Une Lettre De Christmas. Par François Coppée. (1842-1908) L'EMPEREUR est depuis deux ans à Sainte-Hélène. Le climat l'a flétri de sa mortelle haleine. Il décline en dépit des soins d'O'Méara. Soyez contents, ô rois geôliers! Il en mourra. Aujourd'hui, cependant, son humeur est moins noire. Que faire? Travailler et dicter son histoire? Las Cases n'est plus là pour le Mémorial. Pensif, il reconnaît son masque impérial, Quand au miroir, après le bain, il se regarde. Puis, ayant mis l'habit des chasseurs de la garde, L'habit vert étoilé de la plaque d'argent Et l'illustre chapeau présenté par Marchand, Le voilà tel qu'il doit durer dans la légende! Et quand paraît au seuil le médecin d'Irlande, Par qui se sent aimé le glorieux martyr, Il dit presque gaiement : « Venez... Je veux sortir. » Mais autour de Longwood où se meurt l'aigle en cage, C'est toujours l'accablant et morne paysage De gommiers rabougris et de cactus poudreux; Et dans l'étroit vallon bordé de rocs affreux, Au bout duquel la mer au loin miroite et bouge, L'Empereur trouvera partout le soldat rouge Qui lui semble un verrou vivant de sa prison. Qu'importe! Il a besoin d'espace et d'horizon, Ce matin. La douleur de sa lente agonie Se bercera, croit-il, à la plainte infinie De la lame de fond croulant sur les galets. Il va donc, s'irritant du salut des Anglais Qui font de leurs fusils sonner les capucines. Il atteint le sommet des falaises voisines; Mais, quand du haut d'un cap il découvre la mer, Un brick de guerre est là, qui louvoie, ayant l'air Inquiet du captif et de ses promenades, Et qui braque sur lui toutes ses caronades. Rentrons, docteur, » dit-il d'un accent rude et prompt. Or, comme il s'en revient, sombre et baissant le front, Qu'à tant de rois jadis il montra si superbe, Soudain Napoléon voit un papier dans l'herbe, Une lettre au cachet rompu qu'on perdit là. u Une lettre!... Parbleu, docteur, ramassez-la. Le mystère m'étouffe où l'on nous enveloppe. C'est un moyen d'avoir des nouvelles d'Europe. Oui, vous me traduirez ceci... Je veux savoir Si, comme en vos pamphlets, j'y suis peint plus en noir Qu'un ogre dévorant des enfants dans son antre... Puis, ainsi, nous tuerons une heure. » Il dit et rentre A Longwood, ce taudis malsain sur un rocher. Il mène O'Méara dans sa chambre à coucher Et tombe en un fauteuil, croisant ses jambes fines. Quel lugubre logis! Au mur, deux carabines Se rouillent, le pays n'ayant pas de gibier. L'humidité décolle et pourrit le papier De tenture. Ici tout se dégrade et s'altère. Quant aux meubles, voici le chétif inventaire : Un vieux divan qu'usa le frottement du dos. L'étroit lit d'Austerlitz sous de maigres rideaux, Où le grand prisonnier veille des nuits entières. Quelques livres épars. Quatre ou cinq tabatières Dont, plus tard, aux amis d'exil il fera don. Des bottes dans un coin et, sur un guéridon, Les fioles du docteur que, sceptique, il méprise. Pendue à quelque clou, la redingote grise Qui rappelle Iéna, Wagram et Champaubert. Des gants flétris jetés dans un tiroir ouvert. Sur un bureau mesquin, des papiers, une carte... Était-il mieux logé, le jeune Bonaparte Du quai Conti, quand la misère l'affama Et quand il empruntait un louis à Talma? Ce pauvre a possédé l'Europe... O destinée! Cependant, un objet, là, sur la cheminée Reste, en ce pitoyable et sinistre milieu, 33f Bien cher à ce captif qui fut un demi-dieu. C'est le dernier trésor que conserve. cet homme : Le buste d'un très bel enfant, du Roi de Rome. II «D'abord, dit l'Empereur, l'adresse, Dottoré... (????) Il faut savoir par qui ceci fut égaré. -« Paul Sydney, capitaine au cinquante-troisième. -Bien. Lisez. - « Cher époux, je pense à toi, je t'aime. «Dans ton exil, si loin de ton fils et de moi, «- Oh! n'en doute jamais, - je t'aime et pense à toi. «Mais si, dans mon esprit, ton souvenir demeure «Tendre, doux et profond, tous les jours, à toute heure, «Il me fait quelquefois un peu souffrir, hélas! «Et surtout aujourd'hui, car voici la Christmas. «Je devrais te cacher mon spleen, mais le voudrais-je, «Je ne le pourrais pas. Le ciel est sombre, il neige, «Et c'est bien dur que tu ne sois pas, à Noël, «Près de ton petit Dick et près de ta Mabel. «Pardonne. Je sais bien, la plainte est inutile. «Si tu n'as pas voulu m'emmener dans cette île, «Tout là-bas, j'en connais la touchante raison. « Tu craignais le climat pour ton petit garçon, «Mon bon Paul, et pour moi qui suis si délicate. «Tu me le redisais encor, sur la frégate, «A Plymouth, quand passait à bord ton régiment. «Tu partis seul, mais par amour, par dévouement, «Et tu te résignas à cette longue absence «Pour avancer, pour nous donner un peu d'aisance, «Ta femme ne t'ayant comme dot apporté «Que son coeur plein d'amour et sa faible beauté. «Mais, encore une fois, pardon. J'entends la cloche «De l'église ; elle a l'air de me faire un reproche «D'être triste, le jour où naquit l'Enfant-Dieu. «Je vais te dire, afin de te distraire un peu, «Comment à célébrer la Christmas je m'apprête. «Nous voulons, Dick et moi, que tu sois de la fête, «Et ce qu'on voit de mieux orné, dans le logis, «De houx frais et luisant avec ses grains rougis, «C'est ton portrait. Ainsi nous serons en famille, «N'est-ce pas? Je vais faire un grand feu dans la grille, «Pour que soit doux et chaud ce soir d'intimité. «Et, quand Dick aura pris son pudding et son thé, « - Il vient d'avoir huit ans, il est grand pour son âge, - «Nous nous installerons devant ta chère image. «Je prendrai tendrement mon fils sur mes genoux «Et tu nous souriras dans ton cadre de houx, «Et nous resterons là, tous les trois, bien ensemble. «Notre Dick bien-aimé! Tu sais, il te ressemble. «Tu me disais pendant ma grossesse : « Je veux «Que l'enfant ait tes yeux bruns et tes noirs cheveux. » «Je protestais alors - tu t'en souviens, j'espère - « Et je voulais un fils ressemblant à son père. «Mes voeux sont exaucés, cher Paul. Plus nous allons, «Plus il a tes yeux bleus et tes beaux cheveux blonds, «Et déjà ton profil de chef, si volontaire. «Quand il me dit : « Maman, je serai militaire! » «Je reconnais ton air martial. Tous les mois, «Lorsque vient l'invalide à la jambe de bois, «Le vieux Tom, ton ancien tambour aux Arapiles, «A qui nos cinq schillings ne sont pas inutiles, «Dick lui prend son bâton - qu'il a les yeux contents! - «Et se fait enseigner la charge en douze temps; «Et tu rirais devant sa grimace farouche «Alors qu'il fait semblant de mordre la cartouche. «D'ordinaire, l'on voit les mamans s'effrayer « Que leur fils s'abandonne à cet instinct guerrier. «Votre femme n'est pas ainsi, mon capitaine. «Ton cher petit sera brave, j'en suis certaine «Et fière, et c'est la belle espérance où je vis «Qu'il imite son père et serve son pays.. III D'un geste, l'Empereur interrompt la lecture. Il est debout. Il pense à son fils, - ô torture! - A l'enfant dérobé qu'il ne reverra pas. Les mains jointes au dos, tête basse, à grands pas, Il marche. Qu'a-t-on fait du roi de Rome, à Vienne? Il l'ignore, et pourtant il faut qu'il se souvienne Que le pauvre petit pleurait, les bras au cou Du digne Menneval et criait : « Maman Quiou! » Quand on chassa ses seuls amis venus de France. O'Méara devant cette atroce souffrance Reste muet, n'osant tenir ses yeux levés. Mais l'Empereur s'assied et lui dit : « Poursuivez. » L'Irlandais reprend donc : « Je sais par coeur ta lettre «M'annonçant que tes chefs t'ont bien voulu promettre «Que, dans un an, - hélas! un an d'absence encor! - u Tu reviendras avec le grade de major. «Même, auprès du vieux Tom, ton fils déjà s'informe «Des insignes nouveaux qu'aura ton uniforme. «Toi, mon cher Paul, toujours si bon, si généreux, «Te voilà, m'écris-tu, d'avance très heureux «Que ta famille soit enfin hors de la gêne. u J'espère donc t'avoir à la Christmas prochaine; «Mais j'ai toujours mon gros souci - l'air empesté «De cette île. Que Dieu veille sur ta santé! «Je prierai bien pour toi, ce soir, et je vais faire «Prier ton cher petit pour son excellent père. «L'enfant de Bethléem qui naquit aujourd'hui «Doit écouter surtout les enfants comme lui. «De toute la ferveur de nos âmes chrétiennes, «Nous prierons, Dick et moi, pour que tu nous reviennes «Sans mal et sois reçu, bien portant, dans nos bras; «Et nous prierons aussi pour tous ceux que, là-bas, «Menace, comme toi, ce climat délétère, « Même... Oui, malgré le mal qu'il fit à l'Angleterre... «En ce jour où parut le Rédempteur promis, «Nous devons pardonner à tous nos ennemis... «Oui, nous prierons pour le captif de Saint-l-Iélène. » Le lecteur s'interrompt encore. Il sait la haine Que pour Napoléon nourrit tout coeur anglais. Mais l'Empereur, fronçant les sourcils, dit : « Après? - « Comprends-moi bien, cher Paul. Si je prie et pardonne. «Ce n'est pas seulement parce que me l'ordonne «L'enfant qu'ont adoré les pasteurs et les rois. «Non, de ce prisonnier j'ai rêvé bien des fois. «Sa gloire, sa grandeur, sa chute, son génie, «Ne sont pour rien, crois-moi, dans la peine infinie «Que me cause le sort de cet infortuné. «C'est de notre bonheur de famille qu'est né «Mon instinct de pitié sincère pour cet homme. «Je songe à l'Autrichienne, au petit roi de Rome... «Pour sa femme, il est tel qu'un mort, de son vivant, «Et l'on voudrait qu'il fût haï par son enfant!... «Aucune douleur n'est aussi cruelle, aucune! «Ce bonheur que, modeste officier de fortune, «Tu possèdes, - un fils par sa mère élevé «Dans l'amour filial, - ce père en est privé. «Qu'on le torture ainsi, vraiment, c'est trop inique. «Quel calvaire! Il ne sait rien de son fils unique! «C'est pour ce malheureux que notre enfant priera... » IV - Assez, » dit une voix sévère. O'Méara, Un sanglot dans la gorge et tout tremblant, s'arrête. Les coudes aux genoux, courbant le front, la tête Dans les mains, l'Empereur, profondément ému Par l'amour qu'inspira ce soldat inconnu, A le coeur déchiré d'une douleur mortelle. Il se dit : « Son fils l'aime et sa femme est fidèle! » Le grand captif atteint le fond du désespoir. Mais alors, brusquement, pour ne pas laisser voir Le trouble qui, chez un héros, lui semble indigne, D'une main, au docteur irlandais il fait signe De cesser la lecture et de se retirer... Et personne n'a vu Napoléon pleurer. Source: http://www.poesies.net