Contes En Vers Et Poésies Diverses. Par François Coppée. (1842-1908) TABLE DES MATIERES CONTES La Marchande De Journaux. L'Epave. L'Enfant De La Balle. Les Boucles D'Oreilles. Le Roman De Jeanne. Pour Le Drapeau. Bleuette. POESIES DIVERSES Le Raisin. Premier Désir. Une Aumône. Préface D'Un Livre Posthume. A Un Amant. A Un Élégiaque. La Chambre Abandonnée. Le Bateau-Mouche. La Nymphe De Ville-D'Avray. L'Anneau. Vieux Brouillon De Lettre. Sur Une Tombe Au Printemps. Le Vin. Portrait De Victor Hugo. L'Anniversaire. Résurrection. Le Rêve. L'Éducation Maternelle. Rêverie. Le Régiment Qui Passe. Aux Femmes De Lyon. Le Cadeau De Sahagun Le Vieux. Pour Guitare Solo. Ballade De François Coppée. (A Banvillle.) Reponse de Banville. (Ballade De) Préface Pour Le Premier Volume. . . Aux Bourgeois D'Amsterdam. Dizains. Statue D'Homme D'État. A Allice G... (???) Très Ancien Sonnet. Caprice Attendri. Ballade Pour Deux Dames Qui Sont Amies. L'Éventail. Billet. L'Asile de Nuit. Au Jardin Du Luxembourg. A Petoefi. Poèmes Magyars. I QUI ME COMPREND? III MA FEMME ET MON SABRE. IV L'HIVER. V LA TERRE VI LA FORGE. VII SCÉNE DE TSARDA. VIII CHANSON POPULAIRE. L'Amiral Courbet. L'Étoile Des Bergers. La Marchande De Journaux. I DEMANDEZ les journaux du soir... la Liberté... La France... » A cet appel, sans cesse répété Par la vieille marchande à la voix âpre et claire, Je faisais halte au coin du faubourg populaire Dont les vitres flambaient dans le soleil couchant, Et prenais un journal pour le lire en marchant. Ce n'est pas que je sois ardent en politique : Les révolutions rendent un peu sceptique; Mais, par vieille habitude et besoin machinal, Je parcours volontiers, tous les soirs, un journal, CONTES EN VERS ET POÉSIES DIVERSES 129 Pour savoir si l'on va changer ou non de maître, Comme avant de sortir on voit le baromètre. « Demandez les journaux... le Temps... le Moniteur... » Et, prenant le paquet tout frais, que le porteur Lui jetait, en courant, dans sa pauvre boutique, La bonne femme, active à servir la pratique, Derrière un vasistas ouvert sur le trottoir, Se démenait, cherchait des sous dans son tiroir, Et vendait, d'une humeur absolument égale, Papier conservateur ou feuille radicale; Et, lorsque. je prenais un journal, au hasard : « Ah! vous voilà, monsieur! Vous arrivez bien tard, Disait-elle gaiement. Voyez! ma vente est faite. Je n'ai plus qu'un Pays et que deux Estafette... Et c'est toujours ainsi lorsque les députés, Comme ils ont fait hier, se sont bien disputés, Et quand on dit qu'on va changer le ministère. » Quelquefois je causais, auprès de l'éventaire, Avec la brave vieille aux yeux intelligents; Car mon goût est très vif pour les petites gens. Et, tout en déployant la Presse ou la Patrie, Qui m'envoyait sa bonne odeur d'imprimerie, J'avais pour mes trois sous un instant d'entretien. « Mon Dieu! pour le moment, ça ne va pas trop bien. C'est la morte-saison, vous savez.., et la Chambre Ne se réunira que vers la mi-novembre. Les grands formats sont nuls, et les petits journaux N'ont que les faits divers et que les tribunaux... Vous autres, les messieurs, vous chassez, ou vous êtes Aux bains de mer, aux eaux... Sans le sou des grisettes Qui ne voudraient pour rien manquer le feuilleton De leur Petit Journal, à peine vivrait-on... Pour écouler ce tas de papiers qu'on imprime, C'est triste à dire, mais il faudrait un gros crime... Je ne désire pas qu'il arrive, grand Dieu! Mais, du temps du procès Billoir, quel coup de feu! Quand on a publié toutes ces infamies, Monsieur, j'étais au bout de mes économies; Mais, en un mois, et rien qu'avec les il'us'rés, Eh bien! j'ai pu payer deux termes arriérés... Mais ce n'est qu'un hasard... Tandis que les tapages A Versailles, voilà le temps des forts tirages! Ça ne peut pas manquer et ça revient vingt fois... Aussi, lorsque je fais un billet pour mon bois, Pendant la session j'en fixe l'échéance, Et je m'acquitte après une bonne séance. » Je m'éloignais, trouvant singulier le destin Qui voulait que ce fût le crime du matin Ou le tumulte fait dans les Chambres, la veille, Qui donnât quelque aisance à cette pauvre vieille. Je trouvais un plaisir ironique à savoir Que l'antique combat du peuple et du pouvoir Et tout leur vain travail pour mettre en équilibre Le besoin d'être fort et l'ardeur d'être libre, ET POÉSIES DIVERSES 131 Le prétoire vibrant à la voix des tribuns, L'Assemblée en démence et les cris importuns Qu'on poussera toujours autour du Capitole, Et tout ce que produit, aux jours de rage folle, Le parlementarisme et son jeu régulier, Aidassent cette femme à payer son loyer. 11 me plaisait assez que le bruit de la presse Assurât par hasard le pain d'une pauvresse, Et que tout ce scandale eût ce bon résultat Qu'elle pût vivre, à bord du vaisseau de l'État Durement ballotté sur la mer politique, Ainsi qu'une souris dans un transatlantique. II U N soir, - les premiers froids étaient déjà venus, - Au fond de la chétive échoppe, j'aperçus Un spectacle nouveau, qui me fit de la peine. C'était un pauvre enfant, - huit ou dix ans à peine, - Blond, pâle, l'air malade, habillé tout en deuil, Qui se tenait assis dans un petit fauteuil, Ayant sur ses genoux un vieux dictionnaire Et regardant avec des yeux de poitrinaire. Je demandai : « Quel est donc ce petit garçon? - Mais c'est mon petit-fils; il apprend sa leçon, Me répondit, d'un air tout orgueilleux, la vieille... Et les Frères en sont très contents! - A merveille! Repris-je... Ses parents l'ont envoyé vous voir? - Hélas, mon bon monsieur, voyez... il est en noir. Pauvre enfant! il n'a plus sa mère ni son père... Mais sa bonne-maman l'élèvera, j'espère. Maintenant, il n'a plus que moi, cher innocent! Il a coûté la vie à ma fille en naissant... Et voilà des malheurs qu'on ne peut pas comprendre... Des orphelins d'un jour!... Quant à mon pauvre gendre, II était étameur de glaces; et les gens, Dans ce vilain métier, ne durent pas dix ans, S'ils n'ont pas les poumons comme un soufflet de forge... A cause du mercure. - Allons! un sucre d'orge, » Dis-je à l'enfant, qui vint pour me remercier, Prit mes sous et courut, joyeux, chez l'épicier. Et, quand je fus resté seul avec la marchande : « L'enfant se porte bien? - J'attendais la demande, Monsieur, répondit-elle avec un gros soupir. C'est le chagrin que j'ai tous les jours à subir. Non! il ne va pas bien... Que je suis malheureuse!... Avec ses yeux cernés et sa figure creuse, C'est tout son père... Il souffre, hélas! le cher petit! 11 tousse, il dort à peine, il n'a pas d'appétit. Enfin, le médecin dit que c'est la croissance!... C'est qu'il est si mignon... et d'une obéissance!... Et tout ce qu'il voudrait, il l'apprendrait, je crois, Mon Joseph... A l'école il a toujours la croix... Mais sa santé... voilà ce qui me désespère! - Courage! dis-je. - Enfin mon commerce prospère, Continua l'aïeule, et de telle façon, Monsieur, que rien ne manque à mon pauvre garçon. Le bon Dieu, quand j'ai trop de mal, me vient en aide. Tenez! j'ai cru l'enfant malade sans remède, Voilà tantôt trois ans... Le docteur ordonna Des médicaments chers, du vin de quinquina... Mais, juste en ce moment, je m'en souviens encore, La Chambre renversa le cabinet Dufaure, Et j'ai pu - je gagnais des douze francs par jour - Donner ce qu'il fallait à mon petit amour... Au Seize Mai, - la vente allait, je vous assure! - J'ai fourni mon Joseph de linge et de chaussure; Et quand le Maréchal à la fin est tombé, J'ai fait faire un habit tout neuf à mon bébé... » Le retour de Joseph finit la causerie; Mais je sortis de là l'âme tout attendrie, Et j'avais le coeur pris par le simple roman De cet enfant malade et de sa grand'maman. Le lendemain, je dus partir pour la province, Mais sans les oublier; et l'intérêt fort mince Qu'aux choses de l'État jusqu'alors j'avais mis Grandit, quand je songeais à mes humbles amis. Car je ne pouvais plus juger la politique Qu'au point de vue étroit de leur pauvre boutique; Et quand, par un hasard devenu bien banal, J'apprenais, en voyant les pages du journal Pleines d'alinéas et de rappels à l'ordre, Que nos législateurs avaient failli se mordre Et qu'en plein Parlement ils s'étaient outragés, Rêveur, tout en lisant leurs discours prolongés, Où le bon sens souffrait autant que la grammaire, Je me disais : « Tant mieux pour la pauvre grand'mère! » III A mon retour, j'appris que l'enfant était mort. « Ah! monsieur, me disait, en sanglotant bien fort, La vieille, devenue en peu de jours caduque, Quand on perd, à mon âge, un enfant qu'on éduque, C'est trop dur!... Et bientôt j'en mourrai, Dieu merci!... Je ne sais pas pourquoi je reste encore ici; Car je perds. la mémoire, un rien me bouleverse, Et je n'ai plus la tête à mon petit commerce. Autrefois, si j'étais âpre à gagner du pain, C'était pour partager avec mon chérubin. Maintenant, mon chagrin me nourrit... Que m'importe Le reste?... Voyez-vous, je suis à moitié morte; J'aurais cent ans, monsieur, que je serais moins bas!... ET POÉSIES DIVERSES '3S Ua client, qui me prend tous les jours les Débats, Un bien brave homme, allez! qui plaint les misérables, M'a promis de me faire admettre aux Incurables... Eh bien, soit!... J'irai là mourir un de ces jours... » Que pouvais-je répondre à ce navrant discours? Que faire pour calmer une douleur si grande? Hélas! rien. Et depuis, chez la pauvre marchande, Quand j'entrais acheter quelques journaux du soir, J'étais muet devant cet affreux désespoir. Vers ce temps, - ce n'est plus pour nous une surprise, - Notre gouvernement était en pleine crise. Voici l'intéressant langage qu'on tenait : « C'est fort heureux! Tant pis pour l'ancien cabinet! 11 subit justement la loi de la bascule. Morel était trop vieux, et Morin ridicule; Moreau s'imaginait être de droit divin, Et Morand recevait par trop de pots-de-vin... Tandis que parlez-moi du nouveau ministère! Dubois est éloquent et Dufour est austère; Malgré ses tristes moeurs et deux serments trahis, Dupont par ses talents honore son pays; Dupuis est fin; Durand est loin d'être une bête... Nous aurons avec eux la politique honnête. Leur programme est très bien, que donne mon journal : L'ordre et la liberté... C'est fort original. Ces gens-là n'iront pas commettre une imprudence... » Bref, il était acquis, et de toute évidence, 136 CONTES EN VERS Que le groupe Morel-Morin-Morand-Moreau De tout progrès utile eût été le bourreau Et que droit à l'abîme il menait la patrie; Tandis qu'agriculture, arts, commerce, industrie, Allaient fleurir et prendre un essor bien plus grand Par la combinaison Dufour-Dubois-Durand. Je connaissais Durand, un homme fort aimable; Et, depuis quelque temps, je me trouvais blâmable. Se désintéresser 'de tout, ce n'est pas bien. On finirait par être un mauvais citoyen... Voyons! Ce cabinet? 11 n'a rien qui me gêne; Il est conservateur, libéral, homogène, Très gentil !... Et déjà, plein d'un zèle subit, Le dos au feu, troussant les pans de mon habit, De mes nouveaux amis j'exposais la tactique, A l'heure où, dans l'ennui d'un salon politique, Le thé circule avec les tranches de baba. Six semaines après, le cabinet tomba. Ah! j'étais furieux, cette fois. Mettre à terre Des gens si bien pensants, un si bon ministère! C'est à désespérer de tout gouvernement!... Et, maudissant le vain besoin de changement Qui, ce jour-là, venait de troubler les cervelles, Levé de très bonne heure, avide de nouvelles, J'allai chez ma marchande acheter le journal. Paris avait été plus que moi matinal; Il ne restait plus rien qu'un Siècle de la veille. Mais je fus stupéfait en regardant la vieille; Car je lui retrouvai l'air joyeux qu'elle avait, Les jours de gain, du temps que son enfant vivait. « Le pauvre mort, pensai-je en mon humeur stupide, Est oublié. Ce n'est qu'une femme cupide. » Mais, devant mon regard, l'aïeule avait compris. « Ah ! fit-elle, monsieur, ne soyez pas surpris Si j'ai le coeur content de ce bon jour de vente. Moi, je n'ai plus besoin de rien, et je m'en vante... Mais, pour Joseph, avec de l'argent emprunté, J'ai pu prendre un terrain à perpétuité, Et j'ai fait des billets, et l'huissier me menace... Puis, si vous pouviez voir son coin, à Montparnasse? Un vrai jardin!... Je vais prier là, tous les mois... Ça me coûte bien cher; mais aussi, quand je vois Son tombeau tout couvert de fleurs et de verdure, Il me semble que c'est ma prière qui dure! » Je lui serrai les mains, honteux de mon soupçon; Et, depuis lors, ayant médité la leçon, Je suis tout consolé quand un ministre tombe; Car, ces jours-là, l'enfant a des fleurs sur sa tombe. . L'Epave. DEVANT la mer, assis au seuil de leur maison, La veuve du marin et son jeune garçon Sont en grand deuil. Hélas! l'équinoxe d'automne A fait d'affreux malheurs sur la côte bretonne; Et c'est pourquoi, rêveurs devant le ciel du soir, Cette femme et son fils sont habillés de noir. Ah! dans ce lac paisible où, sous la brise fraîche, Viennent de s'éloigner les fins bateaux de pêche Dont les voiles, là-bas, blanchissent dans le ciel, Nul ne reconnaîtrait cet Océan cruel Qui, l'an dernier, pendant la grande marée haute, En un jour, a broyé vingt barques sur la côte, Et, parmi tant de deuils dont le pays est plein, A navré cette femme et fait cet orphelin. Le ciel peut être pur, la mer peut être belle, La veuve du marin est sombre et se rappelle L'effroyable tempête où son homme a péri. « C'est aussi de sa faute, à mon pauvre mari! Dit-elle en soupirant à son fils qui l'écoute. Il faut porter secours aux malheureux, sans doute, Et nul ne l'a plus fait que mon brave Mathieu. Mais affronter ainsi la mort, c'est tenter Dieu!... On n'avait jamais vu de pareille marée. Ton père était chez nous; sa barque était rentrée; 11 disait, en mangeant sa soupe : « ;1 faut qu'on soit «Maudit pour être en mer par ce vent de noroit! » Après dîner, Mathieu prend sa pipe et l'allume, Et va fumer dehors, comme il avait coutume. Là, malgré le gros temps, ils étaient quelques-uns Qui regardaient sauter et mousser les embruns, Quand, tout à coup, voilà que mon homme remarque, Du côté des rochers Saint-Pierre, un trois-mâts-barque... Doux Jésus! Ce ne fut pas long. En un clin d'oeil, Le malheureux navire échoua sur l'écueil. «Un canot! » dit Mathieu... J'étais épouvantée; Les autres lui montraient cette mer démontée Et la lame en fureur qui crachait des galets. «Un canot! répétait ton père. Sauvons-les!" «Un canot à la mer, ou nous sommes des lâches! «Le mien, si vous voulez, car aux plus rudes tâches «Il est bon; il ne craint ni le flot ni le vent, «Et je l'ai baptisé d'un beau nom : En avant!... » Ah! les hommes sont fous, mon Tiennot!... Ils partirent Et tous ont péri, tous... A l'heure où se retirent Les vagues, tu m'as vue aller, tout cet hiver, Chaque jour, aussi loin que va la basse mer. Mais l'Océan qui meurt à mes pieds et les lave N'a jamais rejeté la plus petite épave, Pas plus du grand trois-mâts que du pauvre canot... O mon mignon chéri! Pauvre petit Tiennot! Ne va plus sur la mer... tu sais, j'ai ta promesse .. Monsieur le recteur t'aime et tu lui sers sa messe; 11 t'apprend l'écriture... Eh bien, c'est ton destin, Tu deviendras un prêtre et parleras latin. Et puis, loin de ces flots dont le bruit m'épouvante, Quand tu seras curé, je serai ta servante. Ne te fais pas marin!... D'ailleurs, tu m'as promis... » L'enfant se tait. Il songe à ses petits amis, A ces gamins qu'il voit, dès que le matin brille, A bord d'une chaloupe, aller à la godille, Tandis qu'il n'ose plus, le craintif orphelin, Pousser un aviron ni nouer un grelin. Il a promis, il veut obéir à sa mère. Mais, lorsque le curé, refermant sa grammaire, Lui dit : « Va-t'en jouer! » et qu'il est libre enfin, Troussé jusqu'aux genoux et sur le sable fin Marchant pieds nus, il court bien vite sur la grève, Et le fils du marin cherche à tromper son rêve. Mais sentir l'âpre vent souffler dans ses cheveux Et l'eau froide monter sur ses mollets nerveux, Voir au loin le gros coup de la lame mauvaise Éclater en couvrant d'écume la falaise, Remplir tout un panier de crevettes, chercher Quelque hideux homard tapi sous un rocher, Ou saisir le lançon dans sa fuite rapide, Cela ne suffit pas à l'enfant intrépide. Non! son ardent désir, c'est le bateau mouvant, Avec sa voile ronde et ses deux focs au vent Et le lest de galets humides qui le charge, C'est la course au lointain horizon, c'est le large Avec sa forte houle et son grand souffle amer, C'est l'ivresse d'aller sur cette vaste mer Dont le parfum le grise et le rythme l'attire... Et voilà de longs mois que dure ce martyre! Mais le temps passe. Encore un équinoxe affreux! Et les marins du port, un jour, causant entre eux, Tout comme l'an dernier, sur la mer en délire, Viennent de signaler un malheureux navire - Un brick, cette fois-ci - qui touche le récif. A chaque lame, il fait ce sursaut convulsif Qu'on pourrait appeler le râle du naufrage. « Un canot à la mer! des hommes de courage! » Dit quelqu'un. Aucun d'eux n'a pu, certe, oublier Les camarades morts de l'automne dernier; Mais voilà qu'on entoure une barque et qu'on l'arme. La mère de Tiennot est là, pleine d'alarme, Elle étreint son garçon et lui redit tout bas : « Tu sais, tu me l'as bien promis... tu n'iras pas! » Et, les yeux dilatés et se mordant la bouche, L'enfant ne répond rien et regarde, farouche, Les braves compagnons qui parent le bateau. Tout à coup, une lourde et sombre masse d'eau S'écroule avec fracas, couvrant tout de sa bave, Et devant l'orphelin elle jette une épave, Une planche pourrie et rongée où l'enfant A déjà distingué ces deux mots : En avant! L'Atlantique a tiré du fond de son repaire Ce débris de bateau. C'est un ordre du père! Les sauveteurs sont prêts; ils poussent leur canot; Et, s'arrachant des bras de sa mère, Tiennot Saute auprès d'eux, saisit à la hâte une rame... Et les voilà partis avec l'énorme lame! Comme on les suit des yeux! Hardi, là! Comme ils vont! Sainte Vierge! voyez cette lame de fond... Ils ont chaviré... Non! le canot se redresse... Il va toucher, il touche au navire en détresse... Il était temps, le brick se penche à faire peur... Ils reviennent déjà... Voilà des gens de coeur! Qu'ils sont chargés! Ils ont de l'eau jusqu'au bordage. « Combien en avez-vous sauvé? - Tout l'équipage! - Hurrah! - Vite! jetez une corde... Aidez-nous... » Et, tandis que, joyeux, sautent sur les cailloux Sauveteurs et sauvés, parmi l'écume amère, Le brave enfant Tiennot dit à sa pauvre mère, Qui de ses bras brisés l'entoure en sanglotant : « Maman, ne gronde pas... Le père est si content! » L'Enfant De La Balle. I PARFOIS, dans un coin triste et noir pousse une fleur. Sa mère était concierge et son père souffleur D'un théâtre qui fit des faillites célèbres, Semblables aux hiboux qui voient dans les ténèbres, Ces époux vivaient là, venus on ne sait d'où, La femme dans sa loge et l'homme dans son trou. Une enfant leur naquit; elle vit la lumière - Du gaz, bien entendu - le soir d'une « première », A l'heure où justement la toile se levait. L'homme était à son poste, éloigné du chevet De sa femme; mais tous songeaient à l'accouchée. Les actrices, leur scène une fois dépêchée, De bruyants falbalas emplissant l'escalier, Auprès de la malade allaient se relayer; Et, lorsque fut passé l'instant le plus critique, L'ingénue - elle avait un fils en rhétorique Et venait de donner les soins les plus adroits - Profita de son grand monologue du « trois », - Alors que, d'une infâme action accusée, Elle devait tomber sur le sol, écrasée Sous un fardeau trop lourd d'angoisse et de douleur, - Pour accomplir sa chute en face du souffleur Et calmer le souci du père de famille En lui jetant tout bas ces mots : « C'est une fille! » - D'ailleurs, ce fut un jour de chance et de succès. Le drame - il était plein de fautes de français - Fit louer deux cents fois la salle, d's la veille; Et la mère et l'enfant se portaient à merveille. Le nouveau-né gênant fort ses humbles auteurs, Une souscription entre tous les acteurs Fournit aux pauvres gens des secours provisoires. Le berceau fut prêté par le chef d'accessoires, Et le comique - un fort buveur, de son aveu - Donna le biberon, pour faire rire un peu. Tous aimaient la petite, et tous s'occupaient d'elle, Et l'on tomba d'accord pour l'appeler Adèle A cause d'Antony, qu'en son meilleur destin Son père avait joué, - très obscur cabotin, Mais beau garçon, ayant l'ceil noir, la taille mince, - Avec Dorval faisant sa tournée en province. Puis le baptême eut lieu. La troupe, avec ferveur, Vit donner à l'enfant ce billet de faveur Que pour entrer au ciel on présente au contrôle; Et le parrain, - c'était Saint-Phar, le premier rôle, - Ayant lu Polyeucte et « pioché » son Credo, Par son recueillement étonna le bedeau. La fête fut très bien de toutes les manières. On alla gentiment déjeuner près d'Asnières; A l'heure du spectacle on revint à Paris, Au milieu des gamins saluant à grands cris Ces voitures de gais comédiens chargées; Et, le soir, le pompier lui-même eut des dragées. II LES artistes ont très bon coeur, le plus souvent. C'était à qui prendrait le mieux soin de l'enfant, - La concierge en sa loge étant très occupée, - A qui ferait sauter la gentille poupée, A qui l'entourerait de mille attentions. Les femmes l'apportaient aux répétitions, Et la petite Adèle y faisait les délices Des longs moments d'ennui perdus dans les coulisses. La duègne, en attendant l'appel du régisseur, Berçait sur ses deux bras l'enfant avec douceur, Puis, quand venait son tour, à sa réplique prête, Repassait le bébé bien vite à la soubrette. Quand elle eut quinze mois, quand son corps se tint droit, Ce fut madame Armand, l'étoile de l'endroit, Qui la fit marcher seule, et qui, de ses mains blanches, Guida les premiers pas d'Adèle sur les planches. Mais quel triomphe aussi, quand, un beau jour, soudain, Elle alla du « côté cour » au « côté jardin »! Puis, dès qu'elle se mit à babiller, ces dames Lui firent répéter des mots de mélodrames, Et l'enfant, - influence étrange du milieu! - Avant : « Papa, maman », vagit : « Merci, mon Dieu! » ,Pourtant madame Armand, pieuse à sa manière, Lui fit aussi par coeur apprendre sa prière; Et lorsque les acteurs se taisaient un instant, Un fragment de Pater de derrière un portant S'envolait, murmuré par une voix plaintive, Et quelquefois ces mots : Que votre règne arrive!... Ou quelque Ainsi soit-il! ponctuaient tour à tour La tirade du traître ou la scène d'amour. C'est ainsi que vivait, depuis sept ans, Adèle, Heureuse de sentir tant d'amis autour d'elle Et faite à ce milieu tout artificiel. N'ayant presque jamais vu la couleur du ciel, Elle jouait dans l'ombre et, la nuit, était brave Comme un frais papillon captif dans une cave. III VERS ce temps, le théâtre où grandissait l'enfant Allait très mal. L'été fut par trop étouffant Et, trois mois, l'on joua devant la salle vide, Tandis que le public, de bocks mousseux avide, Dans les cafés-concerts allait prendre le frais; Puis un drame à décors ne couvrit pas ses frais, Puis vint une féerie, autre chute complète. Le directeur avait si bien perdu la tête Que, devant son bureau, toujours plus encombré De manuscrits poudreux et de papier timbré, - Pauvre homme à moitié fou, fable de ses confrères, -- Il songeait à monter des pièces littéraires! Le malheureux parlait même d'un drame en vers, Lorsque, le rappelant à des goûts moins pervers, Son régisseur, avec sa voix la plus câline, Lui dit : « Monsieur, si nous remontions l'Orpheline? » L'homme fut,tellement ému qu'il suffoqua; Il se frappa le front en criant : « Eurêka! » L'Orpheline pouvait le tirer de l'abîme. C'était un vieux mélo du Boulevard du Crime Qui toujours avait fait, pendant de nombreux soirs, Ruisseler tous les yeux, tirer tous les mouchoirs : Un titre qui d'avance assurait la recette. Le seul obstacle était le rôle de Suzette, De l'enfant de six ans prise par des voleurs, Dont la grâce touchante et les affreux malheurs Faisaient couler les pleurs comme une cataracte, Et qu'enfin retrouvait sa mère, au cinquième acte. Le directeur disait : « Qui me jouera cela ? La créatrice était la petite Stella... Mais elle est mariée et mère de famille, A présent... Où trouver une petite fille, Sachant « dire », sachant « marcher. Le régisseur Eut un sourire fin de profond connaisseur Et conseilla : « Prenez donc la petite Adèle... Une enfant de la balle, allez!... Je réponds d'elle. Elle réussira, j'en ferais le pari. La petite est émue en voyant d'Ennery. Son premier alphabet fut Lazare le Pâtre... Artiste dans le sang!... C'est né pour le théâtre, Et ça vous portera joliment les haillons... » Et l'impresario, rêveur, dit : « Essayons! » IV ON mit donc l'Orpheline à l'étude au plus vite, Et l'on distribua le rôle à la petite, Après avoir, avec un cachet de dix francs, Apaisé les légers scrupules des parents Qui d'abord alléguaient sa faiblesse et son âge; Et l'aisance régna dans le pauvre ménage, Et la loge lança dès lors aux environs Des parfums de civet et de dinde aux marrons. Pour Adèle, elle était par la joie étourdie. Un rôle! elle allait donc jouer la comédie! Un rôle! elle pourrait enfin se maquiller! Quand le vieux régisseur l'eut bien fait travailler, On répéta. Chacun pressentit la victoire. La petite « vibrait » comme au Conservatoire, Disait juste, « écoutait » à merveille, et savait Avec le moindre mot obtenir un « effet ». Alors le directeur fit agir la réclame, Assiégea les journaux, car, bien que son vieux drame Fût écrit en patois et fût bête à pleurer, Il était maintenant sûr de tout réparer Et de combler le gouffre immense de sa dette. Adèle sur l'affiche eut son nom en vedette Au-dessus de Saint-Phar et de madame Armand, Ce qui fut un scandale; et, depuis ce moment, L'actrice, qui naguère en faisait son idole, A l'enfant n'adressa même plus la parole, Et Saint-Phar, furieux, menaça d'un procès. Cependant, on donna la pièce. Quel succès! Dès qu'Adèle parut, la salle fut conquise; Et vraiment la mignonne actrice était exquise Et ne ressemblait pas à ces pauvres enfants, Bâtards de perroquets et de singes savants, Dont parfois le théâtre exhibe la torture. En argot de métier, c'était une « nature ». Elle vivait son rôle et ne le jouait point; L'artiste en elle était habile au dernier point, Et l'enfant conservait cependant tous ses charmes. Adèle fit répandre une averse de larmes, Quand, sans pain elle-même, aux pauvres du chemin Elle donnait les fleurs qu'elle avait à la main. Elle eut quatre rappels, vingt bouquets; et la toile S'abaissa lentement sur la petite étoile, Au milieu des sanglots, des bravos et des cris. Une altesse royale, en passage à Paris, Vint embrasser l'enfant et lui fit grand éloge Devant dix reporters accourus dans sa loge. Ce fut une folie, un gros succès d'argent! Le directeur, traité de « très intelligent », Paya son personnel en retard d'un trimestre, Congédia la claque et supprima l'orchestre. Plein d'audace, il risqua des tarifs inouïs. Son théâtre, autrefois le dernier des bouis-bouis, Vit devant ses bureaux piaffer les équipages; Les journaux l'exaltaient à leurs troisièmes pages, Épuisant leurs clichés, jusqu'aux « mots » de gamins, Et parlant du caissier qui se frottait les mains. V HÉLAS! ne rions pas; car l'enfant-phénomène Est au dernier degré de la misère humaine; Regardez seulement ses grands yeux moribonds. Au milieu des bouquets et des sacs de bonbons, Affolée et vivant comme dans une fête, Adèle se plaignait pourtant de maux de tête; Un frisson secouait parfois son corps nerveux; Elle portait, d'instinct, la main à ses cheveux Et disait : « C'est passé! » Mais l'enfant de la balle, Un soir, ayant joué sa scène principale, Effraya les acteurs par son teint enflammé Et l'un d'eux, le fameux comique Bienaimé, Qu'adorent les titis pour son grand nez qui bouge, Lui dit : « Mais pourquoi donc as-tu mis tant de rouge ? » Alors, touchant son front d'un geste machinal : « Non, je n'ai pas de fard, fit Adèle. J'ai mal! » Elle joua pourtant, mais la pauvre petite Fut prise dans la nuit par une méningite. Quel désastre! on doubla le rôle sans pitié; Mais la location en baissa de moitié. Le médecin craignait une crise mortelle, Et l'on n'entendait plus qu'un mot : « Comment va-t-elle ? » Le directeur montra beaucoup de dévouement. Il l'avait fait porter dans son appartement Et de ses père et mère il avait pris la place, Veillant la chère enfant, lui mettant de la glace Sur le front, l'entourant de ses soins amoureux. Une nuit, la malade eut un délire affreux. Elle croyait jouer avec ses camarades, Récitait des fragments de rôle, des tirades, Demandait si Nadar vendait sa carte-album Et si l'on avait fait, le soir, le « maximum »... On crut qu'elle serait, à l'aurore, enlevée; Mais, quand le docteur vint, il dit : « Elle est sauvée! » Et, vraiment, quatre jours après, elle allait mieux. Alors tout le théâtre eut un air radieux; On allait donc enfin revoir la chère absente, Reprendre l'Orpheline! Et la convalescente, Devant tous les acteurs penchés sur ses rideaux, Soulevait doucement le verre de bordeaux Que le bon directeur avait versé lui-même, Et disait avec un sourire : « A la centième! » VI ON était très pressé de jouer. Cependant, Avant qu'elle reprît son rôle, on crut prudent De l'envoyer passer huit jours à la campagne. Un riche fabricant de faux vin de Champagne, Sénateur influent, très fort sur le budget, Précisément, depuis quelques mois, protégeait Clorinde, la coquette, et près de Courbevoie Avait construit un nid de verdure et de soie, Où ce législateur abritait ses amours. Clorinde y mènerait l'enfant pour quelques jours, Afin qu'elle revînt forte et prête à combattre; Et l'on encaisserait encor cinq mille quatre, Le « maximum »! Ce fut arrangé; l'on partit. Le cottage où logeait Clorinde était petit; Mais un charmant jardin, plein de roses trémières, Que le soleil de juin criblait de ses lumières, S'étendait, enchanteur, devant la véranda. On mit là le fauteuil d'Adèle, on l'accouda Dans les coussins, devant cette fraîche nature. Elle n'avait jamais vu de fleurs qu'en peinture, De clartés que le gaz reflété par du zinc, Et s'écria d'abord : « Tiens! le décor du cinq! » Mais l'enfant tressaillit bientôt, toute surprise. Un enivrant parfum passait avec la brise, Et le soleil chauffait ses pieds sous son jupon. Elle ferma les yeux et dit : A Ah! que c'est bon » Et dans ce doux état de langueur étonnée, Elle voulut rester là, toute la journée. Mon Dieu! que c'était beau, que c'était bon, cela! Mais Clorinde, observant ses regards, se troubla D'y voir on ne sait quoi d'inquiétant éclore. « Rentrons, mignonne... -Oh! non, dit l'enfant, pas encore! » Elle rentra, pourtant, quand le couchant pâlit; Mais elle frissonnait en se mettant au lit. L'air pur d'un ciel d'été, la chaleur naturelle D'un jour de juin avaient été trop forts pour elle; Et sans qu'une lueur de raison reparût, La nuit, elle eut encor le délire et mourut. Car c'était une fleur à l'ombre habituée. Elle a vu le soleil un jour; il l'a tuée. Les Boucles D'Oreilles. I LEVÉE au point du jour, pour faire le chemin, Vers un hôtel princier du faubourg Saint-Germain Dont le lierre envahit la porte blasonnée, Accourt de grand matin l'ouvrière en journée. Dans le brouillard, parmi les maçons au pied lourd, Qui, leur pain sous le bras, descendent le faubourg, La mignonne fillette arrive de Plaisance Et traverse, gantée et mise avec décence, La cour au sable frais que son pas fait crier. Un groom, guêtré de cuir, suivi d'un chien terrier, Lui sourit au passage, une paille à la bouche; Mais l'enfant va plus vite et dédaigne, farouche, L'hommage du bel homme en culottes chamois. L'ouvrière travaille ici depuis un mois. Malgré les yeux hardis des valets d'écurie, Elle s'y plaît beaucoup... Trois francs, et bien nourrie!... Dans le petit salon, d'où l'on voit le jardin, Son ouvrage du jour est prêt, dès le matin, Et son café servi par la femme de charge. Tout lui parle, en ce lieu, de vie heureuse et large. La cheminée, où flambe un joyeux feu de bois, A son marbre encombré de bibelots chinois. Dans des panneaux bordés de dorures légères, On a peint des bergers aux pieds de leurs bergères. Les murs sont d'un blanc doux; tout est riant et clair. Dehors, le parc - on touche à la fin de l'hiver -- Est déjà printanier sur ses pelouses fraîches. Les arbres dépouillés laissent voir les deux flèches De l'église voisine, et des pigeons ramiers Vont des clochers aux nids dans leurs vols familiers. Tout ici semble faire accueil à la fillette, Qui, pour accommoder quelque objet de toilette, S'est mise à l'oeuvre et tire allègrement son fil, - Tout, jusqu'au grand portrait équestre, de profil, D'un aïeul en perruque, au nez de grande race, Avec le cordon bleu traversant sa cuirasse, Qui gagne, en agitant un court bâton doré, La bataille qu'on voit sous son cheval cabré. Dire que, l'autre mois, elle était sans ouvrage! Oh! comme elle a bien fait de prendre son courage A deux mains et d'aller au couvent voir la soeur! Justement on avait le même confesseur; On l'avait remarquée aux vêpres, les dimanches. Soeur Agathe, cachant ses deux mains sous ses manches, Écouta sa requête et fit un gros soupir. Mais, dès le lendemain, on la faisait venir Pour travailler, et tous les jours, chez la duchesse. Comme, dans ce milieu de luxe et de richesse, On était bon pour elle, et comme on lui parlait! Toujours : Mademoiselle», et toujours : « S'il vous plaît. Très timide, elle s'est pourtant apprivoisée. Dans cette belle chambre, auprès de la croisée, Devant ce grand jardin par instants regardé, Quand, toute à son travail, le doigt coiffé d'un dé, Elle coud vivement, en cassant des aiguilles, Surviennent quelquefois la duchesse et ses filles, Les deux aimables soeurs qui se ressemblent tant. Pour parler de toilette on s'arrête un instant, Et la fille du peuple en est toute charmée; Car ce sont des : « Bonjour, mademoiselle Aimée!... - Et ce fameux peignoir? eh bien, avance-t-il? » La grisette, piquant dans l'étoffe son fil, Explique aux jeunes soeurs, auprès d'elle penchées, Comment elle fera des bordures ruchées; Et l'on s'oublie alors en ces discours profonds Qu'ont les femmes toujours à propos de chiffons. L'ouvrière aime à voir les nobles demoiselles; Et le parfum léger qui voltige autour d'elles, Leur voix fraîche, leur teint pur sans vulgaire éclat, Tout flatte et satisfait son instinct délicat. Elles disent : « Maman, vois donc! c'est une fée... Quelle adresse! quel goût!... » Et, comme réchauffée Par l'éclair bienveillant jailli de leurs beaux yeux, Quand ces dames s'en vont, l'enfant travaille mieux. Pour elle on a d'ailleurs des égards sympathiques. Elle ne mange pas avec les domestiques; Un laquais en livrée et moulé dans ses bas Apporte un guéridon à l'heure des repas, Met la nappe, et lui sert un tas de bonnes choses Dans de la porcelaine où sont peintes des roses, Et des mets inconnus dont le goût la surprend, Et des gros fruits comme on n'en voit qu'au restaurant. Ce bien-être lui fait plaisir; elle apprécie Tous ces riens d'élégance et d'aristocratie : Telle une fleur chétive et poussée en un coin, Qui n'a vu le soleil, au printemps, que de loin, Lorsqu'un rayon de juin un instant la visite, S'épanouit un peu dans l'ombre qu'elle habite. II Mals le soir vient. Il faut rentrer à la maison. Franchissant de nouveau la porte au vieux blason, Elle part à travers la foule qui circule. Le gaz est blême encor; la fin du crépuscule Met des tons saumonés dans le ciel d'un vert fin; Et les passants nombreux se hâtent, ayant faim. Elle aussi se dépêche, ayant près d'une lieue A faire pour revoir le fond de sa banlieue, Et son triste logis et la soupe et le boeuf Que déjà doit servir le père, deux fois veuf, Vieil ouvrier courbé de tirer la bricole, A ses deux petits gars revenant de l'école. Elle songe, à présent, à ce père. Pourvu Qu'il soit rentré déjà, pourvu qu'il n'ait pas bu, Pourvu qu'il n'ait pas fait aux enfants une scène. Car, ce soir, il a dû recevoir sa quinzaine; Et, des fois, il s'en va noter pendant deux jours. Dans le fourmillement du peuple des faubourgs, Elle se hâte, en proie aux chagrins de famille. Sans s'entendre appeler : a Le joli brin de fille! » Évitant, d'un détour brusque sur le trottoir, L'homme gris qui trébuche au seuil de l'assommoir, Ses charmants yeux baissés, un gros souci dans l'âme, Marchant vite, l'enfant a des façons de dame Qui la font respecter du rôdeur libertin. Cependant elle arrive à son quartier lointain, Où les passants ont l'air de fusilleurs d'otages. Elle atteint sa maison, monte ses cinq étages, Entre chez elle... Ainsi qu'elle l'a pressenti, Son père - vilain homme! - a fait le samedi. Les deux gamins, auxquels elle tient lieu de mère, Rentrés depuis longtemps de l'école primaire Et tout seuls au logis, ont déjà peur un peu. Elle donne un coup d'oeil bien vite au pot-au-feu, Rassure les enfants d'une bonne parole, Met le couvert, allume une lampe à pétrole, Et, quand les deux petits enfin rassasiés, Ayant dîné trop tard, dorment sur leurs cahiers, Elle rêve. Mon Dieu! que cette chambre est laide; La lampe la remplit d'une odeur âcre et tiède. Sur le fauteuil qui perd son crin, un chat pelé Auprès du petit poêle en fonte est installé. Au mur pend une image à moitié déchirée : - Gambetta, tête nue, en pelisse fourrée, D'un geste de tribun guidant les bataillons. - Les enfants assoupis sont vêtus de haillons. C'est la misère!... Alors l'humble enfant se rappelle L'hôtel vaste et pompeux, la chambre large et belle, Le joli déjeuner et toutes ses douceurs, Et la noble duchesse et les deux jeunes soeurs Qui viennent auprès d'elle, alors qu'elle travaille, Si fraîches, se tenant gentiment par la taille, Avec les calmes yeux et le teint pur et clair Des heureux d'aujourd'hui, de demain et d'hier. Ah! si l'on comparait leur vie avec sa vie!... Qu'éprouve-t-elle donc? Serait-ce de l'envie? Ce mauvais sentiment la fait pourtant frémir... Très lasse, elle s'accoude et voudrait bien dormir. Dans la maison, il règne un si profond silence Qu'elle se laisse aller à cette somnolence; Mais un fracas connu vient soudain l'éveiller... C'est son père ivre-mort, tombant dans l'escalier! III HUIT jours après, Aimée était à son ouvrage, Et rien n'avait changé du superbe entourage. Ratissant les massifs, un garçon jardinier Travaillait dans le parc un peu plus printanier. Les bergers des panneaux, gardant la même pose, Offraient leurs agnelets ornés d'un collier rose, Et l'ancêtre, campé sur son fougueux cheval, Livrait plus que jamais son combat triomphal. L'ouvrière cousait, quand les deux demoiselles Arrivèrent gaîment, en toilettes nouvelles, Se ressemblant toujours comme deux gouttes d'eau. « Mademoiselle, on vient pour vous faire un cadeau, Dit l'aînée. Il s'agit de ces boucles d'oreilles. Nous les portons, ma soeur et moi, toujours pareilles, Et nous distribuons parfois nos vieux bijoux... Nous avons donc gardé cette paire pour vous, Et nous avons donné la seconde à Julie. » Une confusion qui la rend plus jolie A fait rougir Aimée; elle ne sait comment Exprimer sa surprise et son remercîment. Mais, avant qu'elle puisse assembler ses paroles : « Laissez-nous faire! » ont dit les deux charmantes folles; Car elles sauteraient volontiers au plafond, Tant leur coeur est joyeux du plaisir qu'elles font. Et chacune aussitôt s'empare d'une oreille Qui, sous l'émotion, devient chaude et vermeille, Fait en un rien de temps le travail compliqué D'enlever de son trou le pendant de plaqué Acheté par Aimée à la « boutique à treize », Et d y substituer, tout en souriant d'aise, La frêle tige d'or où frissonne un saphir. « Elle est blonde! Cela lui convient à ravir!... Quel bonheur!... Un miroir! Vite! Qu'elle s'y voie! » Et voici que l'enfant du peuple, ivre de joie, Regarde étinceler - spectacle fabuleux! - Deux diamants d'azur auprès de ses yeux bleus. Quoi! ces oreilles-là, vraiment, ce sont les siennes!... Elle en tremble... Et pourtant les deux patriciennes, Ne sachant même pas ce que vaut leur présent, Ont donné ce bijou de luxe en s'amusant, Comme, au verger, quand juin souffle ses chaudes brises, L°s gamines se font des boucles de cerises. IV in nuit tombe. Huit jours encor se sont passés. L'ouvrière revient chez elle à pas pressés. Les deux soeurs, si souvent sur son travail penchées, L'ont comblée aujourd'hui de cornets de dragées; Car la plus jeune, espiègle au sourire taquin, La veille était marraine à Saint-Thomas d'Aquin. Aimée a le coeur gros pourtant et n'est pas gaie. Son père, absent trois jours, a bu toute sa paie. Hélas! elle a quitté le logis sans savoir Si les enfants auraient de quoi souper ce soir. L'ivrogne - elle le gronde, à présent, quelle honte! - Devait à son patron demander un acompte. Elle rentre en songeant : « L'aura-t-il obtenu? » L'incorrigible! Il n'est pas même revenu. Dans la chambre glacée, elle trouve les mioches Seuls et sans pain. - Elle a des bonbons plein ses poches! - Elle ouvre le buffet. Pas de pain! pas de pain! Déjà son frère aîné lui dit : « Nous avons faim; » Et le cadet - il a cinq ans - a l'air tout sombre. Alors, dans un miroir cassé, pendu dans l'ombre, L'ouvrière tournant au hasard ses yeux fous, A ses oreilles voit briller les deux bijoux... Et les petits sont là, dont le regard implore! Le mont-de-piété doit être ouvert encore. Elle sort brusquement en se touchant le front... N'ayez pas peur! Ce soir, les enfants souperont. Cette nuit-là, ce fut la pire de ses veilles. Comment faire, à présent, sans les boucles d'oreilles? Chez ces dames, demain, comment se présenter? Et leurs regards surpris, comment les supporter?... Tout dire?... Mais dût-on croire son témoignage, Il faudrait avouer les bijoux mis en gage, Son salaire mesquin qui ne peut tout payer, Et le vice du père, et l'horreur du foyer!... Dieu! Si l'on supposait qu'elle invente une histoire! Puis, ce serait bien pis si l'on devait la croire. On lui voudrait donner la charité!... Jamais! Non, non! Elle oub'iera le chemin, désormais, De la noble maison qui pourtant lui fut bonne; Elle craint d'inspirer, en acceptant l'aumône, A ces coeurs qui pour elle eurent quelque amitié, Un peu de ce mépris que contient la pitié. Elle travaillera n'importe où, l'ouvrière. - Gens heureux, jugez-la trop honteuse ou trop fière; Blâmez-la, gens heureux! Je l'aime et je la plains. - Et, pour le méchant père et les deux orphelins, Elle ira, s'il le faut, demain, la désolée, Ainsi que dans l'hiver de la grande gelée Où l'on avait vendu la paillasse et les draps, Coudre, à vingt sous par jour, le linge des soldats! V OR, hier, accompagnant ses filles, la duchesse Contait à soeur Agathe, au sortir de la messe, Comment sa protégée -- « une perle, ma foi! » - N'était plus revenue, et sans dire pourquoi, Malgré tous leurs efforts de bonté délicate. La soeur fut très confuse et dit : « C'est une ingrate! » Le Roman De Jeanne. I LES humbles, les vaincus résignés de la vie Restent mes préférés toujours, et j'ai l'envie De dire simplement, comme on me l'a conté, L'obscur roman d'un coeur seulement visité Par un triste rayon d'amour sans espérance : Tel un pauvre captif, enfermé dès l'enfance, Voit une lueur pâle éclairer tous les soirs Faiblement sa fenêtre étroite aux barreaux noirs, Et, séparé du ciel qu'un mur épais lui voile, De tout le firmament ne connaît qu'une étoile. Elle s'appelait Jeanne; elle avait dix-huit ans. Son père n'était plus, et, depuis quelque temps, Elle logeait avec sa mère, aveugle presque, Dans une vieille rue encore pittoresque, Tout au bout du pays Latin, dans le quartier De l'étudiant pauvre et du petit rentier, Entre le Panthéon et le Jardin des Plantes. Là, les heures du jour passent calmes et lentes. C'est la province, avec son charme habituel, Mais avec un accent plus intellectuel; Là, souvent, le flâneur à la main porte un livre. C'est le dernier endroit où le rêveur peut vivre Dans ce Paris tout neuf, qui tourne au Chicago Quel silence! Le pas éveille encor l'écho. Je sais par là des coins pleins de mélancolie Où persiste l'ancien réverbère à poulie; Et, dans une ruelle ou j'ai souvent erré, Par une porte, on voit un jardin de curé Au fond duquel se dresse, entouré de feuillages, Napoléon premier, fait tout en coquillages. Les deux femmes logeaient dans ce quartier perdu, Près des toits, et soignaient un jardin suspendu Sur un petit balcon, où, le soir, tout près d'elles, Passait le souple vol des noires hirondelles. C'était la pauvreté décente, ayant enfin Ce qu'il faut strictement pour n'avoir froid ni faim; Mais, dans l'étroit logis des dames du cinquième, On sentait la chaleur des foyers où l'on s'aime. Les meubles, tous passés de mode et bien fanés, Rappelaient les splendeurs de temps plus fortunés. Un vieux bonheur du jour fleurait la bergamote, Et sur la cheminée, où brûlait une motte, Estelle et Némorin, en Saxe, un peu cassés, Avec le bout des doigts s'envoyaient des baisers. Là, chaque objet, rempli de muette éloquence, Était comme un témoin de l'ancienne élégance. On servait aux repas les mets de l'indigent, Mais avec une nappe et des couverts d'argent; Et - dernier souvenir de richesses plus grandes - Un pastel vaporeux, dans son cadre à guirlandes, Évoquait une aïeule au regard ingénu, Son singe sous le bras, poudrée et le sein nu, Qui, depuis cent vingt ans, gardant la même pose, Souriait de trois quarts et tenait une rose. Dans ce mélancolique et fier isolement Ces femmes vivaient donc, très pauvres, en s'aimant, Et laissaient les étés se flétrir en automnes, Sous la lourdeur de plomb des heures monotones. En mai, sur leur balcon, l'hiver, au coin du feu, Elles restaient au gîte et se montraient fort peu. Calmes et froids, ainsi qu'une source s'épanche, Les jours suivaient les jours. Cependant, le dimanche, Parmi le grouillement du quartier Mouffetard, Elles allaient à la grand'messe, à Saint-Médard, Triste église, qui n'a, sous ses noires ogives, Qu'une rare assistance aux figures plaintives : Orphelines des soeurs en petit bonnet rond, Pauvresses à marmots qui détournent le front Au moment où le clerc passe en faisant la quête, Et vieillards à genoux sur leur vieille casquette. Toutes deux se plaçaient dans la nef, et parfois Jeanne chantait, mêlant sa jeune et fraîche voix Au rituel romain que la maîtrise écorche; Puis, ayant fait l'aumône aux mendiants du porche, Toutes deux regagnaient le logis, lentement. On les voyait encor, mais assez rarement, Quand les chaleurs d'été devenaient accablantes, Dans un coin retiré du vieux Jardin des Plantes. Au pied d'un marronnier elles venaient s'asseoir. La mère aux yeux éteints tricotait sans y voir, Et Jeanne s'occupait à quelque broderie. Par instants, du côté de la Ménagerie, Éclataient de durs cris de volaille, et souvent, Dans le parfum des fleurs apporté par le vent, On sentait tout à coup une odeur fauve et rude. Jeanne, à peine jolie, en cette solitude Se plaisait, respirant les fleurs à quelques pas; Et les rares passants ne la regardaient pas. C'étaient de pauvres gens, des résignés comme elle : Une mère portant son fils à la mamelle, Deux soldats côte à côte, hypnotisés d'ennui, Ou bien, par le soleil et l'espace ébloui Et roulant dans ses yeux la tristesse et la crainte, L'ouvrier sans travail, mâchant sa pipe éteinte. lI MAIS, bien plus que la pauvre église du quartier Où se réfléchissait, dans l'eau du bénitier, La haute nef de pierre aux nervures gothiques, Bien plus que le jardin aux senteurs exotiques, Les deux femmes aimaient la chère intimité De leur logis. Souvent, par les beaux soirs d'été, Sur la terrasse, après le dîner très sommaire, Dans un large fauteuil, Jeanne installait sa mère Et restait là, rêveuse, au balcon s'accoudant, Devant le grand Paris dans la brume grondant. Le soleil se couchait. Sous son oblique flamme, Comme une hydre aux deux cous monstrueux, Notre-Dame Gonflait tout près de là son énorme chevet; Et plus loin, près du fleuve empourpré, s'élevait, Fine, svelte, ajourée, et d'ornements fleurie, La flèche du Palais, comme une orfèvrerie. Au couchant, tout nageait dans une poudre d'or. Vers l'Est, sombre déjà, se profilait encor, Sur un vaste horizon aux blancheurs opalines L'amphithéâtre bleu des lointaines collines. Un bruit montait, semblant la poussière des voix; Et sur le merveilleux paysage des toits Dont les tuiles étaient d'un reflet enflammées, S'élevaient lentement de paisibles fumées. Jeanne, laissant flotter au hasard son esprit, Était sur ce balcon quand l'amour la surprit. On pouvait voir de là les mansardes voisines. Dans l'une, qu'encadraient de grêles capucines, Assis sur la fenêtre, un jeune homme lisait. Et Jeanne, sans raison, soudain s'intéressait A ce calme liseur au front lourd de pensée. Il avait sous la main, au bord de la croisée, Son repas : quelques fruits, du pain, un verre d'eau. Son livre l'absorbait. Au delà du rideau, Derrière lui, dans l'ombre, on apercevait l'angle D'une pauvre chambrette, avec un lit de sangle Et la planche aux bouquins sur le mur à côté : Symboles de l'étude et de la pauvreté. Et Jeanne devinait, par instinct sympathique, Un pur et fier rêveur à vie érémitique, Un travailleur toujours sur son oeuvre penché; Et son coeur en était profondément touché. Quand la nuit le força de quitter sa lecture, Il mangea lentement sa pauvre nourriture, Puis, d'un geste élégant, jeta du bout des doigts Le reste de son pain aux moineaux sur les toits; Et Jeanne remarquait sa grâce naturelle. Enfin, sans une fois lever les yeux sur elle, Après avoir lancé vers le Paris lointain Un regard où brillait comme un défi hautain Et comme le désir d'y devenir un maître, Le jeune homme quitta brusquement sa fenêtre. Il rentra dans sa chambre. Une minute encor, Jeanne vit la mansarde et son humble décor Vivement éclairés par la lampe allumée; Et lorsque fut enfin la fenêtre fermée Et que le vieux rideau sur sa tringle glissa, Jeanne eut un grand frisson... Elle l'aimait déjà! Elle le revit là bien des soirs... Oh! l'attente! S'il paraissait, quel trouble! Et qu'elle était contente! Quel chagrin, quand la nuit du balcon la chassait! Savait-elle déjà qu'elle l'aimât? Qui sait? Mais le voir et le voir, c'était sa seule envie : Et Jeanne n'avait plus d'intérêt dans sa vie, Passée en s'irritant du jour lent â finir, Que d'attendre cette heure et de s'en souvenir. D'ailleurs elle gardait pour elle sa chimère; Elle ne l'avait pas confiée à sa mère. Si ce n'est qu'au balcon on restait un peu tard, On vivait comme avant. Messes à Saint-Médard, Haltes dans le Jardin des Plantes, près des roses; Toujours les mêmes jours avec les mêmes choses. Tout comme avant l'instant où l'amour la toucha, Jeanne, ouvrant son Érard au son d'harmonica, Pour sa mère, le soir, chantait quelque romance Célébrant les ardeurs d'Isolier ou d'Hermance Et datant des anciens troubadours-abricot, Tandis qu'interrompant son éternel tricot, La maman souriait, très fière de sa fille, Et battait la mesure avec sa grande aiguille. Ainsi, ne laissant voir ni trouble, ni langueur, Jeanne dissimulait le secret de son coeur. III UNE vieille venait pour faire le ménage, Qui savait le secret de tout le voisinage. Par elle, Jeanne apprit quel était l'inconnu. Dans l'immense Paris, depuis deux ans venu, Il recevait un peu d'argent de sa province, Rarement; mais, très pauvre, il avait l'air d'un prince. Il vivait à l'écart, seul et mystérieux; Sa jeunesse, son air farouche, ses beaux yeux, Ses longs cheveux flottants, comme en ont les artistes, Avaient tourné la tête aux petites modistes Dont la boutique s'ouvre au coin du carrefour. Elles le fusillaient de sourires d'amour; Mais il passait, les yeux baissés, inabordable. Son portier prétendait, ayant vu sur sa table Des papiers noirs de mots alignés de travers, Que c'était un auteur et qu'il faisait des vers. Le fait certain, c'était que, toujours dans sa chambre, Même quand il manquait de feu, l'autre Décembre, On l'entendait, la nuit, qui marchait à grands pas, En déclamant des mots qu'on ne comprenait pas. Un poète!... Oh! que Jeanne avait le coeur en fête! Un poète! C'était un pauvre et doux poète Vers qui tous ses désirs volaient si follement! Oh! comme elle attendit le bienheureux moment Où le jeune homme avait coutume d'apparaître; Et quand il vint s'asseoir au bord de sa fenêtre, De quelle émotion naïve elle trembla! L'inconnu lui parut bien plus beau, ce jour-là! Son front, que pâlissaient le jeûne et l'insomnie, Était comme éclairé d'un rayon de génie. Il lut quelques instants, fit son repas frugal; Aux moineaux de Paris, dont l'assaim amical De petits cris joyeux charmait sa solitude, Il émietta son pain, selon son habitude, Puis, s'accoudant, toujours hautain et gracieux, S'abîma dans son rêve en regardant les cieux. Ce fut alors que Jeanne eut la cruelle idée Qu'il ne l'avait jamais un instant regardée. Hélas! ce fut alors qu'elle se rappela Les soirs, les nombreux soirs qu'elle avait passés là, Heureuse de subir ce charme involontaire, Sans que jamais les yeux du rêveur solitaire Se fussent une fois tournés de son côté; Et, songeant tout à coup qu'elle était sans beauté, Qu'elle n'avait qu'un pâle et délicat visage, Qu'on ne se retournait jamais sur son passage, La pauvre enfant comprit, en sanglotant tout bas, Qu'elle était amoureuse et qu'on ne l'aimait pas. Elle connut alors la douleur. Mais que faire? Son miroir, consulté, pour elle fut sévère. Avec lui quel navrant regard elle échangea! Jeanne vit tout son sort, se résignant déjà; Elle devait vieillir près de sa mère infirme. II faut bien accepter un malheur qui s'affirme; Elle oublierait, allons! C'était bien résolu. Comme elle l'eût aimé, pourtant, s'il eût voulu L.. Pensant de sa folie effacer toute trace, Elle s'interdisait d'aller sur la terrasse Ou n'y venait que tard, à la nuit tout à fait. Mais là, le souvenir plus vif la poursuivait. S'appuyant au balcon, triste, un doigt sur la tempe, Elle voyait briller devant elle la lampe Du poète au travail, dans sa chambre enfermé. Ah! s'il avait voulu, comme elle l'eût aimé!... Alors, elle sentait plus fort son infortune Et ses doux yeux en pleurs brillaient au clair de lune. IV LE temps passa, passa, sans calmer son souci. Jeanne, par charité, pour se distraire aussi, Donnait quelques leçons au fils d'une indigente, Sa voisine. Joli, de mine intelligente, Cet enfant lui faisait trouver les jours moins longs. ET POÉSIES DIVERSES 173 Elle aimait à jouer avec ses cheveux blonds, Tandis qu'il récitait catéchisme ou grammaire; Et quand Jeanne sortait pour que sa vieille mère Prît un peu d'exercice, on emmenait l'enfant. Elle était aussi douce, aussi bonne qu'avant L'orageux sentiment soulevé dans son âme. Un matin, elle sut, par cette bonne femme Qu'elle ne voulait plus pourtant interroger, Que le jeune voisin allait déménager Et changer tout à fait de manière de vivre, Qu'il devenait fameux, qu'il avait fait un livre, Et que l'on imprimait son nom dans les journaux. « II ne jettera plus ses miettes aux moineaux, Pensait la pauvre Jeanne, écoutant la bavarde, Et je ne verrai plus sa lampe en sa mansarde : Tant mieux! Qu'il soit heureux! Moi, je dois l'oublier. Deux jours après, avec leur petit écolier, Par une après-midi de Juin des plus brûlantes, Jeanne et sa mère étaient dans le Jardin des Plantes A l'ombre de leurs grands marronniers favoris. Heureux d'être dehors, le gamin de Paris Fouettait joyeusement près d'elle sa toupie; L'aveugle, par la chaude atmosphère assoupie, Avait abandonné son tricot un moment, Et Jeanne, à son côté, brodait nerveusement. Elle s'interrompit soudain. La jeune fille Venait contre son dé de casser son aiguille Et cherchait vainement près d'elle son étui, Quand, dans l'allée, un homme apparut... C'était lui! Elle le vit de loin : c'était lui, le poète! Il marchait absorbé, pensif, baissant la tête, Peut-être murmurant quelques rimes tout bas. Il s'avançait toujours! 11 était à dix pas! Jeanne eut le coeur étreint d'une émotion telle Qu'elle crut défaillir. Quand il fut tout près d'elle, Ayant vu quelque chose à terre, il se baissa. C'était l'étui perdu. Le passant ramassa L'objet, et, du regard cherchant à qui le rendre, Aperçut Jeanne et fit un pas pour le lui tendre. Alors la pauvre fille eut un immense. espoir. Il allait lui parler, la connaître, la voir, La deviner, l'aimer peut-être. Oh! bonne chance! Mais le petit garçon, par gentille obligeance, Courut vers le jeune homme en lui tendant la main; Le poète remit sa trouvaille au gamin Et, par ces beaux cheveux d'enfant séduit sans doute, Le baisa sur le front et poursuivit sa route. Le fol espoir de Jeanne, hélas! s'était enfui! Mais quand l'enfant, venant lui rapporter l'étui, Lui présenta sa tête innocente et bouclée, L'amoureuse, un instant de désir affolée, Étreignit le petit d'un geste ardent et prompt, Et recueillit, collant ses lèvres sur ce front, Avec un rauque et long sanglot de tourterelle, Ce baiser de hasard qui n'était pas pour elle. V LE jeune homme a quitté sa chambre sous les toits; Puis ont passé les jours, les semaines, les mois, Et celle que sa vue a pour jamais charmée Ne sait plus rien de lui que par la renommée. Pareille aux pauvres gens qu'on voit, en carnaval, Écouter la musique à la porte d'un bal, Jeanne, que font souffrir son coeur et sa mémoire, Entend de loin ce nom retentir dans la gloire, Tandis que sans amour, sans joie et sans beauté, Toujours elle s'enfonce en son obscurité. Sa vie est grise et morne; elle veut s'y résoudre. Une ouvrière, assise à sa machine à coudre, Habite la mansarde où Jeanne aimait à voir Le poète rêver devant le ciel du soir. Avec le calme ennui que l'habitude enfante, Elle fait son devoir de fille et de servante. Elle oublie; et parfois, quand le petit garçon De la pauvre voisine arrive à la maison Et tend naïvement son front à sa caresse, Jeanne, se reprochant sa minute d'ivresse Et ne voulant plus même un moment se griser Avec le souvenir de l'ombre d'un baiser, A ne pas embrasser ce front pur se condamne... Et ce baiser, ce fut tout le roman de Jeanne. Pour Le Drapeau. Tu vis dans tous les coeurs, amour de la patrie! Après quarante-huit, au fond de l'Algérie, En plein désert, devant les gorges de l'Atlas, Des insurgés de juin, - des coupables, hélas! Mais des Français, - courbés sous un labeur servile, Expiaient les malheurs de la guerre civile, Gardés par des soldats, par des Français comme eux. Et là, tous, l'orateur de clubs jadis fameux, L'envieux déclassé, l'utopiste sincère, L'honnête travailleur gâté par la misère, Tous, braves gens trompés ou sinistres voyous, Ils remuaient la terre et cassaient des cailloux. Ce lieu farouche était bien choisi pour un bagne. D'un côté, le désert; de l'autre, la montagne; çà et là, seulement quelques dattiers poudreux; Et, brûlante prison qui, sur ces malheureux, Gardiens et prisonniers, la nuit, devait se clore, Un blockhaus sur lequel le drapeau tricolore Se déroulait au vent, dans l'azur infini. Ce fort, assez peu sûr, mais pourtant bien garni De riz et de biscuits, d'armes et de cartouches, Avec ses deux canons montrant leurs sombres bouches, Dressait sur l'horizon son profil menaçant. Les soldats étaient trente, et les déportés cent. Un jour, à l'heure où l'aube, en déchirant ses voiles, Fait taire les lions et pâlir les étoiles, Et comme les soldats allaient, fusils chargés, Conduire à leur travail les anciens insurgés, Tout à coup, s'élançant des ravins les plus proches, Blancs fantômes surgis au loin parmi les roches, En long burnous, montés sur leurs fins chevaux gris, Et jetant leurs fusils en l'air avec des cris Où se mêle le nom de leur Dieu qu'ils adjurent, Les Bédouins du désert de tous côtés parurent. Deux tribus, qui semblaient depuis longtemps dormir, Venaient de relever l'étendard de l'Émir Et voulaient de nouveau faire parler la poudre. Ainsi qu'un gros nuage accourt, chargé de foudre, Ils venaient, soulevant un flot de sable ardent. Le commandant du fort, un brave cependant, Vieux troupier devenu lentement capitaine, Avait pâli devant cette attaque soudaine. Le pauvre homme perdait la tête absolument. Comment faire? Il avait trente hommes seulement Pour défendre les murs de sa faible redoute; Et, quant aux condamnés politiques, sans doute, A s'enfuir ils n'allaient pas être les derniers. En ce moment, sorti des rangs des prisonniers, L'un d'eux, qu'on avait vu parler, dans le tumulte, A ses amis, de l'air d'un homme qui consulte, Un grand gaillard, portant sur ses traits amaigris La trace de vingt ans de misère à Paris F t dont les yeux profonds, sous leurs sombres arcades, Conservaient un reflet du feu des barricades, S'approcha lentement du vieil algérien Et dit, avec le ton traînant du faubourien : Mon capitaine, on vient vous dire que nous sommes Cent condamnés, c'est vrai, cent forçats, mais cent hommes, Tous du faubourg Antoine et tous gars bien choisis. Nous savons que le fort est bondé de fusils; Sur tous ces moricauds si vous voulez qu'on cogne, Armez-nous donc. Après avoir fait la besogne, On rendra les outils, ma parole d'honneur! Vous ne me faites pas l'effet d'un chicaneur; Vous aurez confiance en nous, - on en est digne, - Et vous nous laisserez marcher avec la ligne. Prêtez-nous les fusils et nous sommes sauvés. La loque qui flottait sur nos tas de pavés N'était pas, après tout, le vrai drapeau de France, Et le rouge n'est bon qu'en pantalon garance... Voyons! mon capitaine, est-ce dit? L'officier, Trop ému pour répondre et pour remercier, Fit donner sur-le-champ au bagne rendu libre De bons fusils avec des balles de calibre. Il était temps. Trois cents Arabes étaient là, Galopant tout autour du fort, criant : « Allah! » Et tiraillant déjà sur ses minces murailles. Soudain les deux canons vomirent leurs mitrailles Qui firent reculer l'insolent tourbillon; Puis, sortant du blockhaus, un hardi bataillon, Où des soldats marchaient auprès de gens en blouse Et chaussés de sabots comme en quatre-vingt-douze, Vint se mettre en bataille et commença le feu. Le combat fut sanglant et vif, mais dura peu. Les Bédouins, qui croyaient surprendre un faible poste, Devant tous ces Français si prompts à la riposte Tentèrent bien, mettant tous les sabres au vent, Deux charges qu'on reçut, baïonnette en avant. Mais leur cheikh y périt, et la bande affolée, Comme un vol de corbeaux reprenant sa volée, Tourna bride et bientôt dans l'Atlas se perdit. Alors les condamnés, ainsi qu'ils l'avaient dit, Tenant loyalement la parole jurée, Rentrèrent dans le fort en colonne serrée; Sans hésitation, ils mirent en faisceaux, Devant le commandant, leurs fusils encor chauds; Et le vieil officier, contenant mal ses larmes, A ses soldats d'un jour qui déposaient leurs armes Étreignait les deux mains à leur rougir la peau, Et disait rudement : « Merci... pour le drapeau! » Bleuette. IL était une :ois, le fait n'est pas récent, Dans un manoir du Rhin, un baron très puissant De qui tous les vassaux maudissaient l'avarice. Sa femme avait été jadis la bienfaitrice Du pays, et son coeur n'était que charité. Mais pour longtemps jamais un ange n'est prêté : Pendant quelques beaux jours la terre à Dieu l'emprunte, Puis il remonte au ciel. La baronne défunte Avait laissé pourtant derrière elle une enfant, De ses vertus témoin et souvenir vivant. Quinze ans, blonde, chétive, on la nommait Bleuette. Ainsi qu'un colibri dans un nid de chouette, Sa jeunesse égayait le château triste et nu. Le baron, qui s'était quelque peu contenu, Devint encor plus dur quand sa femme fut morte. Dès l'aube, ayant son seul écuyer pour escorte, Il s'en allait au bois, l'épervier sur le poing. Bleuette aimait son père et ne l'accusait point, Mais trouvait cependant bien tristes les journées Qu'elle passait, parmi les tentures fanées, Dans ce manoir glacé, désert et solennel, Où l'on ne faisait pas de feu, même à Noël. Comme le temps paraît moins long quand on l'occupe, La mignonne parfois se taillait une jupe Dans les draps ramagés et dans les vieux lampas Dont sa mère jadis rehaussait ses appas. Car jamais le baron à la pauvre fillette N'avait donné le moindre écu pour sa toilette. Le vilain homme était bien trop ladre pour ça. Bien plus, après la mort de sa femme, il cessa Quoique à la sainte dame il en eût fait promesse, De fréquenter l'église et d'entendre la messe, Certain de trouver là, terrible épouvantail, Quatre ou cinq mendiants assis sous le portail; Et n'ayant jamais vu d'argent blanc ni d'or jaune, Bleuette n'avait pas de quoi faire l'aumône. C'était son gros chagrin. Elle se consolait De coudre à ses habits la reprise et l'ourlet Et d'être fagotée ainsi qu'une grand'mère; Malgré tout elle était jolie, et c'est chimère De croire qu'à son âge elle n'en savait rien. Mais comme elle souffrait, et de son coeur chrétien Quelle plainte montait, de Dieu seul entendue, Lorsqu'il fallait passer devant la main tendue D'un pauvre, et ne pouvoir rien mettre en cette main! Le dimanche surtout. Tout le long du chemin, Quand elle revenait, seule, portant son livre, Dans ce parfum d'encens qui longtemps vous enivre, Tout le long du chemin ce n'était que vieillards, Femmes portant marmots, aveugles, béquillards, Qui couraient sur ses pas en criant leur souffrance; Les vieilles à bâton faisaient la révérence, Et les petits enfants envoyaient leur baiser. Elle ne trouvait pas de mots pour refuser, Mais le front bas, les yeux baissés, rouge de honte, Elle passait, prenant sa marche la plus prompte, Et pleurait, une fois rentrée à la maison. Un dimanche, c'était au temps de la moisson, Elle vit, au moment de revenir de vêpres, Tant de pauvres couverts de loques et de lèpres, Aux marches du parvis assis et l'attendant, Que le coeur lui manqua rien qu'en Ies regardant. Bleuette n'osa pas affronter la sortie Et se souvint alors que, vers la sacristie, Une porte s'ouvrait sur le chemin des blés. Elle allait donc, le coeur tremblant, les yeux troublés, Prendre par ce chemin, quand, sous la colonnade, Une vieille portant la jupe en cotonnade, Les lourds sabots de bois et le vaste bonnet Des aïeules, mais qui, dans une main, tenait, En s'appuyant dessus, une longue baguette, Apparut tout à coup, et, venant vers Bleuette, Lui dit : « Ma fille, il faut retourner sur tes pas. Tout ce qui peut tomber sous ta main, ne crains pas De l'offrir, sans rougir, au mendiant qui passe. L'aumône n'a de prix que par la bonne grâce De celui qui la donne. Enfant, avec deux mots, Avec un bon sourire, on calme bien des maux. Va! l'on te saura gré d'une honte bravée. » Bleuette, qui vit bien que la vieille était fée, Répondit poliment que d'aussi bons avis Comme un ordre devaient par elle être suivis, Puis, ayant salué, prit sa route ordinaire. Les mendiants, suivant le flot du populaire, S'étaient tous éloignés durant ce moment-là, Et, seule, par les blés, Bleuette s'en alla. Elle cueillait, avec un vague espoir dans l'âme, Un gros bouquet de fleurs des champs, lorsqu'une femme Qui se tenait assise au revers d'un fossé L'aperçut, se leva, d'un air triste et lassé, Et, craintive, les yeux en larmes, vint vers elle. « Ayez pitié de moi, ma belle demoiselle! Dit la femme. Aux moissons, d'ordinaire, je suis Vos vassaux, en glanant tout le blé que je puis. Je suis veuve, je suis bien pauvre et point hardie. Mais cette fois, voyez! je sors de maladie, J'arrive la dernière, et tout est ramassé, Et je meurs de fatigue au bord de ce fossé. - Hélas! lui répondit la bonne demoiselle, Je n'ai pas même un sou dans ma pauvre escarcelle; Mais prenez ce gentil bouquet de fleurs des champs, Et vous pourrez l'offrir aux quelques braves gens Qui voudront, j'en suis sûre, adoucir votre épreuve. Sans vouloir refuser l'humble cadeau, la veuve Souriait cependant d'un air découragé; Mais, quand elle l'eut pris, le bouquet fut changé, O merveille admirable! en une énorme gerbe De brillants épis d'or, plus grosse et plus superbe Que celle que l'on porte à monsieur le curé. Comprenant que c'était un don inespéré Que lui faisait ainsi la bonne vieille fée, Bleuette, l'âme heureuse et toute réchauffée, Laissant l'autre charger d'épis son tablier, Se sauva par le bois et cueillit au hallier D'autres fleurs pour tresser une belle couronne. Elle allait, - en songeant à la sainte baronne Sa mère, à cette fée, au miracle accompli, - Quand un petit gamin en haillons, mais joli A croquer, et marchant pieds nus dans la poussière, A son tour aborda la jeune bouquetière Et lui dit, le coeur gros et tout tremblant d'émoi : « Ma belle demoiselle, ayez pitié de moi! Depuis l'hiver, je suis orphelin. Mon aïeule, Elle a quatre-vingts ans! avec moi reste seule. Travailler? Mais je suis trop jeune, on ne veut pas; Et sous ce toit croulant que vous voyez là-bas, J'ai laissé grand'maman sans pain, sombre et muette. - Prends seulement ces fleurs de hallier, dit Bleuette, Pour les donner à qui calmera vos douleurs; Car je n'ai rien. » Mais quand la couronne de fleurs Fut entre les deux mains du pauvre petit mioche, Elle devint un rond énorme de brioche, Toute chaude et dorée ainsi qu'un pain bénit. Bleuette, bien avant que l'orphelin finît De s'étonner, s'enfuit et gagna la grand'route. - Un beau lys frais éclos poussait au bord, sans doute Pour qu'à s'en embellir elle se décidât. A l'ombre d'un noyer, elle vit un soldat Qui s'était assis là, sur une grosse pierre. Sac au dos, s'appuyant sur sa longue rapière, Cet homme paraissait de fatigue épuisé; Son front - il revenait de la guerre, blessé - Saignait sous un bandeau lié d'une ficelle. Et ce soldat lui dit : « Ma belle demoiselle, L'étape était trop longue et le coeur m'a manqué; Mais le bon vin remet un homme fatigué, Et vous devriez bien - la peine n'est pas lourde - Au village voisin aller remplir ma gourde. - J'y cours, pauvre soldat, mais le village est loin, Et vous vous ennuierez tout seul dans votre coin; Le parfum de ce lys vous tiendra compagnie. » L'homme d'armes sourit, et, sans cérémonie, Prit entre ses doigts noirs le calice embaumé. Mais, quand il le toucha, le lys fut transformé En un grand hanap plein de vin de la Moselle Où le soleil dardait une fauve étincelle. Bleuette ne vit plus de pauvres ce jour-là. Mais, dans tout le pays, vous pensez qu'on parla Et que tous ses bienfaits laissèrent une trace. Or, son père, le soir, revenant de la chasse, Trouve tous ses vassaux émus et rassemblés; Et tous de lui parler de la gerbe de blés, Comme de la brioche énorme et du grand verre. Il n'en peut plus douter : c'est un fait qu'on avère; Et sa cupidité s'en réjouit déjà. Donc, après le souper, que le baron mangea Sans appétit, et quand l'unique domestique Eut enfin desservi la table très rustique, Il attira Bleuette entre ses deux genoux : « Maintenant, lui dit-il, nous sommes entre nous. Reçois mon compliment. Vrai! tu naquis coiffée. Je sais l'étrange don que t'a fait cette fée, Et j'en veux sur moi-même essayer le pouvoir. Fais-moi quelque présent, ma mignonne, pour voir Ce qu'il va devenir dans la main de ton père. - Malgré tout mon respect, dit Bleuette, j'espère Que vous laisserez là ce projet dangereux. Je n'ai reçu ce don que pour les malheureux, Et non pour augmenter le bien de la famille. -- Laisse-moi donc. C'est trop de scrupule, ma fille! Donne-moi seulement, rien que pour essayer, La médaille de plomb qui pend à ton collier. ET POÉSIES DIVERSES 187 Le pire qu'il se peut faire, c'est qu'elle reste Ce qu'elle est, un bijou de valeur très modeste; Mais si nous la voyons être soudainement Un lourd médaillon d'or ou bien un diamant, C'est qu'aussi ton pouvoir nous échoit en partage. » Bleuette n'osa pas résister davantage, Et mit, bien qu'à regret, dans la main du vieux fou La médaille de plomb qui pendait à son cou; Mais l'avare frémit quand il l'eut empoignée, Car il ne tenait plus qu'une horrible araignée, Toute noire, effroyable, avec des bras velus. Faisant pour la jeter des efforts superflus, L'avare serait mort d'effroi dans la bataille; Mais la bête ne fut que la simple médaille Qu'elle était, quand l'enfant l'eut reprise en sa main. Le baron réfléchit, et, dès le lendemain, A Bleuette il fit don d'une pleine aumônière. Cette merveille-là ne fut pas la dernière Qu'accomplit cependant la mignonne aux yeux bleus. Elle avait conservé son don miraculeux, Et, quand elle sortait des vêpres, le dimanche, Le sou qu'elle donnait devenait pièce blanche, Le simple écu d'argent devenait un marc d'or, Et le marc un bijou plus précieux encor; Si bien que sa gentille et bonne renommée Au landgrave-électeur fut un jour affirmée, Et, s'étant renseigné dans le pays entier, 11 la voulut pour femme à son seul héritier. Il se fit tout d'abord annoncer par un page, Et vint enfin, lui-même, en superbe équipage, Confier au baron le désir qu'il avait. Le fils de l'Électeur, gentilhomme parfait, Plut à Bleuette, dès la première soirée, Et la noce, bientôt après, fut célébrée Avec tant d'allégresse et de luxe inouï Qu'on en parle, là-bas, même encore aujourd'hui. Le Raisin. LE malade baissait tous les jours. Pauvre père! Et, dans l'humble logis, jadis presque prospère, Avait depuis longtemps sévi la pauvreté. Les sinistres papiers du Mont-de-Piété S'étaient accumulés derrière la pendule; Et, toujours espérant, - le malheur est crédule, - La famille vendait tout son petit trésor. La timbale, les six couverts, la montre en or, L'un après l'autre étaient retournés chez l'orfèvre. Au moribond toussant et grelottant la fièvre On sacrifiait tout, sans se décourager. Un jour, le médecin dit : « S'il pouvait manger! » Mais il avait déjà, le triste grabataire, Refusé le biscuit avec du vieux madère, Les trois huîtres et l'oeuf poché dans du bouillon. Or, bien qu'on fût en mars, par ua jour sans rayon, On parla de raisin, ne sachant plus que dire, Hélas! - et le malade eut un faible sourire. On se saigna. Le soir, à ce pauvre chevet, - Dans la boîte portant la marque de Chevet Et montrant les grains durs et roux sous la dentelle De papier, - tentatrice, appétissante et telle Qu'au dessert, parmi les gourmets en belle humeur, - Parut la ruineuse et splendide primeur. L'agonisant la vit, mais, sans y toucher même, 11 détourna le front, plein d'un dégoût suprême, Et, trois heures après, il s'en allait enfin Dans l'autre monde où nul n'a sans doute plus faim. La misère attendait les enfants et la mère; Mais, le surlendemain, à l'école primaire, Les orphelins faisaient envie aux écoliers En tirant ce raisin de leurs petits paniers. Premier Désir. C'EST un vieux souvenir de mon adolescence. J'étais un grand flandrin, pâli par la croissance, Horriblement timide et subissant toujours La honte de porter des pantalons trop courts. Je rêvais de fléchir une belle inhumaine, Et j'avais, entassant mes deux francs par semaine, Pour mes trois poils de barbe acheté deux rasoirs. Tremblant d'émotion, tous les dimanches soirs J'arrivais le premier, toujours, chez Adrienne, Dont la famille était liée avec la mienne. Pour compléter un whist, on m'avait invité. Pans le petit salon, près de la tasse à thé, Je trouvais la maman seule, - première épreuve, - Avec son havanais dans sa robe de veuve, En lunettes d'argent, et, d'un air solennel, Regardant le portrait du défunt colonel Son époux, effrayant sous un casque à chenille. On causait de la pluie et du beau temps; sa fille Achevait sa toilette; et, posé sur le bord D'un fauteuil, j'attendais, le coeur battant bien fort. Enfin, sur les appels répétés de sa mère, Elle arrivait, superbe, avec sa lèvre amère, Son corsage trop plein et ses regards luisants De belle brune, fille encore à vingt-six ans. Quand nos mains se touchaient, trop ému pour rien dire, J'observais sur sa bouche un triomphant sourire; Car alors son orgueil de femme était flatté De mon trouble rendant hommage à sa beauté. Mais c'était un éclair; et soudain sa figure Prenait l'expression fâchée et presque dure De la fille sans dot qu'offense tout désir. Oh! sa main! Que j'aurais voulu la ressaisir Alors, et, suppliant, de ma voix la plus tendre, Lui dire de m'aimer, lui dire de m'attendre, Et qu'à tout prix, plus tard, je la mériterais! A-t-elle dans mes yeux lu mes désirs secrets, Mes désirs insensés, - je sortais du collège! - Et songé : « S'il était un homme, l'aimerais-je? » A-t-elle eu quelquefois, pour cet amour d'enfant, Un peu de pitié douce en s'en apercevant? Je ne m'en suis jamais douté; mais je l'espère. C'est alors que venait un ami de mon père, Vieux soldat alsacien, à l'aspect probe et dur, Dont la rosette rouge excusait l'habit mûr; Et le whist commençait. O volupté parfaite! Elle était près de moi! Sa blanche main, distraite, Remuait les jetons dans un petit panier; Et je voyais son beau visage s'égayer Lorsque le commandant, à qui, par maladresse, Je venais de couper une carte maîtresse, Murmurait un juron terrible entre ses dents, Et que, risquant des coups toujours plus imprudents, Par-dessous l'abat-jour orné d'ombres chinoises Vers elle je lançais des oeillades sournoises. Enfin, elle servit le thé sur un plateau. Je choisissais ma tasse et mon petit gâteau, Lentement, et j'avais même parfois l'audace De la bien regarder, une seconde, en face. Mais la maman disait alors : « Comme il est tard! » On partait; et tout seul, sur le long boulevard Par où l'on revenait de ce fond de banlieue, Dans le silence et dans la paix de la nuit bleue, Avec une douceur qui ne peut s'exprimer, Je savourais le mal délicieux d'aimer. Ce fut tout le roman. Vous voyez qu'il est mince. Les deux femmes bientôt partirent en province, Pour vivre plus à l'aise auprès d'un vieux parent. J'étais pour Adrienne un simple indifférent. Je souffris. L'oubli vint... Je ne l'ai point revue. Or, l'autre jour, j'ai fait la rencontre imprévue De ce vieil officier, mon partenaire ancien, Qui grommelait avec un accent alsacien Quand je n'avais pas su répondre à son invite. Le vieillard m'a parlé d'Adrienne. Elle habite Dans l'Est, et n'est jamais revenue à Paris. C'est une pauvre veuve avec des cheveux gris, A présent. Son mari, fort triste personnage, Qui fit pendant dix ans le malheur du ménage, Est mort, en lui laissant un fils, qui doit avoir L'âge exact que j'avais quand je venais, le soir, Faire le whist; un grand garçon très bon pour elle... L'histoire était banale et toute naturelle; Mais le spectre de mon premier désir d'amour, Brusquement évoqué, m'a navré tout un jour : Elle, par le malheur et par l'âge enlaidie!... Ainsi parfois on pleure à quelque mélodie Que nous chantait jadis une bien chère voix, Et qu'on retrouve, avec le regret d'autrefois, Fausse et comme sortant des poumons d'un phtisique, Dans les sons tremblotés d'une. boîte à musique. Une Aumône. FUMANT à ma fenêtre, en été, chaque soir, Je voyais cette femme, à l'angle d'un trottoir, S'offrir à tous ainsi qu'une chose à l'enchère. Non loin de là s'ouvrait une porte cochère Où l'on entendait geindre, en s'abritant dessous, Une fillette avec des bouquets de deux sous. Et celle qui traînait la soie et l'infamie Attendait que l'enfant se fùt bien endormie, Et lui faisait alors l'aumône seulement. - Tu lui pardonneras, n'est-ce pas? Dieu clément! Préface D'Un Livre Posthume. A la mémoire de Henri-Charles Riad. Celui qui fit ces vers est mort à dix-neuf ans. - Tel l'amandier précoce, au début du printemps, Meurt pour une neige qui tombe. - 1l ne reste de lui que ce bouquet glané, Et d'une main pieuse, ainsi qu'un frère aîné, Je viens le poser sur sa tombe. En lisant ses doux vers, qu'ils l'aient ou non connu, Tous seront attendris par leur charme ingénu, Par leur grâce simple et naïve, Et, devinant quel homme eût été cet enfant, Ils se demanderont pourquoi le sort défend Qu'un tel être prospère et vive; Pourquoi tant de charmants espoirs ont succombé; Pourquoi sur le chemin on trouve un nid tombé; Pourquoi le vent brise l'arbuste; Pourquoi l'Artiste, un jour, Lisse là, sans regret, Une ébauche où déjà le chef-d'oeuvre apparaît, Et pourquoi le Ciel est injuste! Mais devant ce jeune homme au sépulcre enfermé, Moi qui vieillis, je dis à ceux qui l'ont aimé Ou qui l'aimeront par son livre : Heureux qui n'a vécu qu'un jour, en floréal! Heureux qui meurt, tout jeune, avec son idéal! Dieu lui fait grâce et le délivre. Car vivre, c'est souffrir. Quels maux n'eût pas soufferts Le coeur ardent et bon qui s'épanche en ces vers? II portait la marque fatale. L'Art, le Bonheur, l'Amour à ses yeux avaient lui; Il n'a pas eu le temps de voir fuir devant lui Tous ces mirages de Tantale. D'ailleurs, que savons-nous? Hommes, courbons nos fronts. Au delà du tombeau vers lequel nous courons Siège une immuable justice; Et nous saurons un jour qu'il est essentiel Que l'âme d'un poète enfant remonte au ciel Pour que le soleil resplendisse. A Un Amant. AMANT abandonné qu'une maîtresse oublie, Pourquoi ce poing fermé que tu montres aux cieux? Pourquoi ce pli profond dans ton front soucieux Et ce regard où brûle une ardeur de folie? Pourquoi cc désespoir? Parce qu'elle est jolie, Parce qu'en caressant son corps délicieux, En respirant sa bouche, en admirant ses yeux, Tu trouvais un remède à ta mélancolie. Tu pâlis en songeant à l'odeur de sa chair; Son visage est toujours le seul qui te soit cher; De tout autre, aussitôt blasé, tu te dégoûtes. Va! tu me fais pitié, triste martyr d'amour. La vie est un éclair, la beauté dure un jour! Songe aux têtes de morts qui se ressemblent toutes. A Un Élégiaque. Jeune homme, qui me viens lire tes plaintes vaines, Garde-toi bien d'un mal dont je me suis guéri. Jadis j'ai, comme toi, du plus pur de mes veines Tiré des pleurs de sang, et le monde en a ri. Du courage! La plainte est ridicule et lâche. Comme l'enfant de Sparte ayant sous ses habits Un renard furieux qui le mord sans relâche, Ne laisse plus rien voir de tes tourments subis. On fut cruel pour toi. Sois indulgent et juste. Rends le bien pour le mal, c'est le vrai talion. Mais, t'étant bien bardé le coeur d'orgueil robuste, Va! calme comme un sage et seul comme un lion. Quand même, dans ton sein, les chagrins, noirs reptiles, Se tordraient, cache bien au public désoeuvré Que tu gardes en toi des trésors inutiles Comme des lingots d'or sur un vaisseau sombré. Sois impassible ainsi qu'un soldat sous les armes; Et lorsque la douleur dressera tes cheveux Et qu'aux yeux, malgré toi, te monteront des larmes, N'en conviens pas, enfant, et dis que c'est nerveux! La Chambre Abandonnée. L A chambre est depuis très longtemps abandonnée, Les meubles sont flétris, la tenture est fanée. Un jour, on est parti sans fermer les volets; Et le soleil, celui des torrides juillets Aussi bien que celui des décembres polaires, A longtemps promené ses regards circulaires, Comme il fera demain, comme il fait aujourd'hui, Dans ce lieu saturé de tristesse et d'ennui. La chambre est depuis très longtemps abandonnée. Un peignoir rose tendre en soie enrubannée Conserve, sur le grand divan de satin noir, L'attitude d'un corps brisé de désespoir; Et, depuis le départ, deux pantoufles mignonnes Traînent sur la peau d'ours, près du lit à colonnes, De la dernière nuit encor bouleversé. Partout, sur l'écrin vide et le livre laissé, Où la fuite fiévreuse et brusque se devine, La poussière a posé sa neige grise et fine; Et, dans les hauts miroirs brumeux, rien n'est resté Du sourire qu'ils ont autrefois reflété. La chambre est depuis très longtemps abandonnée. Une causeuse est là, devant la cheminée. Quel secret monotone échangent donc entre eux Le large fauteuil vide et le foyer poudreux? O morne solitude! ô silence sévère! Sur la table une rose est morte dans un verre; Les feuilles tour â tour ont chu comme un fardeau, Et leurs cadavres noirs, autour du verre d'eau, Sont épars tristement et font une jonchée Sur qui semble pleurer la tige desséchée. Enfin la seule chose encor qui remuait Dans cet intérieur immobile et muet, Le seul objet doué d'une âme, d'une haleine, La pendule de Saxe aux fleurs de porcelaine A dû depuis longtemps, très longtemps, s'arrêter... Comme tu cesseras bientôt de palpiter, O toi dont je maudis l'existence obstinée, Coeur plus désert que n'est la chambre abandonnée! Le Bateau-Mouche. On court bien loin, bien loin, chercher des paysages Avec des pins brisés sur des torrents sauvages Et des paquets de mer tordus sur des récifs; Mais le Parisien, dédaigneux des poncifs, Pour voir des coins charmants et des tableaux intimes, Se contente d'aller, pour ses quinze centimes, A bord d'un bateau-mouche alerte et matinal, Du viaduc d'Auteuil au Pont National : Spectacle intéressant plus qu'on ne s'imagine! Bercé par le hoquet rythmé de la machine Auquel parfois l'écho des rivages répond, Le flâneur fume et rêve en marchant sur le pont. Là, du monde amusant survient à chaque escale C'est l'ouvrier lisant la feuille radicale Que rédige pour lui Rochefort ou Naquet; C'est le bourgeois de Londre, armé d'un Cook's ticket Et traînant après lui trois miss en robe courte; Le patronnet portant sur sa tête une toute; Le gros homme en sueur qui s'assied et dit : « Ouf! » Et la pâle grisette en mince water-proof, Avec ses jolis yeux et son teint de chlorose. Allez là par un temps voilé de brume rose, Par un matin d'octobre ou d'avril, voulez-vous? Faites-moi le trajet complet pour vos trois sous. Et puis, - j'aime à vous croire une âme délicate, - Autour des bains Vigier ou près de la frégate, Dites-moi franchement si vous n'avez pas vu De vrais motifs à peindre et d'un charme imprévu, Émergeant du brouillard que le soleil dissipe, Où le père Corot aurait fumé sa pipe. Pour moi qui de Paris fais mes seules amours, J'accomplis ce voyage au moins tous les huit jours. J'en connais tous les coins par coeur; je me rappelle Combien la flèche d'or de la Sainte-Chapelle Par un matin d'hiver anime le tableau; J'ai noté le fracas impétueux de l'eau, Quand, cédant à l'effort du bateau-mouche en marche, Elle va se briser sous les ponts, contre l'arche. De tous ces riens charmants je ne suis jamais las. J'al pour ami, devant le port Saint-Nicolas, Un vieil arbre isolé qui montre ses racines. Puis, quand j'ai bien assez regardé mes voisines, Qui du Petit Journal lisent le feuilleton, Je descends, à travers la foule d'un ponton Qui ferait le bonheur des impressionnistes; Et, tout le long des quais où sont les bouquinistes, Le cerveau tout grisé de tant d'aspects divers, Je rentre en feuilletant les volumes de vers. La Nymphe De Ville-D'Avray. au Monument de Corot. DEVANT ce marbre clair encadré de verdure Qu'â l'intime et naif ami de la nature Ont élevé vos soins touchants, La nymphe de ces bois, muse simple et rustique, Doit apporter aussi son tribut poétique, Les mains pleines de fleurs des champs. Le bon Corot m'aimait. Je suis l'une de celles, Alors que l'aube emplit de vagues étincelles L'horizon frileux du matin, Que l'artiste - c'était son heure favorite -- Voyait passer, avec les yeux de Théocrite, Au fond du brouillard argentin. C'est moi qu'il a montrée, assise au pied d'un hêtre, Essayant de noter sur la flûte champêtre Quelque musique de berger; C'est moi, mêlée au choeur de mes sveltes compagnes, Qu'il faisait, dans la paix sereine des campagnes, Tourner sur un rythme léger. Je le connaissais bien, le vieux bonhomme en blouse, Et, quand il préparait sur un coin de pelouse Son chevalet et ses pinceaux, Pour embellir encor ses extases secrètes J'étais là, j'exaltais l'odeur des violettes, J'excitais le chant des oiseaux. Tandis qu'il travaillait, abrité par un saule, Je venais regarder par-dessus son épaule, A petits pas, tout doucement; Il peignait à la hâte, et sous sa brosse agile J'ai pu voir bien souvent, moi, fille de Virgile, Éclore son rêve charmant. Ses esquisses, c'est moi qui les vis la première. L'eau verte et pure où court un frisson de lumière, L'azur du ciel, l'or du genêt, Le flot des épis mûrs ondulant sous les brises, Les couchants enflammés et les aurores grises, J'étais là quand il les peignait. Hélas! depuis cinq ans qu'est mort le grand artiste, Moi, la nymphe des bois qu'il aimait, j'étais triste, Et souvent, tout bas, j'ai gémi, Quand, au printemps, gardant son souvenir fidèle, Devant moi le bleuet disait à l'hirondelle : Où donc est notre vieil ami? » Mais vous nous le rendez. Voici notre poète! Un doux rossignol chanre au-dessus de sa tête. C'est lui! nous le reconnaissons! C'est bien son bon visage! Il regarde, il respire! Oiseaux! fleurs! désormais vous le verrez sourire Dans vos parfums, dans vos chansons; Et, près de la fontaine où vit sa chère image, Portant comme aujourd'hui quelque odorant hommage, Je reviendrai souvent m'asseoir Au moment qui berçait si mollement son rêve, Quand l'étang s'assombrit, et quand au ciel se lève La divine étoile du soir. L'Anneau. LORSQUE des anciens morts on trouble le repos, Qu'on soulève le marbre effrité des tombeaux, Qu'au sépulcre on ose descendre Et qu'on viole, après un travail dur et long, Le funèbre secret des vieux cercueils de plomb, On n'y trouve que de la cendre. Plus trace d'ossements, plus trace de linceul. L'implacable néant a tout dévoré, seul, Comme une bête carnassière. Lentement, lentement, tout s'est décomposé; Le squelette lui-même à la fin s'est usé : Rien, plus rien qu'un peu de poussière. Pourtant, en la fouillant du bout de son soulier, Parfois le fossoyeur voit un objet briller Parmi cette cendre incolore : C'est l'anneau que le mort jadis eut à son doigt Et qui, métal fidèle et pur, comme il le doit, Demeure intact et brille encore. Dans ces jours de chagrin où je hais le soleil, Il me semble souvent que mon coeur est pareil A ces antiques sépultures, Et qu'on n'y peut plus rien désormais découvrir Des mille sentiments qui l'ont tant fait souffrir Par leurs cruelles impostures. Ce n'est plus que néant, que ténèbres, qu'oubli; Et ce tombeau, d'un peu de froide cendre empli, M'en offre le parfait modèle; Mais l'oeil de ma pensée y voit briller encor, Comme, au fond de l'ancien sépulcre, l'anneau d'or, Ton souvenir tendre et fidèle. Vieux Brouillon De Lettre. Adieu! J'ai peur d'aimer. Quittons-nous ce soir même. Je te ferais souffrir et tu me rendrais fou. Ainsi qu'une coquette ôte un collier qu'elle aime, Je détache à regret tes bras blancs de mon cou. ET POÉSIES DIVERSES 20j Adieu! L'Amour viendrait. Bornons-nous au caprice. Ne nous torturons pas des larmes du départ. Adieu! Mon coeur blessé saigne à sa cicatrice. J'ai tant souffert, vois-tu, pour avoir fui trop tard. Adieu! Pour nous punir de notre fantaisie, L'Amour veille, il nous guette, et le malheur le suit, Pareil à ce bourreau qu'une reine d'Asie Postait pour égorger ses amants d'une nuit. Huit jours tu m'appartins, - ô joie, ivresse, gloire! - Avec des soirs d'été pour sublime décor; Et, parmi les amours étoilant ma mémoire, Nos amours sont ainsi que des planètes d'or. Mais puis-je, pauvre et fier, te garder, toi, trop belle? C'est impossible, hélas! Épargnons-nous des pleurs. Si nous tardions encor, - la vie est si cruelle! - Nos soupirs d'aujourd'hui deviendraient des douleurs. Ayons pitié de nous! Fuyons-nous, mon amie! Mais souffre qu'en un rêve où sont mouillés mes yeux, Je te revoie encor dans mes bras endormie Et pose entre tes seins le baiser des adieux! Sur Une Tombe Au Printemps. La vieille croix s'effrite au fond du cimetière, Mais avril embellit le signe des douleurs; La fauvette y fait halte, et de ses douces fleurs Un sauvage églantier la couvre tout entière. La voix du rossignol vaut bien une prière, Et moins que la rosée un regret a de pleurs. Dans ces parfums, dans ces chansons, dans ces couleurs, On sent revivre ici l'immortelle matière. O vieux mort oublié de qui l'orgueil humain A sans doute rêvé l'éternel lendemain Au sein du paradis, dans les apothéoses, Aujourd'hui n'as-tu pas un destin aussi beau, Si ton esprit épars autour de ce tombeau Chante avec les oiseaux et fleurit dans les roses? Le Vin. Longtemps, dans l'atmosphère humide des caveaux, Sous la voûte profonde et de nitre imprégnée, Sous la poussière et sous les toiles d'araignée, Le jeune vin vieillit dans les flacons nouveaux. Il faut que dans le calme et l'ombre des tombeaux La sublime liqueur dure plus d une année, Avant que d'accomplir sa noble destinée D'exalter un instant nos coeurs et nos cerveaux. Ainsi, Chaze, il en est de la pensée humaine; C'est par un très secret et très lent phénomène 'Qu'elle se plie enfin au rythme harmonieux. Un doux sonnet mûrit comme un bordeaux suave, Et tu fais bien, ami, qui vis dans une cave, De lire de beaux vers en buvant tes vins vieux. Portrait De Victor Hugo. par Bonnat. C'est Hugo! C'est bien lui! Quelque puissante idée Occupe en ce moment cette tête accoudée; Un noble songe emplit son oeil terrible et doux, Et, dans ce front pensif qui nous domine tous Et comme les vieux monts a de la neige au faîte, Se forment en secret les grands vers de prophète Qu'il fait flamber aux murs des palais triomphants, Ou bien une chanson pour ses petits-enfants. Il est bien ressemblant. C'est le maître lui-même! Aussi le siècle entier, qui l'admire et qui l'aime, Approuve ton travail, peintre, et te dit merci D'avoir fait ce portrait juste en ce moment-ci, De nous avoir montré sa face auguste telle Qu'elle resplendira dans sa gloire immortelle, Et de nous avoir peint le vieillard triste et beau Qui fixe son regard profond sur le tombeau Où le plus grand, hélas! descend comme le moindre, Et qui, son labeur fait, va lentement rejoindre Homère en son Olympe et Dante en son Enfer, Calme comme un coucher de soleil sur la mer! L'Anniversaire. Un chêne est vieux. Pourtant, dans ses fortes ramures, Jamais plus de doux nids, plus de divins murmures N'ont chanté sous le noir couvert; Et jamais, quand le vent de floréal se lève, A ses bourgeons dorés n'a monté plus de sève; Plus il vieillit, plus il est vert. Un aigle est vieux. Jamais, s'élançant de son aire, I1 n'a plus bravement volé vers le tonnerre, Dans l'air d'orage lourd et chaud; Et jamais le grand coup de ses ailes sublimes Ne l'a mieux emporté par delà les abîmes; Plus il vieillit, plus il va haut. Le soleil est très vieux Pourtant sa face ardente N'a jamais mieux versé la chaleur fécondante Aux fleurs, aux fruits, à la moisson; Jamais plus doucement dans l'exil où nous sommes Ce sourire de Dieu n'a brillé sur les hommes; Plus il vieillit, plus il est bon. Il est très vieux aussi, le bien-aimé Poète De qui nous célébrons par de longs cris de fête Les quatre-vingts ans aujourd'hui. C'est lui qui, dans un mot d'éloquence suprême, Nous disait : « Je naquis avec ce siècle même, Et je continue avec lui. » Mais, quand elle permet qu'un tel poète naisse, La nature lui donne un trésor de jeunesse. L'aïeul au jeune homme est pareil; Et l'Esprit devant qui tous les autres pâlissent, Superbe, ne vieillit pas plus que ne vieillissent Le chêne, l'aigle et le soleil. Oh! longtemps, très longtemps, à cet anniversaire, Devant toi, courbant tous, ô grand vieillard sincère, Nos fronts d'émotion tremblants, Laisse-nous voir encor, plus nobles chaque année, Parmi les lauriers verts dont ta tête est ornée, Briller tes jeunes cheveux blancs! Résurrection. Hors dans le deuil du monde et de la France entière (???) Le corbillard du pauvre allait au Panthéon, A travers le drap noir et le bois de la bière La foule croyait voir transparaître un rayon. Vainement on voulait chasser cette démence, Songeant que le Poète, à la tombe porté, Avait à l'univers légué son oeuvre immense Et qu'il s'y survivrait pour l'immortalité! Non! sous le sombre drap, l'âme d'angoisse atteinte, Toujours on croyait voir, comme un espoir secret, Une flamme d'amour qui n'était pas éteinte, Un foyer d'idéal qui se rallumerait! Tu ne te trompais pas, ô Peuple! Le Génie Faisait dans ce cercueil resplendir sa clarté! Le Maître n'est pas mort, l'oeuvre n'est pas finie. Miracle! il ressuscite! il est ressuscité! Il veillait seulement sous la voûte glacée, Ainsi que Barberousse au fond du souterrain; Pour nous livrer encor sa sublime pensée Son caveau va s'ouvrir avec un bruit d'airain. Le Poète endormi sous les apothéoses Longtemps nous donnera des poèmes nouveaux. De son tombeau sacré sort un parfum de roses; De son cercueil béni s'envolent des oiseaux. Peuple qu'il aima tant, viens! puisqu'il te convie, Admirer le grand mort à son premier réveil, Et voir, de son sépulcre encor si plein de vie, L'oeuvre surgir ainsi qu'un lever de soleil! Le Rêve. D'APRÈS LE TABLEAU DE JULES LEFEBVRE. L'Écere et d'or pâle coiffée, (???) Dans un nuage, sur les eaux, C'est bien la transparente fée Des nénuphars et des roseaux. Demi-voilé pour le profane, II semble craindre le regard, Ce corps exquis et diaphane Qui se roule dans le brouillard. Vers quel mystérieux voyage Va le blond fantôme flottant? Est-ce une femme, est-ce un nuage Qui glisse et vole sur l'étang? Mais déjà tout s'emplit d'aurore, Et, dans le ciel rose et vermeil, L'apparition s'évapore Au premier rayon du soleil, Et ne laisse pas plus de trace Que le rapide éclair d'azur De ce martin-pêcheur qui passe N'en a laissé sur le flot pur. L'Éducation Maternelle. D'APRÈS LE GROUPE EN MARBRE D'EUGÈNE DELAPLANCHE. Debout près de sa mère assise Qui lui présente l'A B C, La petite reste indécise, Bouche ouverte et regard baissé. Adorable sans être belle, La fillette aux mignons pieds nus Avec attention épelle Les caractères mal connus. La mère, dont le geste auguste Enseigne et protège à la fois, Enveloppe d'un bras robuste L'enfant qui lit à demi-voix, Et, montrant d'un bout de baguette Le livre encor bien mal appris, Sur le naïf visage guette L'éclair qui suit un mot compris. Sculpteur, ton oeuvre est bonne! En elle Tu sus fixer l'instant soudain De cette attente maternelle Et de cet effort enfantin. A la Vierge près de sainte Anne J'avais d'abord rêvé, devant Cette humble et douce paysanne Qui montre à lire à son enfant; Puis j'ai mieux vu ton espérance, Et j'ai compris que tu courbais Le peuple à venir de la France Sur les lumineux alphabets. Rêverie. D'APRÈS LE TABLEAU DE GASTON JACQUET. A u sortir du lit de dentelle, Les cheveux emmêlés encor, Ce matin, à quoi rêve-t-elle Dans le vieux fauteuil gaufré d'or? Sur sa poitrine, sa main fine Se pose d'un geste distrait. Hélas! est-ce qu'elle y devine Le lent travail d'un mal secret? Car c'est un matin de novembre, Et sous le velours onduleux De la longue robe de chambre, Son frêle corps est tout frileux. On dirait presque qu'elle tremble; Ce cher visage est amaigri, Et cette bouche exquise semble Avoir plus toussé que souri. Serait-il si cruel, le rêve De l'enfant pensive aux yeux las? Songe-t-elle qu'elle est bien brève, La claire saison des lilas? Pauvre mignonne! Songe-t-elle Que l'automne vient de finir, Qu'il fait froid et que l'hirondelle Sera bien lente à revenir? Le Régiment Qui Passe. D'APRÈS LE TABLEAU D'ÉDOUARD DETAILLE. PAR un temps de boue et de glace, Le peuple, toujours enfantin, Regarde un régiment qui passe Devant la Porte Saint-Martin. C'est un régiment de la ligne; Astiqué comme aux anciens jours, Le tambour-major, d'un air digne, Précède les petits tambours. Deux officiers qui, pour les suivre, Maintiennent leurs chevaux au pas, Au delà des saxhorns de cuivre Dominent les fronts, et là-bas, A travers la brume incertaine, Tels des pavots dans les épis, S'avance la foule lointaine Des chassepots et des képis. Pour les eoldats, le populaire S'est en grand'hâte rassemblé; Un flot de gamins accélère Sa marche à leur pas redoublé. La troupe passe, calme et gaie, Comme elle irait sous les obus, Devant les gens qui font la haie Et l'encombrement d'omnibus. Chacun l'accompagne ou s'arrête, Et l'on voit emboîter le pas L'ouvrier tirant sa charrette Ou portant son fils sur ses bras. Et, rêvant déjà de bataille, Tous sont heureux naïvement; Car toujours la France tressaille Au passage d'un régiment. Aux Femmes De Lyon. 0 femmes qui vivez dans le luxe et la joie, Et qui, lasses un jour de vos robes de soie, Les quittâtes avec dédain, O femmes qui suivez la mode séductrice, 11 faut que vous sachiez que, pour ce seul caprice, Des tnilliers d'hommes sont sans pain! Avez-vous jamais su, belles patriciennes, Alors que vous alliez aux fêtes anciennes Danser, rire et parler d'amour, Qu'un peuple d'ouvriers, plein d'enfants et de mères, Gagnait sa vie avec vos chiffons éphémères, Avec vos parures d'un jour? C'était ainsi pourtant. Pour que vous fussiez belles, Pour vous donner toujours des toilettes nouvelles, Pour ces satins que vous portiez, Pour ces robes d'hier à présent dédaignées, Des milliers de canuts, actives araignées, S'asseyaient devant leurs métiers. Parce que vous usiez ces vêtements de fête; Le tisserand lançait, en chantant, sa navette, Et la Croix-Rousse prospérait; Parce que vous changiez de jupe et de corsage, Le ménage vivait, la fillette était sage, On n'allait pas au cabaret. Ces choses se passaient, mais vous n'y songiez guère. Puis, tout à coup, voici que la soie est vulgaire Et que l'on n'en veut plus enfin. Le cachemire est mieux, le drap est plus commode On a quitté ce goût, on a changé de mode... Et tout un peuple meurt de faim! Femmes du monde, il faut vous dire cette chose; Car, sans vous en douter, oui! vous êtes la cause Qui produit ce terrible effet. Vous devez regarder ce spectacle sévère, Et mesurer le bien que vous avez à faire A ce mal que vous avez fait! Sans être pour cela de profonds philosophes, Nous pouvons bien prévoir qu'aux anciennes étoffes Vous reviendrez un beau matin; Vous ferez des heureux en faisant des folies, Et trouverez encor moyen d'être jolies Sous la moire et sous le satin. Mais avant tout, songeons à la ville affamée. Ils sont sans pain! Ils sont trente mille,- une armée! - Et le désaccord est bien vieux Entre maigres et gras, entre joyeux et tristes. Il faut donner! Ce sont les riches égoïstes Qui font les pauvres envieux. Femmes, il faut donner!... Au père de famille, A la mère sans lait pour l'enfant, à la fille Dont la beauté peut s'indigner Que la faim creuse ainsi son visage livide, Aux petits écoliers qui vont le panier vide... Il faut donner, donner, donner! Donner! C'est la sagesse éternelle et profonde. Devant la charité, misère du vieux monde, Tu recules et tu décrois! Partage, amour, bonté! C'est bien la loi suprême; Et, depuis deux mille ans, pour qu'on s'entr'aide et s'aime, Jésus nous bénit sur la croix. Le Cadeau De Sahagun Le Vieux. ESPADERO DE TOLÈDE. Le vieux maître, à la lame ayant assujetti La poignée à quillons, pas-d'âne et contre-garde, Est debout sur le seuil de sa porte et regarde Le chef-d'oeuvre nouveau de sa forge sorti. Il songe que bientôt il l'aura converti En beaux ducats sonnants; mais ayant, par mégarde, Levé les yeux, il voit, sous le feutre à cocarde, Passer un spadassin, dans sa cape blotti. C'est le célèbre Ruy, dont l'humeur singulière Est de faire au pommeau de sa lourde rapière Une encoche au couteau, quand il tue un chrétien. Et, d'or moins que de gloire ayant l'âme occupée, L'artiste, qui voulait bien placer son épée, Arrêta le bretteur et la donna pour rien. Pour Guitare Solo. L'aregentier m'a tenté : « Je t'offre Mes trésors, ami, si tu veux! Puise à pleines mains dans mon coffre. » - Garde ton or; j ai ses cheveux. Le Torero m'a tenté : « Page, Je prétends de pourpre arroser Pour toi seul le champ de carnage! » - Garde ton sang, j'ai son baiser. L'Inquisiteur m'a tenté : « Maître, Ces bûchers flambant sous les cieux, A tes ordres je veux les mettre! » - Garde ta flamme; j'ai ses yeux. L'Empereur m'a tenté : « Beau sire, Si tu veux mon globe d'or fin, Je te le donne avec l'empire. » - Garde ton globe; j'ai son sein. Dieu m'a tenté : « Pécheur rebelle, Je jugerai ton âme un jour. Veux-tu le Paradis pour elle? » - Garde ton ciel; j'ai son amour. Ballade De François Coppée. à son maître Théodore de Banville. Sur leur commun Amour de la Poésie. T u l'as bien dit, mon bon maître Banville, Les temps sont durs pour les pauvres rimeurs. Nous ignorons, ne dînant guère en ville, Les crus classés et les fines primeurs, Et tout le gain est pour nos imprimeurs. Ce siècle est vieux, porte de la flanelle, Et n'entend plus sonnet ni villanelle; Pourtant le Luth est là, qu'il faut saisir. Comme Caussade a tué La Tournelle, Faisons des vers pour rien, pour le plaisir! La politique est un plat vaudeville; La soif de l'or aigrirait nos humeurs. Laissons les sots traiter de chose vile Nos rêves bleus d'amants et de fumeurs Et dire, ô rythme immortel, que tu meurs! Le philistin, à la voix solennelle, Peut s'enrouer comme Polichinelle; Laissons-le geindre et gronder à loisir. Foin du bon sens de madame Pernelle! Faisons des vers pour rien, pour le plaisir! Le coeur joyeux, sans soin bas et servile, Abandonnons le monde et ses clameurs. Allons-nous-en par les bois de Chaville, Ou sur la Seine aux doux flots endormeurs, Pour y chanter des chansons de rameurs. Un libre esprit nous toucha de son aile Et la nature est pour nous fraternelle; D'aucun sultan nul de nous n'est vizir Et n'a blessé même une coccinelle. Faisons des vers pour rien, pour le plaisir! ENVOI O maître! 6 toi que la Muse éternelle Sur le Parnasse a mis en sentinelle Et pour son preux entre tous sut choisir, Notre oeuvre est bonne et nous croyons en elle; Faisons des vers pour rien, pour le plaisir! REPONSE DE THEODORE DE BANVILLE: Ballade De Banville. à son cher François Coppée. Oui, cher rimeur, faisons des vers pour rien, Pour le plaisir, comme jadis Caussade Tuait, suivant un bon historien. Vive Thalie et sa douce embrassade! Chantons! contons comme Schéhérazade! Que nos oiseaux divins s'élancent vers L'azur céleste et charment l'univers! Drame, sonnet, farce, idylle, épopée, Tout nous sourit dans le bel art des vers, Car tu dis bien, maître François Coppée. Poème grec, chinois, assyrien, Tout nous est bon, si nulle palissade Ne vient heurter nos pas. Victorien A pris d'assaut avec une glissade Le noir palais à la triste façade. Pour moi, je suis contemplé de travers Par les vieillards ornés d'abat-jour verts; Mais je me ris de leur prosopopée En m'amusant à des rythmes divers, Car tu dis bien, maître François Coppée. Chez notre idole être galérien Pour mon plaisir vaut mieux qu'une ambassade, Et tu chéris le luth aérien, Lorsqu'en ce temps réaliste et maussade Cadet-Roussel tourne au marquis de Sade. Foin des romans compliqués et pervers! Le sûr moyen d'être mangé des vers Est ce qu'on trouve en leur pharmacopée. Sur l'idéal gardons les yeux ouverts, Car tu dis bien, maître François Coppée. ENVOI Aimons la Muse, en dépit des revers, Comme Rubens les déesses d'Anvers Ou bien Néron sa maîtresse Poppée. Pour elle encor j'ai la tête à l'envers, Car tu dis bien, maître François Coppée! Préface Pour Le Premier Volume. de La vie Parisienne d'Émile Blavet. Compagnon des jours envolés, Donc, ami Blavet, vous voulez Que je vous fasse, Pour votre livre frais éclos, Un petit bout d'avant-propos, Une préface. Eh bien, mon ami, la voilà! Surtout n'y cherchez pas de la Métaphysique. Vers avant prose, simplement, Comme, en tête du régiment, Va la musique. Tous les deux nous avons mangé Quelque peu du boeuf enragé. O jours de jeûnes! C'est oublié. Le lendemain, On dit, en se serrant la main : Nous étions jeunes. Malgré le siècle corrompu, On a fait du mieux qu'on a pu, Joyeux ou triste. Que de sentiers! Chacun le sien : Vous êtes un Parisien, Un journaliste, Un alerte et charmant bavard, Qui vivez sur le boulevard Et dans la fièvre... Moi, par les beaux soirs constellés, Je cherche des rimes sur les Bords de la Bièvre; Je cultive, au faubourg lointain, Comme Candide, mon jardin, Trouvant bouffonne La mode des amants pressés, Qui s'adressent mille baisers Par téléphone. Je vivrais, ne connaissant pas Ce Paris dont j'entends là-bas La voix qui monte, Ignorant tout ce qui s'y fait, Sans votre article, ami Blavet, Qui me le conte. Je lis votre prose, mon cher, Comme un bourgeois de port de mer, Très sédentaire, Parle avec curiosité Aux marins avant visité Toute la terre. Dans mes songes bleus de fumeur, J'admire de loin votre humeur Si vagabonde, Qui vous fait faire chaque jour, Avec tant de verve et d'humour, Le tour d'un monde; Et quand ces feuillets vifs et francs Deviennent volume à trois francs Sous couverture, J'y goûte le plaisir exquis Que donne un album de croquis D'après nature. La personne et l'événement Y sont définis lestement D'un mot qui cingle; Choses et gens des mois passés Sont tous là, papillons fixés Par une épingle. Et c'est charmant! Et grand merci De savoir nous montrer ainsi, Homme intrépide, Le grand Paris d'un seul coup d'oeil, Et de transformer mon fauteuil En train rapide. Aux Bourgeois D'Amsterdam. AINSI, mon cher Porel, vous allez en Hollande Pour voir les beaux tableaux et goûter le skidam, Et de plus vous voulez que je vous recommande, Vos compagnons et vous, aux bourgeois d'Amsterdam. Mais ils m'ont oublié peut-être, au pays libre; Je n'y suis pas allé depuis plusieurs hivers. Peut-être n'ont-ils plus un souvenir qui vibre Pour le poète errant qui leur a dit ses vers? Non! Dans leur sympathie ils m'ont dû ga;-der place, Car ils ne savent pas la donner â moitié. On conserve longtemps un beau fruit dans la glace; Les gens des climats froids sont de chaude amitié. Et puisque vous avez cette aimable pensée De vouloir que mes vers vous présentent là-bas, Dites bien tout d'abord à la foule empressée Que mon coeur se souvient des nobles Pays-Bas; Du pays généreux qui ne sait pas proscrire; Qui s'ouvre à tout martyr, à tout persécuté; Où chaque citoyen, dès l'enfance, respire, Avec le vent marin, l'air de la liberté; Et qui, si l'ennemi, par conquête ou par ruses, Revenait, comme au temps de Tromp et de Ruyter, Une deuxième fois ouvrirait ses écluses Et rendrait à la mer le sol pris à la mer; De l'honnête pays où, dans chaque famille, Dans chaque intérieur, toujours propre et décent, On voit autour de soi tant de bonté qui brille Que la chaleur du coeur vaut le soleil absent; Du verdoyant pays où, sous ses voiles blanches, Le navire au milieu des champs parait glisser, A tel point que, prenant ses vergues pour des branches, Les oiseaux, quelquefois, viennent pour s'y poser; Où les moulins à vent, comme des camarades, Semblent se faire entre eux un alerte signal; Où l'on peut rencontrer, pendant ses promenades, A chaque coin de route un tableau de Ruysdael; Enfin de ce pays que l'Art et la Pensée Plus que tous ses trésors rendent illustre et grand, Et qui vous voit passer dans sa gloire passée, Esprit de Spinoza, palette de Rembrandt! - Dites-leur bien cela de la part du poète Que chez eux, avec tant de grâce, ils ont admis; Puis, quand ma gratitude aura payé sa dette, Regardez devant vous... C'est un public d'amis! Vous les reconnaissez à leurs figures franches; Vous les vîtes cent fois gravés ou copiés. Ils n'ont plus, il est vrai, les collerettes blanches Qui parent, chez Van Ryn, les syndics des Drapiers, Ni le lourd hausse-col de la garde civique, De ceux que Van der Helst nous montre, en grand chapeau, Tenant tous, à la fin d'un repas magnifique, Leur verre d'une main et de l'autre un drapeau. Mais, ressemblant toujours aux portraits des vieux maîtres, Leur sourire loyal et bon n'est pas trompeur; 11s ont bien conservé les vertus des ancêtres, Ils sont hospitaliers... Ainsi n'ayez pas peur. D'ailleurs, pour ma chanson chétive et familière Ils furent indulgents; et vous leur apportez Regnard, et Beaumarchais, et notre grand Molière, Vingt ouvrages encor, signés de noms vantés. Je n'avais que mes vers... Voyez la différence! J'ose donc, mon ami, vous prédire un succès; Car on aime là-bas tout ce qui vient de France, Le bon vin et le libre et clair esprit français. Dizains. I BRUNE Sur le terrain de foire au grand soleil brûlé, Le cirque des chevaux de bois s'est ébranlé Et l'orgue attaque l'air connu : « Tant mieux pour elle! Mais la brune grisette a fermé son ombrelle, Et, bien en selle, avec un petit air vainqueur, Elle va se payer deux sous de mal de coeur. Elle rit, car déjà le mouvement rapide Colle ses frisons noirs sur son front intrépide, Et le vent fait flotter sa jupe et laisse voir Un gai petit mollet, en bas rouge à coin noir. II BLONDE D'uN blond pâle, au profil de sainte de vitrail, Assise à sa fenêtre et toujours au travail, Et sans lever le nez, même au bruit des voitures, Elle se perd les yeux sur des miniatures. C'est au rez-de-chaussée, et les yeux du passant Devinent, rien qu'à voir le mobilier décent Mais très pauvre, et le feu de coke dans la grille, Combien la jeune artiste - elle restera fille - A de mal à gagner le pain de sa maman Qui, lunettes au nez, dort sur un vieux roman. III ROUSSE LA blanchisseuse rousse, agile comme un singe, Sur sa hanche enlevant son lourd panier de linge, Saute dans l'omnibus, s'assied près du compteur, Et commence à causer avec le conducteur. L'ancien « sous-off », étant galant de sa nature, Sait plaire; car longtemps la libre créature L'écoute parler bas avec des yeux songeurs; Et l'homme, s'adressant aux autres voyageurs, Quand elle est descendue au bureau de Montrouge, Dit, en clignant de l'oeil : « Belle fille, la rouge! » IV BLANCHE LES ifs au vent d'hiver ont de tristes frissons. La veuve accompagnant ses trois petits garçons, En gris, le crêpe au bras, deuil des gens sans fortune, Les emmène prier à la fosse commune. Ce fut près du pompeux tombeau de marbre noir D'un grand chocolatier que je pus entrevoir Ce doux visage avec des yeux couleur d'étoile; Mais tout à coup le vent écarta son long voile Et s'enfuit en faisant gémir les ifs tremblants. La pauvre jeune mère! elle a les cheveux blancs. V Vraiment, je lui trouvais l'air honnête et gentil, A ce petit corset, simple et svelte, en coutil; Mais, hier, je ne l'ai plus revu dans la boutique. Une enfant du faubourg, jolie et chlorotique, L'a sans doute lacé sur ses mignons appas. Et c'est attendrissant de penser, n'est-ce pas? Qu'il enferme à présent le sein pur d'une vierge, Ouvrière en journée ou fille de concierge, Et que, songeant tout bas : « L'amour? Qu'est-ce que c'est?» Un coeur battra bientôt sous le petit corset. VI AUPRÉS de Saint-Sulpice, un spectacle odieux, C'est l'exhibition des marchands de bons dieux. Je suis chrétien, d'accord, mais non pas idolâtre, Et j'ai pris en horreur ces bonshommes de plâtre, Peints d'un rouge canaille et d'un bleu de coiffeur : La Vierge au coeur saignant et le divin Sauveur, L'archevêque mitré, le martyr et sa palme, Ils sont là tous, en rang d'oignons, l'air bête et calme, Fixant sur vous des yeux par l'extase arrondis. - Si c'était comme ça, pourtant, le Paradis? VII AVEC un dur fracas de chaînes et de roues, Passe près du trottoir le fardier blanc de boues; Et l'on ne frôle point sans de petits frissons Le chariot pesant, où, sur des paillassons, Cube énorme, frémit une pierre de taille. Six percherons aux pieds poilus, de haute taille, D'un seul et rude effort traînent le bloc massif; Et le Parisien se demande, pensif, Lorsque ce monstrueux morceau de sucre passe, De quel géant il doit sucrer la demi-tasse. VIII S E reposer! Enfin! Ne plus voir de « premières n ! Soigner un jardinet plein de roses trémières, Tout là-bas, boulevard Montparnasse; y manger, En se sentant vieillir, un petit viager; Par les soirs clairs de juin, s'en aller en savates Près de l'Observatoire, où sont les acrobates; Avoir le Luxembourg pour Ultimo 7lzule; Et rester, cependant, dans ce coin reculé, Par un vieux goût malsain de la littérature, L'abonné d'un petit cabinet de lecture! Statue D'Homme D'État. C'ÉTAIT un bavard de talent très mince; Et, pendant trente ans, il avait été Fameux à Paris, grand homme en province, Ministre deux fois, toujours député. Traité d'éminent et de sympathique, Il avait trahi deux ou trois serments, Ainsi qu'il convient dans la politique... Bref, c'était l'honneur de nos parlements. Il mourut. Sa ville - elle était très fière D'avoir enfanté ce contemporain! - Dès qu'il fut enfin muet dans la bière, Le fit sans tarder revivre en airain. J'ai vu sa statue. Elle est sur la place Où se tient aussi le marché couvert. C'est bien l'orateur; son geste menace, Et sa redingote est en bronze vert. Mais les bons ruraux, vile multitude, Vendant les produits du pays natal, Sans y voir malice et par habitude, Laissent leurs baudets près du piédestal; Et, tous les lundis, quand les paysannes Sous les piliers noirs viennent se ranger, Le tribun d'airain harangue des ânes... Et ça ne doit pas beaucoup le changer. Sur Un Exemplaire De L'Exilée. illustré de dessins à la plume par une jeune fille LE triste passé dont ces vers sont pleins M'est trop douloureux pour que je l'exhume. Pourquoi devant moi rouvrir ce volume Et me rendre ainsi tous mes vieux chagrins? Mais, comme, du temps qu'on croyait aux saints, Les bons imagiers en avaient coutume, Une main de femme orna, par la plume, Ce missel d'amour de charmants dessins. Livre où gît mon coeur, ta douleur gémie N'a pas su jadis toucher mon amie; Que m'importe, hélas! qu'on t'ait fait si beau ? Mais l'injuste plainte est vite étouffée, Et je m'attendris sur les doigts de fée Qui jonchent de fleurs cet humble tombeau. Pour une Fiancée A Allice G... (???) ELLE était blonde comme vous, Celle dont les yeux fins et doux Me laissèrent l'âme blessée. Pourtant mon coeur n'est pas jaloux De vos bonheurs de fiancée. Honte à ceux qu'aigrit la douleur! Je n'ai rien d'elle qu'une fleur; Mais quand un couple d'amants passe, Je dis au bon Dieu : « Rendez-leur En félicité ma disgrâce. » Bien qu'il soit de vous séparé, Votre ami se sent désiré; Il est triste comme vous l'êtes. Moi, j'ignore s'ils ont pleuré, Les charmants yeux de violettes. Qu'on vous aime comme j'aimais, C'est le voeu que je me permets, Le secret que je vous confie. J'ai de la peine pour jamais; Soyez heureuse pour la vie! Très Ancien Sonnet. PRÉS du vitrail vermeil où flotte L'ombre des tilleuls du jardin, Droite dans son vertugadin, Brode la fière huguenote. Le chat joue avec sa pelote. - L'aiguille s'arrête; et soudain Elle perd son air de dédain, Se cache le front et sanglote. C'est que, rouge encor du péché, La belle comtesse a caché Dans son sein, comme une relique, Le dernier bouquet défleuri Du petit page catholique Qu'hier a chassé son mari. Caprice Attendri. Au paradis d'amour, mon enfant, je le sais, On ne mord qu'une fois la pomme tentatrice; Et nous portons tous deux l'ardente cicatrice Du coup qui pour jamais jadis nous a blessés. Mais pour ne plus avoir les espoirs insensés, Il ne faut pourtant pas que tout bonheur périsse; Nous savons le subir encor dans un caprice, Nous nous attendrissons une heure, et c'est assez. Renouvelons, veux-tu? l'illusion charmante; Jette-moi tes deux bras au cou, comme une amante, Baise-moi sur la bouche et dis-moi : « M'aimes-tu? » Mon enfant, oublions l'Éden et notre chute, Et bénissons l'amour, si, pour une minute, Nos yeux se sont mouillés et nos coeurs ont battu. Pour Une Blonde Inconnue. JE ne vous connais pas, mais pas le moins du monde. Je ne sais rien de vous, pas même votre nom, Pas même la couleur de vos yeux; rien, sinon Que vous êtes jolie et que vous êtes blonde. Ce caprice vous vint, pendant une seconde, De vouloir de mes vers, et je n'ai pas dit : « Non. Vos cheveux sont l'aurore, et, pareil à Memnon, Il faut qu'à ce lever de soleil je réponde. Car un amour perdu, mais dont je souffre encor, Naguère m'inspira pour un front nimbé d'or; Ce sont des cheveux blonds qui me firent poète. Toute blonde me rend mon ancienne langueur; Aussi pour vous ces vers ont chanté dans ma tête, Rythmés aux battements plus émus de mon coeur. Ballade Pour Deux Dames Qui Sont Amies. A RABELLE eSt blonde, et Thérèse Est brune avec des airs nerveux : L'une est la tendre miss anglaise, L'autre est la Grecque aux beaux cheveux. Entre elles partageant mes voeux, J'ose rêver de bigamies; Car, pour être comme je veux, C'est le secret des deux amies. J'ai pu les courtiser à l'aise, Un beau soir, loin de tous fâcheux; Mais le coeur se prend, quand on baise Une main fine, un cou neigeux, Sans refus par trop ombrageux. Pourquoi leurs pudeurs endormies M'ont-elles permis ces doux jeux? C'est le secret des deux amies. Avec la brune aux yeux de braise Ou la blonde aux bras paresseux, Je voudrais bien cueillir la fraise Ou sabler le cliquot mousseux. De tous les moyens quels sont ceux - Sans compter ces rimes gémies - Qui me rendraient aussi chanceux? C'est le secret des deux amies. ENVOI Princesses, mon coeur langoureux A fait beaucoup d'économies. Qui de vous veut d'un amoureux? C'est le secret des deux amies. L'Éventail. DANS le chaud boudoir de dentelle, Je m'étais assis tout près d'elle; Et, seul, son éventail ancien Me cachait sa bouche qui tente, Fragile barrière irritante Entre mon désir et le sien. Le satin aux branches légères, Où l'on avait peint des bergères Dans un paysage d'azur, Frais et souple comme une palme, M'envoyait, de son rythme calme, Un parfum enivrant et pur. Elle s'en faisait un complice Pour exaspérer mon supplice, Et, lorsque je voulais oser, D'un geste vif de la coquette L'éventail, devenu baguette, Châtiait l'offre d'un baiser. Toute ruse était inutile. Cette bagatelle subtile Tenait de l'aile et du rayon, Et, voltigeant â gauche, à droite, Évitait ma main maladroite A cette chasse au papillon. Qui sait comment finit la lutte? A quelle adorable minute Palpita-t-il à coups plus lents?... Mais ma tête est sur ton épaule; L'éventail a changé de rôle Et rafraîchit nos fronts brûlants. Billet. CHÉRIE, Lin excellent poète a dit un jour: « Le meilleur du voyage est encor le retour. » A coup sûr, j'ai passé de bien bonnes journées Dans ce recoin perdu des vieilles Pyrénées. Au petit trot léger d'un cheval béarnais, J'ai couru ce beau val d'Ossau que tu connais; J'ai revu les hameaux avec leurs toits d'ardoise, Les grands monts verdoyants sous un ciel de turquoise, Et le haut pic de Ger, au soleil tout roussi, Regardant par-dessus l'épaule du Gourzi. Tu sais que c'est charmant de trotter près du Gave Qui bondit en chantant sur les pierres qu'il lave, D'aspirer cet air pur et de jeter des sous Aux enfants en haillons qui courent devant vous, Leurs sabots à la main, pieds nus dans la poussière; Et tu l'aimes aussi, la source hospitalière D'où je viens, ayant bu la vie, et les poumons Endurcis,pour l'hiver au fort souffle des monts. Oui! j'ai passé là-bas de très bons jours; mais l'heure Du départ, crois-le bien, fut pour moi la meilleure. Monts géants, gaves purs, beaux arbres, ciel d'été, En quittant tout cela, je n'ai rien regretté. Car là-bas, bien plus loin que les collines bleues, Tout là-bas, dans le Nord, à plus de deux cents lieues, Je savais que j'allais retrouver ton amour; Et, quand je suis monté, vois-tu, par un beau jour De septembre, aux fraicheurs déjà presque automnales, Dans l'antique landau tout alourdi de malles, Et lorsque le cocher a fait claquer son fouet, Vers toi, mon cher amour, tout mon coeur refluait. Car j'allais te revoir; car le vent de la plaine D'avance m'apportait dans sa suave haleine Ton baiser du retour qui sera si joyeux, Et le grand ciel avait la couleur de tes yeux. Tout semblait me parler de toi dans la nature; Et, lorsque les chevaux de la vieille voiture Secouaient les harnais de cuir sur leurs garrots, Ta joie en m'espérant riait dans les grelots. L'Asile de Nuit. UN soir, - ce souvenir me donne le frisson, - Un ami m'a conduit dans la triste maison Qui recueille, à Paris, les femmes sans asile. La porte est grande ouverte et l'accès est facile. Disant un nom, montrant quelque papier qu'elle a, Toute errante de nuit peut venir frapper là. On l'interrogera seulement pour la forme. Sa soupe est chaude; un lit est prêt pour qu'elle y dorme; L'hôtesse qui la fait asseoir au coin du feu, Respectant son silence, attendra son aveu. Car on veut ignorer, en lui rendant service, Si son nom est misère ou si son nom est vice, Et, dans ce lieu, devant tous les malheurs humains On sait fermer les yeux autant qu'ouvrir les mains. J'ai vu. J'ai pénétré dans la salle commune Où, muettes, le dos courbé par l'infortune, Leur morne front chargé de pensers absorbants, Les femmes attendaient, assises sur des bancs. Que de chagrins poignants, que d'angoisses profondes Torturent dans le coeur ces pauvres vagabondes, Dont plusieurs même, avec un doux geste honteux, Étreignent un petit enfant, quelquefois deux! On m'a dit ce qu'étaient ces pauvres délaissées : Ouvrières sans pain, domestiques chassées, Et les femmes qu'un jour le mari laisse là, Et les vieilles que l'âge accable, et celles-là Dont la misère est triste entre les plus amères, Les victimes d'amour, hélas! les filles-mères Qui, songeant à l'enfant resté dans l'hôpital, Soutiennent de la main le sein qui leur fait mal. J'ai vu cela. J'ai vu ces pauvresses livides Manger la soupe avec des sifflements avides, Puis, lourdes de fatigue et d'un pas affaibli, Monter vers ce dortoir, tous les soirs si rempli. Mon regard les suivait, et, pour leur nuit trop brève, Je n'ai pas souhaité l'illusion du rêve, - Au matin, leur malheur en eût été plus fort, - Mais un sommeil profond et semblable à la mort! Car dormir, c'est l'instant de calme dans l'orage; Dormir, c'est le repos d'où renaît le courage, Ou c'est l'oubli, du moins, pour qui n'a plus d'espoir. Vous souffrirez demain, femmes! dormez ce soir. Oh! naguère, combien d'existences fatales Erraient sur le pavé ruaudit des capitales, Sans jamais s'arrêter un instant pour dormir! Car la loi, cette loi dure à faire frémir, Défend que sous le ciel de Dieu le pauvre dorme. Triste femme égarée en ce Paris énorme, Qui sors de l'hôpital, ton mal étant fini, Et qui n'as pas d'argent pour sonner au garni, Il est minuit. Va-t'en par le désert des rues! Sous le gaz qui te suit de ses lumières crues, Spectre rasant les murs et qui gémis tout bas, Marche droit devant toi, marche en pressant le pas! C'est l'hiver! et tes pleurs se glacent sur ta joue. Marche dans le brouillard et marche dans la boue! Marche jusqu'au soleil levant, jusqu'à demain, Malheureuse! et surtout ne prends pas le chemin Qui mène aux ponts où l'eau, murmurant contre l'arche, T'offrirait son lit froid et mortel... Marche! marche! Ce supplice n'est plus. L'errante qu'on poursuit Peut frapper désormais à l'Asile de Nuit; Ce refuge est ouvert à la bête traquée, Et l'hospitalité, sans même être invoquée, L'attend là pour un jour, pour deux, pour trois, enfin Pour le temps de trouver du travail ou du pain. Mais la misère est grande et Paris est immense; Et, malgré bien des dons, cette oeuvre qui commence N'a qu'un pauvre logis, au faubourg, dans un coin Là-bas, et le malheur doit y venir de loin. Abrégez son chemin; fondez un autre asile, Heureux du monde à qui le bien est si facile! Donnez! Une maison nouvelle s'ouvrira. Femme qui revenez, le soir, de l'Opéra, Au bercement léger d'une bonne voiture, Songez qu'à la même heure une autre créature Ne peut aller trouver, la force lui manquant, Tout au bout de Paris, le bois d'un lit de camp! Songez, quand vous irez, tout émue et joyeuse, Dans la petite chambre où tremble une veilleuse, Réveiller d'un baiser votre enfant étonné, Que l'autre, dans ses bras, porte son nouveau-né, Et que, se laissant choir sur un banc, par trop lasse, Jetant un oeil navré sur l'omnibus qui passe, Elle ne peut gagner la maison du faubourg; Car la route est trop longue et l'enfant est trop lourd! Oh! si chacun faisait tout. ce qu'il pourrait faire!... Un jour, sur ce vieux seuil connu de la misère, Une femme parut, de qui la pauvreté Semblait s'adresser là pour l'hospitalité; On allait faire entrer la visiteuse pale, Quand celle-ci, tirant de dessous son vieux châle Des vêtements d'enfant arrangés avec soin, Dit, « Mon petit est mort et n'en a plus besoin... Ce souvenir m'est cher, mais il est inutile; Partagez ces effets aux bébés de l'asile... Car mon ange aime mieux -- mon coeur du moins le croit - Que d'autres aient bien chaud, pendant qu'il a si froid ! » Noble femme apportant le denier de la veuve, Mère qui te souviens d'autrui dans ton épreuve, Grande âme où la douleur exalte encor l'amour, Sois bénie!... Et vous tous, riches, puissants du jour, Vous qui pouvez donner, ô vous à qui s'adresse Cet exemple de simple et sublime tendresse, Au nom des pleurs émus que vous avez versés, Ne faites pas moins qu'elle et vous ferez assez! Au Jardin Du Luxembourg. CHER et vieux Luxembourg! - C'est vers cinquante-six Que, dans les environs du palais Médicis, S'étaient logés mes bons parents, dans la pensée Que je serais ainsi tout proche du lycée Dont alors j'étais l'un des mauvais écoliers; Et le jardin royal, aux massifs réguliers, Aux vastes boulingrins de verdure qu'embrasse Le gracieux contour de sa double terrasse, M'accueillit bien souvent, externe paresseux. Parmi mes compagnons j'étais déjà de ceux Qui ne supportent pas la routine ordinaire Et font sécher des fleurs dans leur dictionnaire; Et, poète futur, quand les rayons derniers Du soleil s'éteignaient sous les noirs marronniers Et que je m'attardais, rêveur, au pied d'un arbre, Il me semblait parfois que les dames de marbre, Clotilde aux longs cheveux, Jeanne écoutant ses voix, Et la fière Stuart et la fine Valois, Me jetaient des regards et me faisaient des signes. Parfois encore, auprès de la maison des cygnes, Quand les bateaux d'enfants, inclinant leurs agrès, Fuyaient sur le bassin ridé par un vent frais, Pour moi ces bricks mignons et ces frégates naines Évoquaient l'Océan et les courses lointaines. Ah! depuis ce temps-là, j'ai revu bien souvent L'escadre en miniature enfuie au gré du vent, Et bien souvent revu les belles dames blanches, Dressant leurs sveltes corps sousl'épaisseurdesbranches ; Mais je sais maintenant combien il est amer De chérir une femme et de tenter la mer, Et songe que c'était un grand enfantillage De désirer ainsi l'amour et le voyage! L'amour! ce fut aussi sous tes rameaux flottants, Jardin chéri, que j'ai tant souffert à vingt ans. T'en souviens-tu, vieux banc sur qui j'allais l'attendre, La petite blondine au regard fin et tendre Par qui mon coeur naïf voulait se croire aimé? Quand je passe par là, dans certains jours de mai Où l'haleine des fleurs semble plus odorante, Je revis les bons jours de notre idylle errante. J'habitais en famille, elle avait un jaloux, Et souvent pour abris, vieux parc, ces rendez-vous, Où l'amour me brûlait de ses ardeurs premières, N'eurent que tes lilas et tes roses trémières. Je n'obtenais, toujours au moindre bruit craintif, Qu'une rapide étreinte et qu'un baiser furtif. Pour effleurer son front de ma bouche affolée Il fallait profiter du tournant d'une allée Et reprendre aussitôt l'air distrait et flâneur Devant le vieux gardien avec sa croix d'honneur. Mais nous avions vingt ans et c'était une fête! Et cette éternité d'amour que le Prophète Promet aux vrais croyants au sein du paradis, Oui! je la donnerais toute, je vous le dis, Pour le moment si court où, dans la Pépinière, Avec sa caressante et mignonne manière, Se serrant sur mon coeur, elle me demanda Ce long baiser que seul a vu la Velléda. O parc royal, tu vis finir sa fantaisie, Et lorsque la douleur m'apprit la poésie, - Car on ne sent tout son bonheur qu'en le perdant, - C'est toi qui fus encor mon premier confident! Triste enfant de Paris, né loin de la nature, C'est grâce à ton charmant asile de verdure Que je l'ai devinée et que je la connais; C'est par toi que, jeune homme à la chasse aux sonnets, Qui passais sans les voir près des joueurs de paume, J'ai su que l'oiseau chante et que la fleur embaume; Et sous tes noirs rameaux je reviens aujourd'hui Pour toutes ces raisons, je t'aime, ô Luxembourg! Car ma jeunesse, hélas! depuis longtemps passée, Sur ton sable a semé son coeur et sa pensée, Et mes premiers baisers comme mes premiers vers Ont pris leur libre essor sous tes vieux arbres verts. Chercher la rime rare ou le mot juste enfui, Et dans les voluptés du rêve je m'enfonce, A l'heure où le couchant saigne sous le quinconce Et quand pour le départ roule au loin le tambour. A toi je suis lié par un secret arcane. Et quand je reviendrai, vieillard traînant ma canne, Par quelque doux matin d'un automne attiédi, Sur tes bancs, au soleil, me chauffer à midi, Promets-moi, vieux jardin, témoin de mon aurore, Quelque déception que me réserve encore La volupté qui blase ou la gloire qui ment, Que, devant une amante au bras de son amant, Ou devant un rêveur qui va lisant un livre, Le souvenir encor me rendra le coeur ivre De ce qui l'enivrait en son doux floréal, Et que je bénirai l'amour et l'idéal! A Petoefi. COMME en quittant la bonne et généreuse hôtesse Qui lui fit place au feu dans la froide saison, Un pauvre voyageur, pris soudain de tristesse, Baise au front longuement l'enfant de la maison; Ainsi, nous, les Français, hôtes de la Hongrie, Vers toi, des fleurs en main, nous sommes accourus, Soldat-poète, ô fils si cher à la patrie, Qui pour elle chantas et pour elle mourus! Oh! brûler de génie et périr à la guerre, Se dresser en airain et mourir sans tombeau!... Mais je ne te plains pas et t'envie, ô mon frère! Nul sort plus que le tien n'est héroïque et beau. A l'endroit où, le nombre écrasant ton courage, Tu mourus pour entrer dans l'immortalité, Aujourd'hui, j'en suis sûr, pousse un rosier sauvage, Poète de l'amour et de la liberté! Un sauvage rosier où vit encor ton âme; Et, quand auprès de lui passent deux fiancés, Sa fleur, que l'amoureux donne à la jeune femme, Rend plus doux leurs serments et plus chauds leurs baisers. Et quand, par les beaux soirs, le rossignol s'y pose, Le rossignol, ce libre et pur chanteur ailé, ll est comme enivré du parfum de la rose Et chante éperdument sous le ciel étoilé. Poèmes Magyars. (D'APRÈS PETOEFI) I QUI ME COMPREND? Qui me comprend? On les croit fous, Mes vers faits de lumière et d'ombre. J'aime et l'on m'aime, et c'est bien doux; Je suis Magyar, et c'est bien sombre. De tendres pleurs mouillent mes yeux Au souvenir de ma chérie; Et j'ai des sanglots furieux Pour les malheurs de la patrie. Sur mon sein ma mie aux yeux clairs Met un bouquet de fleurs divines; Et l'amour du pays aux fers Me couronne le front d'épines. Je vais, triste et joyeux, versant Sur ma lyre, à travers l'orage, Des fleurs et des gouttes de sang, Des larmes d'amour et de rage! Vols le Danube, ô bien-aimée, Étreignant cette île en son cours. Telle, en mon coeur, ô mes amours, Ta pure image est enfermée! Vois, trempé dans le flot grondeur, Ce rameau vert qui se balance; Et laisse la verte espérance Se glisser de même en mon coeur! III MA FEMME ET MON SABRE. C'EST la nuit. Le pigeon se tient au bord du toit, Et là-haut, dans le ciel, brille une étoile amie. Ma charmante repose, en mes bras endormie... Dieu! si je l'embrassais, comme j'en ai le droit! Je veux - oui ! je le puis - la tirer de son rêve, Voir s'ouvrir ses beaux yeux alanguis de sommeil, Et lui tenir tout bas ces propos du réveil Qu'interrompt le baiser, qu'une caresse achève. Joie infinie! Amour incessamment accru! Bonheur doux et brillant comme une perle claire!... Mais mon vieux sabre, à qui cela semble déplaire, De son coin nous regarde et prend un air bourru. Qu'as-tu donc, animal? Est-ce que tu me blâmes? Ne puis-je pas serrer ma mie entre mes bras? Camarade, ceci ne te regarde pas. Homme, tu n'entends rien aux affaires de femmes! Ne la jalouse pas et calme-toi, mon vieux. Elle est, ainsi que toi, très brave, ma chérie. Que mon bras soit utile à la noble Hongrie, Bientôt, demain... Alors tu la jugeras mieux. Oui-da! tu n'aimes pas les femmes... Mais la nôtre, Lorsque retentira le cri de liberté, Nous bénissant, voudra te ceindre à mon côté, Et nous dira : « Soyez fidèles l'un à l'autre! » IV L'HIVER. Qu EL temps! Qu'a donc le vent pour siffler de la sorte? Le bassin du barbier danse devant la porte. Qu'on est bien, dans cet abri sûr, Près du poêle, à l'angle du mur! L'artisan fend du bois au seuil de sa demeure; La bise geint plus fort que son marmot qui pleure. Qu'on est bien, dans cet abri sûr, Près du poêle, à l'angle du mur! La sentinelle, ainsi qu'un homme qui s'irrite, A grands pas emportés va devant sa guérite. Qu'on est bien, dans cet abri sûr, Près du poêle, à l'angle du mur! L'étameur slave passe au loin, dans la campagne, Et son nez est brûlant comme un piment d'Espagne. Qu'on est bien, dans cet abri sûr, Près du poêle, à l'angle du mur! Et le Tsigane, hélas! La bise souffle et crie, Et lui, claque des dents sous sa tente pourrie. Qu'on est bien, dans cet abri sûr, Près du poêle, à l'angle du mur! Quel temps! Qu'a donc le vent pour siffler de la sorte? Le bassin du barbier danse devant la porte. Qu'on est bien, dans cet abri sûr, Près du poêle, à l'angle du mur! V LA TERRE. COMMENT mourra la terre? A force de chaleurs, Ou bien par un hiver d'une rigueur trop forte? Hélas! non. Elle doit geler au froid des coeurs, Des coeurs qu'elle recouvre et de ceux qu'elle porte. VI LA FORGE. MON cheval fauve est vite et sûr; Sa crinière ondoie et rutile. On dirait un astre, au ciel pur, Qui file. Maréchal, il lui faut, ce soir, Quatre fers tout neufs, et pour cause. Au grand galop, nous irons voir Ma rose. Ta forge aux vieux murs embrasés, Ta forge, pleine d'étincelles, Est bien moins ardente que ses Prunelles. Tu vois, rouge et brûlant, ce fer Fondre et s'amollir sur l'enclume. Tel mon coeur fond quand son oeil clair S'allume. VII SCÉNE DE TSARDA. IL est tard. La tsarda penche sur l'eau son mur, Mais ne peut s'y mirer, tant la rivière est sombre. Le bac reste immobile, à la chaîne, dans l'ombre. Le monde se repose et le ciel est obscur. Quel bruit dans la tsarda! Chants et cris à la ronde. Le cymbalum frissonne et retentit sans fin. « Eh! l'hôtesse! Fleur d'or! apporte-nous du vin, Vieux comme mon aïeul et chaud comme ma blonde! « Allons, Tsigane! Ici tout de suite, et dansons! Que la danse me brûle à son ardente flamme! Je veux perdre en sautant mon argent et mon âme. Donc, tu vas nous jouer tes plus folles chansons. n Mais on frappe à la vitre. « Holà! qu'on se dégrise! C'est un vacarme affreux. Mon maître veut dormir. - Qu'il aille au diable!... Et toi, Tsigane, fais frémir Ton archet, fallût-il te donner ma chemise! » On frappe de nouveau. C'est un enfant : « Pitié!... Un peu plus bas!... Ma mère est malade... ma mère! » On fait : « Chut! » au Tsigane, on boit le fond du verre, Et tous les gars s'en vont sur la pointe au pied. VIII CHANSON POPULAIRE. J'AI bu deux flacons de vin vieux. Dans le village, au clair de lune, Je danse en diable furieux. Un cruel souci m'importune. Gai, gai, Tsigane! Un air joyeux Sous la fenêtre de ma brune. La chère étoile! je l'aimais!... L'étoile file et l'amour vole. Elle aime un autre désormais. ET POÉSIES DIVERSES 2'9 Gai, Tsigane! Une chanson folle Afin qu'elle ignore à jamais Que sa fausseté me désole. IX VOEU LE Ciel m'a dit : « Choisis ta mort; elle est prochaine. » J'ai répondu : « Seigneur!... En automne, un jour pur, Devant les arbres d'or frissonnant dans l'azur... Et qu'un oiseau tardif chante encor dans un chêne! « Ainsi que la nature à l'arrière-saison, . Oh! que je sente, avant qu'elle ne me saisisse, Venir tout doucement la mort, et que je puisse Chanter, comme l'oiseau, ma suprême chanson. « Puis, quand sera venu le moment de me taire, Approche alors et clos mes lèvres d'un baiser, Tendre et cher coeur sur qui j'ai pu me reposer, Mon adorée, ô la plus belle sur la terre! « Mais non! non!... Ce n'est pas, Seigneur, mon dernier voeu... Un beau jour de printemps, de guerre et de furie, Avec des fleurs de sang émaillant la prairie! C'est la mort que tu dois m'accorder, ô mon Dieu! « La mort le sabre au poing! Oui, la mort violente! Quand le clairon se mêle au chant du rossignol, Que mon âme, en avril, prenne son libre vol! Que de mon coeur jaillisse une rose sanglante! « Et, lorsque mon cheval à bas m'aura jeté, Oh! viens et ferme alors ma bouche avec ta bouche, Toi que j'aimai toujours d'amour âpre et farouche, Chaste fille du Ciel, sublime Liberté! » L'Amiral Courbet. QUINZE ans avaient passé depuis l'époque sombre, O France, où ton effort succombant sous le nombre, L'honneur seul avait survécu! - Et, depuis les jours noirs de l'effroyable épreuve, Tes soldats n'avaient plus qu'une bannière neuve, Le triste drapeau du vaincu; Et, quand un régiment passait, musique en tête, Avec son étendard datant de la défaite, Nous nous rappelions nos revers, Et nos chers vieux drapeaux, si criblés par les balles Que, lorsque les gonflait le vent, par intervalles, On voyait l'azur au travers. Et nous disions : « Drapeaux d'hier, drapeaux sans joie! Qu'il vienne donc enfin, le Chef qui vous déploie En plein soleil, sous le ciel bleu; Et, commandant d'escadre ou général d'armée, Qu'il vous donne, parmi la poudre et la fumée, Le noble baptême du feu! » Il vint. Après quinze ans de deuil et de nuit noire, Il nous fit tressaillir, encore, au mot : u Victoire! » Courbet! grand et vénéré nom! Il vint. Il apparut et disparut trop vite; Et sa gloire brilla pour s'éteindre, subite, Ainsi que l'éclair d'un canon. Ce qu'il fut? Un marin. - Un marin, c'est-à-dire L'homme qui n'est heureux qu'en mer, sur le navire Qui peut devenir son tombeau; L'homme qui, pour servir son pays, sacrifie Et risque, chaque jour, à chaque instant, sa vie... Un marin! - Et rien n'est plus beau! Il eut ces deux amours : la patrie et l'espace. Certe, il est grand! Partout où son escadre passe, C'est pour l'honneur du pavillon; Partout où l'ont porté la voile et la machine, Il laisse, le marin fameux des mers de Chine, De la gloire dans son sillon. Mais il meurt!... Tu n'es pas heureuse, ô pauvre France! Après Chanzy, Courbet! Deux fois, ton espérance Se perd dans un lugubre deuil. Tu suis des yeux, là-bas, ton héros qui navigue... Il est mort au devoir, il est mort de fatigue!... Le a Bayard » rapporte un cercueil! Battez aux champs pourlui,tambours couverts de voiles!... Car, quand il conduisait, la nuit, sous les étoiles, Ses cuirassés de premier rang, Son rêve, j'en suis sûr, était bien autre chose Que couler une jonque ou que bloquer Formose; Son espoir était bien plus grand. O Courbet! âme pure et de vertus nourrie, Français qui sur les mers fis flotter ta patrie, Gardien du drapeau relevé, N'est-ce pas, Amiral vainqueur, grand chef austère, Que tu te préparais pour la meilleure guerre Et pour le bon combat rêvé? Nous le comprenons bien en te rendant hommage; Nous faisons parmi nous triompher ton image Dans l'indestructible métal; Nous te plaçons parmi les hommes les plus rares... Pourquoi n'avoir, hélas! que quelques noms barbares A graver sur ton piédestal ? Ah! quand se dressera ta figure guerrière, Telle qu'on la voyait sur le gaillard d'arrière, Debout dans le grand vent amer, Sans rhétorique creuse et longtemps débattue, Écrivons simplement ces mots sous ta statue : « Il aima la France et la mer. » L'Étoile Des Bergers. I QUAND, dans la froide nuit, au ciel, Dont les champs infinis s'azurent, Passa l'étoile de Noël, De pauvres bergers l'aperçurent. Laissant là chèvres et moutons, Prenant crosses et sacs de toile, Ils dirent aussitôt : « Partons! ) Et suivirent l'errante étoile. Les autres, amis du repos, Les prudents et les économes, Rirent, en gardant leurs troupeaux, De la démence de ces hommes. Quand ils revinrent, étonnés, Contant comme un fait véritable Que l'astre les avait menés Voir un enfant dans une étable, Des voleurs avaient, à ces fous, Pendant leur absence funeste, Pris bien des brebis, et les loups Dévoraient déjà tout le reste; Et l'on se moqua beaucoup d'eux. Garder son bien, voilà l'utile. Pourquoi donc courir, hasardeux, Après une étoile qui file? Mais souffrir et n'avoir plus rien Contentait ces humbles apôtres : Le peu qui leur resta de bien, Ce fut pour le donner aux autres. Fidèles au divin signal Qu'ils avaient suivi sans rien dire, Ils rendaient le bien pour le mal, Et pour une insulte un sourire. La nuit, près du fleuve, en secret, Ils chantaient en choeur sous les saules, Et quand un agneau s'égarait, Le rapportaient sur leurs épaules. Bons, ils pardonnaient au méchant, Et, par un merveilleux mystère, Régénéraient, en la touchant, La courtisane ou l'adultère. Et les autres bergers, pleins d'or, Dont l'avarice méprisable Creusait, pour y mettre un trésor, Des trous dans la chaleur du sable, Avaient des haines d'envieux Pour ces pauvres de haute mine, Qui gardaient au fond de leurs yeux Un peu de l'étoile divine. II COMME dans le mythe chrétien Dont ce temps mauvais n'est plus digne, L'astre du beau, l'astre du bien Passe parfois et nous fait signe. Qui le suit est déshérité De tout ce que le monde envie. Idéal d'art ou de bonté, Il faut en souffrir pour la vie; Gravir les chemins durs et droits; Fuir les jougs que met sur nos nuques Ou la morale des bourgeois Ou la critique des eunuques; Jeter ses perles aux pourceaux; Être toujours, sans qu'on s'irrite, Traité d'insensé par les sots, Traité d'impur par l'hypocrite; Voir triompher autour de soi Le laid, l'imbécile et l'injuste; - Et sentir plus ferme sa foi Et sa volonté plus robuste... Artiste d'un rêve obsédé Ou pauvre homme à la chair fragile, Va! par une étoile guidé, Comme un berger de l'Evangile; Va! sourd à l'intérêt vénal, Va! loin des faux dieux qu'on encense, Vers le Bethléem idéal, Vers la beauté, vers l'innocence! Et si quelque gouffre effrayant, Que ton imprudence te voile, T'engloutit, meurs en souriant, Les yeux fixés sur ton étoile! Source: http://www.poesies.net