Les Récits Et Les Élégies. (1878) Par François Coppée. (1842-1908) Récits Epiques. TABLE DES MATIERES Les Yeux De La Femme. Blasphème Et Prière. Sennachérib. Le Pharaon. L’Hirondelle Du Bouddha. Un Évangile. La Honte. L’Araignée Du Prophète. Le Jugement De L’Épée. Les Deux Tombeaux. Le Liseron. Moisson D’Épées. La Tête De La Sultane. Duel De Raffinés. Vincent De Paule. Les Parias. Le Magyar. La Réponse De La Terre. L’Un Ou L’Autre. Mort Du Général Walhubert. Le Fils De L’Empereur. Le Naufragé. La Veillée. Les Yeux De La Femme. L’Éden resplendissait dans sa beauté première. Eve, les yeux fermés encore à la lumière, Venait d’être créée, et reposait, parmi L’herbe en fleur, avec l’homme auprès d’elle endormi; Et, pour le mal futur qu’en enfer le Rebelle Méditait, elle était merveilleusement belle. Son visage très pur, dans ses cheveux noyé, S’appuyait mollement sur son bras replié Et montrant le duvet de son aisselle blanche; Et, du coude mignon à la robuste hanche, Une ligne adorable, aux souples mouvements, Descendait et glissait jusqu’à ses pieds charmants. Le Créateur était fier de sa créature: Sa puissance avait pris tout ce que la nature Dans l’exquis et le beau lui donne et lui soumet, Afin d’en embellir la femme qui dormait. Il avait pris, pour mieux parfumer son haleine, La brise qui passait sur les lys de la plaine; Pour faire palpiter ses seins jeunes et fiers, Il avait pris le rythme harmonieux des mers; Elle parlait en songe, et pour ce doux murmure Il avait pris les chants d’oiseaux sous la ramure; Et pour ses longs cheveux d’or fluide et vermeil Il avait pris l’éclat des rayons du soleil; Et pour sa chair superbe il avait pris les roses. Mais Eve s’éveillait; de ses paupières closes Le dernier rêve allait s’enfuir, noir papillon, Et sous ses cils baissés frémissait un rayon. Alors, visible au fond du buisson tout en flamme, Dieu voulut résumer les charmes de la femme En un seul, mais qui fût le plus essentiel, Et mit dans son regard tout l’infini du ciel. Blasphème Et Prière. Quand le déluge eut fait son oeuvre salutaire, La race de Noé pullula sur la terre Ainsi que les yeux d’or sur les plumes du paon. Alors dans les vallons fertiles du Liban Heth et Sidon, issus de Cham, le fils indigne, Vinrent, pour cultiver le froment et la vigne, Et furent de puissants chefs devant Jéhovah. Sidon eut de nombreux enfants qu’il éleva; Heth devint veuf, après un an de mariage, Et n’obtint qu’un seul fils, l’espoir de son vieil âge. Hais, étant en sueur, le soir d’une moisson, Ce fils but de l’eau froide et fut pris d’un frisson, Puis mourut; et depuis ce temps, le triste père, Contre Dieu qui l’accable et qui le désespère, Se révolte, et souvent même il a blasphémé. Au contraire, Sidon, de tous les siens aimé, Est heureux, opulent, sage, pur de tous vices; Il prie, il jeûne, il offre au ciel des sacrifices; Et tous ses serviteurs vantent sa piété. Un jour que tous les deux, par la chaleur d’été, Sur leurs terres venaient de se mettre à l’ouvrage, Un nuage effrayant où grondait un orage Accourut, et le ciel brusquement fut tout noir. Heth, que rongeait toujours son ancien désespoir, Levant le poing, cria: « Frappe, Dieu méchant, frappe! Et qu’il ne reste plus à mes ceps une grappe! Je te brave. Peux-tu me faire mal, après Que tu m’as dérobé le fils que j’adorais? Va! Que ta foudre éclate et que ta grêle tombe, Dieu cruel, qui couchas mon enfant dans la tombe! Commets cette injustice encore, Dieu trompeur! Je resterai debout. Tu ne me fais pas peur! » Le nuage passa; car Jéhovah lui-même, En voyant la douleur, eut pitié du blasphème; Et l’orage plana sur le champ de Sidon. Celui-ci, se jetant à genoux, dit: « Pardon. Dieu d’équité, pardon! Épargne ma récolte! Jamais je ne me plains ni je ne me révolte; Toujours, devant ta face auguste, j’ai tremblé; Et tu protégeras mon raisin et mon blé. Depuis le temps déjà lointain où j’étais jeune, Je dis fidèlement ma prière et je jeûne; Tu dois m’en savoir gré. Souvent sur ton autel, Seigneur, Dieu Tout-Puissant, l’Unique et l’Immortel, Ma main a répandu le sang de mes génisses. Je n’ai point fait de mal, pour que tu me punisses. Ne me laisse donc pas te supplier en vain, Roi du ciel, et défends ma farine et mon vin! » Mais comme la prière, au Seigneur adressée, Déplaît quand elle part d’une âme intéressée, Contre l’avare en pleurs l’Éternel s’irrita, Et ce fut sur Sidon que l’orage éclata. Sennachérib. Lorsque Sennachérib eut vaincu la Chaldée Et que sa gloire y fut solidement fondée, Il emmena captif tout le peuple. Aux plus vieux L’on coupa les deux mains et l’on creva les yeux; Le reste lui bâtit des palais dans Ninive. Or, un jour qu’il passait à cheval sur la rive Du Tigre, en habit d’or de perles constellé, Il vit un grand vieillard, aveugle et mutilé, De l’ancienne victoire épouvantable preuve, Que deux beaux jeunes gens conduisaient près du fleuve Et semblaient entourer d’un respect filial. Le roi Sennachérib arrêta son cheval Et, tout en s’appuyant d’une main sur la croupe, Longtemps et tout pensif il contempla ce groupe. Le plus jeune des fils du vieillard étranger Lui présentait du pain et le faisait manger, Et l’aîné, le guidant avec un soin servile, Lui décrivait tout haut les beautés de la ville. Car, pour le pauvre infirme, errant par les chemins, L’un avait des regards et l’autre avait des mains. Le roi remit au pas sa bête reposée; Mais en passant la main sur sa barbe frisée, Il songeait: « Cet esclave a de bons fils. Pourquoi Suis-je jaloux de lui? N’en ai-je donc pas, moi? Les nombreux descendants de ma race prospère Entourent de respect leur seigneur et leur père. Pourquoi de leur amour ne serais-je pas sûr? Je les ai faits puissants et riches dans Assur; Je leur ai confié d’immenses satrapies; Quand j’ai vaincu les Juifs et les Mèdes impies, J’ai donné ce butin splendide à mes enfants; N’ont-ils point des chevaux, de l’or, des éléphants, Des femmes, des palais de granit, où les mène Un chemin de taureaux ailés à face humaine, Toutes les voluptés possibles sous leurs pas? Je les comble. Pourquoi ne m aimeraient-ils pas? Je dois être aimé d’eux ainsi que je les aime, Des deux aînés surtout, mes deux préférés même, Ceux qui marchent toujours aux côtés de mon char, Mon fils Adraméleck et mon fils Sarrazar, Qui gouvernent sous moi mon empire et le gèrent. » Cette nuit-là, ses deux fils aînés regorgèrent. Le Pharaon Le devin Thoutmès quatre est mort, et sa momie Est dans son hypogée à jamais endormie; Thoutmès quatre est au rang des dieux-rois. Et son fils, Le nouveau pharaon d’Egypte, Aménophis, A pris possession du trône de son père. Coiffé du bandeau d’or où se tord la vipère, Le torse droit, les mains sur les cuisses, les yeux Perdus dans on ne sait quel rêve soucieux, Un morne et froid sourire à ses lèvres lippues, Il reçoit, au milieu des colonnes trapues De son palais couvert d’hiéroglyphes peints, L’hommage des guerriers et des prêtres thébains. Sur les trépieds d’airain fument les aromates; Et, prosterné, le chef des hiérogrammates Lui prédit les grandeurs de son règne futur: « Salut, roi de Kémit! pharaon trois fois pur, En qui sont la santé, la vigueur et la vie! Parle. Ta volonté sainte sera servie. C’est pour toi que les trois gardiens, Fré, Knef et Fta, Rendent le Nil fécond de la source au delta, Et pour toi que les sphinx et les cynocéphales Lancent vers le soleil leurs clameurs triomphales. Ordonne, pharaon sublime! Que veux-tu? La récolte est à toi jusqu’au moindre fétu: Dicte un ordre, et ce peuple immense, tu l’affames. A toi l’Egypte! A toi les hommes et les femmes, Et les produits du sol, et tous les animaux! Veux-tu la gloire? Eh bien! roi puissant, dis deux mots, Et nous rassemblerons ta flotte et tes armées: Les nations seront par ton bras décimées, Et tu feras courir leurs plus fameux guerriers, Captifs près de ton char, comme des lévriers; Et tu reculeras au loin ton territoire Et graveras partout ta stèle de victoire. Parle! Dédaignes-tu la guerre et ses hasards? Ton coeur est-il épris des plaisirs et des arts? O maître, fais-nous donc savoir ta fantaisie, Et parmi les parfums cent esclaves d’Asie, Radieuses ainsi que l’aurore en été Et parant de bijoux leur brune nudité, Au son des tambourins et des doubles crotales T’enivreront de leurs danses orientales! Ton caprice veut-il construire un monument Où dure ta mémoire impérissablement Et près de qui seront trop petits et timides Le Lac, le Labyrinthe et les trois Pyramides? Rêve aussi colossal que tu pourras rêver, Fils des dieux! et, pour toi, nous ferons soulever Des milliers de blocs lourds par des millions d’hommes. 0 pharaon! tout est à toi dans les vingt nomes, Le soldat casqué d’or, le prêtre circoncis, Le scribe, l’artisan à son travail assis, Ceux de tous les métiers et de toutes les castes, Et jamais tes désirs ne seront assez vastes. Parle, ordonne, commande! et nous obéirons. » Il dit; et tous sont là, muets, courbant leurs fronts. Mais, se sentant le coeur plein d’un dégoût immense Et s’étant demandé comme il sied que commence Ce règne qu’on lui peint si prospère et si beau, Le jeune roi répond: « Bâtissez mon tombeau. » L’Hirondelle Du Bouddha. À Edmond de Guerle. Quand son enseignement eut consolé le monde, Le Bouddha, retiré dans la djongle profonde Et du seul Nirvâna désormais soucieux, S’assit pour méditer, les bras levés aux cieux; Et gardant pour toujours cette sainte attitude, Il vécut dans l’extase et dans la solitude, Concentrant son esprit sur un rêve sans fin Avant d’être absorbé par le Néant divin. Le temps avait rendu tout maigre et tout débile Le corps ossifié de l’ascète immobile; Les lianes grimpaient sur son torse engourdi Que ne réchauffait plus le soleil de midi; Et ses yeux sans regard, dans leurs mornes paupières, Semblaient avoir acquis la dureté des pierres. Il aurait dû mourir, par la faim consumé; Mais les petits oiseaux, dont il était aimé, Les oiseaux qui chantaient dans les branches fleuries, Venaient poser des fruits sur ses lèvres flétries. Et, depuis très longtemps, c’est ainsi que vivait Le Bouddha vénérable, absolument parfait. Donc mille et mille fois, et mille fois encore, La lune qui blanchit et le soleil qui dore Les forêts, sur son front tour à tour avaient lui, Sans que se fût distraite un seul instant en lui Sa pensée, en un songe immuable perdue, Lorsque dans sa main droite, au ciel toujours tendue, Dans sa main sèche et grise ainsi que du granit, Une hirondelle vint, un jour, et fit son nid. L’extase du Bouddha ne parut point troublée Par cette confiante et fidèle exilée Qui, franchissant du vol la montagne et la mer, Des froids climats du Nord revenait, chaque hiver, Et retrouvait toujours son nid chaud et paisible Dans le creux de la main du rêveur impassible. À la fin, cependant, elle ne revint plus. Et, quand les derniers temps furent bien révolus Du retour des oiseaux que l’exil seul protège, Lorsque l’Hymalaya se fut couvert de neige Et lorsque tout espoir fut perdu, le Bouddha Détourna lentement la tête; il regarda Sa main vide; et les yeux du divin solitaire, Qui depuis si longtemps n’avaient rien vu sur terre, Ses yeux tout éblouis d’immensité, ses yeux Éteints et fatigués de contempler les cieux, Ses yeux aux cils brûlés, aux paupières sanglantes. S’emplirent tout à coup de deux larmes brûlantes; Et celui dont l’esprit était resté béant Devant l’amour du vide et l’espoir du néant, Et qui fuyait la vie et ne voulait rien d’elle, Pleura, comme un enfant, la mort d’une hirondelle. Un Évangile. En ce temps-là, Jésus, seul avec Pierre, errait Sur la rive du lac, près de Génésareth, À l’heure où le brûlant soleil de midi plane, Quand ils virent, devant une pauvre cabane, La veuve d’un pêcheur, en longs voiles de deuil, Qui s’était tristement assise sur le seuil, Retenant dans ses yeux la larme qui les mouille, Pour bercer son enfant et filer sa quenouille. Non loin d’elle, cachés par des figuiers touffus, Le Maître et son ami voyaient sans être vus. Soudain, un de ces vieux dont le tombeau s’apprête, Un mendiant, portant un vase sur sa tête, Vint à passer et dit à celle qui filait: « Femme, je dois porter ce vase plein de lait Chez un homme logé dans le prochain village; Mais tu le vois, je suis faible et brisé par l’âge, Les maisons sont encore à plus de mille pas, Et je sens bien que, seul, je n’accomplirai pas Ce travail, que l’on doit me payer une obole. » La femme se leva sans dire une parole, Laissa, sans hésiter, sa quenouille de lin, Et le berceau d’osier où pleurait l’orphelin, Prit le vase, et s’en fut avec le misérable. Et Pierre dit: « Il faut se montrer secourable, Maître! mais cette femme a bien peu de raison D’abandonner ainsi son fils et sa maison, Pour le premier venu qui s’en va sur la route. À ce vieux mendiant, non loin d’ici, sans doute, Quelque passant eût pris son vase et l’eût porté. » Mais Jésus répondit à Pierre: « En vérité, Quand un pauvre a pitié d’un plus pauvre, mon père Veille sur sa demeure et veut qu’elle prospère. Cette femme a bien fait de partir sans surseoir. » Quand il eut dit ces mots, le Seigneur vint s’asseoir Sur le vieux banc de bois, devant la pauvre hutte. De ses divines mains, pendant une minute, Il fila la quenouille et berça le petit; Puis se levant, il fit signe à Pierre et partit. Et, quand elle revint à son logis, la veuve, À qui de sa bonté Dieu donnait cette preuve, Trouva sans deviner jamais par quel ami, Sa quenouille filée et son fils endormi. La Honte. Saint Éphrem, que jamais le démon ne fit choir, Dans un faubourg de Tyr se promenait, un soir, Rêvant du paradis et l’âme aux cieux ravie, Lorsqu’une femme impure et de mauvaise vie, Qui dans ce lieu désert avait suivi ses pas, Le prit par son manteau, lui murmurant tout bas Des propos tentateurs et brûlants de luxure. Le saint abbé des mains de cette créature Dégagea son habit, sans témoigner d’émoi, Et fit signe à la femme, en lui disant: « Suis-moi! » Et, lorsqu’il eut conduit la courtisane vile Sur le port, au moment où les gens de la ville Regardaient le soleil dans la mer s’engloutir Et les vaisseaux entrer dans la rade de Tyr: « Arrêtons-nous, - dit-il à la fille perverse, - Afin que sur-le-champ j’aie avec toi commerce. » La femme - elle expia tous ses péchés depuis - Dit alors: « Es-tu fou, vieillard? Je ne le puis Au milieu de ce peuple et devant tant de monde. » Mais Éphrem s’écria: « Si ton état immonde Te fait rougir devant les hommes, en ce lieu, Que ne rougis-tu donc, ô femme, devant Dieu, Dont le regard connaît toute chose cachée? » Et, par cette parole ayant l’âme touchée, Confuse, elle s’enfuit; et, depuis ce moment, Elle fit pénitence et vécut saintement. L’Araignée Du Prophète. Mohammed, qui venait d’épouser Kadidja, N’était qu’un chamelier de l’Hedjas; mais déjà Las de voir adorer des idoles ingrates, Son esprit méditait les sublimes sourates Du Koran et rêvait la grandeur d’un seul Dieu, En plein désert, devant l’infini du ciel bleu. Or, à l’heure torride où le soleil accable Les chameaux et les fait se coucher dans le sable, Accroupis et brisés sur leurs rugueux genoux, Mohammed, en sueur sous le poids du burnous, Vit, près de lui, s’ouvrir une caverne sombre; Et, tenté par le calme et la fraîcheur de l’ombre, Celui qui fut plus tard le Prophète et l’Émir Dans ce trou de lion se coucha pour dormir; Et, lorsqu’ayant posé sous sa tête une pierre, Il allait sommeiller et fermait la paupière, Une énorme araignée, au ventre froid et gras, Glissa de son long fil et courut sur son bras. Brusquement mis sur pieds d un bond involontaire, Mohammed rejeta l’insecte immonde à terre, Et, frissonnant, sans lui laisser le temps de fuir, Leva pour l’écraser sa sandale de cuir. Mais soudain il songea que, puisque Dieu la crée, La bête la plus laide est utile et sacrée, Et que l’homme, déjà trop plein de cruauté, Ne doit la mettre à mort que par nécessité; Et, clément, il laissa partir l’horrible bête. Depuis lors bien du temps a passé. Le Prophète Aux ordres de la loi musulmane a soumis Sa femme, ses enfants, ses parents, ses amis. Chaque jour, à sa voix, l’Islam s’accroît du triple. Aux plus lointains pays du désert maint disciple S’en est allé, portant, cachés sous ses habits, Les saints versets écrits sur des os de brebis; Et vingt tribus au seul Allah rendent hommages. Pourtant les vieux Mekkains, adorateurs d’images, Dont la grande mosquée accueillait à la fois Trois cent soixante dieux d’or, d’argile et de bois, Et ceux à qui les djinns font peur, et les sectaires D’Hobal, et le bas peuple, avide de mystères, Qui prit pour une idole et qui divinisa La vierge byzantine avec l’enfant Issa, Et tous ceux qui tuaient leurs filles en bas âge, Ont pris en sainte horreur l’homme pieux et sage Qui leur parle d’un Dieu qu’ils ne comprennent pas; Ils souillent de crachats la trace de ses pas; Et la calme douceur qu’il garde sous l’outrage Augmente leur colère et redouble leur rage. On brandit le candjiar, en lui montrant le poing, Et le Prophète va périr, s’il ne fuit point. Une nuit donc, il part, seul avec Abou-Beckre. Or, songeant que parfois le proscrit qu’on exècre Revient en conquérant terrible et meurtrier Et courbe tous les fronts jusqu’à son étrier, Les vieux cheicks, qui joignaient la prudence à la haine, Envoyèrent après Mohammed, par la plaine, Des cavaliers ayant l’ordre de l’égorger. Mais le Prophète alors se souvint du berger. Par des sentiers gravis jadis avec ses chèvres Entraînant Abou-Beckre, et le doigt sur les lèvres, Il put gagner sa grotte ancienne, il s’y cacha, Et, pendant tout un jour, en vain on le chercha. Ils étaient là, muets, dans l’ombre qui consterne, Lorsque les assassins, à l’huis de la caverne, Parurent, l’oeil au guet et l’arc déjà tendu. Le Prophète frémit, en se croyant perdu; Mais, par protection du Très-Haut, l’araignée, Du sage Mohammed autrefois épargnée, Avait filé sa toile au seuil de ces rochers Où les deux fugitifs étaient alors cachés; Et cette aérienne et fragile barrière Suffit pour arrêter la bande meurtrière, Qui revint sur ses pas, pensant qu’un corps humain N’aurait pu se glisser dans cet étroit chemin Sans détruire en passant l’araignée et ses toiles. La nuit vint, et, marchant sous le ciel plein d’étoiles, Le Prophète, sans crainte et libre, s’en alla. Allah! Allah! il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah! Le Jugement De L’Épée. Quand Guntz Tête-de-Fer revint de Palestine, Une nuit qu’il veillait, couché sous la courtine, Près de sa femme Hilda, fille de Suénon, Il l’entendit, tout bas, en rêve, dire un nom, Un nom d’homme, celui d’un voisin de sa terre. Guntz est jaloux: il croit son épouse adultère, Va prendre son épée et la tire à demi. Mais, devant la candeur de ce front endormi, Qui repose, parmi la chevelure brune, Et que vient effleurer un doux rayon de lune, Il s’arrête, il hésite; et le rude seigneur Sent son amour en lui plus fort que son honneur. Son oreille pourtant ne peut s’être trompée. - Guntz voulut prendre alors conseil de son épée, Celle que ses aïeux portaient de père en fils. Il la déposa donc devant le crucifix, Sur le prie-Dieu, sortie à moitié de sa gaine, Et lui dit: « Mon épée, ô ma bonne africaine! Toi que j’ai retrempée au sang du Sarrasin, Qu’en dis-tu?Mon épouse a nommé le voisin Dans son rêve; et je crois qu’elle m’est infidèle, Mais je n’en suis pas sûr.Dis, que penses-tu d’elle? Je connais ton horreur de toute trahison Et puis te confier l’honneur de ma maison; Ton clair regard d’acier,, amie, est seul capable De lire dans cette âme innocente ou coupable; Tu ne voudrais pas voir dormir auprès de moi Une femme moins pure et moins fière que toi. Pour que je lui pardonne ou qu’elle soit frappée, Juge-la donc! » Alors, la noble et juste épée, Qui savait que, malgré qu’elle eût le coeur touché, Hilda n’avait jamais accompli le péché Avec le chevalier qu elle nommait en songe, La généreuse épée, exempte de mensonge, Ne voulut pas que Guntz agît comme un bourreau, Et, brusque, elle rentra d’elle-même au fourreau. Les Deux Tombeaux Timour-Leng, conquérant de l’Inde et de la Perse, Qui, comme des moutons que le lion disperse, Vit fuir devant ses pas les peuples par troupeaux, Le grand Timour, avait le culte des tombeaux. Et lorsque ses Mongols avaient pris une ville Et qu’ils avaient traité la population vile Comme un champ de blé mûr que moissonne la faux, Lorsqu’ils avaient construit de grands arcs triomphaux Avec de la chaux vive et des têtes coupées, Timour, parmi les cris et les lueurs d’épées, Sans daigner regarder le lugubre décor, Monté sur un cheval caparaçonné d’or, Passait, l’esprit plongé dans quelque rêve austère, Allait au champ des morts, et mettait pied à terre. Au milieu des tombeaux longtemps il errait, seul, Et, quand il rencontrait celui d’un grand aïeul, D’un iman, d’un poète ou d’un guerrier célèbre, Comme Timour avait la piété funèbre Des sages qui souvent se disent qu’ils mourront, Il s’inclinait, touchant le sépulcre du front. Le chef des cavaliers aux longs bonnets de feutre Voulut qu’on épargnât Thous comme ville neutre. Après qu’on l’eut forcée, un jour du Ramazan, Parce que Firdousi, le poète persan, Avait jadis passé dans Thous sa vie entière. II alla visiter sa tombe au cimetière, Et, comme un charme étrange attirait son esprit Vers cette sépulture, il voulut qu’on l’ouvrît. Le cercueil du poète était jonché de roses. Timour se demanda quelles métamorphoses, Après que le dernier de ses jours aurait lui, Pourrait subir le corps d’un héros tel que lui; Et, regagnant les hauts plateaux de sa patrie, Il passa par Cara-Koroum, en Tartarie, Où Djinghiz-Khan repose en un temple d’airain. On souleva devant l’illustre pèlerin, Tombé sur les genoux et courbant son échine, Le marbre qui couvrait le vainqueur de la Chine; Mais Timour détourna la tête en frémissant. La tombe du despote était pleine de sang. Le Liseron. Près de la vieille Égra, dans la Bohême noire, Rude et sombre contrée à la sanglante histoire, Le pâtre au voyageur désigne encor du doigt Un très ancien moutier des soeurs de Saint-Benoît, Ecroulé sous l’assaut des lierres parasites. Du temps que Sigismond fît contre les Hussites L’épouvantable guerre où tant de sang coula, Cette maison avait pour abbesse Thécla, Qu’on honore à présent comme une bienheureuse. Fleur délicate éclose en cette époque affreuse, Thécla, dès sa première enfance, avait été Un modèle d’ardente et douce charité. Au ciel noir de ce temps on voyait cette étoile. Noble et belle, elle avait à vingt ans pris le voile Et portait le bâton pastoral et l’anneau, Comme saint Dominique et comme saint Bruno. Trouvant toute faiblesse aux autres naturelle, Elle n’était jamais assez dure pour elle, Voulait qu’on l’éveillât dans son premier sommeil Et portait sur la chair un cilice pareil A la robe de crin des vieux anachorètes. Mais ces austérités, qu’elle tenait secrètes Et que lui reprochait parfois son confesseur, N’altéraient point l’exquise et charmante douceur De son commandement sur ses bénédictines. Goûtant la poésie et les lettres latines, Elle expliquait le sens des textes les moins clairs, Au grand étonnement des lettrés et des clercs; Mais l’abbesse était bonne encor plus que savante, Des pauvres elle était la très humble servante Et parfois, dans la rue, embrassait un lépreux. Elle avait accompli des miracles nombreux. Un jour, au lever-Dieu, devant tous les fidèles, Elle avait imposé silence aux hirondelles Qui, dans la nef gothique ayant fait leurs abris, Troublaient en ce moment l’office de leurs cris; Et, sur l’ordre sorti de ses lèvres naïves, S’envolant aussitôt sous les vieilles ogives, Jusqu’au Benedicat les oiseaux s’étaient tus. Au loin se répandait l’odeur de ses vertus, Ainsi qu’un vent du sud tout parfumé de roses. Ses deux mains pour donner étaient toujours décloses; Et quand elle passait, grande sous le froc blanc, Ses beaux regards baissés, le chapelet au flanc, Sa personne unissait dans un divin mélange La grâce de la femme et la force de l’ange. Dans ce coeur tout céleste, il n’était donc resté Aucun attachement pour la terre, excepté Le vif amour des fleurs qu’avait la bonne sainte; Elle les adorait. Devant une jacinthe, Une pervenche, un lys, une rose, un oeillet, Son regard attendri tout à coup se mouillait. Ainsi que d’un penchant coupable à la mollesse, Elle s’en accusait; mais c’était sa faiblesse. Elle avait dans son coeur, tout bas interrogé, Comme le sentiment d’un amour partagé Devant ses chères fleurs. Autour de sa fenêtre Un églantier grimpait, qui semblait la connaître; Comme si de la voir le jasmin fût charmé, Pour elle il exaltait son arôme embaumé Et doux comme une voix qui murmure: « Je t’aime! » Quand venait la Toussaint, le pâle chrysanthème Lui souriait encor sous les feuillages bruns; Et les fleurs lui rendaient son amour en parfums. Or, ce fut dans la paix profonde de ce cloître, Dont le pieux renom ne cessait de s’accroître, Qu’un jour une nouvelle affreuse pénétra. Après avoir rompu le colloque d’Égra, Procope le Tondu, le chef des Taborites, Relevait l’étendard des doctrines proscrites Que Jean Huss proclama du haut de son bûcher, Et contre l’Empereur s’apprêtait à marcher; Et Thécla savait bien que, si son monastère Se trouvait sur les pas de l’horrible sectaire, Il l’anéantirait par la flamme et le fer Et n’épargnerait point ces béguines d’enfer Qui relevaient du pape, ainsi que leur abbesse, Et qui communiaient sous une seule espèce. Sauve qui peut! Le cri de terreur est jeté. L’Éger roule à présent un flot ensanglanté Où des cadavres nus s’en vont à la dérive. Car Procope a quitté Tabor! Procope arrive! Au rappel de l’affreux tambour qu’on fabriqua Avec la rude peau du borgne Jean Ziska, Tous sont venus, Saxons, Bohèmes et Moraves. Procope arrive! Il marche, avec vingt mille braves, Trente canons de siège et deux cents chariots, Sur Fritz le Querelleur et ses Impériaux. S’il rencontre un couvent, il le brûle, et massacre Quiconque est tonsuré, moine, abbé, clerc ou diacre. Il est pieux, austère, impassible, inhumain, Atroce; il a toujours l’Évangile à la main. Parmi des flots de sang et des torrents de larmes II passe. Ses soldats, dans un couvent de carmes, Ont pris ces malheureux, leur ont coupé les pieds, Puis, monstrueux bourreaux, sur ces estropiés Frappant tous à grands coups de gaule et de lanière Les ont martyrisés d’une telle manière Qu’ils les ont fait courir sur leurs moignons sanglants. Aussi, par les chemins, pauvres fuyards tremblants, Portant leurs vases d’or et leurs saintes reliques, On ne rencontre plus que prêtres catholiques Qui demandent asile et de qui nul ne veut; Car Procope est en route! Il vient! Sauve qui peut! Mais plus se rapprochait la sanguinaire armée Et moins Thécla semblait avoir l’âme alarmée; Elle était sans terreur, comme un ancien martyr; Et, quand un paysan vint, un soir, l’avertir Que des troupes sonnant une marche guerrière Venaient par le chemin qui longeait la rivière, L’abbesse fît ouvrir, contre tous les avis, La grande porte et fit baisser le pont-levis. Puis elle conduisit ses soeurs et ses novices Dans le choeur, éclairé comme pour les offices, Et leur fit réciter les prières des morts. Sur un bai-brun rétif et qui blanchit le mors, Voici Procope. Il vient dans un bruit de fanfare; Et sur le ciel sanglant derrière lui s’effare Le sombre gonfanon des Frères de Tabor, Sur lequel est brodé le grand calice d’or. Les routes du vallon sont toutes occupées Par un fourmillement de lances et d’épées; Et huit boeufs, balayant la terre du fanon, Traînent auprès du chef un énorme canon Autour duquel s’enroule une guivre de bronze, Lourde pièce fondue en mil quatre cent onze Par Ali, le sorcier de Prague, et dont le son Était si foudroyant qu’il donnait le frisson Aux plus vieux batailleurs jusqu’au fond de leurs chausses Et faisait avorter au loin les femmes grosses. Sous les murs du couvent, juste au milieu du val, Procope le Tondu descendit de cheval Et, se tournant alors vers les gens de sa suite: « Gage ouverte! dit-il; les oiseaux sont en fuite; Nous arrivons trop tard. » Et, le sourcil froncé, Farouche, il s’avança jusqu’au bord du fossé. Mais, après un regard sous le vieux portail sombre, Il recula, voyant une lueur dans l’ombre. C’était l’église ouverte, et les cierges flambants, L’autel avec sa croix, les nonnes sur leurs bancs; Et tout à coup l’abbesse et ses bénédictines, Sans aucun tremblement dans leurs voix argentines, Entonnèrent un triste et long Pie Jesu. Saisi par un émoi qu’il n’avait jamais eu, L’homme hésita. Très brave, il estimait les braves. Il fit camper et mettre aux chevaux les entraves, Ota son morion et but un verre d’eau. Puis, prenant à l’écart Ruprecht de la Moldau: « Frère, j’ai du penchant pour cette brave abbesse, Lui dit-il. L’huis qu’on m’ouvre et le pont qu’on m’abaisse Me gênent. Je serais trop lâchement vainqueur De vingt filles chantant des prières en choeur. Épargnons-les. » Ruprecht fut d’un avis contraire: « Prends garde d’irriter nos hommes, vaillant frère: Cette nonne les brave; et d’ailleurs sois certain Que ces femmes en blanc qui beuglent du latin A leur premier aspect tomberont en syncope. Livre-nous ce moutier, c’est plus sûr. » Mais Procope N’écoute déjà plus celui qui lui répond. Il a pris un parti. Revenant vers le pont Et défiant des yeux le calme monastère, Il tire son épée et plante l’arme en terre. « Au nom du Père, au nom du Fils et de l’Esprit, Dit-il, si mon estoc prend racine et fleurit Cette nuit, c’est qu’alors Dieu veut que ces chrétiennes Chantent paisiblement désormais leurs antiennes; Et, dès l’aube, aussi vrai que Jean Huss fut martyr, Sans leur faire aucun mal, je m’engage à partir. » Puis le soldat s’en fut reposer sous sa tente. La nuit vint, nuit sereine, étoilée, éclatante, Et dont le clair de lune argentait tout l’azur; Et les nonnes en choeur, dans l’air tranquille et pur, Lançaient toujours le chant de leurs voix solennelles,. Qu’interrompait parfois le cri des sentinelles Debout auprès des feux qui se courbaient au vent. Enfin l’aurore emplit le ciel vers le levant. Tout s’émut. Le son grêle et perçant des trompettes Éveilla dans le camp les hommes et les bêtes; Le soleil du matin, oblique et froid encor, Fit sur les fronts casqués courir un frisson d’or, Et, sortant de sa tente au milieu d’un murmure, Procope, revêtu déjà de son armure, Revint au pont-levis pour revoir son estoc. Du couvent, grand ouvert et calme sur le roc, Toujours l’hymne pieux s’envolait dans la nue. La lourde épée encore en terre, droite et nue, N’avait pas pris racine et n’avait pas fleuri; Mais, pour vivre un seul jour, en une nuit mûri, Un liseron, autour de la lame immobile, Avait fait tournoyer sa spirale débile. La moindre de ces fleurs que l’abbesse aimait tant Tenait captif le glaive au reflet éclatant, Et, suave et charmant comme un oeil qui regarde, Son frais calice bleu fleurissait sur la garde. Procope demeura pendant un long moment, Regardant l’humble fleur, songeant à son serment, L’âme d’inquiétude et de stupeur frappée; Puis enfin: « Donnez-moi, dit-il, une autre épée, Et qu’on lève le camp!... Mon cheval!... Nous partons. » Et, traînant après lui cavaliers et piétons Qu’un liseron des bois avait remplis de crainte, Il s’éloigna. La fleur avait sauvé la sainte. Moisson D’Épées. Dans le bourg sur la Loire, on conte que naguère La Pucelle passa sur sa jument de guerre Et dit aux habitants: « Armez-vous et venez. » Un échevin, suivi de vieillards consternés, Lui répondit: « Hélas! pauvres gens que nous sommes! Les Anglais ont tué les meilleurs de nos hommes. Hier ils étaient ici. Le cheval de Talbot Dans le sang de nos fils a rougi son sabot; Seuls nous leur survivons, vieux, orphelins et veuves, Et notre cimetière est planté de croix neuves. » Mais la brave Lorraine, aux regards triomphants, S’écria: « Venez donc, les vieux et les enfants! » L’homme reprit, les yeux aveuglés par les larmes: « Hélas! les ennemis ont pris toutes nos armes, La dague avec l’estoc, les flèches avec l’arc. Nous voudrions vous suivre, ô bonne Jeanne d’Arc! Mais nous n’avons plus même un couteau ». La Pucelle Joignit alors les mains, tout en restant en selle, Et quand elle eut prié: « Tu m’as bien dit, je crois, Que votre cimetière était rempli de croix? - Je l’ai dit. - Eh bien donc, allons au cimetière. » Et la vierge, entraînant la foule tout entière Où déjà plus d’un front rougissait de remords, Piqua sa jument blanche et vint au champ des morts. Or, monsieur Saint-Michel exauça la prière Que murmurait tout bas la naïve guerrière; Et, quand elle arriva dans le lieu du repos, Les croix, que l’on avait, pour ces nombreux tombeaux, Faites hâtivement de deux branches coupées, Par miracle et soudain devinrent des épées, Et le soleil brillait sur leur garde de fer, Si bien qu’en ce moment chaque tombe avait l’air, Avec l’ordre du ciel étant d’intelligence, De présenter une arme et d’implorer vengeance. Alors Jeanne aux chrétiens à ses pieds prosternés Répéta simplement: « Armez-vous et venez! » Car Dieu fera cesser par moi votre souffrance Et la grande pitié du royaume de France. » La Tête De La Sultane. Le fils du grand Mourad, le sultan Mahomet, Quand il veillait le jour, la nuit quand il dormait, N’avait qu’une pensée et qu’un rêve: Byzance! Parfois, dans un léger caïque de plaisance Qu’emportaient sur la mer vingt robustes rameurs, Pensif, il écoutait les confuses rumeurs De la ville, et voyait, mais de trop loin encore, Ses dômes se mirer dans l’azur du Bosphore. Comme un noble étalon irrité par un taon, Ayant toujours au coeur ce désir, le sultan Savait que les soldats lui seraient nécessaires, Et souvent il jetait de l’or aux janissaires. Mais ceux-ci, par la paix trop longue corrompus, N’étaient jamais assez abreuvés ni repus, Et réclamaient de lui toujours plus de largesse; Si bien que Mahomet, dans sa haute sagesse, De leur plainte vénale un jour se fatigua. Furieux, il avait souffleté leur aga, Et s’était enfermé dans son harem de Brousse. Comme la soldatesque aisément se courrouce, Bientôt l’émeute, avec ses cris et ses sifflets, S’agita sourdement autour du vieux palais Qui demeurait toujours clos, muet et terrible. Devant le mur roussi que l’ardent soleil crible, La foule des soldats mutins, qu’on reconnaît À la cuiller de bois pendue à leur bonnet, Se rassemble et s’indigne en tumultueux groupes. Car on a répandu ce bruit parmi les troupes Que celui qui les traite avec tant de dédain, Dans un kiosk enfoui sous l’ombre d’un jardin Où, même en plein midi, le jour à peine filtre, Accablé de langueur et charmé par un philtre, Fatigue de son poids les coussins d’un sopha; On dit qu’une Épirote aux yeux bleus triompha De ses anciens désirs de guerre et de victoire, Et que Mahomet deux, au mépris de sa gloire, Ne veut plus désormais que vivre par les sens Et, la guitare en main, chanter des vers persans. Et la révolte croît comme la mer qui monte. « Honte au sultan lascif et lâche! cent fois honte! Répète en menaçant le murmure irrité, Comme un bourdonnement de mouches en été. L’argent qu’on réclamait, on n’y songe plus guère. Nous voulons des combats, du sang et de la guerre. Le grand sabre d’Othman se rouille. Prétend-on Nous engraisser pour rien de riz et de mouton? On se fût contenté de trois aspres de paie; Mais malheur au sultan qu’un candjiar effraie Et que deux yeux pervers tiennent en leur pouvoir! Qu’il vienne! Nous voulons lui parler et le voir, Et nous n’attendrons pas plus longtemps sa réponse. Ouvrez-nous sur-le-champ la porte, ou qu’on l’enfonce! Nul de nous n’est un chien qu’on lui dise: « Va-t’en! » Le sultan! le sultan! nous voulons le sultan! » Ainsi, montrant le poing, la sédition gronde; Mais la porte mauresque aux clous d’or, lourde et ronde, Reste close, et toujours le sérail est fermé. Pourtant Khalil-Pacha, le vizir bien-aimé, Le seul des courtisans qui puisse se permettre De frapper au harem et d’approcher du maître, Insiste pour le voir et veut être entendu. Sur un large divan mollement étendu Et coiffé du turban d’où jaillit son aigrette, Mahomet le reçoit dans la chambre secrète Où fument des parfums sur quatre trépieds d’or. Voluptueux et veule, il laisse errer encor Son indolente main sur la guzla d’Épire; Et celle qui commande au maître de l’empire Et cause contre lui tant de rébellion, Presque nue à ses pieds sur la peau d’un lion, De ses longs cheveux noirs voile ses formes blanches. Khalil, courbant le front et les mains sous ses manches, Attend que de parler il obtienne loisir. « Que veut, dit le sultan, mon fidèle vizir? Pour venir me troubler ici sans qu’on l’appelle, L’instant est mal choisi... Car ma sultane est belle, Et je lui récitais des vers dignes d’Hafiz. - Par Allah! lui répond Khalil, ô noble fils Du grand Mourad, cette heure est bien plus mal choisie Pour l’ivresse amoureuse et pour la poésie. Tes soldats révoltés vont forcer le palais. Par ton aspect sublime, ô maître, apaise-les. Hautesse, montre-toi. Fais-les, par ta présence, Rentrer dans le devoir et dans l’obéissance. Ils se rappelleront quels respects te sont dus; Mais il faut te montrer, ou nous sommes perdus! » Pendant que le vieillard parle d’une voix grave, Mahomet deux sourit toujours à son esclave, Qui, prise d’un pudique et charmant embarras, Contre lui s’est glissée et le tient dans ses bras, L’effroi dans ses beaux yeux de pervenches fleuries, Et meurtrissant sa gorge aux rudes broderies Du caftan de drap d’or où brillent des rubis. « Je rendrai ces mutins doux comme des brebis, Dit le sultan. Je sais à quel point sont sincères Le respect et l’amour de mes vieux janissaires. Je boudais, voilà tout... On veut me voir... C’est bien. » Puis, faisant signe à Djem, l’eunuque nubien Qui goûte à tous ses plats et qui lèche la pierre Sur laquelle on étend son tapis de prière, Et déliant, avec un doux geste d’amant, Les bras qui le tenaient dans leur enlacement, Il dit tout bas deux mots au nègre qui se penche; Et, suivi de son vieux vizir a barbe blanche, Sans que par sa hautaine et sombre majesté Le murmure lointain paraisse être écouté, Allant droit au danger et certain d’y suffire, Il descend le superbe escalier de porphyre Sur la rampe duquel sont sculptés des dragons. Clameurs. La lourde porte a roulé sur ses gonds; Et, dans la brume d’or d’un grand soleil oblique, Apparaît brusquement, sur la place publique, Le flot bariolé des fez et des turbans; Et cette multitude aux milliers d’yeux flambants Salue en un seul cri de ses bouches sans nombre Le sultan radieux debout sous l’arche sombre. Khalil, le vieux vizir, le suit à pas discrets; Et Djem, l’eunuque noir, quelques instants après, Survient, et derrière eux, dans une morne pose, Il se place, cachant dans un sac quelque chose. Au seuil de son palais, le sultan fait trois pas; Et, sur le peuple vil qui grouille et hurle en bas, Avec tant de mépris son regard se promène Qu’il force à reculer cette marée humaine. « Que voulez-vous? a dit-il d’un ton terrible et bref. Mais les séditieux, à la voix de leur chef, Sentent s’évanouir toute leur insolence. Il s’écoule un moment de très profond silence; Puis, de sa sombre voix qui tremble de courroux, Le padischah demande encor: « Que voulez? vous? » Alors un vieux soldat, un héros d’aventure, Qui portait trois poignards passés dans sa ceinture, Un vétéran du temps de Bayézid-Pacha, Sortit des premiers rangs du peuple; il s’approcha Du sultan, et, levant sa face balafrée: « Commandeur des croyants, dit-il, tête sacrée, Nous t’appartenons tous à jamais, âme et chair. Nous ne demandons rien, on nous paie assez cher, Et mourir pour ta gloire est tout ce qu’on espère. Mais permets au plus vieux des soldats de ton père, Qui, sous lui, combattit avec quelque valeur Sçander-beg, Hunyade et Drakul Pempaleur, De te faire écouter la vérité sévère. Commandeur des croyants, on t’aime, on te révère; Et, si tu vois ici tout ce peuple irrité, C’est que dans la mollesse et dans la volupté On prétend que tu vis, esclave d’une femme. Hautesse, prouve-nous que ce bruit te diffame. Monte à cheval, reprends le belliqueux harnais, Montre à tes vieux faucons le Grec ou l’Albanais; Ils le l’apporteront, expirant, dans leurs serres! Et je te parle ici pour tous tes janissaires, Aussi vrai que je suis musulman et hadji! - Ce pavé de ton sang serait déjà rougi Si tu n’avais au front ta belle cicatrice, Cria Mahomet deux. Donc on croit qu’un caprice Aurait un tel pouvoir sur le fils d’Amurat! Tu penses qu’un baiser de femme, peuple ingrat, A fait fondre l’orgueil de ce coeur intrépide! Vous avez pu le croire aussi, troupe stupide! Vous avez cru, soldats vantards et querelleurs, Qu’on domptait le lion avec un frein de fleurs! Eh bien! vous allez voir la marque de sa griffe. Vous osez m’accuser, moi, sultan, moi, khalife, Moi, la forme terrestre et visible d’Allah! Fils (}e chiens, ma réponse est prête… La voilà! Et quand il eut ainsi parlé d’une voix mâle, Mahomet deux plongea sa main royale et pâle Au sac de cuir que Djem à genoux lui tendit; Puis il en arracha brusquement et brandit, Aux regards stupéfaits de la foule attroupée, Une tête saignante et fraîchement coupée, Celle de la sultane aux yeux couleur de ciel, Que dans son sac immonde et pestilentiel Venait d’apporter là, toute chaude, l’eunuque. Tranchée atrocement de la gorge à la nuque, Sous le désordre noir des longs cheveux sanglants Où Mahomet crispait alors ses beaux doigts blancs, La tête lamentable et presque encor vivante, Les dents à nu, les yeux dilatés d’épouvante, Oscillait dans la main ferme qui la tenait Et sur le marbre pur lugubrement saignait; Et la foule un moment resta comme étouffée Par l’horreur, en voyant ce monstrueux trophée D’où dégouttait sans cesse un gros flocon vermeil. Soudain, le vieux témoin des crimes, le soleil, Qui se couchait alors dans sa majesté lente, A son tour ruissela d’une pourpre sanglante. D’un sinistre reflet de meurtre il éclaira Tout l’horizon, jusqu’à la mer de Marmara. L’astre sembla pleurer du sang, comme un visage; Et, tout à coup, l’immense et lointain paysage, Le cirque des coteaux ombragés de forêts, Le port rempli de mâts confus, les minarets D’où les grâces d’Allah sont, la nuit, invoquées, Les coupoles de plomb des massives mosquées, Les marchés, les quartiers de bruit et de travail, Et le sultan debout au seuil de son sérail Où l’étendard aux crins de cheval flotte et bouge, Et la foule, et le ciel, et la mer, tout fut rouge Et parut exprimer le présage hideux Des flots de sang qu’allait verser Mahomet deux! Mais, sans voir l’effrayant symbole sur la ville, Déjà la populace abjecte, lâche et vile, D’un cri d’enthousiasme et d’amour acclamait Ce prince devenu bourreau, ce Mahomet, Qui la conviait toute à cette horrible fête. Criant: « Allah! » criant le saint nom du Prophète, Les soldats, prosternés aux pieds de leur sultan, Couvraient d’ardents baisers le bas de son caftan Et vers son front levaient des regards pleins d’ivresse; Et, lorsque de leur rude et sauvage caresse, Dédaigneux, il voulut enfin se dégager, Comme on jette à des chiens leur charogne à ronger, Mahomet deux lança la tête échevelée, Bien loin, au beau milieu de la foule affolée Qui la reçut avec un râle de plaisir; Puis, joyeux et montrant du geste à son vizir Ce peuple qu’enivraient son crime et sa présence: « Et maintenant, dit-il, ils me prendront Byzance! » Duel De Raffinés. Dans le flot des manants qui devant eux s’entr’ouvre, Deux raffinés, allant par le Pont-Neuf au Louvre, Causent joyeusement, bras dessus, bras dessous. Ils sont, en vérité, charmants, les jeunes fous! L’ombre que sur leurs yeux jette le feutre à plume Fait briller leurs regards que la vaillance allume, Et leur rire amical est encor belliqueux. Ils ont vingt ans, et nul ne sait aussi bien qu’eux Du bout d’un gant de daim friser une moustache Et comment une cape espagnole s’attache. L’un est bon fauconnier, et l’autre bon veneur, Et ce sont vraiment là deux raffinés d’honneur, Depuis leurs longs cheveux fleurant les bergamotes Jusqu’à leurs petits pieds chaussés de fines bottes Dont un flot de dentelle emplit les entonnoirs. Et le brun aux yeux bleus dit au blond aux yeux noirs: « Que je sois mis au ban de la cour et du monde, Si je sommeille ailleurs que sur cheveux de blonde! C’est le seul oreiller délicat et moelleux. » Et le blond aux yeux noirs dit au brun aux yeux bleus: « Et moi, dorénavant, dans mes bonnes fortunes, Vive Dieu! je ne veux céder qu’aux femmes brunes. Garde pour toi tes lys. - Et pour toi tes soucis, Dit l’autre, qui déjà redresse les sourcils. Mais tu me parles là bien vertement, vicomte. - On t’en rendra raison, si tu veux. - Mais j’y compte. - A l’épée? - A l’épée. - A merveille, marquis. - Quand cela? - Sur-le-champ. - Sur-le-champ, c’est exquis. Foin des édits du fils trop chaste d’Henri quatre! Ce gai soleil d’avril est charmant pour se battre. Descendons sur la berge; on nous gênera moins. » Ils prennent en passant deux suisses pour témoins, S’en vont au bord de l’eau, jettent là sur les pierres Chapeaux et mantelets, et tirent leurs rapières. Les deux soldats, en gens courtois, en font autant. On s’aligna. Ce fut l’affaire d’un instant. En méthode d’escrime, est bien fou qui s’obstine A mettre la lombarde avant la florentine. Le marquis, par un coup terriblement sournois, Fut digne de son maître, Astolfo le Siennois. Le vicomte, percé d’une longueur de lame, Tomba, fit un sursaut ou deux, et rendit l’âme. Alors, en rajustant au vainqueur son pourpoint, L’un des soldats lui dit: « Vous le haïssiez? - Point. - Peut-on vous demander la cause de l’affaire? - La couleur des cheveux qu’il convient qu’on préfère. Il était pour les noirs, moi je suis pour les blonds. - Vous avez été vif, mon gentilhomme... Allons! Pour cheveux blonds ou noirs faut-il qu’on se courrouce? - C’est vrai, dit le bretteur, car ma maîtresse est rousse. » Vincent De Paule. Monsieur Vincent de Paule, aumônier des galères, Vieux prêtre humble de coeur et de moeurs populaires, Quand il vient à Paris, demeure à l’hôpital Du couvent qu’a fondé Madame de Chantal. Sa chambre n’a qu’un lit et deux chaises de paille, Et l’unique tableau pendu sur la muraille Représente la Vierge avec l’enfant Jésus. Tout entier aux projets pieux qu’il a conçus, Le saint prêtre, est toujours en course; il se prodigue, Et revient tous les soirs, épuisé de fatigue. Le zèle ne s’est pas un instant refroidi De l’ancien précepteur des enfants de Gondi. Quand il a visité la mansarde indigente, Il s’en va demander l’aumône à la Régente. Il sollicite, il prie, il insiste, emporté Par son infatigable et forte charité, Recevant de la gauche et donnant de la droite. Pourtant il est malade et vieux; et son pied boite, Car, afin d’obtenir la grâce qu’il voulait, Il a traîné six mois la chaîne et le boulet D’un forçat innocent dont il a pris la place. Déjà dans les faubourgs la pauvre populace, Qui connaît bien son nom, et qui le voit passer Le long des murs, alors qu’il vient de ramasser Un nouveau-né jeté sur la borne et qu’il sauve, Commence à saluer ce bonhomme au front chauve Et le suit en chemin d’un oeil reconnaissant. Mais ce soir, vers minuit, le bon monsieur Vincent, Regagnant son logis chez les Visitandines, Au moment où les soeurs sont à chanter matines, Traîne son pied boiteux d’un air découragé, Tout le jour, bien qu’il soit souffrant, qu’il soit âgé, Sous une froide pluie il a couru la ville. Certes, on l’a reçu d’une façon civile; Mais il demande trop, même aux meilleurs chrétiens, Pour ses enfants trouvés et ses galériens; Et plus d’un poliment déjà s’en débarrasse. Tout l’argent de la reine est pour le Val-de-Grâce, Et Mazarin, si fort pour dire: « Je promets », Devient, en vieillissant, plus ladre que jamais. C’est donc un mauvais jour; mais enfin le pauvre homme Revient en se disant qu’il va faire un bon somme. Il se hâte, parmi la bruine et le vent, Lorsque, arrivé devant la porte du couvent, Il aperçoit par terre et couché dans la boue Un garçon d’environ dix ans; il le secoue, L’interroge; l’enfant depuis l’aube est à jeun, N’a ni père ni mère, est sans asile aucun, Et répond au vieillard d’une voix basse et dure. « Viens! » dit Vincent, mettant la clef dans la serrure. Et prenant dans ses bras l’enfant qui le salit, Il monte à sa cellule et le couche en son lit; Puis, songeant qu’à minuit, en janvier, le froid pince Et que sa courtepointe est peut-être bien mince, Il ôte son manteau tout froid du vent du nord Et l’étend sur les pieds du petit qui s’endort. Alors, tout grelottant et très mal à son aise, Le bon monsieur Vincent s’accouda sur sa chaise, Et, devant le tableau pendu contre le mur, Il pria. Mais, soudain, la madone au front pur, Qui parut resplendir des clartés éternelles, S’anima. Dans ses yeux aux profondes prunelles, Brillèrent des regards qu’ils n’avaient jamais eus, Et, dégageant son cou des bras du doux Jésus Qu’elle tenait d’abord serré sur son épaule, Elle tendit l’enfant à saint Vincent de Paule Et, d’un accent rempli de céleste bonté, Lui dit: « Embrasse-le. Tu l’as bien mérité ». Les Parias. Sous le vieil Aureng-Zeb, à Bénarès la Sainte, Dans l’immonde quartier construit hors de l’enceinte Où pullulent, sans même un dieu qui leur soit cher, Les parias impurs qui mangent de la chair, Deux enfants au visage innocent, au coeur chaste, Hais qui, marqués du type exécré de leur caste, Plus que les chiens lépreux par tous étaient chassés, S’aimaient de tout leur coeur et s’étaient fiancés. Que le dernier coudra de ces foules sans nombre Se crût souillé d’avoir mis le pied dans leur ombre, Qu’ils fussent les plus vils au-dessous des plus vils, Puisqu’ils pouvaient s’aimer, à peine y songeaient-ils. Pauvres et nus, cherchant à grand’peine leur vie, Ils ne connaissaient pas la colère et l’envie; Et le guerrier mahratte au drapeau triomphant, Ni le riche nabab qui, sur son éléphant, Fume à l’ombre d’un dais, les jambes accroupies, Et rêve au monceau d’or de ses lacks de roupies, Ni le brahmane altier, que fait riche et puissant Une idole aux vingt bras peinte en couleur de sang, Et qui, dans le secret des pagodes fermées, Voit se tordre à ses pieds les danseuses pâmées, Ni même l’orgueilleux descendant de Timour, Ne leur semblaient heureux, n’ayant pas leur amour. Sangor, superbe Indou d’une force indomptée, Était rameur à bord d’une barque pontée, Car, comme un musulman en était le patron, Des parias pouvaient y tirer l’aviron; Et, descendant le Gange, elle faisait escale Pour prendre ou déposer dans les ports du Bengale Ses cargaisons d’ivoire et de bois précieux. Lorsque son cher Sangor était loin de ses yeux, L’amoureuse Djola, triste comme une veuve, Descendait tous les jours sur la rive du fleuve; Pensive, elle jetait sur l’onde en soupirant Des branches de lotus qu’emportait le courant, Et vers le voyageur loin de sa fiancée Elle laissait aller ses fleurs et sa pensée, Comme un gage naïf de sa fidélité. La barque que montait Sangor ayant jeté L’ancre devant Palna, sur la droite du Gange, Où le patron du bord opérait un échange, Les marins parias, sans être remarqués, Se promenaient un jour, en oisifs, sur les quais. Noirs et nus, les reins ceints du langouti de toile, Ils voyaient les légers bateaux mettre à la voile, Et dans l’intense azur, sur la ville aux cent tours, Tournoyer lourdement un vol noir de vautours, Quand soudain, effrayant la foule qu’il disperse, Un chien plein de fureur, un lévrier de Perse, Se jette sur Sangor et veut mordre l’Indou. Celui-ci, qui tenait à la main un bambou, Lève instinctivement l’arme qui le protège, Sans entendre venir un somptueux cortège Dans un bourdonnement de gong et de tambour. C’était Surroo-Sahib, rajah de Dinapour, Qui, de son palanquin, voyait, pâle de rage, Un paria maudit lui faire cet outrage De lever le bâton sur son chien favori. Le despote imbécile et méchant jette un cri, Montre à ses cipahis l’imprudent qui l’offense; Et, sans avoir pu dire un mot pour sa défense, Le malheureux est pris, entraîné, garotté; Puis l’odieux rajah, dont la férocité S’exerçait tous les jours en cruautés pareilles, Fit couper à Sangor le nez et les oreilles. Le paria guérit; mais, effroyable à voir, Il fut pris d’un navrant et profond désespoir. Il jura de ne plus montrer à son amie Sa face, horrible objet de honte et d’infamie; A Bénarès sans lui la barque retourna. Et depuis lors, au seuil d’un temple de Krichna, Où des fakirs, pareils aux singes dans les djongles, Dansaient en déchirant leur chair avec leurs ongles, Un être affreux, n’ayant presque plus rien d’humain, Faisait peur aux passants en leur tendant la main. Djola, quand elle apprit la terrible nouvelle, Eut le coeur déchiré d’une douleur mortelle. D’abord, sans plus tarder, elle voulut partir Et porter son amour au pauvre et cher martyr. Mais bientôt devinant, s’exagérant peut-être, Quel spectacle effrayant lui devait apparaître, Elle se demanda tout bas avec terreur Si sa pitié pourrait surmonter son horreur, - Enfin elle était femme et manquait de courage, - Quand le ciel s’obscurcit brusquement sous l’orage, - Car on était alors au temps de la mousson; - Et le premier éclair lui donna le frisson. L’esprit illuminé par un présage étrange, La jeune fille alors courut au bord du Gange, Et, tombant à genoux dans ces lieux découverts, Calme, elle regarda fixement les éclairs. Là, de sa lâcheté refusant de s’absoudre, Dans un élan du coeur elle adjura la foudre De châtier ses yeux qui, pendant un moment, Avaient pu redouter l’aspect de son amant, Et, pour que de bravoure elle fût mieux pourvue, Elle pria l’éclair de lui ravir la vue. Le feu du ciel lui fut clément: il l’aveugla. Alors, se relevant à la hâte, Djola, Malgré ses yeux voilés d’une nuit éternelle, Sentit se réveiller son énergie en elle; Vers le pieux devoir qui là-bas l’appelait Elle partit, au bruit du fleuve qui coulait. L’aveugle entreprenait cette grande aventure Au milieu d’une hostile et farouche nature. Souvent elle tomba, lasse, sur les genoux, Et souvent se perdit, mais les nombreux Indous Qui se purifiaient près de Fonde sacrée Remettaient en chemin la plaintive égarée. Quand son pied rencontrait quelque arbuste rampant, Elle croyait fouler le dos mou d’un serpent; La nuit, elle entendait rouler jusqu’aux rivages Les durs barrissements des éléphants sauvages Et le rauque sanglot du grand tigre affamé; Mais, parmi les périls, vers son cher bien-aimé Elle marchait toujours, presque nue et sans armes, Cette enfant qui n’avait plus d’yeux que pour les larmes. Elle parvint, mourante et brisée, à Patna. Un pèlerin venu pour adorer Krichna Et qui la rencontra s’accrochant aux murailles, Sentit pour ce malheur s’émouvoir ses entrailles Et la mena devant la pagode où Sangor Traînait sa triste vie et mendiait encor. À l’aspect de Djola, l’homme au visage horrible Se voila de ses mains avec un cri terrible; Mais elle, retrouvant la vie et la vigueur, Se jeta tendrement dans ses bras, sur son coeur: « Mon bien-aimé, dit-elle en parlant la première, Rassure-toi. Le ciel m’a ravi la lumière. Tu seras toujours beau pour moi, qui ne vois pas. Je t’entendrai parler; tu guideras mes pas; Et nul bonheur, ami, n’est comparable au nôtre, Car nous ne pouvons plus nous passer l’un de l’autre. » Sangor, ivre d’amour, étreignit sa Djola; Ils pleurèrent ensemble; et, depuis ce jour-là, Ceux qui venaient prier l’idole sur son trône Regardaient au passage, en jetant une aumône, Le groupe lamentable et pourtant consolé De cette pauvre aveugle et de ce mutilé. Le Magyar. Istvan Benko, magnat de la steppe hongroise, Le même qui portait au pouce une turquoise Qui pâlissait, dit-on, quand le Turc arrivait, Prodigua follement tout le bien qu’il avait. Ce seigneur fut vraiment magnifique; et l’on conte Que, dans un bal champêtre, un jour, le riche comte Vint, parmi ses vassaux, en superbes habits, Couvert de diamants, de saphirs, de rubis Et de lourds sequins d’or, qu’il avait, par caprice, Mal attachés exprès au drap de sa pelisse, Afin que, tout le temps qu’il serait à danser, Ils tombassent par terre et qu’on pût ramasser. Certes, les pauvres gens ne s’en firent pas faute. Mais, quand ce fut fini, leur noble et puissant hôte Alla droit vers un vieux qui, resté dans son coin, S’était croisé les bras en regardant de loin, Vrai Magyar, en manteau de laine aux larges manches, En talpacknoir, et dont les deux moustaches blanches Tombaient sévèrement sous un nez de vautour. « Je voudrais te donner quelque chose à ton tour, Père, lui dit le comte Istvan avec malice; Mais je n’ai plus un seul sequin sur ma pelisse. Dis-moi: Pourquoi n’as-tu voulu rien ramasser? » Le vieillard répondit: « Il fallait se baisser. » La Réponse de la Terre Le Fils du Ciel laboure une fois dans l’année. Pour remplir ce devoir, à la date ordonnée, Un jour, Kang-Hi, le sage empereur, se courbait Sur un soc attelé de boeufs blancs du Thibet. Sans voir la foule immense et de loin accourue, L’illustre Taï-Tsing conduisait sa charrue Et regardait, rêveur et se parlant tout bas, Le sol gras et fécond s’ouvrir devant ses pas; Et, creusant son sillon, il murmurait: « O Terre! La vie est une énigme, et la mort un mystère. Mais toi, dont les épis balancés par les vents Sont engraissés des morts pour nourrir les vivants, O toi, mère du cèdre et de la graminée, Tu dois savoir le mot de notre destinée. Sur ce problème, auquel en vain j’ai réfléchi, Réponds-moi donc. Je suis Kang-Hi, fils de Chun-Tchi; Et mon bras a vaincu le Thibet et Formose; Et je suis grand parmi les plus grands, sans qu’on m’ose Adresser la parole en élevant la voix Avant d’avoir frappé du front le sol neuf fois; Je suis le maître, à qui toute chose est permise; Pourtant mon coeur est humble et mon âme est soumise, Et je n’ai pas l’orgueil que mes aïeux ont eu. Pour grandir en sagesse et pour croître en vertu, J’ai fait graver, fidèle aux antiques usages, Aux murs de mon palais les sentences des sages, Tel qu’un jeune homme suit les conseils d’un barbon. Je hais les courtisans, et, si j’étais moins bon, Je voudrais ordonner qu’on leur coupât la langue. Je suis doux: je défends, sous peine de la cangue, De noyer les enfants du sexe féminin. Je suis subtil: je sais greffer un pommier nain Sur un rosier, selon les lois de la physique; Je touche de divers instruments de musique Et je lis couramment, et fais des vers d’amour. Je suis brave, non pas comme l’affreux Timour, Par vain désir de gloire et par goût sanguinaire, Mais pour tomber, avec le fracas du tonnerre, Sur le Mongol camard et le Russe sans Dieu, S’ils osent attaquer l’Empire du Milieu. Je suis savant: je sais les rites et les codes. Je suis pieux: je rends hommage, en leurs pagodes, Aux bonzes de Kong-Tsé comme aux prêtres de Fô, Et je protège aussi Jésus, le Dieu nouveau, Qui naquit d’une vierge et qui veut que Ton s’aime. Je suis juste, et prétends que tout le blé qu’il sème, Au temps de la moisson revienne au laboureur. Enfin je suis un bon, sage et grand empereur, Et mon nom est béni par quiconque respire, Du levant au ponant, dans le Céleste Empire. Et maintenant, ô toi dont la fécondité Nous accorde le riz, le froment et le thé, O Terre maternelle, où chaque créature Cherche sa vie et trouve enfin sa sépulture, Et qui de tout au monde es la cause et l’effet, Dis, que restera-t-il de tout ce que j’ai fait? Réponds-moi, pour cela fallût-il un miracle! » Mais sa charrue alors rencontrant un obstacle, Kang-Hi creusa le sol d’un plus puissant effort,. Et fit sortir de terre une tête de mort. L’Un Ou L’Autre. C’était en Thermidor, à la Conciergerie. Ils étaient là deux cents, parqués pour la tuerie, Pêle-mêle, arpentant le sinistre préau. La Terreur redoublait. Derniers coups du fléau Sur les épis! Derniers éclairs de la tempête! Sur Paris consterné, le sanglant coupe-tête Fonctionnait sans trêve. Ils étaient là deux cents, Condamnés ou du moins suspects, tous innocents! Chaque matin, un homme, à figure farouche, Entrait, puis, retirant sa pipe de sa bouche Et lisant bien ou mal ses immondes papiers, Appelait, par leurs noms souvent estropiés, Ceux qu’attendait dehors la fatale charrette. Mais l’âme de chacun à partir était prête; Le nouveau condamné, sans même avoir frémi, Se levait, embrassait à la hâte un ami Et répondait: « Présent! a à l’appel sanguinaire. Mourir était alors une chose ordinaire; Et tous, les gens du peuple et les gens comme il faut, Du même pas tranquille allaient à l’échafaud. Le Girondin mourait comme le royaliste. Or, un jour de ces temps affreux, l’homme à la liste, En faisant son appel dans le troupeau parqué, Venait de prononcer ce nom: « Charles Leguay! » Quand, parlant à la fois, deux voix lui répondirent; Et du rang des captifs deux victimes sortirent. L’homme éclata de rire en disant: « J’ai le choix. » L’un des deux prisonniers était un vieux bourgeois, Débris de quelque ancien parlement de province, En poudre, et qui gardait, sous son habit trop mince, L’air digne et froid qu’avaient les députés du tiers; L’autre, un jeune officier, au front calme, aux yeux fiers, Très beau sous les haillons de son vieil uniforme. L’homme à la liste, ayant poussé son rire énorme, Reprit: « Vous avez donc tous deux le même nom? - Nous sommes prêts tous deux, fit le vieillard. - Non, non. Dit le greffier, il faut s’expliquer, quand je parle. » Tous les deux se nommaient Leguay; tous les deux, Charle; Tous les deux de la veille ils étaient condamnés. Alors l’autre, roulant ses gros yeux avinés: « Du diable si je sais qui des deux je préfère! Citoyens, arrangez entre vous cette affaire, Mais sans perdre de temps, car Samson n’attend pas. » Le jeune vint au vieux et lui parla tout bas; L’héroïque marché fut très court à débattre: « Marié, n’est-ce pas? - Oui. - Combien d’enfants? - Quatre. » Le greffier répétait en riant: « Dépêchons! - C’est moi qui dois mourir, dit l’officier. Marchons! » Mort Du Général Walhubert. Le soleil d’Austerlitz n’a pas encore lui. Avec ses maréchaux groupés autour de lui, Et, près de là, tenant en réserve sa garde, Du haut d’un mamelon Napoléon regarde, Monté sur un cheval gris aux naseaux fumants, S’en aller, l’arme au bras, les derniers régiments Vers la plaine déjà par d’autres occupée. Tous l’acclament. Aux chefs saluant de l’épée, L’Empereur fait un signe, et, quand passe un drapeau, Calme, il porte la main à son petit chapeau. Dans cette steppe, au loin par la brume obscurcie, Tout ce qu’ont de soldats l’Autriche et la Russie Aujourd’hui va barrer la route au conquérant. L’heure est grave. Effrayé presque d’être si grand, Celui qui vient dans Ulm d’écraser l’Allemagne Et qui, pour terminer d’un seul coup la campagne, Veut une fois déplus, ce soir, être vainqueur, Sent un léger frisson lui traverser le coeur. - N’as-tu jamais aucun vertige, aigle qui planes? - Or, comme défilait au pas le corps de Lannes, - On en était à la brigade Walhubert - Le soleil, jusqu’alors de nuages couvert, Éclaira tout à coup l’immense paysage; Et le grand fataliste y voyant un présage, Et sentant que l’espoir en son coeur renaissait, Sourit au général Walhubert qui passait. L’obscur soldat partit, ivre de ce sourire. La veille d’Austerlitz, on avait fait prescrire, De peur de dégarnir les rangs, que les blessés, Officiers ou soldats, ne fussent ramassés Que le soir, une fois la bataille finie. Chose affreuse! ils devaient traîner leur agonie Dans ce champ clos glacé par la bise du nord, Où la pitié viendrait seulement quand la mort Aurait enfin cuvé sa sanglante débauche. Le maréchal devait opérer sur la gauche, Par la route d’Olmütz, forte position Prise par Lichtenstein et par Bagration; Et Walhubert servait sous lui. - Quelle tuerie! D’abord ce fut un grand choc de cavalerie, Et les carrés français, sur leurs quadruples fronts, Eurent à repousser quatre-vingts escadrons; Puis Kellermann, sabrant, nous fit la place nette; Et nos vieux régiments, croisant la baïonnette, Marchèrent, les tambours devant, l’aigle au milieu, Vers Pratzen, où tonnaient trente bouches à feu. Quand ces grands mouvements sous le canon s’opèrent, C’est terrible! Combien de braves gens tombèrent Dans cette plaine où rêve aujourd’hui le berger! Castex, le colonel du treizième léger, Un officier superbe et de très haute taille, Fut frappé d’une balle au front, et la mitraille Enleva d’un seul coup un groupe de tambours. N’importe! Sur Pratzen, dont brûlaient les faubourgs Et dont les grenadiers du czar gardaient rentré Nos petits fantassins, en colonne serrée, S’avançaient lentement, commandés par Suchet; Et, dans cet ouragan formidable, on marchait: - Car, pour vaincre, il fallait prendre cette bourgade. Ce fut à Walhubert d’enlever sa brigade, À Walhubert, à qui l’Empereur a souri! « En avant! » commanda le héros. A ce cri, D’un effort furieux ses bataillons partirent; Et par un feu nourri les Russes répondirent; Et comme Walhubert, joyeux, caracolait, Poitrine au vent et sabre à la main, un boulet Le jeta sur le sol, la cuisse fracassée. La colonne d’attaque était trop bien lancée: Elle ne cessa pas pour si peu de courir. Mais, comme des soldats venaient le secourir, L’intrépide blessé les écarta d’un signe, Et dit sévèrement: « Eh bien! Et la consigne! Qu’on me prenne un drapeau russe pour mon linceul!... Grenadiers, à vos rangs!... Je peux mourir tout seul!... » Le Fils de l’Empereur. À Paul Lelièvre. En mil huit cent trente-un, au début du printemps, Son Altesse le duc de Reichstadt eut vingt ans. Parfois on trouve encor quelqu’un qui se souvienne De l’avoir vu passer sur le Prater, à Vienne, Et qui vous contera qu’il était sans rival Pour faire parader et volter un cheval. En uniforme blanc, des croix plein la poitrine, Il montait son bai-brun, à l’ardente narine, Sans qu’on songeât, devant ce passant coutumier, Au fils de l’empereur Napoléon premier; Et les braves Viennois, certes, ne pouvaient croire Que de l’Empire mort et de sa vieille gloire Ce major autrichien conservât le regret. Seulement on a su depuis qu’il en mourait. Il n’avait pas dix ans, pâle et chétive Altesse Dans le parc de Schoenbrunn promenant sa tristesse, Jeune aiglon se sentant vaguement prisonnier, Quand, dans un carrefour désert, un jardinier, Grand vieillard aux traits durs, à la moustache grise, Prit par le bras l’enfant tout troublé de surprise; Puis, écartant sa veste et montrant sur son coeur Un ruban rouge auquel pendait la croix d’honneur, Cet homme, apparemment un des vieux de la vieille Que Bonaparte aimait à tirer par l’oreille, Lui cria: « Monseigneur, connaissez-vous cela?... » Le duc fondit en pleurs; mais, depuis ce temps-là, Avec le froid chagrin d’un coeur qui désespère, Tous les jours, à toute heure, il pensait à son père. En cachette, le soir, l’enfant impérial, Lisant les Bulletins et le Mémorial, Évoquait les combats fameux, la Grande Armée, Les aigles scintillant dans la rouge fumée, Et, dominant de loin la guerre et son horreur, Là-bas, sur le coteau, son père, l’Empereur, Dans un ciel triomphal où plane une Bellone; Et, la nuit, il voyait en rêve la Colonne! Il en mourait! Un jour que cette obsession Le torturait avec plus d’obstination, Pour dompter à tout prix sa pensée orageuse, Le duc se fit seller une bête ombrageuse, Un barbe très rétif, que nul n’osait monter. Hors de Vienne, il le fit galoper et trotter, Et sur les grands chemins alors couverts de neige Il plia l’animal aux travaux du manège. Tout le jour il courut ainsi. Le cavalier, A force de fatigue, enfin put oublier Le glorieux souci dont son âme était pleine. Mais, s’étant arrêté, le soir, dans une plaine, Au moment où le froid soleil de la saison Tombait, rouge et brumeux, derrière l’horizon, Il ne reconnut pas le morne paysage. Il s’était égaré. Lui soufflant au visage, Un âpre vent du nord le faisait frissonner; Et le duc de Reichstadt voulut s’en retourner, Car il se sentait mal et grelottait la fièvre. Une femme passa, conduisant une chèvre. « Où suis-je? lui dit-il. J’ai perdu mon chemin. » Alors la paysanne indiqua de la main Un clocher de village à l’ancien roi de Rome; Et, tout en souriant à l’élégant jeune homme, Elle jeta ces mots, sans plus s’en soucier: « Vous êtes à Wagram, mon petit officier. » Le Naufragé. À Constant Coquelin. Devant le cabaret qui domine la rade, Maître Jean Goëllo, le rude camarade, Le vieux gabier manchot du bras droit, le marin Qu’un boulet amputa le jour de Navarin, La pipe aux dents, buvant son grog par intervalles, Conte, les soirs d’été, ses histoires navales Aux pilotins du port attablés avec lui. « Oui, mes enfants, voilà soixante ans aujourd’hui, Leur dit-il, que je suis entré dans la marine Et que j’ai pris la mer sur la Belle-Honorine, Un trois-mâts éreinté, pourri, tout au plus bon A brûler, qui faisait voile pour le Gabon, Avec le vent arrière et la brise bien faite. J’avais grandi, pieds nus, à pêcher la crevette Avec un vieux - mon oncle, à ce qu’on prétendait, - Qui rentrait tous les soirs ivre et qui me battait. Tout enfant, j’ai beaucoup pâti, je puis le dire; Mais, une fois à bord, ce fut encor bien pire, Et c’est laque j’appris à souffrir sans crier. Primo: notre navire était un négrier, Et, dès qu’on fut au large, on ne tint plus secrète L’intention d’aller là-bas faire la traite. Le capitaine était toujours rond comme un oeuf Et menait l’équipage à coups de nerf de boeuf. Tous retombaient sur moi; - la chose est naturelle, Un mousse! - Je vivais au milieu d’une grêle De coups; à chaque pas sur le pont, je tremblais, Et je levais le bras pour parer les soufflets. Ah! nul n’avait pitié de moi. C’était bien rude; Mais dans les temps d'alors, on avait l’habitude D’assommer un enfant pour en faire un marin; Et je ne pleurais plus tant j’avais de chagrin. Enfin j’aurais fini par crever de misère, Quand je fus consolé par un ami sincère. Dieu - nous y croyons tous; en mer, il le faut bien! - Chez ces hommes méchants avait mis un bon chien. Traité comme moi-même, il vivait dans les transes, Et nous fûmes bientôt de vieilles connaissances. C’était un terre-neuve, et Black était son nom; Noir, avec des yeux d’or; et ce doux compagnon, Dès lors ne me quitta guère plus que mon ombre. Et par les belles nuits aux étoiles sans nombre, Quand il ne restait plus que les hommes de quart, Accroupi sur le pont avec Black à l’écart, Dans un recoin formé d’une demi-douzaine De ballots arrimés près du mât de misaine, Et mes deux bras passés au cou du brave chien, Je déchargeais mon coeur en pleurant près du sien. Oui, je pleurais, bercé par le bateau qui tangue, Tandis qu’il me léchait avec sa grosse langue. Mon pauvre Black! Allez! je songe à lui souvent. Nous avions eu d’abord bonne mer et bon vent; Mais, un jour qu’il faisait une chaleur atroce, Notre vieux capitaine - une bête féroce, C’est vrai, mais bon marin, on ne peut le nier! - Fit une étrange moue et dit au timonier: « Vois donc ce grain là-bas... La drôle de visite!... » L’autre répond: « Il est bien noir et vient bien vite! - Holà! hé! tu vas voir comment je le reçois... Haie bas le clin-foc!... Serre le catacois! » Bah! c’était la tempête; et toujours trop de toile! On serre les huniers, on cargue la grand’voile; Enfin le loup de mer prend ses précautions. Mais le navire était trop vieux, et nous dansions, Mes enfants, que le diable en aurait pris les armes. On travaillait, malgré l’orage et ses vacarmes; Mais quand on eut de l’eau plein la cale, il fallut S’occuper promptement des moyens de salut. Harassés, aveuglés, trempés comme une soupe, Pour la mettre à la mer nous parions la chaloupe, Quand tout à coup, et sans nous demander conseil, Voilà le pont qui crève avec un bruit pareil Au fracas d’un vaisseau qui lâche sa bordée. Nous coulions. On ne peut pas se faire une idée De l’émoi que vous cause un de ces plongeons-là. Moi, pendant la minute où le bateau coula En tournant sur lui-même avec un air stupide, Je revis mon passé dans un éclair rapide; Oui, tout, notre vieux port, ses mâts et son clocher, Et la plage où j’allais, pieds nus, sur le rocher, Et le sable semé de méduses vermeilles... Brusquement, l’eau m’emplit la bouche et les oreilles. Je n’aurais pas été longtemps à patauger Et j’allais m’engloutir, ne sachant pas nager, Lorsque Black me saisit au collet par la gueule. Justement la chaloupe avait surnagé seule; Elle était près de nous; le chien, d’un brave effort, Me pousse jusque-là; j’en empoigne le bord Et je saute dedans avec la bonne bête! Quant à notre trois-mâts, l’effroyable tempête N’en avait épargné que le mousse et son chien, Dans ce canot sans mâts, sans avirons, sans rien! Quoique gamin, j’avais le coeur plein de courage; Mais, deux heures après, quand se calma l’orage, Je compris, en songeant à mon sort froidement, Qu’à moins de rencontrer en mer un bâtiment, Je ne parviendrais pas à regagner la terre. J’étais seul sur le vaste océan solitaire, Et nous n’étions sauvés de la noyade enfin, Mon pauvre Black et moi, que pour mourir de faim! Pas un biscuit, pas un bidon dans la cambuse, Comme sur le fameux radeau de la Méduse!... Mais, abrégeons. Les bons récits sont les plus courts. Pendant trois longues nuits et pendant trois longs jours Notre canot flotta, balancé par la lame. La faim grondante au ventre et l’angoisse dans l’âme, Et perdant chaque jour l’espoir du lendemain, Assis près de mon chien qui me léchait la main, Sous le soleil torride ou sous la froide étoile, J’attendis donc, sans voir apparaître une voile A l’horizon fermant sur moi son cercle bleu. Donc, le troisième jour, j’avais la gorge en feu Et la fièvre, lorsque tout à coup je remarque Que Black se rencognait dans un coin de la barque, Qu’il avait l’air tout chose, et que son oeil, si bon D’ordinaire et si doux, luisait comme un charbon. « Allons, mon vieux, lui dis-je, ici! Qu’on te caresse! » Pas du tout. Il me lance un regard de détresse. Je m’avance; il recule et gronde entre ses dents, Tenant toujours fixés sur moi ses yeux ardents, Et veut happer ma main, que, d’instinct, je retire; Et je me demandais: « Qu’est-ce que ça veut dire? » Lorsque avec le frisson de la petite mort, Je vois Black qui saisit le bordage et le mord, En laissant sur le bois couler un flot de bave; Et je devinai tout!... Sur notre atroce épave, Le chien, pas plus que moi, n’avait bu ni mangé! Et voilà maintenant qu’il était enragé! Oui, celui qui m’avait sauvé du grand naufrage, Mon chien, mon matelot, mon frère, avait la rage! Avez-vous bien compris? Voyez-vous le tableau? Cette barque perdue entre le ciel et l’eau, Et, dedans, cet enfant, seul devant cette bête, Avec le grand soleil tropical sur la tête, Blanc de peur et tapi dans un coin du bateau. Je cherchai dans ma poche et j’ouvris mon couteau, Car, machinalement, chacun défend sa vie. Il était temps. Cédant à son horrible envie, L’animal furieux sur moi s’était jeté. D’un brusque mouvement du corps je l’évitai, Je le pris par la nuque, et, le sentant se tordre Et tâcher de tourner la tête pour me mordre, Je pus le terrasser enfin sous mon genou; Puis, tandis qu’il roulait ses pauvres yeux de fou, Et que sous moi ses flancs ronflaient comme une forge, Je lui plongeai trois fois mon couteau dans la gorge... J’avais tué mon seul et mon premier ami! Comment je fus trouvé plus tard, mort à demi, Et tout couvert du sang que vomit le cadavre, Par les hommes d’un brick qui retournait au Havre, Qu’importe? Depuis lors, j’ai bien souvent tué. En guerre, n’est-ce pas? on s’est habitué. Je fus du peloton, un jour, à la Barbade, Qui devait fusiller mon meilleur camarade; Et cela ne m’a pas donné le cauchemar. Sous le contre-amiral Magon, à Trafalgar, Ma hache a bien coupé, pendant les abordages, Plus de dix mains d’Anglais s’accrochant aux cordages; Je n’y pense jamais, pas plus qu’au peloton. A Plymouth, j’ai plongé, pour m’enfuir du ponton, Mon poignard dans le dos à deux factionnaires, Et sans m’en repentir jamais, mille tonnerres! Mais, d’avoir évoqué ce souvenir ancien, De vous avoir conté le meurtre de mon chien, Je ne dormirai pas de la nuit, et pour cause... Garçon, un second grog!... Et parlons d’autre chose!... » La Veillée. I Dès que son fiancé fut parti pour la guerre, Sans larmes dans les yeux ni désespoir vulgaire, Irène de Grandfief, la noble et pure enfant, Revêtit les habits qu’elle avait au couvent: La robe noire avec l’étroite pèlerine Et la petite croix d’argent sur la poitrine. Elle ôta ses bijoux, ferma son piano, Et gardant seulement à son doigt cet anneau, Seul souvenir du soir de printemps où, ravie, Au vicomte Roger elle engagea sa vie, Aveugle à ce qu’on fait et sourde à ce qu’on dit, Près du foyer, stoïque et pâle, elle attendit. Roger, quand il connut la première défaite, Comme un heureux qu’on trouble au milieu d’une fête, Soupira, mais agit en homme brave et prompt. Prenant congé d’Irène, et coupant sur son front Une boucle de fins cheveux, il l’avait mise Dans un médaillon d’or porté sous la chemise; Puis, sans qu’on le retînt ni qu’on le retardât, Il s’était engagé comme simple soldat. On sait trop ce que fut cette guerre. Impassible, Et de l’absent aimé parlant le moins possible, Irène, tous les jours, à l’heure où le piéton Descendait, sac au dos, la route du canton, Le regardait venir assise à la fenêtre; Et lorsqu’il s’éloignait sans déposer de lettre, Elle étouffait un long sanglot; et c’était tout. Le vicomte écrivait: et jusqu’au milieu d’août, Irène n’eut pas l’âme encor trop alarmée. Enfin il fut bloqué dans Metz avec l’armée; Et sachant seulement d’un fuyard de là-bas Qu’il n’avait point péri dans les premiers combats, Irène, devant tous domptant ses pleurs rebelles, Eut le courage alors de vivre sans nouvelles. On la vit devenir plus pieuse qu’avant; Elle passait sa vie à l’église; et souvent Elle allait visiter les pauvres du village, Parlant plus longuement et donnant davantage À ceux dont les enfants par la guerre étaient pris. C’était le temps affreux du siège de Paris; Gagnant toute la France ainsi qu’une gangrène, L’invasion touchait presque au château d’Irène; Des uhlans fourrageaient dans le pays voisin. Le curé de l’endroit et le vieux médecin Avaient beau, chaque soir, au foyer de famille, Ne parler que de mort devant la jeune fille, Elle n’avait au coeur aucun pressentiment. - Roger était à Metz avec son régiment; À sa dernière lettre il était sans blessure; Il vivait, il devait vivre; elle en était sûre. - Et, forte de l’espoir des fidèles amours, Le chapelet aux doigts, elle attendait toujours. II Un matin, elle fut en sursaut réveillée. Là-bas, au bout du parc, sous l’épaisse feuillée, Des coups de feu pressés annonçaient l’ennemi. La noble enfant rougit d’abord d’avoir frémi; Elle voulait, ainsi que Roger, être brave. Comme s’il ne se fût rien passé de plus grave, Calme, elle s’habilla, puis, ayant achevé Sa prière du jour sans omettre un Ave, Descendit au salon, le sourire à la bouche. Ce n’était presque rien, une simple escarmouche. Des soldats bavarois, venus en éclaireurs Et brusquement surpris par quelques francs-tireurs, S’enfuyaient. Tout, au loin, rentrait dans le silence. « Il faudrait établir, dit-elle, une ambulance. » En effet, on avait justement ramassé Sur le lieu du combat un officier blessé, Un Bavarois, le cou traversé d’une balle; Et quand on apporta ce grand jeune homme pâle, Les yeux clos, et saignant sur un vieux matelas, Sans trembler d’un frisson, sans pousser un hélas, Irène le fit mettre avec sollicitude Dans la chambre où Roger demeurait d’habitude, Quand, pour faire sa cour, il venait au château. Elle porta dehors la veste et le manteau Tout noirs de sang, pendant qu’on couchait le malade, Gronda le vieux valet qui prenait l’air maussade Et qui ne montrait pas assez d’empressement, Et, quand le docteur fit le premier pansement, L’assista de ses mains ainsi qu’une soeur grise. Enfin quand, le regard tout rempli de surprise Et de reconnaissance heureuse, le blessé Se fut parmi les doux oreillers affaissé, Elle s’assit devant cette tête assoupie, Demanda du vieux linge et fit de la charpie. - C’était ainsi qu’Irène entendait le devoir. Le soir du même jour, le docteur vint revoir Son malade, et faisant étrangement la moue, Il dit entre ses dents: « Oui, le sang à la joue, Le pouls trop vif... Allons! une mauvaise nuit... La fièvre, le délire et tout ce qui s’ensuit! - Mourra-t-il? dit Irène, un frisson sur la lèvre. - Qui sait? Je vais tâcher de couper cette fièvre. Cette formule-ci souvent a du succès. Mais il faut que quelqu’un observe les accès, Le veille jusqu’au jour et le soigne avec zèle. - Je suis prête, docteur. - Non pas, mademoiselle, L’un de vos gens peut bien... - Non, docteur, car Roger peut-être est prisonnier, malade, à l’étranger, S’il lui fallait les soins que ce blessé demande, Je voudrais qu’il les eût des mains d’une Allemande. - Soit! dit le vieux docteur en lui tendant la main. Vous allez donc veiller ici jusqu’à demain. Il suffit d’un accès de fièvre pour qu’il meure; Donnez la potion de quart d’heure en quart d’heure. Au jour je reviendrai pour juger de l’effet. » Puis il partit, laissant Irène à ce chevet. III Elle était là depuis une minute à peine, Lorsque le Bavarois, se tournant vers Irène, Et sur la jeune fille ouvrant l’oeil à demi: « Ce médecin, dit-il, me croyait endormi; Mais j’ai tout entendu. Merci, mademoiselle, Merci du fond du coeur, moins pour moi que pour celle À qui vous me rendrez et qui m’attend là-bas! » Elle lui répondit: « Ne vous agitez pas. Dormez. C’est du repos que dépend votre vie. - Non, reprit-il, il faut d’abord que je confie Le secret que j’ai là; car la mort peut venir. J’ai fait une promesse et je veux la tenir. - Parlez donc, dit Irène, et soulagez votre âme. - La guerre... Non, la guerre est une chose infâme! C’était le mois dernier, sous Metz... j’eus le malheur De tuer un Français... » Pour cacher sa pâleur, Irène, de la lampe, abaissa la lumière. Il reprit: « Nous allions surprendre une chaumière Où les vôtres s’étaient fortifiés. Ce fut Comme font les chasseurs quand ils vont à l’affût; Vers le poste français, par une nuit très sombre, L’arme prête, muets, nous nous glissons en nombre, Le long des peupliers disposés en rideaux. J’enfonce, le premier, mon sabre dans le dos Du soldat qui faisait sentinelle à la porte; Il tombe sans avoir même crié main-forte; Nous prenons la masure et tout est massacré! » Irène se cacha les yeux. « Tout effaré Du combat, je sortais de ce lieu de carnage, Quand la lune soudain déchirant un nuage Me fit voir, éclairé de son pâle reflet, Un soldat se tordant par terre et qui râlait, Le soldat que mon sabre avait percé, le même!... Me sentant pris pour lui d’une pitié suprême, Je me mis à genoux, voulant le secourir: Mais il me dit: « Il est trop tard... Je vais mourir... Vous êtes officier... gentilhomme peut-être!... - Oui. Que puis-je pour vous? - Seulement me promettre De renvoyer ceci, dit-il, en saisissant Un médaillon caché dans sa poitrine en sang, À... » Mais son dernier souffle emporta sa pensée; Le nom de son amante ou de sa fiancée Par le pauvre Français ne fut pas achevé. En voyant un blason sur le bijou gravé, Je l’emportai, gardant pour plus tard l’espérance De découvrir parmi la noblesse de France La femme à qui revient ce legs du soldat mort. Le voici, gardez-le; mais jurez-moi d’abord, Si la mort ne doit pas ici me faire grâce, Que vous accomplirez ce devoir à ma place. » Et sur le médaillon offert par l’étranger Irène reconnut le blason de Roger. Alors, le coeur tordu d’une douleur mortelle: « Je le jure, monsieur. Dormez en paix! » dit-elle. IV Le blessé, soulagé d’avoir fait cet aveu, S’est assoupi. Le sein palpitant, l’oeil en feu, Irène, près de lui, reste debout, sans larmes. Oui, son amant est mort. Ce sont bien là ses armes, C’est bien là son blason aussi fameux qu’ancien, Et le sang qui noircit ce bijou, c’est le sien! Ce n’est pas d’une mort héroïque et guerrière Qu’a succombé Roger, mais frappé par derrière, Sans pouvoir appeler ses amis, sans crier; Et cet homme qui dort là, c’est son meurtrier! C’est bien son meurtrier; il s’est vanté de l’être, D’avoir frappé Roger dans le dos, comme un traître; Et maintenant il dort son lourd sommeil épais, Et c’est à lui qu’Irène a dit: « Dormez en paix! » Et, comme une suprême et cruelle ironie, Elle doit de ce front écarter l’agonie, Rester à ce chevet jusqu’au soleil levant, Comme une bonne mère auprès de son enfant: Elle doit lui verser, de quart d’heure en quart d’heure, Le remède prescrit pour empêcher qu’il meure; Cet homme y compte bien; il repose, abrité Sous le toit protecteur de l’hospitalité; Le flacon qui contient sa vie est sur la table, Il attend!... N’est-ce pas que c’est épouvantable? Quoi! lorsqu’elle se sent lentement envahir Par tout ce que contient d’affreux le mot haïr; Lorsque gronde en son sein la colère terrible Qui dirige le bras de Jahel, dans la Bible, Quand elle cloue au sol le front de Sisarah, Cet Allemand maudit, elle le sauvera! Allons donc! On n’est pas à ce point généreuse! Quand elle cède presque à la pensée affreuse, À l’atroce désir de tirer du fourreau Le sabre avec lequel a frappé le bourreau Et dont brille en un coin le lourd pommeau de cuivre, Pour obéir aux vains préjugés et pour suivre On ne sait quel devoir et quel respect humain, Elle-même mettra dans cette horrible main Par qui toute sa joie ici-bas fut ravie, Le repos, le sommeil, la guérison, la vie! Jamais! Cette fiole, elle va la briser. Mais non, c’est inutile. Elle n’a qu’à laisser S’accomplir le destin; pour servir sa vengeance, Il semble qu’avec elle il soit d’intelligence: Ce malade, elle n’a qu’à le laisser mourir... Oui, le remède est là qui pourrait le guérir, Mais ne peut-elle pas s’être, une heure, endormie? Puis elle fond en pleurs et s’écrie: « Infamie! » Et la lutte durait encor, quand l’Allemand, Tiré de son sommeil par un gémissement, S’agita dans un rêve, et, fiévreux, dit: « À boire! » Irène alors leva vers le vieux Christ d’ivoire Suspendu sur le mur, à la tête du lit, Un sublime regard de martyre, et pâlit, Puis, l’oeil toujours fixé sur le Dieu du Calvaire, Versa le contenu du flacon dans un verre, Et délicatement fit boire le blessé. Seigneur, vous avez vu, seul, ce qui s’est passé Au chevet de ce lit, dans ces heures funèbres, Lorsque l’Esprit du mal parla dans ces ténèbres: Vous qui fûtes conduit au désert par Satan Et n’avez qu’à la fin pu lui dire: « Va-t’en! » Vous pardonniez, Seigneur, à cette âme tentée. Lorsque l’épreuve enfin fut par elle acceptée, Vous seul étiez témoin et vous seul approuviez! Vous souvenant alors du Mont des Oliviers, Où frémissant devant l’approche du supplice, Vous disiez: « Ô mon père, éloignez ce calice! » Vous avez eu pitié de ce coeur trop puni, Seigneur, et je suis sûr que vous avez béni! V Mais quand le médecin, qui revint vers l’aurore, La vit près du blessé, le faisant boire encore Et soutenant le verre avec ses doigts tremblants, Il s’aperçut qu’Irène avait les cheveux blancs. Source: http://www.poesies.net