L’Abîme. (1886) Par Maurice Rollinat. (1846-1903) Poésie. TABLE DES MATIÈRES. Le Facies Humain. La Pensée. L'Hypocrisie. Les Deux Solitaires. L'Intérêt. L'Egoïsme. L'Espion. Les Regards. La Grimace. Le Mal Dstingué. La Médisance. Le Soupçon. La Colère. L'Ennui. Le Pressentiment. Les Tant Mieux Et lLs Tant Pis. La Douceur. Les Causeurs. Le Spectre. L'Imperdable. Le Soliloque. Les Oubliettes. L'Âme. Les Délateurs. Le Rire Jaune. La Luxure. La Dernière Visite. L'Invitation. Le Vieux Serpent. Les Magiciens. La Virginité. L'Enigme. Le Roman. Soliloque Du Rêve. Le Coeur Blasé. Nos Seigneurs. Les Antagonistes. L'Humanité. L'Auberge. Les Projets. Sollicitude. La Vanité. L'Orgueil. L'Apostrophe. Prière. Le Mauvais Conseilleur. La Honte. Le Blafard. Mane-Thecel-Phares. Le Pistolet. Les Chronomètres. L'Artiste. L'Ajournement. L'Expérience. Sagesse De Fou. Le Sceptique. La Vision Du Péché. L'Abnégation. La Curiosité. La Complaisante. L'Oubli. La Patience. L'Automate. Le Pardon. La Haine. Le Remords De L'Assassin. Le Souvenir. L'Argent. L'Empoisonneur. Le Chat Parlant. L'Hiver du mal. Les Morts Vivants. Le Néant. Le Doute. L'Honnêteté. La Genèse Du Crime. Chuchotement. Le Questionneur. L'Etrangère. Le Mépris. L'Humilité. L'Ingratitude. L'Epée De Damoclès. Chanson D'Ermite. La Vie. L'Heure Incertaine. Requiescat In Pace. Les Deux Justes. Dernière Parole. Le Faciès Humain. Notre âme, ce cloaque ignoré de la sonde, Transparaît louchement dans le visage humain; -Tel un étang sinistre au long d’un vieux chemin Dissimule sa boue au miroir de son onde. Si la face de l’homme et de l’eau taciturne Réfléchit quelquefois des lueurs du dedans, C’est toujours à travers des lointains très prudents, Comme un falot perdu dans le brouillard nocturne. Pour l’esprit souterrain, c’est une carapace Que ce marbre animé, larmoyant et rieur Où le souffle enragé du rêve intérieur Ne se trahit pas plus qu’un soupir dans l’espace. Peut-être y lirait-on la douleur et la honte La colère et l’orgueil, la peur et le regret; Mais la tentation lui garde son secret, Et la perversité rarement s’y raconte. Qui donc a jamais vu les haines endormies, Les projets assassins, les vices triomphants, Les luxures de vieux, de vierges et d’enfants, Sourdre distinctement des physionomies? La joue, en devenant tour à tour blême et rouge, Ne manifeste rien des mystères du coeur; La bouche est un Protée indécis et moqueur, Et l’Enigme revêt la narine qui bouge. Se rapprochant ou non, battantes ou baissées, Les paupières, sans doute, ont un jeu préconçu Sur leur vitrage où doit glisser inaperçu Le reflet cauteleux des mauvaises pensées. L’âme écrit seulement ce qu’elle veut écrire Sur le front jeune ou vieux, limpide ou racorni, Et ne laisse filtrer qu’un sens indéfini Dans l’éclair du regard et le pli du sourire. Elle exerce avec art son guet et sa police Sur tous les messagers de la sensation, Et fixe le degré de locomotion Où devra s’arrêter chaque organe complice. Calculant sa mimique et dardant sa vitesse, Elle parcourt les traits, mais sans y déployer L’ombre des cauchemars qui la font tournoyer Dans ses bas-fonds d’horreur et de scélératesse. La strideur de son cri profond et solitaire N’y fait qu’un roulement d’échos fallacieux; Et les lèvres, le front, le nez comme les yeux S’entendent pour voiler tout ce qu’elle veut taire. Et l’homme a beau savoir combien le Mal nous ronge, L’horrible expérience a beau coûter si cher, À peine surprend-il, sur ce rideau de chair, Les apparitions informes du mensonge. Pourtant, il vient une heure où le visage exprime La rage des démons ou la stupeur des morts, C’est quand l’Enfer vengeur et divin du remords Eclaire à fleur de peau les ténèbres du Crime; C’est lui qui, du fin fond de cette cave obscure, Soutire lentement, comme une âcre vapeur, L’abominable aveu dont la parole a peur, Et le projette enfin sur toute la figure. Alors le facies du coupable qui souffre Exhibe les poisons de son hideux péché; Il mime le forfait si longuement caché Et répercute un coin le plus noir de son gouffre. Et contre l’attentat qu’elle crie et proclame Avec sa flamboyante et froide nudité, Impitoyablement surgit la Vérité Sur ce masque imbibé de la sueur de l’âme. La Pensée. C’est l’ennemi sournois, mais sûr, Sphinx intime, cancer obscur, De ce tas de cendres futur Appelé l’homme. Elle fausse tous ses ressorts, Epuise tous ses réconforts Et chicane tous ses efforts Qu’elle consomme. Sans doute, elle évoque à ses yeux Maint rêve descendu des cieux Avec le vol délicieux De la colombe, Mais elle nourrit son remord Et le réveille quand il dort Par des chuchotements de mort Et d’outre-tombe. Hélas! chacun est l’écheveau Qu’embrouille au fond de son caveau Ce vieux spectre toujours nouveau; Mauvaise mère Dont les petits qu’elle a couvés, Par elle-même dépravés Deviennent les enfants-trouvés De la Chimère. En nous elle plombe et tarit L’illusion verte qui rit; Elle étend sur l’âme et l’esprit Sa glu chancreuse; Puis, sur eux, tirant ses verrous, Les écrase entre ses écrous, Et, féroce, y creuse des trous Qu’elle recreuse. Sans cesse elle revient au deuil Comme un flot revient à l’écueil; Elle grossit en un clin d’oeil Ce qui nous froisse; Tout le jour elle nous a nui, Et l’implacable dans la nuit Nous tricote encor de l’ennui Et de l’angoisse. Elle glace nos jeux, nos arts Qui lazzaronaient en lézards, Nous prédit les mauvais hasards Des occurrences; Et dans la nocturne vapeur Elle nous invente la Peur Avec l’éveil ou la stupeur Des apparences. Ce comptable sec et retors Additionne tous nos torts Et fige dans ses coffres-forts Toutes nos larmes; C’est le maniaque secret Qui jamais las, jamais distrait, Tourne la meule du regret Et des alarmes. Nous croyons noyer dans le vin Ce monstre infernal ou divin Pour qui notre moelle est en vain Redépensée; Le Ciel serait si consolant, Le corps si pur, l’amour si blanc Et le cercueil si peu troublant Sans la pensée! Mais buvons sans trêve! Agissons! Lutte inutile! nous pensons: Notre chair a tous les frissons De la contrainte, Et malgré notre acharnement Pour exister physiquement, Nous retombons dans le tourment De cette étreinte. Que l’on veuille croire ou douter, Elle arrive à nous dérouter, Et, si parfois, pour nous tenter, Elle aventure Un Parce que contre un Pourquoi, Bien vite elle oppose à la Foi Le scepticisme qui rit froid Et qui rature. Sous le chagrin qu’elle épaissit, L’enthousiasme se rancit; Elle supprime ou raccourcit La confidence, Et dans le danger, qu’elle accroît, Nous fait du courage un adroit Qui suppute, esquive et ne croit Qu’à la prudence. La Justice et la Vérité Qui nous mènent à la clarté, Elle les jette de côté, Et l’on s’embarque Pour le noir et pour l’incertain Devant ce douanier hautain Qui ne laisse passer l’instinct Qu’avec sa marque. Elle a le conseil si tortu, Si captieux et si pointu Qu’elle suggère à la Vertu Le goût du crime; Et pas un homme n’est vainqueur De ce terrible épilogueur, Espèce de crapaud du coeur Qui nous opprime. Elle use par l’obsession, Par la mystification, Par le fiel et la succion De sa censure Le labeur qu’elle a suscité, Et fournit à l’oisiveté La vénéneuse activité De la luxure. Et quand par elle on est à bout, Si terminé, si mort à tout, Qu’on n’a pas même le dégoût De la souffrance, Un drap noir croule sur nos jours, Un drap lourd entre les plus lourds, Sans croix ni larmes de velours: L’Indifférence! Puis elle atteint son but fatal; Après un voyage final, Elle nous prend au fond du Mal Et nous oublie Par delà l’horrible cloison Qui limite notre horizon: Et c’est la mort de la Raison Dans la Folie. L'Hypocrisie. Elle est dans l’homme et dans la bête, Elle est dans tout ce qu’a fait Dieu, Dans l’air, dans l’onde et dans le feu, Dans le vent et dans la tempête. Mais c’est surtout dans l’âme humaine, Où l’intérêt en a besoin, Qu’elle se déguise avec soin, Agit, manoeuvre et se promène. Le chemin de notre mystère Est sillonné par ses trajets; Tous nos actes, tous nos projets, Recourent à son ministère. C’est par ses ruses sans pareilles, Par ses complots prestigieux Que les serrures sont des yeux Et que les murs ont des oreilles. S’ils pouvaient pénétrer ses charmes, Plus d’un mort et plus d’un vivant Verraient la gueuse bien souvent Ricaner derrière ses larmes. Elle est tout miel, velours et soie, Quand elle se penche vers nous: Comme un serpent qui serait doux Avant d’envelopper sa proie. Le mensonge expert lui procure L’air tranquille, amer ou joyeux, Toutes les lueurs pour ses yeux, Tous les masques pour sa figure. Et ses paroles toujours feintes Ont l’odeur de la vérité: Tant d’amour et de charité Eclate sur ses lèvres peintes! Est-il sûr qu’avec sa science Elle n’excuse pas nos torts, Et ne fasse pas du remords Le pantin de la conscience? Quand elle joue à la tendresse Elle ouate ses rampements Et met de l’huile à tous moments Sur les ressorts de son adresse. Elle se juge, se critique Et s’exerce à la fausseté Pour avoir l’oeil plus aimanté Et le geste plus magnétique. Si, par hasard, son imposture A des maintiens rudes et froids, Elle rattrape avec sa voix Ce qu’elle perd dans sa posture. Elle façonne la souffrance, Et maintes fois elle assouplit La fatuité de l’oubli Et l’orgueil de l’indifférence. C’est la sournoise conseillère De toutes les religions: Elle étend ses contagions Aux deux genoux de la prière. Il n’est pas jusqu’à la tristesse Qu’elle ne fréquente en secret, Car tout l’homme est le cabaret De cette astucieuse hôtesse. Multipliant sa flatterie, Diversifiant sa douceur, Elle en épaissit la noirceur, Elle en creuse la fourberie, Et, tôt ou tard, sa patience, D’un coup de clef sur et vainqueur Peut ouvrir la porte d’un coeur Cadenassé de méfiance. Les Deux Solitaires. «Je sais que depuis des années Vous habitez un vieux manoir Qui se dresse lugubre et noir Sur des landes abandonnées; Vous y vivez sans chat ni chien. N’ayant pour toute galerie Que votre conscience aigrie Qui suppute et qui se souvient. Mais dans l’étrange solitude Où le dégoût vous a conduit, L’appréhension vous enduit, Et vous mâchez l’inquiétude. Vous portez un poids journalier Sur vos veilles et sur vos sommes, Et vous n’aviez pas chez les hommes Ce malaise particulier. Par ces grands espaces moroses Où vous confrontez en rêvant Votre figure de vivant Avec la figure des choses. Il vous vient une impression Très vague, et qui pourtant vous gêne À mesure qu’elle s’enchaîne À votre méditation. Il vous faut la lumière énorme, Le plein midi vivace et dru Embrasant avec son jour cru Le bruit, la couleur et la forme; Sinon plus de sécurité, Le fantastique vous harponne: La Nature ne vous est bonne Qu’à travers sa diurnité. Quant à la Nuit, elle vous poisse De son trouble toujours nouveau; Et, dés le soir, votre cerveau Est opprimé par une angoisse. Votre coeur ne peut pas dompter Son battement qui s’accélère Quand le soleil caniculaire Se dispose à s’ensanglanter. Pendant qu’il drape les montagnes Dans la pourpre de son trépas, Vous surveillez devant vos pas L’assombrissement des campagnes. Alors, au creux de tel vallon, En côtoyant telle ravine, Vous avez l’oreille plus fine, Votre regard devient plus long; Au froidissement des haleines, À la décadence des sons, Au je ne sais quoi des frissons Sur les hauteurs et dans les plaines, Vous mesurez par le chemin L’invasion du crépuscule, Et dès que le hibou circule Le cauchemar vous prend la main. La rentrée augmente vos craintes Qui métamorphosent d’un coup Votre escalier en casse-cou, Vos corridors en labyrinthes; Et puis dans votre appartement, Dont le calme fait les magies, Vous allumez plusieurs bougies Pour rassurer votre tourment; Or, cette précaution même Ajoute encore à votre effroi, Car vous songez trop au pourquoi De l’illumination blême. Maintenant sous le plafond brun, Tous ces flambeaux de cire vierge Ont la solennité du cierge Qui brûle au chevet du défunt; La raison froide qui dissèque Vous quitte pour le ténébreux, Et vous trouvez louche et scabreux L’abord de la bibliothèque. À cette funèbre clarté Maint livre derrière sa vitre, Vous déconcerte par son titre Evocateur d’étrangeté; Un saisissement plein d’épingles Vous prend les tempes et le dos; Vous épiez si vos rideaux Ne s’écartent pas sur leurs tringles. Attendez donc! Ce n’est pas tout. . . Et cette vermineuse horloge Dont le tac tac tac tac se loge Dans tel vieux meuble on ne sait où. . . Vous ne pouvez tenir en place, Et vous vous possédez si peu Que vous jouez ce mauvais jeu De vous regarder dans la glace. Un bruit monte et descend; cela Est sournois, confus, marche, cause. . . Vous pourriez en savoir la cause: Mais jamais en ce moment-là, Ni des caveaux pleins de cloportes, Ni des greniers pleins de souris, N’est-ce pas que pour aucun prix Vous n’entre-bâilleriez les portes? Vous perdez ces troubles obscurs, Votre faiblesse les retrouve, Et par degrés l’horreur qui couve Eclate entre vos quatre murs, Entre vos quatre murs livides, Qui pour vous contiennent alors Les ténèbres de l’au dehors Et l’inconnu des chambres vides!. . . Hein? Suis-je diagnostiqueur De votre nocturne supplice? Je vous ai raillé sans malice, Et je vous plains de tout mon coeur. Pour moi qui ramène le songe À sa stricte irréalité, La nuit n’est qu’une vérité Où l’on veut trouver du mensonge. Donc, en mon gîte qui se ronge De silence et de vétusté, Ma veille avec tranquillité Jusqu’après minuit se prolonge.» -«Eh bien! ne parlez pas si haut! Qu’un seul frisson prenne en défaut Votre incrédulité savante, Vous sentirez avec stupeur Que vous avez peur d’avoir peur!. . . D’ailleurs vous savez l’épouvante. Votre effroi, vous l’avouerez bien, S’est dénoncé par la peinture Que vous avez faite du mien; Oui! vous partagez ma torture. Allons! trêve au raisonnement Du respect humain qui vous ment, Et criez à qui vous écoute L’humilité de votre doute, Puisque cette peur qui vous mord Est l’hommage le plus intime Que vous puissiez rendre à l’abîme De l’Existence et de la Mort!» L'Intérêt. L’Intérêt nous cloue et nous visse Au mensonge lâche et tortu. Tout de prudence revêtu Il calcule avec artifice. Il vend très cher le sacrifice, Et l’achète à prix débattu: L’Intérêt nous cloue et nous visse Au mensonge lâche et tortu. Chez tout homme, vieux ou novice, Il agit, rapace et têtu; C’est le pivot de la vertu Et le régulateur du vice. L’Intérêt nous cloue et nous visse. L'Egoïsme. «La mort nous ayant mis dans sa barque à couvercle «Descendra notre oubli sur son fleuve sans fin; «En attendant, la vie atroce nous encercle «Avec son gain, son rut et sa soif et sa faim. «Il vaut mieux être dans que par-dessus la fosse! «Le survivant pâtit du coeur et de la main! «Heureux les libérés de leur service humain!» -Ainsi parle et conclut la société fausse. Et cependant tout homme osant la vérité Dirait que son remords est sa nécessité, Qu’il lui faut le tourment des vices qui l’infestent. Qu’il adhère à son mal, se noue à son ennui, Et qu’il est bien cent fois trop enterré dans lui Pour envier les morts et plaindre ceux qui restent. L'Espion. Entre le matin qui regarde Et le crépuscule qui voit, On dissimule au fond de soi Le mauvais levain qu’on y garde La nuit venue, on décafarde. À demain le mensonge adroit Entre le matin qui regarde Et le crépuscule qui voit! Mais dans ses méfaits on s’attarde, On s’oublie, et l’ombre décroît, Et tout à coup quand on se croit Bien clos à la clarté moucharde. Entre le matin qui regarde! Les Regards. On regarde sans voir, de même On voit aussi sans regarder. D’où l’on oserait hasarder Que l’oeil humain est un problème. Vivrait-il un sort incertain Plutôt neutre que volontaire, Ou n’a-t-il autant de mystère Que parce qu’il a plus d’instinct? Qu’est-ce qui revêt son office D’une telle ambiguïté? La pudeur de la vérité? Si c’était la pudeur du vice! Hélas! par maint spectre odieux Dont la hantise nous consume, Par maint vieux relent d’amertume Comptez les trahisons des yeux. Ils recouvrent sous tant de charmes Leurs abominables dessous! Us pleurent si bien d’après nous, Jusqu’aux nuances de nos larmes. Le soupçon le plus châtié D’avoir cru l’homme à sa prunelle Fait une molle sentinelle Contre un faux regard d’amitié. Est-ce bien le coeur qui s’exhale Avec ses vouloirs, ses projets, Dans les regards, souffles et jets De lueur droite et transversale? Ils le représentent si peu Comme en lui-même il se comporte Tous ces miroitements d’eau morte. De verroterie et de feu. Echos décevants et funèbres De chaque apparence qui fuit, Ils y descendent de la nuit, Ils en soutirent des ténèbres. Vous pouvez scruter l’oeil à nu, À la loupe comme un atome. Vous n’y verrez qu’un vain fantôme Qu’une ombre louche d’inconnu. L’éclair d’en haut nous dit: «Prends garde! Voici le tonnerre qui vient.» L’éclair de l’oeil n’annonce rien: Sinon qu’un secret nous regarde. À quoi bon nos ruses de lynx Pour guetter la prunelle humaine? Cette lentille qui nous mène Restera fidèle à son sphinx. Ensemble ils trament leurs malices, Et leur magnétique unité Confond l’instantanéité De leurs deux actions complices. Ce monstre que l’on se promet De démasquer à sa fenêtre, Pourrait-on même reconnaître Quand il s’en ôte et s’y remet? Puisque pour le fond de sa geôle, Ayant quitté les soupiraux, Il gaze leurs petits carreaux D’un mirage qui nous enjôle. Parfois il parle dans un cri, Avec un geste il se crayonne; Mais dans l’organe qui rayonne Il se sent toujours à l’abri. Nul ne peut sortir le Protée De son labyrinthe vitreux! Sait-on si ce regard peureux Ne monte pas d’un Prométhée? De l’oeil croupissant ou battu Faut-il induire un cerveau trouble? Et si la conscience double Regardait comme la vertu! À tel oeil fou la raison perche. Et jurez donc que cet oeil froid N’est pas la lucarne d’effroi D’un esprit perdu qui se cherche. Conclurez-vous au désespoir Du regard navré qui se penche? Et pourquoi pas une âme blanche Condamnée à ce regard noir? Est-ce un rêve d’ange ou de faune Qui coule ce bleu si bénin? Est-ce du baume ou du venin Qui rancit derrière ce jaune? Les regards sont des feux follets Qui dansent devant un abîme. L’aspect du bien comme du crime Reste enfoui sous ces reflets. Leur lumineuse pantomime Devrait nous laisser indécis, Puisqu’elle n’a de sens précis Que pour celui qui les anime, Pour celui-là même qui fait Ou défait leur métamorphose, Pour son âme, invisible cause, Dont ils sont le visible effet. Hors du monde où tourne et s’agite Le domino de son ennui, Quand l’homme reprend son vrai lui Dans la sécurité du gîte, Alors à ses deux yeux ardents Il donne en pleine confiance La totale signifiance De son énigme d’en dedans. Mais ni sa mère ni personne Ne surprendront ces regards-là Par lesquels il dit: «Me voilà!» À son propre coeur qui frissonne. La Grimace. Avec certain sourire louche On darde sa méchanceté, Et, pour ainsi dire, on accouche De tout le venin remonté Qui stationne à fleur de bouche. À la manière de la mouche On lancine la pureté; On la déshabille, on la couche Avec certain sourire. C’est par là que maint coeur farouche Est à jamais inquiété: Car on mord dans l’impunité, On attaque sans qu’on y touche, On tue à la sainte-nitouche Avec certain sourire. Le Mal Dstingué. La Perversité comme il faut S’observe trop pour qu’elle éclate Fiel patient, colère plate Ne lui font pas souvent défaut. Elle n’a pas le verbe haut Et jamais elle ne se flatte. La Perversité comme il faut S’observe trop pour qu’elle éclate. Le Mal Canaille est un gerfaut Dont l’envergure se dilate Au milieu du crime écarlate; Mais elle a peur de l’échafaud La Perversité comme il faut. La Médisance. La Médisance est un moustique Aux ailes de loquacité, Décochant l’aigre et le caustique À travers la fugacité De sa fantasque gymnastique. Mais a-t-elle instinct ou tactique, Inconscience ou volonté? Serait-elle problématique La Médisance? -Allons! vieux coeur jésuitique, Ne te sonde pas à côté! Tu sais bien que la vanité Croit nous hausser par la critique Voilà pourquoi chacun pratique La Médisance. Le Soupçon. Nous disons pleins d’une impudence Qui singe la simplicité Que l’amour de la vérité Est la loi de noire prudence; Qu’il faut se précautionner Chez les serpents à forme humaine, Et que la vertu qui nous mène Nous oblige à tout soupçonner. Alors, c’est elle qui nous crie Comment se trame une embûche, hein? Tant de flair contre le prochain Dénonce notre fourberie: On lui prête à bon escient Des complots qui furent les nôtres, Et l’on ne devient méfiant Qu’après avoir trompé les autres. L’homme en qui la suspicion Installe son avis funeste Est inquiet d’un pas, d’un geste Et d’une respiration. Partout craindre un piège invisible, C’est le hideux état normal De cet égoïste du Mal Qui voudrait seul être nuisible. Il se gare de qui le suit Comme d’une mauvaise atteinte, Pèse une odeur, creuse une teinte, Sonde un aspect, ausculte un bruit. Il renverse en sa sourde rage Le sens de tout ce qu’on lui fait; Il est alarmé d’un bienfait Et rassuré par un outrage. Greffier souple et méticuleux, Sa mémoire est là pour inscrire L’ambiguïté d’un sourire Ou d’un silence cauteleux; Pour lui, rien n’est incontrôlable: Il voit le mal au fond du bien, Car toujours il mesure au sien Le mensonge de son semblable. Dans l’éloge ou dans le pardon Il entend sourdre une menace; Servi par un ami tenace Il songe: «Que me veut-il donc?» Gomme un château plein de mitrailles Ayant ses ponts-levis baissés Et couvant entre ses fossés Le Qui vive de ses entrailles, Tel il dérobe ses frissons D’avarice ou de jalousie, En faisant de l’hypocrisie La sentinelle du soupçon. Il braque sur ceux qu’il redoute Ses longs espionnages pervers Par des judas toujours ouverts À la muraille de son doute. Lui qui, peut-être, accomplirait Les scélératesses qu’il mâche, S’il avait l’astuce moins lâche Et qu’il fût certain du secret, Il fournit à ses méfiances De perpétuels aliments, Et filoute les sentiments Four pénétrer les consciences. C’est le retors en trahison, Le cachotier des armes louches, Traînant ses angoisses farouches Sur sa route et dans sa maison. L’innocence et la gentillesse, Double engin dont il se défend 1 Puisqu’il attribue à l’enfant L’affreux savoir de la vieillesse Enfin, le monstre se résout À toiser le coeur de sa mère, Et policier de sa chimère Il inquisitionne tout. Il surveille ses portes closes; Il scrute ses rideaux fermés: Sa peur des êtres animés Le conduit à la peur des choses. Il regarde la nuit qui vient Gomme un guet-apens qui s’approche. Et le moindre objet qui l’accroche Lui semble un bras qui le retient. Quand l’appréhension l’arrête, Oh! s’il avait pour épier Une oreille sous chaque pied Et deux yeux derrière la tête! Pas un oubli, pas un repos I Dans ses abominables fièvres Il tressaille comme les lièvres; Il tremble comme les crapauds! Maintenant, il sent la poursuite De l’agonie et de la mort; Le danger part comme un ressort Devant ses pas toujours en fuite. Il longera l’humanité Comme on côtoie un précipice, Sans fin, jusqu’à ce qu’il croupisse Dans le trou de l’éternité. Tous les fantômes qu’il invente Vivent au gré de son effroi, Et les cadavres ont moins froid Que ce glacé de l’épouvante. Jamais de halte à son tourment! Qu’il agisse ou qu’il se recueille, Il est voué comme la feuille, Nuit et jour, au frémissement. Ainsi, dans une horreur suprême Se termine le Soupçonneux: Ci-gît un coeur si vénéneux Qu’il s’est empoisonné lui-même. La Colère. Tous, les naissants et les adultes, Les mûrissants et les vieillards, Sont obscurcis par ses brouillards Et sillonnés par ses tumultes. Comme l’ouragan tient les mers, La colère tient nos pensées Toujours sitôt bouleversées Dans leurs calmes toujours amers. Elle est la passion tempête Qui bat l’esprit, fouille les os: Triple torrent, triple chaos Du corps, de l’âme et de la tête. Car tous trois subissent en bloc L’instantané de son prestige Qui les confond dans le vertige Pour les ruer au même choc. Voix, cheveux, mâchoires, vertèbres, Elle prend tout l’individu Et communique à l’oeil perdu La nuit rouge de ses ténèbres. Et puis, toujours précipité, Renaît, finit et recommence Ce tourbillon de la démence Dans la mort de la volonté. Chez l’envieux qui se harcelle, Et qui se ronge au fond de lui, Sorte de pantin de l’ennui Dont l’orgueil tire la ficelle; Chez le libertin frémissant, Trop lâche pour qu’il se guérisse Des agissements du caprice Et des maléfices du sang; Bref, chez tout vibrant qui s’aiguise Alors qu’il devrait s’émousser, Qui ressent au lieu de penser Et que l’instinct mène à sa guise, La colère éclate à foison, Tirant de son âme brutale La bête humaine qu’elle étale, Sans souci de sa trahison. Dès l’instant qu’elle s’y décrète, Sa soudaineté de ressort Exécute au hasard du sort Le mouvement qu’elle sécrète. Volcans humains, fatals et francs, Tous ces coeurs vomissant des laves Ne sont que d’aveugles esclaves Du plus aveugle des tyrans. De là, pas d’après-coup perfide, Nul ressentiment vénéneux: Un feu subit s’embrase en eux Dont chaque explosion les vide. C’est pourquoi l’animalité Qui les voue à son sortilège Leur donne aussi le privilège De l’irresponsabilité. Mais chez celui qui se regarde; À travers sa suspicion, Devançant toute impression Contre laquelle il est en garde, Chez ceux dont la combinaison Fait la navette dans la vie, Sans que jamais elle dévie Des rainures de la raison, La Colère se paralyse, Ou, mimant pour un résultat, Elle talonne son état De sa graduelle analyse. Non pas qu’en son surgissement Elle soit toujours hypocrite, Mais elle n’enfle et ne s’irrite Que délibérativement. Elle courbe sa résistance Et s’oblige à dresser le plan De l’inertie ou de l’élan Qui convient à la circonstance. À la longue elle se soumet, Si consciente, si voulue, Que d’un seul coup elle reflue Et redevient l’eau qui dormait. Cette colère à double face N’est plus qu’un sentiment profond Devant accumuler au fond Ce qu’il dérobe à la surface. Avec ce manège bénin Qui la glace ou qui la tempère, Son fiel refoulé s’exaspère Et se convertit en venin. C’est pourquoi ce monstre à la chaîne Alimente pour son tourment L’inasservissable ferment De la Rancune et de la Haine. L'Ennui. Quand il s’appelle oisiveté, Si confit en fatalité Qu’il ignore sa volonté De ne rien faire, Il nous donne un pas de vieillard Marchant derrière un corbillard, Et flotte en nous comme un brouillard Dans l’atmosphère. C’est l’ennui monotone et flou, L’ennui du serpent et du loup, Du vieux chenet et du vieux clou Mangé de rouille; L’ennui placide et végétant Où ne couve aucun feu latent Et qui dort plat comme un étang Dont l’eau s’embrouille. L’homme embrumé par ce sommeil N’a jamais d’heures de réveil; C’est un mécanique appareil D’insouciance, Qui s’acquitte, sans s’en douter, De sa fonction d’exister Et qui n’entend pas chuchoter Sa conscience. Sous ce nuage de stupeur Sans désir, sans remords ni peur, La vie, à force de torpeur, Est insoufferte Par cet opaque abasourdi, Somnambule du plein midi Traînant dans un corps engourdi Une âme inerte. Mais engendré par le dégoût, L’ennui n’est plus ce morne égout Où toute l’âme se dissout, Stagne et se fige; Il devient un remous géant Qui submerge l’esprit béant Et le roule dans un néant Fait de vertige. Dolente épave du Destin, L’homme est repris chaque matin Par ce tourbillon clandestin Qui le disperse, En laissant à jamais planté Dans ces morceaux de vanité Le coutelas d’inanité Qui les transperce. Le désorienté du beau Est rongé par l’Ennui-corbeau, Mais il renaît de son lambeau. Martyr vivace, Fierté morte, esprit décadent Que le cauchemar obsédant Avec son hâle, avec sa dent Gerce et crevasse. Il est le pèlerin qui choit Dans tous les chaos de l’effroi, Et qu’un marasme lent et froid Poisse et repoisse; Et par son oeil épouvanté Jamais plus rien n’est reflété Que la solitaire clarté De son angoisse. En vain il appelle poison Son labeur comme sa raison Pour n’avoir plus la trahison D’aucun mensonge, Il a beau faire, il est mordu Par le regret du temps perdu, Et le Doute est le résidu De ce qu’il songe. Le désillusionnement A croulé sur son sentiment, Sa foi, définitivement, Est trépassée; Et son triste coeur orphelin, Qui n’a plus l’espoir pour tremplin Languit, penche et suit le déclin De sa pensée. Tirant ses jambes -lent compas Jaugeant toujours le même pas - Il use en ne les vivant pas Ses jours funèbres; C’est l’aveugle hermétique et noir Qui chemine sans le savoir, Et qui se guide, sans y voir, Dans les ténèbres. Pour se plaire en notre séjour Son mépris jette un pont trop lourd Sur les océans de l’Amour Et de la Haine; Et pour ce damné plein de nuit, Le lendemain qui nous séduit N’est qu’un éternel aujourd’hui Qui se retraîne. Les hommes? Il n’est plus chez eux. Il mêle en son oubli vaseux Ceux qui l’adulent comme ceux Qui le détestent; Ce qu’ils disent ou ce qu’ils font, Qu’importe! Et du même oeil sans fond, Il regarde ceux qui s’en vont Et ceux qui restent. Dans cet ennui sans soupirail Qui vous asphyxie en détail, Devoir, tendresse, orgueil, travail, Tout l’homme tombe, Et le croupissement du sort Ne prend pas ce singulier mort Qui vit quand même et qui se tord Dans une tombe. Le Pressentiment. Dans ses heures de rêve et de réalité, Que la douleur l’épargne ou s’acharne à sa piste, Tout homme conscient reçoit à l’improviste Un avertissement de la Fatalité. La flèche de l’amour et le dard de la crainte Sont encore moins prompts à se planter en nous Que ce chuchotement qui perce nos dessous Et parcourt d’un seul trait tout notre labyrinthe. Ouvert à tous les plans que le Destin ourdit, Il présage l’effet dont il connaît la cause, En laissant à l’esprit une attente morose Et le doute inquiet sur l’accident prédit. Comme un tourbillon noir dans les campagnes blêmes Galvanise l’eau morte et fouille la forêt, Ainsi l’inattendu de cet avis secret Nous ébranle et nous scrute au plus creux de nous-mêmes. Cette voix sans parole et ce toucher sans main Qui résonne dans l’âme et cogne à la pensée; Cette annonce du sort si brusquement lancée; Ce frisson d’aujourd’hui qui signale demain, C’est le Pressentiment! Chez le plus insensible Il jette son Prends garde ou son Réjouis-toi! Echo vague et précis, reflet ardent et froid Du bonheur arrivable ou du malheur possible. Il use quelquefois sa pénétration À ce métal humain qu’on appelle un avare, Et s’émousse aux coeurs plats sans boussole ni phare Qui flottent sur l’égout de la Sensation. Mais chez l’homme où l’ennui fait grouiller ses cloportes Et dont la volonté s’exerce en frissonnant, Il entre à la façon d’un mauvais revenant Qui traverse les murs, les vitres et les portes. Le criminel pensant, l’amant pronostiqueur, Les suppôts angoisseux du mauvais et du pire, Ceux que le soliloque astreint à son empire, Ceux ne pouvant dompter les battements du coeur, Tous ceux-là renfermés et seuls à se connaître, Ont parfois la pâleur des morts en écoutant Le sifflet vipérin, sournois, intermittent D’un pressentiment noir qui rampe dans leur être. Tous nos maux à venir, tous nos futurs tourments, Abeilles du malheur dont nous serons la ruche, La maladie en marche, imminente, et l’embûche De l’homme, de la bête et des quatre éléments, L’amour vil devenant la luxure collante, Espèce de remous berceur et scélérat, Qui nous prendra tout l’être et dont on sentira Le pivotement flasque et la succion lente; Avec son rire fixe et sa plainte à ressort, Bicêtre nous donnant l’insanité tragique; Et par le simple effet d’un sommeil léthargique Notre inhumation précédant notre mort; Le guet-apens soudain comme un coup de tonnerre, Où, dans l’affreux recul de l’épouvantement, On se verra trahi jusqu’à l’égorgement Par celle qu’on adore et celui qu’on vénère; Et puis, dans un lointain vitreux comme un carreau, Le vertige assassin nous montant à la tête, Et nous laissant crouler avec des cris de bête, Des ongles du remords au panier du bourreau; Voilà ce qu’à travers nos projets et nos actes, L’effrayant messager intime aux plus têtus: Mane, Thecel, Pharès de nos rares vertus, Supplice anticipé de nos vices compactes. Hélas! plus nous savons combien ce monde est vain, Plus notre illusion se fane et se débrode, Plus la rouille du temps nous mange et nous corrode, Plus nous prêtons l’oreille au terrible devin. Et toujours, et partout, quand l’horreur et le drame Méditent contre nous un sombre événement, Nous sommes lancinés par le pressentiment: Moucheron du destin qui bourdonne dans l’âme. Les Tant Mieux Et lLs Tant Pis. On use avec intempérance Des tant mieux comme des tant pis, Qui doivent, quoique étant subis, Exprimer plaisir et souffrance. On en fait de nombreux débits, Car ils déguisent l’apparence Du plus ou moins d’indifférence Où tous les coeurs sont accroupis. Donc, veilleurs jamais assoupis, Ils ont ruse et persévérance Pour adoucir la concurrence Des égoïsmes bien tapis. Et pourtant, dans mainte occurrence, Il leur vient des troubles subits, Et l’on sent percer, sous l’outrance Des tant mieux comme des tant pis, Nos rancunes et nos dépits. La Douceur. Comme l’eau, comme la nuit, Deux sphinx aimés qu’on redoute, La Douceur tente et séduit. On la recherche, on la suit, Mais elle nous laisse un doute. . . Comme l’eau, comme la nuit. Si par hasard on la fuit, La huileuse nous envoûte: La Douceur tente et séduit. Cependant, rien n’y reluit: C’est fond noir sous noire voûte. . . Comme l’eau, comme la nuit. Le devin qui la traduit Ne la comprend jamais toute: La Douceur tente et séduit. Maintes fois elle vous nuit, Mais elle est toujours absoute Comme l’eau, comme la nuit. D’ailleurs, par son mol enduit Toute prudence est dissoute. La Douceur tente et séduit Car elle met sur l’ennui Un charme qui le veloute Comme l’eau, comme la nuit. Qu’importe si son appui Est sincère ou vous filoute? La Douceur tente et séduit Puisqu’elle parle sans bruit, Qu’elle agit, regarde, écoute Comme l’eau, comme la nuit. La rage? elle la réduit. La haine? elle la déroute: La Douceur tente et séduit. Elle prend même celui Chez qui le soupçon s’encroûte, Comme l’eau, comme la nuit. En vain le temps nous instruit Et l’on sait ce qu’il en coûte. . . La Douceur tente et séduit. En somme, elle nous conduit Et notre orgueil n’y voit goutte. Comme l’eau, comme la nuit, La Douceur tente et séduit. Les Causeurs. L’astuce file à ses rouets Mainte apparence qui nous vole; La pensée a ses faux billets Que répand la langue frivole. L’âme est le livre du biais Plein de ténèbres et de colle; Le Diable qui nous fait l’école Seul en dépoisse les feuillets. On ne lit que les inquiets Dans leur silence ou leur parole Devenus les tristes jouets De l’angoisse qui les isole. Un deuil renfermé s’y désole, Mais sans cesse à sanglots muets, L’aveu compromettant s’envole De ces pauvres coeurs si douillets; Car le vrai remords est niais Comme la vraie horreur est folle! Le Spectre. Devant ma porte, chaque soir, C’est l’Effroi! sans que je l’évite. Je frissonne dès le couloir, Et j’ai beau raisonner, vouloir, Mon coeur bat plus fort et plus vite. La clef tourne, il me va falloir Entrer! je recule, j’hésite À franchir le bâillement noir De ma porte. Or, je finis par concevoir Pourquoi je redoute mon gîte: Dans le tourbillon qui m’agite J’en viens à ne plus me Savoir! C’est donc Moi que j’ai peur de voir Derrière ma porte. L'Imperdable. Egarer ton hideux toi-même, C’est le rêve que tu poursuis. Mais dans quels tournants, dans quel puits, Par quel tortueux stratagème? Pas d’abnégation suprême Qui puisse ôter l’homme de lui. Tu creuseras l’amour d’autrui Sans trouver la clef du problème. La Mort? mais si ton âme blême Y repasse toutes ses nuits? Clos tes poisons dans leurs étuis: Tu pourrais retomber quand même Au fond d’éternels aujourd’huis Devant ton éternel toi-même. Le Soliloque. Le soliloque ne ment pas Quand il nous dénonce à nous-mêmes Le néant de nos stratagèmes Et notre frayeur du trépas. À travers nos piteux combats Et nos infortunés blasphèmes, Le soliloque ne ment pas Quand il nous dénonce à nous-mêmes. Oh! lorsque la nuit pas à pas Nous suit dans les campagnes blêmes Où les formes sont des problèmes Et qui se lamentent très bas. . . Le soliloque ne ment pas! Les Oubliettes. Dans les oubliettes de l’âme Nous jetons le meilleur de nous Qui languit lentement dissous Par une moisissure infâme. Pour le vice qui nous enflamme Et pour le gain qui nous rend fous, Dans les oubliettes de l’âme Nous jetons le meilleur de nous. Comme personne ne nous blâme, Parfois, nous nous croyons absous, Mais un cri nous vient d’en dessous: C’est la Conscience qui clame Dans les oubliettes de l’âme. L'Âme. L’Âme s’épanche en elle seule. Le corps, ce mannequin distrait N’en peut donner qu’un louche extrait Avec sa mimique si veule. Front cynique ou face bégueule N’est que le dessus du portrait: Un abîme toujours discret Entre Deux Coeurs étend sa gueule. L’Âme s’épanche en elle seule. Quand l’âge l’a rendue aïeule, Plus rien d’elle ne transparaît. Le sphinx a-t-il usé la meule De son doute et de son regret? Livre-t-il déjà son secret À la nuit qui nous enlinceule?. . . L’Âme s’épanche en elle seule. Les Délateurs. Pauvres hommes, soyez donc vrais! Vos terriers du mal et du pire Se moquent de tous les furets, Car votre âme a plus de retraits Que la caverne d’un vampire. La conscience qui conspire A même pris vos intérêts; Vous trahir par des mots distraits? Vous avez sur vous trop d’empire. De vos limons les moins secrets Pas une vapeur ne transpire. Donc votre fausseté respire Et s’endort devant son marais. Mais? Et ces deux fous indiscrets, Le Cauchemar et le Délire? Vous oubliez qu’on peut vous lire Dans leurs terribles à peu près. Pauvres hommes, soyez donc vrais! Le Rire Jaune. La Rire Jaune s’est foncé Sur ta lèvre déjà si jaune, Car tu vis un présent glacé En sachant trop ce que vaut l’aune De l’avenir et du passé. Tous tes vieux vices t’ont lassé, Jusqu’à ta luxure de faune! Ton égoïsme a grimacé Le Rire Jaune. Ton âme où le doute a passé Et dont le rêve se détrône Ne peut te faire que l’aumône De ce rire de trépassé Toujours plus creux et plus pincé: Le Rire Jaune! La Luxure. C’est l’âme du Péché, notre despote intime, Celle qui fait mentir tout homme également, Malgré sa maladresse ou son raffinement Pour tramer une attaque ou consommer un crime. Amalgame d’extase et de brutalité, Localisée au ventre encor moins qu’à la tête, Elle tient à la fois de l’Ange et de la Bête Et n’est jamais à bout de curiosité. Ogresse de vertu que l’innocence attire, Mystique par les os, les fibres et les nerfs, Rêvant la volupté dans ses songes pervers, Comme autrefois les Saints ont rêvé le martyre! Allongeant ses bras nus sans pouvoir rien saisir, Mangeant sans appétit et buvant sans ivresse, Elle voudrait toujours inventer la caresse Et métamorphoser le frisson du plaisir. Elle nous asservit, nous courbe et nous recourbe, À part la conscience, elle prend l’homme entier, Et c’est elle qui fait de l’honneur un métier, Du coeur un histrion et du langage un fourbe. Hélas! pour nous donner le délice animal, Tout notre esprit chétif arque son impuissance Comme si dans ce rien qu’on nomme jouissance Il visait l’inconnu de la Mort et du Mal! C’est la consolatrice abominable et fausse De tous les affamés de voir et de sentir, Et qui voudraient, plutôt que de s’anéantir, Mêler le cauchemar au sommeil de la fosse. Comme un sondeur têtu qui passerait ses jours À plonger dans un gouffre indéfiniment vide, Ainsi l’acharnement de cette pauvre Avide Creuse la passion qui s’enfouit toujours. Maniaque des Sens, Nonne de la matière, Devant l’impureté sans cesse à deux genoux, Elle offre au Mauvais Dieu qui n’est pas mort pour nous Son vénéneux soupir en guise de prière. La débauche est la soeur de l’ostentation, Mais qu’elle ait un complice ou reste solitaire, La Luxure hypocrite est fille du mystère Et s’accroche en cachette à sa tentation. Pratiquant sur la peau, de l’orteil à la nuque, Le labour infécond de ses savants baisers, Elle garde aux tissus spongieux et rosés Le fouillement crispé de sa caresse eunuque. Et seule, avec des mots et des regards tremblés, Suante et repliée en torsion visqueuse, Elle évoque longtemps l’introuvable muqueuse Qui hante ses désirs à jamais incomblés. Les confessionnaux lui servent de repaire, Et sous l’ombre des Christs et des Chemins de croix, Elle suit à travers ses chuchotements froids La dépravation que son astuce opère. Son voeu le plus choyé dans ses quintes d’orgueil Et quand elle a trouvé l’être qui la seconde Serait de posséder pendant une seconde L’ubiquité des mains, de la bouche et de l’oeil Pour aspirer d’un trait comme une seule essence Les charmes de l’aspect et de l’attouchement, Et pour désaltérer dans un abreuvement Les innombrables soifs de sa concupiscence. Quand elle a la jeunesse et l’éclat passager D’un cuir frais modelant une souple ossature, Souvent sa vanité nuit à son imposture Et sa séduction dénonce le danger. Mais quand elle n’a rien pour lui rendre service, Plus rien que la vieillesse ou la difformité, Elle trouve un manteau dans sa caducité Et sa laideur devient le masque de son vice. Alors, pour le coeur pur, téméraire et flottant, Cette vieille à l’oeil fixe et froide comme un marbre Est ce qu’est la vipère errant au pied d’un arbre Pour l’oiseau hasardeux qui chante en voletant. Que de luxurieux qui font les bons apôtres? Toute virginité cache un mauvais frisson, Et souvent la candeur n’est qu’un rose hameçon Devant mieux amorcer la luxure des autres. Elle joue à son gré le flegme et la stupeur, Sait ravaler la honte aussi bien que la haine, Et n’hésite jamais quand son besoin l’entraîne À marcher sur l’amour, l’avarice et la peur. Parfois cette barbare, en ses cruautés vaines, Imagine au milieu de l’ombre et du secret Un corps adolescent qui se convulserait En pleurant sur les draps les larmes de ses veines. Et toujours ce grand sphinx enverminé d’ennui, Moitié dans un cloaque et moitié dans la nue, Cherche le cri nouveau sur la bouche inconnue Et la forme d’hier dans celle d’aujourd’hui. Mais sa rage, à la fin, languit dans le marasme, Car elle sent venir la torture et la mort À travers le vertige affreux de son remord Qui demeure infini dans le néant du spasme. Cependant que, rebelle à toute pureté, La chair souille l’enfant de son murmure infâme, Et dans les yeux navrés de l’homme et de la femme Allume son enfer à perpétuité. La Dernière Visite. Qui frappe si fort et si tard À la porte de ce coeur vide Repelotonnant au hasard Dans l’horreur qui la redévide Son existence de têtard? Le toc toc devient plus mignard, Plus obséquieux, plus perfide, Puis, net comme un coup de poignard. . . -Qui frappe? -Moi! répond du fond du brouillard Une espèce de plainte avide. Et l’octogénaire livide, Plutôt squelette que vieillard Court ouvrir au péché paillard Qui frappe. L'Invitation. Dès que le diable nous invite Au sabbat de lubricité, Vers ce rendez-vous convoité Toute notre bête gravite. Toi philosophe, toi lévite, Quand cet appel t’est chuchoté, Tu sens mourir ta volonté, Et la conscience te quitte. Car aucun homme ne s’acquitte Envers son animalité: La créancière Volupté N’est pas de celles qu’on évite. Notre continence profite À nos besoins d’impureté, Et l’amas de la chasteté N’est qu’une luxure confite Qui se défige vite, vite. . . Dès que le diable nous invite. Le Vieux Serpent. Dans le ravin de la tristesse Peut-elle nous faire du tort, La lubrique scélératesse? Le coeur plane sur l’étroitesse Humaine! Âme et chair sont d’accord Dans le ravin de la tristesse! Le Rêve y courbe Son Altesse Devant Sa Majesté la Mort! La lubrique scélératesse? Allons donc! quelle poétesse Pourrait nous rimer du remord Dans le ravin de la tristesse? Mais sous sa toute petitesse On n’a pas deviné d’abord La lubrique scélératesse Qui de loin, lente avec prestesse, Nous suit au milieu comme au bord, Dans le ravin de la tristesse. Puis, outre sa délicatesse, Sa patience et son ressort, La lubrique scélératesse A déférence et politesse Envers les éclopés du sort, Dans le ravin de la tristesse. Sachant que malgré sa rudesse, Notre chagrin n’est pas bien fort, La lubrique scélératesse Siffle avec tant de morbidesse Qu’on en éprouve un réconfort Dans le ravin de la tristesse. Tandis qu’elle gagne en vitesse Toujours plus, toujours plus encor La lubrique scélératesse, La pessimiste prophétesse La Prudence flâne et s’endort Dans le ravin de la tristesse. Bref, on reprend sa vieille hôtesse; Sur notre âme, elle se retord La lubrique scélératesse. On l’écrasera! Mais quand est-ce? En attendant, elle nous mord Dans le ravin de la tristesse La lubrique scélératesse. Les Magiciens. Bergère noire de l’étrange Qui mène son vague troupeau Par les chemins creux du tombeau En filant à la terre un lange Couleur de crime et de corbeau, La Grande Nuit par qui tout change Rend l’amour fantastique et beau, Car elle entre dans cette fange Comme le vent dans un drapeau; Elle s’y donne, s’y mélange, Et le mystère, son suppôt, Sous les ténèbres de la peau Fait éclore le mauvais ange. . . Mais brusquement le jour se venge Et l’Amour redevient crapaud. La Virginité. La virginité nous attire, Mais son mystère nous confond, Car il demeure aussi profond Dans la souillure et le martyre. Les syllabes qu’on lui soutire Sont des gouffres à double fond La virginité nous attire Mais son mystère nous confond. Et masque ambigu qui retire L’aveu que ses rougeurs nous font, Monstre glacé qui nous morfond Et cauchemar blanc du satyre, La virginité nous attire. L'Enigme. L’inconnu qui nous pousse à la Perversité Le sphinx insidieux, Satan, comme on l’appelle, Se justifie ainsi devant plus d’une belle Lui reprochant la mort de sa virginité: -Oui, maintenant je suis ton hôte, Mais je ne l’étais pas encor, Ce certain soir de pourpre et d’or Où tu fis ta première faute. Il ne faudrait point t’abuser: Ce n’est pas moi qui t’ai perdue, Et, ma confidence entendue, Tu ne pourras plus m’accuser. Donc, en ce temps-là, bien entière Couvait ta chaste floraison; Et l’honneur mirait son blason Dans l’acier de ta jarretière. Ton petit crâne encor glacé Restait la boîte à l’innocence Où tes rêves d’adolescence Continuaient ceux du passé. Sur ta lèvre folle et naïve Tous tes sentiments gazouillaient Des rires blancs qui se mouillaient À la fraîcheur de ta salive. Ton coeur s’ignorait d’être pur Et ton corps sans pudeur maligne Germait comme une jeune vigne Portant son raisin demi mûr. Alors ton ventre et ta poitrine Dormaient: ce n’était que l’ardeur Et la santé de ta candeur Qui frémissaient dans ta narine. Allais-tu donc ainsi garder Cette belle chair ingénue Qui lorsqu’elle était toute nue Se voyait sans se regarder?. . . Non pas! je voulais te corrompre! Et je me mis à te tenter: Ton calme pourrait s’entêter, Je finirais par l’interrompre. Je ne songeais pas à prévoir Que tu serais à mon épreuve, Et que ta volonté si neuve Résisterait à mon pouvoir. Tôt ou tard tu boirais mon philtre. Graduel, en toi, jour par jour, Descendrait le funeste amour Comme un poison lent qui s’infiltre. Ta tendresse dans l’amitié Deviendrait beaucoup ma complice; Et quel joli tour de malice De te prendre par la pitié! Pour commencer, ma flatterie Fut le miroir de tes attraits: Or, pendant que je t’ingérais Le goût de la coquetterie, Ta modeste apparition Purifiait par sa rencontre: Tu passais sans plus faire montre De ta grâce en éclosion. Doux séraphin qui se dérobe, Tu marchais si célestement Qu’on croyait voir à tel moment Pendre deux ailes sur ta robe. Et pourtant j’attendais ton coeur: Le faucheux guette bien la mouche! Mais moi, je t’épiais plus louche, Avec plus d’ombre et de longueur. J’activais mes métamorphoses; Et les sucs des mauvais désirs, Mes essences, mes élixirs Y passaient. J’en forçais les doses. Et je retournais en tous sens Les astuces de ma magie Pour éveiller la léthargie De tes pensers et de tes sens. Maintenant, mes souffles moins vagues Visaient tes objets familiers: Je contaminais tes colliers, Et je pervertissais tes bagues. Les formes, les couleurs, les sons Te renvoyaient mon chaud prestige Et je t’enlaçais de vertige Par les reflets et les frissons. J’inventais avec les arômes Des nuages délicieux Où surgissait devant tes yeux L’obscénité de mes fantômes. Des soirs orageux et malsains Je pompais les langueurs perfides Que j’aggravais de mes fluides, Et je les dardais sur tes seins; Et toujours, aux heures funèbres, Vers ton lit, jusque sur ton drap, Rampait mon baiser scélérat Qui te cherchait dans les ténèbres. Mais en vain naissaient sous tes pas Mille embûches de circonstance, Tu raidissais ta résistance Et tu ne te défendais pas; Tu triomphais près de ma trame, Comme un rosier près d’un crapaud; Sentais-tu même à fleur de peau Ce qui devait brûler ton âme? Restait la Curiosité: Elle eût beau siffler et se tordre; À quoi bon? Elle ne put mordre Sur ta plate sérénité. À bout de ruse et de souplesse, Ayant tout fait pour te damner, J’avais fini d’imaginer L’occasion de ta faiblesse. Et honteux, confus, interdit, Mes venins rentrés dans leur gaine J’étais là, ruminant ma haine, Lorsque la Nature m’a dit: «Je revendique la conquête De ce bel être triomphant Qui tient à la fois de l’enfant, Du végétal et de la bête. . . Quand j’aurai mis mon ver tortu Dans cette vierge au coeur de marbre, Comme le fruit tombe de l’arbre, Ainsi tombera sa vertu. Moi, je te demande en partage De commencer à la pourrir; Toi, jusqu’à son jour de mourir, Tu la pourriras davantage. . .» Ma foi! fourbu, découragé, Ployant sous ma déconfiture, J’ai laissé faire la Nature Et c’est Elle qui m’a vengé! Cela laisse la fille anxieuse, et pour cause, Car elle ose se dire: «Enfin! qui sait! pourtant! Au fond, la Nature et Satan C’est peut-être la même chose!» Le Roman. Un auteur contrefait le manuscrit du Mal, Il ne reproduit pas son texte original, Si fourmillant, si faux, si compact et si trouble Que le remords s’égare en en prenant le double. C’est pourquoi le roman où le plus noir cerveau A machiné la mort, le crime et la folie, Ne dégage à coup sûr le frisson du nouveau Que pour le coeur épais qui s’ignore ou s’oublie. Car l’homme conscient de sa perversité, N’y voyant qu’un portrait vaguement reflété De sa propre hantise et de son propre drame, Se dit: «J’ai déjà lu tout cela dans mon âme! «Or, le démon avide au labeur dépêché Presse les attentats que mon rêve élucubre; Il apporte partout sa trouvaille lugubre, «Son imprévu hideux au roman du péché, Et je suis sa dictée avec un tel délire Hélas! que je n’ai pas le temps de me relire.» Soliloque Du Rêve. La tombe étouffe son mystère. Après chaque engloutissement, Plus rien qu’une ironie austère Et qu’un morne épouvantement Qui s’exhalent de dessous terre. Soit! incurieux volontaire J’endors mon questionnement. J’attends que je me désaltère Dans la tombe. Et pourtant celui qu’on enterre Sait-il bien, même en ce moment, S’il doit subir un jugement, Et si l’Enigme Solitaire N’est pas décidée à se taire Par delà la tombe! Le Coeur Blasé. Chacun prend du péché la dose nécessaire Pour varier son sort hideusement égal: La luxure contraste avec l’amour brutal, Et mentir change un peu d’être toujours sincère. Une tentation distrait notre misère, Un vice nous dispute au dégoût radical: On greffe la vertu sur l’opprobre natal Et l’on reste un lépreux qui tient à son ulcère. Le seul devoir, piteux régal! À digérer ce mets frugal, L’estomac du coeur se resserre. Il faut à ce méchant viscère, Qui trouve le Bien trop banal. L’originalité du Mal. Nos Seigneurs. Sans l’Orgueil, on mourrait son sort, Au lieu de vivre sa mort. Sans la Colère, on serait doux Moins en dessus qu’en dessous. Sans la Paresse, le sommeil Ne songerait qu’au réveil. Sans l’Envie, on mettrait sa foi Dans son prochain plus qu’en soi. Sans l’Avarice, le métal Ne ferait ni bien ni mal. Sans la Luxure, certains coins Ne seraient pas nos témoins; Et sans la Gourmandise, à tout On trouverait même goût. Nul ne réalisant ceci, Il faut confesser ici Que tous les coeurs sont les châteaux Des Sept Péchés Capitaux. Les Antagonistes. L’Esprit humain est sur la terre Une espèce de Dieu banni Expiant un crime infini Dont il ignore le mystère. Il devrait donc à sa fierté De se soumettre sans révolte Et de bien faire sa récolte En attendant l’Eternité. Mais, hélas! au lieu qu’à la longue Il consente à se résigner, Il se consume à recogner Contre sa sépulture oblongue. Il faut qu’un pur esprit divin Endosse une forme rampante Où par maint conduit qui serpente Circule une eau couleur de vin. Impalpable en proie au solide, Il prendra, se sachant ailé, Un vol à jamais refoulé Par sa haineuse chrysalide. De là l’exécrable duel: Tandis que l’âme dans la viande Se débat cupide et friande D’un aliment spirituel, Cependant qu’elle est le vampire De sa prison pleine d’effrois Qu’elle incise à tous les endroits, Pompe, resaigne et réaspire, Le corps, ce contenant charnu Dont la matière fait l’extase, S’épanouit quand il écrase Les élans de son contenu. Plus se dilate l’enveloppe, Plus le venin est à l’étroit; Et de même, l’étui décroît Quand le poison se développe. Ensemble à leur brancard d’ennui Où le fouet du Temps les harcelle, L’âme cherche sa route à elle, Le corps veut son auberge à lui. Malgré l’atroce mécanisme Qui mêle jusqu’à leur frisson, Ils opèrent leur unisson Avec un fourbe antagonisme. Chacun est martyr et bourreau, La lame autant que le fourreau: Ils s’épient, se tâtent, se sondent! Oh! s’ils pouvaient désaccoupler La double haine qu’ils confondent Et séparément l’exhaler! Mais, hélas! l’un à l’autre adhère, Jumeaux de la complicité Ils sont dans la nécessité Du fratricide solidaire. La bête clame en rugissant: «Que je n’obéisse qu’au sang! Folie, accours et me délivre!» L’âme répond: Geôlier hideux, Nous serions toujours tous les deux, Car être fou, c’est encore vivre! «Et sais-tu même si ta mort Ne me sera pas tracassière, Et si je n’aurai pas le sort De cohérer à ta poussière!» L'Humanité. La bibliothèque mouvante Faisant grouiller par l’univers Ses volumes promis aux vers Et dont Satan guette la vente, C’est notre humanité vivante Avec tous ses damnés divers, Livres voulus, mais non soufferts De la Fatalité savante. Car c’est elle qui les invente, Qui les voue à tant de revers, Et qui les tient si recouverts D’une énigme si captivante. La lecture en est décevante: On les devine de travers; Les a-t-on bien même entr’ouverts? Insensé celui qui s’en vante! La curiosité fervente Se glace à scruter leur envers; Quant à leur fond, bon ou pervers, Secret que personne n’évente! En attendant, vers les enfers, Sous les étés, sous les hivers, Elle roule son épouvante La Bibliothèque Mouvante. L'Auberge. À l’auberge de l’Egoïsme, Certains soirs le Deuil apparaît Drapé de noir et tout maigret Dans son humble fantômatisme. D’abord il jette un froid secret. Mais au bout d’un vague mutisme, Chacun reprend son air distrait, Reboit, retrinque à l’optimisme. -«Encore un, grogne l’Intérêt, Qui se trompe de cabaret! -«Au moins, ricane le Cynisme, Quand on vient chez nous, on devrait Rengainer le Croquemortisme!» -«Bah! j’aurai soin de ce pauvret Sussurre le Jésuitisme» Bref, on relègue l’indiscret Dans le coin du parasitisme. Quelques hélas au laconisme, Mouillés d’un petit pleur suret, C’est la ration de regret Dont on repaît son famélisme À l’auberge de l’Egoïsme. Les Projets. Qu’on soit instable ou sédentaire On tisse des projets beaucoup; On les déchire, on les recoud, C’est la manie héréditaire. Mais la Dame au rire dentaire, La Mort, arrive tout à coup, Nous met un hoquet dans le cou Et nous emporte dans la terre. Quelques tic tac dans une artère, Un peu d’os et de caoutchouc, Un souffle bref qu’un rien dissout Et que l’âge rend délétère, Hélas! voilà l’homme, et c’est tout: Pauvre machine qui s’altère Et s’en va du je ne sais où Au je ne sais quand du mystère. L’avenir dépend d’en dessous: Le trépas a pour tributaire Ce vague et vétilleux notaire Qui rédige nos songes fous Sans garantir son ministère. C’est pourquoi comme des hiboux Muets et figés dans leurs trous Au creux d’un humble monastère, Tous nos projets devraient se taire Et s’immobiliser en nous, Au fond de l’âme solitaire. Sollicitude. «Dans la nuit où ton coeur s’attarde Tu m’écoutes comme le vent. N’importe! mon Cri poursuivant Je te l’inflige et te le darde. Vers ta famille dont tu navres Les fantômes et les cadavres, Vers ton jeune âge et ton vieux toit, Retourne-toi, retourne-toi! Pourtant, l’avis que je hasarde Veut ton bien en désapprouvant Ta conscience qui se vend Et ton honneur qui se lézarde. Soit! reste endurci. Mais prends garde! Et songe que dorénavant Surgira partout, t’observant, Ma sollicitude hagarde. Pour gêner ton remords savant Et ta pénitence cafarde, Je me suis fait spectre mouvant Et ma poussière te moucharde. Toi, tu me fuis! Moi, je te garde Encore mieux qu’auparavant: Plus ta chute va s’aggravant Et plus ton salut me regarde; Dans tes vices que je défarde, J’entends le mal récidivant Toujours davantage élevant Sa voix déjà moins papelarde. Embusqué derrière ton âme, J’y lis qu’elle se sent infâme. Et la preuve: c’est ton effroi Quand je te dis: Retourne-toi!» -Voilà ce qu’à l’heure blafarde Murmure bas, bref et souvent, Le Bon mort au Mauvais vivant Que ce chuchotement poignarde. La Vanité. Tel trappiste de l’Incroyance Dépose ainsi devant son coeur Ce formidable épilogueur Si pointu dans sa clairvoyance: «Comme tous mes frères mauvais. Je tourbillonne vers la tombe Mais mieux qu’eux je sens que j’y tombe En songeant toujours que j’y vais. Je suis cette ébauche terreuse, Son graduel façonnement, Et je vois dans chaque moment La goutte du temps qui la creuse. Ma vision d’inanité Ne perçoit plus même l’atome, Puisque pour moi tout est fantôme En face de l’éternité. Je sais que ma pensée avide, Au bout de son effort géant, N’a violé que du néant Et n’a pénétré que du vide. C’est pourquoi rejetant l’orgueil Comme un bouclier qui nous leurre, Je m’avance à ma dernière heure Revêtu de mon propre deuil. Mon esprit, ma bête et mon ame Végètent sur leurs appétits, Tous les trois désempuantis Du sortilège de la femme. inutile corrosion Du positif et du peut-être, Ma raison, inapte à connaître, Conclut à sa dérision; Comme une taupe dans la terre Que l’âge empêche de ronger, Elle n’a plus qu’à se figer, Deux fois aveugle en son mystère. Ma volonté se sent moisir Dans l’indifférence intentable, Et j’ai tari le convoitable En stérilisant mon désir. Jusqu’au fossé du cimetière, Le seul vrai but de mon destin, Je ne m’accorde que l’instinct Et les besoins de la matière. Cet ici-bas ne m’étant rien, Hors des conventions humaines, J’use mes jours et mes semaines, Ne produisant ni mal ni bien; Je chauffe ma philosophie À la cendre de mon dégoût, Si cloisonné d’oubli de tout, Que je vis derrière ma vie. Donc, s’en remettant à son sort Mon individu ne consiste Qu’à faire ce par quoi j’existe, C’est-à-dire à n’être pas mort. Plus d’affection qui m’enchaîne! Insoucieux de mon lambeau, Dans l’égoïsme du tombeau, Je marche, comme un ver se traîne. Il semblerait qu’en ce chemin De nihilisme sans mirage, Je ne sentisse pas l’outrage Qui m’arrive de l’être humain. Et pourtant, sachant sa piqûre Aussi vaine que ma raison, J’en souffre une démangeaison D’ennui sourd et de rage obscure. Dès l’attaque, j’ai pardonné, Mais j’en garde un oubli complexe, Moitié certain, moitié perplexe Et moins tranquille qu’étonné. D’où vient que la mansuétude Met une sueur à mon front, Et qu’ayant supporté l’affront Il me reste une inquiétude? Vieil arbitre, rassure-moi! Pourquoi ce vague et lent supplice? Réponds, vieux chicanier complice, Etant si mort à tout. . . Pourquoi?» -Eh bien! dit le Coeur, fais relâche À ta pompeuse humilité: C’est encor de la vanité Que d’avoir souci d’être lâche! L'Orgueil. Soumise en ce monde incertain À ne figurer que du songe, L’humanité plonge et replonge Dans le vide de son destin; L’orgueil est un piteux mensonge Que la raison fait à l’instinct: Hélas! plus l’atome est mutin, Plus son impuissance le ronge. Sur l’effort amer et hautain L’inanité passe l’éponge, Et tandis que l’orgueil s’éteint On voit à l’horizon distinct: Le cercueil béant qui s’allonge. L'Apostrophe. «Pourquoi pas tenter l’aventure Du péché vécu sans témoin, Sans langage, sans signature, Et qui mourra dans le recoin De sa solitaire imposture? «Es-tu sûr que la pourriture Et la poussière ne soient point Toute l’existence future?. . . Pourquoi pas? «Le remords? Vite, on s’en sature! D’ailleurs, ne cherche pas si loin: Puisque le Mal est un besoin Couvé par ta propre nature, Satisfais-toi donc, créature! Pourquoi pas?» -Il vous arrive à vous qui, par peur ou paresse, N’êtes encor mauvais qu’originellement, D’entendre tarauder, comme un sourd vrillement, Cette apostrophe au fond de votre âme en détresse. Vous tremblez, cependant que lui, le Pourquoi pas Use avec son horrible et douce patience Vos Parce que flottants, redits toujours plus bas Par votre pauvre Conscience! Prière. Oh! retarde ta chute encore! Et puisque le mal t’a faussé, Eh bien! ruse avec ce rusé. Déroute son oeil qui t’explore Par un recul contenancé. Trame un équilibre! élabore Un cramponnement biaisé, Et lasse, au rebord du fossé, Le vertige qui te dévore. . . Oh! retarde ta chute encore! Vibre donc, vieille âme insonore! Entends ton vieux remords passé Dont le cri toujours repoussé Te rehèle et te réimplore. . . Oh! retarde ta chute encore! Ne crois pas que la tombe ignore Quel vivant fut le trépassé: C’est le pire des in-pace Pour celui qui la déshonore. . . Oh! retarde ta chute encore! Le Mauvais Conseilleur. «Pour chacun sois bon compère: Papillonne avec l’oiseau, Ondule avec la vipère. La mauvaise foi prospère: Taille ton âme en biseau. Pour chacun sois bon compère. L’Aigle et toi faites la paire; Double aussi le vermisseau. Ondule avec la vipère. Avec le chat délibère, Mais préviens le souriceau. Pour chacun sois bon compère. Sers l’hyène et coopère Au vautrement du pourceau. Ondule avec la vipère. Ne fais jamais le Cerbère: Veux-tu le meilleur morceau? Pour chacun sois bon compère. Suivant le cas, réverbère La lumière ou le boisseau. Ondule avec la vipère. Radote avec le grand-père, Pêche avec le jouvenceau. Pour chacun sois bon compère. Le jeu t’ouvre son repaire, Entres-y sans un sursaut! Ondule avec la vipère. Devant qui se désespère Change ton oeil en ruisseau. Pour chacun sois bon compère. Flatte, souscris, obtempère, Dis: blanc, noir, bleu, vert, ponceau. Ondule avec la vipère. Mens! la franchise exaspère. Être vrai, c’est être sot. Pour chacun sois bon compère, Ondule avec la vipère.» -Notre égoïsme hélas! comme un fil conducteur Nous transmet cet avis du mauvais chuchoteur, Le simple en est troublé, le sage le discute, Caria pauvre âme humaine est un gouffre écouteur, Un abîme indécis qui songe, qui suppute, Et dans le fond duquel, toujours plus scrutateur, Vertigineusement, de minute en minute, Le bruit du mal se répercute. La Honte. Plus d’un que la honte poursuit Frissonne en son gîte la nuit. Surtout, certains soirs de décembre, Quand le vent bat l’obscurité, Il sent mieux l’insécurité Oui se mitonne dans sa chambre. Brusque, il prend un livre au hasard, Qu’il jette, en devenant blafard. Avec des souffles de fournaise Et des haleines de caveau, Il sent monter à son cerveau Une angoisse que rien n’apaise. Portes, châssis, rideaux, plafond Ont un calme qui le confond. Sa conscience qui lui pèse S’embarrasse dans la frayeur, Comme le pied d’un fossoyeur Dans un marécage de glaise. Oh! le face à face avec soi, Quand on tremble et qu’on sait pourquoi! Il admettrait donc l’hypothèse Où ses vieux meubles renfrognés Seraient des spectres indignés Qui jouiraient de son malaise? À ce moment il suinte, il sourd De partout comme un blâme sourd. Evitant l’armoire ou la chaise Qui lui parleraient d’autrefois, Il gesticule ses effrois Dans un va-et-vient qui biaise. Le craquètement du parquet Tient du soupir et du hoquet. Et, sa nuit devient si mauvaise, Qu’il retourne contre le mur Le portrait vénérable et dur Dont il redoute l’oeil de braise. Mais d’où vient qu’il rampe à genoux, Avec la mimique des fous? C’est qu’en s’approchant tout à l’heure, Il a vu, sur son panneau froid, Juste au point, remise à l’endroit, La figure peinte qui pleure. Plus d’un que la honte poursuit Frissonne en son gîte la nuit. Le Blafard. Quand on nous dit: «Vous êtes pâle!» Aussitôt un trouble nous vient, Et nos traits perdant leur maintien Foncent encor leurs tons d’opale. N’aurait-on pas le coeur plus mâle Si l’on ne se reprochait rien? Quand on nous dit: «Vous êtes pâle» Aussitôt un trouble nous vient. Car c’est le vice qui nous hâle, Nous ne le savons que trop bien: De là l’angoisse qui nous tient. Nous sentons plus près notre râle Quand on nous dit: «Vous êtes pâle.» Mane-Thecel-Phares. «En vain je bâtis à mes jours Un mur d’Illusions compactes, Le cercueil vient bâiller toujours Devant mes projets et mes actes. Je sens s’accélérer mes pas À chaque heure qui m’est ravie, Et, somnambule de la vie Magnétisé par le trépas, Je vais au hasard de mon être, Par un chemin toujours béant, Me recoucher dans le néant Où je dormais avant de naître. Je veux croire, en ma Vanité, Avec la Foi qui le proclame, Que le prolongement de l’âme S’enfonce dans l’éternité; Que le monde et ce qu’il renferme Tend vers son Dieu dont il a faim, Et que la mort n’est pas la fin, Mais le commencement sans terme. Hélas! la Foi n’est qu’un lampion Obscurci par ma défiance, Quand je consulte cet espion Qui s’appelle la Conscience. Comme une vis dans un écrou, Comme un hibou dans un tronc d’arbre, Comme la fouine dans son trou, Comme le crapaud dans du marbre, La peur de mourir est en moi, Et jamais rien ne me délivre De ce perpétuel effroi; Rien! pas même l’horreur de vivre. L’imprévu guette mon lambeau Derrière la minute brève, Et la vérité du tombeau Conclut le mensonge du rêve.» -À travers ses plans scélérats Ou sa méditation sainte, La nuit, dans le linceul des draps, Tout homme étouffe cette plainte Dont les échos sourds et stridents Le font geindre et claquer des dents, Lorsque sa lumière est éteinte. Le Pistolet. «Dis donc! tu réfléchis beaucoup?. . . Car, enfin, tu n’aurais qu’à brûler ta cartouche Quelle perplexité pour t’envoyer le coup Dans une tempe ou dans la bouche! J’attends que ton doigt se décide; Je te tuerai net. Foi de revolver! Allons, et que la fin de ce jour gris d’hiver Avec la tienne coïncide! Veux-tu que je te dise, hein! raisonneur pervers? Jusqu’en ton désespoir, la prudence réside; Elle reste à l’endroit sous ta face à l’envers, Et la preuve qu’elle est absolument lucide, C’est que tu trembles comme un ver. Quand l’homme veut tomber roide, le crâne ouvert, Il faut qu’à son dessein la démence préside; Mais, crois-moi, pour l’instant, tes accès sont trop verts, Pas encore assez mûrs pour le Vrai Suicide; Tu ferais mieux d’aller me rependre en travers, Sur la muraille où je m’oxyde. Tu sais bien tramer ton trépas; Quant à le perpétrer, non pas. Ton ennui tourne autour, ta détresse le frôle, Mais tu le réduis aux apprêts. Si je te vois jamais te supprimer exprès, En vérité, ce sera drôle! Ne me décroche de mon clou Que le jour où tu seras fou. D’ici là rempoigne ton vice; Je suis toujours à ton service.» Les Chronomètres. «Ô mon âme! ai-je encor le temps d’être crédule, «Avide et rebrûlé du feu qui me rongea: «Quelle heure est-il à ta pendule?» -«Déjà!» «Et toi, corps insolent qui défiais les Parques «Vois-tu filer pour toi la hideuse Clotho: «Dis-moi donc l’heure que tu marques?» -«BIENTÔT!» L'Artiste. Par les Formes et les Idées Son tarissement est certain, Car elles pompent son destin, Toujours là, jamais éludées. À bout de luttes saccadées, Il devient un morne pantin Qui s’agite au gré serpentin De ces furtives Asmodées. Son scrupule invente un lointain À leurs approches saccadées, Et les ayant trop regardées, N’y voit plus que l’indistinct. Vainement comme un libertin Il suit ses fibres corrodées Et guette le pas clandestin De la mort lente qui l’atteint; Malgré ses moelles dessoudées, Il reste chasseur et butin De ces ombres impossédées. Il tiendra son rêve hautain Sur ses forces suicidées: Tout son sang sera leur festin. Fonds, cervelet! Brûle, intestin Pour les Formes et les Idées! -Va donc! infortuné mutin, Cours à tes chimères fardées Qui te laisseront l’oeil sans tain, L’esprit figé, le coeur éteint. Pleurant tes heures décédées Tu voudras peut-être un matin Revenir à ton pur instinct, Mais tes veines seront vidées Par les Formes et les Idées. L'Ajournement. Le Devoir! on ne le diffère Que pour mieux lui rester soumis Quand les travers qu’on s’est permis N’auront plus à se satisfaire. À ce vieux Mentor trop sévère On propose des compromis, On promet du déjà promis; Bref, dans le mal on persévère. Et les vices, nos bons amis, Nous gorgent de leur atmosphère Qui sournoisement, somnifère, Maintient nos remords endormis. Avec tout le bien qu’on doit faire On s’absout des péchés commis. On passera par le tamis, Mais il faut préparer l’affaire. Or, la mollesse nous enferre Dans le retard où l’on s’est mis: Et le mal étend ses fourmis Dont on ne peut plus se défaire. L'Expérience. À mesure que le temps fuit Nous voyons que tout est semblance, Vaine enveloppe, faux enduit; Que Demain remplace Aujourd’hui Dans une fixe équivalence, Que c’est le Mal qui nous séduit Et que la vertu se réduit Quand on la pèse à la balance. Notre âme alors devient l’étui D’un poison plein de virulence; Le deuil mêle ses coups de lance Aux coups d’épingle de l’ennui, Et le Démon qui nous a nui Active encor sa vigilance. Cependant que le jour, la nuit, Où qu’on se traîne, où qu’on s’élance, Un double fantôme nous suit Qui nous hèle et qui nous relance: La Vie humaine avec son bruit Et la Mort avec son silence. Sagesse De Fou. Les sensés sont fous, mais voilà, Ils ont l’accès par-ci, par là, Et ne rient pas comme cela: Ha! Ha! Ha! Ha! Forcément leur rire est triché, Avec un coeur si mal bouché À la vertu comme au péché. . . Hé! Hé! Hé! Hé! Chacun, toujours traître ou trahi, Est retenté, réenvahi Par son vieux lui-même haï, Hi! Hi! Hi! Hi! Quant à moi, je vis en crapaud, Dans l’ignorance de ma peau, Crâne vide sous mon chapeau, Ho! Ho! Ho! Ho! Et souhaitant que l’inconnu Me soit le connu continu, Je ris mon rire saugrenu: Hu! Hu! Hu! Hu! Le Sceptique. L’Homme à Part entre tous les temps, Le fabuleux homme moderne Débite ainsi d’une voix terne, Quelques aveux impénitents: «Suis-je bon? non, je suis mauvais Je note le bien que je fais. Pardonneur? j’en ai l’air. Pourquoi? Parce que je hais de sang-froid. Sincère? à peine avec l’enfant; Avec l’homme un peu moins souvent. Modeste? dame! il est certain Que j’ai l’orgueil fort clandestin. Juste? en cherchant, il se pourrait Que j’eusse un faux poids, l’Intérêt. Mystique? Allons donc! c’est ma chair Qui me coûte encor le plus cher. Doux? entre nous, est-ce le nom? Doucereux, je ne dis pas non. Sage? très ou pas, ça dépend, Car je suis linotte ou serpent. Voilà! ne croyez pas surtout Qu’au fond je me prenne en dégoût! Le Pervers tranquille et moqueur, Le Franc Sceptique, c’est mon coeur!» -Dans ta confession où perce la jactance Tout est vrai hors le dernier point: Indifférent? tu ne l’es point, Tu n’as que le dépit pour railler l’existence, Et tu mâches ton fiel intérieurement, Hypocrite du calme et du ricanement. Va! tes vices tirent la chaîne De la vieille Perversité; Dans l’ornière du mal, ta misère se traîne; Et ta moderne vanité Ne rabâche que la rengaine De la si monotone et plate humanité. La Vision Du Péché. C’est par un de ces soirs plombés de canicule Et pourris par les choléras, Quand le trépas furtif alertement circule Et change en suaire les draps. Au fond d’un réduit morne à hideuse lucarne, Où se mire une lune en sang, Une femme très pâle, en qui la peur s’incarne, Ebauche un sommeil frémissant. Et pourtant la nocturne et bonne léthargie Serait bien due à ce destin Dont le deuil fait son glas, la douleur son orgie Et l’épouvante son festin. D’où vient donc son sommeil qui s’obstine à reprendre La trame qu’il ne peut ourdir, Qui gît sans s’allonger, bâille sans se détendre, Et n’arrive qu’à s’engourdir? Pourquoi donc sa pâleur qui s’enfièvre et qui sue? C’est que, sur elle, par en bas Va se multipliant le cloporte-sangsue, Le plus faux des insectes bas Qui salit de son nom celui qui le prononce, Le monstre vil haï partout, Plat, ligneux et carré dont l’aspect vous enfonce Le coup de couteau du dégoût! Sortis à flots muets des bois du lit, des plâtres, Les parasites sont venus; Ils plaquent leurs mouvants et sinueux emplâtres Sur le cuir chaud des membres nus. Exsangue est le butin, mais dru le troupeau louche Qui machine sa succion, Attentif à glisser sur ses jambes de mouche Et serrant sa précaution. Quand il a déposé des germes et des lentes Au plus creux des coins incisés, Il se remet hâtif à des attaques lentes, À des labeurs temporisés. Pieds, jambes et genoux, les cuisses et les aines Il a bu, tari tout cela; Il attarde sa ruse aux piqûres obscènes. Ah! si même il s’arrêtait là! Hélas! le torse est pris par la cohue immonde: Il avance, le tas vainqueur! Il fouille la poitrine, et l’on dirait qu’il sonde Pour trouver la place du coeur. . . . La lune imite alors la gigantesque face D’un grand Jésus décapité, Spectre compatissant qui tremble et qui s’efface Dans le mirage ensanglanté. . . Soudain sous la lucarne où le feu rouge empire Et plus funeste se rabat, La blême nudité dans son maillot vampire Se lève à moitié du grabat. . . Oh! le réveil tordu de ces deux mains jalouses Qui se battent pour massacrer!. . . Mais l’ennemi têtu reforme ses ventouses, Et recommence à dévorer. Et toujours plus sagace et plus fourbe est le chancre, Et plus fourni son grouillement Qui moutonne et bruit, qui s’active, qui s’ancre Et renaît de l’écrasement. Et puis, dans l’air figé, de cette boucherie, De ce carnage de venin, Sort chargé de noirceur et de cafarderie Un relent mortel et bénin, Une senteur compacte et cependant qui monte, Un miasme aigu sans strideur, Causant à la martyre une ivresse de honte Par sa capiteuse fadeur. À présent sur ce crâne où les cheveux surgissent Voici ramper, vague et sournois, Le vent de la folie en souffles qui vagissent Et qui grincent tout à la fois Et lentement, l’horreur achève la débâcle De cette flottante raison; Accroupie, elle rit pendant qu’elle se racle Avec un air de pâmoison. Et les bêtes s’en vont; chacune est bien repue, Et si rouge que, maintenant, Elle semble un caillot qui vit, qui se remue Et qui se guide en tâtonnant. À la fin, sur ce corps dont les insectes roides, Désertent la vacuité, L’agonie en râlant met ses ténèbres froides, Et la mort, son éternité. . . . Cependant qu’au milieu de la vitre écarlate, La lune, fumeuse à l’instant, Et cuivrant sa figure où tout l’enfer éclate Devient le masque de Satan. . . -Le juste vétilleux qui redoute son être Et guette sa tentation, Sera peut-être, hélas! le seul à reconnaître Que cette atroce vision Symbolise vraiment le repos de notre âme Qui, jusqu’à la tombe empêché, Souffre, lutte et languit dans la démence infâme, Sous la Vermine du Péché! L'Abnégation. Ma vie au plus profond de la vallée obscure S’est recroquevillée entre ses deux parois: Elle dort son horreur comme ces étangs froids Dont le croupissement a fixé l’envergure. Elle étale à jamais son inerte figure Sous un lichen pourri de cercueils et de croix; Le présent y devient l’épave d’autrefois, L’avenir inutile y moisit son augure. J’ai vidé ma douleur et mon sort est rempli; Mes jours qui sont filés au fuseau de l’oubli Se mêlent comme une ombre au tourbillon des vôtres. Croiras-tu maintenant, vieux Sceptique blasé, Que mon coeur est assez dépersonnalisé, Assez bien mort à lui pour se donner aux autres? La Curiosité. S’étant dit que l’on sort de l’énigme pour naître, Comme on y rentre pour mourir, Et qu’entre ces deux nuits, l’espace à parcourir Reste impénétrable à ton être, Ton esprit refermé ne veut plus rien connaître, Rien rechercher, rien découvrir; Nulle tentation ne pourra plus ouvrir Cette inexorable fenêtre. Ainsi, tu ne fais seulement Qu’espionner graduellement Ta chair, ton Âme et ton coeur d’homme Dépouillé de sa vanité. -Eh! mais. . . la Curiosité: Ce n’est pas autre chose, en somme. La Complaisante. Le loup reprend son air fâché Quand il est repu de charogne. Ainsi notre âme se renfrogne Quand elle est saoule du péché. Car après l’infâme besogne Où son plaisir s’est pourléché, Le dégoût lui vient, remâché Par la conscience qui grogne. Mais nos vices sont les plus forts: Peu à peu, la rigide hôtesse Admet nos crimes et nos torts, Et sans colère, sans tristesse, Fait digérer par le remords Nos trop plein de scélératesse. L'Oubli. Outre les heures du sommeil Dont la trêve est souvent mensonge, Puisque plus d’un horrible songe Vient nous y redonner l’éveil, Il est des heures de magie Pendant lesquelles, sans pensers, On existe tout juste assez Pour savourer sa léthargie. Alors le projet en chemin D’un seul coup s’arrête et se fige: On perd jusqu’au dernier vestige De son harcèlement humain. Dans un croupissement d’extase Gît votre personnalité, Aplatie en totalité Sous l’énorme oubli qui l’écrase. Maint coupable connaît cela: Il aspire à ces moments-là Où sur son âme noire et double, Vide de remords et de mal Il flotte inerte et machinal Comme un crapaud sur de l’eau trouble. La Patience. Entends grincer la patience Qui prend l’obstacle pour l’écueil, Dès que le doute au mauvais oeil A regardé sa confiance. Contre l’art, contre la science, Contre la chair, contre le deuil, Entends grincer la patience Qui prend l’obstacle pour l’écueil. C’est l’outil de l’expérience Moins que la lime de l’orgueil: Voilà pourquoi, jusqu’au cercueil, L’oreille de la conscience Entend grincer la patience. L'Automate. Naguères, jusqu’à l’Infernal Tendant son regard élastique Il fut un voyant fantastique Et l’anatomiste du Mal. Esprit noir, dont la chair complice Autant que lui rongeait son mors, Il changeait la joie en remords Et la jouissance en supplice! L’électricité dans les fils Passe avec moins de promptitude Que sa peur, son inquiétude, Ne couraient dans ses nerfs subtils. À force de hantise amère Ou d’horrible conception, Il s’égarait dans l’action Comme un autre dans la chimère; Il était presque parvenu À démasquer les choses mortes; Il allait écouter aux portes De la Tombe et de l’Inconnu. À travers ce monde insensible Il voulait frémir à foison, Il habituait sa raison Au vertige de l’impossible; Il inventait une longueur À son impression trop brève; Il aurait dilaté sans trêve La capacité de son coeur! Son art et sa luxure mornes Se ruaient indéfiniment Dans le torrentueux tourment De ne pouvoir franchir leurs bornes. Au lieu de sagement moisir En attendant la pourriture Il reprochait à la nature Le superflu de son désir; Raffiner encor l’impalpable Paroxyser le suraigu, Tel fut le cauchemar vécu De ce miraculeux coupable. Mais un jour, ce vampire à bout Se désappliqua du problème Et retourna contre lui-même La succion de son dégoût. Maintenant si, par occurrence, Il surgit dans votre chemin, Fuyez! Ce personnage humain N’est plus vivant qu’en apparence. Son corps est l’inutile étui D’une lame à jamais absente: N’imaginez-pas qu’il se sente, Ce déshabitué de lui! Chose parasite, objet neutre, Il vit, cadavre inachevé, Tour à tour assis et levé Dans la brume qui le calfeutre. Enfoui sous l’obscurité De la matière qui l’enferme, Il redevient larve et regerme Son irresponsabilité. Comme un sujet de galvanisme, Il bouge mécaniquement; Sa parole est un craquement D’un terrifiant laconisme. Quel sourire que le rictus De cette bouche impersonnelle! L’inconscience originelle A reconquis ce détritus! Qu’il recule, avance ou dévie, Il n’obéit qu’à son ressort: C’est l’Automate de la mort Et le Mannequin de la vie. Il n’a pas même à fleur de peau Un seul tressaillement morbide; Il sécrète un frisson torpide Et respire comme un crapaud. Il a désappris l’existence À force d’en avoir souffert; Il promène dans notre enfer L’oubli de sa propre substance. Défunt pour la réalité Autant que défunt pour le songe, Il est l’orphelin du mensonge Et le veuf de la vérité. Sans volonté pour se conduire, Il va comme l’eau doit couler; Il ne s’entend pas plus parler Que l’arbre ne s’entend bruire. Son oeil interne est pour toujours Enseveli sous ses paupières: Un mur voit mieux crouler ses pierres Que lui ne voit tomber ses jours. Il a devancé l’ombre noire Du cercueil et du libera. Son enterrement ne sera Qu’une sanction dérisoire. Tout, l’avenir et le passé Est confondu par cet aveugle Qui ne prête au présent qui beugle Qu’une oreille de trépassé. S’il eut l’âme bonne ou perverse Il n’en sait rien absolument, Ni du pourquoi, ni du comment De l’humanité qu’il traverse. Tel il dure: Néant, chaos, Sous la forme qui nous ressemble, Modelage de chair qui tremble Et qui végète sur des os. Il est hors de la destinée. S’il rentre en son individu, C’est comme un reptile perdu Dans une cave abandonnée! Le Pardon. Pardonner! prétention vaine: On a toujours de la rancoeur, Et le mépris grave ou moqueur Se mêle au sang de notre veine. Notre orgueil aurait trop de peine À se châtrer de sa rigueur. Pardonner? prétention vaine: On a toujours de la rancoeur. Une seule goutte de haine Suffit pour nous pourrir le coeur, Et le Temps n’a pas de longueur Qui puisse user cette gangrène. Pardonner! prétention vaine. La Haine. Prends garde! car, en vérité, Ma haine souple et bien tapie Se condamne à l’oisiveté Et retarde son heure impie Par esprit de perversité. Stagnante sous ma volonté Elle dort comme l’eau croupie En couvant sa férocité; Prends garde! Malgré son immobilité, Elle te traque, elle t’épie, Et sans cesse elle est accroupie Au bord de ta sécurité; Donc, surtout dans l’obscurité, Prends garde! Le Remords De L'Assassin. Depuis l’heure où j’ai mis en terre L’assassiné qui remuait, Un être frôlant et muet M’accompagne dans le mystère. Je ne vis plus qu’en frissonnant, Car cet insupportable mime Qui surgit comme un revenant. . . C’est ma victime! La scène du meurtre nocturne Parfois ressuscite à l’envers: Je suis attaqué de travers Par ce fantôme taciturne; Et nous luttons: hideux combat Où l’épouvante qui m’opprime À la fin hurle et se débat Sous ma victime! Voici que son grand oeil inerte Nuit et jour se met à sonder Ma conscience découverte Et l’oblige à s’y regarder. Hélas! je sens bien que l’on doit Tôt ou tard soupçonner mon crime. . . Je suis dénoncé par le doigt De ma victime! De sa plaie où le couteau bouge, Suinte et pendille avec longueur La corrosive larme rouge Creusant la pierre de mon coeur; Et pour mon pas désordonné La terre entière est un abîme Où je pivote, environné Par ma victime! Le Souvenir. Le souvenir est un cercueil Dont le couvercle est diaphane: Tout notre passé qui se fane Y tient, visible pour notre oeil. Il ne quitte pas notre seuil, Qu’on le maudisse ou le profane. Le souvenir est un cercueil Dont le couvercle est diaphane. Et tout ce qui fut notre orgueil, Passion vraie ou charlatane, S’y recroqueville et s’y tanne Dans une poussière de deuil: Le souvenir est un cercueil. L'Argent. L’argent, notre plus vrai souci, Qui sur tous les autres s’incruste, Doit souvent chuchoter ceci Au coffre-fort de certain juste: «Faut-il donc à l’austérité Tant de sordide humilité, Achats menus, calculs malingres, Comme au vivotement des pingres?. . . Puis le maître prend trop de soin Pour m’extorquer à son besoin Et m’interdire à son caprice. De là ce problème tortu: Est-il avare par vertu Ou vertueux par avarice?» L'Empoisonneur. L’homme est le timoré de sa vicissitude, Creuseur méticuleux de ses mauvais effrois, Il s’invente un calvaire, il se forge des croix Et reste prisonnier de son inquiétude. C’est pourquoi sa détresse emplit la solitude; Il opprime l’espace avec son propre poids, Et dans l’immensité, comme dans de la poix, Traîne son infini dont il a l’habitude. Contagieux d’ennui, de fiel et de poison, Il insuffle son âme au ciel, à l’horizon, Qui deviennent un cadre où vit sa ressemblance. Et retrouvé partout, son fantôme qu’il fuit, Contaminant le jour et dépravant la nuit, Fait frissonner le calme et grincer le silence. Le Chat Parlant. Par le val hérissé, caverneux et stagnant, Le crépuscule marche à pas de revenant, Brouillant l’horizon vide et les routes étroites Qu’un lent déluge inonde avec ses larmes droites. Dans une vieille chambre aux meubles non moins vieux Qui, sous le jour mourant des carreaux pluvieux, Semblent vouloir conter les mystères qu’ils gardent, Un ermite et son chat, distraits, s’entre-regardent, Bizarres, singuliers, fantastiques tous deux, Au milieu de l’horreur qui s’accroît autour d’eux. Parfois quelque tison faisant son bruit d’atomes, D’un rougeoiment furtif éclaire ces fantômes. . . Soudain, l’ancien rôdeur des greniers et des toits, Sybarite profond, désabusé matois De tous les vains gibiers du vague et du peut-être, S’exprime de la sorte, en parlant à son maître: «Ainsi donc, nous avons dûment enseveli La curiosité comme la turbulence, Pour goûter côte à côte, au pays du silence, L’indifférence inerte et le flânant oubli. «Ayant le gîte sûr et le vivre établi, Au gré du temps berceur de notre nonchalance, Nous attendons la mort, si pleins de somnolence, Que nous dormons déjà le repos accompli.» Ces paroles du chat mordent le solitaire, Et voici qu’il frémit ce blasé volontaire Qui se croyait si bien déraciné de tout; Car, à mesure, hélas! qu’en lui-même il explore, Il voit distinctement au fond de son dégoût Des tronçons de regrets se tortiller encore. -Et tandis que le maître installe son tourment Et que le chat torpide ébauche un nouveau somme, Entre la Nuit qui va nourrir inversement Le calme de la bête et le frisson de l’homme. L'Hiver du mal. Le Mal a ses hivers ainsi que la nature, Ses longs hivers de jeûne et de croupissement, Où les vices, moisis par leur désoeuvrement, Habitent le dégoût comme une sépulture. Privés d’illusion, non moins que de pâture, Inféconds du péché, mauvais stérilement, Ils sont là, condamnés à ce hideux tourment De ruminer en eux leur propre pourriture. Tels, au fond de nos coeurs, ils ont L’aspect rouillé des feuilles mortes Qui gisent au creux d’un buisson. Ou bien on dirait des cloportes Roulés en boule dans la nuit Aussi noire que leur ennui. Encor quelques étés, quelques printemps infâmes, Et le Mal écrasé d’un hiver éternel N’aura plus qu’à ronger son misérable fiel Dans l’impénitence des âmes. Les Morts Vivants. Heureux qui vit sans se connaître Indéfiniment établi Dans la paix de son propre oubli, À la surface de son être! Car les clairvoyants du destin Vivent la mort lente et soufferte, Sentant partout la tombe ouverte Au bord de leur pas incertain. Ils ont usé la patience Comme ils ont épuisé l’orgueil; Toute leur âme est un cercueil Où se débat la conscience. Leur existence n’est, au fond, Qu’une spectrale survivance Où se confesse par avance L’inanité de ce qu’ils font. Le doute dans sa foi d’artiste, De penseur et de citoyen, Hélas! ils n’ont plus le moyen D’échapper à ce mal si triste! Epaves de l’humanité, Coeurs vides, naufragés suprêmes, Ils traînent le dégoût d’eux-mêmes À travers la fatalité. Hors des mirages, des mensonges, Des espérances, des projets, Ils sentent qu’ils sont des objets Fantomatisés par des songes. D’où leur viendrait-il un secours, Puisque leur volonté s’achève En constatant la fin du rêve À chaque degré de son cours? Comme un fruit doué de pensée Qui guetterait obstinément Le graduel enfoncement De la vermineuse percée, Chacun d’eux, exact à nourrir Sa funéraire inquiétude, Espionne sa décrépitude, Se regarde et s’entend mourir. L’idée horrible qui les hante Poursuit leur fièvre et leur torpeur! Ils se reposent dans la peur, Ils agissent dans l’épouvante. De tous les néants du passé Leur avenir grouille et s’encombre, Et leur Aujourd’hui n’est que l’ombre De leur lendemain trépassé. Si bien que la Mort qui les frôle Assiste même à leur présent Et que son oeil stérilisant Y lit par-dessus leur épaule. Le Néant. Qu’en dites-vous à la surface Et qu’en pensez-vous dans le fond, Du mirage humain qui s’efface Et du néant qui vous confond Par votre propre face à face? Avec une lenteur vivace Le sang pâlit, la moelle fond Et la vanité se crevasse, Qu’en dites-vous? La vie, enterreuse rapace, Vous aspire comme un siphon; Elle vous vide au plus profond, Et vous laisse une carapace Que le Temps souffle dans l’espace. . . Qu’en dites-vous? Le Doute. Quand je serai mort, après? Le Ciel m’ouvrira sa porte? -Dame! clapote un cyprès. Vers moi, les anges tout prêts Prendront leur volée accorte: Quand je serai mort, après? La chair se dérobe exprès Pour que la pensée en sorte? -Dame! clapote un cyprès. La tombe et ses noirs apprêts Fêtent l’âme en quelque sorte? Quand je serai mort, après? Dans l’argile ou le marais C’est le corps seul qu’on transporte? -Dame! clapote un cyprès. Sur ces lugubres guérets L’esprit plane! donc qu’importe! Quand je serai mort, après! L’autre vie est là, si près! Le dernier soupir y porte! -Dame! clapote un cyprès. Malgré ses tourments secrets Ma vieille foi reste forte Quand je serai mort, après! Le Mal doit payer ses frais, Il faut que le Bien rapporte! -Dame! clapote un cyprès. Eh quoi! défunt, je serais Moins qu’un ver et qu’un cloporte! Quand je serai mort, après? Pour toujours je m’en irais Où s’en va la feuille morte? -Dame! clapote un cyprès. Mon doute retend ses rets, Et ma peur se réconforte. Quand je serai mort, après? Mais alors les intérêts Des jeûnes que je supporte? -Dame! clapote un cyprès. Dans ces coffres en bois frais C’est tout l’homme qu’on emporte?. . . Quand je serai mort, après. . . L’herbe ayant pompé l’engrais Et les sucs de ma chair morte?. . . -Dame! clapote un cyprès. Mais au moins quelques regrets Seront ma cendreuse escorte, Quand je serai mort, après?. . . -Dame! clapote un cyprès. L'Honnêteté. Qu’est-ce que c’est que d’être honnête, Qu’est-ce que la Perversité, Si la responsabilité N’est qu’un mirage de la tête? Si nous portons la volonté Comme une montre qui s’arrête, Qu’est-ce que c’est que d’être honnête, Qu’est-ce que la Perversité? Si l’homme, à l’égal de la bête, Accomplit sa fatalité, S’il agit dans la cécité Comme le flot et la tempête, Qu’est-ce que c’est que d’être honnête? La Genèse Du Crime. Le forfait conçu dans le rêve Par noire volonté qui dort, Au réveil nous laisse un remord Que la vanité nous enlève. Mais le mal nous fait son élève: Nous haïssons toujours moins fort Le forfait conçu dans le rêve Par notre volonté qui dort. Enfin, le Tentateur achève Son oeuvre d’astuce et de mort, Et plus d’un qui tremblait d’abord Commet dans une action brève Le forfait conçu dans le rêve. Chuchotement. Malgré ton Retro Satanas Je sais ta contrition vaine: La mort seule en figeant ta veine Me fermera ton vasistas. Tu tricheras avec mes as Car la vertu c’est la déveine. Malgré ton Retro Satanas Je sais ta contrition vaine. Je loge en toi comme Jonas Dans le ventre de la baleine; Je m’incorpore à ton haleine, À tes rires, à tes hélas! Malgré ton Retro Satanas. Le Questionneur. En êtes-vous bien sûrs de vous, De vos actes, de vos pensées? Car Satan charme les verrous, Et dans les âmes rapiécées Refait des accrocs et des trous. Vous riez de ses mauvais coups, De ses appels, de ses poussées Et vous défiez ses licous?. . . En êtes-vous bien sûrs? Vous manquerez les rendez-vous Des tentations renforcées, Et le long de ces lois sensées Qui vous servent de garde-fous Vous ne deviendrez jamais fous? En êtes-vous bien sûrs?. . . L'Etrangère. La maladie et la vieillesse Nous font hideux -blocs ou fuseaux - Et nous travaillant jusqu’aux os Nous décomposent pièce à pièce. Mais si saugrenus, si discords Que nous rende le sort funeste, Nous revoyons notre ancien corps Dans le monstre qui nous en reste. Hélas! il n’en est pas ainsi Quand le fond de l’homme est moisi. Rien n’y paraît qu’une ombre infâme. C’est en vain qu’on regarde en soi: Et l’on s’avoue avec effroi Qu’on ne reconnaît plus son âme. Le Mépris. Pauvre homme, c’est du fiel qui pave ta prison, Car de partout l’angoisse originelle en suinte, Hélas! jusqu’à la mort, cet autre labyrinthe, Tu ne passeras pas par-dessus ton poison. Entasse tes efforts, moellons d’expérience, Madriers de raison et blocs de volonté, Tout cela joint, fondu, compact et cimenté Avec ce rare enduit qu’on nomme patience, Ton résultat est nul encor, même à ce prix. Après avoir dressé ton labeur solitaire Assez haut pour te croire enfin mort à la terre, Tu n’as échafaudé que le pont du mépris. Voici qu’un vieux restant de rancune l’entame, Et qu’un regain d’orgueil pousse dans son crépi. À peine y passes-tu qu’il a déjà subi L’ascension du fiel qui regrimpe à ton âme. Reconstruit, le pont croule; et toujours de nouveau Ton boiteux infini que l’énigme enténèbre Recommence à tâtons son traînement funèbre Dans le dépit qui fait le fond de son caveau. La vie installe en nous, de par la destinée, Tout le mauvais limon qui naît sur son chemin, Et la seule amertume au fond de l’être humain Par son cours fugitif est emmagasinée. De ce cloaque interne, obscur et croupissant Où notre inquiétude agit comme une pompe, Monte un venin cafard dont la douceur nous trompe Selon qu’il va, qu’il vient, remonte ou redescend. Il parcourt nos pensers, nos projets et nos actes, Et sa contagion les gâtant sans répit, Il rapporte à toute heure au marais du dépit Un nouvel aliment de biles plus compactes. L’Egoïsme ombrageux nous conseille et nous tient. L’humilité n’a pas de ruse qui l’évince: À travers nos pardons, c’est la bête qui grince Et chez nos dévouements le spectre qui revient. Ce généreux natif avait l’argent crédule: Aujourd’hui le soupçon citronne sa bonté; Il mâche en grimaçant sa vieille charité Que, par filets sournois, la prudence acidule. À force de vieillir est-ce que l’amitié N’est pas un vin qui boute et qui tourne au vinaigre? L’amour sans appétit traînant son ombre maigre Languit dans la contrainte et meurt dans la pitié. L’Art, obstiné forçat de ses essors qui rampent, Fermente en son horreur comme un mort dans son drap, Et toujours plus épais, plus visqueux s’étendra L’abîme de tristesse où ses deux ailes trempent. Toute paix porte en elle un cauchemar latent: L’innocence a des pleurs soufferts gouttes par gouttes Et derrière l’effroi, se tenant aux écoutes, L’espoir guette le pas du trouble qu’il attend. Le malade se hait, le sceptique se ronge, L’enthousiaste sait qu’il chauffe des glaçons, Et le luxurieux, malgré tous ses frissons, Ourdit la volupté comme on trame un mensonge. Tous les flots de l’épreuve en vain nous ont battus, Nous demeurons encor des anxieux novices, Et fraternellement les triomphes des vices Ressemblent par la crainte aux gloires des vertus. Le doute se prodigue et la foi se ménage, Et bientôt, sous la lente intoxication, La conscience boude à sa contrition, Jusqu’à se défier de son propre espionnage. Le chagrin nous gouverne: il nous fait ses sujets Jusque dans la campagne où chanta notre enfance; Blessés par le prochain, nous ressentons l’offense Qui sort de l’animal et même des objets. Nous ne serons jamais calmes qu’en apparence, Car notre humanité nous relance partout Pour confronter l’enfer vécu de son dégoût Avec l’illusion de notre indifférence. L’amas sans cesse accru des sentiments aigris A l’émanation plus âpre à nous poursuivre. Il faut que le coeur d’or devenu coeur de cuivre, Se sente peu à peu mangé de vert-de-gris. Il faut qu’absolument l’homme souffre et resouffre Du bien comme du mal, des autres et de lui. Travaillé par le doute et poussé par l’ennui, Il retombe toujours dans le fiel de son gouffre. L'Humilité. Veux-tu mieux vivre sur la terre Et mieux mourir au jour venu? Confesse alors ton inconnu Et courbe-toi sous ton mystère. Désaccoutume-toi du blâme Et des engouements de vertu, Puisqu’il suffit d’un seul fétu Pour faire chavirer une âme; Puisque la volonté bascule Au gré de la tentation Dont l’infaillible occasion Vient à nous quand on y recule. Reste naïf avec les autres; Garde tes contrôles pour toi, Et note le mauvais aloi De tes sentiments bons apôtres. En dépit de son stratagème Confonds ta versatilité, Et contrains ton humilité D’être l’espionne d’elle-même. Malgré lui l’orgueil nous harcelle N’étant jamais assez contrit, Et la poussière de l’esprit N’obéit qu’à cette parcelle. Pour tuer en ta conscience La vanité du repentir, Il te faut donc assujettir Ton remords à ta défiance. Car ton ferme propos ressemble À ces falots errant la nuit: La rafale qui les poursuit Peut souffler leur lueur qui tremble. Dans le Bien marche simple et triste Et dis-toi, pèlerin confus, Que le vieil homme que tu fus Est un revenant sur ta piste. Le vertige qui nous entraîne Est changeant et précipité; On va tourner dans la bonté, Qu’on tourne déjà dans la haine. C’est pourquoi, louche à tous tes pactes Comme un tyran à ses sujets Et déconcerte tes projets Par les scrupules de tes actes. Sois l’hésitant de ta justice Et le timoré de ta loi; Et quand tu sens grandir ta foi Que ton doute la rapetisse. Maintiens ta rigueur asservie Sans cesse à son propre soupçon. C’est seulement par ce frisson Que tu mortifieras ta vie. Le Mal te voue à son empire: Exagères-en la frayeur. Tu seras peut-être meilleur En craignant toujours d’être pire. L'Ingratitude. Dans la mystique solitude D’une âme osant s’analyser, Quatre démons vont s’accuser De fabriquer l’ingratitude. Ils se tiennent groupés autour De la Conscience coupable, Et devant ce juge indupable Chacun se confesse à son tour. L’Avarice ouvre la séance: «Quand un ladre accepte un bienfait, Dit elle, il souscrit un effet Dont l’oubli solde l’échéance. D’après ma règle, on n’est tenu Que par la dette métallique, Encore faut-il qu’on s’applique À rembourser tard et menu.» L’Orgueil dit: «Pour que je façonne La pourrissable humanité Au rêve d’une éternité Qui perpétuera sa personne, Il faut que j’inspire à foison Son vouloir comme son caprice, Et qu’à son insu je pétrisse La sagesse de la raison. La distension de son être Encore et toujours, c’est ma loi! Je veux que l’appétit du moi Fonctionne sans se repaître. C’est pourquoi j’ose insinuer Aux vrais apôtres de mon vice Que si recevoir un service C’est déjà se diminuer, Par l’abjecte reconnaissance On laisse prendre au bienfaiteur Un rôle d’humiliateur Dont il tire une jouissance.» Le Jeu grince: «Mon possédé Est une angoisse qui tournique; Il sait que sa ressource unique Sera d’être un suicidé. Et qu’il se rapproche ou s’écarte De son hideux spectre camard, Selon que le doigt du hasard A touché telle ou telle carte! Il se peut qu’un ressentiment Se maintienne dans ce vertige. . . Mais la reconnaissance exige L’équilibre sans flottement. Je le répète: mon engeance Vit l’enfer du flux et reflux. . . Et ses heures ne sonnent plus Qu’à la pendule de la chance!» «Pour moi, quand j’ai pu le saisir, Dit la Luxure, qui ricane, Tout l’homme devient un organe Exaspéré par mon désir. Le cahier du coeur? Vieux grimoire: Son coeur, à lui, n’y voit pas clair, Car il ne bat que pour sa chair Où j’ai transporté sa mémoire. . . Ses nerfs vibrent à l’unisson De ma suggestion rapace. . . Et sa pensée est un espace Traversé par mon seul frisson.» Puis enfin, d’une voix qui traîne La Paresse ébauche ceci: «Moi! j’ai maintes fois réussi La stagnation de la haine. C’est dire que l’effort humain A beau me lancer sa ruade, Peu à peu je lui persuade De se coucher dans mon chemin. Un jour ou l’autre mon marasme Invétéré comme il convient, Pourrit la tendresse et parvient À congeler l’enthousiasme Les projets! je les alanguis, Les souvenirs, je les embrouille. . . Et l’on est mangé par ma rouille Comme le chêne par les guis. Le corps, sous mon poids qui l’assomme, Se vautre, et, quant au sentiment, Il s’ouvre dans un bâillement Et se referme dans un somme.» Or, voici la décision De la Conscience qui juge Sans malice ni subterfuge, Sans faiblesse et sans passion: «Je trahirai, quoi qu’il m’en coûte, Le monstre que je porte en moi. Savez-vous quel est le pourquoi De l’ingratitude?. . . Le Doute! Pour lui, les bienfaits sont forgés: L’Intérêt a dû les débattre!. . . Allez, démons, mieux que vous quatre Il conseille les obligés!. . . Et je dois le conclure en somme: Tout homme est plus ou moins ingrat, Puisque le doute scélérat Est le fond même de tout homme.» L'Epée De Damoclès. Tel raffiné pervers qui joue à l’assassin Domine sa cervelle et gouverne sa fibre Jusqu’à pouvoir pencher, en gardant l’équilibre, Son vertige savant sur un mauvais dessein. Mais il se peut qu’au fond d’un cauchemar de crime Qui le réveillera livide sur son drap, Il se voie opérant un projet scélérat Et consommant sa chute au plus creux de l’abîme. Dès lors, sa conscience aura peur de sa main. Innocent aujourd’hui, le sera-t-il demain? Si ce qu’il a pensé s’incarnait dans un acte? Et toujours son destin surgira plus fatal, Son doute plus visqueux, sa crainte plus compacte: -Horrible châtiment d’avoir couvé le mal! Chanson D'Ermite. Ainsi va le destin de l’homme: Rongeur de son végètement, Il s’y tortille obscurément, Non moins que le ver dans la pomme. Philosophe ou bête de somme, Il additionne ardemment Du vouloir et du sentiment Dont les ténèbres sont la somme. Sa révolte ou rien, c’est tout comme. Au fond, a-t-il bien même, en somme, À travers son tâtonnement, La liberté de son tourment? Et moitié veille, moitié somme, Traîne son aboutissement Entre la voûte qui lui ment Et la terre qui le consomme. Ainsi va le destin de l’homme. La Vie. Visqueusement sortir d’un être Qui vous inocule à foison Ses héritages de poison, C’est naître. Cet angélisme sans défense Et sans haine contre le mal, Dont il a le germe fatal, C’est l’enfance. Cette chair en effervescence Où déjà le vice en éveil Chuchote un infâme conseil, C’est l’adolescence. L’expansive animalité, Folle et chaude comme une lave Que bientôt la raison déprave, C’est la puberté. Cette ambition ivrognesse Dont le verre est toujours béant, Et qui bat les murs du néant, C’est la jeunesse. Ce sentiment retors et dur Qui se pelotonne si triste Au fond de sa peur égoïste, C’est l’âge mûr. Cette usure tout d’une pièce Qui se raccroche au souvenir Pour tâcher de se soutenir, C’est la vieillesse. Enfin, regarder s’entr’ouvrir Dans une vision livide Le Grand Secret, -peut-être vide? - C’est mourir. L'Heure Incertaine. Devant tout grand projet où l’Esprit nous embarque On guette le Trépas, on flaire son arrêt, Et calme à la surface, on demeure en secret Le sujet défiant de ce brusque monarque. On vit toujours plus vite, et rien ne nous distrait De cette impitoyable et lugubre remarque; En tâtant son déclin, peut-être qu’on saurait Ce qui reste de fil au fuseau de la Parque!. . . Misérables calculs de la Peur, à quoi bon! Puisque la Mort surprend même le moribond. Le temps inerte et lourd glisse comme une anguille Des mains de l’espérance et des doigts de l’ennui; L’existence est pour l’homme un cadran plein de nuit Dont il s’obstine en vain à voir tourner l’aiguille. Requiescat In Pace. Il faut croire qu’enfin cet homme de mensonge Purifiera son coeur avant ses derniers jours, Car, ainsi qu’un remords, un cauchemar le ronge, Un cauchemar sinistre, et le même toujours! Voici, de point en point, ce formidable songe: À l’office d’un trépassé Indifféremment il assiste, Quand s’élève ce chant si triste: Requiescat in Pace. Il frémit décontenancé, Et bientôt sur son âme impie Il sent une angoisse accroupie: Requiescat in Pace. Ce lamento noir et glacé Du fond de l’Eglise hagarde A semblé lui crier: «Prends garde!» Requiescat in Pace. Par son trouble il se voit forcé De s’avouer sans subterfuge Que dans la tombe il flaire un juge: Requiescat in Pace. Alors toujours plus oppressé, Pénétré d’horreur et de honte, Il entend pour son propre compte: Requiescat in Pace. Dans son délire d’insensé Il croit que sa vie est dissoute. . . C’est à lui qu’on donne l’Absoute. . .: Requiescat in Pace. C’est lui le Mort clos et vissé Sous ce long couvercle en dos d’âne: Tout ce qu’il a fait le condamne: Requiescat in Pace. Son démérite est là, dressé, Fantôme entre les cierges blêmes, Plein de griefs et d’anathèmes: Requiescat in Pace. Oh! trop vil croupit son passé, Pour que jamais se réalise Le voeu suprême de l’Eglise: Requiescat in Pace. Il dormait le coeur enlacé Par la rancune et par l’envie. . . La luxure a mangé sa vie: Requiescat in Pace. Nuit et jour il a transgressé Toutes les lois de la justice. Il pratiquait le Bien. . . factice: Requiescat in Pace. Il avait le vice exercé, La pitié feinte, l’honneur fourbe, L’amour tortu, l’amitié courbe: Requiescat in Pace. Son égoïsme intéressé N’était pas même charitable Avec les miettes de sa table: Requiescat in Pace. Son esprit n’a tergiversé Autant qu’il se le remémore Que pour vouloir plus mal encore: Requiescat in Pace. Et toujours ce chant ressassé Revient flageller d’ironie Sa scélératesse finie: Requiescat in Pace. L’affreux verdict est prononcé, Il n’a donc plus qu’à se maudire; Car voilà bien ce que veut dire: Requiescat in Pace. Que son châtiment commencé, Rigoureusement s’accomplisse! En l’Eternité du supplice: Requiescat in Pace. -Il se réveille alors aussi froid qu’une pierre Et, sentant la Peur le serrer, Il étend ses deux bras comme pour s’assurer Qu’il n’est pas encor dans sa bière! - Les Deux Justes. Je n’aurai donc pas un frisson D’enthousiasme ou de torture Qui me paye de ma culture Et m’intéresse à ma moisson. En vain mon coeur blasé, suprême, Cherche du nouveau dans le Bien, Ce sphinx inerte ne dit rien Et reste semblable à lui-même. Oh! qu’il surgisse enfin de la Perversité Un démon par lequel je puisse être tenté Et, savourant l’horreur de m’en laisser poursuivre, Je bénirai le Mal autant que je le hais, Puisque hélas! c’est encor l’inconnu du Mauvais Qui donne un goût moins nul à la fadeur de vivre. «Insensé! croupis dans le Bien, Répond le vieux juste au novice; Sais-tu si le dégoût du vice N’est pas plus morne que le tien? «L’Uniformité nous verrouille; Gardons-y le devoir têtu. Portons l’ennui de la vertu Comme un glaive porte sa rouille.» Dernière Parole. Une voix suit tout homme habile à se connaître Et ricane ceci dans le fond de son être: «Tu passeras ta vie a regretter ta mort, À te pleurer toi-même en ton âme égoïste, Cependant que ton rêve incurablement triste Se verra devenir le routinier du sort. «Ta gaieté? le mensonge en sera le ressort. Tu ne penseras pas ton dehors optimiste; Et ton coeur s’étant fait son propre anatomiste, Retrouvera son deuil jusque dans son remord.» Fuis, quand l’homme a vécu l’existence prédite, Sous terre il réentend l’horrible voix maudite: -Enfin, t’y voila donc! Tu vas dormir?. . . Jamais! «II fallait pratiquer l’illusion ravie: Tu n’as pas su, tant pis! sache que désormais Tu passeras ta mort a regretter ta vie!» Source: http://www.poesies.net