Des Vers Français. Par François Coppée. (1842-1908) TABLE DES MATIERES Préface. Château A Vendre. La Cloche Du Faubourg. Un Baiser Au Drapeau. Les Trois Roses. L'Espoir De L'Armée. L'Ecole Et La Famille. Une Famille De Soldats. Le Père. Le Fils. Distribution De Prix. Le Christ Hors La Loi. Un Duel Au Sabre. Date De Charité. Ecrit Sur Beaucoup D'Albums. A Joris-Karl Huysmans. . . En Egrenant Le Chapelet. L'Écu De Six Livres. Feuillets Retrouvés. Pour L'Arbre De Noël. 1802-1902 Ballade En Faveur De La Vieille France. Ballade Parlementaire. Sur Le Passage D'Un Régiment. Les Disciples d'Emmaüs. Sur Un Tombeau. Souvenir Du Château De Clères. En Ecoutant L'Orgue. Chauvinisme. Veillée De Noël. Préface. Mon premier recueil de poésies, Le Reliquaire, parut en 1866. II y a quarante ans de cela. Depuis lors, j'ai publié beaucoup d'autres vers, beaucoup trop sans doute, car j'ai rendu ainsi plus difficile le choix de la future anthologie, en admettant que, de tous mes écrits, elle conserve quelques fragments. Voici pourtant un nouveau volume de vers. Je l'ai composé sur le déclin de l'âge, en des heures cruelles pour les hommes de patriotisme et de foi. On ne s'étonnera donc pas de trouver, dans quelques-uns de ces poèmes, un écho de mes douleurs et de mes indignations. D'ailleurs, je m'inquiète peu du sort de ce livre. La re- nommée littéraire est une vanité à laquelle j'ai renoncé, comme à bien d'autres. Qu'on me pardonne seulement une innocente fierté, celle de cultiver encore, au soir de ma vie, un art qui fut mon constant souci et qui m'a donné mes joies les meilleures. Peut- être ai-je été un très insuffisant serviteur de la Poésie; je de- meure du moins un des plus fidèles. F. C. Février 1906. Château A Vendre. SuR la route déserte où le pavé du roi, Usé, cassé, disjoint par le poids du charroi, Étend vers l'horizon sa ligne monotone, Je cheminais, pensif, un soir de fin d'automne. Le vent d'ouest tourmentant les lourds nuages gris Gémissait. Des tilleuls, par octobre flétris, Déjà son souffle avait arraché la dépouille Et chassait devant moi ces tourbillons de rouille. On ne fréquente plus ce chemin déclassé, Mais cette solitude évoque le passé Et fait rêver de temps enfui, d'ancienne France. Ces grands arbres ont vu passer la diligence. Les plus vieux des corbeaux planant sur les sillons S'effarèrent aux coups de fouet des postillons. L'écho, sourd aujourd'hui, des prochaines collines Répéta le fracas du galop des berlines, Et l'antique chaussée où poussent des pavots A.fait jaillir du feu sous le fer des chevaux. Maintenant c'est un lieu morne sous un ciel terne. L'automobile, monstre effrayant et moderne, Évite ce pavé qui crèverait ses pneus. Je flânais donc, lorsque, sur un mur ruineux, Une affiche attira mon regard pour m'apprendre Qu'un château du pays, tout proche, était à vendre Avec ses prés, ses bois, ses fermes, ses hameaux. Puis j'aperçus, au bout d'un long couvert d'ormeaux Dont la ramure forme une voûte et se croise, Le rose de la brique et le gris de l'ardoise Et, devant ce logis ayant noble et grand air, La large grille avec ses artichauts de fer. J'ai voulu visiter la maison condamnée. Une ruine, hélas! et très abandonnée. Parmi les nénuphars et les souples roseaux, Le château lézardé, tel qu'une fleur des eaux, Émerge de fossés à l'eau trouble et malade, Et les vieux mascarons sculptés de la façade Penchent sur ce marais leurs visages chagrins. Aux alentours, ce sont quinconces, boulingrins, Cabinets de verdure et plates-bandes droites. Deux bustes surgissant de leurs gaines étroites Montrent encore, en un déshabillé coquet, Pomone avec ses fruits, Flore avec son bouquet. Bref, c'est bien le jardin où notre ancien génie Mit son goût de correcte et trop sage harmonie. Mais le désordre l'a transformé. Reconquis Par l'herbe folle, par les lierres, par les guis, Et laissé trop longtemps sans soins et sans culture, Paisiblement le parc retourne à la nature. Partout c'est un tapis de vieux feuillages secs. Plus d'ifs taillés pareils aux pions du jeu d'échecs. La charmille se change en bocage quelconque. Le triton du bassin ne tire de sa conque Nul jet d'eau. Le rosier redevient églantier. Un banc sert de perchoir aux poules du portier. Vifs, de légers lapins sautent sur les pelouses, Et d'affreux limaçons souillent de leurs ventouses Un dieu-terme qui gît sur le sol, mutilé. Le pauvre parc! Il est charmant, mais désolé. Je gravis le perron. Dans le grand vestibule, L'humidité déteint les murs et les macule. En entrant, un frisson vous passe sur le corps. Là, certains ornements, - têtes de cerfs dix-cors, Hures de sangliers, trompes à la Dampierre, - Puis la rampe dorée et l'escalier de pierre Gardent encore un peu d'aspect seigneurial. Cependant on sent bien, dès le seuil glacial, Que la noble demeure est décidément morte; Et du salon d'honneur quand j'eus franchi la porte, Quand, pour donner du jour, le rustique valet Ouvrit une croisée et poussa le volet, L'irréparable, la sinistre décadence M'apparut brusquement dans sa froide évidence. Oh! quel fils, du passé de sa race oublieux, Laissa crouler ainsi le toit de ses aïeux? Pierres de sa maison, depuis combien d'années A cette lente mort vous a-t-il condamnées? Qui le sait?... Je devine un drame, un désespoir... L'obscure solitude et le silence noir, Depuis que plus jamais l'air ici ne pénètre, Depuis qu'on a bouché la dernière fenêtre, Ont fait leur oeuvre ainsi que les vers d'un cercueil. Le désordre est flagrant dès le premier coup d'oeil. Tout est détruit, gâté, souillé, réduit en loques. Le grand lustre, brisant toutes ses pendeloques, Est tombé du plafond et, dans ce choc brutal, A jonché le parquet de fragments de cristal. Partout le bois se fend, la peinture s'écaille. Le mobilier n'est plus qu'une ignoble antiquaille; Car les rats j'en ai vu trois ou quatre s'enfuir - Ont rongé le satin, le velours et le cuir. Pas une étoffe n'est par leurs dents épargnée. Un voile épais et gris de toiles d'araignée Cache, dans le foyer, la plaque et son blason. Des champignons hideux et gonflés de poison Poussent dans tous les coins. Sur la tapisserie, Vénus sortant de l'onde est de lèpre pourrie, Et les planchers branlants fléchissent sous les pas. Un miroir était là, fêlé du haut en bas. Je vis, tant m'obsédait cette horrible agonie, Un spectre - c'était moi - dans la glace ternie. Mais un détail navra mon âme jusqu'au fond. C'était tout simplement un tricot comme en font Les dames des châteaux pour les pauvres familles, Un tricot traversé de deux blanches aiguilles, Qui, depuis le moment du funeste abandon, Était resté sur le marbre d'un guéridon Où j'aurais pu tracer mon nom dans la poussière. Oui, cet humble travail qu'une main noble et fière Avait abandonné depuis cet ancien jour, Affirmait tristement le départ sans retour, Et plus que ce château que, dans un temps très proche, Les limousins mettront par terre à coups de pioche, Plus que ce parc sauvage où les ronces ont crû, Il m'adressait l'adieu d'un monde disparu. O France du passé, dans ma mélancolie, Alors tu me semblas pour toujours abolie, Bien morte, sans laisser souvenirs ni regrets! Mais j'étais entouré de vivants, les portraits. Noirs et fumeux dans leurs bordures dédorées, Ils garnissaient les murs des salles délabrées Et me troublaient de leurs regards mystérieux; Et tous, dames guindant leur maintien gracieux, Gentilshommes figés dans un geste de gloire, Ils surgissaient du fond ténébreux de l'histoire. Voici tout d'abord, peints par Clouet ou Porbus, Les ancêtres, mignons frisés, ligueurs barbus, Raides dans leurs pourpoints, engoncés dans leur fraise; Puis, non loin d'un jeune homme au feutre Louis Treize, Un froid vieillard au front austère et monacal, Qui sans doute a souffert du tourment de Pascal, - Grave portrait signé : « Philippe de Champaigne. » - Puis, très pompeux, voici les hommes du grand règne. Près d'un prélat drapé dans un goût somptueux, Une énorme perruque aux replis tortueux Inonde l'habit rouge et le bout de cuirasse D'un maréchal de camp au nez de grande race, Tout triomphant encor des conquêtes du Roi. Puis c'est un élégant vainqueur de Fontenoy, D'autres, d'autres encore, - enfin, dans un grand cadre, Jeune, poudré de frais, charmant, un chef d'escadre Qui, pour le branle-bas ayant fort galamment, Dans son jabot, piqué son plus beau diamant, 38 DES VERS FRANÇAIS Debout sur son château d'arrière, sourit d'aise Aux flammes des canons d'une frégate anglaise. A côté d'eux, voici les femmes d'autrefois. Cette rousse aux yeux verts, sous les derniers Valois, Offrit, dans le drap d'or, sa superbe poitrine Près de la reine en deuil, la vieille Catherine. Pour cette brune aux noeuds de rubans satinés, Malgré l'édit sur les duels, les raffinés Se sont poussé leurs plus subtiles estocades. Au temps de Mazarin, parmi les barricades, Paris a salué d'un vivat triomphal Cette blonde frondeuse en habit de cheval; Et la robuste dame à la robe étoffée, Portant la gorge haute et lourdement coiffée, En un pesant carrosse a dû suivre à grand train Le Roi-Soleil devant Namur et sur le Rhin. Puis voici les beautés d'un siècle plus frivole Qui de galanterie et de plaisir s'affole; Et l'une rêve, un doigt dans quelque livre impur, Et l'autre, près d'un paon gonflant son col d'azur, Par caprice païen - dont Dieu veuille l'absoudre - S'est fait peindre en Junon, mais en gardant sa poudre. J'y songe. Les derniers de ces gens comme il faut, Aux mauvais jours, ont dû mourir sur l'échafaud Ou traîner en exil des misères secrètes. Ce pauvre vieux, naguère officier des levrettes, A Londres ramassa du pain dans le ruisseau; Et le gentil collier fait d'un ruban ponceau, Qui pare cette enfant exquise, prédestine Son cou si blanc à la sanglante guillotine. L'ancien régime est mort, et tout de suite après Ils ont un air bourgeois et déchu, les portraits. C'est de la grande gloire encore qu'on respire Devant ce colonel chamarré de l'Empire, Qui porte dans son bras arrondi son colback. Mais ensuite quel triste et piteux bric-à-brac! Sous le Bourbon podagre à grosses épaulettes, Le beau sexe eut vraiment de grotesques toilettes, Et l'on ne prendrait pas pour un homme bien né Ce pédant doctrinaire à l'habit boutonné. Un peu plus loin, c'est vrai, l'on retrouve l'armée. Le haut képi d'Isly, le caban de Crimée, Font plaisir. Mais que ces tableaux sont gris et froids! Et cette dame qui, sous Napoléon Trois, Eut ce buste opulent et cette taille fine, Est ridicule avec son ample crinoline. Je sortis, murmurant presque un De profundis Sur cette tombe où gît la France de jadis. Mais, dehors, ranimé par la bise automnale, Je me suis rappelé l'oeuvre nationale, L'oeuvre de cette France, et j'eus comme un remords En songeant à l'oubli qui couvre tous ces morts. Oui, ceux que ce logis en ruine eut pour hôtes Ont commis, j'en conviens, des erreurs et des fautes; Ils ont de durs abus trop longtemps profité. Mais vers plus de justice et de fraternité Sommes-nous sûrs d'aller? Vers quel gouffre nous roule Le stupide et changeant caprice de la foule? « Ni Dieu ni Maître! » Mais nous nous humilions Devant les souverains du jour, les millions, Et notre âme vénale, au Veau d'Or convertie, Trouve à l'abject écu la splendeur de l'hostie. Notre pire démence, en ce siècle orgueilleux, C'est l'horreur du passé, le mépris des aïeux. Mais le poète les respecte, et, tout à l'heure, Quand ils m'ont apparu dans la vieille demeure, Mon coeur fut attendri, car je reconnaissais En eux de vrais, de purs, d'authentiques Français Qui donnèrent, pour des siècles, à notre race, Les hommes leur vaillance et les femmes leur grâce. Le mal, quand ils l'ont fait, fut celui de leur temps, Mais la France est leur oeuvre et, pendant des cent ans Et des cent ans, ils ont peiné pour son service. Leur sang fut le ciment de ce grand édifice. Ils ont, croyant en Dieu, fidèles à leur roi, Maintenu l'unité de pouvoir et de foi. Leur effort instinctif, pendant la lente histoire, Province par province, accrut le territoire. Il leur doit, ce pays natal que nous aimons, Sa ceinture de mers, de fleuves et de monts, Leur épée a donné sa forme à la patrie, Et si, de notre temps, elle s'est amoindrie, C'est que nous n'avons pu, peuple au coeur fatigué, Garder intact le sol qu'ils nous avaient légué. France dès fleurs de lys, puissant et beau royaume, Je reste ému d'avoir évoqué ton fantôme Devant ces vieux portraits aux cadres vermoulus, Qui m'ont si tristement redit que tu n'es plus. Vers ton noble passé ma mémoire remonte, Hélas! en d'affreux jours de douleur et de honte Où, comme pénétrés d'un miasme empoisonneur, Dépérissent la foi, la bravoure et l'honneur. Mais ce pauvre pays qui se rue aux abîmes Est celui, tu le sais, des surprises sublimes. Nos drapeaux sont changés, France des fleurs de lys! Mais puisque le nouveau nous montre dans ses plis Aux trois couleurs, lorsque le vent les développe, Des mots en or prouvant qu'il fit le tour d'Europe, Pour lui j'ose espérer un glorieux réveil. Qu'avec l'aide de Dieu, splendide, au grand soleil, Dans un ciel de victoire encore il se déploie! Alors, oh! je suis sûr que d'orgueil et de joie, France des morts, dont j'ai le regret si troublant, Tu frémiras dans ton linceul, le drapeau blanc! La Cloche Du Faubourg. PAR ce soir lourd d'un chaud samedi de quinzaine, Dans le faubourg qu'emplit une brume malsaine, Le peuple grouille. On sent l'alcool et la sueur. Le crépuscule met sa dernière lueur Sur les hautes maisons, mais, au fond des boutiques, Le gaz revêt déjà de flammes fantastiques Les alambics de cuivre et les comptoirs de zinc. C'est jour de paye, et, par groupes de quatre ou cinq, Les ouvriers, malgré leurs mines échinées, Entrent en ricanant pour s'offrir des tournées. Dans une heure d'ici, de l'assommoir flambant Ils sortiront, les yeux fixes, en titubant. Qu'y faire? Ce poison seulement les console. Dehors, des femmes vont, nu-tête, en camisole, Et des enfants portant des pains aussi gros qu'eux. Dans ce quartier sinistre où le regard du gueux Sur le bourgeois cossu qui passe est une insulte, Tout à coup, par moments, s'exalte le tumulte. Ce sont des cris d'argot, des rires de pochards. Sur le pavé de lourds fardiers, d'énormes chars Rentrent à vide avec un fracas de ferraille. Puis un gosse est giflé par sa maman et braille, Et le tramway, plus lent dans ce coin trop peuplé, Fait vibrer constamment son timbre au son fêlé. On frémit devant tant de misère apparue... Comme il est morne et las, ce peuple de la rue! Tous les yeux sont cernés et tous les teints bilieux. Des filles de vingt ans, hélas! l'air déjà vieux, Regardent le passant avec effronterie. O sombres parias, ô serfs de l'industrie! Quelle horreur! C'est partout du vice qu'on leur sert. Voyez-les s'engouffrer dans ce café-concert Qui promet, sous des jets de clartés électriques, Ses refrains idiots et ses danses lubriques. Mais, dans ce club, un peu plus loin, c'est pire encor. Un rhéteur y promet l'impossible Age d'Or; Et, sur le mur, auprès de quelque affiche obscène, L'anarchie en démence a placardé sa haine. Le mal aux plébéiens ici tend ses panneaux; Et surtout, les guettant dans le kiosque à journaux, Pour un sou, le mensonge imprimé les convie A se soûler d'orgueil, de colère et d'envie. J'étais là, regardant passer ces malheureux Dans l'atmosphère infecte et dans le bruit affreux, Respirant le poison mortel qui les ravage, Les plaignant, me disant que l'antique esclavage A seulement changé de nom pour ces maudits, Quand, le fracas s'étant apaisé, j'entendis Le son faible, discret, et cependant tout proche, Le son mélancolique et voilé d'une cloche Qui tintait doucement pour l'Angélus du soir. Une église était là, que je ne pouvais voir, - Chapelle de couvent ou petite paroisse, - Et j'écoutais, le coeur étreint par une angoisse, Cet appel que le peuple aujourd'hui n'entend plus. C'est dans les champs qu'il faut écouter l'Angélus, Alors que chaque note argentine s'élance, Et se répand dans un grand ciel plein de silence. C'est par un calme soir de la belle saison, Quand le bon vieux clocher, debout sur l'horizon, Semble de ses sons clairs bénir les toits de chaume, Quand la nature a l'air de prier, quand l'aromc Des foins coupés s'exhale, exquis, parmi l'air pur, Et quand on s'imagine, en regardant l'azur Assombri, mais que pas un nuage ne voile, Que chaque tintement fait éclore une étoile. Mais qu'elle est triste, hélas! la cloche du faubourg! A son doux et pieux appel le peuple est sourd. Pour ces infortunés tendrement elle prie Le Dieu fait homme et né de la Vierge Marie. Mais l'image a pâli, dans leur cerveau brumeux, De ce Christ qui pourtant fut ouvrier comme eux. Ils ont perdu la bonne et sublime espérance Qui leur rendait jadis moins dure la souffrance. L'impiété du siècle en eux ressuscita La fureur de la plèbe autour du Golgotha. Dans tous ces coeurs aigris, la révolte macère Contre ce Dieu qui veut qu'on aime sa misère, Et, l'accusant de la cruauté de leur sort, Ils le repoussent même à l'heure de la mort. Aussi, dans le tumulte où gronde leur blasphème, Tâchant de leur parler de ce Dieu qui les aime Et qui pourtant sans cesse est par eux outragé, Comme cet Angélus tinte, découragé! J'allais ainsi, perdu dans le flot populaire, Sentant en moi gronder une sourde colère Contre l'infâme effort de sectaires méchants Qui s'acharnent après la foi des pauvres gens; Et je songeais, avec une âme épouvantée, A l'effroyable abîme où court ce peuple athée. Mais la cloche sonnait toujours, et c'est à moi Qu'elle parla soudain. « Homme de peu de foi, Qui t'étonnes, après dix-neuf siècles de lutte, Qu'on haïsse Jésus et qu'on le persécute! Le Christ sera toujours vainqueur. Donc prie et crois! Les cèdres de mille ans sont jeunes pour la Croix. Toujours debout, elle a vu crouler vingt empires. Nos temps sont mauvais. Soit! elle en connut de pires. Rappelle-toi, chrétien, nos temples violés, La Terreur, l'échafaud, les prêtres immolés Par la machine rouge au couperet oblique, La Raison, sous les traits d'une fille publique, Assise sur l'autel où - mystère divin! - Dieu même était venu dans le pain et le vin... L'orage sacrilège a passé. Ma prière Retentit de nouveau dans les clochers de pierre, Et, sous leurs pas nombreux, les fidèles ravis, Tu le sais, ont usé l'herbe de nos parvis. Oui, le combat est rude et toujours recommence. Enivré de mensonge et frappé de démence, Le peuple, en ce moment, laisse dans l'abandon L'église où Dieu l'attend, toujours prêt au pardon. Les victoires du mal, crois-moi, sont éphémères. Tôt ou tard, dégrisé de ses folles chimères, Le peuple lèvera son front désespéré Vers Celui dont le pauvre est l'ami préféré. En voyant s'écrouler leurs idoles d'argile, Ces hommes reviendront au Dieu de l'Évangile, Qui seul saura guérir les maux qu'ils ont subis, Et, bon pasteur, fera de ces loups des brebis. Ma voix, qui, dans le grand fracas, semble perdue, Par quelque triste coeur est quand même entendue, Et d'un secret désir de croire il est troublé. Quel espoir de moisson dans ce seul grain de blé! Cette fille aux yeux peints, qui dans le faubourg traîne, Peut-être pleurera comme la Madeleine Sur les pieds du Sauveur posés dans son giron. Ce voyou peut mourir comme le Bon Larron. Aussi rien ne me lasse et ne me décourage. Les blasphèmes, les cris de douleur et de rage N'étoufferont jamais mon tintement sacré. Obstinément, jusqu'à la fin, je redirai A ces êtres perdus de misère et de vice Que Jésus-Christ a fait pour eux son sacrifice; Que s'il obtient un mot, un seul, de repentir, D'une candeur nouvelle il peut les revêtir; Qu'ici-bas, sans l'espoir de la vie éternelle, Tout est absurde et vain, qu'il faut donc croire en elle, Et, pour la mériter, être bon, doux et pur. Et ce peuple égaré comprendra, sois-en sûr, - A force d'écouter mon humble airain qui vibre, - Qu'esclave sur la terre, au ciel il sera libre Et verra succéder, grâce au Dieu plein d'amour, Un paradis sans fin à son enfer d'un jour. » Un Baiser Au Drapeau. PouR voir défiler les soldats, A côté de moi, dans la rue, Avec son enfant dans les bras, Une femme était accourue, Une femme au regard plaintif, En deuil, en haillons de misère; Et l'enfant était bien chétif, Et bien triste la pauvre mère. Mais ses yeux flétris par les pleurs A son petit garçon sourirent, Quand parurent les trois couleurs Et quand les fronts se découvrirent. Et, voyant le drapeau passer, L'humble, mais bonne patriote, Pour que l'enfant fît un baiser, Guida sa petite menotte. Ce fut instinctif, simple et beau. O mère, donnant dès l'enfance A ton fils l'amour du drapeau, Sois bénie au nom de la France! Les Trois Roses. LE printemps triomphe soudain, Et trois roses, dans le jardin, Se sont ouvertes ce matin. Nouvelles roses de l'année Qui ne vivrez qu'une journée, Dites-moi votre destinée. - Moi, dit l'une, don d'un amant, Dans la tiédeur d'un sein charmant, Je dois mourir languissamment. L'autre a dit : - Dans le cimetière, Je dois, près d'un nom sur la pierre, Jeter mon haleine dernière. Et la troisième a dit : - Le choix De mon sort est meilleur. Je dois M'exhaler au pied de la Croix. Je songe avec mélancolie A l'amour, si brève folie, Aux morts que trop vite on oublie. Fleurs des amants, fleurs des défunts, Hélas! vos destins sont communs. Ils se dissipent, vos parfums. Roses tout à l'heure fleuries, Vous me semblez déjà flétries, Excepté toi, rose qui pries. Car ton âme suave au Ciel Va monter, rose de l'autel, Et ton parfum est immortel. L'Espoir De L'Armée. Général qu'un sabre allemand Balafra dans votre jeunesse, Vous êtes sans commandement. - Oui, mes filles vont à la messe. - Aux arrêts, capitaine? Vous, L'officier parfait? Est-ce un rêve? - Ma cravache a paré les coups Des émeutiers, dans une grève. = Pourquoi deux galons, rien que deux, Lieutenant? Vos notes sont bonnes. - On a vu que j'étais honteux, A l'assaut d'un couvent de nonnes. - Pauvres soldats découragés, Pour vous la patrie est cruelle. Qu'espérez-vous, quandvous songez A la France? - Mourir pour elle. L'Ecole Et La Famille. L'instituteur, d'orgueil bouffi, Dit au plus petit de l'école : - Jadis ton grand-père a servi, Et ta mère est dévote et folle. Pour toi, ces parents-là, parbleu! M'inspirent une crainte vague. Leur dis-tu bien que le Bon Dieu Et le drapeau, c'est de la blague? Que fait ta maman, entre nous, Pour éteindre en toi la lumière? - Elle me prend sur ses genoux, Le soir, et m'apprend ma prière. - Et le chauvin, l'ancien soldat (Médaillé, quinze ans de services), Voyons comment il me combat. - Il me montre ses cicatrices. Une Famille De Soldats. Laieul. Né sous le chaume et fils de pauvres paysans, Mais sachant lire, il vient à la ville, à seize ans, Chez son oncle, un charron, pour son apprentissage. Ce solide garçon, laborieux et sage, Ne s'imagine pas qu'il doive, un jour, chercher Aventure et quitter l'ombre de son clocher. Quand son patron, un soir, au repas de famille, Annonce qu'à Paris on a pris la Bastille Et raconte plus tard qu'on y traite en vaincu Ce roi dont le profil brille sur chaque écu, L'enfant, certe, est surpris, mais il ne comprend guère; Et ce n'est que trois ans après, quand vient la guerre, Que, jeune homme, il s'émeut pour le danger public. « Vive la nation! n L'outrage de Brunswick Le soufflette et lui met la chaleur à la joue. Un jour qu'il est en train de ferrer une roue, Il entend le tambour, là-bas, près du marché. 11 y court. Le tribun, sur l'estrade juché, Criant, gesticulant et parlant comme un livre, La foule, les soldats, les drapeaux, tout l'enivre. Bras nus, tenant encor d'une main son outil. Vite il signe, il s'enrôle, il réclame un fusil. A son robuste corps, du premier coup, adhère Cet habit bleu qui va devenir légendaire Et qui, pendant vingt ans, fera fuir l'ennemi; Et, devant le moulin mitraillé de Valmy, Voilà qu'il sent en lui battre un coeur intrépide. C'était alors un temps d'avancement rapide; Mais le simple soldat Jean Morel, - c'est son nom, Malgré son brave instinct de marcher au canon Et le fusil d'honneur que Jourdan lui décerne Pour ses hauts faits, n'a nul bâton dans sa giberne. La main près de la tempe et de respect roidi, Quand il vient saluer Bonaparte, à Lodi, Du nom de caporal, il n'a pas d'autre grade. II n'avancera pas comme le camarade Fait empereur après avoir été consul; Il n'aura pas, le soir de Wagram ou d'Eckmühl, Quelque titre princier à graver dans l'histoire; Mais ce Français, quand même, aura sa part de gloire. Son temps est encombré de héros, mais l'un d'eux, C'est lui. Sur un vieux sphinx datant de Rhamss Deux, Près du Caire, il inscrit, sous son nom qu'il parafe: « Sergent de grenadiers » sans faute d'orthographe, Et Kléber, qui l'embrasse au combat du Thabor, Lui fait enfin donner une épaulette d'or. Officier! Lui! L'enfant du peuple se demande Si c'est possible. Il porte une épée, il commande Et même aux vieux soldats doit parler d'un ton bref. Quel rêve! Il veut alors s'instruire, étant un chef. On lui prête un Corneille, un Homère; il s'exalte Pour Ossian, et quand le régiment fait halte, Près des faisceaux formés sur le bord du chemin, On voit le lieutenant, pensif, un livre en main. Mais souvent le canon interrompt sa lecture. Après cette campagne en Égypte, si dure, - Pas de chance! - il revient trop tard pour Marengo. L'empereur, murmurant : Delenda Carthago, Devant la flotte anglaise, à Boulogne, où la brise Travaille et fait flotter sa redingote grise, Reconnaît en passant cet obscur officier. De son oeil pénétrant et.clair comme l'acier, Qui, d'un coup, juge et pèse un homme, il le regarde, Sourit, lui prend l'oreille et le met dans sa garde. Voilà donc, pour dix ans, Morel dans les grognards. Il n'aura qu'à Smolensk la graine d'épinards Et la croix d'or qu'après Champaubert. Mais qu'importe! Lorsque, suivi de son éblouissante escorte, Calme sur un ardent cheval, simple, - et si beau! - Paraît le demi-dieu, l'homme au petit chapeau, Fanatique, Morel n'a qu'un désir, le suivre. Depuis le froid matin où, sur l'aigle de cuivre Des hauts bonnets à poil rangés en bataillons, Le soleil d'Austerlitz a jeté ses rayons, Cet homme s'habitue à l'extraordinaire. Il vit tranquillement dans un bruit de tonnerre. Sans s'étonner, il fait ce rêve épique et fou, Entre à Vienne, à Berlin, à Madrid, à Moscou. Il est présent lorsque les rois font antichambre Chez l'Empereur qui prend l'Europe, la démembre, Et leur en jette avec dédain quelques lambeaux. Après ce que Morel a vu sous les drapeaux, Il sait être, dans cette Iliade sublime, Un Diomède obscur, un Ajax anonyme. Le triomphe est si grand que la postérité, Songe-t-il, doutera de la réalité. Au fond de l'avenir lointain et sans limite, Ils seront confondus par la fable et le mythe, Tous ces héros autour d'un héros sans pareil, Avec le zodiaque aux ordres du soleil; Et, tôt ou tard, - cet humble en frémit jusqu'aux moelles,- Sa croix d'honneur sera l'une de ces étoiles! Tel est l'homme qu'après le retour des Bourbons, Quand on change drapeaux, cocardes et pompons, Et qu'on gratte les N couronnés, son village Voit revenir un jour, pauvre, vieux avant rage, Pour toujours triste, mais plein de gloire et d'honneur. Il se marie, un fils lui naît et - quel bonheur! - Quand, avec un bâton, l'enfant dit : « Portez... arme! n Le commandant contient avec peine une larme Et, depuis lors, dans sa retraite, a moins d'ennui. D'ailleurs on le vénère et tous sont fiers de lui. Pour qu'il sourie un peu sous sa moustache austère, Tous les gamins lui font le salut militaire; Et quand, dans son jardin, il s'attarde, le soir, Les gars, en le voyant poser son arrosoir Et regarder, songeur et redressant sa taille, Un ciel ensanglanté comme un champ de bataille, S'imaginent aussi qu'au-dessus de leurs fronts, Passe le furieux galop des escadrons Devant Napoléon, là-bas, dans la fumée, Et se disent : « Le vieux pense à la Grande Armée! » Enfin il meurt, et c'est un deuil dans le canton. On tire sur sa tombe un feu de peloton. Il meurt las et vaincu, mais l'âme consolée, Et certain qu'après tant de gloire accumulée, Malgré bien des revers et des revers encor, La France ne peut pas épuiser ce trésor! Le Père. L'enfant qui, tout petit, apprenait l'exercice Et faisait, en papier, des bonnets de police, Prosper Morel s'engage, ayant le diable au corps, Pour partir en Alger, comme on disait alors. Les lauriers poussent vite en ce climat féerique. Ce spahi devient l'un de ces héros d'Afrique, Coiffés de la chéchia, drapés dans le burnous, Viveurs, élégamment débraillés, mais qui tous Doivent le martial éclat qui les entoure A des actes de mâle et superbe bravoure, Comme à Sidi-Brahim et comme à Mazagran. Ce charmant cavalier au coeur de vétéran, Dont les beaux yeux et les allures pittoresques Font, sous leurs voiles blancs, rêver bien des Moresques, Charge comme Murat. Plusieurs fois, des témoins L'ont vu, sabre au fourreau, cravacher les Bédouins. Mainte face bronzée en garde encor l'empreinte. A la cantine, on conte, à l'heure de l'absinthe, Que, devant vingt fusils que sur lui l'on braquait, Il alluma sa pipe en battant le briquet. 11 est fameux dans cette admirable conquête Où les clairons français, qui sonnaient « la casquette » Et vers le Sahara guidaient nos bataillons, Repoussaient devant eux Arabes et lions. Aussi quelle carrière heureuse! Alger la Blanche, Quand, du Sud, il y vient parfois, voit, sur sa manche, Deux, trois, quatre galons se tordre en trèfles d'or. Le vieux Bugeaud le prend dans son état-major. Plus tard, en Kabylie, encore il se distingue. Puis l'Empereur-que les frondeurs nomment Badingue- Près du trône, à Paris, veut ce bel africain. Il s'y plaît, bien qu'il soit trop souvent en pékin; Mais, le matin, sur les boulevards plantés d'ormes, Autour du Champ de Mars, quels brillants uniformes! Le voilà, sans regret de son vieux yatagan, Colonel des chasseurs au talpack d'astrakan. C'est en cinquante-sept, le plein midi du règne. L'heureux homme! Il galope aux chasses de Compiègne. Aux bals de cour, il est le valseur - combien chic! - De la Castiglione et de la Metternich. La fortune le traite encor mieux qu'il n'espère. Il prend femme et d'un bel enfant il devient père. Il passe général, le soir de Magenta; Et que de fleurs, que de baisers on lui jeta Des balcons de Milan pleins de toilettes fraîches, Dans ce jour triomphal où le Dôme aux cent flèches, Bouquet de marbre blanc, flambait au gai soleil! Sa vie est un bien beau songe! Hélas! quel réveil! Le canon d'outre-Rhin, brutal, vient de répondre Aux « oui » du plébiscite, et l'Empire s'effondre. « A Berlin! A Berlin! » criait-on tous les soirs. Mais, soudain, l'innombrable armée aux casques noirs Bat les murs de Strasbourg, couvre toute l'Alsace. A Wcerth, grâce aux canons chargés par la culasse, Les Prussiens ont fauché cuirassiers et turcos; Et Paris croit entendre, en de lointains échos, Tout en accumulant poudre, armes, blés et viandes, Le bruit lourd et rythmé des bottes allemandes. Le général Morel campe sous Metz, et là, L'ancien spahi, le beau sabreur de la Smala, Devant ses escadrons est stupéfait et sombre. Quoi? Les Français seraient écrasés sous le nombre? Jamais! Ses cavaliers vaincront, dix contre cent. « Chargez! » Mais un obus éventre son pur sang Et lui-même est criblé d'éclats, à Gravelotte. A l'ambulance, dans la ville où déjà flotte L'odeur de trahison, More! hors de combat, Pendant tout le blocus, se tord sur un grabat, Furieux, maudissant la fièvre et la tisane; Et quand, bien faible encor, mais rejetant sa canne, Il réclame son sabre et son cheval sellé, -.0 honte! ô désespoir! - Metz a capitulé. Quels jours affreux! Dans les wagons où l'on entasse Les tristes prisonniers de guerre, il prend sa place, Les yeux mornes, le front baissé, n'en pouvant plus; Et quand le train s'ébranle, il voit, sur le talus Où les ont enfoncés les vainqueurs pleins de haine, Nos aigles, nos drapeaux que leur livra Bazaine. Oui, nos drapeaux plantés dans la boue! Oh! cela, Pour le Fils d'un vainqueur d'Arcole et d'Iéna, C'est la pire, la plus atroce des tortures. Il pousse un cri d'horreur qui rouvre ses blessures. Moribond, il arrive à Dantzig, et, là-bas, Voilà qu'il pense au fils qu'il ne reverra pas, Au fils qu'il a laissé dans Paris, au collège, Et qui, dans bien des jours, quand finira le siège, Apprendra seulement qu'il est un orphelin. Pauvre père! Il sanglote alors. Son coeur est plein, DES VERS FRANÇAIS S9 Pour son unique enfant, de tendresse infinie. Pourtant il a la force, avant son agonie, D'écrire, en relevant sous le drap ses genoux : « Je meurs. Adieu, mon fils. Sois soldat. Venge-nous. » Le Fils. Se rappelant toujours cet ordre laconique, Le fils du général entre à Polytechnique. Il en sort en bon rang bourré d'algèbre et d'x; Et - l'annuaire est là - Morel (Victor-Félix) Depuis plus de vingt ans sert dans l'artillerie. C'est l'officier modèle et, dans sa batterie, Ses hommes qu'il a su conquérir par le coeur, Étant bon sans faiblesse et juste sans rigueur, Quand ils disent entre eux ce mot « le capitaine », Ont, dans leur regard jeune, une fierté soudaine. Ils sentent, pour ce chef pourtant peu galonné, L'affectueux respect qu'inspire un frère aîné. Sur son ordre, ils sont prêts à toutes les prouesses, Et ces braves garçons, pour défendre leurs pièces, Se feraient avec lui tuer jusqu'au dernier. D'ailleurs le capitaine est un beau cavalier Et, sans abandonner les livres et l'étude, De tous les rudes sports il garde l'habitude. Il a l'air martial et fort comme pas un, Quand il conduit, si bien campé sur son bai-brun, Son long train de canons, d'affûts et de prolonges. Alors, dans ses yeux clairs, flottent encor les songes De sa jeunesse, hélas! si lointains maintenant, Lorsque, sous son képi tout neuf de lieutenant, Il rêvait de brandir au soleil de l'Argonne L'acier de son épée et l'or de sa dragonne Et de montrer à ses canonniers au trot lourd, Là-bas, à l'horizon, la flèche de Strasbourg. C'est l'intime douleur de ce soldat de race De sentir que toujours de plus en plus s'efface Et pâlit l'héroïque espoir de ses vingt ans. Oh! longtemps il a pris patience, longtemps Il s'est dit : « La blessure est-elle bien fermée? Travaillons! Il nous faut une invincible armée, Et nous crierons alors vers l'Est : Quand vous voudrez! » Que d'excellents soldats il nous a préparés, Ce bon Français, dans la « réserve » et dans 1' « active »! Combien de fois il s'est redit - âme naïve - Le mot si décevant sur l'Alsace et sur Metz : « Pensons-y tous les jours et n'en parlons jamais! » Mais, un jour, il comprit qu'à force de silence, Le pays oubliait l'atroce violence Et la frontière ouverte, ainsi qu'un amputé S'accoutume à la longue à son infirmité, Et qu'ainsi la revanche était plus qu'incertaine. Oui, c'est là le constant chagrin du capitaine. Que sa triste carrière ainsi doive finir, Qu'il reste un officier pauvre et sans avenir, Il s'y résigne. On peut tout aussi bien combattre Pour sa patrie avec trois galons qu'avec quatre. Non, aujourd'hui, ce qui le navre, c'est qu'il sent Que son pauvre pays vers l'abîme descend, Grisé d'un idéal pour la race future, Que démentent, hélas! l'histoire et la nature. Il sait que sous les mots de paix, d'humanité, La chimère souvent masque la lâcheté. Longæ mafia pacis, a dit le vieux Tacite. On devient veule et mou. Le plaisir seul excite. Il faut jouir par tous les pores de la peau. La vie est bonne. On craint la mort. Et le drapeau, Muet témoin blâmant l'égoïsme et ses vices, Semble un faux dieu qui veut de sanglants sacrifices. L'armée existe encore, oui, celle qu'on rêvait Victorieuse, aux bords du Rhin. Qu'en a-t-on fait? Elle sert maintenant à dompter des tumultes, Avec l'ordre formel de subir les insultes Et, sans jamais broncher, de recevoir les coups. Elle applique des lois infâmes. Nos pioupious, Au siège d'un couvent de femmes en cornette, Ont armé leurs fusils du sabre-baïonnette, - Quelle dérision! - comme si l'on allait Les mitrailler avec des grains de chapelet. L'abjecte politique ici répand ses lèpres. Tel brave commandant - sa femme allant aux vêpres Ne doit plus obtenir un grade mérité. Au mess des lieutenants, où la franche gaîté Régnait jadis, chacun se tient sur la réserve Et parle peu, songeant que la Loge l'observe Et que peut-être, à table, est assis un Judas. Voilà le nouveau sort de nos pauvres soldats. Mais ce qui, plus que tout, épouvante et désole Le capitaine, c'est que des maîtres d'école, Qui jadis montraient Metz et Strasbourg sur l'atlas, Pervertis par Hervé, Jaurès et Thalamas, Enseignent aux petits Français que la patrie N'est plus qu'une stupide et vieille idolâtrie Et que « Guerre à la guerre! » est le plus beau des cris. Et Morel, accablé, songe aux futurs conscrits, Dès l'enfance infectés de sottise primaire Et certains - sauront-ils seulement la grammaire? Qu'ils auront pour devoir, en cas d'invasion, Le refus d'obéir et la désertion! C'en est trop! Le vaillant homme se décourage. Pourtant, lorsque, le soir, rongeant sa sourde rage, Il rentre dans sa chambre et qu'il voit, sur le mur, Des armes que le temps ternit d'un souffle obscur, - Souvenirs vénérés, reliques de famille, - Il relève son front chagrin et son oeil brille. Oui, tout son patrimoine est là : Fusil d'honneur, Paire de pistolets donnés par l'Empereur, Insignes de combat aux formes surannées, Hausse-cols avec l'aigle, épaulettes fanées, Et près des vieilles croix au ruban tout pâli, Le sabre d'Austerlitz et le sabre d'Isly. Le patriote alors respire une bouffée D'orgueil français devant son intime trophée. Rassuré par l'aspect de ce trésor, le seul Qu'il possède, il se dit qu'au temps de son aïeul, La France en armes fut presque surnaturelle. Il évoque, attendri, son père mort pour elle. Dans l'avenir - lointain, qu'importe? - il reprend foi. Chère patrie! Il se souvient qu'avant Rocroi, Avant Denain, avant Zurich, sous la poussée D'invasion, sa vie était bien menacée, Mais qu'alors son génie immortel lui donna, Pour la sauver, Condé, Villars et Masséna. Puis le rêveur la suit dans sa longue légende. Que de temps il fallut pour la faire si grande! Mais il la voit, malgré guerres et factions, Lentement devenir reine des nations Et vaincre les malheurs dont son histoire est pleine, Du bûcher de Rouen au roc de Sainte-Hélène. « Non, la France n'est pas en décadence! Non! Que le danger surgisse! Un seul coup de canon Chassera les affreux nuages d'anarchie! » C'est terrible pourtant, la frontière franchie, La guerre, tant de sang!... Ce brave hésite un peu Et, comme il est chrétien, il songe à prier Dieu. Mais les armes sont là, de l'aïeul et du père. L'héritage d'honneur ordonne qu'il espère. Le capitaine alors, d'un coeur religieux, Implore avec ardeur le ciel et les aïeux, Et, l'âme d'un courage inébranlable emplie, Fait un signe de croix devant la panoplie. Distribution De Prix. Par un après-midi torride, Dans un faubourg pauvre, à Paris, Un franc-maçon du cru préside La distribution des prix.. Très débraillé, fort comme un buffle, Les mains sales, le linge idem, C'est vraiment un terrible mufle, C'est le Mufle avec un grand M. Sur les enfants de la laïque Son éloquence va pleuvoir. Le buste de la république Orne la tente de Belloir. La foule en habit des dimanches, Béante, regarde briller Les volumes dorés sur tranches Et les couronnes de papier. On transpire. L'air se fait rare. Partout R. F. en lettres d'or. Dans un coin rugit la fanfare. Bref, c'est l'ordinaire décor. Mais écoutons. Tout bruit s'apaise. L'orchestre de cuivre strident Vient d'achever la « Marseillaise ». La parole est au président. a Le Vénérable de ma Loge M'ayant désigné tout exprès Pour vous faire aujourd'hui l'éloge De notre siècle de progrès, « Je vais tâcher, jeunes élèves, De déposer dans vos cerveaux, En formules simples et brèves, Le programme des temps nouveaux. « Naguère, en des fêtes pareilles, - Je n'y puis penser sans dégoût, - On vous rebattait les oreilles De contes à dormir debout. Il fallait être des modèles De vertu. Toujours le devoir! Sur vos esprits, tristes chandelles, Le passé mettait l'éteignoir. «C'était le bon Dieu, la famille, Un tas de choses à chérir, Et le drapeau, cette guenille Pour laquelle il fallait mourir. «O jeunesse républicaine, Depuis lors, nous avons marché; Et Dieu n'est plus qu'une rengaine, Et la patrie un vieux cliché. «La morale, autre vain problème! Mais nous vous tirons d'embarras Par la devise de Thélème. La voici : « Fais ce que voudras! » «La famille garde sa force Encore un peu. C'est un instinct. Déjà pourtant, grâce au divorce, Ce joug ridicule est atteint. « Peut-être serait-il précoce D'abandonner papa, maman Et de planter là femme et gosse? Mais tout ça, c'est du vieux roman. « Bientôt l'amour mâle ou femelle Sera tout à fait libre, et puis L'État nourrira, pêle-mêle, La marmaille comme à Cempuis. « Oh! la Sociale, la vraie! Quand nous l'aurons, quel paradis! Cependant le bourgeois s'effraie. Prenons garde, je vous le dis. « Sa prudence veille, alarmée, Sur la caisse. Tout doucement Détruisons l'Église et l'Armée. Cela suffit - pour le moment. « Voyez, il ne s'en émeut guère, Le bourgeois lâche et jouisseur; Car il a très peur de la guerre Et croit être libre penseur. « Lorsque nous crachons à la face Des soldats, semble-t-il le voir? Se fâche-t-il quand on remplace Une croix par un urinoir! « Vieux carcan, à peine il se cabre. Nous le dompterons, c'est fatal. Donc, guerre à la calotte, au sabre, Et - demain - guerre au capital! « Heureux enfants, nos chers élèves, Quel avenir vous est ouvert! Vous réaliserez les rêves Pour lesquels nous avons souffert. « C'est parce que nous combattîmes Les cocardiers, les cléricaux, Que vous serez - ô jours sublimes! - Tous heureux, bons, libres, égaux! « Pour garder son pouvoir factice, 11 vous dit, le bourgeois pervers, Que la souffrance et l'injustice Vivront autant que l'univers. « Non! La Science - la Science! - Donnera - comptez là-dessus - Aux crétins de l'intelligence Et redressera les bossus. « Car sa puissance est infinie. On vendra - ce temps n'est pas loin - Bonheur, force, beauté, génie, Au laboratoire du coin. « Plus de mal moral ou physique. C'est en souriant qu'on mourra. Quel idéal!... Allez, musique, Et jouez-nous le Ça ira! » Voilà pourtant ce qu'on leur conte, Aux malheureux petits Français, Et - c'est le comble de la honte - Les imposteurs ont du succès. Un tas de brutes et de lâches, Voilà ce qu'ils feront de toi, Voilà le poison que tu mâches, Peuple jadis si plein de foi! Est-il vrai que rien ne t'en reste Et dois-tu donc finir ainsi, Toi que, pour son oeuvre et son geste, Dieu même a si souvent choisi? Quoi? Ni prière ni bravoure? Et vous écoutez sans horreur, Fils des Croisés de la Mansoure Et des soldats de l'Empereur! Quoi? Plus d'espoir devant les tombes, De tendresse autour des berceaux? Pauvre peuple, on veut que tu tombes Dans l'abjection des pourceaux. Quoi? La triomphante matière Traînerait, liée à son char, Notre nation prisonnière?... Non, c'est faux! C'est un cauchemar! Non, je prévois la délivrance. Notre sang va se révolter. Quinze siècles de vieille France Se dresseront pour protester; Et déjà dans un vent de flamme, Le vent des orages prochains, Je crois respirer la grande âme De nos héros et de nos saints. Car la Race est là, quoi qu'on dise; Et j'espère, et je vois là-bas Des femmes entrer à l'église, Des enfants jouer aux soldats. Le Christ Hors La Loi. J'ai dit au Crucifix en tombant à genoux : - Pardon pour cette honte encor dans notre histoire! Nos infâmes tyrans t'ont chassé du prétoire, Le jour même, Seigneur, où tu mourais pour nous. C'est une ignominie et c'est un sacrilège. Mais ta tragique image, innocent condamné, Peut-être importunait d'un remords obstiné Les hideux magistrats somnolant sur leur siège. Je les ai vus, alors qu'on traînait devant eux, Sur le banc où s'assoient le voleur et la fille, Les moines et les soeurs, ta sublime famille. Les juges condamnaient, mais ils étaient honteux. Or, ces hommes, de qui chaque arrêt se tarife Par quelque ruban rouge ou quelque avancement, Vont se déshonorer plus confortablement. Ton souvenir, Jésus, ne gêne plus Caïphe. Quand on y réfléchit, c'est très logique. Au lieu Du Christ, la Marianne étalera son buste. Quand la Justice est morte, il faut bannir le Juste. La mégère se carre où planait l'Homme-Dieu. Hélas! cela se passe en France, dans ta France! Par elle, souviens-toi des gestes que tu fis, Seigneur; car, ce matin, baisant ton crucifix, J'ai vu plus d'un Français sangloter de souffrance. Quoi? L'avilissement des âmes est-il tel Qu'aucun cri de révolte, aucun! ne retentisse, Alors qu'on proscrit Dieu des chambres de justice, Avant de le chasser, bientôt, de son autel? Quoi? Pas un chef qui nous entraîne aux bonnes tâches? Quel tas d'abjections qu'on voit toujours grossir! Mais la foule est joyeuse et se rue au plaisir. Sera-t-il donc écrit que nous fûmes des lâches? Jésus, rends-nous l'ardeur des Chrétiens d'autrefois! Toi qui fis ces martyrs que les tortures folles Ni la mort n'empêchaient de briser les idoles, Suscite. des héros pour relever ta croix! Un Duel Au Sabre. I DANS le café - c'était en mil huit cent dix-sept - Où souvent, avec les « demi-solde », il passait Une heure à regretter son ancienne cocarde, Le commandant Simon, des chasseurs de la garde, Rêvassait, accoudé devant un grog au rhum. Très râpé, mais gardant un certain décorum, ll.portait le chapeau tromblon, la forte botte A gland de soie, et, sur sa longue redingote, Arborait un ruban large au moins de deux doigts; Car, depuis Austerlitz, ce brave avait la croix. Une balafre au front, les favoris en crosse De pistolet, le teint boucané, l'air féroce, Tel, sous Louis Dix-Huit, était le commandant. Un timide aurait eu peur, rien qu'en regardant Ce dur masque engoncé dans le col militaire. Près de lui, sur le mur, pendait à la patère Sa canne, un jonc robuste, au cordon de cuir noir. L'âme du « demi-solde » était sombre ce soir. Jamais elle n'avait tant charrié de haine, Depuis que l'Empereur était à Sainte-Hélène. Sur lui le désespoir avait mis le grappin. Il songeait: - Plus de gloire, hélas! et pas de pain! Moi, hussard de l'an un, moi, vainqueur de Jemmapes, Qui de toute l'Europe ai couru les étapes Et traîné, vingt-cinq ans, des sabres aiguisés Sur la peau des Chouans et des Coalisés, Aujourd'hui, passant mal vêtu dont on ricane, Dans la boue, à Paris, je vais traînant ma canne! Tonnerre! Sommes-nous des héros, oui ou non? Le Petit Caporal m'appelait par mon nom, Pourtant; il m'a tiré l'oreille, à Montenotte. A présent, je n'ai pas crédit à ma gargote. Plus d'amours! Beau garçon, jadis, sous le dolman, J'eus plus d'un très flatteur et rapide roman. Cette margrave, à Dresde... Or, mille baïonnettes! En pékin, maintenant, je fais peur aux grisettes... Et, ce soir, je n'ai pas dans ma poche un écu! Il ruminait ainsi sa fureur de vaincu. Comme il les haïssait à fond, les nouveaux maîtres, Le roi, d'abord, ce gros goutteux avec des guêtres, Qui passait en carrosse, escorté de dragons! Tout ce que l'étranger tirait de ses fourgons Le remplissait d'horreur. Mais la honte des hontes, C'était ces nobliaux, ces marquis, ces vicomtes, Ces barons de vingt ans, n'ayant pas vu le feu, Bombardés officiers d'un coup, et, sacrebleu! A qui l'on prodiguait tout, les croix et les grades. Sur leur compte il pensait comme les camarades Qui, près d'un bol de punch, le visage échauffé, Jouaient aux dominos, dans un coin du café. Quand un de ces grognards rencontrait au passage Quelque garde du corps tout jeune, l'air bien sage, Il vous l'apostrophait du style le plus sec, Puis, en garde! il tâchait d'embrocher le blanc-bec. Pourtant le commandant - chose extraordinaire -. N'avait, depuis longtemps, pas eu la moindre affaire, Par scrupule. En escrime, il se savait trop fort. Pour lui, tout adversaire était, d'avance, mort. Il cultivait, depuis qu'il servait sous les aigles, Le grand art de tuer un homme dans les règles, Et, certain d'être - aucun n'eût pu le démentir - Le premier sur la planche et le premier au tir, Il évitait les duels, par réserve royale. II Soudain, trois officiers de la garde royale Entrent très bruyamment, le teint illuminé, DES VERS FRANÇAIS 7$. Les yeux brillants. On voit qu'ils ont trop bien dîné. Que d'éperons! C'est un tapage épouvantable. On s'installe, et l'un d'eux frappe alors sur la table. « Du champagne! » C'est un gamin si jeune encor Que, pour moustache, il n'a que de légers fils d'or. Un regard langoureux. L'air d'une femmelette. A peine un homme, enfin... Et déjà l'épaulette! Le nez du commandant s'est froncé de courroux. Pourquoi lui viennent-ils montrer, ces jeunes fous, Leurs culottes de peau qui collent sur la jambe, Leurs casques, leurs plumets, tout ce galon qui flambe, Tout ce qu'il n'a plus droit de porter maintenant? S'ils risquent, tout à l'heure, un seul mot malsonnant Contre son Empereur, son dieu, son Bonaparte, Le vieux bretteur, si fort sur le contre de quarte, Ce soir, - tant pis pour eux! - est prêt à s'aligner. Pourtant aucun motif, d'abord, de s'indigner. L'humeur des jeunes gens, après boire, est folâtre. Ceux-ci parlent entre eux chevaux, femmes, théâtre, Confusément, d'ailleurs. Effet du chambertin. - Ferdinand, j'ai monté mon bai-brun, ce matin... Bonne bête! - Mon cher, ma pouliche est meilleure. Elle m'avale, au trot, en une demi-heure, La route de Saint-Cloud... et c'est un long ruban. 76 DES VERS FRANÇAIS - Que la duchesse était belle sous son turban, L'autre soir, chez Monsieur!... Des épaules de reine!... = Quel est donc cet Anglais qu'à sa suite elle traîne? = Lord Raleigh... Il obtient, m'a-t-on dit, ses bontés. = J'ai bien ri, mes enfants, hier, aux Variétés... Allez-y donc... Vernet et Potier sont très drôles. Le « demi-solde » n'a qu'à hausser les épaules. Propos de garnison. Mais le beau mirliflor, Le joli lieutenant à la moustache d'or, Distrait, comme parlant d'une chose futile, Demande : - Que devient donc l'Ogre dans son île?... Il n'est plus question de Bûonaparté. Le coeur du vieux soldat, dans son coffre, a sauté. Suffoquant de colère, il se lève, décroche Son jonc de la patère, en quatre bonds s'approche Des officiers, regarde en face le petit Et gronde entre ses dents : - Comment avez-vous dit? Le jeune homme à son tour se lève avec surprise. L'oeil terrible fixé sur le sien le dégrise. Il toise l'enragé brusquement apparu Et, d'un ton insolent : - Quel est ce malotru? Dit-il. - Alors, clampin, c'est toute ta réponse?... Je vais donc t'enseigner comment ça se prononce, Bonaparte... Et, d'un geste outrageant de dédain, Le commandant brandit un instant son gourdin. Le jeune homme a du coeur. Il frémit sous l'insulte, Porte la main au sabre. On le retient. Tumulte. Lâchant leurs dominos, au bruit de l'incident, Les « demi-solde », l'air farouche, l'oeil ardent, Sont accourus, et leurs redingotes râpées Autour du commandant sont maintenant groupées. La dame du comptoir est pâle de terreur; Car la haine des vieux soldats de l'Empereur Est telle pour ces gens de cour en uniforme, Que l'un fait tournoyer déjà sa trique énorme, Croyant que la bataille est près de commencer, Qu'un autre a relevé ses manches pour boxer Et qu'un troisième s'est armé d'une bouteille. Mais l'adjudant-major Rouff, des Vieux de la Vieille, Un glorieux débris des grenadiers à pied, Entreprend d'arranger l'affaire comme il sied. Grand ferrailleur, il a l'usage de la chose. Très digne et grasseyant, ce sage s'interpose. - Présentez-vous d'abord, messieurs, ordonne-t-il. = Soit... commandant Simon. - Comte de Hautmesnil. L'enfant est dans un grand trouble, mais le surmonte. Sa voix n'a pas tremblé. Bravo! le petit comte! = Au sabre, n'est-ce pas ?... Vous êtes cavaliers Tous deux, reprend le vieux Nestor des grenadiers. - Au sabre. - Pour demain, neuf heures, à Grenelle, Au Grand Vainqueur... C'est un cabaret à tonnelle... Le patron a servi... C'est un « égyptien »... J'y joue au cochonnet... Nous serons là très bien. C'est dit. Chacun reprend une pose correcte. D'un regard noir, encore une fois, l'on s'inspecte, Puis ce sont des saluts faits d'un air de hauteur. - A demain donc, messieurs. - Serviteur. - Serviteur. III Hautmesnil!... L'ancien guide est dans sa pauvre chambre. Pas de feu, bien qu'on soit en plein mois de décembre. Les mains au dos, baissant le front d'un air pensif, Il marche à pas pesants, tel qu'un fauve captif. La chandelle des six qui coule sur la table Projette durement cette ombre formidable Sur la muraille où sont pendus des pistolets Et des sabres. Le froid taudis, les meubles laids, Tout lui rappelle ici sa misère et sa chute. Mais non. Il semble avoir oublié la dispute. Plus de colère. Il songe, et son rude profil S'adoucit, quand tout bas il redit : « Hautmesnil! » Et voilà, dans son coeur de vieux chien de guérite, Le lointain souvenir que ce nom ressuscite. Sous la Terreur, au temps des échafauds rougis Sans relâche, il était maréchal des logis. Son escadron campait aux environs de Nantes, Où Carrier - ces horreurs, de loin, sont surprenantes - Se gorgeait, tigre affreux, de sang frais, tous les jours. On arrêtait tous les suspects aux alentours. Or, un matin, - Simon croit s'y trouver encore, - Un gredin, ceinturé d'un haillon tricolore, Avec le regard faux et lâche des mouchards, Vient au chef d'escadron réclamer deux hussards Pour conduire au chef-lieu la ci-devant comtesse De Hautmesnil, avec consigne très expresse De la tenir de près et de la surveiller; Et Simon est requis avec un cavalier De ses amis, un très bon garçon qu'il estime. Il se rappelle bien la touchante victime, Si jeune, ayant l'air moins malheureux qu'étonné Et présentant le sein à son fils nouveau-né, Qui, justement, venait de réclamer sa goutte. L'ordre est formel. Tous trois se mettent donc en route, Elle marchant à pied entre les deux chevaux. C'était en mai. Les champs couverts de blés nouveaux Verdoyaient, les buissons étaient pleins de fauvettes. La « ci-devant », avec ses souliers à bouffettes, Bientôt boita, très lasse, - et c'était monstrueux, Cette misère-là dans ce printemps joyeux! - On fit halte un instant et l'on mit pied à terre. S'appuyant sur un tronc d'arbre, la pauvre mère Pleurait en regardant son enfant endormi. Simon, n'y tenant plus, prit à part son ami Et dit: - Si nous sauvions cette jeunesse?... - Diantre! - Je sais bien, nous risquons dix balles dans le ventre; Mais c'est la guillotine, à Nantes, qui l'attend. Le commandant est un coeur d'or. En lui contant Une escarmouche avec les Blancs ou quelque histoire Semblable, j'en suis sûr, il feindra de nous croire... Ce tendron-là n'a pas trahi la nation. Va, mon vieux, ce sera ta meilleure action. D'ailleurs, je suis ton chef... Cette affaire est la mienne... Je commande. - Ça va. Lâchons la citoyenne, Fit le hussard, avec son petit citoyen... On n'est pas des bourreaux, après tout. Je veux bien. Quand le sous-officier vint vers la prisonnière Et lui dit rondement la chose, à sa manière, - Rien ne pourra jamais lui faire oublier ça! - Elle prit follement sa main et la baisa. - Libres, mon fils et moi! Libres! Quel cri de joie! - Pars vite, citoyenne. Il ne faut pas qu'on voie Nos adieux... Tu n'as pas d'argent? - Non. -As-tu faim? - Oui. - Je n'ai que huit sous et ce chanteau de pain. Prends. - Vos noms... Je prierai tant Dieu pour qu'il vous aime! - Nos noms?... Bah! Il les sait, bien sûr, l'Ëtre Suprême. Crois-tu trouver un gîte? - Oui. U, vers le clocher, Logent de bonnes gens qui pourront me cacher. -Cours-y! -Mes chers sauveurs!... -Bonne chance, labelle... Adieu. Les cavaliers se remettent en selle Et reviennent au camp où le chef d'escadrons Accueille leur récit, d'abord, par des jurons; Puis, devinant le fait qu'il faut que nul ne sache, 11 sourit, doucement ému, sous sa moustache. Telle est sa généreuse action de jadis Dont se souvient le vieux soldat dans son taudis, Et de sa violence, à présent, il a honte. Hautmesnil, oui, c'est bien le nom. Ce jeune comte Avec qui je me bats, demain, au Grand Vainqueur, C'est l'enfant que j'ai vu, tétant de si bon coeur, Voilà vingt-trois ans... Oui, c'est à peu près son âge... Je retrouve les traits, dans son joli visage, De celle qui marchait entre les deux hussards... Nous nous battons demain... Ce sont là des hasards Comme monsieur Ducray-Duminil en invente... Mais - j'y songe - sa mère est encore vivante. Naguère, en un journal, j'ai vu son nom cité Pour je ne sais plus quelle oeuvre de charité. Quel coup du sort!... Ainsi cette pauvre mâtine Qui, sans moi, s'en allait droit à la guillotine, Demain, je lui tuerai peut-être son enfant!... Jamais! Jamais!... Je vois encor la « ci-devant » Couvrir ma grosse main de baisers et de larmes... Ce galopin doit être une mazette aux armes, Et c'est très dangereux, mes coups de vieux troupier. Me voilà bien! Comment sortir de ce guêpier?... Oui, Bûonaparté... C'est vrai, « l'Ogre de Corse »... Il l'a dit... Tout enfants, ces nobles, on les force D'insulter bêtement notre pauvre Empereur.... Mais - soyons franc - j'eus tort de me mettre en fureur. L'affaire cependant ne peut finir qu'au sabre. S'expliquer? Non... L'enfant a du sang, il se cabre Sous l'éperon. Quand j'ai sur lui levé la main, Nom d'une pipe! il s'est bien tenu, le gamin. Sur la planche, en trois mois, j'en ferais un artiste. Quel dommage qu'il ne soit pas bonapartiste!... Mais ce n'est pas tout ça... Simon, vieil animal, Il faut qu'à ce jeune homme il n'arrive aucun mal. La prisonnière en pleurs et traînant la semelle Près de ta botte, avec son fils à la mamelle, Que ton bon mouvement sauva de l'échafaud, II faut lui rendre intact son petit, il le faut!... Simon, ton tour viendra de passer l'arme à gauche, Et ta vie, après tout, c'est bataille et débauche. A Dieu, cet Empereur du ciel - en qui tu crois, Allons! - tu montreras tes blessures, ta croix D'Austerlitz - c'est beaucoup - etquelq ues faits de guerre. Mais tout cela, mon vieux, pourrait ne compter guère, Si, de ton coeur, au feu des bivouacs culotté, II ne s'échappe pas une odeur de bonté!... Aussi vrai que Marmont est un traître, je jure De renvoyer l'enfant sans une égratignure. Il dit. La chambre était glacée. Il frissonna, Avec un souvenir de la Bérésina Où la température était - fichtre! - sévère, Puis il se mit au lit en songeant : - Comment faire? IV Au Grand Vainqueur. Sinistre endroit de rendez-vous. Ce matin il dégèle et le temps est plus doux; Mais un grand vent, poussant une plainte inquiète, Tourmente les bosquets séchés de la guinguette Et roule sur le sol les feuillages flétris. Le ciel est encombré de gros nuages gris, Et leur foule, là-haut, court, se bouscule et glisse. En petite tenue, en bonnet de police, Les jeunes officiers sont là, bientôt rejoints Par le vieux « demi-solde » et par ses deux témoins. Tant de monde épouvante et fait s'enfuir les poules. Rouff l'a dit. On sera bien dans le jeu de boules, Pour le combat. On fait donc les préparatifs. Tandis que les témoins comparent, attentifs, Le poids et la longueur des sabres d'ordonnance, Sur le comte qui fait très bonne contenance, Simon jette un regard à peu près paternel. Pourtant voici l'instant tragique et solennel. Les habits sont gênants pour se battre; on les ôte. Puis les deux champions, sabre en main, garde haute, Se font face, et, vraiment, le contraste est complet Entre ce fort gaillard et ce blond gringalet. Ici, rude vigueur, et là, chétive grâce. - Allez, messieurs, dit Rouff enfin, de sa voix grasse. Certes, pour les grognards, témoins du commandant, Ce joli coeur est mort déjà, c'est évident. Car, dans plus d'un assaut, Simon, cambrant le torse, Leur prouva son sang-froid, sa souplesse, sa force, Son coup d'oeil infaillible et sa poigne d'acier. Il va fendre le crâne à ce fat officier Assez fou pour avoir insulté leur idole. Mais, soudain, leur regard étonné se désole. A quoi pense Simon? Est-ce pour plaisanter? Il pare seulement les coups sans riposter... L'adversaire pourtant commet faute sur faute. Qu'a donc Simon?... Pourquoi quitter la garde haute?... Et ce coup! Le gamin le tuait, pour un peu!... Le fait-il donc exprès?... Ah! touché, sacrebleu! C'est vrai. Le plus fameux escrimeur de l'armée, L'épaule par un grand coup de sabre entamée, Vient de laisser tomber son arme en gémissant. Il chancelle, et son linge est tout rouge de sang. Rouff accourt, le soutient, aidé du camarade. Mais le vieux grenadier grommelle une algarade. - Comme tu saignes!... Mais, quand même, je t'en veux. C'est donc vrai! Toi, vaincu, touché par ce morveux! Tonnerre ! ... Mais Simon, très calme, le rassure. - Qu'y faire?... On n'en meurt pas. Ce n'est qu'une blessure. Sur un banc, ses amis, alors, le font asseoir. Puis Rouff, avec ses dents, déchire son mouchoir, Lave la plaie ouverte et de son mieux la panse Pendant ce temps, le comte, ébloui de sa chance, Mais décent et, de plus, n'ayant pas mauvais coeur, S'efforce de cacher sa fierté de vainqueur. Il a remis veste et bonnet jetés à terre. Enfin, très froids, après un salut militaire, Les officiers du roi laissent là le blessé. Simon reste rêveur après qu'ils ont passé. Pour ce jeune homme il sent presque de la tendresse. Son épaule, que Rouff soigne avec maladresse, Lui fait mal, mais ce coeur généreux est content; Et, malgré le grognard sans cesse répétant : « Blessé par ce clampin!... Non, la chose est trop forte... Un ancien de la garde? un chasseur de l'escorte! » Il se dit que ce duel, pour la vieille maman, Va faire de son fils un héros de roman, Et songe, en réprimant une grimace amère : - Cela fera plaisir à madame sa mère. Date De Charité. Nous avons tous, dans le passé, Une date de préférence, Jour de bonheur ou de souffrance, Souvenir jamais effacé. Cette fête ou cette misère Que nous revivons tous les ans, Qu'elle nous rende bienfaisants, Lorsque revient l'anniversaire. Qu'aux pauvres un peu soit offert De notre joie, hélas! lointaine, Ou du moins soulageons leur peine, Le jour où nous avons souffert. Ecrit Sur Beaucoup D'Albums. Donnez, l'homme est presque divin Qui, n'ayant dit non à personne, A froid, quand le pauvre frissonne, Et défaille, quand il a faim. Donnez sans espoir qu'on vous rende, Donnez sans savoir qui reçoit. Le plus noble geste qui soit, C'est d'ouvrir la main toute grande. A Joris-Karl Huysmans, Pour Sa Biographie De Don Bosco. Lisez. Ces faits récents n'ont rien d'une légende. Des enfants du ruisseau - pour demain des pervers Virent un saint venir vers eux, les bras ouverts, Et furent bons et purs, comme Qieu le commande. L'homme est mort; mais toujours plus féconde et plus grande Et vivant des seuls dons par les chrétiens offerts, Son oeuvre a rayonné sur le vaste univers. Lisez. Est-ce un miracle ou non? Je le demande. Jadis, du tablier de sainte Élisabeth, C'était une moisson de roses qui tombait. Aujourd'hui Don Bosco, qui, d'abord, dans les fanges, Ramassa les petits vagabonds de Turin, Voit s'envoler, devant le Juge Souverain, De sa vieille soutane, une légion d'anges. En Egrenant Le Chapelet. Prenant le chapelet qui s'use sous mes doigts, Ce soir; j'ai récité l'Ave dix fois, vingt fois. Ayant péché, j'étais d'une tristesse amère. Mais, simplement, ainsi qu'un fils devant sa mère, Mains jointes, à genoux, les yeux mouillés de pleurs, J'ai répété : « Priez pour nous, pauvres pécheurs! » Et dans mon coeur déjà je sens la paix renaître. Je crois, j'espère en Dieu, je sais qu'il est un maître Miséricordieux, bon, clément, paternel. Pourtant, il est aussi, sur son trône éternel, Mon juge, et quand je songe à ma vie, il me semble Que je suis bien souillé, bien coupable, et je tremble. Oui, mais la Bonne Vierge est là, qui me défend. Souvenez-vous. Jadis, quand vous étiez enfant Et, pour vous châtier de quelque grave faute, Quand le père irrité se levait, la main haute, Votre mère arrêtait le bras prêt à frapper. Or, dans le saint récit qui ne peut nous tromper, Jésus-Christ sur la croix, montrant Jean à Marie, Lui dit : « Voilà ton fils! » C'est pourquoi je la prie, A l'heure de la mort, d'implorer mon pardon. Car, quand Jésus lui fit ce mystérieux don, Il lui léguait ainsi l'humanité chrétienne Toute entière, et ta mère, ô Seigneur, est la mienne. Ma mère, intercédez donc pour moi, s'il vous plaît. Dans le creux de ma main, je vois mon chapelet Et, pour moi, ses grains noirs sont comme une semence Qu'avec un grand espoir je jette au ciel immense. Chaque Ave va bientôt, miracle merveilleux! S'épanouir aux pieds de la Reine des Cieux Et, suave parfum, ma prière fleurie Montera doucement vers la Vierge Marie. L'Écu De Six Livres. LA bonté, c'est le fond de toute âme française. A la fin de l'an mil sept cent quatre-vingt-treize, Quand le pays était ivre de sang et fou Et quand chaque buisson de Vendée et d'Anjou Pour les républicains cachait une embuscade, Douze ou quinze soldats d'une demi-brigade De Mayençais, ployant sous le sac, éreintés Par une longue marche en des chemins crottés, Arrivèrent, le soir, dans un petit village. Il faisait froid. Le rouge et sinistre sillage DES VERS FRANÇAIS 9t Du soleil disparu s'éteignait dans le ciel; Et c'était justement la veille de Noël. Noël! Nul ne pensait au joue de fête, certes. Quel accueil! Les maisons étaient toutes désertes, Car, sachant que les Bleus arrivaient aujourd'hui, Les habitants remplis de terreur avaient fui; Et tous ces logis clos, cette église fermée, Ces toits d'où ne sortait nul filet de fumée, A ces pauvres soldats, dans leur propre pays, Disaient qu'ils' faisaient peur et qu'ils étaient haïs. Mon Dieu, préservez-nous de la guerre civile! Au petit peloton, l'arme au pied, immobile, Le sergent, beau jeune homme au regard sérieux, Dit alors : - Mes amis, logez-vous pour le mieux. Sous quelques coups de crosse une porte voisine Tomba. Bientôt le feu brilla dans la cuisine Et les hommes contents de sécher leurs habits Firent la soupe avec le lard et les pains bis Qu'ils avaient apportés au bout des baïonnettes. Cependant, avec des allures inquiètes Et suivi par un vieux caporal chevronné, Le sergent visitait le bourg abandonné, Quand la vitre d'une humble et croulante chaumière S'éclaira, devant lui, d'une faible lumière. 92 DES VERS FRANÇAIS = Ils ne se sont donc pas tous sauvés devant nous Comme devant la peste en ce pays de loups, Dit-il. L'autre reprit : - Entrons, et qu'on s'explique. Nous leur ferons crier : « Vive la République! » A ceux-là qui n'ont pas encore décampé... Entrons. On leur ouvrit dès qu'ils eurent frappé; Et sur le seuil parut une petite fille, Pieds nus dans des sabots, et la jupe en guenille. Elle portait, avec un geste maternel Et touchant qui semblait chez elle habituel, Un gros enfant dormant sur sa chétive épaule. = Avoir affaire à ces marmots, ce n'est pas drôle, Dit le sergent de qui l'humeur se dissipa. Réponds, petite!... Où donc sont maman et papa? Elle leva les yeux sur lui, triste et naïve, Puis el:e répondit de cette voix plaintive Que donne la misère aux pauvres paysans : = La mère?... Mais elle est morte depuis deux ans, Quand elle m'a donné Jacques, mon petit frère. = Eh bien! fit le jeune homme un peu troublé, le père A tous les deux?... Je veux le voir s'il est ici. Mais l'enfant murmura : - Le père est mort aussi. Ce soldat, en ce temps d'effroyables tueries, Avait pourtant gardé sous ses buffleteries Un bon coeur qui se mit à battre un peu plus fort. Il demanda : - Quand donc et comment est-il mort?... Te fais-je peur?... Pourquoi trembler? Pourquoi te taire? Non, il n'avait pas l'air méchant, ce militaire. Au deuil des orphelins il semblait compatir. Elle fit son aveu, ne sachant pas mentir, Mais tout bas, en ses noirs souvenirs absorbée : - Tous les gars, pour partir avec monsieur d'Elbée, Ont pris leur canardière et leur grand chapelet... Et notre père est mort au combat de Cholet. Alors, le caporal, sans-culotte féroce, Frappa brutalement le sol avec la crosse De son fusil et, d'un ton bourru, grommela : - Vas-tu pas t'attendrir sur ces louveteaux-là?... Viens... Nous perdons du temps à leurs jérémiades. - Non, mon vieux. Va souper avec les camarades. Mais moi, je reste, étant en pays dangereux, Auprès de ces enfants... J'en saurai long par eux... La pêtite - tu vois - répond comme à l'école. Le caporal s'en fut, sifflant la Carmagnole, Et le sous-officier entra dans la maison. Ayant dans un berceau mis le petit garçon, La fillette alluma le bois sec et la paille Pour faire une flambée, et, contre la muraille, Le soldat déposa son fusil doucement. Car elle lui faisait pitié, décidément, La pauvre mère-enfant, la petite « suspecte ». Dans ce triste logis qu'une chandelle infecte Éclairait, que de jours de chagrin, longs et froids, Devait avoir comptés la vieille horloge à poids! Bien rarement le feu devait briller dans l'âtre. Un crucifix de cuivre, une Vierge de plâtre Étaient de ces enfants les deux seuls compagnons. Aux solives pendaient quelques bottes d'oignons. Sur l'antique buffet bruni par la fumée, La miche de pain noir était très entamée. L'humidité suintait sur tous les murs. Enfin, Tout exprimait ici la détresse et la faim. La petite, selon l'usage charitable, Mit cidre et pain devant le sergent, sur la table. Il la considérait et souffrait de la voir, Tout en accomplissant l'hospitalier devoir, Marcher en lourds sabots, frissonner sous sa loque. Cet homme de vingt ans était de son époque. La démence d'alors le marquait de son sceau. Plus de Dieu! Plus de rois!!! avait lu Rousseau. La Révolution - c'était sa foi profonde - Allait faire bientôt triompher dans le monde Le bonheur, la justice et la fraternité. Admirant, sur son char, l'idole Liberté, Sourd aux râles de mort de tous ceux qu'il écrase, Il courait, le front haut et les yeux en extase, Vers un rêve trompeur, vers un idéal faux, Sans voir ses pieds souillés du sang des échafauds. Pourtant, ce soir, un doute en sa pensée intime Avait surgi devant l'innocente victime De la guerre civile et des horreurs du temps; Et la maigre orpheline aux membres grelottants Qui réunissait là tant de malheurs en elle, Évoquait devant lui la misère éternelle. Avec bonté, le jeune homme l'interrogea. En cet hôte si doux confiante déjà, Elle conta sa vie auprès du petit Jacques. Elle n'aurait dix ans que l'an prochain, à Pâques. Si jeune et pas robuste, elle avait bien du mal; Mais on mangeait du pain, et c'est le principal. Quel dur hiver pourtant! La chaumière s'écroule. Dans le courtil tout est gelé. Pas une poule N'a pondu d'oeufs... Et qu'il fait froid dans le lavoir!... Pour gagner quelques sous, elle pourrait, le soir, Manier ses fuseaux, faire de la dentelle, Pour Alençon, mais c'est par trop cher, la chandelle! Cependant elle n'est pas ingrate envers Dieu. Les voisins, bonnes gens, la secourent un peu; Sans eux, on n'aurait pas, des fois, mangé la soupe. Mais voilà qu'ils ont fui, par crainte de la troupe. S'ils ne reviennent pas, peut-être que demain Il lui faudra, tenant son frère par la main Et marchant dans la boue et dans les feuilles mortes, Errer par les chemins et mendier aux portes. Le soldat écouta ce douloureux discours, Le coeur serré, l'oeil sombre : - Il y aura toujours Des pauvres, j'en ai peur, gronda-t-il à voix basse... Allons, va te coucher, car tu parais bien lasse. Moi, je vais boire un coup et manger un morceau. Elle prit le petit garçon dans son berceau. - A votre aise, dit-elle. Il vaut mieux, moi, que j'aille Au grenier. Nous aurons, tous deux, chaud dans la paille. Bonsoir... Le lit est là, si le coeur vous en dit. Mais avant de partir, sans lâcher le petit, Devant cet étranger que l'acte allait surprendre, Elle ôta ses sabots et les mit dans la cendre. - Petite, que fais-tu? - Mais c'est demain Noël, Et, cette nuit, Jésus, en descendant du ciel, Va mettre ici pour moi son cadeau, j'en suis sûre. Le soldat regarda la rustique chaussure Posée auprès du feu presque éteint, puis haussa Les épaules. - Vraiment, tu crois encore à ça? - Mais oui, j'y crois et j'y croirai toujours, j'espère. Car tous les ans et l'an passé, lorsque mon père Était là, j'eus toujours un jouet, un bonbon. Aussi - je suis si pauvre et Jésus est si bon! - Je crois bien, cette fois, - faut-il que je le dise? - Que Noël va me faire une belle surprise. Et l'enfant s'en alla, portant son gros garçon. Le soldat avait vu la Déesse Raison, En plein Paris, portée en triomphe, naguère, Sous les traits d'une fille effrontée et vulgaire, Avec écharpe rouge et bonnet phrygien. Il l'avait applaudie et ne croyait à rien. Mais devant ces sabots et cette cheminée, Quand il fut seul, il eut l'âme tout étonnée De trouver naturel l'acte de foi naïf De l'orpheline. Alors, par un geste instinctif, - Lui, le Bleu, le soldat de Kléber et de Hoche! - Avec la larme à l'oeil, il tira de sa poche Un gros écu d'argent de six livres, orné D'un lourd profil, celui du roi guillotiné. Six livres! De l'argent brillant comme la lune! En ce temps d'assignats, c'était une fortune. Pour lui, c'était du vin, du tabac, du plaisir. Ce trésor, allait-il vraiment s'en dessaisir? .. Non! Il prit son fusil pour partir. Mais la lutte Dura dans ce coeur d'or à peine une minute, Et se penchant, - ses yeux mouillés étaient bien beaux! - Il posa son écu dans l'un des deux sabots. -- Je suis pour la Raison et pour l'Indivisible, Dit-il, et ces enfants sont suspects, c'est possible. Mais on les abandonne... Ils vont manquer de pain... C'est pourtant singulier que moi, le jacobin, Ce soir, pour remplacer l'Enfant-Jésus, je vienne... Mais tant pis si, demain matin, la Vendéenne S'imagine trouver, en allumant le feu, Ce portrait du tyran donné par le Bon Dieu. Feuillets Retrouvés. Datant Des « Humbles » MA mère assez souvent parle, avec complaisance, Des amis qu'elle avait, du temps de son aisance, Et se souvient, non pas sans un secret dépit, Que, le jeudi, chez elle, on dînait en habit. Cette réunion, qui fut bien éphémère, Je l'ai vue autrefois, à table, chez ma mère, Quand, dans mes rares jours de congé, j'y venais. Quels convives! C'était le proscrit polonais, Remarquable par son caban couvert d'olives, Ses moustaches en crocs et sa soif des plus vives; La baronne en bonnet monté, dont le mari Fut jadis chambellan chez le duc de Berry, Et qui narre ses vieux malheurs, et, par principe, S'évanouit au nom du roi Louis-Philippe; Et l'ancien professeur, homme aimable et disert, Récitant volontiers des fables au dessert. Enfin ma mère était en proie aux parasites. Ils ont, bien entendu, tous cessé leurs visites. Général polonais, veuve de chambellan, N'enverront même pas leur carte au jour de l'an, Et ce beau monde; exact à l'heure du potage, Ne gravira jamais notre cinquième étage. Tous furent des ingrats, tous, un seul excepté, Un vieux parent, alors reçu par charité, Qui seul aimait ma mère et seul se souvient d'elle. Courtisan du malheur, brave homme, ami fidèle, Pauvre cousin Mercier, va, j'ai honte souvent Et je me repens bien d'avoir, étant enfant, Pleuré, jeté des cris de peur et fait la moue, Quand maladroitement tu me baisais la joue. Que mon caprice était cruel et se trompait! J'ai ri de ton grand nez et de ton faux toupet, Et de ton vieux talent suranné de flûtiste! Mais quand je te revois, honnête et pauvre artiste, Point changé ni mieux mis qu'autrefois, ni plus beau, Et tournant dans tes doigts timides ton chapeau, Va, je lis dans tes yeux ton amitié touchante; Et l'enfant qui pour toi fut injuste et méchante Et fuyait ton baiser avec un air moqueur T'embrasse maintenant, cousin, de tout son coeur! Je connais à présent sa vie, et c'en est une Des plus tristes. N'ayant pas la moindre fortune, 11 ne put obtenir la femme qu'il aimait. Depuis, étant de ceux dont le coeur se soumet, Pieusement, chez lui, comme en une chapelle, Il a toujours gardé tout ce qui lui rappelle Ses vingt ans, son unique amour, ses anciens voeux. - Je ne sourirai plus de sa bague en cheveux. - Le cousin est toujours resté célibataire; Il occupe un emploi modeste au ministère, Et puis, son traitement étant trop exigu, Le soir, il prend sa flûte et joue à l'Ambigu, Et, par lui, nous allons voir tous les mélodrames. Donc, ce très pauvre ami de deux très pauvres femmes, Le dimanche, est venu les voir, tout cet été. Il est à la maison de grande utilité. Pour mes volubilis il me construit des treilles Sur le balcon; il met notre vin en bouteilles, Pose des clous, restaure un meuble endommagé; Car, bien qu'il ait l'air faible et bien qu'il soit âgé, Le bonhomme est encor plein de vigueur physique. Au moment opportun, je lui parle musique Et d'en faire avec lui j'exprime le désir. Je vois qu'il en rougit d'avance de plaisir, Mais il se fait prier tout d'abord, il résiste. En l'embrassant, je fais céder le vieil artiste Et je joue, assez mal, avec le vieux cousin, Un duo de Tüloup pour flûte et clavecin; Et parfois, à la fin, je le surprends qui pleure. Comme pour son théâtre il part de très bonne heure, Ces jours-là nous mangeons la soupe un peu plus tôt; Il serre enfin sa flûte, il met son paletot, M'embrasse en enfilant à grand'peine la manche, Et le voilà parti jusqu'à l'autre dimanche. Je m'en suis bien doutée au début de juillet. - Ma mère qui, depuis quelques jours, essayait D'avoir l'air devant moi si joyeuse et si ferme, N'avait pas tout à fait de quoi payer le terme; Et voilà qu'elle a mis, pour qu'il fût acquitté, Les six couverts d'argent au Mont-de-Piété. Elle a pris ce parti sans crainte ni scrupule; Car madame Prosper, célèbre somnambule, Qui dans les Cours du Nord a promené son art, Mais qui loge à présent au quartier Mouffetard, Venait de lui prédire un immense héritage. Ce bel espoir, maman veut que je le partage; Mais, moi, qui représente, hélas! à la maison, La froide prévoyance et la triste raison, Écoutant les conseils de ma muse pédestre, J'ai songé que, toujours, le concierge, au trimestre, Monterait sa quittance et que, pour la payer, Je n'avais qu'une chose à faire, travailler. Travailler? Et comment? J'étais pleine de zèle, Mais je sors du couvent, comme une demoiselle, Et l'on ne m'enseigna, dans cet honnête lieu, Rien d'utile, sinon pourtant à prier Dieu. Que sais-je? A peine suis-je un peu musicienne? Mais que d'histoire sainte et que d'histoire ancienne! Que de noms sus par coeur! Que d'atlas dessinés! Et que de pages d'yeux, d'oreilles et de nez! Avoir appris que l'Ain se jette dans le Rhône, La date où Sésostris est monté sur le trône Et qu'à Charles Martel a succédé Pépin, Ne vaut pas un métier où l'on gagne son pain. Par ce souci cruel quand j'étais obsédée, Oh! comme j'ai maudit tous ces rois de Judée, Que je pourrais nommer, sans en omettre aucun! J'ai voulu confier mon projet à quelqu'un, Et tout d'abord je l'ai soumis à la critique Du vieux cousin, qui n'est pourtant guère pratique. Le long de son grand nez une larme coula, Quand de ma bouche il sut que nous en étions là. Mais le brave homme ayant, un jour, par aventure, Constaté que j'avais une bonne écriture, En conçut un espoir, avec quelle chaleur! Courut à son théâtre, enjôla le souffleur, Qui, là, selon l'usage, entreprend la copie; Et voici comme, après une épreuve subie, Qui, pour les gens de l'art, prouve, à ce qu'il paraît, Que la calligraphie est pour moi sans secret, Installée à ma table, ainsi qu'une écolière, Devant quelques feuillets de beau papier Tellière, Avec plumes, grattoir, sandaraque et canif, Le front penché, la main calme, l'oeil attentif, J'écris en ronde, ayant à gauche la lumière, Ces rôles de comique ou de jeune première Que le cousin apporte et remporte en rouleaux Et qu'il doit souligner, un jour, de trémolos. Cette prose, outrageant quelquefois la grammaire, Me fait gagner trois francs par jour. Ma bonne mère, Qui s'indignait d'abord de me voir travailler, Croit que je veux ce gain pour me mieux habiller, Mais je l'épargnerai pour les jours de détresse. Pauvre femme! Déjà mon métier l'intéresse. Souvent elle s'approche et, pendant que j'écris, Elle lit les feuillets épars des manuscrits; Car toute fiction la séduit et l'attire. Et moi, songeant que j'ai, dans une tirelire, Un beau louis tout neuf, déjà mis de côté, eue de moi ce souffleur se déclare enchanté, Que ma mère va bien et que j'ai de l'ouvrage, J'ai le coeur inondé de joie et de courage! Pour L'Arbre De Noël. Offert Aux Enfants De Notre-Dame De Clignancourt. CELUI que cette nuit vit naître, Chers petits enfants du faubourg, Fut ouvrier, le divin Maître, Comme vous le serez un jour. Avant d'apporter le message Du Ciel aux peuples ignorants, Il a fait son apprentissage, Humble et soumis, chez ses parents. Dans son atelier, pauvre échoppe Au toit de chaume, au mur de bois, Avec sa hache et sa varlope, Peut-être a-t-il taillé des croix? Oui, foulant la sciure fraîche Qui de son établi tombait, L'Homme-Dieu, né dans une crèche, Prépara son futur gibet. Noël! C'est jour de gaîté flanche, Enfants qu'il aimait réunir Autour de sa tunique blanche Et de ses douces mains bénir. Ce soir, par Jésus qui vous aime, Ces jolis cadeaux sont offerts, Que vous admirez ici même Pendus à ces feuillages verts. Soyez joyeux! Il vous invite, Chers petits, à rire, à chanter. Hélas! L'âge viendra trop vite, Pour vous tous, des croix à porter. Car tout chrétien aura la sienne, Et son fardeau toujours est prêt. Alors il faut qu'il se souvienne Du charpentier de Nazareth. Tous ou du moins en très grand nombre, O fils du Paris suburbain, Vous vivrez plus d'une heure sombre Dans l'âpre lutte pour le pain. Ah! portez vos croix sans colère, Puisque Jésus-Christ mort pour nous, Sous ce poids, montant au Calvaire, Tomba trois fois sur les genoux. Et vous aurez pour récompense D'aller au Ciel - il l'a promis - Dans la paix et dans l'innocence, Pour toujours, chers petits amis. 1802-1902. En cette minute dernière De l'an maudit mil neuf cent deux, Remontons d'un siècle en arrière Pour voir un contraste hideux. Ainsi qu'un astre, la cocarde Au chapeau du Consul flambait. -Quelle honte, quand on regarde L'accordéon du vieux Loubet! Absous, sans renier ses maîtres, L'émigré revenait au nid. -On ne fait plus grâce qu'aux traîtres. Déroulède est toujours proscrit. Le traité d'Amiens, quel beau songe! La paix dans la gloire, à jamais! - Jaurès veut qu'on passe l'éponge Sur votre espoir, Strasbourg et Metz! La foule priait, accourue Autour de l'Autel relevé. - On jette les soeurs dans la rue Et les pauvres sur le pavé. Sur le drapeau qu'un souffle gonfle, Le peuple lisait : u Marengo ». - Aujourd'hui, quand le tambour ronfle, u Fachoda! » murmure l'écho. Qu'il sonnait bien, le sabre courbe Des chefs d'Arcole et d'Aboukir! - L'or qu'empile un Juif sale et fourbe, A présent, fait seul tressaillir. Les pillages du Directoire Cessaient, sur des ordres formels. - On sera doux, veuillez le croire, Pour les escrocs officiels. Quoi? C'est vrai, tant d'ignominie! C'est dans ce bourbier que roula La pauvre France à l'agonie! Après cent ans, elle en est là! Mais une espérance obstinée Tourne nos yeux vers l'avenir. N'est-ce pas, ô nouvelle année, Que ce cauchemar va finir, Et que, bientôt, comme en brumaire, Quelques soldats, sortis des rangs, Vont - justice froide et sommaire - Crosser les reins de nos tyrans? Ballade En Faveur De La Vieille France. « A bas le drapeau, la patrie! Crie aujourd'hui plus d'un dément. La guerre, absurde boucherie! Viens dans mes bras, frère allemand! » Mais lorsque passe un régiment, Tous les gamins lui font escorte Et marchent militairement. La Vieille France n'est pas morte. « La Religion, duperie! Dit notre affreux gouvernement. Quel idiot, ce chrétien qui prie! Il faut jouir cyniquement. Dieu n'est pas, et le prêtre ment. » Mais la foule est toujours plus forte, Que bénit le Saint-Sacrement. La Vieille France n'est pas morte. Pauvre France, ô mère chérie, Que nous souffrons de ton tourment! Les Juifs et la Maçonnerie Sont tes bourreaux pour le moment. Mais ton noble tempérament Vers la Gloire et la Foi te porte Ainsi que le fer à l'aimant. La Vieille France n'est pas morte. ENVOI Sauveur qu'on espère ardemment, Parais donc et jette à la porte La canaille du Parlement. La Vieille France n'est pas morte. Ballade Parlementaire. Sur l'expulsion de l'abbé Delsor. Gens du Bloc, un curé d'Alsace Se permet de nous déranger. Qu'on passe à tabac et qu'on chasse Cet « Allemand », cet « étranger ». Un Juif, on doit le ménager; Mais un moine avec son capuce! Mais un prêtre!... On peut en manger. Travaillons pour le roi de Prusse. Sachez-le, vile populace Qu'enivra jadis Boulanger, Quand Guillaume fait la grimace, Dans la boue il faut nous plonger, Le priant de nous protéger. Qu'aucune piqûre de puce Ne trouble son sommeil léger! Travaillons pour le roi de Prusse. Le chauvinisme nous menace. Par malheur on ne peut songer A détruire l'armée en masse; Mais sachons la décourager. Si Déroulède ose bouger, Qu'on le condamne encor, ne fût-ce Qu'au bagne et sans loi Bérenger. Travaillons pour le roi de Prusse. ENVOI Vieux Loqbet, ô mauvais berger, Assez de blague franco-russe! L'assiette au beurre est en danger. Travaillons pour le roi de Prusse. Sur Le Passage D'Un Régiment. Hier, songeant à la pauvre France Dont s'achève l'effondrement, Et navré de désespérance, J'ai vu passer un régiment. Sans doute il ne rappelait guère Ceux que mon enfance escorta, Si beaux sous leurs haillons de guerre Encor poudreux de Magenta. Elles sont en Prusse, captives, Nos aigles de cinquante-neuf; Et, malgré ses couleurs si vives, C'est toujours triste, un drapeau neuf. Les noms glorieux qu'on y brode En lettrés d'or sont par trop vieux, Et pour le remettre à la mode, De la mitraille vaudrait mieux. C'est de l'opulente soierie; Mais il n'est sublime et sacré, Ce symbole de la patrie, Que sanglant et que déchiré. Cependant je fus ému, certe, Devant nos soldats de vingt ans. Leur air crâne, leur pas alerte Font penser à de meilleurs temps. Ils avaient cette silhouette, Ceux qui triomphaient, à Valmy, Le chapeau sur la baïonnette, En voyant s'enfuir l'ennemi; Et ces gamins hier à l'école, Ces officiers d'âge plus mûr, Passeraient sur le pont d'Arcole Comme leurs anciens, j'en suis sûr. De vrais Français! Qu'ils sont ingambes! Ils gagneraient, un contre dix, Des batailles avec leurs jambes, Comme a dit l'homme d'Austerlitz. L'arme sur l'épaule, par quatre, Légers malgré le poids du sac, Ils allaient, et je sentais battre Mon vieux coeur d'un joyeux tic tac. Mais, brusquement, par la pensée De notre honte d'aujourd'hui, Ma mémoire fut traversée, Et les beaux souvenirs ont fui. Car, ce n'est douteux pour personne, L'âme de ces pauvres soldats, On la corrompt, on l'empoisonne, Sous ce régime de Judas. Ce petit pioupiou dont à peine La barbe pousse maintenant, Observez le regard de haine Qu'il jette sur son lieutenant. Il doit avoir, sous sa capote, Quelque écrit de l'infâme Hervé, Et dans sa cervelle idiote, - Que sait-on? - un crime est couvé. Il connaît le couplet horrible Qui lui conseille en termes brefs De prendre, à la guerre, pour cible, Non les ennemis, mais ses chefs; Et, devant son oeil faux et terne, J'ai bien peur que ce fantassin Ne garde, au fond de sa giberne, Une cartouche d'assassin. Quant aux chefs... Oh! l'ignominie! Oh! j'entends la France pleurer!... Sous cette basse tyrannie On voudrait les déshonorer. Peut-être, - ô doute affreux! -peut-être Ce capitaine au mâle aspect, Est un délateur, est un traître, Est l'espion le plus abject. Sachant que, sous la République, On n'a rien que par ruse et dol, Il tient son bijou maçonnique Bien caché sous son hausse-col. Mais pour obtenir tous ses grades Et ses galons d'or sur drap fin, Il a trahi ses camarades Qu'il réduit à mourir de faim; Et sa croix d'honneur fut conquise, Quand il dénonçait en haut lieu Son colonel à tête grise Qui se permet de prier Dieu. Oh! l'odeur de mort qu'on renifle Et qui rôde autour du drapeau, Sous cet André, l'homme à la gifle, Sous ce Loubet, l'homme au chapeau! O malheureuse et chère armée, Qui devais nous reconquérir La vieille frontière entamée, C'est donc vrai que tu vas périr! Récemment, ils ont mis tes armes Au service de leurs mouchards, Et contre des vierges en lârmes, Contre de purs et doux vieillards. Mais alors ton frisson de honte, L'affreux Combes l'a remarqué, Et tu vas périr! Il y compte, Dans sa rage de défroqué. Le voudras-tu?... Moi, dans la rue, Lorsque passa ce régiment, J'ai salué comme on salue Un cortège d'enterrement. Les Disciples D'Emmaüs. Très tristement, les deux disciples, dans la plaine, Allaient vers Emmaüs, et leur âme était pleine D'horreur. Ils avaient vu Jésus mourir en croix. Tout en marchant, ils se parlaient à demi-voix Du crime monstrueux commis sur le Calvaire. La nuit envahissait le ciel calme et sévère. Pas d'étoiles encor, mais le dernier tison Du couchant s'éteignait au sanglant horizon. Parfois le vent du soir, dans le feuillage pâle Des oliviers, soufflait avec un faible râle. L'ombre, de toutes parts, sur les champs accourait. « Il avait pourtant dit qu'il ressusciterait, Murmura l'un des deux hommes, hochant la tête, Et le Nazaréen était un grand prophète. Mais nous avons bien vu mettre au tombeau son corps, Cléophas, et trois jours sont passés depuis lors. » Et l'autre dit, tordant ses deux mains désolées : « Cependant, cette nuit, les femmes sont allées Au sépulcre. Il était vide, et, placé devant, Un ange leur a dit que le Christ est vivant. » Mais le premier reprit : « C'est vrai. Plusieurs des nôtres, Ceux qu'il aimait et qu'il appelait ses apôtres, Ont vu le tombeau vide, après le jour levé; Mais ils cherchaient Jésus et ne l'ont point trouvé. » Et les deux pèlerins mainte fois se redirent Leur angoisse et leur deuil. Tout à coup, ils sentirent Qu'un autre voyageur marchait à côté d'eux. « Tristes passants, de quoi parliez-vous donc tous deux?» Demanda-t-il. C'était Jésus, c'était leur Maître; Mais il ne voulait pas qu'ils pussent reconnaître Encor le Dieu surgi pour les interroger. « Êtes-vous au pays tellement étranger, Dit Cléophas, que vous ne sachiez pas ces choses? » Puis, une fois de plus, il répéta les causes De leur douleur : le Juste, après d'abjects affronts, Cloué sur une croix entre les deux larrons; Ses vertus, ses discours, ses gestes, ses miracles; Et qu'il semblait le Christ promis par les oracles; Qu'il devait, ce jour même, - il l'avait annoncé, - Reparaître et qu'hélas! le jour était passé. Et l'inconnu leur dit : « O coeurs trop lents à croire, Le Christ devait souffrir pour entrer dans la gloire. » Puis il leur expliqua que Jésus, ses desseins Et ses actes étaient prédits, aux Livres Saints, Et que, depuis la plus antique prophétie, Tout prouvait que ce Juste était bien le Messie. Dans le bourg, au dernier crépuscule du soir, Ils entrèrent tous trois et, sur le chemin noir, Jésus semblait vouloir poursuivre son voyage. Mais les deux pèlerins, émus par son langage, Sentaient leur coeur brûler d'un feu puissant et doux. u Demeurez, dirent-ils, et soupez avec nous. » Mais quand ils l'eurent vu, bien qu'il ne fût que l'hôte, Choisir, pour le repas, la place la plus haute, Et, comme il le faisait souvent, - quel souvenir! - Prendre en ses doigts le pain, le rompre et le bénir, Leur esprit fut soudain inondé de lumière.' Tendant vers le Seigneur leurs deux mains en prière, Sûrs de le reconnaître, heureux éperdument, Ils l'adoraient... Jésus disparut brusquement. Il étaient pour toujours délivrés de leur doute; Et, vers Jérusalem ayant refait la route Dans la nuit, ils allaient à travers la cité, Disant à leurs amis : « II est ressuscité! » Vingt siècles de bonté sont nés de ces mystères. Je crois en toi, Jésus!... Hélas! d'affreux sectaires Veulent faire oublier ton nom à nos enfants Et, pour de bien longs jours, ils semblent triomphants. Qu'importe? Pleins de haine et d'orgueil imbécile, Quand ils auraient brûlé le dernier évangile, Quand ils auraient brisé le dernier crucifix, Et quand aux fils de nos arrière-petits-fils Ils auraient travaillé l'âme de telle sorte Qu'on croirait que la foi dans le Christ est bien morte Et que, dans le sépulcre, au fond d'un souterrain, Elle est scellée avec le sceau du Sanhédrin, Comme le fut jadis ton corps, ô divin Maître, Alors - oh! n'est-ce pas? - il suffirait qu'un prêtre, Errant, au crépuscule, en de mornes sentiers, Trouvât sur son chemin deux chrétiens, les derniers, Et rompît avec eux, Jésus, le pain Pnystique. Oh! n'est-ce pas qu'alors, forts de ce viatique, Comme ceux d'Emmaüs, dès le soleil levant, Ils iraient proclamer que le Christ est vivant? N'est-ce pas que, semant ta parole féconde, Ils feraient de nouveau la conquête du monde, Et que tous, revenant au Dieu de vérité, De nouveau s'écrieraient : -Il est ressuscité! » Sur Un Tombeau. Dans ce tombeau silencieux, Il n'est rien que nuit et poussière. Levons nos fronts, levons nos yeux. L'âme est au ciel dans la lumière. Souvenir Du Château De Clères. Cet élégant château fut sculpté dans la pierre, Au bon temps où Ronsard cisela ses sonnets, Et l'on conte qu'il a logé le Béarnais Avec sa Gabrielle, une nuit tout entière. Or, dans ce vieux logis d'allure svelte et fière Où font leurs nids d'amour les légers martinets, Une dame au coeur noble et pur - je m'y connais - A déployé pour moi sa grâce hospitalière. Près d'elle j'ai vécu de trop brefs jours d'été, Et les mots caressants - douceur, charme, beauté - Ne me suffisent pas pour louer son mérite. Mais je songe, en payant de ces vers mon écot, Que le volage époux de la Reine Margot Serait resté fidèle à cette Marguerite. En Ecoutant L'Orgue. A ce prêtre, voix très lointaine Par qui l'office est célébré, L'orgue va répondre. Il déchaîne D'abord son tumulte sacré. Tout à coup il s'apaise et prie, Et la foule devant l'autel Dans sa mystique rêverie, Croit entendre un écho du ciel. De nouveau l'effort se rassemble De tous les tuyaux de métal, Et la cathédrale qui tremble S'emplit d'un fracas musical. Instrument extraordinaire! La nature y met tous ses bruits, Le sourd grondement du tonnerre Et le soupir du vent des nuits. Sous le double clavier d'ivoire S'évoque la vie aux cent voix, Les trompettes de la Victoire Comme l'idylle et ses hautbois. Mais chut!... Le prêtre psalmodie Devant le tabernacle d'or, Puis se tait... De flots d'harmonie L'orgue inonde l'église encor. Et je songe en la nef obscure Où je priais, distrait un peu : C'est la Vie et c'est la Nature Répondant aux ordres de Dieu! Chauvinisme. J'en conviens. Je suis en retard Avec le rêve humanitaire. J'aime, ô France, ta vieille terre En chauvin, en patriotard. Des orateurs pleins de faconde, Apôtres de la crosse en l'air, Me hurlent le mot de Schiller : « Nous sommes citoyens du monde! Hélas! je l'entendis déjà S'élever, cette clameur vaine. Mais alors, sous un flot de haine, L'invasion nous submergea. Voilà pourtant qu'on recommence A faire aux vainqueurs les yeux doux. « Peuples frères, embrassons-nous! » Quelle pitoyable démence! Ceux de mon âge ont trop vécu. Ce fier pays s'abaisse et rampe; Et, de colère, sur ta hampe, Tu frémis, ô drapeau vaincu! Démentis par tant de tueries, Des rhéteurs par la plèbe élus Nous déclarent qu'il ne faut plus De frontières ni de patries. Chimère! Songe creux! Roman!... « Qui donc a la meilleure place Dans ton coeur, - dis, l'enfant qui passe, - Les voisines ou ta maman? » Veillée De Noël. Dehors, c'est un confus murmure, un vague bruit. On dirait un léger bourdonnement d'abeille, Et, dans la chambre tiède et bien close où je veille, J'écoute au loin sonner la messe de minuit. Je songe, en tisonnant la braise qui s'écroule, Que pour moi, vieux pécheur, a retenti la voix Des cloches de Noël vainement tant de fois; Et voilà les regrets qui m'assaillent en foule. Car je serai jugé bientôt, - qui sait? - demain; Et cependant, pareil à la mer sur les côtes, Monte toujours en moi le flot lourd de mes fautes, Et j'en fais tristement le sévère examen. C'est donc vrai. J'ai vécu si longtemps près des fanges Où mes pieds imprudents souvent se sont plongés, Et je n'ai pas suivi l'étoile des bergers, Et je suis resté sourd au choeur d'appel des anges! O nuit de Bethléem, en ton suave azur, A présent je vois l'astre et j'entends le cantique. Pourtant, bien qu'éclairé par ta splendeur mystique, Suis-je vraiment meilleur? Suis-je un peu moins impur? * * Mais j'ai tort. Reprenons courage et confiance. L'Enfant-Dieu ne veut pas qu'on tremble devant lui. Je prétends l'adorer et le voir aujourd'hui Avec les yeux, avec l'âme de mon enfance. Car mes soirs de Noël les meilleurs, je les eus Alors qu'innocemment - Bonne Vierge, pardonne! - Je confondais un peu ma mère et la Madone, Et quand j'étais pour elle un peu l'Enfant-Jésus. Elle m'avait montré, dans un livre d'images, Saint Joseph s'appuyant, las, sur son grand bâton, Les rustiques pasteurs sous leurs peaux de mouton, Et, coiffés de turbans somptueux, les Rois Mages. Comme il s'était gravé dans mon cerveau tout neuf, Cet enfant radieux dans cette étable sombre Où, sur le mur croulant, se dresse et grandit l'ombre Des oreilles de l'âne et des cornes du boeuf! Je retrouve aujourd'hui l'impression première. A genoux, cils baissés, devant le cher petit, La Vierge est là, priant son Fils qui resplendit D'une mystérieuse et céleste lumière. Je le vois comme alors, le divin nouveau-né : Dans un geste charmant qui bénit et qui joue, De sa petite main il caresse la joue Du pâtre en cheveux gris devant lui prosterné; Ou bien, si gracieux, nu malgré la nuit fraîche, Il se roule en tenant à plein poing son orteil, Et son corps potelé brille comme un soleil Et transforme en rayons les pailles de la crèche. * * C'est ainsi que la Foi, comme éclôt une fleur, Naquit en moi, candide, ingénue, instinctive, Quand je balbutiais la prière naïve Des tout petits : « Mon Dieu, je vous donne mon coeur! » Et quand dans ma couchette, enfant faible et malade, Ma mère me voyait tendre, avec un soupir, Mes deux mains vers Jésus, avant de m'endormir, Pour l'embrasser ainsi qu'un petit camarade. * * Un demi-siècle et plus a passé depuis lors, Le vent des passions, partout où l'homme pèche, M'emporta, me roula comme une feuille sèche, Et je me suis cent fois souillé l'âme et le corps. Mais, enfin, j'ai rougi de ce honteux délire. J'ai rouvert le vieux livre où, montrant chaque mot, Patiemment, avec son aiguille à tricot, Ma mère, quand j'étais enfant, m'apprit à lire. Je revins humblement au Dieu qui fut le sien. Je retrouvai le pur trésor de ma croyance, Et maintenant, malgré plus d'une défaillance, Je tâche de finir mon voyage en chrétien. Hélas! c'est un chemin où je trébuche et glisse, Ployant sous le fardeau si lourd de mon passé, Un sentier dans les monts, par la neige effacé, Où j'ai souvent failli choir dans le précipice. Mais, ce soir, écoutant les cloches bourdonner Derrière les épais rideaux de ma fenêtre, Je songe à la bonté du Dieu qui vient de naître Et j'ai le ferme espoir qu'il veut me pardonner. Debout dans le giron de la Vierge Marie, Il m'accueille et m'absout d'un geste, en souriant, Et, comme les bergers et les rois d'Orient, Plein d'amour, devant lui je m'agenouille et prie. Mon coeur, ce soir, au coeur d'un enfant est pareil. Je suis sûr que sur moi le pardon va descendre, Comme jadis, mettant mes souliers dans la cendre, J'étais sûr d'y trouver des jouets, au réveil. O douceur! Le petit Jésus a la puissance De faire refleurir, avec un seul regard, L'enfantine candeur dans l'âme d'un vieillard, Et, dans un vieux coupable, une jeune innocence! De puissants malfaiteurs, en ce temps trop vanté, S'acharnent, furieux, contre l'oeuvre féconde De celui qui - voilà vingt siècles - dans ce monde Fonda la plus sublime école de bonté. En plus d'un lieu, déjà, - spectacle lamentable! - L'herbe de l'abandon pousse au pied de la Croix. Ils veulent, à présent, par leurs iniques lois, Èloigner nos enfants du Dieu né dans l'étable. Pousseront-ils plus loin leur labeur criminel? Fermeront-ils bientôt l'église - après l'école? L'an prochain, - que sait-on?... la rage les affole... - Entendrons-nous encor les cloches de Noël? Mais la haine est stérile et son oeuvre éphémère. Ils n'auront rien fait, rien, tant qu'un pauvre petit, Devant un Christ orné d'un brin de buis bénit, Répétera, naïf, les mots dits par sa mère. Jetez la Croix à terre et l'Évangile au feu, Persécuteurs! Un peu de vérité chrétienne Suffira tôt ou tard pour qu'une âme revienne A la foi confiante, à la paix avec Dieu. Faire une France athée, oui, c'est votre démence! Mais notre sol, depuis plus de treize cents ans, Avec nos morts, au fond des guérets bienfaisants, Conserve une immortelle et pieuse semence. Sachez-le. Quand seraient jetés bas et couchés Sur la terre, en débris, les murs de nos églises, Un jour nous reverrions, dardant leurs flèches grises, Surgir une moisson nouvelle de clochers; Et, dans un très joyeux branle, à toute volée, Pour célébrer l'instant à jamais solennel Où naquit l'Homme-Dieu, le Sauveur éternel, Les cloches sonneraient dans la nuit étoilée. Source: http://www.poesies.net