La Guerre De Cent Ans. Par François Coppée. (1842-1908) DRAME EN CINQ ACTES AVEC PROLOGUE ET ÉPILOGUE EN VERS EN COLLABORATION AVEC M. ARMAND D'ARTOIS. TABLE DES MATIERES PRÉFACE PERSONNAGES DU PROLOGUE PERSONNAGES DE LA PIÈCE. PERSONNAGES DE L'ÉPILOGUE. LA GUERRE DE CENT ANS PROLOGUE (LE VAINCU DE POITIERS) SCÈNE PREMIÈRE SCÈNE I SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE VII SCÈNE VIII SCÈNE IX SCÈNE X ACTE PREMIER SCÈNE I SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE VII SCÈNE VIII SCÈNE IX ACTE DEUXIÈME SCÈNE I SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE VII SCÈNE VIII ACTE TROISIÈME SCÈNE I SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE VII SCÈNE VIII ACTE QUATRIÈME SCÈNE I SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE VII SCÈNE VIII ACTE CINQUIÈME SCÈNE I SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV SCÈNE V SCÈNE VI SCÈNE XII ÉPILOGUE (LA MORT DE DU GUESCLIN) SCÈNE I SCÈNE II SCÈNE III SCÈNE IV PRÉFACE En 1872, au lendemain de la guerre, deux poètes amis avaient pensé qu'il pouvait être salutaire d'évo- quer sur la scène française, avec le souvenir des désastres anciens, le spectacle des héroïques efforts tentés par nos aïeux pour les réparer et pour re- constituer la patrie; et ils ont écrit ce drame, dont l'action se déroule, en effet, au milieu d'une des plus redoutables crises que la France ait traversées. Des motifs, sans intérêt pour le lecteur, se sont opposés à la représentation de La Guerre de Cent Ans. Aujourd'hui, après avoir remanié leur oeuvre, longtemps abandonnée, et lui avoir restitué certains développements pittoresques que le théatre n'eût point admis, les auteurs se décident à la publier. Depuis quatre ans, le sentiment guerrier de la nation, si énergiquement vivace à cette époque, a cessé peu à peu de se manifester. Il n'appartient pas à (le simples artistes de juger ce revirement de l'opi- nion et d'en apprécier les causes; il leur est cepen- dant permis de constater que ce besoin de paix si naturel - et qu'ils partagent eux-mêmes - s'ex- prime, à l'heure présente et d'une façon générale, avec une pénible exagération. Sans donner à leur drame plus d'importance qu'il n'en mérite, ils le livrent au public, curieux de sa- voir quelle émotion peut encore éveiller en lui le cri de colère et de douleur patriotiques qui grondait alors dans toutes les poitrines, et dont ces vers ne sont qu'un écho. F. C. ET A. d'A. Novembre 187?? PERSONNAGES DU PROLOGUE ENGUERRAND, COMTE DE MAUNY, 30 ans. OLIVIER DE MAUNY, son fils aîné, 22 ans. ALAIN DE MAUNY, son fils cadet, enfant de 12 ans. HUON DE MAUNY, 16 ans, PHILIPPE DE MAUNY, 15 ans, ses autres fils (personnages JACQUES DE MAUNY, 14 ans, muets). HUGUES, vieil écuyer. DOM BERTRAM, chapelain. UN PAYSAN. UN GUETTEUR. UN VARLET. HERMENGARDE, COMTESSE DE MAUNY, 45 ans. URGANDE, jeune femme. VARLETS, PAGES, HOMMES D'ARMES, VASSAUX. PERSONNAGES DE LA PIÈCE. CHARLES V, roi de France, 28 ans. BERTRAND DU GUESCLIN, 50 ans environ. OLIVIER, COMTE DE MAUNY, 30 ans. ALAIN, son frère cadet, 20 ans. LORD JOHN CHANDOS, gouverneur de Guyenne. LE BATARD DE MAREUIL. LE SPECTRE D'ENGUERRAND DE MAUNY. LE CONNÉTABLE ROBERT DE FIENNES. LE MARÉCHAL DE BOUCICAUT. LE MARÉCHAL D'ANDREHAM. BAUDOIN DE H ANNE QUIN, grand maître des arbalétriers. LOUIS DE CHALON, comte d'Auxerre. THOMAS DE PISAN, alchimiste da roi. RICQUET, fou du roi. LE HÉRAUT DE FRANCE. UN CAPITAINE ANGLAIS. JACKSON, archer anglais. PATRICK, goujat irlandais. LE SERGENT BARDOLPH. UN ARCHER ANGLAIS. UNE SENTINELLE ÉCOSSAISE. THIBAUT, vassal de Mauny. UN QUARTENIER. UN 'VIEUX PAYSAN. UN BOURGEOIS GRAS. UN BOURGEOIS MAIGRE. UN PAGE DE DIAUNY. LES TROIS SPECTRES DE HUON, JACQUES ET PHILIPPE DE 111 A UN Y (personnages muets). CLOTILDE, darne de Mareuil, 22 ans. UNE JEUNE FILLE, vassale de Mauny. UNE FEMME, vassale d'Hartcccllc. LIÉNARDE, MARGOT,ribaudes. GENTILSHOMMES ET HOMMES D'ARMES FRANÇAIS ET ANGLAIS. - VASSAUX ET VASSALES DE MAUNT. - BOURGEOIS ET VASSAUX D'HARTECELLE. - RIBAUDES. - PAGES. - VAR- LETS, ETC., ETC. PERSONNAGES DE L'ÉPILOGUE. BERTRAND DU GUESCLIN. OLIVIER DE MAUNY. ALAIN, son fils, page de Du Guesclin. LE DUC D'ANJOU, frère du roi. LE GOUVERNEUR ANGLAIS du château de Randon. UN MÉDECIN. GENTILSHOMMES ET SOLDATS ANGLAIS ET FRANÇAIS. LA GUERRE DE CENT ANS PROLOGUE LE VAINCU DE POITIERS 18 septembre 1356 Une salle basse du chateau de Mann en Poitou. Architecture du (????) le roman; plein cintre; piliers lourds et massifs. Un jour sombre pé- nètre par des tenaces très étroites. - Au fond, une grande porte ronde à deux battants, fermée. - Sur les cétés, deux portes du mémo style, plus petites, ouvertes. - A gauche, une vaste et haute cheminée, avec un grand feu de bois. - Auprès de la cheminée un large fauteuil de chéne sculpté, surmonté d'un écusson aux armes de Mauny. L'écusson de Mauny, timbré de la couronne comtale, aux neuf perles, et supporté par deux lions passants, porte de chêne au naturel sur champ d'or. - Au premier plan, presque au centre de la scène, un banc de bois à dossier avec coussins armoriés. - Des trophées d'armes et de chasse ornent les murailles. - Escabeaux, crédences, dressoirs. SCÈNE PREMIÈRE LA COMTESSE HERMENGARDE DE MAUNY, femme d'une quarantaine d'années, est assise au coin du feu, dans le grand fauteuil, et file son rouet avec gravité. Sur le banc, au pre- mier plan, HUGUES, vieil homme aux longs cheveux blancs, qui paraît avoir quatre-vingts ans, est assis dans l'attitude d'un conteur. - Autour de lui sont groupés les quatre derniers nés de la famille, HUON, JACQUES, PHILIPPE et ALAIN DE NAUNY, qui l'écoutent avidement. Le plus grand a seize ans environ; Alain, le plus petit, Agé de dix ou douze ans, est entre les genoux du vieillard. Au second plan, DOM BERTRAM, le chapelain, se promène lentement de long en large, et lit dans son lige d'heures. HUGUES, continuant son récit. Quand les piquiers flamands, quand les archers génois, Quand tous les hauts barons fameux dans les tournois, D'Harcourt et d'Alençon, ces rivaux magnanimes, L'archevêque de Sens et l'évêque de Nîmes, Flandres, Nevers, Beaujeu, le sire de Thouars, Près de qui les plus fiers paraissaient des couards, Paul, prieur de Conflans et d'Alep en Syrie; Lorsque les gens de pied et la chevalerie Furent anéantis, le roi de France, alors Philippe six, sous qui trois chevaux étaient morts, De ce charnier sanglant mesurant l'étendue, Hurla, tordant ses mains : « La bataille est perdue ! » LES QUATRE ENFANTS. Ah ! HUGUES. Pâle, rassemblant son fougueux palefroi Et brandissant l'épée aux fleurs de lys, le roi Voulait mourir; mais Jean de Ilaynault, le bon comte, Arrêta son cheval, et lui dit : « Tenez compte Que nombre de vaillants sont demeurés ici, Et que c'est bien assez; que du jour de Crécy La France gardera l'éternelle rancune... Vivez pour la venger, vous êtes sa fortune ! » Philippe tourna bride; et tout était fini. ALAIN. Et mon père? HUGUES. Messire Enguerrand de Mauny Se trouvait parmi ceux du roi Jean de Bohême. J'étais son écuyer, et je me souviens même Qu'au matin nous avions communié tous deux. Vers la fin du combat, - j'étais à côté d'eux Et je puis raconter tout ce qu'a fait mon maltre, - Jean de Bohême, aveugle, et blanc comme un ancêtre, Requit le seigneur comte et son autre servant, Ingomar le Bancal, d'entraîner en avant Sa jument du Danube à la robe jaspée, Afin qu'il pût férir encore un coup d'épée; Et, comme un vieux faucon entre deux tiercelets, Ces trois hommes unis coururent aux Anglais. Je les trouvai, la nuit, sur le champ de bataille, Couchés tous trois; et seul, bien qu'une large entaille Ouvrît son front, reçue en brave, par devant, Enguerrand de Mauny fut relevé vivant. II guérit, puis au roi s'en alla rendre hommage. ALAIN, avidement. Après ? HUGUES. Après ? c'est tout ! ALAIN. C'est tout! Ah! c'est dommage. HUGUES. Mais, mon jeune seigneur, c'est bien toujours ainsi Que je vous ai conté l'affaire de Crécy. ALAIN, un peu désappointé. C'est vrai. Vers la fin du récit, la comtesse a laissé sa quenouille et a écouté avec attention, puis elle s'est levée et approchée du groupe formé par Hugues et les entants. LA COMTESSE. Très bien parlé, mon vieil Hugues ! L'histoire Est bonne à répéter. Grave dans la mémoire De ces enfants, grandis aux heures de danger, Le récit des malheurs qu'ils auront à venger. HUGUES, debout. Peut-être qu'aujourd'hui, dame, le roi (le France Les répare? LA COMTESSE, Peut-être!... et c'est notre espérance, Mais c'est ma crainte encor; car mon noble Enguerrand, Qui du choc de Crécy s'est relevé si grand, Et votre aîné, mes fils, sont, à l'heure où nous sommes, Aux côtés du roi Jean de France avec leurs hommes. hier ils s'en sont allés, du côté du levant, Dès le matin, le coeur joyeux, bannière au vent, Trois de front et formant une colonne étroite, Vêtus de fer de pied en cap, la lance droite, Fermes sur leurs chevaux bardés de fer comme eux ; Et l'aurore de pourpre, à l'horizon brumeux, Jetait une lueur fauve sur chaque armure. Parla route poudreuse, avec un lourd murmure, Ils sont partis; et moi, du sommet de la tour, Longtemps je les suivis des yeux jusqu'au détour Du chemin qui les mène aux glorieux voyages. Tout à coup le soleil, déchirant les nuages, Sur les casques, sur les lances, sur le drapeau, Darda ses traits de flamme, et rien n'était plus beau Que cette hydre d'acier, rampant vers les batailles, Dont le midi faisait resplendir les écailles. -Ah! de tous ces amis partis pour les combats, Combien de braves gens qui ne reviendront pas! Qui sait? Ni mon mari, ni mon aîné, peut-être! HUGUES, en colère. Enfer! ne plus pouvoir accompagner mon maître ! Étre vieux, bon à rien! ALAIN, à sa mère. Mon grand frère Olivier, Mère, est bien heureux! HUGUES. Oui. Plus d'un doit l'envier, Messire Alain. Pour lui, c'est la grande journée! Car il a l'heur d'avoir son épée étrennée, Et de combattre, encore enfant, comme un barbon, Sous les yeux de son père et du roi Jean le Bon. LA COMTESSE. Ah! qu'il avait bon air, mon fils, sous la cuirasse! J pressens qu'il sera la gloire de sa race. Mais que Dieu, de sa tête écartant le péril, Me le ramène sain et sauf! LE CHAPELAIN, s'approchant du groupe, avec onction. Ainsi soit-il ! Mais, depuis ce matin, après la sainte messe, Selon votre désir et selon ma promesse, Dans leurs flambeaux d'argent brûlent, devant l'autel, Dix cierges en l'honneur de monsieur saint Michel, Archange et pourfendeur de Satan. Ainsi, dame, Vous pouvez éloigner tout souci de votre âme, Et messire Olivier est sous l'aile de Dieu. D'ailleurs, ce qui devra contribuer un peu A vous donner espoir dans une issue heureuse, C'est que notre excellente armée est plus nombreuse Que celle des Anglais et que, devant Poitiers, Autour du roi, qui vient d'y prendre ses quartiers, Sont rangés les meilleurs parmi ceux qu'on redoute. LA COMTESSE. Certes, notre noblesse est là, pour périr toute Ou pour vaincre et chasser, jusqu'au dernier des leurs, Ces Anglais dont l'orgueil grandit par nos malheurs. Mais la victoire, hélas! que la France souhaite, Peut me coûter autant, à moi, que la défaite. Ah! que de deuils ce soir! N'importe, faible coeur, Mieux vaudrait tous les miens morts que l'Anglais vainqueur! Mais à présent, tout est décidé par la guerre. La nuit est tombée peu à peu. Des pages apportent des flambeaux. La nuit! Ah! cette nuit, je ne dormirai guère. LE CHAPELAIN. Nous prierons tous, madame. LA COMTESSE. Il se fait tard, mes fils. Dom Bertram, menez-les aux pieds du crucifix, Et faites-les prier pour la France, leur père Et le roi. (Les enfants viennent l'un après l'autre mettre un genou en terre devant leur mère, qui leur donne sa main à baiser. Quand vient le tour d'Alain, le plus petit, elle l'embrasse.) Bonne nuit, mes chers enfants ! Le chapelain et les quatre enfants sortent. SCÈNE II LA COMTESSE, HUGUES. HUGUES, se promenant avec agitation. J'espère Qu'on n'a pas oublié les fautes de Crécy, Qu'on est sûr du terrain, et que, cette fois-ci, Dans leur fuite ce tas de ribauds et de drôles Vont sentir nos chevaux leur souffler aux épaules. Taillez, mort-Dieu! taillez !... Et ne pas être là! LA COMTESSE, assise. Oh! mon coeur jamais plus qu'aujourd'hui ne trembla, Notre temps est terrible, et la guerre cruelle. HUGUES. Courage, compagnons! Tue! A Mons-en-Puelle, J'éventrai deux Wallons qui demandaient quartier; Et ceux-la n'étaient pas des Anglais... Un routier Comme moi ne pas voir une pareille fête ! LA COMTESSE. IIugue, a-t-on fait monter un guetteur sur le faîte De la plus haute tour? HUGUES. Oui, mais il fait bien noir : Avant le clair de lune il ne pourra rien voir; Et le temps est couvert. LA COMTESSE. Oh ! l'attente! l'attente! SCÈNE III LA COMTESSE, HUGUES, UN PAYSAN amené par des varlets. LA COMTESSE. Que veut cet homme? (????) UN VARLET. Il dit que vous serez contente, Daine! il a du nouveau, car on prétend là-bas Que les Anglais... HUGUES, vivement, au paysan. On les a battus, n'est-ce pas? LA COMTESSE, au paysan intimidé. Parle donc, mon ami, parle ! LE PAYSAN. Très noble dame, Je ne sais rien, je n'ai rien vu. Pourtant ma femme La Mahaut, qui revient du marché, ce matin A rencontré - mais rien n'est encore certain ! - Notre révérend père Ignace sur sa mule. Il a dit à Mahaut... Mais, darne, j'ai scrupule... Car ce n'est qu'un bruit vague... HUGUES, impatienté. Ah ! le bavard maudit! LA COMTESSE, au paysan. Oui, ne te trouble pas. Eh bien, clame! LE PAYSAN. Il a dit - Mais le moine non plus n'a rien vu par lui-même - Que les Anglais étaient vaincus, qu'un stratagème Des nôtres les avait rejetés dans le Clain, Qu'ils étaient tous noyés, et qu'auprès du moulin Des cadavres étaient arrêtés par la herse... Mahaut vient de rentrer, j'ai pris par la traverse, Et je suis accouru bien vite... Ah! j'oubliais Que le moine avait bu quelque peu. HUGUES, furieux. Grand niais! Que nous importe! LE PAYSAN. Enfin, voilà toute l'histoire. LA COMTESSE. Bien, merci. (Aux varias.) Qu'on lui donne un coup de vin! Le paysan sort avec un des varlets. SCÈNE IV LA COMTESSE, HUGUES, VARLETS. HUGUES, fou de joie. Victoire! Victoire! les nouveaux valent les anciens. Qu'est-ce que j'avais dit? Noyés comme des chiens! A l'eau, le Prince Noir! A l'eau, Chandos! LA COMTESSE. Mon brave, Ta joie est bien hâtive, et le moment est g rave. Qui sait si la nouvelle est sûre? SCÈNE V LA COMTESSE, HUGUES, LE GUETTEUR, VALETS. LA COMTESSE, au guetteur. Qu'est-ce encor? LE GUETTEUR. Noble dame, on entend au loin le son du cor Et comme un bruit confus de cavaliers en fuite. HUGUES. Ils se sauvent, pardieu! Talant! à la poursuite! LA COMTESSE. Mais peut-on distinguer?... LE GUETTEUR. Rien, madame. Le temps Est trop sombre. LA COMTESSE. Dieu soit avec nos combattants, Et que son assistance à notre espoir réponde! Au guetteur. Toi, retourne au donjon, vite! Un instant après le guetteur, Urgande, jeune femme en hail- lons, les cheveux épars, les yeux égarés, est entrée et est venue s'asseoir au coin du feu, sur un escabeau. - Le guetteur sort. SCÈNE YI LA COMTESSE, HUGUES, URGANDE, VARLETS. LA COMTESSE, apercevant Urgande, avec ennui. La vagabonde ! HUGUES, fâché. Urgande ! Que nous veut cet oiseau de malheur? LA COMTESSE, à Hugues. Paix! les fous sont sacrés. URGANDE, comme à elle-mème. Ah! la bonne chaleur!... Et plus d'un aura froid, cette nuit, dans la plaine, Froid pour toujours!... Hier, ils chantaient à voix pleine, Ils buvaient, ils forçaient les filles... Aujourd'hui, Tous ceux qui n'auront pas la honte d'avoir fui, - Noble ou vilain, soldat de race ou de fortune, - Dorment sous le regard glacial de la lune. LA COMTESSE, à Hugues. Que dit-elle donc? HUGUES. Bah! ça n'a pas sa raison. Depuis que les Anglais ont brullé sa maison Et massacré son homme, elle est folle. LA COMTESSE, à Urgande, avec douceur. Ma bonne, Tu parles de fuyrds. Qui donc a fui? URGANDE, avec égarement. Personne... Que m'importe?... J'ai vu des morts et des blessés; Mais étaient-ils Anglais ou Français? Je ne sais. On a tué beaucoup, beaucoup de gens de guerre... Tant mieux ! car ils m'ont fait assez de mal naguère. Elle tombe dans une profonde reverie, puis chante à demi- voix, sur un rythme monotone : J'ai cherché dans la lande verte La fleur qui fait aimer toujours. Comme la maison est déserte! Où sont donc allés nies amours? LA COMTESSE. Qu'elle est triste, ce soir !... Parmi les gens d'ici, Hugues, ne dit-on pas qu'elle est voyante? HUGUES. Si. Et parce qu'elle va cueillir dans les clairières Des simples, en disant de bizarres prières, Qu'elle guérit la lèpre et le mal des ardents, On la croit fée. LA COMTESSE, à Urgande qui regarde le feu. Eh bien ! que vois-tu là dedans, Urgande ? Que lis-tu dans l'âtre qui flamboie? URGANDE, lentement. J'y vois beaucoup de peine, après beaucoup de joie... Je vois un chêne... un chêne avec cinq rameaux verts. LA COMTESSE, inquiète. Les armes de Mauny ! URGANDE. Déjà trois cents hivers Ont fait croître sa tête et durcir son écorce. C'est un arbre géant, plein de sève et de force. Il est farouche et noir; mais l'oiseau le bénit, Car il peut, en avril, y suspendre son nid. LA COMTESSE, à elle-même. Cinq rameaux ? J'ai cinq fils ! et, grande et vénérée, La maison de Mauny protège la contrée ! Est-ce une prophétie? URGANDE. Ah ! là-bas, dans les airs, Un nuage effrayant roule, chargé d'éclairs... La foudre gronde, éclate et frappe !... C'est la tête Qui tombe. LA COMTESSE. Mon époux ! Ah! grand Dieu ! URGANDE. La tempête, Terrible bûcheron à sa tâche acharné, Accable de ses coups l'arbre découronné. - Oh ! des étés vermeils lamentable revanche ! - Une branche est brisée, et puis une autre branche... Mais le roi des forêts brave encore le ciel. LA COMTESSE. Deux de mes fils aussi ! URGANDE. Dans ce sombre duel, Qui donc sera vainqueur?... Une autre branche casse, Et puis une autre, et puis... Mais non, l'orage passe; Et du tronc mutilé, noir des marques du feu, Un rameau, le dernier, grandit sous le ciel bleu ! (Silence. -- Urgande, qui est retombée dans sa reverie, s'éloigne à pas lents, et sort, en chantant d'une voix lente: On pleure dans la salle basse; Le marteau résonne à coups sourds... Hou! Hou! c'est un hibou qui passe. (????) Où donc sont allés mes amours?) LA COMTESSE, absorbée. Un seul de mes enfants survivrait! HUGUES, avec colère, à Urgande qui sort. Vieille folle! A la comtesse: Dame, n'allez-vous pas la croire sur parole ? Ce sont des mots en l'air. LA COMTESSE. Qui sait? (On entend le son rapproché d'un cor.) Le cor! Ouvrez. C'est Enguerrand ! Par la porte du fond, Olivier, le fils aîné, entre violemment. l'armure bossuée, sans casque, haletant et dans le plus grand désordre. SCÈNE VII LA COMTESSE, HUGUES, OLIVIER, puis ENGUERRAND, IIoaIIES D'ARMES, VASSAUX, PAGES, VARLETS. LA COMTESSE, embrassant son fils. Mon fils !... Et ton père? OLIVIER, d'une vois sombre. Pleurez! LA COMTESSE, dans un cri. Ah! ... mort? OLIVIER. Non, mais blessé mortellement. HUGUES. Mon maître! (????) LA COMTESSE. Du secours ! OLIVIER. Vite, vite ! Allez quérir le prêtre, Car on amène ici mon père moribond. Aux vassaux qui sont entrés avec lui. Et nous tous, aux remparts, amis ! Levez le pont ! Quiconque ne vient pas mourir se déshonore. L'Anglais vainqueur nous suit. HUGUES, avec un grand cri. L'Anglais ! Le comte Enguerrand de Mauny, tout sanglant, à demi dépouillé de ses armes et soutenu par deux soldats, parait an fond. La comtesse accourt à sa rencontre. Quelques hommes d'armes, portant les traces du combat, entrent à la suite du ceinte et se mellent à la foule dos vassaux qui envahit la scène. - Moment de silence.- Le blessé, qu'on a déposé sur le banc, se soulève, et, d'une voix profonde : LE COMTE. Vaincus encore! Vaincus toujours ! OLIVIER. Mon père ! LE COMTE. Oui, va ! mon noble fils ! Heureux, trois fois heureux le jour où je te fis! Tu restes brave, toi, quand tout le monde est lâche. OLIVIER. Père, l'Anglais approche. LE COMTE. Eh bien donc, fais ta tâche! Ce château peut tenir deux mois. Si les Anglais Veulent donner l'assaut, enfant, repousse-les. Ils viendront se briser contre nos citadelles... Où les coeurs ont faibli, les murs seront fidèles. OLIVIER. Aux créneaux, compagnons ! Il sort avec les hommes d'armes et les vassaux. SCÈNE VIII LE COMTE, LA COMTESSE, HUGUES, PAGES. LA COMTESSE. Enguerrand, mon époux, Réponds-moi ! LE COMTE. -les enfants ! qu'on les amène tous Un page sort. LA COMTESSE. Votre sang coule; il faut vous panser, seigneur comte. LE COMTE. Ma blessure n'est rien, femme, je meurs de honte. LA COMTESSE. Vous êtes un héros! LE COMTE. Je ne suis qu'un vaincu! HUGUES. Ah ! vous ne mourrez point! LE COMTE. J'ai déjà trop vécu. Tous ont fui ! La France est morte! Je désespère! Mes enfants! Ou sont-ils? Je les veux. Les enfants entrent, amenés par le chapelain. SCÈNE IX LES MEMES, MUON, JACQUES, PIIILIPPE ET ALAIN DE MAUNY, DOM BERTRAM. ALAIN. Ah ! mon père ! Les quatre enfants entourent leur père blessé. LE COMTE. si ses fils. Venez auprès de moi... Toi, femme, écoute bien, Car ton coeur est vaillant et fort comme le mien; Et, pareille à l'écho qui redit les tempêtes, Toi, la mère, il faudra que tu les leur répètes, Ces derniers cris de rage et d'honneur révolté Que je jette en mourant à tant de lâcheté. Et vous, enfants, Alain, Iluon, Philippe, Jacques, Sachez qu'il vaudrait mieux pour vous faire vos Pâques En état de péché mortel; qu'il vaudrait mieux Vendre la sainte hostie aux Juifs astucieux Et contracter avec Satan un pacte infâme, Que de jamais laisser s'effacer de votre âme, Avec le souvenir de nos espoirs trahis, La haine de l'Anglais et l'amour du pays ! - A boire! car je brûle, et la fièvre m'altère. HUGUES, lui présentant à boire. Voici. LE COMTE, après avoir bu. Depuis vingt ans, les hommes d'Angleterre, Sous un prince félon, aventuriers pillards, Las de leur île froide, aux éternels brouillards, Avare de froment et rebelle à la vigne, Foulant sous leur talon le vieux droit qui s'indigne, Ont fondu sur la France, afin de s'y gorger, Tels qu'un vol de corbeaux au milieu d'un verger. On luttait jusqu'ici, sans succès, non sans gloire. Ils s'étendaient partout, hideuse tache noire Qui grandissait toujours sur le sol dévasté, Comme au corps d'un lépreux un ulcère empesté. Cette fois, on croyait proche la délivrance; On espérait les vaincre, enfin! Le roi de France Nous avait conviés tous au suprême effort; Et tous étaient venus, joyeux. Du sud au nord, On avait réuni l'ost et la chevauchée, Communiers court-vêtus, noblesse empanachée, Mercenaires payés par tête un écu d'or ! Et chacun avait fait son devoir, plus encor : Qui devait une lance en avait fourni quatre; Le noble, avec ses fils en état de combattre, Se présentait, lion entre ses lionceaux; Le moindre banneret amenait ses vassaux. Nous étions quatre-vingt mille hommes; la victoire Était sûre; ils étaient acculés à la Loire; Eux-mêmes se sentaient perdus : Plantagenet Offrait de se soumettre; enfin, on les tenait! HUGUES. Mais alors? LE COMTE. Trahison ! déshonneur ! infamie ! Dès le premier effort de l'armée ennemie, Gens à cheval, archers, frondeurs, cranequiniers, Sans avoir combattu presque, - deux corps entiers ! Lâchent pied tout à coup, poursuivis par les flèches. Ainsi qu'au vent d'hiver volent les feuilles sèches, Ils courent dans la plaine, abandonnant le roi. Et ceux qui, les premiers, cédèrent à l'effroi, Ceux-là devaient montrer l'âme la plus loyale : C'étaient des chevaliers d'une race royale, C'étaient tous les seigneurs des fleurs de lys, enfin, - Oh! j'en pleure! - c'était monseigneur le Dauphin ! HUGUES. Ainsi donc tout le monde a fui? Toute l'armée? L E COMTE, après un signe de dénégation. La bataille du roi n'était pas entamée; Et presque tous ceux-là sont morts ou prisonniers. HUGUES. Mais le roi Jean? LE COMTE. Le roi fut parmi les derniers Qui tinrent bon autour de la vieille bannière: Terrible, ensanglanté, secouant sa crinière, Longtemps il arrêta les Anglais menaçants. Auprès de lui, son fils, un enfant de treize ans, Parait les coups. Tous deux avaient une blessure, Et, bien qu'à ce moment la défaite fût sûre Et que par la saignée ils fussent affaiblis, Ils se battaient encor pour la gloire des lys. Ah! ce sont deux héros! ce sont deux cours sublimes! A leurs côtés, mon fils et moi, nous combattîmes Jusqu'à la fin, tenant les Anglais en échec... Mais tout était perdu. Quand Denys de Morbec Reçut le gant du roi dont l'arme était brisée, Réunissant alors notre force épuisée, invoquant saint Michel, et, la hache à la main, A travers l'ennemi nous frayant un chemin, Nous pûmes, tout couverts de sang, comme en démence, Sortir sans déshonneur de ce désastre immense... - Ah ! je me sens mourir! Chapelain, absous-moi! Je suis un grand pécheur, mais je meurs pour mon roi, Pour la France! Le chapelain étend la main sur la tète du comte, qui défaille. LA COMTESSE, avec désespoir. La France est perdue et flétrie! LE COMTE, se redressant. Qu'ai-je entendu? Qui donc doute de la patrie? Plus près, enfants, plus près! Que je vous sente tous... J'ai quelque chose encore à vous dire. A genoux ! A votre tige, on oublie aisément; mais j'espère Que vous vous souviendrez d'avoir vu votre père Mourir devant vos yeux en maudissant l'Anglais. Les hontes d'aujourd'hui, mes enfants, lavez-les! Grandissez, car l'espoir des vengeances lointaines Est en vous; devenez soldats ou capitaines; Mais songez aux aïeux et chassez ces maudits! Et, pour vous rappeler les choses que je dis, Plus tard, quand il faudra, je veux que ma blessure A vos têtes d'enfants laisse une éclaboussure... Je vous lègue à la mort, tout en vous bénissant. Soyez braves!... Adieu, fils marqués de mon sang! Il plonge sa main dans sa blessure béante et la pose, toute sanglante, sur le front de ses quatre fils. LA COMTESSE. Ah! c'est affreux ! Tumulte au dehors. SCÈNE X LES MÊMES, OLIVIER. OLIVIER, entrant vivement, l'épée à la main. L'Anglais !... Il arrive, mon père! Mais tout est prêt. Mauny défendra son repaire. Nos hommes sont armés et nos murs bien garnis. Qu'il vienne !... LE COMTE. Bien, mon fils !... Il se lève, et dans un supréme effort : Montjoie et Saint-Denis ! Il tombe mort. LA COMTESSE, à genoux. Mort! Ah ! miséricorde! HUGUES, affolé. Une épée ! une épée ! Olivier, entouré de Philippe, Huon, Jacques et Alain de Mauny, étend son épée sur le cadavre du comte. OLIVIER. Le chêne ne meurt pas dont la tête est coupée. Mon père, j'ai gagné sous toi mes éperons, Et je jure, avec eux, que nous te vengerons ! Il désigne du geste ses jeunes frères. FIN DU PROLOGUE ACTE PREMIER BERTRAND DU GUESCLIN Avril 1368 (????) Au château de Mauny. - La salle des armures. SCÈNE PREMIÈRE OLIVIER, CLOTILDE. On entend au dehors des fanfares de chasse qui s'éloignent. CLOTILDE, au fond de la scène et parlant au dehors. Messire Du Guesclin, bonne chasse! OLIVIER. Il s'éloigne Et je ne doute pas que bientôt il ne joigne Cette louve qui m'a décimé mes troupeaux. Brave ami ! C'est ainsi qu'il use du repos De la trêve. Chacun, débouclant sa cuirasse, S'en va vite revoir sa femme qu'il embrasse Et son petit enfant qu'il retrouve grandi; liais le rude Breton craint trop d'être engourdi Par les molles douceurs du lit et de la table; Et, s'il entend parler d'un gibier redoutable, - Que ce soit un routier anglais ou bien un loup, - Du Guesclin, excité par l'espoir d'un beau coup, Va l'attaquer, le tue, et rapporte la tête Ou le butin sanglant de l'homme ou de la bête. CLOTILDE. Vous aimez Du Guesclin? OLIVIER. Certes, il m'est bien cher, Et nous sommes unis comme l'âme et la chair, Tous deux, par des liens qui ne sont pas fragiles; Car en joignant nos mains sur les saints Evangiles, Nous nous sommes juré, pour nous et pour nos hoirs, Par sang et par fiance, et par tous nos pouvoirs, Contre tous, en tous cas de péril ou d'esclandre, De toujours nous aider, conforter et défendre, Sauf contre l'ancien droit, qui n'est jamais caduc, Des suzerains : le roi de France et le bon duc De Bretagne, pour qui sire Bertrand commande La tour de Pontorson sur la côte normande. Que celui qui rompra le pacte soit honni! CLOTILDE. J'ai donc bien fait, cousin, de venir à Mauny, Car je puis, dans un temps troublé comme le nôtre, Avoir un jour besoin de son bras et du vôtre. OLIVIER. Vous menacerait-on? CLOTILDE. Peut-être. Mon mari... OLIVIER. Le bâtard de Mareuil ! CLOTILDE. Oui, le vil favori De Charles le Mauvais est toujours en intrigue. Il voyage, ourdissant on ne sait quelle ligue Entre le Navarrois et les gens d'outre-mer, Dont il dépend, étant bailli de Saint-Orner Et viguier de Saint-Jean-de-Luz en pays basque. OLIVIER. Une ligue ! Tant mieux ! Qu'ils jettent clone le masque ! Cette trêve menteuse a duré trop longtemps : Qu'ils la rompent! Pardieu! nous serons tous contents.. Oui, mais Charles, ce roi de France au coeur de lièvre, Sera-t-il enfin pris de quelque noble fièvre? J'en doute, car depuis déjà huit ans entiers II porte le front haut sa honte de Poitiers. CLOTILDE. C'est vrai, mais cette fois il faudra bien qu'il ose, Car il doit se tramer contre lui quelque chose De grave. Mon mari se démène. A Bordeaux, Il est allé, le mois dernier, trouver Chandos Et voir le Prince Noir, dans le plus grand mystère. Moi qui vis seule dans IIartecelle, ma terre, Sous la protection du roi Charles, j'ai su Qu'autour de mon château des gens l'ont aperçu, Sous un déguisement, en espion qui rôde. La guerre déclarée, il tentera par fraude Ou par un coup de main d'enlever mon manoir; Aussi, mon cher cousin, comme il faut tout prévoir, Par avance je viens vous demander votre aide. OLIVIER L I VIE R, avec chaleur. Ma cousine, c'est bien. Tout ce que je possède, Mon trésor, mes vassaux et mon bras sont à vous. Hélas! pourquoi faut-il qu'à cet indigne époux, Jeune fille, on ait pu vous livrer sans défense!... Oh ! qu'il est loin le temps béni de notre enfance Où j'admirais déjà vos yeux ensorceleurs! Je vous servais de page et portais vos couleurs, Et j'étais attendri par la gente manière Dont vous saviez ouvrir votre main aumônière; Et je rêvais déjà, sans rien dire, à ce jour Où je verrais, le coeur tout débordant d'amour, Du seuil jonché de fleurs de ma tour pavoisée, Sur son destrier blanc venir mon épousée, Pendant qu'au ciel joyeux les cloches du beffroi Enverraient leur salut ainsi que pour le roi! - Oh! comme l'espoir ment et que l'heure en est brève! - La clameur de la guerre interrompit mon rêve. Je combattis, je fus prisonnier des Anglais, Je restai dix-huit mois otage dans Calais, Je revins... Vous étiez la femme de ce traître ! Oh ! je le tuerai! CLOTILDE. Non, car Dieu seul est le maître De rompre un joug si lourd et si honteux pour moi. Fidèle à mon serment qui fut de bon aloi, Je suis prête à subir jusqu'au bout mon épreuve. Jamais son meurtrier n'épousera sa veuve! OLIVIER. Clotilde!... CLOTILDE, l'arrêtant. Plus un mot !... Votre frère ! Alain entre, tenant une viole et archet. SCÈNE II OLIVIER, ALAIN, CLOTILDE. CLOTILDE, à main. Ah ! cousin, Ainsi qu'aux Cours d'amour du pays toulousain, Berceau du doux langage à la rime sonore, Vous voici donc avec l'archet et la mandore! Vous nous avez déjà montré, beau jouvencel, Ce vitrail où l'on voit saint George et ce missel Où sont peints les bergers et la Vierge Marie. A présent, dites-nous de vos vers, je vous prie. Olivier m'a vanté les expertes façons Dont vous savez rimer et dire des chansons. ALAIN s'incline, et chante en s'accompagnant sur sa viole. VILLANELLE. J'ai perdu le coeur de ma mie, Le tiers dimanche de l'Avent; Désormais je n'aimerai mie. De ses yeux la douce alchimie Avait fait de moi son servant; J'ai perdu le coeur de ma mie. Plus gente que Déidamie, Elle avait l'esprit à l'évent; Désormais je n'aimerai mie. Dédaignant ma plainte gémie, Elle me fuit dorénavant; J'ai perdu le coeur de ma mie. Ainsi que du pain qu'on émie, Elle a jeté nia joie au vent; Désormais je n'aimerai mie. Ame triste et face blêmie, Je pleure et j'y rêve souvent; J'ai perdu le coeur de ma mie, Désormais je n'aimerai mie. CLOTILDE. Ah ! mon gentil cousin, la villanelle est tendre, Elle touche, et j'ai pris grand plaisir à l'entendre. ALAIN, avec une nuance de tristesse. C'est beaucoup de bonté, madame; merci bien! J'étais faible, on m'a fait peintre et musicien : De poésie et d'art ma vie est occupée. Mais mon frère est fort, lui! c'est un homme d'épée ! Fier au soir vous prêtiez l'oreille à ses récits D'Anglais exterminés et de Gallois occis... Et vos yeux s'allumaient de joie et de colère !... Eh bien! puisque tous deux nous gâchons à vous plaire, Lesquels préférez-vous - répondez sans détour - De ses hauts faits de guerre, ou de mes chants d'amour`! CLOTHILDE, tendant ses mains aux deux frères. Ne soyez point jaloux, chers amis que vous êtes : J'aime autant les vaillants que j'aime les poètes. OLIVIER, à Alain. Ne parle pas ainsi, petit frère : on dirait Que tu souffres toujours de ton même regret. Ne sais-tu pas que si, de par mon droit d'aînesse, J'ai dû jusqu'à présent écarter ta jeunesse Du pénible métier des armes, que je suis, C'est que tu n'étais pas, hélas! comme je suis; C'est que ton corps d'enfant, si frêle et si débile, A manier le fer te rendait malhabile? N'y songe plus. Tu n'es pas fait pour guerroyer. Sois un grand clerc; deviens un illustre ouvrier; Écris sur le vélin, en de savantes rimes, Des preux du temps présent les loyales escrimes, Et, donnant le laurier à ces héros obscurs, Fais resplendir leurs noms dans les siècles futurs. ALAIN. Mon Olivier, tu veux consoler nia faiblesse. Merci !... Mais je descends d'une antique noblesse, Et moi, le dernier fils de pères si fameux, Je ne combattrais pas pour mon pays comme eux? Et dans quels temps encore, à quelle heure suprême ! Quand la France vaincue et doutant d'elle-même A signé, - souvenir terrible qui nous point! - Sous la main de l'Anglais qui lui broyait le poing, Ce traité que sa haine à jamais désavoue Et dont nous gardons tous la honte sur la joue! 0 Brétigny ! traité fatal ! Ils nous ont pris Dix provinces; ils sont à dix jours de Paris; On doit trois millions d'écus d'or; ils sont maîtres Chez nous, sur le vieux sol où dorment nos ancêtres ! Et, seul, ne faisant rien pour venger nos revers, Moi, je peins une image et je chante des vers ! OLIVIER. Alain! ALAIN, avec une exaltation croissante. Mon père est mort â Poitiers; mes trois frères, Malgré la trêve, épris des luttes téméraires, Aux Anglais ont encor voulu donner souci, Et les ont appelés aux champs clos sans merci ! Philippe fut tué devant Dol en Bretagne; Jacques, qui fit sous toi sa première campagne, Eut l'honneur de mourir de la main de Chandos, Dans un tournoi; Huon enfin, - c'est là son los ! Au siège de Dinan défendit une porte : Seul contre six et sans vouloir crier main-forte, Il les occit, n'ayant pour arme qu'un épieu, Puis rendit l'âme. Ils sont à la droite de Dieu, Qui leur permit d'avoir une mort noble et prompte. Nous restons tous les deux : toi, le seigneur, le comte, Le chef! moi, le petit, le cadet, l'orphelin ! Émule et compagnon de Bertrand Du Guesclin, Ce terrible soldat, ce subtil capitaine, Qui seul ose braver l'Angleterre hautaine, Ton nom, comme le sien, est connu des Anglais! Tandis qu'insoucieux je compose des lais Sur avril renaissant et l'amante rêvée, Et, pareil à l'aiglon, dernier de la couvée, Alors que mes aînés ont tous pris leur essor, Je reste au nid, tremblant et sans plumes encor!... C'est vrai ! je ne peux pas ! Ah ! lorsque je contemple Le passé de ma race entière et ton exemple, Vois-tu ! frère, je sens ma raison s'égarer ! Je souffre ... O L I V I E R , s'approchant de son frère. Mon Alain ! ALAIN, avec désespoir. Non laisse-moi pleurer. Il sort brusquement. SCÈNE III CLOTILDE, OLIVIER. CLOTILDE. Pauvre enfant ! OLIVIER. Comme vous, son désespoir m'afflige. Je voudrais le calmer, cousine ! mais que puis-je? Si dans un corps souffrant sa grande âme en prison Aspire à s'envoler vers le vaste horizon, Regardez sa poitrine étroite et son front blême Je dois, moi qui lui tiens lieu de père et qui l'aime, Lui défendre toujours, quoi qu'il en ait d'ennui, Le métier de soldat, bien trop rude pour lui. -Ce devoir, un motif plus grave me le trace. Une prédiction pèse sur notre race, Qui nous destine tous à de sanglants trépas, Sauf un seul. Trois déjà sont morts. Je ne crois pas -Ma foi me le défend - à cette prophétie; Mais pourtant il faut bien que mon coeur s'en soucie; Car ma mère avait vu, dans un jour solennel, Le front d'Alain marqué par le sang paternel, Et, sur son lit de mort, elle me fit promettre De veiller sur mon frère et de ne pas permettre Qu'Alain connût la guerre et son enivrement; Et, tant que je pourrai, je tiendrai mon serment. CLOTILDE. Mais si la guerre vient, dont le bruit se propage, Que ferez-vous? OLIVIER, avec un geste de résignation. Hélas ! Entre un page. Que demandes-tu, page ? LE PAGE, à Clotilde. Darne, on veut vous parler sur-le-champ. Un vassal D'Hartecelle, envoyé par votre sénéchal... OLIVIER. Un messager! Il faut savoir ce qu'il réclame. CLOTILDE. Qu'il entre. OLIVIER, à Clotilde. Je vous laisse. Le page et Olivier sortent. SCÈNE IV CLOTILDE, LE BATARD DE MAREUIL. Il entre, la tête couverte d'un capuce et vêtu comme un homme du peuple. CLOTILDE. Eh bien? LE BATARD, se découvrant. C'est moi, madame. CLOTILDE. Mon mari! LE BATARD. Sachez donc pourquoi je suis venu. Je vous suis un objet d'horreur, c'est convenu, Et -vous n'en croyez rien - la chose m'est très rude! Or, tant que vous viviez en dame honnête et prude, Je ne vous gênais point; mais, c'est bien différent, Je vous trouve installée ici chez ce parent Qui vous aimait jadis et qui vous aime encore, Et, sans croire au cruel soupçon qui me dévore, Je vous dis d'un esprit calme et sans me fâcher : Ce n'est point votre place. Et je viens vous chercher. CLOTILDE, avec hauteur. Vous n'avez pas le droit de blâmer ma conduite. Je rie vous connais plus, et si j'en suis réduite A venir requérir l'aide de mes cousins, C'est que j'ai pénétré sans peine vos desseins. IIartecelle est la clef de la marche angevine, Et Charles le Mauvais voudrait - je le devine - Prendre ce château fort où je tiens pour le roi. LE BATARD. Et quand cela serait ! Ilartecelle est à moi, C'est votre dot! CLOTILDE. Le roi m'a rendu mon domaine, En me faisant libre. LE BATARD, violemment. Ah ! nulle puissance humaine Ne peut vous affranchir du lien conjugal 1 Quant à l'avis du roi, cela m'est bien égal Qu'il vous protège ou non, ce lâche et cet avare ! Et mon seul suzerain, c'est Charles de Navarre. CLOTILDE. Oui, l'ami des Anglais ! LE BATARD. Je n'obéis qu'à lui. CLOTILDE. Vous êtes des félons tous deux, car aujourd'hui On vous voit, pour servir une basse rancune, Avec nos ennemis faire cause commune! LE BÂTARD. J'imite la victoire... Elle suit leurs clairons. CLOTILDE. La victoire est changeante, et nous la reverrons ! LE BÂTARD. Par Crécy, par Poitiers, l'avenir se devine. CLOTILDE. N'avons-nous pas aussi Taillebourg et Bouvine? LE BATARD. Philippe et Louis neuf furent de très grands rois; Mais comparez-les donc à Charles de Valois, Ce malade, ce clerc qui tremble dans son Louvre ! CLOTILDE. Sa faiblesse est peut-être un masque dont il couvre Des projets dont l'Anglais un jour s'étonnera! LE BATARD. Soit! Gardez cet espoir. Mais, quand ce jour viendra, Quelle armée aurez-vous ? Les fuyards de la veille. CLOTILDE. Laissez faire ! Qui sait si le soldat qui veille A son créneau n'est pas le héros de demain? LE BATARD. L'Angleterre est puissante. Elle tient dans sa main Cette France, avec qui la gloire a fait divorce. Si vous avez le droit, nous, nous avons la force, Et cela vaut mieux. CLOTILDE, dédaigneuse. Lâche ! LE BATARD, avec colère. Ah ! c'est trop. Voulez-vous Me suivre? CLOTILDE, résolument. Non, jamais ! LE BATARD. Prenez garde! L'époux Que vous bravez, madame, a sa vengeance prête... Je veux votre château. Je l'aurai. Par la tête Et par le corps du Christ !... Et je vous châtierai ! CLOTILDE. Vous me parlez, monsieur, d'un ton bien assuré; Et, si de vous punir il me prenait envie, Je pourrais bien d'un mot... LE BATARD, avec un sourire ironique. Oui, j'ai risqué ma vie. Vous pouvez appeler votre amant. CLOTILDE, indignée, avec force. Vous mentez! SCÈNE V CLOTILDE, LE BATARD DE MAREUIL, ALAIN. ALAIN, entrant vivement. Cousine, que vous veut cet homme? CLOTlLDE, se remettant. Rien. Au Balard. Sortez ! LE BATARD, s'inclinant, et d'un ton douteux. J'agirai donc selon vos désirs, châtelaine. CLOTILDE. Allez ! Le Balard sort. ALAIN. Cet homme avait le regard plein de haine; Sa voix était farouche et semblait menacer. CLOTILDE. Il parlait un peu haut, mais je dois l'excuser. C'est un bon serviteur. ALAIN, avec feu. Je mourrais, je vous jure, Avant que devant moi quelqu'un vous fit injure ! CLOTILDE, souriant. Merci ! Fanfares au dehors. Mais les chasseurs reviennent au château. ALAIN. C'est Du Guesclin ! SCÈNE VI ALAIN§ CLOTILDE, BERTRAND DU GUESCLIN, OLIVIER, PAYSANS ET VARLETS, avec tout un équi- page de chasse. - Quand Du Guesclin parait au fond, ses habits en lambeaux et portant dans sa main la tète d'une louve, il est salué par un long cri. LES PAYSANS. Hurrah ! hurrah ! DU GUESCLIN. Par saint Kado ! La bête avait mis bas, la semaine dernière, Cinq louvards... Elle était sur eux dans sa tanière, Et les a défendus avec rage, sans fuir. La voilà... Un page le débarrasse de la dépouille de la louve. Si j'y perds une veste de cuir Qui m'avait bien coûté deux sous d'or à la foire De Vitré, j'ai du moins, madame, cette gloire De mettre ce hideux trophée à vos genoux; Et ces braves gens-là, pour qui les maîtres loups, Autant que les routiers anglais, sont redoutables, En auront six de moins à piller leurs étables. Du Guesclin prend une poignée de monnaie dans son escar- celle et la jette aux paysans. LES PAYSANS. Vive sire Bertrand ! OLIVIER, A Du Guesclin. Comme te voilà fait ! Vous avez donc lutté corps à corps? DU GUESCLIN, avec bonhomie. En effet! OLIVIER. Elle t'a blessé? DU GUESCLIN. Non, mais la lutte fut chaude; Et j'ai moi-même ouvert le ventre à la ribaude, Qui, par Dieu! m'a marqué la chair avec ses crocs. Mais, assez là-dessus !... Fais apporter des brocs, - Le bon vin c'est encor la seule médecine ! - Et buvons en l'honneur de ta belle cousine. CLOTILDE. Et moi-même, je veux remplir votre hanap, Sire Bertrand. DU GUESCLIN. Pour moi qui suis, de pied en cap, Le plus disgracieux gentilhomme de France, Grand merci de l'honneur et de la préférence ! Car de ces faveurs-là je suis peu coutumier. Je sais que je suis laid, et que sous mon cimier S'étale une vilaine et malplaisante face. Je n'ai pas l'air galant. Que veut-on que j'y fasse? Tiphaine Raguenel trouve beau son mari! Et si, de son balcon, quelque femme a souri De ce chevalier gauche et de rude figure, Par saint Kado! Bertrand Du Guesclin n'en a cure, Et se dit que son front, meurtri par le labeur De la guerre, aux Anglais quelquefois a fait peur! CLOTILDE. Oui, vous êtes la fleur de la chevalerie! Et si vous étiez pris par l'Anglais, je parie Que toutes, de Quimper jusques à Pontorson, Les femmes, pour gagner l'or de votre rançon, Faisant prier pour vous l'enfant qui s'agenouille Et sans plus rire alors, fileraient leur quenouille ! ALAIN, à part. Auprès de ce héros, être ce que je suis ! Et devant elle! Des pages ont apporté à boire. Clotilde a empli une coupe et l'offre à nu Guesclin. DU GUESCLIN, levant le hanap. A vous d'abord, madame! Et puis Aux paysans. A vous tous, mes amis !... Il boit. - A Olivier. Ton vin est bon. SCÈNE VII LES MÊMES, THIBAUD, précédant un groupe de jeunes filles dont la première porte un gros bouquet. THIBAUD, it Du Guesclin. Messire, On sait dans le pays que vous venez d'occire La louve qui faisait tant de mal. DU GUESCLIN. Ce n'est rien; J'ai tué mieux ! Après? THIBAUD. C'est que l'on voudrait bien Vous remercier. DU GUESCLIN. Bah ! THIBAUD. Tout le monde est en joie; Et pour vous le marquer, messire, on vous envoie Un bouquet. DU GUESCLIN, surpris. Un bouquet? à moi? Ces braves gens! LA JEUNE FILLE, s'approchant do Du Guesclin. Monseigneur, acceptez ces humbles fleurs des champs.. C'est l'hommage naïf du pauvre qui vous aime; Et leur faible parfum est comme notre emblème, A nous, simples d'esprit, qui savons bien aimer, Mais qui ne pouvons pas si bien nous exprimer. DU GUESCLIN. Ah ! je suis tout ému !... Mais c'est qu'elle est gentille Avec ses fleurs !... Allons! embrasse-moi, ma fille ! Il embrasse la jeune fille. LES PAYSANS. Vive Du Guesclin ! OLIVIER, serrant la main de Du Guesclin. Ah! mon brave compagnon, Comme j'aime à les voir glorifier ton nom ! On te connaît ici, l'on t'aime, et nul n'ignore Que si leur seigneur peut les protéger encore, C'est à toi qu'on le doit. Au siège de Dinan Tu m'as sauvé la vie. DU GUESCLIN, avec brusquerie. A son tour maintenant! Il va recommencer son éternelle histoire ! Laissons cela... Je veux, pour fêter ma victoire, Parmi tes paysans faire encore un heureux. A la jeune fille. Petite, tu dois bien avoir un amoureux? LA JEUNE FILLE. Dame! j'aurai seize ans viennent Pâques-Fleuries ! DU GUESCLIN. Par le diable! il est grand temps que tu te maries. Je veux faire ta dot. THIBAUD, s'approchant et saluant. Merci bien, monseigneur! DU GUESCLIN, à Thibaud. Comment! c'est toi, coquin ! On te fait trop d'honneur. Enfin, ayez beaucoup d'enfants !... Ah ! mais j'y songe... A la jeune fille. Te doter?... c'est en vain qu'en ma bourse je plonge, Je n'ai plus un écu ! OLIVIER, à Du Guesclin. Je suis là. DU GUESCLIN, Ôtant son collier d'or. Non, merci ! A la jeune fille. Tiens, ma mignonne, prends le collier que voici. Il vaut cent écus d'or et me vient, qu'on le sache! D'un gros Gallois que j'ai tué d'un coup de hache, Dans un champ clos, étant à Londres prisonnier. Il lui passe son collier au cou. OLIVIER, à Thibaud. Allons! et je te prends, Thibaud, pour fauconnier. CLOTILDE. Quant à moi, je m'engage à parer l'épousée. (????) LES PAYSANS. Vive Mauny ! Largesse ! THIBAUD, à la jeune fille. Ah petite rusée, Il t'a pris tout de même un baiser... LA JEUNE FILLE. Fi vilain! Est-ce qu'on est jaloux de Bertrand Du Guesclin ? Les vassaux remontent au fond. DU GUESCLIN, à Olivier, en lui montrant les paysans. Tiens ! mon bon Olivier, regarde-les, ces hommes De peine et de labour! Dans ce temps où nous sommes, Ils sont trop malheureux et trop déshérités, Vraiment ! Ils sont battus, pillés de tous côtés. Pauvre Jacques, sa vie est comme un mauvais rêve: Il souffre de la guerre, il souffre de la trêve; La paix même, la paix est un vain mot pour lui! Le routier, hier soldat et voleur aujourd'hui, Prend le pain de son champ et le vin de sa vigne, Et le paye à grands coups de gaule. C'est indigne! Nous ne sommes pas, nous, parmi ces malfaisants : Nous battons les Anglais et non les paysans; Mais cette vérité par nous deux seuls est crue, Que noble épée est soeur de rustique charrue, Et que le fer devant qui l'Anglais a tremblé Doit protéger celui qui fait pousser le blé! OLIVIER. Mon noble ami! ALAIN, à part. Si grand et si bon! Oh! la gloire! DU GUESCLIN, se m@lant aux paysans. Çà ! mes enfants, causons ensemble. J'aime à croire Que vous êtes contents, n'est-ce pas ? A un paysan très vieux qui s'approche en tenant un petit enfant par le bras. Que veux-tu, Compère? LE VIEILLARD. J'ai bientôt cent ans; j'ai combattu Sous Louis le Ilutin et je vais sans béquille, Et j'amène le fils de ma petite-fille, Qui sera, comme moi, soldat sous son seigneur, Afin qu'en l'embrassant vous lui portiez bonheur! DU GUESCLIN. Très volontiers. Il prend l'enfant dans ses bras. Il est charmant, le petit drôle ! Jouant avec l'enfant. Voyons ! tu n'as pas peur ? reste sur mon épaule. Ah ! quand j'avais ton âge, à la Motte-Broon, J'étais un gars méchant et laid comme un démon, Je me battais toujours avec mes camarades, Et je donnais déjà de solides bourrades ! A Thibaud. Eh ! Thibaud, par ici! Sais-tu que tu m'as l'air Solidement pourvu de muscles et de chair !... THIBAUD, modestement. D'un coup de poing j'assomme un boeuf ! DU GUESCLIN, riant. C'est estimable; Et comme tu parais un garçon fort aimable, Un de ces beaux matins nous lutterons tous deux, Corps à corps. THIBAUD. Monseigneur, c'est assez hasardeux, Mais volontiers. On entend une fanfare. OLIVIER. Quelle est la fanfare qui sonne? UN PAGE, entrant. C'est le héraut de France. OLIVIER. Ah ! je veux en personne Le recevoir. Entre le héraut accompagné de deux trompettes. SCÈNE VIII LES MÊMES, LE HÉRAUT. OLIVIER. Salut, héraut! LE HÉRAUT. Salut à tous ! Je suis porteur d'un bref royal. Lequel de vous Est le seigneur Bertrand Du Guesclin? DU GUESCLIN, iodlé aux paysans et portant toujours le petit enfant. Moi. Geste d'étonnement du héraut. Sur un signe d'Olivier, il pré- sente le bref du roi A Du Guesclin. LE REHAUT.Messire, Lisez. Il est pour vous. DU GUESCLIN. Ah! je ne sais pas lire. LE HÉRAUT, lisant. « Ce jourd'hui, deux avril, l'an de Notre-Seigneur Jésus-Christ treize cent soixante-quatre, honneur Et salut à celui qui lira ce message! Comme d'un guerroyeur très vaillant et très sage, Ayant ouï parler de Bertrand Du Guesclin, Moi, Charles, roi de France, et me sentant enclin A le gratifier de ma faveur royale, Le requiers, invoquant sa féauté loyale D'homme prudent et sûr et connu comme tel, De me venir trouver au Louvre, en mon hôtel! » Signé : « Charles. » Aux trompettes. Sonnez encore une fanfare. Fanfare. DU GUESCLIN, au héraut. C'est bien. J'obéirai. A part. Qu'est-ce donc que prépare Ce moine sans le froc qu'on appelle le roi, Pour vouloir s'attacher un soldat comme moi? OLIVIER, à un page. Page, qu'on prenne soin du héraut! LE HÉRAUT. Merci, comte! Je repars. DU GUESCLIN, à Olivier. Fais seller mon cheval, car je compte Voyager avec lui. Au héraut. Nous partons de ce pas. A Olivier. Frère, adieu ! Il embrasse Olivier, salue la dame de blareuil et sort au fond, suivi de tout le monde. Clotilde sort à droite. ALAIN, à part, avec rage. C'est la guerre! Et je n'en serais pas ! Il arrête Olivier, qui allait sortir le dernier. SCÈNE IX OLIVIER, ALAIN. OLIVIER. Que me veux-tu? ALAIN. Deux mots! Frère, il faut que tu saches Que je suis las de vivre ainsi, comme les lâches, Quand tous les chevaliers chaussent leurs éperons Et quand, parmi l'appel éclatant des clairons, La France pour la lutte héroïque se lève; Que je suis gentilhomme; et que j'ai fait ce rêve, Sous le drapeau royal trop longtemps insulté, De me battre en soldat, mon frère, à ton côté. OLIVIER. Ah! c'est bien notre sang qui fermente en ses veines... Mais quitte, mon Alain, ces espérances vaines. Je te l'ai toujours dit : cela ne se peut pas. ALAIN. Ma faiblesse?... Je sais ce que tu répondras, Car voilà l'éternel refrain dont on me berce. Eh bien ! non! tous les jours, aux armes je m'exerce, Et jeune fauve en cage, aux appétits grondants, J'aiguise à mes barreaux mes griffes et mes dents. Fais-moi libre, Olivier, que je te remercie ! OLIVIER, à part. Qu'il ignore toujours la sombre prophétie : L'un de nous doit mourir, il faut que ce soit moi! Haut. Mon Alain, je ne puis! ALAIN. Mais pourquoi donc? pourquoi? OLIVIER. Tu le sais. Obéis aux voeux de notre mère, Car ton aîné ne fait que les suivre. ALAIN, avec révolte. Chimère! Quand les hommes de coeur s'arment de toutes parts, Si ma mère vivait, elle me dirait -Pars ! OLIVIER, à part. Il dit vrai. Noble enfant! Haut. Mais non, c'est impossible, Mon pauvre Alain! ALAIN. Ainsi tu restes insensible! Tu ne conçois donc pas le dégoût qui me prend De me voir si petit avec un nom si grand, Comme si notre race en moi fût énervée ? Car depuis Job le Loup, leude de Mérovée, Qui, sous le rude chef des Franks aux cheveux longs, Combattit Attila près des murs de Châlons, Ancêtre glorieux d'une maison prospère, Jusqu'au noble Enguerrand de Mauny, notre père, Mort de rage, le soir néfaste de Poitiers, Tous furent des soldats; et ces barons altiers Ont bâti dans l'histoire une oeuvre colossale ! Tiens ! quand j'erre la nuit dans cette vaste salle Où leurs habits de fer sont rangés tout debout, Ah ! vois-tu ! j'ai la fièvre alors, et mon sang bout; Car, frémissant devant ces armures géantes, Je crois voir dans le trou des visières béantes S'allumer des regards et tomber de leurs yeux La malédiction terrible des aïeux! OLIVIER, à part. Oh ! je l'embrasserais !... mais mon serment l'exige. Haut. Main, tu ne dois pas être soldat, te dis-je. ALAIN, avec colère. Une raison, pour Dieu ! OLIVIER. Tu ne peux la savoir; Mais je suis ton aîné, je remplis mon devoir. ALAIN, violemment. Tu sais que nous aimons tous deux la même femme, Et tu veux m'avilir à ses yeux. OLIVIER, avec un cri douloureux. C'est infâme!... M'accuser! A part. Ah ! malheur sur nous ! Il l'aime aussi. ALAIN. Qu'en dis-tu? N'ai-je pas vu clair dans tout ceci? Oui! n'as-tu pas toujours affecté devant elle De me traiter ainsi qu'un enfant en tutelle, Capable seulement d'être un jouéur de luth? Tu savais que le seul mérite qui lui plût Par-dessus tout, c'était une âme téméraire... Grâce à toi, j'avais l'air d'être un lâche, mon frère, Et surtout près de vous, mon glorieux aîné ! Répondez maintenant, ai-je bien deviné? OLIVIER, avec égarement. Main, tu me fais mal ! Cruel enfant, arrête ! Ce dessein monstrueux que ta douleur me prête... ALAIN, violemment. Allons ! je ne suis plus l'enfant que tu trompas. Jure-moi seulement que tu ne l'aimes pas. OLIVIER. Eussions-nous le malheur de l'aimer l'un et l'autre, Pauvre Alain, quel espoir pourrait être le nôtre, Puisqu'un désir, au fond de notre coeur caché, Y mettrait la souillure horrible du péché? Aux enfants de Mauny les guerres sont funestes, Et déjà trois de nous sont morts; toi seul me restes. Vis pour que notre nom subsiste; assez de deuil ! Ne me fais pas pleurer sur un nouveau cercueil. ALAIN, ironiquement. C'est trop t'inquiéter, en ta peur fraternelle, Pour mon corps périssable et mon âme éternelle ! Je veux me battre ! OLIVIER, nettement. Eh bien ! moi, je te le défends ! ALAIN. Je suis las d'obéir ainsi que les enfants. J'ai soif de liberté, je pars, et dès cette heure, Comte, je vais quitter à jamais ta demeure, Pour respirer ailleurs un air moins énervant ! Du Guesclin voudra bien d'un Mauny pour servant. OLIVIER, voulant l'arrêter. Au nom de notre mère !... Main le repousse et va pour s'éloigner. Arrivé au fond du théàtre, il s'arrête et jette un long regard autour do lui. ALAIN. Adieu, donjon, tourelles, Créneaux où sont les nids des blanches tourterelles, Où le lierre grimpant s'émaille de fleurs d'or, Grands bois où, vers le soir, passe le son du cor, Vaste plaine où le vent courbe les moissons mûres, Longs reflets des vitraux sur les vieilles armures Quand le soleil descend â l'horizon de feu, Toit paternel, pays de mon enfance, adieu! Je vous garde en mon coeur, mais je brise vos charmes. A moi la gloire ! t moi le tumulte des armes ! Recevez aujourd'hui l'adieu de l'orphelin. A son frère. Sire comte, salut! OLIVIER, au désespoir et éclatant en sanglots. Que Dieu te garde, Alain ! Alain sort. ACTE DEUXIÈME LE ROI CHARLES LE SAGE. La librairie du roi, au Louvre. - Vastes armoires de chêne pleines de manuscrits reliés et roulés. - Instruments de chimie et d'astrologie. - Une table, chargée de livres et de parchemins, et une grande chaire, surmontée des armes de France, au coin d'un grand feu allumé. - Au fond, grande fenêtre avec balcon. SCÈNE PREMIÈRE LE CONNÉTABLE DE FIENNES, vieillard caduc, et portant une grande épée, insigne de son grade. LE COMTE D'AUXERRE, jeune homme magnifiquement vêtu, et BA U- D O I N DE HAN N EQ U I N, grand maitre des arbalétriers, jouent aux échecs. Les deux maréchaux D' A N D R EH AM ET DE BOUCICAUT causent ensemble. GROUPES DE SEI- GNEURS. Quelques-uns des seigneurs portent le collier de l'ordre de l'Étoile. LE MARÉCHAL D'ANDREHAM, au maréchal de Boucicaut. Oui, Boucicaut, je songe à rentrer dans ma terre. Je trouve humiliant pour l'orgueil militaire De nous tous, le nouvel usage de la cour : Je ne puis voir le roi me traiter, en plein jour, Moi, comte d'Andreham et maréchal de France, Avec estime moindre et moindre déférence Que le premier porteur de robe ou d'encrier. LE MARÉCHAL DE BOUCICAUT. Comme toi, maréchal, cela me fait crier. Ilier, n'avons-nous pas vu ce Nicolas Oresme, Un cuistre â cheveux plats, maigre comme carèule, Lorsque chacun de nous se tenait humble et coi, Pendant une heure au moins accaparer le roi? De quoi lui pouvait-il parler, je vous demande ? LE COMTE D'AUXERRE, de sa place. Il traduit Aristote. Éclat de rire général. LE MARÉCHAL DE BOUCICAUT. Ah 1 la besogne est grande ! LE MARÉCHAL D'ANDREHAM. N'est-ce donc pas assez de tous ces parchemins ? Le maréchal désigne du geste les manuscrits qui remplissent les armoires. LE MARÉCHAL DE BOUCICAUT. Le Louvre est encombré d'auteurs grecs et romains, Qui sentent le fagot et la sorcellerie. BAUDOIN DE MANNEQUIN, de sa place. C'est juste ! LE MARÉCHAL D'ANDREIIA.M. Et tous ces clercs que le roi salarie, Combien nous coûtent-ils? Par an, deux cents francs d'or, Rien que pour Aristote ! BAUDOIN DE MANNEQUIN, avec stupeur. Est-ce vrai? LE MARÉCHAL D'ANDREHAM. Mieux encor. Le chanoine Dendin, de la Sainte-Chapelle, Pour traduire... Comment est-ce donc qu'on l'appelle? Pé... Pétrarque. C'est ça. Jean Dendin, deux cents francs. Toujours en or! LE MARÉCHAL DE BOUCICAUT. Et puis des frais encor plus grands Pour les copistes, pour les relieurs, les mages, Les astrologiens et les tailleurs d'images 1 Et j'en passe. BAUDOIN DE MANNEQUIN. Après tout, notre sire est savant Comme un moine vieilli dans la paix du couvent, Et ne peut sans raison faire autant de dépense. Laissons-lui ses lettrés. Mais comme moi, je pense, Vous blâmerez sans doute, au temps où nous vivons, Les gages et cadeaux qu'il donne à ses bouffons. Ce Ricquet. LE COMTE D'AUXERRE. Mannequin, il ne faut trop rien dire De celui-là. Ricquet est plaisant, il fait rire ; Et le rire, étant rare aujourd'hui, vaut plus cher. LE CONNÉTABLE DE FIENNES, se levant furieux. Ricquet a droit, par an, à six habits de vair, A quatre chaperons de feutre gris, à trente Paires de souliers; plus, il perçoit une rente D'un écu par lion né dans l'hôtel Saint-Paul ; De plus,-et c'est un gain énorme pour ce fol!- Comme le roi le fit jadis venir de Troye En Champagne, un édit à ce bouffon octroie Deux liards par cochon vendu sur le marché. Son revenu lui vaut autant qu'un évêché Et suffirait, mort-diable! à solder cent gens d'armes. LE MARÉCHAL D'ANDREHAM. Trop de moines aussi, de célestins, de carmes, Que sais-je ! et pas assez de soldats, pour finir ! SCÈNE II LES MÊMES, THOMAS DE PISAN, astrologue et méde- cin du roi, suivi d'un page portant une aiguière et un gobelet sur un plateau, et LE BATARD DE MAREUIL, sous le froc d'un moine bénédictin de l'abbaye de Cluny. Thomas de Pisan tient à la main un manuscrit. THOMAS DE PISAN. Un peu plus bas, messieurs! le roi pourrait venir. LE CONNÉTABLE, aux seigneurs, à voix basse, et désignant Thomas de Pisan et le Bltard. Un astrologue, un moine !... Engeance détestable! Que disions-nous? THOMAS DE PISAN. Salut, monsieur le connétable! LE CONNÉTABLE, d'un ton rogue. Salut, maître Thomas de Pisan ! Il lui tourne le dos avec insolence, et s'éloigne. THOMAS DE PISAN, montrant son manuscrit, et avec une joie profonde. Donc je l'ai, Ce livre dans lequel tout est amoncelé, Et qu'il fallait pourtant qu'à la fin je connusse! Car c'est là le trésor des trésors, dom Paphnuce ! Remerciez donc bien de m'en avoir muni Mon docte ami, monsieur le prieur de Cluny. LE BATARD, s'inclinant. Je n'y mànquerai pas. THOMAS DE PISAN, montrant toujours son manuscrit. Une oeuvre forte et saine ! Oui ! la traduction des Canons d'Avicenne Suivis de son traité du Kitab-el-Chéfa, Qui de toute science hermétique est l'alpha. Il ne me manque plus que le Saint-Paradoxe, Écrit en cent dix-sept chapitres, par Eudoxe, Abbé mitré de Suze et lecteur du Carmel. Se tournant vers le page qui se tenait près de lui, l'aiguière it la main. Mais, page... j'oubliais, mets là cet hydromel. Le page dépose le plateau sur la table. LE BATARD. Le roi serait souffrant, maître? THOMAS DE PISAN. Non. Notre sire, Se sentant chaque soir hypocondre, désire Prendre pour bien dormir la nuit, ce cordial Que je compose, avec un soin tout spécial, De vin blanc que d'un miel parfumé j'édulcore. Mais, comme on a jadis - et j'en frémis encore - Attenté par toxique aux jours sacrés du roi... LE BATARD, d'un ton douteux. Je le sais. THOMAS DE PISAN. Ce hanap est apporté par moi Dans la chambre où le roi donne son audience, Et je préviens ainsi tout complot. LE BATARD, après s'étre incliné, à part. Patience! Me voici dans la place, et ma vengeance attend. Qu'auprès de ce hanap je sois seul un instant, Et je suis curieux de voir, maître astrologue, Si le ciel te dira les effets de ta drogue! On entend au dehors une musique bizarre de trompes et de tambourins; les seigneurs se précipitent sur le balcon. Ah ! ma jongleuse! Enfin, l'adroite Déborah Sur le balcon, avec ses tours, les retiendra. Il montre Thomas de Pisan. Si celui-ci pouvait les rejoindre!... LE COMTE D'AUXERRE, du balcon où il se trouve avec les seigneurs, à Thomas de Pisan. 0 miracle ! Maître, venez donc voir cet étrange spectacle: Une bohème est là qui charme des serpents. THOMAS DE PISAN, au Bàtard. Venez-vous, dom Paphnuce? LE BATARD, refusant du geste. Oh ! non! c'est aux dépens De son salut qu'on voit ces merveilles maudites. THOMAS DE PISAN. Moi, je veux voir. Aux seigneurs. (????) Peut-on croire ce que vous dites? Quoi? charmer des serpents!... Comme au temps ancien Fit Apollonios le Cappadocien! C'est quelque sacrilège affreux et punissable. Il se dirige vers la fendue. LE COMTE D'AUXERRE, toujours sur le balcon. Elle trace a présent des signes sur le sable. THOMAS DE PISAN. Oh ! j'y vais. C'est pour sùr un sourat du Khoran. Il rejoint les seigneurs. LE BATARD, tirant une fiole de sa poitrine et épiant du regard les seigneurs, qui sont sur le balcon à admirer la bohémienne. La France cette nuit va changer de tyran; Mais elle aura pour roi celui que je patronne, Et Charles le Mauvais me devra sa couronne! La chose s'est passée ainsi qu'il le fallait: Enfin me voilà seul et, dans ce gobelet, Je n'ai plus qu'à verser cette liqueur qui tue. Il verse le contenu de la fiole dans le hanap. Ah ! roi Charles, ma tour de 111areuil abattue! Ah! mes biens confisqués par toi! mon vieux blason Brisé par le bourreau pour haute trahison! Ma femme, dont tu prends, par un caprice étrange, Le parti contre moi!... C'était trop! Je me venge! Et je me venge bien pour avoir attendu! Tu foulais le serpent, le serpent t'a mordu! Et maintenant, partons. J'ai bien rempli ma tâche. Un bon cheval m'attend au portail Saint-Eustache, Et demain je serai dans Évreux, où je vais Apporter un royaume à Charles le Mauvais. Les seigneurs redescendent, entourant Thomas de Pisan, qui pérore. THOMAS DE PISAN, d'un ton doctoral. C'est bien simple, messieurs. De ces quelques syllabes, Qui sont un talisman vénéré des Arabes, J'ai clairement compris, moi, qu'à la Chandeleur, Du sombre accouplement d'une stryge en chaleur Et d'un bouc, qui n'était que Satanas lui-même, Sous un gibet, naquit cette fille-bohème. Ceci bien établi, vous voyez maintenant Que son pouvoir magique est fort peu surprenant. TOUS LES SEIGNEURS. C'est clair. BAUDOIN DE IIANNEQUIN, bas, aux soigneurs,et montrant Thomas de Pisan avec admiration. Cet homme-là sait tout, messieurs. TOUS. Sans doute. LE BATARD, à Thomas de Pisan. Je prends congé de vous. THOMAS DE PISAN. Mon frère, bonne route! Baisez pour moi les mains du prieur de Cluny. Le Batard sort. SCÈNE III LES MÉMES, moins LE BATARD, puis LE ROI CHARLES V et BICQUET, son bouffon. LE MARÉCHAL DE BOUCICAUT,à Thomas de Pisan. Ne redoutez-vous point ces sorcières? THOMAS DE PISAN. Nenni. Mais pour ces nécromants on a trop d'indulgence. LE MARÉCHAL DE BOUCICAUT. Un bon fagot aurait raison de cette engeance, Et si l'on m'en croyait, tous seraient brûlés vifs. THOMAS DE PISAN. Ah ! moi, d'être inquiet j'ai bien d'autres motifs. Le Roi parait au fond appuyé sur Bicquet. LE MARÉCHAL D'ANDREHAM Vraiment? THOMAS DE PISAN. J'observe, ainsi qu'un mage syriaque, Les constellations du vaste zodiaque, Chaque nuit, et j'y trouve un sombre pronostic. Arcturus semble avoir l'eeil vert d'un basilic, Aldébaran rougit, et dans Cassiopée Je distingue une main brandissant une épée; Et parfois même - effets encor plus singuliers - Les nuages ont l'air d'un choc de cavaliers. Voyant le Roi qui s'avance au milieu d'eux. Le roi ! Tous s'inclinent. LE ROI, à Thomas. Tu disais donc, bon Thomas, que les astres Nous promettent encor jours de deuil et désastres? THOMAS DE PISAN. Oui, Monseigneur, le ciel est sinistre ce soir. J'y vois du sang. LE ROI. Je suis bien las, je veux me seoir. Il s'assied lentement dans la grande chaire qui est auprès de la table où on a posé le hanap empoisonné. A Thomas de Pisan. Encor du sang, dis-tu ? Quelle terrible année! Mon père, pour tenir la parole donnée, Se rendant prisonnier et trépassant là-bas; Le malheur devant moi se dresse à chaque pas : Les Jacques, les Anglais, la famine et la peste, Tout à la fois ! LE MARÉCHAL D'ANDREHAM. C'est vrai, Monseigneur, il ne reste A ce pays vaincu qu'un espoir aujourd'hui : C'est que Dieu tout-puissant prenne pitié de lui ! LE ROI. Bien, d'Andreham! Mettons en Dieu notre espérance. Il ne peut pas faillir au beau pays de France, Qu'il a depuis longtemps élu pour champion. LE MARÉCHAL D'ANDREHAM, au Roi. Que n'écrasez-vous donc d'abord ce scorpion De Navarre? Nous tous en aurions l'âme en joie. LE MARÉCHAL DE BOUCICAUT, au Roi. Ce présage de sang que le ciel vous envoie vous dit de le frapper au plus tôt, ce Mauvais. Aux seigneurs. N'est-ce pas, messeigneurs? Assentiment général. LE ROI, tristement. Oui, si je le pouvais! LE COMTE D'AUXERRE, vivement. Mais dites un mot, Sire, et toutes nos épées, Depuis un si long temps, hélas! inoccupées, Menaçantes, avec la lueur de l'éclair, Jailliront à la fois de leurs gaines de fer! BAUDOIN DE MANNEQUIN, de même. La mesure est comblée, et tant de félonie, Gentil roi, ne peut pas demeurer impunie. LE MARÈCMAL DE BOUCICAUT, de même. A défaut des Anglais, nos maîtres par traité, Et dont il faut subir encor la volonté, Vous pouvez châtier ce vassal trop rebelle. LE COMTE D'AUXERRE, de même. Sire, nous sommes prêts, l'occasion est belle; Déclarez-lui la guerre et sonnez le tocsin! LE MARÈCHAL D'ANDREHAM, de même. En un mois nous allons envahir le Vexin, Entrer dans sa comté d'Évreux, et que je meure Si vous ne pouvez pas, Messire, dès cette heure, Faire remettre à neuf, pour ce fils de Gascon, Le gibet le plus haut qui soit à Montfaucon! TOUS, pressant et entourant le Roi. Oui, la guerre! la guerre ! LE ROI, lentement. Ah ! messeigneurs, la guerre Coùte beaucoup d'argent, et nous n'en avons guère. On ne tire plus rien des Juifs et des Lombards; Les impôts sont déjà bien lourds : de toutes parts On vient se plaindre à moi des collecteurs de tailles; Tout est grevé d'un tiers en plus, sauf les futailles; Le fouage, qu'il eùt fallu qu'on dédoublât, Est à deux francs, messieurs, dans tout le pays plat, Et monte à quatre francs pour les villes fermées; Les contributions sont toutes affermées, liais c'est le diable pour les lever et cueillir! Et tout peut d'un instant à l'autre nous, faillir. Les récoltes de l'an dernier sont détestables, Pas de blé, pas de vin ! Et messieurs les Notables Des États, l'autre fois, me reprochaient encor D'avoir surélevé la valeur du marc d'or. Vous voyez, n'est-ce pas? que la simple sagesse Nous défend, pour longtemps, la plus faible largesse. La guerre! mais comment payer les batailleurs?... Il le faut ! attendons, messieurs, des temps meilleurs. Mouvement de dépit chez les seigneurs. Le connétable se dé- tache de leur groupe et vient, en s'inclinant, se poser devant le Roi. LE CONNÉTABLE DE FIENNES. Sire, mes cheveux blancs me donneront peut-être Le droit de faire entendre un avis à mon maître, En toute humilité... Vous êtes très prudent, Très avisé, très sage et très bon; cependant, Monseigneur, puisqu'avec si grande prud'homie Vous nous avez prêché l'ordre et l'économie Pour ce qui se rapporte aux choses des combats, Je vous demanderai - ne vous offensez pas - Si ce ne serait point plus juste et méritoire De rogner sur les gens de plume et d'écritoire ? LE ROI, avec sévérité et se levant. Tu viens de me parler d'une étrange façon, Connétable! A son roi donner une leçon!... A tout autre il pourrait en cuire, vieux de Fienne ! Mais je t'excuse, toi. Pourtant, qu'il te souvienne - Car j'y tiendrai la main tant que je régnerai - Que le clerc a son prix et doit être honoré Comme un noble portant le tortil ou le heaume; Que tant que sapience aura, dans le royaume, Sa place au premier rang, ce pays grandira, Et que, s'il l'en déboute un jour, il déchoira. - J'ai besoin d'être seul, messieurs. Que Dieu vous garde! Les seigneurs sortent, après avoir salué le Roi. LE CONNÉTABLE DE FIENNES, à part, sortant le dernier. Brave roi Jean 1 voilà ce qu'est ton fils... regarde! SCÈNE IV LE ROI, RICQUET. RICQUET, au Roi qui s'est assis de nouveau. Bons seigneurs!... Des héros! n'est-ce pas, mon cousin? Si nous étions encor au temps du Sarrasin, Ils iraient conquérir Rhodes ou Saint-Jean-d'Acre; Ils ne rêvent que plaie et bosse et que massacre! Mon oncle, le feu roi, - que Dieu l'ait en son sein! De son vivant, était comme eux grand assassin : II frappait comme un sourd, et d'estoc et de taille, Navrait cent ennemis.., et perdait la bataille! LE ROI. Ah ! ne plaisante pas sur mon père, bouffon. RICQUET, exécutant un salut burlesque. Moi, j'ai pour sa mémoire un respect très profond. Il dort à Saint-Denis, la grande basilique, Ayant sur son tombeau le lion symbolique; C'est bien. Mais, comme lui, si tu veux guerroyer, Ce n'est pas sur ceux-là qu'il faudra t'appuyer : Braves soldats, d'accord, mais tristes capitaines ! LE ROI, pensif. Ce Ricquet a raison. RICQUET. Par les fièvres quartaines, Mon cousin, tu m'as l'air lugubre et marmiteux ! Serais-tu par hasard phlegmatique ou goutteux, Que ce soir ton esprit à la gaîté rechigne? Bois donc cet hydromel d'influence bénigne. II tend le hanap au Roi. (????) LE ROI, après avoir pris le gobelet, le repose sur le plateau. Non! je boirai plus tard; ce soir, je dois veiller. A part. Du Guesclin viendra-t-il? RICQUET. Je veux, pour t'égayer, Cousin, et pour chasser ton humeur taciturne, Te dire mon nouveau lai du Paris nocturne. Sur un geste affirmatif du Roi, Ricquet chante, en s'accompagnant d'une viele. (????) LAI DU PARIS NOCTURNE. Esprit mobile Dans un corps fou, Je cours en ville Le guilledou, A minuit, l'heure Féconde en leurre, Oit le chat pleure. Son miaou! La lune éclaire Les hauts greniers, Ainsi que l'aire Des froids charniers, Et, dans sa marche, Blanchit ton arche, Vieux patriarche, Pont-aux-Meuniers! Profond silence! Un seul pendu, Qui se balance Tout morfondu (????) Là-bas, qui grouille? C'est la patrouille Qui scrute et fouille Un coin perdu. Passe un ivrogne Chantant un lai; C'est - ô vergogne! - Un frère lai. Rue Épicière, Une sorcière, Nue et grossière, Monte un balai (?????) Mais c'est l'aurore... A ton lit, fol! Un rayon dore L'Hôtel Saint-Paul; Et des tourelles Sveltes et frêles, Les tourterelles Prennent leur vol. Après un silence. Quoi! tu ne souris point! Mon lai te déplait-il? Il faut donc que j'épuise, en bouffon très subtil, De mes petits talents la longue kyrielle. Tu ne veux plus de vers accompagnés de vielle? Soit! lisons Cicéron ou d'autres auteurs grecs... Veux-tu que je te batte au noble jeu d'échecs? Parle! je dois remplir les devoirs de ma charge. LE ROI, songeur, sans répondre. Du Guesclin viendra-t-il? RICQUET. Ma conscience est large, Pourtant il faut gagner ses gages. Suis-moi bien : Je fais hauberts pour lièvre et gants fourrés pour chien; Je suis bon ventouseur de boeufs et maître-mire Des chats; et mon talent que le plus on admire, C'est de faire de l'or, en mêlant les rayons Du soleil avec les ailes des papillons! Et, pour désopiler les rates trop farouches, Cheminant au plafond, je fais la chasse aux mouches. Choisis, cousin. LE ROI, avec impatience. Tais-toi! A part. Non, il ne viendra pas! Ce soldat aime mieux servir son duc, là-bas, Que moi, le triste roi d'une France épuisée. Que dis-je? mais je suis peut-être sa risée! Car ma fuite à Poitiers... Ah ! cruel souvenir! Entre le héraut de France. SCÈNE V LE ROI, RICQUET, LE HÉRAUT. LE ROI, apercevant le héraut Montjoie!... Enfin! Avec inquiétude. Eh bien! il ne veut pas venir? LE HÉRAUT. Il est là, monseigneur; il attend. LE ROI, avec joie. Bien! Qu'il entre. Le héraut va ouvrir la porte du fond; Du Guesclin parait. LE HÉRAUT, montrant Io Roi à Du Guesclin. Voici le roi. Le héraut sort. SCÈNE VI LE ROI, RICQUET, DU GUESCLIN. RICQUET, qui est resté en extase devant Du Guesclin, immobile au fond du théâtre. Grand Dieu! quelle tête! quel ventre! Mais c'est Polyphémos en personne! (????) DU GUESCLIN, toisant Ricquet avec mépris. Quel est Ce roquet mal plaisant qui me jappe au mollet? Au large LE ROI, à Ricquet. Laisse-nous. RICQUET. Non, c'est Croque-Mitaine! Ricquet sort, dans une gambade. SCÈNE VII LE ROI, DU GUESCLIN. LE ROI. Merci d'être venu sans retard, capitaine! Car cet empressement me prouve un coeur féal. DU GUESCLIN, avec réserve. Je vous le devais, Sire, étant votre vassal, Puisque Charles de Blois, dont je suis l'homme lige, Comme duc de Bretagne, à vous servir s'oblige. LE ROI. Soit! J'espère pourtant que vous venez me voir Un peu plus par estime encor que par devoir. DU GUESCLIN, de même. Je sais ce que je dois, Messire, au Roi de France, Et j'ai pour lui la plus entière révérence. LE ROI, à part. Le début promet peu. Haut, et se levant. Sire Bertrand, les rois, Qui tiennent de Dieu seul leur couronne et leurs droits, En ont un, le plus grand dont il les investisse, Mais le plus lourd aussi, c'est de faire justice. Si frapper un coupable est souvent douloureux, En revanche, parfois, il est bien doux pour eux De faire rejaillir l'éclat qui les entoure Sur les hautes vertus, l'honneur et la bravoure. DU GUESCLIN, à part. Lui! aux bords de la coupe il met beaucoup de miel! (?????) LE ROI, prenant la main de Du Guesclin. Messire Du Guesclin, je rends grâces au ciel De serrer cette main qui vaut toute une armée. DU GUESCLIN, s'inclinant. Sire!... LE ROI. Je vous connais déjà... La renommée M'a dit votre vaillance et vos rudes exploits. Je sais vos coups de main, vos sièges, vos tournois... Chef aussi prévoyant que soldat intrépide, Vous avez l'esprit sûr et le coup d'oeil rapide; Du moindre de vos gens vous connaissez le nom; Et de fiers chevaliers suivent votre pennon Sur les routes, d'Anglais meurtris toutes jonchées. Ah! vous mèneriez bien de grandes chevauchées, Bertrand, et ce serait un plaisir non pareil Que de vous voir conduire, un jour, au grand soleil, Une procession de quelques mille lances! Puis enfin, dans nos temps, où sous les violences Le populaire souffre et succombe à moitié, Ce qui vous rend pour moi plus digne d'amitié, C'est que pour les petits vous êtes pitoyable Et qu'à la pauvre gent taillable et corvéable Vous savez de la guerre alléger le fardeau. Ainsi que Saint Martin partageant son manteau, On vous a vu souvent, vous, noble sans fortune, Après votre butin donner votre pétune, Et montrer devant tous que cette main, ô preux! Si terrible à l'Anglais, est douce aux malheureux. DU GUESCLIN. Sire, vous me comblez; mon mérite est bien mince. J'étais déjà payé par l'estime du prince Que je sers, le bon duc de Bretagne; et le roi, En me traitant ainsi, fait beaucoup trop pour moi. LE ROI. Non pas... Vous aimez fort ce cher duc de Bretagne DU GUESCLIN. Sire, depuis vingt ans, sous lui je fais campagne, Et c'est Charles de Blois qui m'arma chevalier. LE ROI. Vos services, de plus, ont dû bien vous lier, Et je trouve entre vous l'amitié naturelle. J'aime Charles, et j'ai soutenu sa querelle Contre Jean de Montfort, à propos du duché, Différend qui, d'ailleurs, n'est pas encor tranché, Et que nous reprendrons dans un moment propice. DU GUESCLIN Brusquement. (?????) Si l'on vous proposait de quitter son service? LE ROI. Sans vous employer pour cela contre lui. DU GUESCLIN, lentement, après un silence. Le maître sous lequel je combats aujourd'hui, Soutient, le fer en main, sa cause qu'il sait bonne. C'est un héros! jamais l'espoir ne l'abandonne; Montfort peut triompher : nul revers ne l'abat. Il est prêt, vienne l'heure, à mourir en soldat; Il ne fuit pas; il n'est danger dont il ne rie; Il déteste l'Anglais, bourreau de sa patrie; Et je ne connais pas, pour être son égal, De plus fier chevalier, fùt-il de sang royal. Si j'en rencontrais un, par grand hasard, peut-étre Consentirais-je alors à le prendre pour maître. LE ROI, avec colère. Assez !... Je comprends trop ta pensée, et ce ton D'ironie est mal fait pour toi, rude Breton. Parle franc. En ton roi tu n'as pas confiance : Tu n'as pas oublié l'instant de défaillance Du dauphin et sa fuite à Poitiers... Ai-je tort? DU GUESCLIN, simplement. Monseigneur, j'ai bravé souventes fois la mort, Et je puis, tellement la chair est tyrannique, Avoir aussi demain mon heure de panique. LE ROI. Que peux-tu donc:alors me reprocher? DU CUESCLIN, avec embarras. Moi?... Rien, LE ROI, impérieusement. Assez de détours! Je le veux, parle. DU GUESCLIN. Eh bien! Puisque vous exigez qu'avec toute franchise, Et me faisant l'écho d'un peuple, je vous dise Ce qu'il pense en secret de ce roi de trente ans Qui devra gouverner ce pays si longtemps, Je parlerai. - Sachez que tous, dans ce royaume, Le paysan qui veille en tremblant sous le chaume Sur sa pauvre récolte et ses maigres troupeaux, Et qu'accablent encor la dîme et les impôts; Le bourgeois, casque en tête et portant hallebarde, Que la rigueur des temps force à monter la garde Aux portes de sa ville où l'Anglais peut entrer; Le marchand voyageur qui craint de rencontrer Sur les chemins déserts quelque male aventure, Et qui, la nuit venue, excite sa monture; Tous, bourgeois et manants, et surtout les vaincus, Vos nobles, dont la honte a terni les écus, N'ont qu'un voeu, dont il faut qu'un souverain s'enquerre, Un voeu d'enthousiasme et de haine: la guerre! LE ROI, avec une joie mal contenue. Tu crois? DU GUESCLIN. Depuis huit ans, on n'attend qu'un signal Pour expulser l'Anglais du sol national Qu'il dévaste du droit des anciennes défaites ; Et c'est depuis ce temps, Monseigneur, que vous êtes Le maître en cette France. Or, avez-vous rien fait Pour qu'elle pût jeter le cri qui l'étouffait? Non. - Pour entretenir ce levain de rancune, Quelle fière parole avez-vous dite? Aucune. - Lorsque se soulevait un grand seigneur terrien, L'assistiez-vous? Jamais. - Donc rien, et toujours rien! Sans perdre tout espoir, on se lasse; et la France Vous accuse, à la fin, de trop d'indifférence. Je ne vous juge point; mais, soldat qui les hais, Je reste où l'on combat encore les Anglais. LE ROI, qui a écouté Du Guesclin sans manifester aucun sentiment, reprend avec tristesse et comme se parlant à lui-même : Donc, il refuse; donc, Du Guesclin m'abandonne. Soit, adieu! Ce n'est pas que la chose m'étonne : Il en est déjà tant qui ne m'ont pas compris. D'une voix profonde. Courbe-toi de nouveau sous le vent du mépris, Roi maudit! et, soufflant ta lueur de génie, Reprends tes jours de deuil et tes nuits d'insomnie. Mais non; je veux dormir. Du Guesclin seul pouvait Chasser le rêve affreux qui hante mon chevet : La France agonisant et me criant : « A l'aide! » Je vais donc encor voir ce spectre qui m'obsède Tordre ses bras sanglants, et l'entendre gémir! Non! viens, philtre sauveur... Dormir! je veux dormir. Il vide d'un trait le hanap empoisonné. DU GUESCLIN, à part. Quelle immense pitié s'émeut donc dans mon âme? Ah! pauvre jeune prince! LE ROI, avec terreur. Ai-je bu de la flamme? J'ai senti ces douleurs une première fois... Ah! je reconnais là ton oeuvre, ô Navarrois, Et ton poison, danger qui sur moi toujours plane! DU GUESCLIN, épouvanté. Sire, que dites-vous? LE Roi. Bertrand, cette tisane Contenait du poison, te dis-je! DU GUESCLIN. Dieu très haut! Un tel crime... LE ROI. En voici la preuve, vois plutôt! Il jette au feu le fond du hanap; une flamme verte jaillit. DU GUESCLIN, voulant s'élancer au dehors. Au secours! au secours! Je vais... LE ROI, l'arretant. C'est inutile. Je connais dès longtemps le venin du reptile, Mais, contre tout bouton ou toxique, j'ai là Tirant une fiole de son sein. L'antidote fameux de Pèdre d'Avila. DU GUESCLIN. Buvez donc sur-le-champ! Buvez! LE ROI, impassible. Non!... Tout à l'heure. DU GUESCLIN. Oh! par grâce!... LE ROI, amèrement. Eh! qu'importe après tout que je meure? Car, tu l'as dit, Bertrand, je suis un mauvais roi... - Et si c'est Dieu qui veut vous délivrer de moi? DU GUESCLIN, suppliant. Mon maître, au nom de tous les bons Français ensemble, Oh! vivez ! LE ROI, lui saisissant la main. Vois d'abord, soldat! si ma main tremble. DU GUESCLIN. Oh! pardon à genoux, mon seigneur vénéré ! LE ROI, lui montrant le flacon. Tu vois! je tiens ma vie... Eh bien! je ne vivrai Qu'après t'avoir prouvé que j'en suis vraiment digne. Sois sans crainte d'ailleurs : cette liqueur maligne Est lente a vous donner la mortelle torpeur. - J'ai la mort dans le sang, et je n'en ai pas peur. DU GUESCLIN. Sire, c'est héroïque, et j'admire. LE ROI, lentement d'abord, puis s'animant peu à peu. Ah ! l'on trouve Que je n'excite pas la colère qui couve; Et mes braves sujets, contre moi maugréant, Me traitent de couard et de roi fainéant! Eh bien! toi qui te rends ici leur interprète, Sache ce que j'ai fait et tout ce que j'apprête; Et quand tu connaîtras mes actes et mes voeux, Tu pourras me traiter de lâche... si tu veux. Après Poitiers - j'avais dix-huit ans! - on me donne La régence de France et presque la couronne. Tu sais à quel moment! Les trois quarts du pays Par l'Anglais, enivré de victoire, envahis, Et la paix à signer - je pleure, quand j'y pense, A cette paix 1- et pour cette énorme dépense, Les États Généraux refusant le crédit! Puis, c'est le Navarrois, et ce Marcel maudit Excitant contre moi l'émeute et sa colère : Mon palais envahi par le flot populaire, Mon front royal coiffé d'un bonnet odieux, Et mes deux maréchaux égorgés sous mes yeux! Enfin, la Jacquerie et les châteaux en cendre, Paris qui me repousse et que je dois reprendre, Les Anglais, à l'affût de toute trahison, Attendant le moment d'agir, et le poison Qui, quelque jour, peut bien me tuer par surprise !... Je n'ai pas trente ans... Il ôte son bonnet. Vois ! ma tête est toute grise. DU GUESCLIN. L'heure passe; buvez, Monseigneur! LE ROI, froidement. J'ai le temps! Voici ce que j'ai fait, moi, pendant ces huit ans : Les Jacques sont vaincus; l'émeute est terrassée; Et je puis maintenant reprendre la pensée Que je gardais, ardente, aux jours les plus mauvais! Ah ! vous m'avez cru tous endormi? Je rêvais, Et mon rêve était plus sublime que le vôtre! Oui, ce noble pays, où l'étranger se vautre, Où tout est maintenant misère et désarroi, Ce grand pays que j'aime et dont Dieu m'a fait roi, - Entends-tu bien, toi, qui de m'aider as vergogne? - Je voulais, de Dunkerque à la mer de Gascogne, Que de la fange anglaise il fût débarrassé, Comme la plage après que le flot a passé! DU GUESCLIN. Par saint Kado! voilà des paroles royales! LE ROI. Tu ne soupçonnais point mes ardeurs martiales? C'est vrai! je les gardais en moi-même, songeant Qu'il me fallait un chef habile et de l'argent, Pour conduire au succès cette vaste entreprise. Écoute! lentement j'amasse et thésaurise. A présent, j'ai de l'or, - pas beaucoup, mais assez! - Quant au chef, ce devrait être moi; mais je sais Que je ne pourrais pas!... Vois ma mine flétrie; Regarde! Suis-je né pour la chevalerie? Une armure m'étouffe, et ce bras faible et gourd Trouve, hélas! qu'une épée est un fardeau trop lourd. Aussi, j'ai dû chercher un autre capitaine Qui rendît pour les lys la victoire certaine. Je savais ta vaillance et ta haute vertu, Et je t'ai fait venir pour te dire : « Veux-tu? » DU G U E S C L I N, tombant à genoux. Sire, vous êtes grand! J'accepte et je vous aime! LE ROI, vidant la fiole. Je vivrai donc... Viens dans mes bras! Le Roi et Du Guesclin s'embrassent. Dès ce jour même, Nous allons commencer notre oeuvre. Tu verras! Je serai la pensée, et tu seras le bras. Et je sens naître en moi cette mâle assurance Qu'à nous deux nous allons ressusciter la France ! II va au fond, et appelle les seigneurs qui sont restés dans l'antichambre. Entrez tous! SCÈNE VIII LES MÈNES, TOUS LES SEIGNEURS, RICQUET. LE ROI, aux seigneurs. Je m'en vais vous causer grand plaisir. Vous vous plaigniez tantôt d'avoir trop de loisir, Eh bien! soyez contents. Dès ce jour, je déclare La guerre à mon cousin Charles, roi de Navarre, Et vous donne pour chef Du Guesclin, que voici ! LES SEIGNEURS, tirant leurs épées et entourant Du Guesclin. Montjoie et Saint Denis! DU GUESCLIN. Messeigneurs, grand merci ! Au roi. Sire, par cette épée et devant Dieu, je jure Qu'après avoir vengé votre récente injure Nous chasserons l'Anglais ! LE ROI. Bien! J'accepte ta foi. DU GUESCLIN, aux seigneurs. Ou bien nous serons morts, messieurs. TOUS LES SEIGNEURS, brandissant leurs épées. Vive le Roi! ACTE TROISIÈME LES ANGLAIS EN FRANCE Le camp des Anglais, devant Hartecelle. -Au fond, vaguement aperçu, le château assiégé, derrière lequel le soleil se couche. - Sur une élévation, à gauche, deux grosses tours de guerre en charpente, montées sur roues.- Au pied de l'élévation, deux barils de poudre, un canon primitif en bois, cerclé de fer. - Faisceaux d'armes, dra- peaux, feux de bivouac, etc... SCÈNE PREMIÈRE UN CAPITAINE, BARDOLPH, sergent; JACKSON, archer; PATRICK, goujat irlandais; UNE SENTINELLE, SOLDATS. Au lever du rideau, la scène présente l'animation d'un camp. Des sol- dats, autour du feu, font la soupe. D'autres jouent aux dés sur un tambour. Une sentinelle, avec son arbalète, veilla auprès des tours de guerre. C'est le soir, à l'heure qui précède le crépuscule. PATRICE, à l'archer Jackson, tout en tournant une cuiller dans la marmite. Par le grand saint Patrick! pour notre brave troupe, Ami Jackson, je fais une bien maigre soupe, Aujourd'hui... Seulement un chou, quatre navets, Et deux rats d'eau!... Vraiment, ce sera bien mauvais. Et pourtant la cuisine est un art où j'excelle. L'ARCHER JACKSON. Ah ! Patrick, maudit soit le siège d'Ilartecelle! C'est tout ce que j'ai pu trouver dans le pays. LE CAPITAINE, s'approchant. Allons! ne grognons pas. L'ARCHER JACKSON. Capitaine! (?????) LE CAPITAINE. Obéis. Quand le chef a parlé, le soldat doit se taire. Lord Chandos - Dieu le garde à la vieille Angleterre! - Veut prendre ce château. C'est dur, mais tôt ou tard Nous le prendrons. LE SERGENT BARDOLPH. D'accord! mais c'est pour le Bâtard De Mareuil que travaille ici l'armée anglaise; C'est pour que ce Français puisse, tout à son aise, Se venger de sa femme et vivre dans son bien... Capitaine, tandis que nous, nous n'aurons rien, Puisqu'on a défendu d'avance le pillage. L'ARCHER JACKSON. On ne bataille plus suivant l'ancien usage... Empêcher tout larcin sous peine du licol! LE SERGENT BARDOLPH. Dépouiller le vaincu, cela n'est pas un vol. Et d'ailleurs, le pillage est le seul patrimoine Du soldat. S'il en est ainsi, je me fais moine. PATRICK. Leur métier est meilleur, car les moines sont gras. Montrant sa marmite, d'un air piteux. Ici, quatre navets, un chou rouge et deux rats!... Décidément ce siège est rude. LE SERGENT BARDOLPH. Capitaine, On est, sur Du Guesclin, sans nouvelle certaine. Quand il eut réuni tout son monde à Guingamp, On sait qu'un beau matin il a quitté le camp. Mais qu'est-il devenu? LE CAPITAINE. Ceci me semble louche, Et je suis inquiet quand Du Guesclin découche. Ah! la fortune tourne; et tout a bien changé Pour les Français, depuis qu'ils ont cet enragé!... Nous perdons du terrain dans la nouvelle guerre... Du Guesclin disparu ne me rassure guère, Car c'est pour nous donner encore de l'ennui. L'ARCHER JACKSON. Qu'un trait d'arc seulement me sépare de lui, Et je garde pour lui ma flèche la plus sûre!... LE CAPITAINE, indigné. Plaise à Dieu que jamais une telle blessure, Venant de loin, n'atteigne un si preux chevalier!... 11 est fait pour mourir en combat singulier, Par l'épée ou la hache, et d'une main illustre, Et non comme un manant, sous la flèche d'un rustre, Car c'est un ennemi glorieux! PATRICK, tournant la soupe. Approuvé ! LES AUTRES, riant. Ah! Patrick! PATRICK, sa cuiller à pot à la main. Je suis noble, étant enfant trouvé. LA SENTINELLE. Le général ! LE CAPITAINE. Voici Chandos et son escorte : Tous à vos rangs! SCÈNE II LES MÊMES, LORD JOHN CHANDOS, gourerneur de Guyenne; LE BATARD DE MAREUIL, SEIGNEURS ET HOMMES D'ARMES. A l'entrée de Chandos, les suldats se rangent en silence sur les deux cdtés de la scène. Chandos entre en parlant au Bàtard de Mareuil; il est suivi d'une brillante escorte de gentilshommes; un page porte son casque sur un coussin. LORD JOhN CHANDOS, au Billard. C'est trop d'insistance. Il importe, Messire de Mareuil, que ce siège damné, Si dur pour mes Anglais, soit bientôt terminé. J'ai déjà fait beaucoup. Si le prince de Galles, Qui s'intéresse à vos querelles conjugales, Voulut, récompensant vos services anciens, A vos quelques soldats joindre nombre des siens, Je ne dois pas pourrir, moi, devant Hartecelle. LE BATARD. Pourtant, mylord,... LORD JOHN CHANDOS. Demain, a cette citadelle Je donnerai l'assaut, dès l'aube. LE BATARD. Cependant Un assaut est coûteux, et peut-être imprudent. Encor deux ou trois jours d'attente, et la famine... LORD JOHN CHANDOS. Non! J'ai fait préparer tous les travaux de mine; Demain, on roulera ces tours auprès des murs... L'une renfermera nos hommes les plus sûrs, Qui pourront, sans échelle et de sa plate-forme, Atteindre les créneaux; l'autre, un amas énorme De fagots imprégnés de résine et de poix, Afin d'incendier la porte; et cette fois, A moins que de là-haut un secours ne lui vienne, Avant la fin du jour la place sera mienne. LE BATARD. Vous êtes un très grand capitaine, mylord, Et vous fûtes toujours heureux; mais si le sort Faisait (à Dieu ne plaise!) échouer l'escalade? Permettez que j'insiste et vous en dissuade, Car, enfin, ils n'ont plus de vivres, je le sais. Attendons! et trois jours ne seront point passés, Qu'Olivier de 1auny, mettant bas son audace, Vous rendra son épée et les clefs de la place. LORD JOHN CHANDOS. Si l'assaut manque, soit! nous emploîrons la faim; Mais c'est à contre-coeur, vous dis-je, car enfin - Je ne prends pas souci de votre affaire intime - Cet Olivier a su mériter mon estime; Et contre un tel vaillant, je ne puis l'oublier, La famine n'est pas l'arme d'un chevalier. LE BATARD. Mais, mylord... LORD JOHN CHANDOS, impérieusement. C'est assez! Au capitaine. Vos machines sont prêtes, Capitaine? LE CAPITAINE. Oui, mylord, et nous aussi. LORD JOHN CHANDOS. Vous êtes Sûr de vos hommes? LE CAPITAINE. Sûr. LORD JOHN CHANDOS. Bon! LE CAPITAINE. Cet assaut, pour quand? LORD JOHN CHANDOS. Au petit jour. LE CAPITAINE. C'est bien. LORD JOHN CIIANDOS. Et quoi de neuf au camp? LE CAPITAINE. Rien. Quelques paysans, arrêtés sur la route, Armés sous leurs sarraux et qui voulaient sans doute Pénétrer dans la ville. LORD JOHN CHANDOS. Et qu'en avez-vous fait? LE CAPITAINE. Ils sont là. Tout d'abord j'ai pensé qu'on devait Les brancher... LORD JOHN CHANDOS. Auraient-ils fait de l'espionnage? LE CAPITAINE, légèrement. Non! mais comme ils rôdaient dans tout le voisinage Et que ce sont des gens du peuple, je voulais, A tout hasard... La nuit vient peu â peu. LORD JOHN CHANDOS. Allons! Mortimer, lâchez-les. Quand même au fond du coeur ils nous seraient hostiles, Pauvres hères! leurs morts nous seraient inutiles. Aux soldats. L'assaut demain, garçons! et qui craint pour ses os N'a qu'à rester au camp. LES SOLDATS. Hurrah! Vive Chandos! LORD JOHN CHANDOS, au capitaine. Veillez bien sur ces tours et ces barils de poudre. A sa suite. Allons, mylords! Il sort, suivi du Bâtard et des gentilshommes de son escorte. SCÈNE III LES PERSONNAGES de la scène première, puis MARGOT, LIÉNARDE et autres RIBAUDES. LE SERGENT BARDOLPH. Eh bien! on va donc en découdre, Capitaine! L'ARCHER JACKSON, à Patrick. Patrick, rallume donc le feu. LE CAPITAINE. Allons! garçons, pour nous ragaillardir un peu, Qu'on roule un tonneau d'ale ici! Je paye à boire. LES SOLDATS. Hurrah! LE CAPITAINE. Mais il est tard et la nuit devient noire; Des torches! Et soyons sur nos gardes. On allume les torches. Les ribaudes entrent et se répandent parmi les groupes. PATRICK, les apercevant. Amis, La veille d'un combat, l'amour est bien permis, Et je vais consacrer cette heure à mon amante. Il va vers les ribaudes. LE CAPITAINE, à une ribaude. Bonjour, Margot!... Toujours éveillée et charmante! MARGOT, saluant. Capitaine! LE CAPITAINE. Voici mon genou, viens t'asseoir. Nous nous battons demain, et c'est fête ce soir. MARGOT. Nous en sommes? LE CAPITAINE. C'est clair. LIÉNARDE, à Patrick. Patrick, un verre d'èle! (?????) PATRICK, lui présentant un gobelet. Liénarde, m'as-tu toujours été fidèle? LIÉNARDE, le souffletant. Insolent! LE SERGENT BARDOLPH. Écoutons, amis! Arabella Va dire sa ballade! On fait le cercle autour d'une ribaude. ARABELLA MIEUX BALLADE DE LA BELLE FILLE HOSPITALIÈRE AUX GENS D'ARMES Belle fille â l'amour idoine, De ma fenêtre en floraison, Je vois souvent clerc ou chanoine Rôder autour de ma maison. Mais aucun, blondin ou grison, Portant froc ou robe drapée, Ne nie dira son oraison : Je n'aime nuls que gens d'épée. Le butin est leur patrimoine, Aussi donnent-ils à foison Escarboucle, onyx ou sardoine, Et drap fin du pays frison. De vieux vin et de venaison On fait près d'eux franche lippée, Et leur coeur est comme un tison. Je n'aime nuls que gens d'épée. Alexandre de Macédoine Vit Thalestris en pômoison; Cléopàtre adorait Antoine; Médée a brillé pour Jason Qui conquit la blonde toison; Othon fut chéri de Poppée: Et voilà pour quelle raison Je n'aime nuls que gens d'épée. ENVOI A nlylovd John Chandos. Prince, pour toute une saison, Votre troupe est ici campée; J'élis près d'elle garnison : Je n'aime nuls que gens d'épée. Au moment où Arabella vient do terminer sa chanson, on entend le cri de la sentinelle. LA SENTINELLE. Arrête ! Qui va la? (?????) Mouvement général. - Entre Du Guesclin, déguisé en vieux marchand et monté sur un âne, dont le bàt supporte deux paniers pleins de victuailles et de bouteilles. - Alain, également vêtu comme un jeune courtaud de boutique, conduit l'âne par la bride. - Ils sont amenés par quelques archers. SCÈNE IV LES MÊMES, DU GUESCLIN, ALAIN, UN ARCHER. L'ARCHER, entrant. Amis. - Et je ramène une bonne capture. DU GUESCLIN, d'une voix nasillarde, avec une terreur grotesque. 0 monsieur mon patron, grand saint Bonaventure, J'agonise de peur, intercédez pour moi! Et vous aussi, grand saint Polycarpe! L'ARCHER, durement., Oh! tais-toi! LE CAPITAINE. Un prisonnier? L'ARCHER, riant. Un gros. LE CAPITAINE, à Du Guesclin. Viens çà, qu'on t'interroge ! DU GUESCLIN, continuant à gémir. 0 grands saints oubliés dans le martyrologe, Aidez-moi, vous aussi ! LE CAPITAINE. Silence! A l'archer. Où l'as-tu pris? L'ARCHER. Sur la route, ici près; et je crois qu'il est gris, Car il prétend rentrer, malgré nous, dans la ville. DU GUESCLIN, feignant d'êtro ahuri. Vous aurais-je parlé de façon incivile, Monsieur l'archer? Je suis un marchand ambulant, Un pauvre homme, qui vais offrir à tout chaland Mes produits. Et voilà mon ânesse chargée... Et je ne savais pas cette ville assiégée. Je voyageais avec Tiennet, mon apprentif... Messieurs, ayez pitié de moi, faible et chétif! LE CAPITAINE, avec défiance. (??????) Et si, comme espions, à quelque bonne corde Je vous faisais suspendre un peu ? DU GUESCLIN. Miséricorde! Que me dites-vous là? Nous sommes innocents, Monsieur le capitaine anglais. LE CAPITAINE. Allons! descends. Du Guesclin descend de son âne. Mais voilà des paniers bien garnis... Qu'on les fouille! DU GUESCLIN, désolé. Ma marchandise! A l'aide! au meurtre! On me dépouille! On me ruine! Hélas! PATRICK, fouillant dans les paniers de l'âne. Ah! le butin est bon, Capitaine. Du vin, des poulets, un jambon, Des andouilles, une oie, et ce large fromage! DU GUESCLIN. Ils prennent tout! PATRICK, raillant. Non pas. Tu nous en fais hommage. Les soldats se partagent les vivres en riant. DU GUESCLIN, avec tristesse. Mais donnez-nous du moins une place au repas. LE CAPITAINE. Qu'on lui laisse sa part ! A Du Guesclin. Allons! ne te plains pas. Montrant Alain (?????) Mais quel est ce petit drôle? DU GUESCLIN. Un enfant novice, Sous mon aile élevé loin du monde et du vice, Comme David enfant par le vieux Samuel. PATRICK, grossièrement, à Du Guesclin. Je comprends. Ton bâtard? DU GUESCLIN. Mon bâtard ! Juste ciel, Permettrez-vous longtemps que des choses pareilles De cet agneau sans tache offensent les oreilles? Tableau animé. - Les soldats mangent et jouent avec les ribaudes. Dans un coin à droite, Du Guesclin et Alain s'assoient sur un tertre et mangent. LE CAPITAINE, à Du Guesclin. Assez! Vous devriez être encor bien contents. Si l'on vous garde ici, ce n'est pas pour longtemps; Demain nous entrerons dans cette place forte, Nous, par la brèche, et vous ensuite par la porte! Il le quitte et rejoint les soldats. DU GUESCLIN, à part. Par saint Kado! j'arrive à temps. ALAIN, bas, à Du Guesclin. Vous l'entendez, Messire! à cet assaut ils se sont décidés. Ah! Clotilde!... Et ne rien pouvoir! Retard funeste! Tout est perdu ! DU GUESCLIN, de même. Du calme, enfant! la nuit nous reste; Et nous allons tâcher d'en tirer bon parti. ALAIN. Comment? DU GUESCLIN. J'ai tout quitté quand tu m'as averti Qu'Olivier se trouvait dans cette forteresse, Bloqué par ces maudits Anglais. Le temps nous presse, Agissons. Nous tentons un coup très hasardeux. Mais tu m'as l'air d'un gars intrépide; à nous deux Nous inventerons bien... Attends, que j'examine... D'abord, l'assaut... et puis, sans doute, la famine Là-bas... Occupons-nous de ces tours que voilà, Et qui m'ont l'air... Voyant un archer s'approcher d'eux. On nous écoute... Haut. In scecula (????) Soeculorum. Amen! L'ARCHER, à Jackson. Le marchand dit ses grâces. DU GUESCLIN, bas. C'est tout ce que je sais en latin. LIÉNARDE, à Patrick, dans le fond. Tu m'embrasses Encor, vilain Patrick! PATRICK. Toujours! LE SERGENT BARDOLPH, à voix basse. Allons, du vin! MARGOT, au bras du capitaine, passant. Voyez-vous! moi, je suis fille d'un échevin Ayant pignon sur rue, et je n'étais pas née Pour ce métier. LE CAPITAINE. Comment! tu plains ta destinée Et je t'aime, méchante! Ils s'éloignent. DU GUESCLIN, bas, à Alain. Ils deviennent grivois. Le vin d'Anjou produit son effet, je le vois. S'ils pouvaient se soûler!... LES SOLDATS, buvant. A Chandos! LE CAPITAINE. Eh! mes drôles, Qui veut vingt coups de nerf de boeuf sur les épaules, N'a qu'a boire un peu plus qu'il ne peut en porter. PATRICK, à part. Le capitaine est dur. DU GUESCLIN, bas. Il n'y faut plus compter. Soit! Autre chose, alors! Il se lève et s'adresse au capitaine. Illustre homme de guerre, Vous excuserez bien un soin aussi vulgaire, Mais où coucherons-nous cette nuit? LE CAPITAINE. Comme nous, Par terre. DU GUESCLIN. Ah! mais le sol est un lit fort peu doux. Je suis pieux: c'était hier vigile et jeûne; J'ai jeûné, je suis faible, et je ne suis plus jeune! LE CAPITAINE. Eh bien! tu t'étendras sur la paille, tout près De ces barils. Mais prends bien garde, ou tu pourrais, Si par hasard le feu prenait après ta couche, Mon brave homme, sauter en l'air comme une mouche. DU GUESCLIN. Ah ! grand saint Barnabé! quel produit de l'enfer Renferment ces petits tonneaux cerclés de fer? LE CAPITAINE. C'est de la poudre. DU GUESCLIN. hein? Qu'est-ce que de la poudre? LE CAPITAINE. C'est comme qui dirait une espèce de foudre, Qu'on lance aux ennemis par ce bâton à feu, Autrement dit, canon ou bombarde! DU GUESCLIN, avec terreur. Grand Dieu! On entend au loin un roulement de tambour. LE CAPITAINE. Garçons, le couvre-feu! Çà, renvoyez les femmes. PATRICK. Ah! si tôt! Les ribaudes sortent. LE CAPITAINE. Éteignons les torches et les flammes, Et qu'on se couche! DU GUESCLIN, à part. Enfin! PATRICK. Je vais rêver de toi, Liénarde! LE CAPITAINE, à Du Guesclin, qui s'étend sur la paille avec Alain. Marchand, tâche de rester coi Sur ta litière. Et vous, mes braves, à vos tentes! Ne cherche pas à fuir, toi, car si tu le tentes, D'un carreau d'arbalète envoyé dextrement... Montrant la sentinelle. Ce garçon t'ouvrira le ciel, sans sacrement. A la sentinelle. Tu m'entends! Bonne nuit, mes enfants, et qu'on veille! Le capitaine sort. - Les soldats rentrent sous leurs tentes. - La scène est très faiblement éclairée par le foyer mourant. - Du Guesclin et Alain sont couchés dans la paille, à droite.- La sentinelle veille auprès des machines et se promène de long en large. - Profond silence. SCÈNE V DU GUESCLIN, ALAIN, LA SENTIS\ELLE. DU GUESCLIN, se levant à demi, à Alain, d'une voix très basse. Plus personne! Petit, approche ton oreille, Et parlons-nous tout bas. Mon plan est fait. Il faut Brûler ces tours ! ALAIN. Comment? DU GUESCLIN. Malheureux! pas si haut!... Nous avons deux barils de poudre, de la paille Et du feu. ALAIN. Je comprends. DU GUESCLIN. Silence ! Il faut qu'on aille D'abord jusqu'au foyer, puis jusqu'à ces barils, Enfin jusqu'à ces tours. ALAIN. C'est bien. DU GUESCLIN. Que de périls, Enfant! ALAIN. Qu'importe? Allons! DU GUESCLIN. Ah! l'heure est solennelle! S'il fallait seulement tuer la sentinelle, J'ai ma dague. En un tour de main ce serait fait. Mais ce soldat pourrait appeler... ALAIN. En effet. Alors?... DU GUESCLIN. Il va falloir le tuer sans qu'il cric, Voilà tout. ALAIN. Je suis pret (?????) DU GUESCLIN. Oh! pas d'étourderie ! Rampons vers lui comme un renard dans un sillon; Un seul coup de poignard, et ma main pour bâillon! Ce repli de terrain nous sert; la nuit est brune. Il ne nous verra point. Au soldat ! La lune parait. Ah! la lune! Silence. - La lune disparait derrière un nuage. Bon voyage, madame! et ne revenez pas... Devant les tours, tu vois bien ce tertre là-bas? Il y faut arriver sans bruit, à quatre pattes. ALAIN. C'est bien! A part. Je ne veux plus, ô mon coeur, que tu battes! DU GUESCLIN. Allons! Ils traversent la scène en rampant et la remontent, chacun d'un côté différent, se dirigeant vers la sentinelle, qui se met à chanter. L'ARCHER, chantant. Au pays, chez nous, Dans les hautes terres, C'est l'heure des doux Mystères. Des grands lacs d'azur Argentant la grève, La lune, au ciel pur, Se lève. Les daims en repos, Vers la source noire, Viennent par troupeaux Pour boire. DU GUESCLIN, derrière le tertre, caché, aux pieds de la sentinelle. Nous y voilât. A Alain, qui l'a rejoint. Ta main! Prends ce poignard... Tu trembles? ALAIN. Non de peur, mais c'est ce montagnard, Qui chante son pays natal quitté naguère Et qu'il faut égorger ! DU GUESCLIN, d'une voix grave. Mon enfant, c'est la guerre! L'ARCHER, reprenant sa chanson. Lutins et démons Et sorcières blondes Mènent, sur les monts, Leurs rondes. Et, dans l'air, le son D'une cornemuse Passe et meurt, chanson Confuse. En cc moment, Du Guesclin, qui est sorti de sa cachette et a rampé jusqu'au soldat, l'assaille par derrière, lui met une main sur la bouche et le poignarde. L'archer tombe avec un cri (??????) étouffé. ALAIN, se voilant les yeux. Ah! DU GUESCLIN, montrant le mort. C'est fait, sans un cri. ALAIN, à part. Moi, j'ai bien entendu. DU GUESCLIN, fiévreusement. A la besogne, et pas un instant de perdu ! Je roule ces barils près des tours. Toi, dépêche. Tortille cette paille et fais-en une mèche; La flamme mettra bien quelque temps à ramper Jusqu'à la poudre, et nous, nous pourrons décamper. Ils commencent â agir. - Soudain ils s'arrétent et prètent l'oreille. Des pas! on vient! ALAIN, écoutant à droite. Par là! DU GUESCLIN, avec anxiété. Qu'est-ce encore? ALAIN, épouvanté. Une ronde! DU GUESCLIN, terrible. Ah! que l'enfer me prenne et que croule le monde! Et plus de sentinelle! ALAIN, vivement. Eh bien! ils me verront Son arbalète en main et son casque à mon front. Il prend les armes du mort et va se placer près des machines. N'est-ce pas que de loin on me prendrait pour elle? DU GUESCLIN. C'est vrai; mais si l'on vient changer la sentinelle? ALAIN, résolument. N'avons-nous pas une arme? A la grâce de Dieu! DU GUESCLIN. Brave enfant! A droite, au fond, sur Io chemin qui descend, paraissent lo Iltard de Mareuil et le capitaine, qui porte une torche. - Ils sont suivis de quelques archers. - Du Guesclin, avec ferveur. Ah! monsieur saint Kado, je fais voeu De t'offrir, si d'un tel danger tu nous délivres, Une chape d'argent du poids de trente livres, Et d'aller de Morlaix jusques à Plougastel, Pieds nus, afin d'ouïr la messe â ton autel. Du Guesclin reste immobile, caché derrière le canon; la ronde vient en scène. - Alain se promène sur l'élévation à gauche, comme montant la garde. SCÈNE VI LES MEMES, LE BATARD, LE CAPITAINE, ARCHERS. LE CAPITAINE, au Bâtard. Vous voyez! - tout est calme et l'on fait bonne garde. La sentinelle veille auprès de la bombarde, Des deux barils de poudre et des tours que voici. LE BATARD. Je suis tranquillisé, capitaine; merci! Ils sortent. SCÈNE VII DU GUESCLIN, ALAIN. DU GUESCLIN, sortant de sa cachette, et avec explosion. Ah! monsieur saint Kado, vous êtes un brave homme! A Alain. Embrasse-moi, mon gars. ALAIN. Est-ce bien? DU GUESCLIN. Voilà comme On se montre, parmi les gens de ta maison. Avec décision. Maintenant, les tonneaux! Il roule les tonneaux près des machines, aidé d'Alain. Une mèche! Il dispose une longue traînée de paille qui aboutit aux ton- neaux. Un tison! Boutons le feu! Il prend une braise au foyer et allume la paille, qui commence à brûler lentement. Partons, Alain, pour Hartecelle. (?????) Les Anglais vont sauter. Vois! la paille étincelle. Avec regret. Dire qu'ils ne sauront pas de qui le coup part! Mais si; car ils verront demain sur le rempart Ma bannière fameuse et bien reconnaissable, Qui sur l'écu d'argent porte l'aigle de sable. Viens! Ils sortent par le fond à gauche. La scène reste vide une mi- nute. La flamine atteint la poudre. Tout saute. Après l'explosion qui renverse et déchire les tentes, les soldats, dont quelques- uns sont blessés, se répandent sur la scène et poussent des cris devant les machines à demi détruites et qui brùlent. SCÈNE VIII LES ANGLAIS, LE BATARD. TOUS. Ah! LE BÂTARD, devant le cadavre de la sentinelle. Ce soldat mort! LE CAPITAINE, qui a cherché du regard Alain et Du Guesclin. Les deux marchands ont fui! LE BÂTARD, qui a pris le poignard dans la gorge du soldat tué et examiné cette arme. Les armes de Bertrand Du Guesclin ! LE CAPITAINE. C'était lui ! ACTE QUATRIÈME LA VILLE ASSIÉGÉE Une plate-forme, avec un parapet crénelé au fond. - A droite, une grosse tour à porte ronde. - A gauche, un corps de logis. - Au fond, en perspective, les tours du chdteau. SCÈNE PREMIÈRE Au lever du rideau, sur le rempart, un peloton, commandé par TIBAUD, relève les sentinelles. - Des groupes d'hommes et de femmes circulent et regardent les soldats. - Auprès d'une table, UN BOURGEOIS GRAS ET UN BOURGEOIS MAIGRE sont assis devant dos gobelets. LE BOURGEOIS GRAS. Oui, compère Truphème, aussi vrai qu'on me nomme Alleaume Percepied, que je suis un prud'homme Et le maître barbier juré de cet endroit, Je vous dis qu'on a moins de vivres qu'on ne croit, Et qu'on ne tiendra plus longtemps. LE BOURGEOIS MAIGRE, d'un ton rogue. Gros tas de graisse! Si vous souffrez la faim, c'est sans qu'il y paraisse. Cette bedaine-là dément vos sots discours. Moi, depuis le blocus, j'engraisse tous les jours. LE BOURGEOIS GRAS. J'en suis sûr, mon ami, nous n'avons plus de vivres. Un chat, et tout petit, se vend jusqu'à deux livres, Et le marchand le fait passer pour un lapin. De plus, on a déjà rationné le pain. Quel pain ! J'en voudrais bien connaître la formule Et, pour le poids, on met dedans des fers de mule. J'en ai perdu trois dents. LE BOURGEOIS MAIGRE, avec impatience. Percepied, mon ami, Tout en ira-t-il mieux, quand vous aurez gémi? Nous avons Du Guesclin chez nous. Laissons-le faire. A Thibaud. Ah ! c'est vous, sénéchal! Tenez, videz ce verre De cervoise. THIBAUD, vidant le gobelet. Je bois à vos santés. LE BOURGEOIS GRAS, à Thibaud. Eh bien! Le renfort qu'on attend vient-il? THIBAUD. Je n'en sais rien. LE BOURGEOIS GRAS. La place sera-t-elle enfin ravitaillée? THIBAUD. Je n'en sais rien. LE BOURGEOIS GRAS. Hélas ! LE BOURGEOIS MAIGRE, montrant le bourgeois gras. Quelle poule mouillée ! SCÈNE II LES MÊMES, DU GUESCLIN, LE QUARTENIER. DU GUESCLIN, entre en parlant avec le quartcnier. Donc, du pain pour trois jours seulement, quartenier` LE QUARTENIER. Monseigneur, j'ai fait cuire et mettre en ce grenier Tout ce qui nous restait encore de farine ; Et c'est la fin. DU GUESCLIN. Trois jours! Voilà qui me chagrine. Et mes soldats qui sont en retard ! Que font-ils? Par saint Kado ! je veux par quelques tours subtils A ce damné Chandos cacher notre détresse... Il rève un moment. Peut-être... Oui, cela rie manque pas d'adresse. Au quartenier. Fais apporter ici la moitié de tes pains. Le quartenier obéit. On apporte des pains dans des paniers. Ah c'est risquer beaucoup, mais n'importe! Aux soldats. Compaings, Afin que ces damnés Anglais nous en croient riches, En place de boulets, bombardez-les de miches THIBAUD ET LES SOLDATS. Compris ! Les soldats jettent les pains par-dessus le rempart. LE BOURGEOIS MAIGRE, au bourgeois gras, riant. Hein! Percepied, le tour est assez neuf! Qu'en dis-tu ? LE BOURGEOIS GRAS, avec douleur et comptant sur ses doigts les pains qu'on jette. Quatre, cinq... Ah ! mon Dieu!... Sept, huit, neuf, Quatorze, quinze, seize!... Ah! je me meurs, Truphème!... Il tombe dans les bras du bourgeois maigre. THIBAUD, à Du Guesclin. C'est fait, messire. DU GUESCLIN. Bien. Pauvres gens! Comme on m'aime! Ils ont jeté leur pain. Ah ! c'est simple et c'est beau! Hier, quand ils voyaient arriver ce troupeau Chez les Anglais, j'ai lu dans leurs yeux leur martyre. Ils ont faim !... Mais ils m'ont obéi sans rien dire : Ils ont jeté leur pain sans avoir murmuré. Ah ! j'y perdrai la vie, ou je les sauverai! Entre Clotilde, suivie de ses femmes et accompagnée d'Olivier et d'Alain. SCÈNE III LEs MÊMES, CLOTILDE, OLIVIER ET ALAIN. CLOTILDE, allant à Du Guesclin. Eh bien ! messire, quoi de nouveau? DU GUESCLIN. Rien encore ! Je ne sais pas où sont mes troupes, et j'ignore Qui peut les retenir, mais je suis fort surpris. Le Bègue de Vilaine est un soldat de prix : Avec lui, ce retard est une grave chose. CLOTILDE. Ah ! ce siège est affreux ! Voir, pour mon humble cause, S'exposer mes vassaux, mes deux braves parents, Et vous, le guerroyeur grand parmi les plus grands, C'est trop pour une femme, et, tenez! je suis lasse. DU GUESCLIN. Vous combattez l'Anglais : je suis donc à ma place. ALAIN. Nous aussi. CLOTILDE. Votre coeur est vaillant, je le sais, Alain; mais c'est pour moi qu'ici vous exercez Ce métier de soldat si périlleux. ALAIN. Mon frère Était beaucoup trop bon de vouloir m'y soustraire Du Guesclin maintenant connaît ce que je vaux. OLIVIER, à part. Il me hait, car il croit que nous sommes rivaux ! Fanfare. THIBAUD, à Du Guesclin, venant du fond. Capitaine! DU GUESCLIN. Eh bien! quoi? THIBAUD. Le héraut d'Angleterre Vient demander accès pour un parlementaire. DU GUESCLIN. Bien! qu'il entre! Thibaud sort. Au quartenier. Apportez le restant de nos vivres ici, (?????) Aux soldats. Et mangez et buvez ! Ma ruse aurait donc réussi ! (???????) Au bourgeois gras, gaiement. Toi, montre bien ta panse, Ami ! Du diable alors si cet Anglais ne pense Que nous faisons par jour au moins quatre repas ! Au bourgeois maigre. Mais toi, va te cacher : il ne le croirait pas. LE BOURGEOIS MAIGRE. N'ayez crainte, je vais derrière, capitaine. LE BOURGEOIS GRAS, en évidence et satisfait. Tu trompes l'ennemi : sois fière, ô ma bedaine ! **************************************************************** SCÈNE IV LES MÊMES, LE BATARD DE MAREUIL, les yeux bandés, amené par Thibaud. DU GUESCLIN, à Thibaud. Otez-lui son bandeau. Thibaud enlève le bandeau qui couvrait les yeux du Bâtard. CLOTILDE, avec un cri. Mon mari! OLIVIER et ALAIN, avec rage et faisant le geste de s'élancer sur lui. Le Bâtard ! DU GUESCLIN, les arrêtant. Sa personne est sacrée ! OLIVIER. Ah! LE BATARD, très froid. Je viens de la part De mylord John Chandos, gouverneur de Guyenne. DU GUESCLIN. J'écoute. LE BATARD. Il faut d'abord, messire, que j'obtienne Licence de parler devant tous. DU GUESCLIN. Vous l'avez. Mes soldats sont pour moi des amis éprouvés, Je ne leur cache rien. LE BATARD. Je ne suis point hostile, Et je viens vous offrir la paix. DU GUESCLIN. C'est inutile; Car la paix serait chère, et, vous voyez! ce fort Bien garni, bien armé, peut attendre un renfort, Car nous avons encor des vivres. LE BATARD, mielleux. Oui, peut-être; Vous jetez votre pain même par la fenêtre... Ah la ruse est adroite, et nous l'apprécions. Elle nous eût trompés. Par malheur! nous savions Que vous ne pourriez pas être deux fois prodigues. DU GUESCLIN, à part, avec rage. Ah! trahis! LE BATARD. C'est assez de peine et de fatigues Pour vos soldats, messire; et pour vous c'est assez, Croyez-moi, de vaillance et d'efforts dépensés. La guerre a ses hasards... DU GUESCLIN, brusquement. Trêve de flatterie! Quelles conditions faites-vous, je vous prie? LE BATARD. Soit! La place est rendue à Chandos. Nous laissons Tous les nobles sortir en nous payant rançons; Le soldat part avec ses armes qu'il conserve. DU GUESCLIN. C'est trop beau! lais pour vous, monsieur? (?????) LE BATARD. Je me réserve Pour ma part de butin... DU GUESCLIN. Ah ! ah ! c'est là l'écueil. LE BATARD. Ma femme seulement, Clotilde de Mareuil. DU GUESCLIN, ironique. Seulement? LE BATARD. Seulement. CLOTILDE, à part. C'est moi qu'il veut. OLIVIER, au Bâtard. Infâme ! DU GUESCLIN, arrêtant Olivier et s'approchant du Bàtard, d'un air terrible. Quand vous m'avez offert de livrer une femme, Vous comptiez que, malgré vos propos outrageants, Je saurais respecter en vous le droit des gens. Vous avez eu raison. Partez! La route est libre. Mais regardez d'abord que tout mon être vibre De colère, Lui mettant la main sur l'épaule. et sentez ce que pèse ma main; Puis tâchez désormais d'éviter mon chemin. LE BATARD, frémissant. Ah! Froidement. Menacer n'est pas répondre. Veut-on rendre La citadelle à John Chandos ? DU GUESCLIN. Venez la prendre ! LE BATARD s'incline, puis s'approche de Clotilde et lui parle à demi-voix. J'espère que jugeant leurs conseils belliqueux, Madame, vous serez plus raisonnable qu'eux; Car tout dépend de vous. Donc, en votre pensée, Songez bien à ce qu'est une ville forcée : Que deviendront, parmi la fureur des assauts, Ces femmes, ces enfants, vos amis, vos vassaux? Vous savez! c'est le vol, le carnage, la flamme! Vous êtes charitable et pieuse, madarne : Vous répondrez à Dieu de tout le sang versé, Quand vous n'avez enfin, oubliant le passé, Qu'à revenir auprès d'un époux... qui vous aime... CLOTILDE, lui coupant la parole, avec indignation. Ah ! taisez-vous! Assez d'injure et de blasphème! Votre amour !... il me fait horreur et je vous hais! Quant à Dieu, chaque jour il entend mes souhaits Et, malgré cette épreuve où sa rigueur m'expose, J'en suis sûre, il est juste et protège ma cause 1 LE BATARD. Priez-le donc; mais moi, je vous dis : Au revoir! Il sort, reconduit par Thibaud. SCÈNE V LES MÊMES, moins LE BATARD ET THIBAUD. CLOTILDE, à Du Guesclin. Messire, soyez franc, car je veux tout savoir, Et le discours hautain de ce traître m'effraie! Dites! notre misère enfin est-elle vraie? N'avons-nous plus assez de vivres pour tenir ? DU GUESCLIN, sans répondre. Madame, à tout moment mes gens peuvent venir. Et c'est notre salut... CLOTILDE. Je sens bien qu'on me cache Notre état. Quel qu'il soit, il faut que je le sache! DU GUESCLIN. Je ne conviendrai pas qu'il soit désespéré. S'ils donnent un assaut, je le repousserai, Et le pire ennemi, c'est encor la famine. Mais cependant, depuis un instant, je rumine Un projet... Je le tiens ! Et, par Dieu ! nous rirons S'il réussit ! Aux soldats qui l'entourent. Holà! Deux cents braves lurons Vont feindre d'attaquer l'Anglais par la poterne Du sud, pour l'occuper. En ce qui me concerne, Comme je n'y vais point, ayant affaire ailleurs, Olivier, tu seras le chef des batailleurs. OLIVIER. (????) Non. ALAIN. Moi, j'en suis ! OLIVIER, bas, à Du Guesclin. Bertrand, souviens-toi ! DU GUESCLIN, bas, à Olivier. Sois tranquille. Haut. Non, mon Alain! il faut qu'un chef reste en la ville : Ce sera toi. ALAIN, avec rage. Toujours ! A Olivier. Écoute, frère aîné Si c'est injustement que je t'ai soupçonné, Bien. Tu peux me le prouver : reste pour que je sorte. OLIVIER.(????) Non. ALAIN. Pour reconquérir ma confiance morte, Tu n'as qu'à me céder ta place. OLIVIER. . . . . . ALAIN. Tu vois ! C'est devant elle. Eh bien! pour la dernière fois, Prends garde, car je sens m'envahir la folie! Je t'embrasse les mains, frère, je t'en supplie, Laisse-moi te servir au moins de lieutenant! OLIVIER. (????) Non. ALAIN. Va donc seul alors! Je te hais maintenant. Alain sort. OLIVIER, à part. Hélas ! Aux soldats. Allons, mes gars! Il sort, suivi des soldats. DU GUESCLIN, à part. Peut-être est-ce folie... Mais, si j'en viens à bout, nous ferons chère lie! Il sort d'un autre côté. SCÈNE VI CLOTILDE, HABITANTS ET FEMMES D'IIARTECELLE. Les bourgeois et les femmes, qui se sont parlé entre eux pendant la fin de la scène précédente, s'approchent de Clotilde, qui est restée réveuso. CLOTILDE. Que voulez-vous, amis? LE BOURGEOIS MAIGRE. Dame, les habitants D'Hartecelle ont cru voir que, depuis quelque temps, On se bat moins, - ce n'est pas un reproche, certes, Car notre garnison a fait de grandes pertes, - Et nous venons vous dire, avec simplicité, Que s'il vous faut des gens de bonne volonté, Nous sommes là, bourgeois, paysans, tout le monde, Prêts à marcher. Je sais me servir d'une fronde, Un autre d'une pioche, un autre d'un marteau. Les vieillards garderont les remparts du château. Enfin, nous ferons tous de notre mieux, madame. TOUS LES BOURGEOIS. Oui! CLOTILDE, émue. Mes braves vassaux, merci, du fond de l'âme! LE BOURGEOIS GRAS, à part. L'arrière-garde est très nécessaire. J'en suis! I1 se sauve. UNE FEMME, tenant dans ses bras un jeune nourrisson et un autre enfant à la main, s'approche de Clotilde; quelques femmes la suivent. Châtelaine, on répand dans la ville des bruits Sinistres, et l'on dit que la faim nous menace. Mais avec le vaillant Breton, au coeur tenace, Nous sommes prêtes, nous, les femmes, à subir, Sans un sanglot, sans un regret, sans un soupir, La faim et les horreurs du siège le plus rude. Ne gardez donc polir nous aucune inquiétude, Dame, car nulle épouse et nulle mère ici Ne vous conseillera de demander merci, - Pour toutes je le dis, car je pense comme elles! - Quand même tarirait le lait de nos mamelles. TOUTES LES FEMMES. Oui CLOTILDE. Les femmes aussi! les mères! Dieu clément! . C'est trop de sacrifice et trop de dévouement. Non, je n'accepte pas! Que j'en meure, qu'importe? Je me rends. Sénéchal, faites ouvrir la porte! Mes amis, remettez votre épée au fourreau! J'aime mieux me livrer moi-même à mon bourreau, - Bien qu'à ce seul penser l'horreur au coeur me monte, - Oui, j'aime mieux mourir de dégoût et de honte, Que de voir triompher mon droit, que je défends, Par le sang des vieillards, des femmes, des enfants! SCÈNE VII LES MÊMES, ALAIN, rentrant de son côté, LE BOUII- GE01S GRAS, portant un cochon sur ses épaules, HABI- TANTS DE LA VILLE, puis DU GUESCLIN. TOUS, rentrant joyeux. Vive sire Bertrand! LE BOURGEOIS GRAS. L'excellente aventure! ALAIN. Qu'est-ce? LE BOURGEOIS GRAS. J'en ris à faire éclater ma ceinture. CLOTILDE. Mais enfin? LE BOURGEOIS GRAS. Non, le tour est vraiment merveilleux, Et messieurs les Anglais vont être furieux! Quel homme! lui seul fait de pareilles trouvailles! Entre Du Guesclin. CLOTILDE, à Du Guesclin. Eh bien? DU GUESCLIN. Comme on manquait ici de victuailles, Je viens d'y ramener un troupeau de cochons. TOUS. Vivat! ALAIN, étonné. Comment? DU GUESCLIN, avec enthousiasme. Saignons, dépeçons, embrochons, Salons, fumons! mangeons de la charcuterie Et buvons sec! C'est jour de joie et de frairie Pour tous nos affamés, soldats et citadins! A la broche le lard ! Et sur le gril boudins, Andouilles, pieds farcis, cervelas et saucisses! Assaisonnons le tout de moutarde et d'épices, Et l'arrosons d'un vin agréable au lamper! Vive Dieu! c'est l'Anglais qui nous offre à souper! TOUS. Ah! (????) LE BOURGEOIS GRAS, montrant l'un après l'autre son ventre, puis le cochon étendu à ses pieds. Ventre patient, reçois ta récompense. ALAIN, à Du Guesclin. A la fin, Monseigneur, vous nous direz, je pense, Par quel moyen étrange et quel tour imprévu, Vous avez ramené ces vivres ! DU GUESCLIN. J'avais vu, Hier, en rôdant, non loin du ruisseau, dans la plaine, Parqués auprès d'un champ de trèfle, une centaine De pourceaux, destinés à messieurs les Anglais. Les mirifiques porcs ! Des noirs, des violets, Des roses ! Gras à point, superbes! Et leur soie Reluisait sur leur dos comme un drap qui chatoie! Or, nous sachant ici sans vivres, j'ai pensé : Ces Anglais sont vraiment cruels d'avoir laissé Ces pauvres animaux exposés à la pluie. Par bonheur! il restait dans la place une truie Pleine, et que l'on gardait afin qu'elle mît bas. ALAIN. Ah! je vous reconnais! DU GUESCLIN, gaiement. Tu comprends, n'est-ce pas? Je tenais mon appeau. L'amour tourne les têtes; C'est lui le vrai tyran des hommes et des bêtes. Et, pendant qu'Olivier fait sa diversion, Malgré ses grognements et sa rébellion, Je prends la truie et la campe sur mes épaules! Je sors des murs, sans bruit, et je gagne les saules Qui longent la rivière et font comme un rideau Entre l'Anglais et moi. Sur l'autre bord de l'eau, J'aperçois dans son parc le troupeau qui sommeille. Je fais hurler ma truie en lui tordant l'oreille. Quel triomphe! Voilà le troupeau furibond Qui, malgré les porchers, dans l'eau ne fait qu'un bond Et me rejoint, tandis que je rentre en la ville, Avec tous les cochons me suivant à la file! TOUS, riant. Ah ! (?????) ALAIN. Bien imaginé! DU .GUESCLIN. Soit! Je viens d'obvier (????) À la famine... Mais que fait donc Olivier? Tumulte. - Olivier rentre à la tète des soldats, soutenu par Thibaud et blessé au bras droit. SCÈNE VIII LES MÊMES, OLIVIER, THIBAUD, SOLDATS. OLIVIER, à Du Guesclin. Nous voila, sans un mort. Une simple escarmouche... Et toi? DU GUESCLIN. Moi, je songeais aux besoins de la bouche, J'ai des vivres... Blessé! OLIVIER. Rien. Un trait égaré... CLOTILDE. Son sang coule... Ah! Elle s'évanouit. ALAIN, avec désespoir. C'est lui qu'elle aime! J'en mourrai! ACTE CINQUIÈME LA BATAILLE. Une chapelle. - La scène représente l'intérieur de la nef (gothique rayonnant). On voit se perdre au fond, en biais, les arcades du choeur. A droite et à gauche, les deux travées du transept; à l'entrée du choeur, un prie-Dieu, devant lequel sont placées, sur des cous- sins, les différentes pièces d'une armure. La lune éclaire les vitraux; les cierges sont allumés. SCÈNE PREMIÈRE THIBAUD, DU GUESCLIN, CLOTILDE, OLI- VIER, le bras en écharpe, HOMMES D'ARMES, PAGES portant dos torches, FEMMES de la suite de Clotilde. THIBAUD, à Du Guesclin. Messire, tout est prêt pour la veille des armes. DU GUESCLIN. Bien, Thibaud! laisse-nous. A Olivier. Comment! ami! des larmes? OLIVIER, tristement. Hélas! tu connais trop le souci qui me mord : Tu vas armer Alain chevalier, et la mort Se réjouit... Puissé-je être mauvais prophète! Enfin, mon Seigneur Dieu, ta volonté soit faite! A Du Guesclin. Que devient ton armée? DU GUESCLIN. Elle approche. Mes gens, Dès l'aube, livreront bataille aux assiégeants, Tandis que nous ferons une rude sortie, Et je compte gagner cette fois la partie. OLIVIER. Espérons-le. Pour'moi, mon devoir est tracé. Je puis me battre encor, quoique je sois blessé, Et, parmi la mêlée affreuse où la mort fauche, Je veux du moins couvrir Main de mon bras gauche. DU GUESCLIN. Va! pour le protéger, tu ne seras pas seul. Mais voici notre Alain. Entre Alain, nu-tète et tout velu de blanc. SCENE II LES MEMES, ALAIN. DU GUESCLIN, à Alain. Approche-toi, filleul. T'es-tu mis en état pour la bonne veillée? ALAIN. Maître, je viens à vous l'âme purifiée, Ayant fait devant tous ma coulpe à haute voix... Mon corps dans l'eau du bain s'est lavé par trois fois Et je suis en état de grâce pour paraître Devant la sainte hostie offerte par le prêtre... Croyez-en cet habit de lin, blanc comme un lis, Symbole de mon coeur humble et pur. DU GUESCLIN. C'est bien, fils Devant l'autel voici l'armure bien fourbie; Tu vas veiller près d'elle, et, l'épreuve subie, Tu pourras prononcer tes voeux de chevalier. OLIVIER, à Alain. Un serment solennel va bientôt te lier, Frère, et quelque regret que mon coeur en éprouve, Je tiens à te servir de parrain, car je trouve Qu'il est bien pour le sang des Mauny qu'un garçon De ton âge ait agi d'une telle façon Qu'il soit fait chevalier par Du Guesclin lui-même!... Demain, la guerre va te donner son baptême. Tu n'as dû que braver la mort jusqu'à présent; Mais désormais, Alain, tu verseras le sang : Tu le verras, flot noir jailli des chairs coupées, Rougir les gantelets, les heaumes, les épées; Et, parmi les blessés, sourd à leurs cris affreux, Impitoyablement tu pousseras sur eux - Grand pourvoyeur des loups et des oiseaux de proie Ton destrier massif, dont le sabot les broie. Ah! c'est terrible, enfant!... Mais quoi! tu l'as voulu. ALAIN, sèchement. Je prends ce grand parti d'un coeur très résolu, Et le Dieu des combats fortifiera mon âme. DU GUESCLIN, avec solennité, à Alain. Avant de te frapper l'épaule de ma lame, Avant de te chausser les deux éperons d'or, Insignes de ton rang, Main, je dois encor Te rappeler les lois de la chevalerie. Sers fidèlement Dieu, les dames, la patrie; Sois généreux, loyal, intrépide et courtois. Penses-y bien toujours ! L'ordre que tu reçois Va te faire l'égal des meilleurs gentilshommes... Mais il t'impose, aux temps d'épreuves où nous sommes, Des devoirs que jamais, enfant, tu n'enfreindras. Et d'abord, que ce coeur, cette tète, ce bras, N'aient qu'un but, avant tout : la France délivrée! Alain étend, sans parler, la main vers lo crucifix en signe de serment. Repousse avec horreur la magie exécrée, Et ne te sers jamais contre tes ennemis Que des moyens loyaux par l'Église permis. - La forfaiture est chose inconnue à ta race! - Épargne le vaincu qui te demande grâce Et ne frappe jamais au cheval, car, vois-tu, Dès qu'un noble bardé de fer est abattu, La victoire devient sans gloire et trop aisée. Enfin, garde toujours au fond de ta pensée Que les faibles, les vieux, les femmes, les enfants, Les clercs, les laboureurs, sont ceux que tu défends, Et qu'il faut que partout où ton nom retentisse, L'écho réponde : Honneur, bienfaisance, justice! Alain fait do nouveau le signe du serment. ALAIN. L'heur m'est bien grand d'avoir deux parrains si fameux, Messire, et j'essaierai de bien faire comme eux! DU GUESCLIN. Maintenant, nous allons te laisser. Veille et prie. Tu vas ceindre l'épée à l'heure où la patrie Sous le pied du vainqueur, frémissante, se tord Et se relève. Et c'est pour un duel à mort! Peut-être verras-tu notre France accablée... Prie, afin que ta foi ne soit jamais troublée! Quand de ses champions tu serais le dernier, Meurs, plein d'espoir en elle et sans la renier! CLOTILDE, s'approchant à son tour d'Alain, et très doucement. Alain, vers le devoir quand votre âme s'élève, Priez la Vierge mère, au coeur percé du glaive, De vous faire oublier un rêve évanoui. Vous l'oublierez; plus tard vous serez heureux. Sur un geste d'Alain. Oui, Un jour, vous sentirez une nouvelle flamme Naître sous le regard tendre d'une autre femme. Vous aimerez encore et vous serez aimé. ALAIN, à part. Oui, pâles fleurs d'automne et non roses de mai! DU GUESCLIN. L'heure s'avance, il faut laisser le néophyte. A Alain. A demain. Ils sortent tous, sauf Alain. SCÈNE III ALAIN, seul. Seul! Après un silence. Allons, triste nuit, passe vite! Car j'ai soif de l'ivresse ardente des combats. Contre un destin trop dur en vain je me débats! Carnage, me voici! mêlée, ouvre ton gouffre! Que je m'y jette, afin d'oublier, car je souffre! Sanglotant. Je souffre, et mon courage à la fin est lassé! Se relevant. Mais non : patrie, à toi je me suis fiancé, Épouse des hardis, toujours fidèle et chaste, L'âme pour ton amour n'est jamais assez vaste!... Et pour te la donner toute, j'en veux bannir De mon rêve fatal jusques au souvenir! S'approchant du coussin où sont ses armes. Je t'en prends à témoin, ô ma première armure! Si ce coeur bat trop fort, étouffe son murmure Sous la lourde cuirasse et sous le gorgerin, Et qu'il devienne froid ainsi que ton airain! Si de mes yeux, visière horrible de ce casque, Tombent parfois des pleurs, cache-les sous ton masque! Cette main, qui jadis dans la sienne tremblait, Que ton tissu de fer la couvre, ô gantelet, Pour que tu sois solide en sa paume crispée, 0 mon amie! ô ma vaillante ! ô mon épée! De n'être plus qu'à toi, désormais, je fais voeu. Mais prions. Il s'agenouille. Aidez-moi, bons chevaliers de Dieu, Bienheureux combattants des célestes phalanges, Terribles chérubins, victorieux archanges, Toi surtout, saint Michel, qui domptas le dragon! Prends-moi, grand saint Martin, soutien et parangon Du soldat vertueux, sous ta main protectrice! Intercédez pour moi, monseigneur saint Maurice! Et vous, guerriers thébains, martyrs de votre foi, Barons du paradis, priez, priez pour moi! Il met sa tête dans ses mains et reste absorbé dans sa médita- tion. - Musique. - Le fond du théâtre s'ouvre, et dans des nuées, baignées d'une lumière surnaturelle, apparaissent le vieux Enguerrand de Mauny, tel qu'il était au prologue avec ses blessures, et derrière lui ses trois fils Philippe, Jacques et Huon, tous les trois blessés à la tête. - Tous sont appuyés sur leurs longues épées. SCÈNE IV ALAIN, LE SPECTRE D'ENGUERRAND DE MAUNY, et ceux de HUON, de JACQUES et de PHILIPPE DE MAUNY. LE SPECTRE D'ENGUERRAND DE MAUNY, étendant la main vers Alain. Du lumineux séjour de l'extase éternelle, Où Dieu donne aux élus le bonheur infini, Ton père mort descend, et sa voix solennelle Te salue, Alain de Mauny ! Voici tes frères, tous ont la même blessure Au front, juste à la place où se posa ma main. Comme la leur, enfant, ta destinée est sûre : Tu vas être tué demain! Dernier né des Mauny, porte une âme virile A ton premier combat qui sera sans second, Car, sache-le, ta mort ne sera pas stérile, Ton sang versé sera fécond! J'ai sous les yeux le livre ouvert des destinées, Et de ma voix qui sort de l'abîme, apprends-les La guerre durera cent terribles années; Mais nous chasserons les Anglais! Le grand Breton, qui tient le glaive de la France, De l'âpre invasion refoulera le flot; Sous lui nous toucherons presque à la délivrance; Mais Du Guesclin mourra trop tôt. Après... - Oh ! la funèbre et lamentable histoire! - La nef de France sombre et n'est plus qu'un débris... Ah! je vois des Anglais par tout le territoire Et leur roi régnant à Paris! Mais à l'heure où la foi du plus brave chancelle, Voici, terrible ainsi que l'archange en son vol, Surgir le blanc pennon de la bonne Pucelle! Et plus un Anglais sur le sol ! Et plus tard, et sans cesse, in vasions, désastres ! Et toujours, à la fin, le drapeau triomphant Plane sur le pays délivré, dans les astres. Vive France! A demain, enfant! L'apparition se dissipe peu â peu. Le jour parait. Alain sort de son extase. SCÈNE V ALAIN, seul, et cherchant à rassembler ses idées. Je dois mourir demain... demain ! Le jour se lève. Mon père m'a parlé, ce n'était pas un rêve... Olivier se taisait... Ah! je comprends pourquoi ! Noble frère ! c'est qu'il voulait mourir pour moi ! Entrent Olivier et Clotilde, accompagnée de ses femmes. SCÈNE VI ALAIN, OLIVIER, CLOTILDE, FEMMES. ALAIN, courant se jeter aux pieds de son frère. Ah ! pardon à genoux! je ne suis qu'un infâme, Un criminel ! Mais Dieu vient d'éclairer mon âme, Et je connais enfin ta sublime amitié ! Je suis un misérable, indigne de pitié! OLIVIER, avec tendresse. Main, relève-toi. ALAIN. Non, Olivier, ma place Est à tes pieds. OLIVIER, le relevant. Enfant, viens donc que je t'embrasse! Tu souffrais, et je n'ai rien à te pardonner. ALAIN. Ton projet de mourir, tu vas l'abandonner, Frère, je ne veux pas que tu te sacrifies ! Côte à côte, à présent, nous risquerons nos vies. Et la mort, la stérile épouse au flanc glacé, Entre nous deux pourra choisir son fiancé. OLIVIER, à part. Il sait tout ! ALAIN, à Clotilde, lentement et tristement. Quant à vous que j'aimais, ma folie Est passée ! Oubliez, ainsi que moi j'oublie, Ce rêve malheureux qui nous fit souffrir tous. Aimez bien Olivier; il est digne de vous; C'est un coeur de héros. - Quant à moi, le poète, Le rêveur, traitez-moi tous les deux comme on traite Un enfant maladif et toujours mécontent Qui fait pleurer sa mère et l'aime bien pourtant. CLOTILDE, lui tendant la main. Cette épreuve a rendu notre amitié meilleure, Alain. OLIVIER, à part. Faites, mon Dieu, que ce soit moi qui meure! ALAIN, à part. Clotilde sera libre, et ce traître exécré, Le Bâtard de Mareuil, c'est moi qui le tuerai ! SCÈNE VII LES MÊMES, DU GUESCLIN, SOLDATS. DU GUESCLIN, entrant. Aux armes! Le renfort attendu nous arrive ! Les Anglais ont été surpris. La lutte est vive; Il faut porter secours à nos gens. Dehors! tous ! ALAIN, à Du Guesclin. Maître, vous m'oubliez. DU GUESCLIN. Non, filleul ! à genoux! Alain s'agenouille. J'aime ta jeune ardeur, nous aurons besoin d'elle. Du Guesclin lui frappe l'épaule de son épée. Main de Mauny, sois brave, loyal, fidèle : Au nom de saint Michel, je te fais chevalier. Embrasse maintenant ton vieux maître, écolier, Main se relève; Du Guesclin l'embrasse. Et viens. Se tournant vers Clotilde et ses femmes. Femmes, priez, et soyez sans alarmes. OLIVIER, à Main. Je ne te quitte pas, frère. DU GUESCLIN. Aux armes ! TOUS. Aux armes ! Ils sortent en tumulte. SCÈNE VIII Un champ de bataille. - Le sol est couvert de morts et de blessés. SOLDATS FRANÇAIS ET ANGLAIS. Au lever du rideau, un combat très vif est engagé. LES FRANÇAIS. Notre-Dame Guesclin ! LES ANGLAIS. Saint Georges! LES FRANÇAIS. Notre-Dame Du Guesclin ! (???????) LES ANGLAIS. Saint Georges! Ils sortent tous à gauche en combattant; les Anglais reculent. SCÈNE IX DU GUESCLIN entre à droite, joyeux, l'épée à la main et entouré d'un gros de SOLDATS ANGLAIS. DU GUESCLIN, comptant ses ennemis. Ah ! cela réjouit l'âme! Six, huit, dix! j'y suffis... Gare, maudits Anglais ! Il frappe plusieurs hommes, son épée se brise. Plus d'épée ! Leur montrant les poings. Il me reste encor mes gantelets. Soit! J'appris à boxer à Londres. Donnant un coup de poing à un assaillant. A toi, l'homme! L'ANGLAIS, tombant. Ouf ! DU GUESCLIN. Allons, maintenant, qui veut que je l'assomme ? Les Anglais prennent la fuite. Plus personne ! J'aurais boxé jusqu'à demain. Poursuivons-les avec les pierres du chemin. Il ramasse des pierres et sort en les leur jetant. SCÈNE X COMBATTANTS ANGLAIS ET FRANÇAIS, puis LE BATARD, puis ALAIN. LE BOURGEOIS MAIGRE, une hache à la main. Ah ! j'en ai bien tué ! LES ANGLAIS, fuyant. Chandos, à la rescousse ! LES FRANÇAIS, les poursuivant. Notre-Dame Guesclin! LES ANGLAIS. Saint George ! Tous sortent en combattant. LE BATARD, entrant. On nous repousse ! Ils sont vainqueurs, et tout sera bientôt fini. Mais que je joigne au moins Olivier de Mauny! Est-il mort? Mon collier d'or à qui me le montre ! ALAIN entre vivement, l'épée à la main. Le Bâtard de Mareuil ! Enfin, je te rencontre, Maudit ! LE BATARD, avec dédain. Ce n'est pas toi que je cherche. Va-t'en ! ALAIN. Non, car je te défie et vais rendre à Satan Ton âme de félon, de traître et de parjure. LE BATARD. D'un enfant comme toi je méprise l'injure; C'est le loup que je veux, et non le louveteau. ALAIN. Prends garde, car il mord ! LE BATARD. Ma main comme un étau Broierait la tienne, au jeu du luth accoutumée. ALAIN. Apprends-le, d'aujourd'hui cette main est armée ; Et mon estoc, qui mit à mal plus d'un chrétien, Bien que rouge de sang, a soif encor du tien. LE BATARD. Tu le veux, soit ! meurs donc, mais j'aurai peu de joie De ma victoire, ayant une aussi faible proie. A nous deux ! Ils combattent. ALAIN. Moi, je veux un combat sans merci! LE BATARD. Jeune insensé, c'est toi qui resteras ici. Alain lui porte un grand coup; le Bàtard tombe. Ah ! je suis mort ! ALAIN, l'achevant d'un coup de dague. Que Dieu prenne en pitié ton ame ! (?????) LE BATARD, frappant Alain à la tête. La tienne aussi ! Il retombe. Alain se relève en chancelant. ALAIN. Serpent ! il m'a tué Il Ôte son casque et touche de la main son front ensanglanté. La lame M'est entrée au défaut du morion... je meurs Il tombe à son tour. VOIX LOINTAINES. Notre-Dame Guesclin ! ALAIN, se soulevant. A l'aide! Les clameurs S'éloignent... Ah! Il s'évanouit. SCÈNE XI ALAIN évanoui, LE BATARD expirant, OLIVIER. OLIVIER, appelant. Alain !... Quelle horrible journée!... Alain !... Il s'est jeté dans la lutte acharnée, Comme un jeune étalon qui ne sent plus le mors ! Et moi, je vais cherchant d'instinct parmi les morts. Reconnaissant le Bâtard. Ah ! ce blessé !... Grand Dieu! C'est le Bâtard qui râle. II appelle encore. Alain! Apercevant son frère évanoui. Le voilà ! mort !... Non, mais comme il est pâle ! Mon enfant, réponds-moi !... C'est ton frère... Entends-tu ? Il tombe à genoux, avec un grand cri. Ah! SCÈNE XII LES MÊMES, DU GUESCLIN, CLOTILDE, SOLDATS, ETC. DU GUESCLIN, d'une voix éclatante. La journée est nôtre, et l'Anglais est battu ! LES SOLDATS. Victoire ! DU GUESCLIN. Avons-nous bien besogné, bon roi Charle ! Mais que vois-je? Olivier!... Olivier, je te parle... Son frère ... CLOTILDE. Mon Dieu ! DU GUESCLIN. Mort ! OLIVIER, avec égarement. Ne dites pas cela... Car sa main n'est pas froide encore... Touchez-la. Mais non, la tache au front... Voyez ses lèvres blanches !. Le chêne de Mauny perd quatre de ses branches... Encore un qu'il faudrait coudre dans le linceul? Tu mourrais, Alain?... Quoi ! tu me laisserais seul? Ah ! je les aimais tous, mais ce coup est le pire. J'étouffe !... Mais pourtantson coeur bat... il respire... Il parle... ALAIN, d'une voix faible. Mon bon frère Olivier !... OLIVIER. Non, tais-toi... Tu guériras... Aussi je me disais : Pourquoi Dieu me reprendrait-il mon Main que j'adore? Non, vous voyez... il vit... Tu veux parler encore, Alain?... N'ouvre donc pas ainsi ton grand oeil bleu ! ALAIN, se soulevant, avec effort. J'ai tué le Bâtard... Clotilde est libre... Adieu ! Il meurt. OLIVIER, se relevant, terrible. Ah! mort! mort! cette fois ! Il se jette en sanglotant dans les bras de Du Guesclin. CLOTILDE, s'agenouillant et baisant Alain au front. Hélas ! fleur tôt flétrie, Lys pur, va refleurir dans le ciel, ta patrie ! A ce moment le ciel s'ouvre, et dans les nuages se reproduit l'apparition du tableau précédent. Mais le spectre d'Alain est dans los bras d'Enguerrand de Mauny.. DU GUESCLIN, à Olivier. 0 mes braves Mauny, tous sont morts en soldats, Et tu les pleures tous, toi qui les précédas !... Mais la patrie est comme une terre épuisée Qui veut le sang des siens pour unique rosée. Sans savoir si l'on doit voir les épis germer, Qu'importe 1 il faut toujours la servir et l'aimer. A olivier. Pleure, mais offre-lui ton deuil et ta souffrance. Aux soldats. Inclinez les drapeaux sur le mort !... Vive France! ÉPILOGUE LA MORT DE DU GUESCLIN (13 juillet 1380) L'intérieur de la tente de Du Guesclin, devant le chàtoau de Randon, en Gévaudan. SCÈNE PREMIÈRE DU GUESCLIN, couché et endormi; OLIVIER DE MAUNY, vieilli de seize ans, armé, sans casque, se tient debout près du lit; UN MÉDECIN, en robe noire, rangeant des fioles sur une crédence. Plus tard, entre ALAIN, fils d'Olivier et page de Du Guesclin. (Ce rôle doit ètre tenu (?????) par l'enfant qui a représenté Alain au prologue.) OLIVIER, regardant Du Guesclin endormi. Ainsi donc, te voilà, Bertrand ! 0 destinées ! Toi, que le monde a vu, pendant quarante années, Téméraire, l'estoc à la main, et bouclé Dans ton vieux vétement de fer tout bosselé, Pousser ton palefroi sur des forêts de piques, Toi, Du Guesclin, héros de nos luttes épiques, Dont les fléaux d'acier frappant le morion En ont cent fois meurtri le fier alérion Qui, sous le choc, jetait des gerbes d'étincelles; Oui, toi, qui le premier appliquais les échelles Et montais, les forçant à craquer sous ton poids, Aux murs d'où ruisselaient l'huile en flamme et la poix; Cette mort du soldat, pour ta gloire rêvée, Parmi tant de périls tu ne l'as pas trouvée, Et d'une fièvre, ainsi qu'un vieux, sur ce grabat, Tu vas mourir peut-être à l'heure d'un combat. DU GUESGLIN, parlant en rêve. Notre-Dame Guesclin !... A moi ! ...'Bretagne !... France ! OLIVIER. Il rêve. - Ah ! je le sais, c'est de désespérance Que tu meurs, et non pas de la fièvre, ô grand coeur ! C'est d'un dégoût profond, d'une immense rancoeur, C'est de l'ingratitude et de la calomnie ! Voilà donc comme on tue un homme de génie. 0 suprême injustice! Il se bat quarante ans, II est le plus fameux guerroyeur de son temps, Un grand vainqueur de gens et conquéreur de terre; Il a fait, pied à pied, reculer l'Angleterre, Et chassé ses soudards du sol que nous aimons; Puis, pendant une trêve, il a passé les monts, Et rendu son royaume au roi des deux Castilles. - Gagnez donc vingt combats, forcez donc cent bastilles, Sauvez donc la patrie!... Un beau jour, que dit-on? Que vous avez le coeur moins français que breton! Que sais-je?... Votre roi, de qui l'âme est trompée, Vous accuse. On s'indigne, on lui rend son épée De connétable, on songe à l'exil... et l'on part. Pourtant sur le chemin se dresse ce rempart, Le château de Randon où l'Anglais tient encore. Frémissant de revoir l'étendard qu'il abhorre, Le héros méconnu n'ira pas plus loin. Non! Il l'assiège, il prétend y planter son pennon, Et, par ce dernier coup où sa vaillance éclate, Donner un dernier tort à la patrie ingrate. Un silence. En aura-t-il le temps? Au médecin. Eh bien, qu'en dites-vous, Maître, et comment est-il? LE MÉDECIN. Hélas! comte, (?????) le pouls S'affaiblit. La dernière espérance est finie ! Quelques heures peut-être, ensuite l'agonie... OLIVIER, se voilant le visage. Oh! mon Dieu! Il s'approche de Du Guesclin et lui prend la main. Que je baise encor sa noble main! DU GUESCLIN, s'éveillant en sursaut. La ville avant une heure, ou l'assaut pour demain! Reconnaissant Olivier. Ah! c'est toi, mon ami; je faisais un beau rêve... Mais non, toujours ce lit!... Ton bras, que je me lève ! OLIVIER. Mais, Bertrand... DU GUESCLIN, avec impatience. Non! je veux me lever, je veux voir Si tous sont à leur poste et font bien leur devoir. Pages, pages, à moi!... Mon haubert, ma cuirasse! Entre le jeune Alain. LE MÈDECIN, à Du Guesclin. Monseigneur ! DU GUESCLIN, tombant sur un siège. Ah! .c'est vrai, la fièvre me terrasse; Allons, vieux corps usé, fais un dernier effort, Et que je sois debout pour attendre la mort! Il se relève avec peine. OLIVIER, à part. Pauvre ami! ALAIN, aidant Ru Guesclin à se rasseoir. Seyez-vous, monseigneur, je vous prie. DU GUESCLIN, assis, regardant Main avec tendresse. Ah! c'est toi, mon Alain. Ta jeunesse fleurie M'est douce, ton regard naïf me fait du bien. C'est que, vois-tul le vieux soldat, plus bon à rien, Dans le fond de son coeur à l'amertume en proie, Gardait encor l'espoir d'une suprême joie, 0 fils de mon ami, mon page familier, Celle de vivre assez pour t'armer chevalier. A Olivier. Olivier, je le vois, c'était une chimère. A Alain, en l'embrassant. Je t'aime, car je songe à ta vaillante mère, Puis à cet autre Main, mon jeune compagnon, Qui te ressemblait tant et qui portait ton nom. Ilbvour, avec une profonde mélancolie. Oh! quel passé lointain, hélas! et que de tombes! OLIVIER. Bertrand, secoue un peu la tristesse où tu tombes. Je ne reconnais point ton ancienne vertu. Courage! DU GUESCLIN. Non! je sens que c'est la fin, vois-tu! Je manque d'air ici... Cette tente fermée M'étouffe... Ouvrez! ouvrez! Je veux voir mon armée!... Les rideaux de la tente s'ouvrent largement au fond. On aperçoit le camp, et plus loin le chàteau assiégé. Une foule de capitaines et d'hommes d'armes envahit le théàtre. SCÈNE II LES MÉMES, L'ARMÉE. DU GUESCLIN. Ah! vous voilà. Venez près de moi, mes amis, Et remercions tous le ciel qui m'a permis De mourir entouré de mes compagnons d'armes. CRIS DIVERS, dans la foule. Du Guesclin... mourir!... Non... vous vivrez! DU GUESCLIN. Pas de larmes! C'est sans faiblesse au coeur et sans pleurs dans les yeux Qu'il vous faut écouter mes suprêmes adieux, Frères, et recueillir ma volonté dernière. Ensevelissez-moi couché dans ma bannière, Avec ma bonne épée, et ma main la tenant. Faites porter mon coeur au cloître de Dinan, Chez les dominicains, où ma première femme Repose, et fondez-y cent messes pour mon âme. Puis, que mes héritiers prennent dans mon trésor Pour les soldats blessés, trente mille écus d'or. Mes armes, à mon frère Olivier je les donne. Je me remets aux mains du Seigneur ! Je pardonne A ceux qui par erreur ou par mauvaise foi M'ont pu nuire. En ce jour, je renouvelle au roi Mon serment d'allégeance, et devant vous j'atteste -Et j'en prends à témoin la justice céleste - Que j'ai toujours servi Charles fidèlement, Et que ma loyauté regrette seulement De n'avoir pas pour lui pu faire davantage. A vous autres, soldats, je laisse en héritage, A toi, Clisson, à vous, de Sancerre, Mauny, Mon labeur commencé que j'aurais bien fini Si la mort ne s'était jetée à la traverse. Ainsi qu'un laboureur qui promène la herse Pour arracher l'ivraie et les ronces d'un champ, Quarante ans on m'a vu, par la France, arrachant En tout lieu l'étendard à la double licorne. Contre l'invasion je fus comme une borne, Et devant moi l'Anglais a reculé partout! Mais vous devez mener cette oeuvre jusqu'au bout ; Donc, un dernier soldat jusques au connétable, (?????) Ne dormez dans un lit et ne mangez à table Tant qu'un Anglais sera possesseur d'un lambeau De sol, qui ne soit pas le lieu de son tombeau! TOUS. Nous le jurons! DU GUESCLIN. Merci! je puis mourir sans crainte... Mes amis, mes enfants, une dernière étreinte! Le capitaine et les soldats entourent Du Guesclin et lui baisent les mains. Soudain éclatent au dehors des fanfares et des cla- meurs. OLIVIER. Mais pourquoi tout ce bruit, page? UN PAGE, entrant, à Du Guesclin. C'est monseigneur Le duc d'Anjou. DU GUESCLIN. Pour moi? SCÈNE III LES MÊMES, LE DUC D'ANA U. Il entre, suivi d'une bril- lante escorte. Un de ses gentilshommes porte sur un coussin l'épée de connétable, dans une gaine de velours bleu, semée de fleurs de lys d'or. DU GUESCLIN. au duc d'Anjou. Qui me vaut cet honneur De voir un fils de France d mon lit funéraire? LE DUC D'ANJOU, aux assistants. Grâce au ciel ! il n'est pas trop tard. A Du Guesclin. Le roi mon frère, Dont de malins rapports égarèrent l'esprit, Messire I)u Guesclin, a le coeur très contrit. Il a vu s'altérer avec trop de souffrance Une amitié qui fit la gloire de la France. Mais, connaissant combien votre grand coeur l'aimait, Il vous dit d'oublier, messire, et me commet Pour clore entre vous deux ce débat regrettable. Je viens donc en son nom, monsieur le connétable, Vous embrasser et vous prier de ceindre encor La glorieuse épée aux trois fleurs de lys d'or, Qui, j'y compte, fera longtemps son noble office. Il embrasse Du Guesclin. DU GUESCLIN, très ému. Ah! monseigneur, c'est trop!... c'est trop!... LE DUC D'ANJOU. Non, c'est justice. LA FOULE. Oui, justice! Le seigneur qui porte l'épée s'agenouille devant Du Guesclin et la lui présente. DU GUESCLIN, la prenant et la tirant du fourreau. Viens donc, viens !... Si je te reprends, Ce n'est plus pour aller combattre au premier rang; Mais je puis te baiser fièrement, car mon âme Est aussi pure, aussi loyale que ta lame. Au duc d'Anjou. Ah ! duc, je meurs content... Allez le dire au roi. Riant. J'étouffe!... Entre vos bras, mon Dieu, recevez-moi!... Olivier, un frisson pénètre en mes entrailles... Et le fort n'est pas pris... Enfants, tous, aux murailles! Il tombe mort sur le lit. TOUS, avec désespoir. Ah! LE MÉDECIN, posant sa main sur Io coeur de Du Guesclin. C'est fini. OLIVIER, à genoux. Prions ! Moment de silence religieux. SCÈNE IV LES MÉMES, LE GOUVERNEUR ANGLAIS Du CHATEAU DE RANDON. II entre au fond, suivi d'une escorte, en portant les clefs de la ville sur un plateau d'argent. OLIVIER, se relevant. Qui nous trouble? LE GOUVERNEUR. Pardon ! Je suis le gouverneur du château de Randon. J'ai lutté! N'ayant plus de pain, je me résigne. Qui commande à présent ici ? OLIVIER. Nul n'en est digne, Car Du Guesclin n'est plus. LE GOUVERNEUR. Je viens rendre le fort. Où déposer ces clefs? OLIVIER. Où? Montrant Du Guesclin. Sur son lit de mort. Le gouverneur dépose les clefs aux pieds du cadavre. FIN Source: http://www.poesies.net