Les Drames Et Les Romans Honnêtes. Et Choix De Maximes Consolantes Sur L'Amour. Par Charle Baudelaire (1821-1867) La Semaine théâtrale, novembre 1857 Depuis quelque temps, une grande fureur d'honnêteté s'est emparée du théâtre et aussi du roman. Les débordements puérils de l'école dite romantique ont soulevé une réaction que l'on peut accuser d'une coupable maladresse, malgré les pures intentions dont elle paraît animée. Certes, c'est une grande chose que la vertu, et aucun écrivain, jusqu'à présent, à moins d'être fou, ne s'est avisé de soutenir que les créations de l'art devaient contrecarrer les grandes lois morales. La question est donc de savoir si les écrivains dits vertueux s'y prennent bien pour faire aimer et respecter la vertu, si la vertu est satisfaite de la manière dont elle est servie. Deux exemples me sautent déjà à la mémoire. L'un des plus orgueilleux soutiens de l'honnêteté bourgeoise, l'un des chevaliers du bon sens, M. Émile Augier, a fait une pièce, La Ciguë, où l'on voit un jeune homme tapageur, viveur et buveur, un parfait épicurien, s'éprendre à la fin des yeux purs d'une jeune fille. On a vu de grands débauchés jeter tout d'un coup tout leur luxe par la fenêtre et chercher dans l'ascétisme et le dénuement d'amères voluptés inconnues. Cela serait beau, quoique assez commun. Mais cela dépasserait les forces vertueuses du public de M. Augier. Je crois qu'il a voulu prouver qu'à la fin il faut toujours se ranger, et que la vertu est bien heureuse d'accepter les restes de la débauche. Écoutons Gabrielle, la vertueuse Gabrielle, supputer avec son vertueux mari combien il leur faut de temps de vertueuse avarice, en supposant les intérêts ajoutés au capital et portant intérêt, pour jouir de dix ou vingt mille livres de rente. Cinq ans, dix ans, peu importe, je ne me rappelle pas les chiffres du poète. Alors, disent les deux honnêtes époux : NOUS POURRONS NOUS DONNER LE LUXE D'UN GARÇON ! Par les cornes de tous les diables de l'impureté ! par l'âme de Tibère et du marquis de Sade ! que feront-ils donc pendant tout ce temps-là ? Faut-il salir ma plume avec les noms de tous les vices auxquels ils seront obligés de s'adonner pour accomplir leur vertueux programme ? Ou bien le poète espère-t-il persuader à ce gros public de petites gens que les deux époux vivront dans une chasteté parfaite ? Voudrait-il par hasard les induire à prendre des leçons des Chinois économes et de M. Malthus ? Non, il est impossible d'écrire consciencieusement un vers gros de pareilles turpitudes. Seulement, M. Augier s'est trompé, et son erreur contient sa punition. Il a parlé le langage du comptoir, le langage des gens du monde, croyant parler celui de la vertu. On me dit que parmi les écrivains de cette école il y a des morceaux heureux, de bons vers et même de la verve. Parbleu ! où donc serait l'excuse de l'engouement s'il n'y avait là aucune valeur ? Mais la réaction l'emporte, la réaction bête et furieuse. L'éclatante préface de Mademoiselle de Maupin insultait la sotte hypocrisie bourgeoise, et l'impertinente béatitude de l'école du bon sens se venge des violences romantiques. Hélas, oui ! iil y a là une vengeance. Kean ou Désordre et Génie semblait vouloir persuader qu'il y a toujours un rapport nécessaire entre ces deux termes, et Gabrielle, pour se venger, traite son époux de poète ! Ô poète ! je t'aime. Un notaire ! La voyez-vous, cette honnête bourgeoise, roucoulant amoureusement sur l'épaule de son homme et lui faisant des yeux alanguis comme dans les romans qu'elle a lus ! Voyez-vous tous les notaires de la salle acclamant l'auteur qui traite avec eux de pair à compagnon, et qui les venge de tous ces gredins qui ont des dettes et qui croient que le métier de poète consiste à exprimer les mouvements lyriques de l'âme dans un rythme réglé par la tradition ! Telle est la clef de beaucoup de succès. On avait commencé par dire : la poésie du coeur ! Ainsi la langue française périclite, et les mauvaises passions littéraires en détruisent l'exactitude. Il est bon de remarquer en passant le parallélisme de la sottise, et que les mêmes excentricités de langage se retrouvent dans les écoles extrêmes. Ainsi il y a une cohue de poètes abrutis par la volupté païenne, et qui emploient sans cesse les mots de saint, sainte, extase, prière, etc., pour qualifier des choses et des êtres qui n'ont rien de saint ni d'extatique, bien au contraire, poussant ainsi l'adoration de la femme jusqu'à l'impiété la plus dégoûtante. L'un d'eux, dans un accès d'érotisme saint, a été jusqu'à s'écrier : ô ma belle catholique ! Autant salir d'excréments un autel. Tout cela est d'autant plus ridicule, que généralement les maîtresses des poètes sont d'assez vilaines gaupes, dont les moins mauvaises sont celles qui font la soupe et ne payent pas un autre amant. À côté de l'école du bon sens et de ses types de bourgeois corrects et vaniteux, a grandi et pullulé tout un peuple malsain de grisettes sentimentales, qui, elles aussi, mêlent Dieu à leurs affaires, de Lisettes qui se font tout pardonner par la gaieté française, de filles publiques qui ont gardé je ne sais où une pureté angélique, etc. Autre genre d'hypocrisie. On pourrait appeler maintenant l'école du bon sens, l'école de la vengeance. Qu'est-ce qui a fait le succès de Jérôme Paturot, cette odieuse descente de Courtille, où les poètes et les savants sont criblés de boue et de farine par de prosaïques polissons ? Le paisible Pierre Leroux, dont les nombreux ouvrages sont comme un dictionnaire des croyances humaines, a écrit des pages sublimes et touchantes que l'auteur de Jérôme Paturot n'a peut-être pas lues. Proudhon est un écrivain que l'Europe nous enviera toujours. Victor Hugo a bien fait quelques belles strophes, et je ne vois pas que le savant M. Viollet-le-Duc soit un architecte ridicule. La vengeance ! la vengeance ! Il faut que le petit public se soulage. Ces ouvrages-là sont des caresses serviles adressées à des passions d'esclaves en colère. Il y a des mots, grands et terribles, qui traversent incessamment la polémique littéraire : l'art, le beau, l'utile, la morale. Il se fait une grande mêlée ; et, par manque de sagesse philosophique, chacun prend pour soi la moitié du drapeau, affirmant que l'autre n'a aucune valeur. Certainement, ce n'est pas dans un article aussi court que j'afficherai des prétentions philosophiques, et je ne veux pas fatiguer les gens par des tentatives de démonstrations esthétiques absolues. Je vais au plus pressé, et je parle le langage des bonnes gens. Il est douloureux de noter que nous trouvons des erreurs semblables dans deux écoles opposées : l'école bourgeoise et l'école socialiste. Moralisons ! moralisons ! s'écrient toutes les deux avec une fièvre de missionnaires. Naturellement l'une prêche la morale bourgeoise et l'autre la morale socialiste. Dès lors l'art n'est plus qu'une question de propagande. L'art est-il utile ? Oui. Pourquoi ? Parce qu'il est l'art. Y a-t-il un art pernicieux ? Oui. C'est celui qui dérange les conditions de la vie. Le vice est séduisant, il faut le peindre séduisant ; mais il traîne avec lui des maladies et des douleurs morales singulières ; il faut les décrire. Étudiez toutes les plaies comme un médecin qui fait son service dans un hôpital, et l'école du bon sens, l'école exclusivement morale, ne trouvera plus où mordre. Le crime est-il toujours châtié, la vertu gratifiée ? Non ; mais cependant, si votre roman, si votre drame est bien fait, il ne prendra envie à personne de violer les lois de la nature. La première condition nécessaire pour faire un art sain est la croyance à l'unité intégrale. Je défie qu'on me trouve un seul ouvrage d'imagination qui réunisse toutes les conditions du beau et qui soit un ouvrage pernicieux. Un jeune écrivain qui a écrit de bonnes choses, mais qui fut emporté ce jour-là par le sophisme socialistique, se plaçant à un point de vue borné, attaque Balzac dans La Semaine, à l'endroit de la moralité. Balzac, que les amères récriminations des hypocrites faisaient beaucoup souffrir, et qui attribuait une grande importance à cette question, saisit l'occasion de se disculper aux yeux de vingt mille lecteurs. Je ne veux pas refaire ses deux articles ; ils sont merveilleux par la clarté et la bonne foi. Il traita la question à fond. Il commença par refaire avec une bonhomie naïve et comique le compte de ses personnages vertueux et de ses personnages criminels. L'avantage restait encore à la vertu, malgré la perversité de la société, que je n'ai pas faite, disait- il. Puis il montra qu'il est peu de grands coquins dont la vilaine âme n'ait un envers consolant. Après avoir énuméré tous les châtiments qui suivent incessamment les violateurs de la loi morale et les enveloppent déjà comme un enfer terrestre, il adresse aux coeurs défaillants et faciles à fasciner cette apostrophe qui ne manque ni de sinistre ni de comique : «Malheur à vous, messieurs, si le sort des Lousteau et des Lucien vous inspire de l'envie !» En effet, il faut peindre les vices tels qu'ils sont, ou ne pas les voir. Et si le lecteur ne porte pas en lui un guide philosophique et religieux qui l'accompagne dans la lecture du livre, tant pis pour lui. J'ai un ami qui m'a plusieurs années tympanisé les oreilles de Berquin. Voilà un écrivain. Berquin ! un auteur charmant, bon, consolant, faisant le bien, un grand écrivain ! Ayant eu, enfant, le bonheur ou le malheur de ne lire que de gros livres d'homme, je ne le connaissais pas. Un jour que j'avais le cerveau embarbouillé de ce problème à la mode : la morale dans l'art, la providence des écrivains me mit sous la main un volume de Berquin. Tout d'abord je vis que les enfants y parlaient comme de grandes personnes, comme des livres, et qu'ils moralisaient leurs parents. Voilà un art faux, me dis-je. Mais voilà qu'en poursuivant je m'aperçus que la sagesse y était incessamment abreuvée de sucreries, la méchanceté invariablement ridiculisée par le châtiment. Si vous êtes sage, vous aurez du nanan, telle est la base de cette morale. La vertu est la condition SINE QUA NON du succès. C'est à douter si Berquin était chrétien. Voilà, pour le coup, me dis-je, un art pernicieux. Car l'élève de Berquin, entrant dans le monde, fera bien vite la réciproque : le succès est la condition SINE QUA NON de la vertu. D'ailleurs, l'étiquette du crime heureux le trompera, et, les préceptes du maître aidant, il ira s'installer à l'auberge du vice, croyant loger à l'enseigne de la morale. Eh bien ! Berquin, M. de Montyon, M. Émile Augier et tant d'autres personnes honorables, c'est tout un. Ils assassinent la vertu, comme M. Léon Faucher vient de blesser à mort la littérature avec son décret satanique en faveur des pièces honnêtes. Les prix portent malheur. Prix académiques, prix de vertu, décorations, toutes ces inventions du diable encouragent l'hypocrisie et glacent les élans spontanés d'un coeur libre. Quand je vois un homme demander la croix, il me semble que je l'entends dire au souverain : J'ai fait mon devoir, c'est vrai ; mais si vous ne le dites pas à tout le monde, je jure de ne pas recommencer. Qui empêche deux coquins de s'associer pour gagner le prix Montyon ? L'un simulera la misère, l'autre la charité. Il y a dans un prix officiel quelque chose qui blesse l'homme et l'humanité, et offusque la pudeur de la vertu. Pour mon compte, je ne voudrais pas faire mon ami d'un homme qui aurait eu un prix de vertu : je craindrais de trouver en lui un tyran implacable. Quant aux écrivains, leur prix est dans l'estime de leurs égaux et dans la caisse des libraires. De quoi diable se mêle M. le ministre ? Veut-il créer l'hypocrisie pour avoir le plaisir de la récompenser ? Maintenant le boulevard va devenir un prêche perpétuel. Quand un auteur aura quelques termes de loyer à payer, il fera une pièce honnête ; s'il a beaucoup de dettes, une pièce angélique. Belle institution ! Je reviendrai plus tard sur cette question, et je parlerai des tentatives qu'ont faites pour rajeunir le théâtre deux grands esprits français, Balzac et Diderot. Choix De Maximes Consolantes Sur L'Amour. Le Corsaire-Satan, 3 mars 1846 Quiconque écrit des maximes aime charger son caractère ; - les jeunes se griment, - les vieux s'adonisent. Le monde, ce vaste système de contradiction, - ayant toute caducité en grande estime, - vite, charbonnons-nous des rides ; - le sentiment étant généralement bien porté, enrubannons notre coeur comme un frontispice. À quoi bon ? - Si vous n'êtes des hommes vrais, soyez de vrais animaux. Soyez naïfs, et vous serez nécessairement utiles ou agréables à quelques-uns. - Mon coeur, - fût-il à droite, - trouvera bien mille coparias parmi les trois milliards d'êtres qui broutent les orties du sentiment ! Si je commence par l'amour, c'est que l'amour est pour tous, - ils ont beau le nier, - la grande chose de la vie ! Vous tous qui nourrissez quelque vautour insatiable, - vous poètes hoffmaniques que l'harmonica fait danser dans les régions du cristal, et que le violon déchire comme une lame qui cherche le coeur, - contemplateurs âpres et goulus à qui le spectacle de la nature elle-même donne des extases dangereuses, - que l'amour vous soit un calmant. Poètes tranquilles, - poètes objectifs, - nobles partisans de la méthode, - architectes du style, - politiques qui avez une tâche journalière à accomplir, - que l'amour vous soit un excitant, un breuvage fortifiant et tonique, et la gymnastique du plaisir un perpétuel encouragement vers l'action ! À ceux-ci les potions assoupissantes, à ceux-là les alcools. Vous pour qui la nature est cruelle et le temps précieux, que l'amour vous soit un cordial animique et brûlant. Il faut donc choisir ses amours. Sans nier les coups de foudre, ce qui est impossible, - voyez Stendhal, De l'amour, livre I, chapitre XXIII, - il faut croire que la fatalité jouit d'une certaine élasticité qui s'appelle liberté humaine. De même que pour les théologiens la liberté consiste à fuir les occasions de tentations plutôt qu'à y résister, de même, en amour, la liberté consiste à éviter les catégories de femmes dangereuses, c'est-à-dire dangereuses pour vous. Votre maîtresse, la femme de votre ciel, vous sera suffisamment indiquée par vos sympathies naturelles, vérifiées par Lavater, par la peinture et la statuaire. Les signes physiognomoniques seraient infaillibles, si on les connaissait tous, et bien. Je ne puis pas ici donner tous les signes physiognomoniques des femmes qui conviennent éternellement à tel ou tel homme. Peut-être un jour accomplirai- je cette énorme tâche dans un livre qui aura pour titre : Le Cathéchisme de la femme aimée ; mais je tiens pour certain que chacun, aidé par ses impérieuses et vagues sympathies, et guidé par l'observation, peut trouver dans un temps donné la femme nécessaire. D'ailleurs, nos sympathies ne sont généralement pas dangereuses ; la nature, en cuisine comme en amour, nous donne rarement le goût de ce qui nous est mauvais. Comme j'entends le mot amour dans le sens le plus complet, je suis obligé d'exprimer quelques maximes particulières sur des questions délicates. Homme du Nord, ardent navigateur perdu dans les brouillards, chercheur d'aurores boréales plus belles que le soleil, infatigable soifier d'idéal, aimez les femmes froides. - Aimez-les bien, car le labeur est plus grand et plus âpre, et vous trouverez un jour plus d'honneur au tribunal de l'Amour, qui siège par-delà le bleu de l'infini ! Homme du Midi, à qui la nature claire ne peut pas donner le goût des secrets et des mystères, - homme frivole, - de Bordeaux, de Marseille ou d'Italie, - que les femmes ardentes vous suffisent ; ce mouvement et cette animation sont votre empire naturel ; - empire amusant. Jeune homme, qui voulez être un grand poète, gardez-vous du paradoxe en amour ; laissez les écoliers ivres de leur première pipe chanter à tue-tête les louanges de la femme grasse ; abandonnez ces mensonges aux néophytes de l'école pseudo- romantique. Si la femme grasse est parfois un charmant caprice, la femme maigre est un puits de voluptés ténébreuses ! Ne médisez jamais de la grande nature, et si elle vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites : «Je possède un ami - avec des hanches !» et allez au temple rendre grâces aux dieux. Sachez tirer parti de la laideur elle-même ; de la vôtre, cela est trop facile ; tout le monde sait que Trenk, la Gueule brûlée, était adoré des femmes ; de la sienne ! Voilà qui est plus rare et plus beau, mais que l'association des idées rendra facile et naturel. - Je suppose votre idole malade. Sa beauté a disparu sous l'affreuse croûte de la petite vérole, comme la verdure sous les lourdes glaces de l'hiver. Encore ému par les longues angoisses et les alternatives de la maladie, vous contemplez avec tristesse le stigmate ineffaçable sur le corps de la chère convalescente ; vous entendez subitement résonner à vos oreilles un air mourant exécuté par l'archet délirant de Paganini, et cet air sympathique vous parle de vous-même, et semble vous raconter tout votre poème intérieur d'espérances perdues. - Dès lors, les traces de petite vérole feront partie de votre bonheur, et chanteront toujours à votre regard attendri l'air mystérieux de Paganini. Elles seront désormais non seulement un objet de douce sympathie, mais encore de volupté physique, si toutefois vous êtes un de ces esprits sensibles pour qui la beauté est surtout la promesse du bonheur. C'est donc surtout l'association des idées qui fait aimer les laides ; car vous risquez fort, si votre maîtresse grêlée vous trahit, de ne pouvoir vous consoler qu'avec une femme grêlée. Pour certains esprits plus curieux et plus blasés, la jouissance de la laideur provient d'un sentiment encore plus mystérieux, qui est la soif de l'inconnu, et le goût de l'horrible. C'est ce sentiment, dont chacun porte en soi le germe plus ou moins développé, qui précipite certains poètes dans les amphithéâtres et les cliniques, et les femmes aux exécutions publiques. Je plaindrais vivement qui ne comprendrait pas ; - une harpe à qui manquerait une corde grave ! Quant à la faute d'orthographe qui pour certains nigauds fait partie de la laideur morale, n'est-il pas superflu de vous expliquer comment elle peut être tout un poème naïf de souvenirs et de jouissances ? Le charmant Alcibiade bégayait si bien, et l'enfance a de si divins baragouinages ! Gardez-vous donc, jeune adepte de la volupté, d'enseigner le français à votre amie, - à moins qu'il ne faille être son maître de français pour devenir son amant. Il y a des gens qui rougissent d'avoir aimé une femme, le jour qu'ils s'aperçoivent qu'elle est bête. Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour brouter les chardons les plus impurs de la création, ou les faveurs d'un bas- bleu. La bêtise est souvent l'ornement de la beauté ; c'est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté ; elle éloigne les rides ; c'est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes ! Il y en a qui en veulent à leurs maîtresses d'être prodigues. Ce sont des fesse- mathieu, ou des républicains qui ignorent les premiers principes d'économie politique. Les vices d'une grande nation sont sa plus grande richesse. D'autres, gens posés, déistes raisonnables et modérés, les juste-milieu du dogme, qui enragent de voir leurs femmes se jeter dans la dévotion - Oh ! les maladroits, qui ne sauront jamais jouer d'aucun instrument ! Oh ! les triples sots qui ne voient pas que la forme la plus adorable que la religion puisse prendre, - est leur femme ! - Un mari à convertir, quelle pomme délicieuse ! Le beau fruit défendu qu'une large impiété, - dans une tumultueuse nuit d'hiver au coin du feu, du vin et des truffes, - cantique muet du bonheur domestique, victoire remportée sur la nature rigoureuse, qui semble elle-même blasphémer les Dieux ! Je n'aurais pas fini de sitôt, si je voulais énumérer tous les beaux et bons côtés de ce qu'on appelle vice et laideur morale ; mais il se présente souvent pour des gens de coeur et d'intelligence un cas difficile et angoisseux comme une tragédie ; c'est quand ils sont pris entre le goût héréditaire et paternel de la moralité et le goût tyrannique d'une femme qu'il faut mépriser. De nombreuses et ignobles infidélités, des habitudes de bas lieu, de honteux secrets découverts mal à propos vous inspirent de l'horreur pour l'idole, et il arrive parfois que votre joie vous donne le frisson. Vous voilà fort empêché dans vos raisonnements platoniques. La vertu et l'orgueil vous crient : Fuis-là ! La nature vous dit à l'oreille : Où la fuir ? Alternatives terribles où les âmes les plus fortes montrent toute l'insuffisance de notre éducation philosophique. Les plus habiles, se voyant contraints par la nature de jouer l'éternel roman de Manon Lescaut et de Leone Leoni ? se sont tirés d'affaire en disant que le mépris allait très bien avec l'amour. - Je vais vous donner une recette bien simple qui non seulement vous dispensera de ces honteuses justifications, mais encore vous permettra de ne pas écorner votre idole, et de ne pas endommager votre cristallisation. Je suppose que l'héroïne de votre coeur ayant abusé du fas et du néfas, est arrivée aux limites de la perdition, après avoir - dernière infidélité, torture suprême ! - essayé le pouvoir de ses charmes sur ses geôliers et ses exécuteurs ; irez-vous abjurer si facilement l'idéal, ou si la nature vous précipite, fidèle et pleurant, dans les bras de cette pâle guillotinée, direz-vous avec l'accent mortifié de la résignation : Le mépris et l'amour sont cousins germains ! - Non point ; car ce sont là les paradoxes d'une âme timorée et d'une intelligence obscure. Dites hardiment, et avec la candeur du vrai philosophe : «Moins scélérat, mon idéal n'eût pas été complet. Je le contemple, et me soumets ; d'une si puissante coquine la grande Nature seule sait ce qu'elle veut faire. Bonheur et raison suprêmes ! absolu ! résultante des contraires ! Ormuz et Arimane, vous êtes le même !» Et c'est ainsi, grâce à une vue plus synthétique des choses, que l'admiration vous ramènera tout naturellement vers l'amour pur, ce soleil dont l'intensité absorbe toutes les taches. Rappelez-vous ceci, c'est surtout du paradoxe en amour qu'il se faut garder. C'est la naïveté qui sauve, c'est la naïveté qui rend heureux, votre maîtresse fût-elle laide comme la vieille Mob, la reine des épouvantements ! En général pour les gens du monde, - un habile moraliste l'a dit, - l'amour n'est que l'amour du jeu, l'amour des combats. C'est un grand tort ; il faut que l'amour soit l'amour ; le combat et le jeu ne sont permis que comme politique en cas d'amour. Le tort le plus grave de la jeunesse moderne est de se monter des coups Bon nombre d'amoureux sont des malades imaginaires qui dépensent beaucoup en pharmacopées, et payent grassement M. Fleurant et M. Purgon, sans avoir les plaisirs et les privilèges d'une maladie sincère. Notez bien qu'ils impatientent leur estomac par des drogues absurdes, et usent en eux la faculté digestive d'amour. Bien qu'il faille être de son siècle, gardez-vous bien de singer l'illustre don Juan qui ne fut d'abord, selon Molière, qu'un rude coquin, bien stylé et affilié à l'amour, au crime et aux arguties ; - puis est devenu, grâce à M. M. Alfred de Musset et Théophile Gautier, un flâneur artistique, courant après la perfection à travers les mauvais lieux, et finalement n'est plus qu'un vieux dandy éreinté de tous ses voyages, et le plus sot du monde auprès d'une honnête femme bien éprise de son mari. Règle sommaire et générale : en amour, gardez-vous de la lune et des étoiles, gardez-vous de la Vénus de Milo, des lacs, des guitares, des échelles de corde et de tous romans, - du plus beau du monde, - fût-il écrit par Apollon lui-même ! Mais aimez bien, vigoureusement, crânement, orientalement, férocement celle que vous aimez ; que votre amour, - l'harmonie étant bien comprise, - ne tourmente point l'amour d'un autre ; que votre choix ne trouble point l'État. Chez les Incas l'on aimait sa soeur ; contentez-vous de votre cousine. N'escaladez jamais les balcons, n'insultez jamais la force publique ; n'enlevez point à votre maîtresse la douceur de croire aux Dieux, et quand vous l'accompagnerez au temple, sachez tremper convenablement vos doigts dans l'eau pure et fraîche du bénitier. Toute morale témoignant de la bonne volonté des législateurs, - toute religion étant une suprême consolation pour tous les affligés. - toute femme étant un morceau de la femme essentielle, - l'amour étant la seule chose qui vaille la peine de tourner un sonnet et de mettre du linge fin, - je révère toutes ces choses plus que qui que ce soit, et je dénonce comme calomniateur quiconque ferait de ce lambeau de morale un motif à signes de croix et une pâture à scandale. - Morale chatoyante, n'est-ce pas ? Verres de couleur colorant trop peut-être l'éternelle lampe de vérité qui brille au-dedans ? - Non pas, non pas. - Si j'avais voulu prouver que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, le lecteur aurait le droit de me dire, comme au singe de génie : tu es un méchant ! Mais j'ai voulu prouver que tout est encore pour le mieux dans le plus mauvais des mondes possibles. Il me sera donc beaucoup pardonné parce que j'ai beaucoup aimé... mon lecteur... ou ma lectrice. 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