Deux Douleurs. Par François Coppée. (1842-1908) DRAME EN UN ACTE, EN VERS REPRÉSENTÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS SUR LE THÉATRE FRANÇAIS, LE 20 AVRIL 1870 A MA MÈRE Loin de tes yeux en ce moment, Ma vieille mère, sainte femme, J'inscris ton nom pieusement En tête de ce petit drame. II me semble te voir d'ici Mettre r'n la hâte tes lunettes Pour lire s'il a réussi, Dans quelques journaux bien honnêtes. Et, du fond de ton grand fauteuil, Avide, tu les interroges, A tous les blâmes fronçant l'ceil, Te calmant à tous les éloges. Pauvre mère! pardonne-moi Et d'être malade et d'écrire. Je le sais, c'est ve double émoi Qui t'a fait perdre le sourire. Mais puisqu'on a battu des mains, Puisque le mois d'avril, ma mère, Reverdit sur tous les chemins, Saisissons l'espoir éphémère. Bientôt tu m'auras dans tes bras, Mieux portant pour un peu de joie, Mais auparavant tu liras Ces vers que mon amour t'envoie; Tu liras tou nom respecté; Et j'aurai ce bonheur intime D'avoir fait encor de fierté Battre ton coeur simple et sublime. Pau, 21 a'ril 1870. PERSONNAGES RENÉE Mme AGAR. BERTHE Marie Rover. DOMINIQUE M.BARRÉ. A Paris, de nos jours. Un cabinet de travail très riche et très artistique. Des livres, des pa- piers sont épars sur les meubles, sur le tapis. Partout un désordre confus de livres, d'armes, de statues, d'objets d'art. Il fait nuit. Une lampe allumée sur une table. SCÈNE PREMIÈRE BERTHE, DOMINIQUE. Au lever du rideau, Berthe, en costume do voyage, en deuil, est assise sur un divan. A ses pieds est une valise. Dominique, vieux domestique aux allures campagnardes, se tient debout devant elle et lui parle avec une familiarité respectueuse. DOMINIQUE. Moi seul l'ai vu mourir, mademoiselle Berthe ; Seul depuis trois longs jours je pleure ici sa perte; Et puisque vous voulez, quoique vous ayez tort, Savoir de moi comment le pauvre enfant est mort, Je vais vous dire tout. Veuillez donc bien me suivre. Vous savez : il venait de publier son livre, .Le dernier, le plus beau, dont on a parlé tant; Mais ce fut un succès tellement éclatant, Que, là-bas, au pays, vous avez dû le lire. - Le croiriez-vous? Montrant des journaux épars sur une table. Jamais je ne l'ai vu sourire Devant tous ces papiers qui célébraient son nom. II donnait un regard, murmurait : A quoi bon? Puis, venant se jeter, de sa marche indécise, Sur ce même divan où vous êtes assise, Il regardait longtemps les tisons enflammés, Ou, feignant de dormir, restait les yeux fermés Et respirant avec effort, pendant des heures. Une fois il me dit : - On dirait que tu pleures, Mon brave Dominique?- Et, me serrant la main : - Du courage, mon vieux, tu pleureras demain. - Il mourut dans la nuit même, sans agonie. Il est mort! et voilà mon histoire finie, Mademoiselle. Il fut dans ce mal de langueur Deux ans. Les médecins ont dit : C'était au coeur. Moi je dis que mourir à trente ans c'est inique. Voilà tout. BERTHE. Est-il mort en chrétien, Dominique? DOMINIQUE. A Paris, voyez-vous, on pratique fort peu. On est trop occupé pour songer au bon Dieu. Lorsque sur son cher front j'ai vu la mort paraître, J'ai parlé doucement d'aller quérir un prêtre ; Mais il n'a pas paru me comprendre. BERTHE. C'est bien! Mais au moins, mon ami, vous ne me cachez rien? Ceux qui venaient le voir aux heures de souffrance, Et, leurs mains dans ses mains, lui parlaient d'espérance, C'étaient - vous pouvez tout me dire en ce moment - Seulement des amis? DOMINIQUE. Des amis seulement. BERTHE. Et pourtant... oui, je veux vous dire ma pensée. Vous savez tout : je fus jadis sa fiancée ; Étant presque parents, nous devions être époux ; Et, quand l'ambitieux s'échappa de chez nous Et vint dans ce Paris pour y chercher la gloire, J'étais encor présente et chère à sa mémoire. A moi qui l'attendais, longtemps il écrivit, . Sincère, tout ce qu'il pensa, tout ce qu'il fit. Mon souvenir n'était pas éteint; au contraire. Et vous seul connaissez ce qui vint l'en distraire : Je devine une femme, ou vraiment il fallut, Pour qu'il ne songeât plus à faire son salut, Ce poète chrétien sûr de sa foi bretonne, Et pour qu'il m'oubliât comme un lâche abandonne, Ce loyal gentilhomme et de coeur et de nom, Qu'il fût devenu fou, Dominique. - Mais non ! Quelque passion folle asservissait son âme. Tenez ! confiez-moi le nom de cette femme. DOMINIQUE. J'ai toujours respecté mon maître et son secret. BERTHE, (à part.) Ce vieillard a raison! - Je souffre. Il semblerait Que, même après sa mort, je suis encor jalouse De celui dont j'ai dû jadis être l'épouse. Le calme était trompeur alors qu'il triomphait, Et dix ans de prière à genoux n'ont rien fait. (Haut.) Maintenant, apprenez pourquoi je suis venue. Sa vie en ce Paris m'était bien inconnue, Et là-bas j'étais seule, acceptant l'abandon, Quand un jour je reçus ce mot de lui : Pardon! » J'avais pâli, joyeuse, en lisant l'écriture, Et déjà j'étais prête à monter en voiture, J'allais partir, j'allais lui parler et le voir, Quand le sombre billet tout encadré de noir Fit un deuil éternel de cet espoir d'une heure. J'accourus cependant, voulant, dans sa demeure, Sur le funèbre lit de mes pleurs inondé, Déposer le pardon qu'il m'avait demandé J'arrive encor trop tard; mais,bien que je succombe De fatigue, demain j'irai jusqu'à sa tombe. Allez vous reposer, mon ami, me laissant Seule prier ici pour l'éternel absent. Je veux penser à lui cette nuit tout entière; Puis, demain, nous irons ensemble au cimetière. (Dominique s'incline et sort.) SCÈNE II BERTHE. C'est ici qu'il est mort. C'est ici que souvent Il est resté courbé sur sa table et rêvant. C'est ici qu'il a fait son oeuvre de poète. . Oh 1 dites-moi, témoins de sa vie inquiète : Les maux qu'il a causés, les a-t-il bien voulus? Meubles qu'il préférait; livres qu'il a relus ; Toi, plume d'où tombait son grand vers triste et mâle; Miroirs, au fond desquels il se trouvait si pâle ; Armes, qui dans sa main quelquefois avez lui, Dites-moi son secret et parlez-moi de lui ! Car vous avez connu l'influence fatale Qui le tint éloigné de la maison natale Et lui fit oublier aussi l'autre maison, Celle où, les yeux fixés au lointain horizon, Assise taciturne au bord de ma fenêtre, J'ai pu voir tant de fois le jour naître et renaître Et regardé, souffrant un martyre inconnu, Le chemin par lequel il n'est pas revenu. - Ne pensait-il jamais ù la désespérée? Par quelque lumineuse et splendide soirée, Quand de la grande ville au loin s'éteint le bruit, Seul, contemplant le ciel magnifique, â minuit, Le bras sur le balcon, n'a-t-il pas eu l'idée Qu'il était quelque part une triste accoudée Qui, comme lui, veillait et lui gardait sa foi? Et, tendre, son regret est-il allé vers moi? - Mais vous êtes muets! je garderai mon doute. Pour moi, toute espérance est bien détruite, toute ! SCÈNE III. -Ah 1 si du moins dans l'ombre affreuse où sont les morts Ton cercueil est déjà hanté par les remords, Mon bien-aimé, sois sùr que ce n'est pas ma faute, Que je t'ai pardonné, que j'ai l'âme trop haute Pour la haine, et qu'à peine en voulais-je nourrir Contre celle de qui l'amour t'a fait mourir! (On entend du bruit à droite.) Mais qu'entends-je? on dirait un pas. Ce pas s'arrête. Un bruit de clef?... c'est donc une porte secrète ! Une étrange terreur fait trembler mes genoux. Ici, seule, à cette heure! (On voit s'ouvrir lentement une petite, porte sous la tenture à droite.) On entre. Cachons-nous. Berthe se réfugie avec effroi derrière un paravent déployé; elle reste visible pour le publie. Renée, voilée et très émue, entre par la petite porte et s'arréte en s'appuyant, comme acca- blée, sur le dossier d'un fauteuil. BERTHE, d'abord cachée, RENÉE. RENÉE. Oh ne vaut-il pas mieux, comme toi, que je meure? Et dois-je encor franchir le seuil de ta demeure, Puisque je n'y viens pas aujourd'hui seulement Pour pleurer, pour penser à toi seul, cher amant? Moi qui n'étais pas là lors de ton agonie Et qui, lorsque tes yeux éclatants du bénie S'obscurcirent, n'ai pu les clore en un baiser, A cette heure tu dois vraiment me mépriser Si tu me vois entrer ici toute craintive, Profitant de la nuit, par la porte furtive, Comme autemps des amours que nous devions cacher, Et si tu sais aussi ce que j'y viens chercher! Val si je viens ainsi, traversant les ténèbres A thons, demander û ces meubles funèbres Les traces d'un amour coupable, ce n'est pas Que je craigne pour moi rien, même le trépas. Car a l'époux, trahi si lûchement, je jure Que j'aurais infligé cette suprême injure De laisser le hasard mauvais mettre au grand jour Ces lettres, ce portrait, qui disaient notre amour. Il m'eût frappée... IIélas! Que m'importait la vie ? Que m'importait encor qu'elle me fût ravie, L'estime qu'on accorde û ma fausse vertu? Que dis-je? ma douleur est si forte, entends-tu? Qu'elle eût du déshonneur extrait la joie amère. - Non! celle qui te vient troubler, c'est une mère. Si, malgré tes sanglots, jadis, je n'ai pas fui La maison de famille, et si, même aujourd'hui, Je cherche, pour ne pas être déshonorée, Ce qui subsiste encor d'une faute adorée, Tu le sais bien, ô toi qui l'aimais tendrement, C'est pour l'enfant si pur qui dort en ce moment Et me rêve à côté de sa couche endormie. Ainsi, pardonne-moi ! BERTRE, (Cachée, à part.) Je tiens mon ennemie Et je puis me venger. Elle est là, sous mes yeux. Ah ! la haine fait mal, mais c'est délicieux. RENÉE, comme secouant une pensée. Mais je rêve... (Avec étonnement.) Pourquoi cette lampe allumée? Imprudente! La porte est-elle au moins fermée? Elle court à la porte du fond et la pousse. Non. Alors son valet n'est sans doute pas loin. Faisons vite. (Désignant un coliret placé sur une table.) Naguère il serrait avec soin Ce qu'il tenait de moi dans ce coffret d'ivoire. Mais qu'ai je donc? La chambre est si haute et si noire, Tout parle tant ici de tristesse et de deuil, Que j'ai peur comme si je touchais un cercueil Et comme si j'étais de quelqu'un entendue. BERTHE, sortant de sa cachette et posant la main sur le coffret. Et vous avez raison : car vous êtes perdue. RENÉE. Dieu! quelle est cette femme? BERTHE. Ah! vraiment, ce coffret Renferme vos billets d'amour, votre portrait? Ah! vous avez, ce soir, dans l'ombre et le mystère, Pris le chemin connu de l'ancien adultère Afin d'anéantir ses traces, n'est-ce pas? Ainsi qu'un meurtrier qui revient sur ses pas Et songe après le coup - scrupule légitime - Qu'il doit rester du sang à la place du crime ! Ne demandiez-vous pas, madame, qui je suis? Voilà quelques instants que des yeux je vous suis, Et que je reconnais que vous êtes bien belle. Oh! tenez ! je vous hais d'une haine mortelle! RENÉE. Madame... BERTHE. Pas de cris! ils seraient superflus; Car j'étais fiancée à celui qui n'est plus. Il faut que mon courroux sur vous s'appesantisse Et je sens que le ciel m'arme pour sa justice. Car vous l'avez tué : c'est votre amour fatal Qui détruisit en lui le vieil honneur natal, Hélas ! et, trop bien né pour pouvoir lui survivre, Il alla vers la mort qui calme et qui délivre. I1 a trahi, vous seule égarant sa raison; Et, par vous seule, il est mort de sa trahison. - Ainsi, nous vieillirions filles, dans nos provinces, Faisant rire les sots de nos robes trop minces Et de nos mantelets aux vieux rubans passés, Nous fiant aux serments anciens des fiancés Et dans l'église allant, devant les bonnes vierges, Brûler dévotement pour eux de petits cierges; Et nous nous cacherions pour sangloter tout bas, Attendant le billet si cher, qui ne vient pas; Et l'on nous laisserait, à la fin, sans nouvelles ! Nos miroirs nous diraient qu'on n'est pas toujours belles; Et, regardant grandir les enfants, - tout petits, Jadis, quand nos amis oublieux sont partis, - Nous gagnerions la lente et pénible science De l'abnégation et de la patience ! Et, pendant ce temps-là, vous les rencontreriez Dans la lutte, à Paris, nos fiers aventuriers, Et foulant à vos pieds honneur, vertu, famille, Vous vous feriez aimer-l'affaire d'un quadrille! - Ils souffriraient pour vous, et lorsque humiliés Et vaincus, rougissant des serments oubliés, De leurs rêves voyant crouler l'échafaudage, Ayant subi la honte et l'horreur du partage Et fait pour vous toucher d'inutiles efforts, Lorsque, doutant de vous, enfin ils seraient morts Loin de Dieu, le coeur plein de colères jalouses, Vous vous souviendriez que vous êtes épouses Et vous répandriez des larmes par ruisseaux Survos petits enfants dormant clans leurs berceaux! - Va ! tu seras vengé, toi qui cessas de vivre Et qu'elle n'a pas eu le courage de suivre. Car je veux que son nom soit à jamais flétri Aux yeux de son enfant comme de son mari; Et je la poursuivrai partout et sans relàche. Et maintenant, allez jusqu'au bout, soyez liche, Suppliez-moi, mentez, et chassez de ce front L'orgueilleuse rougeur qu'y fait monter l'affront. RENÊE. Non! Je n'essaîrai pas, comme vous me le dites, De supplications qui me sont interdites Non par un vain orgueil, mais par le sentiment Que j'ai de mériter un cruel châtiment. Achevez. Perdez-moi! je serai sans défense, Madame, et courberai ma tête sous l'offense. Je ne vous en veux pas. J'aurais peut-être agi De même; et si mon front tout à l'heure a rougi, Allez, c'était de honte et non pas de colère. - Mais il faut cependant qu'à vos yeux tout s'éclaire, Car vous jugez par trop injustement celui Dont vous voulez venger la mémoire aujourd'hui. Moi, je dois le défendre. Il n'était pas capable D'un parjure banal, d'un oubli si coupable; Et, dût votre courroux en être ranimé, Sachez-le, s'il m'aima, c'est qu'il fut bien aimé. BERTHE. Oh 1 vous regretterez bientôt cette parole. Vous l'aimiez! vous l'aimiez! mais vous êtes donc folle De me faire un aveu pareil, en face, à moi! RENÉE. Je l'aimais d'un amour de larmes et d'effroi. Pour moi, qu'au fond du coeur votre colère envie, L'amour, c'était risquer mon honneur et ma vie; . C'était braver de front ces deux rudes défis Le foyer conjugal et le berceau d'un fils; C'était, par le danger, par la nuit, par la boue, Par la neige d'hiver qui vous fouette la joue, Courir, toute honteuse, au rendez-vous lointain, Et c'était revenir, plùs honteuse, au matin, Jouer le double rôle et d'épouse et de mère, Tout entière au regret d'une ivresse éphémère Et pleine de terreur confuse en recevant Le baiser du mari, le regard de l'enfant; C'était dormir en proie à cette peur sans trêve De laisser échapper le seul nom dont on rêve; C'était enfin payer d'un effort surhumain Le douloureux bonheur de pleurer sur sa main! BERTHE. De pleurer sur sa main?... Ah ! pas de réticence ! Et ne ménagez pas autant mon innocence. Car mon coeur, d'un désir unique dominé, A bien assez souffert pour avoir deviné. On ne me trompe point. Ma pensée éperdue Conçoit l'âpre plaisir d'une amour défendue; Je sens combien devaient être cruels et doux, Dans leurs moments si courts, vos furtifs rendez-vous; Tout à l'heure j'ai vu... Par cette étroite porte Vous entriez 1 Eh bien, vous faisiez de la sorte Et vous le surpreniez à minuit, n'est-ce pas ? Et quand vous le trouviez â sa table, tout bas, Tout doucement, sans même une étoffe qui frôle, Vous veniez, regardant par-dessus son épaule, Lire sur le papier où sa main les traçait Les beaux vers faits pour vous et que récompensait Un baiser de surprise appuyé sur ses lèvres. Oh ! je devine tout, les désespoirs, les fièvres, Les voluptés de feu que doublait le danger; Et je vous les envie, et je veux me venger. RENÉE. Eh bien, pour vous venger cherchez une torture Plus douloureuse encor que celle que j'endure. Ah! véritablement vous enviez mon sort? Alors écoutez donc comment j'appris sa mort Tenez ! ce fut le soir, au salon de famille; A mes pieds, demi-nu, devant l'âtre qui brille, Dion jeune fils faisait sa prière à genoux; Assis dans un fauteuil, mon mari, près de nous Parcourait un journal d'une façon distraite; Qui donc se fùt douté de ma terreur secrète? Qui donc eùt soupçonné qu'alors, confusément, Je sentais expirer loin de moi mon amant? Nous nous taisions. - Enfin, quand sonnèrent dix heures Je dis, tremblante : - A-t-on des nouvelles meilleures Du poète qu'on dit malade, mon ami? Et l'homme confiant, déjà presque endormi, Déploya de nouveau la feuille pour la lire. Moi, je comptais les coups de mon coeur en délire, Qui palpitait si fort que j'entendais le bruit; Et quand la voix paisible et claire dans la nuit, Dit ceci : - Ton poète est mort la nuit passée ! - La violence fut tellement insensée, - Madame, entendez-vous? - de l'effort que je lis, Que je faillis broyer les deux mains de mon fils, Et que, me regardant, craintif, la voix amère, L'enfant cria : - Pourquoi me fais-tu mal, ma mère? Quand vous auriez souffert bien plus cruellement, Que m'importe ! c'était déjà le châtiment. Parce que votre cri de douleur dût se- taire, Il n'en est pas moins mort, lui, sombre et solitaire, Et reâardant sans doute, en se plaignant tout bas, La porte où ce jour-là vous n'apparûtes pas 1 RENÉE. Vous êtes implacable envers votre ennemie. Soit. Frappez ! torturez! couvrez-moi d'infamie ! Malgré tout, vous serez malheureuse a jamais, Car vous avez compris â quel point je l'aimais. BERTHE. Ne l'aimai-je donc pas, 0 moi, la plus frappée? Dis ans de célibat et d'attente trompée - C'est vrai ! - devaient fermer mon coeur et l'endurcir; Ils n'ont pu cependant, madame, y réussir. Peut-être a la pitié suis-je encore accessible? Et vous qui me croyez tout a fait insensible, Je vais vous épargner, sans doute, en ce moment, Trouvant que mon dédain punit suffisamment. Non, je vous juge ici d'une façon plus haute; Car je suis le Devoir et vous êtes la Faute. Votre amour, dites-vous, a pour lui tout bravé? I1 n'en est pas moins mort; moi, je l'eusse sauvé. Tandis qu'il subissait votre amour de tempête, Je lui gardai ma main au pardon toute prête, Et, pour son front courbé par le vent de la mort, L'asile de mon sein calme et sûr comme un port. Mais vous l'avez gardé dans ce Paris funeste. Ah 1 sans l'ambition, sans l'amour, sans le reste, Il se peut qu'aujourd'hui la poésie en deuil Ne viendrait pas jeter des fleurs sur son cercueil;. Mais enfin il vivrait, et, frileuse hirondelle, Il aurait, au pays regagné d'un coup d'aile, Trouvé le vrai bonheur obscur et paysan. J'ai dit; et maintenant, madame, allez-vous-en. RENÉE. Eh bien, non! - Je l'aimais comme vous, mieux peut-étre, Comme un prêtre son Dieu, comme un chien sonvieuxmaître; Pour lui, j'aurais souffert tout, la honte et la faim ; Et vous êtes par trop orgueilleuse, à. la fin. Je l'aimais mieux que vous, vous dis-je! - Ilélas ! j'y songe Quand, voulant me tromper d'un généreux mensonge, Il me baisait les mains en se disant heureux, Souvent, l'enveloppant d'un regard amoureux, Je la rêvais pour lui la compagne parfaite Qu'il faut au solitaire et qu'il faut au poète, Bonne, pure, fidèle, avec un air d'ami, Qui, lorsque le penseur, sous la lampe blêmi, Las et découragé, dans sa pensée écoute Palpiter le vol lourd des noirs oiseaux du doute Et faiblit sous le poids de son duel surhumain, S'approche, blanche et douce, et, touchant de la main Cette tête un instant du rêve abandonnée, La baise sur le front, comme une soeur aînée Fait au frère écolier qui travaille trop tard, Et dissipe d'un mot les souffrances de l'art. Je la rêvais pour lui, l'épouse humble et sacrée ! Je la lui souhaitais; et, s'il l'eût rencontrée, J'aurais fait mon devoir. J'aurais fui, j'aurais fui, Madame, pour aller mourir bien loin de lui, Et sans m'en prévaloir, et sans que je lui fisse Comprendre que c'était un mortel sacrifice, Afin qu'il m'oubliàt, et pût jouir un jour, D'un bonheur sans mélange en son nouvel amour. Voila ce que j'étais, moi, capable de faire ! - Esclave du serment et du devoir sévère, 0 froide fiancée au coeur dur et constant, Votre inflexible amour en eût-il fait autant? BERTHE. En vérité, c'était pour lui votre chimère? - Mais ce rôle d'épouse, a la fois soeur et mère, De doux ange gardien du seuil et du chevet, Le saviez-vous? naguère il me le réservait. Ignoriez-vous le nom de cette fiancée Que pour vous il avait au pays délaissée Et si ce beau scrupule un moment vous troubla, De penser que pour lui le bonheur était la, Pourquoi n'eûtes-vous pas alors cette énergie De dire au pauvre enfant mourant de nostalgie Va-t'en et sois heureux! RENÉE. Et si je l'avais fait? Si je l'avais voulu ?... Vous riez ? En effet, J'ai tout l'air d'inventer une méchante excuse. Mais je ne puis souffrir cependant qu'on accuse De tant de lâcheté mon généreux amour. Malgré vous, vous saurez ce que j'ai fait : - Un jour... Il souffrait; j'étais là quand on vint lui remettre - Oh ! je verrai toujours sa pâleur ! - une lettre Qui venait du pays et lui parlait de vous. Un ami lui disait que vous l'aviez absous, biais que vous ne gardiez plus aucune espérance, Supportant noblement votre chère souffrance Avec ce désespoir ferme et sans rien d'amer Des veuves de marins qui regardent la mer. - Donnez-moi ce papier, dis-je alors égoïste. _liais il me le tendit avec un geste triste; Je sentis son regard limpide s'altérer; - C'est la dernière fois que je l'ai vu pleurer ! - Je compris, m'écriant : - Il en est temps encore Quitte-moi; sauve-toi la-bas où l'on t'adore, Où t'attend le bonheur, où t'attend le repos... - Les pleurs s'étaient séchés dans ses grands yeux si beaux Pour lui l'illusion était déjà finie. Un sourire de pàle et discrète ironie Plissa sa lèvre et fit plus morne son regard. Puis il me répondit : - Je crois qu'il est trop tard; Merci ! - Cela d'un ton que je ne peux vous dire. - C'est la dernière fois que je l'ai vu sourire ! - Mais que vois-je? Des pleurs dans vos regards ont lui! Madame, qu'avez-vous? BERTHE. Vous me parlez de lui. Brusquement et avec une grande émotion. Ah ! tenez! reprenez ce coffret, pauvre femme, Pardonnez, oubliez une menace infàme ! Moi, vous faire du mal? moi, vous déshonorer? Non ! vous savez trop bien le plaindre et le pleurer. Vraiment, j'étais cruelle et j'étais insensée. Vous l'aimiez! j'ai souffert tant à cette pensée !... Il ne faut pourtant pas que vous vous alarmiez De tout ce que j'ai dit... Je souffrais... Vous l'aimiez! Je le sens, votre amour était loyal et tendre. Pardonnez. Un moment je n'ai pu me défendre D'un élan de colère et de jaloux émoi; Mais, pour qu'il me pardonne aussi, pardonnez-moi Quoi? nos raisons étaient à ce point endormies Que, soeurs par le chagrin, nous étions ennemies! Mais, puisque vous l'aimiez jusqu'au renoncement, Que votre coeur se ferme à tout ressentiment. - Pensons plutôt, jetant un regard en arrière, Au coupable chrétien qui mourut sans prière; A la grande clémence offrons pour lui, ce soir, Vous, votre repentir, et moi, mon désespoir. Il faillit par orgueil. Prions qu'on lui pardonne. Ah ! madame, devant ma piété bretonne Peut-être je vais voir vos sourcils se froncer. Pourtant, prier pour lui, c'est encore y penser. Une fraternité de larmes nous rassemble : Faisons mieux que pleurer, dites ! prions ensemble. Et, de même qu'un mort s'expose sur le seuil Avec deux cierges purs veillant près du cercueil, Ainsi nos , sur sa tombe allumées, Exhaleront au ciel leurs âmes parfumées, Et comme deux ramiers, blancs dans l'infini bleu, Notre double prière ira jusques à Dieu! RENÉE. Ainsi, vous voulez bien, si je vous ai comprise?... BERTHE. Donnez-moi votre main. RENÉE. Non car je me méprise, Car je n'ai pas tout dit et je veux dire tout, Car ma punition doit aller jusqu'au bout. Oui 1 ce qu'à la rivale inexorable et fauve J'aurais tu, je le dois à celle qui me sauve. Pour vous mon repentir sera reconnaissant De même qu'au péril de perdre tout son sang On arrache un poignard tremblant dans la blessure, De même devant vous, pour que vous soyez sûre Que je me frappe bien de toute ma rigueur, Je me veux arracher ce lourd secret du ça ur. Allons, relevez-vous, ô pauvre âme opprimée! Car ce ne fut pas moi qui fus la mieux aimée; Car celui dont ce soir nous pleurons le trépas, Même dans mes baisers ne vous oublia pas; Car vous fùtes toujours ma torture et la sienne; Car il ne guérit pas de l'amour ancienne. Ces souvenirs de vous, par moi si bien haïs, Hélas! il les aimait comme un chant du pays. - Seulement sa pitié supportait ma tendresse; Mais jamais de son coeur je ne fus la maitresse, Et j'y sentis toujours, plus intense et plus fort, Le nostalgique amour dont peut-être il est mort. BERTRE. Et qu'importe la fleur qu'il a le plus aimée, Le lys rigide et pur ou la rose pâmée, Aujourd'hui que ses jours d'ivresse sont défunts Et qu'il est mort d'avoir respiré des parfums! Tout autant que les miens vos pleurs sont légitimes. Mais gardons la douceur exquise des victimes, Fières d'avoir été le mirage divin De l'idéal trompeur qu'il poursuivit en vain. Le poète, ô ma soeur, exilé dans la vie, Garde une soif d'amour toujours inassouvie. Martyr délicieux, il la lui faut subir De son premier regard à son dernier soupir. L'immensité l'attire et l'infini l'affame; Et, dès qu'il est atteint, qu'il soit poème ou femme, Le rêve qu'il avait si longtemps recherché S'évanouit ainsi qu'un papillon touché. Il en souffre; il en meurt! Et nous sommes des lyres Que brisèrent ses doigts crispés par les délires Et qui pleurons, tandis que dans nos cordes d'or Son âme harmonieuse et douce vibre encor 1 RENÉE. Merci! carjusqu'au bout vous serez généreuse. - Puissiez-vous donc partir d'ici moins malheureuse, Peut-être même un peu consolée, en sachant Qu'il conservait de vous, sérieux et touchant, Un souvenir pareil à celui qu'un athée Garde de la prière autrefois récitée Sur les genoux du père, h l'angle du foyer. Pour moi, j'ai le devoir douloureux d'oublier. Je mourrai lentement de ma souffrance intime. Rougissant de l'amour, rougissant de l'estime Dont les miens - ironie! - encor m'entoureront, Il va falloir chasser la rougeur de mon front, Et, de mon désespoir domptant la violence, Attendre pour pleurer la nuit et le silence. - Et maintenant, adieu, n'est-ce pas?- Je prévois Que je parle de lui pour la dernière fois; Car vous allez partir. Là-bas votre pensée Reprendra sans effort l'habitude laissée. Vous prirez pour celui qui n'est plus, et, qui sait? Pour celle dont l'amour d'abord vous offensait, Mais s'est fait pardonner, puisqu'au vôtre il ressemble. Un mot encore, avant de n'être plus ensemble. J'accomplirais bien mieux mon pénible devoir Si je pouvais encore une fois vous revoir. Après, je rentrerai dans ma tristesse affreuse Et je m'efforcerai d'oublier, malheureuse, Combien il fut aimant, bon, noble, triste et beau. - Dites! Rien qu'une fois ? BERTHE. Demain, sur son tombeau. Septembre 1869. Source: http://www.poesies.net