Contes Pour Les Jours De Fête. Par François Coppée. (1842-1908) TABLE DES MATIERES TROIS CONTES DE NOËL: I LES FIANCÉS DE NOËL. II LES QUARANTE SOUS DU BARON. III LE TABLEAU D'ÉGLISE. CONTE POUR LA TOUSSAINT: UN ENTERREMENT CIVIL. UN DIMANCHE. DE L'AVENT. CONTE DE PAQUES: LES DEUX COMMUNIONS. CONTE POUR LA FÊTE-DIEU: LE BON DIEU A BORD. CONTE POUR LE QUATORZE JUILLET: UN DRAPEAU DE MOINS. LA MESSE DU PATRIOTE. POUR LES ÉTRENNES DE 1902. AU CIMETIÈRE. SENSATIONS D'ENFANCE: I AU MUSÉE DU LOUVRE. II L'INSTINCT MILITAIRE. AU SON DES CLOCHES. LES GRENADIERS A PIED DE LA VIEILLE GARDE. TROIS CONTES DE NOËL. I LES FIANCÉS DE NOËL. Désiré Muguet, dessinateur et graveur de planches anatomiques, celui qui a reproduit, au pointillé, tant de cerveaux, de poumons, de coeurs, de foies, de rates et d'intestins pour les publica- tions de Testevuide et CQ, les célèbres éditeurs d'ouvrages médicaux de la rue Antoine-Dubois, n'avait pas embrassé la carrière des arts - vous vous en doutez bien - avec l'intention préconçue de choisir cette utile, mais dégoûtante spécialité. Du temps où, jeune élève de l'École de dessin, au cours du soir, il travaillait, le fusain ou l'estompe en main, d'après l'Écorché de Houdon, il n'avait même pas eu le moindre pressentiment de sa des- tinée, devant ce terrible bonhomme montrant ses muscles à nu et décortiqué comme une orange. `Bien au contraire, cet Écorché lui était peu sym- pathique. Enfant timide et bien élevé, il trouvait que ce personnage poussait beaucoup trop loin le déshabillé. Quand, ayant fait des progrès, il fut 'autorisé par le maître à lâcher l'homme sans épiderme ni derme, et à attaquer l'Apollon du Belvédère et la Vénus pudique, il éprouva un véritable soulagement et copia avec grand plaisir ces deux divinités, qui, bien que dépourvues de -draperies flottantes et de feuilles de vigne, avaient au moins la décence de garder leur peau. Comme tant d'autres, dans sa jeunesse d'artiste, Désiré avait rêvé la gloire. Mais, de ces rêves-là, au prix où est le beurre, il faut en rabattre. J'ai connu autrefois, au fond d'un petit café des Bati- gnolles, un poète qui haussait les épaules quand on prononçait devant lui le nom de Victor Hugo, et qui, maintenant, gagne ses quarante sous par jour en composant chaque matin, devant son miroir à barbe, un distique-réclame qui préconise un savon. Et il n'est pas à plaindre. C'est un très beau prix; un franc la ligne. Seulement; le « lanceur » du savon n'accepte que deux vers par jour, pas davantage, à cause du tarif très élevé de la publi- cité dans les journaux_ Une fois, le malheureux poète, ayant. risqué un quatrain, faillit être cassé aux gages. Désiré Muguet, qui. avait donné des espérances dans son printemps, et qu'on avait pris très au sérieux, un moment, à l'École des Beaux-Arts, n'aurait pas demandé mieux, lui. aussi,. parbleu! que. de vendre sa peinture, comme feu. Meissonier, à trois ou quatre mille francs le centimètre carré. Mais voilà! Admis en loge, à vingt-neuf ans - la limite. d'àge, - il avait raté son prix de. Rome.. Un beau sujet, pourtant : 'Thémistocle implorant l'hos- pitalité d'Admète, roi des Molosses. Sa composition était bonne; seulement quelle faute! il avait oublié les chiens, les chiens:molosses ! Le jury en conclut qu'il. manquait d'imagination et lui préféra Pétraz, qui pour avoir pensé ce jour-là aux fameux chiens -iafait un chemin superbe, avec les grosses commandes,. l'Institut, une brochette de décorations, toutes les herbes de la Saint- Jean, et brosse aujourd'hui les portraits de nos plus illustres contemporains, tous si blafards sur un fond si ténébreux qu'il semble qu'on les a peints avec de l'amidon au fond d'une cave. « Pas de chance! » Telle est la devise que Désiré Muguet aurait pu faire imprimer, en carac- tères noirs et glacés, sur son papier à lettres, si le pauvre diable ne s'était contenté, pour sa rare correspondancè, du cahier de deux sous acheté chez l'épicier d'en face. Il avait eu cependant, le brave garçon, en venant au monde, un très grand bonheur, le plus grand même, à mon humble avis. Son père et sa mère étaient d'honnêtes gens... Qu'est-ce que vous dites ? Que c'est ordinaire, banal? Pas tant que vous croyez. Et ne souriez pas, vous, là-bas, le matérialiste ! Il y a assez longtemps que vous nous assommez avec vos lois de l'hérédité. Pourquoi n'admettriez-vous pas que l'amour du bien se transmet comme la goutte et qu'on peut être à la fois, par atavisme, arthritique et vertueux? Je ne défends pas plus que cela ma théorie; elle n'est pas infaillible. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que Désiré tenait des auteurs de ses jours une conscience d'une bonne et solide étoffe, tissue d'honneur et de bonté, - quelque chose d'inusable, tout laine, qui devait lui tenir chaud au coeur pendant toute sa vie. Le père de Désiré Muguet, ancien soldat, exerçait la modeste, mais très respectable profes- sion de garçon de recette dans une maison de banque. Existe-t-il un rapport naturel entre la probité scrupuleuse, d'une part, et, d'autre part, les habits de drap gris bleu à larges basques et les chapeaux à deux cornes? C'est probable. Car vous pouvez confier un portefeuille gonflé de billets de mille francs à tout homme ainsi vêtu et coiffé, bien qu'il n'ait, en général, pour ses voluptés particulières, que très peu de sous dans son porte- monnaie, et vous pouvez le laisser courir, du matin au soir, parmi toutes les tentations de Paris, sans que jamais - ou, du moins, l'accident est extrê- mement rare - l'homme en drap gris bleu ait l'idée de filer sur Bruxelles par le rapide. Preuve consolante, en somme, que les fils d'Adam sont beaucoup moins canailles qu'on veut bien dire. Quant au père Muguet, c'était le modèle des garçons de banque et, de plus, une si bonne pâte de mari et de père de famille qu'il supprima héroïquement son tabac, quand il vit sa femme, excellente ouvrière en lingerie, travailler jusqu'à minuit et se perdre les yeux sous la lampe pour parer au surcroît de dépense causé par la naissance de leur petit Désiré. Cette maman, bien qu'elle ne fût qu'une humble ouvrière, avait transmis à son fils une extrême sensibilité, une façon délicate, disons le mot, aris- tocratique, de sentir et de penser. De telles natures de femmes ne sont pas rares dans le petit peuple de Paris. Celle-ci fut bien heureuse, quand son garçon manifesta de remarquables dispositions pour le dessin. « Il sera peut-être un grand artiste!... ) dit-elle alors au père Muguet, un peu inquiété par la vocation de l'enfant, mais tout fier, néanmoins, quand le petit lui offrait, pour le jour de sa fête, deux pages de nez et d'oreilles, et un Vitellius aux deux crayons, d'après la bosse. Le pauvre ménage s'imposa toutes sortes de privations pour que Désiré fît ses études artis- tiques, et cela pendant de longues années. La moustache du père devint toute grise et des rides se creusèrent sur le fin visage de la maman, cepen- dant que Désiré restait un simple rapin et ne gagnait pas sa vie. L'honnête garçon en souffrait, se reprochait d'obliger ses parents à cette vie de sacrifices. Vingt fois il leur proposa de renoncer à. ses espérances, de « faire du métier ». Mais les bonnes gens. refusaient courageusement, ayant confiance dans l'avenir de leur fils, trompés par ses succès d'école. Naturellement modeste, Désiré douta de lui- même assez vite. La vérité, c'est qu'il n'avait pas le moindre génie. Rien d'original. Tout au plus aurait-il pu parvenir,, à la longue, avec beaucoup d'effort et de volonté, à acquérir un petit talent bien sage, à faire, par exemple, de bons et cons - ciencieux portraits. Mais, comme son dessin était irréprochablement correct, son maître, un élève d'Ingr es; surnommé par la rapinaille le « Colonel des Pompiers », citait sans cesse Désiré en exemple aux camarades. Il n'était nullement. grisé par ces éloges, en rougissait presque. Ils lui donnaient pourtant quelques: illusions, l'attardaient, le figeaient dans les médiocres triomphes du fort en thème, dans les satisfactions du bon élève, con- tenté par une place honorable au concours, une médaille d'encouragement, le « très bien » du professeur. Il n'était pas absolument à charge à sa famille, .. et, plein de bonne volonté, il cherchait sans cesse, et trouvait par-ci, par-là, une besogne mal payée, un portrait, quelques leçons. Il essaya aussi de travailler pour les journaux illustrés, n'y réussit guère, manquant de facilité, incapable d'impro- viser vivement un croquis. Lugubre jeunesse, après tout. Fils exemplaire, il voyait vieillir dans la gêne, à cause de lui, des parents bien aimés, s'abstenait, par devoir, de tout plaisir, de toute distraction, et se demandait par- fois, avec un grand frisson, s'il n'avait pas manqué sa vie et ce qu'il allait devenir. Une catastrophe lui donna la réponse. Son père mourut subitement, -et sa mère, atteinte d'une maladie d'yeux qui la rendit en quelques mois presque aveugle, dut abandonner tout travail. Désiré avait alors trente ans et venait justement de manquer son prix de Rome pour avoir oublié les chiens du roi des Molosses. C'était tous les malheurs à la fois. Mais l'adversité donne un fameux coup de fouet aux gens qui ont le coeur à sa place. Désiré renonça tout de suite à ses ambitions d'artiste, à ses rêves de gloire, qui, d'ailleurs, avouons-le, ne l'étouffaient point. Avant tout, il fallait s'occuper de la maman, n'est-ce pas? faire n'importe quoi, gagner sa journée comme un ouvrier. Déjà on lui avait proposé de dessiner et de graver - il maniait un peu le burin - des planches anatomiques. Ici, son mérite de dessina- teur exact devenait précieux. Il accepta donc l'offre de Testevuide et Ce. Le pauvre Désiré Muguet, qui portait un nom de fleur, qui avait une âme de fleur, et qui jadis pensait s'évanouir, à la vue du sang, quand il se coupait le pouce en taillant son fusain, surmonta bravement sa répu- gnance, alla tous les jours aux amphithéâtres, s'installa, le carton sur les genoux, près des tables de dissection, et copia, d'après nature, toute cette triperie. C'était horrible; mais maintenant Désiré gagnait ses douze ou quinze francs par jour. De huit à onze heures, il était dans les charniers scienti- fiques, devant un coeur crevé par l'anévrisme, un estomac rongé d'un cancer ou une paire de. poumons criblés de tubercules. Il pignochait son dessin, consciencieusement, minutieusement, comme jadis, au Musée des Antiques, quand il dessinait la Polymnie ou le Discobole. Puis, de retour chez lui, rue de La Harpe, dans le petit logement, au quatrième étage, le pauvre garçon,. après déjeuner, courbé sur sa planche de cuivre, devant son transparent de papier, gravait jusqu'au soir un autre coeur hypertrophié., un autre estomac cancéreux, une autre paire de poumons de phti- sique. Pour être gai, non, ce n'était pas gai ! Mais il y avait du charbon dans le poêle, du pain dans le buffet; un pot-au-feu bouillait tout doucement sur le fourneau de la cuisine; et, près du fils labo- rieux et dévoué, assise dans le vieux fauteuil, la maman aux yeux malades et protégés par un abat-jour vert, tricotait paisiblement un bas de laine. Le sentiment du devoir accompli avait-il tué, dans l'esprit de Désiré Muguet, tout regret du passé? Pas tout à fait, il faut le dire. Car, en aban- donnant le grand art et en s'établissant portraitiste de viscères et d'entrailles, il n'avait pas renoncé seulement à ses petits succès de l'École des Beaux- Arts et aux compliments périodiques du « Colonel des Pompiers »; il avait dû encore - et c'était bien plus douloureux - s'arracher du coeur un amour naissant. C'était au Louvre qu'il avait fait la connaissance de mademoiselle Clara, une pauvre artiste comme lui, qui vivait de copies et de leçons, avec un vieux père paralytique, ancien employé aux Finances, qui grignotait une chétive pension de retraite dans un rez-de-chaussée à jardinet; tout au fond de Neuilly. Quand Désiré Muguet s'était aperçu que mademoiselle Clara, avait de jolis yeux, elle avait installé son chevalet devant la Femme hydropique. Mais il était si timide qu'elle put achever de repro- duire oh! très imparfaitement! - le chef- d'oeuvre de Gérard Dow, avant que le rapin osât lui adresser la parole; et elle avait déjà préparé au bitume, sur une toile neuve, la Mise au tombeau du Titien., quand Désiré, sous prétexte de lui emprunter un tube de vert Véronèse, lia conversa- tion avec la jeune fille. Leur idylle fut lente, et. elle eut toujours pour fond de décor un tableau illustre. Ils se dirent qu'ils s'aimaient devant le Buisson de Ruysdaël; il lui fit accepter une petite bague de fiançailles en présence de la Joconde; et Clara venait à peine d'entreprendre une Cruche cassée, d'après Greuze, lorsque Désiré lui annonça le désastre qui l'accablait, la mort du père Muguet, la maladie d'yeux de la maman, et qu'ils durent s'avouer l'un et l'autre qu'ils étaient trop pauvres et qu'ils avaient trop de charges pour se marier. Ils s'étaient alors dit adieu, les honnêtes enfants, en évitant de se regarder dans les yeux pour ne pas voir leurs larmes; et dix ans avaient passé depuis lors sans que Désiré oubliât la gentille copiste dont il n'avait pourtant que de vagues nou- velles, sachant seulement qu'elle avait perdu son père et qu'elle était . maintenant maîtresse de dessin dans des pensionnats de jeunes demoiselles. Enfin, à toutes les tristesses de la vie de Désiré, vint s'ajouter un chagrin ridicule. Bien qu'il eût à peine quarante ans, sa barbe se mit à blanchir. Si elle avait blanchi comme les autres barbes, il n'y aurait même pas fait attention. Mais, par un sin- gulier phénomène, elle ne devint blanche que d'un seul côté, du côté gauche, - celui du coeur, - de telle sorte qu'avec sa barbe mi-partie, pareille au maillot d'un personnage du xve siècle, le malheu- reux ressemblait à la réclame d'un parfumeur, inventeur d'une eau ou d'une pommade pour se teindre. Désiré. qui, par économie, faisait durer trois ans ses feutres et ses vestons, Désiré qui, en se regardant dans la glace, n'avait jamais trouvé le moindre agrément à son chétif et mélancolique visage, était sans prétention aucune. Mais cette singularité physique, qui lui donnait deux profils, - à droite, celui d'un jeune homme, à gauche, celui d'un vieillard - l'impatientait. Il avait un peu la sensation d'être un monstre. Tout le monde le regardait dans les rues; il en était énervé, et il se surprenait à souhaiter de nouveaux soucis qui lui blanchiraient enfin le reste de la barbe. Cependant, peu à peu, son. existence s'arran- geait. On était très content de lui chez Testevuide et Ce. Ses dernières planches - un sarcome du rein et un lupus vorax de la face - lui avaient valu les compliments de l'éditeur. Il possédait mainte- nant une petite épargne, pouvait accorder quel- ques douceurs à sa chère vieille femme de mère, dont les yeux n'allaient pas plus mal. Mais quelle triste vie, tout de même ! Aussi, ce soir-là, veille de Noël, dans le logement de la rue de La Harpe où il demeurait depuis vingt ans, après être resté jusqu'à onze heures penché sous l'abat-jour à graver un cerveau d'aliéné, Désiré se tourna vers la maman, qui sommeillait devant le poêle, et, la sachant très pieuse et un peu friande, il lui dit : « Si tu t'en sens le courage, maman, je vais te conduire à Saint-Séverin, à la messe de minuit... Et en revenant, - tu sais, les charcutiers ne ferment pas, ce soir, - eh bien, nous achèterons quelque chose de truffé et nous ferons un petit réveillon. Mais le bonne femme n'était guère en train, n'osait pas sortir. « Vas-y tout seul, mon bon Désiré. Tu. prieras pour nous deux et je lirai la messe devant le feu en attendant ton retour... Et rapporte, tout de même, un peu de. galantine et un sac de mar- rons. » Et comme, avant de sortir, il la baisait au front. elle l'embrassa et l'attira sur son coeur. « Mon pauvre enfant, murmura-t-elle, Noël de- vrait pourtant te donner un peu de bonheur!... L'affreux temps ! Un froid noir, humide, péné- trant. De gros flocons de. neige tombaient et se fondaient en boue sur le pavé. Mais, dans les ruelles moyenâgeuses qui. serpentent autour de la vieille église, plus d'une boutique flambait, à cause du réveillon, et le quartier avait un air de fête. Des ménagères circulaient vivement, le panier sous le bras, entraient chez l'épicier et chez le rôtisseur. A la porte des cabarets, où l'on enten- dait chanter, il y avait des éboulements de coquilles d'huîtres. Et, dans son bon coeur, Désiré se réjouis- sait de la joie des pauvres. Mais une grande fille aux yeux effrontés, en cha- peau à panache, qui passait au bras d'un étudiant, dévisagea le dessinateur. « Tiens ! celui-là ! cria-t-elle en éclatant de rire. - Pourquoi n'a-t-il neigé que sur un côté de sa barbe? » Et, soudain attristé par le souvenir de sa bizar- rerie physique, Désiré Muguet. entra dans Saint- Séverin. L'église, - un des bijoux gothiques du vieux Paris, - était grouillante de foule populaire, et d'innombrables cierges la criblaient de gouttes d'or. Tandis qu'au fond du choeur radieux, dans un nuage parfumé d'encens, éclatait l'allégresse du Venite, adoremus, Désiré Muguet, debout auprès d'un pilier, dans un des bas côtés, essaya de se rappeler une prière. Car, si, depuis longtemps, il ne pratiquait plus, ce naïf et ce résigné conser- vait toujours. cependant un peu de: foi et d'espé- rance. Alors, il se rappela les paroles de sa mère. Oui, Noël, devrait bien lui apporter une bonne surprise, quelque chose comme le cornet de bonbons qu'il trouvait; le matin, dans son sou- lier, quand il était petit. Est-ce que, vraiment, il était destiné à vieillir et à mourir sans, avoir connu autre chose de la vie que le travail et le devoir? Il n'était pas exigeant, non ; il savait que la plupart des mortels reçoivent moins d'alouettes tombant toutes rôties dans la bouche que de tuiles tom- bant sur la tête. Mais, franchement, en fait de féli- cités, on lui en avait fait la portion trop congrue, et le bon Dieu était son débiteur. Il n'avait rien eu, rien, - pas même un peu d'amour. - Et voilà qu'il se rappelait mademoi- selle Clara, et leur pauvre petit roman à tous les deux, devant les chefs-d'oeuvre du Louvre, et le jour où, tout palpitant, dans le salon des Sept- Cheminées etsous l'ceil sévère du Cuirassier blessé, de Géricault, il avait glissé le premier billet doux dans la boîte à couleurs de la jeune fille. Hélas! après l'aveu, après le don de l'anneau de fian- çailles, il leur avait fallu renoncer à leurs tendres projets, à cause de leurs devoirs de famille. Et, plus tard, quand Désiré, surpris tout en larmes par sa mère, lui avait avoué son sacrifice, la bonne femme avait pleuré, elle aussi, mais elle avait dit : « Après tout, mon pauvre enfant, tu as bien fait. Ce n'était pas raisonnable. Qu'avait-elle pu devenir, la gentille Clara? Un jour, il avait appris qu'elle était orpheline, qu'elle donnait toujours des leçons de dessin, courant le cachet par les boues de Paris. Ah ! elle devait en avoir, de son côté, de la misère. Pauvre fille ! Elle avait eu un sentiment pour lui, tout de même, - il en était bien sûr, - et, sur ses instances, par amitié, au moment de la séparation, elle avait gardé son anneau, un méchant cercle d'or de douze francs, acheté par lui - il s'en souvenait encore - chez un petit bijoutier juif de la rue Rambuteau. Cette bouffée de souvenirs navre le pauvre Désiré. Il sort de l'église, entre chez le charcutier, s'y fait couper une tranche de galantine, achète ensuite à l'Auvergnat du coin une livre de marrons chauds à brûler la poche, et remonte ses quatre étages. Mais que se passe-t-il donc chez lui ? La porte est entr'ouverte et il entend deux voix de femmes, et comme des sanglots. A une heure du matin !... Grand Dieu! Un accident est arrivé ! La mère est malade, peut-être !... Bien vite, il rentre, et s'arrête stupéfait. Dans le vieux fauteuil est assise une femme très pâle, en haillons noirs, et à ses genoux, sur ua tabouret, la maman Muguet tient les mains de la pauvresse, comme pour les réchauffer. Mais: est-ce un rêve? I la reconnaît maintenant, la malheu- reuse créature ! Ces traits amaigris, mais si. purs, ces yeux si creux, mais si doux,. ce sont les traits, ce sont les yeux de Glara,°qu'il n'a pas revus depuis dix ans, mais qu'il n'a jamais oubliés ! Désiré pousse un grand cri : «' Clara ... » Mais déjà la mère Muguet s'est relevée, a mis ses deux mains sur les épaules de son fils : « Oui, Clara, ta pauvre Clara, -- lui dit la brave femme d'une voix tremblante,- ta Clara, qui vient de. me raconter: sa vie, sa vie de coura- geuse et honnête_ fille... Clara qui'.a perdu son père il y a deux. ans, qui a vainement tâché de gagner son pain en donnant des leçons, qui a souf- fert la pire pauvreté, qui, depuis trois jours... oh ! cela fend le coeur.! couchait: à l'asile de nuit, et qui, n'y étant plus reçue ce soir, - tu sais, on ne vous y garde que trois jours, - a failli se jeter à la Seine!... Clara qui, désespérée, a eu pourtant une bonne inspiration, s'est rappelé que c'était, ce soir, Noël, le jour où est_ né le:r_Dieu de charité, et est venue demander secours à la _ maman de son ancien amoureux, à la vieille femme qui, sans le savoir ni le vouloir, vous avait séparés,. mes pauvres enfants l... N'est-ce pas, Désiré, qu'elle est maintenant chez elle, et que. nous allons la bien soigner, la chérie, et que,' dès cette nuit, elle partagera mon lit, après avoir soupé avec nous ?... » Ah!. Désiré ne sait plus où il est. La voilà, la surprise de-Noël ! Il embrasse sa mère et tombe aux pieds de Clara, lui prend la main,- la couvre de larmes... et, soudain, il y voit briller un anneau. Bouleversé d'émotion, il lève les yeux vers sa triste amie. Alors celle-ci, essayant de 'sourire,. - oh! le lamentable . sourire qui montre les dents ! murmura d'une voix faible «Oui... Je serais morte de faim plutôt que de m'en séparer. » Inutile de vous dire que Désiré ne dormit pas une minute pendant le reste de cette nuit de Noël, en songeant à la pauvre Clara qui était là, derrière la cloison, : sur le même oreiller que la vieille maman. Oh! comme il était content d'avoir quinze cents francs à la caisse d'épargne et trois louis dans la tirelire ! Voilà de quoi payer la noce,. dès que Clara se serait un peu.refait des joues. Et après ?... Eh bien, après, il travaillerait pour trois, voilà tout. Depuis quelque temps, c'était à peine s'il suffisait aux commandes de Testevuide. Ah ! l'on pourrait maintenant montrer à Désiré des cerveaux, des poumons, des coeurs, des foies, des rates et des intestins! Et dévorés par des maladies abominables, encore! Il vous en dessinerait et vous en graverait tant que vous voudriez, et il ne ferait même plus la grimace devant les tables de dissection, à l'École pratique ! Heureux Désiré ! Noël tenait à le combler, déci- dément. Car, le lendemain matin, se regardant au miroir, avant de se débarbouiller, il vit que le côté droit de sa barbe avait blanchi pendant cette nuit d'émotion; et quand reparut, donnant le bras à la maman, Clara déjà bien reposée, pas trop changée, pas trop vieillie, en vérité, et presque pareille à la Clara d'autrefois, malgré tant de misère, il put lui:présenter un visage qui ne res- semblait plus à l'enseigne d'un fabricant de tein- tures, un bon et cordial visage à barbe blanche, mais où brillaient des yeux pleins de jeunesse et d'amour. Décembre 1894. II LES QUARANTE SOUS DU BARON. A l'occasion de Noël, l'hiver étant très rigoureux et les journaux socialistes redoublant de déclama-, tions contre les riches, le baron Mufelbach donna cent mille francs aux pauvres de Paris. Cent mille francs ! Évidemment, c'est un chiffre; et il ne faut pas oublier que le baron est l'homme le plus « tapé » de France. Cependant, ne vous exaltez pas trop vite, s'il vous plaît, sur sa générosité; car la fortune du baron est énorme, scandaleuse, obscène. Son père ne lui a laissé qu'une misérable cinquantaine de millions, ce qui, jadis, arracha au vieux Rothschild ce cri du cour : « Ce pauvre Mufelbach! Je le croyais plus à son aise. » Mais nous sommes autorisés à sup- poser que la mère du Mufelbach actuel avait eu un « regard » du chiffre , pendant 'sa grossesse, 'en consultant la table de Pythagore, puisque son fils, unique héritier du nom et de la célèbre maison de banque, a quadruplé rapidement son patri- moine. La destinée du baron Mufelbach est, d'ailleurs, peu enviable. D'abord il n'a pas de santé. Propriétaire d'un des plus illustres « châteaux » du Médoc, il ne peut boire que du lait coupé d'eau de Vichy et, s'il a l'imprudence, à dîner, .de redemander des filets de: soles, il est sûr de son: affaire le voilà tatoué et dévoré d'eczéma pour quinze jours., Vous auriez pitié de lui, je vous assure, si vous pouviez surprendre son, regard. d'envie, quand, le front contre la vitre, dans son magnifique cabinet, il voit, chez le marchand de vins: d'en face; les cochers da fiacre de la station ï dévorer des platées de boeuf aux choux et s'enfiler des .litres. Le baron n'a pas, non plus, 'une existence sen- timentale bien heureuse. Sa femme une Anglaise, qu'il avait épousée presque par inclina- tion, -cinq millions de dot à peine, une paille ! - a été estropiée par sa première couche et, après avoir langui. très longtemps sur sa, chaise longue, l'a laissé veuf_. quarante ans.; avec un: grand flan- drin de fils, à.moitié idiot, la joue gauche : salie par une tache :de vin, et qui: vient d'être réformé au conseil de revision;après une inquiétante gri- mace du major. De tempérament peu. libertin, le- baron n'a pourtant- jamais pu se fixer, comme il l'eût désiré, auprès d'une maîtresse, car les femmes les plus: désintéressées devenaient aussitôt, par le seul fait qu'il les connaissait, d'une cupidité répugnante.: Aujourd'hui, vieillissant, il s'abstient presque :tout à fait, le dégoût, chez lui, âyant. tué le désir. Ce n'est: pas un méchant homme, non, c'est un insensible. Très sollicité, très exploité même, il se laisse faire. Il donne beaucoup, mais avec indiffé- rence, sans plaisir, sans regret non plus, certain qu'il est de ne jamais tarir sa caisse inépuisable. Juif sédentaire, il estpareil-au Jui Errant, lequel avait toujours: cinq sous; mais avec cet avantage sur Ahasvérusqueue ne :sont pas des sous, mais des millions que le baron trouve au .fond de sa poche, et avec : de l'excédent encore; quand: la liquidation a été bonne; Le -baron : gagne sans -cesse. de d'argent,. sans effort, malgré lui,. pour ainsi dire, par cette unique raison qu'il en a toujours eu beaucoup, qu'il en a maintenant encore plus et qu'il en aura, dans l'avenir, toujours davantage. Il trouve tout naturel d'attirer l'or, comme l'aimant attire le fer, par la seule puissance du capital. Il a lu les économistes, et ces graves farceurs lui ont appris que l'argent n'était pas autre chose que de l'intelligence et du travail accumulés. Modeste au fond de l'âme, le baron n'est pas bien persuadé que, parce qu'il est un des plus riches personnages de l'Europe, il doit en être aussi, par conséquent, l'un des plus intel- ligents et des plus laborieux. Mais en somme, cela lui semble normal et légitime que les banknotes et les napoléons se multiplient et pullulent comme des lapins dans un clapier. Vous l'étonneriez beaucoup en lui disant qu'il y a, dans le spectacle d'une fortune aussi monstrueuse que la sienne, quelque chose d'indécent et d'immoral. Cependant, il n'est pas une bête; il sait que l'envie existe et qu'il faut s'en méfier. Aussi, l'autre matin, après avoir lu les feuilles, le coude dans l'oreiller, en attendant le résultat du verre d'Huniady-Janos que son médecin lui inflige une fois par semaine, et après avoir eu, devant tant de prophéties révolutionnaires, la vision d'une bande de furieux violant son coffre-fort, envahissant son hôtel, brisant les glaces, crevant les tableaux et emportant sa tête au bout d'une pique, le baron a pensé que le moment était opportun de jeter un gâteau de miel dans la gueule aboyante du socia- lisme; et il a envoyé - comme il le fait de temps à autre - son paquet de billets de mille francs à l'Assistance publique, se réservant d'ailleurs, pour boucher le trou, de faire un bon coup, qu'il médite depuis quelque temps, sur les « Jambons de Chicago ». Encore une fois, cent mille francs, c'est une grosse somme, et M. Mufelbach n'est pas mécon- tent de l'effet produit. Bien entendu, les journaux hostiles n'ont pas soufflé mot de sa libéralité; mais elle a été enregistrée par les organes officieux et mondains, en termes discrètement émus, sans trop de « musique », comme il convenait enfin pour faire plaisir à un abonné de la Revue des Deux-Mondes et du Journal des Débats, ne goû- tant, dans ses lectures, que le style sobre et le tour d'esprit centre-gauche. Or, ce matin, veille de Noël, le baron s'est réveillé tout marmiteux. Son foie lui pèse, il a l'estomac un peu barbouillé, et il vient de constater, en tirant. sa langue devant son miroir à barbe, qu'elle est singulièrement jaune. Faites donc une bonne action, pour être ainsi travaillé par la Ille ! N' est-ce pas décourageant? Pourtant, il s'installe à son bureau,_ devant un chef-d'oeuvre de Rembrandt, qu'il a payé les yeux de la tête, et qui ne l'intéresse pas: du tout, -- car il est incapable de sentir. l'intime et profonde poésie du portrait de cette vieille :Hollandaise, où se révèle toute une. existence, toute une société, tout un milieu, et qui vous confie, en quelque sorte, à quelle :heure cette dame disait sa prière, et à quelles époques de l'année elle faisait. sa lessive; et,. tout de suite, voici qu'on annonce au baron la visite d'un. gros bonnet quis lui apporte les remerciements de l'administration pour son don généreux.;. C'est un ancien: beau. qui_ poitrine, avec..quel- ques toiles d'araignée dans sa barbe noire en pointe, la patte d'oie du :viveur au coin des yeux,. et boutonné dès: le matin dans: la rigide redingote des modèles de Bonnat.. . Devant . ce superbe : exemplaire de l'espèce humaine, le richissime financier, chétif et rata- tiné dans son- fauteuil, avec- sa tête à migraine, son crâne dégarni, son teint cireux et ses sales petits favoris de portier, a tout simplement l'aspect d'un pauvre vieux qui vient de faire faillite. Soudain, une curiosité est venue au baron. Il. interrompt, d'un humble geste de la main, les félicitations enguirlandées du beau parleur. Un renseignement, monsieur., s'il vous plaît... Cent mille francs, combien cela fait-il par pauvre?... » Évidemment, la question trouble un peu le magnifique fonctionnaire. Il rougit légèrement, ayant honte par avance de la réponse. « Mais, monsieur le baron... Nous avons, à: Paris... oui, inscrits dans les bureaux de bienfai- sance... à peu près... cinquante mille indigents... C'est donc deux francs par tête que nous leur avons distribués.: - Deux francs », répète l'homrne aux millions, sans, que rien, dans sa voix ou dans : sa physio- nomie,permette :de soupçonner qu'il._ trouve que c'est trop ou pas assez.. Puis il ajoute, toujours impassible : « Cinquante mille indigents, connus et secourus - comme tels... Malgré les caisses . d'épargne, les Sociétés de secours mutuels, tant d'institutions de prévoyance... Cinquante mille... c'est beau- coup, en vérité. - Vous avez mis le doigt sur la plaie, mon- sieur le baron, s'écrie alors le bel administrateur. L'imprévoyance ! L'insouciance incorrigible du peuple! C'est là tout le secret de la misère... » Et il pérorerait, si le financier, qui sait son anti- chambre encombrée et qui ménage ses minutes, ne se levait, en signe de congé. Selon le conseil de son médecin et dans l'in- térêt de sa digestion, le baron Mufelbach sortait à pied, chaque après-midi, et marchait pendant une heure. Ce jour-là, comme d'habitude, il s'en alla donc au hasard des rues, frileux sous sa pelisse, dans la brume de décembre. Son ordinaire tristesse redoublait. « Deux francs!. murmurait-il à chaque instant avec une grimace d'ironie. Une goutte d'eau dans la mer! Voilà tout ce que cela produisait, sa royale aumône. Il ne s'étonnait plus, à présent, de n'avoir éprouvé aucune joie à la donner. Cent mille francs aux pauvres de Paris, - apprenez ceci, messieurs les philanthropes, qui avez toujours de la charité plein la bouche, - cela fait quarante sous par tête, c'est-à-dire rien du tout! Quel soulagement veut-on que deux francs apportent à un malheureux? Convenez que c'est dérisoire. Et notez qu'il n'y a peut-être pas à Paris vingt' personnes en état de donner une somme de cent mille francs, en admettant qu'elles soient disposées -à le faire. Est-ce avec vingt fois quarante sous par indigent qu'on éteindra le pau- périsme, qu'on fera faire un pas à la question sociale? Et, riant tout bas, avec amertune, le baron trottine dans l'épais brouillard. Le voici arrivé dans un faubourg populaire, où flamboient les boutiques parées pour Noël. A l'étal des bouchers, les aloyaux sont piqués d'une rose artificielle dans un cornet de clinquant; devant les épiceries, on est aveuglé par l'éclat des boîtes de sardines. Et les baraques en bois blanc des marchands de jouets, le long des trottoirs! Que de chiffons éblouissants! Que de papier dorél Gêné dans sa course hygiénique par la foule toujours plustl;;dense, le baron Mufelbach marche lentement, maintenant, derrière deux pauvres femmes : l'une très vieille, en haillons, toute cassée; l'autre, guère mieux vêtue, mais plus jeune - la quarantaine - se tenant droite, avec une fillette de- cinq ou: six ans qui s'accroche à ses jupons. Et. le baron,- sans le vouloir, entend ce bout d"entretien : « C'est-y vrai, mère' Jules, qu'on vous a donné ce_ matin quarante sous au bureau de bienfai- sance? - Mais oui, marne Fournier... Paraît que c'est un homme très charitable... On nous a dit son nom, mais je: ne me rappelle-plus... Un noble, un « monsieur de », enfin, qui a donné des mille et des cents. - Et qu'est-ce que vous -allez en faire de vos quarante sous,, sans indiscrétion, ma pauvre mère Jules? Pardine! je vais m'acheter un peu de sucre et de café.... car j'en suis lasse, vous-savez, de la soupe des fourneaux économiques... Et chez vous, marne Fournier, êtes-vous plus tranquille? Votre homme devient-il plus raisonnable? Ne m'en parlez pas... Le dernier samedi de paye, il a encore tiré une bordée, - et je n'ai; pas eu le tiers: de sa quinzaine... Sans le Mont-de- Piété et le crédit chez le boulanger, je ne,sais pas comment je ;m'en tirerais -jusqu'à -la fin du mois. » Le baron écoute distraitement cette conversa- tion. Elle est, en somme, très banale. La misère? oui, c'est fort. triste. Mais qu'y faire? On jetterait, sans le combler, des millions dans ce puits des Danaïdes. Enfin, :avec- ses deux francs, la vieille prendra son café pendant quelques matins. C'est toujours, cela. Mais voilà que la petite fille tire sa maman devant une boutique de joujoux : « Oh! les belles poupées! » La mère cherche à entraîner l'enfant, essaye de faire la grosse voix. « Allons, viens, Marguerite.... Tu sais bien que, cette année, je ne peux rien te donner pour ton Noël. » Mais la mère Jules a fait halte, elle aussi.. Elle regarde, tour à tour, les yeux de convoitise de la gamine, les yeux de chagrin de la maman; et, avec un sourire si bon, si humble, qui flotte sur sa bouche édentée, elle dit, d'une voix presque craintive : « Dites donc, marne Fournier...:En- voilà une bien belle,+ celle avec la robe- jaune.... Elle coûte justement: quarantez sous... Laissez-moi l'offrir à Marguerite...-Vous avez eu. tant de bonté pour moi... Depuis le commencement de l'hiver, qui est-ce qui m'a fourni de braise pour ma chauffe- rette... Je me passerai de douceurs, voilà tout... ou plutôt non... Vous m'inviterez à prendre le café avec vous, quand vous pourrez... » Ah! c'est un peu fort, par exemple, et le baron reste d'abord suffoqué. La voilà bien, la folle imprévoyance des misérables, dont parlait tantôt le bel homme de l'administration. Il semble à M. de Mufelbach qu'il vient d'acheter pour cent mille francs de poupées!... Mais, quand le groupe des femmes s'est perdu dans la foule, la petite fille marchant la première et serrant dans ses bras la belle dame de carton en robe jaune, l'homme aux millions, qui n'est, en définitive, ni mauvais, ni stupide, réfléchit un peu et tombe dans un abîme de mélancolie. Il se rappelle l'air enchanté de la vieille quand elle a acheté la poupée; il comprend qu'elle a eu une grande joie à dépenser sa pièce blanche, tandis que lui n'en a éprouvé aucune à donner sa grosse liasse de billets bleus. Sa riche aumône, sèche- ment faite, par tenue, par vague sentiment du devoir, un peu par peur aussi, lui paraît mainte- nant bien mesquine; et dans le cerveau embrumé de chiffres du marchand d'or, cette vérité se dégage confusément qu'un bienfait est peu de chose qui ne coûte pas un sacrifice, et que - par la mystérieuse loi des compensations qui rend tolérables les misères humaines - c'est pour les pauvres seulement que la charité est un plaisir. Décembre 1896. III LE TABLEAU D'ÉGLISE. Quelqu'un de bien étonné, si on lui avait prédit naguère qu'il peindrait un tableau d'église, c'eût été Georges Clémentz. Vous savez bien, le beau Georges - hors concours, décoré, membre du jury, etc. - le portraitiste à la mode des belles madames et du monde officiel. Au vernissage, vous allez tout de suite, d'instinct, voir ses deux envois habituels : la femme d'un millionnaire-sterling en toilette à tout casser, et un politicien quelconque - presque toujours un ministre - ayant l'air d'un marchand de vins au détail, qui a mis sa redingote des dimanches pour le mariage de sa « demoiselle ». Georges Clémentz ! Vous ne connaissez que lui, aux « premières ), ce solide gars de Dunkerque, qui a profité de son teint de sanguin et de sa barbe blonde pour se faire une tête à la Rubens. Un arriviste, soit, ayant eu une chance énorme, mais très bon enfant, et beaucoup de talent, après tout. Convenez-en, il ne vous serait jamais venu à l'idée que cet habile garçon, très lancé dans la haute banque et dans l'état-major du « bloc », que ce malin, qui adopta, dès qu'il le put, la spé- cialité nourrissante du portràit, que ce roublard, qui décrochera la rosette au prochain Salon, en exposant la sale tête d'un des pires caïmans du Sénat, insatiable mangeur de curés, exécuterait un jour, sur une toile de trois mètres de haut sur cinq de large, une Adoration des Bergers. La chose est certaine, pourtant, et voici com- ment elle arriva. Il y a dix-huit mois, Georges Clémentz perdit sa mère. C'était la veuve d'un capitaine au long cours, une petite vieille, toujours en noir, très dévote, à qui son Georges servait une pension, et qu'il venait embrasser tous les ans, car elle n'avait pas voulu quitter Dunkerque, ni l'étroit logement, d'où elle voyait les navires dans le port et où elle lisait sa Journée du Chrétien, ayant devant elle, accrochés à la muraille, la photographie de son défunt mari et le petit modèle du trois-mâts qu'il avait commandé pendant vingt ans. Georges est un bon fils. Pendant la dernière maladie de sa mère, dont il ne quitta pas le chevet, il se rencontra souvent avec le curé de la paroisse, qui venait là presque tous les jours. L'artiste, après un long séjour àParis, dansun milieu fort anti- clérical, se croyait un absolu sceptique. Il fut néan- moins très ému par la fin chrétienne de sa mère, par les paroles pénétrées d'espérance et de foi par lesquelles l'excellent prêtre consolait la mourante. Aussi, quelques jours après l'enterrement, quand il alla prendre congé du curé, il lui dit rondement et de tout son coeur : « Vous avez été si bon pour ma pauvre maman! Je ne l'oublierai jamais et je ne sais comment vous remercier. Voyons, est-ce que je peux quelque chose pour vous être agréable? Je serai si heureux de vous prouver ma reconnaissance. v Le bonhomme l'écouta, les yeux baissés, en maniant son étui à lunettes; puis, brusquement et regardant l'artiste en face : « Eh bien ! oui, répondit-il, vous pouvez me faire un grand, un très grand plaisir... - Et lequel ? - Il y a un pan de mur bien nu, bien vide, bien triste, derrière l'autel, dans notre chapelle de la Vierge. La place est toute prête, tout indiquée pour un beau tableau - une Nativité, par exemple - et s'il était signé par un enfant du pays comme vous, ce serait admirable... Excusez-moi, mon cher Georges, si je suis indiscret. Quoique j'eusse ce désir depuis longtemps, je n'osais pas vous en parler. Mais, tout à l'heure, votre offre si cordiale m'a encouragé... Supposons que vous fassiez ce magnifique présent à votre ville natale, à cette église où votre chère maman a tant prié pour son mari, pendant qu'il était en mer, et pour vous qui avez demeuré loin d'elle depuis tant d'années. Est-ce qu'il ne vous serait pas doux de songer que, tous les matins, - c'est à l'autel de la Vierge que je dis la messe de huit heures le vieux bonhomme qui vous a enseigné jadis le catéchisme donnera un pieux souvenir à vos parents morts et à vous-même?... Mais je n'insiste pas davantage et, encore une fois, si j'abuse... - Non, non, monsieur le curé, c'est convenu, dit le peintre, qui n'eut d'abord qu'une pensée, c'est que, si sa mère l'entendait faire cette pro- messe, elle devait être contente. C'est bien con- venu. En décembre prochain, vous aurez votre _Nativité avec le petit Jésus, les bergers, l'âne, le boeuf et tout le tremblement. » Ravi, le vieux prêtre lui sauta au cou et l'accabla des remerciements les plus tendres. Mais deux heures après, dans le compartiment de fumeurs du rapide, le beau Georges, redevenu pratique et libre-penseur après réflexion, fit un peu la grimace en allumant son cigare. « Me voilà tout de même tapé d'une grande toile, songeait-il. Une machine comme celle-là, ça représente pas mal de temps et d'argent perdus, sans compter que le style mysticocandard n'est pas du tout dans mon genre de beauté... Enfin, s'il y a un paradis, maman y a certainement sa stalle, et il m'a semblé, tout à l'heure, que je lui aurais fait de la peine en refusant, à la pauvre vieille... Ah ! ce finaud de curé a su faire vibrer à propos ma corde sensible, et, ça y est, j'ai promis... Un tableau de trois mètres sur cinq, et à l'oeil ! Un tableau de Bibi, qui est pourtant connu pour ne pas lâcher ses coquilles!... Il n'y a pas à dire, ces messieurs prêtres sont joliment forts. » Dès que. le tableau fut ébauché - pas mal, vrai ment, comme composition, comme aspect général - ce fut un défilé de visiteurs des deux sexes que reçut, dans son élégant atelier de la rue de Prony, le beau Georges mis à la dernière mode, mais tou- jours sa palette et son paquet de brosses à la main, ainsi que doit être l'artiste du dernier cri, à la fois chic et familier, combinant adroitement dans sa personne la tenue du snob et le sans-gêne du rapin. On s'étonna bien un peu, tout d'abord, qu'il eût choisi ce sujet religieux; mais Saturnin Prol'l, le député panamiste, le rapporteur du budget des beaux-arts, approuva la tentative. Ce franc-maçon, qui vote toutes les lois antireligieuses, acceptait pourtant le christianisme en peinture; car il posait pour l'esthète, pérorait volontiers sur les préra- phaélites anglais, citait du Ruskin; et, parmi les richards, les rastaquouères, les parvenus et autres philistins prétentieux qui composent l'aristocratie du régime actuel, vous savez que l'opinion de ce vieux bavard fait autorité. Selon lui, Clémentz devait obéir à son tempé- rament, exécuter largement, fougueusement, son oeuvre, à la Rubens, et, puisqu'il était portraitiste, suivre l'exemple des anciens maîtres et prendre pour modèle de toutes les figures de son tableau des amis à lui, des Parisiens aux visages connus. Lui-même, Proll, s'offrait, par exemple, avec sa barbe blanche de vieux beau, et il poserait très volontiers pour l'un des bergers à genoux devant la crèche. Oh ! l'excellente idée! Tous applaudirent, et le beau Georges comme les autres. Le succès de son tableau lui semblait assuré d'avance. Ce serait le « clou » du Salon. Tout de suite Saturnin Proll lui donna une première séance et Clémentz vida tout un tube de blanc d'argent pour peindre cette superbe barbe de Moïse ou de Père éternel. Puis, sans plus tarder, on s'occupa des autres modèles. Pour la Vierge, il n'y avait pas à hésiter. Ce fut Rose Clairon, l'ingénue du Gymnase, une petite farceuse qui, à dix-neuf ans, a déjà dévoré un demi-million, mais dont toute la presse vante le candide regard et l'innocente physionomie. Rose Clairon fut donc peinte en Madone, et son protec- teur actuel, Mercerel, le tripoteur d'affaires - le fameux Mercerel de la Compagnie des Graisses et Saindoux de l'Uruguay - devint, grâce à sa demi- calvitie et à son sourire bonasse, un saint Joseph supportable. Quant aux bergers - il y en avait cinq, deux agenouillés, au premier plan, et, derrière eux, les trois autres, debout, - ils furent représentés par Proll d'abord, qui offrait un petit agneau à l'Enfant Jésus, avec un sourire ravi - comme au bon temps, quand Arton lui glissait un chèque - puis par quatre autres gaillards qui, pas plus que lui, je vous prie de le croire, n'avaient l'air d'être dis- posés à écouter les anges chanter : « Gloria in excelsis » et à suivre une étoile en route à travers le firmament. Le numéro un - beau brun, très frisé, vague ressemblance avec le buste de Caracalla qui est au Musée des Antiques - s'était enrichi par son physique, en « tombant » une héritière. Le numéro deux - un chauve à la face blafarde, à la barbe d'un noir lilas, d'un noir de teinture - après avoir débuté dans le journalisme par beaucoup de por- nographie et quelques ingénieux chantages, défen- dait à présent la vermine parlementaire avec un zèle mensuellement réchauffé par les fonds secrets. Le numéro trois - joli blond, profil insolent, tête à gifles - était ce socialiste millionnaire, cet ambitieux féroce, que les incorrigibles jobards du prolétariat ont envoyé au Palais-Bourbon, en mai dernier, et qui va prêcher le collectivisme à ses meurt-de-faim d'électeurs dans une automobile de quinze mille francs. Enfin, le numéro quatre - un magistrat de la nouvelle école, toujours à la son- nette du garde des sceaux et ayant mérité sa robe rouge de conseiller par une série d'infâmes com- plaisances - avait, en vérité, une tête de forçat. L'artiste, qui comptait sur cet influent personnage pour le gain d'un procès, n'avait pu lui.dire non, quand il s'était proposé comme berger de Bethléem, mais, épouvanté tout de même par cette physio- nomie de scélérat, Georges l'avait reléguée tout au fond de sa composition, dans la demi-teinte. Clémentz se mit donc à l'ceuvre et travailla d'après ces singuliers modèles. Mais, décidément, il est un excellent peintre, car tout de suite sa Nativité s'annonça comme une très bonne chose. D'instinct, il avait corrigé, atténué autant que possible ce que ces divers visages révélaient d'inquiétant, de bas ou de vicieux. Puis, tout cela était admirablement peint, d'une brosse libre et sûre, à la Franz Hals, et baigné dans une couleur harmonieuse`et chaude qui, pour ainsi dire, cares- sait les yeux. Au bout de trois semaines, le tableau fut presque fini. Un seul morceau restait encore à l'état de vague indication, d'informe ébauche. C'était la place - juste au milieu de la toile - où devait être l'Enfant Jésus. Il arriva enfin, le petit modèle, dans les bras d'un grand-père traînant avec peine une jambe de paralytique, et qui apportait aussi la bouteille de lait et le biberon. Bien entendu, ce n'était pas tout à fait un nouveau-né. Hélas ! rien n'est plus laid que le roi de la création, quand il vient au monde, et pour représenter l'Enfant-Dieu, on est toujours forcé de tricher un peu, au point de vue de l'âge. Il n'avait pas loin d'un an, le beau et robuste bébé qui, tout nu sur les genoux de son aïeul, ouvrait ses grands yeux d'un air étonné et frottait énergiquement ses pieds mignons l'un contre l'autre. « Oh! superbe! s'écria Clémentz en cherchant, du bout de sa brosse, des tons de chair fraîche sur sa palette. Voilà un bonhomme qui va être amu- sant à peindre. » Et il se rappelait, égayé par ce souvenir, les petits anges de ses maîtres préférés, au Louvre, la marmaille céleste qui se culbute dans l'Assomp- tion de Rubens et qui voltige dans celle de Murillo. Ce modèle-là, bien entendu, ne posait pas au même titre que les autres, c'est-à-dire un peu par complaisance, un peu par vanité, pour que le tout-Paris du vernissage les reconnût au passage en disant : cc Tiens, cette petite rosse de Rose Clairon en sainte Vierge, et ce voleur de Mercerel en saint Joseph... Elle est bien bonne ! » Le pauvre petit ne mettait aucun amour-propre à montrer ses membres potelés et son derrière à fossettes. On avait su, tout simplement, dans une famille presque indigente de Levallois-Perret, par la concierge de Clémentz, que l'artiste avait à peindre un bel enfant. On avait dit : « Grand-papa, allez donc lui montrer le mioche. » Et le mioche avait été agréé. Trois ou quatre séances à dix francs, songez donc, voilà une fameuse aubaine ! Car c'était une misère noire, à la maison, raconta le grand-père à l'artiste, tout en mainte-. nant de son mieux le petit enfant dans la pose voulue. Lui, ancien homme de peine, paralysé - à cinquante-cinq ans, malheur! - et désormais incapable de travailler. Son fils, au régiment, ayant encore dix-huit mois de service à tirer et demandant en vain son exemption comme soutien de famille. Son gendre, un serrurier-ajusteur,, très bon sujet, ouvrier d'élite, un coeur d'or, qui les faisait tous vivre, enlevé en huit jours par une pneumonie, trois mois après la naissance du petit. Pour gagner le pain quotidien, oh! tout sec, et pour envoyer de temps en temps une pièce de cent sous au soldat, il n'y avait plus que la fille de l'infirme, la mère du bébé, veuve à vingt-deux ans, avec ses trois francs de couturière en journée. La purée, quoi! Aussi, réduit au métier de nourrice sèche auprès du gosse, il avait été bien heureux d'apprendre que M. Clémentz avait besoin d'un modèle de cet âge-là. « N'est-ce pas qu'il est beau, monsieur, et solide et râblé!... Et, vous savez, ne pleurant presque jamais... Sage comme une image... Mais je vous demande pardon... Il va falloir suspendre un instant votre travail, pour que mon Jules boive une goutte. » Le peintre, tout à son affaire, n'écoutait le bonhomme que d'une oreille distraite. Mais il n'avait pas mauvais coeur, le beau Georges. Sans interrompre ses rapides coups d'oeil au modèle et ses vives touches de pinceau sur la toile, il causa un peu avec le grand-père. « Alors, la maman de ce monsieur-là n'a que vingt-deux ans, et c'est elle qui fait bouillir la marmite?... - Mon Dieu, oui, monsieur, et je peux le dire, ma Léonie est une merveille d'honnêteté, de rési- gnation et de courage... Et jolie!... Tenez, un peu dans le genre de la dame que voilà, en bonne Vierge, mais... vous m'excuserez, je suis son père... avec quelque chose, dans la physionomie, de plus doux, de plus maman. - Tiens... je serais curieux de la voir. C'est demain dimanche... Est-ce que votre fille tra- vaille, le dimanche? - Non, monsieur. - Eh bien, amenez-la donc. C'est elle qui fera poser le petit. Elle parviendra peut-être mieux que vous à le faire tenir tranquille. » Après le départ du modèle, Clémentz posa sa palette, s'assit à quelque distance de son tableau et l'examina avec attention. Allons, son Enfant-Jésus ne venait pas mal. Le peintre était à peu près sûr, maintenant, de bien attraper le gracieux modelé de ce petit corps, les tons si frais de cette carnation enfantine. Il ne lui mettrait pas d'auréole, non, mais il tâcherait de rendre tellement lumineux les brins de paille sur laquelle l'Enfant était couché qu'il semblerait rayonner comme un soleil. « Après tout, songeait l'artiste dans sa rêverie, c'est le bon Dieu de ma vieille maman. J'ai cru en lui, dur comme fer, dans mon enfance, et je ne suis pas tout à fait certain que ce soit fini... Dans tous les cas, s'il y a une vie éternelle, je me pré- senterai avec un casier judiciaire assez chargé devant le bon Dieu, et, à tout hasard, pour qu'il ne me condamne pas au maximum de la peine, il faut que je mette, en son honneur, de la bonne peinture sur cette toile... Mais c'est singulier, depuis que j'ai ébauché mon Enfant-Jésus, voilà que les autres personnages de mon tableau me déplaisent. J'aurais dû y penser plus tôt, mais, auprès de cet enfant nu, qui représente l'inno- cence, en définitive, ça ne va plus, ce groupe com- posé de quelques farceurs et d'une coquine... Ah çà! qu'est-ce que j'ai donc? Voilà que mon tableau" me dégoûte, à présent... Oui, j'y vois comme une espèce d'indécence. Si le curé de Dunkerque savait qui sont ces gens-là, bien sûr, il crierait au scan- dale... Ah ! que c'est drôle !... Est-ce que je n'ai pas l'idée de gratter ces figures-là et de tout recom- mencer?... Mais tout est permis en art, voyons, pourvu qu'on fasse une belle oeuvre... Est-ce que Raphaël, par exemple, n'a pas fait poser sa maî- tresse en madone?... La Vierge de Dresde, c'est la Fornarina... N'importe, j'ai beau me débattre, ça m'ennuie de reconnaître ici ce vieux chéquard de Proll et cette drôlesse de Rose Clairon... Et pour chasser ce scrupule, le beau Georges alluma un cigare et s'en alla dîner en ville. Le lendemain, cependant, la même sensation désagréable importunait encore, troublait même Clémentz, quand le petit Jules arriva pour la séance, toujours accompagné du grand-papa, mais, cette fois, porté par sa mère. C'était vrai pourtant qu'elle avait du charme, même quelque beauté, cette Léonie, cette toute jeune veuve. Un peu fanée, soit, par le chagrin et par la fatigue; mais comme son sourire doulou- reux découvrait des dents pures ! Et quelle can- deur, quelle bonté dans ses grands yeux tristes! Quoique bien usée et ternie, sa robe de deuil lui allait bien, à l'ouvrière ayant du goût, à la Pari- sienne. Et, pour dévêtir son enfant, pour le poser dans son giron, elle eut des gestes si délicats, si caressants! « Gardez la pose! cria Georges enthousiasmé. Mais je la tiens, ma bonne Vierge, et en voilà de la vraie tendresse, de la maternité pour de bon!... Vite! un peu d'essence et le couteau à palette, que je fasse disparaître cette cabotine et sa grimace hypocrite !... Ah ! merci, ma petite Léonie... C'est bien votre nom, n'est-ce pas?... Et il faut absolu- ment vous arranger pour me donner quelques séances, hein? - Monsieur... certainement... on fera son possible, répondit la jeune femme surprise et con- -fuse. - A merveille! Nous prendrons jour tout à l'heure... Mais, cet après-midi, je vais finir le mioche. » Joyeux, plein de verve et de courage, chanton- nant un petit air entre ses dents serrées, comme il faisait dans ses meilleurs moments de travail, le peintre se remit donc à son Enfant-Jésus, et, tout en travaillant, ses idées:de la veille lui revenaient. Il avait honte de lui-même. Le fait d'avoir donné à la Vierge Marie les. traits de la trop galante actrice du Gymnase lui apparaissait comme une sorte de sacrilège. Comment n'avait-il pas protesté, quand ces affreux sceptiques de camarades lui avaient proposé une pareille turpi- tude? Est-ce que, sans s'en. douter, il était. devenu tout à fait comme eux, sans respect pour ce qui -est respectable, pour ce- qui est sacré? Eh! non, heureusement, et il avait encore mi bon fond, il fallait le croire, puisqunlFcomprenait à présent son erreur et reconnaissait sa faute. Et;. gaiement, il prenait la résolution de la réparer. « Tant pis; je bouleverserai, je recommen- cerai mon tableau... Je lui dois bien cela à' ce gentil petit bon Dieu, pour me punir de lui avoir donné pour compagnons; sur cette toile, un escroc comme ce Mercerel, unconcussionnaire comme ce Proll, et les autres aussi, le coureur de dots, l'écri- vain vénal, l'exploiteur du populo, le juge inique et vendu... Parbleu ! Je n'ai pas absolument oublié son évangile, à celui qui est né le jour de Noël. Il a l'horreur des mauvais riches comme ceux que je voulais mettre à côté de lui. Il est, avant tout, le Dieu des humbles;. des pauvres gens, des simples de coeur, qui n'ont pas que des vertus, cela va sans dire, mais à qui il a, bien raison d'appliquer la loi Bérenger, puisqu'ils font leur purgatoire. sur la terre... C'est dit. Je chambarde ma Nativité et je ne veux plus y admettre que des figures de braves gens. En ce moment même, les yeux du peintre se portèrent sur le- vieil ouvrier qui, assis sur une chaise basse; souriait à son petit=f s. « Encore un nouveau modèle trouvé, songea l'artiste. C'est ce bonhomme-là, avec son regard de grand-papa, qui me posera mon saint Jo- seph... » Et, après avoir encore donné quelques coups de pinceau sur la cuisse ronde de son Enfant-Jésus, il murmura, en s'adressant à la gracieuse image : cc Sois tranquille, mon amour de petit bon Dieu, je vais bientôt te débarrasser de toute cette canaille. » De crainte d'être surpris par les gens qui venaient flâner dans son atelier, Georges consigna sa porte, fit dire par sa concierge qu'il avait dû s'absenter subitement de Paris et se claquemura chez lui. Au bout de quelques jours, il avait déjà repeint toute sa sainte Famille. Le grand-père, en saint Joseph, rêvait, au second plan, accoudé sur le dos de l'âne, et Léonie, à genoux près de la crèche et les mains jointes, adorait, avec une expression de visage à la fois virginale et mater- nelle, son petit Jules devenu, sur la paille blonde et lumineuse, un délicieux bambino. Puis, ayant largement payé ses modèles et après leur avoir dit qu'il avait des amis dans les bureaux de la guerre et qu'il tâcherait d'obtenir le retour du frère soldat comme soutien de famille, il reçut la visite de cinq modestes personnages qu'il avait convoqués par des lettres pressantes et qui vinrent tour à tour lui prêter leur bonne figure pour ses cinq bergers. C'étaient d'anciennes connaissances, du temps qu'il n'était qu'un pauvre rapin de l'atelier Gérôme, logé dans un garni de la rue Monsieur-le-Prince et dînant à vingt-deux sous. Depuis douze ans qu'il habitait le quartier Monceau et qu'il s'attablait souvent, pour manger des truffes, entre deux dames décolletées, avec cinq ou six verres, grands et petits, devant son assiette, il les avait beaucoup négligés, lâchés même - tranchons le mot - ces compagnons de sa première jeunesse. Mais c'étaient de braves coeurs sans rancune, et tous les cinq furent très contents quand C]émentz leur proposa d'être représentés, houlette en main et vêtus d'une peau de mouton, autour de la crèche. Deux d'entre eux avaient été camarades de Georges à l'École. des Beaux-Arts, Radet, le peintre de naturesumortes, fameux pour :ses pan- neaux de salle à manger., où il amoncelle ;les'écrou- lements de fruits d'automne, les énormes pâtés, les appétissantes -venaisons, mais qui, marié tout jeune et père de quatre enfants, ne se nourrit guère, dans -son modeste logement au fond de ;Vaugirard, que de boeuf aux choux et de pommes de terre à l'huile, -- et Loriot, le paysagiste- animalier, que sa spécialité de coqs . et de poules n;a;pas enrichi, et ,qui reste, les trois quarts du temps, chez des paysans:, portant comme eux blouse-et sabots, à étudier ses volailles. C'était -aussi dans.: ses années de misère que Georges Cléznentz avait connu deux autres de ses modèles volontaires, -:Métayer., garçon très jovial et toujours en train de rire, qui, pour faire vivre les-siens,'étaitforcé de rengainer: sa: bonne humeur pendant plusieurs heures par jour, en sa qua- lité d'employé chez un entrepreneur de pompes funèbres, et Lauzat, sous-chef à la ville de Paris, un homme de devoir, fait pour le mariage et la :paternité:, mais resté célibataire afin de soi- gner une soeur infirme. Seul, le cinquième berger, celui du premier plan, était un professionnel; car Clémentz tenait à, peindre une belle barbe blanche, et le père Massue jouissait, à cet égard, d'une grande célébrité dans- les ateliers, sous le sobriquet de Vieux-Fleuve. Mais, par un .hasard_ironique, il se trouva que cet ancien-sapeur des grenadiers de la garde, médaillé à Metz, en , avait justement perdu ses petites économies dans le Panama et était victime du ché- quart Proll à qui il allait être substitué dans l'étable de Bethléem. En s'inspirant de ces 'honnêtes visages, de ces- physionomies empreintes de franchise et. de bonhomie, Clémentz acheva son Adoration des- Bergers. Il y dépensa généreusement toutes ses ressources de coloriste, déploya toute --sa virtuosité de palette.. Mais,. de plus, il donna à ses person- nages un caractère intime et profond ; et l'oeuvre de ce blagueur sans croyance exprima, dans son. ensemble, la piété simple et naïve, la foi du char- bonnier. L'artiste n'a jamais rien fait d'aussi bon; il ne fera jamais rien de mieux. Quand le tableau fut tout à fait terminé, le beau Georges voulut s'accorder une petite distraction.. II n'avait pas encore vu la pièce à succès des- Variétés. Il mit son habit et sa cravate blanches. s'en fut dîner au café Anglais et, de là, au théàtre. Comme il passait devant les baignoires pour gagner son fauteuil d'orchestre, il fut légèrement frappé sur l'épaule. C'était un coup d'éventail de Rose Clairon qui l'arrêtait devant la loge où elle venait de s'installer, en toilette tapageuse, avec Mercerel et Saturnin Proll. « Vous voilà donc de retour, beau Georges ? dit la comédienne. J'espère que vous allez vous remettre au travail... Avez-vous encore besoin de moi pour votre bonne Vierge? - Et de moi pour saint Joseph? - Et de moi pour le vieux berger? » Surpris par la brusque rencontre, le peintre hésita un peu avant de répondre. Impossible de dire à ces trois Parisiens pourris, pas plus qu'aux autres gens du même monde, qu'il les avait trouvés de trop mauvaise compagnie pour son Enfant-Jésus. C'eût été se brouiller avec toute sa coterie, toute sa clientèle. Hélas! il avait besoin d'eux. Il se tira d'embarras par un gros mensonge et par une petite lâcheté. « Ma foi, non, mes enfants... Elle me déplaît main- tenant, ma Nativité, et j'y renonce... La bondieu- serie, ce n'est décidément pas dans mes cordes. » Pas fier de lui du tout, Georges fit emballer son tableau dès le lendemain et l'expédia à Dun- kerque, avec une lettre où il priait instamment le curé d'installer la toile dans la chapelle de la Vierge, d'une façon toute discrète, sans qu'on en parlât dans les journaux locaux, même dans la Semaine Religieuse du diocèse. Le prêtre, bien qu'assez étonné, se conforma au désir de l'artiste. L'Adoration des Bergers de Clémentz est donc là désormais, mal éclairée, ayant l'air de se cacher, d'avoir honte, pareille à la bonne action d'un fan- faron de vice. Le beau Georges a repris sa vie accoutumée, qui n'est certes pas de nature à lui inspirer de pensée religieuse. Pourtant, ce mois-ci, quelques jours avant Noël, il éprouva le besoin impérieux, nostalgique; si l'on peut dire, de revoir son chef- d'oeuvre. Pour n'être reconnu de personne, il voyagea par le train de nuit, prit un fiacre fermé à la gare, en arrivant à Dunkerque, et se fit conduire à l'église. Elle était solitaire et fort obscure, par ce matin d'hiver. Du tableau plongé dans l'ombre, à peine visible, on ne distinguait à peu près nettement que l'Enfant-Jésus, les bras ouverts, sur la paille rayonnante. Georges tomba dans une tristesse où se mêlait un remords confus. Pour la première fois, ce jouisseur, seulement ambitieux d'argent et de vanités, se jugea sévèrement, Il songea que c'était justice, après tout, que ce tableau, le seul dont il aurait pu attendre un peu de vraie gloire, restât inconnu, enfoui dans ce coin. Ce fut comme un réveil de sa conscience. Il se dégoûta. Puis sa mélancolie devint moins amère, s'attendrit un peu. Il se souvint de ,son enfance innocente, de sa mère si pieuse et si bonne, et, sentant sous ses paupières le picotement d'une larme, il essaya de se rappeler une prière... Le pas du sacristain qui venait allumer les cierges sur l'autel de la Vierge, pour la messe mati- nale, tira l'artiste de-sa douloureuse rêverie. « Il faudra que je revienne ici de temps en 'temps », se dit-il. Et il s'éloigna. Georges n'est pas encore mûr pour le repentir, pour la vérité chrétienne. Mais patience. Il s'est promis de revenir et, parfois, dans son existence agitée, il pense à son Enfant-Jésus, qu'il se félicite d'avoir peint entouré d'un groupe de braves gens et qui, là-bas, au fond de cette pauvre église, lui tend les bras. Décembre 1902. CONTE POUR LA TOUSSAINT UN ENTERREMENT CIVIL. Le convoi, très modeste - pas tout à fait celui des pauvres, pourtant - s'en allait vers le cime- tière d'Ivry, et le cercueil, tout petit sous le drap noir, était cahoté rudement par le mauvais pavé du faubourg. C'était un enterrement civil, seulement précédé d'un commissaire coiffé du bicorne et ceint de l'écharpe rouge et bleue. Sur le corbillard sans ornement, étaient posés trois ou quatre petits bou- quets de fleurs d'arrière-saison et une maigre couronne de verroterie sur laquelle de fausses perles noires dessinaient ces mots : ' A notre fils ! » Le père - un grand gaillard aux moustaches rousses, à la physionomie dure et comme figée dans de la tristesse - marchait en tête d'une vingtaine de camarades, d'ouvriers endimanchés, portant tous l'immortelle rouge à la boutonnière. Puis venait un plus petit groupe de femmes en vêtements sombres, parmi lesquelles on recon- naissait sans peine la mère désolée qui se traînait au bras d'une voisine et qui pleurait en mordant son mouchoir. Sous un ciel bas et fuligineux de fin d'octobre, le cortège, ayant franchi la porte d'Ivry, traver- sait la zone de terrains lépreux qui s'étend autour des fortifications. De ce côté de Paris, elle est par- ticulièrement horrible. Une herbe rare et pelée, des flaques d'eau crou- pissante, d'innombrables immondices, des débris de toutes sortes - et, çà et là, quelques sordides demeures de bohémiens, qui donnent, si près de la capitale du monde civilisé, une sensation de vie sauvage. Ce sont des roulottes dételées de saltim- banques, dont la pauvre rosse tâche de brouter on ne sait quoi entre les pierres, ou des baraques en planches pourries, ayant pour couverture une toile goudronnée, au seuil desquelles on voit sou- vent une vieille femme accroupie devant sa mar- mite, dans une attitude de sorcière, et faisant sa cuisine en plein vent, de peur d'incendie, ou bien encore des enfants en loques, grattant des deux mains leur tignasse pouilleuse et ouvrant tout grands leurs yeux: d'affamés. De toutes parts,. le paysage est hideux. Au delà de ces campements. de miséreux et de cette plaine aride, où deux. ou trois tonnelles de guinguette et quelques champs de betteraves mettent de rares notes de verdure flétrie.,. s'érigent de hautes maisons, s'étendent de longs murs, attristant le regard par des tons- froids, par des lignes mono- tones; et partout, même au lointain,' sur les col- lines brumeuses, se dressent des tuyaux d'usines versant dans le ciel gris leurs traînées de fumée malsaine.. Ici., tout fait songer à la dernière classe du peuple condamnée: pour toujours au travail abru- tissant, à.l'incurablepauvr.eté - et aux maladies, aux vices, qui en sont la conséquence presque fatale. Le coeur se serre alors, et Fou ne peut se défendre. d'un sentiment amer contre Paris, contre la ville de luxe et de plaisir, qui repousse dans sa banlieue toutes ces,misères et toutes ces laideurs, avec l'indifférence d'une ménagère balayant les ordures et les jetant hors de la 'maison. L'humble corbillard, flanqué de quatre croque- morts et suivi,par les libres-penseurs décorés d'une fleur rouge, qui trébuchaient en marchant sur le pavé boueux, traversait donc, au pas de ses pai- sibles chevaux noirs.,. ce quartier sinistre. Déjà le but était proche. Tout le;long;de la rue,. il n'y avait plus que deux sortes de- boutiques; celles des marchands de- tombeaux et d'objets funèbres et celles dès restaurateurs-et des marchands de vin. Alternativement, on respirait l'odeur des cou- ronnes de- buis et des bottes de chrysanthèmes, puis des bouffées d'alcool et des relents de cuisine. Soudain, après- qu'on eut longé une muraille qui n'en finissait plus, devant une- porte: cochère lar- gement ouverte, le commissaire à. bicorne prit à droite. Une cloche tinta, et le cortège pénétra dans le cimetière. Le corps qu'on allait enfouir dans la terre était celui d'un pauvre petit garçon de dix ans, tordku par la coxalgie dès le plus bas âge, que les bonnes gens de la rue de la Glacière plaignaient quand ils le voyaient passer en clopinant sur ses béquilles, et qui n'avait guère vécu que pour souffrir. Il était le fils d'un ouvrier mécanicien, Pierre Tavernier, homme laborieux, pas ivrogne, mais perdant trop de temps à la politique, et de sa femme Noémi, une blonde un peu délicate, qui gagnait pourtant ses trente sous par jour en tra- vaillant chez elle pour la confection. Un heureux ménage, en somme, pour qui la naissance de ce fils avait été d'abord une grande joie et, bientôt après, un gros chagrin. Quand le médecin, se touchant le menton de son index replié et prenant un air très sérieux, avait fini par leur dire que le petit serait infirme pour la vie, le père, qui, comme tous les gens du peuple, appréciait fort la vigueur physique, avait fait une douloureuse grimace, et la maman avait beaucoup pleuré. Mais quoi? C'était leur gosse, tout de même, et il fallait bien se résigner. Il était d'ailleurs si gentil, leur Joseph, avec sa figure pâlotte aux grands yeux, et doux comme une fille, et si sensible aux caresses ! De plus, il étonna bientôt ses parents par son intelligence précoce. A quatre ans, il savait lire et, comme il ne pouvait prendre part aux jeux turbulents des gamins du voisinage, il restait pendant de longues heures, assis dans son petit fauteuil de paille, ses béquilles à portée de la main, feuilletant les volumes à images ou les livraisons illustrées que son père lui achetait. Celui-ci qui, dans les pre- mières années, jetait souvent un regard de pitié sur l'infirme et murmurait sous sa moustache : « Quel malheur! », avait été conquis à la iln par les façons câlines, par le babillage amusant du petit bonhomme. Quant à la mère, elle l'adorait à cause même de sa disgrâce. Déjà Tavernier et sa femme faisaient des projets pour leur fils, songeaient à son avenir. « Il est très adroit de ses mains, notre Joseph, disait-elle. Nous lui choisirons un métier pas fati- gant, sédentaire... Horloger, par exemple... Et il ne sera pas trop malheureux. » Mais l'ouvrier montrait plus d'ambition. « Eh bien, non... Puisqu'il est si intelligent, puisqu'il apprend tout ce qu'il veut, pourquoi ne ferait-il pas des études complètes ?... L'instruction ne coûte pas cher aujourd'hui... Et puis, on se serrera le ventre, s'il le faut... Dis donc, Noémi, s'il pouvait devenir un savant !... » Mais le beau rêve de ces pauvres gens fut court. Le petit garçon venait d'atteindre sa septième année quand, très rapidement, l'état de sa santé s'aggrava. Il languit encore pendant trois ans, tou- jours plus chétif, plus souffrant, plus faible. Et l'autre matin, à six heures, comme l'ouvrier se rasait à la bougie avant de partir pour l'atelier et pendant que Noémi préparait le café au lait, voilà que leur petit malade avait crié : « Maman!... Maman!... » avec un accent d'épouvante. Ils n'eurent que le temps d'accourir auprès de son lit, de prendre chacun une de ses mains si blanches, si amaigries. L'enfant les regarda avec des yeux pleins d'angoisse, puis il poussa un profond soupir. Il était mort. « Hein? Pas d'église, pas de « ratichon », n'est-ce pas? » avaient dit tout de suite à Taver- nier ses camarades, tous socialistes féroces et insatiables mangeurs de curés, bien entendu, les pauvres dupes de faubouriens qu'ils étaient. L'enfant avait pourtant reçu le baptême, à cause de la mère de Noémi, morte à présent, une bonne vieille de la campagne, qui disait encore son cha- pelet et qui était venue de Normandie exprès pour être la marraine de son petit-fils. Mais le mécani- cien, dans les derniers temps, était devenu un fidèle habitué de ces « métingues » ois tous les discours sont ponctués du cri de : « A bas la calotte ! » Il était anticlérical, parbleu, comme les amis, et la pauvre Noémi, abrutie de chagrin, laissa son mari s'occuper seul de l'enterrement. C'est pourquoi le cercueil du petit.Joseph fut mis dans un trou au cimetière d'Ivry, sans un bout de prière ni une goutte d'eau bénite, ce qui constituait, convenez-en, un notable échec pour la « congrégation » et un succès flatteur pour le « progrès des lumières », comme le fit remarquer un des invités, tailleur-concierge de profession, qui était un beau parleur. Maintenant la lugubre cérémonie était termi- née. A la sortie du cimetière, Tavernier, selon l'usage, offrit à tout le monde de se rafraîchir. Malgré le temps humide et bien que le jour baissât - il était cinq heures du soir - on s'assit à la « terrasse » d'un mastroquet et l'on mangea quelques triangles de brie arrosés de vin blanc. Puis le tramway de Choisy-le-Roi vint à passer et fut envahi par toute la bande. Mais Noémi, qui ne pleurait plus, approcha son visage bouffi par les larmes de l'oreille de son mari et lui dit que la compagnie la fatiguait et qu'elle voulait revenir à pied, seule ayec lui. Ils s'en retournèrent donc à leur rue de la Gla- cière, à travers cette banlieue mélancolique où le gaz n'était pas encore allumé et que la tombée du crépuscule d'octobre attristait encore. Très las, ils marchaient côte à côte et, sans s'être rien dit, ils avaient cette même pensée que, tout à l'heure, à la porte de leur logement, ils n'enten- draient pas le bruit des béquilles de leur petit Joseph, qui, naguère, quand ils rentraient l'un ou l'autre, les entendait toujours s'arrêter sur le palier et se hâtait de venir à leur rencontre. Ils allaient, silencieusement, quand soudain Noémi, sans lever les yeux sur son compagnon, dit à demi-voix : « Alors, tu as payé pour une concession de cinq ans? - Qu'on renouvellera, pour sûr, répondit-il, jusqu'à ce que nous ayons assez d'économies pour faire construire un caveau. - Et on va mettre une pierre? - Avant huit jours... Le marbrier me l'a promis. - Et qu'est-ce qu'il y aura dessus? - Son nom, ses prénoms, son âge, à notre pauvre gosse, et après on inscrira : « Pleuré de ses père et mère. » - Et c'est tout? - Oui, qu'est-ce que tu veux de plus? - Écoute, Tavernier, tu vas sans doute te fâcher, me dire que je ne suis qu'une femme, une pauvre tête... Mais je n'ai jamais eu de secret pour toi et tu me pardonneras ma franchise... Tu n'as pas voulu qu'on aille à l'église. C'est ton idée, et depuis que nous sommes mariés, je dis toujours comme toi, tu le sais bien... Pourtant tout à l'heure, quand tes amis eurent fini de jeter leurs immortelles rouges dans la fosse, il m'a semblé qu'il manquait quelque chose à l'enter- rement de notre pauvre petit... Entre nous soit dit, c'est un drôle de choix que celui de cette fleur-là, l'immortelle, de la part de gens qui sont persuadés que, quand on est mort, tout est bien fini, et pour toujours... Est-ce que ça te chiffon- nerait beaucoup que sur la tombe de notre Joseph on mette une croix, on écrive :. « Priez pour lui »?... Dis, Tavernier... Tes amis n'en sauraient rien... Joseph a été baptisé, après tout, et ma pauvre maman en a été assez contente, tu te rappelles?... Une croix, voyons... Il y en a une sur presque toutes les tombes, et, au bout du compte, tu n'es pas bien sûr qu'il n'y ait pas de bon Dieu... » Elle s'arrêta, intimidée. L'homme eut alors un geste d'impatience. « En voilà assez, Noémi. Tout ça c'est des idées de femme, du sentiment... Ce n'est pas que je me soucie de l'opinion des camarades, mais je ne veux pas de croix sur la tombe de notre Joseph!... S'il y avait un bon Dieu, comme tu dis, il serait juste, d'abord, et il ne nous aurait pas donné un enfant, un unique enfant, pour le faire souffrir sous nos yeux pendant dix ans et nous faire souffrir de ses souffrances... Tiens, la preuve qu'il n'existe pas, ton bon Dieu, la voilà! » Ils firent encore quelques pas, sans dire un mot. Puis la femme reprit, toujours à voix basse : « Tu as peut-être raison... Mais quand j'étais à l'école, chez les Soeurs, on envisageait autre- ment les choses... L'aumônier... Si tu l'avais connu, ce brave homme-là, tu n'en voudrais. pas- tant aux curés... l'aumônier nous disait que si la vie était mal faite, c'est qu'elle n'était qu'une épreuve, qu'il y en avait une autre, toute de justice et de bonheur, et qui durerait toujours, mais qu'il fallait s'en rendre digne, et que le meilleur moyen, c'était encore d'accepter ses- souffrances avec courage et de les offrir au bon Dieu, qui nous avait donné l'exemple en se laissant crucifier... Tu hausses les épaules... J'ai pourtant cru tout ça, dans mon enfance, et, avoue-le, ceux qui n'en doutent pas ont une fameuse force pour résister au malheur... Voyons, est-ce que ce ne serait pas bon pour nous deux d'être certains que notre Joseph, notre pauvre petit martyr, qui a été si doux, si patient, pendant son existence de malade, est aujourd'hui heureux et récompensé et que nous le serons un jour, comme lui et avec lui, parce que notre affreux chagrin d'à présent nous en rend dignes?... Tes amis ont beau dire, va, on ne trouvera pas mieux que cette espérance-là pour une pauvre femme comme mol qui a perdu son enfant... Aussi, tout à l'heure, au cimetière, pendant que tes camarades jetaient leurs fleurs rouges sur le petit cercueil, tous ces souvenirs du temps où j'étais gamine me sont revenus par bouffées... Mais les hommes sont si entêtés... Tu ne veux pas de croix sur la tombe de Joseph?... Dis, Tavernier, vraiment, tu ne veux pas?... » Le père, ému, baissait la tête; mais, depuis si longtemps, les faux amis du peuple avaient saturé son coeur de mensonge et d'orgueil! Encore une fois, il répondit sourdement : Non! » Ils étaient arrivés devant leur maison. D'un pas lourd et fatigué, ils montèrent leurs quatre étages et s'arrêtèrent à la porte derrière laquelle, hélas! personne ne les attendait plus. Suivi par sa femme, l'homme entra, frotta une allumette, et la lampe à pétrole éclaira vivement la petite salle à manger. C'était là que couchait Joseph, l'appartement n'ayant que deux pièces et les époux logeant dans l'autre chambre. Dans un angle de cette salle à manger était donc le lit vide. Après la mise en bière, Noémi l'avait refait proprement, par souci de bonne ménagère. Puis, un peu avant le départ du convoi, pour offrir à une vieille voi- sine la seule chaise qui restât libre, Tavernier l'avait débarrassée des béquilles de l'infirme, qui traînaient là, et les avait jetées sur la cou- chette. Dès que la lampe fut allumée, les regards du couple désolé allèrent instinctivement vers ce lit. Sur la blancheur de la couverture, les deux petites béquilles noires dessinaient une croix. « Tu vois... C'est lui qui nous la demande », s'écria la pauvre mère dans un grand sanglot. Et tombant à genoux, se cachant la tête dans les mains, elle tâcha de se rappeler ses prières. Le père, lui, resta debout; mais deux grosses larmes coulaient maintenant sur sa moustache rousse. Il avait beau se dire : « Les femmes sont folles... Pur effet du hasard... », il était troublé, lui, le libre-penseur, l'anticlérical, l'athée, et il eut même un frisson devant ce signe que semblait lui faire son enfant mort. Il s'approcha de sa femme agenouillée, lui toucha légèrement l'épaule et, d'une voix qui tremblait un peu, il lui dit avec douceur : Tu sais, Noémi... Pour la tombe de Joseph... fais ce que tu voudras... » Octobre 1902. UN DIMANCHE. DE L'AVENT. La conférence, organisée par un groupe de collectivistes révolutionnaires, avait lieu dans la salle d'un de ces petits cafés-concerts comme il y en a dans tous les faubourgs de Paris. Le tenan- cier l'avait louée à bon marché pour cet après- midi de dimanche, car on ne donnait là que des représentations du soir, et bien que promu momentanément au rang de parlement populaire, le local n'avait guère changé d'aspect. Dans la salle, c'était, comme à l'ordinaire, un public cruellement empilé, un nuage asphyxiant de fumée de tabac, une nauséabonde odeur de viande humaine. Sans doute, sur la scène, au lieu du pitre aux grimaces de sapajou et de la grosse dame scandaleusement dépoitraillée, on voyait le président de la réunion - un chauve dont tous . les cheveux semblaient avoir coulé dans la barbe - et une quinzaine de « comitards » assis autour de la sonnette et du verre d'eau; mais, sur des affiches de couleurs criardes, collées aux murs de l'établissement, les portraits du cabotin simiesque et de l'énorme personne aux appas gélatineux semblaient jeter un regard mécontent sur les nou- veaux « artistes » qui encombraient leur théâtre. Il y avait aussi dans le piano fermé du chef d'or- chestre, dans les pupitres abandonnés et dans la contre-basse solitaire, une muette protestation contre la présence insolite de tous ces politiciens dans l'humble temple d'Euterpe, comme eût dit un poète de l'école de Delille, au commencement du siècle dernier. Entre nous, les portraits de chanteurs, et le piano, et les pupitres, et la contre-basse, n'avaient pas bien raison de prendre ainsi des airs dégoûtés; car pour le pauvre peuple, le café-concert et le club sont aussi mauvais l'un que l'autre, et la chanson stupide et obscène ne vaut pas mieux que le discours chargé de haine et d'envie. Admirons ici le progrès. Sur cent faubouriens, il y en a peut-être quatre-vingt-dix-neuf à qui l'idée d'écouter un cantique et un sermon ferait hausser les épaules. Nous avons remplacé le can- tique et le sermon par les couplets orduriers du « beuglant » qui dépravent ces malheureux, et par les harangues_ furibondes du meeting qui les exaspèrent; et c'est là une des conquêtes de l'esprit moderne. L'ordre du jour de cette réunion était « l'Avenir du Prolétariat », et, depuis l'ouverture de la séance, les orateurs avaient répandu sur l'assis- tance, à plein arrosoir, une ondée de clichés mal- sains et de dangereuses rengaines. C'était toujours la même promesse d'une impos- sible égalité entre tous les hommes, la même pro- phétie annonçant un nouvel Age d'or, où l'État- providence assurerait le bonheur de chaque individu sans nuire à la collectivité, où la science aurait réformé la nature elle-même. L'avènement de cette ère de justice intégrale et de prospérité absolue, dont personne, d'ailleurs, ne pouvait fixer même approximativement la date, était annoncé par les uns - les jobards - avec des physionomies d'extase et des airs d'illuminés, et par les autres - les farceurs - avec une élo- quence de tréteaux et une verve de boniment. Mais tous, à l'exaltation de cet avenir chimérique, joignaient une satire atroce des réalités du présent. Sachant bien que leurs auditeurs, si crédules qu'ils fussent, ne se contenteraient pourtant pas tout à fait d'une absurde espérance, ils détour- naient l'attention de cette foule souffrante et misérable en lui montrant, avec un geste de haine, le luxe et les jouissances des privilégiés, et, après l'avoir affamée d'un creux idéal, ils lui jetaient l'os d'une mauvaise passion à ronger. Deux orateurs - et ceux-là n'étaient certes pas parmi les naïfs - furent surtout applaudis. Le premier, un gros sanguin d'une quarantaine d'années, à la tignasse et à la barbe rouge carotte, réalisait, dans l'ensemble et dans tous les détails de sa personne, le type exemplaire du mufle. Très débraillé, la main gauche dans la poche du veston, il ne cessait de brandir et d'abaisser son poing droit, comme pour enfoncer, avec ce mar- teau, les arguments dans le cerveau des audi- teurs. Son enrouement crapuleux, quotidienne- ment entretenu par les absinthes et les vermouths, convenait à sa harangue incorrecte et limoneuse, mais non sans force, dont les deux « leit-motiv » principaux étaient « l'infâme capital » et la « sueur du peuple. » Ce tribun de bas étage - ancien métreur- vérificateur pour les travaux du bâtiment - jouissait dans le quartier d'une popularité suffi- sante pour avoir obtenu un siège de conseiller municipal, et les mauvaises langues racontaient que, récemment, dans une affaire d'expropriation, il avait touché un notable pot-de-vin, fragment de « l'infâme capital » offert par un syndicat de riches entrepreneurs dont la caisse devait précisément son embonpoint à la « sueur du peuple. » Mais l'habile homme, faisant allusion, dans son discours, aux bruits fâcheux qui couraient sur son compte, confondit ses adversaires en les traitant de calotins et de jésuites, et donna une preuve éclatante de son intégrité en révélant' que la femme du menuisier radical, son concurrent malheureux aux dernières élections, envoyait sa petite fille au catéchisme. Cependant, après ce plaidoyer pour sa défense personnelle, l'orateur daigna se souvenir de l'objet de la réunion, « l'Avenir du Prolétariat », et conclut par une séduisante description du paradis collectiviste où, grâce au progrès du machinisme, la journée de travail serait réduite à vingt-cinq mi- nutes et où tous les hommes, devenus bons comme du pain, sages comme des images, et ne s'inquié- tant plus désormais d'accidents négligeables, tels que les passions, les infirmités, les maladies et la mort, goûteraient un bonheur sans mélange en lisant les journaux et en faisant des élections. A ce grossier personnage succéda un orateur d'une tout autre qualité, dont le succès fut encore plus vif. Un gentleman, celui-là, sanglé dans une élégante jaquette, le monocle du snob sous le sourcil contracté, et portant la cravate lancée par M. Le Bargy dans son rôle le plus récent, - un mince et joli> jeune homme au regard froid, à la figure pâle et sèche, et à qui sa chevelure frisée au petit fer et sa"barbe blonde en pointe donnaient un faux air de mignon du roi Henri III. Après avoir, pendant quelques années, étouffé des bâillements devant les potaches d'une « seconde » dans un lycée de province, ce normalien, non sans mérite, mais dévoré d'ambition, s'était engagé dans la troupe des cabots politiques et y avait adopté l'emploi des Robespierre. Aussi soignait-il sa toilette comme «l'incorruptible », et la rigidité de ses faux-cols égalait celle de ses principes révo- lutionnaires. Il réussissait avec éclat dans le rôle, et le populo était particulièrement sensible à l'élo- quence de ce pseudo-aristocrate, dont les phrases étaient polies comme ses ongles et brillantes comme ses bottines vernies. N'oubliant pas, ce jour-là, qu'il parlait à des mangeurs de prêtres et des antimilitaristes, le jeune universitaire leur accommoda une salade de curés avec des gestes pleins de délicatesse et se moucha dans le drapeau tricolore avec la grâce d'un priseur d'autrefois. Ce futur député - qui sait? - ce futur ministre ne manquait pas d'esprit. Tout en gardant un masque impassible, il fit rire son public en couvrant de ridicule la patrie, la gloire, le mariage, la famille, en un mot tous les grotesques préjugés qui seront certainement abolis dans la société future. Puis, redevenant soudain sérieux et même solennel, il se mit à:vaticiner comme le précédent orateur, - hélas! oui - comme le mufle, et il - I%. prophétisa, pour une époque indéterminée, bien entendu, le Grand Soir, que suivrait bientôt l'aurore de l'Éden social, d'un monde délicieux où, grâce aux bienfaits de la « solidarité », il y aurait de l'innocence, du bonheur erde la justice, comme s'il en pleuvait. Or, dans cette réunion, dès le début de la séance, un curieux était entré, un homme au coeur plein de tendre pitié pour les petits et les déshé- rités, mais aussi plein de mépris, par conséquent, pour les charlatans qui les flagornent et exploitent leur ignorance et leur crédulité. Bien vite, il avait cessé de prêter son attention aux camelots qui se succédaient à cette tribune ou, pour parler plus exactement, devant le trou du souffleur. Il obser- vait à présent, avec un intérêt attristé, les visages des auditeurs, à demi voilés par la fumée de tabac. Impossible d'en douter! Tous ces pauvres gens étaient dupes de la même absurde et funeste espé- rance. Cette égalité dans la jouissance, à laquelle la nature elle-même donne de si cruels démentis,. ils la croyaient possible, les malheureux ! Vaine- ment les bateleurs qui leur promettaient cet avenir chimérique avaient-ils la prudence de ne le leur faire entrevoir que dans le lointain confus des âges, toutes ces bouches béantes, tous ces yeux hypnotisés le voulaient, l'exigeaient, l'appelaient, et pour bientôt, pour demain, pour tout à l'heure... Quelle déception, quelle chute, quand, après cette soûlerie plus forte encore que celle de l'alcool, après ce rêve de fumeur d'opium, ils se réveilleraient, accablés par leur impuissance et condamnés pour la vie au travail et à la misère ! Mais c'était ainsi. Dans cet instant, enivrés par le verbe des tribuns menteurs, ils le croyaient tout proche, le bonheur universel, et la physio- nomie avide de cette foule n'exprimait qu'une sen- sation, l'attente ! Écoeuré de tristesse et de dégoût, le sincère ami des humbles qui se trouvait là ne put supporter plus longtemps ce spectacle. Il sortit de la salle et poussa un soupir de soulagement, quand il fut dehors, dans la brume froide de décembre. Comme il descendait le faubourg plein d'agita- tion et de tumulte, où se hâtaient les nombreux passants du dimanche, où les omnibus et les fiacres roulaient avec fracas, une église se trouva sur son chemin - oh ! une très pauvre église, sans tour ni clocher, une bâtisse banale et quelconque, à l'alignement du trottoir. Car, dans la banlieue anticléricale, où de grotesques édiles paradent dans de somptueuses mairies du style moderno- rastaquouère, le bon Dieu est, presque toujours, logé dans une grange. L'homme entra et, tout d'abord, constata qu'il n'y avait pas grand monde aux vêpres. Une trentaine de femmes, quelques cornettes blanches de reli- gieuses, voilà tout, et, dans la nef, les trois quarts des chaises restaient inoccupées. Mais, là-bas, derrière l'autel, un choeur de voix solennelles, accompagné par l'orgue, chantait la belle antienne de l'Avent : Rorate, coeli, desuper Et nubes pluant Justum. Alors, le visiteur de cette pauvre paroisse tomba dans une profonde rêverie. Ce chant lui rappelait la période de pénitence et de prière pendant laquelle l'Église se prépare à célébrer le mystère de Noël et la naissance du Dieu sauveur qui répandit sur le monde une rosée si féconde de jus- tice et de bonté. Il se souvenait en même temps de l'expression d'ardent désir, de fiévreuse attente, qu'il avait vue tout à l'heure sur le visage de tous les prolétaires. « Hélas! songeait-il, ce que ces insensés désirent et attendent si impatiemment, ce que les pitres politiques leur font espérer pour leurs arrière-neveux seulement, et au fond, tout au fond du brouillard de l'avenir, c'est tout simple- ment le bonheur parfait, et, afin de le conquérir, non pour eux, mais toujours pour les générations à naître, on les excite à des luttes affreuses, à des guerres fratricides. Or, ce bonheur parfait et nécessairement éternel - car il ne peut être parfait qu'à cette condition - voilà dix-neuf siècles qu'il leur fut promis pour le lendemain de leur mort, et même donné tout de suite, en ce monde, puisqu'ils pourraient y avoir la joie de le mériter en aimant leur prochain et le délicieux devoir d'être très bons en attendant d'être très heureux. Hélas! pourquoi ces pauvres gens repoussent-ils aujourd'hui cette foi si douce qui répond à tous les besoins de l'âme humaine, qui satisfait son idéal de félicité absolue? Pourquoi se détournent-ils aujourd'hui avec horreur de cette école d'amour et de bonté, la plus sublime que l'univers ait connue et à laquelle ils doivent, sans s'en douter, par atavisme, par ambiance morale, ce qui reste en eux de pur et d'excellent? Pourquoi se pressent-ils si nombreux, non loin d'ici, dans ce bouge où ils s'enivrent de folie et de mensonge, et pourquoi est-elle presque vide, cette maison du Dieu des humbles, qui ne s'est fait homme que pour leur apporter l'espérance et la consolation? » Mais, tandis que ce passant s'abandonnait à ses mélancoliques réflexions, l'orgue et le choeur ,continuaient le Rorate, la prière latine, vieille de plusieurs siècles, comme pour affirmer que la foi chrétienne est certaine de survivre à toutes les persécutions, de vaincre toutes les indifférences, et aussi pour redire, devant le triomphe de l'erreur et de l'iniquité, que, dans le mystère des nuées, s'amoncelle l'orage de la justice éternelle. Novembre 1896. CONTE DE PAQUES LES DEUX COMMUNIONS. Il y a quarante ans, ce coin de banlieue, au nord de Paris, était frais et champêtre. On y venait, en été, le dimanche, canoter, dîner sur l'herbe, et la berge 'de, la Seine, les prairies, l'île encadrée de saules s'égayaient de rires, de chan- sons, de chapeaux de paille, d'ombrelles et de robes claires. Mais, dans la semaine, c'était un village plein de bonhomie, tout comme un autre, avec sa vieille petite église au clocher gothique; et, sans les guinguettes du bord de l'eau et leurs tables désertes dont le vent de la rivière agitait les nappes blanches, on aurait pu se croire à vingt lieues de la capitale. Aujourd'hui, la grande ville s'est étendue jus- que-là et a transformé le gracieux pays de jadis en un banal et sinistre faubourg où grouillent le travail et la misère. Plus de peupliers; des tuyaux de fabriques. Plus de maisons rustiques, où grimpent des roses et des clématites; des bâtisses de cinq étages, déjà lépreuses quoique neuves, avec, çà et là, un édredon rouge ou des draps qui sèchent sur une fenêtre. Le ciel - oui, le ciel! - a changé, car, même par les beaux jours, il est voilé, souillé, par la fumée des usines. Là circule, s'agite, travaille et souffre tout un peuple de prolétaires aigris, de malheureux sans espoir, à peine consolés par le vice qui les décime, par l'heure d'ivresse et d'oubli qu'ils vont chercher chez les nombreux marchands de vin, dans les assommoirs étincelants, dans tous les débits de poison d'où s'échappe un souffle fétide. Le fleuve, lui aussi, est infecté. Jadis, pourtant, plus d'un peintre s'est assis là, sa boîte à couleurs sur les genoux, pour noter le reflet du coucher de soleil dans l'eau, et ce bouquet de saules, dernier vestige du paysage disparu, est un ancien modèle de Corot et de Daubigny. Mais la place n'est plus tenable. A présent, un énorme égout se dégorge ici, dans la Seine, qui roule désor- mais des flots empestés. Dans l'extrême banlieue de Paris, qui, presque partout, est devenue triste et laide, ce faubourg est peut-être le plus repous- sant par sa tristesse et par sa laideur. Du décor d'autrefois, seule la vieille paroisse reste encore, mais elle semble aujourd'hui rape- tissée et comme honteuse au milieu des maisons géantes qui la dominent, et dont son clocher, modeste et trapu, n'atteint pas le quatrième étage. Elle garde quand même sa physionomie rurale, son aspect paysan, la bonne vieille paroisse, et sur la frise de son portail poussent encore quel- ques touffes d'herbe et fleurissent même, dans la saison, des coquelicots et des joubarbes. Mais, dans cette rue puante et tumultueuse, où elle regarde se hâter les passants, rouler les camions, glisser les tramways, elle donne maintenant l'idée d'une villageoise, amenée dans une grande ville par un train de plaisir, et qui reste immobile et ahurie au milieu de la foule. Il y a quelques années, un matin de Pâques, - ciel clair et temps vif, - je dus aller dans ce quartier lointain, que je n'avais pas revu depuis ma jeunesse. Après m'être acquitté de l'affaire qui m'y avait appelé, je flânais un peu, m'éton- nant de ne rien retrouver là de mes souvenirs, si ce n'est cette pauvre église. Je la regardais avec la sensation agréable et pourtant un peu mélan- colique qu'on éprouve à reconnaître une ancienne connaissance parmi des visages nouveaux, dans une compagnie qu'on a négligée depuis long- temps, et je songeais, non sans tristesse, qu'il n'y avait que cette chétive église pour toute la popu- lation qui s'était agglomérée autour d'elle. Bien que ce fût l'heure de la grand'messe, en ce moment la cloche se taisait, les deux battants de la porte - lourds vantaux de chêne garnis de gros clous - étaient fermés, et, à cette date de Pâques, en ce jour de triomphe et de joie pour tous les chrétiens, on eût dit que la maison du Seigneur était vide et abandonnée. Au contraire, tout près de moi, sur le trot- toir où je faisais halte, s'ouvrait un bar tout flambant neuf, et l'étain du comptoir, le cuivre des alambics, les étiquettes bariolées des bou- teilles brillaient d'un éclat aveuglant, et des noms de liqueurs venimeuses-absinthe, vermouth, bit- ter, etc. - étincelaient, superbes et tentateurs, en grosses lettres d'or, sur les glaces de la devanture. Je n'étais là que depuis peu de minutes, et déjà, pourtant, j'avais pu constater que la splen- dide boutique qui, par sa porte grande ouverte, m'envoyait son haleine d'ivrogne, était très acha- landée. A chaque 'instant, des hommes du peuple, isolément ou par petits groupes - et quelquefois, chose navrante à dire, des femmes - entraient là, tandis que d'autres en sortaient, s'essuyant la bouche du revers de la main, avec une petite flamme d'égarement dans les yeux. C'était tous de pauvres gens à la face ravagée par les fatigues du travail ou la flétrissure du vice. Très peu d'entre eux s'étaient endimanchés, avaient fait un brin de toilette, quoique ce fût jour de grande fête,. Presque tous, même parmi les femmes, portaient leur livrée de labeur, et cela plutôt par manque de soin, par sans-gêne que par pauvreté, car tous avaient dans leurs poches de quoi se payer à boire; et ces blouses déchirées, ces vestons pleins de taches, ces robes sales, tous ces haillons offraient un contraste choquant et presque douloureux avec les peintures fraîches, les métaux bien astiqués, l'espèce de luxe tapageur et canaille de l'assom- moir, du temple de l'alcool. Je m'affligeais devant ce spectacle, quand la cloche de l'église se mit à sonner à toute volée. La porte s'ouvrit largement. Je vis briller dans l'ombre, au fond de la nef, les gouttes d'or des cierges. La grand'messe de Pâques était dite, et les fidèles se répandaient dans la rue ensoleillée. Hélas! il n'y en avait pas un bien grand nombre, et les hommes surtout étaient rares. Pourtant quelques pères de famille accompa- gnaient la femme et les enfants. Presque tout ce monde appartenait à la petite bourgeoisie. Quelques femmes seulement révélaient, dans leur costume, le goût inné, l'élégance instinctive de la Parisienne; mais on sentait, chez tous et chez toutes, même chez les plus humbles, même chez les bonnes vieilles à bonnet blanc, un effort, sinon de parure, du moins de bonne tenue et de pro- preté. Elle n'était pas bien longue, la ribambelle des fillettes de l'école libre - car on a laïcisé à outrance, dans ce quartier-là, - mais les mamans avaient fait de leur mieux pour bichonner leurs gamines, et la brise d'avril faisait flotter les man- telets, les chevelures enfantines, les rubans de toutes couleurs, et palpiter aussi, avec des mou- vements d'aile, les cornettes des Soeurs grises. Le lugubre faubourg fut, en cet instant, égayé, purifié, en quelque sorte, par ces groupes qui s'éparpillaient et sur qui planait une atmosphère de joie et de sérénité. Toutes ces figures d'hon- nêtes gens avaient un air de fête. ils étaient heureux à cause de la belle matinée et du triom- phal et divin souvenir qu'ils venaient de célébrer, à cause du printemps revenu et du Christ ressus- cité. « Eh! Zidore, regarde-moi donc tous ces mangeurs de bon Dieu! » La voix crapuleusement grasseyante qui venait de lancer ce blasphème imbécile était celle d'un voyou de vingt-deux ou vingt-trois ans qui, avec deux camarades, s'était arrêté à quelques pas de moi, au bord du trottoir, et qui regardait la sortie de la messe, les mains dans les poches, sa cas- quette de cycliste rejetée en arrière, la bouche béante, un bout de cigarette éteinte collé à sa lèvre inférieure. Ses deux compagnons éclatèrent d'un rire ignoble, puis l'affreux jeune homme, qui m'avait l'air d'être déjà à moitié soûl, dit à travers son enrouement : « Allons communier à notre tour... C'est ma tournée. J'offre une « bleue. » Et ils entrèrent tous les trois dans le bar, à la file. Je restai là, méditant. Oui, mangeurs de bon Dieu ! Tu l'as dit, pauvre brute ! Mais, avant de prendre part au repas mys- tique, de sentir se fondre en eux-mêmes cette hostie, cette parcelle de divinité, ces hommes et ces femmes, ces catholiques que tu crois avoir insultés, ont profondément scruté leur âme, sévè- rement examiné leur conscience. Ils se sont repentis, ils ont demandé pardon de leurs fautes, ils ont promis, de tout leur coeur, de ne plus les commettre, et malgré la constante tentation et l'infirmité humaine, sache-le bien, après s'être levés de la table sainte et en rentrant dans la vie, ils se sentaient tous un peu moins faibles et impurs, un peu meilleurs. Plusieurs d'entre eux, sois-en sùr, ont chassé pour longtemps l'essaim noir des mauvaises pensées qui tournoie sans cesse autour de nos fronts, et il en est un peut-être qui, à la veille du festin pascal, a reculé devant le gouffre d'un acte irréparable, d'un crime. Mangeurs de bon Dieu ! Ah ! tes nouveaux édu- cateurs, misérable enfant, ne te diront jamais ce qu'a fait de bien et empêché de mal, depuis dix- neuf siècles, ce mince disque de froment pur où palpite la vie éternelle, et ils te cacheront toujours que, grâce à lui, tes ancêtres ont possédé, dans les temps les plus durs, la paix intérieure et l'espé- rance. « Ni Dieu ni maître ! crièrent au peuple ceux qui ont fait de lui leur chose et leur proie, et ils feignirent de le sacrer roi. Puis, pour dompter et conduire à leur guise le monstrueux monarque aux millions de têtes, ils le grisèrent d'orgueil. Mais, plusieurs fois déjà depuis cent ans, il s'est réveillé de son ivresse, il a senti qu'il n'était ni plus libre, ni plus heureux, il a' abdiqué entre les mains d'un seul sa royauté dérisoire, il a fait un effort pour revenir aux traditions de sa race, à ses anciennes croyances. Alors, voyant qu'il ne suffit pas de flatter le peuple pour en demeurer les maîtres, ses exploiteurs ont songé à l'abrutir par le mensonge et le vice. A force de calomnies, ils lui ont fait prendre en horreur cette église toujours prête à lui donner place au festin d'amour, à le nourrir du pain de consolation; puis, craignant que leurs dupes, après tant de promesses absurdes et jamais tenues, n'aient encore un accès de révolte et de colère, ils leur ont offert la communion mor- telle, tendu le calice plein d'alcool ! Jeune insensé, qui viens d'outrager de paisibles chrétiens au passage, regarde l'affiche rouge qui flamboie sur cette muraille. J'y lis le nom d'un de ces hommes à qui tu t'imagines avoir confié ta part de pouvoir royal et que tu considères, dans ton stupide orgueil, comme ton serviteur. Rappelle-toi ses actes depuis vingt ans. C'est lui qui arracha de l'école où tu allais tout petit, l'image de ce Christ qui te bénissait sur sa croix, de ce Dieu, comme toi né dans le peuple, mort pour que les travail- leurs et les pauvres comme toi puissent mériter par leurs vertus un ciel où tous seront égaux dans le repos et dans le bonheur éternels. C'est cet ambitieux jouisseur et sans scrupules qui a rayé le nom de ce Dieu des premiers livres placés sous tes yeux d'enfant; c'est lui qui, en te persuadant que tu n'as pas d'âme immortelle et que tu n'es qu'une future charogne pour le cimetière, exas- péra tes sens et tes appétits, te satura d'envie et de haine et te conduisit vers ce vice qui te fait seul oublier ta misère. Et, le mal que t'a fait cet homme, ne prétends pas qu'il l'ignore. Lui, si prompt à hurler à la tri- bune contre la religion et les prêtres, quand a-t-il dit un mot, donné un vote pour fermer un cabaret, un débit d'absinthe, pour surveiller les laboratoires où l'on distille de la démence et de la phtisie? Cette église en ruines au milieu de la ville poussée autour d'elle, cette pauvre église qu'environnent vingt boutiques d'empoisonneurs, voilà l'ceuvre de ce criminel! « Allons communier! », disais-tu tout à l'heure, en ricanant, à tes camarades. Hélas ! tu ne croyais pas dire si vrai, toi qui insultes les mangeurs de bon Dieu ! déplorable enfant dont l'avenir m'épouvante, va communier devant ce comptoir diabolique, devant cet autel maudit! Va boire la folie et la mort! Et, le coeur tremblant de pitié pour la foule toujours aveugle et ignorante, qu'on trompe, qu'on corrompt et qu'on désespère, je suis entré dans l'église et j'ai prié pour ce malheureux. Mars 1902. CONTE POUR LA FÊTE-DIEU LE BON DIEU A BORD. Le goût des bains de mer ou, plus exactement, du séjour d'été sur les plages s'est tellement déve- loppé en France, et les chemins de fer donnent à tous tant de facilités pour le satisfaire, qu'il est permis de prévoir le temps - pas très éloigné - où notre littoral de l'Ouest présentera une succes- sion ininterrompue de villas, d'hôtels et de casinos et où une seule façade de constructions s'étendra de Dunkerque à Saint-Jean-de-Luz. Ce boulevard maritime, pour ainsi parler, n'existe encore qu'à l'état fragmentaire, ayant pour solutions de conti- nuité quelques falaises et quelques amoncelle- ments de rochers; mais on peut supposer que Ies explosifs viendront à bout, tôt ou tard, de ces obs- tacles naturels, et nos petits-neveux admireront certainement cette voie interminable, avec kiosques lumineux et tramways électriques, sur laquelle ils viendront, par centaines de mille, pendant les trois mois de belle saison, se rafraîchir au souffle du large ! Nous n'en sommes pas là, fort heureusement, selon moi, du moins, qui vois disparaître avec tant de regret lé peu qui reste de la vieille France. Cependant, certaines stations de la côte normande, les plus voisines de Paris, sont déjà envahies et offrent aux regards de l'observateur le singulier spectacle de gens traditionnels et de très anciennes choses mêlés à des personnages de l'aspect le plus moderne et à des objets d'une invention tout à fait récente. Nulle part peut-être ce contraste n'est plus remarquable qu'au Tréport, antique et célèbre port de pêche, fréquenté depuis longtemps déjà par les baigneurs aisés et où, de plus, chaque dimanche, un train de plaisir très rapide jette toute une cohue de petit monde parisien. A côté de cette population de marins, dont les visages, boucanés par le vent et par l'embrun, ont cette expression de gravité que leur imprime la pensée constante du péril, à côté de ces gens de mer qui, par la physionomie et par le costume, sont à peu près semblables à ceux dont Ango, le célèbre armateur de Dieppe et le fondateur de notre marine au xvie siècle, composa ses premiers équipages, il est très intéressant de voir cette foule de petits bourgeois, d'ouvriers endimanchés, de grisettes économiquement déguisées en dames. Ils arrivent de la gare, éreintés par une nuit sans som- meil, alourdis par leurs paniers de provisions, ouvrant tout grands leurs yeux de badauds devant la mer et le pittoresque décor du bassin d'échouage et des bateaux, mais pourtant, par un amour- propre spécial aux Parisiens, ils ne veulent pas avoir l'air étonné et ne renoncent ni à . leurs bruyants éclats de rire, ni à leurs appels gouail- leurs, ni à aucune de leurs blagues faubouriennes. C'est aussi un spectacle fort surprenant que celui de ces groupes de cyclistes pédalant sur leurs deux roues de fer, de ces automobiles emportées dans un infect nuage de poussière et jetant leurs réguliers hoquets, en un mot, de ces véhicules, dernier triomphe du machinisme, qui sont en train de supprimer presque les distances et de changer les conditions de la vie, alors qu'on les voit glisser et s'enfuir sur le quai du vieux port, où se balancent doucement, avec des craquements sourds, ces solides et lourdes barques dont la forme antique et en quelque sorte vénérable n'a guère changé depuis l'époque où, manoeuvrées par Jacques Cartier et ses intrépides compagnons, elles traversaient pour la première fois l'Atlan- tique et remontaient le Saint-Laurent. Un dimanche de septembre, où le train de plai- sir avait répandu dans le vieux Tréport sa foule périodique, je flânais sur la jetée, m'amusant à écouter au passage les observations plus ou moins saugrenues de tous ces citadins, quand le temps, qui menaçait depuis le matin, se gâta tout à fait. Le vent, déjà très vif, contre lequel les femmes défendaient leurs jupes et les hommes leurs cha- peaux de paille, souffla décidément en tempête. Toute la mer blanchit sous une houle sinistre. Les lames se gonflèrent, devinrent énormes, et, en se brisant contre le musoir, jetèrent leurs pa- naches d'écume sur les promeneurs. Ils restaient là cependant, avec des rires et des cris, chaque fois que les inondait l'averse salée, retenus par la grandiose beauté du spectacle. Il ne tarda pas à devenir effrayant. La variation du temps avait été très brusque - comme il arrive trop souvent sur nos côtes - et. aucun signal du sémaphore ne l'avait annoncée en temps utile. Aussi, plusieurs barques étaient-elles sorties, non pas pour traîner le filet ou le chalut, - les pêcheurs observent généralement le repos du dimanche, - mais pour .promener, pendant une heure ou deux, les Parisiens du train de plaisir, qui avaient voulu se donner, en cette journée de vacances, toutes les sensations mari- times en bravant celle du mal de mer. Par cette brise carabinée et dans le tumulte des vagues soudain furieuses, la rentrée au port de ces barques fut très dure et même dangereuse. Rude- ment secouées et ballottées, tantôt dressant leur beaupré vers le ciel sombre, tantôt plongeant de la proue, comme si elles allaient s'engloutir, elles revenaient, l'une après l'autre, ayant ramené la grande voile et le hunier et n'offrant plus qu'un bout de foc à la violence du vent d'Ouest. Comme elles étaient pleines de paysagers tous mouillés jusqu'aux os et la plupart malades, la manoeuvre était difficile, et les curieux massés sur le môle admiraient, au passage de chacune de ces barques, l'adresse du barreur pour gouverner droit sur celte mer bouleversée et ne pas manquer l'entrée du chenal. Toutes les barques accomplirent heureusement ce tour de force, sauf une, la dernière de la petite flottille. Elle devait avoir été plus éprouvée que les autres par le coup de mer, car son foc déchiré se tordait au vent comme une loque, et les quatre hommes de l'équipage, debout et pesant de toutes leurs forces suries avirons, ramenaient péniblemen t leur cargaison de Parisiens en détresse. Cependant le bateau retardataire restait en bonne voie, grâce aux efforts de ses rameurs, et il allait à son tour franchir la passe, quand une lame mons- trueuse le prit par le travers, l'enleva avec une force irrésistible et courut se briser, avec lui sans doute et en l'enveloppant d'une explosion d'écume, contre la muraille de la jetée. Tous les spectateurs poussèrent un cri d'épou- vante, puis, aussitôt après, quand l'écume retomba, un long soupir de soulagement. Un heureux coup de barre du timonier, la présence d'esprit des hommes de tribord, dont les avirons brisés venaient de parer le choc, avaient empêché la catastrophe. Le bateau - il s'appelait la Jeanne-Marie - était sauvé ! Comme l'accident n'avait pas eu, en somme, un dénouement tragique, l'émotion de la foule, après quelques bavardages, s'apaisa vite. Ces Parisiens sont si légers ! Le spectacle avait pris fin, d'ailleurs. Le bateau était rentré dans le port, et le môle, constamment balayé par les paquets de mer, n'était plus tenable pour les flâneurs. Tous revinrent donc vers la ville, en suivant l'étroite jetée, et, dans les fragments de conversation, saisis au passage, il n'était déjà plus question du danger couru par l'équipage et les passagers de la Jeanne-Marie. Cependant, deux Tréportaises, deux femmes. de marins, qui marchaient près de moi en faisant cla- quer leurs fins sabots de bois noir, parlaient encore de l'événement, et j'entendis la plus vieille dire à la plus jeune : « Vois-tu, ma fille, j'avons pas eu peur. C't'année, il ne pouvait pas arriver malheu à Cauvin et à la Jeanne-Marie... Tu t'rappelles ben... Ce bateau-là a eu le bon Dieu à bord. » Le bon Dieu à bord !Il y avait dans cette phrase, on en conviendra, de quoi exciter l'imagination, Oh! tous ces fronts inclinés sous la bénédiction du prétre... quand la procession s'arrête le long du quai et quand M. le curé, entré dans la barque, bénit avec l'ostensoir tous ces braves gens de mer réunis sur les dalles du port, les hommes tête nue, les femmes à genoux et disant leur chapelet. On entonne le Tantum ergo. Nos chantres, grâce à mon confrère, le premier vicaire, qui est musicien, ne sont pas mauvais, et il y a de fort jolies voix parmi nos jeunes filles, les Enfants de Marie. Oh ! tous ces fronts inclinés sous la bénédiction du prêtre, cet hymne qui monte suavement vers le ciel, cette atmosphère de foi naïve... Il y a là vrai- ment une exquise minute d'émotion chrétienne... Bien entendu, tous nos marins considèrent comme un très grand honneur de recevoir la visite du Saint-Sacrement... De là, sans doute, vient l'idée de cette pauvre femme, que le bateau qui a eu le bon Dieu à son bord est, pour l'année au moins, exempt du péril de la mer. - Cet usage, répondis-je, est, en effet, d'une poésie charmante. Que Chateaubriand ne l'ait pas connu, 'c'est dommage. Il eût écrit une belle page de plus dans son Génie du Christianisme... Si, tout à l'heure, la Jeanne-Marie ne s'est pas brisée contre la jetée, cela tient presque du miracle, j'en conviens. Pourtant, ajoutai-je en sou- riant, faudrait-il se fier à la croyance tréportaise, les jours où le sémaphore hisse son plus inquiétant signal?... - Oh! je vous en prie, interrompit le jeune prêtre, n'en dites pas davantage. Je sais bien que vous n'êtes pas, comme a dit cette brave femme, de ces messieurs de Paris qui ne croient à riu. Si la superstition de ces pauvres gens vous étonne un peu, avouez, au moins, qu'elle est tout à fait inno- cente et qu'elle ne peut offenser le Dieu dont les mystérieux desseins déchaînent et calment les tempêtes... Ne seraient-ils pas plus heureux, fit-il avec un accent mélancolique et en me montrant la foule des Parisiens, que, de ce lieu élevé, nous pouvions voir circuler sur le quai du Trépbrt - ne seraient-ils pas plus heureux, tous ces citadins incrédules, s'ils avaient, comme mes simples pa- roissiens, conservé la divine espérance? Je prie de tout mon coeur pour que, du moins, ceux-ci ne la perdent jamais, leur piété dût-elle demeurer un peu enfantine. Car Jésus-Christ, dont je suis l'humble ministre, est vraiment le Dieu des gens de mer, lui qui marchait sur le lac de Tibériade, apaisait d'un geste les flots en courroux, suscitait les pêches miraculeuses, et qui a choisi d'abord de pauvres mariniers pour répandre à travers le monde sa loi de consolation et d'amour !... » Il s'enflammait, il allait poursuivre sa harangue improvisée, mais, attendri par l'enthousiasme religieux du jeune vicaire, je me reprochais déjà ma méchante boutade. Je lui touchai doucement le bras. « Pardonnez-moi, lui dis-je, monsieur l'abbé. Il est difficile d'oublier tout à fait une longue vie de scepticisme... Vous avez raison, il n'y a que la foi qui sauve. Je la demande ardemment et sans cesse à Dieu dans mes prières. Oui, je crois, je veux croire, et je ne serai satisfait que le jour où je croirai avec la confiance et la simplicité de coeur de vos marins... Et j'y parviendrai, soyez tran- quille... Car, vous savez, ajoutai-je en me frappant le coeur avec la main, le bon Dieu est à bord ! » Décemtre 1900. CONTE POUR LE QUATORZE JUILLET. UN DRAPEAU DE MOINS. Comme c'était la, veille du Juillet, le père Muller, le vieil Alsacien, en rentrant pour se cou- cher dans sa chambre haute, ouvrit un placard et y prit un drapeau avec l'intention de pavoiser sa fenêtre pour le lendemain, comme il. en avait l'habitude. C'est un type qui tend à disparaître que celui du père Muller. Serrurier de son état, voilà trente ans qu'il travaille dans le même atelier, et bien qu'il ait atteint la soixantaine et qu'il soit forcé de se chausser le nez d'une solide paire de lunettes avant de s'installer à son établi, vous ne trouve- riez pas un ajusteur plus adroit. Très sobre, sans refuser, à l'occasion, un verre de vin, économe, mais ayant toujours une pièce de cent sous pour un camarade dans l'embarras, consciencieux jus- qu'au scrupule devant sa besogne, il est estimé de tous les compagnons, même des beaux parleurs de meetings et de syndicats; et son patron actuel, gendre et successeur du précédent, un fils à papa pourtant, un viveur, fort riche, qu'on voit moins souvent sur les chantiers que dans son automobile avec la petite Machin, des Folies- Marigny, - ne parle au père Muller qu'avec une nuance de respect. On en trouve encore dans le peuple, de ces braves gens qui pratiquent sans le savoir de simples et fortes vertus. Pour connaître le passé et la vie morale du père Muller, il suffit de visiter son humble logis, tout là-haut, au cinquième étage, dans une vieille maison de la Montagne Sainte-Geneviève. Voici d'abord, encadré avec soin, le brevet de sa médaille militaire, qu'il n'a pas volée, je vous prie de le croire, à la bataille du Mans, quand, rengagé comme artilleur pour le temps de la guerre, il a sauvé, en l'attelant sous les obus, une des pièces de sa batterie. Sous un globe, à côté de la pendule, ce bouquet de fleurs d'oranger artificielles est bien flétri, car le pauvre homme est resté veuf après quelques années de bonheur, et s'il ne s'est pas remarié, c'est à cause de sa fillette, dont vous voyez sur la muraille la photographie en costume de première communiante. Il l'a élevée, sa Victorine, il lui a gagné une dot, il l'a mariée à un camarade, à un bon sujet, qui, maintenant, est petit patron à Senlis et a déjà trois enfants. Le père Muller va les voir quelque- fois, le dimanche, avec des cadeaux de grand-papa plein ses poches, et c'est là qu'il compte se retirer, niais le plus tard possible, quand il ne pourra plus travailler. Jusque-là, il accepte sans se plaindre sa vie soli- taire. Les soirs d'été, il fume sa pipe sur le quai, devant l'entrepôt des vins, dans la fraîcheur de la rivière. Quand le temps est mauvais, il allume sa lampe, met ses lunettes, lit consciencieusement le Petit Journal ou l'un des volumes - il y en a bien une cinquantaine - rangés sur son étagère. Elle n'a pas été trop mal composée, quoique par le hasard ou à peu près, la bibliothèque du bonhomme. Il a acheté autrefois, par livraisons illustrées, les Girondins de Lamartine et le Con- sulat et l'Empire de Thiers, car il est républicain et cocardier, puis les Misérables de Victor Hugo, qui lui ont inoculé leur socialisme sentimental. Voici les chansons de Pierre Dupont, qu'il chan- tait dans sa jeunesse; et il y a là aussi quelques livres qui lui viennent de sa famille, entre autres, le Béranger de son père à côté du livre de messe de sa femme et d'un vieux bouquin qui date de la grand'maman, un petit volume à la reliure déchirée, aux feuillets jaunis, mais auquel le vieil ouvrier a pris goût dans ces derniers temps et qui a pour titre : Les Saints Évangiles. De ses lectures, de ses souvenirs, de son expé- rience et de ses songeries, le père Muller s'est fait une sorte de sagesse, et, ce soir, voilà que de tristes pensées l'assaillent devant son drapeau sorti du placard. Oh! très modeste le drapeau. Acheté un franc quatre-vingt-dix, au bazar de l'Hôtel-de-Ville. En calicot, tout simplement, ayant en guise de hampe un bâton peint en bleu que surmonte le fer de lance en zinc doré. N'importe ! c'est toujours avec émotion que le père Muller le débarrasse de son enveloppe de vieux journaux. Mais, cette fois-ci, en déployant les trois cou- leurs, le vétéran de l'armée de Chanzy, l'enfant de l'Alsace, le naïf républicain se sent le coeur tout chaviré; car, depuis plusieurs années, il n'est pas content de ce qui se passe, comme tous les braves gens. « Le voilà pourtant, ce drapeau français, se dit le père Muller. C'est le mème que, tout gamin, en arrivant de Colmar à Paris pour finir mon apprentissage, j'ai vu revenir d'Italie sous une averse de fleurs. J'étais grimpé sur un arbre du boulevard du Temple. C'était superbe!... Je l'ai- mais déjà, d'instinct, ce drapeau, et plus tard, pen- dant que j'ai servi au e d'artillerie, à Metz, il m'est devenu encore plus cher. Mais c'est surtout depuis , après avoir souffert et combattu pour lui et l'avoir vu si malheureux, qu'il a eu ma tendresse et ma vénération. Un fils ne sait vraiment combien il aime sa mère qu'après l'avoir vue pleurer... « Et puis, c'était maintenant le drapeau de la République, et je m'en faisais une si belle idée, de la République! On ne choisirait, pour gou- verner et faire les lois, que d'honnêtes gens et de bons patriotes. Le petit monde aurait moins de misère, la justice serait égale pour tous, et, bien entendu, dès que nos ongles seraient repoussés, on prendrait la revanche... Je faisais tous ces beaux rêves-là, les premières années, quand je pavoisais pour le Juillet, et, en attachant le drapeau à ma fenêtre, j'espérais bien qu'un de nos petits soldats le planterait, un jour ou l'autre, en haut de la flèche de Strasbourg. « Je suis resté dans cet état-là jusqu'à l'affaire Schneebelé... Ah! si on avait marché, alors!... Mais il paraît que nous nous trompions sur le compte de ce Boulanger. Quand il a filé en Bel- gique, j'ai allumé le poêle avec son portrait en chromo, que j'avais épinglé sur le mur... « Pourtant, à partir de ce temps-là; j'.ai compris que les marchands de phrases et tous les politicards avaient fait leur deuil de ma pauvre Alsace et j'ai commencé à ouvrir l'oeil sur cette clique'là... Et les horreurs ont commencé, le Panama, les anar- chistes... Quand on a épargné les députés voleurs -et, ce qui est encore plus violent, quand les stupides électeurs les ont réélus, quand des fous furieux, avec leur saleté de dynamite, ont bombardé les passants, je me suis demandé ce que ça signi- fiait, cette République où les gros bonnets deve- naient si canailles et où les malheureux devenaient si féroces, et il m'a semblé que les couleurs de mon drapeau avaient pâli... « Cependant, j'essayais de me consoler, de me faire des illusions. Je me disais : Le pays est malade. Mais, bah ! il en a vu bien d'autres, il est solide, il s'en tirera... Puis nous avons eu quelques bons moments, la fête des marins russes, la visite du Tsar. C'est alors que j'ai pavoisé avec plaisir. On avait beau répéter que cette alliance n'était faite que pour le maintien de la paix, les chauvins comme moi sentaient se rallumer en eux une petite flamme d'espoir. « A présent, elle est éteinte, et ça ne m'excite plus du tout, les revues et les voyages de gala... Depuis Fachoda, du reste, on connaît le fond du sac des gaillards qui nous gouvernent. L'honneur national, la fierté du pavillon, c'est le cadet de leurs soucis, aux convives de l'assiette au beurre... Des jouisseurs et des égoïstes, voilà tout... « J'ai cru pourtant que nous allions peut-être nous débarrasser d'eux, quand s'est déchalné le cyclone de l'Affaire. La France s'était tout de même un peu réveillée, devant la frénésie des dreyfusards qui crachaient sur le drapeau, et, au Juillet de et de , je l'ai arboré avec enthousiasme. Paris surtout, Paris a eu vraiment alors quelques jours de bonne et patriotique colère. Hélas! Ce n'était qu'un feu de paille... Ah ! ils sont malins, ces pourris de parlementaires ! Ils ont exilé Déroulède, amusé les badauds avec leur Exposition, convaincu les imbéciles que la Répu- blique était en danger, et ils les ont lancés contre les curés qui n'en peuvent mais... « Est-ce bête, cette guerre aux curés! Comme si jamais, dans aucun temps, dans aucun pays, on avait pu se passer de religion... Il semblerait que ces gens-là n'ont jamais perdu un être qu'ils aimaient et désiré le revoir un jour. Moi, depuis qu'ils tourmentent ainsi les prêtres, ça me donne envie de retourner à la messe:.. « D'ailleurs, tout va plus mal qu'avant, la nou- velle Chambre est plus ignoble que l'ancienne, et les idiots de bourgeois en sont à regretter Wal- deck, qui, pour le moment, se ballade dans les mers du Nord et dîne avec Guillaume... Je parie- rais que, dans quelques mois d'ici, il reviendra au pouvoir, leur Waldeck-Rousseau, en se donnant des airs de sauveur, à peu près comme font les rôdeurs du bord de l'eau, qui flanquent un pas- sant dans le bouillon pour le repêcher et toucher la prime... « C'est donc ça, leur République! Il n'y a pas assez de gendarmes pour jeter dans la rue de pauvres religieuses, pareilles à ces bonnes Soeurs qui m'ont si bien élevé ma petite Victorine, quand je suis devenu veuf; mais la police se gardera bien d'arrêter les Humbert et les d'Aurignac, cette bande de voleurs qui d'abord, paraît-il, avait pour chef un ancien garde des sceaux. Voilà pour la justice... Quant à la morale, c'est encore pire. Il est défendu dans les écoles de parler du bon Dieu aux enfants; mais, en sortant de la classe, ils peuvent regarder tant qu'il leur plaira le images obscènes autour du kiosque à journaux. Quelle dégoûtation!... « Et personne ne se révolte; on ne grogne même plus, ou à peine. Devant la vacherie géné- rale, les meilleurs patriotes eux-mêmes sont dé- couragés. « Ma fois, j'ai bien envie de ne pas pavoiser... C'est un crêpe de deuil qu'il faudrait plutôt mettre à mon drapeau, quand ce Jaurès, qui a traité Jeanne d'Arc de cabotine, a pu dire à la tribune que l'Alsace était allemande pour toujours... Allons, va te cacher, mon vieil ami; car, devant toutes les hontes et toutes les infamies d'à pré- sent, on croirait vraiment que nous ne sommes plus en France ! » Et le père Muller, avant de serrer son drapeau, essuya deux grosses larmes qui mouillaient ses yeux avec le pan de calicot rouge. Juillet 1902. LA MESSE DU PATRIOTE. Pendant la période d'angoisses patriotiques que nous venons de traverser et qui, j'en ai bien peur, est loin d'être finie, j'ai vécu, pour ma part, dans un état d'esprit extrêmement douloureux. Ce cauchemar m'a plusieurs fois oppressé dans mon sommeil : je luttais désespérément contre une pauvre folle qui voulait se tuer de sa propre main et je m'épuisais en efforts pour lui arracher son couteau. Quand je me réveillais, tout en sueur, en poussant un cri, je me rappelais avec horreur que des Français monstrueux né cessent d'insulter l'armée, de cracher sur le drapeau, et je songeais avec une [tristesse profonde que la créature en démence qui voulait se suicider, c'était, hélas ! ma chère patrie! Depuis deux ans, je puis le dire, cette pensée empoisonna ma vie; car une France neutre et désarmée, telle que s'en contenteraient tant d'égoïstes et d'insensés, excités d'ailleurs par une bande d'étrangers et quelques scélérats, subirait promptement le sort de la Pologne. Certes, le danger, si grand qu'il soit, peut être conjuré. Beau- coup de braves gens se sont levés pour défendre la patrie française, exclusivement française. A la bonne besogne qu'ils ont déjà faite et qu'ils feront encore, je consacrerai, pour ma part, le peu qui me reste de forces. Chaque jour, je prie pour ma pauvre et bien-aimée France, et j'espère fermement que bientôt la grande nation se relèvera, par un de ces mouvements spontanés et irrésistibles, où l'on reconnaît le geste même de la Providence. Mais combien de durs moments aurons-nous à passer d'ici là? Qui sait si moi, de santé bien débile et déjà vieux, je serai encore de ce monde le jour où se relèvera mon pays? Qui sait si j'en verrai seule- ment poindre l'aurore? On peut donc me croire, quand je dis que, depuis qu'ont éclaté nos funestes discordes, je suis vraiment malheureux. Mais aujourd'hui, je ne veux pas revenir une fois' de plus sur ce triste sujet. J'aurais le désir, au contraire, de me rappeler les seules heures très douces que j'ai, vécues depuis deux ans, et, je le déclare tout de suite et bien haut, ce sont celles que j'ai consacrées à la prière, et surtout les instants ineffables que j'ai passés à l'église, les dimanches et les jours de fête, pendant que s'accomplissait l'antique et prodigieux drame de la Messe et que je sentais mon âme en présence de Dieu lui-même. Ma conversion ou, plus exactement, mon retour à la pratique religieuse - car, depuis assez long- temps déjà, j'étais inquiet et tourmenté à cet égard - n'a pas encore trois ans de date. Mais, depuis lors, combien de fois n'ai-je pas remercié et béni la mémoire de mes parents, qui me donnèrent une éducation chrétienne. C'est par leur mérite, sans oublier, bien entendu, la grâce divine, que j'ai pu retrouver cette foi qui parfume et ennoblit mes dernières années. J'étais encore incrédule, quand commença pour moi l'arrière-saison, et je sais combien elle est mélancolique. Elle doit devenir chaque jour plus sombre pour le vieillard sans croyance, qui s'en va vers la tombe, le front bas, regardant tomber à ses pieds les feuilles flétries. Mais pour le chrétien, la mort est pleine d'espérance. Quand vient l'automne de la vie, il relève courageusement la tête; car, à travers les branches dépouillées, il voit mieux le Ciel. C'est aussi la foi qui m'a commandé de me lancer dans la lutte, en ces heures de péril national; c'est elle qui me permet aujourd'hui, après une existence où je ne fus qu'un inutile et voluptueux poète, de finir en citoyen. Combien elle est grossière, l'erreur des incroyants qui disent avec dédain que le flat du Pater est mortel pour l'énergie! A coup sûr, la volonté de Dieu est la justice souveraine, et nous devons accepter toutes les épreuves; car s'il nous les impose, c'est que nous les méritons. Mais il ne nous dispense pour cela d'accomplir aucun des devoirs dont il a mis le sentiment dans notre conscience. Moins que d'autres sans doute, mais assez gra- vement tout de même, j'étais naguère atteint de cette coupable indifférence pour le bien public, trop fréquente, comme on sait, chez les artistes. En moi le chrétien s'est réveillé en même temps que le patriote. La religion, quoi que prétendent ses ennemis pleins de mauvaise foi, ne défend à personne d'aimer passionnément son pays, et par ce mot, j'entends la nation qu'ont fondée les aïeux aussi bien que le coin de terre où l'on naquit, la France et le clocher du village. Chez le citoyen qui fait son devoir, la foi religieuse, au contraire, double la force morale et l'esprit de sacrifice. Quand je me suis jeté dans la tempête politique, j'avais un solide point d'appui; car j'embrassais la Croix comme un marin étreint le niât brisé de sa barque en détresse. Et mon effort, je le jure, est tout à fait désintéressé. S'il le faut, pour délivrer mon pays des mauvais maîtres qui l'avilissent et qui le perdent, je suis prêt à tout sacrifier. Je n'ai dû encore renoncer, il est vrai, qu'à de médiocres trésors, qui m'étaient précieux cependant, à des amitiés chères, à des influences mondaines qui m'aidaient à faire quelque bien, à mon goût pour la. retraite, à ma vie paisible. J'ai abandonné tout cela sans une hésitation, sans un regret. Que demain se déchaîne le cyclone d'anarchie et de terreur qui nous menace, et l'on me verra risquer sans peur ma liberté, ma vie. L'aurais-je fait, naguère, avant d'avoir fixé les yeux de mon âme sur les espérances éternelles? J'en doute, et je me .sens désormais, pour le devoir civique, une force que je ne me connaissais pas. Parmi les. agitations de la vie nouvelle que je mène depuis quelque temps, je n'ai donc goûté quelque douceur que dans les heures pieuses. Plus gaie jamais j'admire la sage discipline de l'Église, qui rythme la pensée du chrétien par le retour constant de la prière; elle revient deux fois par jour, ainsi que la marée, et couvre de son flot salubre cette plage impure et vaseuse, l'âme du pécheur. Mais la merveille du culte catholique, c'est le repos dominical, c'est la messe, c'est la halte du voyageur fatigué sous les palmes fraîches d'une oasis idéale, ce sont ces rêves de paix et d'espérance au murmure des sources vives de la foi ! J'arrive à la paroisse pour la messe basse qui suit presque immédiatement la grand'messe. Celle- ci vient à peine de finir. L'atmosphère de l'église est encore émue de l'harmonieux tonnerre des grandes orgues; j'y vois flotter et j'y respire les dernières vapeurs de l'encens. Je suis forcé d'avouer ici une de mes infirmités. Si beaux que soient les chants de la liturgie, ils gênent chez moi le recueillement. J'ai besoin de silence pour prier. A genoux, donc, à genoux, pauvre pénitent ! Ferme les yeux, cache ton visage dans tes mains et reste immobile. Oublie, s'il se peut, que ton corps existe, ton misérable corps qui a tant péché. Souviens-toi que tu es ici, d'abord pour demander pardon de ta longue vie passée loin de Dieu, et de tant d'impureté, d'égoïsme et d'orgueil ! Frappe-toi la poitrine, et, avec l'officiant qui vient de monter à l'autel, dis en toute sincérité le Misereatur et Indulgentiam. Quelle force, quel solide bâton pour la route que cet examen de tous ses actes, de toutes ses paroles, de toutes ses pensées, auquel se livre sans cesse le chrétien ! Mais cette enquête sur lui-même, coin- bien elle devient plus scrupuleuse et plus sévère, quand il la fait pendant l'auguste sacrifice, dans l'attente du miracle, alors que tremble, entre les doigts du prêtre, cette hostie fragile qui sera tout à l'heure le corps réel et présent de Jésus-Christ ! Ici l'indulgence de l'homme pour lui-même n'est plus permise; les lâchetés, les capitulations de la conscience sont impossibles. Dieu est là; son regard pénètre jusqu'aux plus secrets mystères de l'âme. Qui donc oserait mentir devant lui? Hélas! Depuis de bien longs jours, je vis en pleine lutte. Pour une bonne cause, certes, pour le salut de mon pays! Mais c'est la bataille, âpre, violente, acharnée, et je n'ai pas le droit de me le dissimuler, elle a été pour moi l'occasion de com- mettre de graves et innombrables fautes, non seulement contre la charité, mais aussi contre la simple justice. Que de jugements trop passionnés et trop rigoureux j'ai portés ! Que de paroles cruelles j'ai dites ! Non, je n'invoquerai pas comme excuse l'échauffement du combat et les outrages dont m'ont accablé mes adversaires. Selon votre loi, mon Dieu, je leur avais d'avance pardonné, et je n'y avais pas grand mérite; car l'un des bienfaits de mon retour vers vous, c'est que je suis devenu à peu près insensible aux outrages des hommes. Non, rien n'atténue mes torts. Je les avoue hum- blement et les soumets au tribunal de votre misé- ricorde. Mais je le fais avec confiance; car, vous le savez, ô Père tout-puissant, c'est une impulsion filiale qui m'a jeté dans cette mêlée, et je n'ai pu voir de sang-froid meurtrir devant mes yeux la pauvre France, ma patrie et ma mère ! mon Dieu, c'est pour elle maintenant que je vous prie! Non, c'est impossible, vous n'aban- donnerez pas ce noble pays, qui a tant fait ja- dis pour votre gloire, qui a mérité d'être appelé votre soldat, et dont, aujourd'hui, toutes le`s églises et toutes les cathédrales tendent vers vous leurs flèches et leurs tours comme des bras suppliants! Oubliez, oubliez, dans votre clémence infinie, qu'elle a trop longtemps subi ces maîtres impies qui persécutent vos prêtres, chassent vos servantes du lit des mourants et effacent votre saint nom du livre de l'écolier. Car elle est lasse, à présent, de leur tyrannie; vous la voyez frémir sous le joug des sectaires athées, et elle comprend enfin que ces hommes de destruction et de néant, frappés d'on ne sait quelle folie furieuse, veulent briser son épée - l'épée de saint Louis et des Croisades! - et jettent ses étendards dans la boue où bientôt peut- être ils seront foulés par la botte d'un conquérant. Mon Dieu, ayez pitié de la France, de votre France, vous qui, pour son salut, avez suscité Geneviève et armé Jeanne d'Arc du glaive d'un de vos archanges ! Sauvez-la en cette heure doulou- reuse, où ses malheurs l'éclairent sur ses fautes, où elle rêve de les réparer, où l'on sent palpiter en elle une renaissance de la foi et où un grand nombre de ses fils repentants - dont je suis l'un des plus humbles - détruisent, à force de s'y agenouiller, l'herbe des solitudes qui poussait au pied de la Croix abandonnée ! ... Mais une sonnette vient de retentir. Le prêtre va consacrer l'hostie. J'interromps mon oraison patriotique. Je ne veux plus penser à présent qu'à la tragédie du Calvaire... Je ne veux plus que souf- frir, autant que possible, avec le divin Crucifié et le supplier de m'admettre un jour auprès de lui dans l'éternelle lumière. Car, même toi, chère et douce France, tu n'es, pour le chrétien, qu'un lieu d'exil, dans lequel il attend le Paradis, la patrie suprême, la patrie universelle! Et quand l'office est terminé et qu'après une dernière prière pour mes morts chéris et pour tous ceux que j'aime, je sors de l'église et descends les marches du parvis, je remercie encore une fois le Dieu de bonté, qui m'accorde la grâce d'achever ma vie en bon chrétien et en bon Français, de mêler sans cesse ces deux sentiments dans mon coeur et de regarder le Ciel à travers les glorieuses déchirures du drapeau. Octobre 1899. POUR LES ÉTRENNES DE 1902. Ce concours de jouets, dont on a tant parlé ces jours-ci, réveille en moi les plus lointains souve- nirs de mon enfance et je m'y abandonne avec grand plaisir. Heureux âge, où l'imagination est si vive et si forte et où, déjà cocardier, chauvin précoce, milita- riste pas plus haut que ça, j'éprouvais l'orgueil d'un colonel passant en revue son régiment, quand j'avais rangé mes soldats de plomb en bataille, et la fierté d'un officier de marine sur le point de prendre la mer, quand j'arrivais au bord du bassin du Luxembourg et que, sur l'eau à peine ridée par une brise légère, je déposais mon petit navire à voiles, armé, s'il vous plaît, de quatre pièces de canon à peu près grosses comme des cigarettes! Le vieux monsieur que je suis devenu n'a plus aujourd'hui que des distractions moroses. Il assiste, en faisant un peu la moue, à la préparation de la cuisine électorale, qui n'est pas beaucoup plus appétissante que celle des sorcières de 'Iac- beth, et, l'autre jour, en sortant d'un conciliabule de futurs candidats, il s'est surpris à murmurer la fameuse définition de l'enfer par sainte Thé- rèse : « C'est un lieu où il pue et où l'on n'aime point. Quelle misère est la nôtre d'en être réduits à combattre le parlementarisme avec ses armes spé- ciales, c'est-à-dire avec de petites intrigues et de mesquines combinaisons! Pour me venger des soucis que me donne la politique, j'ai eu l'envie de prendre part, moi aussi, au concours de jouets, et j'en ai inventé un dont je suis assez content. Vous vous rappelez ces boîtes d'où sort brusquement un diable épouvan- table avec des cornes menaçantes. Eh bien, je donnais à ma boite la forme de la tribune du Palais-Bourbon, et de là, tout à coup, quand on poussait le ressort, jaillissait un général en uni- forme, avec des moustaches terribles et un grand sabre. Ne croyez-vous pas que ce jouet symbolique aurait eu quelque succès dans les baraques en planches du Jour de l'An? Mais, après réflexion, je me suis rappelé que le Directoire actuel, aussi pourri que l'ancien, n'est pas plus libéral. Puisqu'il interdit les amusantes chansons de Dominique Bonneau, l'Ange Pitou d'à présent, il aurait certainement fait saisir mon joujou comme séditieux, et les pauvres camelots eussent été ruinés et, probablement, « passés à tabac », par-dessus le marché. J'ai donc renoncé à mon idée, non sans regret. Ce qui me console un peu, c'est la pensée que notre cher gouvernement aura bien de la peine, quoi qu'il fasse, àinventer et à propager des jouets de « défense républicaine », comme il doit en avoir certainement le désir; car l'enfance est, d'instinct, nationaliste. L'autre jour, dans un square, j'ai vu une bande de petits bonshommes qui jouaient à la manifesta- tion. C'était à qui voulait « faire Déroulède ». L'an dernier, les radicaux à tous crins d'un con- seil municipal de province - celui de Saint- Étienne, si je ne me trompe, - décidèrent qu'on bannirait, des cadeaux faits aux enfants des écoles, tous les jouets capables de développer en eux l'infâme militarisme, tels que képis à galons, épaulettes d'or, sabres, fusils, trompettes, tam- bours, etc. Je suis persuadé d'abord que les pauvres mioches ont été désolés. Le gamin français n'a pas changé depuis Charlet; il est toujours prêt à se coiffer d'un bonnet de police en papier et à faire l'exer- cice avec un bâton en guise de fusil au com- mandement d'un invalide assis sur un banc au soleil. Ce qui me préoccupe, c'est de savoir par quoi les conseillers stéphanois ont remplacé les jouets militaires. Auraient-ils, par hasard, affublé les pauvres gosses du tablier de peau maçonnique et de la ferblanterie des loges? Je suppose d'ailleurs qu'on a supprimé depuis longtemps, là-bas, la croix d'honneur en fer-blanc qu'on épinglait jadis sur la veste de l'écolier qui avait le mieux écrit sa dictée ou récité sa leçon. Mais que peut-on bien lui donner à la place de ce hochet guerrier.? Un « baromètre ou une écharpe de sénateur ou de député, peut-être. Selon moi, il faudrait ajouter à cette récompense une pièce de cinquante centimes., pour préparer ainsi l'enfant à la vie publique, et lui faire comprendre que cet insigne confère le droit d'exiger et de recevoir des pots-de-vin. Décidément, non. Ils ne seront pas commodes à imaginer, les vrais joujoux de « défense républi- caine. », qui puissent inculquer aux Français de l'avenir, dès. leur premier âge, le sentiment de la suprématie du pouvoir civil et les persuader soli- dement que le pékin passe toujours avant le mili- taire. Vous verrez que, au Jour de l'An prochain, on rencontrera encore plus d'une maman toute fière de tenir par la main son petit garçon déguisé en lieutenant de dragons, avec un casque, ou même en simple zouave,, avec un turban,. et qu'aucune de ces femmes peu « intellectuelles » n'aura l'idée de promener son enfant avec la toque, la robe et l'épitoge du magistrat ou du professeur. Comment espérer, après cela, que la jeunesse comprenne, d'ici à longtemps, combien il est plus honorable de faire proscrire de braves gens par la Haute-Cour que de risquer niaisement sa vie sur un champ de bataille, et combien un docteur ès lettres ou un agrégé, qui propose de jeter le dra- peau français aux ordures, est supérieur à une brute à képi et à épaulettes qui se fait tuer pour lui? Ah ! le préjugé n'est pas vaincu. Le galon, le panache, le pantalon rouge ne sont point passés de mode. C'est absurde, c'est déplorable, mais c'est ainsi. Voulez-vous parier que, chez les marchands, on va vendre encore, cette année, une quantité de boîtes de soldats en bois ou en métal? Et croyez- vous que, si c'était des boîtes d'instituteurs pri- maires en plomb ou des députés radicaux-socia- listes en sapin peinturluré, il y aurait beaucoup d'amateurs? J'en suis navré pour le général André, mais l'armée a encore quelque prestige, au moins parmi la marmaille. Dans un autre ordre d'idées, mais toujours au point de vue de la « défense républicaine » et de la société future, je constate aussi qu'il n'y a pas la moindre trace de féminisme dans les jouets destinés aux petites filles. On ne voit dans les vitrines que poupées de toutes sortes, depuis la belle dame parée des fan- freluches à la dernière mode jusqu'au bébé emmailloté de dentelles. On y trouve aussi de petites cuisines, avec casseroles minuscules, poêles à frire, naines et mignonnes rôtissoires, qui semblent faites pour préparer le dîner de la reine Mab. Évidemment, de pareils joujoux ne peuvent ins- pirer à nos fillettes qu'un idéal inférieur, que le désir médiocre de faire un peu de toilette, de soi- gner des enfants et de s'occuper du ménage. Comme éducation féminine, c'est tout simplement le programme du bonhomme Chrysale. Pas la moindre concession aux idées modernes. Aucun fabricant de jouets n'a eu la pensée de revêtir quelques-unes de ces poupées de la robe d'avocat ou de mettre sur leur nez émaillé les lunettes du bas-bleu; aucun n'a songé à offrir aux docteresses de l'avenir, au lieu d'une réduc- tion de cuisine, une salle de dissection en minia- ture avec un gentil petit cadavre en carton peint. Je dénonce cette tendance aux rédactrices de la Fronde. Ces jouets ne peuvent développer chez les petites filles que des instincts réactionnaires, tels que celui de se parer pour plaire au sexe laid et trouver un mari, celui de retenir au logis leur seigneur et maître en lui fricotant de bons petits plats et surtout celui d'avoir un beau poupon à chérir et à dorloter. Que nous sommes encore loin du phalanstère collectiviste, de l'égalité absolue des deux sexes, de l'union libre et de l'élevage en commun de tous les enfants, aux frais de l'État, dans un prytanée pareil à celui dont le citoyen Robin fit naguère, à. Cempuis, l'édifiante expérience ! J'ignore quels résultats a donnés le concours de jouets récemment provoqué par un désir officiel; mais ce qui est manifeste, ce qui saute aux yeux, c'est que les joujoux traditionnels et pour ainsi dire classiques ont conservé tout leur charme pour l'enfant; c'est que le petit garçon se plaît plus que jamais à jouer au soldat et que la petite fille aime toujours jouer à la maman. Il devait en être ainsi déjà, j'en suis convaincu, dans les siècles préhistoriques; car, en dépit des grandes phrases sur le progrès, le fond de l'homme ne change guère. Le bambin de l'âge de la pierre taillée agitait sans doute avec fierté- une petite hache en silex, et la gamine troglodyte berçait. probablement, dans une attitude maternelle, quelque informe morceau de bois. Ces instincts antiques persistent dans la géné- ration que nous voyons grandir. Réjouissons- nous-en, car rien n'est plus vénérable. Voilà un. éclatant démenti aux malsaines et chimériques doctrines de décadence dont on nous assomme, et nous avons ici la preuve que l'amour de la patrie et le sentiment de la famille ne périront pas de si tôt. Pour les prochaines étrennes, on inventera, je n'en doute pas, de jolis et ingénieux joujoux. Mais, si vous voulez faire vraiment plaisir à vos petits amis des deux sexes, n'oubliez pas de leur donner aussi quelques-uns de ces jouets qui sont vieux comme le monde et qui aident à le peupler d'hommes de courage et de bonnes mères, c'est- à-dire des armes et des poupées.Décembre 1901. AU CIMETIÈRE. (JOUR DES MORTS DE 1901) Pour le vieux Parisien, qui a le chagrin sans cesse renouvelé de voir sa ville natale se trans- former, ce qui change le moins rapidement, c'est encore les cimetières. Dans la rue que j'habite depuis trente ans, trois maisons de rapport à la dernière mode, avec ascenseur, électricité et tout le confort moderne, occupent aujourd'hui la place du vieil hôtel à demi ruiné et du long mur au-dessus duquel dé- bordaient les arbres du jardin; et, par les chaudes soirées de juin, je ne respire plus, en rentrant au logis, le capiteux parfum des fleurs d'acacia. Mais il est resté le même, au cimetière Montpar- nasse, le modeste tombeau où, dans un délai qui ne sera sans doute pas bien long, je reposerai auprès des miens. Quand j'avais vingt ans, ce côté de la banlieue parisienne était presque champêtre. Dans la rue de la Gaîté, où se succèdent, aujourd'hui, les cafés- concerts et les assommoirs, il y avait d'agrestes guinguettes à tonnelles, et Plaisance, qui est aujourd'hui un quartier tout grouillant de peuple, était à peine bâti et plein de terrains vagues. On trouvait par là, bien avant d'arriver aux fortifica- tions, des pièces de betteraves et de pommes de terre, même quelques champs de blé. J'ai tâché de fixer la physionomie navrée de ces campagnes suburbaines dans mes vers de jeunesse; ils doivent être incompréhensibles pour les jeunes lecteurs, s'ils en ont. Un monumental tramway électrique à deux étages glisse aujourd'hui à travers la foule, là où jadis j'ai cueilli des bleuets. C'est seulement au cimetière Montparnasse que je retrouve ùn peu de mes anciennes sensations. Il ne renferme plus dans ses murs que des conces- sions à perpétuité; car, depuis longtemps, les pauvres gens de la rive gauche:sont enterrés beaucoup plus loin, au delà des remparts, à Ivry ou à Bagneux. Cet exil n'est épargné qu'aux cadavres possédant, à Montparnasse, un immeuble de quelques mètres. Je suis dans ce cas; c'est même ma seule façon d'être propriétaire. Donc, quand je vais visiter le tombeau de ma famille, je retrouve ce coin de cimetière tel qu'il était il y a trente ans. Les arbres ont grandi, voilà tout. Très souvent, dans Paris, je ne reconnais plus une rue, même tout un quartier. La pioche du démolisseur et la truelle du maçon ont changé le décor devant lequel ma mémoire évoquait mes rêves et mes sentiments du passé. Mais, à Mont- parnasse, près de l'ancien moulin tapissé de lierre, tout est resté de même. Chose mélancolique ! Il n'y a plus que ce lieu funèbre où je puisse me rajeunir un peu par le souvenir. L'autre jour, après avoir prié devant la pierre qui recouvre mes chers morts, je suivais à pas lents une des allées du vieux cimetière. Je m'y étais attardé et j'allais en sortir un des derniers. C'était par un soir d'octobre, brumeux et très calme. A travers le réseau noir des branches presque entièrement nues, je voyais le soleil tout rond, large et rouge, pareil à un disque de cuivre, descendre majestueusement. A ma droite et à ma gauche, les tombes grises se dressaient dans la ouate légère et vaguement bleue du brouillard. Pas un souffle d'air. De temps en temps, d'un des tilleuls de l'allée, une feuille d'or, une des der- nières, se détachait comme par lassitude, tombait en tournoyant et se posait sans bruit sur le sol déjà jonché d'une épaisse dépouille. J'ai rarement vécu de plus solennelles minutes. Tout en marchant, l'esprit traversé de pensées sévères, je lisais machinalement les inscriptions des tombeaux qui bordaient le chemin. Tous con- tenaient une famille ou un individu privilégié par la fortune ou par le rang social. La plupart des épitaphes évoquaient des existences honorable- ment ou même brillamment remplies. Bien que les dates de décès fussent toutes assez reculées - les plus récentes remontaient à vingt-cinq ou trente ans plusieurs des noms gravés là n'étaient pas encore tombés dans l'oubli; quelques-uns étaient restés fameux. On est indulgent devant les tombes. Je voulais croire que tous ces morts avaient été, dans leurs carrières variées et à des titres divers, des hommes de mérite et de devoir, de bons et utiles citoyens. Alors... Qu'est-ce qui fit naître en moi ce senti- ment soudain? L'ambiance funèbre du lieu? Un accès de la fatigue de vivre qui parfois m'accable? Une recrudescence du dégoût qui me poursuit dans le temps de honte où nous sommes? Je ne sais. Mais mon coeur fut noyé de tristesse et j'éprouvai un sentiment d'envie - oui, d'envie! - pour tous ces morts qui n'avaient pas vécu les dernières années du xrxe siècle. Celui-ci, par exemple, un conseiller à la cour de Paris. Dans ma jeunesse, au quartier Latin, quand son nom était prononcé par hasard, au milieu de nos folles causeries d'étudiants, la physionomie des stagiaires, nos camarades, devenait tout à coup respectueuse. Car, par sa vie simple et pure, par sa profonde science, par son intégrité absolue, par son attitude pleine d'indépendance et de dignité devant le pouvoir, cet homme représentait le type exemplaire du magistrat. « Mort en . » Oui, je me rappelle. Pendant le siège, on me l'a montré au bastion, bien qu'il fût déjà septuagénaire, et je vois encore ce sec et grand vieillard, au profil aquilin sous le képi, appuyant la baïonnette de son fusil contre son épaule et tirant de la poche de sa vareuse un livre qu'on m'a dit être un Sénèque et qu'il lisait tout en faisant sa faction. Ah ! il est parti à temps pour l'autre monde, avant ' « épu- ration ». I n'a pas vu la magistrature, à force de complaisances, de lâchetés, de forfaitures, devenir peu à peu la partie la plus méprisée du corps social. Qu'aurait-il pensé de ces laquais en robe rouge ou noire, toujours prêts à répondre au coup de sonnette d'un distillateur véreux devenu garde des sceaux, grâce à l'admirable jeu des ins- titutions parlementaires? Et celui-là, un admirable soldat d'Afrique, de Crimée et d'Italie. « Mort en », des suites d'une blessure reçue à Solférino. Il n'avait pas encore cinquante ans. Mais ne vous plaignez pas, mon général, que pour vous on ait si vite battu le rappel là-haut. Vous avez cru jusqu'à la fin que la France était toujours la grande, la victorieuse nation. Vous avez ignoré la défaite et ses hideuses conséquences. Que diriez-vous de ce spectacle extraordinaire : toute la. nation en armes, depuis trente ans, mais avec le ferme propos de ses gou- vernants de ne jamais venger l'outrage reçu et de maintenir la paix à tout prix? Qu'auriez-vous pensé du fameux mot sur les provinces perdues : « Y penser toujours, n'en parier jamais »? Que le silence est le frère de l'oubli, hélas ! Quant à l'armée que les maîtres du jour tâchent mainte- nant de nous confectionner, je crois que vous n'auriez pu y songer sans être menacé d'un coup d'apoplexie. Vous qui avez gagné votre cinquième galon à l'assaut de Malakoff., savez-vous comment on avance, à cette heure? En subissant les gro- tesques épreuves de la franc-maçonnerie et en dénonçant les camarades qui vont à la messe. Félicitez-vous d'être mort, mon général. De votre temps, vous aviez de vieux drapeaux déchirés par les balles. Les nôtres sont tout neufs, mais souillés par les crachats des sans-patrie. J'allais ainsi, faisant une réflexion analogue devant chaque tombeau. Voici celui d'un vicaire de Saint-Jacques-du- Haut-Pas, mort à vingt-huit ans, en . Pauvre jeune homme! Mais tant mieux pour lui, après tout. S'il avait vieilli dans le ministère, il eût tant souffert de voir diminuer sans cesse le nombre des baptêmes et des premières communions, et, s'il était devenu curé dans la banlieue, le citoyen maire eût sans doute dressé procès-verbal contre sa soutane. Ce vieux professeur a bien fait de s'en aller, lui aussi. J'imagine que, comme mes modestes et bons maîtres du lycée Saint-Louis, il se conten- tait de faire son cours le mieux possible et de n'enseigner à ses élèves que de nobles pensées et de généreux sentiments. Cette stupeur lui fut épar- gnée d'entendre ses jeunes collègues, pervertis par l'orgueil intellectuel, ricaner au seul mot de patrie et se passionner pour un traître. Cette jeune femme, morte à la fleur de l'âge et pleurée par son époux et ses enfants, aurait peut- être connu les amertumes du divorce et d'une famille déchirée; et cet important fonctionnaire, dont l'épitaphe naïvement vaniteuse rappelle le haut grade dans la Légion d'honneur, n'aurait pas été satisfait, devant les distributions de rubans rouges à la basse canaille de la politique. Enfin j'étais obsédé par cette idée que tous les Français qui dormaient là avaient vécu dans des temps meilleurs, où leur pays était plus fier, qu'ils étaient partis avant la honte et la décadence - et, de tout mon coeur, je les enviais. Mais l'un d'eux, plus que tous les autres, me parut heureux d'être mort. C'était une vieille barbe de la démocratie qui conspirait déjà sous la Res- tauration, un célèbre professeur de barricades, sincère, convaincu, qui croyait fermement déra- ciner un abus à chaque pavé qu'il déchaussait et tuer une injustice à chaque coup de son fusil d'émeutier. La moitié de sa vie s'était écoulée en prison et en exil. Maître de Paris, ou à peu prés, pendant une demi-journée, en , il était forçat à Lambèse, après le coup d'État. Pour sa foi, pour sa chimère, il avait subi toutes les persécutions. Pourtant, à la fin, après je ne sais plus quelle amnistie, il était rentré en France, très pauvre, à demi fou, mais plein d'honneur et les mains pures. Oui, celui-là surtout avait eu raison de mourir opportunément, en . Qu'est-ce que sa probité aurait pensé du Panama, et son patriotisme de l'affaire Dreyfus? Dors en paix, vieux républicain, dans ton idéal de justice et de liberté! Telles étaient mes tristes et douloureuses pen- sées, l'autre jour, en regardant tomber les feuilles mortes de la Toussaint. Je murmurais le mot de Luther dans le cimetière de Worms : Invideo quia quiescunt, et je courbais ma tête découragée en songeant à la lâcheté de tous, à la ruine lente de la patrie. Mais, tout à coup, je m'aperçus que la Croix se dressait encore sur presque tous les monuments, que presque toutes les inscriptions funèbres se terminaient par une invitation à la prière. Arrière, mauvais conseils du désespoir! C'est `~ peut-être pour demain, le fait imprévu -qui nous sauvera, l'événement extraordinaire que les esprits aveuglés de notre temps attribueront au hasard, mais qui ne se produira que sur un ordre de la Providence. « Priez pour nous », me crient tous ces morts. Certes,, mais il est une moribonde qu'il ne faut pas oublier. Prions pour la France! Novembre 1901. SENSATIONS D'ENFANCE. I AU MUSÉE DU LOUVRE. La pédagogie. moderne a mis à la mode les « leçons de choses ». On place maintenant sous les yeux de l'écolier une image représentant un boeuf, et on lui dit : « Voilà un boeuf ». Bien sou- vent, j'imagine, le petit bonhomme doit soup- çonner déjà l'existence de: ce ruminant, et, dans tous les cas, il est destine à faire, tôt ou tard, la. rencontre d'une bête à cornes.. D'ailleurs, cette fantaisie scolaire est tout à fait inoffensive. De mon temps, on ne montrait pas tant de belles choses dans les écoles enfantines. Tout au plus y voyait-on, pendues à la muraille, deux ou trois cartes de géographie, jaunies et enfumées, avec l'inévitable tableau des poids et mesures. Dieu! qu'il m'a ennuyé, jadis, ce tableau des poids et mesures ! Mon petit cerveau répugnait à tout ce qui touche, de loin ou de près, au calcul ou aux mathématiques, et j'avais déjà de l'imagination. Le kilogramme, suivi du demi-kilogramme et de ses autres divisions de plus en plus petites, m'ap- paraissait comme un père de famille avec sa femme et ses enfants marchant derrière lui en file indienne. Mais j'ai eu beau contempler, durant de longues années, chaque jour, et plusieurs heures de suite, ce monotone tableau, ne m'inter- rogez pas sur le système métrique; je serais capable de vous répondre quelque énormité. Beaucoup de gens, j'en suis persuadé, ne sont pas plus forts que moi. Il m'a fallu devenir proprié- taire - je ne le suis plus - d'un petit domaine pour comprendre au juste ce que c'est qu'un hec- tare. est, j'en conviens, des mesures très con- nues, très populaires, celle des liquides, par exemple. Mais c'est surtout par une expérience acquise chez le marchand de vin que la plupart des ivrognes ont une idée exacte du litre. Cependant j'ai reçu, dans mon enfance, de déli cieuses « leçons de choses », qui ont eu, je crois, une influence décisive sur la formation de mon esprit et sur ma destinée intellectuelle. Un très favorable hasard a permis que, tout petit, je vécusse dans une très fréquente intimité avec de nombreux et admirables chefs-d'oeuvre. Dès que j'eus atteint l'âge où, dans le petit monde de Paris, auquel appartenaient mes parents, on laisse sortir un gamin seul, c'est-à-dire à partir de douze ans environ, j'ai passé presque toutes mes après-midi du jeudi - jour de congé pour les externes libres - au Musée du Louvre. J'y allais rejoindre mes deux soeurs, qui étaient de grandes demoiselles et qui, toutes deux, fai- saient de la peinture. Notre excellente mère les avait conduites et installées là dès le matin, et l'on m'envoyait les retrouver pour revenir avec elles à la maison, pour leur être un porte-respect, la pauvre maman étant retenue au logis par les soins du ménage. Je connaissais parfaitement la topo- graphie, pourtar_*. assez compliquée, des escaliers et des salles. Je savais le chemin du Salon Carré où ma soeur aînée copiait la Belle Jardinière et où je reconnaissais de loin son chapeau attaché à l'un des montants de son chevalet, et j'aurais pu me diriger, les yeux fermés, dans la galerie des Antiques, où la cadette, assise sur un haut tabouret et son carton sur les genoux, exécutait un fusain d'après l'Enfant à l'oie. Cette visite hebdomadaire au Louvre me plai- sait beaucoup. Non que je veuille vous faire accroire que j'étais un petit prodige et que j'ai eu le sentiment des arts dès ma première culotte.. Vous pensez bien qu'un jeune gaillard, qui finis- sait d'user sa veste de première communion, n'avait pas. de parti pris en matière d'esthétique et ne pouvait encore goûter la suavité de la ligne dans un Raphaël ou la magie du. clair-obscur dans un Rembrandt. Non, mais j'éprouvais certaine- ment, - et j'en ai le très intense souvenir, --- en pénétrant dams ce noble palais, en traversant ces vastes salles aux murs couverts d'images peintes, une émotion confuse, mais profonde. Je cherche à l'analyser aujourd'hui. A coup sûr, il y avait d'abord de la timidité. Me voyez-vous, moi, tout petit, né d'humbles gens, ayant vécu jusque-là dans d'étroits et tristes logis, et devinez-vous ma surprise respectueuse devant cette demeure royale, devant ces apparte- ments grandioses, devant toutes ces splendeurs ? Je crois bien que le -gardien à tricorne et à livrée verte et galonnée d'or, qui se, promenait les mains derrière le dos ou qui roupillait sur sa banquette, me médusait aussi quelque peu. Je m'imaginais qu'il me regardait de travers, qu'il se demandait ce que venait faire là ce bout d'homme. Les par- quets, vernis à s'y mirer et glissants comme un ruisseau à Noël, augmentaient encore ma con- fusion. J'avais peur de tomber, et par les temps de boue,. mes souliers me faisaient honte, bien que, docile à l'ordre de l'écriteau, je les eusse frottés et essuyés soigneusement sur l'épais et imposant paillasson, au bas de l'escalier de Henri II. Mais non, ce n'était pas seulement de la timidité que je ressentais; car, alors, mon trouble eût été pénible, et bien au contraire, il avait son charme et sa douceur. Tous ces tableaux devant qui je passais et qui pla-naient, en quelque sorte, sur moi, ces tableaux si divers et sur qui le temps avait néanmoins répandu un ton général, un air de famille, une harmonie fraternelle, sollicitaient mes avides regards, entraient paisiblement et pre- naient pour toujours leur place dans ma mémoire jeune et fraîche. Je les connaissais déjà; ils me devenaient amis et familiers. Inconsciemment, j'admirais toutes ces oeuvres, dont je ne pouvais juger, sans doute, l'inégal mérite, mais qui toutes étaient revêtues de la majesté des choses anciennes, me baignaient de leur atmosphère sereine et solennelle, et déposaient, dans mon âme enfantine, les précieux germes du goût et de l'amour de la beauté. Je me redonne aujourd'hui, par le souvenir, cette sensation lointaine. C'était une joie des yeux, un épanouissement du cerveau. Il s'y mêlait aussi du respect, un peu comme lorsqu'on entre dans une vieille cathédrale, mais sans l'impression de froid, le léger frisson devant le mystère. Oui, je retrouve la sensation même, avec le gros souffle des bouches de chaleur, en hiver, le silence des grandes salles presque désertes, où travaillent, assidus et absorbés, quelques peintres, et cette odeur écoeurante d'huile grasse - je l'aime depuis lors - qui sort des boîtes ouvertes, près des copistes. Me voici, enfant nerveux, un peu visionnaire, instinctivement ému par tout ce passé. Il me semble que tous les personnages des tableaux fixent les yeux sur moi, surtout les portraits, les sombres portraits, où se devine à peine le cos- tume, où éclatent seulement une fraise, une col- lerette, l'éclair d'un bijou, un gant sur un pom- meau d'épée; les ténébreux portraits, d'où jail- lissent, au milieu de la toile, une face vivante, des yeux qui regardent, des narines qui respirent, une bouche qui va parler. Mon coeur bat. Trop d'inconnu m'environne. Trop de curiosités m'assaillent. Je sens s'amon- celer autour de mon front toutes les histoires de toutes les nations à tous les âges du monde, et l'Olympe, et la Bible, et l'Évangile. Les appari- tions se succèdent. La Beauté nue triomphe. Jésus pend sur la croix. La pyramide des mourants de la Méduse s'érige sur des flots tragiques. Dans de somptueuses architectures, au centre du festin, un homme en robe de brocart joue du violoncelle. Et la Kermesse tourne, ivre-morte ; et les gondoles dorées appareillent pour Cythère; et le Boeuf éventré saigne; et la Joconde sourit ! Et tout cela est vrai, pourtant, a été fait d'après le modèle, a vécu, et, par la magie du pinceau, vit encore ! Il est quatre heures. Au bout de la galerie sonore, un gardien crie : « On va fermer. » Je m'en vais avec mes soeurs. Le petit garçon, qui sautille devant elles, le long des quais, et s'amuse du spectacle de la rivière, a l'insouciance et la mobilité de son âge; il ne pense déjà plus aux féeries du Musée. Mais, s'il est devenu plus tard un poète, s'il a essayé, à son tour, - avec des mots et ,des rythmes, - de fixer un peû de la nature et un peu de la vie, qui sait s'il ne le doit pas à ses premières son- geries devant les tableaux du Louvre, quand il regardait distraitement défiler auprès de lui de longs et glorieux siècles d'art? Mars 1894. II L'INSTINCT MILITAIRE. Faisant allusion à mon goût si vif pour l'armée et pour le soldat, un de mes confrères, qui m'offrait, l'autre jour, un livre sur un vieux héros du premier Empire, l'orna de cet ex-dono « A l'Académicien qui suit les régiments. » La dédicace flatte mes passions et m'est agréable. Par malheur, j'en suis indigne. Hélas! je n'ai plus mes jambes de quinze ans et ne puis régler longtemps ma marche sur le rythme des tambours ou sur le pas redoublé joué par la bande martiale des musi- ciens. Bien vite, je perds de vue le cuivre éclatant des ophicléides; les pelotons, l'un après l'autre, me dépassent, etje vois enfin s'éloigner les derniers sacs sur le dos des hommes de l'arrière-garde. Quand j'étais petit, ah ! par exemple, c'était une autre paire de manches, et j'emboîtais le pas à la compagnie des sapeurs, -- des sapeurs d'autrefois, en bonnet à poil, en large tablier de cuir jaune, la hache sur l'épaule, et barbus comme des fleuves d'allégorie. Car, alors, un régiment n'était pas, comme aujourd'hui, un troupeau d'adolescents vêtus de capotes d'hôpital. Soit dit sans les offenser, nos chers petits soldats. Ils ont, dans les veines, notre vieux sang de bataille, et je suis sûr qu'ils valent leurs anciens. Ce sont des coeurs bien français qui battent sous leurs uniformes écono- miques. Qu'on me permette pourtant de regretter la pompe militaire de jadis. Qu'est-ce que c'est qu'une musique sans chapeau chinois ? Et le tambour-major ! Qu'a-t-on fait du tambour-major ? Sans doute, c'est encore un assez bel homme, et, grâces aux dieux! on lui a laissé sa canne. Mais que sont devenus les galons qui lui montaient jusqu'à l'épaule, et son poitrail d'or, et l'énorme colback au plumet gigantesque, qui l'obligeait à baisser la tête pour passer sous la porte Saint- Denis. Non, ce n'est pas parce que j'étais alors haut comme une botte que le tambour-major me parais- sait un géant. Je parierais qu'on a maintenant moins d'exigence pour la taille. Qu'il était beau ! Même en peinture. Car c'était souvent son image qui servait d'enseigne aux bureaux de remplacement militaire. Encore un de mes plus émouvants souvenirs d'enfance, ces tableaux des « marchands d'hommes ». Avec eux a disparu un détail amusant et pittoresque de la rue à Paris. Il y en avait de superbes, représentant un petit fantassin, un « Marie-Louise », en habit étriqué et en guêtres hautes, qui plantait le drapeau sur un bastion conquis, ou bien encore le Grand Empereur, le Petit Caporal, décorant de sa main un grenadier. folle tête d'enfant ! Grelot où sonnait la glo- riole! Être soldat ! Oh ! si j'avais eu l'âgé !... Et ces grossières images me grisaient, me versaient l'héroïsme, comme la harangue et les verres de vin d'un sergent racoleur du vieux temps, sur le quai de la Ferraille. Tout cela, voyez-vous, parce que j'étais né et que j'avais grandi à l'ombre du dôme des Inva- lides. Mon père, homme de flânerie et de rêve, aimait les longues promenades dans les quartiers soli- taires. Nous partions, ma petite main dans la sienne, et, d'instinct, il allait vers les espaces mélancoliques, vers le Champ de Mars ou l'Espla- nade, qui étaient proches de chez nous. Sur les boulevards - alors presque déserts et encore champêtres - qui rayonnent autour de l'École militaire, nous rencontrions, de temps en temps, un, couple de pioupious ou quelque vieux débris des anciennes guerres, en casquette à cocarde, qui claudicait sur sa béquille et promenait ses glorieux rhumatismes sous les vieux ormes. Par- fois, le vent nous apportait, du côté des casernes voisines, un sourd roulement de tambour ou la courte et grêle sonnerie d'une trompette. Nous passions devant des cabarets - maisons basses, aux murs couleur lie de vin et flanquées d'un maigre jardin à tonnelle - qui s'appelaient le « Grand Vainqueur » ou la « Buvette d'Auster- litz ». Près de la porte, était collée une affiche enluminée, « Bonne bière de Mars », où l'on voyait deux Vieux de la Vieille, un lancier rouge et un voltigeur, attablés devant une bouteille de grès dont le jet de mousse formait arcade et retombait de lui-même dans un verre. C'était la traduction naïve d'un couplet de Béranger, que j'avais entendu fredonner par mon père : Non, l'Amitié qu'on regrette N'a pas quitté nos climats; Je la trouve à la guinguette, Assise entre deux soldats. Tout, dans cette banlieue triste et grandiose, évoquait des idées militaires. Au bout de ces avenues, aux arbres alignés comme des fantassins à. la parade, se dressait le dôme de Mansard, le monstrueux casque d'or. Quand il y avait, au Champ de Mars, exercice à feu, nous allions par là, attirés par le crépitement de la mousqueterie. On ne permettait pas d'appro- cher; mais je voyais manoeuvrer de loin les régi- ments, comme si se fussent animés, pour mon plaisir d'enfant, mes soldats de plomb, mon infan- terie lilliputienne. Les colonnes défilaient, se rompaient par sections pour se reformer aussitôt, et, brusquement, s'alignaient en bataille, avec une symétrie mécanique. Et c'était alors des feux de pelotons, des décharges rauques, rappelant le bruit d'une soie déchirée, qui me faisaient sauter le coeur. Soudain, tout changeait. La troupe se massait en carré. Une voix très lointaine comman- dait : « Feu à volonté »... J'entends encore les coups secs de la fusillade, je vois luire les brefs éclairs dans la fumée blonde; et bientôt le nuage devient tellement épais qu'on distingue à peine les pantalons rouges. C'était délicieux! Dans mes promenades avec mon père, à la moindre détonation, je le tirais par le bras et, d'une voix suppliante : « Papa, allons vite, je t'en prie !... On fait la petite guerre!... » Lorsque le Champ de Mars était désert, nos pas se dirigeaient d'eux-mêmes vers l'Esplanade. Là, sur la plate-forme, au delà du fossé monumental, les canons triomphaux arrondissaient leurs bouches ténébreuses. Tout de suite, le désir me prenait de les voir de près, de les toucher. Nous franchissions la belle grille, - car mon excellent père cédait à tous mes caprices - et je m'approchais, tout ému, des vieux trophées. Ils étaient alors muets, endormis, les monstres de guerre; mais je savais bien qu'ils vivaient, qu'ils se réveillaient quelquefois; car, aux jours de fête, leurs rudes aboiements faisaient trembler les vitres, à la maison. J'en avais donc un peu peur, au fond, mais ils m'attiraient, me fascinaient, comme, dans les cauchemars, ces bêtes effrayantes, fantastiques, qu'on ne peut s'empêcher de regarder. Je les connaissais tous, les énormes, ceux du dey d'Alger, qui gisent sur le sol comme les ruines d'une colonnade, et les mortiers, accroupis dans une pose de crapaud, et la longue et fine pièce dont l'airain s'enroule en forme torse, et celle sur laquelle rampe une chimère, et les deux plus magnifiques, - des austro-espagnols, je crois, - où sont gravés d'orgueilleux blasons et sur qui s'effarent des aigles héraldiques. Un invalide à jambe de bois, avec deux canons de drap rouge sur sa manche et le coupe-choux au bout d'une buffleterie, montait la garde der- rière les lourdes culasses. Mais, sur un signe de mon père, le vieil artilleur souriait au gamin et le laissait grimper sur les affûts. Et j'avais alors cette joie - oui, cette joie ! - de palper le bronze, glacé par le vent du nord ou attiédi par le soleil d'été. ... Je n'étais qu'un enfant, et tous les enfants rêvent d'être soldat. Il n'y avait chez moi aucun phénomène d'atavisme, et, dans ma pacifique famille, je ne voyais pas, suspendu à la muraille, « quelque vieux sabre paternel », comme dit Victor Hugo. Je n'ai rien d'un homme d'action, et aujourd'hui, en y réfléchissant, je crois même que j'aurais fait un médiocre troupier. Cependant j'ai conservé le goût des choses de l'armée et, quand un régiment passe, malgré mes cinquante-deux ans, je marque le pas, pendant un moment, à la batterie des tambours. Ce n'est là que l'impulsion naturelle de ma race, l'instinct commun à tous les Français. Eh bien, je suis heureux de le retrouver en moi et de me souvenir qu'il y a toujours existé. A l'heure qu'il est, bien que formidablement armés, nous protestons sans cesse de notre horreur de la guerre, et quiconque parle de gloire militaire est dédaigneusement traité de chauvin. Prenons-y garde. Il ne faudrait pas que ce besoin de paix, très légitime d'ailleurs, nous émasculât et détruisît à la longue notre tempérament guerrier, notre première vertu nationale. Le sang versé, c'est affreux ! Mais l'histoire est là pour nous rappeler que tous les édifices, sous lesquels tâche de s'abriter la société des hommes, n'ont pas eu d'autre ciment. Maintenons la paix tant que nous pourrons, soit, mais laissons nos enfants jouer aux soldats. Mars 1894. AU SON DES CLOCHES. C'est dans une petite ville de la presqu'île nor mande, où tout le monde, quand il n'a pas plu depuis trois jours, se met à gémir, à cause des herbages; - une petite ville de l'Ouest, où, d'ordi- naire, les nuages, chassés et bouleversés par le vent marin, courent si bas qu'on croirait qu'ils vont se déchirer aux flèches des églises; - une petite ville sombre et cléricale, dont le touriste peut parcourir, pendant une heure, les rues désertes sans y rencontrer d'autres passants qu'un prêtre qui se hâte vers l'évêché et deux ou trois couples de religieuses; - une petite ville absolu- ment rurale, qui, seulement le mercredi, jour de marché, s'emplit du tapage et du grouillement des cultivateurs en blouse, des paysannes en robe noire et en bonnet blanc, des bestiaux et des char- rettes; - une petite ville comme il y en a beau- coup, où le Parisien de passage, après avoir donné dix minutes d'admiration à la cathédrale (gothique rayonnant), ne sait plus que faire de son corps, va déjeuner à l'auberge, et dégoûté par le cidre fade et les biscuits à la poussière, demande l'Indicateur pour y chercher l'heure du plus pro- chain départ; - mais, tout de même, une bonne petite ville, dont émane un charme très pénétrant de paix et d'intimité, où l'on aimerait à être né et où l'on sent qu'on aurait doucement, longuement savouré les mois et les années, avec, dans le coeur ou dans le cerveau, un sentiment profond ou un beau rêve. Baoum !... Boum !... Braoum!... Boum !... Baoum!... Brabaoum!... Aujourd'hui, jour de la Pentecôte, les cloches de la cathédrale sonnent à toute volée et appellent, pour la troisième fois, les fidèles ,à la grand'messe, qui doit commencer à dix heures précises. Mais dans la dévote petite ville, on est très exact aux offices, et déjà l'église est pleine. Déjà les longues files de gamins conduits par les Frères, les ribam- belles de petites filles guidées par les Soeurs, les bourgeois endimanchés, les dames à eucologe et les béguines à rosaire ont défilé sous le double cou- vert des tilleuls de la place et ont disparu sous le porche ogival. Les rares et derniers retardataires s'espacent. La petite ville, où les boutiques sont fermées, est plus tranquille et plus solitaire que jamais, et les cloches - boum!... baoum ! ... - sonnent dans le désert. Mais quel beau temps !... Si cela dure encore une quinzaine, ce sera un désastre, et les veaux seront à vil prix, en juin, à la Saint-Jean. Plus d'un propriétaire rural, inquiet de la prochaine foire, plus d'une bonne dame pos- sédant des pâturages aux environs et chez qui le fer- mier est venu, l'autre jour, faire des jérémiades sur la sécheresse, avaient ce gros souci, tout à l'heure, en entrant à l'église et en prenant l'eau bénite. N'importe, c'est délicieux, cette matinée de printemps, ce vent tiède et léger, ce feuillage tendre des tilleuls, cet azur rajeuni, où glissent de grands nuages d'argent, avec une lenteur triom- phale ! Les cloches elles-mêmes paraissent contentes; et la grosse, celle qu'on voit se remuer lourdement dans le clocher de droite, derrière les pierres ajourées, n'a jamais bourdonné plus joyeusement. . Baoum !... Boum !... Brabaoum ! Et les corneilles, troublées par tout ce vacarme, là-haut, dans leurs nids, les corneilles, noires sur le ciel bleu, volent et tournent autour des deux flèches grises et se demandent si cela ne va pas bientôt finir. La Pentecôte est fête chômée. Toutes les bou- tiques - sauf une - sont hermétiquement closes, sur la place, devant la cathédrale ; et l'on ne reconnaît celle du chapelier qu'à son enseigne, un énorme tricorne peint en rouge; celle de l'armu- rier qu'à ses deux mousquets gigantesques; celle du charcutier qu'à ses longs chapelets de saucisses de bois. Le maréchal ferrant lui-même, - bien que radical et libre-penseur, - a fermé les deux battants de sa porte ronde, auréolée de fers à cheval, et l'on n'entend pas, comme les autres dimanches matin, le fracas de son enclume lutter avec le tintamarre des cloches. Aussi, victorieuses et débarrassées de cette concurrence, elles s'en donnent de toute leur force et - baoum!... boum ! braoum!... - versent leurs ondes sonores sur la solitude de la petite ville. Pourquoi donc, seul, l'horloger du coin n'a-t-il pas fermé boutique? Oh ! une très humble, très étroite et très mes- quine boutique, comme il n'y en a plus que dans les lointaines provinces, presque une échoppe, basse de plafond, où, pour entrer, il faut des- cendre une marche. Et quels pauvres trésors, der- rière la vitrine ! Des alliances, des coeurs et des croix d'or, des chaînes d'argent, les bijoux de camelote pour les campagnards. Et voilà plus de dix ans qu'elle est à vendre, la belle pièce de l'éta- lage, une horrible pendule en marbre couleur de fromage d'Italie, surmontée d'un Marius, en zinc doré, méditant sur les ruines de Carthage. Pourquoi n'a-t-il pas clos ses volets, le petit horloger? Il ne travaille cependant pas, aujour- d'hui; il n'a même jamais assez de travail, le pauvre garçon, pour se refuser le repos des dimanches et fêtes. Pour le moment, sa besogne est faite et, mélancoliquement appuyé au cham- branle de sa porte, il pourrait entendre - sans ces bruyantes cloches - derrière lui, dans sa bou- tique, palpiter, palpiter toutes les montres - lourds oignons d'or, massives toquantes d'argent - que les paysans lui ont données à régler, mer- credi dernier, et qui attendent, suspendues aux clous de la muraille, le jour du prochain marché. Si le petit Blaisot n'a pas mis encore ses con- trevents, s'il reste debout sur le seuil de son échoppe, l'air si chétif et mal d'aplomb sur sa jambe de pied-bot, c'est qu'il attend là une des seules bonnes minutes de sa vie, son heureuse minute de tous les dimanches, c'est qu'il veut voir Mlle de Gardemer qui passera tout à l'heure devant lui pour aller à la grand'messe. Baoum ! ... Braoum ... La musique des cloches et la radieuse matinée lui rappellent d'autres dimanches de printemps, aussi purs, aussi doux que celui-ci, et le plus loin- tain de tous, lorsque, petit gars du catéchisme de persévérance, il vit pour la première fois, à l'église, Geneviève de Gardemer, parmi les élèves des Servantes de Marie, les dames du couvent aristocratique où le minuscule faubourg Saint- Germain de la petite ville fait élever ses filles,, Geneviève de Gardemer qui lui apparaissait belle comme une Sainte Vierge. Il était alors apprenti chez son père, dans la même petite boutique; il était le fils d'un pauvre artisan, il était laid et estropié. Mile de Gardemer était la plus noble parmi ses compagnes. II com- prenait bien que jamais cette jeune fille - elle avait quelques années de plus que lui - ne pour- rait le connaître ni lui adresser la parole, que tou- jours elle passerait à côté de lui, sans le voir. Il le savait, et il trouvait cela tout naturel. Mais, enfant maladif, inhabile à tous les jeux, isolé, rêveur, et que son père surprenait sans cesse lisant dans quelque coin, il n'imaginait rien de meilleur que de regarder cette belle demoiselle; dont le profil était si suave, quand elle baissait les yeux sur son livre de prières. Du temps passa. Elle quitta le couvent, assista désormais aux offices devant un prie-Dieu marqué à son nom, à côté de son père, maigre bonhomme qui ressemblait à Charles X; et le petit Blaisot, perdu loin d'elle dans la foule, ne pouvant plus la regarder de près, négligea ses devoirs religieux, se contenta et prit la chère habitude de la voir passer devant la boutique, à l'heure de la grand'messe. Et ce fut toute la joie du malingre adolescent, cet instant si fugitif d'admiration, où se mêlait du res- pect, de la tendresse et tant de rêve ! Il devint orphelin, hérita de l'humble établisse- ment, connut la lente et douloureuse jeunesse des timides et des disgraciés. Point d'amourettes. Les filles se moquaient du boiteux. Il aurait pu se marier. Avec qui ? Quelque grossière paysanne. Il préféra rester seul, travailla pour gagner son pain, tout juste, vécut comme en songe, se grisa et s'anesthésia d'énormes lectures nocturnes, n'ayant, au fond, de raison d'être que l'espoir et que le souvenir de cette minute du dimanche, où la noble demoiselle passait, au bras du vieux gen- tilhomme, sous; les tilleuls. Un Gardemer avait été tué devant Damiette, à côté du roi saint Louis. Mlle Geneviève n'avait point de dot et était trop fière pour se mésallier. Elle non plus ne se maria pas. Son père mourut, quand déjà elle n'était plus jeune. Et, désormais, le petit horloger la vit passer, suivie d'une rus- tique servante qui portait les deux missels. Et ce fut ainsi pendant de longues années. Boum!... Baoum!... Les cloches redoublent, d'efforts et répandent, avec une sorte d'exaspéra- tion, leurs nappes d'harmonie dans ce magnifique, dans ce glorieux ciel de Pentecôte. Dépêchez-vous, dépêchez-vous, les fidèles en retard, le prêtre a déjà dit l'introït. Enfin, - là-bas, sous les branches taillées, - voici Mlle de Gardemer, suivie de sa paysanne en coiffe normande. C'est une vieille fille tout à fait, à présent, que Mlle Geneviève. Svelte jadis, elle est maigre aujour- d'hui. Son profil, son suave et délicat profil, s'est accentué, desséché; et elle est en deuil pour tou- jours. On en rencontre beaucoup, des femmes en noir comme celle-ci, dans les bas-côtés des églises, s'agenouillant et marmonnant une prière devant tous les autels, plantant et allumant un bout de cire sur le triangle des cierges. Elle se hâte, elle passe, rapide, sans jeter un regard du côté de ce pauvre homme qu'elle n'a jamais vu, qu'elle ne verra jamais, et elle entre dans la cathédrale. Mais le petit Blaisot ne sait pas qu'elle a vieilli, le petit Blaisot la voit toujours aussi belle qu'au- trefois. Il l'a reçu, le choc d'exquise émotion qu'il a espéré pendant toute une semaine et dont il se souviendra pendant toute une autre semaine. Il reste encore un moment sur le seuil de sa porte, s'appuyant de l'épaule au chambranle et tout de guingois sur son gros soulier. Cependant, il y a une nuance de tristesse dans son bonheur. Devant cet éclatant soleil, ces fraîches verdures, devant les deux flèches de pierre qui s'élancent dans l'azur limpide, il éprouve une confuse nostalgie, il songe vaguement à tant de printemps passés, perdus. Et, comme, enfin, les cloches se sont tues, - voyez, les cor- neilles rassurées se perchent dans les trèfles à jour des clochers, - le petit Blaisot entend main- tenant, derrière lui, dans l'étroite boutique, les montres suspendues à la muraille, qui palpitent, palpitent, pour lui rappeler que la vie s'écoule, qui palpitent, palpitent, moins vite pourtant que son coeur. Mai 1896. LES GRENADIERS A PIED DE LA VIEILLE GARDE. L'auteur de cette page a écrit un jour que, devant les souvenirs de l'épopée napoléonienne, il sentait se hérisser d'enthousiasme « le bonnet à poil qu'il a dans le coeur ». Cette métaphore chauvine et cocardière lui a valu plus d'un sar- casme, en notre triste époque où tant de gens croient de bon ton de se faire une âme interna- tionale et cosmopolite et de se déclarer citoyens du monde, apparemment pour se dispenser d'aimer leur patrie. Par compensation, il peut se féliciter aujourd'hui d'avoir gardé ce bonnet à poil intime, puisque l'occasion lui est offerte de louer une fois de plus les grenadiers à pied de la garde impériale, qui, Ajax inconnus, Diomèdes obscurs du plus fabuleux des poèmes militaires, donnèrent à cette coiffure guerrière un prestige impéris- sable. Avec leurs camarades, les grenadiers à cheval, dont les escadrons, représentant un millier de sabres à peine, comptaient dans leurs rangs trois cents chevaliers de la Légion d'honneur, les deux régiments de grenadiers à pied de la garde étaient composés de sous-officiers pris dans les troupes de ligne, tous robustes, de haute taille et parfaite- ment notés par leurs supérieurs. Tous, en ce temps de guerres continuelles, s'étaient fait remarquer par leur endurance à la fatigue, leur austère esprit de discipline, leur impassible bra- voure. Beaucoup d'entre eux, tout à fait illettrés, et dont l'avancement devait forcément s'arrêter au grade de caporal, tout au plus de sergent, étaient des hommes mûrs, de vieux soldats, et "portaient deux, quelquefois trois brisques en haut de la manche. Tel factionnaire qui, à Moscou, montait la garde devant le Kremlin, avait jadis gravé son nom, avec la pointe de sa baïonnette, sur la pierre des pyramides d'Égypte. Ce corps des grenadiers de la garde, c'était donc le résultat du choix le plus sévère, de la sélection la plus scrupuleuse, c'était la fleur de l'élite. Aussi le Maître des batailles ménageait-il ce trésor militaire, et tout particulièrement ses gre- nadiers, avec une prudence avare. La garde impériale, La garde, espoir suprême et suprême pensée, comme dit le poète, ne fut pas ou fut à peine engagée à Austerlitz, à Iéna, et dans toutes ces fameuses journées où la fortune des armes sem- blait obéir avec une si prompte docilité au génie de l'Empereur. Très souvent, jusqu'en , les bulletins de la Grande-Armée se terminent par ces mots : « La garde n'a pas donné », et annoncent ainsi à la France et au monde que la victoire a été facile. Les intrépides vétérans, gardés en réserve tandis que les troupes de ligne prenaient contact avec l'ennemi, souffraient de cette inaction, et plus d'une fois ils s'en plaignirent par des murmures. C'est moins contre les fatigues des longues marches à travers l'Europe que par dépit d'assister, l'arme au pied, aux exploits de leurs camarades, que les « grognards » ont grogné. Mais, soldats exemplaires, ils étaient avant tout obéissants, et, d'un geste de sa petite main, l'Empereur avait bien vite apaisé le frémissement d'impatience qui cou- rait dans leurs rangs. D'ailleurs, même quand ils ne combattirent pas, leur seule présence contribua certainement à la victoire. L'ennemi savait qu'ils étaient là, les invincibles, et la moindre de leurs manoeuvres, le plus léger de leurs déplacements inquiétaient le général russe ou autrichien. Avec sa lorgnette, il pouvait voir, sur une colline lointaine, les lignes redoutables des bonnets à poil, distinguer même, parmi ce moutonnement noir, un point d'or, qui était l'aigle du drapeau, et, à la pensée que l'armée française gardait intacte cette ressource, cette force, que ce rempart de héros était là-bas, impas- sible, inébranlable, le feld-maréchal ou l'archiduc était d'avance découragé. Sans doute, quand vinrent les mauvais jours, les grenadiers à pied de la garde furent de toutes les batailles. Le corps subit des pertes énormes, sema de cadavres les neiges de la Russie. Mais il semblait que cette si précieuse réserve de disci- pline et de courage fùt inépuisable. Bien des fois renouvelée, l'incomparable phalange ne perdit jamais ses martiales vertus. Jusqu'au dernier jour, les Vieux de la Vieille n'eurent qu'à paraître pour arrêter l'effort de l'ennemi victorieux, et, même à Waterloo, dans le dernier carré, l'aigle de cuivre de la lourde coiffure qui creusait sur leur front des rides sévères garda le reflet du soleil d'Austerlitz. Les grenadiers à pied furent, avec les chasseurs à cheval de la garde qu'on appelle aussi les guides, ceux des soldats de Napoléon qu'il chargea spécia- lement de veiller sur sa personne, et l'on sait qu'il portait tour à tour l'habit d'uniforme de ces deux corps. Quand il montait a cheval, il était toujours accompagné d'une escorte de chasseurs, et, autour de la tente où, penché sur une carte géographique, il préparait sa bataille du lendemain, toujours des grenadiers se tenaient en sentinelle. Dans l'iconographie napoléonienne, - une des plus considérables qui existent, - chaque fois que l'immortelle figure n'est pas représentée seule, on retrouve non loin d'elle le colback des cavaliers ou le bonnet à poil des fantassins. Quand on nous le montre, l'Infatigable, dans un de ses rares moments de repos, marchant à pas lents, les mains derrière le dos, devant les faisceaux de fusils, ou sommeillant, à califourchon sur une chaise, devant un feu de bivouac, les grenadiers sont tou- jours là. Dans cette image, il a faim, et c'est un grenadier qui lui présente une pomme de terre cuite sous la cendre, en lui disant : « Mon empereur, c'est la plus cuite. » Dans cette autre, il a soif, et c'est encore un grenadier qui lui prête sa gourde, avec ces mots où frémit de la tendresse : « Bois, mon empereur. » Ces deux estampes célèbres, l'une de Raffet, l'autre de Charlet, nous rappellent l'intimité sin- gulière dans laquelle vivait l'Empereur avec ses grenadiers. Ce tutoiement n'a pas été inventé par la fantaisie de l'artiste. Non seulement Napoléon le tolérait dans la bouche de ses vétérans, mais il en était heureux, y trouvant une preuve de leur sen- timent passionné pour lui. « Sois tranquille... Nous allons te donner une belle victoire », lui disaient-ils, dans la nuit mémorable avant Austerlitz, quand il visita leur campement. Ainsi Bonaparte, ce « soldat heureux », devenu le maître tout-puissant en Europe, Bonaparte, qui avait soumis sa cour à l'étiquette la plus rigou- reuse et qui exigeait de ses vieux compagnons de guerre, faits par lui princes et ducs, les formules de respect en usage sous l'ancienne monarchie, souriait à la familiarité militaire de ses grenadiers. Les maréchaux couverts de gloire, dont quelques- uns l'avaient connu jadis portant l'uniforme râpé d'un pauvre sous-lieutenant d'artillerie, n'osaient lui adresser la parole qu'en prodiguant les « Sire » et les «Votre Majesté »; mais il se laissait tutoyer avec plaisir par les vieilles moustaches de sa garde. Même avec un de ses amis intimes, tels que Lannes ou Duroc, il ne s'abandonnait que dans le tête- à-tête. Dès qu'il y avait des témoins, il entendait être traité par eux comme l'Empereur et Roi, sacré par un pape et dont un froncement de sour- cils faisait trembler les monarques du vieux con- tinent. Avec ses grenadiers, au contraire, il tenait à conserver ce ton d'héroïque bonhomie, ce sans- gêne entre frères d'armes, et à rester toujours pour eux le Petit Caporal de Lodi. Ici, Napoléon nous révèle une fois de plus son génie et sa profonde connaissance du coeur humain. De ses lieutenants, il avait besoin d'être obéi avant tout, et il leur imposait l'autorité et la hiérarchie dans toute leur rigueur; mais de ses soldats, il voulait être aimé jusqu'à la folie, jus- qu'au sacrifice. Or, on n'aime ainsi que son égal ou un être qu'on reconnaît d'une essence supé- rieure à la sienne. Par ce tutoiement, où persis- tait un souvenir de la Révolution, les grenadiers de la garde lui parlaient à la fois comme à un camarade et comme à un demi-dieu. De là leur dévouement absolu, et tel grognard, qui lui avait adressé une fois le « tu » jacobin, était prêt à mourir pour lui en criant : « Vive l'Empereur ! » Les esprits chagrins s'indignent que Napoléon ait fanatisé tant d'hommes au profit de son ambi- tion monstrueuse et de ses rêves immenses. Pour notre part, nous ne nous en sentons pas le courage. Comment oublier que, sans l'épopée impériale, - unique dans l'histoire du monde, - la France ne serait pas la France et ne posséde- rait pas un inépuisable trésor de gloire, acquis, hélas! par le sang de tant de héros et par les larmes de tant de mères? On aurait insuffisamment fait l'éloge des grena- diers de la garde, après avoir vanté seulement leur imposante et calme bravoure sur le champ de bataille. L'observation de l'inflexible discipline dont ils avaient l'habitude, le respect de l'uniforme qu'ils portaient avaient développé leur moralité et fait naître en eux de véritables vertus. En temps de paix, leur excellente tenue, leur poli- tesse envers les bourgeois étaient données en exemple à toute l'armée. Jamais ils ne troublaient l'ordre public. Loin de là, ils apaisaient souvent des querelles entre « pékins ». Un grenadier, pris pour arbitre dans une question de duel, n'avait qu'un mot à dire pour la résoudre, et, presque toujours, il arrangeait l'affaire. L'avis d'un de ces hommes à qui l'Empereur avait fait la martiale caresse de tirer l'oreille, avait force de loi en matière de point d'honneur. L'ivrognerie était rare dans ces régiments d'élite, le vol y était inconnu. « Si j'avais de l'or plein un fourgon, disait Dor- senne, leur général, je le mettrais dans une cham- brée de mes grenadiers; il y serait plus en sûreté que dans un coffre-fort. » Avant le passage de la Bérésina, les équipages de l'Empereur, où se trouvait son trésor particulier, faillirent être pris par les Cosaques. M. Beaudeuf, payeur de la garde, craignant que le caisson plein d'or ne pût franchir le fleuve, distribua aux grena- diers les deux millions qu'il contenait. Sur l'autre rive, la somme entière se retrouva, sauf soixante- dix napoléons, l'homme à qui on les avait con- fiés s'étant noyé. A Dieu ne plaise que nous protestions contre la fameuse « suprématie du pouvoir civil » dont on nous rebat sans cesse les oreilles. Cedant arma tee, c'est entendu. Je me permets seulement de poser cette question : Si l'on distribuait une pareille somme entre un certain nombre de poli- ticiens pris au hasard, la restitueraient-ils avec autant de fidélité que les pauvres grenadiers de la retraite de Russie? Au type du grenadier de la garde, qui symbolise en quelque sorte toute la Grande-Armée, il man- quait la suprême et touchante beauté du malheur; les terribles revers de la fin de l'Empire la lui donnèrent. Certes il était beau, quand il entrait dans une capitale conquise, en grande tenue, l'arme sur l'épaule, avec son régiment précédé d'un tam- bour-major tout chamarré et faisant tournoyer une canne éblouissante. Mais, dans la boue et sous les pluies du mois de février , lorsque, crotté, éreinté, protégeant du pan de sa capote la batterie du fusil, il suit son Empereur sur les routes de la Champagne, avec une confiance iné- branlable dans son génie et un espoir obstiné de la victoire ; quand, pour la première fois de sa vie, aux adieux de Fontainebleau, il sent une larme couler sur son mâle visage; quand il monte la garde à l'île d'Elbe; quand il débarque au golfe Juan, certain de suivre, de clocher en clocher, le vol de l'aigle jusqu'aux tours de Notre-Dame; quand enfin, à Waterloo, dans le bataillon sacré, il brûle sa dernière cartouche, le Vieux de la Vieille devient sublime. Alors le peuple, qui déjà l'aimait tant à cause de sa gloire, se met à le chérir avec encore plus de tendresse à cause de ses souffrances. L'imagerie répand par milliers cette figure d'ancien troupier, vieux avant l'âge, au front à demi dépouillé, reconnaissable à ses courts favoris en crosse de pistolet et à sa grosse moustache mélancolique. Ici il apparaît, soldat laboureur, s'appuyant des deux mains sur sa bêche et rêvant sans doute au captif de Sainte-Hélène, et là, coiffé d'un vieux bonnet de police et assis à la porte d'un cabaret, il enseigne l'exercice du peloton aux gamins de l'école, tout en se souvenant des grandes guerres. Tout de suite après la chute de l'aigle foudroyé, le Vieux de la Vieille a ses poètes, non seulement en France, mais dans l'Europe entière, et Henri Heine le chante en même temps que Béranger. Celui-ci surtout le rend populaire. Il l'évoque, près du berceau de ses petits-fils à qui il souhaite une mort glorieuse, ou bien, seul dans sa chaumière, couvrant de larmes et de baisers son drapeau pros- crit, ou bien encore, dans la pathétique chanson du Vieux caporal, marchant au supplice, la pipe à la bouche, et ordonnant de ne pas pleurer aux jeunes camarades qui vont lui mettre douze balles dans le corps. Deux des plus grands esprits du siècle riva- lisent de génie littéraire pour exalter le soldat de l'Empereur. Dans une grange, à la veillée, Balzac lui fait raconter la prodigieuse épopée, et Victor Hugo invente une de ses plus saisissantes images pour nous montrer Napoléon, après une victoire, quand il décorait ses grenadiers et quand, Mêlant son âme avec leur âme Et touchant leur poitrine avec son doigt de flamme, Il leur faisait jaillir cette étoile du coeur. Héros anonymes de notre Iliade, la patrie est heureuse de n'avoir pas été ingrate envers vous. Elle vous a revêtus d'une gloire immortelle. Le dernier grenadier de la garde est mort depuis longtemps, après avoir été l'honneur et l'orgueil de son village natal. La tristesse du vieux soldat fut adoucie par la pensée que le corps du grand Empereur, son idole, était revenu de son lointain exil et reposait sous le dôme des Invalides. Puis le siècle a fini, bien lugubrement, pour la France; elle fut accablée par des défaites qu'elle n'a pas vengées, et, aujourd'hui, nos vétérans sont tous des vaincus. Mais, dans les tristesses du présent, nous nous consolons un peu par le souvenir des gloires impériales, de cette légende à peine cente- naire et cependant déjà tellement invraisemblable et fabuleuse que, si les livres imprimés n'existaient pas, elle se transformerait sans doute, dans les profondeurs de l'avenir, en une mythologie astro- nomique, où Napoléon serait le soleil, où ses douze maréchaux figureraient les douze signes du zodiaque, et où la Grande-Armée aurait pour symbole la poussière d'étoiles du firmament. Source: http://www.poesies.net