Les Blés Mouvants. (1912) Par Emile Verhaeren. (1855-1916) TABLE DES MATIERES LES BLÉS MOUVANTS A Pâques. Les Routes. Dialogue Rustique I. Les Meules. Dialogue Rustique II. Dialogue Rustique III. L'Orage. Les Ombres. Dialogue Rustique IV. La Fermière. Dialogue Rustique V. Le Ruisseau. La Belle Fille. Dialogue Rustique VI. Le Ménétrier.TRIER Dialogue Rustique VII. Tityre Et Moelibée. QUELQUES CHANSONS DE VILLAGE Le Franc Buveur. Les Deux Enfants De Roi. Les Amoureux. Allez-Vous-En. La Fille Ardante. Le Sabotier. L'Or. Les Jeunes Filles. Le Pré. La Danse Des Vieux Et Des Vieilles. Le Roulier. Le Mort. LES BLÉS MOUVANTS A Pâques. Frère Jacques, frère Jacques, Réveille-toi de ton sommeil d'hiver. Les fins taillis sont déjà verts Et nous voici au temps de Pâques, Frère Jacques. Au coin du bois morne et blémi Où ton grand corps s'est endormi Depuis l'automne, L'aveugle et vacillant brouillard, Sur les grand'routes du hasard, S'est promené, longtemps, par les champs monotones; Et les chênes aux rameaux noirs Tordus de vent farouche Ont laissé choir, De soir en soir, Leur feuillage d'or mort sur les bords de ta couche. Frère Jacques, Il a neigé durant des mois Et sur tes mains, et sur tes doigts Pleins de gerçures; Il a neigé, il a givré, Sur ton chef pâle et tonsuré Et dans les plis décolorés De ta robe de bure. La torpide saison est comme entrée en toi Avec son deuil et son effroi, Et sa bise sournoise et son gel volontaire; Et telle est la lourdeur de ton vieux front lassé Et l'immobilité de tes deux bras croisés Qu'on les dirait d'un mort qui repose sous terre. Frère Jacques, Hier au matin, malgré le froid, Deux jonquilles, trois anémones Ont soulevé leurs pétales roses ou jaunes Vers toi, Et la mésange à tête blanche, Fragile et preste, a sautillé Sur la branche de cornouiller Qui vers ton large lit de feuillages mouillés Se penche. Et tu dors, et tu dors toujours Au coin du bois profond et sourd, Bien que s'en viennent les abeilles Bourdonner jusqu'au soir à tes closes oreilles Et que l'on voie en tourbillons Rôder sur ta barbe rigide Un couple clair et rapide De papillons. Pourtant, voici qu'à travers ton somme Tu as vu, dès l'aube, s'en aller Le cortège bariolé Des cent cloches qui vont à Rome Et leurs clochers restant Muets et hésitants Durant ces trois longs jours et d'angoisse et d'absence, Tu t'éveilles en écoutant Régner de l'un à l'autre bout des champs Le silence. Et secouant alors De ton pesant manteau que les ronces festonnent Les glaçons de l'hiver et les brumes d'automne, Frère Jacques, tu sonnes D'un bras si rude et fort Que tout se hâte aux prés et s'enfièvre aux collines À l'appel clair de tes matines. Et du bout d'un verger le coucou te répond; Et l'insecte reluit de broussaille en broussaille; Et les sèves sous terre immensément tressaillent; Et les frondaisons d'or se propagent et font Que leur ombre s'incline aux vieux murs des chaumières; Et le travail surgit innombrable et puissant; Et le vent semble fait de mouvante lumière Pour frôler le bouton d'une rose trémière Et le front hérissé d'un pâle épi naissant. Frère Jacques, frère Jacques, Combien la vie entière a confiance en toi Et comme l'oiseau chante au faîte de mon toit; Frères Jacques, frère Jacques, Rude et vaillant sonneur de Pâques. LES ROUTES Comme des clous, les gros pavés Fixent au sol les routes claires: Lignes et courbes de lumière Qui décorent et divisent les terres En ce pays de bois et de champs emblavés. Les plus vieilles se souviennent des temps de Rome Quand s'en venaient les Dieux Rôder dans les vergers des hommes; D'autres ont aperçu la fée au manteau bleu Qui se glissait entre les saules Avec un ver luisant fixé sur son épaule; Quelques-unes se complaisent aux longs détours Pour visiter les croix qu'on dresse aux carrefours Ou les vierges qu'on fête en des niches de pierre; Et les voici, celles qui ont senti la guerre Et sa bondissante colère Passer. Pendant l'hiver morne et tassé Autour des âtres, Les grand'routes grisâtres Semblent traîner au loin sous un ciel lourd et bas. Mais dès que les beaux jours les réchauffent là-bas Toutes se réveillent jeunes comme la vie. Leurs grands gestes à travers champs convient Au travail vaste et clair, Hommes, chevaux, herses, charrettes Et les gamins et les fillettes Qui s'arrêtent parfois pour écouter dans l'air Le chant flûté et saccadé d'une alouette. Alors Les grand'routes, dès le matin, partent d'accord Sous les rameaux et les ombrages Vers les prés et les eaux, les bourgs et les villages; Et sans fatigue et sans repos Elles longent le mur ou le fossé des clos; Elles se haussent ou s'inclinent À contourner les flancs inégaux des collines; Elles tardent soudain à s'en aller plus loin Quand embaume le trèfle ou que fleure le foin. Parfois l'ombre grande des nues Flotte seule à midi sur leur surface nue; On les voit traverser les clairs arpents de blé Où s'activent les bras d'un travail rassemblé; L'une s'éloigne à droite et puis sinue à gauche, Vers un fermier qui bine ou vers un gars qui fauche; L'autre descend, très humblement, tracer un rond Autour de la cabane où vit un bûcheron. Les plus hautes et les plus larges Transportent sur leur dos de si compactes charges Qu'à les voir s'en aller, par les couchants vermeils, Avec leurs charrois pleins et leurs lourds attelages, On croirait que les tours et les toits d'un village Sont en marche vers le soleil. Ainsi les routes grandes ou petites Visitent De l'aube au soir, durant l'été, Et la ferme bruyante et le clos écarté. Leur voisinage est doux à ceux qui, sur leur porte, S'assoient le soir en se parlant des choses mortes. Elles savent quel est le pas Qui tous les jours, à telle heure, s'en va Du bourg d'en haut au bourg d'en bas; Elles mènent au cimetière ou à l'église Elles mènent encor jusques au bois Où quelque gars violent et sournois Guette la fille qu'il courtise; Elles connaissent tout: bonheur, tristesse ou deuil Que resserrent les murs et dérobent les seuils Si bien que c'est et la joie et la peine Qu'elles charrient de plaine en plaine Avec l'entêtement de la vaillance humaine. Dialogue Rustique I. Jean. Et maintenant, j'avoue, Qu'aux temps d'été, quand le soleil, Parmi les champs d'avoine et de méteil Dorait mes roues, Je conduisais plus fièrement et de mon mieux Mon large et sonore attelage Parce qu'à ta fenêtre, au loin, dans le village, Derrière ton rideau, me regardaient tes yeux. Kato. Et moi, Puisqu'à présent j'ose tout dire Et que je n'ai plus peur D'un pli moqueur Dans ton sourire, Je te dirai qu'elle était bien pour toi La grande branche Où se massaient des fleurs Que je jetai, comme au hasard, dimanche, Quand tu parlais aux gars farauds et batailleurs. Jean. Un autre, hélas, que moi l'a soudain ramassée. Kato Celui-là n'eut jamais mon coeur, ni ma pensée. Jean. Oh! que ces mots me sont réconfortants et doux. Depuis deux ans, je n'ai cessé d'être jaloux De tous ceux-là qui te parlaient le long des haies, Au bout de ton jardin, où l'or des roseraies Éclatait en faisceaux dans le soir et la nuit. Kato. Tu parles du passé et je vis d'aujourd'hui. Vraiment, il n'est que toi dont les mains m'ont touchée. Ah! notre amour à nous, tiens-la dûment cachée Comme la main protège un feu contre le vent; Quoi qu'on dise chez toi, ne réponds à personne. Seules, la fleur qui pousse et l'herbe qui frissonne Écouteront le bruit de nos baisers fervents; Il ne faut pas que fil à fil et maille à maille On défasse le fin tissu de nos secrets. Ils sont à nous: si l'on t'attaque, attaque et raille Et riposte comme autrefois au cabaret, Quand ta langue était chaude et rapide aux saillies. Jean. Repose-toi sur moi et sois sans peur, Kato. Plus les propos taquins courent et se multiplient, Plus mon coeur est alerte et mon esprit dispos. Je sais ce qu'il faut taire et sais ce qu'il faut dire. Le soir, quand on s'assemble autour des feux: Mon oreille est subtile et mes yeux savent lire Mieux que d'autres, au fond des yeux. Kato. Alors, lis dans les miens la joie D'avoir conquis, Parmi tant de gars francs, celui Dont maintes fois mon corps rêva d'être la proie. Et néanmoins, Tout en t'aimant dès la saison des foins, Souvent je me disais: «Mieux que personne, Celui qui m'aime sait combien Est plus large et plus beau que le nôtre son bien; Il sait aussi que son nom sonne Plus haut que notre nom dans les échos là-bas; Mais il sait mieux encor combien je l'aime Et que mon ferme amour tout au fond de moi-même Est d'autant plus ardent que je n'en parle pas.» Jean. Je ne m'inquiète guère Si mon avoir surpasse ou balance le tien; Je suis tenace et sûr comme la terre Et veux ce que je veux, comme il convient. D'ailleurs, qu'importe et ce qu'on fait et ce qu'on pense Et le propos qui griffe et le propos qui mord, Puisque tous deux nous grefferons la confiance Solidement, sur le tronc dur qu'est notre accord. Kato. Je te serai plus sûrement fidèle Que l'aile Ne l'est au vol régulier de l'oiseau. Quand nous serons heureux chez nous, dans notre clos Tu pourras t'en aller de paroisse en paroisse Louer des bras nombreux pour le travail des prés Sans regarder, derrière toi, avec angoisse, Ta ferme où seule avec les gars je resterai: Je n'ai qu'un coeur comme je n'ai qu'une parole. Jean. À te sentir si près de moi, avec ta chair Et tes lèvres, Kato, ma tête devient folle Et le soir s'insinue et se répand dans l'air. Kato. Non, non, pas aujourd'hui: je me sens trop heureuse Pour te donner ainsi, comme au hasard, mon corps. Jean Les fourrés sont discrets et l'ombre est désireuse D'être bonne pour nous en ce jour qui s'endort; Ma soeur était conçue avant la nuit ardente Où mon père et ma mère entrèrent dans leur lit. Kato. C'est vrai? Jean. Et dès longtemps les herbes fécondantes Avaient servi de couche à leurs amours fortuits. Je sais ce que je sais et ne crains aucun blâme. Kato. On me battrait chez moi si jamais on savait! Jean. Puisque vraiment, dès aujourd'hui, tu es ma femme, Personne au monde, eût-il vingt bras, ne l'oserait. Kato. Il fait trop noir déjà et je vois aux fenêtres Les lampes s'allumer comme des yeux, là-bas. Jean. Entrons dans ce taillis sous les branches des hêtres Et les regards des feux ne nous atteindront pas. Vois-tu, j'ai si souvent songé avec envie À cette heure affolée où j'entrerais en toi Comme un vainqueur soudain avec toute ma vie, Où mes yeux te verraient, après l'instant d'effroi, Haleter de bonheur et crier de tendresse Et mordre le feuillage en ne le sachant pas. Kato. Tais-toi, tais-toi: je sens que la brise caresse Trop doucement mon cou et mon front et mes bras Et j'ai honte et j'hésite et je ris et j'ai crainte. Pourtant, que ferais-tu si dès ce soir mon corps Sortait heureux et fécondé de notre étreinte? Jean. Oh! comme tout serait simple et facile alors! Disputes, poings tendus, refus, calculs et rages, Rien ne résisterait au cri de notre enfant; Ce serait lui qui fixerait le mariage Avec son geste gauche et déjà triomphant. Crois-moi: je connais bien et mon père et ma mère. Kato. Ami, entraîne-moi toi-même au fond du bois. Que je ne voie au loin ni maisons ni lumières Et n'entende plus rien que ton souffle et ta voix. Les Meules. Comme des tentes pour les blés Les grandes meules fraternelles Se rassemblent l'hiver sur les champs isolés Et l'autan noir rôde autour d'elles. Les habiles piqueurs du bourg Les ont, sous la rude pesée De leurs fermes genoux et de leurs coudes lourds, Dûment, sur le sol dur, tassées. Les grains sont tournés au dedans, Mais au dehors pointent les pailles Avec leur lame aiguë,, avec leur bout mordant, Comme des lances en bataille. Chaque meule est dard et couteau Contre ce qui tord, use ou casse, Contre les poings du gel et les griffes de l'eau Et les grands vents trouant l'espace. Ainsi, pendant les mois de rage ou de torpeur, Se recueille, sans défaillir, leur force close. Le grain qui doucement au fond d'elles repose, Y vit d'une vie ample et sourde comme un coeur. Loin du bourg où retentissent les attelages Et qui tille le chanvre et qui bat le méteil, Avec leurs chaumes d'or sous un pâle soleil, Elles forment là-bas, comme un autre village; Le silence circule autour d'elles, et lent, S'en vient dormir le soir auprès du blé qui rêve. La lune monte et luit et le gel brusque enlève Tout nuage au ciel torpide et somnolent; Et les meules alors, sous les astres sans nombre, Semblent se redresser plus haut que les maisons Et tout à coup atteindre et barrer l'horizon Si loin sur les champs nus se prolongent leurs ombres. Mais dès que cessent les temps froids Et qu'une écume de verdure Mousse à la cime innombrable des bois, Toutes les meules à la fois S'illuminent sur la plaine moins dure. L'aile du vent bat du Midi, Tout chant d'oiseau semble un présage. L'alouette bondit et rebondit En un vol saccadé vers les plus hauts nuages. Les vieilles gens quittent leur seuil. Oh! cette heure où les meules Lasses enfin d'être seules Font bel accueil À ceux que l'hiver grisâtre A fiancés au coin de l'âtre Et leur prêtent pour qu'ils s'aiment dans le mystère L'ombre immense qu'elles allongent sur la terre. Ils s'en viennent chacun par un chemin à soi, Longeant les clos jusqu'à la plaine, Et leurs pas sont pressés dès qu'ils quittent leur toit Et courte et brusque est leur haleine. Ils sont déjà l'un à l'autre, bien que leurs pas Soient encore loin des grandes meules Ils se tendent leurs coeurs; ils se tendraient leurs bras S'ils étaient seuls sur les éteules. Et quand ils se sont joints, ils s'étreignent si fort Qu'on dirait deux gerbes de paille Qu'un large poing serre entre elles, et noue et tord Autour des cornes des aumailles. Le baiser ferme et cru court soudain sur leur peau, Leurs corps l'un de l'autre s'enivrent, Leur désir retenu, ainsi qu'un chien sous l'eau, Mord, s'affole, et se délivre. Mais jusqu'au moindre râle et jusqu'au moindre cri De leurs deux spasmes réunis Tout s'étouffe dans l'ombre et le vent qui circule De meule en meule au crépuscule. Et maintenant que s'en viennent des bourgs lointains Ceux qui transporteront les graines et lès pailles Vers les granges où l'on travaille: Les meules ont vécu leur gloire et leur destin. Elles croulent l'une après l'autre au soir penchant Dans le vide tragique et ténébreux des champs. Et le sol reverdit de ses herbes sans nombre Et seuls les amants clairs qui forgent l'avenir Gardent encor dans leur coeur fou le souvenir Des meules projetant à l'infini leurs ombres. Dialogue Rustique II. Antoine. Pour apprendre à noircir quelque papier frivole Nos fils envoient au loin, vers les mornes écoles, Leurs fillettes et leurs gamins, Et c'est à nous, les vieux, qu'on impose la tâche De mener paître au long des sinueux chemins Les vaches Et de reprendre, après combien de temps, Les besognes qu'on fit quand on était enfant. Guillaume. Je m'en souviens encor: j'avais huit ans à peine Que je poussais déjà, là-bas, de plaine en plaine, À fouet souple et claquant, le bétail noir et roux, Que je faisais griller quelques faînes de hêtre Sous la cendre d'un feu champêtre, Et qu'on était content de mon travail chez nous. Antoine. L'esprit des champs a bien changé Et nul ne voit le séduisant danger Qui nous attire et nous menace. On ne fait plus chez nous des gens de notre race, Au front compact comme le poing; Tout se desserre et se disjoint Et le meilleur s'en va et rien ne le ramène: On dirait d'un tamis où passeraient les graines. Guillaume. Depuis qu'il fut soldat Mon fils est revenu des pays de là-bas, La tête pleine D'un tas de mots nouveaux que je ne comprends pas, On croirait bien qu'il perd l'haleine Quand il les dit, Si longs et si nombreux sont-ils! Et son aîné qui tient ma ferme Commence peu à peu à penser comme lui. Son coeur est pris, l'erreur y germe; J'étais jadis son guide et parfois son appui. Mais aujourd'hui, Si je lui parle et s'il m'écoute, Ce n'est que pour se taire et suivre une autre route Que celle où j'ai marché! Ainsi dernièrement a-t-il vendu son seigle Et tout son blé fauché Non plus au boulanger comme il était de règle Depuis le temps de mon aïeul Mais à quelque marchand de la ville prochaine Qui n'a qu'un prix, un seul, Pour tout ce qu'il achète et ce qu'il vend de graines. Antoine. Comment ne point se plaindre ou ne se fâcher pas Depuis que l'on a peur de se lasser les bras Et de s'user les poings et de ployer l'échine Et que l'on fait venir de sournoises machines Qu'active un feu mauvais et qui bat le froment Et le seigle, et l'avoine, et l'orge, aveuglément? Ce n'est plus le travail, mais c'en est la risée, Et Dieu sait bien pourquoi la grange et la moisson Flambent parfois et font crier tout l'horizon Dès que s'échappe au loin quelque cendre embrasée, Guillaume. Tous ces malheurs, ami, nous viennent de la ville Monstrueuse et vorace, arrogante et servile, Qui se ramasse au loin et puis bondit vers nous Avec ses trains bandés sur des rails métalliques, Avec ses crins tendus de fils télégraphiques, À travers le ciel pur et le vent clair et doux. Il ne faudrait nommer qu'en nous signant, ces choses Qui depuis cinquante ans furent les mornes causes De l'orgueil des cités et du grand deuil des champs. Ô les anciens chemins, sinueux et penchants Autour des vieux enclos et des eaux solitaires! Voici qu'on coupe en deux les prés héréditaires, Qu'une gare stridente et de cris et de bruits Réveille les hameaux au milieu de la nuit; Qu'une route de fer, de feu et de scories Traverse les vergers bornant les métairies Et qu'il n'est plus un coin au fond des bois, là-bas, Où le sifflet d'un train soudain ne s'entend pas. Antoine. Le soir, quand je me rends au bout de l'avenue, Ce que je vois jetant là-haut, jusques aux nues, Une lueur, c'est la ville flambante au loin. Et je rentre chez moi en lui montrant le poing, Heureux de lui crier ses torts dans les ténèbres. Elle apparaît alors si méchamment funèbre Et si mauvaise et si fausse, que je voudrais Qu'elle brûlât d'un coup comme un pan de forêt Et sous l'étreinte et le viol des flammes rouges Hurlât dans ses palais et râlât dans ses bouges. Ah! si ma haine avait, pour me servir, cent bras! Mais mon corps est piteux et mes membres sont las Et rien n'est pauvre et vain comme un flot de paroles. Guillaume. C'est la sagesse et la raison qui nous isolent. Mais que croule le ciel, je n'avouerai jamais Qu'il est mal de penser ainsi que je pensais, Me souvenant des miens qui pensaient bien naguère. Quand nous serons partis, que deviendra la terre? Antoine. On dira de nous deux: «Ils furent paysans, Tenacement, et dans leurs os et dans leur sang, Et leur âme ne s'est de leur corps retirée Qu'à l'heure où la folie eût perdu leur contrée.» Dialogue Rustique III. Pierre. À Saint Corneille, ami des bêtes Qui broutent sur la digue et dans les flots changeants Reflètent Leur mufle humide et bleu dont les poils sont d'argent, J'offre une couple De pigeons souples. Jean. Et moi je donnerai à Saint Amand, patron Des longs et lents troupeaux qui, dès l'aube, s'en vont Tondre l'herbe brillante où mille insectes bougent, Deux coqs luisants et rouges. Pierre. Et l'on vendra coqs et pigeons Dans un panier tressé de joncs, Un jour de bombance et de liesse Devant l'église, après les messes. Jean. Mes coqs sont beaux comme des fleurs Où le soleil met des lueurs: Un glaïeul d'or se courbe en crête Et se hérisse sur leur tête. Pierre. Mes deux pigeons me font songer À deux sabots de bois léger Qu'on aurait peints de couleurs claires, Et qui trottent au long du jour Dans la cuisine et dans la cour, Et sur le seuil plein de lumière. Jean. Mes coqs sont nés dans mon fournil, Au creux du mur, sous la grande arche: Ils étaient vifs, mais si petits Qu'on aurait dit des oeufs qui marchent. Ils grandirent dans le soleil D'un avril clair à juin pareil; Bientôt, sur leur patte menue, Ils étiraient leur aile nue. Leur coup de bec précis et dur Happait l'insecte au coin du mur, Et dès qu'ils en eurent la taille, Un beau matin, dans un fossé, Face à face, le col dressé, Ils livrèrent, entre eux, bataille. Pierre. Mes pigeons, doux et familiers, Furent nourris au colombier Avec du vrai maïs d'Espagne. Si je sème, dans la campagne, Toujours je reconnais leur vol Rien qu'à son ombre, au ras du sol; Dès que l'autan quitte les terres Ils repeuplent mon toit moussu D'amours roucoulants et pansus, Et dans le creux de ma gouttière, Joignant leurs becs courts, mais vermeils, Ils s'accouplent dans le soleil. Jean. J'ai séparé mes coqs par des cloisons de lattes, Avant le jour qu'au bout des pattes Leur eût poussé le courbe et féroce éperon. Leur voix n'était encor qu'étoffe déchirée Qu'ils s'entêtaient déjà à sonner du clairon Devant l'aube effarée. Ils paraissaient si fiers de faire un peu de bruit. Leur orgueil exigeait la lutte et le conflit Et les poules qui les fuyaient, prises de crainte, Se résignaient quand même à subir leur ardeur Chaque fois que leur bec violent et vainqueur Les ployait sous sa brusque et sauvage contrainte. Pierre. Avec mes deux pigeons dont le volant essor Se jouait dans le vent et frôlait les nuages J'ai bien des fois tenté le sort. Ils partaient quelque jour pour de lointains voyages Portés de train en train, jusqu'à la mer là-bas. Leur retour au pays était lutte et combat. D'une aile ardente et enivrée, Ensemble ils traversaient de terribles contrées Où l'aigle immense et brusque autour des monts planai Au coeur même du ciel le péril foisonnait, Mais la vitesse de leur course S'exaltait au point qu'elle chassait le danger. Souvent un même prix leur était partagé. Oh! le bel or clair et léger Qui dans ces mois heureux illuminait ma bourse! Jean. Ils n'ont jamais quitté ni mon pré, ni ma cour, Mes coqs aigus et fiers, mes coqs pattus et lourds Dont le destin est d'être rois et d'être maîtres. Ils savent ce qu'il faut ou défendre ou permettre, Pour que règne la paix en son cours régulier. Que deux poules se disputent au poulailler, Sitôt, l'un d'eux se campe et se maintient entre elles, Et sa seule présence apaise les querelles. Hélas, pourquoi faut-il que depuis quelques mois Mes coqs perdent l'orgueil qui sonnait dans leur voix, Et que leur ardeur tombe ainsi que leur jeunesse. Pierre. J'observe mes pigeons et les soigne sans cesse. Or, je devine aussi, à des signes nombreux, Que leur vaillance est morte et qu'ils deviennent vieux. Finis les beaux départs et les stridents voyages À travers l'or du ciel et l'argent des nuages, Dans le vent merveilleux qui bondit de la mer! Sur mon pignon, de mousse et de lichen couvert, Ils ramassent leur corps en boule frissonnante, Leur bec, pour se distraire, agace une humble plante Dont la graine a poussé sur le bord de mon toit. Un beau matin, s'envoleront, en tapinois, Les pigeonnes qui sont encor leurs deux compagnes, Pour rechercher, au loin, par les vastes campagnes, Sous des chaumes plus drus, de plus chaudes amours. Jean. Si l'ardeur de mes coqs n'était point en décours, J'hésiterais peut-être À présenter au Saint mon offrande champêtre; Que leur crête pâlisse et durcisse, tant mieux: Car je ne voudrais pas qu'aux enchères banales, Quand une poule est mise en vente à côté d'eux, Leur amour réveillé fît tout à coup scandale. Pierre. Comme je ne voudrais pas que mes pigeons trop prompts Prissent soudain leur vol, de la main qui les tâte: Un bon marché se fait sans surprise et sans hâte, Et sans qu'il en résulte un motif à jurons. Jean. Ainsi chacun tire avantage, Et du don qu'il apporte et du don qu'il reçoit. Nous honorons le ciel en faisant bon emploi De ce qui est marqué par l'usure et par l'âge; Et nos gestes pieux ne nous ruinent pas. Pierre. Et Saint Amand et Saint Corneille S'éjouissent et s'émerveillent D'entendre, dans leurs troncs, tinter le clair ducat, Et leur faveur, comme avivée, Se départit pour de longs jours Aux nouvelles couvées Dont s'animent nos clos et se peuplent nos cours. L'Orage. Parmi les pommes d'or que frôle un vent léger Tu m'apparais là-haut, glissant de branche en branche; Lorsque soudain l'orage accourt en avalanche Et lacère le front ramu du vieux verger. Tu fuis craintive et preste et descends de l'échelle Et t'abrites sous l'appentis dont le mur clair Devient livide et blanc aux lueurs de l'éclair Et dont sonne le toit sous l'averse et la grêle. Mais voici tout le ciel redevenu vermeil. Alors, dans l'herbe en fleur qui de nouveau t'accueille, Tu tends du bout des doigts, pour qu'il sèche au soleil, Le fruit mouillé que tu cueillis, parmi les feuilles. Les Ombres. Trouant de tes rayons sans nombre Le feuillage léger, Soleil, Tu promènes, comme un berger, Le tranquille troupeau des ombres Dans les jardins et les vergers. Dès le matin, par bandes, Sitôt que le ciel est vermeil, Elles s'étendent Au loin, là-bas, jusques à l'horizon; Leur masse lente et leurs dessin mobile Ornent les toits couverts de tuiles Et se penchent sur les pignons Des hameaux recueillis et des humbles maisons. Les angelus des petites chapelles D'une voix grêle les rappellent; Midi les serre en rond Autour des troncs. En petits tas, elles prolongent leur sieste Jusqu'au moment où s'animent les champs: L'heure sonnant alors joyeuse et preste Les disperse sur le penchant Des talus verts et des collines; Déjà les brouillards fins tissent leurs mousselines Fines, Mais les ombres se ravivent encor Et s'allongent et s'étalent dans le décor Et le faste sanglant des fleurs et des fruits rouges, Et ne rentrent qu'au soir ou plus ni vent ni bruit Ne bougent, Toutes ensemble, au bercail de la nuit. Dialogue Rustique IV. Marianne. Je fus à toi depuis que je te vis là-haut À coups égaux Couper des branches près du ciel; Quand ceux d'en bas faisaient appel À ta prudence, Tu t'élançais plus haut encor Et ta hache frappait plus fort Et répandait comme en cadence Là mort; Le vent te balançait par-dessus les dangers Et je craignais pour toi, pourtant j'aimais l'audace De tes gestes puissants dans le vent et l'espace! Et quand, le soir, tu descendais prompt et léger, Tu te cueillais au pied des troncs, parmi les souches, Une fleur d'or Pour en orner ta bouche. Pierre. J'étais bien jeune alors. Marianne. Tu l'es toujours quand tu veux l'être, Pierre. Non pas; mais jeune ou vieux je veux rester le maître, Depuis bientôt dix ans Que nous vivons, en vrais époux, de notre champ, Nulle minute Ne fut encor vouée aux cris et aux disputes Qu'on prodigue dans les hameaux. Certes, je ne m'en vante guère, Et chacun porte ou cache un vieux lot de misères Dans ses poches ou sur son dos. Marianne. Je fais ce que je puis et même le dimanche Je soigne jusqu'au soir ma chèvre et mon bétail; C'est à peine si l'on m'assiste en mon travail: La litière est curée et les croupes sont blanches Et chaque bête est abondante en lait. Pierre. Que tu fasses ce que tu fais Plus strictement qu'une autre femme, Je le constate et le proclame. Pourtant, si notre jeune et complaisant voisin Te donnait moins souvent son brusque coup de main, Je serais plus encor content de notre étable. Marianne. Ton coeur serait-il donc à tel point irritable Qu'il prît ombrage et peur de l'aide d'un enfant? Pierre. Si j'en parle, c'est pour en rire Et voir comme aussitôt ton amour se défend. Marianne. On ment si aisément quand on n'a rien à dire. Pierre. Je veux que notre bien soit le bien de nous seuls, Que notre seul apport lui soit richesse et force: Ainsi pensaient, dûment, mon père et ton aïeul En leur âme têtue, ombrageuse et retorse. Marianne Un simple enfant, dont l'aide est un secours léger!- Pierre. N'importe! Il est pour moi l'intrus et l'étranger. Et puis, ne sais-tu pas que mon oreille est fine, Que ce qu'on n'entend pas Elle le sait et le devine: Mes pas ont beau marcher vers mon travail là-bas, J'écoute ici, en ma maison, un autre pas Aller avec le tien du fournil à l'étable. Quelqu'un s'assied chez moi, sur ma chaise, à ma table, Parle de mon bétail et s'abreuve à mon broc: Sa place est chaude encore au moment où j'arrive Et quand je me rassieds lui peut-être s'esquive Par le chemin couvert qui contourne mon clos. Marianne. Jaloux! Pierre. Si je l'étais, je viendrais te surprendre Sous le hangar, l'après-midi, soudainement, Quand mon frère t'a vue embrasser ton amant. Marianne. Tels yeux voient un feu rouge où ne dort qu'une cendre Et des enlacements où n'existent que jeux. Pierre. Alors pourquoi, dans la grange, juste au milieu La paille plate est-elle au ras du sol jetée? Marianne. Ami, c'est que la chatte y mit bas sa portée. Pierre. Alors pourquoi voit-on, dans le chemin d'en bas, L'empreinte de tes pas, si proche d'autres pas Que vos deux corps ont dû s'y toucher et s'étreindre? Marianne. C'est que mes pieds et mes genoux avaient à craindre Les morsures d'un chien dont l'aboi me frôlait. Pierre. Alors pourquoi, quand je m'en fus au bois retrait, Ai-je trouvé, comme au hasard, près des fontaines, Dans le gazon meurtri cette boucle châtaine Qui certe appartenait à tes cheveux défaits? Marianne. C'est que je peigne au bord de l'eau ma chevelure Depuis que mon miroir en tes mains s'est brisé. Pierre. Ô femme dont l'astuce est plus fine et plus dure Que les éclats pointus d'un caillou fracassé! Marianne. Je te dis vrai, tu peux me croire, Et si tu veux fouiller et la huche et l'armoire Tu n'y trouveras rien Qui ne soit tien ou ne soit mien. Et puis voici mes yeux: regarde; Craignent-ils plus tes faux soupçons Que le seuil de notre maison Craint l'ombre qui s'y attarde? Nous nous entendons bien; pourquoi troubler l'accord Qui malgré toi demeurera tenace et fort Lorsque tu comprendras quelle fut ta folie? Pierre. Comme tu sais adroitement sucrer la lie Du vin que je dois boire et bois à tes côtés. Pourtant, si, par hasard ou par male aventure, J'allais au bois et abattais un soir d'été Celui qui, grâce à toi, me fut rage et torture? Marianne. J'en pleurerais. Pierre. Et si j'oublie, et si l'ardeur et si la fièvre Et si ma lâcheté redemandaient tes lèvres? Marianne. Je chanterais; Vois-tu, tu n'as jamais cessé un instant d'être L'homme que mes deux yeux ont vu, là-haut, À coups égaux Écimer près du ciel les chênes et les hêtres, Celui que menaçaient le vent et le danger Mais qui, toujours prompt et léger, Descendait sur le sol cueillir parmi les souches, Pour en orner sa bouche, Une fleur d'or. La Fermière. Dans son enclos ceint de hauts murs Où pousse au long des prés l'armoise ou la jonquille, Elle accepte son sort parmi les hommes durs, La fermière à l'âme tranquille. Lésine, orgueil, ruse, fureur, Haine sournoise, ardeur brusque, rage funeste, N'ont eu raison de sa constante bonne humeur Ni du beau calme de son geste. D'un seul mot clair et familier Elle apaise l'envie et l'âpre violence; S'il faut dompter ceux-là qui ne veulent plier, Rien n'est plus fort que son silence. Elle peine de l'aube au soir, Distribuant à tous ses paroles égales, Et l'humble ouvrier trouve une place où s'asseoir Autour de sa table frugale. Ses cheveux, aux bandeaux vermeils, Dorent tout son visage au jour de la croisée, L'ombre est vaste qui suit aux champs, dans le soleil, Sa grande marche balancée. Ses pas sont lourds, mais confiants Comme s'ils s'appuyaient sur le coeur de la terre. Tout l'aime: le vent sain et l'air vivifiant, Et le sol âpre et volontaire. Elle a le vieux respect du grain Et le serre en ses doigts, et sur son dos le charge; Avant que le couteau ne divise le pain, Sa main y trace une croix large. Ceux qui parlent des gens d'ici, Entre eux, le soir, fumant leur pipe à la chandelle, Avec des yeux sournois et des mots sans merci, Changent de ton en parlant d'elle. On l'aime et pourtant on la craint; Mais cette crainte même exalte et réconforte: Car, bonne hôtesse, elle ouvre à ceux qui vont en vain Frapper au seuil des autres portes. Si bien qu'un vagabond dément Qui voit, dit-on, bien au delà de la lumière, Lui a prédit un long et bel enterrement Quand elle ira dormir en bière. Dialogue Rustique V. Benoit. JE le sais bien, je le sais bien Qu'ils sont maigres comme des clous, Mes vieux genoux, Quand je les tâte avec mes longues mains En m'asseyant auprès de vous Sur le pas de ma porte À la nuitée; Je le sais bien, je le sais bien Que je suis lent, que je suis las, Et que me sont comptées Les pipes de tabac Que je fume avec vous À petits coups À la nuitée; Je sais, je sais, mais que m'importe, Nul n'aura jamais aimé Et la plaine d'octobre et la plaine de mai Autant que moi je les aimai Du seuil noir de ma porte. Augustin. Depuis cinq ans, nous le savons, Se sont couchés au cimetière, Près de leur mère, Vos deux garçons. Leurs trois tombes sont là, hautes et régulières, Sous un même gazon. Benoit. Pour bien aimer la terre, il ne faut aimer qu'elle. Lorsque ma femme et mes deux gars vivaient chez nous Nous nous livrions aux disputes continuelles, -Le saviez-vous, le saviez-vous? - Sur les engrais et les semailles, Et le sort d'un agneau et le choix d'une aumaille. À cette heure mon champ ne connaît que mon bras. Nul pas, Sinon le mien, ne le traverse, Pour guider la charrue ou promener la herse. Maître je suis et le veux rester, seul. La moisson m'obéit et j'obéis aux règles. Il n'est pas un épi de froment ou de seigle, Pas un aulne, pas un tilleul, Qui ne doive à moi seul et sa vie et sa force. Et mon coeur qui surveille et m'écoute en mon torse Me dit toujours que je fais bien. Jacob. C'est un bonheur de posséder ainsi son bien. Benoit. D'une poussée et d'une haleine, Il m'arrive au printemps d'aller au fond des plaines, Jusqu'à mon champ des Trois Chemins. Tout y est calme et je n'entends que l'alouette. Alors, sans la choisir, je prends entre mes mains, Qui prudemment l'émiettent, Une motte de terre où l'orge doit lever, Et quand je vois le grain qui me semble couvé, Dans ce morceau de sol humide, Et par toute la pluie et par tout le soleil Fendre d'un filet vert son ovale vermeil, Je me sens si ému que j'en deviens timide. Que c'est beau, sous le ciel, un petit grain de blé! Simon. Peut-être aucun de nous n'a-t-il cette ardeur vive Pour le coin de jardin ou de champ qu'il cultive, Mais nous n'oserions pas en leur repos troubler Le sol profond où tant d'espoirs sont rassemblés. La terre, en son travail, veut l'ombre et le silence. Benoit. Je l'aime trop pour ne l'aimer qu'avec prudence. Pourtant, réfléchissez, Si mon amour est insensé, Pourquoi depuis dix ans mon lin et mon épeautre Sont-ils plus drus et plus compacts que ceux des autres? Pourquoi mon regain vert s'érige-t-il plus haut Que votre foin debout quand l'entament les faux? Pourquoi ai-je pu, seul, décider la luzerne À recouvrir un coin de nos bruyères ternes? Enfin, pourquoi, aux tristes jours, quand le pays Dans ses plus beaux vergers n'arborait aucun fruit, Ai-je pu, moi, moi seul, en septembre, un dimanche Vous offrir trois brugnons sur une assiette blanche? Le savez-vous, le savez-vous? Augustin. Que vous soyez rusé comme une eau qui fait route Sur un lit inégal de cailloux en cailloux, Aucun de nous n'en doute. Benoit. Il faut me voir dans mon grenier, Lorsque l'hiver commence, Triant et recelant mes puissantes semences En de vieux sacs de papier. On me prendrait pour un avare Qui palpe et compte et fait sonner ses arrhes. Je combine si bien les menus soins Qu'il faut donner, suivant le sol, à chaque coin, Que quelques-uns m'ont dit que je vois sous la terre. Comme on souffle sur une fleur Pour permettre aux regards d'aller jusqu'à son coeur, Je pénètre dans le mystère En tâchant d'être adroit; Et je devine encor bien plus que je ne vois. Simon. Vous avez vos secrets, et nous avons les nôtres. Benoit. Je n'ai qu'un seul secret et n'en eus jamais d'autre, J'aime mon champ vivant et clair Plus que mes os, plus que ma chair: En mai, lorsque le grain perce le sol plus ferme, C'est à travers mon corps qu'il me semble qu'il germe; Je vais, jour après jour, contempler mes épis; J'entends pousser leur tige au soleil de midi; L'odeur s'épand de mes luzernes remuées; Le ciel intact se courbe et luit sous les nuées; Un flux de sang plus fort parcourt mon être entier; Mon pas fait retentir le sonore sentier, Si je ne danse pas, c'est de peur qu'on ne dise Qu'une brusque folie emplit ma tête grise. Jacob. Ah! si chacun de nous prenait à votre ardeur Ce qu'il lui faut de zèle et de vaillance au coeur Pour que la plaine, ainsi qu'au temps passé, fût celle Qui remplissait la grange et comblait l'escarcelle- Benoit. Dites-vous bien que c'est moi seul, le vieux, Qui sais encor ce qu'il faut faire Pour que demeure autoritaire, La terre. Et si ce soir d'été je m'adresse à vous tous, Comprenez-vous, comprenez-vous? C'est que l'heure qui sonne est comme un glas qui tinte C'est que vous êtes lents et mous, C'est que vos voix ne sont que plaintes, C'est que je vois enfin Votre bouche souffler en vain Et ranimer entre vos mains Vos pauvres pipes presque éteintes. Le Ruisseau. L'entendez-vous, l'entendez-vous Le menu flot sur les cailloux? Il passe et court et glisse, Et doucement dédie aux branches, Qui sur son cours se penchent, Sa chanson lisse. Là-bas, Le petit bois de cornouillers Où l'on disait que Mélusine Jadis, sur un tapis de perles fines Au clair de lune, en blancs souliers, Dansa; Le petit bois de cornouillers Et tous ses hôtes familiers, Et les putois et les fouines, Et les souris et les mulots, Écoutent Loin des sentes et loin des routes S'en aller l'eau. Et la chanson est preste ou lente, Suivant les creux, suivant les pentes Où l'eau s'engouffre ou bien s'enfuit Elle ne tait ni jour ni nuit Son bruit; Aux coins où les saules s'arc-boutent, Elle n'est rien parfois qu'un chapelet de gouttes Qui s'égrène, joyeux et clair, D'un roseau vert. Aubes voilées, Vous étendez en vain, Dans les vallées, Vos tissus blêmes. La rivière, Sous vos duvets épais, dès le prime matin, Coule de pierre en pierre Et rechante quand même. Si quelquefois, pendant l'été, Elle tarit sa volupté D'être sonore et frémissante et fraîche, C'est que le dur juillet La hait, Et l'accable et l'assèche. Mais néanmoins, oui, même alors En ses anses, sous les broussailles Elle tressaille Et se ranime encor, Quand la belle gardeuse d'oies Lui livre ingénûment la joie Brusque et rouge de tout son corps. Et la douce chanson mouillée Autour des mains, émerveillées De frapper l'eau dans le soleil, Recommence son rythme exaltant et vermeil Et se disperse et s'insinue Sous les coudes ployés et les aisselles nues Et fait courir son frisson long, Depuis le col jusqu'aux talons. Ô les belles épousailles De l'eau lucide et de la chair, Dans le vent et dans l'air, Sur un lit transparent de mousse et de rocailles! Et les baisers multipliés du flot Sur la nuque et le dos, Et les courbes et les anneaux De l'onduleuse chevelure Ornant les deux seins triomphaux D'une ample et flexible parure; Et les vaguettes violettes ou roses Qui se brisent ou tout à coup se juxtaposent Autour des flancs, autour des reins; Et tout là-haut le ciel divin Qui rit à la santé lumineuse des choses. La belle fille aux cheveux roux Pose un pied clair sur les cailloux. Elle allonge le bras et la hanche, et s'incline Pour recueillir au bord, Parmi les lotiers d'or, La menthe fine; Ou bien encor S'amuse à soulever les pierres Et provoque la fuite Droite et subite Des truites Au fil luisant de la rivière. Avec des fleurs de pourpre aux deux coins de sa bouche Elle s'étend ensuite et rit et se recouche, Les pieds dans l'eau, mais le torse au soleil; Et les oiseaux vifs et vermeils Volent et volent, Et l'ombre de leurs ailes Passe sur elle. Ainsi fait-elle encor À l'entour de son corps Même aux mois chauds Chanter les flots. Et ce n'est qu'en septembre Que sur les branches d'or et d'ambre, Sa nudité Ne mire plus dans l'eau sa mobile clarté. Mais c'est qu'alors sont revenues Vers notre ciel les lourdes nues Avec l'averse entre leurs plis Et que déjà la brume Du fond des prés et des taillis S'exhume. Pluie aux gouttes rondes et claires, Bulles de joie et de lumière, Le sinueux ruisseau gaîment vous fait accueil, Car tout l'automne en deuil Le jonche en vain de mousse et de feuilles tombées. Son flot rechante au long des berges recourbées, Parmi les prés, parmi les bois; Chaque caillou que le courant remue Fait entendre sa voix menue Comme autrefois; Et peut-être aussi que Mélusine, Quand la lune, à minuit, épand comme à foison Sur les gazons Ses perles fines, S'éveille et lentement décroise ses pieds d'or, Et, suivant que le flot anime sa cadence, Danse encor Et danse. La Belle Fille. Au coeur de la moisson dont s'érigent les ors Quand la clarté se boit, se mange et se respire, Je suis tes pas aux champs, et longuement j'admire Le faisceau de santé que dresse et meut ton corps. Le dur et franc travail fait ton effort superbe, Les gars à coups de faux abattent le froment; Mais ce sont tes deux bras, à toi, qui fortement Nouent les épis d'un tour de poing et font la gerbe. Tu adores l'élan, la peine et la sueur, Le geste utile et clair dans la belle lumière, Et tes yeux sont vaillants à travers la poussière Que soulève la hâte autour de ton labeur. Un sang rouge et puissant circule en tes artères Et colore tes seins superbement debout, Et ta bouche est charnue et tes cheveux sont roux, Et ton corps est heureux de marcher sur la terre. Jusqu'aux heures du soir où les faucheurs s'en vont, Tu t'attardes dûment à la tâche vitale, Et l'entêtement doux de la Flandre natale Par-dessus tes regards luisants bloque ton front. Aussi, dans les polders de Tamise et de Hamme, Ceux dont l'amour soudain rend le coeur haletant Songent à la vigueur belle de tes vingt ans Quand ils rêvent, le soir, quelle sera leur femme, Ta ferme claire, un jour, avec son pignon droit Luira dans l'or des grands blés mûrs, épanouie; Ta volonté sera largement obéie Et l'ordre et l'abondance habiteront ton toit. Et la vie éclora de ton ventre robuste, Nombreuse et violente ainsi qu'aux temps anciens, Et tes enfants seront l'orgueil et les soutiens De ta vieillesse lente et de ta mort auguste. Dialogue Rustique VI. Le Jardinier. Avant de t'arrêter chez nous, en nos vergers, Où donc as-tu porté tes pas lointains, berger? Le Berger. Par les chemins griffus de ronces et d'épines Aux pays violets de la dure Campine J'ai séjourné longtemps et soigné les troupeaux; Ou bien encor, là-bas, en Flandre, au bord des flots D'où je voyais les barques Allant, venant où la pêche les parque Avec leurs grands mâts clairs Et leur voilure et leurs cordages Comme de mobiles villages Peupler la mer. Ce sont de longs sablons et des régions rêches Que ces pays couverts de tempête et d'embrun. Le Jardinier. La plaine avec ses jardins verts aux ombres fraîches A nourri mon enfance et mes jours un à un. Aujourd'hui je suis vieux; mais l'art dont je dispose S'exerce encore à étager au long des murs, D'après un jeu savant, d'après un métier sûr, La parure épineuse et flexible des roses. Je bêche encor; et ferme et dur est mon jarret. Mon front chenu détient encor plus d'un secret, Je ris tranquillement de celui qui jardine Selon quelque beau livre important et profond: Étant d'ici, je sens le sol jusqu'au tréfond Comme si mes deux pieds s'y perdaient en racines. Le Berger. Tu l'estimes donc bien, ton paisible métier? Le Jardinier. Autant que l'adorait mon père. Il fut aussi, dans son beau temps, bon jardinier. Vois-tu, on ne fait bien que ce qu'on a vu faire Depuis l'enfance à son foyer. Le Berger. Mon père, à moi, Était, Dieu savait quoi. Le soir, il s'en allait errer au fond des plaines Et ne rentrait que las, fourbu et hors d'haleine, Pour se coucher à l'aube et rêver en son lit. Sur quel pivot tournait sa vie aléatoire, Nul ne le sut jamais; et la mort et l'oubli Ont effacé son nom des fragiles mémoires; Moi seul encor je pense à lui. Le Jardinier. Comme l'on sent déjà les lumières d'octobre Ne plus baigner les fleurs que de rayons trop sobres Et vainement dorer sur les pignons voisins, Même à midi, le coeur acide des raisins! Bientôt, j'alignerai sous les longs toits de verre, Très à l'abri des froids soudains et meurtriers, Le feuillage noir et touffu de mes lauriers Et je m'enfermerai avec eux dans la serre. Alors des soins nombreux, précis et délicats Occuperont mes jours auprès des plantes rares, Si bien qu'on me prendra souvent pour un avare Qui caresse les ors cachés de ses ducats. Mes doigts durcis et gros, mes larges mains hâlées Prépareront la noce en blanc des azalées À l'heure où mord le givre et travaillent les vents; Et l'humble cyclamen et le haut lis fervent Et les géraniums et les fuchsias tristes Dévoileront aux yeux quels sont mes goûts d'artiste. Le Berger. Nos pieds ne marchent pas dans le même sentier, Mais vous aimez trop bien les choses que vous faites Pour qu'un blâme, fût-il léger, naisse en ma tête. Moi, je vis d'étendue et de marches au loin, J'aime l'immensité et la beauté des plaines Où le vent souffle et court et vole à perdre haleine, N'ayant qu'un vieux berger rôdeur comme témoin. Pourtant la plaine la plus belle M'est toujours celle Que font Les dos mouvants de mes moutons, Quand ils vaguent, de l'aube au soir, en peloton, Sur les éteules Et que l'ombre géante et tranquille des meules Au coucher du soleil s'étend sur leurs toisons. Certes, j'ai quelquefois rêvé à l'étourdie D'une existence au loin, en des pays, là-haut, Mais je suis revenu toujours vers mon troupeau, Aimant, pour l'en guérir, jusqu'à ses maladies. Je peux soigner et les brebis et les béliers Et leur langue et leurs yeux, et leurs cornes et leurs pattes. Je sais plus d'un remède étrange à employer Et fais un baume avec des plantes écarlates Que je cueille, tout seul, sous la lune, à minuit. Le Jardinier. On te nomme sorcier, là-bas, dans le village. Le Berger. Je sais ce qui apaise et sais ce qui soulage, Mais je n'ignore pas ce qui tue et détruit. Le Jardinier. Faut-il croire ce qu'on a dit dans les veillées? Le Berger. Plus d'un regard habite au fond de mes deux yeux, Et ma vue est subtile et perce les feuillées: Tout mon crédit me vient de l'astre aux rayons bleus, Le Jardinier. Si nous n'étions amis, peut-être aurais-je crainte. Le Berger. Je ne suis ni le mal, ni la peur, ni l'effroi, Pour tout homme qui croit à mon pouvoir sans feinte; Je me sens fort, surtout quand, la nuit des beaux mois, Je circule entouré de présages insignes, Et que tout feu tournant au ciel me semble un signe Que l'avenir me fait, et qu'il ne fait qu'à moi. Mon coeur s'enfièvre et bat, mon âme est dans l'attente, Et c'est alors que les herbes et que les plantes Aux lisières des bois me disent leur vertu, Et que près d'un tilleul ou d'un charme tortu, Je fais vers les hameaux les gestes qui conviennent, Et dont seuls les grands yeux des astres se souviennent. Le Jardinier. Que n'ai-je ta puissance en consultant la nuit Par ma fenêtre, à l'heure où mon lit me réclame! Le Berger. Aimez votre foyer et soignez-en les flammes, Et cultivez vos fleurs en leurs pots arrondis: Votre esprit n'est point fait pour percer le mystère Dont le ciel suspend l'ombre ou le feu sur la terre; Le marais fume au loin et le temps va changer. Adieu, probe et doux jardinier. Le Jardinier. Adieu, berger. Le Ménétrier. Soir de juillet torride et sec. Serrant le bois sonore au creux de son épaule, Un joueur de rebec S'est lentement assis et joue au pied d'un saule. Il chante pour lui seul, et ne voit pas Qu'en ce déclin du jour se rapprochent des pas Sous les arbres, au long des routes; Et qu'on se glisse derrière les troncs Et qu'à demi cachés apparaissent des fronts De jeunes filles qui l'écoutent. Il sait rythmer en ses chansons Toute la ronde des saisons, Mais aujourd'hui, seul lui importe De célébrer les humbles clos Avec leur vie et leurs travaux Et leur repos Lorsqu'on fume, le soir, la pipe au seuil des portes. Il a chanté d'abord L'aube aux mains d'or Qui passe en frissonnant sur la cime des hêtres Et qui s'en vient, pour réveiller Les fronts pesants sur l'oreiller, Frapper chaque matin à la même fenêtre. Il a chanté encor Le bûcheron alerte et fort Qui s'enfonce sous bois pour reprendre sa tâche Et dont reluit soudain dans les massifs vermeils, En plein soleil, La hache. Il a chanté d'un gosier ferme et plein La charrue entaillant les glaises violettes, L'homme aux bras durs qui bêche et qui halète, Et sa femme à genoux qui bine un champ de lin; Il a chanté, et maintenant il chante La sieste de midi sous les branches penchantes; L'horizon doucement par les vents secoué; Les longs troupeaux en marche à travers route et plaine Dont les dos inégaux et mouvants sous la laine Apparaissent au loin comme un champ remué; Son rythme vit et fait trembler les vieux villages Du quadruple galop d'un volant attelage; Avec son mince archet mordant son rebec faux Il imite le bruit court et sifflant des faux Ou le cri du grillon sous la fine poussière. Il chante, le beau gars, debout dans la lumière, Qui s'étanche le front du revers de sa main. Il indique le geste ondoyant d'un chemin Qui s'incurve et s'éploie et contourne la haie. Un bruissement s'entend sous la grande futaie Et voici qu'à leur tour les bêtes au poil roux Sortent de l'ombre et se hasardent Et se glissent et s'approchent, et tout à coup, Avec des yeux fixes et doux, L'environnent et le regardent. Le chant s'est arrêté, et l'archet suspendu Ne semble plus glisser que sur un rai de lune. Les étoiles, là-haut, scintillent une à une; Un tel silence autour des bois s'est répandu Qu'on croirait qu'il s'étend jusqu'au bout de la terre. Doucement, lentement, le vieux ménétrier Se lève et puis s'en va par le prochain sentier Et puis s'efface et disparaît dans le mystère. Dialogue Rustique VII. Vincent. Certes, je ne sens pas au plus profond de moi Cette âpre foi Qu'avait mon père Et dans son clos et dans sa terre; Et quelquefois j'ai peur de ne comprendre point Tout ce dont la campagne et le sol ont besoin; Lui, ne doutait jamais, tandis que moi, j'hésite; Il marchait lentement et je veux marcher vite; Sa volonté de pierre était rude au toucher; Il parlait peu: ce qu'il pensait restait caché; Le jour qu'il trépassa comme on rentrait les orges, Il en voulut broyer, sous ses doigts, dans son lit, Pour goûter leur saveur neuve, quelques épis. Mais le grain âpre et sec lui resta dans la gorge, Si bien qu'il s'en alla de trop aimer son champ. Philippe. Chacun suit son idée et chacun son penchant. Vincent. Mon père détestait et maudissait les villes Et le bruit de leurs docks et le chant de leurs tours Et le passage rouge et noir par les labours De leur vie affolée et de leurs trains fébriles; Et lorsqu'il s'y rendait, aux jours de la Saint-Jean, Pour livrer son bétail et toucher son argent, Jamais il ne chaussait ses bottes forestières Sans y jeter d'abord un peu de notre terre, Pour demeurer chez lui, tout en marchant là-bas. Philippe. Chacun suit son idée et ne se doute pas Qu'on peut penser, à ses côtés, mieux qu'il ne pense. Mon père avait aussi sa rage et sa démence, Mais aucun de ses fils n'a suivi son erreur: Et l'un s'en est allé par delà l'Équateur, On ne sait où, très loin, en un coin d'Amérique, Sous un sol de volcans chercher l'or sulfurique; Un autre achalanda dans le faubourg voisin Un cabaret fleurant la bière et le gros vin; Un autre est devenu courtier; un autre encore S'angoisse en une banque où des comptoirs sonores Retentissent, dit-il, du bruit de l'univers. Moi seul, je suis resté, du printemps à l'hiver, Celui qui tord son gain de sa terre rebelle, Mais dont le cerveau s'ouvre aux recherches nouvelles. Vincent. C'est grâce à vous que j'ai fumé mon champ vivant Avec l'engrais subtil que compose un savant, Et que sur le coteau ployé comme une échine, Mes quatre chevaux noirs traînent l'ample machine Dont la hâte précise et le jeu net et sûr Moissonnent tout mon seigle, en un jour, sous l'azur. Ah! qu'ils sont loin les temps où s'en venait mon père Avec sa femme et ses cinq fils, faucher sa terre. Philippe. Au chant du coq, tous les matins En des cruches de cuivre et des boîtes d'étain, Je verse et je mesure un lait pur et crémeux. Ma charrette peinte de bleu Conduit vers la grand'ville et ses mille maisons Cette liquide et vierge et blanche cargaison. Je fais claquer gaîment mon fouet aux carrefours, Les servantes, aux sabots clairs, aux jupons lourds, Pour que ma main les serve accourent sur leur seuil. Mon rire et mon salut leur font joyeux accueil, Et je dispense ainsi à l'immense cité, Contre du bel argent, pièce à pièce compté, Un peu de la rustique et plénière santé. Mon travail fait, je m'en reviens par les quartiers Où dans l'ample fureur des brasiers et des flammes, Les forgerons vainqueurs donnent comme une autre âme Au corps rouge et brûlant du fer et de l'acier. Oh! les multiples dents et les fines jointures Des instruments parfaits qu'on destine à nos champs, En ai-je étudié la pointe et le tranchant, Et la flexible et résistante architecture! Vincent. Écoutez-la ronfler et rythmer son effort Au milieu de la plaine où les orges s'effilent, Ma faucheuse dont le timon est orné d'or: Sa marche est régulière et son aile mobile Rabat, à coups égaux, les épis sur le sol. On dirait un oiseau qui s'essaye en son vol, Mais à fleur de sillon et sans quitter la terre. Déjà, elle n'est plus l'intruse autoritaire, Qui, l'an dernier, s'en vint régner sur nos travaux. Mes doigts ont assoupli ses rouages nouveaux Et sa force docile a compris ma pensée. Quand je la vois, l'hiver, sous mon hangar, tassée Dans l'ombre, avec ses dents et ses fermes essieux, Auprès des chariots, des faux et des faucilles, Je sens bien que l'accord s'est fait, dûment, entre eux Et qu'ils font aujourd'hui une même famille. Philippe. Il ne faut point haïr tout ce qu'on fait là-bas De neuf et de puissant dans des usines rouges. L'homme avisé sait bien que tout change et tout bouge Et que rien n'est plus sot que de ne vouloir pas Regarder du côté d'où s'élèvent les villes. Grâce à elles, les gens d'ici sont moins serviles Et combinent leur gain mieux qu'au temps des aïeux. Si quelque train brutal coupe nos champs en deux, Il paye à beaux deniers le droit de son passage À travers la splendeur de nos clairs paysages. Peu me chaut qu'au village on me traite de fou Si l'étranger m'achète un arpent de ma terre Plus cher qu'homme d'ici jamais ne le pût faire; Tout profite à celui qui s'arrange de tout. Vincent. Que vous ayez raison, je l'affirme à cette heure Où grâce à vous mon clos a doublé son rapport. Je voyais trop, jadis, comme voyaient les morts Qui vivaient avant moi dans ma vieille demeure Et dont les pas ont lentement usé mon seuil. À vivre trop de leur pensée et de leur deuil On s'abandonne au sort, et pour l'oeuvre nouvelle On se sent le bras lourd et lourde la cervelle. Philippe. Le vieil esprit des champs Comme le chaume a fait son temps; Armez-vous de pensers fermes et téméraires, Comme nos toits et nos auvents Se sont vêtus contre le vent D'une armure de tuiles claires; Sinon passez et taisez-vous Et laissez croire à ceux qui déjà vous méprisent Que l'ombre et le soleil et la pluie et la brise Ne sont plus faits pour vous. Tityre Et Moelibée. Avec des flûtes dans leurs mains, Se sont perdus par mes chemins Tityre et Moelibée; Ils n'ont rien vu de mon pays Que des voiles de brouillard gris Et des feuilles tombées. Son pâle été leur parut froid Avec son brusque et lourd convoi Et de vents et d'orages. Ils se disaient: «Comment chanter «Les fruits, le miel, la volupté, «Sous ces mornes ombrages? «Quand tombe, aux horizons, la nuit, «Où rencontrer celle qui fuit «En riant, vers les saules, «Et nous permet d'apercevoir «Dans la douce clarté du soir «Un peu de son épaule? «Sur un pignon humide et bas «Le raisin clair ne mûrit pas, «Et quel écho docile «Répéterait parmi ces prés «Les chants divins qu'ont inspirés «Les muses de Sicile? «Les gens d'ici se parlent peu, «Ils ignorent le vin de feu «Qui empourpre les outres, «Ils se terrent en des maisons «Dont le foyer et ses tisons «Noircit toujours les poutres. «Ni le cyprès, ni l'olivier «Ne font un abri familier «Au milieu de leurs plaines. «L'ombre descend avant le soir, «Et le tumulte immense et noir «Y gronde dans les chênes. «Ils allument au jour tombant «Une humble pipe, en se courbant «Vers la flamme de l'âtre; «Leur amour n'aime que pain bis. «Ils ne connaissent Alexis, «Ni Gallus, le beau pâtre. «Rome n'éblouit point leurs yeux «De ses héros ni de ses dieux «Pareils à une armée «Et leur ville n'est qu'un hangar «Que trouent les trains, de part en part, «À travers les fumées.» Ainsi marchant par nos chemins, Avec leurs flûtes dans leurs mains, S'entretenaient, non sans sourire, Moelibée et Tityre; Soudain un vieux berger, qui savait plus d'un chant, S'arrêta devant eux sur le bord de son champ Et lentement se prit à dire: «Les gens qui sont d'ici «Aiment la peine et le souci, «Et leur ciel inclément et leur terre indocile. «Ils acceptent leur sort et n'en veulent changer «Et conquièrent dans le danger «Leur bonheur difficile. «Les muscles de leur corps «Ne sont joyeux que par l'effort «Qu'ils ménagent avec calme afin qu'il perdure, «Leur volonté tenace est un métal rugueux «Qu'ils ont coulé dans un bon creux «Sans paille ni soudure. «Si leur amour jaloux «Guette dans l'ombre où tout à coup «Comme une meule ardente au bord d'un pré s'enflamme, «C'est qu'ils aiment la force et ne redoutent pas «L'inévitable et vieux combat «Pour l'or ou pour la femme. «Jamais vous ne saurez «Là-bas, sous vos cieux azurés, «Ce qu'est un foyer clair avec lequel on cause, «Tandis que choit la pluie et que souffle le vent «Et qu'il secoue et bat l'auvent «Et la fenêtre close. «Au sein de nos guérets «Le coeur des gens est plus secret «Qu'en vos vallons boisés où Pan rit dans les feuilles, «Où l'on entend les Dieux chanter dans les pipeaux, «Où Lycoris au bord des eaux «Se couche et vous accueille. «La ville et tous ses bruits «Et ses trains d'or trouant la nuit «Ont effrayé pendant longtemps les blancs villages, «Mais aujourd'hui l'accord est fait et les marchés «Voient de beaux gars endimanchés «Mener vers eux mille attelages. «Ainsi «Vivent les gens d'ici, «Travaillant ferme et dur pour la moindre pécune «Dans la bonne ou la mauvaise fortune; «Certes se doutant bien qu'il est au loin, là-bas, «Un soleil moins hostile en un moins lourd climat, «Mais rivés à leur sol compact, farouche et blême, «Et le chantant «Aux jours d'été et de printemps «Quand même. QUELQUES CHANSONS DE VILLAGE. Le Franc Buveur. Quand tintera de tour en tour Midi, Le charpentier de Locristy Boira Douze pintes de bière. Le charpentier tendant le cou Boira la bière en douze coups, Boira la bière nourricière À la santé du ciel et de la terre. Le premier broc est dédié Au pur et saint mois de Janvier, Quand la neige est laineuse et blanche Comme les fleurs de l'orobanche. Le deuxième verre aura l'honneur De célébrer la Chandeleur, Et la frêle bourse-à-pasteur Qui croît déjà de rive en rive, Alors qu'au bord des routes, Avant le soir, s'écoute Un chant de grive. Le mois de Mars aura pour lui La troisième pinte qui luit Comme une vitre après l'averse. Les ongles durs des blancs grêlons Pourront griffer tous les sillons, Jamais ils ne s'enfonceront Dans le bois de la herse. Avril, c'est à ton tour D'être fêté par le quatrième verre. L'orge naissant verdit la terre, L'alouette au point du jour Bondit et rebondit en vols et en voyages Sur les enclos et sur les champs: Et l'on rêve à des nids de trilles et de chants Pendus, là-haut, on ne sait où, dans les nuages. Le cinquième broc est entamé À la gloire du mois de Mai Qui auréole de fleurs et de cierges La Vierge. Le charpentier, tout bonne humeur, Semble lever au ciel son coeur Dans un verre de liqueur blonde, Et puis le vide, et puis sourit Aux dix enfants qui déroulent autour de lui Leur ronde. Tu seras exalté, Beau mois de Juin qui fais l'été Et les feuilles frêles et frissonnantes; Beau mois de Juin, tu seras exalté, Toi qui, traînant à tes côtés Des guirlandes de roses, Les soulèves, et les suspends, et les disposes Contre nos murs, jusqu'à nos toits; Beau mois de Juin, beau mois de roses, Le sixième verre sera pour toi. Lève bien haut ton septième verre Et vide-le d'un geste altier, Bon charpentier. Voici Juillet, mois de lumière. Les couchants d'or sont merveilleux; Des chars de foin, frôlés de feux De loin en loin, là-bas, illuminent les plaines. Comme une torride haleine, Le vent passe sur ceux qui vont Chercher l'amour dans le taillis profond; Et l'on en voit partir vers les combes secrètes Les bras noués, les corps brûlants, Avec leur faux et son tranchant En croissant pâle, sur leur tête. Honorons tous le beau mois d'Août Quand les seigles houleux et fous -Épis pesants, tiges fluettes - Versent leurs ombres violettes Sur la clarté des sentiers roux. Honorons-le parce qu'il porte Lui seul, parmi tant d'autres mois, Comme un immense et lumineux pavois Les moissons fortes. Honorons-le sans oublier Qu'en son honneur, le charpentier Vient de saisir, sur une plinthe, Pour la sabler, sa huitième pinte. Bière Du neuvième verre, Vous êtes blonde comme les grappes Que Septembre suspend et que le soleil frappe Sur les pignons voisins. Bière blonde, soeur du bon vin, Le charpentier qui vous savoure N'ignore pas qu'il est au loin, en des pays dorés, D'autres buveurs transfigurés Buvant du vin avec bravoure; Et c'est à eux qu'il songe en souriant Lorsqu'il tend, avant de boire, Son large broc couleur de gloire Vers l'Orient. Quoique voilé déjà de pluie et de tristesse, Octobre, en Flandre, au bord des eaux, Agite encor dans les hameaux Le trépignement fou des dernières kermesses. Le charpentier Qui but un jour trente setiers Aime les gars, aime les filles Qui déchaînent alors les plus fougueux quadrilles. Il a l'orgueil d'être parmi eux Comme un exemple glorieux, Et d'un élan, à l'instant même, Il vide sa pinte, la dixième. Novembre aux nuages livides, Malgré l'assaut de tes grands vents, Jamais tu ne feras plier Sur ses jambes solides, Le charpentier. Il se redresse, et son broc tout entier, Le onzième! sitôt levé, redescend vide. On le bouscule, on vient, on revient, on s'en va, Les uns, avec respect, touchent déjà son bras Qui fut vaillant et prompt à lui verser la bière. D'autres vont avertir sa soeur et ses trois frères, Qui travaillent chez eux et ne se doutent pas De quel exploit leur frère Couvre, là-bas, Les siens d'abord, et sa famille tout entière. Enfin, voici le broc douzième, le dernier. Quand il le tend, droit devant lui, le charpentier Semble boire au soleil caché sous les nuages. Un large rire a tressailli sur son visage. Il est le maître, il est le vainqueur, chacun le sait. S'il n'engloutissait point ce dernier broc d'un trait, S'il dédaignait la plus certaine des victoires, Son front, d'un point plus haut, dominerait la gloire, Mais que de simples gens son geste attristerait. Rapidement, sa main fébrile et angoissée Repousse et jette au loin cette folle pensée, Et cette fois, vainqueur tranquille et solennel, Sûr de lui-même et du ciel vaste et de la terre, Il boit son dernier verre À la Noël. Les Deux Enfants De Roi. Il était deux enfants de roi Que séparaient des eaux profondes, Et rien là-bas, qu'un pont de bois, Là-bas, très loin, au bout du monde. Ils s'aimèrent, -sait-on pourquoi? Parce que l'eau coulait profonde, Et qu'il était, le pont de bois, Si loin, là-bas, au bout du monde. Les Amoureux. L'été, lorsque les longs dimanches Tintaient dans les clochers nombreux, Tu écoutais tes amoureux, La belle fille aux fortes hanches. Et le premier chantait: «Ah, si ton coeur était La plus frémissante des feuilles Qu'avec joie et danger l'on cueille À la cime de la forêt, Dès le matin, dès l'aube blanche, D'arbre en arbre, de branche en branche Je monterais.» Et le second chantait: «Ah! si ton coeur était Le caillou d'or et de lumière Qui brille au fond de la rivière, Dussent m'entortiller les rêts Que mille herbes y entrecroisent, Jusques au fond de l'eau sournoise Je plongerais.» Un autre encor chantait: «Ah! si ton coeur était Le fruit que sa splendeur exile Là-bas, en mer, au fond d'une île, Parmi les vénéneux marais, Avec ma ferveur vagabonde, Vers les confins mêmes du monde, Je partirais.» Et tes lèvres riaient d'un beau rire charnu, Mais ne répondaient guère, Et sans rien dire, au bout de ton pied nu, Dans la lumière, Tu balançais ton sabot clair. Allez-Vous-En. Allez-vous-en, allez-vous-en, L'auberge entière est aux passants. -Elle est à nous, elle est à nous, Depuis bientôt trois cents années. Elle est à nous, elle est à nous, Depuis la porte aux longs verrous, Jusqu'aux faîtes des cheminées. -Allez-vous-en, allez-vous-en, L'auberge entière est aux passants. -Nous en savons, nous en savons, Les ruines et les lézardes, Mais c'est nous seuls qui prétendons En remplacer les vieux moellons Des bords du seuil jusqu'aux mansardes. -Allez-vous-en, allez-vous-en, L'auberge entière est aux passants. -Nous vénérons ceux qui sont morts Au fond de leurs grands lits de chêne, Nous envions ceux qui sont morts Sans se douter des cris de haine Qui bondissent de plaine en plaine. -Allez-vous-en, allez-vous-en, L'auberge entière est aux passants. -C'est notre droit, c'est notre droit, D'orner notre enseigne d'un Aigle; C'est notre droit, c'est notre droit, De posséder selon les règles, Plus qu'il ne faut d'orge et de seigle. -Allez-vous-en, allez-vous-en, Gestes et mots ne sont plus rien. Allez-vous-en, allez-vous-en, Et sachez bien Que notre droit, c'est notre faim. La Fille Ardante. Vents, dénouez mes longs cheveux Et brûlez-en mes amoureux. Mouillez mes mains, fraîche rosée, Et qu'aussitôt mille désirs Se rassemblent pour les saisir Quand je les tends de ma croisée. Pluie aimante, lavez mes yeux Pour qu'ils soient clairs comme l'audace Et que les bourgs par où je passe Sentent flamber mon coeur en feu. Et vous, soleil, dorez ma tête, Dorez mes seins, et tout mon corps À l'heure où l'amant le plus fort Courbe ma chair sous sa conquête. Vents, dénouez mes longs cheveux Et brûlez-en mes amoureux. Le Sabotier. Vite allumez bougie et cierge, Pauvre femme, devant la vierge, Votre mari le sabotier Voit aujourd'hui son jour dernier. Et les enfants en troupe folle Sortent gaîment de leur école Et font claquer sur le trottoir Leurs sabots blancs, leurs sabots noirs. -Vous, les gamins, cessez de faire Un tel vacarme sur la terre Quand meurt en un logis voisin, Sur sa couche, un homme de bien. -Ne vous emportez point, ma femme, À l'heure où doit partir mon âme; Laissez claquer sur le trottoir Les sabots blancs, les sabots noirs. -S'ils font ce bruit sous la fenêtre, Nul n'entendra venir le prêtre Et la sonnette du bedeau Et ceux qui tiennent les flambeaux. -Souliers de bois à forme antique, En ai-je fait dans ma boutique! Laissez claquer sur le trottoir Les sabots blancs, les sabots noirs. -Et qui dira d'une voix claire Les prières réglementaires Comme Dieu même le prescrit, Sans que se trouble son esprit? -J'écoute au loin tourner leur ronde Avec mon âme, avec le monde, Laissez claquer sur le trottoir Les sabots blancs, les sabots noirs. -Tant que sautent dans la rue Ces soques dures et bourrues, Aucun ange ne chantera Pour votre mort: l'alleluia! -Afin de mieux rythmer leur danse, Tournent les feux du ciel immense. Laissez claquer au fond du soir Les sabots blancs, les sabots noirs. L'Or. Cachez-le bien, On nous guette peut-être; Cachez-le bien: J'ai peur que le soleil, Quand midi luit à ma fenêtre, Ne me le prenne. Cachez-le bien, Non pas ici, mais dans la huche, Non pas ici, mais bien là-bas, Sous les plâtras Et sous les bûches, On ne sait pas, -on ne sait pas, Par quel chemin quelqu'un viendra. Que le jour entre ou bien que la nuit sorte, Qu'importe! N'ouvrez jamais à deux battants La porte. Ne bougez pas, ne bougez pas, J'entends un bruit intermittent, J'entends un pas, Un pas, là-bas. L'entendez-vous, l'entendez-vous, On fait glisser, comme une quille Dans ses crampons, le vieux verrou. L'entendez-vous, l'entendez-vous, Jamais je ne serai tranquille. On me croit vieux, on me croit vieux, Mais qui donc entendrait mieux Que je n'entends dans les ténèbres? Qu'il fasse nuit ou bien soleil, J'ai pour me tenir en éveil La bonne peur dans mes vertèbres. Sous l'armoire, cachez-vous bien, Puis, imitez l'aboi d'un chien. L'ombre se fait, l'heure est obscure, Dites, ne voyez-vous donc pas Qu'un oeil est là, qu'un oeil est là Qui regarde par la serrure? Le temps s'enfuit et l'oeil s'en va. Ce qui trottait, c'étaient les rats Dans le fournil, près des falourdes. Le sommeil vient -ma tête est lourde; Mais qui prendra quelque repos S'il n'a son or, là, sous sa peau? Ah! si mon or était mes os! Les Jeunes Filles. Allez, venez, Rejoignez-vous ou quittez-vous, Allez, venez et revenez, Sans perdre haleine, Mille chemins couvrent la plaine. Allez, venez, Au long des jours de la semaine, De clos en clos, de prés en prés, Allez, venez et revenez. Mais le dimanche, Quand votre corps paré ceindra ses cottes blanches, Rejoignez-vous, Vous les fraîches et belles filles, Au carrefour des trois charmilles. De beaux garçons Y passeront, Et l'ombre y choit sur les gazons. Allez, venez, Pour y mener Sous les charmilles De longs et sinueux quadrilles. Allez, venez et quittez-vous, La danse est pleine de remous, De surprises, de fuites et de feintes, Mais ne dansez jamais qu'en serrant votre coeur Contre le coeur de vos danseurs. Peut-être, un jour, en une étreinte, Surprendrez-vous Quel coeur jaloux Sera celui de votre époux. En attendant, allez, venez, Au long des clos, au long des prés, Tenant vos seaux de lait pendus à vos poings fermes; Déjà l'heure est nocturne, et les troupeaux dorés Un à un sont rentrés, Avec des beuglements, dans la paix de la ferme. Allez, venez, et puis dormez. Le Pré. Parmi les marguerites, Se sont assises dans un pré Trois jeunes filles. Elles s'exaltent et babillent À leur gré; Savent-elles ce qui incite Leur langue à tant parler? La première fait mille contes, Se trompe et se reprend, et puis raconte D'oreille à oreille Comment elle a capté la veille, Sans bruit, en tapinois, Un essaim migrateur qui s'égarait au bois. La deuxième n'est point en reste, -Brusques regards, paroles prestes Et menus gestes - Mieux que personne, elle connaît les soins Dont a besoin, Par les saisons de pluie et de neige aggravées, La première couvée. Enfin La troisième caquette en vain. On l'interrompt, puis l'on se tait, puis on l'écoute. Des pas se font entendre sur la route Et s'approchent du pré Où sont assises à leur gré Les jeunes filles. Ce sont trois gars du bourg voisin Qui se taisent aussi, mais passent leur chemin Sans regarder qui les regarde. Sur le pré frissonnant passe une ombre hagarde, Aucun des gars ne se retourne un seul instant. Et maintenant, Sur le tertre obscurci où leur dépit s'accoude, Jusques au soir tombant, les trois filles se boudent. La Danse Des Vieux Et Des Vieilles. Gens de l'hospice, entrez en danse, La vieille mort part en vacances. Voici venir le riche été Vous jetant l'or de sa santé. Sa brise souffle sur vos lèvres, Pour en chasser l'essaim des fièvres, Et le ciel clair offre à vos yeux Son large feu silencieux. Gens de l'hospice, entrez en danse, La vieille mort part en vacances. -Hélas! hélas! ils sont si gourds Nos dos pesants et nos pieds lourds. Nos yeux ont perdu l'habitude De voir brûler la clarté rude. Nos fronts, nos bras, nos flancs, nos reins, Sont si bien faits aux longs chagrins, Que, pour nos pauvres coeurs futiles, Le bonheur même est inutile. Hélas! hélas! ils sont si gourds Nos dos pesants et nos pieds lourds. -Dans le jardin de votre hospice, Le sol est chaud, l'air est propice. Même à l'ombre des coins obscurs, Le lierre y mord un pan de mur. Sur un rosier de cent années S'ouvrent trois roses obstinées, Et le berceau des vieux chemins Vous tend ses fleurs comme des mains. Dans le jardin de votre hospice, Le sol est chaud, l'air est propice. -Certes, on aimerait cueillir, Pour en orner ses souvenirs, Ne fut-ce qu'une simple rose Sur la branche où elle se pose; On aimerait à pas égaux, Et deux à deux, jusqu'aux berceaux, Se trimbaler pour voir encore Les phlox grandir à chaque aurore. Certes, on aimerait cueillir Quelques roses en souvenir. -Quand vous serez sous les charmilles, Poussez plus loin, passez la grille. Gagnez le champ dont les sentiers Vous sont connus et familiers. Les vieux clochers avec leurs cloches Parlent de vous de proche en proche, Et l'un d'entre eux vient de sonner Sur le bourg où vous êtes nés. Quand vous serez sous les charmilles, Poussez plus loin, passez la grille. -À voir nos toits et nos hameaux, Déjà nous oublions nos maux. Nous causerons avec les pierres Séculaires de nos chaumières, Avec les cendres du foyer, Avec l'armoire en vieux noyer, Avec les sièges qu'on rempaille, Et la Vierge de la muraille. À voir nos toits et nos hameaux, Déjà nous oublions nos maux. -Écoutez donc, voici la fête Qui fait tourner jambes et têtes. Frappant le sol d'un pied bourru, Sautent vos fils, dansent vos brus. L'orge des champs mué en bière Semble de l'or au creux des verres. Et pour trinquer comme au vieux temps, Vous les aïeux, on vous attend. Écoutez donc, voici la fête Qui fait tourner jambes et têtes. -Dites, comment danserons-nous Sans qu'on nous prenne pour des fous? C'étaient jadis d'autres étreintes Et d'autres cris autour des pintes. C'étaient jadis d'autres chansons, Que cadençaient cors et bassons. C'étaient jadis de bons vieux thèmes, Que notre coeur rythmait lui-même. Dites, comment danserons-nous, Sans qu'on nous prenne pour des fous? -Gens de l'hospice, entrez en danse, La vieille mort est en vacances. Il n'importe que le basson Scande aujourd'hui d'autres chansons. L'antique essor qui est la vie, Toujours nous mène et nous convie. Sitôt qu'un peu d'espoir nous luit, C'est notre coeur qui nous guérit. Gens de l'hospice, entrez en danse, La vieille mort est en vacances. Le Roulier. D'un geste large et régulier Vide ta pinte, Roulier. Elle contient l'eau de la Lys Et l'orge blond Et le houblon de Flandre; Vide ta pinte Joyeux et recueilli Et laisse un peu de ton pays Dans toi-même descendre. Le houblon vert et l'orge blond Pour s'exalter vers la lumière Ont pris d'abord au sol profond La bonne sève de la terre. Comme toi, roulier, Ils ne savent du monde Que les champs clairs et familiers Qui vont d'Alost jusqu'à Termonde; Ils ont aimé aux temps d'éveil La même pluie et le même soleil, Et les voici mêlés aux eaux de la rivière Qui lentement sont devenues, Pour ton grand corps rouge et charnu, La bière. D'un geste large et régulier Vide ta pinte, Roulier, Et commande avec entrain Un second verre Pour le vider Avec la saine et luisante commère Qui te l'apporte Au seuil des portes Sur un plateau d'étain. Car elle aussi, a puisé dans la terre, Dans l'air, le vent et le soleil, Et sa force robuste, et son beau sang vermeil. Le champ et ses moissons, le fleuve et ses méandres Ont exalté ses yeux profonds, Et, comme l'orge et le houblon, Elle est une belle et forte plante de Flandre. D'un geste large et régulier Vide ta pinte et songe à ton pays, Roulier. Le Mort. En contournant le presbytère Les morts d'ici s'en vont en terre. Le menuisier quitte son banc Pour voir passer les cercueils blancs. La servante de l'archiprêtre Met ses grands yeux à la fenêtre. Les quatre enfants du colporteur Cessent leur jeu dévastateur. Et près du seuil, fumant sa pipe, Se tient le vieux marchand de nippes. Le mort repose sur son dos Parmi la paille et les copeaux. Chacun l'y voit, mal à son aise, Ses os pointus heurtant la caisse. Aucun cercueil n'est sans défauts, L'un est trop bas, l'autre est trop haut. Et les porteurs qui le trimbalent Ont les épaules inégales. Au carrefour de «l'Arbre aux rats» Le vent soulève un coin du drap. Les quatre planches de la bière Ont comme peur de la lumière. On voit les clous, on voit la croix, Chacun songe: «Le mort a froid.» On sait qu'à peine une chemise Couvre sa peau rugueuse et grise, Qu'au jour tonnant du jugement Il paraîtra sans vêtements, Et plein de honte, et pauvre et blême, Et grelottant devant Dieu même. Le cortège longe les prés Et la ferme du Prieuré. Le mort, jadis, mena sa herse Parmi les champs que l'on traverse. Chaque année, en plein soleil, Il y fauchait orge et méteil. Le maigre arpent qu'il fit meilleur Contient encor de sa sueur. Son coeur avait pour habitude De se pencher sur ce sol rude, De lui parler à mots tout bas, Le soir, lorsque les bras sont las. Ses doigts étaient heureux de prendre À ce champ noir un peu de cendre, De l'emporter en sa maison Pour la sentir près des tisons, Dès que ses mains fouillaient ses poches, Toujours plus sûre, étant plus proche. Le cimetière aux buis épais Lève là-bas ses trois cyprès. Le fossoyeur, avec sa bêche, Creuse la terre ocreuse et sèche. Sa bru l'a réveillé trop tard Et le travail est en retard. Le sang lui bout dans chaque artère, À voir de loin venir la bière. Sa colère s'en prend au mort, Et pour soudain marquer le tort Que ce défunt maudit lui cause, Féroce, il crache dans la fosse. Des pas sonnent sur le talus, Se rapprochant de plus en plus. Le cimetière ouvre ses grilles À ceux qui sont de la famille. Le ciel est noir, le vent est fou, Le mort est là, devant son trou. Entre la bière et la terre orde Le fossoyeur glisse ses cordes. Avec un bruit terrible et creux Elles serrent le bois rugueux. Aucun sanglot ne fait entendre Sa douleur lourde, immense et tendre. Et dans la nuit et le néant, Immensément le mort descend. Source: http://www.poesies.net