Poèmes Divers II. (1869) Par François Coppée. (1842-1908) TABLE DES MATIERES Intimités. Aux Etudiants Pour Leur Cavalcade De La Mi-Carême. L’Asile De Nuit. L’Homme-Affiche. Le Jongleur. Innocence. La Mort Du Singe. Ritournelle. À Une Tulipe. Le Feu Follet. L’Horoscope. Ferrum Est Quod Amant. Le Lys. Chant De Guerre Ciracassien. Vitrail. Le Fils Des Armures. Les Aïeules. Le Justicier. Intimités. I Afin de louer mieux vos charmes endormeurs, Souvenirs que j’adore, hélas! et dont je meurs, J’évoquerai, dans une ineffable ballade, Aux pieds du grand fauteuil d’une reine malade, Un page de douze ans aux traits déjà palis, Qui, dans les coussins bleus brodés de fleurs de lys, Soupirera des airs sur une mandoline, Pour voir, pale parmi la pâle mousseline, La reine soulever son beau front douloureux, Et surtout pour sentir, trop précoce amoureux, Dans ses lourds cheveux blonds, où le hasard la laisse, Une fiévreuse main jouer avec mollesse. Il se mourra du mal des enfants trop aimés; Et, parfois, regardant par les vitraux fermés La route qui s’en va, le nuage qui passe, La voile sur le fleuve et l’oiseau dans l’espace, La liberté, l’azur, le lointain, l’horizon, Il songera qu’il est heureux dans sa prison, Qu’aux salubres parfums des forêts il préfère La chambre obscure et son étouffante atmosphère, Que ces choses ne lui font rien, qu’il aime mieux Sa mort exquise et lente, et qu’il n’est envieux Que si, par la douleur arrachée à son rêve, La reine sur le coude un moment se soulève Et regarde longtemps de ses yeux assoupis Le lévrier qui dort en rond sur le tapis. II Elle viendra ce soir; elle me l’a promis. Tout est bien prêt. Je viens d’éloigner mes amis, De brûler des parfums, d’allumer les bougies Et de jeter au feu les fades élégies Que j’ai faites alors qu’elle ne venait pas; Et j’attends. Tout à l’heure elle viendra. Son pas Retentira, léger comme un pas de gazelle, Et déjà ce seul bruit me paiera de mon zèle. Elle entrera, troublée et voilant sa pâleur. Nous nous prendrons les mains, et la douce chaleur De la chambre fera sentir bon sa toilette. O les premiers baisers à travers la voilette! III C’est lâche! J’aurais dû me fâcher, j’aurais dû Lui dire ce que c’est qu’un bonheur attendu Si longtemps et qui manque, et qu’une nuit pareille Qu’on passe, l’oeil fixé sur l’horloge et l’oreille Tendue au moindre bruit vague de l’escalier. C’est lâche! J’aurais dû me faire supplier, Avoir à pardonner la faute qu’on avoue Et boire en un baiser ses larmes sur sa joue. Mais elle avait un air si tranquille et si doux Qu’en la voyant je suis tombé sur les genoux; Et, me cachant le front dans les plis de sa jupe, J’ai savouré longtemps la douceur d’être dupe. Je n’ai pas exigé de larmes ni d’aveux, Car ses petites mains jouaient dans mes cheveux; Tandis que ses deux bras m’enlaçaient de leur chaîne, D’avance j’absolvais la trahison prochaine. Et, vil esclave heureux de reprendre ses fers, J’ai demandé pardon des maux que j’ai soufferts. IV Il faisait presque nuit. La chambre était obscure. Nous étions dans ce calme alangui que procure La fatigue, et j’étais assis à ses genoux. Ses yeux cernés, mais plus caressants et plus doux, Se souvenaient encor de l’extase finie, Et ce regard voilé, long comme une agonie, Me faisait palpiter le coeur à le briser. Le logis était plein d’une odeur de baiser. Ses magnétiques yeux me tenaient sous leurs charmes; Et je lui pris les mains et les couvris de larmes. Moi qui savais déjà l’aimer jusqu’à la mort, Je vis que je l’aimais bien mieux et bien plus fort Et que ma passion s’était encore accrue. Et j’écoutais rouler les fiacres dans la rue. V Sa chambre bleue est bien celle que je préfère. Mon bouquet du matin s’y fane, et l’atmosphère Languissante s’empreint de parfums assoupis; Les longs et fins rideaux, tombant sur le tapis, Attendrissent encor le jour discret et sobre Que leur verse une tiède après-midi d’octobre. Au coin du feu mourant deux fauteuils rapprochés Semblent causer entre eux de nos prochains péchés. Un coussin traîne là sans raison; mais le fourbe S’offrira tout à l’heure au genou qui se courbe. VI La plus lente caresse, amie, est la meilleure, N’est-ce pas? Et tu hais l’instant funeste où l’heure Rappelle avec son chant métallique et glacé Qu’il se fait tard, très tard, et qu’il est dépassé Déjà le temps moral d’un bain ou d’une messe; Car ce sont les adieux alors et la promesse De revenir. -Et puis nous oublions encor! Mais l’horloge implacable avec son timbre d’or Recommence. Tu veux te sauver; tu te troubles. Hélas! et nous devons mettre les baisers doubles. VII Septembre au ciel léger taché de cerfs-volants Est favorable à la flânerie à pas lents, Par la rue, en sortant de chez la femme aimée, Après un tendre adieu dont l’âme est parfumée. Pour moi, je crois toujours l’aimer mieux et bien plus Dans ce mois-ci, car c’est l’époque où je lui plus. L’après-midi, je vais souvent la voir en fraude; Et, quand j’ai dû quitter la chambre étroite et chaude, Après avoir promis de bientôt revenir, Je m’en vais devant moi, distrait. Le Souvenir Me fait monter au coeur ses effluves heureuses; Et de mes vêtements et de mes mains fiévreuses Se dégage un arome exquis et capiteux, Dont je suis à la fois trop fier et trop honteux Pour en bien définir la volupté profonde, -Quelque chose comme une odeur qui serait blonde. VIII Le crépuscule est triste et doux comme un adieu. À l’orient déjà, dans le ciel sombre et bleu Où lentement la nuit qui monte étend ses voiles, De timides clartés, vagues espoirs d’étoiles, Contemplent l’occident clair encore, y cherchant Le rose souvenir d’un beau soleil couchant. Le vent du soir se tait. Nulle feuille ne tremble, Même dans le frisson harmonieux du tremble; Et l’immobilité se fait dans les roseaux Que l’étang réfléchit au miroir de ses eaux. En un parfum ému chaque fleur s’évapore Pure, et les rossignols ne chantent pas encore. Pour échanger tout bas nos éternels aveux, Chère, nous choisirons cette heure, si tu veux. Nous prendrons le chemin tournant de la colline. Mon front se penchera vers ton front qui s’incline; Et nos baisers feront des concerts infinis, Si doux que les oiseaux, réveillés dans leurs nids, Trouveront la musique, à cette heure, indiscrète Et se demanderont quelle bergeronnette Ou quel chardonneret est assez débauché Pour faire l’amour quand le soleil s’est couché. IX À Paris, eu été, les soirs sont étouffants. Et moi, noir promeneur qu’évitent les enfants, Qui luis la joie et fais, en flânant, bien des lieues, Je m’en vais, ces jours-là, vers les tristes banlieues. Je prends quelque ruelle où pousse le gazon Et dont un mur tournant est le seul horizon. Je me plais dans ces lieux déserts où le pied sonne, Où je suis presque sur de ne croiser personne. Au-dessus des enclos les tilleuls sentent bon; Et sur le plâtre frais sont écrits au charbon Les noms entrelacés de Victoire et d’Eugène, Populaire et naïf monument, que ne gêne Pas du tout le croquis odieux qu’à côté A tracé gauchement, d’un fusain effronté, En passant après eux, la débauche impubère. Et quand s’allume au loin le premier réverbère, Je gagne la grand’rue, où je puis encor voir Des boutiquiers prenant le frais sur le trottoir, Tandis que, pour montrer un peu ses formes grasses, Avec son prétendu leur fille joue aux grâces. X Je suis un pâle enfant du vieux Paris, et j’ai Le regret des rêveurs qui n’ont pas voyage. Au pays bleu mon âme en vain se réfugie, Elle n’a jamais pu perdre la nostalgie Des verts chemins qui vont là-bas, à l’horizon. Comme un pauvre captif vieilli dans sa prison Se cramponne aux barreaux étroits de sa fenêtre Pour voir mourir le jour et pour le voir renaître, Ou comme un exilé, promeneur assidu, Regarde du coteau le pays défendu Se dérouler au loin sous l’immensité bleue, Ainsi je fuis la ville et cherche la banlieue. Avec mon rêve heureux j’aime partir, marcher Dans la poussière, voir le soleil se coucher Parmi la brume d’or, derrière les vieux ormes, Contempler les couleurs splendides et les formes Des nuages baignés dans l’occident vermeil, Et, quand l’ombre succède à la mort du soleil, M’éloigner encor plus par quelque agreste rue Dont l’ornière rappelle un sillon de charrue, Gagner les champs pierreux, sans songer au départ, Et m’asseoir, les cheveux au vent, sur le rempart. Au loin, dans la lueur blême du crépuscule, L’amphithéâtre noir des collines recule, Et, tout au fond du val profond et solennel, Paris pousse à mes pieds son soupir éternel. Le sombre azur du ciel s’épaissit. Je commence À distinguer des bruits dans ce murmure immense, Et je puis, écoutant, rêveur et plein d’émoi, Le vent du soir froissant lés herbes près de moi, Et, parmi le chaos des ombres débordantes, Le sifflet douloureux des machines stridentes, Ou l’aboiement d’un chien, ou le cri d’un enfant, Ou le sanglot d’un orgue au lointain s’étouffant, Ou le tintement clair d’une tardive enclume, Voir la nuit qui s’étoile et Paris qui s’allume. XI Elle est un peu pédante, et, lorsque nous lisons, Tout en laissant rôtir sa pantoufle aux tisons, Elle laisse échapper un fin mot de critique. Moi, comme j’ai fait choix d’un livre sympathique, Comme il est quelquefois signé par un ami, Je le défends, mais trop faiblement, à demi, Les amoureux ayant des lâchetés infâmes. -Les poètes pourtant sont bien compris des femmes, Non ceux que le lyrisme emporte aux fiers sommets, Mais les doux, les souffrants, mais Sainte-Beuve, mais Musset, quand il s’abstient de rire, et Baudelaire, Lorsque pour engourdir son mal et sa colère Il se plonge dans les parfums lourds de langueur. -Elle aime ces divers interprètes du coeur. Moi, je lis à ses pieds et relis le passage Où, comme elle l’a dit, l’auteur n’était pas sage, Doux nid de vers où des baisers étaient tapis. Et le livre souvent tombe sur le tapis. XII Quelquefois tu me prends les mains et tu les serres, Tu fixes sur les miens tes yeux bons et sincères, Et, me parlant avec cette ferme douceur Qui tient du camarade et qui tient de la soeur, Mêlant dans tes discours les douces réprimandes Aux encouragements tendres, tu me demandes Quelles longues douleurs et quels chagrins aigris M’ont fait le front si pâle et les yeux si meurtris. Je prétexte d’abord des tristesses confuses, Des ennuis qu’il vaut mieux taire; mais tu refuses De me croire, et j’avoue un souci bien banal. Je te confie alors, tout honteux, qu’un journal Qui trouve des oisifs quelconques pour le lire Vient d’insulter mon art, mes frères et la Lyre, Que je m’en suis ému, mais que je m’y ferai. -Alors, amie, avec ton regard préféré, Qui se charge un moment de bienveillants reproches, Pour me mettre les bras au cou tu te rapproches, Et, donnant à ta voix son charme captivant, Tu me railles tout bas, et tu me dis: -« Enfant! Enfant, qui se permet de garder ce front blême Et ces grands yeux remplis de chagrin, quand on l’aime! Ces poètes ingrats! ils sont trop adorés. Nous les reconnaissons à leurs beaux doigts dorés Encor d’avoir saisi les papillons du rêve, Et nous sentons frémir nos coeurs de filles d’Ève. C’est d’abord un attrait vaguement vaniteux Qui nous séduit; car nous savons que ce sont eux Qui domptent la pensée et le rythme rebelles Pour dire aux temps futurs combien nous fumes belles. Mais, les Èves toujours écoutant les démons, Nous les aimons, et puis après nous les aimons Encor, parce qu’eux seuls savent parler aux femmes. Ainsi donc vous auriez les rêves et les âmes, Poètes, vous seriez les heureux, vous auriez La rose qui parfume et fleurit vos lauriers, Vous auriez cette joie, et, parce que l’envie Aura mordu le vers qu’une femme ravie La veille avait trouvé peut-être le plus beau, Ainsi qu’un écolier qui se plaint d’un bobo, Vous nous reviendriez tout pleurants et moroses! » -Je t’écoute, mignonne, et tu me dis ces choses D’un accent qui caresse et, doucement moqueur, Éveille la gaîté franche qui vient du coeur Et tu me les redis jusqu’à ce qu’applaudisse Ma pensée oubliant la haine et l’injustice; Et tu n’en parles plus que lorsque l’entretien Te fait bien voir mon coeur heureux comme le tien. Ainsi nous devisons longtemps à l’aventure; Et, quand c’est bien assez parler littérature, Afin que ton conseil me soit plus précieux, Tu me fais le baiser que tu sais, sur les yeux. XIII Le soleil froid donnait un ton rose au grésil, Et le ciel de novembre avait des airs d’avril. Nous voulions profiter de la belle gelée. Moi chaudement vêtu, toi bien emmitouflée Sous le manteau, sous la voilette et sous les gants, Nous franchissions, parmi les couples élégants, La porte de la blanche et joyeuse avenue, Quand soudain jusqu’à nous une enfant presque nue Et livide, tenant des fleurettes en main, Accourut, se frayant à la hâte un chemin Entre les beaux habits et les riches toilettes, Nous offrir un petit bouquet de violettes. Elle avait deviné que nous étions heureux Sans doute et s’était dit: Ils seront généreux. Elle nous proposa ses fleurs d’une voix douce, En souriant avec ce sourire qui tousse. Et c’était monstrueux, cette enfant de sept ans Qui mourait de l’hiver en offrant le printemps. Ses pauvres petits doigts étaient pleins d’engelures. Moi, je sentais le fin parfum de tes fourrures, Je voyais ton cou rose et blanc sous la fanchon, Et je touchais ta main chaude dans ton manchon. -Nous fîmes notre offrande, amie, et nous passâmes; Mais la gaîté s’était envolée, et nos âmes Gardèrent jusqu’au soir un souvenir amer. Mignonne, nous ferons l’aumône cet hiver. XIV Je ne suis plus l’entant et tu n’es plus l’espiègle Qui naguère, le long des verts épis de seigle, Effarions les oiseaux du printemps par nos jeux, Ou qui marchions, le long des aubépins neigeux Dont la branche en passant vous taquine et vous frôle, Enlacés et l’épaule appuyée à l’épaule, Parlant tout bas d’amour qu’on ne peut épuiser, Et ton front juste à la hauteur de mon baiser. Six ans se sont passés depuis lors, six années! Et le beau temps n’est plus des blondes matinées, Du ciel dans le regard, du vent dans les cheveux, De la lèvre chanteuse et facile aux aveux, Et des perles d’argent du rire qui s’égrène Comme une fleur qui sème au loin sa folle graine. -Nous ne regrettons pas, sans doute, nos vingt ans, Car notre amour loyal grandit avec le temps; Mais le mien ne devient ni courageux ni mule. Je suis toujours enfant pour souffrir; et plus pâle Est mon front, et mon coeur plus sombre et plus amer. Tel qu’à l’écueil revient le lourd paquet de mer, La cigogne au clocher, et la flèche à la cible, Tel je reviens toujours à mon rêve impossible, À ton amour pour moi, qui te met en danger; Aux courts instants d’oubli qu’il nous faut abréger, Car nous savons tous deux qu’un espion les compte; À ce bonheur, que nous cachons comme une honte; À ce logis, que j’ose à peine orner de fleurs, Où je viens en secret, comme font les voleurs, Et dans lequel tu vis, hélas! emprisonnée; À tes chagrins, et puis à la vingtième année; Au temps des longs chemins qu’on fait à petits pas, Échangeant des serments légers, ne sachant pas Qu’il faudra tant souffrir et que c’est pour la vie; Au bon temps où, parmi la nature ravie, On s’aime en ne songeant qu’à la beauté des cieux; -Et je t’écris cela les larmes dans les yeux. XV Au fond je suis resté naïf, et mon passé, Bien que sombre, n’a pas tout à fait effacé De mon coeur la première et candide chimère; Et, lorsque je rencontre allant devant leur mère, Timides sous les yeux ardents des connaisseurs, Deux fillettes de seize à dix-huit ans, deux soeurs Se ressemblant, avec d’identiques toilettes, Et portant, comme deux joyeuses goélettes Dont les mêmes couleurs pavoisent les haubans, Le même air d’innocence et les mêmes rubans, Je suis heureux; j’en ai quelquefois pour des heures À me bercer alors d’espérances meilleures, À rêver d’un doux nid, d’un amour de mon choix Et d’un bonheur très long, très calme et très bourgeois. J’imagine déjà la saveur indicible Du livre qu’on ferait près du foyer paisible, Tandis qu’une adorée, aux cheveux blonds ou noirs, Promènerait les flots neigeux de ses peignoirs Par la chambre à coucher étroite et familière, Pour allumer la lampe et remplir la théière. Mais cette illusion ne dure pas longtemps. Et tu reviens avec tes désirs irritants, Passé, passé fatal, par qui ma vie est prise, Poison amer et doux, dont on meurt, mais qui grise! Et toutes les ardeurs du mauvais souvenir, Qui viennent s’imposer à mes sens et ternir Les naïves blancheurs à peine encore écloses, Sont comme des moineaux qui, dans le mois des roses, S’installeraient, parmi tous les autres jardins, Pour prendre leurs ébats effrontés et badins, Se becqueter à l’aise et palpiter des ailes, Dans un pensionnat déjeunes demoiselles. XVI L’autre soir, en parlant à cette jeune fille D’un rien, du chiffon blanc que brodait son aiguille, Du ruban que parmi ses nattes elle avait, Vain prétexte pour mieux admirer le duvet Des petits cheveux blonds frisant près de l’oreille Et cette ombre, au reflet d’une rose pareille, Du menton mollement replié sur le cou, Tout en causant, je fis, dis-je, ce rêve fou: Que rien n’était charmant comme une demi-teinte, Que cette enfant avait la timidité sainte Des longs cils d’or voilant les chastes regards bleus, Et des gestes d’hermine effrayés et frileux; Et déjà ma pensée absorbante et jalouse Se la représentait comme une blanche épouse, Pure et douce, au milieu d’un frais intérieur Égayé par les jeux d’un bel enfant rieur. Et cette impression qu’elle m’avait donnée Dura le lendemain toute la matinée, Si bien que j’espérais presque un amour naissant. Le bon rêve! j’étais comme un convalescent Faible encore et fiévreux, mais qui se sent renaître Et qui, dans les coussins, auprès de sa fenêtre, Devant un ciel d’avril plein d’azur rajeuni, Sourit en se disant que tout n’est pas fini, Tandis qu’un feu discret meurt dans les cendres chaudes Et qu’il voit au jardin en vives émeraudes Sur les arbustes noirs éclater les bourgeons. Les nuages, avec lesquels nous voyageons, Lui parlent d’horizon, d’air pur, de libres courses Dans les grands bois charmés du murmure des sources, De la ferme, avec son bonnet de chaumes blonds, Croulante sous l’assaut fantasque des houblons Et de loin devinée à son odeur d’étable, Où, vers le soir, dans la salle basse, on s’attable; Et, tout en caressant son menton amaigri, Heureux, tendre, oubliant déjà son mal guéri, Qui lui fut un miroir des amitiés fidèles, Il songe au tout prochain retour des hirondelles. Aux Etudiants Pour Leur Cavalcade De La Mi-Carême. A M. Lecat. En fait de postiche fantasque, Et de déguisement joyeux, L'âge me poudre les cheveux, Et les rides m'ont mis un masque. Mais, bien que vieux et maladif J'aime les jeunes gens, et j'aime Qu'ils célèbrent la Mi-Carême, Comme la bon peuple naïf. Oui, malgré mes bronches tousseuses, J'approuve, sans craindre l'Index, Que, plantant là Code ou Codex, On danse avec les blanchisseuses. Amis riez, chantez en choeur. Vous avez fait le nécessaire, En n'oubliant pas la misère, Et tout va, quand on a bon coeur. Amusez-vous bien, camarades, Du coeur et des yeux je vous suis, Et j'irai, badaud que je suis, Voir défiler vos mascarades. 8 Mars 1893. L’Asile De Nuit. Un soir, -ce souvenir me donne le frisson, - Un ami m’a conduit dans la triste maison Qui recueille, à Paris, les femmes sans asile. La porte est grande ouverte et l’accès est facile. Disant un nom, montrant quelque papier qu’elle a, Toute errante de nuit peut venir frapper là. On l’interrogera seulement pour la forme. Sa soupe est chaude; un lit est prêt pour qu’elle y dorme; L’hôtesse qui la fait asseoir au coin du feu, Respectant son silence, attendra son aveu. Car on veut ignorer, en lui rendant service, Si son nom est misère ou si son nom est vice, Et, dans ce lieu, devant tous les malheurs humains, On sait fermer les yeux autant qu’ouvrir les mains. J’ai vu. J’ai pénétré dans la salle commune Où, muettes, le dos courbé par l’infortune, Leur morne front chargé de pensers absorbants, Les femmes attendaient, assises sur des bancs. Que de chagrins poignants, que d’angoisses profondes Torturent dans le coeur ces pauvres vagabondes, Dont plusieurs même, avec un doux geste honteux, Étreignent un petit enfant, quelquefois deux! On m’a dit ce qu’étaient ces pauvres délaissées: Ouvrières sans pain, domestiques chassées, Et les femmes qu’un jour le mari laisse là, Et les vieilles que l’âge accable, et celles-là, Dont la misère est triste entre les plus amères, Les victimes d’amour, hélas! les filles-mères Qui, songeant à l’enfant resté dans l’hôpital, Soutiennent de la main le sein qui leur fait mal. J’ai vu cela. J’ai vu ces pauvresses livides Manger la soupe avec des sifflements avides, Puis, lourdes de fatigue et d’un pas affaibli, Monter vers ce dortoir, tous les soirs si rempli. Mon regard les suivait; et, pour leur nuit trop brève, Je n’ai pas souhaité l’illusion du rêve, -Au matin, leur malheur en eût été plus fort, Mais un sommeil profond et semblable à la mort! Car dormir, c’est l’instant de calme dans l’orage; Dormir, c’est le repos d’où renaît le courage, Ou c’est l’oubli du moins pour qui n’a plus d’espoir. Vous souffrirez demain, femmes. Dormez, ce soir! Oh! naguère, combien d’existences fatales Erraient sur le pavé maudit des capitales, Sans jamais s’arrêter un instant pour dormir! Car la loi, cette loi dure à faire frémir, Défend que sous le ciel de Dieu le pauvre dorme! Triste femme égarée en ce Paris énorme, Qui sors de l’hôpital, ton mal étant fini, Et qui n’as pas d’argent pour sonner au garni, Il est minuit! Va-t’en par le désert des rues! Sous le gaz qui te suit de ses lumières crues, Spectre rasant les murs et qui gémis tout bas, Marche droit devant toi, marche en pressant le pas! C’est l’hiver! et tes pleurs se glacent sur ta joue. Marche dans le brouillard et marche dans la boue! Marche jusqu’au soleil levant, jusqu’à demain, Malheureuse! et surtout ne prends pas le chemin Qui mène aux ponts où l’eau, murmurant contre l’arche, T’offrirait son lit froid et mortel... Marche! marche! Ce supplice n’est plus. L’errante qu’on poursuit Peut frapper désormais à l’Asile de nuit; Ce refuge est ouvert à la bête traquée; Et l’hospitalité, sans même être invoquée, L’attend là pour un jour, pour deux, pour trois, enfin Pour le temps de trouver du travail et du pain. Mais la misère est grande et Paris est immense; Et, malgré bien des dons, cette oeuvre qui commence N’a qu’un pauvre logis, au faubourg, dans un coin, Là-bas, et le malheur doit y venir de loin. Abrégez son chemin; fondez un autre asile, Heureux du monde à qui le bien est si facile. Donnez. Une maison nouvelle s’ouvrira. Femme qui revenez, le soir, de l’Opéra, Au bercement léger d’une bonne voiture, Songez qu’à la même heure une autre créature Ne peut aller trouver, la force lui manquant, Tout au bout de Paris, le bois d’un lit de camp! Songez, quand vous irez, tout émue et joyeuse, Dans la petite chambre où tremble une veilleuse, Réveiller d’un baiser votre enfant étonné, Que l’autre dans ses bras porte son nouveau-né, Et que, se laissant choir sur un banc, par trop lasse, Jetant un oeil navré sur l’omnibus qui passe, Elle ne peut gagner la maison du faubourg: Car la route est trop longue et l’enfant est trop lourd! Oh! si chacun faisait tout ce qu’il pourrait faire!... Un jour, sur ce vieux seuil connu de la misère, Une femme parut de qui la pauvreté Semblait s’adresser là pour l’hospitalité; On allait faire entrer la visiteuse pâle, Quand celle-ci, tirant de dessous son vieux châle Des vêtements d’enfant arrangés avec soin, Dit: -Mon petit est mort et n’en a plus besoin... Ce souvenir m’est cher, mais il est inutile. Partagez ces effets aux bébés de l’asile... Car mon ange aime mieux... mon coeur du moins le croit... Que d’autres aient bien chaud, pendant qu’il a si froid! Noble femme apportant le denier de la veuve, Mère qui te souviens d’autrui dans ton épreuve, Grande âme où la douleur exalte encor l’amour, Sois bénie!... Et vous tous, riches, puissants du jour, Vous qui pouvez donner, ô vous à qui j’adresse Cet exemple de simple et sublime tendresse, Au nom des pleurs émus que vous avez versés, Ne faites pas moins qu’elle et vous ferez assez! L’Homme-Affiche. LE père Éloi, l’ancien compagnon charpentier, -Autrefois un fameux homme dans son métier, - N’avait que soixante ans sonnés, pas davantage. Mais pour un ouvrier, déjà c’est un grand âge. Étant connu sur tous les chantiers cependant, Il vécut assez bien jusqu’à son accident. Mais, l’automne dernier, -il se sentait patraque Depuis huit jours, -voilà qu’il tombe d’une attaque, Lui si sobre, n’ayant jamais fait le lundi! Il sortit de « Necker », un bras tout engourdi, Boitant, à moitié mort enfin du côté gauche. Plus d’espoir de trouver un patron qui l’embauche. Comment faire pour vivre?... Un invalide, quoi!... Si bien qu’après des jours mauvais, le père Éloi, Pour payer son « garno », sa chopine et sa miche, Fut encor trop heureux de se faire homme-affiche. Vous le connaissez bien; vous ne voyez que lui. Deux fois j’ai reconnu sur ma route, aujourd’hui, D’abord devant Peter’s, puis à l’Arc de l’Étoile, Le vieux sandwich portant ses deux châssis de toile, Sur lesquels était peint, souriant et debout, Un joli chapelier grand comme rien du tout, Qui tendait au public, d’une mine fringante, Un gibus colossal marqué huit francs cinquante. Mais ne plaisantons pas... Car il fait peine à voir, Ce Juif Errant boiteux, encombrant le trottoir Du grotesque fardeau dont il faut qu’on s’écarte; Car il montre, au-dessus de sa double pancarte, Le type vénérable et traditionnel Adopté des rapins pour le Père Éternel;. Car celui dont on fait une bête de somme, Malgré sa tête blanche et ses yeux de brave homme, Est vieux, infirme, pauvre, et triplement sacré!... Aussi n’ai-je jamais, pour ma part, rencontré Sans tristesse cet être humain, ayant une âme, Et qui porte à son cou quelque sotte réclame, Quelque absurde tableau peint de rouge et de bleu, Sur lequel se répand sa barbe de Bon-Dieu. Le vieux m’intéressant, j’ai fait sa connaissance. L’autre été, le hasard me mit en sa présence, Un soir que je flânais vers le soleil tombant. Mon homme était assis, triste et seul, sur un banc Du sinistre et lépreux boulevard de Grenelle, Et se reposait là de sa marche éternelle, Sans doute, avant d’aller dormir dans son taudis. Aux mots compatissants que d’abord je lui dis, Un regard offensé brilla dans son oeil jaune Et sa main repoussa d’avance mon aumône. Mais je sus adoucir cet orgueil en haillons. « Un petit gloria, ça s’accepte, voyons?... Ce cabaret avec jardin, c’est notre affaire. » Il consentit, et, dès le second petit verre, L’Homme-Affiche était plein de confiance en moi. Il est intelligent, le brave père Éloi. C’est un Parisien, c’est un vieux philosophe, Dont le sens et l’honneur sont de solide étoffe; Et, sous l’acacia poudreux du cabaret, Voici, mes bonnes gens, comment il discourait. « On peut le dire -allez! monsieur -sans hardiesse: Le prolétaire n’a pas droit à la vieillesse. Pour moi, certe, il aurait mieux valu, mais beaucoup, Tomber d’une charpente et me rompre le cou. Mais j’ai la guigne!... Et puis, je n’étais jamais ivre... Se tuer? Non. Les vieux veulent bêtement vivre; Et, pour gagner son pain, que n’accepterait-on? Moi, par mes écriteaux caché jusqu’au menton, Annonçant un « amer » ou des tours d’acrobate, Sur les trottoirs sans fin je vais, tirant la patte, Par tous les temps, toujours debout, toujours dehors! Les jambes, chaque soir, me rentrent dans le corps; La rosse à Collignon n’est pas plus éreintée. Mais c’est trois francs par jour, la miche et la pâtée... Et l’on vit, espérant qu’on crèvera demain, Fier pourtant de n’avoir jamais tendu la main, Mais ayant peur d’aller finir, bientôt peut-être, En veste de gâteux, dans les cours de Bicêtre. Oui, cent fois oui! mourir d’accident vaudrait mieux: Pour le pauvre ouvrier, défense d’être vieux. «Je geins; -et vous pensez peut-être, au bout du compte, Que je fais ma journée et que je vis sans honte, Et qu’il en est beaucoup dont le sort est plus dur. Donc, vous allez hausser les épaules, bien sûr, Quand vous saurez, monsieur qui me payez la goutte, Pourquoi, par-dessus tout, mon métier me dégoûte. Mais tant pis!... Vous avez voulu causer.. Causons. « Eh bien, quand je chemine, en toutes les saisons, Par la ville, encagé dans mes placards, je songe Que, les trois quarts du temps, je colporte un mensonge, Que je fais réussir quelque sale trafic, Que je sers, en un mot, à tromper le public... Riez si vous voulez... Mais, vraiment, c’est trop bête D’emprisonner un vieux bonhomme au coeur honnête, N’ayant qu’un tort, celui d’avoir eu des malheurs, Entre deux monstrueux boniments de voleurs. Ah! la publicité, la réclame, l’affiche! Mon cher monsieur, mais c’est avec ça qu’on se fiche De nous! C’est avec ça qu’on perd le populo!... Tenez! le mois dernier, j’avais sur mon tableau L’annonce d’un journal, qui, sept fois par semaine, Vend à tous pour un sou de colère et de haine, Et qui, dans les faubourgs, déverse, chaque soir, Un peu de basse envie et d’impossible espoir. Vous voyez ce que c’est: une feuille équivoque, Qui flatte à tour de bras le peuple, et qui s’en moque. C’est fait par des gaillards qui nous font voir le tour; Des farceurs, aujourd’hui contre un tel, demain pour, Singeant les purs, mais qui, parfois, dans la coulisse, Touchent aux fonds secrets et sont de la police... Hélas! Je sais le mal qu’ils font, ces papiers-là. Du temps de la Commune, -oui, vingt ans de cela! - J’avais un fils, très bon enfant, mais tête folle, Qui s’exaltait à lire un journal au pétrole; Il garda son flingot, devint sergent-major... Ils me l’ont fusillé!... Mais le beau mirliflor, Qui l’excitait avec sa prose diabolique, Est presque un gros bonnet sous notre République. Ah! misère de moi! Quand, sur le Boulevard, J’exhibe à tous les yeux le titre d’un « canard » Qui veut -ou fait semblant -que la bataille éclate, Je songe avec horreur que l’affiche écarlate Dont j’aide le succès, quand même, à ma façon, Est barbouillée avec le sang de mon garçon!... « L’affiche?... Parlons-en... Le vol en permanence!... En ai-je assez lancé, des blagues de finance! En ai-je assez tendu, des pièges à gogos! Je les connais par coeur, ces attrape-nigauds. Huit pour cent!...Un gros lot tous les mois!... Rien n’y manque. Toujours des millions déposés à la Banque, Et les grands mots ronflants... Caisse... Crédit. Comptoir... Voilà trois mois pas plus, je faisais le trottoir Pour cette volerie en grand, la Compagnie Du Transcontinental de la Patagonie... Les gens à tirelire -allons! ils sont trop fous! - Ont perdu là dedans leurs pauvres quatre sous; Et, hier, j’ai vu celui qui tira la carotte Passer dans sa calèche avec une cocotte... Non, vrai! Pour promener ainsi dans les quartiers Les prospectus menteurs de ces banqueroutiers, Pour suivre le trajet Bastille-Madeleine Avec les noms de ces rinceurs de bas de laine Imprimés sur son dos et sur son estomac, Il faut avoir besoin de gagner son tabac! « J’ai droit de les haïr; je suis parmi leurs dupes. « Oui! cela me ramène au bon temps, quand les jupes De ma pauvre Clémence égayaient le logis. Nous nous étions, ma femme et moi, presque enrichis, Figurez-vous. J’étais un cheval à l’ouvrage, Et la patronne avait tant d’ordre et de courage! Notre fils étant mort, -je vous ai dit comment, Hélas! -il nous restait ma fille seulement, Qui déjà travaillait aussi, chez la fleuriste. Parbleu! je n’étais pas un gros capitaliste; Mais cinq bons mille francs en papiers de l’État, Pour nous autres, c’est un très joli résultat: C’est le morceau de pain, c’est la dot de la fille. Nous faisions des projets, sous la lampe, en famille. Je savais un terrain pas trop cher, aux Lilas, Bon pour bâtir... Enfin, on rêvait, n’est-ce pas?... Nous comptions bien, d’ailleurs, augmenter le pécule; Et les titres étaient cachés sous la pendule. C’était l’espoir, c’était l’avenir sans chagrins... Mais la Société des Trésors sous-marins -Vous vous souvenez bien?... Encore un pouf immense! - Lança sa circulaire, et la mère Clémence Fut tentée... Ah! malheur! En six mois, nettoyés, Les cinq mille!... Ma femme en mourut... Vous voyez Comme ils sont gais pour moi, les jours où, dans ma course, Je fais de la réclame aux escrocs de la Bourse!... « Pourtant, il est des fois où, misérable vieux, Je trouve le métier encor plus odieux. C’est lorsque sur mon corps on met en évidence Cette affiche où l’on voit une femme qui danse, Jambe en l’air, l’oeil grivois, avec ces mots écrits: Tous les soirs, grande fête au Jardin de Paris. Je vous livre, monsieur, la honte de ma vie. La gamine qui me restait, mon Octavie, Je la pleure, à présent, bien plus que mon aîné. Il est mort, c’est affreux!... Mais elle, a mal tourné! J’étais veuf. Pour savoir conduire une jeunesse, Il n’est encor que la maman qui s’y connaisse. A l’atelier, -c’est plein de catins, dans les fleurs, - La petite en voyait de toutes les couleurs. Avec ça, très jolie....On me l’a débauchée!... Hier, je l’ai vue, allant au Bois, empanachée D’un chapeau qui faisait retourner les passants. Oh! cela fait trop mal!... Et, voyez-vous, je sens Un dégoût à vomir mon coeur d’une nausée, Quand j’ai sur mes placards l’Éden ou l’Élysée... Ma fille est là, peut-être, et, tonnerre de Dieu, C’est moi qui crie à tous le nom du mauvais lieu! « J’en ai trop dit et j’ai parlé comme à confesse... Bien obligé, monsieur, de votre politesse, Et grand merci surtout de m’avoir écouté! Tout irait beaucoup mieux dans la société, Si le pauvre causait souvent avec le riche. Pas d’aumône!... Serrez la main de l’Homme-Affiche Avec qui vous avez pris un verre aujourd’hui, Et, dans vos souvenirs, ayez pitié de lui. » Il s’éloigna. La nuit montait, claire et sans voiles; Le ciel s’était peuplé de toutes ses étoiles; Et sous l’acacia je restais accoudé. Alors, plus que jamais, j’eus le coeur inondé De sympathie envers les humbles qu’on exploite... Qu’en dites-vous, rhéteurs, -à gauche comme à droite, - Vous qui n’avez jamais rien pu pour leur bonheur? Ce vieux dont on a pris l’or, le sang et l’honneur, Vient vous montrer, sur son écriteau de réclame, Son fils mort, son argent volé, sa fille infâme, Et vous demande, avec bien des civilités, Messieurs les sénateurs, messieurs les députés, Si c’est là le fameux progrès des temps modernes. ... Et, pour m’attrister plus, là-bas, vers les casernes, Sonnant l’extinction des feux, un clairon pur, Vers le mystérieux, vers l’impassible azur, Vers la sérénité des étoiles brillantes, Mélancoliquement traînait ses notes lentes. Le Jongleur. À Catulle Mendès. Las des pédants de Salamanque Et de l’école aux noirs gradins, Je vais me faire saltimbanque Et vivre avec les baladins. Que je dorme entre quatre toiles, La nuque sur un vieux tambour, Mais que la fraîcheur des étoiles Baigne mon front brûlé d’amour. Je consens à risquer ma tête En jonglant avec des couteaux, Si le vin, ce but de la quête, Coule à gros sous sur mes tréteaux. Que la bise des nuits flagelle La tente où j’irai bivaquant, Mais que le maillot où je gèle Soit fait de pourpre et de clinquant. Que j’aille errant de ville en ville Chassé par le corrégidor, Mais que la populace vile M’admire ceint d’un bandeau d’or. Qu’importe que sous la dentelle, Devant mon cynisme doré, Les dévotes de Compostelle Se signent d’un air timoré, Si la gitane de Cordoue, Qui sait se mettre sans miroir Des accroche-coeurs sur la joue Et du gros fard sous son oeil noir, Trompant un hercule de foire Stupide et fort comme un cheval, M’accorde un soir d’été la gloire D’avoir un géant pour rival! Croule donc, ô mon passé, croule, Espoir des avenirs mesquins, Et que je tienne enfin la foule Béante sous mes brodequins! Et que, l’oeil fou de l’auréole Qu’allume ce serpent vermeil, Elle prenne un jour pour idole Le fier jongleur, aux dieux pareil! Innocence. À Léopold Horovitz. Si chétive, une haleine, une âme, L’orpheline du porte-clés Promenait dans la cour infâme L’innocence en cheveux bouclés. Elle avait cinq ans; son épaule Était blanche sous les haillons, Et, libre, elle emplissait la geôle D’éclats de rire et de rayons. Un bon vieux repris de justice Sculptait pour elle des joujoux; L’ancien crime et le jeune vice L’avaient prise sur leurs genoux; Et, rappelant la mandragore, Qui fleurit au pied du gibet, Elle était plus charmante encore Le jour qu’une tête tombait. La Mort Du Singe. À Ernest D’Hervilly. Frissonnant jusque dans la moelle, Pelé, funèbre et moribond, Le vieux singe, près de son poêle, Tousse en râlant et se morfond. Composant, malgré sa détresse, La douleur qui le fait mourir, Il geint: mais sa plainte s’adresse Au public qu’il veut attendrir. Comme une phthisique de drame Pâmée en ses neigeux peignoirs, Il joint, avec des airs de femme. Ses petits doigts ridés et noirs; Et des pleurs, traçant sur sa face Deux sillons parmi les poils roux, Font plus navrante sa grimace Faite de rire et de courroux. Vieil histrion, loin de tes planches, Ainsi tu n’as pas regretté Les bonds effarés dans les branches, L’Inde immense, la liberté! Ce que tu pleures, c’est la scène Et ce palais de fil de fer Dans lequel, parodiste obscène, Grattant ton poil, montrant ta chair, Railleur, tu faisais voir aux hommes Ce qu’ils ont de vil et de laid, Pour manger les trognons de pommes Dont leur colère t’accablait! Ritournelle. Dans la plaine blonde et sous les allées, Pour mieux faire accueil au doux messidor, Nous irons chasser les choses ailées, Moi, la strophe, et toi, le papillon d’or. Et nous choisirons les routes tentantes, Sous les saules gris et près des roseaux, Pour mieux écouter les choses chantantes, Moi, le rythme, et toi, le choeur des oiseaux. Suivant tous les deux les rives charmées Que le fleuve bat de ses flots parleurs, Nous vous trouverons, choses parfumées, Moi, glanant des vers, toi, cueillant des fleurs. Et l’amour, servant notre fantaisie, Fera ce jour-là l’été plus charmant; Je serai poëte, et toi poésie. Tu seras plus belle, et moi plus aimant. À Une Tulipe. Ô rare fleur, ô fleur de luxe et de décor, Sur ta tige toujours dressée et triomphante, Le Velasquez eût mis à la main d’une infante Ton calice lamé d’argent, de pourpre et d’or. Mais, détestant l’amour que ta splendeur enfante, Maîtresse esclave, ainsi que la veuve d’Hector, Sous la loupe d’un vieux, inutile trésor, Tu t’alanguis dans une atmosphère étouffante. Tu penses à tes soeurs des grands parcs, et tu peux Regretter le gazon des boulingrins pompeux, La fraîcheur du jet d’eau, l’ombrage du platane; Car tu n’as pour amant qu’un bourgeois de Harlem, Et dans la serre chaude, ainsi qu’en un harem, S’exhalent sans parfum tes ennuis de sultane. Le Feu Follet. Par une nuit d’orage et sous un ciel en deuil, Parfois le paysan qui sort d’une veillée Aperçoit au détour de la route mouillée Un feu follet énorme et fixe comme un oeil. S’il s’avance, domptant son effroi par orgueil, Le feu recule et semble, au fond de la feuillée, Par la brise de mer tordue et travaillée Une flamme d’alarme, au loin, sur un écueil; Mais s’il fuit, le poltron, et regarde en arrière, Il voit, tout près, tout près, l’infernale lumière, Grossissante et dardant sur lui son oeil mauvais. Ô vieux désir, pourquoi donc me poursuivre encore, Puisque tu t’es enfui quand je te poursuivais? Quand donc t’éteindras-tu? Quand donc viendra l’aurore? L’Horoscope. À Emmanuel Glaser. Les deux soeurs étaient là, les bras entrelacés, Debout devant la vieille aux regards fatidiques. Qui tournait lentement de ses vieux doigts lassés Sur un coin de haillon les cartes prophétiques. Brune et blonde, et de plus fraîches comme un matin, L’une sombre pavot, l’autre blanche anémone, Celle-ci fleur de mai, celle-là fleur d’automne, Ensemble elles voulaient connaître le destin. « La vie, hélas! sera pour toi bien douloureuse, » Dit la vieille à la brune au sombre et fier profil. Celle-ci demanda: « Du moins m’aimera-t-il? -Oui. -Vous me trompiez donc. Je serai trop heureuse. » « Tu n’auras même pas l’amour d’un autre coeur, » Dit la vieille à l’enfant blanche comme la neige. Celle-ci demanda: « Moi, du moins, l’aimerai-je? -Oui. -Que me disiez-vous? J’aurai trop de bonheur.» Ferrum Est Quod Amant. À José Maria De Heredia. Sous les pleurs du jet d’eau qui bruit dans la vasque, Armide étreint les flancs du héros enchaîné. Près d’Ares, qui de sang ruisselle, Dioné Mêle ses fins cheveux aux crins rudes d’un casque Donc, ô femme, toujours ton caprice fantasque Aux boucles des brassards s’accroche fasciné. Ton orgueil, par le glaive absurde dominé, Tombe aux pieds des pesants pourfendeurs comme un masque. Si tu t’offres ainsi, lubrique, à ces vainqueurs, C’est qu’ils ont comme toi versé le sang des coeurs. C’est que ta lèvre rouge est pareille à des traces Sanglantes sur l’épée aux sinistres éclairs, Et que, mieux qu’au miroir, dans l’acier des cuirasses Tu te plais à mirer tes yeux cruels et clairs. Le Lys. À Amédée Bandit. Hors du coffret de laque aux clous d’argent, parmi Les fleurs du tapis jaune aux nuances calmées, Le riche et lourd collier, qu’agrafent deux camées, Ruisselle et se répand sur la table à demi. Un oblique rayon l’atteint. L’or a frémi. L’étincelle s’attache aux perles parsemées, Et midi darde moins de flèches enflammées Sur le dos somptueux d’un reptile endormi. Cette splendeur rayonne et fait pâlir des bagues Éparses où l’onyx a mis ses reflets vagues Et le froid diamant sa claire goutte d’eau; Et, comme dédaigneux du contraste et du groupe, Plus loin, et sous la pourpre ombreuse du rideau, Noble et pur, un grand lys se meurt dans une coupe. Chant De Guerre Circassien. Du Volga sur leurs bidets grêles Les durs Baskirs vont arriver. Avril est la saison des grêles, Et les balles vont le prouver. Les neiges ont fini leurs fontes, Les champs sont verts d’épis nouveaux; Mettons les pistolets aux fontes Et les harnais d’or aux chevaux. Que le plus vieux chef du Caucase Bourre, en présence des aînés, Avec le vélin d’un ukase Les longs fusils damasquinés. Qu’on ait le cheval qui se cabre Sous les fourrures d’Astracan, Et qu’on ceigne son plus grand sabre, Son sabre de caïmacan. Laissons les granges et les forges. Que les fusils de nos aïeux Frappent l’écho des vieilles gorges De leur pétillement joyeux. Et vous, prouvez, fières épouses, Que celles-là que nous aimons Aussi bien que nous sont jalouses De la neige vierge des monts. Adieu, femmes, qui serez veuves; Venez nous tendre l’étrier; Et puis, si les cartouches neuves Nous manquent, au lieu de prier, Au lieu de filer et de coudre, Pâles, le blanc linceul des morts, Au marchand turc pour de la poudre Vendez votre âme et votre corps. Vitrail. À Paul Verlaine. Sur un fond d’or pâli, les saints rouges et bleus Qu’un plomb noir délimite en dessins anguleux, Croisant les bras, levant au ciel un oeil étrange: Marc, brun, près du lion; Mathieu, roux, près de l’ange Et Jean, tout rose, avec l’oiseau des empereurs; Luc, et son boeuf, qui fait songer aux laboureurs Dont le Messie aux Juifs parle en ses paraboles: Tous désignant d’un doigt rigide les symboles Écrits sur un feuillet à demi déroulé; Notre Dame la Vierge, au front immaculé, Présentant sur ses bras Jésus, le divin Maître, Qui lève ses deux doigts pour bénir, comme un prêtre; Le bon Dieu, blanc vieillard qu’entourent les élus Inclinés sous le vol des Chérubins joufflus; Et le Christ, abreuvé de fiel et de vinaigre, Cambrant sur le bois noir son torse jaune et maigre. Le Fils Des Armures. À Léopold Flameng. Tous les ducs morts sont là, gloire d’acier vêtue, Depuis Othon le Saint jusqu’à Job le Frugal; Et devant eux, riant son rire musical, L’enfant à soulever des armes s’évertue. Chaque armure, où l’aïeul se survit en statue Sous la fière couronne et le cimier ducal, Joyeuse reconnaît d’un regard amical Sa race, qui déjà joue avec ce qui tue. Plongé dans un fauteuil de cuir rouge, gaufré De fleurs d’or, l’écuyer, grand vieillard balafré, Feuillette un très-ancien traité de balistique. Et les vieux casques ont des sourires humains, Cependant qu’au milieu de la chambre gothique L’enfant chevauche sur une épée à deux mains. Les Aïeules. À Madame Judith Mendès. À la fin de juillet les villages sont vides. Depuis longtemps déjà des nuages livides, Menaçant d’un prochain orage à l’occident, Conseillaient la récolte au laboureur prudent. Donc voici la moisson, et bientôt la vendange; On aiguise les faux, on prépare la grange, Et tous les paysans, dès l’aube rassemblés, Joyeux vont à la fête opulente des blés. Or, pendant tout ce temps de travail, les aïeules Au village, devant les portes, restent seules, Se chauffant au soleil et branlant le menton, Calmes et les deux mains jointes sur leur bâton; Car les travaux des champs leur ont courbé la taille. Avec leur long fichu peint de quelque bataille, Leur jupe de futaine et leur grand bonnet blanc, Elles restent ainsi tout le jour sur un banc, Heureuses, sans penser peut-être et sans rien dire, Adressant un béat et mystique sourire Au clair soleil qui dore au loin le vieux clocher Et mûrit les épis que leurs fils vont faucher. Ah! c’est la saison douce et chère aux bonnes vieilles! Les histoires autour du feu, les longues veilles Ne leur conviennent plus. Leur vieux mari, l’aïeul, Est mort, et, quand on est très-vieux, on est tout seul: La fille est au lavoir, le gendre est à sa vigne. On vous laisse; et pourtant encore on se résigne, S’il fait un beau soleil aux rayons réchauffants. Elles aimaient naguère à bercer les enfants. Le coeur des vieilles gens, surtout à la campagne, Bat lentement et très-volontiers s’accompagne Du mouvement rythmique et calme des berceaux. Mais les petits sont grands aujourd’hui; ces oiseaux Ont pris leur vol; ils n’ont plus besoin de défense; Et voici, que les vieux, dans leur seconde enfance, N’ont même plus, hélas! ce suprême jouet. Elles pourraient encor bien tourner le rouet; Mais sur leurs yeux pâlis le temps a mis son voile; Leurs maigres doigts sont las de filer de la toile; Car de ces mêmes mains, que le temps fait pâlir, Elles ont déjà dû souvent ensevelir Des chers défunts la froide et lugubre dépouille Avec ce même lin filé par leur quenouille. Mais ni la pauvreté constante, ni la mort Des troupeaux, ni le fils aîné tombant au sort, Ni la famine après les mauvaises récoltes, Ni les travaux subis sans cris et sans révoltes, Ni la fille, servante au loin, qui n’écrit pas, Ni les mille tourments qui font pleurer tout bas, En cachette, la nuit, les craintives aïeules, Ni la foudre du ciel incendiant les meules, Ni tout ce qui leur parle encore du passé Dans l’étroit cimetière à l’église adossé Où vont jouer les blonds enfants après l’école, Et qui cache, parmi l’herbe et la vigne folle, Plus d’une croix de bois qu’elles connaissent bien, Rien n’a troublé leur coeur héroïque et chrétien. Et maintenant, à l’âge où l’âme se repose, Elles ne semblent pas désirer autre chose Que d’aller, en été, s’asseoir, vers le midi, Sur quelque banc de pierre au soleil attiédi, Pour regarder d’un oeil plein de sereine extase Les canards bleus et verts caquetant dans la vase, Entendre la chanson des laveuses et voir Les chevaux de labour descendre à l’abreuvoir. Leur sourire d’enfant et leur front blanc qui tremble Rayonnent de bien-être et de candeur; il semble Qu’elles ne songent plus à leurs chagrins passés, Qu’elles pardonnent tout, et que c’est bien assez Pour elles que d’avoir, dans leurs vieilles années, Les peines d’autrefois étant bien terminées, Et pour donner la joie à leurs quatre-vingts ans, Le grand soleil, ce vieil ami des paysans. Le Justicier. À Théodore De Banville. L’an mil quatre cent trois, juste un mois après Pâques, Le jour des bienheureux saint Philippe et saint Jacques, Très-haut et très-puissant Gottlob, dit le Brutal, Baron d’Hildburghausen, comte de Schnepfenthal, Grand bailli d’Elbenau, margrave héréditaire De Schlotemsdorff, seigneur du fleuve et de la terre, Le doyen, le plus vieux des chevaliers saxons, Qui, sur l’armorial, porte les écussons De Rhun et de Gommern écartelés, l’unique Descendant d’une race altière et tyrannique, Après être allé voir pendre trois paysans Malgré la pluie et ses quatre-vingt-quatorze ans, Vers l’Angelus, après souper, presque sans fièvre Mourut, les bras en croix et l’hostie à la lèvre, En son château de Ruhn, sur l’Elbe. On arbora Le drapeau noir, et tout le pays respira. Car on était alors dans les guerres civiles; L’ivrogne Wenceslas avait vendu les villes À prix d’or. Les seigneurs gouvernaient à leur gré, Et le vieux droit avait dès longtemps émigré. Or, il avait été cupide et sanguinaire Ce grand vieillard tout pâle et presque centenaire Que le drap dessinait sur son lit de repos. Il avait rétabli tous les anciens impôts; Et ses hallebardiers, démons de violence, Faisaient payer les gens à coups de bois de lance: Impôt sur la vendange, impôt sur la moisson, Sur le gibier, sur les moulins, sur le poisson; Impôt même sur ceux qui font pèlerinage; Impôt toujours, et, quand on refusait, carnage. Le vieux margrave avait des vengeances d’enfer. Vêtu de fer, ganté de fer, masqué de fer, Il arrivait, suivi de ses piquiers avides, Et d’un geste faisait garnir les gibets vides. Les vassaux par le fer, la corde ou le bâton Mouraient; les jeunes gens prenaient le hoqueton; Mais les vieux, tout couverts de haillons et de lèpres, Il leur fallait aller, après l’heure des vêpres, Mendier un pain noir aux portes du couvent; Et sur la grande route on rencontrait souvent Des mendiants douteux montrant d’horribles plaies. Les bourgeois, enterrant les sous et les monnaies, Avaient d’abord voulu se plaindre. Ils avaient pris Un des leurs, un de ces malcontents à fronts gris Qui portent des rouleaux auxquels pend une cire Et qui font la grimace en disant le mot: Sire, Pour aller supplier l’archevêque électeur À Trêves, en secret, et dire avec lenteur Et sans fiel leurs griefs au très-saint patriarche. Mais Gottlob, du prud’homme ayant su la démarche, Envoya devant lui deux beaux mulets très-lourds Portant ciboires d’or et chappes de velours; Et l’électeur, du bien de Dieu trop économe, Reçut les dons et fit estraper le prud’homme. Et l’on se tut. Or la misère redoublait, Et Gottlob devenait centenaire. Il semblait Qu’on ne dût jamais voir la fin de ce supplice. Les vieilles lui donnaient le diable pour complice; Et tous désespéraient, et l’on criait merci. Enfin il était mort; c’était bien sûr. Aussi, Comme les petits nids des forêts sont en joie Quand la tempête emporte un vol d’oiseaux de proie, Le bon peuple à grands cris saluait ce départ En allumant des feux de nuit sur le rempart, Comme à Noël, après le temps des pénitences; Et les manants dansaient en rond sous les potences. Dans le château fermé, prêtant l’oreille aux bruits Du lointain apportés par la brise des nuits, Les soldats, inquiets, veillaient aux meurtrières; Et près du mort un moine était seul en prières. Assis dans un fauteuil de cuir, il rêvait, seul, Observant sur le corps le dessin du linceul Que rougissaient un cierge à droite, un cierge à gauche, Et comparant ce lit funéraire à l’ébauche Du marbre qu’on allait tailler pour le tombeau; Ou, quand l’air plus glacé ravivait un flambeau Et détournait ainsi sa vague rêverie, Il regardait dans l’ombre une tapisserie Obscure où se tordaient confus des cavaliers; Ou bien suivait de l’oeil l’arête des piliers. Il était seul. Parfois une flamme hardie Sur les vitraux étroits reflétait l’incendie, Et les cris des vassaux en liesse au dehors Par instants arrivaient moins lointains et plus forts. Rigide sous le froc et pareil aux fantômes, Le moine s’était mis à réciter des psaumes Souvent interrompus d’un lent miserere, Quand soudain il pâlit, et son oeil égaré S’emplit d’une épouvante effroyable et niaise; Ses maigres doigts crispés aux deux bras de sa chaise, Il restait là, dompté, pétrifié, béant: Le margrave s’était dressé sur son séant, Voilé, blanc, et faisant de grands gestes étranges Pour se débarrasser de ses funèbres langes. Et celui qu’on croyait la pâture des vers Apparut tout à coup vivant, les yeux ouverts, Reconnut d’un regard vague et surpris à peine Le moine, les flambeaux, le crucifix d’ébène, Le bénitier plein d’eau bénite avec son buis, Et dit d’une voix claire: « Où suis-je? Je ne puis « Dire si je rêvais ou si j’étais mort. Moine, « Mes neveux ont-ils pris déjà mon patrimoine « Et jeté bas le rouge étendard du beffroi? « Suis-je défunt ou suis-je encor maître chez moi? « Réponds. Puis, comme j’ai la tête encor troublée, « Cherche sur ce dressoir ma coupe ciselée, « Et me verse un grand coup de vin. -En vérité, « Dieu puissant, dit le moine, il est ressuscité! -Ressuscité? J’étais donc mort? Par mes ancêtres, « Je vais faire demain pavoiser mes fenêtres, « Recevoir mes neveux du haut de mon balcon « Et leur offrir à tous une chasse au faucon « Quand ils viendront, la larme à l’oeil, pour mes obsèques, « Puis, après un repas comme en font nos évêques, « Les renvoyer tous gris abominablement. » Le moine avec deux doigts se signa triplement Sur la poitrine, sur le front et sur la bouche, Se leva, fit un pas vers le vieillard farouche, Et, d’une voix encor palpitante d’émoi, Il dit: « Et maintenant, margrave, écoutez-moi. « Tout à l’heure, à genoux près de votre cadavre, « Je priais, en songeant que c’est chose qui navre « Que de voir un vieillard, un grand seigneur, partir « Sans avoir eu le temps de se bien repentir. « Car l’absolution tombant des mains du prêtre « Est encore soumise à l’Éternel peut-être; « Et, sans contrition, l’orémus dépêché « Ne guérit point l’ulcère horrible du péché. « C’est pourquoi je priais avec ferveur dans l’ombre. « Nous vivons dans un siècle inexorable et sombre, « Monseigneur, dans un temps très-pervers, où les grands « Du malheur populaire, hélas! sont ignorants. « Les gens de guerre ont tant piétiné l’Allemagne « Qu’il ne reste plus rien debout sur la campagne. « Les moissonneurs sont sans besogne, et nous n’aurons « Bientôt plus de travail que pour les forgerons; « C’est grand’pitié de voir les blés couchés, les seigles « Perdus, et les festins des vautours et des aigles, « Les seuls qui maintenant se nourrissent de chair; « On mendie à tous les moutiers; le pain est cher; « Les villes ayant faim, les hameaux font comme elles; « Et les mères n’ont plus de lait dans leurs mamelles. « De cela les puissants n’ont soucis ni remords. « Et moi, qui dois prier ici-bas pour les morts, o Ma prière est surtout pour les grands et les riches: « Car je vois des vassaux en pleurs, des champs en friches « Et des pendus bercés par le vent des forêts; « Car je songe, margrave, aux éternels arrêts, « À la stricte balance où se pèsent les âmes, « Et j’entends le joyeux crépitement des flammes « Qu’attisé avec sa fourche énorme le démon. » Le margrave éclata de rire. « Un beau sermon, « Dit-il. Et tu conclus? -Que si la mort tenace « Vous épargne, c’est une effrayante menace, « Un avis du Très-Haut, et que votre cercueil « Avant longtemps aura franchi le dernier seuil, « Et que Dieu vous accorde, en son omnipotence, « Gottlob, le juste temps de faire pénitence. -Tu le vois, dit Gottlob, j’écoute de mon mieux « Ton homélie, étant aujourd’hui très-joyeux « De n’avoir point quatre ais de chêne pour chemise. « Ne crois pas cependant qu’elle te soit permise « Davantage, et retiens que, si je le voulais, « Je te ferais chasser par deux de mes valets « Fouaillant derrière toi mes limiers pour te mordre « Aux jambes. Maintenant je t’avais donné l’ordre « De m’aller vilement quérir à boire; va. » Le moine, qui s’était assis, se releva. Son froc l’enveloppait de grandes lignes blanches; Ses mains en l’air sortaient, tremblantes, de ses manches, Et, sous l’ombre de sa cagoule, son regard S’attachait fixement sur le marquis. « Vieillard, « Repens-toi! cria-t-il. Avant que de descendre « Au tombeau, va souiller tes cheveux blancs de cendre, « Prends le cilice et prends la robe comme nous, « Aux marches des autels use tes vieux genoux, « Va chanter les répons et va baiser la pierre « Des cloîtres, et, la nuit, couche dans une bière. « Le martinet armé de ses pointes de fer « Entretenant la plaie ardente sur ta chair, « L’in pace, l’escalier gluant où l’on trébuche, « Le jeûne, le pain noir et l’eau bue à la cruche, « Sont doux pour un pécheur qui se repent si tard! -Holà! cria Gottlob, ridicule bâtard, « Sache d’abord qu’il n’est qu’un vêtement qui m’aille: « C’est mon habit de fer qu’on forgea maille à maille, « Et que n’ont pu trouer les princes et les rois, « Quand j’étais lieutenant du duc Rudolphe Trois « Et sergent de combat du bon empereur Charles, « Moi, Gottlob, haut seigneur de Ruhn, à qui tu parles. « Sache aussi que tous ceux qui portent de grands noms « Et qui se font broder en or sur leurs pennons « Des mots latins parlant de courage et de morgue « Ne savent point hurler des psaumes sous un orgue; « Que leur musique, c’est le bruit des éperons, « C’est la note éclatante et fière des clairons, « Le frisson des tambours et le joyeux murmure « Des estocs martelant le cuivre d’une armure. « Sache aussi que je hais les frocards et tous ceux « Qui se cachent, poltrons, dans les cloîtres crasseux « Et ne lavent leurs mains qu’en prenant l’eau bénite. « Ainsi, tais-toi, bon frère, et m’obéis bien vite. » Le moine vers le lit fit encore deux pas. « Redoute Dieu, qui passe et qui ne revient pas. « Margrave, il est encor temps de sauver ton âme. « Mais tu fus vil, tu fus cruel, tu fus infâme; « Tu sembles aujourd’hui ne plus te souvenir « De tes crimes; mais Dieu, qui les doit tous punir, « Se rappelle, et la liste au ciel en est gravée: « Au sac de Schepfenthal, qui s’était soulevée, « Tu tuas d’un seul coup, stupide meurtrier, « Un échevin courbé jusqu’à ton étrier; « Puis tu le fis couper en morceaux et suspendre « Au portail du donjon, qu’alors on pouvait prendre « Pour les crochets sanglants de l’étal des tripiers. « À la chasse, une fois, tu te chauffas les pieds « Dans le ventre béant d’un braconnier. Tes lances « Faisaient autour de toi régner de noirs silences; « Mais qui t’aurait suivi sûrement t’eût rejoint « Par le chemin sanglant que menaçaient du poing « Les laboureurs avec leurs familles en larmes. « Tu fis périr ta soeur enceinte. Tes gens d’armes « Pillaient les voyageurs jusque dans les faubourgs; « Et tu fis promener, chevauchant à rebours « Des pourceaux, les bourgeois qui refusaient les dîmes. « J’en passe. Et quand tu meurs souillé de tous ces crimes, « Et quand le Tout-Puissant, comme surpris de voir « Ce monstre et te trouvant pour son enfer trop noir, « Te repousse du pied sur la terre et t’accorde « Le temps de lui crier enfin miséricorde, « Le ciel par ton orgueil est encore insulté! « Apprends donc maintenant toute la vérité. « Ah! tu n’as pas assez d’un prêtre pour arbitre? « Eh bien! vois cette flamme incendiant ta vitre; « Entends ces cris de joie au lointain éclatants. « Écoute et souviens-toi. Lorsque depuis longtemps « Un loup, un ours ou quelque autre bête sauvage « Exerçait dans nos bois antiques son ravage, « Et lorsqu’il est enfin tombé sous les épieux, « Le soir sur les coteaux on allume des feux « Autour desquels, grandis par les flammes rougeâtres, « Dansent, lourds et joyeux, les chasseurs et les pâtres; « Marquis, c’est la coutume en Saxe, n’est-ce pas? « Puisqu’on en fait autant le jour de ton trépas, « Et qu’on te traite ainsi qu’une bête féroce. -Silence! » dit Gottlob avec un rire atroce. Et, se levant de ses deux poings sur l’oreiller, Livide, fou de rage, il se mit à crier: « Ah! vous mettez la flamme aux bûchers, misérables! « Ah! vous jetez au feu les pins et les érables « Où je taillais jadis vos poteaux de gibet! « Sans mon réveil, demain peut-être l’on flambait, « Pour l’ébaudissement de toute la canaille, « Avec mes ormes gris un margrave de paille! « Ah! vous coupez gaîment, pour les mettre en fagots, « Mes vieux chênes rugueux plantés du temps des Goths! « Soit! puisque mon bon peuple aime le feu qui flambe, « Dès ce soir, casque en tête et lance sur la jambe, « J’accours pour voir s’il est joyeux et rayonnant, « Le feu qu’on entretient de graisse de manant, « Et je veux comparer les flammes et les braises. « -Gottlob, Satan aussi prépare ses fournaises. « Songe au feu qui rougeoie aux bouches des volcans; « Marquis, songe aux damnés tordus et suffocants « Qui, perdus dans le gouffre et sous les sombres porches, « Pour une éternité brûlent comme des torches; « Songe qu’il est un Dieu; songe que tu mourras, « Et que tous tes gibets de leur unique bras « Te montrent le chemin de l’abîme. Margrave, « Songe qu’après ta mort, toi qui fus noble et brave « Et qui portais une hydre horrible à ton cimier, « Tu seras faible et nu comme un ver de fumier. « Alors, entraîné vers les flammes éternelles « Par les démons, saignant sous l’ongle de leurs ailes, « La corde aux mains, la fourche aux reins, les fers aux pieds, « Tu roidiras tes vieux membres estropiés, « Sans pouvoir fuir ce feu, vers lequel on te penche « Et dont l’ardeur fera flamber ta barbe blanche. « -Soit donc, reprit le vieux margrave. Je te dis, « Moine, d’aller offrir tes clés de paradis « À cette populace à chanter occupée, « Et dont bientôt, par la grâce de mon épée, « Plus d’un aura besoin d’avoir les cieux conquis. « Pour mon compte, Satan est prince, moi marquis, « Et j’irai le rejoindre en égal, car nous sommes « Tous les deux de très-bons et très-vieux gentilshommes. « Puis je retrouverai là-bas, dans son enfer, « Mes meilleurs compagnons de combat que le fer « Jadis faucha parmi les sanglantes tempêtes, « Et nous nous donnerons des tournois et des fêtes; « Quant à vous, mes mignons, qui vous réjouissez, « Et qui faites des feux de paille, et qui dansez, « Je vais donner à tout le monde un peu de joie « Et régaler si bien mes chers oiseaux de proie « Que, dans cent ans, vos fils ôteront leur chapeau « Quand ils traverseront l’ombre de mon tombeau. » Et Gottlob, haletant d’une horrible folie, Tourna son regard noir vers une panoplie Où s’épanouissaient, comme une fleur de fer Énorme, vingt estocs au reflet dur et clair, Que reliaient entre eux des toiles d’araignée; Puis, s’élançant, car elle était trop éloignée, Mit hors du lit sa jambe horrible de vieillard. Le moine devant lui s’était dressé, hagard. « Meurs donc dans ton blasphème et ton impénitence! » Dit-il; et d’un seul bond franchissant la distance Qui le sépare encor du vieillard éperdu, Nu-tête, et laissant voir sous son crâne tondu Ses yeux creux et brillants comme un foyer de forge, Calme et tragique, il prend le margrave à la gorge; Et, malgré cette voix qui crie: À l’assassin! Malgré ces cheveux blancs épars sur le coussin, Il l’étrangle, en disant: « Cette fois-ci, margrave, « Meurs pour de bon. » Alors, toujours tranquille et grave, Il ramène le drap rejeté sur le mort, Comme fait une mère à son enfant qui dort, Ramasse un des flambeaux renversé, le rallume, Puis se met à genoux, ainsi qu’il a coutume De faire quand il prie à l’ombre du saint lieu, Joint les deux mains et dit: « Je me confesse à Dieu. » Source: http://www.poesies.net