Paris Et Deux Discourts. Par François Coppée. (1842-1908) DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE ÉDITION LEMERRE PARIS LIBRAIRIE L'HÉBERT ALEXANDRE HOUSSIAUX, SUCCR 7, RUE PERRONET. 1897 PARIS TABLE DES MATIERES PARIS. DEUX DISCOURS Le Devoir Des Jeunes. La Liberté De L'Enseignements. PARIS. On me prie d'écrire vingt pages sur Paris. Je n'espère pas, bien entendu, donner en vingt pages une impression générale, aussi vague, aussi incom- plète qu'elle soit, sur la Ville-Monstre. Il est encore à naître le malin qui fera tenir l'Océan dans une bouteille. Je pourrais, il est vrai, imiter ce personnage de Molière, à qui l'on demande : « Comment trouvez- vous cette ville? » et qui répond avec une touchante simplicité : Nombreuse en citoyens, superbe en monuments, Et j'en crois merveilleux les divertissements. Mais le génie classique a seul le droit d'être aussi sommaire. Serai-je plus romantique? Comme Rastignac au Père-Lachaise, les pieds dans la boue de la fosse commune où vient d'être enfoui le père Goriot, ne puis-je, en voyant émerger des brumes crépuscu- laires les tours, les flèches et les dômes de l'énorme cité, lui jeter le fameux défi : « A nous deux main- tenant! »? Qui m'empêche de me hucher sur les tours de Notre-Dame comme Quasimodo, de m'accouder au-dessus de quelque gargouille, et de laisser s'égarer ma rêverie à vol d'oiseau sur les toits blanchis par la lune? Il y aurait là prétexte à grandes phrases, et vous voyez d'ici tout ce qu'on pourrait dire de choses éloquentes et médiocres. Mais ce n'est certainement pas ce qu'on attend de moi. Je ne suis qu'un vieux flâneur de Paris, on le sait, un songe-creux qui choisit pour ses pro- menades solitaires les quartiers paisibles et les banlieues mélancoliques. Le bruit torrentiel des voitures sur les boulevards m'étourdit; le hurle- ment qui s'échappe du portique de la Bourse m'épouvante. Vous ne me croirez peut-être pas, mais, bien que je sois près d'atteindre mon demi- siècle et que j'aie rarement quitté Paris avant le mois de juillet, je ne suis jamais allé au Grand- Prix. Au tumulte des grands boulevards, je préfère l'extrême tranquillité de certaines rues de la rive gauche, où l'on entend chanter les serins en cage; et, si magnifique que soit l'avenue du Bois sous ses frondaisons printanières, vous me rencontrerez plus volontiers dans les allées tournantes du vieux Jardin des Plantes, qu'attriste l'agonie des arbres de Judée plantés par Buffon. N'espérez donc pas que je vous décrive le Paris monumental, le Paris de luxe. Des artistes char- mants doivent semer d'illustrations ces quelques pages.: qu'ils ne tiennent pas compte de mon texte! Libre à eux de fixer ici quelques-uns des spectacles mouvementés de la grande Ville, par exemple la bousculade des boursiers autour de la corbeille, qui rappelle celle d'une meute à la curée, ou l'exode dominical de la foule vers la pelouse des courses. Pour moi, je ne saurais rien dire que d'amer et de chagrin sur le monde des coulissiers et des bookmakers. Il existe, dans notre argot parisien, un mot très déplaisant, « boulevardier ». Je n'estime point (1)Cet article sur Paris a d'abord paru dans un livre illustré, Les Capitales du Monde. l'homme du boulevard, l'homme du trottoir, l'homme public - à la façon des filles. Partout où il se porte en foule, on sent flotter dans l'air un relent d'orgie. II a fait beaucoup de tort à Paris, ce Parisien-là, le seul que coudoient les étrangers dans le promenoir de l'Éden ou dans l'escalier des restaurants de nuit. Les rasta- quouères, qui le retrouvent à tous les rendez-vous de la débauche, se donnent des airs de le mépriser. C'est grâce à lui que, naguère, aux bords de la Sprée, des piétistes à casque se félicitaient, avec des indignations hypocrites, d'avoir infligé une ter- rible leçon à la Babylone moderne. Je le fuis, ce « boulevardier ». Il est cause que je ne prends pas de glaces chez Tortoni, et que je préfère suivre la jolie courbe des quais, en fouillant dans les cases des bouquinistes. Vive ma vieille rive gauche, où le passant a quelquefois un livre sous le bras, un rêve ou une pensée dans le regard ! Je laisse les boulevardiers se marcher réciproquement sur les pieds devant le passage Jouffroy, à l'heure des journaux du soir, quand les camelots crient d'une voix perçante : « La cote... la cote... demandez la cote! » Hélas! il faut bien l'avouer, ce Paris de joie et de vice qui me déplaît et m'irrite, c'est celui dont rêvent le Russe au fond de ses steppes et le Brési- lien dans ses pampas; c'est vers lui que convergent tous les paquebots et tous les express. Je suis pris d'une tristesse patriotique quand je vois, dans nos boutiques à plaisir, des exotiques accourus du bout du monde. Leurs visages extasiés me désolent. Comment! c'est cela qu'ils admirent de Paris? C'est de tout ce clinquant, de toutes ces laideurs fardées qu'ils emporteront le regret dans leur pays? Oui, ce beau cheik des Hauts-Plateaux, qui pro- mène la majesté de son burnous dans le fumoir des Folies-Bergère, aura plus tard la nostalgie de cette atmosphère de poussière et de parfumerie au rabais, et, le soir, assis sur le seuil de sa tente, devant une sublime nuit d'étoiles, il rêvera du brutal rayon de lumière électrique éclairant les maillots gelée de groseilles du corps de ballet. Oui, ce rajah aux yeux de diamant noir qui chasse le tigre à dos d'éléphant, ce Céleste orné du bouton des mandarins de première classe, à qui les solliciteurs n'osent adresser la parole qu'après avoir frappé le sol du front je ne sais combien de fois, resteront persuadés que Paris est la merveille des merveilles, et ils n'en connaîtront que la sauce rousse des restaurants et les demoiselles récham- pies au blanc gras et au rouge végétal. Quelle lamentable ironie! C'est ainsi cependant. Cet hiver, dans un café d'Alger, je me suis trouvé avec un chérif, un ma- rabout, qui descend en droite ligne de Fathma, la fille du Prophète, et qui, là-bas, dans le Sud, n'aurait qu'un ordre à donner pour réunir huit ou dix mille fusils, et j'ai vu cet Arabe « fin de siècle » prendre son absinthe en dépit du Coran, et se rappeler avec délices les samedis du Moulin-Rouge et du Jardin de Paris. Ah! non certes, je ne l'aime point, ce Paris impur, dont il suffit qu'un primitif respire quelques bouffées pour devenir un décadent; et, tenez ! il était, à ce point de vue, particulièrement odieux pendant la dernière Exposition. Je suis, d'une façon générale, peu partisan de ces foires périodi- ques : elles font gagner beaucoup d'argent aux empoisonneurs à la carte et à prix fixe, ainsi qu'aux logeurs et logeuses à la nuit de toute espèce, lesquels ne m'inspirent aucun intérêt; on y exhibe des paires de chaussettes par milliers, sans que la paire de chaussettes diminue d'un sol, tandis que le beurre augmente alors considéra- blement et reste désormais au prix fort. Je ne suis pas un grand clerc en ces matières, et il est très important, paraît-il, pour le progrès et la civili- sation, - oh! Prud'homme ! - qu'on fasse jouer des fontaines lumineuses et qu'on décore par le même décret de grands artistes et d'illustres épi- ciers. Soit! je m'incline. N'empêche que, pendant la grande kermesse de 1889, Paris, mon cher Paris, me faisait mal. Excusez un homme nerveux; mais j'ai souffert, positivement souffert, de voir les délégations de l'univers entier hypnotisées devant la tour Eiffel, devant une sottise haute de trois cents mètres, et les bandes de paysans à parapluies vomis par les trains de plaisir, en extase devant les baraques de la danse du ventre. Il m'était devenu inhabitable, ce Paris transformé en apothéose de féerie : je n'y sentais plus de coeur et de pensée; et, ma foi! je me suis sauvé, et j'ai passé presque tout cet été-là, dans les jolis paysages des environs, à faire des bouquets des champs. Heureusement, il y a autre chose à Paris qu'un décor éblouissant, qu'une fête pour les sens ; il y a d'autres Parisiens que les « boulevardiers » et les viveurs. C'est du Paris intime, dont le charme. est. si profond et si pénétrant, c'est de ceux qui y sont nés, qui y vivent et qui l'aiment, que je tâcherai de vous parler de mon mieux. Qui donc a dit - je ne m'en souviens plus - que Paris était la seule ville du monde qui sût se faire aimer comme une femme? La boutade est jolie; elle exprime même une vérité, mais seule- ment si on l'applique aux étrangers. Dans tous les cas, je doute qu'elle soit d'un Parisien d'origine, né de parents parisiens, ayant passé à Paris son enfance, sa jeunesse, y ayant grandi, vécu, aimé, souffert. Ces Parisiens-là - j'en suis - aiment tout simplement Paris comme on aime son pays natal; mais - je vais tout de suite leur adresser un reproche - ils ne s'aiment pas assez entre eux. Depuis longtemps, en dépit de la centralisation à outrance, l'esprit de clocher, l'amour de la petite patrie, se manifestent - et cela en pleine capitale - avec une énergie singulière. Ce ne sont que sociétés amicales, dîners et fêtes périodiques entre provinciaux venus à Paris pour y chercher fortune, d'aucuns disent audacieusement pour le conquérir. Les Auvergnats fraternisent dans la chaude fumée de la soupe aux choux; les Nor- mands lèvent des coupes de vin de Champagne à la gloire de la pomme et du cidre ; les Bretons chantent leurs sônes celtiques et leurs airs gallois en des agapes que termine une improvisation fa- milière de M. Ernest Renan; les Félibres font retentir leurs tambourins et développent leurs farandoles à Sceaux, sous le ciel généralement pluvieux de notre printemps, autour du buste de M. le chevalier de Florian, qui doit être un peu surpris d'un tel hommage. Disons-le bien vite, nous ne voyons là rien que de très légitime, de touchant même. Se donner entre gens d'un même terroir des rendez-vous réguliers, se réunir pour parler du cher pays, choquer les verres en son honneur, fêter le succès des compatriotes heureux ou illustres, aider ceux à qui la vie est moins légère, c'est excellent. Pourquoi cette bonne habi- tude n'existe-t-elle pas - ou, du moins, existe- t-elle à peine - chez les Parisiens de Paris? Il y a bien un dîner de ce nom, et j'ai même eu, une fois, l'honneur de le présider. Ce fut charmant et cordial; et, par une amusante gaminerie, les convives imitèrent, au dessert, les cris de nos vieux faubourgs : ec Tonneaux... tonneaux !... Ci- seaux à r'passer ! ... Chanci d'habits 1... Hareng qui glace!... » Que voulez-vous! Ce sont là nos premières impressions d'enfance, à nous autres natifs de Vaugirard ou de Ménilmontant. J'ai souhaité de mon mieux, ce jour-là, longue vie et bonne chance à l'Association des Parisiens de Paris. Mais elle est toute récente et, malgré bien des bonnes volontés, elle ne prospère pas autant que je le voudrais. Il n'y a pas à dire le contraire, nous ne nous connaissons, nous ne nous recherchons pas assez entre vrais Parisiens. Dira-t-on que c'est parce que nous sommes chez nous, dans notre ville? Mais notre ville est un monde, et nous restons parfois des mois, une année entière, sans que le hasard nous remette en présence d'un « pays » qui nous avait été très sympathique à la première rencontre, que partout ailleurs nous aurions revu souvent, et qui sans doute serait devenu notre ami. Non, non, la vérité, c'est que nous adorons Paris, que nous en jouissons délicieusement, mais que nous ne nous rendons pas suffisamment jus- tice entre concitoyens, que nous manquons de patriotisme local. Je n'en veux pour témoignage que notre indif- férence envers quelques-unes de nos gloires les plus hautes. Combien de fois, Parisiens qui me lisez, ne vous est-il pas arrivé, en traversant une ville de province, de vous arrêter devant la statue d'un illustre inconnu et de vous demander : Qu'a-t-il fait? Qui est-ce? » Nous péchons par l'excès contraire ; pour ne citer qu'un exemple, un des plus grands poètes du xixe siècle, Alfred de Musset, né à Paris, est mort depuis trente-trois ans sans que son image de marbre ou d'airain se dresse sur une de nos places publiques. C'est même, soit dit en passant, un scandale. Veut-on une autre preuve de ce que j'avance ? Voyez ce jeune homme sans fortune, issu de la petite bourgeoisie parisienne, n'ayant d'autres relations que celles de la famille et de l'étroit voisi- nage. Je le connais bien ce jeune homme : il fut un temps où je lui ressemblais comme un frère. Et il y en avait alors, il y en a encore aujourd'hui des milliers et des milliers comme celui-là. S'il adopte tout bonnement le métier de son père, ainsi que dans l'Égypte antique, tout ira bien, proba- blement. Mais, si ses parents lui ont fait donner de l'instruction, s'il est tant soit peu ambitieux, à quelle porte ira-t-il frapper? A qui montrera- t-il ses diplômes dérisoires, en sollicitant l'emploi qui donne du pain, qui permet de commencer les vraies et utiles études, celles qu'on fait tout seul et sans maîtres? A quoi lui sert d'avoir le pied parisien, de ne pas s'embrouiller dans les lignes d'omnibus? Il n'y en a aucune qui puisse le conduire chez un homme puissant, chez un pro- tecteur. Ce petit provincial, au contraire, hier débarqué d'un wagon de troisième classe et tout ahuri par le vacarme des rues, ce petit provincial, pauvre et instruit comme l'autre, comme l'autre léger d'argent et gonflé d'illusions et d'espérances, a dans sa poche des recommandations pour plu- sieurs « gens de chez lui », pour deux ou trois « pays », déjà parvenus ou en passe de parvenir. On l'aidera, soyez tranquille. Et, si son bonhomme de père - supposons-le pharmacien ou vétéri- naire - a là-bas, dans son trou de campagne, la moindre influence, le nouveau venu ira trouver « son député », qui marchera, n'en doutez pas, et se donnera du mal ; car on ne badine pas avec l'électeur. Citez-moi, s'il vous plaît, un Parisien à qui l'élu de son arrondissement - les trois quarts du temps un homme d'opinion extrême, très mal en cour - ait fait obtenir une place d'expédition- naire. Il en est ainsi du petit au grand. Le paysan même, l'aide-maçon qui arrive de son village avec une paire de souliers de rechange et deux chemises dans un mouchoir, sait l'adresse d'un cabaret, d'un bal-musette : « Aux Enfants de la Creuse », où les camarades lui indiqueront un chantier, lui procureront du travail. Parisiens, Parisiens, mes chers et trop légers Parisiens, avouez que j'ai raison. Vous êtes des égoïstes, vous ne vous sentez pas les coudes, vous ne vous' assistez pas entre vous, comme le feraient des Picards ou des Morvandiots. Et savez-vous le beau résultat? C'est que déjà, dans la grande Capitale, presque tous les débouchés sont obstrués par des provinciaux. Oui, dans certains métiers, dans le petit commerce, on trouve encore des abo- rigènes. Un peintre en bâtiments joli-coeur, fils d'un père qui, comme lui, faisait « la lettre » ou « l'attribut »; un modeste épicier, descendant d'aïeux qui vendaient de la bougie et du fromage de Gruyère, peuvent être nés faubourg Saint-Denis ou rue Saint-Jacques; mais, dans les sphères supérieures, très peu, presque plus d'autochtones, rien que des gens à accent, des Méridionaux sur- tout. L'autre jour, dans l'antichambre assez en- combrée d'un ministre, j'écoutais le bruit des conversations : toutes les voix roulaient des cail- loux. C'était à se croire au bord d'un torrent pyrénéen. J'avais ces réflexions sur le coeur, Parisiens mes amis, et, puisqu'on me permet aujourd'hui quel- ques pages de libre causerie, je profite de l'occa- sion et je vous donne un conseil : « Prenez garde, serrez les rangs, ne vous laissez pas trop envahir, défendez-vous, que diable! car le mal est déjà grand; et, si j'étais père de famille, je crois, ma parole d'honneur! que je ferais naturaliser mes fils « hommes du Midi ». Je combattrai maintenant, en. faveur de mes concitoyens, une opinion assez répandue : « Il n'existe, dit-on, qu'un très petit nombre de familles vraiment parisiennes. Beaucoup de gens naissent à Paris; mais ils sont déjà rares ceux dont le père et la mère sont aussi nés à Paris, et bien plus rares encore ceux qui ont des aïeux parisiens. Remontez jusqu'à la deuxième, à la troisième génération, et vous découvrez des ancêtres ruraux ou étrangers. La population de la Capitale n'offre qu'un mélange de sangs divers, une purée de races. » En d'autres termes, pas de Parisiens. Assurément il y a du vrai. Sous l'ancien régime on exigeait je ne sais plus combien de quartiers chez les demoiselles de qualité qui voulaient devenir chanoinesses de Remiremont ; et les filles de la maison de Bourbon elles-mêmes - qui ne pouvaient faire de telles preuves de noblesse, à cause du mariage de Henri IV avec Marie de Mé- dicis - n'étaient admises dans le Chapitre que par faveur spéciale et sur l'ordre formel du Roi. La plupart de mes concitoyens, je veux bien en convenir, ne pourraient pas prouver leurs trente ou quarante quartiers de parisianisme, et ne sont pas plus Parisiens que les Filles de France n'é- taient nobles. Pourtant on m'a cité un certain M. Charmolue - un nom superbe, sentant à plein nez son moyen âge - qui peut établir sa.généa- logie de père en fils depuis le règne de saint Louis, et prouver que tous ses ascendants étaient de Paris. Sans nous arrêter à cette exception, à ce phé- nomène, affirmons qu'ils sont bien plus nombreux qu'on ne croit, les Parisiens pur sang. Mettons tout de suite l'aristocratie de côté, bien entendu. Il n'y a pas de nobles parisiens : tous, sont d'origine provinciale et ne sont venus jadis dans la capitale que pour y être plus près du soleil, c'est-à-dire du monarque. A l'heure qu'il est, beaucoup de nobles possèdent un hôtel à Paris, y ont un grand éta- blissement; mais très peu y fixent leur domicile légal. Une phrase qu'on entend très souvent dire par les gentilshommes les plus boulevardiers de moeurs et d'habitudes est celle-ci : « Je vais partir pour chez moi ». Ce « chez moi » est en Norman- die, en Franche-Comté, en Périgord. Ce « chez moi », c'est l'ancien fief féodal, le lieu d'origine. Il n'y a plus de roi; mais Paris, pour la société aristocratique, c'est le centre des plaisirs, c'est le lieu oii l'on se retrouve entre égaux, c'est toujours le Louvre et Versailles, c'est encore la cour. Dans ce monde-là on peut passer sa vie à Paris, on n'en est pas. Il n'en va pas de même pour la bourgeoisie et pour le peuple. Allez vous perdre un jour dans le coeur du Paris d'autrefois, dans les rues antiques qu'a épargnées la pioche du démolisseur, dans les quartiers Saint-Denis, Saint-Martin, dans le Ma- rais. Vous serez surpris du grand nombre de maga- sins qui affichent, non sans fierté, sur leur ensei- gne, cette mention : « Maison fondée en 1600, en 1700». Et très souvent les patrons s'y sont succédé de père en fils, comme des souverains. J'en sais quelque chose. Mon aïeul du côté maternel s'était établi, avant la Révolution, maître serrurier près de la place de Grève. Son arrière-petit-fils, mon cousin issu de germain par conséquent, le qua- trième chef de la maison, est encore aujourd'hui maître serrurier à Paris. Il y a bien d'autres cas semblables. Cette bourgeoisie, de race absolument pari- sienne, est peu et mal connue. Comment le serait- elle? Il faut l'avouer, elle est très fermée, hospita- lière seulement pour les parents et les intimes. Il est moins difficile d'être admis, je ne dirai pas au faubourg Saint-Germain, mais dans la haute finance, par exemple, que de s'asseoir à la table, excellemment servie d'ailleurs, d'une de ces fa- milles de la vieille roche, où il y a encore des cordons-bleus. Un étranger n'est invité que si l'on sait qu'il va demander la fille de la maison en mariage. Là on se méfie des nouveaux visages, et pourtant on n'a rien à cacher. Dans ces milieux vous trouverez certainement bien des idées étroi- tes, quelques ridicules, mais aussi de la simplicité, des moeurs pures, un grand fonds d'honneur et de probité. Presque tout ce qu'on a écrit sur ce coin caché de la société parisienne est mal observé, fait de « chic », poussé à la caricature. Le seul Balzac, qui savait ou devinait tout, a dit sur ce sujet des choses essentielles dans son ad- mirable César Birotteau. Au fond du peuple aussi, il y a de purs Pari- siens, et de très ancienne souche. Ils sont noyés, sans doute, dans le flot toujours montant des im- migrés que la grande ville attire avec la force d'un aimant; mais ils sont encore assez nombreux dans quelques professions, dans le bas commerce. Un illustre historien de ce temps, qui avait eu entre les mains les listes des égorgeurs de Septembre, et notamment celle des misérables qu'on paya pour exécuter cette atroce besogne dans la prison de l'Abbaye, m'a dit avoir reconnu sur plusieurs en- seignes, dans le lacis de ruelles qui subsistent encore derrière l'église Saint-Germain-des-Prés, les noms de plusieurs massacreurs. Il est évident que l'ébéniste de la rue de l'Échaudé ou le cor- donnier de la rue de Buci ignore le crime de ses aïeux, car dans ce pauvre monde on est très indif-, férent pour les origines de la famille. Mais n'est-ce pas une preuve éclatante que le Parisien reste attaché au sol, je ne dirai pas seulement de sa ville, mais de son quartier, de sa rue? Rappelez- vous, dans l'Assommoir de Zola, la maison de la rue de la Goutte-d'Or. Coupeau, l'ouvrier parisien, est né dans cette maison, y vit toute sa jeunesse, s'y marie, s'en éloigne à peine; il y mourrait, si son vice ne l'envoyait finir chez les fous, à Sainte- Anne. Ceci est la vérité même. On ne saurait dire à quel point l'artisan de Paris est casanier, a hor- reur du changement. Quand vous le voyez passer dans le brancard de la petite charrette, déména- geant ses meubles éclopés, sachez qu'il est poussé par un motif grave : le déplacement d'une indus- trie, le besoin impérieux de se rapprocher du lieu de son travail, ou, le plus souvent, l'impossibilité de payer le loyer, la misère. Quand j'étais petit enfant, ma mère, qui n'était pas riche et qui était fort occupée au logis, me confiait, pour me promener, à une très pauvre et très vieille femme en bonnet de linge, qui se rap- pelait à merveille l'Empire, la Révolution et les dernières années du ,régne de Louis XVI. Elle avait vécu, pendant tout ce temps-là, dans le quar- tier de la rue de Sèvres. J'ai parlé ailleurs de cette brave vieille, qui me fournit ici un argument. Vers 1846 ou 47, alors qu'elle m'achetait des gâteaux à la poussière et des pipes en sucre rose exposés, par une marchande à panier, sur un banc, dans la contre-allée du boulevard des Invalides, la mère Bernu - c'était le nom de ma gardienne- habi- tait toujours le même coin de Paris. C'était là qu'elle avait vu le maréchal de Richelieu, décrépit et devenu dévot, s'agenouiller devant les petites chapelles, à la Fête-Dieu ; c'était là qu'elle avait mangé sur des tables en plein vent dans les fêtes patriotiques ; c'était là qu'elle avait donné le baiser d'adieu à tous ses fils, partis l'un après l'autre pour se faire tuer sous les aigles du grand Empereur. La mère Bernu logeait dans une man- sarde de la rue Rousselet; elle y est morte. Oui, malgré les chemins de fer, - qui sont assez récents, après tout, - malgré l'invasion de la capitale par les étrangers de toutes sortes, il y a encore pas mal de Parisiens dont la lignée se perd dans la nuit des temps et n'a guère perdu de vue le ruisseau de sa rue ou de son faubourg. Si les chartriers et les paléographes n'avaient pas mieux à faire, ils pourraient, j'en suis convaincu, découvrir que les ancêtres de l'épicier du coin ont été cabochiens sous Charles VI, ligueurs sous Henri III, sans-culottes sous la Terreur, et établir pour tel pauvre diable, d'après les registres des paroisses parisiennes, une généalogie aussi longue que celle des Montmorency et des Rohan. Le vrai Parisien, ai-je dit, aime passionnément sa ville natale. Et ce n'est pas chez lui un senti- ment abstrait,. intellectuel. Non, il aime son Paris de coeur et d'instinct, comme le Breton aime ses genêts, le Bourguignon ses coteaux plantés de vignes, le Normand ses profonds herbages, le Pro- vençal ses olivettes, le Béarnais sa montagne verte et ensoleillée. Il pourra sembler étrange que des rues encombrées et assourdissantes soient au- tant chéries que de calmes paysages, que l'âme puisse être touchée par la silhouette d'un groupe de maisons aussi bien que par celle d'un bouquet d'arbres, que des pavés arides émeuvent comme une lande fleurie. Pourtant c'est vrai. Chez un Parisien en exil, l'aigre trompette du marchand de robinets produirait l'effet attendrissant d'un Ranz des Vaches. Que voulez-vous ! on place où l'on peut sa sen- sibilité, ses tendresses. Celui-ci ne saurait suivre tel banal trottoir sans que les larmes lui montent aux yeux, car c'est là qu'il marchait à côté des jupes de sa mère quand il était un tout petit garçon ; la première maîtresse de celui-là logeait devant ce bureau de tabac, et il n'en revoit jamais la carotte rouge sans un battement de coeur; un autre dit : « Voilà les marchands de marrons re- venus » comme Jean-Jacques disait : « Voilà de la pervenche en fleurs ». Et moi qui vous parle, - riez si vous voulez, - quand, aux premiers jours de soleil, le tonneau d'arrosage fait sortir du ma- ,cadam une légère odeur de terre mouillée, je revis certaines heures de ma jeunesse; et c'est si dou- loureux et si doux que je ne sais plus où j'en suis. Ii y a là, pour le Parisien, une source de petits chagrins inconnus de celui qui a le bonheur d'être né à la campagne, et d'y avoir semé, pendant le bel âge de la vie, cette moisson de souvenirs dont la récolte se fait plus tard, quand paraissent les premiers cheveux gris. Car la nature est immuable, ou à peu près. Le temps peut courir; ces nénu- phars blancs et jaunes refleuriront toujours, vers la fin de juin, près du bord de la rivière; la fau- vette qui a fait son nid dans ce buisson, au bord de la route, chante la même chanson que les fau- vettes d'autrefois ; cette haute futaie de chênes et de hêtres a vieilli de trente ans; qui s'en doute- rait? L'homme d'origine campagnarde est sûr de les retrouver à leur place, les témoins de ses jeunes années; impassibles et fidèles, ils lui con- servent, pour les lui rendre un jour, ses-fraîches émotions de jadis. Les villages, les petites cités de province, ne changent guère non plus; pendant des étés et des étés, la joubarbe et les coquelicots frissonneront encore au vent sur la crête de ce vieux mur; il y a des siècles que ce logis gothique garde sa tourelle d'angle, et il n'est pas près de disparaître. Dans les grandes capitales, au contraire, tout se modifie, se renouvelle. Baudelaire l'a dit en deux vers d'une mélancolie profonde : Le vieux Paris n'est plus. La forme d'une ville Change plus vite, hélas I que le coeur d'un mortel. Au Luxembourg, sur l'emplacement des allées fleuries et cythéréennes de la Pépinière - elles ont vu les dernières grisettes ! - vous trouverez un parc anglais, correct et ratissé, uniquement fréquenté des mamans et des nourrices. Dans la Cité, les tramways passent, avec leurs durs sons de corne, là où s'enchevêtraient les venelles du moyen âge. Je ne suis pas encore un vieillard, mais j'ai connu des jardins potagers et des clo- ches à melons à cent mètres de la gare Montpar- nasse; et, en plein Carrousel, le long des chan- tiers du Louvre inachevé, à la place même où le pompeux monument de Gambetta a l'air de défier le petit arc de triomphe d'Austerlitz, j'ai vu de lépreuses baraques de bric-à-brac, où l'on vendait, entre autres horreurs, des crocodiles em- paillés qui avaient dû servir aux usuriers du temps de Molière. Certes, les Halles Centrales sont une des merveilles du Paris moderne; mais, dans leur foule fourmillante, sous les immenses voûtes de verre et de fonte, je me rappelle les vieux piliers, carrés et trapus, sous lesquels a flâné l'enfance de Molière. Où sont les ponts en dos d'âne, les om- nibus primitifs qui s'appelaient les «Hirondelles» ou les « Tricycles », les cafés de l'ancien style où les tuyaux de poêle avaient la forme d'un palmier, où l'on ne pouvait fumer que dans l'estaminet, et où l'on servait traditionnellement des échaudés avec la bière? Tout cela est aussi ancien que les Pyramides, aussi oublié que les programmes et les serments des politiciens. Qu'en reste-t-il, du Paris d'avant Haussmann, un peu sale et malodorant, j'en conviens, mais où l'on trouvait encore, à cha- que pas, des tableaux pittoresques, des coins im- prévus, un peu d'intimité et de bonhomie ? Je n'attaque pas ceux qui l'ont transformé; ils ont obéi à une loi mystérieuse, exécuté un plan fatal. Le progrès n'avait pas ses coudées franches dans les rues étroites et fangeuses de la vieille France, aux maisons ventrues, aux premiers étages surplombant les boutiques basses et obscures, aux potences à poulie jaillissant du toit. C'était char- mant, la nuit, pour les effets d'ombre et de clair de lune, mais détestable au point de vue des épi- démies. L'imagination a dû s'incliner devant l'hy- giène. Il a voulu passer à son aise, le progrès mo- derne, par le plus court, par la ligne droite, et il a tout démoli pour tracer à coups de canon ses longs boulevards bordés de casernes, larges comme des fleuves et ennuyeux comme la pluie. Il paraît que c'est superbe. Faut-il le dire? Moi, je me méfie un peu de ce fameux progrès, dont le nom ré- sonne comme un gargarisme dans la bouche des commis voyageurs et orne si bien l'enseigne des cafés de province. Depuis qu'on parle tant de lui, je ne sache pas qu'il y ait un malheureux de moins. La pire misère, la misère morale - voyez la statistique des crimes et des suicides - ne semble pas vaincue le moins du monde. Mais je ne suis qu'une ganache, c'est clair, et l'on est géné- ralement convaincu "que la vapeur et le gaz déve- loppent la vertu et que le téléphone donne la paix du coeur. Tais-toi, bonhomme! Est-ce que tu vas regretter les pataches et les chandelles de six qu'il fallait moucher tous les quarts d'heure? Admire la Tour Eiffel ! elle a trois cents mètres, - juste huit mille cinq cent trente-neuf de moins que la cime la plus haute de l'Himalaya, - et l'on m'a assuré qu'elle excite l'envie des Yankees et qu'ils vont en édifier une deux fois plus haute. Voilà qui est imposant! On nous promet pour l'an prochain un chemin de fer aérien qui passera par-dessus les tours de Notre-Dame, et Paris ressemblera autant que possible à Chicago. Ce sera tout à fait déli- cieux. Soit ! Je m'incline encore; je ne blâme rien. Mais on détruit mes souvenirs; laissez-moi pleurer. Ce n'est pas ma faute si je suis né dans le vieux Paris, qui était Français, et si je me sens un peu dépaysé dans le Paris nouveau, qu'on accommode à l'américaine. Ce carrefour dangereusement en- combré de voitures évoquait pour moi d'anciens rêves ; l'aspect de cette vieille masure étagée par des madriers qui barraient le trottoir me rendait un grand sentiment. Comment! dans ce faubourg presque champêtre que j'ai connu encore éclairé au quinquet par les lanternes de la Terreur, les lanternes à pendre l'aristocrate, c'est aujourd'hui le bruit et l'agitation des environs d'une gare, les magasins étincelants, les courants contrariés de la foule, les sifflets stridents des machines. Autrefois mon père me menait promener par ici, sous les grands ormes, en me tenant par la main; et j'ai beau faire un effort de pensée, fermer les yeux, je ne retrouve plus, hélas ! au fond de ma mémoire, son cher et doux visage. Plaignez les vieux Pari- siens. Un de leurs pires déchirements, c'est de voir démolir le quartier où ils ont vécu quelques-unes des heures solennelles de leur vie. Ce n'est pas seulement sur des moellons pourris que frappent les Limousins, c'est aussi sur le coeur de bien des passants. Les maisons éventrées montrent leurs entrailles, l'escalier qui s'écroule, la trace noire de la suie dans les cheminées, les logements avec leurs tentures déchirées. Un jour, je ne l'oublierai jamais, j'ai revu, ainsi violée en plein jour, une cer- taine chambre !... «Eh! là-haut! Arrête, l'homme à la pioche! Tu détruis le nid de mon premier printemps ! C'estici que nous nous sommes aimés, moi et celle qui m'a tant fait souffrir ! C'est ici que je lui ai pardonné tant de trahisons, que j'ai si souvent pleuré dans ses bras!... Par pitié, arrête ! c'est ici! Je reconnais les fleurs du papier !... » Mais assez d'élégies rétrospectives ! On aura beau percer des boulevards, abattre les anciens quartiers, changer la face de Paris, et - selon mon humble avis - l'enlaidir, on n'arrivera pas à lui faire perdre son prestige inouï. J'ai avalé, pour mon compte, - et digéré, - sous forme de poussière de plâtre, bien des vieux pignons pleins de carac- tère, et j'ai vu construire, à la place, de grandes maisons bêtes comme des oies et des édifices qui ressemblent à des moules à pâtisserie; malgré tout, je trouve Paris toujours admirable. Ah ! voilà ! C'est que Paris est beau par ses lignes géné- rales, par sa géographie même. Quel que soit l'amour de l'uniformité, la passion de la surface plane et de la ligne perpendiculaire, on ne nivel- lera pas la montagne Sainte-Geneviève et la butte Montmartre, on ne captera pas la Seine pour la faire couler dans un canal droit comme la rue de Rivoli. Paris conservera toujours son merveilleux paysage... A ce propos, tout a été dit. Rassurez- vous, je rie vais pas vous conduire jusqu'au pont d'Austerlitz pour vous montrer le classique cou- cher de soleil derrière Notre-Dame, ni vous faire grimper à l'église du Sacré-Coeur, vers la nuit tombante, pour vous donner, devant le panorama de la ville qui s'allume, une impression de mer phosphorescente. Je cause, voilà tout, et je me promène à travers mon immense sujet. Continuons à flâner ensemble, voulez-vous? Et, puisque nous en sommes au charme de Paris, disons qu'il vient surtout de son infinie va- riété : elle est telle, qu'on peut considérer Paris comme une sorte de microcosme. Le vrai Parisien pourrait, à la rigueur, se dispenser de tout voyage, j'en ai fait l'expérience. « Faulte d'argent », comme dit Panurge, je n'ai pas ou presque pas quitté ma ville jusqu'à l'âge de vingt-sept ans. De- puis lors j'ai fait du tourisme; j'ai visité bien des pays, plusieurs capitales, et, faut-il le dire? j'ai souvent éprouvé de l'admiration, très rarement de la surprise. Partout c'était pour moi une sensa- tion de « déjà vu » ; et elle était juste. J'avais déjà tout vu - ou du moins tout imaginé - dans mon cher Paris. Demandez-vous des exemples? Oh ! tant qu'il vous plaira. Allez vous accouder, par un temps de brouil- lard, à la balustrade du pont des Saints-Pères, et regardez à vos pieds, sur le quai inférieur. Il y a toujours là un ou deux bateaux de mer, de lourds et sombres bateaux anglais, peints en noir, à la mâture basse, à la cheminée courte et trapue. Ils sont chargés de marchandises venant de loin, très souvent, par exemple, de cornes de boeufs arrivant de l'Amérique du Sud. Le spirituel sculp- teur Préault s'est même écrié, jadis, devant la dépouille de tant de bêtes à cornes : « Tiens! on a donc désarmé la garde nationale ? » Mais ne blaguez pas, gamin de Paris que vous êtes : soyez naïf, abandonnez-vous à votre sensation. N'avez- vous pas sous les yeux un bout de port de mer? Voici des navires à quai, un bureau de douane, des rangées de tonnes et de ballots, des marins anglais très authentiques, en chemise rouge dé- braillée, avec des escarbilles de charbon dans leur barbe jaune. Ne respirez-vous pas à pleines narines le goudron, la fumée de houille, d'autres odeurs exotiques? Le fond du tableau ne vaut rien, soit. Mais, s'il y a de la brume, vous dis-je, l'illusion est parfaite. Vous pouvez aller au Havre ou à Han' bourg, vous ne verrez rien de mieux. Un autre exemple. - C'est bien beau, Venise, mais c'est bien loin! Égarez-vous, par une nuit très claire, derrière les Gobelins, dans la série d'étroits canaux formés. par la Bièvre. Bien en- tendu, cela n'a aucun rapport avec le Canal Grande et le Rialto. Mais arrêtez-vous là un moment sur une passerelle, j'allais dire sur un traglaetto. De hautes et sombres constructions, de rares lan- ternes, un reflet de lune sur l'eau morte. Je vous assure que Venise est pleine de coins dans ce genre-là. Certes les tanneries du voisinage ont l'haleine forte; mais si vous croyez que la Reine de l'Adriatique sent toujours bon, vous êtes dans l'erreur. Derrière les Gobelins, - je vous le répète, - mais la nuit seulement, vous avez à votre disposition un tout petit morceau de la ville des Doges. Faites-y un tour un de ces soirs, et, si vous avez pour deux sous de rêverie dans la cervelle, vous croirez bientôt voir apparaître, à l'angle d'un canal, la proue dentelée d'une gon- dole. « Holà! me crierez-vous, c'est être par trop poète. A ce compte, il suffirait d'avoir offert un pain de seigle à l'éléphant du Jardin des Plantes pour s'imaginer qu'on a couru les jungles de l'Inde. » Mais sans doute, et l'on y gagne de n'être pas dévoré par les moustiques. Voulez-vous encore vous épargner la fatigue d'un voyage à Londres? Allez seulement, par un soir pluvieux d'automne, à l'heure où le gaz n'est encore allumé que dans les boutiques, au coin du faubourg Montmartre, - vous savez, au car- refour des Écrasés. Des chevaux trottant dans la boue, des passants mornes sous des parapluies mouillés, une atmosphère fuligineuse : Londres est souvent ainsi en plein été. Précisément, voici un cab, dans la file des voitures : le décor est complet. Vous êtes dans le Strand ou dans Oxford- street. A quoi bon vous déranger alors, et risquer de subir, entre Calais et Douvres, les atroces et ridicules tortures du mal de mer? Mais laissez-moi vous tout avouer. Paris est, pour moi, si suggestif - servons-nous du mot à la mode - que non seulement il restitue souvent à mon souvenir des pays où je suis allé, mais que j'y rencontre aussi parfois des aspects qui évo- quent devant mon imagination des pays que je ne connais pas. Je sais une petite place, par exemple là-bas, de l'autre côté du Champ de Mars, près du boulevard de Grenelle : en temps ordi- naire, ce n'est qu'une laide solitude; pas autre chose que de tristes et sales murailles, et la porte basse d'une caserne de cavalerie. Mais, par la grosse chaleur et sous le bleu cru d'un ciel de juillet, la petite place prend une physionomie orientale : la pierre se dore au soleil, les ombres sont violettes, les fenêtres grillées des écuries ont des airs de moucharabies. Alors je me crois au Caire, dans le vieux Caire du temps de l'expé- dition d'Égypte; et, tout à l'heure, le dragon qui monte sa garde appuyé sur son mousqueton pré- sentera les armes au général Kléber qui va sortir de cette voûte moresque suivi de son état-major, héroïque et superbe, traînant son grand sabre, une écharpe tricolore autour du ventre, étranglé par sa haute cravate, avec trois plumets sur son chapeau et des favoris en crosse de pis- tolet. Si sympathique que nous soit la Russie, croyez- moi, ne vous donnez pas la peine d'un tourisme aussi lointain; mais, la prochaine fois qu'il tom- bera de la neige, courez, avant qu'elle ne fonde, à l'Esplanade des Invalides. Ces vastes et blancs espaces, ce dôme d'or sous les frimas, n'est-ce pas la Ville Sainte? n'est-ce pas Moscou ? Ne me dites pas : « Chimère ! fantaisie pure! » Je connais trop les déceptions du voyage pour ne pas la bénir et la considérer comme un don pré- cieux, cette fantaisie qui me permet de faire le tour du monde sans me déranger. Tenez ! au mois d'avril dernier j'étais à Naples, où j'ai passé quelques jours ; j'y ai trouvé le ciel gris et la pluie continuelle; j'ai eu l'onglée, - l'onglée ! vous entendez bien? - en visitant les ruines de Pompéi ; et, la nuit, dans le ciel brumeux, le cra- tère enflammé du Vésuve faisait à peu près l'effet de la lanterne d'un poste de police. Bah ! la Seine est large, et le paysage a de la profondeur du côté du Point-du-Jour. L'été prochain, par une nuit étoilée de canicule, j'irai flâner par là : avec les illuminations des cafés-concerts et des guin- guettes, qui sait si je ne me donnerai pas la sen- sation d'une folle nuit napolitaine ? D'ailleurs, qui donc oserait reprocher à un Pa- risien de s'abandonner à tous les caprices de son imagination ? Ne vit-il pas dans le milieu le plus intellectuel qui soit au monde ? Il y a de la pensée dans l'air qu'il respire. La multitude de grands esprits qui ont vécu ou qui vivent encore à Paris ont laissé, pour ainsi dire, dans l'atmosphère am- biante un peu de leurs rêves. Simple passant de la grande ville, tu n'as pas toujours du génie, assurément, mais tu habites la même ville que beaucoup d'hommes de génie; tu les coudoies dans la rue, tu connais leurs nobles visages ; et quelque chose est contagieux, sans doute, dans ce contact, puisque ton intelligence est si souple. Car, on ne peut le nier, le Parisien a ce don su- prême : il comprend tout, et il comprend tout de suite, avant même qu'on ait fini de parler. C'est pour de bon qu'on peut lui appliquer le mot rail- leur de Molière sur le gentilhomme : « Il sait tout sans avoir rien appris »; et Gavroche est, à sa façon, encyclopédique et universel, comme Vol- taire. Pourtant, prenons garde. Il n'a été que trop flatté, le peuple de Paris, et la « Ville-Lumière » a fait bien des sottises. J'y étais pendant la Com- mune, du temps que les cochers de fiacre étaient colonels. Ce n'était pas beau, je vous assure. Le malheur, c'est que les petites filles qui dansent en rond dans les quartiers populaires foulent une poussière historique, la vieille poussière des révo- lutions. Quand un vent de révolte la soulève, c'est terrible : elle grise tous les cerveaux. Peu de grandes cités, hélas ! ont dans leur passé tant de sang, tant de massacres. Mais, à l'état calme et normal, qu'elle est douce, aimable et bonne, cette population pari- sienne ! 'Demandez un renseignement, un service, au premier faubourien venu; demandez-le lui poli- ment, par exemple, comme à un égal, car il est fier. Quel empressement! que de bonne grâce! Le plus farouche habitué des clubs, qui, la veille, applaudissait un orateur réclamant la peau des bourgeois, se mettra en quatre pour obliger un « aristo » qui l'aborde dans la rue en lui disant « monsieur » et en soulevant son chapeau. Et puis, c'est le pays du goût. Un souffle d'art y passe sur toutes choses. Comme j'aime ce gentil solécisme qui court dans les ateliers : « C'est de l'ouvrage bien faite ». Là est l'idéal de tous les ouvriers de Paris, une besogne parfaite, faite avec conscience et amour. Voilà l'artiste ! Il y a quel- ques années, le commerce du monde entier était inondé de camelote allemande, à vil prix. Je me rappelle encore un vilain velours à côtes dont toutes les femmes étaient affublées. Cela n'a pas duré : on est bien vite revenu à « l'article » pari- sien, qui coûte plus cher, mais dans lequel il y a ce rien qui est tout : la grâce. « Cela vient-il de Paris?» demande-t-on jusqu'à Valparaiso. « Oui. » Et l'objet est préféré à tout autre; et Valparaiso a cent fois raison. Cette élégance naturelle, innée, vous la recon- naissez dans le chapeau chiffonné joliment, dans la robe bien ajustée de la plus humble grisette; quand elle sort « en taille » dans les beaux jours. C'est fait avec deux fleurs et trois rubans et de l'étoffe à dix-neuf sous le mètre, mais c'est déli- cieux. Pauvres filles de Paris, dont la beauté n'est que fraîcheur - un déjeuner de soleil, - dont la jeunesse ne dure que trois printemps ! qu'elles se donnent de mal, qu'elles s'imposent de privations, qu'elles déploient d'ingéniosité pour satisfaire leur innocente coquetterie ! Si le teint a des pâ- leurs d'anémie, c'est qu'on s'est tué de travail, c'est qu'on a économisé, liardé, jusque sur la nourriture, pour « faire un peu de toilette ». Tant pis pour l'estomac! On a déjeuné plus d'une fois d'une saucisse piquée dans la boîte du charcutier, mais on a des gants trop étroits et une ombrelle dont le manche est à la dernière mode - comme une dame! Auriez-vous le courage de les blâmer, de les trouver trop vaniteuses et trop frivoles? Moi, pas. Pauvres petites !... Tout cela, je l'ai déjà dit autant et du mieux que j'ai pu, je le répète; et j'accumulerais bien volontiers des pages et des pages pour le répéter encore; jamais, mes chers Parisiens, je ne saurais assez dire combien je vous aime. Car vous êtes, après tout, les Français par excellence. Oui, vous avez tous leurs défauts, mais vous possédez au suprême degré leur vertu essentielle, l'enthou- siasme gai, la bonne humeur dans le courage. Bien souvent j'en ai recueilli la preuve pendant mes flâneries d'observateur, une fois surtout, et dans une circonstance bien saisissante. Et, puis- qu'il faut terminer cette causerie, je m'arrêterai sur ce souvenir. C'était en plein siège; l'hiver de 1870, d'abo- minable mémoire, sévissait. Le bataillon de la garde nationale dont je faisais partie était de ser- vice à la porte d'Italie, et je regardais, ainsi que mes camarades, quelques compagnies de soldats de la ligne qui venaient de se battre et rentraient dans Paris. Ils avaient, le matin même, fait une reconnaissance du côté des Prussiens, et avaient été repoussés. C'était toujours ainsi. Nous étions sûrs de lire dans le journal du lendemain la phrase accoutumée : « Nos troupes se sont retirées en bon ordre ». La vérité, c'est que leur retour était lugubre, à ces malheureux. Sous le ciel couleur de mine de plomb et dans la boue noire de no- vembre, harassés, crottés jusqu'aux oreilles, ils allaient, se hâtaient à la débandade, comme des fuyards, hélas! et nous les regardions passer, le coeur crevé d'amertume et de tristesse. Alors, sur le pont-levis, un peloton de tambours s'avança, précédé de son tambour-major. Oh! plus de panache ! plus de galons jusqu'à l'épaule! En haillons comme les autres, le tambour-major! Et, sur son front, son képi flétri retenait un linge sanglant. De ses splendeurs d'autrefois il n'avait gardé que sa canne, sa haute canne à pomme dorée et à ganse tricolore. Mais il ne marchait pas le dos voûté, celui-là ; il n'avait pas la mine basse et découragée d'un vaincu, au contraire : il se re- dressait de toute sa taille, et, joyeux et martial jusqu'au bout, tambour-major quand même, il exécutait avec sa canne tout son répertoire de gra- cieusetés et de tours d'adresse,, la lançant en l'air, la brandissant au-dessus de sa tête, la faisant pivoter autour de son index, comme aux beaux jours de parade, comme à la revue du général inspecteur. Il était superbe de crânerie, le mili- taire, et nous eûmes tous à la fois cette même pensée : « A la bonne heure! voilà un Fran- çais! » A ce moment, un encombrement se produisit parmi le défilé en désordre; le peloton de tambours fit halte devant nous, et le major aussi s'arrêta, en s'appuyant sur sa grande canne. Nous nous appro- châmes alors pour causer avec les soldats, les interroger sur l'engagement du matin; et, plein de sympathie pour le seul de ces troupiers qui gardât encore une allure héroïque et rappelât un peu les vainqueurs de Rocroi et de Marengo, un de nos officiers s'informa avec bonté de sa blessure : « C'est rien... Y a pas d'bobo, » dit le sergent avec un accent traînard que je n'eus pas de peine à reconnaître pour celui de nos faubouriens. Et mon amour-propre d'enfant de Paris ne fut pas médiocrement flatté, je vous assure, quand à cette question de l'officier : « De quel pays êtes- vous donc, mon brave? » l'homme à la canne répondit, non sans orgueil : « Moi, mon lieutenant, je suis de la rue Mouffe- tard. » DEUX DISCOURS LE DEVOIR DES JEUNES DISCOURS PRONONCÉ A L'ÉCOLE MASSILLON, LE 27 JUIN 1900 Messieurs, C'est d'abord un très grand honneur que me font les savants maîtres de l'École Massillon, en m'invitant à présider cette fête, mais c'est surtout une preuve éclatante de leur indulgence et de leur bonté. Ramené vers la foi par la souffrance sur le soir de ma vie, je suis accueilli par les prêtres de l'Évangile comme l'enfant prodigue, c'est-à-dire beaucoup mieux que je ne le mérite. J'en suis vrai- ment tout confus. Tard venu dans l'assemblée des fidèles, il me semble que je ne devrais y occuper que la plus humble place, au bas de l'église, parmi les servantes qui disent leur chapelet et les vieux pauvres agenouillés sur la pierre; et tout au con- traire, voilà qu'aujourd'hui, dans cette fête chré- tienne, on m'offre un fauteuil de président. Si je l'accepte, sachez bien que c'est surtout pour dire publiquement et de haut la joie toujours nouvelle, la joie de chaque jour et de chaque instant que j'éprouve, après ma vie qui ne fut guère malfaisante sans doute, mais où je suis tombé si souvent dans les pièges tendus par les sens et par l'orgueil, à marcher aujourd'hui sur le chemin de la vérité, à répéter, dans toute la con- fiance de mon coeur, les prières de mon enfance et à tâcher de finir, en un mot, comme un bon chrétien. Vous, Messieurs, vous ne vous êtes jamais écartés de ce chemin droit, et jusqu'au bout vous le suivrez. L'éducation que vous avez reçue dans cette pieuse maison, la direction morale que viennent encore y chercher ceux d'entre vous qui ont atteint l'âge viril, en sont la sûre garantie. Ces devoirs du croyant dans la société moderne, auxquels je consacre toute ma bonne volonté pour le peu de temps qui me reste à vivre, vous aurez sans doute une longue existence à leur dévouer. Laissez-moi vous en féliciter, et permettez que je contemple un instant la carrière qui s'ouvre devant vous. Vous y entrez en des heures bien sombres où nos ennemis semblent triomphants, où la coalition des athées et des sectaires, ayant le gouvernement pour complice, poursuit son rêve de déchristia- niser la France, où ces hommes, esclaves, malgré leur démence, d'on ne sait quelle obscure logique; entreprennent de détruire à la fois l'idée de Dieu et l'idée de patrie. Ils nous montrent dans un lointain, très lointain avenir, un univers chimérique, sans églises et sans frontières, où tous les hommes, ayant pris appa- remment leur parti de la douleur et de la mort, et obéissant - par quelle étrange métamorphose de leur nature? - à une morale sans crainte et sans espérance, seront devenus, on ne sait comment, tous bons, justes et fraternels. La science, assurent-ils, accomplira ce prodige, bien que, jusqu'à présent, la microbiologie n'ait encore découvert aucun sérum contre les passions, ni la lumière électrique jeté la moindre lueur sur les mystères de l'âme. C'est dans l'attente de cet impossible Age d'Or, c'est pour la réalisation de cet absurde idéal, que ces aliénés veulent démolir les autels et jeter bas les drapeaux. « Plus de prière ! plus de vie future! » clament ces misérables insensés, alors que le combat pour le pain est toujours plus acharné, et qu'elle est si triste et si morne, l'aridité des coeurs désertés par les espérances éternelles. « Plus d'armée ! plus de devoir militaire! » osent-ils crier encore, au moment même où nous assistons, dans la plus injuste des guerres, au cynique triomphe de la force, et cela aux yeux de l'Europe déshonorée pour avoir souffert cette lâcheté, et aux yeux aussi de la pauvre France qui, si elle laissait briser ses armes, pour- rait voir, un jour, ses fils devenir soldats allemands comme les fils des héroïques paysans du Transvaal deviendront bientôt, hélas! des soldats anglais ! Voilà l'affligeant et hideux spectacle que vous avez devant vous. Cette croix, à l'ombre de laquelle vous avez grandi, cette croix où l'image d'un Dieu mort pour les hommes vous a enseigné la loi d'amour, la loi de la charité envers autrui et du sacrifice de soi-même, cette croix que vous baiserez dans votre dernier soupir, on prétend la renverser ! Ce drapeau, héritier de quinze siècles de luttes et de gloires, ce drapeau, qui vous rap- pelle par ses trois couleurs le ciel de la patrie, la pureté de l'honneur français et le sang versé par les aïeux, nos tyrans du jour le laissent traîner dans la boue! Voilà, jeunes gens qui m'écoutez, l'ceuvre maudite et les artisans du mal que vous avez à combattre par la parole et par l'action. Vous le ferez, j'en suis sûr, avec courage, et vous triompherez, j'en ai le ferme espoir; car tou- jours les persécutions préparent et assurent la victoire de la foi, et déjà nous reconnaissons, autour de nous, les signes évidénts d'une renais- sance chrétienne. Vous défendrez les droits essen- tiels qu'on ose menacer aujourd'hui, le droit qu'ont les religieux de vivre en commun pour prier et pour faire le bien, le droit qu'a le père de famille d'élever ses enfants , dans sa croyance, le droit qu'a l'écrivain de publier et répandre toute la vérité; - et, pour la garde du drapeau, je compte sur l'instinct de la race militaire qui palpite en vous, sur vos énergiques résolutions de Français et de soldats. Cela, c'est votre devoir urgent, immédiat, mais vous devez encore, vous devez surtout songer à l'avenir; car il est bien sombre et bien inquié- tant, et il nous réserve sans doute de terribles jours, si les privilégiés de ce monde ne se décident pas à rompre avec leurs coupables habitudes d'indifférence et d'égoïsme, et s'obstinent à fermer les veux et à se boucher les oreilles devant la tem- pête sociale, qui est prochaine, imminente, dont nous voyons les nuages s'amonceler, dont nous entendons le grondement et dont il me semble déjà, pour ma part, sentir le souffle ardent sur mon visage. Le peuple, surtout le peuple des villes, chez qui l'on a détruit l'espoir en une autre vie et qui, dans celle-ci, voit sans cesse reculer la réalisation des excessives promesses faites à sa misère, le peuple souffre plus que jamais; il est, on peut l'affirmer, à bout de patience, et ce n'est pas à vos coeurs pleins de charité qu'il est besoin de redire ce qu'il y a de légitime dans ses plaintes et dans ses revendications. En ce moment, le bruit de l'énorme fête qui se développe sur les bords de la Seine couvre le murmure des malheureux; mais, bientôt, quand le décor éteint et silencieux de la grande kermesse tombera en ruines sous les froides pluies d'hiver, vous l'entendrez de nou- veau, le murmure effrayant, et vous y distinguerez sans doute des cris de menace et de colère. Il y a là un péril, et il ne pourra être conjuré pacifique- ment que si les heureux de la vie comprennent enfin que l'heure a sonné des justes concessions et des généreux sacrifices et s'ils se tournent vers le "peuple avec un geste fraternel. C'est par vous, jeunes catholiques, qui appar- tenez à l'élite de l'intelligence et du coeur, que je voudrais voir donner l'exemple de ce noble mouve- ment. Oui, je voudrais vous voir aller les premiers vers le peuple, lui parler cordialement, l'inter- roger sur ses souffrances et ses besoins, et lui apprendre à vous connaître et à vous aimer. Malgré les calomnies répandues contre nous par les sectaires de l'impiété, vous triompheriez aisé- ment des premières résistances, j'en suis sfir, vous sauriez faire pénétrer dans les coeurs simples vos paroles de paix et de sympathie, et le peuple ne tarderait pas à reconnaître que les vrais, les seuls socialistes sont les élèves du Maître qui nous a ordonné avant tout de nous aimer les uns les autres. Quelle admirable mission, quel touchant apos- tolat vous entreprendriez, si chacun de vous, groupant autour de lui quelques prolétaires, leur apportait, non pas des aumônes dont souvent leur fierté s'offense, mais un secours intellectuel et moral, étudiait avec eux leurs intérêts, les aidait, amicalement et sans arrière-pensée de domination, à fonder et à perfectionner leurs oeuvres d'asso- ciation et d'épargne, et devenait-- oh ! jamais leur chef - mais seulement leur conseiller et leur guide ! Il n'aurait même pas besoin de parler le premier à ses humbles amis de la foi qu'on leur a ravie ; car eux-mêmes reconnaîtraient bientôt que le Dieu de l'Évangile, le Dieu qui inspire de tels actes, est vraiment leur Dieu, le Dieu des petits et des souffrants, en un mot le Dieu du peuple !... Laissez-moi, mes jeunes amis, laissez le vieux poète qui vous parle s'arrêter sur ce beau rêve! Laissez-lui espérer que c'est par la jeunesse chrétienne que sera fait ce premier pas vers la fin des haines, vers la fusion des classes., vers la paix sociale, et que plusieurs d'entre vous vont partir pour ce voyage à travers le monde du travail et de la misère, en emportant dans leur coeur le trésor de charité du bon Samaritain! LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT DISCOURS PRONONCÉ, A L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DE LA SOCIÉTÉ D'ÉDUCATION ET D'ENSEIGNEMENT, LE 15 JUIN 1902 Éminence, Mesdames, Messieurs, Autrefois, avant l'époque où l'on crut néces- saire d'écrire officiellement le mot « liberté » sur toutes les murailles, n'importe qui pouvait ouvrir une école; mais, chose étrange, à partir du jour où ces trois syllabes magiques flamboyèrent sur les édifices, on restreignit de plus en plus le droit d'enseigner. Quarante ans après, Montalembert et * Le cardinal-archevêque de Paris présidait cette assemblée. Lacordaire, coupables d'avoir voulu apprendre à lire et à écrire à des enfants du peuple, étaient traduits en justice et, jusqu'en '1850, des esprits que nous sommes habitués à considérer comme libéraux, les Guizot, les Cousin, les Villemain, défendirent passionnément et maintinrent le mono- pole exclusif de l'État en matière d'enseignement. Une loi plus raisonnable et plus juste fut enfin votée et rendit aux établissements pédagogiques la bonne règle de la libre concurrence et de la féconde émulation. Cependant, un demi-siècle s'étant encore écoulé, voici que cette loi est aujourd'hui menacée, et qu'on prétend détruire, dans toutes ses conséquences, une liberté dont on jouissait avant la Révolution. C'est là, paraît-il, ce qu'on appelle le progrès, je dirai même que c'est le comble du progrès. Ces variations étranges devant le plus simple des droits, celui qu'a un père de choisir les éducateurs de ses enfants, et finalement la négation même de ce droit et l'impossibilité de l'exercer dans laquelle sera mis, demain peut-être, ce chef de famille, inspireront, je le crois, aux historiens de l'avenir, un jugement sévère sur la société actuelle; car ils y trouveront la preuve, qu'après tant d'écrits et de discours où le mot « liberté » revient comme une sorte de leit-motiv, après tant de troubles, d'actes de violence, de guerres civiles, suscités en son nom, après même tant d'échafauds dressés, tant de sang répandu pour elle, nous n'en avons conçu qu'une notion très imparfaite, et surtout que jamais, pour ainsi dire, nous n'en- avons adopté les moeurs. Cette faillite - ce n'est pas la seule - des pro- messes qui nous enivrèrent à l'aube du siècle der- nier, aurait dû nous rendre plus sages, à l'heure de son déclin. Oui, nous aurions dû nous dire qu'après cette période de cent ans, si agitée, si tumultueuse, si grande, certes, à bien des égards, et pendant laquelle le génie de l'homme a fait des conquêtes inouïes sur la matière, nous n'étions pas moins tourmentés qu'auparavant par le mystère de notre destinée, que nous n'avions vu fléchir aucune des lois qui régissent la vie, que nous ne nous sen- tions, en définitive, ni plus heureux, ni meilleurs. Bien au contraire, il semble qu'éblouis par les prestiges scientifiques, la plupart de nos contem- porains soient devenus aveugles aux vérités qui donnaient la paix de l'âme à leurs aïeux et, pen- dant tout le cours du xixe siècle, nous avons assisté à la révolte de l'orgueil intellectuel contre Dieu, à la lutte absurde et fratricide de la science contre la foi ! Mais la science sans Dieu n'est pas, ne peut pas être, ne sera jamais victorieuse. En vain, l'astro- nome nous montre au firmament des milliards de mondes; il ne nous dit pas s'il en est un où nous revivrons un jour dans la lumière et la joie éternelles. Au fond de tous les bouillons de cul- ture de son laboratoire, le chimiste ne trouvera pas un sérum contre le doute et la tristesse. On a purgé de la peste cette grande capitale en l'embellissant de frais jardins et de larges boule- vards, mais on n'en a pas chassé la haine et l'envie qui entretiennent la discorde entre les citoyens. Quelle force utile et bienfaisante n'aurons-nous pas entre les mains quand, par exemple, nous nous serons rendus maîtres des explosifs? Mais, jusqu'à présent, nous n'avons su que les mettre au service de la guerre et du crime. C'est sans doute après le bonheur, mais sans aucune chance de l'atteindre, que nous courons, furieusement emportés par nos express et nos automobiles, et les clairs de lune de tout un été que nous concen- trons dans l'ampoule d'Édison n'ont pas encore rendu moins obscur un seul des problèmes qui sollicitent l'âme humaine. Loin de nous la pensée d'être injuste envers notre temps et de refuser notre admiration à ce qu'il a d'admirable; mais il nous faut pourtant reconnaître qu'elle a justement échoué, la tenta- tive du calendrier révolutionnaire, qui avait la prétention d'inaugurer une ère nouvelle, et que c'est avec raison que nousnous obstinons à compter les années depuis l'avènement de Jésus-Christ. Certes, nous assistons à des spectacles extraor- dinaires; mais l'époque où naquit l'enfant de Beth- léem a vu de bien autres prodiges ; elle a été témoin de faits surnaturels, elle a entendu des paroles divines. Que valent toutes les inventions scienti- fiques dont la société moderne est si fière, mais qui, en somme, ne changent rien au coeur humain, auprès des actes accomplis et des mots prononcés, il y a dix-neuf cents ans, par le Messie devant quelques pauvres gens de Galilée, auprès des miracles et des paroles qui ont semé et fait croître sur le monde de si abondantes moissons de justice et de bonté! Souffrir avec résignation et mourir avec espé- rance, voilà la science suprême, voilà le grand secret qui nous fut révélé sur le Calvaire, et il est autrement indispensable à notre bonheur que l'acétylène ou le phonographe. La science orgueil- leuse et bornée des incrédules s'acharne en vain contre la Croix ; on peut les mettre au défi de confec- tionner une cartouche de dynamite capable de détruire ces deux fragiles pièces de bois, ce gibet sacré par la mort d'un Dieu. Renverser la Croix, effacer, dans les jeunes cons- ciences, toute trace de la doctrine évangélique, « déchristianiser » la France, comme ils disent dans leur jargon, telle est pourtant la pensée des puissants du jour, et, malgré tant de généreuses résistances, tant d'énergiques protestations, malgré tant de belles oeuvres comme celle dont l'intérêt nous rassemble ici, c'est avec épouvante que nous constatons chaque jour, dans l'enseignement offi- ciel, les progrès de l'athéisme. Visitez un village, n'importe lequel, pris au hasard dans beaucoup de provinces de France. Souvent vous y trouverez, grâce à la libéralité de quelques bons chrétiens, une école de petites filles, et vous apercevrez, dans cet humble logis, les blanches cornettes de deux ou trois religieuses. Rarement vous découvrirez un établissement sem- blable pour les garçons. Mais, à la place d'honneur, près de la maison de ville, admirez la laideur symétrique de ces deux édifices tout battants neufs. C'est la grande oeuvre du régime, c'est le groupe scolaire. Ici demeure, ne vous y trompez pas, un fonc- tionnaire très considérable, le guide et le conseiller du suffrage universel dans cette commune, l'agent plein de zèle de M. le Préfet, pendant les périodes électorales, souvent aussi le délégué de la loge maçonnique de la ville voisine, l'instituteur, en un mot, chargé d'enseigner aux petits campagnards, l'impiété gratuite et obligatoire. Il s'en défend, bien entendu, et répète la formule hypocrite du programme : cc L'école doit être neutre en matière de religion ». Mais entrez dans la salle d'études. C'est pour affirmer cette neutralité, sans doute, qu'on a remplacé sur la muraille le Crucifix par la table de Pythagore, le premier précepte de la morale pratique étant de savoir que deux et deux font quatre. Ouvrez quelques-uns des livres classiques qui traînent sur les bancs, ce Manuel civique, par exemple, et admirez ces deux vignettes qui repré- sentent un village avant et après la Révolution. Avant 89, quelques chaumières en ruines, ensevelies sous la neige. Après 89, un site enchanteur, avec du soleil, du feuillage et des petits oiseaux. Ce qui invite à conclure que l'ancien régime fut un éternel hiver, et que l'ère nouvelle est un printemps qui n'en finit plus. Feuilletez encore, s'il vous plaît, ce recueil de morceaux choisis; les vers les plus célèbres de nos poètes y furent estropiés par un cuistre quelconque afin d'en bannir le mot Dieu. C'est ainsi qu'on entend la neutralité dans l'ensei-' gnement primaire. . Elle est mieux observée jusqu'à présent, je le veux bien, dans l'enseignement secondaire. Il y a, dans ce lycée, une chapelle et un aumônier. Les élèves des petites classes y sont préparés à leur première communion et, le croiriez-vous, les grands garçons de la classe de philosophie, à qui leur pro- fesseur inocule le kantisme, ou peut-être même les féroces doctrines de Nietzsche, peuvent, si bon leur semble, aller à la messe. Admirable tolérance! direz-vous. Non pas, mais seulement rivalité avec le collège tenu par des religieux ou par des prêtres. Qu'on ferme demain cette maison séditieuse et, soyez-en certains, les hauts mandarins de la rue de Grenelle s'assembleront en toute hâte pour modifier les programmes. L'instruction religieuse en sera rayée comme le fut naguère la fabrication des vers latins, et le catéchisme ira rejoindre, parmi les livres tombés en désuétude, le Jardin des Racines grecques. Or cet état, pourtant si précaire, de l'enseigne- ment religieux dans les écoles du gouvernement, excite encore la haine des sectaires impies à qui l'ignorance et l'aveuglement du plus grand nombre a, malheureusement, confié les pouvoirs publics. Des lois iniques sont déjà votées, d'autres lois plus abominables encore s'élaborent en ce moment pour ruiner et détruire toutes les écoles que pro- tège la Croix et d'où sort mi murmure de prières. Malgré tous les efforts faits pour lui dénoncer ce crime prochain, cet imminent péril, le pays, hier même consulté,, n'a répondu que par un tumulte confus où s'entendent mal les mots de blâme et les cris d'alarme. Il n'y a pas à nous le dissimuler : l'avenir est très inquiétant, très sombre, et nous sommes à la veille de nouvelles persécutions. Disons-le bien vite et haut. Devant l'orage qui s'amoncelle, nous ne sentons fléchir ni notre cou- rage ni notre espérance. C'est le propre de la société chrétienne de prendre des forces et de grandir dans l'épreuve et dans la douleur, car elles sont,, aux yeux de Dieu, une expiation pour les pécheurs et, pour les fidèles, un mérite. Aussi rien ne nous intimidera, dans cette bonne lutte, rien ne nous fera reculer. Nous nous dresserons en toute occasion et sans cesse devant le despotisme jacobin pour lui crier : « Liberté ! », pour reven- diquer notre droit sacré de confesser et d'ensei- gner notre foi. Les tyrans nous feront taire un moment peut-être, par la force. Qu'importe ! Muets et bâillonnés, nous nous rappellerons la force inébranlable du catholicisme et la pérennité de son, Église, toujours debout après dix-neuf siècles de persécutions et d'hérésies, et cette heure de silence ne nous ferait pas douter du triomphe final de la vérité, pas plus qu'un nuage qui passe ne fait douter du soleil ! Ne nous exagérons pas, d'ailleurs, les dangers qui nous menacent. Quatre millions de suffrages viennent d'affirmer la liberté de conscience et la liberté d'enseignement. Il y a là de quoi faire réfléchir nos ennemis. Et n'oublions pas que les hommes seuls sont électeurs. Nous serions aujour- d'hui délivrés des sectaires, si les femmes avaient voté, assurément. C'est sur elles - quand même toutes nos écoles seraient fermées, quand même tous les ordres enseignants seraient en exil - que reposerait l'espoir de la France chrétienne, et elles constitueraient encore, à cet égard, une force immense. Si, sur le déclin de ma vie, je suis devenu un chrétien, oh! certes, très médiocre, très imparfait, mais ayant le courage de sa foi, c'est parce que ma vénérée mère a mêlé le nom de Jésus et de Marie à mes premiers balbutie- ments. Elles sont innombrables en France, les mères chrétiennes, et, même dans le peuple des travail- leurs, malgré tout ce qu'ont fait les ennemis de Dieu pour pervertir son coeur et sa raison; et laissez-moi vous dire, en terminant, la touchante chose que j'ai vue, tout récemment, dans un faubourg. Une femme d'aspect misérable, tête nue, presque en haillons, marchait devant moi, portant sur son bras un tout jeune enfant, quand vint à passer un convoi funèbre; les femmes se signaient, suivant l'usage, et les hommes soulevaient leur chapeau ou leur casquette. Mais cette humble femme ne se signa pas; elle fit bien mieux. Elle s'arrêta un instant au bord du trottoir et, guidant avec douceur la petite menotte du nouveau-né, elle lui fit faire le signe de la croix. N'est-ce pas, Mesdames, qu'on peut avoir con- fiance, malgré tout, dans l'avenir chrétien d'un pays où les plus pauvres mères apprennent à leurs enfants le geste sacré? Source: http://www.poesies.net