Sonnet Intimes Et Poèmes Inédits. Par François Coppée. (1842-1908) T A B L E DES MATIERES. PREMIÈRE PARTIE I La Ruine. Le Passant. A Madame la Princesse Mathilde. A Madame la Baronne de Poilly. Aux Italiens, à Victor-Emmanuel. A deux Iles. Hymne à la Paix. Le Siège de Paris I. Approvisionnements. II. Voiture. III. En faction. IV. Tableau de bivouac. Le Pêcheur. Les Perroquets du Jardin des Plantes. Sous les Toits. Premières Larmes. La Partie de Canot. Au Théâtre. II L' Armure. Sur la Vestale d'Aizelin. Ronde d'Enfants aux Tuileries. La Tour géante. L'Aube tricolore. Ballade à Vigeant. Pour les Russes. Aux Ambulancières de la Croix-Rouge. DEUXIÈME PARTIE I A Mademoiselle Annette Baudrit. A Mademoiselle Anna Travers. Pour Jeanne Lemerre le jour de son Mariage. Pour Aloys Blondel. Portrait de Mlle Sabine Carolus Duran, par son Père. En Hiver. Chose vue sur le grand chemin. II Marie-Bleue. A deux Soeurs. Adieux aux Eaux-Bonnes. Vous désirez donc-. A une jeune Marseillaise. A Mademoiselle Jane Sabatery. Aux Français d'Alger. Aux Félibres. A Monsieur Évelart. A Madame la Baronne de Poilly. Écrit sur l'Éventail de la Princesse Letitia. Écrit sur l'Album des Chatsd'Henriette Ronner. III Allons, Poète, il faut en prendre ton parti! A Jocelyn Bargoin Sonnet-Préface de Soirs d'Hiver. Je l'ai lu, ce futur volume. Aux Moliéristes. La Mort du Poète. A la Mémoire de Corot. A Édouard Plouvier. Pour Élise Duguéret. IV A un Comédien. A un Poète. des Jacobites donné à Mademoiselle Weber. A la Mémoire de Joséphin Soulary. Rondeau. V Je bois à la Jeunesse. A Mademoiselle Bartet. 111 Ultima Verba. Sur son Portrait à l'âge de vingt-cinq ans. I LA RUINE EN Grèce, j’ai trouvé, parmi les noirs érables Et les lauriers profonds, dans un bois consacré, Caché par les buissons les plus impénétrables, Un vieux temple de Pan, en ruine, ignoré. Pas un sentier ne mène à ces choses tombées, Et quand vous allez là, par un instinct poussé, Les branches devant vous par votre main courbées Referment le chemin où vous êtes passé. Sur les blancs chapiteaux et les feuilles d’acanthe Son fronton se dressait jadis dans les azurs; Et sur ses bas-reliefs la lascive bacchante D’un satyre aviné guidait les pas moins sûrs. Plus loin, se déroulaient les longues promenades Des fiers chevaux cabrés qui froncent les naseaux; Et sur son piédestal, au fond des colonnades, Pan se tenait, avec ses merveilleux roseaux. Pour porter à ses dents les flûtes inégales Dont il aime à grouper les agrestes accords, Le dieu ployait, avec le geste des cigales, Ses coudes anguleux serrés contre son corps; Et ses jambes, aux pieds fourchus des boucs pareilles, S’enlaçaient d’une humaine et bizarre façon. Il écoutait, rieur et dressant les oreilles, Les oiseaux d’alentour répéter sa leçon. Il était là, toujours ses flûtes à ses lèvres; Et les bergers, laissant dans les rochers voisins Bondir en liberté leurs béliers et leurs chèvres, Déposaient devant lui des fleurs et des raisins. Qu’est devenue, hélas! sa superbe attitude? Le temps a fait son oeuvre, encor moins que l’oubli. Plus rien! Destruction, silence, solitude, Écroulement d’un dieu passé, règne accompli! D’inégales hauteurs les colonnes brisées S’élèvent çà et là; l’herbe partout a crû; Les tronçons sur le sol verdis par les rosées Gisent: on cherche en vain le profil apparu. Jamais d’hôte; jamais une vierge qui cueille Un sarment vert; jamais le rire d’un enfant. Jamais de bruit, sinon la chute d’une feuille Ou le taillis froissé par la course d’un faon. Le jour qu’il m’apparut, pourtant de ce ravage L’antique monument encor s’ennoblissait, Paraissant accepter comme un linceul sauvage La végétation qui l’ensevelissait. Il s’était couronné d’une herbe échevelée, Et de pampres grimpeurs chaque fût s’entourait. Déjà la colonnade était presque une allée, Et la ruine allait rejoindre la forêt. Il doit périr ainsi. La nature féconde, Sa mère, veut cacher les restes superflus De ce culte donné jadis par elle au monde, Et qu’il abandonna, ne le comprenant plus. Pieuse, et protégeant le repos des vieux marbres, Elle prodigue l’herbe et les épais fourrés, Et, pour ce saint devoir, elle ordonne à ses arbres D’incliner leurs rameaux sur ces débris sacrés. Pour les poètes seuls, gardiens de son grand culte, Elle a voulu, jalouse, ainsi les conserver. Ta curiosité lui serait une insulte, Profane voyageur qui ne sais plus rêver. Elle est fière; elle voile à tes regards indignes, Homme de notre temps, ces antiques débris, Et sous ses frondaisons, ses lianes, ses vignes, Elle veut les soustraire à tes hautains mépris. Car tu la méconnais; car tu n’as plus d’hommage Pour l’éternel travail de son sein généreux. Tu hais même tes dieux créés à ton image, Et tu vas, satisfait d’un scepticisme creux. De la divinité tu veux d’autres exemples Que tout cet univers splendide que tu vois. Il ne te suffit plus pour ériger des temples D’un son lointain de flûte entendu dans les bois. Quand les flots retombant avec leur bruit d’enclume Entraînent tes vaisseaux vers les écueils amers, Tu ne vois plus passer, le poitrail dans l’écume, Les chevaux emportant le char du dieu des mers; Et, quand sur tes cités tremblantes les orages Roulent leurs grondements profonds et leurs feux clairs, Tu ne vois plus paraître, au milieu des nuages, La monstrueuse main qui brandit les éclairs. Mais, las de ton orgueil qui ne peut se résoudre A croire aux dieux buvant dans les olympes bleus, Les poètes, épris des flots et de la foudre, S’envolent, par le rêve, aux siècles fabuleux. Et toujours ils s’en vont, Grèce, vers tes ruines! Derniers fervents de l’art, ils viennent y prier. Vieille patrie! Il faut ton air à leurs poitrines, Ton air plein d’un parfum de myrte et de laurier, Ton air pur et vibrant où sous un souffle tremblent Les arbres élancés de tes bois toujours verts, De tes bois pleins d’échos si sonores qu’ils semblent Créés pour retentir au rythme des beaux vers. LE PASSANT SOUS le bandeau trop lourd pour son front de seize ans, Assise sur un trône aux longs rideaux pesants Où l’orgueil brodé d’or des blasons s’écartèle, Couverte de lampas et d’antique dentelle, Blanche aux longs cheveux noirs, ayant dans ses yeux noirs L’éclat resplendissant de l’étoile des soirs, Et triste doucement, se tient la jeune reine Par la naissance et par la beauté souveraine. La fenêtre est ouverte, et, splendide décor, Elle voit des forêts où résonne le cor, Des donjons sur des rocs plus hauts que les orages, Des vals et des coteaux aux riches pâturages, Tout un royaume libre et fort par le travail. Dans le cadre borné que forme le vitrail Et qu’entoure un frisson de fraîches giroflées, Elle voit des vaisseaux aux voilures gonflées Qui remontent le fleuve et de lourds galions Dont le ventre bombé crève de millions. Elle n’y pense pas, elle rêve, elle écoute Le zéphyr- Elle voit défiler sur la route Les bataillons touffus de ses pertuisaniers Chamarrés d’or de pied en cap par ses deniers. Elle rêve, et sa tête adorable s’incline. Et là-bas, descendant de la verte colline, Précédé par un bruit de lointaines chansons, Pensif et s’arrêtant pour cueillir aux buissons Des lianes dont il adorne sa guitare, Un pâle et maigre enfant à l’allure bizarre S’approche et voit la reine assise en son château. Celle-ci l’aperçoit qui descend du coteau. Étonnée, elle tend son svelte cou de cygne Et de sa main exquise elle lui fait un signe. Il monte, tout tremblant déjà d’un vague émoi, Et la reine lui dit: « Chante et divertis-moi. » Et le petit chanteur, tout fier au fond de l’âme, Prélude; mais soudain, en voyant cette femme Si belle lui sourire et le considérer, Il jette au loin son luth et se met à pleurer. A MADAME LA PRINCESSE MATHILDE* SOUS le ciel de Florence, alors qu’on pouvait voir Aux bleus décamérons les étoiles sourire, Et devant quelque Reine aimable de la lyre, Vêtus du long camail, les Poètes s’asseoir; Souvent, au fond du parc mystérieux et noir Où le prélude exquis du rossignol expire, Un chant de voix qui tremble et de luth qui soupire Passait et s’éteignait, triste et pur, dans le soir. Et la Dame, oubliant ses compagnons célèbres, Rêvait et vers le son mourant dans les ténèbres Quelquefois soupirait comme vers un absent. Merci, car vous de même, en une de ces fêtes, Princesse, où vous charmiez artistes et poètes, Vous avez écouté!a chanson du Passant. 1869. A MADAME LA BARONNE DE POILLY pour son exemplaire manuscrit du « Passant » AUX pages des missels, les maîtres en images Enluminaient jadis et doraient leurs dessins Sur la Benoîte Vierge ou sur Messieurs les Saints Ou sur l’Enfant Jésus adoré des Rois Mages. Là, fleurs de tous les tons, oiseaux de tous plumages Encadraient follement de bouquets et d’essaims Les seigneurs à genoux sur de riches coussins Et les dames avec leurs robes à ramages. Mon « Passant » ne craint plus de périr tout entier; Car, dévote au poète, ainsi qu’un vieux psautier Vous avez fait, Madame, orner son petit livre. Et, dans plus d’un esprit de douce et tendre humeur, Ce vélin précieux plus tard fera revivre La charmante baronne et le pauvre rimeur. AUX ITALIENS, À VICTOR-EMMANUEL SIRE, n’écoutez plus la froide politique; Ce qu’elle vous a dit, il vous faut l’oublier. Ne faites pas mentir l’opinion publique Qui vous a sacré chevalier. Le peuple vous a pris pour son indépendance Comme un médiateur, un accord, un lien. Ne lavez pas l’affront fait à votre puissance Avec du sang italien. Sire, la liberté n’a plus besoin d’hostie Et repousse loin d’elle un sacrifice affreux. Sire, réfléchissez. Amnistie! Amnistie Pour un soldat trop généreux. Non. L’humanité, sire, a rejeté ses haines; Elle abhorre aujourd’hui le sanglant couperet Et voit avec horreur le fossé de Vincennes Comme l’échafaud de Capet. Je sais du vieux Brutus l’énergie inhumaine. Par son ordre son fils périt exécuté. Italiens, prenez de la race romaine La force, non la cruauté. Rome, c’était pour lui la moderne Carthage; Allez-vous maintenant, ingrate nation, Déchirer les lauriers et flétrir le courage De ce moderne Scipion, De cet homme, ou plutôt ce héros dont le crime Est de s’être pour vous trop vite dévoué, Et, s’il eût obtenu le succès légitime, Que l’on n’eût pas désavoué, Qui, voyant l’Italie à peine à moitié libre, Ne put poser l’épée et détendre son arc, Qui voulait vous donner et la louve du Tibre, Et le vieux lion de Saint-Marc, Qui dès longtemps contraint de refouler sa sève, D’un coeur trop valeureux écoutant le conseil Et sentant au fourreau tressaillir son bon glaive, Le fit reluire au soleil! Comment! Vous lui feriez cette sanglante injure! Quoi! Vous accompliriez la grande iniquité! Qu’on lui pardonne! Au nom du ciel, je vous adjure, Au saint nom de la liberté! Oui, défendez sa vie avec sa renommée; Allez dire à ce roi que vous avez choisi: « Qu’il soit libre demain, lui comme son armée, Du moins ce qu’on en a saisi. « Vous, sire, n’ayez pas la mémoire des princes. Ceux qu’on parle aujourd’hui déjà de condamner, Lorsqu’ils eurent conquis Naples et ses provinces, Ne surent que vous les donner. « Qu’il soit libre! et surtout point de justice vaine, Point d’exil; car demain l’Histoire jugera. Et nous ne voulons pas, sire, que Sainte-Hélène Fasse pendant à Caprera. » 5 août 1862. A DEUX ILES O siècle! ceux qui sont trop grands, tu les exiles! Et tes deux meilleurs fils échoués dans deux îles Y vivent, sans se plaindre et sans un mot amer, Seuls avec leur passé, leur génie et la mer. L’Histoire, un jour, voyant se dresser leurs deux ombres, L’une sur les flots bleus, l’autre sur les flots sombres, Et songeant à ce qu’ils ont fait pour l’univers, L’un avec son épée et l’autre avec ses vers, A pu te demander, émue et stupéfaite « Où donc est ton soldat! Où donc est ton poète! » Et ce jour-là, l’ceil terne et le front obscurci, Tu n’as pu que répondre: « Ils ne sont pas ici! » Du moins ceux de qui l’âme épouse les grands rêves Souvent laissent aller leurs voeux vers ces deux grèves Où le soldat sublime et l’immense penseur Regardent, les yeux pleins d’une triste douceur, Sur la mer ondoyante ainsi qu’un champ de seigles, S’éloigner les vaisseaux et s’envoler les aigles; Et, bien qu’ayant le coeur, hélas! voilé de deuil, Tous, nous sentons alors un confiant orgueil De songer que ce temps a vu de grandes choses Et peut encore, au fond des nuages moroses D’un lointain ténébreux, mais qui s’éclairera, Voir Guernesey tendant la main à Caprera. Juillet 1867. HYMNE À LA PAIX LA paix sereine et radieuse Fait resplendir l’or des moissons; La nature est blonde et joyeuse, Le ciel est plein de grands frissons. Hosanna dans la fange noire Et dans le pré blanc de troupeaux; Salut, ô reine! ô mère! ô gloire Du fort travail, du doux repos! Viens, nous t’offrons l’encens des meules; Reste avec nous dans l’avenir; Les bras tremblants de nos aïeules Sont tous levés pour te bénir. Le front tourné vers ton aurore, Heureuse paix, nous t’implorons; Et nous rythmons l’hymne sonore Sur les marteaux des forgerons. Reste toujours, reste où nous sommes! Et tes bienfaits seront bénis Par la nature et par les hommes, Par les cités et par les nids. Tous les labeurs sauront te dire Leurs grands efforts jamais troublés: Le saint poète avec la lyre, Le vent du soir avec les blés. Ainsi qu’un aigle ivre d’espace Monte toujours vers le soleil, Le monde entier qui te rend grâce Accourt joyeux à ton réveil; Car le laurier croît sur les tombes, Et ces temps-là sont les meilleurs Où dans l’azur plein de colombes Monte le chant des travailleurs. LE SIÈGE DE PARIS I APPROVISIONNEMENTS* LES troupeaux poussiéreux et gris Qui promettent maigre ripaille Ruminent, couchés sur la paille, Dans tous les jardins de Paris. Mais le passant mélancolique Ne trouve dans tout ce bétail Ni d’ensemble ni de détail Empreint d’un charme bucolique; Ces grands boeufs aux gens peu frugaux Font rêver des repas d’Homère, Et cet agneau tétant sa mère N’est qu’un avenir de gigots. Ils ont faim et froid, ils sont mornes. L’un contre l’autre acoquinés, Ils ont des airs de condamnés Et baissent tristement leurs cornes. Le pourceau dormant au soleil Frémit au contact d’une mouche Dont l’ardent aiguillon le touche Et le fait geindre en son sommeil. Et dans leurs clôtures de planches Ils semblent, pauvres animaux, Savoir qu’au bout de tous ces maux Ils seront mangés par éclanches. - Mais n’ayons pas naïvement De pitié pour cette h’écatombe; Car j’entends, dans le soir qui tombe, Les durs clair ons d’un régiment, Et, songeant au temps où nous sommes, Sombre, j’ai murmuré bien bas: « O troupeaux, ne vous plaignez pas De la férocité des hommes! » II VOITURES D’AMBULANCE L’ÉTÉ, sous la claire nuit bleue, Galopant le long des moissons, Les omnibus de la banlieue Rentraient, le soir, pleins de chansons. Les grisettes sur ces voitures Grimpaient avec les calicots. On avait mangé des fritures Et cueilli des coquelicots. Les moustaches frôlaient les joues, Car dans l’ombre on peut tout oser, Le bruit des grelots et des roues Étouffant le bruit d’un baiser. Et l’on revenait, sous les branches, De Boulogne ou de Charenton, Les bras noirs sur les tailles blanches, Tout en jouant du mirliton. - Or j’ai revu ces voiturées, Mais non plus telles que jadis, Par les amusantes soirées Des dimanches et des lundis. Le drapeau blanc de l’ambulance Pendait, morne, auprès du cocher. C’est au petit pas, en silence, Que leurs chevaux devaient marcher. Elles glissaient comme des ombres, Et les passants, d’horreur saisis, Voyaient par les portières sombres Passer des canons de fusils. Ceux de la bataille dernière Revenaient là, tristes et lents, Et l’on souffrait à chaque ornière Qui secouait leurs fronts ballants. Ils ont fait à peine deux lieues, Ces ironiques omnibus Pleins de blessés aux vestes bleues Qu’ensanglanta l’éclat d’obus. Ce convoi de coucoùs qui passe Semble nous faire réfléchir A l’étroitesse de l’espace Qui nous reste encor pour mourir; Et, malgré mes pleurs de souffrance, J’ai pu lire sur leurs panneaux Les noms des frontières de France: Courbevoie, Asnières, Puteaux. III EN FACTION L’oeIL ouvert sur l’horizon, On m’a mis en sentinelle. - Comme l’arrière-saison Est morose et solennelle! Un long convoi de blessés, Funèbre, franchit nos portes. - Combien sous ces vents glacés S’envolent de feuilles mortes? On a vaincu cependant, Mais nos pertes sont trop sûres. - Pourquoi ce soir l’occident Saigne-t-il par vingt blessures? Dans tes vieux murs, ô Paris, Nous tiendrons, forts et fidèles. - Qu’il fait mal, dans ce ciel gris, Le départ des hirondelles. IV TABLEAU DE BIVOUAC Furieux de la double étape, Les soldats n’ont pas le coeur gai; On a donné plus d’une tape Au petit tambour fatigué. Mais, quand il a taillé la soupe, Coupé le bois et fait du feu, On laisse enfin l’enfant de troupe Se coucher et dormir un peu. Les vétérans sont là, farouches, A ce bivouac qu’on voit briller; Et d’un sac rempli de cartouches L’enfant s’est fait un oreiller. Le sac est si gonflé qu’il crève, La poudre à terre se répand; Mais l’orphelin sommeille et rêve A trois pas du foyer flambant. Rien qu’une étincelle, une seule! Tout est dit- Cela fait frémir! Comme une vigilante aïeule, La mort le regarde dormir. - Mais non! Lorsque par les espaces L’hirondelle fuyant l’hiver Repose un peu ses ailes lasses Sur l’onde en courroux de la mer, La lame énorme, dont la chute Pourrait écraser un vaisseau, Offre un repos d’une minute A la fatigue de l’oiseau- LE PÊCHEUR LES pieds dans l’eau, bien plus persévérant qu’habile, Portant, pendue au col, sa boîte aux asticots, Sous l’arche du vieux pont sombre et pleine d’échos, Le pêcheur s’est tenu, tout le jour, immobile. Il ne voit ni le soir qui tombe, ni la ville Qui s’endort dans des bruits vagues et musicaux, Ni, sur les quais, à des intervalles égaux, Le gaz qui fait éclore une étoile débile. Puis, quand il ne peut plus observer les plongeons De son liège, content de trois maigres goujons, A rentrer au logis enfin il se résigne. O poètes, troublés d’un éternel émoi, N’avez-vous pas souvent envié comme moi Le paisible bonheur d’un pêcheur à la ligne? LES PERROQUETS DU JARDIN DES PLANTES Centenaires, la chaîne à la patte, en plumages Somptueux, ils sont là, du matin jusqu’au soir, Et piétinent, d’un air important, leur perchoir, En rabâchant tout bas leurs étranges ramages. Ce ne sont pas ceux-là qui pourraient laisser choir, Au profit d’un renard intrigant, leurs fromages. Ils ont l’aspect sagace et profond des vieux Mages Ou des sultans qui vont accorder le mouchoir. Ils méditent, dressant leur huppe jaune ou rouge. Sous son gros bec de fer leur langue noire bouge, Marmottant des propos grivois et des jurons Qui se mêlent aux cris des canards et des dindes, Tandis que le passant cherche dans leurs yeux ronds Un reflet des forêts monstrueuses des Indes. SOUS LES TOITS SOUS les toits, avec deux pots de fleurs pour jardin, Le poète crotté vit pourtant à son aise. L’élève de Jean-Jacque a trouvé sa Thérèse Qui lui tient un petit ménage à la Chardin. Quand il revient, ayant couru dès le matin, Sans trouver un libraire à qui son livre plaise, Et qu’on lui tend ce frais baiser qui sent la fraise, L’homme sensible pleure et pardonne au destin. Ce soir, à Diderot, il parle, chez Procope, De son futur ouvrage et le lui développe Impitoyablement comme un auteur fieffé. Et, sur un plan nouveau que l’autre lui suggère, Il pourra, cette nuit, veiller, grâce au café Que d’avance lui moud sa bonne ménagère. PREMIÈRES LARMES PÂLE sous la céruse et les cheveux trop noirs, L’illustre premier-rôle encor jeune aux chandelles, L’homme à femmes, malgré son âge adoré d’elles, Obtient, comme au beau temps, des effets de mouchoirs. Et, depuis des milliers et des milliers de soirs, Froid comme un glaive et sûr de tant de coeurs fidèles, Il prodigue, Antony de centaines d’Adèles, Ses sanglots simulés et ses faux désespoirs. Pourtant la sciatique est à la fin venue. Horreur! Elle le cloue aux pieds de l’ingénue Qui, pour qu’il se relève, aide le vieux barbon. Alors l’acteur, gâté par quarante ans d’éloge, Court se cacher et fondre en larmes dans sa loge. - C’est la première fois qu’il pleure pour de bon. 1er février 1895. LA PARTIE DE CANOT QUELLE chaleur sur l’eau! Juin flambe. Pas un souffle. L’étroit canot, dont la peinture se boursoufle Au soleil, va, le long des rivages connus, Sous le rythmique effort d’un rameur aux bras nus, Du bel André, qui vit, l’été, sur la rivière; Et devant le jeune homme est assise à l’arrière - Jolie, en frais chapeau, mais pâle et l’oeil si las - Une femme qu’hier il ne connaissait pas. Car, la veille, passant à Paris la soirée, C’est dans un bal public qu’André l’a rencontrée. Mais, d’un lit de hasard d’avance dégoûté, Il glissa deux louis dans le gant de la fille Et lui dit: Et lui dit « Pas ce soir- Mais, demain, sois gentille Et viens me voir dans mon bateau. Nous rirons, va! Comme il n’y pensait plus du tout, elle arriva. Pour rafraîchir le teint, l’air pur, c’est la recette. Clarisse était charmante en robe de grisette. Or, sa maîtresse étant aux eaux, le libertin Dit:» « Gardons celle-ci jusqu’à demain matin. » Puis, la voyant si douce et tout intimidée, Il eut, ce bon garçon, la délicate idée De traiter cette fille en femme comme il faut; Et, sans la tutoyer, sans lui dire un seul mot Qui de son odieux métier portât la marque, Il l’accueillit fort bien; et, tout de suite: « En barque! » Oh! quel enchantement de filer sur les eaux! Sauf l’aigre cri de la fauvette des roseaux Et le frais clapotis des ondes sous la quille, Quel calme! Au grand soleil, la rivière pétille; Le barbillon, là-bas, saute et fait des plongeons. Mais André suit le bord, à l’ombre, dans les joncs, Où, criblant le fond vert du bleu noir de leurs ailes, Palpite un merveilleux essaim de demoiselles. Un vieux pêcheur en train de changer d’hameçon, Et qui voit cette femme avec ce beau garçon Dans ce léger canot qui sous les saules glisse, Pense à son jeune temps, sourit avec malice Et dit entre ses dents: Gentils, les amoureux! » Hélas! n’envions pas ceux qui semblent heureux. Ne rêvons pas d’amour devant ce joli couple Emporté par ce frêle esquif sur l’onde souple. Car ce viveur blasé n’a plus aucun désir Devant les tristes yeux des filles de plaisir. André suit, cependant, son généreux caprice. Familier, mais très doux, il cause avec Clarisse En camarade, avec des propos amusants. « Supposez que nous nous aimons depuis dix ans, Dit-il. Dit-il. Elle sourit. La pauvre créature Goûte l’heureux instant, se grise de nature Et se laisse bercer, les yeux clos à demi, Par le simple entretien de ce discret ami. Devant elle, ramant toujours dans l’ombre fraîche, Il lui montre en passant les bons endroits de pêche, Sous l’arche du vieux pont, ce coin qui fait tableau, Et l’exquise fraîcheur des nénuphars sur l’eau. Enfin, las de jouer du coude et de l’épaule, L’habile canotier aborde sous un saule; Et tandis que Clarisse, ayant vu dans un pré Beaucoup de fleurs des champs, va les cueillir, André La suit des yeux, content de la voir si contente, Et qu’elle ait, grâce à lui, cette heure de détente, Et qu’elle oublie un peu, dans ce bain de plein air, La honte et les ennuis de son métier d’enfer,» Le faux rire, l’amour forcé, la noce abjecte. « Qu’elle ait cette surprise, au moins, qu’on la respecte Une fois, songe-t-il. Une fois, songe-t-il. Déjà sur le coteau La paix du soir descend. On remonte en bateau, Et, pour se mettre à table, on accoste à la berge Où brille la blancheur des nappes de l’auberge. Là, Clarisse prend place en face du rameur. On cause. Le vin clair la met en belle humeur, Elle bavarde et rit ainsi qu’une gamine; Et l’homme, qui toujours l’observe et l’examine, Constate qu’elle aussi, par instinct délicat, N’a pas dit, en une heure, un mot qui le choquât. Ah! vraiment, la douceur est la meilleure fée! Non, Clarisse n’est plus la fille tarifée; Plus un geste canaille et plus trace d’argot; Et son air sérieux pour couper le gigot Et faire la salade est d’une ménagère. Mais la nuit est venue. Une brise légère Émeut la feuille et passe en l’air moins échauffé. Pendant que la servante apporte le café, Les insectes de nuit se brûlent à la lampe. Clarisse est accoudée et, le doigt sur la tempe, Rêve. Les champs au loin sont dans l’ombre noyés, Et la lune qui glisse en haut des peupliers Caresse l’eau qui dort de sa mélancolie. Les yeux ainsi levés, que Clarisse est jolie! Ce calme jour sur l’eau, l’azur, l’odeur des bois L’ont refaite, un instant, pure comme autrefois. Non, cette enfant aux yeux candides n’est pas celle Qui, morne et l’oeil cerné, tantôt, dans la nacelle, Regardait vaguement nager les avirons. Et l’homme, qu’un désir a troublé, dit: « Rentrons. » Elle frémit alors, comme lorsqu’on s’éveille En sursaut, redevient ce qu’elle était la veille, Quand il la rencontra dans ce bal, par hasard; Et, sur André fixant un triste et dur regard, Elle dit: « Vous voulez?- Oui, c’est vrai, je suis bête- C’est gentil de m’avoir traitée en fille honnête. J’aurais voulu- Mais j’ai tort, et tout doit finir- Sans cela, j’emportais un trop bon souvenir Et je ne vous aurais oublié de ma vie- Bah! je suis folle- Allons, puisque c’est votre envie. » André n’a pas le coeur brutal. Il a compris. Que sa bonté d’un jour va perdre tout son prix. Le sacrifice est mince, en somme. « Eh bien! la gare Est à deux pas, » dit-il. Est à deux pas, » dit-il. Il jette son cigare Et se lève. Bien vite, elle accourt près de lui « Vous ne m’en voulez pas! - Non, - Je puis partir? - Oui. - Vous êtes bon. - Vous êtes bon. - Le bras, que je vous accompagne. Ils vont, dans les parfums si purs de la campagne, Dans l’innocente nuit, dans la chaste fraîcheur. Et là, contre son bras, André sent battre un coeur; Et c’est sa récompense, et tant d’émoi le touche. Enfin, l’on se sépare. Elle lui tend sa bouche. Mais il a ce scrupule encor, dans les adieux, De lui mettre un baiser seulement sur ses yeux Dont il sent tressaillir la paupière fermée. Et ce fut aussi doux que s’il l’avait aimée.» AU THÉÂTRE ON jouait un opéra-boufe. C’est le nom qu’on donne aujourd’hui Aux farces impures dont pouffe Notre siècle si fier de lui. On riait très fort. La machine Était bête, et sale souvent, Et se passait dans cette Chine De théâtre et de paravent. Poussahs, pagodes et lanternes, Vous voyez la chose d’ici. Et les Athéniens modernes Bissaient les plus honteux lazzi. Deux mandarins - on pâmait d’aise A ce comique et fin détail - Étaient l’un maigre et l’autre obèse Et coquetaient de l’éventail; Et la convoitise sournoise Des messieurs chauves et pesants Lorgnaient une jeune Chinoise Agée à peine de seize ans. Adorable, l’air un peu bête, Toute de gaze et de paillon, Deux épingles d’or sur la tête, Elle semblait un papillon. Elle n’était pas même émue Et, toute rose sous son fard, Forçait sa frêle voix en mue Qu’étouffait l’orchestre bavard. C’était bien la grâce éphémère, L’enfance, la gaîté, l’essor, Et l’on devinait que sa mère Ne l’avait pas vendue encor. Je me sentais rougir de honte Quand elle disait certains mots, Comme la princesse du conte Qui crachait serpents et crapauds. Je songeais à la demoiselle Qu’on invite en saluant bas, Et, baissant ses yeux de gazelle, Qui répond: « Je ne valse pas; » A l’héritière très titrée De l’altier faubourg Saint-Germain Que suit un laquais en livrée Portant le missel à la main; Et même à la libre grisette Que font danser les calicots Dans des bals ayant pour musette Des mirlitons peu musicaux. Et je me disais: « Ouvrière, Fille de noble ou de bourgeois, A cette heure fait sa prière Ou rêve à l’amour de son choix; « Et, pendant ce temps-là, le père, Le frère, même un fiancé, Sont peut-être dans ce repaire, Devant ce spectacle insensé, « Et, dans le vertige où les plonge Cet art érotique et scabreux, Sans doute qu’aucun d’eux ne songe A cette enfant qu’on perd pour eux. « Siècle de toi-même idolâtre, Epoque aux grands mots puérils, Les spectacles de ton théâtre Sont moins sanglants, mais sont plus vils. « Cette innocente, encore dupe, Qui ne sait pas dans quel dessein On fait aussi courte sa jupe Et l’on découvre autant son sein, « Cette victime, c’est la tienne, Multitude aux instincts fangeux! C’est toujours la jeune chrétienne Toute nue au milieu des jeux; « Ce sont toujours tes mille têtes Fixant leurs yeux de basilic Sur la femme livrée aux bêtes, Sur l’enfant jetée au public! » - Je m’indignais, et, sur la scène, Celle qui n’avait pas seize ans Chantait un couplet trop obscène Pour qu’elle en pût savoir le sens, Et, l’horreur crispant ma narine, Loin du mauvais lieu je m’enfuis, Respirant à pleine poitrine L’air salubre et glacé des nuits. II L’ ARMURE (D’APRÈS LE TABLEAU DE VOLLON) POUR un homme de taille énorme, Droite sur son piquet de bois, L’armure éclatante et difforme Parle des héros d’autrefois. Certe, il était d’une autre race, Celui qui, sans plier le dos, Sous le poids de cette cuirasse, Combattait Talbot ou Chandos. Parmi les belliqueux vatarmes, Sur ce farouche morion L’estoc lourd et le fléau d’armes Faisaient pleuvoif maint horion, Sans que le cheval d’Aquitaine, Que des jambarts doublés de cuir Étreignait le bon capitaine, Se retournât jamais pour fuir. Vieille armure! les épopées Sont loin, où par toi l’on vainquait. Bayard, après cent coups d’épées, A péri d’un coup de mousquet. Tu peux, bric-à-brac et ferraille, Plaire encore à quelque rapin; Mais cependant l’artiste raille Sans le vouloir, quand il te peint, Et, dans ce gouffre noir et vide Qu’on voit par le brassard absent, Montre que sous l’acier livide Aucun coeur ne bat à présent. 1875. SUR LA VESTALE D’AIZELIN Sous l’oeil de la louve d’airain, Ne t’endors pas indifférente. Ranime la flamme mourante, Vestale, songe au feu divin. Car, s’il devait s’éteindre enfin, Rome serait dans l’épouvante, Et l’on t’enterrerait vivante, Condamnée à mourir de faim. Ainsi nous veillons, dans notre âme, Sur l’honneur, pure et noble flamme. Mais parfois - cela fait frémir! - Nous sentons, comme la vestale Prise d’une langueur fatale, La conscience s’endormir. Mai1887. RONDE D’ENFANTS AUX TUILERIES AU printemps, dans les Tuileries, Assise à l’écart, la maman, Lasse de ses tapisseries, Rêve, le doigt dans un roman. Garçonnets et fillettes blondes, Ayant laissé là leurs paniers Remplis de fleurs de marronniers, Viennent d’organiser des rondes. Les lilas passeront. Pas encore; Ils viennent d’éclore. Les lilas passeront. Gais enfants, dansez en rond. Pourtant ce coin de parc magique Fut bien terrible, aux jours passés, Enfants, et c’est un sol tragique Où joyeusement vous dansez. Ici les yeux blancs des vieux marbres Virent des cadavres semés; Les chevaux de guerre affamés Ont rongé l’écorce des arbres. Les lilas passeront, etc. Sous la verte fraîcheur des branches, Insoucieux, tourne l’essaim Des enfances roses et blanches Qui vont, se tenant par la main. Sur le sable, leurs jambes grêles Sautillent, en bas bien tirés, Et leur chant fait fuir, effarés, Les ramiers et les tourterelles. Les lilas passeront, etc. Pourtant à l’horloge qui reste Sur le vieux palais dévasté, Les heures d’un passé funeste Ont jadis lourdement tinté. Bien des spectres, quand le soir tombe, Se croisent sous le noir couvert, Et si ce grand arbre est si vert, C’est qu’il pousse sur une tombe. Les lilas passeront, etc. Tu fais peur, ô calme nature, Grande oublieuse des douleurs, Qui mets sur cette sépulture Des rires d’enfants et des fleurs. Mais l’incorrigible espérance, Devant cet avril et ces jeux, Rêve de jours moins orageux Pour la vieille folle de France! Les lilas passeront. Pas encore; Ils viennent d’éclore. Les lilas passeront. Gais enfants, dansez en rond. 1883. LA TOUR GÉANTE PLEINS de corbeaux et d’angélus, Les clochers dont le doigt de pierre Montrait sa route à la prière, N’avaient que cent mètres au plus. Des hommes hardis sont venus Et, forgeant la dure matière, Ont construit une tour altière Menaçant les cieux inconnus. Miracle! Jusqu’où monte-t-elle? La foule pousse devant elle Un hurrah d’admiration. Son sommet se perd dans l’espace- Mais, tout là-haut, un aigle passe Et n’y fait pas attention. L’AUBE TRICOLORE Hier, j’ai surpris l’aurore à son premier éveil, Quand le nid est muet encore sur la branche. Là-haut, le sombre azur. Plus bas, la brume blanche. Enfin, à l’horizon, un flamboiement vermeil. Bleu, blanc, rouge! - Le ciel, à nos drapeaux pareil, M’a rendu nos espoirs oubliés de revanche. Car, captive en ces noeuds que, seul, le glaive tranche, L’Alsace attend, là-bas où monte le soleil. Que de jours et de jours, hélas! depuis l’outrage! Peut-être - ô doute amer! - elle se décourage! Elle doit, après tant d’angoisse et de douleurs, Se demander parfois si l’on se souvient d’elle!- - Non. Dans le matin clair arborant nos couleurs, L’Alsace nous répond de loin: « Je suis fidèle! » 25 avril 1892. BALLADE À VIGEANT, EXCELLENT MAÎTRE EN FAIT D’ARMES, POUR LE PLUS GRAND HONNEUR DE L’ESCRIME FRANÇAISE. La rapière, arme de butor, Traîne au flanc des Maisons-moussues, Et le futur « herr Professor » Est fier des balafres reçues. Mais le sabre lourd vainement A l’épée a fait concurrence; Et, pour se battre galamment, Il n’est de fin fleuret qu’en France. Les lames de Tolède encor Font leurs piqûres de sangsues. A Madrid, par le matador Les grâces d’armes sont bien sues. Mais c’est trop d’enjolivement, C’est trop faire la révérence. Et, voulez-vous mon sentiment! Il n’est de fin fleuret qu’en France. Tu prends, Toscan, ô beau ténor, Des poses tortes ou bossues. Par ton épée aux quillons d’or Que de poitrines décousues! Car la ruse est ton élément. Gare à la botte de Florence!- N’importe! fais ton testament. Il n’est de fin fleuret qu’en France. ENVOI Maître, il reviendra, l’Allemand. O victoire! ô chère espérance!- Enseigne-nous ton art charmant. Il n’est de fin fleuret qu’en France. A LEURS MAJESTÉS L’EMPEREUR ET L’IMPÉRATRICE DE RUSSIE DANS cet asile calme où le culte des lettres Nous fut fidèlement transmis par les vieux maîtres Ainsi que le flambeau de l’antique coureur, A ce foyer, dans cette atmosphère sereine, Bienvenue à la jeune et belle Souveraine! Bienvenue au noble Empereur! Votre chère présence est partout acclamée Par l’imposante voix du peuple et de l’armée Émus de sentiments profonds et solennels; Et, sur la foule heureuse et de respect saisie, Vous voyez les couleurs de France et de Russie Palpiter en plis fraternels. Tous les voeux des Français vont, Sire, au fils auguste Du magnanime Tsar, d’Alexandre le Juste; Car en vous son esprit pacifique est vivant. Vous, Madame, devant vos yeux purs et sincères, Dans les groupes charmés, vous entendez les mères Vous bénir, vous et votre enfant. Ici s’éteint le bruit dont un peuple s’enivre. Nous pouvons seulement vous présenter le livre Qui garde ce trésor: la langue des aïeux; Mais, chez nous, c’est la France encor qui vous accueille, Et vous lirez le mot: « amitié » sur la feuille Qu’elle place devant vos yeux. Puis nous évoquerons notre gloire passée, Nos devanciers fameux, princes de la pensée, Corneille, Bossuet, tant d’autres noms si beaux, Avec l’orgueil de voir nos souvenirs splendides Honorés par vous, Sire, ainsi qu’aux Invalides Vous saluez nos vieux drapeaux. Enfin, bien à regret, - l’heure si tôt s’écoule, - Nous vous rendrons tous deux à l’amour de la foule, Au grand Paris offrant son âme en ses clameurs, Mais pour vous suivre aussi dans cette ardente fête Où vous êtes portés, comme a dit un poète, En triomphe sur tous les coeurs. POUR LES RUSSES OUI, toute âme française est de pitié saisie Devant l’affreux carnage où, sur le sol d’Asie, Les Russes tombent par milliers; Car ces cadavres froids que le vautour dévore, Nous les nommions hier, nous les nommons encore Nos amis et nos alliés. Sous la trombe de fer qui tue ou qui mutile, Ces marins, ces héros, luttant cent contre mille, Dans la rade de Chémulpo, Criblés de fleurs, naguère ils visitaient la France, Et devant eux un souffle enivrant d’espérance Fit palpiter notre drapeau. Ce Tsar qui désirait la paix universelle, Et qui, lorsque le sang de son peuple ruisselle, Est si malheureux aujourd’hui, Il vint vers nous, les mains loyalement tendues, Il vint et traversa des foules éperdues Où tous les coeurs battaient pour lui. Voilà des vérités; il faut les faire entendre. C’est grâce au magnanime empereur Alexandre Qui, par malheur, a peu vécu, Que, de son grand désastre encore endolorie Et sous tant de haineux regards, notre patrie A relevé son front vaincu. Ce fut alors pour nous la paix, mais digne et fière. Sans angoisse on pouvait songer à la frontière Dont fut reculé le poteau. Le peuple russe et nous, après ces nobles fêtes, Nous tenions le danger des injustes conquêtes Entre les pinces d’un étau. Ces choses se passaient voilà très peu d’années. Mais, hélas! un seul jour change les destinées Des hommes commes des États. C’est là-bas maintenant qu’il faut que le sang pleuve. Du moins qu’ils sachent bien, nos amis dans l’épreuve, Que nos coeurs ne sont pas ingrats. En Occident, plus d’un est égoïste et lâche. Mais la France comprend leur héroïque tâche Et le dit par ma faible voix. Ils protègent l’Europe, ils en sont la cuirasse, Et, quand ils meurent, c’est pour nous, pour notre race Et son signe éternel, la Croix. Pourtant ne croyez pas que le poète oublie Que la guerre est souvent une atroce folie. Les lauriers coûtent trop de sang. Que de mères en deuil qui pleurent sous leurs voiles, Et que de morts couchés sous les froides étoiles! Je frémis rien qu’en y pensant. Mais la nation russe a le bon droit pour elle; Car, au fond de l’Asie innombrable et cruelle, Sommeille un grand péril, toujours. J’admire ce rempart de vaillants coeurs qui barre Le vieux chemin tracé par la marche barbare Des Attilas et des Timours. Jadis, la France, qui ne s’est jamais trompée Sur son devoir, d’instinct eût saisi son épée. Aujourd’hui son geste est moins prompt. Aux Russes adressons nos voeux et nos prières; Leurs âmes à la fois pieuses et guerrières Seront tristes, mais comprendront. Oh! qu’enfin le lointain Mikado, sur son trône, Entende leur canon à l’invasion jaune Jeter le dernier: « Quos ego! » Que leurs revanches soient superbes et prochaines! Stcessel dans Port-Arthur, c’est Masséna dans Gênes, Souhaitons-leur un Marengo! AUX AMBULANCIÈRES DE LA CROIX-ROUGE Aez-vous quelque espoir dans la paix! Donnez-m’en. Mais on s’arme. Toujours l’homme, hélas! loup pour l’homme! Toujours le « væ victis » du Barbare dans Rome! Et la fraternité n’est qu’un fade roman. Sous la tunique sombre ou sous le clair dolman, Nos fils iront en guerre et seront fauchés comme Les blés mûrs; et, tombant sous le coup qui l’assomme, Le malheureux blessé criera d’instinct: « Maman! » Quelle horreur!- Ah! du moins, femmes, soyez bénies, Qui, dans un noble élan, vous êtes réunies Pour ces enfants à qui tant de mal sera fait. Mutilés et sanglants, dans leur détresse amère, Ils verront la Patrie assise à leur chevet, Et dans chaque Française ils auront une mère. POUR LA FÊTE DONNÉE AU BÉNÉFICE DES « VICTIMES DU DEVOIR » Bien souvent vous lisez un fait divers banal, Qui traverse l’esprit sans y jeter racine. C’est la mort du chauffeur broyé sur sa machine, Du sauveteur noyé dans les eaux d’un canal, Du pompier dévoré par un gouffre infernal, De tant d’autres héros!- Et, songeant, j’imagine, Que l’instinct du devoir est de source divine, Vous dites: « Le brave homme! » en jetant le journal. Pourtant ils ont laissé, ces martyrs de bravoure, Des veuves, des enfants, et, pour qu’on les secoure, Que vous demande-t-on, ô passants! - Presque rien. Votre épargne d’un jour, en riant dépensée Dans une fête, avec cette bonne pensée Que si peu de plaisir peut faire tant de bien. DEUXIÈME PARTIE I A MADEMOISELLE ANNETTE BAUDRIT JE suis ton vieux parent et je sais ton histoire; Je te vis naître, Annette, et je te vis grandir. Te voilà mariée, et l’on va te cueillir, Rose qui parfumas longtemps la forge noire. Je connais ton coeur droit, ta bonté, ta douceur, Et tu devines bien ce que pour toi j’espère; Car je n’ai pas d’ami plus tendre que ton père, Chère Annette, et ton nom est le nom de ma soeur. Je sais que la souffrance a mûri ta jeune âme; Et, dans cette maison dont tu quittes le seuil, Naguère je t’ai vue, en noirs habits de deuil, Encore enfant, remplir le rôle d’une femme. Tu comprends, n’est-ce pas! pourquoi j’ai rappelé, Annette, en cet instant joyeux, cette heure amère Où, te voyant t’asseoir où s’asseyait ta mère, Souriait en pleurant ton père désolé. Dès ce jour, tu conçus ce qu’était la famille, Fille de forgerons et de vieux artisans; Le devoir pénétra dans ton coeur de quinze ans; - Et l’épouse, vois-tu, vaudra la jeune fille. Laisse ton vieux cousin dont le coeur s’attendrit Dire au jeune homme heureux qui t’a conduite au temple qu’un siècle de travail, d’honneur, de bon exemple, Sont la dot, la noblesse et l’orgueil des Baudrit, Et qu’auprès du foSier que votre hymen allume -Doux instinct des oiseaux qui construisent leurs nids!- Il faut que vos deux coeurs soient à jamais unis Comme deux fers soudés au marteau, sur l’enclume. 8 octobre 1883. A MADEMOISELLE ANNA TRAVERS DANS la maison aux murs par les livres couverts, Le cher aieul défunt, bien souvent, me fit fête; Le père me témoigne une amitié parfaite. Des deux mamans aussi je sens les coeurs ouverts. Fille de mes amis, ô belle Anna Travers, Dont la fleur d’oranger pare la jeune tête, Accueillez aujourd’hui les voeux du vieux poète Qui voudrait mettre ici tout son coeur dans ses vers. Qu’il est heureux celui qui vous a pris pour femme! Plus fraîche est votre joue et plus pure est votre âme Que la fleur du pommier quand vient l’avril charmant. Et la famille où votre époux vous a choisie, Et dont est glorieux le bon pays normand, Ne vit que pour l’honneur et pour la poésie. POUR JEANNE LEMERRE LE JOUR DE SON MARIAGE Poète de vingt ans, je t’ai vue au berceau. Qu’elle est loin, la chanson du Passant à Silvie! Que de feuillets tournés du livre de ma vie! De celui de ce jour lirai-je le verso! Mais il n’est pas tari, l’harmonieux ruisseau. Je fais des vers encor. Ton bonheur m’y convie. Accepte, en ton avril d’amour, enfant ravie, Mes fleurs de la Toussaint, mon dernier chant d’oiseau. Que de jours envolés! Que de saisons enfuies!- Te voici femme. Au bras d’un époux tu t’appuies. L’oranger symbolique orne ton jeune front. Et c’est un sentiment très doux qui me pénètre, En t’offrant, Jeanne, ainsi qu’aux fils qui te naîtront, Les voeux ardents du vieil ami qui te vit naître. 10 octobre 1892. POUR ALOYS BLONDEL ALOYS, songes-tu quelquefois au poète Qui t’attirait naguère entre ses deux genoux Et, mettant un baiser sur tes cheveux si doux, Admirait ton teint frais et ton rire de fête? Lui se souvient de toi. Devant ta blonde tête Il éprouvait, hélas! comme un regret jaloux; Car, privé du bonheur du père et de l’époux, Il vieillit, solitaire, et sa vie est mal faite. Cher petit Aloys, ô fils de mon ami, Que l’ange du Seigneur qui te veille, endormi, Te fasse prendre un jour la route droite et sûre; Et, demeurant la joie et la fierté des tiens, En ton regard viril garde la clarté pure Que dans tes yeux d’enfant mit le ciel d’où tu viens. 1er mars 1888. PORTRAIT DE Mlle SABINE CAROLUS DURAN, PAR SON PÈRE PRÈs du grand lévrier d’Écosse, Toute en velours et satin gris, L’enfant, qu’on devine précoce, Ouvre sur vous ses yeux surpris. Elle est si jeune! tout lui semble Comme elle charmant, pur et beau; Une rose - qui lui ressemble - S’épanouit à son chapeau. Et ses mignonnes jambes nues Hors de leurs petits bas soyeux Sont, dans leurs grâces ingénues, Aussi naïves que ses yeux. Comme son existence enfuie N’a pas un souvenir troublant, Elle est confiante et s’appuie Au collier du chien noir et blanc; Et devant l’air bon et prospère Du petit modèle enchanté On sent combien l’artiste-père Adore son enfant gâté. 1875. EN HIVER (D’APRÈS LE TABLEAU DE PIERRE BILLET) SUR la route en linceul changée Par deux longs mois de vent du nord, La petite passe, chargée De son lourd fagot de bois mort. Comme l’horizon s’illumine Des lueurs d’un couchant d’hiver, Sa silhouette se dessine, Svelte et brune, sur le ciel clair. Et moi, j’imagine ta vie, Enfant qui vas seule le soir, Portant ton fagot et suivie D’un vieux et paisible chien noir. Pauvre, orpheline et sans famille, Et sauvage avec les garçons, Tu files l’hiver, humble fille, Et tu vas glaner aux moissons. Triste ramasseuse de branches Qui cours si tard sans t’alarmer, Tu n’as qu’un bonnet des dimanches, Tu n’as qu’un vieux chien pour t’aimer. Et cherchant, toujours solitaire, Blé pour ton pain, bois pour ton feu, Tu vis de ce qu’on trouve à terre Comme les oiseaux du bon Dieu. 1875. CHOSE VUE SUR LE GRAND CHEMIN HEUREUX l’enfant pour qui le don n’est pas l’aumône! L’été flambe, le blé mûrit, la plaine est jaune. Une enfant en haillons, pieds nus sur le chemin, A cueilli des bleuets qu’elle tient à la main. Elle a quatre ans; on la laisse errer sur la route. Mendiante, non pas, mais bien pauvre; et, sans doute, Chez elle, on est souvent sans pain à la maison. L’enfant n’y songe pas. C’est la belle saison. Elle est libre. Ses pieds, dans la poussière ardente, Ont chaud. Elle a cueilli des fleurs, elle est contente, Et, près des peupliers dont tremble le rideau, Elle marche. (???) Elle marche. Bercée au trot de son landau, Une dame, à côté de sa petite fille, Est prise de pitié pour l’errante en guenille Et veut semer un peu de bonheur en passant. « Halte un instant, cocher. » (???) « Halte un instant, cocher. » La petite descend Et présente un louis à l’enfant demi-nue. Toutes deux ont quatre ans. L’ignorance ingénue Qui vit dans leurs yeux clairs ne peut encor savoir Le sens de ces deux mots - donner et recevoir - Ni que la charité contient un peu d’offense. O candeur adorable et sainte de l’enfance! L’une tend sans façon le louis comme un sou, L’autre l’accepte ainsi qu’un étrange joujou Et le prend simplement parce qu’on le lui donne Puis, cédant à son tour à l’instinct d’être bonne, Elle offre ses bleuets dans la moisson cueillis. Alors la riche enfant, trouvant bien plus jolis Que l’or ces bleuets purs comme les yeux d’un ange, Et surprise devant le généreux échange, Et très reconnaissante, et le coeur tout saisi, Embrasse l’enfant pauvre en lui disant: « Merci. » 16 décemble 1895. II MARIE-BLEUE EN vain je cherche un mot charmant qui vous désigne, Un mot qui réunisse en sa simplicité Votre blanche jeunesse et votre pureté; Aucun ne me contente et ne m’en semble digne. Il en est de bien doux pourtant qui me font signe, Des mots resplendissants de candide beauté; C’est la neige d’hiver, c’est le Paros vanté, Et l’hostie, et l’ivoire, et le lys, et le cygne. Mais j’exprimerais mal, en un mot comme en cent, Cette grâce ingénue et ce charme innocent Qui vous font à mes yeux si touchante et si belle, Et ne trouverais rien de plus essentiel Que ce nom qui vous sied si bien et qui rappelle L’image de la Vierge et la couleur du ciel. A DEUX SOEURS ÉDITH rêve toujours et toujours Jeanne rit; La blonde lève au ciel un regard de victime, Et la brune au dehors répand sa joie intime. Ainsi l’étoile brille et la rose fleurit. Mais, quand un tendre émoi naîtra dans votre esprit Pour l’homme heureux qui garde encore l’anonyme, Vous sourirez, Edith, - la rêveuse s’anime; - Jeanne, vous rêverez, -- l’espiègle s’attendrit. Sans trop savoir pourquoi, dans votre âme naïve, Restez rieuse, Jeanne; Edith, restez pensive. Le temps où le coeur bat sera trop tôt venu. L’avenir à changer de rôle vous condamne; Et d’avance je porte envie à l’inconnu Qui fera rire Édith ou fera rêver Jeanne. Septembre 1878. ADIEUX AUX EAUX-BONNES MA mémoire vous aime et vous sera fidèle, Source à qui je devrai ma santé d’un hiver, Monts altiers, gaves purs, et toi, vieux pic de Ger, Qui dresses dans l’azur ta haute citadelle. Mais la charmante enfant qui m’admettait près d’elle, La petite malade au regard bon et clair, Me laisse dans le coeur un souvenir plus cher, En fuyant vers le Sud ainsi que l’hirondelle. Montagnes dont le souffle a su la ranimer, Vous la connaissez bien et vous devez l’aimer; A votre ombre a poussé cette fleur trop chétive! O sublime Nature où tout parle d’espoir, N’est-ce pas qu’elle est bien ton enfant adoptive Et que longtemps encor tu voudras la revoir? Septembre 1878. VOUS DÉSIREZ DONC- VOUS désirez donc que sur ce volume Le poète écrive un mot amical. Mais je tremble presque, en prenant la plume, Que mon souvenir tourne en madrigal. Ainsi que des fleurs mises en corbeilles Doivent à la fin trouver importun Le continuel baiser des abeilles Qu’attire et retient reur puissant parfum, Ainsi vous devez être un peu blasée Sur les compliments quelquefois trop longs Que les amoureux, troupe méprisée, Murmurent autour de vos cheveux blonds, Et moi, qui crains fort une raillerie, Je songe aux fadeurs qu’on vous infligea, Et je vous épargne une flatterie Qu’on a cent fois dû vous dire déjà. A UNE JEUNE MARSEILLAISE PARIS, certe, est une merveille; Mais, s’il pouvait avoir Vos yeux de diamant noir, Il serait un petit Marseille. A MADEMOISELLE JANE SABATERY J’AI quitté la mère patrie Pour voir, par un minuit bien clair, Le ciel refléter dans la mer Sa merveilleuse orfèvrerie. Hélas! aux côtes d’Algérie, Règne un impitoyable hiver. Les nuits sont du noir de l’enfer; Aucune n’est d’astres fleurie. Mais, mon enfant, votre beauté Est comme un firmament d’été Etincelant, pur et sans voiles; Et, si sombres que soient les cieux, Le Poète, admirant vos yeux, Ne regrette plus les étoiles. 19 janvier 1891. AUX FRANÇAIS D’ALGER COMMENT puis-je vous rendre grâce, O Français d’Alger, à vous tous Qui fûtes si bons et si doux Pour l’humble Poète qui passe? Votre beau ciel a peu souri, Par malheur, au pâle malade, Chers hôtes; mais votre accolade L’a réchauffé, sauvé, guéri. Aussi l’averse en vain nous noie, En vain gronde et blanchit la mer. Qu’importe l’horreur de l’hiver A celui dont l’âme est en joie! Au milieu de vous il se sent Dans un délicieux bien-être; L’accueil si chaud qui le pénètre Remplace le soleil absent. Il oublie en un rêve tendre, Devant vos femmes aux doux yeux, Qu’il n’est pas d’étoiles aux cieux, Que les roses se font attendre. Voici deux mois qu’il a quitté Le sol de la mère patrie; Et déjà, dans votre Algérie, Il est comme un fils adopté. Ah! certes, dans la capitale, Voyageur enfin de retour, Il gardera l’ardent amour De votre terre orientale; Il redira combien est beau Ce grand pays plein d’espérance Comme il travaille pour la France, Comme il honore le drapeau! Hélas! en voyant votre côte S’effacer au loin dans l’azur - Le retour n’étant jamais sûr - II sera bien triste, votre hôte. Mais qu’aujourd’hui, du moins, encor Il dise à quel point il vous aime! L’occasion s’offre ici même, Bons Algériens aux coeurs d’or Votre ami vient, quand vous rassemble Un acte touchant de pitié. En faveur des infortunés Comme le bien qu’on fait ensemble. En faveur des infortunés Vous organisez cette fête; Donnez-y sa place au poète. Qu’il y chante: Donnez! donnez! Donnez, sans espoir qu’on vous rende; Donnez, sans savoir qui reçoit! Le plus noble geste qui soit, C’est d’ouvrir la main toute grande. AUX FÉLIBRES QUI M’ONT SALUÉ DE LEURS VERS PENDANT MON SÉJOUR EN PROVENCE Souffrant, j’étais venu sur le doux littoral, Frileux, je me chauffais au soleil de Provence, Lorsque - joie et fierté! - sur mon chemin s’avance Le Félibrige avec son chef, le grand Mistral. A moi, l’humble rimeur, à peine leur égal, Ils offrent leurs beaux vers comme une redevance. Leur fraîche poésie est une eau de Jouvence. Je m’y baigne et j’en sors guéri. Je n’ai plus mal. A mon départ, - il faut que tout bon temps finisse, - Je ne comptais cueillir, sur la côte de Nice, Qu’un bouquet tôt flétri de ses roses d’hiver. Chers félibres, merci! car de vos nuits sans voiles Et de leurs astres d’or reflétés dans la mer J’emporte, grâce à vous, une gerbe d’étoiles. 29 janvier 1893. A MONSIEUR ÉVELART* LORSQUE, collégien rempli d’instincts pervers, J’ânonnais ma leçon ou faisais mal mon thème, Fronçant vos gros sourcils, mais souriant quand même, Vous m’avez quelquefois infligé cinq cents vers. Académicien cousu de lauriers verts, Aujourd’hui je me venge et vous lis un poème; Et vous, sous qui j’ai fait jadis ma quatrième, Vous devez le subir. C’est le monde à l’envers. Le « pensum » sera court, rassurez-vous, cher maître, Car il me suffira d’un sonnet pour y mettre Le tribut d’amitié de tous vos vieux enfants, Qui, pris par l’action ou séduits par les rêves, Tous obscurs ou fameux, tous lettrés ou savants, Par la chaleur du coeur sont restés vos élèves. A MADAME LA BARONNE DE POILLY J’AI fait, cette nuit-ci, baronne, Un rêve étrange, mais exquis; Les ducs, les comtes, les marquis Dont l’hommage vous environne, Ayant tous le coeur très fâché Que votre bienveillant sourire Accueillît un porteur de lyre, Sur ma personne avaient lâché Toutes les bêtes fantastiques Qui décorent leurs écussons, Toute la faune des blasons, Tous les animaux héraldiques. Je voyais les lions hissants, Tirant leurs langues écarlates, Les dragons, dressés sur leurs pattes, Venir contre moi, rugissants; Les aigles, roulant leurs yeux mornes, Agiter leur foudre fatal, Et sur moi, baissant le frontal, Charger le troupeau des licornes. Lourdes d’un venin de serpent Et crachant la flamme et les cendres, Les guivres et les salamandres Les suivaient de près en rampant. oeil qui flambe et gueule qui crie, Ils se groupaient pour les assauts. J’allais être mis en morceaux Par l’horrible ménagerie; Mais, devant leur troupeau guerrier, Vous preniez ma main, douce fée, Et je les chassais comme Orphée, Avec un rameau de laurier. ÉCRIT SUR L’ÉVENTAIL DE LA PRINCESSE LETITIA, OÙ EST PEINTE À L’AQUARELLE UNE VUE DU PALAIS-ROYAL AU sein du Paris populeux, Le Palais-Royal voudrait croire Que vous avez gardé mémoire De ses pauvres gazons frileux. Que de tumultes orageux Ont battu sa muraille noire! C’est la poussière de l’histoire Que l’enfance y foule en ses jeux. Mais, devant cette image, Altesse, Point de souvenirs de tristesse; Et, puisque votre coeur est pris D’une sympathie obstinée Pour la France et le vieux Paris, Songez quelquefois: « J’y suis née. » ÉCRIT SUR L’ALBUM DES CHATS D’HENRIETTE RONNER JE regarde, en ce bel album paru d’hier, Ces chats pris sur le vif avec un talent rare. Jamais il ne fut mieux compris, je le déclare, Le tigre familier, caressant quoique fier. Vos félins sont exquis, Henriette Ronner. Je les admire et, non sans orgueil, les compare Au charmant angora dont mon logis se pare Et qui vient de vêtir sa fourrure d’hiver. Comme vous, pour les chats j’ai tant de sympathies! Chez moi, j’ai vu régner de longues dynasties De ces rois fainéants au pelage soyeux; Et, dans mon calme coin de vieux célibataire, Toujours les chats prudents, les chats silencieux Promènent leur beauté, leur grâce et leur mystère. III ALLONS, POÈTE, IL FAUT EN PRENDRE TON PARTI!- ALLONS, poète, il faut en prendre ton parti! Tu n’as pas fait songer, et tu n’as converti Personne à ton amour pour les vertus obscures; Tes poèmes naïfs peuplés d’humbles figures N’ont pas le don de plaire aux heureux d’ici-bas; Ton livre les étonne et ne se lira pas. Le monde, vois-tu bien, ne s’intéresse guère A ce milieu mesquin, trivial et vulgaire; Malgré la sympathie, on est un peu surpris. Crois-moi, n’y reviens plus- Personne n’a compris Qu’un lettré, qu’un ami de l’art et de l’étude Eût, pour ces gens de peu, tant de sollicitude. - Diable! Cela n’est pas d’un esprit distingué. Traiter de tels sujets en vers! - On est choqué. Là, franchement, comment veux-tu qu’on s’attendrisse Sur l’ennuyeux exil d’une pauvre nourrice? Veux-tu faire pleurer avec le dévouement D’un petit employé de l’enregistrement? Prends garde, je connais chez toi cette tendance. Autrefois n’as-tu pas eu l’extrême imprudence De conter, sans aucune ironie, à dessein, Les amours d’une bonne avec un fantassin! Parler d’un épicier dans la langue de l’ode, C’est monstrueux. Tu vois, une femme à la mode Te l’a dit, sans y mettre aucune passion, Que c’était, à la fin, de l’affectation. Elle eût pu dire encor que cet art réaliste Sent un peu l’envieux et le socialiste, Et te fera bientôt regarder de travers; Que ceux qui pour trois francs achèteront des vers Sont des gens de loisir, ayant de la fortune, Que ton étrange amour des humbles importune, Et qu’au lecteur qui sort en voiture il messied De parler si souvent de ceux qui vont à pied. Soit, je suis condamné. Mais mon livre est sincère. J’ai cru qu’il était sain, qu’il était nécessaire, - A cette heure où, sentant se réveiller en eux Leurs appétits rivaux et leurs instincts haineux, Les hommes des deux camps, haut monde et populace, Prétendent par le fer se disputer la place; A cette heure où mon pied qui fouille le pavé Pourrait glisser encor dans le sang mal lavé, Où les assassinats, les vols, les sacrilèges Viennent de cimenter tous les vieux privilèges J’ai cru, dis-je, j’ai cru qu’il pouvait être utile, Au milieu des écrits que la haine distille, Des cris injurieux et des mots provocants Que se jettent de part et d’autre les deux camps, De publier, parmi la fureur générale, Un livre familier, sans phrases, sans morale, Sans politique aucune, et tout d’apaisement, Qui dirait à l’heureux du monde, simplement, Que ce peuple qu’il voit passer sous sa fenêtre, Ce peuple qu’il méprise et ne veut pas connaître, Conserve plus d’un bon sentiment ignoré; Et qui dirait encore au pauvre, à l’égaré, Que, dans l’adversité, le meilleur, le plus digne, Le plus grand, est toujours celui qui se résigne; Qui dirait tout cela sans trop en avoir l’air, Par de simples récits, dans un langage clair Et qui dégageraient une bonne atmosphère. - Ce livre, j’ai tenté seulement de le faire, Et je l’ai bien mal fait, puisqu’on n’a pas compris. Comme ceux dont il parle, au milieu du mépris, Sa bonne intention sans doute ira s’éteindre; Et tout ce qu’il voulait faire aimer, faire plaindre, Rentrera pour toujours dans son obscurité Comme l’humble rêveur qui l’a si mal chanté. Mars 1872. A NOËL GALLOIS SUR SON VOLUME DE POÉSIES: DESSINS ET CROQUIS. D’UN charme trop puissant la cadence m’enivre, Et j’aime trop les vers pour juger ceux d’autrui. A quoi vous servirait d’ailleurs mon faible appui? Je ne veux donc louer ni blâmer votre livre. Il a droit cependant de paraître et de vivre, Et je puis aux lecteurs dire dès aujourd’hui Que c’est l’amour du bien que l’on respire en lui, Qu’il montre un droit chemin et qu’ils peuvent le suivre. Les gens de charité, les gens de dévouement, Qui font tout leur devoir, sans phrases, simplement, Ce sont d’abord ceux-là qu’il exalte et qu’il nomme. Un profond sentiment l’inspire: la pitié; Et c’est en me sentant naître au coeur l’amitié Que j’ai lu jusqu’au bout cette oeuvre d’honnête homme. 1879. A JOCELYN BARGOIN SONNET-PRÉFACE DE SOIRS D’HIVER UNE préface! Soit. Elle sera rimée. Comme un preux d’autrefois content d’un écuyer, Je vous frappe l’épaule et vous fais chevalier, Et vous relève avec l’étreinte accoutumée. Vos parrains ont pour noms Gautier et Mérimée; Mais ces maîtres seraient fiers de leur écolier Et vous conseilleraient aussi de publier, Dans un livre mignon, votre prose imprimée. Tous ceux qui le liront, ce livre bigarré De tendresse et d’humour, ami, me sauront gré De vous dire aujourd’hui: « Vous êtes hors des pages, » Surtout en y trouvant, aux endroits que je sais, Ces mots vraiment émus, bien francs et bien français, Comme on trouve une fleur gardée entre deux pages. Octobre 1874. JE L’AI LU, CE FUTUR VOLUME- JE l’ai lu, ce futur volume, Et parfois même il m’a semblé Distinguer les mots où la plume Avec le coeur avait tremblé. Attristé jusqu’au fond de l’âme, J’ai songé, tout en l’achevant, Combien sont doux les yeux de femme Qui pleurèrent en l’écrivant, Combien divine la nature Qui dut supporter tous ces maux, Et combien pénétrante et pure La voix qui rythma ces sanglots! Celle qui fit ce reliquaire A des rêves, hélas! défunts, Dans son pauvre coeur n’a plus guère Qu’une douleur et des parfums. Et cette poésie exquise Pleine d’un accent tendre et fier, On sent qu’elle ne l’a conquise Que par son désespoir d’hier. Comment, à présent, changerai-je Un mot, un seul, à votre chant! On ne marche pas sur la neige. Je gâterais, en retouchant. Mais nous pourrons relire ensemble Ces beaux vers qui me sont sacrés. Je dirai tout bas: « Il me semble- Peut-être- » et vous corrigerez. Car aucune main étrangère, Poète aux chères visions, Ne saurait être assez légère Pour toucher à vos papillons. A ÉMILE MARIOTTE SUR SON VOLUME DE POÉSIES: LES DÉCHIREMENTS LES hommes, qui sont tous plus ou moins malheureux, N’ont pour les pleurs rythmés qu’une pitié distraite. Ta plainte est éloquente et la leur est muette. Leur orgueil n’aime pas qu’on gémisse pour eux. Oui, plus d’un doutera de tes tourments affreux, Devant ton noir chagrin détournera la tête, Dira: « Larmes d’enfant! Désespoir de poète! » Et laissera tomber ton livre douloureux. Du moins, ô pauvre ami foudroyé dans l’orage, Qui souffres et combats avec tant de courage, Je veux, comme un témoin, paraître à ton côté Et dire à tous, devant ton oeuvre triste et pure, En me portant garant de ta sincérité: « Vous entendez le cri, moi j’ai vu la blessure! » 14 mai 1886. AUX MOLIÉRISTES VOUS savez ce que fut cet homme de génie! Un jour, il sort du peuple, il s’instruit par hasard; Mais, pour avoir foulé la scène et mis du fard, Son père le maudit et son sang le renie. Il triomphe; un roi l’aime. - Oui, mais la calomnie Le frappe en plein honneur de son lâche poignard; Et quand il meurt, victime et martyr de son art, On l’enterre en un coin, avec ignominie. Sa gloire maintenant plane sur l’univers. C’est le plus grand Français, et sa prose et ses vers, Connus du monde entier, le font penser et rire; Et vous, dévots du dieu, si vous trouviez demain Deux lignes seulement écrites de sa main, Vous seriez honorés par quiconque sait lire. Avril 1879. LA MORT DU POÈTE SA lyre pour l’adieu déchirant a gémi; Il repose, un rameau de laurier sur sa couche, Et semble en sa pâleur le poète endormi Qu’une reine de France a baisé sur la bouche. Il n’est plus, l’enchanteur, et le froid de la mort Habite sous son crâne où bouillait la Pensée, Et son coeur que l’amour a fait battre si fort Ne soulèvera plus sa poitrine glacée. Ses lèvres, qui laissaient tomber de si doux vers, Sont closes; et jamais vos beautés éternelles, 0 femmes, ciel d’azur, flots vermeils, coteaux verts, N’auront plus pour miroirs ses profondes prunelles. Vierges, versez des pleurs! Tonne, Dies free! Car c’est un jour de deuil pour la terre inquiète Quand du manteau des nuits tombe un astre éploré. A LA MÉMOIRE DE COROT LORSQUE le printemps, cette année, Revint sur les ailes d’avril, La campagne fut étonnée Et songea: « Que me manque-t-il? » En s’ouvrant, la première rose, Quand vint s’y poser le bourdon, Dit, triste, à l’insecte morose « Ce mois de mai, qu’avons-nous donc? Les bleuets et les campanules Furent moins joyeux, cette fois. Les rossignols, aux crépuscules, Eurent des sanglots dans la voix. Les aubépins que le vent frôle Jetèrent moins gaîment leurs fleurs; Les bois soupirèrent; le saule Sembla verser bien plus de pleurs; Après une halte plus prompte, L’oiseau s’envola des lilas. Tout enfin semblait avoir honte De sa joie et disait: « Hélas! » - Hélas! si la campagne est prise De ce mystérieux souci, C’est qu’un bonhomme en blouse grise Ne revient plus, ce printemps-ci. Oui, c’est sans doute qu’elle pense Que Corot, que son vieil ami, Pour faire une aussi longue absence, Doit être à jamais endormi; C’est qu’à la ville, bien loin d’elle, Nous avons cloué ce cercueil, Et que de son amant fidèle La nature a droit d’être en deuil. 1875. A ÉDOUARD PLOUVIER N’ÊTES-VOUS pas émus quand, dans le ciel d’été, Vous voyez tout à coup une étoile qui tombe! N’êtes-vous pas émus, quand, pour l’éternité, Sur un poète aimé se referme la tombe! Car n’est-ce pas toujours un flambeau qui s’éteint Et qui ne guide plus notre marche inquiète! Notre coeur n’est-il pas également atteint Par la chute d’un astre et la mort d’un poète? Plouvier!- Jamais, hélas! le hasard des chemins N’avait mis devant moi ce doux et pur artiste. Nous n’avions pas serré nos fraternelles mains; Mais, le jour où j’appris sa fin, mon coeur fut triste. Car, si de son labeur le poète est payé Dans la vie éternelle, - on dit qu’elle est meilleure, - Je savais qu’ici-bas, ayant bien travaillé, Sombre et sans récompense, il partait avant l’heure. Cependant il avait longtemps, avec effort, Labouré, pour avoir cette récolte amère, Lutté contre les flots, sans atterrir au port, Et, sans toucher le but, chevauché la chimère. Le peuple des faubourgs savait par coeur ses chants, Et ses contes berçaient l’enfance avec tendresse; A ses drames émus, terribles ou touchants, La foule avait battu des mains, pleine d’ivresse. Et voilà qu’il mourait, pauvre et presque oublié! Mais sa ville natale enfin lui rend justice, Et moi je viens, tout fier de l’honneur octroyé, Afin que sa mémoire en mes vers retentisse. Et toi, vieille cité dont on trouve le nom Dans les plus glorieux feuillets de notre histoire, Toi qui vis l’Armagnac s’unir au Bourguignon, Avant que de chasser l’Anglais du territoire, Arras aux nobles murs, où les plus triomphants Sont venus se briser, depuis Louis le Juste, Oui, tu fais bien, à l’un de tes meilleurs enfants, De donner ce laurier et de dresser ce buste. Car, s’il ne faut jamais prostituer l’airain, Si l’idole d’hier est souvent abattue, Le poète survit dans son marbre serein, Et sa gloire est un bon ciment pour sa statue. POUR ÉLISE DUGUÉRET POUR nous tous en qui l’art a mis son étincelle, Le succès est souvent fragile et dure peu; Mais, vraiment, le Destin fut féroce pour celle Qui, dans quelques instants, vous fera son adieu. Comme une autre, elle était ardente et courageuse; Mais jamais le bonheur ne la prit par la main. Et voici qu’elle atteint, la pâle voyageuse, Lasse et les pieds en sang, le terme du chemin. Fière, elle va, mais triste à donner froid dans l’âme; Et, dans la morne foule où nous la coudoyons, Nous sommes étonnés que cette pauvre femme Garde un pli de peplum, encor, dans ses haillons. On fut l’artiste, hélas! l’héroïne hautaine Du drame; on eut un nom, pour quelques soirs, vanté. Et puis cela finit comme dans La Fontaine, Et la cigale a faim, qui chanta tout l’été. Vers quelque mort affreuse, ainsi, sombre et chagrine, Elle allait, quand le sort plaça devant ses pas Une femme au grand coeur, la bonne Séverine, Qui, d’abord, a crié: « Cela ne se peut pas. » Vite, elle a recueilli la mourante cigale Dans la tiède chaleur-de sa douce amitié. Et nous tous, accourus à sa voix musicale, Nous joignons notre effort sincère à sa pitié. Grands et petits, obscurs ou fameux, tous, en masse, Pour faire un peu de bien, nous nous réunissons. - Chanteuse, j’ai ma voix. - Bouffon, j’ai ma grimace. Nous voici tous! Voici nos vers et nos chansons! Quant à la récompense, oh! que chacun l’obtienne! Elle sera, pour nous, dans cette fête d’art, Les larmes de bonheur que la tragédienne, En vous disant: Merci! répandra sur son fard. IV A UN COMÉDIEN PARCE qu’un philistin, tartuffe sermonneur, A d’un salon guindé pu te faire proscrire, Est-ce vrai, grand bouffon! ton brave et large rire Éclaterait ce soir avec moins de bonheur? Laisse donc. Le mépris des sots te fait honneur. Reste dans ton théâtre où c’est l’art qu’on respire. Ici le pâle Hamlet, au nom du vieux Shakspeare, T’offre la bienvenue au manoir d’Elseneur. Sois fier du préjugé qui t’écarte du monde; Pour lui jeter de haut la vérité féconde, Reste sur tes tréteaux, volontaire exilé. Ton art, comme la foi, doit planer sur la foule; Artiste, accepte-le jusqu’au martyre, et foule Ces planches où le sang de Molière a coulé. A UN POÈTE ILS disent ta jeunesse et ta verve épuisées, Ces pédants! Lance donc, ami, par leurs museaux, Tes vers éclos d’hier, ainsi que des oiseaux Qui chantent en foulant leurs coquilles brisées. Comme, aux fêtes des rois, un bouquet de fusées Monte dans le ciel noir, réfléchi par les eaux, Laisse éclater ton livre, et force tous ces sots Pour ce feu d’artifice à se mettre aux croisées. Feu des deux bords! Au nez des philistins divers Continue à jeter largement les beaux vers, Et méprise d’ailleurs le succès et la vogue. Enfant royal, prodigue à pleins poings ton trésor, Et fais comme Tourville au combat de la Hogue, 1er janvier 1875. ÉCRIT SUR L’EXEMPLAIRE DES JACOBITES DONNÉ À MADEMOISELLE WEBER VOUS êtes arrivée au sommet d’un coup d’aile, Brune enfant au regard de sauvage hirondelle; Recueillez les lauriers et les bravos offerts. Un poète vous a devinée et choisie; Servez l’art noble et pur, servez la poésie, Des vers, encor, toujours, dites-nous de beaux vers! 1885. A LA MÉMOIRE DE JOSÉPHIN SOULARY L’ART ne peut garder son trésor. La statue en marbre! On la casse. Le tableau! La couleur en passe Et prend des tons de vieux décor. Vénus est sur le socle encor, Mais sans bras, un chancre à la face. Joconde verdit et s’efface, Au Louvre, dans son cadre d’or. N’est-il point d’ouvrage qui dure? Si, ce camée en pierre dure, Cette médaille en argent fin. Quand moisira tel long poème, Sois tranquille, on lira quand même Tes sonnets, maître Joséphin. A PAUL MUSURUS QUI A BIEN TORT DE NE PAS PUBLIER SES SONNETS I Je ne dis plus, comme au collège, Quando te aspiciam, o rus? Mais quand donc, imprimés, verrai-je Les beaux vers de Paul Musurus! II Excellent ami que vous êtes, Sonneur de purs et beaux sonnets, En bons coeurs comme en bons poètes Sachez bien que je me connais. Mai 1902. BALLADE POUR DÉFENDRE LA DOCTRINE DES POÈTES PARNASSIENS Mon esthétique, la voici. Les bons maîtres, je les honore. Qu’un art nouveau se lève aussi, Je saluerai le météore. Pourtant, dans les vers - que j’adore - Je veux, criminel endurci, Rythme franc et rime sonore. Les vieux Parnassiens sont ainsi. Rimbaud1, fumiste réussi, Dans un sonnet que je déplore, Veut que les lettres O E I Forment le drapeau tricolore. En vain le Décadent pérore. Il faut, sans « mais », ni « car », ni « si », Un style clair comme l’aurore. Les vieux Parnassiens sont ainsi. Certains « jeunes » de ce temps-ci Me voudraient voir - point ne l’ignore - Tressant des chaussons à Poissy Ou mis en bière avec du chlore, Pour les vérités que j’arbore. Mais je proteste, Dieu merci! Et j’offre aux fous mon ellébore. Les vieux Parnassiens sont ainsi. ENVOI Le Symbolisme nous dévore, Prince. N’en ayez point souci. Il est des poètes encore. Les vieux Parnassiens sont ainsi. Janvier 1892. RONDEAU SON or rend-il gai l’homme riche? Certes, les huîtres en bourriche, Le haut sauterne et les pois verts Lui font mieux passer les hivers Qu’un pauvre aveugle sans caniche. Moi, le sort m’a fait cette niche De me trop mesurer la miche; Mais, quelquefois, je trouve un vers Sonore. Faire un whist à vingt francs la fiche Me paraît un bonheur postiche, Et je vois les Rothschild divers Sans les regarder de travers; Car lequel d’un bon hémistiche S’honore! V JE BOIS À LA JEUNESSE JE suis un « pompier », soit, mais ne suis pas pompeux. Chacun la sienne! Il faut que je chante à la fête. « Ce que je veux! » claironne un coq à rouge crête; L’ancien coq enroué répond: « Ce que je peux! » Jeunes cadets, merci d’être bons pour un vieux! Car c’est une heure triste, allez, où le poète, A l’oeuvre qu’il rêva comparant l’oeuvre faite, Se console en songeant qu’il a fait de son mieux. Selon Ronsard, versons quelques fleurs dans nos verres. Mêlons-y, mes amis, vos fraîches primevères Et mes pâles soucis de l’arrière-saison. Je n’ai pas trop vieilli, puisque j’admire encore Les vers que le soleil des vingt ans fait éclore- Je bois à la Jeunesse; elle a toujours raison! A MADEMOISELLE BARTET MON avril et sa primevère Sont loin. Je suis vieux, je me tais. Adieu les vers où je chantais L’amour qui fut ma grande affaire. J’ai mis dans un oubli sévère Ces rimes du temps où j’aimais, Et je ne les lis plus jamais. Fleurs d’herbier! Papillons sous verre! Mais, Bartet, votre exquise voix Leur rend le charme d’autrefois. Mon coeur s’émeut à vous entendre. Les papillons sont palpitants, Les fleurs donnent un parfum tendre; Et j’ai mon arrière-printemps. 5 septembre 1895. A MES JEUNES CAMARADES, AUX ÉQUIPIERS DU CLUB NAUTIQUE DE CHATOU JADIS, le Seine était verte et pure à Saint-Ouen, Et, dans cette banlieue aujourd’hui sale et rêche, J’ai canoté, j’ai même essayé de la pêche. Le lieu semblait alors champêtre. Que c’est loin! On dînait là. Le beurre, au cabaret du coin, Était rance, et le vin fait de bois de campêche. Mais les charmants retours, sur l’eau, dans la nuit fraîche, Quand, sur les prés fauchés, flottait l’odeur du foin! Oh! quels vieux souvenirs et comme le temps marche! Pourtant je vois encor le couchant, sous une arche, Refléter ses rubis dans les flots miroitants. Amis, embarquez-moi sur vos bateaux à voiles, Par un beau soir, à l’heure où naissent les étoiles, Afin que je revive un peu de mes vingt ans. Novembre 1903. ULTIMA VERBA BIEN que raclant encor de la guitare, J’ai la moitié d’un siècle, c’est bien clair. Je tousse trop, cela tourne au catarrhe, Et suis, hélas! lorsque revient l’hiver, A la merci du moindre courant d’air. Plus d’une place en ma bouche est vacante. Je m’alourdis; ma halte est plus fréquente, Lorsque je fais les chemins coutumiers. Et la jeunesse à cinquante ans - cinquante! - C’est seulement pour les jeunes-premiers. L’âge m’est dur, bien que je m’y résigne. Je blanchis peu, ce qui n’est point normal. Des cheveux gris peut-être suis-je indigne? En moi pourtant s’affaiblit l’animal. Je m’endors tard et je digère mal. J’ai bien toujours une petite amie, Mais c’est avec beaucoup d’économie Que je lui prouve encor mon sentiment. Je me sens vieux, même à l’Académie. Si je faisais un peu mon testament. On n’en meurt pas. Et puis, la mort? J’y pense D’un ferme coeur et sans jamais frémir. C’est le repos et c’est la récompense Du malheureux fatigué de gémir. Hamlet a bien raison: « Mourir! Dormir! » Le bonheur même à la fin nous dégoûte. Des jeunes gens tombés à moitié route, Les Grecs disaient: Ils sont aimés des Dieux! » Quant au terrible au-delà qu’on redoute, J’en suis certain, ce n’est rien ou c’est mieux. Si ce n’est rien, tout est dit. Mais j’espère En ce Dieu bon, que, priant à deux mains, Petit enfant, j’appelais: « Notre Père! » Il doit donner de meilleurs lendemains Au triste sort subi par les humains. Je ne sais pas si la mort les délivre, Mais aucun d’eux ne demandait à vivre; C’est dans les pleurs que tous ont vu le jour; Et, dans l’étroit sentier qu’il leur faut suivre, Que trouvent-ils de bon qu’un peu d’amour? Il est couvert d’impénétrables voiles, Le grand mystère entrevu, chaque soir, Dans l’effrayant abîme plein d’étoiles. Nul ne sait rien, nul ne peut rien savoir. Mais, malgré tout, je m’obstine à l’espoir. Quant à l’effroi d’un éternel supplice, Qu’un front chargé de génie en pâlisse Et qu’un Pascal - j’y songe avec stupeur - Craignant l’Enfer, meure sous le cilice, C’est trop absurde, et je n’en ai pas peur. Non, de révolte, au contraire, je vibre. Pour mériter un pareil châtiment, L’homme est-il donc coupable! Il n’est pas libre. Car ses instincts et son tempérament Le font esclave; et le dogme nous ment. Le Jéhovah qui brûle les Sodomes Est responsable autant que nous le sommes, Si notre crime est, d’abord, d’être nés; Devant un Dieu juste et bon, tous les hommes Sont innocents ou, du moins, pardonnés. J’espère en Dieu, je me moque du Diable. Devant la Mort debout dans mes rideaux, Tout au rebours du pauvre de la fable, Je la prierai de décharger mon dos Du poids des ans et de tant de fardeaux. Dans peu de jours, demain, ce soir, - qu’importe? - Son maigre doigt peut frapper à ma porte; Ma malle est faite et je suis préparé. Donc, pour un bon testament, qu’on m’apporte De l’encre fraîche et du papier timbré. Réglons d’abord mon convoi. Je souhaite Qu’on le remarque à peine en son parcours. Car je n’eus pas d’orgueil, quoique poète. Donc, mes amis, ni soldats ni tambours. Nul apparat. Surtout point de discours. Point d’orateur prenant le ton d’un prône Et pleurnichant à froid - comme on rit jaune. Si Maria vient me voir enterrer, Tous ces vains mots - je sais ce qu’en vaut l’aune - M’empêcheraient de l’entendre pleurer. Mais, dans la glaise avant que je m’enlize Sous un tombeau bien scellé de béton, Menez, amis, mon cercueil à l’église. N’y pas aller est de trop mauvais ton; Et puis, qui sait! peut-être y priera-t-on? Comme il est dur de croire décevante Une prière ingénue et fervente! Si jusqu’au Ciel tout de même elle allait?- Il me plaira que ma vieille servante Pour mon repos dise son chapelet. .......................... .......................... SUR SON PORTRAIT À L’ÂGE DE VINGT-CINQ ANS JEUNE front caressé par un rayon de gloire, Tel il fut. C’est l’auteur acclamé du Passant. Malade, infirme et vieux, tel il est à présent. Que c’est loin, cette aurore, et voici la nuit noire! Pourtant ils restent chers à plus d’une mémoire, Le gentil Zanetto, qu’enivre Avril naissant, Et Silvia, devant tant de charme innocent, Sur son désir pervers remportant la victoire. Déjà quarante fois avril a reverdi, Poète, et ton Passant est encore applaudi. Peut-être, avec ton nom, l’oeuvre durera-t-elle? - Démon des écrivains, arrière, vanité! Qu’ils sonnent faux, les mots « gloire » et « postérité Pour le croyant qui songe à la vie éternelle! 4 avril 1908.» Source: http://www.poesies.net