fait un nid dans la famille. Depuis quelques années on recherche assez l'homme de lettres. Il a d'ailleurs de grands avantages ; il parle, il parle longtemps, il parle beaucoup, il parle pour tout le monde : et comme il fait profession d'intelligence, on peut l'écouter et l'admirer avec confiance. Les femmes l'ont en grande faveur, en public et dans l'intimité. Il se divise en plusieurs classes. L'écrivain sérieux, moraliste et philosophe est cantonné dans un certain nombre de salons dont il ne sort guère. Ces salons eux-mêmes sont de trois natures bien accentuées. Ils ont le ton Père de l'Église, le ton physiologie anglo-française, ou le ton voltairien modernisé. Dans ce monde-là on pontifie. Pour plus amples renseignements, s'adresser à M. Pailleron, bureau de la Comédie-Française. Il est aussi dans Paris toute une série de femmes un peu arriérées qui s'attardent aux académiciens. L'académicien triompha sur tous ses rivaux voici quelques années. Aujourd'hui, on le trouve vieilli. Il passe de mode. Ses mots sont usés, sa verve sent l'Institut ; il a des plaisanteries de professeur en classe et des grâces pleines de latin. Puis, il ne procède pas à la manière moderne ; il se prodigue, ce qui est une faute capitale. Il est de vingt maisons, de vingt groupes, de vingt femmes ; il va de l'une à l'autre, voulant être aimable avec toutes, de sorte qu'aucune ne l'adopte ; et il est indispensable d'être adopté dans l'état actuel de la société parisienne. On pourrait citer cependant trois ou quatre académiciens qui ne passent pas, qui ne passeront jamais, qui ne blanchissent pas en vieillissant, qui plaisent toujours comme ils plaisent et comme ils ont plu, grâce à de grandes qualités d'esprit, de gracieuseté, de courtoisie, de galanterie et de gaieté vraie. Mais ils se prodiguent, c'est un danger. N'oublions jamais ce proverbe : « Qui trop embrasse, mal étreint. » Ils se réunissent surtout chez de vieilles dames qui ont de la littérature comme on a des bonnets de douairière. En ces demeures à dissertations on traite toutes les questions imaginables avec une gravité qui donne à chaque discours l'allure d'une réception académique. On y livre autour de la table ou du guéridon de grands combats d'éloquence sur des sujets connus, éternellement les mêmes ; et les mêmes effets portent toujours. Mais c'est là la vieille école. La jeune est plus astucieuse. Toute femme connue, aujourd'hui, s'efforce d'avoir un écrivain, comme on avait jadis son singe. Elle a le choix, d'abord, entre les poètes et les romanciers. Les poètes ont plus d'idéal, et les romanciers plus d'imprévu. Les poètes sont plus sentimentaux, les romanciers plus positifs. Affaire de goût et de tempérament. Le poète a plus de charme intime, le romancier plus d'esprit souvent. Mais le romancier présente des dangers qu'on ne rencontre pas chez le poète, il ronge, pille et exploite tout ce qu'il a sous les yeux. Avec lui on ne peut jamais être tranquille, jamais sûre qu'il ne vous couchera point, un jour, toute nue, entre les pages d'un livre. Son oeil est comme une pompe qui absorbe tout, comme la main d'un voleur toujours en travail. Rien ne lui échappe ; il cueille et ramasse sans cesse ; il cueille les mouvements, les gestes, les intentions, tout ce qui passe et se passe devant lui ; il ramasse les moindres paroles, les moindres actes, les moindres choses. Il emmagasine du matin au soir des observations de toute nature dont il fait des histoires à vendre, des histoires qui courent au bout du monde, qui seront lues, discutées, commentées par des milliers et des milliers de personnes. Et ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il fera ressemblant, le gredin, malgré lui, inconsciemment, parce qu'il voit juste et raconte ce qu'il a w. Malgré ses efforts et ses ruses pour déguiser les personnages on dira : « Avez-vous reconnu M. X... et Mme Y... ? Ils sont frappants. » Certes il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et d'attirer les romanciers, qu'il le serait pour un marchand de farine d'élever des rats dans son magasin. Et pourtant ils sont en faveur. Donc, quand une femme a jeté son dévolu sur l'écrivain qu'elle veut adopter, elle en fait le siège au moyen de compliments, d'attentions et de gâteries. Comme l'eau qui, goutte à goutte, perce le plus dur rocher, la louange tombe, à chaque mot, sur le coeur sensible de l'homme de lettres. Alors, dès qu'elle le voit attendri, ému, gagné par cette constante flatterie, elle l'isole, elle coupe, peu à peu les attaches qu'il pouvait avoir ailleurs, et l'habitue insensiblement à venir sans cesse chez elle, à s'y plaire, à y installer sa pensée. Pour le bien acclimater dans la maison, elle lui ménage et lui prépare des succès, le met en lumière, en vedette, lui témoigne devant tous les anciens habitués du lieu une considération marquée, une admiration sans égale. Alors, se sentant idole, il reste dans ce temple. Il y trouve d'ailleurs tout avantage, car les autres femmes essayent sur lui leurs plus délicates faveurs pour l'arracher à celle qui l'a conquis. Mais s'il est habile, il ne cédera point aux sollicitations et aux coquetteries dont on l'accable. Et plus il se montrera fidèle, plus il sera poursuivi, prié, aimé. Oh ! qu'il prenne garde de se laisser entraîner par toutes ces sirènes de salon ; il perdrait aussitôt les trois quarts de sa valeur s'il tombait dans la circulation. Il forme bientôt un centre littéraire, une église dont il est le Dieu, le seul Dieu ; car les véritables religions n'ont jamais plusieurs divinités. On ira dans la maison pour le voir, l'entendre, l'admirer, comme on vient de très loin, en certains sanctuaires. On l'enviera, lui, et on l'enviera, elle ! Ils parleront des lettres comme les prêtres parlent des dogmes, avec science et gravité ; on les écoutera l'un et l'autre, et on aura, en sortant de ce salon lettré, la sensation de sortir d'une cathédrale ! Ite, missa est. Que de choses encore on verrait en regardant de tout près ces amateurs d'artistes dont parle Daniel Darc. Mais puisque j'ai nommé ce charmant écrivain, je veux dire deux mots d'une question littéraire soulevée à son sujet. Il publia, voilà cinq ans à présent, un remarquable roman, étude profonde et subtile de femme, histoire poignante d'une de ces redoutables créatures pour qui l'homme n'est qu'un être à exploiter et à vaincre. Le livre eut un grand succès. Or, M. Adolphe Belot, ignorant l'existence de cette oeuvre, vient de mettre en vente un roman sous le même ,titre : La Couleuvre. Il est certain qu'on ne pouvait exiger que M. Belot connût l'ouvrage de son confrère, mais on peut du moins s'étonner que l'éditeur n'ait point signalé à l'auteur cette regrettable coïncidence. Une de ces couleuvres assurément doit disparaître, car elles s'entredévoreraient. Mais laquelle doit rentrer dans la nuit ; la dernière venue sans aucun doute, la première ayant pour elle les droits inviolables du premier occupant en librairie. Le fait s'est d'ailleurs déjà produit et a toujours amené le même résultat : le changement de nom du dernier venu. En tout cas, cela est fort désagréable pour M. Daniel Darc, d'abord, et pour M. Belot ensuite. Un simple coup d'oeil sur la liste des titres mis en vente depuis dix ans pourrait éviter tous ces ennuis, et toutes les contestations qui en résultent. 30 juin 1885 LES JUGES Voici le Salon fermé. Adieu, tableaux, critiques sont faites ! Bien faites, affirment les journalistes ; mal faites, affirment les peintres qui le prennent de haut avec leurs juges. Nous assistons en effet, chaque année, à la grande colère des jugés contre les jugeants. Les peintres récusent absolument l'autorité des critiques, et leurs raisons ne sont point sans valeur. Ils proclament que pour comprendre un art, il faut l'avoir pratiqué. La peinture, disent-ils, n'est point un art d'impression, un art à idées, un art à grands effets appréciables par tous, mais un art profond, délicat, voilé, compréhensible seulement pour les initiés', pour ceux qui en ont appris la science compliquée, ou pour ceux à qui la nature a donné un oeil d'artiste, un oeil doué de cette finesse si particulière et si rare qui le fait s'émouvoir et émouvoir l'esprit rien qu'à la vue de deux tons voisins, de ce qu'on appelle des valeurs, en argot de métier. Un bout d'étoffe peint par Rembrandt, dix centimètres carrés de couleur posés par un maître sur une planche, quel que soit le sujet, peuvent être un chef-d'oeuvre plus absolu qu'un immense tableau du même peintre. Le sujet, en effet, ne signifie rien. Que de portraits sont des merveilles, vilains portraits de vieilles gens faits par les artistes réalistes flamands, portraits de bourgeois communs, portraits qui feraient rire si on ne regardait que l'expression de la figure représentée et qui remuent en nous quelque chose d'inconnu, qui éveillent un sentiment d'admiration mystérieuse et profonde parce qu'ils sont l'expression complète d'un art et non l'expression d'une tête. L'artiste, en effet, soit qu'il représente une chose qu'on est convenu de trouver belle, soit qu'il représente une chose qu'on est convenu de trouver laide, doit simplement découvrir et dégager le sens et toute la valeur de son sujet, de telle sorte qu'il produise une oeuvre d'art, soit avec cette beauté, soit avec cette laideur. Car le beau artistique diffère absolument de ce que nous jugeons conventionnellement beau ou laid dans la vie ordinaire. Il ne faut pas confondre la sensation directe qu'un objet quelconque produit sur nos sens avec la sensation complète que nous donne un art représentant et interprétant cet objet. La chose la plus affreuse et la plus répugnante peut devenir admirable sous le pinceau ou sous la plume d'un grand artiste. Il serait long et superflu d'analyser ici cette double émotion, d'en marquer la nature et les origines différentes. Il suffit de la constater et de l'affirmer. Donc les peintres, jugeant insuffisante l'éducation artiste des critiques, refusent d'admettre leur jugement. Du moment qu'on ne fait pas de peinture, disent-ils, on ignore toute la science de la couleur et du dessin, et, d'un autre côté si on ne s'est pas adonné à cet art, cela prouve qu'on n'est pas né avec la vocation, avec l'oeil qui fait le peintre. Admettons absolument cette manière de voir ; car il est indubitable que les écrivains, en général, jugent la peinture avec des idées et des tendances d'hommes de lettres, et que cette façon de juger a eu, depuis (e commencement du siècle, la plus fâcheuse influence sur le public, et par ricochet, sur les peintres. Récusons donc ces juges - je l'admets. - Alors, qui jugera ?- Le public ? Certes non. Si les critiques sont relativement incompétents, les passants le sont radicalement. La foule ne s'occupe que du sujet, car pour comprendre, pour pénétrer cet art, il faut une longue et patiente éducation de l'oeil, il faut avoir vu, analysé et comparé des milliers de tableaux de toutes les époques et de toutes les écoles, il faut avoir réfléchi indéfiniment sur cette singulière sensation de la joie artiste communiquée par le regard au cerveau ; et tout cela manque à la foule. Elle sent naïvement, en sauvage ; et la peinture est un plaisir subtil de civilisé et de raffiné. Il se trouve cependant, dans le public, des hommes que la nature a doués pour être d'excellents juges, et ceux- là finissent par imposer leurs avis ; mais ils sont rares, perdus dans le nombre, et leur voix n'est entendue que plus tard, bien plus tard. Est-il utile de citer les exemples de grands peintres méconnus jusqu'à leur vieillesse, comme Millet ou Corot ? Alors qui donc est compétent ? - Les peintres ? - Pas davantage. - Pourquoi donc ? - Parce qu'ils sont aveuglés justement par leur extrême éducation spéciale. Ils pourront juger excellemment ceux qui voient, comprennent, composent et exécutent comme eux ; mais ils nieront avec fureur, avec passion et avec une autorité redoutable, soit les novateurs, soit les attardés, ceux enfin qui n'appartiendront pas à leur école, à leur famille intellectuelle. Quiconque apporte, en art, des idées nouvelles sera toujours nié et combattu violemment par tous les défenseurs des idées anciennes, de même que tous les représentants des idées anciennes sont et seront toujours infiniment méprisés par les novateurs. J'ai cité Millet et Corot. Ajoutons à ces deux noms illustres celui de Delacroix, et nous nous demanderons comment il se fait que ces trois maîtres de l'art moderne aient été, pendant un si grand nombre d'années, repoussés et contestés par la plupart de leurs confrères. Comment se fait-il aussi qu'une partie des peintres actuels proclame Manet comme son maître, tandis que l'autre partie le traite avec le dernier dédain ? Les artistes, admirateurs de M. Bouguereau, reconnaissent-ils Bastien Lepage comme le plus fort des maîtres récents ? Les fanatiques de M. Meissonier ne méprisent-ils pas M. Puvis de Chavannes que d'autres déclarent le plus grand génie du siècle ? Et toutes ces opinions, cependant, sont logiquement défendues et raisonnées par les spécialistes compétents, motivées en vertu de principes inflexibles, mais différents, et affirmées irréfutables par les uns comme par les autres. D'où il résulte que tout est encore pour le mieux dans le meilleur des mondes, ou plutôt que, si tout va mal, tout pourrait aller pis, que les critiques incompétents valent encore mieux que les spécialistes infaillibles qui n'admettent que ceci, par haine de cela, et qui, jugeant admirablement ceci, seront les plus injustes, les plus aveugles, les plus incompétents des hommes condamnant cela. Quand donc verrons-nous un critique commencer ainsi son premier article sur le Salon : « Mesdames et messieurs, je n'entends rien à la peinture ; vous non plus d'ailleurs, et mes confrères n'en savent pas davantage. J'ai néanmoins cet avantage sur eux d'avouer mon ignorance et de la proclamer, bien plus, de m'en servir. Je ne vous parlerai donc jamais du côté technique de ce métier ; je ne vous analyserai pas l'exécution de chacun au moyen de ces termes incompréhensibles dont on se fait une force pour juger des choses qu'on ignore. « Admettons, selon le sage dicton, que « des goûts et des couleurs on ne discute point. » Nous ne parlerons donc ni couleurs ni dessin, mais nous irons visiter le Salon en braves bourgeois que nous sommes, nous regarderons et nous jugerons avec notre jugeote d'imbéciles. « Laissons les artistes se chamailler sur le faire et le savoir-faire, sur les tendances et les réminiscences, sur le jour de plein air et le jour d'atelier, sur les conventions de l'ombre et de la perspective, sur les modifications que les voisinages font subir aux tons, sur les valeurs et les taches. Peu nous importent ces disputes. Nous sommes des naïfs qui allons regarder des images, rien de plus. « Oui, nous regarderons des images, mais à travers ces images nous regarderons aussi le peintre qui les a conçues ; et voilà ce qui sera la partie vraiment intéressante de notre promenade ; nous ferons ensemble un petit voyage d'agrément dans l'esprit des artistes et dans leurs intentions. Cela, c'est notre droit. « Entendons-nous bien. Je ne les chicanerai pas, je l'ai dit, sur leur école ni sur leur mérite artistique, mais je mettrai à nu leurs idées, leurs croyances, les raisons qui les ont déterminés dans le choix de leurs sujets, toute la banale poésie des Orientales couchées, toute la bêtise des scènes attendrissantes, tout le grotesque historique et pompeux du Gaulois aux longues moustaches. Je dévoilerai leurs niaises combinaisons pour vous émouvoir, simples gens. Nous constaterons, en regardant les gestes outrés ou faux des personnages peints, l'enfantillage des procédés, toute la mauvaise littérature que les peintres mettent dans leur peinture, enfin. « Si vous saviez, si vous saviez, comme c'est abominable à voir, quand on regarde avec la pensée, toute cette peinture à esprit, et à sentiments, cette peinture à émotions tendres, dramatiques ou patriotiques, cette peinture larme à l'oeil et romanesque, cette peinture anecdotique, historique, faits divers, familiale ou polissonne, cette peinture qui raconte, qui déclame, qui enseigne, qui moralise ou qui pervertit. Donc, quand nous aurons considéré ce tableau, mes amis, nous regarderons l'homme qui peint, nous constaterons chacune de ses intentions indiquées dans chacun de ses gestes, nous verrons ses ficelles et ses machinations, toute la complication de sa banalité. Ce ne sera pas joli, mais nous rirons. » Reste à savoir si MM. les artistes peintres seraient tous enchantés de cette nouvelle manière de faire le Salon. Donc, au point de vue absolu et technique, personne n'a le droit de juger, car les uns sont incompétents et les autres prévenus par éducation et par profession. Ainsi dans les lettres. Si quelqu'un, par exemple, voulait avoir une opinion autorisée sur la valeur réelle d'une oeuvre, à qui pourrait-il s'adresser, parmi les écrivains connus ou diplômés ? M. Leconte de Lisle est considéré par le plus grand nombre des jeunes rimeurs et des lettrés comme le plus remarquable des poètes depuis la mort de Victor Hugo. Or l'Académie l'a repoussé plusieurs fois avec un mépris évident. Si M. Théodore de Banville s'était présenté au suffrage des Immortels, il est vraisemblable qu'on l'eût traité de la même façon, car parmi les Quarante eux- mêmes, s'il en est beaucoup sans talent, il en est peu sans passion. On en pourrait peut-être trouver quatre ou cinq, mais pas dix assurément, dégagés de tout parti pris. On a raconté que M. Octave Feuillet, le romancier élégant et mondain qu'on connaît, avait déclaré à plusieurs reprises Germinal l'oeuvre la plus grande et la plus géniale née en France depuis vingt ans. Si vraiment M. Feuillet apprécie ainsi ce livre colossal, il montre un rare et admirable exemple d'indépendance artistique. Mais après lui lequel nommer ? M. Caro peut-être, lettré classique, éclectique et fin qui aime la langue française partout où il la trouve avec une haute sérénité. Et puis encore ? M. Renan ? un maître prosateur qui a le droit de donner son opinion ? Mais a-t-il une opinion ? Et puis encore ?... Je ne parle pas des poètes, comme MM. Sully Prudhomme et Coppée que les prosateurs pourraient estimer trop poètes ; ni des auteurs dramatiques dont l'avis, en matière de style, est récusable. Après eux qui voyons-nous ? Quelques écrivains très respectables, mais pleins de partialité, gens d'école et de coterie. Et en dehors de l'Académie ? M. de Goncourt, le maître des subtils et des nerveux ? Mais un chef d'école, tout remarquable qu'il soit, peut-il demeurer impartial ? M. Alphonse Daudet ? Oui, peut-être ; c'est un indépendant libre de toute attache. Et puis après ? M. Émile Zola conteste Théophile Gautier et méprise Mademoiselle de Maupin ; M. Barbey d'Aurevilly a toujours nié avec violence Gustave Flaubert ! Et que d'autres exemples on pourrait apporter ! J'ai cité M. de Goncourt. Beaucoup le proclament le premier des prosateurs vivants, et je sais des écrivains de talent qui grincent des dents en l'entendant nommer. En qui donc pouvons-nous avoir confiance pour apprécier un homme ou une oeuvre ? Hélas ! en personne. Nous avons le droit tout au plus de constater les choses grossièrement haïssables et fausses, les fautes de français et les fautes d'orthographe ! Seul, le temps prononce une sentence infaillible et définitive. 7 juillet 1885 LETTRE À UN PROVINCIAL UN DIMANCHE AU GRENIER D'EDMOND DE GONCOURT Hier, j'ai passé l'après-midi chez Edmond de Concourt qui a repris les dimanches de Gustave Flaubert. Ces dimanches étaient célèbres parmi les lettrés. On y voyait Tourgueneff, Daudet, Georges Pouchet, Zola, Claudius Popelin, Hurty, Frédéric Baudry, Catulle Mendès, Bergerat, qui fait en ce moment des chroniques d'une drôlerie tout à fait amusante, Huysmans, José Maria de Hérédia, Hennique, Céard, Gustave Toudouze, Cladel, Alexis, Charpentier, Taine, etc., etc. Flaubert mort, on eût dit que le lien qui unissait tous ces hommes s'était brisé. Puis, l'an dernier, la poste distribua un matin dans Paris une cinquantaine ou une centaine de petites lettres annonçant que le grenier de Goncourt était ouvert tous les dimanches. Le maître qui habite, à Auteuil, l'adorable et admirable maison dont il a pris soin de nous décrire lui-même tous les détails, avait fait abattre une cloison entre deux chambres du second étage, afin d'avoir une pièce assez grande pour y recevoir tous ses amis. On entre dans un beau vestibule et on aperçoit à droite dans la salle à manger d'exquises tapisseries du dernier siècle. Puis on monte. Les appartements du premier sont fermés. Ils enferment les collections chinoise et japonaise, et la bibliothèque du patron, plus une partie des dessins, pastels, gouaches, peintures de Watteau, Van Loo, Boucher, Fragonard, etc., etc., qui font unique dans Paris cette demeure d'artiste. Au second étage, une porte s'ouvre. Les murs sont tendus d'étoffe rouge qu'éclairent des lampes voilées, dont la clarté douce semble plutôt un reflet qu'une lumière. Le maître vient, la main tendue, souriant et grave. Il n'a point changé depuis dix ans. Il semble immuable. Il a toujours cet air hautain et bienveillant qui m'avait frappé jadis. Une douzaine d'hommes debout ou assis causent doucement. On les reconnaît un à un dans la demi-ombre de la pièce. Les dimanches de Goncourt semblent plus calmes que les dimanches de Flaubert. Voici Daudet, un peu pâle encore, car il vient d'être malade. Il parle à mi-voix, plus gai et plus spirituel que jamais. Il parle des gens et des choses avec cette malice méridionale qui prend dans sa voix une saveur incomparable. Sa manière de voir la vie, les êtres et les événements colore d'une exquise façon tout ce qu'il dit. Dans un coin Huysmans, l'étonnant écrivain d'A Rebours, Bonnetain, qui revient du Japon, Abel Hermant, qu'on félicite pour ce livre singulier, bizarre, oeuvre d'artiste et d'observateur minutieux : La Mission de Cruchod, les deux Caze, Robert, grand, maigre, pâle et brun, figure de grand caractère, Jules, plus blond, portant longs ses cheveux, un peu selon la mode oubliée des poètes parnassiens, regardent des images japonaises rapportées par Bonnetain. Céard plus loin cause avec Charpentier, Alexis et Robert de Bonnières. Hérédia parle de vers avec le corne Primoli, Toudouze écoute. Et Goncourt va d'un groupe à l'autre, se mêle à toutes les causeries, revient s'asseoir, allume une cigarette, se relève, montre des bibelots admirables, des dessins de vieux maîtres, des terres de Clodion. Puis l'on s'en va lorsque arrivent six heures, en se disant : « A dimanche. » Et voilà, certes, mon cher, ce qu'on peut voir de plus intéressant à Paris, en ce moment. 24 novembre 1885 L'ARÉTIN Les gens qui ne savent pas grand-chose, c'est-à-dire les neuf dixièmes de la société dite intelligente, rougissent d'indignation quand on prononce ce seul mot, l'Arétin. Pour eux l'Arétin est une espèce de marquis italien qui a rédigé, en trente-deux articles, le code de la luxure. On prononce son nom tout bas ; on dit : « Vous savez, le Traité de l'Arétin. » Et on s'imagine que ce fameux traité traîne sur les cheminées des maisons de débauche, qu'il est consulté par les vicieux comme le code Napoléon par les magistrats et qu'il révèle de ces choses abominables qui font juger à huis clos certains procès de moeurs. D'autres, plus simples encore, se figurent que l'Arétin était un peintre à qui on doit ces petites images impures que des gens mal vêtus nous proposent, le soir, dans les rues, sous forme de cartes transparentes. Détrompons quelques-uns de ces naïfs. Pierre l'Arétin fut tout simplement un journaliste, un journaliste italien du XVIe siècle, un grand homme, un admirable sceptique, un prodigieux contempteur de rois, le plus surprenant des aventuriers, qui sut jouer, en maître artiste, de toutes les faiblesses, de tous les vices, de tous les ridicules de l'humanité, un parvenu de génie doué de toutes les qualités natives qui permettent à un être de faire son chemin par tous les moyens, d'obtenir tous les succès, et d'être redouté, loué et respecté à l'égal d'un Dieu, malgré les audaces les plus éhontées. Ce compatriote de Machiavel et des Borgia semble être le type vivant de Panurge qui réunit en lui toutes les bassesses et toutes les ruses, mais qui possède à un tel point l'art d'utiliser ces défauts répugnants qu'il impose le respect et commande l'admiration. J'ai dit que l'Arétin fut un journaliste, ainsi que le constate l'historien Cantu, par l'analyse de ses oeuvres qui ne sont, en effet, pour la plupart, que des articles de journal, des pamphlets, des écrits au jour le jour, des polémiques de presse, des portraits. L'influence de cet écrivain n'en fut pas moins plus étendue que celle de n'importe quel poète ; et sa renommée plus grande que celle des plus célèbres artistes. Ses commencements furent misérables et honteux. Né d'une fille dans l'hôpital d'Arezzo, il débuta dans cette ville par des satires violentes qui le firent chasser en peu de temps. Il vint alors à Rome à pied, s'engagea comme valet chez Augustin Chigi, le protecteur de Raphaël, et quitta bientôt cette maison après y avoir commis des indélicatesses. Il se fit alors capucin, puis voleur, puis insulteur de tout ce qui était puissant et riche. Il attaquait brutalement, avec une impudence sans borne et une audace irrésistible. Ayant acquis promptement la connaissance des hommes, sachant bien que l'hypocrisie est presque toujours la seule vertu des plus respectés, que tous ont des vices et que tous ont peur du scandale, il se dit qu'en bravant tout on pouvait arriver à tout. Libertin à l'excès, étalant son libertinage, il osait écrire : « Moi, je ne sais ni danser ni chanter, mais faire l'amour comme un âne. » Prodiguant les outrages dans un style emporté, puissant, brûlant, il plut à quelques grands seigneurs, qui le patronnèrent dans le monde. Mais comme il savait louer aussi bien qu'insulter, il flatta Léon X, ainsi qu'il fallait pour lui plaire, puis se présenta devant lui avec un bel habit qu'il avait escroqué, en reçut une poignée de ducats, et conquit de la même façon Julien de Médicis. Dès lors, sa fortune devint surprenante. Les princes l'appelaient à eux, le flattaient, le couvraient de présents autant par désir de ses éloges que par terreur de ses attaques. Les évêques à leur tour le recherchèrent, lui envoyant des bijoux, des habits de satin pour le parer, et de l'or pour ses plaisirs. Les moeurs de cette époque troublée et magnifique étaient telles qu'on peut à peine se les figurer aujourd'hui. Ainsi Pierre l'Arétin, ayant fait seize sonnets pour décrire seize attitudes voluptueuses gravées par Marc Antoine Raimondi, d'après seize peintures de Jules Romain, il obtint par cette oeuvre licencieuse les bonnes grâces de Clément VII et le pardon des deux artistes qu'il avait ainsi commentés. Chassé par les uns, recueilli par les autres, il va de prince en prince, flatteur, mendiant et insolent. Tantôt il brave et outrage, tantôt il caresse et loue, car on le paye également pour les deux. Il se livre à tous les excès dans le camp de Jean des Bandes Noires dont il partage même la couche ; il devient une sorte de favori de François Ier qui le traite avec toutes espèces d'égards ; Charles Quint l'appelle, le place à sa droite, lui paie une pension ; Henry VIII lui donne trois cents couronnes d'or, Jules III, mille couronnes avec la bulle de chevalier de Saint-Pierre. On frappe des médailles en son honneur ; une d'elles portait comme inscription : « Les princes qui reçoivent les tributs des peuples paient tribut à leur serviteur. » Charles Quint le traite de Divin ; le peuple l'appelle « le fléau des princes » ; les plus grands artistes veulent faire son portrait. Il écrit : « Tant de seigneurs me rompent continuellement la tête avec leurs visites, que mes escaliers sont usés par le frottement répété de leurs pieds, comme le pavé du Capitole par les roues des chars de triomphe... Il me semble à cause de cela être devenu l'oracle de la vérité, puisque chacun vient me raconter le tort qu'il a éprouvé de tel prince, de tel prélat ; je me trouve donc être le secrétaire du Monde ; et vous n'aurez qu'à me dénommer ainsi sur les lettres que vous m'adresserez. » Sa langue est non moins terrible que sa plume redoutable ; et si les présents qu'on lui envoie ne lui paraissent point suffisants il a des remerciements féroces. Il répond au chancelier de France qui lui comptait une somme d'or : « Ne vous étonnez pas si je me tais. J'ai consumé ma voix pour demander ; il ne m'en reste plus pour remercier. » Charles Quint, après une défaite, lui ayant envoyé un riche collier, afin d'éviter ses railleries, l'Arétin déclara en le soupesant lentement : « Il est bien léger pour une aussi lourde sottise. » François Ier lui avait offert un bracelet formé de langues entrelacées et portant pour devise : « Lingua ejus loquetur mendacium. » Quand on ne lui donne pas assez vite il menace ; si les cadeaux sont insuffisants il les refuse : « Il est certain qu'il convient à ceux qui achètent la gloire de la payer ce qu'elle vaut, non pas selon leur propre valeur, mais selon la condition de celui qui la leur décerne ; car les pauvres plumes ont grand mal à soulever de terre un nom pesant comme du plomb par son défaut de mérite. » Il écrit à François Ier : « Ne savez-vous donc pas, sire, qu'il ne convient pas au rang de Votre Altesse de ne pas vous souvenir de six cents écus que, du propre mouvement de votre langue royale, vous dîtes à mon envoyé devoir m'être payés par votre ambassadeur. » Sa grande force a été surtout d'exciter entre les princes d'ardentes rivalités et de haineuses jalousies en les louant et dénigrant tour à tour, au détriment les uns des autres : « Il faut faire en sorte que les voix de mes écrits rompent le sommeil de l'avarice. » Les grands artistes de son temps apprécièrent d'ailleurs son prodigieux esprit et son incomparable adresse. Arioste le place parmi les grands hommes de l'Italie ; Titien fit plusieurs fois son portrait ; Michel-Ange se proclamait son ami. Du reste, si sa profession d'écrivain donna un immense retentissement à ses audaces et à ses écrits, sa vie ne fait pas une exception dans un pays et dans un temps où Benvenuto Cellini assassinait ses ennemis et ceux mêmes qui contestaient son génie, fraudait le pape sur l'or qu'il employait pour lui, volait sans vergogne, violait des jeunes filles et se vantait de ces actions comme de hauts faits, car : « Les hommes comme moi, uniques dans leur profession, doivent être affranchis des lois. » C'était le siècle où les prélats romains élevaient publiquement leurs enfants auprès d'eux, où les innombrables courtisans des princes servaient, disait-on, « de bouffons dans leur bas âge, de femmes dans leur enfance, de maris dans leur adolescence, de compagnons dans leur jeunesse, de proxénètes dans leur vieillesse et de diables dans leur décrépitude ». Le poignard et le poison étaient en usage dans les relations sociales comme les coups de chapeau et les poignées de main à notre époque. La mort de Pierre Arétin est vraiment surprenante et bien digne de sa vie. Il était arrivé à un tel éclat de renommée que son portrait se trouvait accroché dans toutes les maisons des pauvres et des princes, des prélats et des courtisanes, dans les tavernes, dans les palais et dans les lieux de débauche publique. Ferdinand d'Adda, recteur de l'université de Padoue, le mettait au- dessus de Charles Quint et de François Ier. La ville d'Arezzo le fit noble et gonfalonier honoraire. On le surnomma même le Cinquième Évangéliste. Car il avait composé non seulement des livres d'une extrême impudicité, des lettres, des satires, des comédies, des libelles, mais aussi des sermons, des ouvrages pieux, des vies des saints pleins d'une ironie profonde et cachée. S'étant retiré à Venise où la liberté était absolue, il y retrouva ses sueurs qui menaient en cette ville une vie de plaisir. Or, un jour, comme elles étaient venues lui raconter une aventure obscène dont elles se vantaient, il se mit à rire si violemment qu'il tomba de sa chaise à la renverse et se tua sur le carreau... En commençant le récit de la vie de cet homme surprenant, j'ai écrit le nom de Panurge. Il me semble, en effet, que Pierre Arétin fut la personnification absolue du personnage imaginé par Rabelais. Si on ajoute que l'Arétin, brave par moments comme Panurge, fut aussi lâche que lui en d'autres instants, sut respecter les intraitables, plier devant les menaces de mort du Tintoret et de Pierre Strozzi qu'il avait raillé, reçut des coups qu'il oublia, des bastonnades qu'il pardonna « en remerciant Dieu de lui accorder cette force », on verra que la ressemblance est absolue entre le pamphlétaire italien et le type du roman français. Si on constate encore que l'Arétin est mort en 1556, et Rabelais en 1553, on verra que cette sorte d'être était bien dans les moeurs et dans l'air du temps. 8 décembre 1885 HISTOIRE DE MANON LESCAUT ET DU CHEVALIER DES GRIEUX I Malgré l'expérience des siècles qui ont prouvé que la femme, sans exception, est incapable de tout travail vraiment artiste ou vraiment scientifique, on s'efforce aujourd'hui de nous imposer la femme médecin et la femme politique. La tentative est inutile, puisque nous n'avons pas encore la femme peintre ou la femme musicienne, malgré les efforts acharnés de toutes les filles de concierges et toutes les filles à marier en général qui étudient le piano et même la composition avec une persévérance digne d'un meilleur succès, ou qui gâchent de la couleur à l'huile et de la couleur à l'eau, travaillent la bosse et même le nu sans parvenir à peindre autre chose que des éventails, des fleurs, des fonds d'assiette ou des portraits médiocres. La femme sur la terre a deux rôles, bien distincts et charmants tous deux : l'amour et la maternité. Nos admirables maîtres, les Grecs, qui avaient sur l'existence des idées plus sages et plus nettes qu'on ne semble le croire aujourd'hui, comprenaient bien cette double mission de la compagne de l'homme. Comme leur intelligence claire n'aimait pas les confusions ; ils avaient établi nettement, d'une façon absolue, ces deux attitudes de la femme dans la vie. Celles qui devaient leur donner des enfants, choisies avec soin, saines et fortes, étaient enfermées dans la maison, tout occupées de leur devoir sacré, de la sainte et naturelle besogne d'enfanter et d'élever leurs fils qui seraient des hommes, des Grecs, et leurs filles qui seraient des mères. Celles qui devaient leur donner de l'amour, rendre charmantes, spirituelles et tendres les heures de repos, vivaient libres, entourées d'hommages, de soins et de galanteries. C'étaient les grandes courtisanes, dont le devoir consistait à être belles et séduisantes, à ravir les yeux, à captiver l'esprit et à troubler les coeurs. On ne leur demandait, à celles-là, que de plaire, d'employer toutes les adresses et tous les artifices à apprendre et à pratiquer l'art subtil et mystérieux de la séduction et des caresses. On respectait tant leur beauté qu'un navire alla chercher Hippocrate en Afrique, parce qu'une grossesse menaçait une d'elles. Les grands hommes, artistes, philosophes, généraux, vivaient dans la maison de ces courtisanes, écoutaient leurs conseils, trouvaient dans leur intimité cette grâce délicate que les femmes portent en elles, et cherchaient dans leur amour ce quelque chose de presque divin, cette griserie sensuelle et poétique qu'elles versent de leurs lèvres et de leurs yeux. Il a été donné à la femme, en effet, de dominer et d'enchanter l'homme rien que par la forme de son corps, le sourire de sa lèvre et la puissance de son regard. Sa domination irrésistible s'échappe d'elle, nous enveloppe et nous asservit sans que nous puissions résister, lutter, lui échapper, quand elle appartient à la race des grandes victorieuses et des grandes séductrices. Quelques-unes de celles-là dominent l'histoire du monde, répandent sur leur siècle un charme poétique et troublant. Mais si nous subissons de loin la grâce disparue de celles qui ont vécu, si nous sommes presque amoureux d'elles encore à travers les âges, comme Victor Cousin le fut de Mme de Longueville, combien davantage nous passionnent celles qu'ont rêvées et créées les poètes. Autrefois, les adorables vivantes dont la beauté nous émeut de si loin s'appelaient Cléopâtre, Aspasie, Phryné, Ninon de Lenclos, Marion Delorme, Mme de Pompadour, etc. Et quand nous pensons à ces mortes charmantes, à celles de l'histoire ancienne, vêtues d'étoffes flottantes, à celles du. Moyen Age coiffées du grand hennin et que Michelet nous montre « graves dans la sécurité du péché », à celles qui firent si galante la cour de nos rois, nous murmurons, émus malgré nous, la si triste et si douce ballade de Villon : Dictes-moi où, ne en quel pays, Est Flora la belle Romaine ; Archipiada, ne Thaïs, Qui fut sa cousine germaine ? Echo parlant quant bruyt on maine Dessus rivière, ou sus estan ; Qui beauté eut trop plus qu'humaine ? Mais où sont les neiges d'antan ? . . . . . . . . . . . . . . . . . La Royne Blanche comme ung lys, Qui chantoit à voix de sirène ; Berthe au grand pied, Biétris, Allys, Harembouges, qui tint le Mayne Et Jehanne la bonne Lorraine Qu'Angloys bruslèrent à Rouen ; Où sont-ilz, Vierge Souveraine ?... Mais où sont les neiges d'antan ? II Mais si l'histoire des peuples est embellie par quelques figures de femmes qui rayonnent comme des étoiles, l'histoire de la pensée humaine, de la pensée artiste, est éclairée aussi par quelques images féminines rêvées parles écrivains, dessinées par les peintres ou taillées dans le marbre par les sculpteurs. Le corps de la Vénus de Milo, la tête de la Joconde, la figure de Manon Lescaut hantent notre âme et l'émeuvent, et vivront toujours dans le coeur de l'homme, et troubleront toujours tous les artistes, tous les songeurs, tous ceux qui désirent et poursuivent une forme entrevue et insaisissable. Les écrivains nous ont laissé seulement trois ou quatre de ces types de grâce qu'il nous semble avoir connus, qui vivent en nous comme des souvenirs, de ces visions si palpables qu'elles ont l'air de réalités. D'abord, c'est Didon, la femme qui aime dans la maturité de son âge, avec toute l'ardeur de son sang, toute la violence des désirs, toute la fièvre des caresses. Elle est sensuelle, emportée, exaltée, avec une bouche où frémissent des baisers qui mordent quelquefois, avec des bras toujours ouverts pour enlacer, des yeux hardis qui demandent l'étreinte, dont la flamme est impudique. C'est Juliette, la jeune fille chez qui s'éveille l'amour, l'amour déjà brûlant, chaste encore, qui brise et tue déjà. C'est Virginie, plus candide, plus naïve, divinement pure, aperçue là-bas, dans cette île verte. Elle fait rêver, elle fait pleurer, celle-là, elle n'éveille aucun désir brutal. C'est la vierge et martyre de l'amour poétique. Puis voici Manon Lescaut, plus vraiment femme que toutes les autres, naïvement rouée, perfide, aimante, troublante, spirituelle, redoutable et charmante. En cette figure si pleine de séduction et d'instinctive perfidie, l'écrivain semble avoir incarné tout ce qu'if y a de plus gentil, de plus entraînant et de plus infâme dans l'être féminin. Manon, c'est la femme tout entière, telle qu'elle a toujours été, telle qu'elle est, et telle qu'elle sera toujours. Ne retrouvons-nous point en elle l'Ève du paradis perdu, l'éternelle et rusée et naïve tentatrice, qui ne distingue jamais le bien du mal, et entraîne par la seule puissance de sa bouche et de ses yeux l'homme faible et fort, le mâle éternel. Adam, d'après la légende ingénieuse de l'Écriture, mange la pomme que lui présente sa compagne. Des Grieux, dès qu'il a rencontré cette fille irrésistible, devient sans le savoir, sans le comprendre, par la seule contagion de l'âme féminine, par le seul contact de la nature dépravante de Manon, un fripon, un gredin, l'associé presque inconscient de cette inconsciente et délicieuse gredine. Sait-il ce qu'il fait ? non. La caresse de cette femme a troublé ses yeux et engourdi son âme. Il le sait si peu, il agit avec tant de sincérité, que nous ne sentons plus nous-mêmes l'infamie naïve de ses actes ; nous subissons comme lui la grâce entraînante de Manon, comme lui nous l'aimons, nous aurions trompé comme lui peut-être ! Nous le comprenons, nous ne nous indignons plus ainsi que nous le ferions pour un autre, nous l'absolvons presque, nous lui pardonnons assurément à cause d'elle, parce que nous nous sentons faibles aussi devant cette image ravissante, devant cette unique évocation de la créature d'amour. Et c'est une chose étrange à remarquer que l'indulgence si complète du lecteur en face des actions honteuses du chevalier Des Grieux et de sa perfide maîtresse. C'est qu'aucune création artiste n'a jamais parlé plus fortement aux sens de l'homme que cette exquise drôlesse dont le charme subtil et malsain semble s'échapper comme une odeur légère et presque insaisissable de toutes les pages de ce livre admirable, de chaque phrase, de chaque mot qui parle d'elle. Et comme elle est sincère, pourtant, cette gueuse, sincère dans ses roueries, franche dans ses infamies. Des Grieux nous la montre lui-même en quelques lignes qui contiennent plus de la femme que la plupart des gros romans ayant des prétentions à la psychologie : - « Jamais fille n'eut moins d'attachement qu'elle pour l'argent, mais elle ne pouvait être tranquille un moment avec la crainte d'en manquer. Elle n'eût jamais voulu toucher un sou si l'on pouvait se divertir sans qu'il en coûte. Elle ne s'informait pas même quel était le fond de nos richesses... Mais c'était une chose si nécessaire pour elle d'être ainsi occupée par le plaisir qu'il n'y avait pas le moindre fond à faire sans cela sur son honneur et sur ses inclinations. » Combien de femmes sont racontées jusqu'au fond du coeur par ces courtes phrases ! Mais son frère, qui calcule et compte, a découvert un financier qu'il met en relations avec sa sueur. Elle accepte avec bonheur la fortune qui lui vient ainsi et elle écrit à Des Grieux, dans toute la sincérité, dans toute la naïve infamie de son coeur : « Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. » C'est une bête d'amour, une bête aux instincts rusés à qui manque radicalement toute délicatesse ou plutôt toute pudeur de sentiments. Elle aime pourtant, elle aime « son chevalier », mais de quelle étrange façon, avec quelle inconscience de fille. Comme elle a trouvé le luxe, la richesse, tout le bien- être dans la maison et dans la tendresse d'un autre, elle craint que Des Grieux s'ennuie et lui envoie, pour le distraire, une fillette au baiser facile ; puis elle s'étonne qu'il n'en ait point voulu, car elle n'a jamais compris l'amour véhément de cet homme. « C'était sincèrement que je souhaitais qu'elle pût servir à vous désennuyer quelques moments, car la fidélité que je souhaite de vous est celle du coeur. » Et quand le chevalier suit, éperdu, la charrette qui emporte sa maîtresse, elle ne parvient pas à comprendre quelle puissance inconnue attache ce, misérable à ses pas, elle qui trouvait si simple de l'abandonner aux heures de pauvreté, elle pour qui l'argent et l'amour n'étaient au fond qu'une seule et même chose. C'est par ces traits subtils et si profondément humains que l'abbé Prévost a fait de Manon Lescaut une inimitable création. Cette fille diverse, complexe, changeante, sincère, odieuse et adorable, pleine d'inexplicables mouvements de coeur, d'incompréhensibles sentiments, de calculs bizarres et de naïveté criminelle, n'est-elle pas admirablement vraie ? Comme elle diffère des modèles de vice ou de vertu présentés sans complications, par les romanciers sentimentalistes, qui imaginent des types invariables, sans comprendre que l'homme a toujours d'innombrables faces. Mais si nous la connaissons au moral, nous la voyons encore avec nos yeux, cette Manon ; nous la voyons aussi bien que si nous l'avions rencontrée et aimée. Nous connaissons ce regard clair et rusé, qui semble toujours sourire et toujours promettre, qui fait passer devant nous des images troublantes et précises ; nous connaissons cette bouche gaie et fausse, ces dents jeunes sous ces lèvres tentantes, ces sourcils fins et nets, et ce geste vif et câlin de la tête, ces mouvements charmeurs de la taille, et l'odeur discrète de ce corps frais sous la toilette pénétrée de parfums. Aucune femme n'a jamais été évoquée comme celle-là, aussi nettement, aussi complètement ; aucune femme n'a jamais été plus femme, n'a jamais contenu une telle quintessence de ce redoutable féminin, si doux et si perfide ! Et puisqu'on parle toujours d'écoles littéraires, n'est-il pas curieux et instructif de voir comment ce livre a survécu et demeure et demeurera par la seule force de la sincérité, par l'éclatante vraisemblance des personnages qu'il fait apparaître. Combien d'autres romans de la même époque, écrits avec plus d'art peut-être, ont disparu ! Tout ce que les écrivains ingénieux ont inventé et combiné pour amuser leurs contemporains s'est émietté dans l'oubli ! On sait à peine les titres des livres les plus célèbres ; on n'en pourrait pas dire les sujets. Seule, cette nouvelle immorale et vraie, si juste qu'elle nous indique à n'en pouvoir douter l'état de certaines âmes à ce moment précis de la vie française, si franche qu'on ne songe pas même à se fâcher de la duplicité des actes, reste comme une oeuvre de maître, une de ces oeuvres qui font partie de l'histoire d'un peuple. N'est-ce point là un éclatant enseignement, plus puissant que toutes les théories et que tous les raisonnements, pour ceux qui ont choisi l'étrange profession d'écrire sur du papier blanc des aventures qu'ils inventent ? 1885 UN PROPHÈTE En lisant Le Prêtre de Nemi, drame religieux et philosophique, histoire bizarre d'une sorte de prophète qui prêche sous la plume de M. Renan, la sagesse et la justice, sept cents ans avant l'ère chrétienne, en voyant surtout les paysages charmants dans lesquels le grand écrivain français a enveloppé son étrange sujet, le souvenir m'est venu d'un livre lu à Rome au printemps dernier et qui contient aussi l'histoire saisissante d'un prophète. M. le professeur Barzellotti raconte dans son intéressante étude la vie singulière d'un illuminé, d'un fondateur de religion, né en 1835 à Arcidosso, province de Grosseto (Toscane), et mort en martyr, il y a quelques années à peine. On se rappellera sans doute le fait de cette mort dont nous avons ignoré jusqu'ici les détails. Si cet inspiré était venu à une époque de foi, il est probable qu'il aurait entraîné des peuples et converti à sa doctrine une succession de générations, car on retrouve en lui les traits originaux des grands semeurs de croyances, et ce singulier mélange de franchise et de charlatanisme qu'il faut pour séduire les hommes. Né en 1835, sur les confins des États pontificaux, David Lazzaretti montra dès son enfance une sensibilité et une imagination tellement remarquables, que les habitants du pays l'avaient surnommé Mille idées. N'est-ce point là une marque qu'on retrouve chez tous les fondateurs de religions ? Il fit preuve de très bonne heure d'une tendance à l'exaltation religieuse dont on signala, paraît-il, des traces héréditaires dans sa famille ; et il eut, à l'âge de treize ans, une apparition. C'était pendant les événements de 1848. Un personnage mystérieux le rencontra et lui prédit tous les événements futurs de son existence. Mais sa vie active et pénible dut arrêter le développement de sa vocation d'illuminé. Il fut dans sa jeunesse une sorte de barde célèbre déjà par ses poèmes rustiques, par ses chants, par sa beauté et par sa force physique. Comme il transportait d'ordinaire du charbon et de la terre de Sienne sur le dos de ses trois mulets, les habitants des pays qu'il traversait se réunissaient autour de lui pendant ses haltes pour l'écouter déclamer les chants du Tasse ou de l'Arioste, et parfois aussi ses propres vers. Il avait les yeux bleus, les cheveux et la barbe noirs, la taille haute, et sa vigueur était telle qu'il se débarrassa, un jour de foire, de trois colosses qui l'attaquaient, en leur lançant un tonneau plein de vin qu'il souleva comme un panier vide. Son adresse à manier le bâton et sa vie aventureuse le rendaient populaire. Des légendes commençaient à courir sur lui, comme i : s'en forme toujours sur ceux qui ont ou qui doivent avoir de l'action sur les foules ; et il exerçait déjà une influence personnelle singulière sur tous ceux qui l'entouraient ou qui l'approchaient. A cette époque, cependant, sa vocation de prophète semble subir un arrêt, car il se mit à blasphémer ; mais ses blasphèmes, loin de lui nuire, accrurent encore sa réputation, augmentèrent son autorité. Le blasphème, d'ailleurs, n'est-il pas une des formes de la foi ? Nier violemment, n'est-ce pas attester qu'on peut croire avec passion ? Insulter un dieu, c'est presque lui rendre hommage ; c'est montrer qu'on le craint, puisqu'on le brave, c'est armer qu'on croit à sa puissance puisqu'on l'attaque. Entre blasphémer et croire, il y a juste la même différence qu'entre aimer et haïr. Ceux-là seuls qui peuvent aimer ardemment sont capables de haine furieuse ; et si l'on passe de la haine à l'amour, l'amour alors devient excessif. A vingt-deux ans, David Lazzaretti se maria et il devint père. En 1860, il s'engagea comme volontaire. Il prit part au combat de Castelfidardo et composa des hymnes patriotiques que ses amis répétaient en choeur. Au mois d'avril 1868, David eut une nouvelle apparition qui détermina la direction de sa vie, et il se retira, en solitaire, sur une montagne déserte et sauvage de la Sabine, non loin de Rome. Il vécut là en ermite errant, changeant sans cesse de retraite, se contentant des moindres nourritures. Au cours de cette vie vagabonde, il rencontra un Prussien, Ignace Micas, qui vivait depuis quinze ans dans l'ermitage de Sainte-Barbe et qui paraît avoir été un homme bizarre et supérieur. Il est à remarquer comme cette terre italienne est bien une terre religieuse qui appelle les ermites et les fait éclore ainsi qu'un fruit naturel de ce sol miraculant. Micas eut sur les idées de Lazzaretti une influence profonde et peut-être décisive. C'est lui qui semble avoir mis en son esprit cette graine étrange du mysticisme qui envahit une âme, comme la folie. Jusque-là, en effet, David n'était qu'un exalté ; à partir de sa rencontre avec Ignace Micas, il devint un mystique. Ignace s'attacha à son nouvel ami, quitta pour lui sa retraite, l'accompagna plus tard en son pays natal, où il mourut au milieu des disciples de David. Il fut assisté à ses derniers moments par un médecin qui déclara au professeur Barzellotti que ce Prussien était un homme vraiment remarquable et très mystérieux. Le séjour de Lazzaretti sur la montagne de la Sabine fut rempli de visions. Il reçut d'abord la visite d'un guerrier qui lui indiqua, dans la grotte même habitée par David, l'endroit où étaient enfouis ses os. Lazzaretti appela à son aide l'archiprêtre voisin, et tous deux, s'étant mis à creuser, découvrirent en effet des ossements humains qu'ils enterrèrent en lieu saint. Le guerrier, satisfait, apparut une seconde fois au solitaire mais il n'était plus seul, s'étant fait accompagner de la Sainte Vierge et de saint Pierre. Comme remerciement du service rendu, il raconta à David sa très curieuse histoire, qu'on trouvera tout au long dans l'étude du professeur Barzellotti. C'est ici que, pour la première fois, nous allons constater chez le prophète italien une de ces supercheries familières aux faiseurs de miracles. Saint Pierre, avant de remonter au ciel, lui imprima sur le front le signe bizarre que voici : )+(. A partir de ce moment, il deviendra bien difficile de démêler exactement ce qui se passe dans l'esprit de cet illuminé, de faire la part de la bonne foi, du mysticisme exalté et sincère, et, en même temps, la part de la ruse naïve et native, de la ruse campagnarde du paysan toscan ingénument crédule et roué, aussi simple que pratique. Il a passé, sans doute, par une série d'évolutions et de transformations, par une suite d'étapes où tantôt il se croyait vraiment envoyé du ciel, et tantôt s'ingéniait à se faire prendre pour un apôtre, sans être lui-même absolument certain de sa mission. Peu à peu, il s'est mis à jouer son rôle, employant tous les moyens que lui suggéraient sa finesse et son intelligence, convaincu parfois que ce rôle lui était imposé par Dieu, et comprenant parfois aussi qu'il en imposait à ses concitoyens. Puis il est entré lentement dans la peau du personnage, ainsi qu'on dit au théâtre ; il s'est pris pour un messie ; la conscience de la comédie jouée s'est noyée dans l'acclamation de la foule, dans la popularité grandissante, dans l'admiration générale, pour ne plus lui laisser que l'orgueil de son triomphe et la certitude de sa mission. L'exaltation se développant en lui comme une ivresse qui grandit l'a mené sûrement à la folie mystique aiguë. Le souvenir des apparitions du guerrier, de la Sainte Vierge et de saint Pierre a été fixé par un tableau appelé « la Madone de la Conférence », nom que Lazzaretti avait donné à son entretien avec ces personnages célestes ; et ce tableau fut exposé dans une chapelle érigée ad hoc dans le voisinage de la grotte par l'archiprêtre de Montorio. Les reproductions de ce tableau sont pieusement conservées dans les demeures des paysans disciples de David. Précédé par le récit de ces visions miraculeuses, le prophète rentra dans son pays natal où il devint l'objet de la vénération de tous. On l'appelait l'homme du mystère ; et de très loin des fervents accouraient pour le voir et l'écouter. Sa renommée s'étendit de jour en jour, favorisée même par le clergé. L'archiprêtre d'Arcidosso le promenait par le pays en le montrant comme l'homme de Dieu. David alors établit sa demeure sur l'une des montagnes les plus élevées autour du Monte Amiato, le Monte Labro que les lazzarettistes appellent aujourd'hui Monte Labaro (Drapeau). Sur ce sommet désert et inculte, la population voulut ériger, sous sa direction, une tour, un ermitage et une petite église dont les ruines subsistent encore. On vit plus de 300 hommes travailler sous les ordres du saint. Cet ermitage devint bientôt le centre de réunion des adeptes du prophète qui fonda entre eux plusieurs sociétés. Dans tout fondateur de religion, il y a un législateur et souvent un socialiste. C'est à ce moment de la vie de David Lazzaretti que se développèrent ces deux tendances de son esprit. Il fit donc des lois et des règlements, établit une association de secours mutuels et une autre association tout à fait communiste dont faisaient partie plus de 80 familles. Ces familles de paysans et de petits propriétaires mirent en commun tous leurs biens. On crut même à ce moment en Italie que le mouvement lazzarettiste était un mouvement agraire, tandis qu'il n'était en réalité qu'une évolution religieuse à laquelle prenaient part des petits propriétaires plutôt que des prolétaires. Cependant le prophète, comprenant que tout prestige finit par s'affaiblir, que toute influence finit par s'user, voulut redonner une force nouvelle à son autorité, et il tenta d'autres aventures, avec cet instinct de la mise en scène qui ne lui fit jamais défaut. Le 5 janvier 1870, après avoir soupé avec ses disciples, vêtus comme lui de robes étranges, et avoir prédit même que l'un d'eux l'avait trahi, il partit subitement et alla vivre en solitaire dans l'île de Monte-Cristo. A son retour, après quarante jours d'absence, il reçut une véritable ovation. Mais son nouveau séjour à Monte-Labro dura peu. Il partit alors pour la France, où il demeura huit années, à la Chartreuse de Grenoble d'abord, et puis dans les environs de Lyon, où il retrouva un de ses fervents disciples, M. Léon Duvachat, ancien magistrat qui l'avait connu en Italie et lui avait donné 14000 francs pour la tour de Monte-Labro. M. Duvachat l'accueillit avec sa famille et le logea, se chargea de l'éducation de ses enfants Turpino et Bianca, et fit traduire et imprimer à ses frais les ouvrages du prophète : Les Fleurs célestes, Ma lutte avec Dieu et le Manifeste aux Princes chrétiens (Lyon, librairie Pitrat aîné). Dans le Manifeste aux Princes chrétiens, David prédisait à l'Europe les successives apparitions de sept têtes de l'Antéchrist dont chacune signifierait un ennemi du parti légitimiste français et du pouvoir temporel des papes - Il y avait le cardinal Hohenlohe, le père Hyacinthe, Bismarck, etc. Il résulta, d'ailleurs, du procès intenté à Sienne aux lazzarettistes en 1879, et qui se termina par leur acquittement, qu'un accord existait entre les disciples français et italiens de David, pour favoriser une aventure politique combinée entre les partis cléricaux des deux pays. Une chose curieuse à noter dans les écrits de David, et qui rattache, selon M. Barzellotti, les utopies de ce prophète à la tradition mystique du Moyen Age, c'est la prédiction du prochain règne du Saint-Esprit. Cette prédiction fait partie, en effet, de la doctrine de Joachim de More, cité par Dante et étudié par M. Renan. L'histoire de David aurait ressemblé à celle de beaucoup d'illuminés si une mort tragique n'était venue consacrer sa mémoire et transformer le prophète en martyr. Après avoir été encouragé par le clergé de son pays, il vit ses ouvrages condamnés par les autorités ecclésiastiques. Puis on l'invita lui-même à se soumettre, ainsi que les deux prêtres qui dirigeaient la petite communauté de Monte-Labro. Exaspéré par cette opposition et n'espérant plus pouvoir exécuter la réforme politique et religieuse qu'il avait rêves avec l'appui de l'Église, il devint un révolté et il imagina aussitôt un nouveau plan de réforme qui tendait à une République universelle appelée le Règne de Dieu, le siège de la papauté ayant été transporté par lui de Rome à Lyon. Son exaltation toucha alors à la folie. Après avoir quitté la France pour se rendre à Rome où il se disait appelé par le Saint-Office, il déclara qu'il était le Christ lui-même, chef et juge revenu au monde, et il prédisait la modification prochaine de l'univers entier. A Rome, il parut se soumettre, mais à peine revenu sur sa montagne, il se mit à prêcher violemment sa réforme, en réclamant le partage des terres. Il transforma les rites de sa petite église et vit chaque jour augmenter le nombre de ses disciples. L'opposition du clergé et de la partie riche de la population devint alors passionnée. D'un autre côté, son parti exigeait la réalisation de ses prophéties ; et David se résolut à frapper un grand coup sur les esprits. Ayant réuni tous ses disciples sur sa montagne, il les tint en prière pendant quatre jours et quatre nuits, puis, quand il les eut exaltés par toutes sortes d'exercices pieux et de pénitences, il se mit à leur tête et descendit vers la plaine. Ils étaient plusieurs centaines d'hommes et de femmes, vêtus de robes symboliques et chantant des psaumes au son des fanfares. Les paysans accouraient sur leur passage et se joignaient à eux, s'attendant à des miracles, à des choses surprenantes et surhumaines. Et le cortège grossi sans cesse allait, traversait les villages en poussant des clameurs de piété sauvage. Alors, le bruit se répandit dans le pays que cette horde de gens exaltés pillait et ravageait les demeures. Beaucoup d'hommes prirent les armes ; d'autres s'enfuirent. C'était au lendemain de l'attentat de Passanante sur le roi Humbert ; les esprits étaient inquiets et troublés ; on prenait peur pour un rien. Le chef de police de la contrée, surpris par la descente de cette procession de fanatiques, ne sachant guère à quelle sorte de gens il avait affaire, alla à leur rencontre avec les quelques carabiniers dont il pouvait disposer. A la , vue des soldats, les lazzarettistes, sans armes d'ailleurs, poussèrent des vociférations et lancèrent quelques pierres, comme il arrive toujours quand le peuple soulevé se trouve en face de la troupe. Les carabiniers, effrayés à leur tour et se croyant menacés firent feu ; et le prophète, atteint d'une balle, tomba mort au milieu de ses disciples, dont plusieurs avaient été blessés. Cette fin tragique mit l'auréole du martyre sur le front de l'illuminé, consacra sa doctrine et fortifia la foi de ses adeptes. Ses disciples, encore assez nombreux aujourd'hui, attendent toujours la réalisation de ses promesses. L'étude de ces derniers croyants termine l'ouvrage du professeur Barzellotti, qui montre vraiment d'une façon saisissante la figure de ce paysan. Prophète égaré dans notre siècle, figure bizarre du Moyen Age qui apparaît étrangement au milieu des moeurs, des coutumes et des costumes modernes dans un paysage presque biblique, un de ces paysages latins où les grands peintres de la Renaissance italienne nous ont accoutumés à voir des miracles. 1er janvier 1886 NOS OPTIMISTES Le pessimisme n'a qu'à bien se tenir. Voici que M. Ludovic Halévy, du haut de l'Académie française, dit son fait à Schopenhauer. Musset avait crié à Voltaire : Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? M. Ludovic Halévy renouvelle cette imprécation contre l'admirable et tout- puissant philosophe allemand dont le génie domine et gouverne, aujourd'hui, presque toute la jeunesse du monde. Le sourire satisfait de l'heureux académicien s'indigne contre le sourire diabolique du prodigieux sceptique qui méprisa la vie autant que l'homme et nous apprit, après beaucoup d'autres d'ailleurs, que l'une et l'autre ne valent pas grand-chose. La gaieté aimable du spirituel écrivain, du charmant fantaisiste à qui nous devons les Cardinal, s'efface devant la gaieté sournoise et terrible du grand ironique de ce siècle. Ils n'étaient pas créés pour se comprendre en effet. M. Halévy, homme heureux, auteur heureux, à qui tous les succès arrivent, et qui les mérite, juge excellente l'existence, et ses voisins de l'Académie, des êtres exceptionnels, d'où il conclut que tous les hommes sont parfaits et toutes les choses à souhait. Nous avons déjà vu, je crois, dans un conte de Voltaire, un certain docteur de cet avis. Mais pourquoi les gens contents qui entrent à l'Académie, après l'avoir beaucoup désiré, veulent-ils empêcher les autres d'avoir un idéal différent, plus difficile, même inaccessible ? Peu importe d'ailleurs ! Ce qui importe, c'est d'empêcher à tout prix qu'on nous parle plus longtemps du pessimisme qui devient la grande scie de notre Troisième République. Nous lisions déjà l'autre jour, dans la Revue bleue, une conférence, fort remarquable du reste, de M. Ferdinand Brunetière, sur le même sujet, que le rédacteur de la Revue des Deux Mondes a traité avec une science, une hauteur de vue et une compétence absentes dans le discours élégant du glorieux académicien. Mais qu'on soit pour ou qu'on soit contre, ne nous parlez plus de pessimisme ; par grâce, n'en parlez plus. Le seul moyen pratique pour obtenir ce résultat serait de prier nos députés, qui ne font pas grand-chose de bon, de nous voter une loi rédigée à peu près ainsi : LOI Tendant à réprimer le pessimisme contemporain Article premier - Il est rigoureusement interdit à tout Français sachant lire et écrire de rien lire ou de rien écrire sur le pessimisme contemporain. Art. 2 - Il est rigoureusement interdit sous peine de deux ans à vingt ans de travaux forcés d'être ou de paraître malheureux, malade, difforme, scrofuleux, etc., etc., de perdre un membre dans un accident de voiture, de chemin de fer ou autre, à moins qu'on ne se déclare aussitôt satisfait de cet événement. Art. 3 - Il est défendu à tout Français, majeur ou non, de mourir de faim. Art. 4 - Ceux qui n'ont pas de domicile et qui sont forcés de passer sur des bancs ou sous des ponts les nuits glaciales devront chanter des chansons plaisantes et honnêtes de six heures du soir à six heures du matin pour bien prouver leur satisfaction aux gens qui rentrent chez eux. Art. 5 - Tout homme riche qui se dirait pessimiste sera immédiatement mis à mort. Art. 6 - Une exception sera faite en faveur de ceux qui, ayant moins de mille francs de rentes, auront plus de dix enfants. Art. 7 - Une autre exception en faveur des gens atteints par cas extraordinaire d'une maladie chronique du coeur, de l'estomac, du foie ou du cerveau, affections qui sont de nature à déterminer un mauvais caractère. Art. 8 - Il est interdit à tout Français riche et bien portant de s'apitoyer sur le sort des misérables, des vagabonds, des infirmes, des vieillards sans ressources, des enfants abandonnés, des mineurs, des ouvriers sans travail et en général de tous les souffrants qui forment en moyenne les deux tiers de la population, ces préoccupations pouvant jeter les esprits sains dans la déplorable voie du pessimisme. Art. 9 - Quiconque parlera de Decazeville ou de Germinal sera puni de mort. Art. 10 - Quiconque sera convaincu d'avoir acheté ou de posséder chez soi Germinal devra payer à l'État une amende de 1000 francs. Une enquête sera faite à domicile dans ce but, par les gendarmes sur qui il est défendu de tirer. Art. 11 - La tendance au pessimisme, provenant d'une manière de penser défectueuse de la nouvelle génération, le gouvernement, grâce au précieux concours des trente-six membres toujours vivants de l'Académie française, réunis sous la présidence de M. Ludovic Halévy, croit devoir rectifier de la façon suivante quelques idées défectueuses et dangereuses qui ont cours dans le public. Le malheur n'existant pas, et ne provenant que d'un vice d'appréciation, il suffira, pour être toujours et constamment très heureux, de se bien convaincre : 1° Que tout est parfait ici-bas, depuis la politesse des cochers de fiacre, jusqu'à l'intelligence des députés. 2° Que la fortune est plutôt une calamité qu'un bonheur, et la misère plutôt un bonheur qu'une calamité. 3° Que la faim est un excellent moyen d'apprécier l'exquise saveur du pain sec quand un passant vous a donné cinq centimes ; que la soif est un excellent procédé contre l'ivrognerie ; que les infirmités sont des épreuves utiles, les épidémies un parfait moyen d'avancement pour les survivants, la guerre une saignée bien aisante, et celle du Tonkin en particulier une méthode ingénieuse inventée pour remplacer par des torpilleurs à bon marché toute notre marine cuirassée mise aux vieux fers chinois. 4° Toute situation fâcheuse ne devra jamais être regardée que comme transitoire. C'est ainsi que les républicains d'hier considéraient l'Empire comme le plus sûr moyen d'arriver à la République, et que les réactionnaires d'aujourd'hui considèrent la République comme la meilleure manière de revenir à la monarchie. Avec cette façon de voir, aucun pessimisme n'est plus possible. En outre, à l'exemple de beaucoup d'hommes qui pensent ainsi déjà, tout Français devra envisager - La mort de ses enfants comme un soulagement ; - Celle de ses parents comme un accroissement de bien-être ; - Celle de ses collatéraux comme une petite fête de famille ; - Et la sienne comme une délivrance. N.B. - Le mot « Délivrance », ancienne formule usitée depuis des siècles, semblerait indiquer que la vie est un état de souffrance et pourrait être remplacé par ceux-ci : « Triomphe Final ». Ces dispositions étant encore insuffisantes, l'Académie, dont chaque membre prend le titre d'optimiste d'honneur, a établi ainsi l'idéal auquel a droit chaque citoyen, suivant la classe de la société à laquelle il appartient. Car il est absolument interdit à tout Français de rêver plus haut que son rang. L'ouvrier ne doit aspirer qu'au pot-au-feu et jamais au poulet rôti. S'il ne peut s'élever au-dessus du bon de fourneau, il cesse d'être intéressant. Tout bourgeois aspirera à la Légion d'honneur. Cette distinction continuera à être distribuée avec une libéralité qui assurera aux optimistes une grande majorité dans la bourgeoisie. Tout député aspirera au ministère. On continuera également à changer les ministres assez vite pour que tous nos représentants puissent remplir cette haute fonction au moins pendant huit jours chaque année. Tout individu marié, homme ou femme, aspirera au divorce, et l'obtiendra. Quant aux poètes qui demandent la lune, on la leur donnera en pain d'épice ou en quelque autre substance, tout idéal inaccessible étant sévèrement interdit. Sera également interdit, de la façon la plus rigoureuse, tout calcul proportionnel qui pourrait produire le raisonnement suivant Les appréciations sur le bonheur ou sur le malheur dans l'existence pouvant donner lieu à contestation par suite d'idées contradictoires, il paraît sage de s'en rapporter aux simples mathématiques, les chiffres demeurant indiscutables. Nous allons donc faire le bilan du bien et du mal en prenant comme unités les hommes et en les classant par professions. Si la moyenne des bons l'emporte d'une façon indiscutable sur la moyenne des mauvais, nous conclurons indubitablement pour l'optimisme, et vice versa. Donc : sur dix rois, y en a-t-il eu cinq bons ? Prenons la grande période de l'histoire de France. François Ier - Un batailleur plus souvent battu que vainqueur. Ce roi qui perdit tout, fors l'honneur, ne fut certes pas un grand monarque. Et d'un. Henri II signa le traité désastreux du Cateau-Cambrésis par lequel la France perdait une partie de ses conquêtes. Mauvais roi. Et de deux. François II régna un an. Nul. Charles IX - Déplorable. Et de trois. Henri III - Oh ! Oh ! Et les mignons. Et de quatre. Henri IV - Grand roi. Un. Louis XIII - Mauvais - mauvais. Quatre. Louis XIV - Grand roi. Deux. Louis XV - Tirons un voile. Cinq. Louis XVI - Laissa la Révolution devenir ce qu'elle fut par son inqualifiable faiblesse. Six. Donc, six mauvais pour deux bons. Regardons autour de nous maintenant. Obtenons-nous un bon ministre sur dix, un député intelligent sur cent, une bonne cuisinière sur mille, une bonne bouteille de vin sur dix mille, une bonne bouteille d'eau-de-vie sur cinquante mille ? A peine. Continuons : existe-t-il un bon écrivain sur cent ? Un bon livre sur cent mille ? Un financier honnête sur dix mille ? Un commerçant probe sur vingt ? Une bonne pièce de théâtre sur cent ? Un bon général sur cinquante ? Un bon médecin sur mille ? A peine. Continuons. Rencontrons-nous plus d'une jolie femme sur cinq cents ? - Non ! - Plus d'un beau cheval sur cinq mille ?-Non !- Plus d'un beau jour sur vingt ?- Non ! - Plus d'un homme instruit sur cinquante mille ? Non ! - Plus d'un peintre remarquable sur cent ? - Non ! - Plus d'un bon domestique sur cent ? - Non ! Donc en établissant, par professions une moyenne de une unité pour le bien et de quatre-vingt-dix-neuf pour le mal, nous serons à peu près dans la vérité, car il est indéniable que presque tous nos ministres sont sans valeur, presque toutes nos cuisinières détestables, presque tous nos députés incapables, presque tout le vin que nous buvons exécrable, presque tous nos écrivains médiocres (sur les quarante de l'Académie peut-on compter plus de dix exceptions - éclatantes, il est vrai), presque tous les marchands fripons (s'informer au Laboratoire municipal), presque toutes les pièces que nous allons voir ennuyeuses, presque toutes les femmes laides (combien de jolies dans ce qu'on appelle le monde, dix ?) presque tous nos domestiques paresseux, etc. D'où il faudrait conclure ?... Mais ne concluons pas, car nous serions menacés d'une nouvelle averse de raisonnements sur le pessimisme. Et il faut se hâter de rire des choses pour n'être pas forcé d'en pleurer, comme il est écrit quelque part. 10 février 1886 À PROPOS DE RIEN C'était à Nice, pendant la bataille des fleurs. Une petite femme blonde et jolie, debout au premier rang des tribunes, bataillait avec acharnement. Devant elle, deux immenses paniers de fleurs, sans cesse remplis par des bouquets nouveaux, lui servaient d'arsenal où elle prenait à pleines mains ces balles parfumées pour les lancer aux voitures, qui passaient lentement au pas des chevaux. Et elle riait de tout son coeur, s'agitait follement, triomphant quand elle avait atteint une amie en plein visage. Puis, lasse, exténuée, elle cessa de se battre pendant quelques instants pour regarder le défilé. L'une derrière l'autre, les voitures arrivaient, passaient, disparaissaient, couvertes, vêtues, remplies de fleurs. Les unes avaient des roues de violettes, les autres des roues de giroflées ; celle-ci ressemblait à une énorme cuve d'oeillets, celle-là â un nuage de mimosas. Des bottes de roses remplaçaient les lanternes, un fouet avait l'air d'une fusée de jonquilles. Et dedans des dames et des messieurs en toilette. Des dames et des messieurs trop gros ou trop maigres, rouges, empanachés, endimanchés. De temps en temps une jolie femme, une sur deux cents, que tous les yeux suivaient ; puis le défilé recommençait, l'interminable défilé des laids, des grotesques, des vilains bonshommes ventrus ou étiques, des vilaines bonnes femmes communes et fagotées. Et parmi les brillantes voitures, passaient aussi les fiacres, les hideux fiacres, traînés par un squelette de cheval et conduits par l'affreux cocher à moustaches, au veston crasseux, au chapeau de feutre incliné sur l'oreille. La petite femme ne se battait plus, elle regardait ces gens, elle les regardait avec des yeux étonnés, après sa griserie gaie de tout à l'heure, avec des yeux ouverts pour la première fois. Et elle murmura : - Mon Dieu, que les hommes sont laids ! Pour la première fois, elle s'apercevait, au milieu de cette fête, au milieu de ces fleurs, au milieu de cette joie, au milieu de cette ivresse, que, de toutes les bêtes, la bête humaine est la plus laide. Alors elle regarda, autour d'elle, la foule agitée des tribunes et elle se vit au milieux d'affreux êtres ridicules, dont le rire était une grimace, une abominable grimace qui relevait les joues, fendait la bouche, fermait les yeux, plissait le nez. Et par-dessus l'odeur des fleurs coupées, des fleurs arrachées aux jardins, arrachées à la terre pour amuser la foule, la vilaine foule grouillant dans la poussière, une odeur de peuple flottait, une odeur de chair malpropre et d'ail, cette odeur d'ail que les gens du Midi répandent autour d'eux comme la rose exhale son parfum, dont ils empoisonnent leurs villes, dont ils corrompent l'air de leurs campagnes, dont ils gâtent le ciel lui-même. Et la petite femme dit à son voisin - Est-ce qu'on sent mauvais comme ça tous les jours ? Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous les jours aussi mauvais, mais nos yeux, habitués à les regarder, notre nez accoutumé à les sentir ne distinguent leur hideur et leur puanterie que lorsqu'ils en sont avertis par un contraste subit et violent. L'homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales, leurs jambes trop longues ou trop courtes, leurs corps trop gras ou trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres, leur air souriant ou sérieux. Jadis, aux premiers temps du monde, l'homme sauvage, l'homme fort et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion. L'exercice de ses muscles, la libre vie, l'usage constant de sa vigueur et de son agilité entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est la première condition de la beauté, et l'élégance de la forme que donne seule l'agitation physique. Plus tard, les peuples artistes, épris de plastique, surent conserver à l'homme intelligent cette grâce et cette élégance, par les artifices de la gymnastique. Les soins constants du corps, les jeux de force et de souplesse, l'eau glace et les étuves firent des Grecs les vrais modèles de la beauté humaine, et ils nous laissèrent leurs statues, comme enseignement, pour nous montrer ce qu'étaient leurs corps, ces grands artistes. Mais aujourd'hui, ô Apollon, regardons la race humaine s'agiter dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l'étude précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans en courbaturant leur esprit avant qu'il soit nubile, arrivent à l'adolescence, avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais conservées. Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements sales ! Quant au paysan ! Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans les champs, l'homme souche, noué, long comme une perche, toujours tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu'on voit aux musées d'anthropologie. Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont élégants de tournure et de figure ! Mais l'homme a les yeux fermés pour l'homme. Il ne sait pas regarder ce qu'il voit dès l'enfance, juger d'un coup d'oeil ce qui passe devant son regard en établissant toujours le mieux et le pire, contempler enfin notre vie comme ferait un singe grimpé dans un arbre et qui estimerait l'homme une caricature de sa race. Et ce bandeau que nous avons sur les yeux, nous le portons aussi sur l'esprit. Nous marchons aveuglés par les religions successives et diverses, puériles et folles inventées par nos pères contre la terreur de l'immense Inconnu. Nous allons, abrutis par les préjugés séculaires, par les morales de toute origine qui ont fait ricochet sur nous, par les législations enfantines qui ont changé en liens sacrés des usages ridicules et niais. Et le nombre est tel des idées fausses, des opinions stupides mais indéracinables, des croyances saintes mais imbéciles, des superstitions invincibles, des coutumes antiques mais honteuses, des usages établis mais monstrueux, acceptés, pratiqués par tout le monde sans contrôle, sans résistance, sans révolte, respectés, au contraire, accueillis comme si un Dieu nous les eût révélés dans sa miséricorde, qu'il est impossible de s'en dégager. Ceux qui le tentent se débattent en vain au milieu de liens menus, irrésistibles, innombrables et .presque insensibles, ce qui les rend insaisissables. Et on cesse bientôt de lutter, par fatigue. Celui qui voudrait garder l'intégrité absolue de sa pensée, l'indépendance fière de son jugement, voir la vie, l'humanité et l'univers en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, c'est-à-dire de toute crainte, devrait s'écarter absolument de ce qu'on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu'il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter sans être, malgré lui, entamé de tous les côtés par leurs convictions, leurs idées et leur morale de taupes. Ce qui semble le plus singulier à tout esprit qui regarde, d'un peu loin, vivre les hommes, c'est leur agitation inutile. On s'agite dans les salons en des fêtes qui n'offrent aucun plaisir effectif, sauf celui de s'entreregarder pendant une heure, après en avoir passé trois ou quatre à se parer. On s'agite en politique autour de questions dont la solution n'appartient pas à l'homme, mais que l'homme discute et reprend avec une persévérance de cheval qui tourne une meule. On s'agite dans la rue et dans les cafés à discuter les opinions des journalistes qui ont souvent l'esprit de n'en pas avoir, mais qui s'agitent dans les colonnes de leurs feuilles comme s'ils étaient les plus convaincus et les plus enthousiastes des hommes. Enfin, le monde a l'air d'un immense ministère plein d'employés, qui sont eux-mêmes pleins de zèle et qui ne font jamais rien autre chose que de noircir inutilement un peu de papier, tout en paraissant travailler du matin au soir, pour le plus grand intérêt de l'univers... La petite femme blonde ne jetait plus de fleurs. Elle regardait passer la foule bruyante avec des yeux las et découragés ; elle regardait les fleurs bleues, rouges, jaunes, blanches, si fines, si jolies, si parfumées, pleuvoir sur les grosses figures rouges et sur les maigres figures ridées. Elle ne parlait plus ! A quoi pensait-elle ?... A rien, sans doute ! 30 mars 1886 AU SALON I Mesdames et Messieurs, Nous allons, si vous le voulez bien, faire ensemble quelques visites à cette halle centrale de la peinture qu'on appelle, je ne sais pourquoi, le Salon. Ne croyez point cependant qu'à l'imitation de MM. les critiques j'aie l'intention de vous faire un cours théorique sur l'art de peindre. Non, et j'ai pour cela de bonnes raisons. La meilleure de toutes, c'est que je n'entends rien à cet art que je n'ai point pratiqué, dont j'ignore le métier, indispensable à connaître pour formuler une opinion raisonnable et autorisée. Je suis sur ce point, d'ailleurs, tout juste aussi renseigné que mes confrères ; mais j'ai sur eux cet avantage d'avouer mon ignorance et de la proclamer même préférable à leur autorité pour faire un Salon sans préjugés. En peinture d'ailleurs, comme en littérature, en musique, en hébreu ou en thérapeutique, personne au fond ne s'y connaît et le plus simple est de le reconnaître, ce que personne non plus ne fait, ni le public, ni les critiques, ni les peintres. Cela est facile à prouver. Commençons par les critiques. Je suppose un d'eux doué des délicates et si rares qualités de l'oeil qui font l'artiste moderne, qualités dont je parlerai tout à l'heure, qualités natives, qualités inconnues d'ailleurs aux six dixièmes des peintres. Eh bien, si le critique les possédait, ces qualités, au lieu d'écrire des phrases dessus, il s'en servirait tout simplement pour peindre. Mais admettons le critique doué par la nature. Il lui manquera toujours la science de l'exécution, compliquée, difficile, que des années d'études peuvent seules donner. Mais la peinture et la littérature ont cela de particulier qu'elles semblent compréhensibles pour tous, alors qu'elles demeurent ignorées de presque tous. L'homme qui sait écrire une lettre avec orthographe juge de pair les écrivains dont il ne soupçonnera jamais les tortures, les intentions, les combinaisons, le martyre secret pour donner aux mots la vie mystérieuse de l'art. Et l'homme qui se promène au palais de l'Industrie se permet de juger les peintres, par cela même qu'il a des yeux pour voir. Je vois, donc je sais ! pense-t-il. Suffit-il de regarder une locomotive en marche pour posséder les connaissances d'un ingénieur ? Or le critique croit en savoir assez parce qu'il a vu beaucoup de trains passer, de trains ou de tableaux, si vous voulez. Et il juge ! Il juge, bénit, encourage, approuve, condamne, distribue l'éloge ou le blâme, l'obscurité ou la gloire. Il fait cela au nom de ses idées, de ses théories ou de son impartialité, ce qui est pis encore. Si ses théories sont classiques, il méprise les novateurs ; si ses théories sont révolutionnaires, il extermine, dans ses feuilletons, toute l'École des Beaux-Arts ; mais s'il est impartial il ne comprend rien aux uns ni à l'autre, et les encourage avec une égale outrecuidance. Or les peintres, chaque année, se révoltent contre ces pontifes dont ils désirent ou sollicitent quand même les éloges, tout en méprisant leur opinion. Qui donc peut juger les peintres ? Le public ? Si les critiques sont relativement incompétents, les passants le sont radicalement. Le public va regarder les tableaux exactement comme les petits enfants regardent les images. Il s'intéresse d'abord aux sujets, cherche à comprendre l'aventure, s'inquiète ou s'amuse de la ressemblance des personnages avec des gens qu'il connaît. On s'écrie : - Tiens ! Juliette, regarde donc si cette grosse femme ne ressemble pas à Mme Bafour ! Et on rit ! Si on disait au public ce qu'il y a de mystérieux et de compliqué dans une belle oeuvre, il resterait plus étonné qu'un singe contemplant une montre qui marche. Il faut d'abord, pour comprendre l'art tel qu'on le cherche aujourd'hui, une délicatesse, une sensibilité d'oeil que très peu d'hommes possèdent, même parmi les peintres. L'oeil, aussi impressionnable, aussi raffiné que l'oreille d'un musicien subtil, ressent au seul aspect des nuances, des nuances voisines, combinées, compliquées, un plaisir profond et délicieux. Un regard fin et exercé les distingue, ces nuances, les savoure avec une joie infinie, en saisit les accords invisibles pour la foule, en note les innombrables et discrètes modulations. La foule, dont l'éducation artiste est et restera toujours à faire, ne connaît que quelques couleurs, les couleurs mères, celles que les poètes antiques ont nommées dans leurs chants. Car les hommes de l'antiquité ignoraient les nuances comme les sons, la peinture comme la musique ; et nous ne trouvons dans leurs oeuvres écrites que les noms d'un fort petit nombre de teintes. Sensibles au dessin, à l'harmonie des formes, à la grâce des attitudes, ils ne connaissaient pas plus la beauté mystérieuse de la couleur savante que la puissance ensorcelante de la musique qui ravage l'âme nerveuse des modernes. Puis, peu à peu, l'oeil humain a compris. L'École italienne a enfanté des coloristes éclatants, toujours un peu durs bien qu'admirables, et l'École flamande a engendré ces hommes prodigieux qui, dans les gradations d'une seule note, ont su voir et ont su mettre tout l'infini des nuances. Un bout d'étoffe peint par Rembrandt, deux tons voisins posés par la main de cet admirable maître nous ont révélé que ce qu'on croyait noir ne l'est pas, et nous ont montré, dans ces noirs lumineux, plus de couleur, plus de richesse, plus de variété, plus d'inattendu, plus de charme captivant que dans les toiles éclatantes de Rubens. C'est par ces hommes que nous avons enfin compris combien le sujet a peu d'importance dans la peinture et combien la beauté particulière, la beauté intime et inexplicable d'une oeuvre d'art diffère de ce que l'oeil humain, l'oeil ignorant, est accoutumé à trouver beau. Que de portraits sont des merveilles, vilains portraits de vieilles gens, portraits de bourgeois communs, comiques, qui feraient rire si on ne regardait que (expression humaine de la figure représentée, et qui éveillent en nous une admiration émue parce qu'ils sont l'expression complète et mystérieuse d'un art, et non l'expression d'une tête ! Le sujet en effet n'a, en peinture, d'autre valeur que celle-ci : l'artiste, soit qu'il représente une chose qu'on est convenu de trouver belle, soit qu'il représente une chose qu'on est convenu de trouver laide, doit seulement découvrir et dégager le sens profond et toute la valeur de son sujet, de telle sorte qu'il produise une oeuvre d'art, soit avec cette beauté, soit avec cette laideur. Il doit nous émouvoir par son oeuvre même et non par l'anecdote que son oeuvre représente. Car il ne faut pas confondre la sensation simple et directe qu'un objet ou qu'un fait produit sur nos sens et sur notre âme avec la sensation complexe que nous donne un art représentant et interprétant cet objet ou ce fait. La chose la plus affreuse et la plus répugnante peut devenir admirable sous le pinceau ou sous la plume d'un grand artiste. Or le public et beaucoup de critiques, hommes de lettres, ont imposé aux peintres une peinture littéraire, antique ou moderne, tirée de l'histoire ancienne, des mémoires tragiques ou galants de jadis ou de la Gazette des tribunaux d'aujourd'hui, qui est aussi dangereuse pour cet art que le roman- feuilleton cher aux concierges pour les écrivains observateurs et stylistes. Car la foule, ignorante de cette subtile et singulière sensation de joie artiste communiquée par le regard au cerveau, voit et ressent naïvement, en sauvage qui vient se distraire et pour qui un musée ou une exposition n'est pas autre chose que du roman et de l'histoire dessinés et mis en couleur. Il se trouve cependant dans le public des hommes que la nature a doués pour être d'excellents juges, et ceux-là finissent sans doute par imposer leur avis ; mais ils sont rares, perdus dans le nombre, et leur voix n'est entendue que plus tard, beaucoup plus tard ! Alors, qui donc est compétent, qui donc a le droit d'exprimer son opinion ? Les peintres ? Pas davantage, et voici pourquoi : Leur extrême éducation spéciale les arme d'une partialité redoutable pour tout confrère qui, doué d'un tempérament autre que le leur, suit une tendance différente. Prenons des exemples. M. Puvis de Chavannes cherche à évoquer, à fixer vaguement les rêves qui passent devant ses yeux, devant ses yeux de peintre- poète. Comment admettre qu'il puisse, étant donné ses oeuvres, comprendre et apprécier la peinture microscopique de M. Meissonier ? M. Gustave Moreau cherche aussi à fixer des rêves, mais avec une précision méticuleuse. Peut-on croire qu'il était admiré et compris de Courbet, robuste et brutal coloriste ? Les hommes de l'École des Beaux-Arts, les corrects saturés de traditions, ne haussent-ils pas les épaules avec un dédain magistral devant les Manet, les Monet, devant tous ceux que les attitudes conventionnelles irritent et qui, méprisant le dessin savant et le tableau composé suivant les règles établies, poursuivent les insaisissables harmonies des tons, la vérité inaperçue jusqu'ici par leurs devanciers. Car si la nature n'a point changé, le regard humain s'est modifié et reconnaît des couleurs impossibles même à exprimer par des mots. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les étoffes nouvelles. Qui donc pourra indiquer leurs nuances avec des paroles ? Voyez les roses et les rouges de Chine, toute la gamme des lilas rouges, des lilas roses, des lilas orangés, et les verts si différents, si délicieux, si nouveaux, innombrables, innommables, que notre oeil aujourd'hui distingue sans que notre bouche sache encore les définir. Est-ce que les réalistes, malgré leur génie puissant, admettront la grâce de Watteau ? Est-ce qu'on n'entend pas chaque jour des maîtres de la peinture moderne parler avec mépris de quelques maître de la peinture ancienne ? est-ce que Ingres admettait Delacroix ? est-ce que tous les contemporains de ce dernier ne l'ont pas conspué et méprisé malgré leur savoir spécial ? n'en ont-ils pas fait autant pour Corot, pour Millet et pour bien d'autres ? N'entendons-nous pas chaque jour des artistes de grand mérite contester avec une passion ardente et convaincue, avec l'autorité que donnent le savoir et le succès, d'autres artistes non moins célèbres, non moins autorisés à proclamer leur dédain pour ceux dont le tempérament est différent ? Et toutes ces opinions cependant sont logiquement défendues et raisonnées par des hommes instruits et compétents, motivées en vertu de principes inflexibles, mais divers, et affirmées irréfutables par les uns comme par les autres. Alors, dira-t-on, si personne ne peut juger la peinture, qu'allez-vous faire au Salon ? Eh bien, nous irons, en bons naïfs, en bons bourgeois, contempler des images, et rien que des images. Nous nous promènerons de salle en salle, au milieu du public, regardant nos voisins autant que les murailles, écoutant ce qu'on dit et vous le racontant. Nous vous rapporterons des réflexions, peut-être des anecdotes, mais nous ne vous parlerons guère de couleurs ni de dessin, en vertu de ce dicton : « Des goûts et des couleurs on ne discute point. » Nous laisserons les artistes se chamailler sur le faire et le savoir-faire, sur les tendances et les procédés, sur le jour de plein air et le jour d'atelier, sur les conventions de la perspective et des ombres, sur les modifications que les voisinages font subir aux valeurs, etc., etc. Nous regarderons les images, et aussi les imagiers ; c'est-à-dire que nous nous amuserons à chercher, chez les peintres, les raisons qui les ont fait choisir leurs sujets. Nous ferons un petit voyage d'exploration et d'agrément dans leurs esprits et dans leurs intentions, dans leurs idées, dans leur sentimentalité, dans leurs combinaisons pour émouvoir les braves gens, les simples gens, comme nous. Ah ! nous en verrons des Orientales sur des divans, comme les sultans n'en ont jamais vu, des guerriers gaulois ou francs avec des moustaches couleur de ficelle, des yeux terribles, des airs nobles et redoutables ; nous verrons des scènes effroyables ou touchantes, des gestes pleins d'expression et d'intentions si évidentes que les petits enfants s'arrêtent pour dire : - Tiens ! papa, un homme en colère ! Ou bien : - Oh ! maman, voilà une dame bien malade ! Nous découvrirons enfin toute la littérature, bonne ou mauvaise, que les peintres opprimés par le public et par les critiques sont contraints de mettre dans leur art. Oh, si vous saviez comme c'est parfois abominable, à voir toute cette peinture à esprit et à sentiments, cette peinture à émotions tendres, dramatiques ou patriotiques, cette peinture larme à l'oeil et romanesque, cette peinture anecdotique, historique, faits divers, judiciaire, familiale ou polissonne, cette peinture qui raconte, qui déclame, qui enseigne, qui moralise ou qui pervertit ! II Plaignons les peintres ! Quand on pénètre dans le Salon, on éprouve d'abord au fond des yeux une vive douleur, un coup de couleur crue et de jour brutal, qui se transforme bientôt en migraine. Et on s'en va de salle en salle, effaré, aveuglé par le flamboiement des tons furieux, par l'incendie des cadres d'or, par la clarté crue, blanche et féroce qui tombe du plafond de verre. Ne devrait-on pas vendre des lunettes fumées en même temps que les catalogues pour cette visite redoutable comme on en vend dans les rues les jours d'éclipse ? J'estime même qu'un oculiste distingué devrait se tenir au buffet, à la disposition du public, comme M. Dufoussat, l'honorable avoué des peintres. La peinture est un art délicat, tout de nuances, et a besoin d'être vue sous un jour spécial, préparé pour elle, habilement ménagé. Ajoutons que chaque tableau a été conçu et exécuté dans des conditions différentes de lumière qu'on devrait reproduire, autant que possible, avant de le montrer au public ; que la mise en scène au Salon serait aussi utile qu'au théâtre, pour faire valoir ces oeuvres décoratives qu'on vous étale pêle-mêle, côte à côte, comme les marchandises d'un entrepôt, sous une lumière aussi violente que désagréable, qui éclaire affreusement en décolorant tout par sa crudité. Ajoutons que les voisinages inattendus des toiles produisent fatalement d'atroces cacophonies de tons, des combats de rouges, des rencontres de bleus, des mêlées innommables de couleurs exaspérées de se rencontrer. Les oeuvres fines et discrètes s'effacent sous l'éclat aveuglant des oeuvres colorées, qui semblent criardes à côté des autres. Mais, comme on s'accoutume à tout, on se fait bientôt à ce supplice. Et on va, on va à travers les salles, en se demandant de quelle façon on pourra parler au public, avec un peu d'ordre, de cette foule affolante de tableaux. Alors un souvenir vous vient. Un homme s'est rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable, connaisseur raffiné autant qu'habile sous-ministre, qui a eu dans sa vie deux grandes idées. Il fut l'inventeur (b. s. g. d. g.) des groupes sympathiques et l'ingénieur du niveau de l'art. Nous allons pour la première fois, croyons-nous, expérimenter pratiquement ses conceptions, faire l'essai loyal de ses découvertes. Il s'agit donc de classer les peintres par groupes sympathiques après les avoir d'abord divisés en deux grands courants : un courant ascendant, un courant descendant, celui-ci faisant baisser, celui-là faisant monter le niveau sacré de l'art. Les peintres militaires sont le courant qui fait monter, et les peintres de femmes nues le courant qui fait baisser ! Cette grande idée n'est-elle pas simple comme l'oeuf de Christophe Colomb ? Et cependant elle n'a pu naître dans l'esprit d'un homme qu'à la fin du XIX siècle. Dans les salles où dominent les batailles, le niveau de l'art est haut ; dans les salles où dominent les Orientales sur des coussins et les baigneuses sur l'herbe verte, le niveau de l'art est bas. Un embarras se présente encore. Tous les peintres n'ayant pas eu l'inspiration de produire des militaires ou des dames dévêtues, nous nous trouvons contraints d'avoir recours à un sous-classement. Nous diviserons donc de nouveau, suivant l'ancienne méthode, en grande peinture et petite peinture. L'application de ce vieux système ne va point non plus sans difficulté, les mots grande et petite pouvant s'appliquer soit aux idées, soit aux dimensions des toiles. Si on les applique aux idées, nous retombons dans le gâchis, Teniers et bien d'autres devant être alors classés parmi les petits peintres, étant donné la vulgarité triviale de leurs sujets. - Et pourtant on les proclame des maîtres ! Bornons-nous donc à dénommer grande peinture celle qui emplit les grands cadres ; et petite peinture, celle contenue dans les petits cadres. Les groupes sympathiques deviennent ensuite faciles à définir. 1er groupe - Antiquaires religieux. Les peintres qui continuent à illustrer la mythologie, l'Ancien et le Nouveau Testament, et en général toutes les fables établies sur les divinités. 2e groupe - Antiquaires historiques. Ceux qui illustrent l'histoire ancienne grecque, romaine, égyptienne, etc., etc., l'Antiquité et le Moyen Age, et, en général, toutes les fables historiques racontées par les écrivains. 3e groupe - Modernistes champêtres et fantaisistes. 4e groupe- Classiques fantaisistes et champêtres. 5e groupe - Peintres de harengs, fleurs, légumes et casseroles (natures mortes). 6e groupe - Peintres de faits divers. Accidents de voiture, chiens écrasés, naufrages, événements parisiens, mariages et morts célèbres, fêtes de toute nature, Chambre des députés, guérison de la rage, actes de dévouement, dangers de l'ivresse et de la morphine, scènes de la vie populaire, chevaux emportés, chronique du feu, du duel, de l'amour, au voleur, etc., etc. 7e groupe - Marines. Marines de guerre, de plaisance, de pêche, de commerce, canotage. 8e groupe - Paysagistes : bois, vallons, rivières, bosquets, plages, plaines, landes, etc. N.B. - Tous ces pays sont déserts, aucun homme n'étant admis, sous peine de mutilation et de déformation, à traverser les contrées chères aux paysagistes. 9e groupe - Animaliers : vaches, chevaux, porcs, lapins, moutons, dindons, chèvres, fourmis, éléphants, oiseaux divers. N.B. - Pour tous renseignements, s'adresser aux gardiens du Jardin des Plantes. 10e groupe - Portraits (ressemblance garantie). 11e groupe - Fumistes et déments. Et nous commençons. 1er et 2e groupes - Grande peinture. Antiquaires religieux et historiques. A tout seigneur tout honneur. Saluons M. Puvis de Chavannes qu'on devrait nommer, me semble-t-il, en raison de la place qu'il occupe, M. Puvis de Pavannes. Quatre peintres comme lui et nous voici débarrassés de trois mille cinq cents autres d'un seul coup. C'est là du grand art à encourager. Sa belle toile, j'allais écrire sa belle fresque, l'Inspiration chrétienne, nous montre un peintre religieux de jadis, rêvant devant son oeuvre. Quand on demande aux confrères du grand artiste : « Est-ce remarquable d'exécution ? » ils répondent : « Heu ! heu ! pas trop. Mais quelle poésie ! » C'est en effet, de la poésie sans rimes, de la poésie peinte, que nous offre, en des proportions considérables, ce maître inspiré. Le mot vision qu'il a appliqué, d'ailleurs, à son autre toile : Vision antique, semble fait pour caractériser ces grandes oeuvres larges, sereines et superbes, calmantes et captivantes comme de doux crépuscules en des pays rêvés. En face de ce remarquable et noble artiste, M. Benjamin Constant nous présente un Justinien qui semble fort attristé du départ de Sarah Bernhardt pour l'Amérique. Que fait-il au milieu de ses ministres et conseillers, vêtus avec un luxe qu'on ne rencontre plus aujourd'hui, dans les cours les plus opulentes ? Cette grande et belle toile, tout en or et en pierres précieuses, est bien faite pour exciter les convoitises du pauvre monde et soulever les passions basses, les désirs de pillage et de vol. On la devrait couvrir d'un voile les jours d'entrée gratuite et de flot populaire. On raconte que M. le Président de la République s'est arrêté longtemps devant cette oeuvre, et a demandé à l'artiste, avec un malin sourire, s'il n'avait pas eu l'intention de représenter M.Odilon Barrot, dans la figure d'un vieillard peu vêtu et vu de dos. M. Benjamin Constant a protesté avec énergie, affirmant que, s'il y avait ressemblance, elle était bien imprévue et nullement intentionnelle. Sur le panneau voisin, Liphart attire et séduit l'oeil par sa poétique étoile du berger. Nous passons, cherchant au hasard des salles les toiles les plus grandes. Voici, de M. Luna-Juan, un Spoliarium très coloré où agonisent des hommes bizarres, faits pour rendre fous d'étonnement ceux qui s'arrêtent devant ce tableau. Qu'est-ce que cela ? Le catalogue heureusement nous explique que ce sujet est tiré des oeuvres de Ch. Dezobry (Rome au Siècle d'Auguste). Merci, mon Dieu ! Il nous apprend aussi que cette conception sauvage appartient à la députation provinciale de Barcelone. Ah ! Tant mieux ! Le Vitellius de M. Vimont se rattache au même ordre de recherches historiques : Plutarque en a fourni le thème. Mais un des plus remarquables de ces peintres évocateurs de l'Histoire tragique est assurément M. Rochegrosse, qui fait passer devant nos yeux, d'une façon terrible et saisissante, la folie du roi Nabuchodonosor. III Depuis que j'ai eu l'imprudence d'écrire deux articles sur le Salon, on ne m'aborde plus que par ces mots : - Vous voulez donc vous faire une galerie ? J'ai beau protester, attester ma candeur, mon innocence et ma loyauté, on sourit d'un air malin. Fort contristé par ce soupçon, je ne sais plus vraiment par quel argument le combattre et je me vois forcé de déclarer publiquement que je n'ai reçu et que je ne recevrai aucun don des peintres exposants, de quelque nature que ce soit. Je dois ajouter que mon désintéressement en cette question n'est pas aussi irraisonné qu'on le pourrait supposer, car je sais les peintres gens malins, gens pratiques, gens de commerce, incapables de nous offrir, en échange de la gloire que nous leur distribuons, autre chose que des études d'une vente difficile et problématique. Quand nous donnons, nous autres, à titre amical et gracieux, quelque article ou quelque conte pour un journal qui se fonde, à la requête pressante d'un camarade, soyez sûr que ce conte ou que cet article ne vaut guère plus que le papier blanc ; ainsi des toiles non payées, car le talent est marchandise. Pauvres critiques incorruptibles ! A quel supplice on les expose ! Comme le témoin qui va déposer, j'avais juré, en commençant ce Salon, de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. Et je commençais à l'écrire, cette vérité, quand on m'apporta le courrier du matin, quarante ou cinquante lettres environ. La première disait : « Mon cher ami, je te prie de parler aimablement dans ton compte rendu du Salon, du si beau portrait de X... Tu obligeras ton vieux camarade qui compte absolument sur toi. » N° 2 « Cher monsieur, un de mes amis expose cette année une toile fort remarquable, et j'ai espéré que nos bonnes relations, etc. » Signé d'une femme chez qui je dîne souvent. N° 3 « Mon vieux, sois gentil pour X... qui expose une chose excellente. Je compte sur toi et je me suis engagé en ton nom. » N° 4 « Monsieur, une femme qui a eu le plaisir de dîner avec vous et surtout de causer avec vous dernièrement, se permet de vous recommander etc., etc. » (La femme est jolie, fort jolie.) N° 5 « Mon cher gros, tu parleras de Z..., n'est-ce pas ? Ça me fera bien plaisir et tu n'obligeras pas une ingrate... » N° 6 « Mon cher et illustre confrère, j'ai lu votre beau Salon et je me permets de vous recommander mon ami Z... » (On rougit, mais comment résister à cela ?) J'en ai reçu de sénateurs, de députés, d'académiciens, de mon bottier (recommandation excellente), de mon coiffeur qui me glissa deux noms sur une carte de sa maison recommandant aussi sa brillantine, de ma blanchisseuse, par l'intermédiaire de mon valet de chambre. (Elle blanchit un paysagiste pauvre qui demeure sur le même palier qu'elle.) J'en ai reçu de femmes influentes à qui on ne peut rien refuser ; j'en ai reçu de femmes charmantes de qui on peut tout espérer ; j'en ai reçu de femmes à qui on n'a plus le droit de dire « non » et j'en ai reçu des peintres en personne, qui ont pensé, en gens prudents, qu'on n'était bien chauffé que par soi-même. Et sous ce déluge, sous cette inondation de compliments et de prières, je me suis senti fondre comme un bloc de glace sous une pluie chaude. Ceux-là seuls que leur propre talent recommande suffisamment ne m'ont point écrit ou fait écrire. Ma conscience cependant luttait encore ; elle lutta quatre jours, cherchant des expédients pour combattre ma faiblesse. J'allai consulter des confrères. Les uns me dirent : « Soyez aimable » ; les autres : « Soyez sévère » , sur le même ton d'indifférence. Leur table de travail était couverte de lettres. Je reconnus des écritures. Je pensai aller trouver un ecclésiastique pour lui soumettre le cas. Je m'adressai ensuite à un membre du jury et je lui dis : « Comment faites-vous pour refuser un tableau recommandé ? » Il murmura : « Je dégage ma responsabilité en accusant les autres dans une lettre flatteuse. » Je ne pouvais employer ce moyen. Alors je me décidai à prévenir le public lui-même de ma situation, et à faire suivre des lettre T.R. (très recommandé) les noms de ceux appuyés par des femmes séduisantes, par la lettre R ceux recommandés par des amis, des académiciens, des sénateurs, députés ou fournisseurs utiles, par un petit r ceux qui s'étaient recommandés eux-mêmes, par N.R. les huit ou dix dont on ne m'avait rien dit. Je songeai encore à ne désigner que par les numéros des toiles ceux qui n'auraient pas essayé de me faire corrompre. C'était trop dur pour le mérite modeste de ces artistes. Mais je m'aperçus qu'il y aurait bientôt plus de noms sur mon calepin que je n'en trouvais sur le catalogue. On me faisait même protéger les refusés ! Alors, je cédai, emporté par le flot des lettres. Ma conscience sapée par des espérances inavouables, troublée par des sourires, affaiblie par la lutte, séduite par des souvenirs de bons dîners, s'écroula. Je demande pardon à mes confrères inaccessibles aux sollicitations, aux prières, aux flatteries ! Qu'ils me jettent la première pierre ! Je suis un critique perdu, un critique corrompu, le seul critique corrompu ; oui, le seul, le seul ! Tous les autres sont demeurés intègres ! Pardon ! Pardon ! Donc nous allons maintenant parler des peintres recommandés, avec une certaine sévérité, pour ne pas trop les désigner au public. Nous y mêlerons par moitié environ les peintres non recommandés, sans aucune désignation spéciale. Nous garantissons d'ailleurs le talent des uns et des autres car nous ne voudrions, sous aucun prétexte, tromper nos bienveillants lecteurs. 1er et 2e groupes (suite) - Grande peinture. - Du maître qui s'appelle Humbert, deux grandes compositions très remarquables qui pourraient porter pour titre celui de Musset : Il faut que les portes soient ouvertes ou fermées. Elles sont fermées, malheureusement. De Chartran, un délicieux mariage dans les nuages. De Lagarde, un beau panneau décoratif. Un autre de M. Baudouin. M. Casanova y Estorach nous montre un repas de cors. (Demandez le coricide Estorach, celui dont se servit le roi Ferdinand III pour débarrasser, sans douleur, vingt-quatre pieds de leurs durillons, oignons, oeils-de-perdrix, etc.) M. Ferry (Jules) rêva longtemps, le jour du vernissage, devant La Prise de Sontay, au Tonkin, par M. Castellani, comme on rêve devant un tombeau. 3e groupe- Modernistes, fantaisistes et champêtres. Commençons par les nudités. Salut à la Femme masquée de Gervex. Rien de plus délicieux pour l'oeil que cette toile. Est-ce un modèle qui a posé cette charmante et troublante coquette ? Est-ce une amie du peintre ? That is the question. Que fait-elle ? Qu'attend-elle ? Sort-elle ou rentre-t-elle ? Quel joli mystère dans ce tableau qu'une jeune femme, l'autre jour, appelait, je ne sais pourquoi : « Entre chat et loup » ! De Roll, un dos nu de femme dans la verdure. On a envie de crier : « Psitt ! » pour faire retourner cette belle personne, si puissamment peinte qu'elle semble vivante. Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir où M. Henner a rencontré la baigneuse, le bois et l'étang qu'il nous rapporte tous les ans, comme pour nous dire : « Hein ! vous n'en avez jamais vu comme ça ! » Non, Monsieur Henner, jamais, jamais, jamais, jamais ! et pourtant nous en avons vu, mais pas comme ça. Sous ce titre : En Arcadie, M. Harrison fait danser sous des saules, sur une herbe tendre trempée de lumière, des femmes nues et grasses, en plein soleil. Ah ! celles-là, par exemple, on les voudrait voir ! Pourquoi placer en l'air cet exquis tableau, comme il en est peu dans le Salon ! Et toujours dans l'herbe, deux autres femmes aussi mies encore que ravissantes, sur deux toiles de MM. Raphaël Collin et Lahaye. Où diable M. Henner a-t-il donc vu la sienne ? Toutes celles-là, qui sont fort bien, ne lui ressemblent pas, mais pas du tout. Tiens ! quelle drôle d'île ! Trois belles filles, sans un voile, sans même une feuille, debout sur la rive, lèvent les bras et appellent un navire qui passe : « Hé ! hé ! joli navire, arrivez donc ! » Pas un agent des moeurs à l'horizon ; et elles s'en donnent, les gaillardes : « Arrivez donc, joli navire ! » Et il arrive ! il arrive ! M. Berthault nomme des sirènes ces trois effrontées qui ont rendu rouge comme un coq le digne magistrat du cadre voisin, peint par M. Ferry (Georges) et qui assiste, en grande tenue de la Cour de cassation, à cette scène impudique et révoltante. On n'aurait pas dû laisser un magistrat dans le voisinage de ces écumeuses de mer ! IV 3e et 4e groupes sympathiques - Classiques et modernistes. - Champêtres et fantaisistes (suite). Chaque fois que je retourne au Salon, un étonnement me saisit devant les paysanneries. Et ils sont innombrables aujourd'hui, les paysans. Ils ont remplacé les Vénus et les Amours que, seul, M. Bouguereau continue à préparer avec de la crème rose. Ils bêchent, ils sèment, ils labourent, ils hersent, ils fauchent, ils regardent même passer des ballons, les jolis paysans peints. Et je me disais devant chacun d'eux : « Où diable ai-je vu ce gaillard-là ? Mais je le connais, je ne connais même que lui, je l'ai rencontré cent fois ! » Et j'allais de salle en salle, examinant avec souci, avec une inquiétude grandissante, tous ces travailleurs de la terre. Je les considérais, troublé comme on l'est devant les masques, devant les déguisements de bal d'Opéra, trompé par les blouses et par les bêches. Et voilà que, tout à coup, je les ai reconnus l'autre jour. Ah ! mes farceurs, je vous tiens ! Vous êtes les guerriers grecs et les guerriers romains que les papas de vos peintres peignaient pour nos papas à nous. Oh ! vieux malins, vieux ficeleurs, vieux retapeurs d'antiques, vous avez enterré vos casques, vos boucliers et vos glaives, vous avez mis des bonnets de coton et des sabots pour me tromper ; mais j'ai reconnu vos bonnes têtes de modèles soignées, brossées et rasées, mes gueux ! Vous cachez dans vos vieilles culottes à pièces la jambe qui se tendait pour lancer le javelot. Et dans quatre ans vous reviendrez sous des accoutrements d'ouvriers, mes camarades ! car nous allons à l'ouvrier maintenant ; nous allons au forgeron, au mineur, au travailleur des grandes usines. Dans quatre ans, nous ne verrons pas plus de paysans qu'il n'y a, aujourd'hui, de guerriers grecs ; mais nous aurons les grandes industries : fonderie - métallurgie - verrerie toiles et prélarts - corderie, etc., etc. Et voilà ce qu'on nomme l'art moderne, le progrès, la marche en avant des vieux- jeunes modèles et d'un magasin de costumes ! Adieu le paysan ! vive l'ouvrier ! Une - deux - trois ! Dans la note vraiment moderne et nouvelle, quelques toiles se distinguent tout à fait : La Salle des Filles au Dépôt, de Jean Béraud, le plus charmant des fantaisistes ; Avant la Fête, de M. Kuehl ; Une vieille qui file, de M. Gray ; Un Réfectoire de Femmes, de M. Hubert ; Une Paysanne rêvant, de M. Perret ; Le Barbier de Village, de M. Brispot ; Une Rue à Pont-de-l'Arche, de M. Baillet ; Une grande et belle composition de M. Halkett, intitulée : Dans la Sapinière, et qui devrait plutôt être baptisée : Dans les Flûtes ; Les bizarres et séduisantes fantaisies de M. Ary Renan ; Le Vercingétorix de M. Motte, d'un grand effet ; et, parmi les classiques célèbres, citons M. Boulanger qui nous apporte deux belles oeuvres. 5e groupe sympathique - Peintres de harengs, fleurs, légumes, casseroles. MM. Rousseau (Philippe) et Vollon font preuve, depuis des temps qui seront bientôt préhistoriques, d'une obstination inébranlable, d'un talent hors ligne d'ailleurs et d'une imagination inépuisable dans la découverte des ustensiles de ménage. Voici, sauf quelques erreurs, les dates et les sujets de leurs principales expositions : 1789 (année de la Révolution française) - Rousseau (Philippe) - Un fromage. 1789 - Vollon - Un chaudron. 1815 - Vollon - Deux fromages. 1815 - Rousseau (Philippe) - Deux chaudrons. 1830 - Rousseau (Philippe) - oeufs sur le plat. 1830 - Vollon - Poteries et Fromages. 1840 - Vollon - Le Plat aux neufs. 1840 - Rousseau (Philippe) - Le Pot au lait. 1865 - Vollon - Harengs et Poteries. 1865 - Rousseau (Philippe) - La Bassine aux confitures. 1869 - Rousseau (Philippe) - Fromages et Fraises. 1869 - Vollon - Le Saladier de fraises. 1875 - Rousseau (Philippe) - Bocal de prunes. 1875 - Vollon - Poissons et Primeurs. 1878 - Rousseau (Philippe)- La Bassinoire. 1878 - Vollon - La Bassinoire. Et enfin, pour changer, M. Vollon nous donne, en 1886, des poteries ; Et M. Rousseau (Philippe) des fromages et le bocal d'abricots. (Bis repetita placent.) Avec un talent tout à fait remarquable, un nouveau venu s'engage dans cette peinture de comestibles. Les deux toiles de M. Zakarian sont (si j'ose m'exprimer pour une fois en argot de critique d'art) des pages de cuisine de premier ordre. De même, les fort belles fleurs de M. Schuller, intitulées Automne, sont aussi des pages, ou plutôt des feuilles d'automne de grand mérite. 6e groupe sympathique - Peintres de faits divers. Commençons par les illustres. M. Gérôme nous montre les obélisques du désert atteints de la rougeole, et le sphinx contemplant Napoléon. Cette dernière composition porte comme sous-titres : « Maximus et Minimus » et « le plus grand des deux n'est pas celui qu'on pense ». M. Vibert, touché des faveurs de l'Amérique, les reconnaît en exposant un homard à l'américaine, d'un esprit très espagnol. M. Moyse nous émeut par une peinture intitulée Les Verges et qui représente, nous a-t-il semblé, un frère ignorantin fessant un petit garçon (nous aurons sans doute la seconde partie l'an prochain). Ce tableau doit être acheté par le Ministère de l'instruction publique, qui se propose de l'offrir au Conseil municipal. Dans la salle où triomphe M. Protais avec un admirable champ de bataille où tous les morts dorment sous la lune, on a réuni, sous l'influence sans doute de ce maure tableau, tant d'expirants et d'expirés, qu'on le pourrait dénommer la Morgue. Ailleurs, M. Luigi Loir a peint un « Cherchez le train » d'une vérité et d'un talent délicieux. Le train passe sous une place de Paris, couverte de monde et de voitures. Seule la fumée répandue sur la foule, légère et ondulant comme un nuage, panache blanc et transparent qui flotte, révèle l'invisible convoi. De M. Gueldry, un remarquable, très remarquable atelier de Décapage des métaux. Deux charmantes compositions de M. Pierre Mousset : Le Nid et le Repos. M. Deschamps nous raconte avec son pinceau l'histoire d'une pauvre folle qui tient dans ses bras un petit lapin coiffé d'un bonnet d'enfant, touchante image de la perfidie masculine, des odieux procédés dont les hommes ont usé envers cette jeune fille. Ne devrait-on pas intituler cela : le Dernier Lapin, comme Neuville avait intitulé son célèbre tableau : La Dernière Cartouche ? M. Marec expose une querelle de ménage dans le peuple, vraie scène de l'Assommoir, d'un effet saisissant et d'une beauté incontestable. De M. Marius Michel, deux charmantes toiles très modernes. M. Moreau de Tours, sous ce titre : La Morphine, nous donne sans doute la première illustration moralisatrice destinée au savant ouvrage des docteurs Bourneville et Bricos, d'où est tiré son sujet. M. Jadin nous montre, avec son talent habituel, des Braconniers dérangés par une ronde de nuit. 7e groupe - Marines. 1° Marines de guerre. M. Couturier, dans une toile d'une propreté admirable, enseigne aux foules comment sont nettoyés, brossés et lavés les bâtiments de l'État. Saluons la galère royale de M. Delort. 2° Marines de pêche. Un délicieux tableau de M. Maurice Courant, un départ pour la pêche sous un ciel clair. Jusqu'à l'horizon s'en vont les barques, penchant un peu leurs voiles, pareilles à un vol d'oiseaux. M. Kroyer nous montre aussi, avec un talent puissant et neuf, un Départ pour la Pêche au clair de lune. De M. Petitjean : l'Estacade d'Ostende, marine de commerce. Une fort belle toile de M. Flameng : Sur la Tamise. Une autre Tamise, de M. Vail. 8e groupe - Paysagistes. Le sujet représente une plaine, une vallée, une chaumière, une plage, des arbres, des récoltes. Saluons les maîtres incontestés : d'abord Harpignies ; Guillemet, avec un fort beau Hameau de Landemer ; Heilbuth, avec Villégiatures et Bords de la Seine ; Damoye, avec un Soleil couchant dans les Marais du Nord et la Mer à Quiberon. Parmi ceux qui arrivent au premier rang : L. Le Poittevin, avec un vallon plein de fougères rousses, d'une rare puissance ; R. Billotte, avec un effet de soir sur un hameau, d'un charme exquis et pénétrant ; M. Nozal, dont le nom est fait ; M. Berthon, un des plus sincères et des plus parfaits. M. Olive expose deux paysages-marines, d'une originalité bien personnelle et bien remarquable. M. Charnay évoque, dans une toile charmante, toute la grâce de l'automne encore fleuri. Cela s'appelle : la Terrasse aux Chrysanthèmes du Château de Gasthellier. Les paysans agenouillés, de M. Marion, annoncent un peintre de grand tempérament ; Le Reposoir, de M. Minet, est d'une vérité et d'une fraîcheur remarquables. Quelle jolie mare, celle de M. Tanzi ! Une petite charrue abandonnée est peinte avec grand talent par M. Wistin. Charmants, les Pêcheurs de rivière de M. Yon et les deux paysages de M. Tauzin. Ouf ! que de compliments ! Et pourtant ils sont sincères, tout à fait sincères ! Nous parlerons un autre jour des animaliers et des portraitistes, unissant ces deux groupes ensemble, car peintres de bêtes et peintres d'hommes peuvent fort bien marcher de pair par la nature de leurs sujets : et celui-là sera certainement le plus sympathique de tous les groupes. V Réparons deux oublis en mentionnant un charmant tableau de Mme Marguerite Ruffo, La Veuve, et un joli paysage de M. Datasse ; et, avant de passer aux portraits, citons deux très remarquables tableaux de peinture militaire. La Ligne de Feu, de M. Jeanniot. En plein soleil, dans un air blanchi par la lumière crue et la poudre, les hommes tirent. Il en reste peu, presque tous sont morts. Au premier plan, un soldat abattu sur la face tient à deux mains, d'un geste terrible et vrai, sa tête où vient d'entrer une baffle. Le clairon, hagard et tombé, ne sonne plus. Seuls quelques hommes continuent à se battre. De M. Médard, une Armée en retraite, qui s'en va comme un troupeau, abattue, pressée, lasse, accablée. Je n'ai cité, à dessein, que ces deux oeuvres qui sont fort belles, la peinture militaire étant presque toujours de la peinture officielle. J'ai parlé ailleurs de l'oeuvre magistrale de M. Protais. Je passerai donc devant toutes les manifestations patriotiques en couleur, chères aux protecteurs de la peinture à l'huile, pour m'arrêter cependant devant une toile où j'ai cru démêler des symboles profonds. Dans une plaine immense, vrai champ de bataille où les brins de paille sortent de terre comme des tuyaux de pipe, deux armées se sont rencontrées, une de dindons noirs, l'autre de dindons blancs. Et, pendant que les femelles attentives regardent, les mâles se sont attaqués et combattent, M. Schenck a nommé cela La Lutte. - Quelle lutte, monsieur ? La lutte du noir contre le blanc ? de l'ignorance contre la science ? des ténèbres contre la lumière ? des barbares contre les civilisés ? de l'Allemagne contre la France ? du Nord contre le Midi ? du mal contre le bien ? N'est-ce pas, oui, n'est-ce pas que je vous ai compris ? Les dindons noirs sont la barbarie et les dindons blancs la civilisation ? C'est à cette peinture allégorique et simple que le ministre, s'il était seul juge, donnerait assurément la médaille d'honneur. Animaliers et portraitistes - Bêtes et hommes. Toutes les grandes qualités de M. Bonnat se trouvent réunies dans le superbe portrait de M. Pasteur qu'il expose cette année. Un autre portrait de M. Pasteur par M. Edelfelt révèle chez ce jeune peintre un éminent artiste. Un homme, qui n'est plus un débutant, M. Cabanel, semble cependant débuter avec les portraits du fondateur et de la fondatrice des Petites Sueurs des pauvres. Ce couple de religieux restera comme une des bonnes choses de ce temps- ci. M. Barillet nous montre des vaches très remarquables ; M. Hermann (Léon), un marché aux chevaux plein de mouvement et de talent ; M. Tuxen, un excellent portrait, de femme : M. Girardin, une fort bonne tête de vieille ; M. Landelle, un poétique aveugle du désert ; M. Duez, une charmante femme tout en rouge, couchée sur un divan rouge, dans un boudoir rouge, enfin ce qu'on appelle une symphonie de rouges délicieuse. M. Roll expose un admirable portrait de M. Damoye, et M. Gervex un petit paysage d'une saisissante vérité, où se tient debout, en plein air, en pleine lumière, en pleine atmosphère de campagne, M. Hauch, un de ses amis. On remarque encore de bonnes figures de femmes de MM. Alaux et Agache et le portrait de Mme Pasca par Mlle du Mesgnil. C'est Mme Pasca en mère de clown, comme on l'a dit, ou plutôt Mme Pasca gelée à son retour de Russie, ce qu'indiquent les mains serrées contre le corps et la quantité de fourrures dont l'a couverte maladroitement l'artiste. Elle a bien froid, car elle est bien pâle, la pauvre femme, malgré toutes ces fourrures que remplaceraient avec avantage quelques dentelles de Doucet. Remarquons encore en première ligne deux fort beaux portraits de M. Layraud, celui d'une très jolie femme, Mlle d'Anglar, et celui de notre confrère bien connu M. Alexandre Hepp ; puis deux études charmantes de M. Lafranchise, La Mer gracieuse et La Fille du Phare ; l'excellent portrait de M. Paul Mounet, par M. Boutet de Monvel ; un ravissant portrait de femme par Mlle Julia Marest ; d'une autre jeune artiste, Mlle Paraf-Javal, un autre très bon portrait. Ceux de M. Jacques Blanche révèlent un véritable artiste ; celui de Mlle Vegman est fort bon, et l'apparition descendue par la cheminée, si noire de suie qu'on la voit à peine, que nous montre M. Whistler, dénote un peintre bizarre, mais des plus intéressants. Un fort bon portrait de Mlle Boucher-Ourliac, deux autres de M. Vergèses, un autre de M. Paul de Katow, une charmante femme turque de Mlle Mégret. Gardons pour la fin les deux superbes toiles d'un maître toujours admiré, M. Carolus Duran. Note. - On dit (mais la nouvelle mérite confirmation) qu'à la suite de son exposition de cette année M. Besnard vient d'être nommé peintre attaché à l'établissement thermal de Vichy - maladies du foie, sécrétions biliaires, ,unisse, etc., etc. 11e groupe - Fumistes et déments. Trop nombreux pour être cités. J'ai écrit, en commençant ces articles, que personne n'avait le droit de prétendre s'y connaître en peinture. En sculpture, au contraire, tout le monde devrait être compétent, car tout le monde a vu, en plus ou moins grand nombre, des gens nus, et peut comparer. Mais cela n'a encore servi de rien. L'art du sculpteur, tel qu'on le pratique depuis la plus haute antiquité, est aussi simple que celui du boulanger ; il consiste à modeler en marbre, en plâtre ou en terre un homme ou une femme, toujours le même ou la même, dans deux ou trois mouvements qui ne varient jamais. Le sujet peut danser, se battre, pleurer, rire, se fâcher ou supplier, sans que la forme de son corps soit modifiée, car rien ne ressemble moins à un homme vivant qu'un homme sculpté. L'homme vivant a toutes les tailles, toutes les formes, toutes les proportions. Il n'en est pas deux qui se ressemblent, tandis que l'homme sculpté doit l'être dans certaines conditions, toujours pareilles, de beauté invraisemblable et convenue qui fait des sculpteurs les seuls idéalement momifiés ou pétrifiés des artistes. Depuis longtemps les écrivains ont abandonné le héros plein de grandeur, de beauté, de noblesse, de courage et de générosité, qui sauve les jeunes filles, arrête les chevaux emportés, tue les traîtres, laisse intact, à force d'argent, l'honneur des pères à cheveux blancs, compromis par des hommes d'affaires, et épouse dans une apothéose de vertu. Depuis longtemps les peintres, abandonnant l'école du beau muscle et des nobles attitudes dont Raphaël fut le plus éminent vulgarisateur, se sont efforcés d'exprimer toute la nature humaine et de chercher dans le sens profond des choses une beauté autre que la beauté commune, visible pour tous et écoeurante pour les esprits délicats. Mais le sculpteur continue, depuis l'éternité, à sculpter le beau torse, le beau bras et la belle jambe des statues grecques, qui ne ressemblent pas plus à l'humanité moderne qu'une étoile ne ressemble à une tomate. Et le public passe devant tous ces marbres qui ont la même tête, les mêmes membres de la même longueur mathématique, le même geste superbe et gracieux, et il murmure, plein d'orgueil : « C'est rudement beau, un homme ! » Mais regarde-toi donc, imbécile, regarde ta femme, ta fille, ton fils, ton père, ta mère, ta bonne, ton voisin. Y en a-t-il un de vous qui ait des jambes et des bras comme ceux-ci ? Regarde les gens dans la rue, les échassiers qui vont à longs pas, et les bedonnants qui trottinent ; va voir aux bains froids ceux qui piquent des têtes en caleçon rouge ; rappelle-toi même les belles filles que tu as pu connaître, les plus belles, les plus vantées ; est-ce qu'elles ressemblaient aux Vénus ? Mais si on les habillait, ces Vénus, elles seraient larges comme des portefaix car leurs bras, si gracieux à l'oeil dans les galeries des musées, sont plus gros, le mètre à la main, que ceux des hercules de foire ! Comment n'es-tu pas révolté, bon public niais et gobeur, par toute cette beauté ronde, par tous ces membres en boudins, par tous ces Apollons et par toutes ces déesses vulgaires. Tiens, voici un homme, M. Mercié, qui a osé sculpter deux morts, deux morts illustres, tels qu'ils étaient ; le roi Louis-Philippe et la reine ? Qu'en dis- tu ? Ce que tu en dis ! Tu admires l'ange qui pleure derrière le couple royal, le vieil ange que tu as vu cent mille fois ! Et tu trouves qu'il fait repoussoir, comme on dit en argot d'art. Car la sculpture comme le théâtre sont restés embourbés dans le fossé des conventions alors que la peinture et le roman s'efforcent de s'en dégager. Donc, la chose la plus intéressante parmi les marbres, intéressante par la recherche du vrai, du neuf, par la sincérité en même temps que par l'admirable exécution, est assurément l'oeuvre de M. Mercié. L'envoi de M. de Saint-Marteaux, Danseuse arabe, est fort gracieux et fort ingénieusement conçu. M. Ferrary expose un groupe charmant, Mercure et l'Amour, d'un mouvement aussi hardi que joli. M. Falguière nous montre des femmes qui se battent et il les nomme des Bacchantes, uniquement parce qu'elles sont nues. Cela m'étonne ! C'est vraiment un procédé commode de modeler un fort de la Halle et de le baptiser « Hercule », de faire une Diane avec la petite au concierge d'en face, et d'emplir Paris de divinités à dix francs la séance. Pourquoi donc M. Falguière n'a-t-il pas simplement inscrit au catalogue : « Drôlesses nature qui se crêpent le chignon ? » On raconte (mais est-ce vrai ?) que l'artiste avait un peu de ce dessein et même qu'un petit lapin figurait dans le groupe. Devant la pudeur indignée des vieilles barbes du jury, le lapin dont on prétend encore distinguer deux pattes serait devenu une simple pomme de pin. Signalons une Diane surprise fort jolie, d'une exécution savante et délicate de Mlle Anne Manuela et un beau buste de la même artiste. Deux groupes fort intéressants de Mlle M. Thomas : la Chèvre Amalthée et Au chenil. Une figure nue : Jeune Fille, et aussi un buste de M. Faraill. Un beau groupe tragique : Virginie, de Mme Bloch. Les ravissants médaillons de Mme Paule Parent-Desbarres. Un beau buste de M. Karl Ivel. Une tête de paysanne en bronze de M. Lafont. Beaucoup de bustes d'ailleurs sont des oeuvres remarquables. Leur énumération serait longue, agréable seulement aux artistes et aux propriétaires des têtes exposées, mais fatigante pour le public. Supprimons-la, et concluons. Donc, pour conclure, car il faut toujours tirer la morale des choses, s'il se rencontrait jamais un ministre des beaux-arts intelligent, il déciderait ceci : - Il n'y a plus de ministre ni de directeur des beaux-arts. - Les beaux-arts cessent d'être protégés par l'État. - Le Salon annuel est supprimé. Ce ministre ne se rencontrera pas. Le Salon annuel est, en effet, la conséquence directe de la peinture protégée à la façon de l'agriculture et de la prostitution. Or, quand le protecteur se trouve totalement inférieur au protégé, moins compétent et moins instruit, cette situation anormale peut amener de graves inconvénients. Mais l'incompétence absolue des ministres et directeurs des beaux-arts étant devenue trop éclatante, on a créé parallèlement une Société des artistes chargée d'organiser le Salon, ce qui équivalait à remplacer des sourds-muets par les ouvriers de la tour de Babel. Le principe du Salon n'était pas atteint. Mais le Salon produit les résultats suivants : 1° Mépris de la peinture par la foule qui confond ce concours avec ceux des volailles grasses, des primeurs, des beurres et des orphéons. 2° Développement chez les peintres d'une acrobatie particulière, nécessaire pour décrocher les médailles suspendues par l'État au sommet de ce mât de cocagne englué de couleur à l'huile. Les peintres, en effet, demeurés de petits collégiens, attendent la distribution des prix qui leur apportera l'estime méprisable, mais dorée, du public, et ils deviennent des forts en thème au lieu de devenir des artistes. Le sujet change, mais le thème du Salon reste le même. La première condition pour être vu, remarqué, et prendre rang, c'est de faire grand. Et ils font grand, sacrebleu ! les mâtins ! De sorte que les miniaturistes deviennent des Puvis de Chavannes ; - ceux nés pour faire des tableaux délicats et discrets, larges comme la main, brossent des décors de théâtre à grand effet, attirant l'oeil par tous les procédés éclatants que le charlatanisme naturel à l'homme, en même temps que le désir d'arriver, leur met au bout des doigts. Est-ce au Salon qu'on pourrait bien apprécier, pour ne citer que deux exemples, la peinture si fine d'Alfred Stevens ou de Leloir ? Donc l'exposition annuelle bouleverse les tempéraments, forçant, sous peine de mort, les misérables artistes à produire tout autre chose que ce pourquoi la nature les avait créés. Voilà ce qu'on appelle protéger l'art ! 3° Ce n'est pas en neuf jours qu'on prépare un tableau-réclame dans les conditions voulues pour obtenir mention, médaille ou croix. Ce monstre demande au moins neuf mois de gestation comme les enfants naturels ou légitimes, de sorte que le peintre ne peut plus faire autre chose dans son année que cette toile décorative ! Et il se trouve réduit pour vivre à produire en quelques jours, en quelques heures, des tableaux de vente ou de commerce, comme on dit ! Et cela recommence tous les ans, durant toute la vie des artistes, jusqu'à la médaille d'honneur ! De sorte qu'ils ne font jamais, jamais, les pauvres diables, la peinture qu'ils auraient dû faire, qu'ils auraient pu faire ! Voilà comment on protège l'art. 4° La nécessité d'obtenir les récompenses sous le patronage de l'État présente encore d'autres dangers d'un caractère plus général. Les ministres ou les sous-ministres qui ignorent l'art de peindre autant que les autres arts ont cependant des idées là-dessus, comme ils en auraient en cuisine. Et comme ils sont puissants, comme l'État donne les croix et achète les toiles, ils peuvent avoir et ils ont une influence néfaste sur la production de leurs protégés. M. Turquet ne semble-t-il pas avoir rêvé la régénération de l'art par la peinture patriotique ? Il suffit qu'une pareille idée ait pu se produire pour faire comprendre à tout jamais l'effroyable danger de la protection ! L'État achète des tableaux ; mais avant de les acheter il les choisit, et c'est encore là un de ses plus grands torts. La preuve en est facile. Tous les tableaux classés comme des oeuvres maîtresses depuis que le Salon existe (à peine est-il deux ou trois exceptions) sont entre les mains de particuliers, alors que l'État aurait pu les avoir et les prendre le, premier. On ne pourrait remédier un peu à cette ignorance de l'administration des Beaux-Arts qu'en confiant au hasard seul le choix des toiles à acquérir. On mettrait dans un sac tous les numéros des oeuvres exposées, puis le plus jeune des ministres ou des députés en tirerait, les yeux bandés, trente ou quarante, et on aurait ainsi la chance de tomber sur une oeuvre remarquable. Le hasard étant aveugle peut fort bien se montrer, parfois, intelligent ; or un directeur des beaux-arts ayant des yeux pour écrire n'en a jamais pour juger. Les livres saints eux-mêmes l'ont annoncé : Oculos habent et non videbunt. Mais puisqu'on ne changera rien à l'état de choses établi, au lieu d'étaler, sur l'immense bâtisse où l'on montre au peuple alternativement des chevaux et des tableaux, les trois mensonges de la politique moderne : « Liberté - Égalité - Fraternité », on devrait au moins ajouter sous les trois mots, justes ceux-là : « Palais de l'Industrie », ce simple avis : « Prenez garde à la peinture. » 30 avril, 2, 6, 10 et 18 mai 1886 UN MIRACLE Monsieur le rédacteur, Je ne suis pas même médecin, mais simple vétérinaire de province. J'ajoute que j'habite un pays de grandes chasses ; c'est-à-dire un pays plein de chiens, et que j'ai vu plus de cas de rage que la plupart des illustres médecins parisiens. Je me sens donc aussi autorisé que ces savants professeurs, et plus autorisé que la plupart de vos confrères à dire mon avis sur cette terrible et bizarre maladie dont il se peut que M. Pasteur préserve mes semblables, au moyen d'un miracle que seul il pouvait opérer, peut-être, et non pas au moyen d'un remède. Je m'explique. Ma conviction profonde est que la rage n'existe pas chez l'homme, ainsi d'ailleurs que beaucoup d'autres maladies spéciales aux espèces animales. Un grand nombre de maladies humaines également ne peut pas atteindre les bêtes. Je veux dire que le virus rabique, inoculé par le chien, par le loup ou par l'aiguille de M. Pasteur, n'a aucune action sur l'organisme humain. La rage, mal contagieux, ne peut être communiquée à l'homme par aucun procédé scientifique ou naturel, alors même que beaucoup d'hommes meurent de bizarres accidents rabiformes qu'on nomme également « rage », mais qui ne proviennent que d'une idée fixe, c'est-à-dire d'une maladie cérébrale, ou d'une affection nerveuse de la famille du tétanos. Les preuves dont je pourrais appuyer cette opinion sont innombrables. Je me contenterai d'en citer quelques-unes puisées soit dans mon expérience personnelle, soit dans les savants ouvrages de MM. Bouley, Bréchet, Portal, Magendie, Tardieu, Boudin, Vernois, Sausen, Renault, etc., etc., et aussi dans un petit volume des plus curieux de M. Faugère-Dubourg, publié en 1866, sous ce titre : Le Préjugé de la Rage. Je suis donc convaincu que la rage .proprement dite n'existe pas, n'a jamais existé chez l'homme. Deux cas se présentent. Les gens qui meurent à la suite d'une morsure de chien qui est ou qu'on suppose enragé succombent. Soit par des accidents du genre tétanique que produirait tout aussi bien chez eux la morsure d'un autre animal quelconque, chat, rat, lapin, mouton, cheval, singe, etc., etc., ou même une blessure, un coup, une piqûre, une coupure. Soit par des accidents nerveux en tout semblables à ceux de la rage, mais produits par l'obsession de l'idée face. J'arrive aux preuves. Il faut constater d'abord que beaucoup de personnes mordues par des chiens non enragés meurent de la rage, avec tous les symptômes caractéristiques de ce mal. J'ai vu moi-même trois exemples, ayant gardé les chiens en pension pendant deux ans après le décès des victimes. Tout le monde se rappelle aussi un garçon fort connu à Paris, mort récemment de la rage, alors que le chien par lequel il fut mordu vit encore, et qu'une autre personne, mordue en même temps, n'a rien eu. Qu'est-ce donc qu'un virus communiqué par un animal qui ne le porte pas en lui ? Autre exemple fort cité, d'un ordre différent. Le 16 janvier 1853, deux jeunes gens se disaient adieu dans le port du Havre, l'un d'eux partant pour l'Amérique. Ils furent mordus en même temps par le même chien. Celui qui restait mourut au bout d'un mois. L'autre ne le sut point et demeura quinze ans en Amérique, ignorant absolument ce qu'était devenu son compagnon. A son retour, au mois de septembre 1868, il apprit soudain la fin misérable de son ancien ami ; il prit peur, et expira trois semaines plus tard, avec tous les symptômes connus de la rage. Donc, dans ces deux cas, nous avons affaire, sans hésitation possible, à la rage morale que les médecins eux-mêmes ont dénommée hydrophobie rabiforme. Le docteur Caf% dit à ce sujet : « Seule la rage spontanée (hydrophobie rabiforme) est susceptible de guérison, l'imagination pouvant détruire ce qu'elle a enfanté. » Donc, il existe une rage imaginaire, impossible à distinguer de l'autre, mortelle quand l'imagination qui l'a créée ne la guérit pas, et présentant, jusqu'à la fin, tous les signes caractéristiques de la vraie. Je dis moi, qu'il n'y en a qu'une, l'imaginaire, à moins qu'on ne soit en présence d'une sorte de tétanos produit par une morsure, assimilable à une blessure quelconque. Je m'appuierai d'abord sur ceci que cette maladie, présentant chez l'animal des signes caractéristiques absolument opposés à ceux observés chez l'homme, ne peut être que d'une nature essentiellement différente. 1° L'autopsie révèle chez le chien des lésions profondes, des altérations des organes, des poumons et de l'encéphale engorgés de sang, des inflammations violentes des bronches, de la trachée artère, du larynx, de l'arrière-bouche, de l'oesophage, de l'estomac, de l'utérus, de la vessie, et enfin des infiltrations sanguines dans le tissu cellulaire environnant les nerfs, sans toutefois révéler le siège même du mal (observations de Dupuy). Chez l'homme, rien de tout cela, rien que les désordres légers des centres nerveux et les épanchements au cerveau, remarqués dans toutes les maladies de l'encéphale. - Or, les névroses ont cela de particulier qu'elles ne laissent pas d'autres vestiges après la mort. Ce n'est pas tout. Chez les chiens, la rage amène une insensibilité absolue de l'épiderme. On peut les battre, les brûler au fer rouge, les tailler à coups de couteau sans qu'ils accusent aucune douleur, eux qu'un simple coup de fouet fait hurler cinq minutes quand ils sont dans leur état normal. Chez l'homme, au contraire, la prétendue rage développe une telle excitation nerveuse qu'il ne peut tolérer aucun contact, même celui d'une plume, même celui du plus léger courant d'air sur la peau, supporter aucun bruit, même celui d'une montre, ni aucun reflet de lumière, ni aucune odeur sans être saisi aussitôt par d'intolérables douleurs. Nous retrouvons encore là les symptômes ordinaires des névroses, absolument différents, on le voit, de ceux que présente la rage confirmée chez le chien. Or, cherchons maintenant si d'autres accidents que des morsures de chien peuvent produire tous les symptômes de la rage chez l'homme. 1° Marcel Donnat a vu mourir de l'hydrophobie deux personnes chez qui cette maladie nerveuse provenait de rhumatismes. 2° Le baron Portal cite le fait d'une jeune fille atteinte d'une esquinancie, dont elle mourut avec tous les signes les plus flagrants de l'hydrophobie. L'autopsie révéla que le pharynx, l'oesophage, le larynx et la trachée artère étaient enflammés dans toute leur étendue et gangrenés sur quelques points. Voici encore une observation du docteur Selig, citée par le docteur Marc dans le Dictionnaire des Sciences médicales, et rapportée par M. Faugère-Dubourg : « Un homme âgé de trente et quelques années, après s'être échauffé par des travaux champêtres pendant une journée des plus chaudes du mois de juillet, se baigna le soir dans une rivière dont l'eau était très froide. Le lendemain, il éprouva une douleur rhumatismale au bras droit et de la roideur dans la nuque ; le troisième jour, en outre, un sentiment de pesanteur dans tous les membres et quelques mouvements fébriles. « La douleur du bras disparut à la suite d'un vomitif qu'on lui fit prendre ; mais celle de la nuque était plus prononcée, et la céphalalgie, l'ardeur ainsi que la soif, devinrent plus intenses. Pendant la nuit, les accidents augmentèrent. Il s'y joignit une hydrophobie. Toutes les fois qu'il approchait de ses lèvres un verre ou une cuillerée remplie de liquide, et même lorsqu'un de ces objets frappait sa vue, il éprouvait un tremblement universel avec convulsion, et poussait des cris aigus ; jusqu'à l'haleine des personnes qui s'approchaient trop près de lui, l'incommodait, de sorte qu'il les suppliait de s'éloigner. « Comme ce malade n'avait été mordu par aucun animal, M. le docteur Selig fit la médecine antiphlogistique dérivative et calmante. Vers midi, amélioration sous tous les rapports, nulle agitation, nulle anxiété, point de chaleur ni de soif, possibilité d'avaler de temps à autre, quoique avec difficulté, des cuillerées d'infusion ; cependant, tremblements et mouvements convulsifs. Après midi, un peu de sommeil. Le soir, à huit heures, chaleur fébrile, agitation, anxiété, soif ardente, avec impossibilité d'avaler seulement une goutte de liquide sans tremblements et convulsions. Le voisinage, l'atmosphère, l'haleine du chirurgien agitent le malade au point de déterminer un tremblement continuel avec convulsions et sueur profuse. Dans les moments de rémission, le malade assure que l'atmosphère, ainsi que l'haleine des personnes qui l'entourent, lui deviennent insupportables, et prie avec instance les assistants de s'éloigner. L'agitation et l'anxiété s'accroissent d'heure en heure, au point que le malade supplie de le contenir. Il mourut à onze heures. « Cette hydrophobie spontanée a été causée par le transport d'une irritation rhumatismale sur les muscles du larynx et de l'oesophage, ainsi que par le spasme et l'inflammation déterminés de cette manière dans ces parties. » Voilà donc l'hydrophobie déterminée par des rhumatismes !!! On la constate aussi très souvent par suite d'affections nerveuses ou de maladies du cerveau. Ajoutons une observation du baron Larrey : « Un boulet avait emporté à François Pomaré, un grenadier, la peau de l'omoplate droite ; la sécrétion purulente ayant cessé, la cicatrice fit de très rapides progrès ; en deux fois vingt-quatre heures elle couvrit la moitié de la plaie, et le blessé éprouva bientôt un pincement douloureux sur tous les points cicatrisés ; il ressentait, disait-il, la même sensation que si l'on eût saisi les bords de la plaie avec des tenailles, et le moindre attouchement sur cette cicatrice très mince lui faisait jeter les hauts cris. Tous les symptômes du tétanos s'aggravaient sensiblement ; l'approche de l'eau limpide provoquant des mouvements convulsifs, les mâchoires se contractaient... » Le chirurgien brûla tout simplement la cicatrice au fer rouge. Aussitôt le malade écarta les mâchoires, but, et fut guéri. Mais s'il avait été mordu par un chien au lieu d'être blessé par un boulet ? Je pourrais citer des milliers d'exemples de même nature. En résumé, on ne peut constater chez l'homme que des accidents de l'ordre nerveux, tantôt mortels, tantôt guérissables, selon qu'ils proviennent de désordres assimilables au tétanos produit par une blessure ou de désordres purement moraux. Pour prouver encore l'influence de l'imagination sur les gens dits enragés, je citerai ce fait. Le docteur Flaubert, père d'Achille et de Gustave Flaubert, fut appelé au village de La Bouille, auprès d'un homme atteint d'hydrophobie. Le malade, vu entre deux crises, accepta d'être emmené à Rouen par le médecin, qui le prit dans son coupé. Or, vers le milieu de la route, il cria qu'il sentait venir une attaque, affirmant qu'il allait mordre le docteur, et le suppliant de se sauver. M. Flaubert répondit tranquillement : « Alors, mon ami, vous n'êtes pas enragé. Le chien enragé se sert de ses crocs, parce qu'il n'a pas d'autre moyen d'attaque que sa gueule, de même que le chat se sert de ses griffes et le boeuf de ses cornes. Vous, vous devez vous servir de vos poings et pas d'autre chose. Si vous me mordez vous n'êtes qu'un fou. » Le malade n'eut pas de crise avant d'entrer à l'hôpital ; mais, à peine arrivé il en subit une terrible et distribua aux garçons de salle, comme aux internes, des volées de coups de poing dignes d'un boxeur anglais. Il mourut cependant. Maintenant j'affirme qu'il suffit de ne pas croire à la rage pour être absolument rebelle à ce virus prétendu. Pour ma part, j'ai été mordu quatre fois, et je sais deux vétérinaires qui se sont laissé mordre ou fait mordre chaque fois qu'une bonne occasion se présentait ! On cite un Américain, M. Stevens, qui fut mordu jusqu'à quarante- sept fois, et un Allemand, M. Fischer, dix-neuf fois, uniquement pour prouver l'innocuité de ce virus. Je conclus. Un homme mordu par un chien ou par un autre animal peut succomber à la suite d'une hydrophobie rabiforme qui serait déterminée également chez lui par toute autre blessure et même par des rhumatismes. C'est le cas du ou des paysans russes, que M. Pasteur n'a pu guérir en raison de la nature et de la gravité de leurs morsures. On peut succomber également à la suite d'accidents nerveux produits par l'obsession de l'idée fixe. Or, dans ce cas, il suffit de la foi dans un remède pour être sauvé, car, selon l'expression du docteur Caffe, « l'imagination peut détruire ce qu'elle a enfanté ». Cette foi dans le remède, beaucoup d'empiriques, beaucoup de charlatans l'ont imposée dans les campagnes aux paysans simples et crédules ; et toujours la guérison, la guérison miraculeuse se produit à la suite des remèdes les plus bizarres, hannetons pilés, écorce de citrouille, yeux de chouette écrasés dans l'huile, etc., etc., car la foi, qui transporte les montagnes, guérit aisément d'un mal qui n'a pour cause que la peur du mal. Mais cette conviction de la guérison ne pouvait être imposée à l'humanité tout entière par les vulgaires empiriques en qui croient aveuglément des campagnards ignorants. Alors un homme s'est rencontré, un très grand homme, un savant illustre dont les travaux admirables avaient déjà enthousiasmé la terre, dont les recherches mystérieuses sur la rage inquiétaient et passionnaient depuis des années ; et cet homme en qui l'univers tout entier avait confiance s'est écrié : « Je guéris la rage, j'ai trouvé ce grand secret de la Nature ! » Et il a guéri, en effet, à la façon des saints qui faisaient marcher les paralytiques par la simple imposition des mains. Il a guéri le monde, il a rendu à la race humaine un des plus grands services qu'on puisse lui rendre : il l'a sauvée de la peur qui tuait comme un mal. Du fond de mon obscurité, je salue Monsieur Pasteur. Et si j'étais mordu demain j'irais le prier de me soigner comme les athées qui appellent un prêtre à leur dernière heure. - En effet, si la dent du chien ne peut me communiquer la rage, l'aiguille du savant ne me la donnera pas davantage. - Et je serais sauvé par la seule puissance de la statistique, car, à l'exception des Russes, personne n'est mort de ceux qu'il a soignés. Personne n'est mort ? Combien en mourait-il donc autrefois ? Bien peu. Dix-neuf par an, disent les chiffres officiels. Et nous savons, par les inoculations récentes de M. Pasteur, que le nombre des gens mordus atteignait quinze cents à deux mille. Recevez, etc. UN VIEUX VÉTÉRINAIRE Pour copie : GUY DE MAUPASSANT 9 mai 1886 L'AMOUR DANS LES LIVRES ET DANS LA VIE C'est d'ordinaire dans les livres que nous acquérons la connaissance de l'amour, c'est par eux que nous commençons à en désirer les émotions. Ils nous le révèlent poétique et enflammé, ou rêveur et clair de lunesque, et nous gardons souvent jusqu'à la mort l'impression qu'ils nous en ont donnée au début de notre adolescence ! Nous apportons ensuite, dans toutes nos rencontres, dans nos liaisons et nos tendresses, la manière de voir et d'être que nous avons apprise dans nos premières lectures, sans que l'expérience des faits nous donne la notion exacte des choses, l'appréciation précise des rapports amoureux, et la désillusion que traîne derrière elle la réalité. Une jeune femme disait un jour : « En amour, nous sommes tous comme des locataires qui passent leur vie à changer de logement sans s'en apercevoir parce qu'ils portent leurs meubles et leur manière de draper de domicile en domicile. » Donc, les oeuvres des poètes et des romanciers à travers lesquelles nous avons aimé regarder l'existence laissent d'ordinaire sur notre esprit et sur notre coeur une marque ineffaçable. Il en résulte que les tendances littéraires d'une époque déterminent presque toujours les tendances amoureuses. Peut-on contester que Jean-Jacques Rousseau, par exemple, n'ait modifié extrêmement la manière d'aimer de son temps, et n'ait eu sur les moeurs tendres une influence absolue ? N'est-ce pas lui qui a mis fin à l'ère de la galanterie ouverte par le Régent, après la période d'amours sévères due aux écrivains du grand siècle. Niera-t-on que Lamartine, versant sur la France sa poésie sentimentale et exaltée, n'ait tourné les âmes vers un amour nouveau extatique et déclamatoire. D'autres écrivains de la même époque, Dumas avec Antony, avec ses romans lus comme des évangiles, Alfred de Vigny avec Chatterton, Eugène Sue avec Mathilde, Frédéric Soulié et tant d'autres apôtres des ardeurs tragiques et désordonnées ou des tendresses lugubres dont on meurt, jetèrent les esprits dans une sorte de folie passionnelle, dont Musset, avec ses vers idéalement sensuels, Hugo avec ses ouragans poétiques où l'amour héroïque passait comme une bourrasque, firent une sorte de renouveau du tempérament national, tout différent du vieux. tempérament français, gai, inconstant et sagement ému. Il est certain qu'on a aimé en France dans la bourgeoisie et dans le monde, d'après la formule de Rousseau, d'après la formule de Lamartine, d'après les formules de Dumas, de Musset, etc. Il est également certain que la génération, mûre aujourd'hui et qui fut jeune voici quinze ou vingt ans, a aimé et aime encore, selon les milieux, d'après la formule apportée par M. Alexandre Dumas fils, ou d'après celle de M. Octave Feuillet. Personne, me semble-t-il, à côté de ces deux écrivains, ni après ces deux écrivains n'a eu d'influence réelle sur les moeurs amoureuses, en France. La génération littéraire d'aujourd'hui, en général, nous déshabitue du rêve passionné pour ne considérer la tendresse humaine qu'à l'état de cas pathologique, d'accident normal de l'instinct, étendant son influence sur la nature morale. Aussi, habitués à reconnaître la vérité précise dans les livres qui nous montrent l'image presque exacte de la vie, sommes-nous infailliblement un peu surpris, quand nous constatons dans un roman nouveau un peu de cet irréel aimable si recherché dans notre enfance. Le dernier livre de M. Pierre Loti : Pêcheurs d'Islande, nous donne cette note attendrie, jolie, captivante mais inexacte qui doit, par le contraste voulu avec les observations cruelles et sans charme auxquelles nous sommes accoutumés, faire une partie de son grand succès. Il ne s'agit nullement ici de critique ni d'opinion littéraire. En art tout est admis, toutes les tendances étant également justifiables, le talent seul a de l'importance. Or, le talent de M. Loti est très grand, son charme très subtil et très puissant en même temps, sa vision très personnelle et très originale, son droit de voir d'après son tempérament d'artiste demeure incontestable ; mais ce qu'on peut absolument contester chez lui, c'est l'exactitude de sa psychologie amoureuse ; et par là il appartient à l'école poétique des charmeurs sentimentaux. A travers les brumes d'un océan inconnu de nos yeux, il nous a montré d'abord une île d'amour adorable, et il a refait avec Loti et Rarahu ce poème de Paul et Virginie. Nous ne nous sommes point demandé si la fable était vraie, qu'il nous disait si charmante. Il revenait de ce pays ; et nous avons pensé naïvement qu'on aimait comme ça là-bas ! De même nous imaginons volontiers qu'on aima jadis dans notre patrie avec plus d'entraînement qu'aujourd'hui. Puis il nous a raconté avec non moins de séduction habile les tendresses d'un spahi et d'une mignonne négresse. Le soldat nous avait bien paru un peu conçu d'après la méthode de poétisation continue ; mais la femme, la petite noire était si jolie, si bizarre, si tentante, si drôle, si artistement campée qu'elle nous a séduits et aveuglés aussitôt. Nous demeurions aussi sans méfiance devant ses étranges paysages, beaux comme les horizons entrevus dans les féeries, ou rêvés aux heures des songes. Puis il nous a dit la Bretagne de Mon Frère Yves. Alors, pour tout homme qui regarde avec des yeux clairs et perspicaces, des doutes se sont éveillés. La Bretagne est trop près de nous pour que nous ne la connaissions point, pour que nous n'ayons point vu ce paysan breton, brave et bon, mais en qui l'animalité première persiste à tel point qu'il semble bien souvent une sorte d'être intermédiaire entre la brute et l'homme. Quand on a vu ces cloaques qu'on nomme des villages, ces chaumières poussées dans le fumier, où les porcs vivent pêle-mêle avec les hommes, ces habitants qui vont, tous nu- jambes pour marcher librement dans les fanges, et ces jambes de grandes filles encrassées d'ordures jusqu'aux genoux, quand on a vu leurs cheveux et senti, en passant sur les routes, l'odeur de leurs corps, on reste confondu devant les jolis paysages à la Florian, et les chaumines enguirlandées de roses, et les gracieuses moeurs villageoises que M. Pierre Loti nous a décrites. Il nous dit aujourd'hui les amours des marins, et la détermination d'idéaliser jusqu'à l'invraisemblable apparaît de plus en plus. Nous voici en plein dans les tendresses à la Berquin, dans la sentimentalité paysannesque, dans la passion lyrico-villageoise de Mme Sand. Cela est charmant toutefois et touchant ; mais cela nous charme et nous touche par des effets littéraires trop apparents, trop visiblement faux, par l'attendrissement trop voulu, et non par la vérité,.. non par cette vraisemblance dure et poignante qui nous bouleverse le coeur au lieu de l'émouvoir facticement comme le fait M. Loti. Notre esprit avide aujourd'hui d'apparences réelles demeure incrédule, bien que séduit devant ces jolies fables marines. Mais, dès qu'il s'éloigne des côtes connues de nous, l'écrivain retrouve soudain toute sa puissance de persuasion captivante. Je ne sais rien de plus parfaitement émouvant que ces visions de la mer, de la pêche, de la vie monotone et rude balancée sur les flots, que ces évocations de choses naturelles qui deviennent saisissantes comme des apparitions fantastiques. On se rappelle, dans Mon Frère Yves, le surprenant baleinier entrevu, un matin, dans les mers glaciales, vaisseau, cimetière portant à ses vergues des débris de baleines, et monté par des forbans écrémés sur tous les peuples. Le procédé de poétisation continue de ces sortes de livres devient surtout apparent quand on les compare à des oeuvres de même ordre écrites par des hommes d'un tempérament différent. Pour ne parler que des paysages qui sont, chez M. Loti, d'une vérité relative bien plus sévère que ses personnages, ils nous donnent encore la sensation de choses vues par un poète rêveur. Je me garderai bien de lui reprocher cette qualité ; mais si je compare sa vision poétique et un peu féerique à la vision admirablement précise bien que poétique aussi du peintre Fromentin qui nous montre la route de Laghouat et le désert, je ne puis m'empêcher de constater qu'il suffit d'être sincère, quand on est artiste et qu'aucune poétisation n'a la force saisissante de la vérité. J'ai lu avec un plaisir délicieux le Mariage de Loti et le Roman d'un Spahi ; mais je ne connais point davantage les îles lointaines du Grand Océan ou la côte occidentale d'Afrique, après ces lectures. Or, le remarquable roman de Robert de Bonnières sur l'Inde, le Baiser de Maïna, me montre bien plus exactement ce pays fabuleux que ne me l'avaient montré jusqu'ici les poètes menteurs et les voyageurs illuministes. Et quelques jours après cette lecture qui avait accru ma vive curiosité de cette étrange région, le hasard mit en mes mains le récit d'un officier, L'Inde à fond de train, par le comte de Pontevès-Sabran, qui se promène sans aucune préparation poétique, sans prétention littéraire, avec un entrain joyeux de bonne humeur un peu gavroche et un sans-façon tout militaire, dans la patrie mystérieuse du Bouddha. Et ces deux livres, celui du romancier observateur minutieux et sérieux, celui du soldat observateur superficiel et gai, m'ont raconté l'Inde mieux que ne l'avaient fait jusqu'ici tous les chanteurs de légendes et de paysages colorés. J'ai dit que M. Alexandre Dumas fils et M. Octave Feuillet, avec des tempéraments très différents, sont les deux seuls écrivains vivants qui aient eu une action réelle sur les moeurs amoureuses de notre pays. Il suffit pour s'en convaincre d'un coup d'oeil jeté sur les écrivains et sur le monde. Les poètes autrefois déterminaient une manière d'aimer. N'en citons que deux : Lamartine et Musset. Quel poète aujourd'hui peut éveiller dans l'âme des femmes des rêveries tendres ou passionnées ? Est-ce M.Leconte de Lisle, l'admirable, impeccable et impassible artiste ?- Non. - Est-ce M. Théodore de Banville, le plus adroit, le plus souple des poètes ? Non. Est-ce M. Sully Prudhomme qui rêve de science en écrivant ses vers ? Non. Et parmi les prosateurs, cherchons. Est-ce Edmond de Goncourt, ciseleur de phrases subtiles, artiste complexe, merveilleusement habile, mais observateur implacable qui troublera les coeurs haletants des jeunes filles et leur dira : « C'est ainsi qu'on aime et qu'on doit aimer ? » Est-ce Zola, génial, étrangement puissant et brutal, qui montrera aux femmes inquiètes et hésitantes le chemin des idéales tendresses ? Est-ce Daudet, plus doux, plus adroit, moins franchement cruel, mais dont l'ironie apparaît derrière les joliesses voulues ? Personne, parmi ceux qui écrivent aujourd'hui, ne peut faire couler dans le coeur de ses lecteurs ce je-ne-sais-quoi d'attendri qui prépare et fait naître les émotions d'amour. Et l'on peut dire, on peut affirmer que l'amour n'existe plus dans la jeune société française. La faculté d'exaltation, mère des tendresses passionnées et de tous les enthousiastes, a disparu devant les envahissements de l'esprit d'analyse et de l'esprit scientifique. Et les femmes, atteintes par contagion, plus frappées même que les hommes, s'agitent, souffrent d'un malaise singulier, d'une inquiétude harcelante, qui n'est, au fond, que l'impuissance d'aimer. Plus elles appartiennent au monde, plus elles ont l'esprit cultivé et les yeux ouverts sur la vie, plus se manifeste en elles cette maladie étrange et nouvelle. Celles d'un milieu moyen, d'une âme naïve et d'un coeur simple demeurent encore, pour quelques années, capables de cette flamme et de cet affolement qu'on nomme l'amour. Les autres sentent leur mal, luttent, s'efforcent de le vaincre, et n'y parvenant pas se résignent ou s'égarent en des caprices bizarres. Plus rien qui ressemble à cet entraînement irrésistible que chantaient les poètes et que disaient les romanciers, voici trente ou quarante ans. Plus de drames, plus d'enlèvements, plus de ces enivrements qui prenaient deux êtres, les jetaient l'un à l'autre, en les emplissant d'un indicible bonheur. Nous voyons des femmes coquettes, ennuyées, irritées de ne rien sentir, qui s'abandonnent par ennui, par désoeuvrement, par mollesse ; d'autres qui restent sages uniquement par désillusion ; d'autres qui tentent de se tromper, qui s'exaltent sur les souvenirs d'autrefois et balbutient sans les croire les paroles ardentes que disaient leurs mères. Nous voyons des liaisons réglées comme des actes notariés, où tout est prévu, les jours, les heures, les accidents et jusqu'à la rupture dont on devine l'échéance. On prend un amour comme une loge à l'Opéra, parce qu'il occupe deux soirs par semaine, qu'il facilite les sorties, qu'il offre des distractions d'hiver et d'été, et aussi, bien souvent, parce qu'il rend plus doux les rapports avec les couturiers. Et si l'on entend dire, par hasard, dans le monde, en parlant d'une femme, qu'elle est follement amoureuse de M. X... ou de M. T... on peut être sûr, sans la connaître qu'elle a passé la quarantaine ! 6 juillet 1886 LA VIE D'UN PAYSAGISTE Étretat, septembre. Mon cher ami, merci de ta lettre qui me donne des nouvelles de Paris. Elle m'a fait grand plaisir et elle m'a surpris, comme si elle venait d'un autre monde quitté depuis longtemps. Comment, tous ces hommes dont tu me parles ne sont pas morts ; et ils s'occupent encore des mêmes balivernes ! Le boulevard s'agite à propos des mêmes niaiseries, les salons se troublent de ce que M. X... semble avoir couché avec Mme Z... La stupide politique, roulée par les mêmes imbéciles, va d'ornière en ornière, et tous les jours des messieurs graves écrivent des colonnes innombrables sur les mêmes sujets que les naïfs discutent avec conviction, sans s'apercevoir qu'ils ont déjà lu dix mille fois les mêmes choses ! Ce que tu me dis de l'exposition de la Société des artistes indépendants aux Tuileries m'a intéressé. Il faut ouvrir les yeux sur tous ceux qui tentent du nouveau, sur tous ceux qui cherchent à découvrir l'Inaperçu de la Nature, sur tous ceux qui travaillent sincèrement, en hors des vieilles routines. Mais pourquoi cette exposition en plein été ? L'État sans doute ne prête le local qu'en nette saison. L'État est toujours le même sot puissant et autoritaire. Nous le verrons quelque jour, en vertu de ce principe qui le pousse à ouvrir les expositions d'art pendant la canicule, forcer les propriétaires de bains froids à ne donner des leçons de plongeon et de natation en Seine que pendant les mois de décembre, janvier et février. Donc, tu me dis qu'il y a des choses curieuses à voir dans cette galerie, et des choses inattendues ; tant mieux, j'irai à mon retour. En ce moment, je vis, moi, dans la peinture à la façon des poissons dans l'eau. Comme cela étonnerait la plupart des hommes, que de savoir ce qu'est pour nous la couleur, et de pénétrer la joie profonde qu'elle donne à ceux qui ont des yeux pour voir ! Vrai, je ne vis que par les yeux ; je vais, du matin au soir, par les plaines et par les bois, par les rochers et par les ajoncs, cherchant les tons vrais, les nuances inobservées, tout ce que l'école, tout ce que l'appris, tout ce que l'éducation aveuglante et classique empêche de connaître et de pénétrer. Mes yeux ouverts, à la façon d'une bouche affamée, dévorent la terre et le ciel. Oui, j'ai la sensation nette et profonde de manger le monde avec mon regard, et de digérer les couleurs comme on digère les viandes et les fruits. Et cela est nouveau pour moi. Jusqu'ici je travaillais avec sécurité. Et maintenant je cherche !... Ah ! mon vieux, tu ne sais pas, tu ne sauras jamais ce que c'est qu'une motte de terre et ce qu'il y a dans l'ombre courte qu'elle jette sur le sol à côté d'elle. Une feuille, un petit caillou, un rayon, une touffe d'herbe m'arrêtent des temps infinis ; et je les contemple avidement, plus ému qu'un chercheur d'or qui trouve un lingot, savourant un bonheur mystérieux et délicieux à décomposer leurs imperceptibles tons et leurs insaisissables reflets. Et je m'aperçois que je n'avais jamais rien regardé, jamais. Va, c'est . bon, cela, c'est meilleur et plus utile que les bavardages esthétiques devant des piles de soucoupes représentant des bocks. Parfois, je m'arrête, stupéfait d'observer tout à coup des choses éclatantes dont je ne m'étais jamais douté ! Regarde les arbres et l'herbe en plein soleil, et essaie de les peindre. Tu essaieras. Tout le monde a fait du paysage au soleil, parce que tout le monde est aveugle. Mon cher, les feuilles, l'herbe, tout ce que le soleil frappe en plein n'est plus coloré, mais luisant, et d'un luisant tel que rien ne le peut rendre. Or on ne saurait peindre ce qui brille ; on ne saurai même en donner l'illusion. L'an dernier, en ce même pays, j'ai souvent suivi Claude Monet à la recherche d'impressions. Ce n'était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur. Il allait, suivi d'enfants qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles représentant le même sujet à des heures diverses et avec des effets différents. Il les prenait et les quittait tour à tour, suivant les changements du ciel. Et le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres, cueillait en quelques coups- de pinceau le rayon qui tombe ou le nuage qui passe, et, dédaigneux du faux et du convenu, les posait sur sa toile avec rapidité. Je l'ai vu saisir ainsi une tombée étincelante de lumière sur la falaise blanche et la fixer à une coulée de tons jaunes qui rendaient étrangement le surprenant et fugitif effet de cet insaisissable et aveuglant éblouissement. Une autre fois, il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer, et la jeta sur sa toile. Et c'était bien de la pluie qu'il avait peinte ainsi, rien que de la pluie voilant les vagues, les roches et le ciel, à peine distincts sous ce déluge. Et je me souviens encore d'autres artistes que j'ai vus travailler jadis dans ce vallon d'Étretat. Un jour, j'étais très jeune encore, et je suivais la ravine de Beaurepaire, quand j'aperçus dans une ferme, dans une petite ferme, un vieil homme en blouse bleue qui peignait sous un pommier. Il paraissait tout petit, accroupi sur son pliant ; et, cette blouse de paysan m'enhardissant, je m'approchai pour le regarder. La cour était en pente, entourée de grands arbres que le soleil, près de disparaître, criblait de rayons obliques. La lumière jaune coulait sur les feuilles, passait à travers et tombait sur l'herbe en pluie claire et menue. Le bonhomme ne me vit pas. Il peignait sur une petite toile carrée, doucement, tranquillement, sans presque remuer. Il avait des cheveux blancs, assez longs, l'air doux et du sourire sur la figure. Je le revis le lendemain dans Étretat, ce vieux peintre s'appelait Corot. Une autre fois, deux ou trois ans plus tard, j'étais venu sur la plage, pour voir un ouragan. Le vent furieux jetait sur le pays la mer déchaînée, dont les vagues, énormes, s'en venaient lourdement, l'une après l'autre, lentes et coiffées d'écume. Puis, rencontrant soudain la dure pente de galet, elles se redressaient, se courbaient en voûte et s'écroulaient avec un bruit assourdissant. Et, d'une falaise à l'autre, la mousse, arrachée de leurs crêtes, s'envolait en tourbillons et s'en allait vers la vallée, par-dessus les toits du pays, emportée par les bourrasques. Un homme dit soudain près de moi : « Venez donc voir Courbet, il fait une chose superbe. » Ce n'était point à moi qu'on avait parlé, mais je suivis, car je connaissais un peu l'artiste. Il habitait une petite maison donnant en plein sur la mer, et appuyée à la falaise d'aval. Cette maison avait appartenu d'ailleurs au peintre de marines Eugène Le Poittevin. Dans une grande pièce nue, un gros homme graisseux et sale collait avec un couteau de cuisine des plaques de couleur blanche sur une grande toile nue. De temps en temps, il allait appuyer son visage à la vitre et regardait la tempête. La mer venait si près qu'elle semblait battre la maison, enveloppée d'écume et de bruit. L'eau salée frappait les carreaux comme une grêle et ruisselait sur les murs. Sur la cheminée, une bouteille de cidre à côté d'un verre à moitié plein. De temps en temps, Courbet allait en boire quelques gorgées, puis il revenait à son oeuvre. Or cette oeuvre devint La Vague et fit quelque bruit par le monde. Trois hommes causaient dans un coin de l'atelier. Il y avait là, si je ne me trompe, Charles Landelle. Et Courbet aussi parlait, lourd et gai, farceur et brutal. Il avait un esprit pesant, mais précis, plein de bon sens paysan, caché sous de grosses blagues. Il disait devant une Sainte-Famille que lui montrait un confrère : « C'est très beau ça. Vous les avez donc connus, ces gens-là, que vous avez fait leur portrait ! » Que d'autres peintres j'ai vus passer par ce vallon, où les attirait sans doute la qualité du jour, vraiment exceptionnelle ! Car le jour, à quelques lieues de distance, est aussi différent que les vins du Bordelais. Ici, la lumière est éclatante sans être crue ; tout est clair sans être brutal, et tout se nuance d'une admirable façon. Mais il faut voir, ou plutôt il faut découvrir. L'oeil, le plus admirable des organes humains, est indéfiniment perfectionnable ; et il arrive, quand on pousse, avec intelligence, son éducation, à une admirable acuité. Les Anciens, on le sait, ne connaissaient que quatre ou cinq couleurs. Nous notons aujourd'hui d'innombrables tons ; et les vrais artistes, les grands artistes s'émeuvent bien plus des modulations et des harmonies obtenues dans une seule note que des éclatants effets appréciés de la foule ignorante. Tout le combat terrible que Zola raconte dans son oeuvre admirable, toute cette lutte infinie de l'homme avec la pensée, toute cette bataille superbe et effroyable de l'artiste avec son idée, avec le tableau entrevu et insaisissable, je les vois et je les livre, moi, chétif, impuissant, mais torturé comme Claude, avec d'imperceptibles tons, avec d'indéfinissables accords que mon oeil seul, peut-être, constate et note ; et je passe des jours douloureux à regarder, sur une route blanche, l'ombre d'une borne en constatant que je ne puis la peindre. Pour copie conforme : GUY DE MAUPASSANT 28 septembre 1886 LA TOUR... PRENDS GARDE Les expositions universelles qui prennent des allures périodiques, comme certaines épidémies, menacent de devenir pour la France artiste des calamités nationales. Elle seraient bonnes en elles, et même excellentes si elles ne laissaient pas de traces, mais elles en laissent, les gueuses, et des traces qu'on ne nettoie pas. Elles ont ces avantages inestimables de faire dépenser de l'argent à beaucoup de Français qui en ont et d'en faire gagner à beaucoup d'autres Français qui n'en ont pas, de faire entrer dans nos frontières l'or étranger, d'encourager les industries par la vente et l'émulation et d'être un gage de paix pour quelques mois. Mais nous payons cher ces avantages. La dernière venue a déposé sur la butte du Trocadéro une espèce de longue chenille monumentale coiffée de deux oreilles démesurées, une affreuse bâtisse qui semble conçue par un pâtissier prétentieux et rêvant de palais de dessert en biscuits et en sucre candi. L'intérieur de cette nougatine, ayant la forme d'un tunnel, n'aurait pu servir qu'à un jeu de boules s'il eût été droit. Comme il était courbe, on y a installé un musée où on expose des Cynghalais conservés pour faire concurrence aux Cynghalais nature du Jardin d'acclimatation. Mais nous voici menacés d'une horreur bien plus redoutable. Depuis un mois, tous les journaux illustrés nous présentent l'image affreuse et fantastique d'une tour de fer de trois cents mètres qui s'élèvera sur Paris comme une corne unique et gigantesque. Ce monstre poursuit les yeux à la façon d'un cauchemar, hante l'esprit, effraie d'avance les pauvres gens naïfs qui ont conservé le goût de l'architecture artiste, de la ligne et des proportions. Cette pointe de fonte épouvantable n'est curieuse que par sa hauteur. Les femmes colosses ne nous suffisent plus ! Après les phénomènes de chair, voici les phénomènes de fer. Cela n'est ni beau, ni gracieux, ni élégant, - c'est grand, voilà tout. On dirait l'entreprise diabolique d'un chaudronnier atteint du délire des grandeurs. Pourquoi cette tour, pourquoi cette corne ? Pour étonner ? Pour étonner qui ? Les imbéciles. On a donc oublié que le mot art signifie quelque chose. Est-ce dans une forge à présent qu'on apprend l'architecture ? N'y a-t-il plus de marbre dans le flanc des montagnes pour faire des statues ou tenter d'élever des monuments. Il est vrai que les monuments, depuis un demi-siècle, ne nous réussissent guère non plus, et il vaut peut-être autant montrer aux étrangers cette vilaine folie de cyclope en leur disant : « Est-ce assez haut ? » - ce qu'ils ne pourront nier - que de les conduire devant notre Opéra national - qui a l'air d'un temple de carton peint avalé par un terminus-hôtel - en leur disant : « Est-ce assez beau ? » Cet édifice colorié, qui appartient à l'art lyreux par sa décoration et à l'art lyrique par sa destination, est assurément un des plus complets échantillons de mauvais goût monumental du monde entier. L'architecture semble un art disparu de France. Il suffit d'un jour passé aux environs de Paris pour contempler !une, si hideuse collection de maisons de campagne ridicules, de châteaux effroyables, de villas extravagantes, que le doute n'est plus possible : nous avons perdu le don de faire de la beauté avec des pierres, le mystérieux secret de la séduction par les lignes, le sens de la grâce dans les monuments. Nous paraissons ne plus comprendre et ne plus savoir que la seule proportion d'un mur suffit pour constituer une belle chose, une oeuvre d'art. Sur les plages de la mer, soit au nord, soit au midi, soit à Trouville, soit à Cannes, on retrouve les mêmes échantillons du goût cage à serin qui s'est emparé de l'âme de nos architectes. Ce ne sont que tourelles, clochetons, ornements imprévus et bizarres. L'une de ces demeures ressemble à une pagode, l'autre à une forteresse du Moyen Age couronnée de créneaux, celle-ci à un café- concert tunisien, celle-là à une ferme d'opéra-comique. Le style oriental rencontre familièrement le style métairie, le souvenir de Pompéi fraternise avec le souvenir de l'Alhambra. Tout cela est affreux, prétentieux, vaniteux, honteux. En Angleterre, au contraire, la petite maison de campagne qu'on nomme cottage est presque toujours charmante, à l'extérieur. Beaucoup sont de vraies merveilles de goût simple et élégant en même temps. Ajoutons, pour être juste, que le goût s'arrête à la porte et que l'intérieur des maisons anglaises, décorées à l'anglaise, fait que, malgré tout, on aimerait mieux habiter une maison française. Donc Paris va voir pousser cette corne, rivale da l'affreuse flèche dont on a coiffé la cathédrale de Rouen, et qui gâte tout l'horizon de la superbe vallée normande. N'aurait-on pu faire autre chose avec l'argent destiné à cette ferraillerie ? Un monument, comme l'Hôtel de Ville, par exemple, qui est d'un joli style Réminiscence, n'aurait-il pas bien fait à la place des quatre murs de la Cour des comptes ? Mais il s'agit de l'Exposition universelle, ou plutôt il s'agit de recevoir dignement chez nous les étrangers que nous invitons, qui nous feront l'honneur et le plaisir d'y venir. Or, le premier devoir de la politesse, avant de les laisser franchir les murs de Paris, ne devrait-il pas consister tout simplement à désinfecter la ville ? Bourgeois de Paris, vous êtes de braves gens très doux, quoi qu'on dise en certain monde, à moins que vous n'ayez perdu l'odorat, ce qui est encore possible. Vous faites des émeutes pour des bêtises, des révolutions pour des mots vides ; eh bien, si vous aviez seulement du nez, vous feriez une petite émeute, ou même une bonne révolution, contre les malpropres ingénieurs, députés ou conseillers municipaux qui vous empoisonnent tout l'été à rendre inhabitables vos rues. Comment ! vous ne sentez rien ? Mais le coeur monte aux lèvres quand on rentre dans Paris, après une promenade au Bois, par les doux soirs de printemps. A partir des Champs-Élysées l'infection commence, et quand on pénètre ensuite dans le centre de la ville, cela devient une telle puanteur qu'on est contraint de s'enfermer dans sa chambre pour y brûler du sucre, ou de l'eau de Cologne. Car vous avez, sous chaque rue, braves gens qui ne sentez rien, une rivière où se déversent sans cesse, non pas seulement les eaux d'égout, mais aussi... ce que MM. les ingénieurs nomment LE LIQUIDE - et c'est lui, « ce liquide », qu'on sent ainsi, qui parfume vos voies et vos maisons. Chaque bouche d'égout est la cassolette d'où sort cet encens nocturne, bien reconnaissable à son odeur spéciale, qu'on peut distinguer sans être chimiste. Je sais bien qu'on veut vous faire croire que cette senteur si particulière vient uniquement des cultures potagères des environs de Paris, fumées avec le produit de vos maisons. Ne le croyez pas, Parisiens, mettez le nez sur vos égouts, par les beaux soirs où fleurissent les roses dans les jardins... et pendez-moi vos ingénieurs et vos édiles... Que diriez-vous d'un monsieur qui engagerait poliment ses voisins à passer une saison chez lui alors que certains conduits brisés dans les murs laisseraient couler leur contenu dans les chambres des invités ? Le cas est pourtant le même. D'où il résulte, qu'au lieu de construire la pyramide de fer qui servira seulement à enlaidir votre ville, on ferait mieux de construire le canal à la mer qui servirait à l'assainir. Mais si on tient absolument à un monument de bronze, qu'on élève, par ce temps de statues, une statue gigantesque à l'héroïque général, seul digne aujourd'hui de devenir le patron de Paris, en remplacement de sainte Geneviève, à Cambronne. Et qu'on lui mette dans les mains un fanal électrique afin de bien indiquer aux voyageurs délicats et dégoûtés ce foyer de puanteur qu'on nomme Paris. 19 octobre 1886 Source: http://www.poesies.net