Oeuvres poétiques de Marceline Desbordes-Valmore. I. 1819-1833. Idylles. Élégies publ. par Auguste Lacaussade TABLE DES MATIERES IDYLES L'ARBRISSEAU IDYLES LES ROSES IDYLES LA JOURNEE PERDUE IDYLES L'ADIEU DU SOIR IDYLES LA NUIT IDYLES L'ABSENCE IDYLES LES DEUX BERGERES IDYLES LA FONTAINE IDYLES UNE JEUNE FILLE ET SA MERE ELEGIES L'INQUIETUDE ELEGIES LE CONCERT ELEGIES LE BILLET ELEGIES L'INSOMNIE ELEGIES SON IMAGE ELEGIES L'IMPRUDENCE ELEGIES LA PRIERE PERDUE ELEGIES A L'AMOUR ELEGIES LES LETTRES ELEGIES LA NUIT D'HIVER ELEGIES L'INCONSTANCE ELEGIES ELEGIE TOI QUI ELEGIES A DELIE DU GOUT DES VERS ELEGIES A DELIE PAR UN BADINAGE ELEGIES A DELIE OUI ! CETTE PL. ELEGIES LE SOUVENIR ELEGIES LA SEPARATION ELEGIES LA PROMENADE D'AUTOMNE ELEGIES ELEGIE IL FAIT NUIT ELEGIES LES REGRETS ELEGIES LA DOULEUR ELEGIES LE PRESSENTIMENT ELEGIES ELEGIE J'ETAIS A TOI ELEGIES ELEGIE JE M'IGNORAIS ELEGIES ELEGIE MA SOEUR, ELEGIES ELEGIE QUOI ! LES FLOTS ELEGIES ELEGIE PEUT-ETRE UN JOUR ELEGIES ELEGIE IL AVAIT DIT ELEGIES ELEGIE QUI, TOI, ELEGIES PRIERE POUR LUI ELEGIES LE PRINTEMPS ELEGIES L'ATTENTE ELEGIES ELEG. DUSSES-TU ME PUNIR ELEGIES L'INDISCRET ELEGIES LA FETE ELEGIES L'ISOLEMENT ELEGIES SOUVENIR ELEGIES A MELLE GEORGINA NAIRAC ELEGIES A MA SOEUR QUE VEUX-TU ? ELEGIES A MA SOEUR QU'AI-JE APP. ELEGIES POINT D'ADIEU ELEGIES ALBERTINE ELEGIES LA GUIRLANDE DE ROSE-M. ELEGIES LA FLEUR DU SOL NATAL ELEGIES A MES ENFANTS ELEGIES LE BERCEAU D'HELENE ELEGIES LES DEUX AMITIES ELEGIES LE BAL DES CHAMPS ELEGIES LES DEUX RAMIERS ELEGIES LE PRESAGE ELEGIES LE MESSAGE ELEGIES ELEGIE PARTI ! ELEGIES ELEGIE UN JOUR, ECOUTE ELEGIES PRESSENTIMENT ELEGIES LE REGARD ELEGIES REGRET ELEGIES LE RETOUR CHEZ DELIE ELEGIES ELEGIE TOI QUE L'ON ELEGIES ELEGIE QUAND LE FIL ELEGIES LA VALLEE DE LA SCARPE ELEGIES A MES SOEURS ELEGIES LE BILLET ELEGIES LA VALLEE ELEGIES LE RETOUR A BORDEAUX ELEGIES LES DEUX PEUPLIERS ELEGIES PRIERE ELEGIES REVELATION ELEGIES VIE ET MORT DU RAMIER ELEGIES L'ATTENTE ELEGIES AMOUR ELEGIES MALHEUR A MOI ELEGIES LA JALOUSE ELEGIES SERAIS-TU SEUL ? ELEGIES LES AILES D'ANGE ELEGIES JE NE CROIS PLUS ELEGIES REVEIL ELEGIES PITIE ELEGIES DETACHEMENT ELEGIES TRISTESSE ELEGIES ABNEGATION ELEGIES LE MAL DU PAYS ELEGIES LA CRAINTE ELEGIES L'ETONNEMENT ELEGIES LA SINCERE ELEGIES UNE FLEUR ELEGIES LA DERNIERE FLEUR ELEGIES LA MEMOIRE ELEGIES LOUISE LABE ELEGIES LES FLEURS ELEGIES L'IMPOSSIBLE ELEGIES LE VIEUX PATRE ELEGIES LE CRIEUR DE NUIT ELEGIES UNE ONDINE ELEGIES L'EPHEMERE ELEGIES LE CONVOI D'UN ANGE ELEGIES A M. A. DE LAMARTINE IDYL. L'ARBRISSEAU P3 À Monsieur le dr Alibert La tristesse est rêveuse, et je rêve souvent ; La nature m' y porte, on la trompe avec peine ; Je rêve au bruit de l' eau qui se promène, Au murmure du saule agité par le vent. J' écoute : un souvenir répond à ma tristesse ; Un autre souvenir s' éveille dans mon coeur ; Chaque objet me pénètre, et répand sa couleur P4 Sur le sentiment qui m' oppresse. Ainsi le nuage s' enfuit, Pressé par un autre nuage ; Ainsi le flot fuit le rivage, Cédant au flot qui le poursuit. J' ai vu languir, au fond de la vallée, Un arbrisseau qu' oubliait le bonheur ; L' aurore se levait sans éclairer sa fleur, Et pour lui la nature était sombre et voilée. Ses printemps ignorés s' écoulaient dans la nuit ; L' amour jamais d' une fraîche guirlande À ses rameaux n' avait laissé l' offrande : Il fait froid aux lieux qu' amour fuit. L' ombre humide éteignait sa force languissante ; Son front pour s' élever faisait un vain effort ; Un éternel hiver, une eau triste et dormante Jusque dans sa racine allaient porter la mort. " Hélas ! Faut-il mourir sans connaître la vie ! " Sans avoir vu des cieux briller les doux flambeaux ! " Je n' atteindrai jamais de ces arbres si beaux " La couronne verte et fleurie ! " Ils dominent au loin sur les champs d' alentour ; " On dit que le soleil dore leur beau feuillage, " Et moi, sous leur impénétrable ombrage, " Je devine à peine le jour ! " Vallon où je me meurs, votre triste influence " A préparé ma chute auprès de ma naissance. " Bientôt, hélas ! Je ne dois plus gémir ! " Déjà ma feuille a cessé de frémir... " Je meurs, je meurs ! " ce douloureux murmure Toucha le dieu protecteur du vallon. C' était le temps où le noir aquilon P5 Laisse, en fuyant, respirer la nature. " Non ! Dit le dieu ; qu' un souffle de chaleur " Pénètre au sein de ta tige glacée ! " Ta vie heureuse est enfin commencée ; " Relève-toi, j' ai ranimé ta fleur. " Je te consacre aux nymphes des bocages ; " À mes lauriers tes rameaux vont s' unir, " Et j' irai quelque jour sous leurs jeunes ombrages " Chercher un souvenir. " L' arbrisseau, faible encor, tressaillit d' espérance ; Dans le pressentiment il goûta l' existence. Comme l' aveugle-né, saisi d' un doux transport, Voit fuir sa longue nuit, image de la mort, Quand une main divine entr' ouvre sa paupière, Et conduit à son âme un rayon de lumière : L' air qu' il respire alors est un bienfait nouveau ; Il est plus pur ! Il vient d' un ciel si beau ! IDYL. LES ROSES P6 L' air était pur, la nuit régnait sans voiles ; Elle riait du dépit de l' amour : Il aime l' ombre, et le feu des étoiles, En scintillant, formait un nouveau jour. Tout s' y trompait. L' oiseau, dans le bocage, Prenait minuit pour l' heure des concerts ; Et les zéphyrs, surpris de ce ramage, Plus mollement le portaient dans les airs. Tandis qu' aux champs quelques jeunes abeilles Volaient encore en tourbillons légers, Le printemps en silence épanchait ses corbeilles Et de ses doux présents embaumait nos vergers. Ô ma mère ! On eût dit qu' une fête aux campagnes, Dans cette belle nuit, se célébrait tout bas ; On eût dit que de loin mes plus chères compagnes Murmuraient des chansons pour attirer mes pas. P7 J' écoutais, j' entendais couler, parmi les roses, Le ruisseau qui, baignant leurs couronnes écloses, Oppose un voile humide aux brûlantes chaleurs ; Et moi, cherchant le frais sur la mousse et les fleurs, Je m' endormis. Ne grondez pas, ma mère ! Dans notre enclos qui pouvait pénétrer ? Moutons et chiens, tout venait de rentrer. Et j' avais vu Daphnis passer avec son père. Au bruit de l' eau, je sentis le sommeil Envelopper mon âme et mes yeux d' un nuage, Et lentement s' évanouir l' image Que je tremblais de revoir au réveil : Je m' endormis. Mais l' image enhardie Au bruit de l' eau se glissa dans mon coeur. Le chant des bois, leur vague mélodie, En la berçant, fait rêver la pudeur. En vain pour m' éveiller mes compagnes chéries, En me tendant leurs bras entrelacés, Auraient fait de mon nom retentir les prairies ; J' aurais dit : " non ! Je dors, je veux dormir ! Dansez ! " Calme, les yeux fermés, je me sentais sourire ; Des songes prêts à fuir je retenais l' essor ; Mais las de voltiger, (ma mère, j' en soupire,) Ils disparurent tous ; un seul me trouble encor, Un seul. Je vis Daphnis franchissant la clairière ; Son ombre s' approcha de mon sein palpitant : C' était une ombre, et j' avais peur pourtant, Mais le sommeil enchaînait ma paupière. Doucement, doucement, il m' appela deux fois ; J' allais crier, j' étais tremblante ; Je sentis sur ma bouche une rose brûlante, Et la frayeur m' ôta la voix. P9 Depuis ce temps, ne grondez pas, ma mère, Daphnis, qui chaque soir passait avec son père, Daphnis me suit partout pensif et curieux : Ô ma mère ! Il a vu mon rêve dans mes yeux ! IDYL. LA JOURNEE PERDUE Me voici... je respire à peine ! Une feuille m' intimidait ; Le bruit du ruisseau m' alarmait ; Je te vois... je n' ai plus d' haleine ! Attends... je croyais aujourd' hui Ne pouvoir respirer auprès de ce que j' aime ; Je me sentais mourir, en ce tourment extrême, De ta peine et de mon ennui. Quoi ! Je cherche ta main, et tu n' oses sourire ! Ton regard me pénètre et semble m' accuser ! Je te pardonne, ingrat, tout ce qu' il semble dire ; Mais laisse-moi du moins le temps de m' excuser. J' ai vu nos moissonneurs réunis sous l' ombrage ; Ils chantaient ; mais pas un ne dit bien ta chanson. Ma mère, lasse enfin de veiller la moisson, Dormait. Je voyais tout, les yeux sur mon ouvrage. P10 Alors, en retenant le souffle de mon coeur, Qui battait sous ma collerette, Je fuyais dans les blés, ainsi qu' une fauvette Quand on l' appelle, ou qu' elle a peur. Je suivais en courant ton image chérie, Qui m' attirait, souriait comme toi ; Mais aux travaux de la prairie Les malins moissonneurs m' enchaînaient malgré moi. L' un m' appelait si haut qu' il éveillait ma mère ; Je revenais confuse, en cueillant des pavots, Et, caressant ses yeux de leur fraîcheur légère, Je grondais le méchant qui troublait son repos. Hélas ! J' aurais voulu m' endormir auprès d' elle, Mais je ne dors jamais le jour ; La nuit même, la nuit me paraît éternelle, Et j' aime mieux te voir que de rêver d' amour. Que mon coeur est changé ! Comme il était tranquille ! Je le sentais à peine respirer. Ah ! Quand il ne fait plus que battre et soupirer, L' heure qui nous sépare au temps est inutile. En voyant le soleil encor si loin du soir, Je me disais : " mon dieu ! Que ma mère est heureuse ! Le repos la surprend dès qu' elle peut s' asseoir ; Ma mère n' est pas amoureuse ! " Et je fermais les yeux pour rêver le bonheur ; Et mes yeux te voyaient couché dans ce bois sombre, Et, quand tu gémissais à l' ombre, Le soleil me brûlait le coeur. Regarde : ce matin j' avais tressé ces fleurs ; Mais quoi ! Tout a langui des feux de la journée, Et la couronne à l' amour destinée N' a servi qu' à voiler mes pleurs. P11 Je pleurais : c' est que l' heure, à présent si légère, Dormait comme ma mère. Enfin le jour se cache et me prend en pitié, Enfin l' agneau bêlant quitte le pâturage ; Ma mère sans me voir est rentrée au village. Et déjà ma promesse est remplie à moitié. Je te vois, je te parle, et je te donne encore Ce bouquet dont l' éclat s' est perdu sur mon sein. Demande-lui si je t' adore ; Moi, j' accours seulement pour te dire : " à demain ! " IDYL. L'ADIEU DU SOIR P12 Dieu ! Qu' il est tard ! Quelle surprise ! Le temps a fui comme un éclair ; Douze fois l' heure a frappé l' air, Et près de toi je suis encore assise ! Et loin de pressentir le moment du sommeil, Je croyais voir encore un rayon de soleil ! Se peut-il que déjà l' oiseau dorme au bocage ! Ah ! Pour dormir il fait si beau ! Les étoiles en feu brillent dans le ruisseau, Et le ciel n' a pas un nuage. On dirait que c' est pour l' amour Qu' une si belle nuit a remplacé le jour ! Mais, il le faut, regagne ta chaumière ; Garde-toi d' éveiller notre chien endormi, Il méconnaîtrait son ami, Et de mon imprudence il instruirait ma mère. Tu ne me réponds pas ? Tu détournes les yeux ! P13 Hélas ! Tu veux en vain me cacher ta tristesse ; Tout ce qui manque à ta tendresse Ne manque-t-il pas à mes voeux ? De te quitter donne-moi le courage ; Écoute la raison, va-t-en. Laisse ma main ! Il est minuit ; tout repose au village, Et nous voilà presque à demain ! Écoute ! Si le soir nous cause un mal extrême, Bientôt le jour saura nous réunir, Et le bonheur du souvenir Va se confondre encore avec le bonheur même. Mais, je le sens, j' ai beau compter sur ton retour, En te disant adieu chaque soir je soupire ; Ah ! Puissions-nous bientôt désapprendre à le dire ! Ce mot, ce triste mot n' est pas fait pour l' amour. IDYL. LA NUIT P14 Viens ! Le jour va s' éteindre... il s' efface, et je pleure. N' as-tu pas entendu ma voix ? écoute l' heure ; C' est ma voix qui te nomme et t' accuse tout bas ; C' est l' amour qui t' appelle, et tu ne l' entends pas ! Mon courage se meurt. Toute à ta chère idée, D' elle, de toi toujours tendrement obsédée, Pour ton ombre j' ai pris l' ombre d' un voyageur, Et c' était un vieillard riant de ma rougeur. Eh quoi ! Le jour s' éteint ? N' est-ce pas un nuage, Un vain semblant du soir, un fugitif orage ? Que je voudrais le croire ! Hélas ! Un si beau jour Ne devrait pas mourir sans consoler l' amour. Viens ! Ce voile jaloux ne doit pas te surprendre. Dans les cieux à son gré laisse-le se répandre ; Ne va pas comme moi le prendre pour la nuit, Quand son obscurité m' importune et me nuit. Si le soleil plus pur allait paraître encore ! Si j' allais avec lui revoir ce que j' adore ! P15 Si je pouvais du moins, en lui livrant ces fleurs, Me cacher dans son sein, et rougir de mes pleurs ! Il me dirait : " je viens, j' accours, ma bien-aimée ! " Ce nuage qui fuit t' aurait-il alarmée ? " La nuit est loin, regarde ! " et je verrais ses yeux Rendre la vie aux miens, et la lumière aux cieux. Non ! Le jour est fini. Ce calme inaltérable, L' oiseau silencieux fatigué de bonheur, Le chant vague et lointain du jeune moissonneur, Tout m' invite au repos... tout m' insulte et m' accable. Mais adieu tout ! Adieu, toi qui ne m' entends pas, Toi qui m' as retenu la moitié de mon être, Qui n' as pu m' oublier, qui vas venir peut-être ! Tu trouveras au moins la trace de mes pas, Si tu viens ! Adieu, bois où l' ombre est si brûlante ! ... Nuit plus brûlante encor, nuit sans pavots pour moi, Tu règnes donc enfin ! Oui, c' est toi, c' est bien toi ! Quand me rendras-tu l' aube ? Oh ! Que la nuit est lente ! Hélas ! Si du soleil tu balances le cours, Tu vas donc ressembler au plus long de mes jours ! L' alouette est rentrée aux sillons ; la cigale À peine dans les airs jette sa note égale ; Un souffle éveillerait les échos du vallon, Et les échos muets ne diront pas mon nom. Et vous, dont la fatigue a suspendu la course, Vieillard ! Ne riez plus, si mes tristes accents... Non ! Déjà le sommeil appesantit ses sens ; Il rêve sa jeunesse au doux bruit de la source. Oh ! Que je porte envie à ses songes confus ! Que je le trouve heureux ! Il dort, il n' attend plus. IDYL. L'ABSENCE P16 L' avez-vous rencontré ? Guidez-moi, je vous prie. Il est jeune, il est triste, il est beau comme vous, Bel enfant, et sa voix, par un charme attendrie, De la voix qui l' accueille est l' écho le plus doux. Oh ! Rappelez-vous bien ! Sa démarche pensive Fait qu' on le suit longtemps et du coeur et des yeux. Il vous aura souri ; de l' enfance naïve, Naïf encore, il aime à contempler les jeux... Va jouer, bel enfant, va rire avec la vie, Car ton âge est sa fête, et déjà je l' envie. Va ! Mais si ton bonheur te l' amène aujourd' hui, Souviens-toi que je pleure, et ne le dis qu' à lui. Comme la route au loin se prolonge isolée ! Eh ! Pour qui ces jardins, ce soleil, ces ruisseaux ? Je suis seule, et là-bas, sous de noirs arbrisseaux, La moitié de mon âme est errante et voilée. Mes suppliantes mains voudraient la retenir : J' ai cru respirer l' air qui va nous réunir ! P17 L' avez-vous rencontré, nymphe à la voix plaintive ? L' avez-vous appelé ? S' est-il penché vers vous ? Si son ombre a passé dans votre eau fugitive, Nymphe, rendez-la moi, je l' attends à genoux. Mais jusqu' à l' oublier si vous êtes légère, Mais si vous n' emportez que vous dans l' avenir, Si l' image qui fuit vous devient étrangère, De quoi vous plaignez-vous, nymphe sans souvenir ? Quelle est cette autre enfant sous les saules couchée ? De paisibles rameaux enveloppent son sort ; Comme une jeune fleur dans la mousse cachée, À l' abri des vents, elle dort. L' orage aux traits brûlants ne l' a pas effeuillée ; Loin du monde et du jour lentement éveillée, Un jeune songe à peine ose effleurer ses sens ; Elle rit... qu' offre-t-il à ses voeux caressants ? ... L' avez-vous rencontré, dites, belle ingénue ? Sa voix, qui fait rêver, vous est-elle connue ? Au fond d' un doux sommeil écoutez-vous ses pas ? Non, si vous l' aviez vu vous ne dormiriez pas ! Dormez. Je vous rendrais et pensive et peureuse, Vous diriez : " dès qu' on aime on n' est donc plus heureuse ! " Je ne sais. Pour la paix de vos nuits, de vos jours, Ignorez-le toujours. Mais de nouveaux sentiers s' ouvrent à ma tristesse : Je voudrais tous les suivre, et je n' ose choisir. L' espoir les choisit tous. Oh ! Qu' il a de vitesse ! Il m' appelle partout... où vais-je le saisir ? ... Au pied de la chapelle où serpente le lierre, Courbé par la prière, Un vieillard indigent porte aussi ses douleurs. Allons ! Ses yeux éteints ne verront pas mes pleurs. Comme il prie ! On dirait qu' une lumière heureuse P18 Pour éclairer son front vient d' entr' ouvrir les cieux. On dirait que le jour est rentré dans ses yeux, Ou qu' il bénit tout bas une main généreuse. Dieu ! L' a-t-il rencontré ? Si calme, si content, Presse-t-il un bienfait sur son coeur palpitant ? Est-ce lui qu' il bénit ? Et la voix que j' adore, Dans ce coeur consolé résonne-t-elle encore ? ... Écoutez-moi, mon père, au nom de ce bienfait ! Celui qui vous l' offrit à vous m' a demandée Peut-être ? ... oh ! Que ma main, par la sienne guidée, Joigne son humble offrande au don qu' il vous a fait. Mais, en vous consolant, soupirait-il, mon père ? Déchiré du tourment dont il me désespère, Injuste, mais fidèle, en soupçonnant ma foi, Vous a-t-il dit : " priez et pour elle et pour moi ? " Oui, je sais qu' il est triste, et qu' un accent plus tendre Au malheureux jamais n' a su se faire entendre. Oui, je vais retrouver mon bonheur qu' il troubla, Car mon bonheur, c' est lui, mon père, et le voilà ! IDYL. LES DEUX BERGERES P19 Doris Que fais-tu, pauvre Hélène, au bord de ce ruisseau ? Hélène Je regarde ma vie, en voyant couler l' eau. Son cours languit, Doris ! Il n' aime plus la rive ; Dans nos champs qu' il arrose il roule quelque ennui. Écoute ! Il porte au bois sa musique plaintive ; Et je voudrais au bois me plaindre comme lui. Doris De quoi te plaindrais-tu ? Hélène Je ne saurais le dire. Ce ruisseau paraît calme, et pourtant il soupire. P20 On ne sait trop s' il fuit... s' il cherche... s' il attend... Mais il est malheureux, puisque mon coeur l' entend. Doris Tu rêves. Son cristal est pur, vif et limpide ; On le dirait joyeux de caresser des fleurs. Hélène Pour moi, j' y reconnais une douleur timide : Souvent dans un sourire on devine des pleurs. Toi qui chantes toujours, tu ne peux le comprendre. Ma voix n' a plus d' essor, et j' ai le temps d' apprendre Qu' un chagrin se révèle en soupirant tout bas : Si je pouvais chanter, je ne l' entendrais pas ! Doris S' il parle, il dit au bois que nous sommes jolies, Que s' il a ralenti son cours précipité, C' est qu' il croit voir en toi les grâces recueillies, Et qu' il prend du plaisir à doubler ma beauté. Voilà (je te dis tout) ce qu' un berger m' assure ; Sa parole est sincère ; et, pour preuve, il le jure. Hélène Il le jure. Ah ! Prends garde ! Et si tu veux bien voir, Doris, ne choisis pas un flatteur pour miroir. Doris Si tu savais son nom, tu serais bien honteuse. Hélène Bergère, il est berger ; sa parole est douteuse. P21 Doris Il m' a dit qu' au rivage il tracerait un jour, Pour l' orgueil du ruisseau, mon chiffre et son amour. Hélène L' amour aime à tracer les serments sur le sable ; Un coup de vent répond de sa fidélité. D' une plume légère il compose une fable ; Ses flèches dans nos coeurs gravent la vérité. Doris Oh ! Les tristes leçons ! Du ruisseau qui les donne Troublons les flots jaloux ; qu' ils n' affligent personne ! Hélène Tu peux troubler ses flots, mais non pas les tarir. Quand les jours sont moins purs, cessent-ils de courir? La pierre d' un long cercle a ridé sa surface ; Elle tombe, l' eau roule, et le cercle s' efface. Doris Ô ma chère compagne ! En est-il des beaux jours Comme de ce tableau ? Hélène c' est celui des amours. Doris Mais par une amoureuse et touchante aventure, Lorsque tu le crois seul, errant et malheureux, Il trouve un filet d' eau caché sous la verdure, Et l' emporte gaîment dans son sein amoureux. P22 Hélène Mais il arrive à peine au fond de la vallée. Surpris par le torrent qui l' entraîne à son tour, Il y jette à regret son onde désolée, Et les ruisseaux unis s' y perdent sans retour. Doris Eh bien ! Je n' irai pas jusqu' au torrent, bergère, Donner à leur destin d' inutiles soupirs ; J' irai me regarder à la source légère Qui se livre, naissante, au souffle des zéphyrs. Sur ses rives de mousse et de roseaux parées, Le soir, je conduirai mes brebis altérées. Ainsi, dans l' eau, qui change au caprice des vents, Tu verras tes ennuis, je verrai mes beaux ans. Hélène Oh ! N' abandonne pas nos tranquilles demeures ! Laisse y couler en paix tes innocentes heures ; Ne donne ni tes pas ni tes voeux au hasard ! On se hâte, on s' arrête, on tremble... il est trop tard. Évite le sentier trop voisin de son onde : Il égare, il conduit loin, bien loin du hameau, Dans une solitude isolée et profonde, Où l' eau, comme des pleurs, coule auprès d' un tombeau. Un coeur tendre s' y cache au jour qu' il semble craindre ; Il n' a que ce ruisseau pour l' entendre et le plaindre : Peut-être qu' à lui seul il confie un regret... Doris, ne va jamais surprendre son secret ! IDYL. LA FONTAINE P23 Et moi je n' aime plus la fontaine d' eau vive, Dont la molle fraîcheur m' attirait vers le soir ; Et, comme l' autre été, dormeuse, sur sa rive Je ne vais plus m' asseoir. Dans les saules émus passe-t-elle affaiblie ? Je fuis vers le sentier qui ramène au hameau, Sans oser regarder si du plus jeune ormeau Elle baigne l' écorce et le nom que j' oublie ! Que son cristal mouvant épure les zéphyrs, Que la fleur soit contente en s' y voyant éclore, Qu' un front riant s' admire en son eau qu' il colore, L' eau ne roulera plus au bruit de mes soupirs. Je l' aimais l' autre été, j' aimais tout ! Simple et tendre, Je croyais tout sincère à l' égal de mon coeur : Eh bien ! Comme une voix que j' y venais entendre, À présent tout me semble infidèle et moqueur. P24 Cette murmurante fontaine, Appelant un secret qu' elle ne comprend pas, Semblait me demander ma peine, Et son charme égarait mes pas. Elle est douce à l' oreille : oh ! C' est qu' elle est flatteuse. Une image nouvelle y glisse tous les jours. Elle parle... elle est libre... hélas ! Elle est heureuse ; Mais libre, elle est ingrate et s' échappe toujours. Et moi je n' aime plus la fontaine d' eau vive, Dont la molle fraîcheur m' attirait vers le soir, Et, comme l' autre été, rêveuse, sur sa rive Je ne vais plus m' asseoir. IDYL. UNE JEUNE FILLE ET SA MERE P25 La Jeune Fille Ce jour si beau, ma mère, était-ce un jour de fête ? La Mère Quel jour ? Dors-tu ? D' où vient que tu n' achèves pas ? La Jeune Fille C' est qu' en le rappelant, ma voix tremble et s' arrête ; Je cesse d' en parler pour y penser tout bas... Ce jour donnait des fleurs que je n' avais point vues ; Mille parfums nouveaux sortaient des champs plus verts, Et pour ces douceurs imprévues Les oiseaux plus nombreux inventaient des concerts ; Le soleil répandait comme une autre lumière, P26 Il embrasait le ciel, il brûlait ma paupière, Il éclairait ma vie avec d' autres couleurs... La Mère D' où vient qu' un si beau jour te fait verser des pleurs ? D' où vient que de tes mains s' échappe ton ouvrage ? La Jeune Fille Ma mère, je languis, je n' ai plus de courage. Si vous saviez mon mal, vous pourriez le guérir : Forcez-moi de parler, car j' ai peur de mourir. La Mère Parle-donc ! N' est-ce pas le jour de ta naissance ? Car c' est la fête aussi du maternel séjour. La Jeune Fille Non. Je plaignais alors ceux qu' afflige l' absence, Et Daphnis, au hameau, n' était pas de retour. La Mère Daphnis ! Que fait Daphnis à la nature entière ? De son père à la ville il conduit les troupeaux ; Il a déjà sans doute oublié sa chaumière. La Jeune Fille Non ! Ma mère. C' est lui qui fait les jours si beaux ! La Mère Je l' ai cru pour six mois absent de la contrée. P27 La Jeune Fille Je le craignais aussi, mais il m' a rencontrée. Il arrivait tout seul, j' étais seule à mon tour... Ma mère, quel bonheur ! Daphnis m' a dit bonjour. La Mère Et toi ? La Jeune Fille j' ai dit bonjour, car vous aimez son père. Il a bien des vertus, n' est-il pas vrai, ma mère ? La Mère Et son fils ? La Jeune Fille on dirait que c' est son père enfant. Ce bon vieillard se plaint de n' avoir point de fille : C' est une fleur, dit-il, qui pare une famille. Alors, il me regarde et m' embrasse souvent. La Mère Et son fils ? La Jeune Fille il soutient que l' absence est cruelle... Je le savais ! ... il sait qu' on peut mourir par elle, Qu' à chaque instant du jour il faut en soupirer, Et qu' en chantant surtout on est près de pleurer. " Dans mes ennuis, dit-il, j' ai fait une couronne ; " Elle est fanée, hélas ! Pourtant je te la donne. " Je l' ai sentie alors descendre sur mes yeux, Et je n' y voyais plus ; mais sa voix est si tendre ! Et depuis si longtemps je n' avais pu l' entendre ! Et quand on n' y voit plus, ma mère, on entend mieux. P28 La Mère Qu' a-t-il donc ajouté ? La Jeune Fille que son coeur lui conseille De quitter un vain bruit pour le calme des champs, Pour nos danses du soir, nos fêtes, nos doux chants, Pour retrouver ma voix qui manque à son oreille ; Que son père le plaint et le fait revenir : " Mais, a-t-il dit plus bas, que vais-je devenir ? " Mon père te connaît, il sait donc que je t' aime, " Et moi je ne sais pas si tu penses de même ? " Je n' ai pu le lui dire avant de vous parler, Ma mère, et j' ai senti qu' il fallait m' en aller. La Mère Tu l' as quitté ? La Jeune Fille j' étais tremblante, Je ne pouvais courir. Une joie accablante Me retenait toujours, toujours je m' arrêtais. La Mère Et que répondais-tu ? La Jeune Fille ma mère, j' écoutais. Depuis, pour vous parler, je reste à la chaumière. Daphnis en vain m' attend, je pleure en vain tout bas ; Je ne puis parler la première, Et vous ne me devinez pas ! P29 Je tremble auprès de lui, je tremble ici de même : Nos tourments ne sont pas finis ! Jamais je n' oserai vous dire que je l' aime... La Mère Eh bien ! Je te permets de le dire à Daphnis. ELEGIES L'INQUIETUDE P33 Qu' est-ce donc qui me trouble ? Et qu' est-ce que j' attends ? Je suis triste à la ville, et m' ennuie au village ; Les plaisirs de mon âge Ne peuvent me sauver de la longueur du temps. Autrefois, l' amitié, les charmes de l' étude Remplissaient sans effort mes paisibles loisirs. Oh ! Quel est donc l' objet de mes vagues désirs ? Je l' ignore et le cherche avec inquiétude. Si pour moi le bonheur n' était pas la gaîté, Je ne le trouve plus dans ma mélancolie ; Mais si je crains les pleurs autant que la folie, Où trouver la félicité ? P34 Et vous qui me rendiez heureuse, Avez-vous résolu de me fuir sans retour ? Répondez, ma raison ! Incertaine et trompeuse, M' abandonnerez-vous au pouvoir de l' amour ? ... Hélas ! Voilà le nom que je tremblais d' entendre. Mais l' effroi qu' il inspire est un effroi si doux ! Raison, vous n' avez plus de secret à m' apprendre, Et ce nom, je le sens, m' en a dit plus que vous. ELEGIES LE CONCERT P35 Quelle soirée ! ô dieu ! Que j' ai souffert ! Dans un trouble charmant je suivais l' espérance ; Elle enchantait pour moi les apprêts du concert, Et je devais y pleurer ton absence ! Dans la foule cent fois j' ai cru t' apercevoir ; Mes voeux toujours trahis n' embrassaient que ton ombre ; L' amour me la laissait tout à coup entrevoir, Pour l' entraîner bientôt vers le lieu le plus sombre ! Séduite par mon coeur toujours plus agité, Je voyais dans le vague errer ta douce image, Comme un astre chéri qu' enveloppe un nuage, Par des rayons douteux perce l' obscurité... Et toi ! Que faisais-tu, mon idole chérie, Quand ton absence éternisait le jour ? Quand je donnais tout mon être à l' amour, M' as-tu donné ta rêverie ? P36 As-tu gémi de la longueur du temps ? D' un soir,... d' un siècle écoulé pour attendre ? Non ! Son poids douloureux accable le plus tendre ; Seule, j' en ai compté les heures, les instants : J' ai langui sans bonheur, de moi-même arrachée ; Et toi, tu ne m' as point cherchée ! Mais quoi ! L' impatience a soulevé mon sein, Et, lasse de rougir de ma tendre infortune, Je me dérobe à ce bruyant essaim Des papillons du soir, dont l' hommage importune. L' heure, aujourd' hui si lente à s' écouler pour moi, Ne marche pas encore avec plus de vitesse ; Mais je suis seule au moins, seule avec ma tristesse, Et je trace, en rêvant, cette lettre pour toi, Pour toi, que j' espérais, que j'accuse, que j'aime ! Pour toi, mon seul désir, mon tourment, mon bonheur ! Mais je ne veux la livrer qu' à toi-même, Et tu la liras sur mon coeur. ELEGIES LE BILLET P37 Message inattendu, cache-toi sur mon coeur ! Cache-toi ! Je n' ose te lire. Tu m' apportes l' espoir ; ne fût-il qu' un délire, Je te devrai du moins l' ombre de mon bonheur ! Prolonge dans mon sein ma tendre inquiétude ; Je désire à la fois et crains la vérité : On souffre de l' incertitude, On meurt de la réalité ! Recevoir un billet du volage qu' on aime, C' est presque le revoir lui-même. En te pressant, déjà j' ai cru presser sa main ; En te baignant de pleurs, j' ai pleuré sur son sein ; Et, si le repentir y parle en traits de flamme, En lisant cet écrit je lirai dans son âme, J' entendrai le serment qu' il a fait tant de fois, Et j' y reconnaîtrai jusqu' au son de sa voix. P38 Sous cette enveloppe fragile L' amour a renfermé mon sort... Ah ! Le courage est difficile, Quand on attend d' un mot ou la vie ou la mort. Mystérieux cachet, qui m' offres sa devise, En te brisant rassure-moi : Non, le détour cruel d' une affreuse surprise Ne peut être scellé par toi. Au temps de nos amours je t' ai choisi moi-même ; Tu servis les aveux d' une timide ardeur, Et sous le plus touchant emblême Je vais voir le bonheur. Mais, si tu dois détruire un espoir que j' adore, Amour, de ce billet détourne ton flambeau ; Par pitié ! Sur mes yeux attache ton bandeau, Et laisse-moi douter quelques moments encore ! ELEGIES L'INSOMNIE P39 Je ne veux pas dormir... ô ma chère insomnie, Quel sommeil aurait ta douceur ! L' ivresse qu' il accorde est souvent une erreur, Et la tienne est réelle, ineffable, infinie. Quel calme ajouterait au calme que je sens ? Quel repos plus profond guérirait ma blessure ? Je n' ose pas dormir, non ! Ma joie est trop pure ; Un rêve en distrairait mes sens. Il me rappellerait peut-être cet orage Dont tu sais enchanter jusques au souvenir ; Il me rendrait l' effroi d' un douteux avenir, Et je dois à ma veille une si douce image ! Un bienfait de l' amour a changé mon destin : Oh ! Qu' il m' a révélé de touchantes nouvelles ! Son message est rempli, je n' entends plus ses ailes, J' entends encor : demain, demain ! P40 Berce mon âme en son absence, Douce insomnie, et que l' amour Demain me trouve, à son retour, Riante comme l' espérance ! Pour éclairer l' écrit qu' il laissa sur mon coeur, Sur ce coeur qui tressaille encore, Ma lampe a ranimé sa propice lueur, Et ne s' éteindra qu' à l' aurore. Laisse à mes yeux ravis briller la vérité ; Écarte le sommeil, défends-moi de tout songe : Il m' aime, il m' aime encore ! ô dieu ! Pour quel mensonge Voudrais-je me soustraire à la réalité ? ELEGIES SON IMAGE P41 Elle avait fui de mon âme offensée ; Bien loin de moi je crus l' avoir chassée. Toute tremblante, un jour, elle arriva, Sa douce image, et dans mon coeur rentra. Point n' eus le temps de me mettre en colère, Point ne savais ce qu' elle voulait faire ; Un peu trop tard mon coeur le devina. Sans prévenir, elle dit : " me voilà ! " Ce coeur m' attend. Par l' amour, que j' implore, " Comme autrefois j' y viens régner encore. " Au nom d' amour ma raison se troubla : Je voulus fuir, et tout mon corps trembla ; Je bégayai des plaintes au perfide. Pour me toucher il prit un air timide, Puis à mes pieds, en pleurant, il tomba. J' oubliai tout dès que l' amour pleura. ELEGIES L'IMPRUDENCE P42 Comme une fleur à plaisir effeuillée Pâlit, tombe et s' efface une brillante erreur. Ivre de toi, je rêvais le bonheur : Je rêvais, tu m' as éveillée. Que ce réveil va me coûter de pleurs ! Dans le sein de l' amour pourrai-je les répandre ? Il m' enchaînait à toi par des liens de fleurs ; Tu me forces à les lui rendre. Un seul mot à nos yeux découvre l' avenir ; Un reproche souvent attriste l' espérance. Hélas ! S' il faut rougir d' une tendre imprudence, Toi qui la partageas, devais-tu m' en punir ? Loin de moi va chercher un plus doux esclavage, Va ! De tout mon bonheur j' ai payé ton bonheur. Eh bien ! Pour t' en venger, tu m' as rendu mon coeur, Et tu me l' as rendu brûlant de ton image. P43 Je le reprends ce coeur blessé par toi ! Pardonne à mon imprévoyance : Je lui dois ton indifférence ; Que te faut-il encor pour te venger de moi ? ELEGIES LA PRIERE PERDUE P44 Inexplicable coeur, énigme de toi-même, Tyran de ma raison, de la vertu que j' aime, Ennemi du repos, amant de la douleur, Que tu me fais de mal, inexplicable coeur ! Si l' horizon plus clair me permet de sourire, De mon sort désarmé tu trompes le dessein ; Dans ma sécurité tu ne vois qu' un délire ; D' une vague frayeur tu soulèves mon sein. Si de tes noirs soupçons l' amertume m' oppresse, Si je veux par la suite apaiser ton effroi, Tu demandes du temps, quelques jours, rien ne presse ; J' hésite, tu gémis, je cède malgré moi. Que je crains, ô mon coeur, ce tyrannique empire ! Que d' ennuis, que de pleurs il m' a déjà coûté ! Rappelle-toi ce temps de liberté, Ce bien perdu dont ma fierté soupire. P45 Tu me trahis toujours, et tu me fais pitié. Crois-moi, rends à l' amour un sentiment trop tendre ; Pour ton repos, si tu voulais m' entendre, Tu n' en aurais encor que trop de la moitié ! " Non, dis-tu, non, jamais ! " trop faible esclave, écoute, Écoute ! Et ma raison te pardonne et t' absout : Rends-lui du moins les pleurs ! Tu vas céder sans doute ? Hélas ! Non ! Toujours non ! ô mon coeur ! Prends donc tout. ELEGIES A L'AMOUR P46 Reprends de ce bouquet les trompeuses couleurs, Ces lettres qui font mon supplice, Ce portrait qui fut ton complice ; Il te ressemble, il rit, tout baigné de mes pleurs. Je te rends ce trésor funeste, Ce froid témoin de mon affreux ennui. Ton souvenir brûlant, que je déteste, Sera bientôt froid comme lui. Oh ! Reprends tout. Si ma main tremble encore, C' est que j' ai cru te voir sous ces traits que j' abhorre. Oui, j' ai cru rencontrer le regard d' un trompeur ; Ce fantôme a troublé mon courage timide. Ciel ! On peut donc mourir à l' aspect d' un perfide, Si son ombre fait tant de peur ! Comme ces feux errants dont le reflet égare, La flamme de ses yeux a passé devant moi ; P47 Je rougis d' oublier qu' enfin tout nous sépare ; Mais je n' en rougis que pour toi. Que mes froids sentiments s' expriment avec peine ! Amour... que je te hais de m' apprendre la haine ! Éloigne-toi, reprends ces trompeuses couleurs, Ces lettres, qui font mon supplice, Ce portrait, qui fut ton complice ; Il te ressemble, il rit, tout baigné de mes pleurs ! Cache au moins ma colère au cruel qui t' envoie, Dis que j' ai tout brisé, sans larmes, sans efforts ; En lui peignant mes douloureux transports, Tu lui donnerais trop de joie. Reprends aussi, reprends les écrits dangereux, Où, cachant sous des fleurs son premier artifice, Il voulut essayer sa cruauté novice Sur un coeur simple et malheureux. Quand tu voudras encore égarer l' innocence, Quand tu voudras voir brûler et languir, Quand tu voudras faire aimer et mourir, N' emprunte pas d' autre éloquence. L' art de séduire est là, comme il est dans son coeur ! Va ! Tu n' as plus besoin d' étude. Sois léger par penchant, ingrat par habitude, Donne la fièvre, amour, et garde ta froideur. Ne change rien aux aveux pleins de charmes Dont la magie entraîne au désespoir : Tu peux de chaque mot calculer le pouvoir, Et choisir ceux encore imprégnés de mes larmes... Il n' ose me répondre, il s' envole... il est loin. Puisse-t-il d' un ingrat éterniser l' absence ! Il faudrait par fierté sourire en sa présence : J' aime mieux souffrir sans témoin. P49 Il ne reviendra plus, il sait que je l' abhorre ; Je l' ai dit à l' amour, qui déjà s' est enfui. S' il osait revenir, je le dirais encore : Mais on aproche, on parle... hélas ! Ce n' est pas lui ! ELEGIES LES LETTRES Hélas ! Que voulez-vous de moi, Lettres d' amour, plaintes mystérieuses, Vous dont j' ai repoussé longtemps avec effroi Les prières silencieuses ? Vous m' appelez... je rêve, et je cherche, en tremblant, Sur mon coeur une clef qui jamais ne s' égare : D' un éclair l' intervalle à présent nous sépare, Mais cet intervalle est brûlant ! Je n' ose respirer ! Triste sans amertume, Au passé, malgré moi, je me sens réunir : Las d' oppresser mon sein, l' ennui qui me consume Va m' attendre dans l' avenir. Je cède ! Prends sa place, ô délirante joie ! Laisse fuir la douleur, cache-moi l' horizon : Elle t' abandonne sa proie, Je t' abandonne ma raison ! P50 Oui, du bonheur vers moi l' ombre se précipite : De ce pupitre ouvert l' amour s' échappe encor. Où va mon âme ? ... elle me quitte ! Plus prompte que ma vue, elle atteint son trésor ! Il est là ! ... toujours là, sous vos feuilles chéries, Frêles garants d' une éternelle ardeur ! Unique enchantement des tristes rêveries Où m' égare mon coeur ! De sa pensée, échos fidèles, De ses voeux, discrets monuments, L' amour, qui l' inspirait, a dépouillé ses ailes Pour tracer vos tendres serments. Soulagement d' un coeur, et délices de l' autre, Ingénieux langage et muet entretien, L' empire de l' absence est détruit par le vôtre ; Je vous lis, mon regard est fixé sur le sien ! Ne renfermez-vous pas la promesse adorée Qu' il n' aimera que moi... qu' il aimera toujours ? ... Cette fleur qu' il a respirée, Ce ruban qu' il porta deux jours ? Comme la volupté que j' ai connue à peine, La fleur exhale encore un parfum ravissant ; N' est-ce pas sa brûlante haleine ? N' est-ce pas de son âme un souffle caressant ? Du ruban qu' il m' offrit que la couleur est belle ! Le ciel n' a pas un bleu plus pur : Non, des cieux le voile d' azur Ne me charmerait pas comme elle ! Qu' ai-je lu ? ... le voilà son éternel adieu ! Je touchais au bonheur, il m' en a repoussée. En appelant l' espoir, ma langue s' est glacée, Et ma froide compagne est rentrée en ce lieu ! P52 Ô constante douleur ! Sombre comme la haine, Vous voilà de retour ! Prenez votre victime, et rendez-lui sa chaîne ; Moi, je vous rends un coeur encor tremblant d' amour ! ELEGIES LA NUIT D'HIVER Qui m' appelle à cette heure et par le temps qu' il fait ? C' est une douce voix, c' est la voix d' une fille. Ah ! Je te reconnais, c' est toi, muse gentille ! Ton souvenir est un bienfait. Inespéré retour ! Aimable fantaisie ! Après un an d' exil qui t' amène vers moi ? Je ne t' attendais plus, aimable poésie ; Je ne t' attendais plus, mais je rêvais à toi. Loin du réduit obscur où tu viens de descendre, L' amitié, le bonheur, la gaieté, tout a fui. Ô ma muse ! Est-ce toi que j' y devais attendre ? Il est fait pour les pleurs et voilé par l' ennui. Ce triste balancier, dans son bruit monotone, Marque d' un temps perdu l' inutile lenteur ; Et j' ai cru vivre un siècle, enfin, quand l' heure sonne Vide d' espoir et de bonheur. P53 L' hiver est tout entier dans ma sombre retraite : Quel temps as-tu daigné choisir ? Que doucement par toi j' en suis distraite ! Oh ! Quand il nous surprend, qu' il est beau le plaisir ! D' un foyer presque éteint la flamme salutaire Par intervalle encor trompe l' obscurité ; Si tu veux écouter ma plainte solitaire, Nous causerons à sa clarté. Petite muse, autrefois vive et tendre, Dont j' ai perdu la trace au temps de mes malheurs, As-tu quelque secret pour charmer les douleurs ? Viens ! Nul autre que toi n' a daigné me l' apprendre. Écoute ! Nous voilà seules dans l' univers, Naïvement je vais tout dire : J' ai rencontré l' amour, il a brisé ma lyre ; Jaloux d' un peu de gloire, il a brûlé mes vers. " Je t' ai chanté, lui dis-je, et ma voix, faible encore, Dans ses premiers accents parut juste et sonore. Pourquoi briser ma lyre ? Elle essayait ta loi. Pourquoi brûler mes vers ? Je les ai faits pour toi. Si des jeunes amants tu troubles le délire, Cruel, tu n' auras plus de fleurs dans ton empire ; Il en faut à mon âge, et je voulais, un jour, M' en parer pour te plaire, et te les rendre, amour ! " Déjà je te formais une simple couronne, Fraîche, douce en parfums. Quand un coeur pur la donne, Peux-tu la dédaigner ? Je te l' offre à genoux ; Souris à mon orgueil et n' en sois point jaloux. Je n' ai jamais senti cet orgueil pour moi-même, Mais il dit mon secret, mais il prouve que j' aime. Eh bien ! Fais le partage en généreux vainqueur : P54 Amour, pour toi la gloire, et pour moi le bonheur. C' est un bonheur d' aimer, c' en est un de le dire. Amour, prends ma couronne, et laisse-moi ma lyre ; Prends mes voeux, prends ma vie ; enfin, prends tout, cruel ! Mais laisse-moi chanter au pied de ton autel. " Et lui : " non, non ! Ta prière me blesse ; Dans le silence, obéis à ma loi : Tes yeux en pleurs, plus éloquents que toi, Révèleront assez ma force et ta faiblesse. " Muse, voilà le ton de ce maître si doux. Je n' osai lui répondre, et je versai des larmes. Je sentis ma blessure, et je maudis ses armes. Pauvre lyre ! Je fus muette comme vous ! L' ingrat ! Il a puni jusques à mon silence. Lassée enfin de sa puissance, Muse, je te redonne et mes voeux et mes chants. Viens leur prêter ta grâce, et rends-les plus touchants. Mais tu pâlis, ma chère, et le froid t' a saisie ! C' est l' hiver qui t' opprime et ternit tes couleurs. Je ne puis t' arrêter, charmante poésie ! Adieu ! Tu reviendras dans la saison des fleurs. ELEGIES L'INCONSTANCE P55 Inconstance, affreux sentiment, Je t' implorais, je te déteste ! Si d' un nouvel amour tu me fais un tourment, N' est-ce pas ajouter au tourment qui me reste ? Pour me venger d' un cruel abandon, Offre un autre secours à ma fierté confuse. Tu flattes mon orgueil, tu séduis ma raison ; Mais mon coeur est plus tendre, il échappe à ta ruse. Oui, prête à m' engager en de nouveaux liens, Je tremble d' être heureuse, et je verse des larmes ; Oui, je sens que mes pleurs avaient pour moi des charmes, Et que mes maux étaient mes biens. Qu' il m' était cher ! Que je l' aimais ! Que par un doux empire il m' avait asservie ! Ah ! Je devais l' aimer toute ma vie, Ou ne le voir jamais ! P56 Que méchamment il m' a trompée ! Se peut-il que son âme en fût préoccupée, Quand je donnais à son bonheur Tous les battements de mon coeur ! Dieu ! Comment se peut-il qu' une bouche si tendre Par un charme imposteur égare la vertu ? Si ce n' est dans l' amour, où pouvait-il le prendre, Quand il disait : " je t' aime ! M' aimes-tu ? " Ô fatale inconstance ! ô tourment de mon âme ! Qu' as-tu fait de la sienne, et qu' as-tu fait de moi ? Non, ce n' est pas l' amour, ce n' est pas lui, c' est toi Qui de nos jours heureux as désuni la flamme... Si tu m' as vue un jour me troubler à ta voix, C' est que tu l' imitais, cet accent que j' adore : Oui, cet accent me trouble encore, Et mon coeur fut créé pour n' aimer qu' une fois. ELEGIES ELEGIE TOI QUI P57 Toi qui m' as tout repris jusqu' au bonheur d' attendre, Tu m' as laissé pourtant l' aliment d' un coeur tendre, L' amour ! Et ma mémoire où se nourrit l' amour. Je lui dois le passé ; c' est presque ton retour ! C' est là que tu m' entends, c' est là que je t' adore, C' est là que sans fierté je me révèle encore. Ma vie est dans ce rêve où tu ne fuis jamais ; Il a ta voix, ta voix ! Tu sais si je l' aimais ! C' est là que je te plains ; car plus d' une blessure, Plus d' une gloire éteinte a troublé, j' en suis sûre, Ton coeur si généreux pour d' autres que pour moi : Je t' ai senti gémir ; je pleurais avec toi ! Qui donc saura te plaindre au fond de ta retraite, Quand le cri de ma mort ira frapper ton sein ? Tu t' éveilleras seul dans la foule distraite, Où des amis d' un jour s' entr' égare l' essaim ; P58 Tu n' y sentiras plus une âme palpitante Au bruit de tes malheurs, de tes moindres revers. Ta vie, après ma mort, sera moins éclatante ; Une part de toi-même aura fui l' univers. Il est doux d' être aimé ! Cette croyance intime Donne à tout on ne sait quel air d' enchantement ; L' infidèle est content des pleurs de sa victime ; Et, fier, aux pieds d' une autre il en est plus charmant. Mais je n' étouffe plus dans mon incertitude : Nous mourrons désunis, n' est-ce pas ? Tu le veux ! Pour t' oublier, viens voir ! ... qu' ai-je dit ? Vaine étude, Où la nature apprend à surmonter ses cris, Pour déguiser mon coeur, que m' avez-vous appris ? La vérité s' élance à mes lèvres sincères ; Sincère, elle t' appelle, et tu ne l' entends pas ! Ah ! Sans t' avoir troublé qu' elle meure tout bas ! Je ne sais point m' armer de froideurs mensongères : Je sais fuir ; en fuyant on cache sa douleur, Et la fatigue endort jusqu' au malheur. Oui, plus que toi l' absence est douce aux coeurs fidèles : Du temps qui nous effeuille elle amortit les ailes ; Son voile a protégé l' ingrat qu' on veut chérir : On ose aimer encore, on ne veut plus mourir. ELEGIES A DELIE DU GOUT DES VERS P59 Du goût des vers pourquoi me faire un crime ? Leur prestige est si doux pour un coeur attristé ! Il ôte un poids au malheur qui m' opprime ; Comme une erreur plus tendre, il a sa volupté. Légère, libre encor, d' hommages entourée, Dans les plaisirs coulent vos heureux jours, Et, paisiblement adorée, Vous riez avec les amours. Ah ! Loin de la troubler, qu' ils charment votre vie ! Que pour vous le printemps soit prodigue de fleurs, Que tout prenne à vos yeux ses brillantes couleurs ! Riez, riez toujours, ô volage Délie ! Abandonnez vos nuits aux songes les plus doux ; Qu' ils soient de vos beaux jours une glace fidèle ! À force de bonheur soyez encor plus belle, Et qu' au réveil l' amour vous le dise à genoux ! Mais quoi ! Si vous trouviez un rebelle à vos Charmes, P60 Après mille serments s' il trahissait vos voeux, La douce flamme de vos yeux S' éteindrait bientôt dans les larmes. Vous sentiriez alors le besoin de rêver, De livrer au hasard votre marche incertaine, De ralentir vos pas au bruit d' une fontaine, Et de pleurer les maux que je viens d' éprouver. N' enviez plus à votre amie Un plaisir aussi douloureux : Ravir la plainte aux malheureux, C' est leur dire : quittez la vie ! Quand je vous vois disputer au miroir De fraîcheur et de grâce avec les fleurs que j' aime, Quand je vous y vois prendre en secret, pour vous-même, Tout le plaisir que l' on goûte à vous voir, M' entendez-vous, ô ma chère Délie, Vous reprocher un passe-temps si doux ? Non ! Je deviens moins sombre en vous voyant jolie ; Je pardonne à l' amour, je lui souris pour vous. Mais si de la gaîté la parure est l' emblême, Elle donne un éclat plus triste à la pâleur : À la beauté brillante il faut un diadème, Il faut un voile à la douleur. De ce lis embaumé, qui pour vous vient d' éclore, Couronnez votre front charmant ; Mon front, que l' ennui décolore, Doit se pencher sans ornement. Du sort qui m' enchantait la fatale inconstance De ma jeunesse a flétri l' espérance ; Un orage a courbé le rameau délicat, Et mes vingt ans passeront sans éclat : Je les donne à la solitude ; P61 Je donne aux muses mes loisirs. L' art de plaire fait votre étude, L' art d' aimer fera mes plaisirs. Mais non ! Je l' oublierai cet art, ce don funeste Qui servit à l' amour quand il forma mon coeur. Non ! Ce présent des cieux ne fait pas le bonheur ; C' est pourtant le seul qui me reste ! Le monde où vous régnez me repoussa toujours. Il méconnut mon âme à la fois douce et fière, Et d' un froid préjugé l' invincible barrière Au froid isolement condamna mes beaux jours. L' infortune m' ouvrit le temple de Thalie, L' espoir m' y prodigua ses riantes erreurs ; Mais je sentis parfois couler mes pleurs, Sous le bandeau de la folie. Dans ces jeux où l' esprit nous apprend à charmer, Le coeur doit apprendre à se taire ; Et lorsque tout nous ordonne de plaire, Tout nous défend d' aimer. Oh ! Des erreurs du monde inexplicable exemple, Charmante muse, objet de mépris et d' amour, Le soir on vous honore au temple, Et l' on vous dédaigne au grand jour. Je n' ai pu supporter ce bizarre mélange De triomphe et d' obscurité, Où l' orgueil insultant nous punit et se venge D' un éclair de célébrité. Trop sensible au mépris, de gloire peu jalouse, Blessée au coeur d' un trait dont je ne puis guérir, Sans prétendre aux doux noms et de mère et d' épouse Il me faut donc mourir ! Mais vous qui connaissez mon âme toujours pure, Qui gémissez pour moi des caprices du sort, P62 Vous qui savez, hélas ! Qu' en ma retraite obscure Il me poursuit encor, Faites grâce, du moins, à l' innocent délire Qui m' apprend, sans effort, à moduler des vers. Seule, je suis pourtant moins seule avec ma lyre : Quelqu' un m' entend, me plaint, dans l' univers. ELEGIES A DELIE PAR UN BADINAGE P63 Par un badinage enchanteur, Vous aussi, vous m' avez trompée ! Vous m' avez fait embrasser une erreur : Légère comme vous, elle s' est échappée. Pour me guérir du mal qu' amour m' a fait, Vous avez abusé de votre esprit aimable ; Et je vous trouverais coupable, Si je pouvais en vous trouver rien d' imparfait. Je l' ai vu cet amant si discret et si tendre, J' ai suivi son maintien, son silence, sa voix. Ai-je pu m' abuser sur l' objet de son choix ? Ses regards vous parlaient, et j' ai su les entendre. Mon coeur est éclairé, mais il n' est point jaloux. J' ai lu ces vers charmans où son âme respire ; C' est l' amour qui l' inspire, Et l' inspire pour vous. Pour vous aussi je veux être la même. P64 Non, vous n' inspirez pas un sentiment léger : Que ce soit d' amitié, d' amour, que l' on vous aime, Le coeur qui vous aima ne peut jamais changer. Laissez-moi ma mélancolie ; Je la préfère à l' ivresse d' un jour : On peut rire avec la folie, Mais il n' est pas prudent de rire avec l' amour. Laissez-moi fuir un danger plein de charmes, Ne m' offrez plus un coeur qui n' est qu' à vous : Le badinage le plus doux Finit quelquefois par les larmes. Mais je n' ai rien perdu : la tranquille amitié Redeviendra bientôt le charme de ma vie. Je renonce à l' amant, et je garde une amie : C' est du bonheur la plus douce moitié. ELEGIES A DELIE OUI ! CETTE PL. P65 Oui ! Cette plainte échappe à ma douleur : Je le sens, vous m' avez perdue. Vous avez, malgré moi, disposé de mon coeur, Et du vôtre jamais je ne fus entendue. Ah ! Que vous me faites haïr Cette feinte amitié qui coûte tant de larmes ! Je n' étais point jalouse de vos charmes, Cruelle ! De quoi donc vouliez-vous me punir ? Vos succès me rendaient heureuse ; Votre bonheur me tenait lieu du mien ; Et quand je vous voyais attristée ou rêveuse, Pour vous distraire encor j' oubliais mon chagrin. Mais ce perfide amant dont j' évitais l' empire, Que vous avez instruit dans l' art de me séduire, Qui trompa ma raison par des accents si doux, Je le hais encor plus que vous. P66 Par quelle cruauté me l' avoir fait connaître ! Par quel affreux orgueil voulut-il me charmer ? Ah ! Si l' ingrat ne peut aimer, À quoi sert l' amour qu' il fait naître ? Je l' ai prévu, j' ai voulu fuir : L' amour jamais n' eut de moi que des larmes. Vous avez ri de mes alarmes, Et vous riez encor quand je me sens mourir ! Grâce à vous, j' ai perdu le repos de ma vie : Votre imprudence a causé mon malheur, Et vous m' avez ravi jusques à la douceur De pleurer avec mon amie ! Laissez-moi seule avec mon désespoir ; Vous ne pouvez me plaindre ni m' entendre ; Vous causez la douleur, sans même la comprendre : À quoi me servirait de vous la laisser voir ? Victime d' un amant, par vous-même trahie, J' abhorre l' amitié, je la fuis sans retour, Et je vois, à sa perfidie, Que l' ingrate est soeur de l' amour. ELEGIES LE SOUVENIR P67 À Monsieur le dr Alibert Votre main bienfaisante et sûre A fermé plus d' une blessure. Partout votre art consolateur Semble porter la vie et chasser la douleur. Hélas ! Il en est une à vos secours rebelle, Et je dois mourir avec elle. Je n' ai pas d' autre mal, mais il fera mon sort. Jugez si ce mal est extrême ! Je le crois, pour votre art lui-même, Plus invincible que la mort. Son empire est au coeur, ses tourments sont à l' âme Ses effets sont des pleurs, sa cause est une flamme Qui dévore en secret l' espoir de l' avenir ; Et ce mal est un souvenir. ELEGIES LA SEPARATION P68 Il est fini ce long supplice ! Je t' ai rendu tes sermens et ta foi, Je n' ai plus rien à toi. Quel douloureux effort ! Quel entier sacrifice ! Mais, en brisant les plus aimables noeuds, Nos coeurs toujours unis semblent toujours s' entendre ; On ne saura jamais lequel fut le plus tendre, Ou le plus malheureux. À t' oublier c' est l' honneur qui m' engage, Tu t' y soumets, je n' ai plus d' autre loi. Ô toi qui m' as donné l' exemple du courage, Aimais-tu moins que moi ? Va ! Je te plains autant que je t' adore ; Je t' ai permis de trahir tes amours, Mais moi, pour t' adorer, je serai libre encore ; Je veux l' être toujours. P70 Adieu ! ... mon âme se déchire ! Ce mot que, dans mes pleurs, je n' ai pu prononcer, Adieu ! Ma bouche encor n' oserait te le dire, Et ma main vient de le tracer. ELEGIES LA PROMENADE D'AUTOMNE Te souvient-il, ô mon âme, ô ma vie, D' un jour d' automne et pâle et languissant ? Il semblait dire un adieu gémissant Aux bois qu' il attristait de sa mélancolie. Les oiseaux dans les airs ne chantaient plus l' espoir ; Une froide rosée enveloppait leurs ailes, Et, rappelant au nid leurs compagnes fidèles, Sur des rameaux sans fleurs ils attendaient le soir. Seule, je m' éloignais d' une fête bruyante, Je fuyais tes regards, je cherchais ma raison. Mais la langueur des champs, leur tristesse attrayante, À ma langueur secrète ajoutaient leur poison. Sans but et sans espoir suivant ma rêverie, Je portais au hasard un pas timide et lent. L' amour m' enveloppa de ton ombre chérie, Et, malgré la saison, l' air me parut brûlant. Je voulais, mais en vain, par un effort suprême, En me sauvant de toi, me sauver de moi-même. P71 Mon oeil voilé de pleurs, à la terre attaché, Par un charme invincible en fut comme arraché. À travers les brouillards, une image légère Fit palpiter mon sein de tendresse et d' effroi ; Le soleil reparaît, l' environne, l' éclaire, Il entr' ouvre les cieux... tu parus devant moi. Je n' osai te parler ; interdite, rêveuse, Enchaînée et soumise à ce trouble enchanteur, Je n' osai te parler : pourtant j' étais heureuse ; Je devinai ton âme, et j' entendis mon coeur. Mais quand ta main pressa ma main tremblante, Quand un frisson léger fit tressaillir mon corps, Quand mon front se couvrit d' une rougeur brûlante, Dieu ! Qu' est-ce donc que je sentis alors ? J' oubliai de te fuir, j' oubliai de te craindre, Pour la première fois ta bouche osa se plaindre, Ma douleur à la tienne osa se révéler, Et mon âme vers toi fut prête à s' exhaler ! Il m' en souvient ! T' en souvient-il, ma vie, De ce tourment délicieux, De ces mots arrachés à ta mélancolie : " Ah ! Si je souffre, on souffre aux cieux ! " Des bois nul autre aveu ne troubla le silence. Ce jour fut de nos jours le plus beau, le plus doux ; Prêt à s' éteindre enfin il s' arrêta sur nous, Et sa fuite à mon coeur présagea ton absence ! L' âme du monde éclaira notre amour ; Je vis ses derniers feux mourir sous un nuage ; Et dans nos coeurs brisés, désunis sans retour, Il n' en reste plus que l' image. ELEGIES ELEGIE IL FAIT NUIT P72 Il fait nuit : le vent souffle et passe dans ma lyre ; Ma lyre tristement s' éveille auprès de moi : On dirait qu' elle pleure un tourment, un délire, On dirait qu' elle essaie à se plaindre de toi, De toi, qu' elle appelait pour m' aider à t' attendre, Qui la rendis si vraie, et par malheur si tendre ! Car tu ne peux ravir à ses accords touchants Ton nom, toujours ton nom, qui courait dans mes chants. Elle ne le dit plus ce nom doux et sonore, Elle ne le dit plus, elle le pleure encore ! Combien elle a frémi, combien elle a chanté, Sous les prompts battements de mon coeur agité, Alors que, dans l' orgueil des amantes aimées, Je confiais mon âme aux cordes animées ! Je croyais que les cieux ne donnaient tant d' amour, Que pour en pénétrer une autre âme à son tour ! Ah ! J' aurais dû mourir, doucement endormie, Dans cette erreur charmante où j' étais ton amie. Devrait-on s' éveiller de ces rêves confus, Pour y penser toujours, et pour n' y croire plus ! ELEGIES LES REGRETS P73 J' ai tout perdu ! Mon enfant par la mort, Et dans quel temps ! Mon ami par l' absence, Je n' ose dire, hélas ! Par l' inconstance ; Ce doute est le seul bien que m' ait laissé le sort. Mais cet enfant, cet orgueil de mon âme, Je ne le devrai plus qu' aux erreurs du sommeil ; De ses beaux yeux j' ai vu mourir la flamme, Fermés par le repos qui n' a point de réveil. Tu t' es enfui, doux trésor d' une mère, Gage adoré de mes tristes amours ; Tes beaux yeux, en s' ouvrant un jour à la lumière, Ont condamné les miens à te pleurer toujours. À mes transports tu venais de sourire, Mes bras tremblants entouraient ton berceau ; Le sommeil me surprit dans cet heureux délire... Je m' éveillai sur un tombeau. P74 C' est ici, sous ces fleurs, qu' il m' attend, qu' il repose ; C' est ici que mon coeur se consume avec lui. Amour, plains-tu les maux où ton délire expose ? Non ! Tu nous fuis, ingrat, quand le bonheur a fui. ELEGIES LA DOULEUR P75 Sombre douleur, dégoût du monde, Fruit amer de l' adversité, Où l' âme anéantie, en sa chute profonde, Rêve à peine à l' éternité, Soulève ton poids qui m' opprime, Dieu l' ordonne ; un moment laisse-moi respirer. Ah ! Si le désespoir à ses yeux est un crime, Laisse-moi donc la force d' espérer ! Si dès mes jeunes ans j' ai repoussé la vie, Si la mélancolie enveloppa mes jours, Si l' amitié, si les amours, M' ont attristée autant qu' ils m' avaient asservie, Si déjà mon printemps n' est qu' un froid souvenir, Si la mort a soufflé sur une jeune flamme Qui vient, en s' éteignant, d' éteindre aussi mon âme, Laisse-moi vivre au moins dans un autre avenir ! P76 Laisse-moi respirer, désespoir d' une mère ! Dieu l' ordonne, Dieu parle à mon coeur éperdu. " Suis mon arrêt, dit-il, reste encor sur la terre. " S' il ne venait de Dieu, serait-il entendu ? Mais, vers l' éternité quand cette âme brûlante S' envolera, baignée encor de pleurs, Délivrée à jamais d' une chaîne accablante, Je reverrai mon fils : quel prix de mes douleurs ! Ô dieu ! Quand de mon fils sonna l' heure suprême, Un doute affreux ne m' a pas fait frémir : Non ! Cet être charmant, au sein de la mort même N' a fait que s' endormir. ELEGIES LE PRESSENTIMENT P77 C' est en vain que l' on nomme erreur Cette secrète intelligence, Qui, portant la lumière au fond de notre coeur, Sur des maux ignorés nous fait gémir d' avance. C' est l' adieu d' un bonheur prêt à s' évanouir ; C' est un subit effroi dans une âme paisible ; Enfin, c' est pour l' être sensible Le fantôme de l' avenir. Pressentiment, dont j' éprouvai l' empire, Oh ! Qui peut résister à tes vagues douleurs ? Encore enfant, tu m' as coûté des pleurs, Et de mon front joyeux tu chassas le sourire. Oui, je t' ai vu, couvert d' un voile noir, Aux plus beaux jours de mon jeune âge ; Tu formas le premier nuage P78 Qui des beaux jours lointains enveloppa l' espoir. Tout m' agitait encor d' une innocente ivresse ; Tout brillait à mes yeux des plus vives couleurs, Et je voyais la riante jeunesse Accourir en dansant pour me jeter des fleurs... Au sein de mes chères compagnes Courant dans les vertes campagnes, Frappant l' air de nos doux accents, Qui pouvait attrister mes sens ? Comme les fauvettes légères Se rassemblent dans les bruyères, La saison des fleurs et des jeux Rassemblait notre essaim joyeux. Un jour dans ces jeux pleins de charmes, Je cessai tout à coup de trouver le bonheur : J' ignorais qu' il fût une erreur, Et pourtant je versai des larmes ! En revenant je ralentis mes pas, Je remarquai du jour le feu prêt à s' éteindre, Sa chute à l' horizon, qu' il regrettait d' atteindre ; Mes compagnes dansaient... moi, je ne dansai pas. Un mois après, j' errai dans ce lieu solitaire. Hélas ! Ce n' était plus pour y chercher des fleurs : La mort m' avait appris le secret de mes pleurs, Et j' étais seule au tombeau de ma mère ! ELEGIES ELEGIE J'ETAIS A TOI P79 J' étais à toi peut-être avant de t' avoir vu. Ma vie, en se formant, fut promise à la tienne ; Ton nom m' en avertit par un trouble imprévu ; Ton âme s' y cachait pour éveiller la mienne. Je l' entendis un jour et je perdis la voix ; Je l' écoutai longtemps, j' oubliai de répondre ; Mon être avec le tien venait de se confondre : Je crus qu' on m' appelait pour la première fois. Savais-tu ce prodige ? Eh bien, sans te connaître, J' ai deviné par lui mon amant et mon maître, Et je le reconnus dans tes premiers accents, Quand tu vins éclairer mes beaux jours languissants. Ta voix me fit pâlir, et mes yeux se baissèrent. Dans un regard muet nos âmes s' embrassèrent ; Au fond de ce regard ton nom se révéla, Et sans le demander j' avais dit : " le voilà ! " Dès lors il ressaisit mon oreille étonnée ; Elle y devint soumise, elle y fut enchaînée. P80 J'exprimais par lui seul mes plus doux sentiments; Je l' unissais au mien pour signer mes serments. Je le lisais partout, ce nom rempli de charmes, Et je versais des larmes. D' un éloge enchanteur toujours environné, À mes yeux éblouis il s' offrait couronné. Je l'écrivais... bientôt je n' osai plus l'écrire, Et mon timide amour le changeait en sourire. Il me cherchait la nuit, il berçait mon sommeil, Il résonnait encore autour de mon réveil: Il errait dans mon souffle, et, lorsque je soupire, C'est lui qui me caresse et que mon coeur respire. Nom chéri! Nom charmant ! Oracle de mon sort! Hélas ! Que tu me plais, que ta grâce me touche! Tu m' annonças la vie, et, mêlé dans la mort, Comme un dernier baiser tu fermeras ma bouche. ELEGIES ELEGIE JE M'IGNORAIS P81 Je m' ignorais encor, je n' avais pas aimé. L' amour ! Si ce n' est toi, qui pouvait me l' apprendre ? À quinze ans, j' entrevis un enfant désarmé ; Il me parut plus folâtre que tendre : D' un trait sans force il effleura mon coeur ; Il fut léger comme un riant mensonge ; Il offrait le plaisir, sans parler de bonheur ; Il s' envola. Je ne perdis qu' un songe. Je l' ai vu dans tes yeux cet invincible amour, Dont le premier regard trouble, saisit, enflamme, Qui commande à nos sens, qui s' attache à notre âme Et qui l' asservit sans retour. Cette félicité suprême, Cet entier oubli de soi-même, Ce besoin d' aimer pour aimer, Et que le mot amour semble à peine exprimer, P83 Ton coeur seul le renferme, et le mien le devine ; Je sens à tes transports, à ma fidélité, Qu' il veut dire à la fois, bonheur, éternité, Et que sa puissance est divine. ELEGIES ELEGIE MA SOEUR, Ma soeur, il est parti ! Ma soeur il m' abandonne ! Je sais qu' il m' abandonne, et j' attends, et je meurs, Je meurs. Embrasse-moi, pleure pour moi... pardonne... Je n' ai pas une larme, et j' ai besoin de pleurs. Tu gémis ! Que je t' aime ! Oh ! Jamais le sourire Ne te rendit plus belle aux plus beaux de nos jours. Tourne vers moi les yeux, si tu plains mon délire ; Si tes yeux ont des pleurs, regarde-moi toujours ; Mais retiens tes sanglots. Il m' appelle, il me touche, Son souffle en me cherchant vient d' effleurer ma bouche. Laisse, tandis qu' il brûle et passe autour de nous, Laisse-moi reposer mon front sur tes genoux. Écoute ! Ici, ce soir, à moi-même cachée, Je ne sais quelle force attirait mon ennui : Ce n' était plus son ombre à mes pas attachée, Oh ! Ma soeur, c' était lui... P84 Il parlait, et ma vie était près de s' éteindre. L' étonnement, l' effroi, ce doux effroi du coeur, M' enchaînait devant lui. Je l' écoutais se plaindre, Et, mourante pour lui, je plaignais mon vainqueur... Hélas ! Qu' avait-il fait alors pour me déplaire ? Il gémissait, me cherchait comme toi. Non, je n' avais plus de colère, Il n' était plus coupable, il était devant moi. Sais-tu ce qu' il m' a dit ? Des reproches... des larmes... Il sait pleurer, ma soeur ! Ô dieu ! Que sur son front la tristesse a de charmes ! Que j' aimais de ses yeux la brûlante douceur ! Sa plainte m' accusait ; le crime... je l' ignore : J' ai fait pour l' expliquer des efforts superflus. Ces mots seuls m' ont frappée, il me les crie encore : " Je ne te verrai plus ! " Et je l' ai laissé fuir, et ma langue glacée A murmuré son nom qu' il n' a pas entendu ; Et sans saisir sa main ma main s' est avancée, Et mon dernier adieu dans les airs s' est perdu. ELEGIES ELEGIE QUOI ! LES FLOTS P85 Quoi ! Les flots sont calmés, et les vents sans colère Aplanissent la route où je vais m' égarer ! J' ai vu briller le phare, et l' onde qui s' éclaire Double l' affreux signal qui doit nous séparer ! ... Emmenez-moi, ma soeur. Dans votre sein cachée, Comme une pâle fleur de sa tige arrachée, Sauvez-moi de ces lieux. Dites : " c' est sans retour ! " Cet effort finira ma vie ou mon amour. Emportez ma douleur loin de lui, loin du monde ; Loin de moi, s' il se peut, ma soeur, emportez-moi ! Mais la nuit qui nous couvre est-elle assez profonde ? Oh ! Non. Les flots, le ciel tout me remplit d' effroi. Est-il temps de mourir ? Et lui, lui que j' adore, Ne puis-je, en le fuyant, vous le nommer encore ? Ne puis-je de sa voix appeler la douceur ? Ne puis-je le revoir ? ... non ! Sauvez-moi, ma soeur. P86 Mon mal est dans sa vue, et lorsque j' y succombe, Mon mal doit vous toucher ; ce n' est pas le remord. Cachez-moi dans vos bras, dans la nuit, dans la tombe : Je demande à le fuir, je ne crains plus la mort. Venez ! S' il descendait sur la plage déserte, Un charme sur mes pas attirerait ses pas : Prête à me confier à la vague entr' ouverte, Je lui dirais adieu... je ne partirais pas. Il sait tout. ô ma soeur ! Il demandait mon âme. Nos regards se parlaient malgré nous confondus. Tout baignés de tristesse, et de pleurs et de flamme, Dans ses regards si doux les miens se sont perdus. Et je fuis ! Et des cieux la pitié m' abandonne ! Je ne les verrai plus, ils étaient dans ses yeux. Si tu voyais ses yeux ! Oh ! L' ange qui pardonne Doit regarder ainsi quand il ouvre les cieux ! J' étais seule avec lui, j' écoutais son silence. L' heure, une fois pour nous, perdit sa vigilance. Contre un penchant si vrai, si longtemps combattu, Ma soeur, je n' avais plus d' appui que sa vertu. Pour arracher mon coeur à sa peine chérie Et distraire du sien la sombre rêverie, Je cherchais le secours de ces accords puissants Qui de plus d' un orage avaient calmé ses sens. J' essayais d' une main faible et mal assurée, Cet art consolateur d' une âme déchirée ; Je disputais son âme à ses vagues désirs ; Je ramenais le temps de nos plus doux loisirs ; Son sourire trompait ma crédule espérance, Et j' unissais ainsi la ruse à l' innocence. P87 Dieu ! Que je m' abusais à ce calme trompeur ! Pour la première fois son regard me fit peur, De ma gaîté timide il détruisit les charmes, Et ma voix s' éteignit dans un torrent de larmes. " Non ! Dit-il, non, jamais tu n' as connu l' amour ! " J' ai voulu me sauver... il pleurait à son tour ; J' ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante : Ma soeur, elle est encor sur sa bouche brûlante. Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! De lointaines clameurs Appellent au rivage une barque tardive. De l' écho du rocher que la voix est plaintive ! Répondez-lui pour moi, je vous suivrai... je meurs. ELEGIES ELEGIE PEUT-ETRE UN JOUR P88 Peut-être un jour sa voix tendre et voilée M' appellera sous de jeunes cyprès : Cachée alors au fond de la vallée, Plus heureuse que lui, j' entendrai ses regrets. Lentement des coteaux je le verrai descendre. Quand il croira ses pas et ses voeux superflus, Il pleurera ! Ses pleurs rafraîchiront ma cendre : Enchaînée à ses pieds, je ne le fuirai plus. Alors je resterai seule, mais consolée. Les vents respecteront l' empreinte de ses pas. Déjà je voudrais être au fond de la vallée, Déjà je l' attendrais... dieu ! S' il n' y venait pas ! ELEGIES ELEGIE IL AVAIT DIT P89 Il avait dit un jour : " que ne puis-je auprès d' elle, (elle, alors, c' était moi ! ) que ne puis-je chercher Ce bonheur entrevu qu' elle veut me cacher ! Son coeur paraît si tendre ; oh ! S' il était fidèle ! " Puis, fixant ses regards sur mon front abattu, Du charme de ses yeux il m' accablait encore, Et ses yeux que j' adore Portaient jusqu' à mon coeur : " je te parle, entends-tu ? " Trop bien ! A-t-il soumis mes plus chères années ! Je n' y trouve que lui ! Rien ne me fut si cher ! Et pourtant mes amours, mes heures fortunées, N' était-ce pas hier ? Que la vie est rapide et paresseuse ensemble ! Dans ma main qui s' égare, et qui brûle, et qui tremble, Que sa coupe fragile est lente à se briser ! Ciel ! Que j' y bois de pleurs avant de l' épuiser ! P90 Mes inutiles jours tombent comme les feuilles Qu' un vent d' automne emporte en murmurant : Ce n' est plus toi qui les accueilles ; Qu' importe leur sort en mourant ? ... Pour beaucoup d' avenir j' ai trop peu de courage ; Oui ! Je le sens au poids de mes jours malheureux, Ma vie est un orage affreux Qui ne peut être un long orage. ELEGIES ELEGIE QUI, TOI, P91 Qui, toi, mon bien-aimé, t' attacher à mon sort, Te parer d' une fleur que la tombe t' envie, Lier tes jours de gloire à ma tremblante vie, Et ton baiser d' amour au baiser de la mort ! Me suivre, toi si cher, aux rives enchantées Que pour jamais bientôt mes pas auront quittées ! Mes pas que tu soutiens, qui te cherchaient toujours, Dont la trace légère effleura le rivage Où tu m' avais montré des fleurs et de beaux jours, Où je vais devant toi passer comme un nuage ! Oui, devant toi ma vie incline son flambeau, De ses pâles rayons le dernier va s' éteindre. Ces fleurs, ces belles fleurs, que je ne puis atteindre, Tu les effeuilleras un soir sur mon tombeau. La mort m' a regardée et ta plainte adorable, Ma jeunesse, tes voeux, rien ne doit l' attendrir. Elle m' a regardée, et cette inexorable, Quand j' écoutais ton chant, m'a dit:"tu vas mourir... " P92 Conduis-moi près des flots. La nymphe qui soupire Y rafraîchit l' air de sa voix : Cet air doux et mortel que ma bouche respire, Brûle moins à l' ombre des bois. Vois dans l' eau, vois ce lis dont la tête abaissée Semble se dérober au sourire des cieux : Telle, craignant l' amour et le cherchant des yeux, J' essayais de te fuir, innocente et blessée. Je demandais aux bois l' oubli de tes accents ; Un vague, un triste écho m' en rappelait les charmes, Et dans les rameaux frémissants Ton image venait s' attendrir à mes larmes. Un jour, ce fut toi-même, un jour, à mes genoux, Je te vis sous le saule ami de mon jeune âge ; Je ne m' y trouvai plus seule avec ton image, Il nous cachait ensemble, il se penchait sur nous. Trop tard, hélas ! Trop tard ; et ta flamme timide Enhardit vainement mes timides secrets. Tu les connus trop tard, et ma fuite rapide T' abandonne à de longs regrets. Oh ! Que je crains pour toi l' aurore désolée Qui ne pourra me rendre à tes voeux superflus, Quand sa douce lueur, pour moi seule voilée, Ne m' éveillera plus ! Mais le ruisseau répond par un faible murmure Au souffle expirant des zéphyrs ; La nymphe qui s' endort entraîne mes soupirs À la source déjà moins pure. P94 Demain... l' écho plus triste a dit aussi : demain. Adieu, ma jeune vie ! Adieu, toi que j' adore ! Ne gémis pas. Ce soir, je serre encor ta main : Ce soir, efforce-toi de me sourire encore. ELEGIES PRIERE POUR LUI Dieu ! Créez à sa vie un objet plein de charmes, Une voix qui réponde aux secrets de sa voix ! Donnez-lui du bonheur, Dieu ! Donnez-lui des larmes ; Du bonheur de le voir j' ai pleuré tant de fois ! J' ai pleuré, mais ma voix se tait devant la sienne ; Mais tout ce qu' il m' apprend, lui seul l' ignorera ; Il ne dira jamais : " soyons heureux, sois mienne ! " L' aimera-t-elle assez celle qui l' entendra ? Celle à qui sa présence ira porter la vie, Qui sentira son coeur l' atteindre et la chercher, Qui ne fuira jamais bien qu' à jamais suivie, Et dont l' ombre à la sienne osera s' attacher ! Ils ne feront qu' un seul, et ces ombres heureuses Dans les clartés du soir se confondront toujours ; Ils ne sentiront pas d' entraves douloureuses Désenchaîner leurs nuits, désenchanter leurs jours ! P96 Qu' il la trouve demain ! Qu' il m' oublie et l' adore ! Demain ! à mon courage il reste peu d' instants. Pour une autre aujourd' hui je peux prier encore : Mais... Dieu ! Vous savez tout, vous savez s'il est temps ! ELEGIES LE PRINTEMPS Le printemps est si beau ! Sa chaleur embaumée Descend au fond des coeurs réveillés et surpris : Une voix qui dormait, une ombre accoutumée, Redemande l' amour à nos sens attendris. La raison vainement à ce danger s' oppose, L' image inattendue enivre la raison : Tel un insecte ailé s' élance sur la rose, Et la brûle d' un doux poison. Des jeunes souvenirs la foule caressante Accourt, brave la crainte, et l' espace et le temps : Qui n' a cru respirer dans la fleur renaissante, Les parfums regrettés de ses premiers printemps ? Et moi, dans un accent qui trouble et qui captive, Naguère un charme triste est venu m' attendrir. L' écouterai-je encor, curieuse et craintive, Ce doux accent qui fait mourir ? Ce nom... j' allais le dire, il m' est donc cher encore ? Ma frayeur n' a donc plus de force contre lui ? P97 Toi qui ne m' entends pas, d' où vient que je t' implore ? N' es-tu pas loin ? N' ai-je pas fui ? Reverrai-je tes yeux, dont l' ardente prière Obtiendrait tout des cieux ? Oui, pour ne les plus voir j' abaisse ma paupière, Je m' enfuis dans mon âme, et j' ai revu tes yeux ! L' oiseau né sous nos toits, dans la saison brûlante, Tourne autour des maisons qu' il reconnaît toujours, Effleure dans son vol l' ardoise étincelante, S' y pose, chante, fuit, et revient tous les jours : Ton chant avec le sien se fond dans ma pensée ; Trop de bonheur remplit ma poitrine oppressée ; Je pâlis de plaisir à ces cris de retour ; J' ai ressenti ta voix, j' ai reconnu l' amour ! Dans le demi sommeil où je tombe rêveuse, Je te crains, je t' espère et je te sens venir ; Tu parles, mais si bas ! Une oreille amoureuse Peut seule entendre et retenir : " Veux-tu, mais ne dis pas que l' heure est trop rapide, " Veux-tu voir la montagne et le courant limpide ? " Veux-tu venir au pied du grand chêne abattu ? " Moi, je ne réponds pas pour écouter : " veux-tu ? " Veux-tu, mais ne dis pas que la lune est cachée, " Veux-tu voir notre image au bord des flots " penchée ? " Ne tremble pas, tout dort ; l' écho même s' est tu. " Et mon refus se meurt en écoutant : " veux-tu ? " D' un bouquet ma tristesse hier s' était parée ; Dans l' ombre, tout à coup, qui l' ôta de mon sein ? Ai-je senti le feu de ta main adorée ? Est-ce toi, mon amour, qui cueillis ce larcin ? P98 Pourquoi troubler mon sort qui devenait paisible ? Dans tout ce qui me plaît viens-tu tenter ma foi ? Dis ! Pourquoi ta main invisible Se pose-t-elle encor sur moi ? Pourquoi ton haleine enflammée Soulève-t-elle mes cheveux ? Pourquoi ce faible écho, craintif comme nos voeux, Dit-il contre mon coeur : " bonsoir, ma bien-aimée ! " Ah ! Je t' en prie, il ne faut plus venir Redemander mon âme presque heureuse : Je crains de toi jusqu' à ton souvenir : Loin du danger je suis encor peureuse... Je ne t' accuse pas ! Qui sait si le tombeau Sera froid sur mon corps, si ton souffle l' effleure ? Je ne t' accuse pas ! Je pleure, Et j' aime le printemps ; le printemps est si beau ! ELEGIES L'ATTENTE P99 Il m' aima. C' est alors que sa voix adorée M' éveilla tout entière, et m' annonça l' amour. Comme la vigne aimante en secret attirée Par l' ormeau caressant, qu' elle embrasse à son tour, Je l' aimai ! D' un sourire il obtenait mon âme. Que ses yeux étaient doux ! Que j' y lisais d' aveux ! Quand il brûlait mon coeur d' une si tendre flamme, Comment, sans me parler, me disait-il : " je veux ! " Oh ! Toi qui m' enchantais, savais-tu ton empire ? L' éprouvais-tu ce mal, ce bien dont je soupire ? Je le crois : tu parlais comme on parle en aimant, Quand ta bouche m' apprit je ne sais quel serment. Qu' importent les serments ? Je n' étais plus moi-même, J' étais toi. J' écoutais, j' imitais ce que j' aime ; Mes lèvres, loin de toi, retenaient tes accents, Et ta voix dans ma voix troublait encor mes sens. Je ne l' imite plus ; je me tais, et les larmes De tous mes biens perdus ont expié les charmes. Attends-moi, m' as-tu dit. J' attends, j' attends toujours ! L' été, j' attends de toi la grâce des beaux jours ; P100 L' hiver aussi, j' attends ! Fixée à ma fenêtre, Sur le chemin désert je crois te reconnaître ; Mais les sentiers rompus ont effrayé tes pas : Quand ton coeur me cherchait, tu ne les voyais pas ! Ainsi le temps prolonge et nourrit ma souffrance : Hier, c' est le regret ; demain, c' est l' espérance ; Chaque désir trahi me rend à la douleur, Et jamais, jamais au bonheur ! Le soir, à l' horizon, où s' égare ma vue, Tu m' apparais encore, et j' attends malgré moi. La nuit tombe... ce n' est plus toi ; Non ! C' est le songe qui me tue. Il me tue, et je l' aime ! Et je veux en gémir ! Mais sur ton coeur jamais ne pourrai-je dormir De ce sommeil profond qui rafraîchit la vie ? Le repos sur ton coeur ! C' est le ciel que j' envie, Et le ciel irrité met l' absence entre nous. Ceux qui le font parler me l' ont dit à moi-même : Il ne veut pas qu' on aime ! Mon dieu, je n' ose plus aimer qu' à vos genoux ! Qu' ai-je dit ? Notre amour, c' est le ciel sur la terre. Il fut, j' en crois mon coeur effrayé d' un remord, Comme la vie, involontaire, Inévitable, hélas ! Comme la mort. J' ai goûté cet amour ; j' en pleure les délices. Cher amant ! Quand mon sein palpita sous ton sein, Nos deux âmes étaient complices, Et tu gardas la mienne, heureuse du larcin. Oh ! Ne me la rends plus ! Que cette âme enchaînée, Triste et passionnée, Heureuse de se perdre et d' errer après toi, Te cherche, te rappelle et t' entraîne vers moi ! ELEGIES ELEG. DUSSES-TU ME PUNIR P101 Dusses-tu me punir de rompre la première Le serment imprudent qui fit pleurer l' amour ; Dusses-tu repousser l' invincible retour Qui ramène vers toi mon âme tout entière ; Cette raison cruelle, où se cache l' orgueil, M' a déjà coûté tant de larmes ! Va ! La souffrance est un écueil Où viennent se briser ses armes. Et toi, le tiendras-tu ce funeste serment ? L' avons-nous prononcé ? ... je m' en souviens à peine ; Ce n' est pas nous ! Sais-tu qui fit notre tourment ? C' est l' orgueil : il sépare, il ressemble à la haine. Lequel aurait pu dire adieu sans quelques pleurs ? Hélas ! Lorsque entraînés vers les mêmes rivages, Deux ruisseaux sont unis, forcent-ils les orages À diviser leurs flots parés des mêmes fleurs ? Si quelque main, contraire à leur pente chérie, Forçait l' un à couler vers un autre séjour, La plus faible moitié serait bientôt tarie, Et l' autre, en murmurant, sécherait à son tour. P102 Leurs limpides destins furent notre partage ; J' y revois nos amours comme au fond d' un miroir : Où sont tes yeux, ma vie ? ... ah ! Quand je peux les voir, Ils m' en disent bien davantage ! ELEGIES L'INDISCRET P103 Dans la paix triste et profonde Où me plongeait ce séjour, J' ignorais qu' au bruit du monde On peut oublier l' amour : Quelle est donc cette voix importune et cruelle Qui déjà me détrompe avec un ris moqueur ? Comme une flèche aiguë elle siffle autour d' elle, Et le dard qu' elle porte a déchiré mon coeur. Au bord de ma tombe ignorée, Ciel ! Par cette langue acérée, Faut-il qu' un nom trop cher puisse m' atteindre encor ! Pour m' apprendre, nouvelle affreuse ! Que j' étais seule malheureuse, Et qu' on m' oublie avant ma mort ! Du plus sincère amour quel châtiment terrible ! Je n' étais pas aimée ! ... ô confidence horrible ! P104 Il a parlé longtemps. Mes yeux, gonflés de pleurs, Se détournaient en vain de ses lèvres légères, Dont le souffle éteignait mes erreurs les plus chères, Et dont le rire affreux outrageait mes malheurs. Lui n' a vu mon effroi ni ma pâleur extrême ; L' indiscret n' a point d' âme, il ne devine rien, Du bruit de sa parole il s' étourdit lui-même, Il s' écoute, il s' admire, il se répond : " c' est bien ! " Loin de moi... mais sa voix ! Elle me frappe encore ; Son timbre me poursuit, et partout il m' attend : Sait-il que je me meurs ? Sait-il que je l' abhorre ? Il révèle un secret, il parle, il est content. Ah ! J' aurais dû crier : " c' est moi... je l' aime... arrête ! Par ton dieu, par ta mère et tes premiers amours, Dis qu' il n' est point parjure ; oh ! Dis-le ! Je suis prête À t' entendre, à tout croire, à t' écouter toujours. " Mais non, il n' a pas vu ma main, faible et glacée, Rassembler mes cheveux pour voiler mon affront ; Il n' a pas vu la mort, par lui-même tracée, Sous le bandeau de fleurs qui tremblaient sur mon front. Aveugle ! Il n' a pas vu se fermer et s' éteindre Mon oeil longtemps fermé ! Quand j'ai dit: "se peut-il!..."ma voix n'a pu l' atteindre ; Il n' a donc pas aimé ? Fuis, dépositaire infidèle Des secrets imprudents confiés à ta foi ! Va ! Qui trompe une amante au moins a pitié d' elle ; Tu trahis un méchant, mais il l' est moins que toi. Sa pudeur, ses remords prenaient soin de ma vie ; Lui-même il frémira du mal que tu me fais : Il laissait l' espérance à mon âme asservie, Il se taisait enfin ; et moi... que je le hais ! P105 Pour tromper tant d' amour qu' il s' imposa de peine ! Quelle humiliante pitié ! Mais toi, toi qui pour lui m' inspires tant de haine, Ah ! Prends-en la moitié ! Qu' elle attache à mes pleurs une longue puissance, Qu' elle effraie à ton nom l' imprudente innocence, Que ton coeur s' intimide à mes cris douloureux, Qu' il devienne sensible, et qu' il soit malheureux ! ... ELEGIES LA FETE P106 Pour la douzième fois, hier, sur ma demeure, Nuit lente ! Tu passais sans jeter de pavots ; Sur mon coeur malheureux je sentais tomber l' heure, Et l' écho répétait l' heure avec mes sanglots. Je regardais, sans voir, une lampe inutile Dont les rayons brûlaient ma paupière immobile ; " Elle s' éteint " , disais-je : hélas ! C' étaient mes pleurs, Qui d' un triste nuage entouraient ses lueurs. Mais à travers mes pleurs et cette clarté sombre, J' ai vu paraître une ombre, Autrefois mon idole, aujourd' hui mon effroi : Cette ombre était la sienne, elle avançait vers moi. " Te voilà donc ! Lui dis-je, on m' a désespérée : " Mon âme était si tendre ! Elle s' est égarée. P107 " On t' a nommé trompeur, et je t' ai cru trompeur, " Tu ne les démens pas ! Tu ris... parle, j' ai peur. " Tous ont fui, tous vont voir je ne sais quelle " fête ; " Moi je mourais... mais parle, et mon âme s' arrête. " L' ombre alors me repousse et m' entraîne à la fois. Oubliant ma faiblesse et ma fièvre brûlante, Partout pour la saisir j' étends ma main tremblante : Tout est lui, tout m' appelle, et tout a pris sa voix. J' ai couru, j' ai suivi des sentiers que j' ignore ; Demi-nue, insensible au souffle de l' hiver, J' obéissais, mourante, à ce guide si cher : Il ne m' appelait plus, j' obéissais encore. La pluie à longs torrents inondait le chemin ; Le vent soufflait : " demain ! N' attends pas à demain ! " Et je tombe à sa porte, et presque évanouie, Par l' éclat des flambeaux je m' arrête éblouie. Des danses, des parfums, des voix, des chants d' amour, Remplissaient ce séjour. Au milieu de l' encens qui formait un nuage, J' ai vu d' un groupe heureux se balancer l' image ; La plus belle au plus tendre abandonnait sa main. C' était... l' ai-je rêvé ? C' était cet inhumain, Comblé de tous les dons que l' amour nous envoie, Plus qu' elle encor paré d' espérance et de joie ! Un prestige cruel m' attachait sur le seuil. Sous mon voile de deuil, J' ai murmuré comme eux le chant de l' hyménée ; Mais il était plus triste à mon âme étonnée Que le cri de l' oiseau qu' on entend soupirer, Quand, blessé, sur la rive il est près d' expirer. Dans l' ombre où m' enchaînait ma douleur curieuse, Froide et silencieuse, P108 J' ai contemplé longtemps ma mort dans leur bonheur ; Mais les flambeaux éteints m' en ont caché l' horreur ! J' ai dormi, je m' éveille, et ma fièvre est calmée. Sommeil, affreux miroir ! ... je reprends mon bandeau. Voici l' aurore enfin ! Lentement ranimée, Je vais d' un jour encore essayer le fardeau. ELEGIES L'ISOLEMENT P109 Quoi ! Ce n' est plus pour lui, ce n' est plus pour l' attendre, Que je vois arriver ces jours longs et brûlants ? Ce n' est plus son amour que je cherche à pas lents ? Ce n' est plus cette voix si puissante, si tendre, Qui m' implore dans l' ombre, ou que je crois entendre ? Ce n' est plus rien ? Où donc est tout ce que j' aimais ? Que le monde est désert ! N' y laissa-t-il personne ? Le temps s' arrête et dort ; jamais l' heure ne sonne. Toujours vivre, toujours ! On ne meurt donc jamais ! Est-ce l' éternité qui pèse sur mon âme ? Interminable nuit, que tu couvres de flamme ! Comme l' oiseau du soir qu' on n' entend plus gémir, Auprès des feux éteints que ne puis-je dormir ! Car ce n' est plus pour lui qu' en silence éveillée, La muse qui me plaint, assise sur des fleurs, M' attire dans les bois, sous l' humide feuillée, Et répand sur mes vers des parfums et des pleurs. Il ne lit plus mes chants, il croit mon âme éteinte. Jamais son coeur guéri n' a soupçonné ma plainte ; P110 Il n' a pas deviné ce qu' il m' a fait souffrir. Qu' importe qu' il l' apprenne ! Il ne peut me guérir. J' épargne à son orgueil la volupté cruelle De juger dans mes pleurs l' excès de mon amour. Que devrais-je à mes cris ? Sa frayeur ? Son retour ? Sa pitié ? ... c' est la mort que je veux avant elle ! Tout est détruit : lui-même, il n' est plus le bonheur : Il brisa son image en déchirant mon coeur. Me rapporterait-il ma douce imprévoyance Et le prisme charmant de l' inexpérience ? L' amour en s' envolant ne me l' a pas rendu : Ce qu' on donne à l' amour est à jamais perdu. ELEGIES SOUVENIR P111 Quand il pâlit un soir, et que sa voix tremblante S' éteignit tout à coup dans un mot commencé ; Quand ses yeux, soulevant leur paupière brûlante, Me blessèrent d' un mal dont je le crus blessé ; Quand ses traits plus touchants, éclairés d' une flamme Qui ne s' éteint jamais, S' imprimèrent vivants dans le fond de mon âme ; Il n' aimait pas, j' aimais ! ELEGIES A MELLE GEORGINA NAIRAC P112 Ah ! Prends garde à l' amour, il menace ta vie ; Je l' ai vu dans les pleurs que tu verses pour moi. Prends garde, s' il est temps ! Il erre autour de toi, Et c' est avec des pleurs aussi qu' il m' a suivie. Retourne vers ta mère et ne la quitte pas. Va, comme un faible oiseau que menace l' orage, Contre son sein paisible appuyer ton courage ; Portes-y ta jeunesse, enchaînes-y tes pas. Plus heureuse que nous, de son printemps calmée, Laisse-la te soustraire à de vaines douleurs. Va ! Tu me béniras de t' avoir alarmée. Je fus confiante, et je meurs. Folle sécurité d' une âme qui s' ignore, C' est donc ainsi toujours que vous devez finir ! Quand on n' a pas souffert on ne sait rien encore, On ne veut confier son coeur qu' à l' avenir. P113 Dans l' âge du danger je n' avais plus de mère : Déjà mon tendre guide, arrêté par la mort, N' entendait plus ma plainte amère ; Déjà ses yeux fermés n' éclairaient plus mon sort. Retourne vers ta mère, et que ton innocence, Prudemment effrayée au tableau de mes jours, Joigne à mon souvenir, qu' il faut plaindre toujours, Une longue reconnaissance ! Mais tu n' as pas souffert ? Ta tranquille pitié, Dis-le moi, n' a donné ses pleurs qu' à l' amitié ? Non, tu n' as pas senti cette fièvre de l' âme, Ce frisson douloureux qui passe au fond du coeur ; L' air ne t' a pas semblé comme une molle flamme, Qui verse dans les sens la soif et la langueur ? Ce triste isolement, ce tendre ennui, ces larmes, Ce besoin de presser un coeur semblable au tien, D' une voix qui poursuit le fidèle entretien, Rien n' a comblé ta vie et de crainte et de charmes ? Cet objet souhaité, dans un jour imprévu, Ne t' a pas sur son sein réunie à toi-même ; Ce tendre objet qui trompe, et qu' il faut que l' on aime, Tu ne l' as jamais vu ! ... Je l' ai vu plein d' amour, et l' amour m' a trompée ; Je ne croyais que lui, de lui seul occupée, J' ai perdu mon repos dans sa félicité ; Je l' ai voulu. Mon dieu ! C' était sa volonté. Il savait tant de mots pour me rendre sensible, Pour instruire mon âme ardente à la douleur ! Lui seul a ce pouvoir, cet art, ce don flexible, Lui seul donne la vie ensemble et le malheur. Mais le malheur enfin détache de la vie : P114 Non, je ne veux plus de mon sort, Je ne veux plus souffrir. Sais-tu ce que j' envie ? Sais-tu ce qu' après lui j' ai souhaité ? La mort. Son pied ne presse plus le seuil de ma demeure, Et pour ne la plus voir il invente un chemin. Sans lui rien demander, j' écoute passer l' heure ; L' heure dit comme lui : " ni ce soir, ni demain ! " Mais je compte, j' attends que moins inexorable Une heure, la dernière, à mes maux secourable, Éteigne sur ma cendre un importun flambeau, Et défende à l' amour de troubler mon tombeau. Quand celui qui me fuit ne songeait qu' à me suivre, Le cours de mes beaux ans fut près de se tarir : Qu' il m' eût alors été doux de mourir Pour l' amant dont les pleurs me suppliaient de vivre ! " Ne meurs pas, disait-il, ou je meurs avec toi ! " Et mon âme, enchaînée à cette âme amoureuse, N' osa quitter la terre et combler son effroi. L' imprudent ! Sous ses pleurs j' allais m' éteindre heureuse, J' allais mourir aimée. Il m' a rendu des jours, Pour m' apprendre, ô douleur ! Qu' on n' aime pas toujours. Une nouvelle voix à son oreille est douce ; D' autres yeux qu' il entend désarment son courroux ; Et ce n' est plus ma main qu' il presse ou qu' il repousse, Alors qu' il est tendre ou jaloux. Quoi ! Ce n' est plus vers moi qu' il apporte sans crainte Son espoir, son désir, son plus secret dessein : Et s' il est malheureux, s' il exhale une plainte, Ce n' est plus dans mon sein ! L' ai-je trahi ? Jamais. Il eut mon âme entière. Hélas ! J' étais étreinte à lui comme le lierre. P115 Que pour m' en arracher il m' a fallu souffrir ! Dans cet effort cruel je me sentis mourir. Il détourna les yeux, il n' a pas vu mes larmes ; Mon reproche jamais n' éveilla ses alarmes ; Jamais de ses beaux jours je ne ternis un jour ; Il garda le bonheur ; moi, j' ai gardé l' amour. ELEGIES A MA SOEUR QUE VEUX-TU ? P116 Que veux-tu ? Je l' aimais. Lui seul savait me plaire : Ses traits, sa voix, ses voeux lui soumettaient mes voeux. Tendre comme l' amour, terrible en sa colère... (plains-moi, connais-moi toute à mes derniers aveux) Je l' aimais ! J' adorais ce tourment de ma vie, Ses jalouses erreurs m' attendrissaient encor, Il me faisait mourir, et je disais : " j' ai tort. " À douter de moi-même il m' avait asservie. Toi ! Tu n' aurais pu voir ses pleurs sans me haïr, Sans pleurer avec lui tu n' aurais pu l' entendre. Oui, j' accusais mon coeur que tu connais si tendre, Oui, je disais : " j' ai tort " , en me sentant mourir. Ainsi, l' humble roseau tourmenté par l' orage Sous un ciel menaçant incline son courage, Et se relève encor d' un souffle ranimé : Je retrouvais la vie en son regard calmé. Pas une plainte alors, de sa voix consolante N' osait troubler l' accent qui reprenait mon coeur ; Et comme lui soumise, et ravie et tremblante, P117 De cet orage éteint j' oubliais la rigueur. Quel doux saisissement, dieu ! Quel muet délire, Quand son front se cachait sur ce coeur éperdu, Qu' il demandait pardon, qu' il m' était tout rendu, Que je sentais ses pleurs mêlés à mon sourire ! Je n' avais pas souffert, il pleurait. Mais, ma soeur, Je ne parlerai plus de ses torts, de ses larmes, Ses torts où tant d' amour répandait tant de charmes : Je n' ai plus qu' à subir sa tranquille douceur. Sa douceur, l' inflexible ! Oh ! Comme il m' a punie De l' empire d' un jour, Où périt mon bonheur, dont la paix fut bannie, Et qu' irrité de craindre il détruit sans retour. Sans retour ! Le crois-tu ? Dis-moi que je m' égare ; Dis qu' il veut m' éprouver, mais qu' il n' est point barbare ; Dis qu' il va revenir, qu' il revient... trompe-moi, Mais obtiens qu' il me trompe à son tour comme toi. Va le lui demander, va l' implorer... demeure : L' orgueil est entre nous, il glace, il est mortel. N' est-ce pas qu' il me fuit, et qu' il faut que je meure ? N' est-ce pas que je souffre, et que l' homme est cruel ? Ne l' accuse jamais. Songe que je l' adore, Puisque je vis encore : Avant qu' à le trahir j' accoutume ma voix, Ma soeur, j' aurai parlé pour la dernière fois. Tout change, il a changé ; d' où vient que j' en murmure ? Pourquoi ces pleurs amers dont mon coeur est baigné ? Que l' amour a de pleurs quand il est dédaigné ! Tout change, il a changé. C' est là sa seule injure ; Et s' il fuit un bonheur qui n' a pu le toucher, Ce n' est pas à l' amour à le lui reprocher. Tes yeux seuls pleins de moi, s' il daigne un jour y lire, P118 Lui diront mes adieux que je n' osai lui dire. Ton nom comme un écho lui parlera de moi ; Qu' il soit ton seul reproche en ta douleur modeste. Ah ! Je l' en défendrais contre tous... contre toi, Du peu de force qui me reste. Imite mon silence ; un stérile remord Ne ralluma jamais une flamme épuisée ; En oubliant qu' il l' a causée, Dans son étonnement il pleurera ma mort. Ma soeur, j' ai vu la mort à la triste lumière Qui passa tout à coup dans le fond de mon coeur, Un soir qu' il m' observait, roulant sous sa paupière Je ne sais quoi d' amer, de sombre et de moqueur. Oh ! Que l' âme est troublée à l' adieu d' un prestige ! L' épi touché du vent tremble moins sur sa tige ; L' oiseau devant l' éclair éprouve moins d' effroi : Je sentis qu' un malheur tournait autour de moi. Pour la première fois, dans sa cruelle adresse, Jouant avec mon coeur qu' il déchirait, hélas ! Il parlait de bonheur sans parler de tendresse, Il parlait d' avenir, et ne me nommait pas ! Sa main, qui refusait comme lui de m' entendre, S' éloigna de ma main ; Ses yeux qui tant de fois me priaient de l' attendre, Ne disaient plus : demain ! Pâle, presque à genoux, suppliante, craintive, J' ai dit... je n' ai rien dit, mais on entend les pleurs ; Et ce morne silence où parlent les douleurs, Ce cri prêt d' entr' ouvrir le sein qui le captive, Tout en moi, tout parlait : il n' a pas entendu ! C' en était fait, ma soeur. De mes larmes suivie, Je repris la raison sans reprendre la vie : P119 J' écoutai... de ses pas le bruit s' était perdu, J' étais seule. Un enfant qu' abandonne sa mère, Dont la voix s' est brisée en une plainte amère, Qui l' attend immobile, interdit, sans couleur, Trouve un aspect moins triste à son premier malheur ! Un poids moins douloureux étouffe la pensée, Dans son âme oppressée ; Un fantôme moins noir l' épouvante et l' atteint, Lorsqu' à ses yeux en pleurs l' espoir... le jour s' éteint. Qui fait fuir dans son nid cet oiseau palpitant ? De ma dernière nuit c' est l' ombre avant-courrière : Vois comme, en s' élevant de la noire bruyère, Aux fleurs de ma fenêtre elle monte et s' étend : Embrasse-moi, ma soeur, car son aile invisible M' a touchée et m' entraîne en un sommeil paisible. Ce rayon qui s' enfuit, non, ce n' est plus le jour, Ce n' est plus le malheur, non, ce n' est plus l' amour ; C' est ma dernière nuit. Déjà froide comme elle, Ma mémoire n' est plus qu' un miroir infidèle. Oui, tout change, ma soeur, tout s' efface, et je sens Que la paix ou la mort a coulé dans mes sens. ELEGIES A MA SOEUR QU'AI-JE APP. P120 Qu' ai-je appris ! Le sais-tu ? Sa vie est menacée, On tremble pour ses jours. J' ai couru... je suis faible... et ma langue glacée Peut à peine... ma soeur, je l' aime donc toujours ! Quel aveu, quel effroi, quelle triste lumière ! Eh quoi ! Ce n' est pas moi qui mourrai la première, Moi qu' il abandonna, moi qu' il a pu trahir, Moi qui fus malheureuse au point de le haïr, Qui l' essayai du moins ! C' est moi qui vis encore ! Et j' apprends qu' il se meurt, j' apprends que je l'adore ; Le voile se déchire en ces moments affreux : Comment ne plus l' aimer quand il n' est plus heureux ! Viens, ma soeur... de ses torts tu m' as crue incapable, Et moi, je ne sais plus qui des deux fut coupable : C' est moi, mon dieu ! C' est moi, si vous devez punir. Oubliez le passé, je prends son avenir : Dans la tombe qui s' ouvre, ah ! Laissez-moi l'attendre ! P121 Qu' il m' y retrouve un jour calmée et toujours tendre ; Que ma main le rassure en le guidant vers vous ; Que je lui dise : " viens ! Plus d' absence entre nous ; " Viens ! J' expiai pour toi ton infidèle flamme. " Il me reconnaîtra. Saisi d' un doux remords, Il ne verra plus que mon âme, Il me trouvera belle alors. Dieu ! Couvrez-le des fleurs qu' en silence il cultive ! Le monde est beau pour lui, l' amour l' attend... Qu' il vive ! Donnez-lui tous les biens qui me furent promis ; Rendez sa jeune gloire à ses jeunes amis ; Qu' ils marchent tous ensemble, et qu' il les guide encore Vers ces lauriers lointains que le bel âge adore ! ... Qu' il vive enfin... (cruel, juge si je t' aimais ! ) Qu' il vive pour une autre et m' oublie à jamais ! Dis ! Crois-tu que le ciel m' exauce et lui pardonne, Ma soeur, ou que le ciel comme lui m' abandonne ? Qu' il rejette ma vie en le privant du jour, Et punisse la haine où se cachait l' amour ? ... Tu fais bien d' écouter sans répondre à mes plaintes, J' aime mieux ta pâleur et tes muettes craintes, Ta tristesse m' aide à souffrir : Peux-tu me consoler, ma soeur ? Il va mourir ! Priez pour lui, moi je succombe. La porte s' ouvre... elle retombe, Ah ! ... que ce bruit sourd m' a fait peur ! On dirait que la mort a passé sur mon coeur. Voyez-vous ses amis ? Leur silence est horrible ! Allons au-devant d' eux, parlez, demandez-leur... Non ! La force me manque et je crains le malheur ; P122 Hélas ! Si vous saviez, que son poids est terrible ! Que nous répondraient-ils ? ... mais ils sont déjà loin. De m' arracher le coeur nul ne prendra le soin : J' ignorerai son sort, on m' y croit étrangère ; Et près de sa demeure, et si triste, et si chère, Personne, excepté vous, n' aurait guidé mes pas : Quand j' expire à sa porte, on ne m' y connaît pas. Laissez-moi seule, allez, retournez la première. Voyez ! Le ciel se couvre, et le jour va finir ; Voyez sous ces rideaux trembler une lumière ; C' est là peut-être... et moi, que vais-je devenir ! On ferme lentement ; il semble que l' on pleure : Oh ! Que je voudrais voir ! Écoutez cette cloche, écoutez... non ! C' est l' heure, Enfin, c' est la prière, et c' est encor l' espoir ! Priez pour lui, priez ! Laissez... quittez l' envie De rappeler le temps où j' ai cru le haïr : Ma soeur, obtiens des cieux qu' ils lui rendent la vie ; Après, tu me diras qu' il faut encor le fuir. ELEGIES POINT D'ADIEU P123 Vous, dont l' austérité condamne la tendresse, Vous, dont le froid printemps s' est perdu sans ivresse, Qui n' offrez à l' amour que des yeux en courroux, Pardonnez-moi mes vers, ils ne sont pas pour vous. Toi, dont l' âme, à la fois aimante et malheureuse, D' une âme qui t' entende appelle l' entretien, Si je puis rencontrer ta paupière rêveuse, Devine mon secret, devine... c' est le tien. Presse alors sur ton coeur ces écrits pleins de larmes. Dis-toi : " qu' elle a souffert, que je la plains, quel sort!" Mais d' un bien que j' attends si je goûte les charmes, Dis-toi : " qu' elle est heureuse ! Elle est calme, elle dort." P125 Si je m' éveille, écoute ! Une voix consolante Suivra, sans les troubler, tes pas silencieux, Et portera ces mots à ta douleur brûlante : " Viens ! Ne crains pas la mort, on aime dans les cieux ! " ELEGIES ALBERTINE Que j' aimais à te voir, à t' attendre, Albertine ! À te deviner, seule, en écoutant tes pas ; Oh ! Que j' aimais mon nom dans ta voix argentine ! Quand je vivrais toujours, je ne l' oublierais pas. Comme, après un temps triste, une étoile imprévue Jette sa lueur dans les cieux, Mon chagrin ! (j' en mourais ! ) semblait fuir à ta vue, Et mes yeux consolés ne quittaient plus tes yeux. Tu chantais comme au temps où, petite et joyeuse, Et sensible et rieuse, Tu caressais ta mère et m' entraînais aux champs, Pour chercher des oiseaux, pour imiter leurs chants, Oui, tu me rappelais ton enfance ingénue, Cette grâce étrangère et du monde inconnue, Cette candeur, soumise à qui peut la trahir, Qui s' étonne, qui tremble, et pleure sans haïr. P126 D' où venais-tu, ma chère ! On t' aurait crue heureuse ; Le sourire toujours surmonta tes douleurs : Quand ton sein se brisa dans une lutte affreuse, On ignorait encor qu' il était plein de pleurs. Albertine, Albertine ! ô ma douce compagne ! Tes pas avant les miens se sont donc arrêtés ! Tes cris qui m' appelaient, par l' écho répétés, Ne m' attireront plus à travers la campagne ! Oh ! Que c' est mourir jeune ! Un jour, ta faible voix (elle devenait faible, et j' en étais troublée), Ta voix me dit : " bientôt, pour la première fois, " Je ne guiderai plus ta course désolée : " Tu viendras seule alors à notre rendez-vous, " Sous le saule qui pleure au tombeau de mon frère, " Et de même, et bientôt, tu pleureras sur nous. " Pour moi, près de Julien, il reste assez de terre : " J' y songe tous les jours ; on est bien dans la " mort. " Va ! Le sommeil est doux quand il est sans " remord. " Et ta main, du repos marquant l' étroit espace, Y jeta quelques fleurs pour y garder ta place. Est-il vrai qu' on est mieux dans la mort ? Es-tu bien ? Mais quoi ! Je parle seule ; elle ne répond rien ! Et quand je retournai les fleurs étaient flétries, Et déjà d' autres fleurs, que nous avions nourries, Penchaient leur tête autour de son tombeau ; Des papillons planaient gaîment sur elle, Dans les rameaux couvait la tourterelle, Et pour d' autres que moi le printemps était beau ! Eh quoi ! Rien ne semblait manquer à la nature ! De rustiques enfants couraient dans la verdure P127 De l' enclos dont l' aspect me faisait tressaillir : Enfants, ils n' y voyaient que des fleurs à cueillir. Et moi, quand dans la tombe on me fera descendre, Des papillons légers voleront-ils sur moi ? Les oiseaux viendront-ils y chanter sans effroi ? Les rayons du soleil toucheront-ils ma cendre ? ... Seule au monde aujourd' hui, j' achève mon chemin. Quand mon coeur est gonflé d' amertume et d' alarmes, Tendre, tu ne viens plus le presser sous ta main, Tu n' y viens plus verser de l' espoir ou des larmes. Personne, quand je suis assise tristement, Ne vient tout près, tout bas, m' appeler son amie ; Ta seule ombre, épiant ma douleur endormie, Vient me consoler un moment. Si je trouve, en suivant quelque route isolée, Un jeune arbre tombé sous ses premières fleurs, Je regarde en pitié sa tête échevelée : Ce qui souffre, c' est toi qui m' arraches des pleurs. Ainsi, toujours aimante et déçue, ou trahie, Mes plus doux sentiments se fanent tour à tour ; Et l' amitié coûte à ma vie Autant de larmes que l' amour. Mais je veux te pleurer, toi ! Mais je veux entendre Ta voix, la seule voix qui me fut toujours tendre, La seule qui n' a pu me reprocher mon sort, Qui ne trouva jamais d' accents, que pour me plaindre, Qui voulait m' adoucir et ma vie et ta mort, Et me parlait du ciel sans m' apprendre à le craindre ; Qui m' a dit, presque éteinte au dernier entretien : " Adieu ! Je vais dormir du sommeil de Julien. " P128 Oui, tu dors ! Et l' enfant dont tu fus tant aimée, Et le pauvre, interdit à ta porte fermée, Tout s' arrêta pensif, tout pleura sur le seuil, Tout s' éloigna muet et partagea mon deuil. Et l' on m' a demandé si de mon Albertine Le rapide destin fut un moment heureux... Hélas ! Au souvenir de ta voix argentine, J' ai puisé ce chant douloureux. Humble fille de la nature, Elle aimait la fleur sans culture, Qui naît et meurt au fond des bois ; Son âme, brûlante et craintive, Aimait l' eau mobile et plaintive, Qui répond aux plaintives voix ; Comme l' impatiente abeille Quitte une rose moins vermeille, Emportant dans les airs son parfum précieux, Cette jeune Albertine, en silence éveillée, Quittant avant le soir sa couronne effeuillée, Vient de s' en retourner aux cieux. ELEGIES LA GUIRLANDE DE ROSE-M. P129 Te souvient-il, ma soeur, du rempart solitaire Où nous cherchions, enfants, de l' ombrage et des fleurs ? Et de cette autre enfant qui passait sur la terre, Pour sourire à nos jeux, pour y charmer nos pleurs ? Son dixième printemps la couronnait de roses : Marie était son nom, Rose y fut ajouté. Pourquoi ces tendres fleurs, dans leur avril écloses, Tombent-elles souvent sans atteindre l' été ? Tu sais, ma soeur, tu sais qu' elle était belle ! Tous les enfants cherchaient à l' embrasser. Quand son regard venait nous caresser, Pour la voir plus longtemps nous courions après elle. Avec des cris d' amour nous arrêtions ses pas ; Sa fuite dans nos bras n' avait plus de passage ; Elle disait : " cessez ! J' aimerai la plus sage. " Et nous rompions sa chaîne, et nous parlions plus bas. P130 Bientôt elle eut douze ans. J' étais plus jeune encore, Quand le malheur entra dans notre humble maison. J' allai lui dire adieu : sa voix frêle et sonore Du haut du vieux rempart cria deux fois mon nom. Elle avait dit : " déjà ! " sa surprise timide À ce déjà plaintif n' ajouta qu' un baiser. Hélas ! Elle pleurait, sa joue était humide ; Et je pleurai longtemps sans vouloir m' apaiser. C' est que l' exil est triste ; il fait rêver l' enfance. Le jeune voyageur n' a d' ami que le ciel ; Il erre sans asile, il pleure sans défense, Comme un oiseau perdu loin du nid paternel ; Son ramage se change en plaintes douloureuses ; Des oiseaux inconnus les cris le font frémir, Et même, en retournant sur des routes heureuses, S' il veut chanter, longtemps il semble encor gémir. À ses regrets en vain la patrie est rendue, L' orage a dispersé la couvée éperdue ; Ses frères sont partis ; le nid vide est tombé ; En s' envolant, peut-être un d' eux a succombé. Mais je reviens, je vole, et je cherche Marie. Je cours à son jardin, j' en reconnais les fleurs ; Rien n' y paraît changé. Cette belle chérie Comme autrefois, sans doute, y sème leurs couleurs. Je l' appelle ; j' attends... sa chambre est entr' ouverte... Voilà sur son chapeau sa guirlande encor verte ! Joyeuse, je palpite et j' écoute un moment ; Sa mère sur le seuil arrive lentement : Oh ! Comme elle a vieilli ! Que deux ans l' ont courbée ! La vieillesse, vois-tu ! Traîne tant de regrets ! Elle relève enfin sa paupière absorbée, Me regarde, et ne peut se rappeler mes traits. P131 " Où donc, lui dis-je, est Rose ? Où donc est votre fille ? A-t-elle aussi quitté sa maison, sa famille ? " Elle s' est tue encore, et, se cachant les yeux, D' une main défaillante elle a montré les cieux. À ses gémissements ma voix n' a pu répondre ; Le jardin me parut en deuil ; Je sentis mon âme se fondre Et mes genoux trembler en repassant le seuil. J' allais... je demandais... ta soeur, presque étrangère, Cherchait seule un objet qu' on avait vu si beau : Hélas ! Les pieds joyeux évitent la fougère Qui croît à l' entour d' un tombeau. La mort et le malheur épouvantent la vue : On passe en courant devant eux. Que devient l' infortune à la fuite imprévue D' un ami distrait ou honteux ? Parmi tous les témoins de ma première aurore, Le vieux rempart, les champs semblaient m' aimer encore, Le soleil d' autrefois brillait sur mon chemin ; Mais personne, ma soeur, ne me pressa la main. Les jeux avaient cessé pour moi, pauvre et craintive ; Et celle qui pleura de nos premiers adieux, Qui m' eût tendu les bras dans sa pitié naïve, Ne vint pas essuyer mes yeux ! J' ai trouvé dans un champ sa nouvelle demeure ; Je l' ai nommée encore en tombant à genoux. Oh ! Ma soeur ! à douze ans se peut-il que l' on meure ! Quoi ! Moins que sa guirlande elle a vécu pour nous ! L' herbe seule a voilé cette vierge endormie : Elle aimait les fleurs autrefois ! Tout est triste au tombeau de notre jeune amie ; Son chapelet d' ivoire en orne seul la croix. P133 Comme on nous vit l' attendre au seuil de sa chaumière, Pour l' entourer de notre amour, On verra, par mes soins, quelques feuilles de lierre De son étroit asile embrasser le contour. ELEGIES LA FLEUR DU SOL NATAL À Monsieur Duthilloeul Ô fleur du sol natal ! ô verdure sauvage ! Par quelle main cachée arrives-tu vers moi ? Ô mon pays ! Quelle âme aimante, à ton rivage, A compris qu' une fleur me parlerait de toi ? P134 Quel charme m' environne, et quel dieu rompt ma chaîne ? La vie est libre encor... je lui pardonne tout ! Sol natal ! Sol natal ! Dans ta suave haleine, Dans tes parfums, la vie a comme un autre goût. Voilà le souvenir au pénétrant silence ; Sans philtre, sans breuvage, il endort la douleur : Sur mes jours fatigués son aile se balance ; C' est une halte du malheur. Le voilà ce beau lac dont l' eau n' est point amère ; Ma nacelle dormeuse y flotte seule en paix ! Le voilà le doux chaume où m' enfanta ma mère, Où, cachée au malheur, je ne pleurai jamais ! Cette jeune Albertine, à nos foyers restée, Ce lilas embaumé que je croyais perdu, Ô fleur, sauvage fleur de ma rive enchantée, Transfuge de nos bois, tu m' as donc tout rendu ! ELEGIES A MES ENFANTS P135 Oui, nous allons encore essayer un voyage. Avril est né d' hier, il vole au fond des bois. Doux avril ! On entend partout sa jeune voix, Partout ses doigts légers déroulent le feuillage. La nature s' habille ; il faut prendre l' essor. À l' ombre de ma vie, abritez votre sort, Innocents pèlerins, suivez ma destinée. Dans la vôtre, que Dieu rende plus fortunée, Allez cueillir des jours libres et triomphants ; Moi, je bénis les miens : vous êtes mes enfants ! Le mortel le plus humble est fier de son ouvrage. Combien ce tendre orgueil m' a donné de courage ! Oh ! Que de fois, sensible et vaine tour à tour, J' ai pensé qu' une reine envierait ma fortune ! Et je plaignais la reine en sa gloire importune : Elle est à plaindre ; elle a d' autres soins que l' amour... P136 Moi, par le monde errante, et partout étrangère, À vos berceaux de mousse à la hâte formés, Seule, ardente à veiller mes amours tant aimés, J' ai trouvé l' heure agile et ma tâche légère. Et vous, enveloppés de pavots frais et purs, Vous laissez votre vie à ma garde attentive : Vos doux jeux me rendent captive ; Vos rêves ne sont pas moins sûrs. Confiants, vous dansez quand votre mère chante ; Son baiser vous délasse et vous mène au sommeil, Sans prévoir que souvent la voix qui vous enchante Va prier dans les pleurs jusqu' à votre réveil. Ignorez-le toujours ! Toujours, s' il est possible, Puisez dans mes regards votre sécurité : Ils vous adouciront la triste vérité Qui déchire le plus sensible ! Quand j' emportai vos jours loin d' un ciel sans chaleur, Je vous couvais encore, ô ma jeune famille ! Et je sentais naître ma fille Dans mon sein tout blessé des flèches du malheur. Vous partagiez déjà notre errant esclavage, Dociles émigrés ! Faibles, tremblants et doux, À peine éclos sur le rivage, Vos mobiles destins s' envolaient avec nous. Que ne peut-on fixer votre trace légère, Votre audace riante, à la crainte étrangère ! Âge heureux ! Courts instants des naïves erreurs ! Inhabile aux soupçons, aux jalouses fureurs, Moi seule, en vous berçant d' amour, de mélodie, Je vous inoculai ma douce maladie. Déjà vous bégayez d' imparfaites chansons, Et vos voix et vos coeurs vibrent de mes leçons. De ce peu que je sais je vous instruis moi-même ; P137 Je vous aide à m' aimer autant que je vous aime ; Je vous aide à chercher les mots les plus touchants, Pour charmer votre père attendri de vos chants. Je vous dis : " aimez Dieu, car lui seul nous protège, Lui seul vous aime, enfants, comme si les grandeurs À vos fronts ingénus attachaient leurs splendeurs. Il prête sa lumière à notre humble cortège, Et, pour nous soutenir sur les bords du chemin, Devant nous il étend son invisible main. " Doux échos de mon âme, écoutez votre mère : Un jour vous serez seuls, par la sentence amère Qui sépare de force entre eux les voyageurs ; Ne craignez pas pour moi d' anathèmes vengeurs ; Relisez ces tableaux d' une innocente vie : Purs et vrais comme vous, ils désarmaient l' envie. Alors devant Dieu seul mettez-vous à genoux, Enfants ! Priez pour moi : j' ai tant prié pour vous ! Sur la route plus triste errez du moins ensemble ! Contemplez ce nuage. Hélas ! Il nous ressemble, Il va vite. En courant, levez parfois les yeux : N' ayez peur, mes amis, je serai dans les cieux. Vous comprendrez alors ces voeux mélancoliques Où mon âme, n' osant tout haut se révéler Dans ses alarmes prophétiques, Vous plaignait sans vous en parler. Car l' imprévoyante colombe, Qui librement passait dans l' air, Au trait parti comme l' éclair Tressaille, tourne, expire, tombe Aux pieds du tranquille chasseur ; Et nul ange, ici-bas, n' a vengé sa douceur ! P138 Je frissonne. Ma fille ! ô soudaines alarmes ! Ainsi, qui lit trop loin ne voit plus que des larmes. Dieu ! Pardonnez-les moi. Le temps doit m' en punir. Quelle mère en secret ne vit dans l' avenir ? Quelle mère n' a vu la saison des orages Sur ses enfants chéris balancer leurs nuages ? Les pleurs silencieux attendent les plus doux ; Ils souffrent sans le dire, ils meurent à genoux. Mais quoi ! Les plus hardis seront-ils moins à plaindre ? Que de pièges là-bas, et que d' écueils à craindre ! Que de monde autour d' eux dans ces lointains sentiers Où leurs pas et leurs voeux se livrent tout entiers ! Cédez, faibles roseaux, ployez sous la tempête, Aux souffles incléments dérobez votre tête ! Coeurs d' anges, dont le ciel a semé les penchants, C' est donc aussi pour vous que je crains les méchants ! Quoi ! L' amour malheureux ? Quoi ! L' amitié trahie ? L' abandon ? ... non ! Je rêve et je suis éblouie ; Non ! Ce rayon divin, qui brille en leurs regards, Ne les appelle pas à de tristes hasards ; Non ! L' azur de tes yeux, ô ma belle Hyacinthe, Ne se voilera pas sous d' austères douleurs ! ... Mais dans tes jeunes mains tu m' apportes des fleurs : Va ! L' augure est heureux : tu n' as pas une absinthe ! Il faut partir. Ce toit qu' il fut doux d' habiter, Qui nous couvrit l' hiver, il faut donc le quitter ! Toujours quelque lien se rompra dans l' absence ! Je suis comme le lierre arraché malgré lui : J' aimai si longtemps la présence De ce que je quitte aujourd' hui ! P139 Quoi ! Toujours effleurer des rives orageuses ? Quoi ! Poursuivre sans cesse un fuyant horizon ? Qui n' a quelque pitié des brebis voyageuses Laissant à chaque haie un peu de leur toison ? Oh ! Que de fils brisés dans ma trame affaiblie ! Que d' adieux recélés dans le fond de mon coeur ! Déjà, je sais déjà comment fuit le bonheur ; Je ne sais pas comme on l' oublie ! Mon âme libre encor s' élance en d' autres lieux, D' où me sépare une absence éternelle ; Comme l' oiseau blessé, qui n' étend plus qu' une aile Pour traverser les cieux ! Mais en rendant mes jours à ma troublante étoile, Soit qu' un dur aquilon fasse frémir ma voile, Soit que d' un ciel brûlant me consume l' ardeur, J' aimerai des vallons la fraîche profondeur ; Ma pensée en soupire, et le saule, et l' yeuse, Et, près du clair ruisseau, la paisible fileuse, Le bois qui la vit naître et la verra mourir, Me rendront des tableaux qu' il m' est doux de nourrir. Aux coteaux de Lormont j' avais légué ma cendre : Lormont n' a pas voulu d' un fardeau si léger ; Son ombre est dédaigneuse au malheur étranger. Dans la barque incertaine, il faut donc redescendre. Venez, chers alcyons, pressez-vous sur mon coeur ; Jetez un tendre adieu vers la rive sonore : Je le sens, quelque voeu nous y rappelle encore, Quelque regard nous suit, plein d' un trouble rêveur. Adieu ! ... ma voix s' altère et tremble dans mes larmes. Enfants ! Jetez vos voix sur l' aile des zéphyrs ; P140 Dites que j' ai pleuré, dites que mes soupirs Retourneront souvent à ces bords pleins de charmes. Là, de quatre printemps j' ai respiré les fleurs. Ainsi, partout des biens ! Ainsi, partout des pleurs ! ELEGIES LE BERCEAU D'HELENE P141 Qu' a-t-on fait du bocage où rêva mon enfance ? Oh ! Je le vois toujours ! J' y voudrais être encor ! Au milieu des parfums, j' y dormais sans défense, Et le soleil sur lui versait des rayons d' or. Peut-être qu' à cette heure il colore les roses, Et que son doux reflet tremble dans le ruisseau. Viens couler à mes pieds, clair ruisseau qui l' arroses ; Sous tes flots transparents, montre-moi le berceau ; Viens, j' attends ta fraîcheur, j' appelle ton murmure ; J' écoute, réponds-moi ! Sur tes bords, où les fleurs se fanent sans culture, Les fleurs ont besoin d' eau, mon coeur sèche sans toi. Viens, viens me rappeler, dans ta course limpide, Mes jeux, mes premiers jeux si chers, si décevants, Des compagnes d' Hélène un souvenir rapide, Et leurs rires lointains, faibles jouets des vents. P142 Si tu veux caresser mon oreille attentive, N' as-tu pas quelquefois, en poursuivant ton cours, Lorsqu' elles vont s' asseoir et causer sur ta rive, N' as-tu pas entendu mon nom dans leurs discours ? Sur les roses peut-être une abeille s' élance : Je voudrais être abeille et mourir dans les fleurs, Ou le petit oiseau dont le nid s' y balance ! Il chante, elle est heureuse, et j' ai connu les pleurs. Je ne pleurais jamais sous sa voûte embaumée ; Une jeune espérance y dansait sur mes pas : Elle venait du ciel, dont l' enfance est aimée ; Je dansais avec elle. Oh ! Je ne pleurais pas ! Elle m' avait donné son prisme, don fragile ! J' ai regardé la vie à travers ses couleurs. Que la vie était belle ! Et, dans son vol agile, Que ma jeune espérance y répandait de fleurs ! Qu' il était beau l' ombrage où j' entendais les muses Me révéler tout bas leurs promesses confuses ! Où j' osais leur répondre, et, de ma faible voix, Bégayer le serment de suivre un jour leurs lois ! D' un souvenir si doux l' erreur évanouie Laisse au fond de mon âme un long étonnement ; C' est une belle aurore à peine épanouie Qui meurt dans un nuage, et je dis tristement : Qu' a-t-on fait du bocage où rêva mon enfance ? Oh ! J' en parle toujours ! J' y voudrais être encor ! Au milieu des parfums, j' y dormais sans défense, Et le soleil sur lui versait des rayons d' or. Mais au fond du tableau, cherchant des yeux sa proie, J' ai vu... je vois encor s' avancer le malheur. P143 Il errait comme une ombre, il attristait ma joie Sous les traits d' un vieux oiseleur ; Et le vieux oiseleur, patiemment avide, Aux pièges, avant l' aube, attendait les oiseaux ; Et le soir il comptait, avec un ris perfide, Ses petits prisonniers tremblants sous les réseaux. Est-il toujours bien cruel, bien barbare, Bien sourd à la prière ? Et, dans sa main avare, Plutôt que de l' ouvrir, Presse-t-il sa victime à la faire mourir ? Ah ! Du moins, comme alors, puisse une jeune fille Courir, en frappant l' air d' une tendre clameur, Renvoyer dans les cieux la chantante famille, Et tromper le méchant qui faisait le dormeur ! Dieu ! Quand on le trompait, quelle était sa colère ! Il fallait fuir : des pleurs ne lui suffisaient pas ; Ou, d' une pitié feinte exigeant le salaire, Il pardonnait tout haut, il maudissait tout bas. Au pied d' un vieux rempart, une antique chaumière Lui servait de réduit ; Il allait s' y cacher tout seul et sans lumière, Comme l' oiseau de nuit. Un soir, en traversant l' église abandonnée, Sa voix nomma la mort. Que sa voix me fit peur ! Je m' envolai tremblante au seuil où j' étais née, Et j' entendis l' écho rire avec le trompeur. " Dis ! Qu' est-ce que la mort ? " demandai-je à ma mère. " -c' est un vieux oiseleur qui menace toujours. Tout tombe dans ses rets, ma fille, et les beaux jours S' éteignent sous ses doigts comme un souffle éphémère. " Je demeurai pensive et triste sur son sein. Depuis, j' allai m' asseoir aux tombes délaissées ! P144 Leur tranquille silence éveillait mes pensées ; Y cueillir une fleur me semblait un larcin. L' aquilon m' effrayait de ses soupirs funèbres. La voix, toujours la voix, m' annonçait le malheur ; Et quand je l' entendais passer dans les ténèbres, Je disais : " c' est la mort, ou le vieux oiseleur. " Mais tout change : l' autan fait place aux vents propices, La nuit fait place au jour, La verdure, au printemps, couvre les précipices, Et l' hirondelle heureuse y chante son retour. Je revis le berceau, le soleil et les roses. Ruisseau, tu m' appelais, je m' élançai vers toi. Je t' appelle à mon tour, clair ruisseau qui l' arroses ; J' écoute, réponds-moi ! Qu' a-t-on fait du bocage où rêva mon enfance ? Oh ! Je le vois toujours ! J' y voudrais être encor ! Au milieu des parfums, j' y dormais sans défense, Et le soleil sur lui versait des rayons d' or. ELEGIES LES DEUX AMITIES P145 À mon amie Albertine Gantier Il est deux amitiés comme il est deux amours. L' une ressemble à l' imprudence ; Faite pour l' âge heureux dont elle a l' ignorance, C' est une enfant qui rit toujours. Bruyante, naïve, légère, Elle éclate en transports joyeux. Aux préjugés du monde indocile, étrangère, Elle confond les rangs et folâtre avec eux. L' instinct du coeur est sa science, Et son guide est la confiance. L' enfance ne sait point haïr ; Elle ignore qu' on peut trahir. Si l' ennui dans ses yeux (on l' éprouve à tout âge) Fait rouler quelques pleurs, L' amitié les arrête, et couvre ce nuage D' un nuage de fleurs. P146 On la voit s' élancer près de l' enfant qu' elle aime, Caresser la douleur sans la comprendre encor, Lui jeter des bouquets moins riants qu' elle-même, L' obliger à la fuite et reprendre l' essor. C' est elle, ô ma première amie ! Dont la chaîne s' étend pour nous unir toujours. Elle embellit par toi l' aurore de ma vie ; Elle en doit embellir encor les derniers jours. Oh ! Que son empire est aimable ! Qu' il répand un charme ineffable Sur la jeunesse et l' avenir ! Ce doux reflet du souvenir, Ce rêve pur de notre enfance En a prolongé l' innocence ; L' amour, le temps, l' absence, le malheur, Semblent le respecter dans le fond de mon coeur. Il traverse avec nous la saison des orages, Comme un rayon du ciel qui nous guide et nous luit ; C' est, ma chère, un jour sans nuages Qui prépare une douce nuit. L' autre amitié, plus grave, plus austère, Se donne avec lenteur, choisit avec mystère ; Elle observe en silence et craint de s' avancer ; Elle écarte les fleurs, de peur de s' y blesser. Choisissant la raison pour conseil et pour guide, Elle voit par ses yeux et marche sur ses pas : Son abord est craintif, son regard est timide ; Elle attend, et ne prévient pas. ELEGIES LE BAL DES CHAMPS P147 Ou la convalescence Un bruit de fête agitait mes compagnes ; Sous leurs plus frais atours, je les vis accourir ; Elles criaient : " viens, le bal va s' ouvrir ; Viens, nous allons au bal, et tu nous accompagnes. " " Quoi ! Dans les champs ? Quoi ! Dans ce beau jardin, Plus beau, plus vert, plus bruyant à cette heure, Si gai le soir, si triste le matin ? Car le matin, je sais que l' on y pleure ! Quoi ! Vous voulez que je suive vos pas, Si faible encore ? Oh ! Je ne danse pas ! Non, dis-je, non. " mais elles m' entourèrent ; De fleurs, de noeuds en riant me parèrent ; Et, rendue en espoir à l' air pur des vallons, Riante aussi, je répondis : " allons ! " P148 Oui, cette fête avait pour moi des charmes ; Oui, j' appelais des champs les suaves couleurs ; Car le zéphyr errant parmi les fleurs Est salutaire aux yeux où se cachent des larmes. Mais je dis mal, non, je ne pleurais plus ; J' étais de mille maux, de mille biens perdus, Trop lentement mais à jamais guérie. Hélas ! On meurt longtemps lorsque l' on fut trahie ! Je renaissais, j' osais vivre pour moi, Pour l' amitié de ces beautés aimantes ; À me parer j' aidais leurs mains charmantes ; J' étais mieux. Oui, ma soeur, je le voyais en toi. Dans tes regards émus qu' il m' était doux de lire, Quand tu revis des fleurs couronner mes cheveux ! Tes tristes souvenirs, ton vague espoir, tes voeux, Ma soeur, je voyais tout à travers ton sourire ! " Regardez-la, disais-tu, qu' elle est bien ! Que manque-t-il à son teint ? Quelques roses ; Et le grand air, le bruit, qui sait ? Un rien Peut tout à coup les y répandre écloses. " Je t' écoutais, je ne sais quel pouvoir M' aidait à fuir ma retraite profonde ; Je devançais l' instant qui me rendait au monde, À ce monde entrevu que je voulais revoir. Et l' heure frappe, et par elle entraînées, Nous avançons deux à deux enchaînées. D' harmonieux échos promènent dans les airs L' enchantement des nocturnes concerts ; Le jour fuyait, mais mille autres lumières Sur mes yeux éblouis font baisser mes paupières. Il me semblait, -oh ! Quel doux sentiment ! Ciel ! Pardonnez à l' orgueil d' un moment ! - P149 Il me semblait, dans ma reconnaissance, Que tout daignait sourire à ma convalescence. Les yeux fermés, j' accueillis cette erreur ; Tout caressait mon innocente ivresse ; Autour de moi, je sentais le bonheur, Et le bonheur ressemble à la tendresse. Mais on nous suit... mais j' entends une voix, Que, dans mon coeur, j' entendis autrefois : Je crois rêver, je l' espère... et ma vue Passe en tremblant sur l' image imprévue. Aimable soeur, ce fut encor ta main Qui, prompte à me sauver, me montra le chemin ! De ta frayeur, de ta grâce attendrie, J' ai murmuré : " ne suis-je pas guérie ? " Et lui, peut-être, ému quelques instants De me revoir languissante et penchée, Comme une fleur que l' orage a touchée, Dans ma pâleur, il m' observa longtemps. Mais ma fierté n' en fut point consternée, Nul changement n' a paru dans mes traits, D' un air indifférent, je me suis détournée... Hélas ! J' ai cru que je mourais ! ELEGIES LES DEUX RAMIERS P150 D' où venez-vous, couple triste et charmant ? Rien parmi nous ne vous appelle encore ; Les jours d' avril n' ont qu' une pâle aurore, Et nul abri pour l' amoureux tourment ; Les blés frileux, cachant leurs fronts timides, Comme les fleurs tremblent au vent du nord Le lierre seul couvre les murs humides, Et l' hirondelle est toujours loin du port. Vous deux, chassés par le malheur sans doute Et consolés du malheur par l' amour, Pour échapper à quelque noir vautour, De l' orient vous avez fui la route. Au toit prochain, je vous entends gémir ; Ah ! Vous souffrez... je ne sais plus dormir ! Des vrais amants doux et discrets modèles, J' ai vos douleurs. Que n' ai-je aussi vos ailes ! P151 Je volerais sur votre humble rempart ; Tristes ramiers, j' irais triste moi-même, En souvenir d' un malheureux que j' aime, Du peu que j' ai vous offrir une part. Il erre seul... et vous errez ensemble ; Dans vos baisers que votre exil est doux ! Le même sort vous frappe et vous rassemble ; Oh ! Que d' amants sont moins heureux que vous ! Venez tous deux, venez sur ma fenêtre De votre soif étancher les ardeurs ; Des cieux dorés où l' amour vous fit naître, Au toit du pauvre oubliez les splendeurs. Que l' un de vous se hasarde à descendre ! Le plus hardi doit guider le plus tendre ; D' un coeur qui bat d' amour et de frayeur, Pour un moment qu' il détache son coeur ! Voici du grain, voici de l' eau limpide, Humble secours par mes mains répandu ; Il soutiendra votre destin timide, Si tout un jour vous l' avez attendu ! Ainsi, mon dieu, sur la route lointaine Semez vos dons à mon cher voyageur ! Ne souffrez pas que quelque voix hautaine Sur son front pur appelle la rougeur. Que ma prière en tout lieu le devance ! Dieu ! Que pas un ne le nomme étranger ! Aidez son coeur à porter notre absence, Et que parfois le temps lui soit léger ! ELEGIES LE PRESAGE P152 Oui, je vais le revoir, je le sens, j' en suis sûre ! Mon front brûle et rougit, un charme est dans mes pleurs. Je veux parler, j' écoute et j' attends... doux augure ! L' air est chargé d' espoir... il revient... je le jure, Car le frisson qu' il donne a fait fuir mes couleurs. Un songe en s' envolant l' a prédit. L' heure même A pris une autre voix pour m' annoncer le jour ; Et ce ramier dans l' air, ce présage que j' aime, Me ferait-il trembler s' il venait sans l' amour ? De ce tribut toujours je payai sa présence. L' amour, dans sa pitié, me prépare au bonheur : Je n' ai plus froid de son absence ; Tient-il déjà mon coeur enfermé dans son coeur ! Et ce livre qui parle ! ... ah ! Ne sais-je plus lire ? Tous les mots confondus disent ensemble : " il vient ! " Comme un enfant, je pleure et je me sens sourire : C' est ainsi qu' on espère, amour, il m' en souvient ! P153 Mais prends garde à ma vie, un instant fais-moi grâce ! La lumière est trop vive en sortant de la nuit ; Laisse-moi rêver sur sa trace ; Arrête le temps et le bruit. Saule ému, taisez-vous ! Ruisseau, daignez vous taire ! Écoutez, calmez-vous, il ne tardera pas ; J' ai senti palpiter la terre, Comme au temps où mes pas me portaient sur ses pas. Me voici sur la route, et j' ai fui la fenêtre ; Trop de fleurs l' ombrageaient... quoi ! C' est encor l' été ! Quoi ! Les champs sont en fleurs ? Le monde est habité ! Hier, c' est donc lui seul qui manquait à mon être ? Hier, pas un rayon n' éclairait mon ennui : Dieu ! ... l' été, la lumière et le ciel, c' est donc lui ! Oui, ma vie ! Oui, tout rit à deux âmes fidèles. Tu viens : l' été, l' amour, le ciel, tout est à moi ! Et je sens qu' il m' éclôt des ailes Pour m' élancer vers toi ! ELEGIES LE MESSAGE P154 Le voilà cet écrit qu' ont demandé mes larmes, Dont l' absence à mes jours a volé tant de charmes, Le voilà sur mon coeur, et mon coeur n' entend rien ; Mes yeux l' ont parcouru sans y revoir la vie ; L' âme qui l' a tracé n' en fait plus un lien ; L' âme qui le reçoit en regrette l' envie ! J' ai rêvé... j' en ai dû de plus doux au sommeil ! Hélas ! Je fus toujours crédule à l' espérance. Il ne vient pas payer les tourments du réveil : Je fus aussi toujours sans force à la souffrance ! Et je ne reçois pas ce que j' avais perdu ; Et le bonheur lui-même... ô secrète misère ! Étonnement d' un coeur avec lui trop sincère ! Pour qu' il soit le bonheur, je l' ai trop attendu. ELEGIES ELEGIE PARTI ! P155 Parti ! -fut-elle donc pour moi seule charmante, Cette pure ignorance où me tint l' amitié, Qui me cacha longtemps, peut-être par pitié, Que j' étais née, hélas, pour mourir son amante ? N' a-t-il jamais, jamais ressaisi la douceur De ses troubles soumis à ma raison craintive, Où je pleurais pour lui, confidente naïve, Où pour lui pardonner je me faisais sa soeur ? Quand il m' ôta ce nom, un désordre timide Lia ma voix saisie et mes voeux confondus ; Je n' osai plus répondre... ah ! Pour son coeur avide, Que d' aveux ignorés ! Que de secrets perdus ! Si j' avais su parler ! Si quelque humain langage Eût fait passer pour lui mon âme en mes discours, P156 Si son charme éloquent m' eût prêté du secours, Il m' aimerait encor ! J' aimais trop... quel dommage ! Toi qui, sans me comprendre, as passé près de moi, Quoi ! Tu cherchais l' amour, et j' étais devant toi ! ELEGIES ELEGIE UN JOUR, ECOUTE P157 Un jour, écoute... un jour, j' étais bien malheureuse ! Je marchais, je traînais une tristesse affreuse : À travers la distance, et les monts, et les bois, Et l' air, qui m' empêchait de ressaisir ta voix, Je te reconnaissais. Obstinée à t' attendre, Mon âme me disait : " parle ! Il va nous entendre ; Parle ! Ou, sans toi, vers lui laisse-moi m' échapper. De silence et de pleurs pourquoi m' envelopper ? Ah ! Je veux mes amours ! Le feu cherche la flamme ; L' âme demande l' âme ; Et toi, tu veux mourir ! La cendre de l' orgueil Se répand sur tes jours et m' éteint dans le deuil. De ton timide coeur brûlante prisonnière, Je consume ta vie, et j' appelle les cieux : Regarde ! Ils sont là-bas, dans ses traits, dans ses yeux. Rends-les-moi ! Cette grâce, au moins, c' est la première. " P158 " -oh ! Taisez-vous, mon âme, il n' y faut plus songer. Qu' il ignore à jamais ce délire funeste ! Dans de folles amours, qui ? Moi ? Le replonger ? Moi, troubler son bonheur ? C' est celui qui me reste ! " Et je ne donnai plus de voix à mes douleurs ; De ton séjour heureux je détournai la vue ; La prière m' offrit sa douceur imprévue ; Je respirai d' attendre, et je fondis en pleurs. ELEGIES PRESSENTIMENT P159 Une autre le verra, tendre et triste près d' elle, Vivre de ses regards, frissonner de sa voix, Lui demander la mort s' il la croit infidèle, Et, s' il se croit aimé, ce qu' il fut une fois ; Ce qu' il est, quand mes yeux lui promettent mon âme, Quand le doute et l' espoir l' approchent de mon coeur ; Quand il cherche un serment dans mes baisers de flamme, Quand il ne doute plus, soumis par le bonheur. Le bonheur s' enfuira, ses ailes sont rapides ; Un jour nous pleurerons, sans nous calmer le soir : Cet adieu suspendu sur nos têtes timides, Il nous aura brisés du même désespoir. P160 Et comme moi, longtemps malheureux et fidèle, Quand il aura souffert tout ce qu' il peut souffrir, Une autre le verra tendre et triste près d' elle : Mon dieu ! Que de pensers consolent de mourir ! ELEGIES LE REGARD P161 Laisse ! J' ai vu tes yeux, dans leur douce lumière, S' attacher sur des yeux qui donnent le bonheur ; Et je ne sais quel deuil accable ma paupière, Je ne sais quelle nuit environne mon coeur. On dirait que, pressé par une main cruelle, Il ne se débat plus sous son arrêt de mort. Laisse ! Il faut nous ravir une erreur mutuelle ; Ce coeur n' est plus à toi... je te sauve un remord. Seule, avec désespoir, j' y suis redescendue ; Ton portrait déchiré s' y baignait dans les pleurs. Quoi ! Cette image aimante est à jamais perdue ! Qui donc pouvait l' atteindre et changer ses couleurs ? Toi seul ! Je voudrais croire à ta voix généreuse, Mais j' ai vu... qu' ils sont beaux les yeux qui te parlaient ! J' avais donc oublié que je suis malheureuse ? Va ! Je n' oublirai plus qu' ils me le rappelaient. Toi, de quoi pleures-tu ? Je n' entends pas tes larmes : J' y vois briller ces yeux dont tu m' as dit les charmes ; P162 Laisse-moi les haïr, mais de loin, mais tout bas. Quels yeux ! ... ils sont partout. Oh ! Ne me parle pas. Va-t' en ! Va ! Sois heureux, je le veux, je t' en prie ! Tes pleurs me font mourir... je crois que je t' aimais ! Va-t' en ! Je suis jalouse, et je fus trop chérie Pour oser te le dire et te revoir jamais ! ELEGIES REGRET P163 Des roses de Lormont la rose la plus belle, Georgina, près des flots nous souriait un soir ; L' orage, dans la nuit, la toucha de son aile, Et l' aurore passa triste sans la revoir ! Pure comme une fleur, de sa fragile vie Elle n' a respiré que les plus beaux printemps. On la pleure, on lui porte envie : Elle aurait vu l' hiver ; c' est vivre trop de temps ! ELEGIES LE RETOUR CHEZ DELIE P164 C' est ici... pardonnez, je respire avec peine ; Mes genoux affaiblis me forcent à m' asseoir. Ici, tous mes secrets vous cherchèrent un soir. Oh ! Que de souvenirs un souvenir ramène ! Ô mémoire du coeur, vous garde-t-on toujours ? Oui, le temps fane en vain les roses sur nos têtes ; Le temps éteint toutes les fêtes : Il n' éteint pas tous les amours ! Trois étés de ces bois ont embaumé l' ombrage, Depuis que, m' exilant sur des rives sans fleurs, Je n' emportai que le triste courage, En pleurant, de cacher mes pleurs. Ne me reprochez plus ma fuite et mon silence ; Ne pressez pas mon coeur plein de ces jours amers : P165 Hélas ! Quand l' aquilon souffle avec violence, L' alcyon qui s' envole est morne sur les mers. Dans mon isolement j' enfermais ma pensée ; Des maux que je fuyais poursuivie et lassée, D' avance je traînais les maux qui m' attendaient, Et, quand vous m' accusiez, mes larmes répondaient. Que les bords étrangers sont froids pour la souffrance ! En vain de doux regards y plaignaient ma langueur, En vain ! ... tous les regards importunent le coeur, Quand on n' y voit plus l' espérance. Quel attrait déchirant me fait donc revenir ? ... Ah ! Ne le nommez pas ! Souffrez que ma tristesse, Qui ne veut rien du temps, mais qui craint sa vitesse, S' arrête sur un souvenir. C' est vous ! Je vous revois, toujours belle, Délie ! De mes siècles de pleurs à peine un seul moment Semble avoir dans son vol touché ce front charmant, Et du dieu qui me hait vous êtes embellie. Pour fixer le bonheur avez-vous un secret ? Ne pouvez-vous pas me l' apprendre ? Je croyais ! ... du bonheur ce que j' ai su comprendre, C' est qu' on en meurt par le regret. Ne vous étonnez plus : en recevant la vie, De tout ce qu' elle offrait je n' ai vu que l' amour ; Mon coeur le respirait avec l' air et le jour. À quelque chère idole en tous temps asservie, Je tombais à genoux pour adorer des fleurs ; Je me vouais surtout à la plus solitaire : Elle me semblait triste, et je sentais des pleurs S' échapper de mon sein. Aimante avec mystère, P166 Je courais raconter à quelque humble arbrisseau Ce que j' avais souffert du tourment de l' étude : Comme au fond de mon coeur dormait l' inquiétude, Quand mes heures coulaient au bruit d' un frais ruisseau ! Qu' ils étaient loin alors ces maîtres sans clémence Qui ne m' apprenaient qu' à frémir ! Que Dieu me semblait grand, dans cet espace immense Où je n' entendais rien gémir ! Le timbre dont l' horloge éveillait mes alarmes, La leçon monotone et les regards grondeurs, Et le livre muet imbibé de mes larmes, Soleil ! Tout se perdait dans tes pures splendeurs ! Dérobée en furtive aux sévères entraves De l' école où tremblaient mes compagnes esclaves, J' étais libre, j' errais, je suspendais mes pas, Je répondais... à qui ? Je ne le savais pas ; Mais un intime accent, toujours, toujours le même, Me suivait, me parlait, me répétait : " je t' aime ! " Et d' avance, à ce mot en tous lieux entendu, " Je t' aime ! " était le mot que j' avais répondu. Ne riez pas, Délie ! écoutez ! De ma mère Ayez pour un moment l' indulgente pitié ; Elle ne riait pas de cette sève amère Qui de son tendre fruit consumait la moitié. Mère, elle m' entendait lorsqu' en ses bras penchée, Mes yeux priaient ses yeux de prendre mon secret : Peut-être sa pitié, sur mon âme attachée, Reconnaissait son âme où veillait un regret ; Car mes jeunes amours n' avaient pas d' inconstance : Pour l' arbrisseau chéri j' appelais le printemps ; S' il mourait, à mon existence Un doux ombrage, un charme allait manquer longtemps, P167 Et je ne chantais plus ; sa verdure fanée Ornait mon front pensif aux jeux bruyants du soir : Ce n' étaient plus mes jeux ; de leurs cris consternée, J' allais près de ma mère et languir et m' asseoir ; Et ma mère, en berçant ma fièvre douloureuse, Disait que l' arbrisseau reverdirait un jour. Cette fièvre du coeur, c' était déjà l' amour, Et je ne fus jamais à demi malheureuse. Jugez quand ce fut lui ! Quand j' entendis sa voix, Cet accent retrouvé ! Que suis-je devenue, Quand je vis mon idole à mes pieds reconnue, Tous mes rêves épars ressaisis à la fois ? J' osai me croire aimée : alors toute la terre Tressaillit avec moi, me rapprocha des cieux. Pour écouter longtemps je sus longtemps me taire, Et je ne répondis qu' au regard de ses yeux : J' osai le soutenir, et je perdis mon âme ; Je ne me souvins plus, je n' entendis plus rien ; L' univers, c' était lui ; lui m' appela son bien ; Et tout s' anéantit dans notre double flamme. Les voilà donc ces lieux où je donnai mes jours ! Rien n' est changé... que lui, dans ce touchant asile ! C' est le même parfum qui court dans l' air tranquille ! Cette lampe y brûle toujours ! Ô Délie ! Est-ce là que j' ai souri moi-même À l' objet adoré que m' offrait ce miroir ? Qu' il est beau le miroir qui double ce qu' on aime ! Ce portrait qui se meut, quel bonheur de le voir ! P168 Je marche où de ses pieds mes pieds pressaient l'empreinte. Que de fois, pour tromper l' embarras le plus doux, Cette harpe, au hasard, parla seule entre nous ! Mais ces lieux qu' à présent je parcours avec crainte, Ces parfums, ces flambeaux, ces brillantes couleurs, Ces contrastes de mes douleurs, Ces messagers riants qu' à vos pieds on envoie, Tout parle, tout s' empreint d' une alarmante joie, Et mon coeur... oui, mon coeur entend qu' il va venir : Cruelle ! Et vous vouliez encor me retenir ! Vous me trompiez... adieu ! Votre main caressante Ne m' enchaînera plus : je suis libre aujourd' hui. En me réunissant à lui, Croyez-vous n' inventer qu' une ruse innocente ? Je n' ai donc pas souffert ? Regardez-moi ! L' amour N' est donc qu' un mot frivole, un rêve, un badinage, Un lien sans devoir égarant le jeune âge, Qu' il brise et reprend tour à tour ? Je ne sais ; mais, adieu ! Fière autant que sensible, Dans l' effroi d' abaisser ma douleur à ses pieds, J' ai fui ; laissez-moi fuir. Quoi ! Pour cet inflexible, C' est vous qui me priez ! " Il le veut " , dites-vous. Il veut ! Toujours le même : Voilà comme il régnait sur mes esprits confus ; J' obéissais toujours, mais je disais: " il m' aime ! " Ose-t-on commander à ceux qu' on n' aime plus ? Que veut-il ? Mon bonheur ? Eh bien ! Je suis heureuse, Je suis calme, je suis... voyez ! Je vis encor. Dans le bruit de la fête apprenez-lui mon sort : Ménagez bien son âme ; elle est si généreuse ! P169 Et si vous me nommez, choisirez-vous l' instant Où quelque objet nouveau, brillant et sous les armes, Fera battre et rêver son coeur déjà content, Pour dire : " elle est partie ! Oh ! Que j' ai vu de larmes! " Si c' est lui qu' il faut plaindre, enfin, je le plaindrai ; Mais, je le sens, jamais je ne le reverrai ! Le revoir ! ô terreur ! L' entendre ! Lui répondre ! Reconnaître ses yeux qui m' ont donné la mort, Les voir errer sur moi, sans trouble, sans remord ! Balbutier son nom, m' égarer, me confondre ! Le revoir ! ô douleur ! Sans joie, à mon retour, Interroger mes traits oubliés dans l' absence, Et peut-être un moment douter, en ma présence, S' il m' a connue un jour ! Non ! Laissez-moi m' enfuir. Que je doute moi-même Si je l' ai vu jamais, si j' existe, si j' aime ! Ah ! Je ne le hais pas, je ne sais point haïr : Mais, laissez-moi douter... mais laissez-moi m' enfuir ! ELEGIES ELEGIE TOI QUE L'ON P170 Toi que l' on plaint, toi que j' envie, Indigente de nos hameaux, Toi dont ce chêne aux vieux rameaux N' a pas vu commencer la vie ; Toi qui n' attends plus des mortels Ni ton bonheur, ni ta souffrance ; Toi dont la dernière espérance S' incline aux rustiques autels ; Toi que dans le fond des chaumières On appelle avant de mourir Pour aider une âme à souffrir Par ton exemple et tes prières ; Oh ! Donne-moi tes cheveux blancs, Ta marche pesante et courbée, Ta mémoire enfin absorbée, Tes vieux jours, tes pas chancelants, P171 Tes yeux sans lumière, sans larmes, Assoupis sous les doigts du temps, Miroirs ternis pour tous les charmes Et pour tous les feux du printemps ! Ce souffle qui t' anime à peine, Ce reste incertain de chaleur Et qui s' éteint de veine en veine, Comme il est éteint dans ton coeur ! Prends ma jeunesse et ses orages, Mes cheveux libres et flottants ; Prends mes voeux que l' on croit contents ; Prends ces doux et trompeurs suffrages Que ne goûtent plus mes douleurs, Ce triste éclat qui m' environne, Et cette fragile couronne Qu' on attache en vain sur mes pleurs ! Changeons d' âme et de destinée ! Prends, pour ton avenir d' un jour, Ma jeune saison condamnée Au désespoir d' un long amour ! Ah ! Si cet échange est possible, Que toi seule, à mes voeux sensible, Au temps me présente pour toi : Qu' il éteigne alors sous son aile Une image ardente et cruelle Qui brûle et s' attache sur moi ! Que ces flots, ces molles verdures, Ces frais bruissements des bois N' imitent plus, dans leur murmure, Les accents d' une seule voix ! P172 Que pour moi, comme à ton oreille Que rien n' émeut, que rien n' éveille, Le souvenir n' ait point d' échos, L' ombre du soir point de féerie ! Que les ruisseaux de la prairie Ne me soient plus que des ruisseaux ! Que, semblable à la chrysalide, Qui sous sa froide et sombre égide Couve son destin radieux, Demain, sur des ailes de flamme, Comme l' insecte qui peint l' âme, J' étende mon vol vers les cieux ! ... Mais tu regagnes sans m' entendre Le sentier qui mène au vallon ; Insensible aux cris d' un coeur tendre, Comme aux soupirs de l' aquilon, Tu n' écoutes plus de la terre Le bruit, les plaintes, ni les chants ; Et sur ton chemin solitaire, Inutile même aux méchants Qui me suivent d' un pas agile, Toi, dans ces incultes séjours, Tu dérobes ton pied d' argile Aux pièges où tombent mes jours ! Suis ta route, vieille bergère ; En glanant l' aride fougère, Debout encor sous ton fardeau, Sans craindre une voix importune, Bientôt ta paisible infortune Cheminera sur mon tombeau. ELEGIES ELEGIE QUAND LE FIL P173 Quand le fil de ma vie (hélas ! Il tient à peine ! ) Tombera du fuseau qui le retient encor ; Quand ton nom, mêlé dans mon sort, Ne se nourrira plus de ma mourante haleine ; Quand une main fidèle aura senti ma main Se refroidir sans lui répondre ; Quand mon dernier espoir, qu' un souffle va confondre, Ne trouvera plus ton chemin, Prends mon deuil : un pavot, une feuille d' absinthe, Quelques lilas d' avril, dont j' aimai tant la fleur, Durant tout un printemps qu' ils sèchent sur ton coeur ! Je t' en prie : un printemps ! Cette espérance est sainte ! J' ai souffert, et jamais d' importunes clameurs N' ont rappelé vers moi ton amitié distraite ; Va ! J' en veux à la mort qui sera moins discrète, Et je ne serai plus quand tu liras : " je meurs. " P174 Porte en mon souvenir un parfum de tendresse : Si tout ne meurt en moi, j' irai le respirer. Sur l' arbre, où la colombe a caché son ivresse, Une feuille, au printemps, suffit pour l' attirer. S' ils viennent demander pourquoi ta fantaisie De cette couleur sombre attriste un temps d' amour, Dis que c' est par amour que ton coeur l' a choisie ; Dis-leur qu' amour est triste, ou le devient un jour ; Que c' est un voeu d' enfance, une amitié première ; Oh ! Dis-le sans froideur, car je t' écouterai ! Invente un doux symbole où je me cacherai : Cette ruse entre nous encor... c' est la dernière. Dis qu' un jour, dont l' aurore avait eu bien des pleurs, Tu trouvas sans défense une abeille endormie, Qu' elle se laissa prendre et devint ton amie, Qu' elle oublia sa route à te chercher des fleurs. Dis qu' elle oublia tout sur tes pas égarée, Contente de brûler dans l' air choisi par toi. Sous cette ressemblance avec pudeur livrée, Dis-leur, si tu le peux, ton empire sur moi. Dis que l' ayant blessée, innocemment peut-être, Pour te suivre elle fit des efforts superflus, Et qu' un soir accourant, sûr de la voir paraître, Au milieu des parfums, tu ne la trouvas plus ; Que ta voix, tendre alors, ne fut pas entendue ; Que tu sentis sa trame arrachée à tes jours ; Que tu pleuras sans honte une abeille perdue ; Car ce qui nous aima nous le pleurons toujours ! Qu' avant de renouer ta vie à d' autres chaînes, Tu détachas du sol où j' avais dû mourir P175 Ces fleurs, et qu' à travers les plus brillantes scènes, De ton abeille encor le deuil vient t' attendrir. Ils riront. Que t' importe ! Ah ! Sans mélancolie, Reverras-tu des fleurs retourner la saison ? Leur miel, pour toi si doux, me devint un poison : Quand tu ne l' aimas plus, il fit mal à ma vie. Enfin, l' été s' incline, et tout va pâlissant. Je n' ai plus devant moi qu' un rayon solitaire, Beau comme un soleil pur sur un front innocent ; Là-bas... c' est ton regard ! Il retient à la terre ! ELEGIES LA VALLEE DE LA SCARPE P176 Mon beau pays, mon frais berceau, Air pur de ma verte contrée, Lieux où mon enfance ignorée Coulait comme un humble ruisseau ; S' il me reste des jours, m' en irai-je attendrie Errer sur vos chemins qui jettent tant de fleurs, Replonger tous mes ans dans une rêverie Où l' âme n' entend plus que ce seul mot : patrie ! Et ne répond que par des pleurs ? Ciel ! ... un peu de ma vie ira-t-elle, paisible, Se perdre sur la Scarpe au cristal argenté ? Cette eau qui m' a portée, innocente et sensible, Frémira-t-elle un jour sous mon sort agité ? Entendrai-je au rivage encor cette harmonie, Ce bruit de l' univers, cette voix infinie Qui parlait sur ma tête et chantait à la fois Comme un peuple lointain répondant à ma voix ? P177 Quand le dernier rayon d' un jour qui va s' éteindre Colore l' eau qui tremble et qui porte au sommeil, Ô mon premier miroir ! ô mon plus doux soleil ! Je vous vois... et jamais je ne peux vous atteindre ! Mais cette heure était belle, et belle sa couleur : Dans son doux souvenir un moment reposée, Elle passe à mon âme ainsi que la rosée Passe au fond d' une fleur. D' un repentir qui dort elle suspend la chaîne ; Pour la goûter en paix le temps se meut à peine ; Non, ce n' est pas la nuit, non, ce n' est pas le jour : C' est une douce fée, et je la nomme : amour ! C' est l' heure où l' âme en vain détrompée et flétrie Rappelle en gémissant l' âme qu' elle a chérie. Oh ! Qui n' a souhaité redevenir enfant ! Dans le fond de mon coeur que je le suis souvent ! Mais comme un jeune oiseau né sous un beau feuillage, Fraîchement balancé dans l' arbre paternel, Supposait à sa vie un printemps éternel, Et qui voit accourir l' hiver dans un orage, J' ai vu tomber la feuille, au vert pur et joyeux, Dont le frémissement plaisait à mon oreille ; Du même arbre aujourd' hui la fleur n' est plus pareille. Le temps, déjà le temps a-t-il touché mes yeux ? Du moins, là-bas, dans l' ombre, où par lui tout arrive Si mes pas chancelants tombent avant le soir, Il est doux en fuyant de regarder la rive Où naguères l' on vint jouer avec l' espoir. P178 Là, de la vague enfance un regret qui sommeille Dans les fleurs du passé tout-à-coup se réveille ; Il reparaît vivant à nos yeux d' aujourd' hui ; On tend les bras, on pleure en passant devant lui. Ce tendre abattement vous saisit-il, mon frère, Le soir, quand vous passez près du seuil de mon père ? Croyez-vous voir mon père assis, calme, rêveur ? Dites-vous à quelqu' un : " elle était là, ma soeur ! " Eh bien ! Racontez-moi ce qu' on fait dans nos plaines ; Peignez-moi vos plaisirs, vos jeux, surtout vos peines. Dans l' église isolée... où tu m' as dit adieu, Mon frère, donne encore à l' aveugle qui prie : Dis que c' est pour ta soeur, dis, pour ta soeur chérie, Dis que ta soeur est triste, et qu' il en parle à Dieu ! Et le vieux prisonnier de la haute tourelle Respire-t-il encore à travers les barreaux ? Partage-t-il toujours avec la tourterelle Son pain, qu' avaient déjà partagé ses bourreaux ? Cette fille de l' air, à la prison vouée, Dont l' aile palpitante appelait le captif, Était-ce une âme aimante au malheur envoyée ? Était-ce l' espérance au vol tendre et furtif ? Oui : si les vents du nord chassaient l' oiseau débile, L' oeil perçant du captif le cherchait jusqu' au soir ; De l' espace désert voyageur immobile, Il oubliait de vivre ; il attendait l' espoir. Car toujours, jusqu' au terme où nous devons atteindre, Jusqu' au jour qui n' a plus pour nous de lendemain, Le flambeau de l' espoir vacille sans s' éteindre, Comme un rayon qui part d' une immortelle main. P179 Et lui, voit-il encor la froide sentinelle Attachée en silence au cercle de ses jours ? D' une faute expiée est-ce l' ombre éternelle ? Sur ses rêves troublés veille-t-elle toujours ? Regarde-t-il encor sous sa demeure sombre Les fleurs ? ... libre du moins, toi, tu les cueilleras ! Oh ! Que j' ai vu souvent ses yeux luire dans l' ombre, Étonnés qu' un enfant vînt lui tendre les bras ! Il me montrait ses mains l' une à l' autre enchaînées ; Je les voyais trembler, pâles et décharnées. Au poids de tant de fer joignait-il un remord ? Est-il heureux enfin, est-il libre, est-il mort ? Que j' ai pleuré sa vie ! ô liberté céleste, Sans toi, mon jeune coeur étouffait dans mon sein ; Je t' implorais au pied de ce donjon funeste. Un jour... as-tu, mon frère, oublié ce dessein ? De la déesse un jour tu me montras l' image. Ô dieu ! Qu' elle était belle ! Arrivais-tu des cieux, Liberté, pour ouvrir et pour charmer les yeux ? Dans nos temples d' alors on te rendait hommage ; Partout l' encens, les fleurs, l' or mûri des moissons, Les danses du jeune âge et les jeunes chansons, Partout l' étonnement, le doux rire des grâces, Partout la foule émue à genoux sur tes traces ! Et je voulais courir, pour le vieux prisonnier, Te chercher par le monde où l' on t' avait revue ; Te demander pourquoi, dans nos champs revenue, À bénir ton retour il était le dernier. Doux crime d' un enfant, clémence aventureuse ! Je t' aime, un jour entier tu m' as rendue heureuse Toi dont le coeur naïf y prêta du secours, Mon frère, dans mes voeux reconnais-moi toujours. P180 Que jamais sur ta vie une grille inflexible N' étende son voile de fer ! Sois libre ! Et que le sort content, s' il est possible, N' ajoute plus tes maux à ce que j' ai souffert ! On m' arrêta fuyante ; et, craintive, à ma mère Je fus à jointes mains conduite vers le soir. Ô mère ! Trop heureuse encor de me revoir, Sa tremblante leçon ne me fut point amère ; Car, de mon front coupable en détachant les fleurs, Pour cacher son sourire elle baisa mes pleurs. J' oubliai mon voyage, et jamais ta souffrance, Vieux captif ! Et jamais ton doux nom, liberté ! Et jamais ton pardon de mon coeur regretté, Ma mère ! Et ton beau rêve envolé, belle France ! Et la leçon : " ma fille, où voulez-vous courir ? Votre idole n' est pas où vous pensez l' atteindre. Un flambeau vous éclaire, et vous alliez l' éteindre : Ce flambeau, c' est ma vie, et je n' ai qu' à mourir Si vous m' abandonnez. Pour vous, chère ingénue, Livrée à des regrets que vous ne savez pas, Sous le toit déserté, faible et traînant vos pas, " Trop tard vous seriez revenue. Vos yeux à peine ouverts égareront vos jours, Enfant, si près de moi vous ne marchez toujours. " La liberté, ma fille, est un ange qui vole. Pour l' arrêter longtemps la terre est trop frivole. Trop d' encens lui déplaît, trop de cris lui font peur; Elle étouffe en un temple, et sa puissante haleine, Qui cherche les parfums et l' air pur de la plaine, Rafraîchit en passant le front du laboureur. P181 On dit qu' elle descend rapide, inattendue ; Que son aile sur nous repose détendue... Hélas ! Où donc est-elle ? En vain j' ouvre les yeux ; En vain, dit-on : " voyez ! " je ne la vois qu' aux cieux. Loin, bien loin des palais, au toit du pauvre même, Où l' on travaille en paix, où l' on prie, où l' on aime, Où l' indigence obtient une obole et des pleurs, La déesse en silence aime à jeter ses fleurs. Les fleurs tombent sans bruit, et, de peur de l' envie, On les effeuille à Dieu, qui dit : " cache ta vie. " Ainsi priez, ma fille, et marchez près de moi : Un jour tout sera libre, et Dieu seul sera roi. " ELEGIES A MES SOEURS P182 J' étais enfant, l' enfance est écouteuse : Sur notre beau navire emporté par les vents, Entre le ciel et l' onde et nos destins mouvants, Les vieux marins charmaient la route aventureuse ; Le soir, sous le grand mât circulaient leurs récits. Je n' avais plus de peur alors qu' entre eux assis Des voyages lointains ils commençaient l' histoire. Ils ne mentaient jamais, je veux toujours le croire ; Et, quand l' heure avec nous s' envolait sur les flots, On appelait en vain, parmi les matelots, Un jeune passager dont la vue attentive Poursuivait tristement la vague fugitive. On eût dit que si jeune, et si triste, et si beau, Sur cette route humide il voyait un tombeau. Un soir que le vaisseau, bondissant sous ses voiles, Formait un long sentier tout scintillant d' étoiles, En regardant s' ouvrir ce sillage éclatant, Je disais : " conduit-il au bonheur qui m' attend ? " P183 Je croyais qu' une fée, en épurant les ondes, Pour tracer au navire un lumineux chemin Brûlait des lampes d' or sous les vagues profondes ; Et moi, pour l' en bénir, je lui tendais la main. À mes yeux fascinés la belle Néréide Errait sans se mouiller dans son palais humide ; Je voyais son front calme orné de diamants, Et dans le frais cristal glisser ses pieds charmants. Je tressaillais de crainte, et de joie, et d' envie ; J' aurais voulu près d' elle aller passer ma vie : Car je rêvais encor ces contes qu' autrefois, Pour m' endormir, ma mère enchantait de sa voix. Peut-être à mon berceau quelque aimable marraine D' un talisman secret avait doté mon sort ; Peut-être que des flots elle était souveraine, Et que ses doux regards me protégeaient encor... Un soupir dissipa la scène de féerie : Le jeune homme sur l' onde était aussi penché. Je me souvins alors que je l' avais cherché Et que l' on m' envoyait troubler sa rêverie ; Car déjà le soleil s' éteignait dans les flots, Et les récits du soir charmaient les matelots. " Viens ! Lui dis-je, on t' attend. Vois ! La mer est tranquille. Il faut conter : pourquoi ne parles-tu jamais ? Des joyeux passagers quelle douleur t' exile ? Pleures-tu ton pays ? Eh bien ! Si tu l' aimais, Viens en parler longtemps. Moi, j' ai quitté la France, Mais j' en parle, et la plainte éveille l' espérance. Vois-tu ! Le même ciel nous aime et nous conduit ; L' étoile qui m' éclaire est celle qui te luit ; Sa lueur au navire annonce un vent prospère, P184 Et moi, je reverrai la maison de mon père. Toi, n' as-tu pas un père ? Et n' est-ce pas pour lui Que l' on t' a vu prier en pleurant aujourd' hui ? Ne pleure plus. écoute ! On chante au bruit des ondes. Que cet air est charmant ! C' est un écho français. Dans nos humbles vallons que je le chérissais ! Viens l' apprendre : il t' appelle, il faut que tu répondes. " Et le jeune inconnu, moins farouche à ma voix, Vint au cercle conteur prendre place une fois. Ce qui m' a fait pleurer, jamais je ne l' oublie : C' est un songe du coeur. Il survit au réveil. Si le charme en pouvait deux fois être pareil, Mes soeurs, je vous dirais, dans sa mélancolie, Ce songe, qu' en parlant j' écoute encor tout bas ; Mais il est des accents que l' on n' imite pas ! ELEGIES LE BILLET P185 Je sais lire, ô bonheur ! ô clarté ! Je sais lire ! Ô paroles sans bruit qui consolent l' amour ! Sous mes regards émus cette lettre soupire, Et jusque dans moi-même elle éveille le jour ! Dans ces mots retrouvés ta voix est répandue, Cher absent, dont le coeur palpite devant moi : Oui, la feuille qui vole en silence attendue, C' est ton coeur qui me cherche ; il parle comme toi ! Je lis, j' entends le ciel ; car le ciel c' est toi-même ! Ainsi, lorsque la crainte enchaînait nos deux voix, Tes lèvres, sans parler, me disaient : " que je t' aime ! " Et ma bouche muette ajoutait : " je te crois. " ELEGIES LA VALLEE P186 Non ! Je ne verrai plus de si belle vallée Que celle où sur tes pas je descendis un jour, Où l' eau, parmi les fleurs lentement écoulée, Trouve une eau qui la cherche et s' y joint sans retour. J' étais bien ! Tout parlait à mon âme ravie. Ah ! Les derniers rayons du jour et de la vie Répandront sur mes yeux leur mourante langueur Avant que ce tableau s' efface de mon coeur. Et pourtant ce n' est pas cette belle verdure, Ces ruisseaux murmurants sous les jeunes roseaux, Ni cette ombre des bois, cette ombre où la nature Mêlait son harmonie au doux chant des oiseaux ; Non ! Ce n' est pas du ciel la lumière enchantée, Ni l' onde éblouissante, où ma vue arrêtée Ne pouvait soutenir l' éclat d' un sable d' or, Qui fait en y rêvant que je tressaille encor : P187 C' était toi, mon amour, mon avenir, mon âme ! C' était toi qui m' aimais, toi qui semblais heureux ! C' était ton regard pur qui répandait sa flamme Sur notre plus beau jour réfléchi dans tes yeux. Le veux-tu ? Retournons sous ces paisibles ombres, Loin d' un monde orageux, loin de nos cités sombres ; Viens ! Cachés dans les fleurs, nos destins, nos amours, Comme les deux ruisseaux se confondront toujours ! ELEGIES LE RETOUR A BORDEAUX P188 Salut ! Rivage aimé de ma timide enfance, Où de ma vie en fleur le songe a commencé ! Je t' aborde, et je sens ma première espérance Me réunir tremblante à mon bonheur passé. Quel doux ravissement se glisse dans mes larmes ? Quelle main me caresse et s' arrête à mon coeur ? Quelle secrète voix, relevant ma langueur, Et m' appelle, et m' attire où la vie a des charmes ? Parle-moi, je t' écoute, éloquent souvenir. Qui ne s' est détourné d' un trompeur avenir Pour chercher, dans le fond de son âme attendrie, Tes regrets, tes leçons, ta tristesse chérie ? Ce tableau vague et doux qui repose les yeux, Qui nous rend l' innocence et le pardon des cieux, Ne m' en détournez pas, j' y retrouve ma mère ! Laissez-moi regarder ma mère et mes beaux jours ; Je les perdis si jeune ! Il veut rêver toujours Celui dont le bonheur n' est plus qu' une chimère. P189 Ingrate ! Et sur qui donc se repose ma main ? N' ai-je pas un ami qui partage ma joie ? Sommes-nous pas ensemble où le ciel nous envoie ? N' est-ce pas le bonheur qui m' escorte en chemin ? Ne parle-t-on jamais que des saisons passées ? Mon sommeil si souvent se peint de leurs couleurs ! Pour rafraîchir mes yeux lassés de tant de pleurs L' avenir m' a promis de riantes pensées. Je le sens, c' est ici que j' en dois recueillir ; C' est ici que l' exil a perdu sa tristesse. Beau rivage ! Au refus de la fière Lutèce, Pour la seconde fois tu veux donc m' accueillir ? Comme on voit vers le soir, dans la rade tranquille, Au milieu des vaisseaux prêts à franchir le port, Glisser sans bruit la barque agile, Bornant sa course à l' autre bord, Ma voile n' ira plus, follement égarée, Affronter les lointaines mers. Non ! Je ne veux courir que sur l' onde azurée Dont les flots ne sont point amers. À travers les vieux pins qui peuplent la campagne, Des pas qu' on n' entend plus sont restés imprimés ; Je crois suivre les pas du paisible montagne, Je crois saisir dans l' air ses accents ranimés. Aux lèvres des vieillards, je cherche son sourire, Sa railleuse vertu, sa facile pitié, Ces préceptes du coeur que son coeur sut écrire, Et son amour pour l' amitié. Que ce livre est beau ! Que je l' aime ! Le monde y paraît devant moi : L' indigent, l' esclave, le roi, J' y vois tout ; je m' y vois moi-même. P190 Bords heureux ! De sa cendre, il vous légua l' honneur. Tout ce qu' il cultiva nous instruit, nous attire, Et les fruits que l' on en retire Ont un goût de sagesse, un parfum de bonheur. Il est doux, en passant un moment sur la terre, D' effleurer les sentiers où le sage est venu, D' entretenir tout bas son malheur solitaire Des discours d' un ami qu' on pense avoir connu. Ainsi, comme une fleur pour l' avenir semée, Ô Montesquieu ! Ta grâce a consolé mon sort, Et je garde en mon âme, à jamais imprimée, Cette plainte où ton âme a coulé sans effort : " Puisque je suis heureux, qu' importe que je pleure ! " Dans mon ravissement, je l' ai dit tout à l' heure. Hélas ! Je vis d' aimer ; il me faut donc souffrir : J' y consens, je suis faible et ne veux point haïr ; Je ne veux pas des maux que la sagesse ignore. Trahie et sans espoir, je me tais, j' aime encore ; Je n' use point ma vie en longs ressentiments : Si l' amour a des pleurs, la haine a des tourments. Aux coteaux de Lormont dansent-elles encore, Les muses que j' adore ? Leurs pas mystérieux, est-ce le bruit léger Que m' apporte le vent dans son vol passager ? Est-ce leur chant du soir qui frémit sur la rive Où le printemps arrive ? Dieu ! Qu' il verse de fleurs au bord des flots charmés ! D' un ciel rempli d' amour que ces lieux sont aimés ! Que l' heure qui m' amène est belle dans ma vie ! Temps ! Donne-lui des soeurs qui soient belles encor ; De ces lieux enchantés ne bannis plus mon sort : Que j' y vive mes jours ! C' est tout ce que j' envie. P191 Salut, belle Aquitaine ! En parcourant le sol, Doux sol où s' éveilla l' âme de ton Orphée, Je demande aux échos l' harmonieuse fée Qui souffla dans son sein la voix d' un rossignol. Est-ce au peuplier vert qui borde cette eau vive Que son berceau fut suspendu ? Des flots mélodieux la cadence plaintive Le rappelle à mon coeur qui l' a bien entendu. Est-ce au brillant sommet des collines fleuries Où se parfume, et vole, et languit le zéphyr ? Est-ce au vallon sonore, aux riantes prairies Où le papillon naît et meurt dans le plaisir ? Est-ce au roc libre et fier que la vague menace Avec un bruit pareil aux autans orageux, Qu' il puisa son génie, et sa brûlante audace, Et sa liberté noble, et ses chants courageux ? N' y trouverai-je point sa tombe recueillie ? Non ! La cité lointaine en est enorgueillie ; Mais son ombre parfois glissera sur les eaux, Comme un doux alcyon dans son nid de roseaux. Cette lyre vivante, hélas ! Où donc est-elle ? Oh ! Qui n' eût souhaité qu' elle fût immortelle ? Mon coeur inoccupé, trop jeune pour l' amour, Sentit en l' écoutant qu' il aimerait un jour. Un bel enfant dès lors troubla ma rêverie ; Je le baisai, distraite, et ce baiser fut doux ; J' en entretins longtemps ma mémoire attendrie ; Il me l' a bien rendu, car il est mon époux. À tes enchantements c' est lui qui me ramène, Fleuve où mon souvenir s' éveille et se promène. P192 L' hirondelle en avril t' effleure comme moi ; Je voyage comme elle et je chante pour toi : Salut ! Rivage aimé de ma timide enfance, Où de ma vie en fleur le songe a commencé ! Je t' aborde, et je sens ma première espérance Me réunir tremblante à mon bonheur passé. ELEGIES LES DEUX PEUPLIERS P193 Sous les mêmes zéphyrs, sous les mêmes orages, Beaux arbres, vous ouvrez, vous répandez vos fleurs. Attirés vers le ciel, vos pudiques ombrages Voilent votre amitié sous les mêmes couleurs. L' hiver aux longs instants, le frimas vous protège ; Il épure vos jours par d' utiles rigueurs. Enveloppés tous deux sous un manteau de neige, La sève qui vous joint se retire à vos coeurs. Vos rameaux frémissants ne forment qu' un murmure ; Mariés dans la terre, en vos noeuds adorés Vous vivez l' un par l' autre ; et sous la même armure, Un jour, si l' on vous frappe, ensemble vous mourrez ! Et moi, j' aurais voulu... mais toujours impossibles, Nous jetons vers le ciel des voeux qu' il n' entend pas : Le ciel nous a formés mobiles et sensibles, Et le sol le plus doux n' enchaîne point nos pas. ELEGIES PRIERE P194 Ne me fais pas mourir sous les glaces de l' âge, Toi qui formas mon coeur du feu pur de l' amour. Rappelle ton enfant du milieu de l' orage ; Dieu ! J' ai peur de la nuit, que je m' envole au jour ! Après ce que j' aimai, je ne veux pas m' éteindre ; Je ne veux pas mourir dans le deuil de sa mort. Que son souffle me cherche, attaché sur mon sort, Et défende au froid de m' atteindre ! ELEGIES REVELATION P195 Vois-tu ! D' un coeur de femme il faut avoir pitié ; Quelque chose d' enfant s' y mêle à tous les âges ; Quand elles diraient non, je dis oui. Les plus sages Ne peuvent sans transport se prendre d' amitié : Juge d' amour ! Ce mot nous rappelle nos mères ; Le berceau balancé dans leurs douces prières ; L' ange gardien qui veille et plane autour de nous, Qu' une petite fille écoute à deux genoux ; Dieu qui parle et se plaît dans une âme ingénue, Que l' on a vu passer avec l' errante nue, Dont on buvait l' haleine au fond des jeunes fleurs, Qu' on regardait dans l' ombre et qui séchait nos pleurs ; Et le pardon qui vint, un jour de pénitence, Dans un baiser furtif redorer l' existence ! Ce suave lointain reparaît dans l' amour ; Il redonne à nos yeux l' étonnement du jour ; P196 Sous ses deux ailes d' or qu' il abat sur notre âme, Des prismes mal éteints il rallume la flamme ; Tout s' illumine encor de lumière et d' encens ; Et le rire d' alors roule avec nos accents ! ... Parle-moi doucement ; sans voix, parle à mon âme ; Le souffle appelle un souffle, et la flamme une flamme. Entre deux coeurs charmés il faut peu de discours, Comme à deux filets d' eau peu de bruit dans leur cours. Ils vont ! Les vents d' été parfument leur voyage. Altérés l' un de l' autre et contents de frémir, Ce n' est que de bonheur qu' on les entend gémir. Quand l' hiver les cimente et fixe leur image, Ils dorment, suspendus sous le même pouvoir Et si bien emmêlés qu' ils ne font qu' un miroir. On a si peu de temps à s' aimer sur la terre ! Oh ! Qu' il faut se hâter de dépenser son coeur ! Grondé par le remords, prends garde ! Il est grondeur, L' un des deux, mon amour, pleurera solitaire. Parle-moi doucement, afin que dans la mort Tu scelles nos adieux d' un baiser sans remord, Et qu' en entrant aux cieux, toi calme, moi légère, Nous soyons reconnus pour amants de la terre. Que si l' ombre d' un mot t' accusait devant moi, À Dieu, sans le tromper, je réponde pour toi : " Il m' a beaucoup aimée ! Il a bu de mes larmes ; Son âme a regardé dans toutes mes douleurs ; Il a dit qu' avec moi l' exil aurait des charmes, La prison du soleil, la vieillesse des fleurs ! " Et Dieu nous unira d' éternité. Prends garde ! Fais-moi belle de joie ! Et quand je te regarde, Regarde-moi ; jamais ne rencontre ma main P197 Sans la presser. Cruel ! On peut mourir demain, Songe donc ! Crains surtout qu' en moi-même enfermée, Ne me souvenant plus que je fus trop aimée, Je ne dise, pauvre âme oublieuse des cieux, Pleurant sous mes deux mains et me cachant les yeux : " Dans tous mes souvenirs, je sens couler mes larmes ; Tout ce qui fit ma joie enfermait mes douleurs ; Mes jeunes amitiés sont empreintes des charmes Et des parfums mourants qui survivent aux fleurs. " Je dis cela, jalouse, et je sens ma pensée Sortir en cris plaintifs de mon âme oppressée. Quand tu ne réponds pas, j' ai honte à tant d' amour, Je gronde mes sanglots, je m' évite à mon tour, Je m' en retourne à Dieu, je lui demande un père, Je lui montre mon coeur gonflé de ta colère, Je lui dis, ce qu' il sait, que je suis son enfant, Que je veux espérer et qu' on me le défend ! Ne me le défends plus ! Laisse brûler ma vie. Si tu sais le doux mal où je suis asservie, Oh ! Ne me dis jamais qu' il faudra se guérir, Qu' aimer use le coeur et que tout doit mourir ! Car tu me vois dans l' âme, approche, tu peux lire ; Voilà notre secret : est-ce mal de le dire ? Non, rien ne meurt. Pieux d' amour ou d' amitié, Vois-tu ! D' un coeur de femme il faut avoir pitié ! ELEGIES VIE ET MORT DU RAMIER P198 De la colombe au bois c' est le ramier fidèle ; S' il vole sans repos, c' est qu' il vole auprès d' elle ; Il ne peut s' appuyer qu' au nid de ses amours, Car des ailes de feu l' y réchauffent toujours ! Laissez battre et brûler deux coeurs si bien ensemble ; Leur vie est un fil d' or qu' un noeud secret assemble, Il traverse le monde et ce qu' il fait souffrir : Ne le déliez pas ! Vous les feriez mourir ! Ils ne veulent à deux qu' un peu d' air, un peu d' ombre, Une place au ruisseau qui rafraîchit le coeur ; Seuls, entre ciel et terre, un nid suave et sombre, Pour s' entre-aider à vivre, ou cacher leur bonheur ! P199 Quand vous ne verrez plus passer par ce rivage Cette blanche moitié de la colombe aux bois, N' allez pas croire au moins que l' un d' eux soit volage : Bien qu' ils aiment toujours, ils n' aiment qu' une fois ! Laissez-vous entraîner sur leurs traces perdues Vers le nid, doux sépulcre alors silencieux, Et vous y trouverez quatre ailes détendues Sur deux coeurs mal éteints rallumés dans les cieux ! ELEGIES L'ATTENTE P200 Quand je ne te vois pas, le temps m' accable, et l' heure A je ne sais quel poids impossible à porter ; Je sens languir mon coeur, qui cherche à me quitter ; Et ma tête se penche, et je souffre, et je pleure. Quand ta voix saisissante atteint mon souvenir, Je tressaille, j' écoute... et j' espère immobile ; Et l' on dirait que Dieu touche un roseau débile ; Et moi, tout moi répond : " dieu ! Faites-le venir ! " Quand sur tes traits charmants j' arrête ma pensée, Tous mes traits sont empreints de crainte et de bonheur ; J' ai froid dans mes cheveux, ma vie est oppressée, Et ton nom, tout à coup, s' échappe de mon coeur. P201 Quand c' est toi-même, enfin ! Quand j' ai cessé d' attendre, Tremblante, je me sauve en te tendant les bras, Je n' ose te parler, et j' ai peur de t' entendre ; Mais tu cherches mon âme, et toi seul l' obtiendras ! ELEGIES AMOUR P202 Ce que j' ai dans le coeur, brûlant comme notre âge, Si j' ose t' en parler, comment le définir ? Est-ce un miroir ardent frappé de ton image ? Un portrait palpitant né de ton souvenir ? Vois ! Je crois que c' est toi, même dans ton absence, Dans le sommeil. Eh quoi ! Peut-on veiller toujours ? Ce bonheur accablant que donne ta présence Trop vite épuiserait la flamme de mes jours. Le même ange peut-être a regardé nos mères, Peut-être une seule âme a formé deux enfants. Oui, la moitié qui manque à tes jours éphémères, Elle bat dans mon sein, où tes traits sont vivants ! P203 Sous ce voile de feu j' emprisonne ta vie. Là, je t' aime, innocente, et tu n' aimes que moi. Ah ! Si d' un tel repos l' existence est suivie, Je voudrais mourir jeune, et mourir avec toi ! ELEGIES MALHEUR A MOI P204 Malheur à moi ! Je ne sais plus lui plaire ; Je ne suis plus le charme de ses yeux ; Ma voix n' a plus l' accent qui vient des cieux, Pour attendrir sa jalouse colère ; Il ne vient plus, saisi d' un vague effroi, Me demander des serments ou des larmes ; Il veille en paix, il s' endort sans alarmes : Malheur à moi ! Las de bonheur, sans trembler pour ma vie, Insoucieux, il parle de sa mort ! De ma tristesse il n' a plus le remord, Et je n' ai pas tous les biens qu' il envie ! Hier, sur mon sein, sans accuser ma foi, Sans les frayeurs que j' ai tant pardonnées, Il vit des fleurs qu' il n' avait pas données : P205 Distrait d' aimer, sans écouter mon père, Il l' entendit me parler d' avenir : Je n' en ai plus s' il n' y veut pas venir ; Par lui je crois, sans lui je désespère ; Sans lui, mon dieu ! Comment vivrai-je en toi ? Je n' ai qu' une âme, et c' est par lui qu' elle aime ; Et lui, mon dieu, si ce n' est pas toi-même, ELEGIES LA JALOUSE P206 Sans signer ma tristesse, un jour, au seul que j' aime J' écrivis en secret : " elle attend : cherche-la ! Devine qui t' appelle, et réponds : " me voilà ! " Et quand il accourut, quand je venais moi-même, Quand je retins le cri d' un bonheur plein d' effroi, Il n' a pas dit : " c' est elle ! " il n' a pas dit : " c' est toi ! " Sans me nommer, craintive en livrant mes alarmes, J' écrivis : " j' ai pleuré. Je pleure... c' est pour vous ! Que l' amour vous éclaire et demeure entre nous ! " Et quand il vit mes yeux encor voilés de larmes, Quand il toucha ma main qui lui rendait ma foi, Il n' a pas dit : " c' est elle ! " il n' a pas dit : " c' est toi ! P207 Sans dire : " c' était moi ! " je m' enfuis, je succombe ; Bientôt je n' aurai plus de secret à cacher. S' il rêve alors au nom qui courut le chercher, Il le devinera peut-être sur ma tombe ; Et, soulevant enfin ma vie avec effroi, Qu' il dise au moins : " c' est elle ! ô pitié ! C' était toi ! " ELEGIES SERAIS-TU SEUL ? P208 Oh ! Si j' avais de grandes ailes, Que je traverserais de lieux ! J' irais, sous mes plumes fidèles, Dans leurs pleurs essuyer tes yeux ; Je m' abattrais sur ta fenêtre, Ou près de ton coeur endormi ; Toi, quand tu me verrais paraître, T' enfuirais-tu, mon seul ami ? Non ! Tu subirais le prodige Qui rouvrirait les cieux pour nous ; Et, comme une fleur sur sa tige, Je tremblerais sur tes genoux ; Puis, craintive comme une femme, Si je t' entraînais à demi, Pour ne plus déchirer notre âme Me suivrais-tu, mon seul ami ? P209 À minuit la lune rayonne, Et ma trace aurait un flambeau ; Vers tes pas, dont mon coeur frissonne, Dieu ! Que le chemin serait beau ! Sous nos fleurs où, pleine de larmes, Ta voix dans ma voix a gémi, Comme au temps dont j' ai fait les charmes, Serais-tu seul, mon seul ami ? Mais le jour luit, mon rêve tombe. Au soleil les rêves ont peur ; Et les ailes de ma colombe Vont seules te porter mon coeur. Elle a respiré l' air où j' aime ; Dans mes bras son vol a frémi : Triste, comme un peu de moi-même, Caresse-la, mon seul ami ! ELEGIES LES AILES D'ANGE P210 Vous aussi, vous m' avez trompée, Avec vos traits d' ange et vos pleurs ; Sous le charme de vos douleurs, Mon âme reste enveloppée. De vos jours longtemps accablés J' écartai les ombres cruelles ; Mais l' air pur fait frémir vos ailes. Bel ange ! Et vous vous envolez. Quand vos ailes alors tremblantes Vinrent se reposer sur moi, Quand à travers un peu d' effroi J' accueillis vos peines brûlantes, Entre vous et les cieux troublés J' étendis mes deux mains fidèles ! Sur mon coeur j' ai séché vos ailes, P211 Saviez-vous qu' une voix plaintive Pût toucher un coeur à la mort ? Étiez-vous triste du remord D' y rendre ma vie attentive ? Où fuir, hélas ! Quand vous parlez De pleurs, d' amitiés éternelles ? J' écoutais, j' oubliais vos ailes, Charmez votre exil sur la terre, Sous d' autres cieux, par d' autres fleurs ; Allez ! Dieu comptera vos pleurs Au fond d' une âme solitaire. Peut-être un jour vous reviendrez Y cacher des douleurs nouvelles : Mais vous aurez toujours des ailes, Toujours vous vous envolerez. ELEGIES JE NE CROIS PLUS P212 Allez, pensers d' amour, vers de nouvelles âmes, Comme autour d' un flambeau, voltiger et mourir ; Papillons immortels, vivez à d' autres flammes : Tout le feu de mon coeur ne peut plus vous nourrir. Ma trame était trop faible, et, déjà consumée, Elle résiste à peine au poids de quelques jours ; En vain de votre dieu je suis encore aimée, En vain ! Je ne crois plus que l' on aime toujours ! ELEGIES REVEIL P213 C' est qu' ils parlaient de toi, quand loin du cercle assise, Mon livre trop pesant tomba sur mes genoux ; C' est qu' ils me regardaient, quand mon âme indécise Osa braver ton nom qui passait entre nous ! Et puis leurs voix riaient ! J' ai pu rester sans crainte. On disait ton bonheur et tes belles amours. À mon livre fermé moi je lisais toujours, Car sur mon front baissé toute une âme était peinte ! Te voilà donc heureux ! Je sais donc tout prévoir ! Je ne crains donc plus rien... rien, que de te revoir. Heureux par tant d' objets, je respire moi-même ; Sur deux coeurs à la fois je n' ai plus à gémir ; Je dirai : " quel bonheur ! Ce n' est plus moi qu' il aime ; D' autres ont pris mes pleurs... et je pourrai dormir ! " P214 Reste à ce doux éclat qui rayonne autour d' elles : Leur front se baigne encor dans l' air pur du matin, Et je leur sais gré d' être belles, Si ces fleurs d' un moment consolent ton destin. Mais le voir ! Ah ! C' est trop ! N' attends pas l' impossible ! Laisse au ruisseau désert son cours triste et paisible ; Ne viens pas me surprendre, et, d' un regard glacé, Me défendre de vivre au moins dans le passé ! Ne viens pas dans mes traits qu' un tourment décolore, Plus voilés, plus rêveurs encore, Oh ! Ne viens pas compter, malgré moi découverts, Les pleurs que j' ai versés, les jours que j' ai soufferts ! Laisse-moi m' isoler dans l' oubli de mes peines ; D' un esclave qui dort ne heurte pas les chaînes. Si je dois au passé quelques éclairs heureux, Il est temps de mourir à ce qu' il eut d' affreux. Ne fais plus fermenter dans mon âme troublée Tous ces germes amers où s' éteint la raison ; Laisse tomber en paix une fleur accablée, Atteinte dans le coeur d' un tranquille poison. Tu le sais, comme on voit un calme et frais breuvage Tourner pendant l' orage, Tu le sais, quand l' amour gronde et fait tant souffrir, La douce humeur de l' âme est facile à s' aigrir. J' ai senti... (le dirai-je ? Oui, s' accuser soi-même Est peut-être un besoin d' absoudre ce qu' on aime.) J' ai senti tout mon coeur s' élever contre toi ; J' ai supplié la mort d' éteindre ma mémoire ; Oui, j' ai haï ton nom ! Oui, j' ai haï ta gloire ! Ah ! C' est que je t' aimais alors : pardonne-moi ! ELEGIES PITIE P215 Songe-t-il si par lui mon sort fut triste... et doux ? Si mon coeur est paisible, ou volage, ou jaloux ? Jamais de sa couronne une feuille légère Cherche-t-elle ma vie à sa vie étrangère ? Son nom seul fugitif et parfois caressant, Porté vers l' avenir, me salue en passant. De lui, rien ! Peine affreuse et jamais exprimée ! Douleur toujours profonde et toujours renfermée ! Rapprochement cruel des jours purs et dorés, Par ses regards, bien plus que des cieux, éclairés, Avec ces jours d' exil, d' abandon, d' amertume, De regret qui déchire, et d' espoir qui consume ! Oh ! Qu' il n' apprenne pas ces tourments infinis Dont les coeurs trop naïfs sont raillés et punis ! Et puis, ce n' est pas lui, c' est l' amour qui me tue. Il détacha son sort de ma vie abattue ; P216 À présent, je descends un rapide chemin, Dans une sombre nuit où j' ai perdu sa main. Il ne viendra jamais ; pourquoi le lui défendre ? Je l' ai haï ; qu' importe ? A-t-il voulu l' apprendre ? S' occupe-t-on toujours d' un danger qui n' est plus ? Vers des échos muets que de cris superflus ! Ah ! Je me fais pitié, je pleure sur moi-même, Et je dis bien souvent : " ce n' est plus lui que j' aime ! " ELEGIES DETACHEMENT P217 Il est des maux sans nom dont la morne amertume Change en affreuses nuits les jours qu' elle consume. Se plaindre est impossible ; on ne sait plus parler ; Les pleurs même du coeur refusent de couler. On ne se souvient pas, perdu dans le naufrage, De quel astre inclément s' est échappé l' orage. Qu' importe ? Le malheur s' est étendu partout : Le passé n' est qu' une ombre, et l' attente un dégoût. C' est quand on a perdu tout appui de soi-même, C' est quand on n' aime plus, que plus rien ne nous aime, C' est quand on sent mourir son regard attaché Sur un bonheur lointain qu' on a longtemps cherché, Créé pour nous, peut-être ! Et qu' indigne d' atteindre, On voit comme un rayon trembler, fuir... et s' éteindre. ELEGIES TRISTESSE P218 N' irai-je plus courir dans l' enclos de ma mère ? N' irai-je plus m' asseoir sur les tombes en fleurs ? D' où vient que des beaux ans la mémoire est amère ? D' où vient qu' on aime tant une joie éphémère ? D' où vient que d' en parler ma voix se fond en pleurs ? C' est que, pour retourner à ces fraîches prémices, À ces fruits veloutés qui pendent au berceau, Prête à se replonger aux limpides calices De la source fuyante et des vierges délices, L' âme hésite à troubler la fange du ruisseau. P219 Quel effroi de ramper au fond de sa mémoire, D' ensanglanter son coeur aux dards qui l' ont blessé, De rapprendre un affront que l' on crut effacé, Que le temps... que le ciel a dit de ne plus croire, Et qui siffle aux lieux même où la flèche a passé ! Qui n' a senti son front rougir, brûler encore Sous le flambeau moqueur d' un amer souvenir ? Qui n' a pas un écho cruellement sonore, Jetant par intervalle un nom que l' âme abhorre, Et la fait s' envoler au fond de l' avenir ? Vous aussi, ma natale, on vous a bien changée ! Quoi ! Quand mon coeur remonte à vos gothiques tours, Qu' il traverse, rêveur, notre absence affligée, Il ne reconnaît plus la grâce négligée Qui donne tant de charme au maternel séjour ! Il voit rire un jardin sur l' étroit cimetière, Où la lune souvent me prenait à genoux ; L' ironie embaumée a remplacé la pierre Où j' allais, d' une tombe indigente héritière, Relire ma croyance au dernier rendez-vous ! Tristesse ! Après longtemps revenir isolée, Rapporter de sa vie un compte douloureux, La renouer malade à quelque mausolée, Chercher un coeur à soi sous la croix violée, Et ne plus oser dire : " il est là ! " c' est affreux ! Mais cet enfant qui joue et qui dort sur la vie, Qui s' habille de fleurs, qui n' en sent pas l' effroi, Ce pauvre enfant heureux que personne n' envie, P220 Qui, né pour le malheur, l' ignore et s' y confie, Je le regrette encor, cet enfant, c' était moi. Au livre de mon sort si je cherche un sourire, Dans sa blanche préface, oh ! Je l' obtiens toujours À des mots commencés que je ne peux écrire, Éclatants d' innocence et charmants à relire, Parmi les feuillets noirs où s' inscrivent mes jours ! Un bouquet de cerise, une pomme encor verte, C' étaient là des festins savourés jusqu' au coeur ! À tant de volupté l' âme neuve est ouverte, Quand l' âpre affliction, de miel encor couverte, N' a pas trempé nos sens d' une amère saveur ! Parmi les biens perdus dont je soupire encore, Quel nom portait la fleur... la fleur d' un bleu si beau, Que je vis poindre au jour, puis frémir, puis éclore, Puis que je ne vis plus à la suivante aurore ? Ne devrait-elle pas renaître à mon tombeau ! Douce église ! Sans pompe, et sans culte et sans prêtre, Où je faisais dans l' air jouer ma faible voix, Où la ronce montait fière à chaque fenêtre, Près du christ mutilé qui m' écoutait peut-être, N' irai-je plus rêver du ciel comme autrefois ? Oh ! N' a-t-on pas détruit cette vigne oubliée, Balançant au vieux mur son fragile réseau ? Comme l' aile d' un ange aimante et dépliée, L' humble pampre embrassait l' église humiliée De sa pâle verdure où tremblait un oiseau. P221 L' oiseau chantait, piquait le fruit mûr, et ses ailes Frappaient l' ogive sombre avec un bruit joyeux ; Et le soleil couchant dardait ses étincelles Aux vitraux rallumés de rougeâtres parcelles Qui me restaient longtemps ardentes dans les yeux. Notre-dame ! Aujourd' hui belle et retentissante, Triste alors, quel secret m' avez-vous dit tout bas ? Et quand mon timbre pur remplaçait l' orgue absente, Pour répondre à l' écho de la nef gémissante, Mon frêle et doux ave, ne l' écoutiez-vous pas ? Et ne jamais revoir ce mur où la lumière Dessinait Dieu visible à ma jeune raison ! Ne plus mettre à ses pieds mon pain et ma prière ! Ne plus suivre mon ombre au bord de la rivière, Jusqu' au chaume enlierré que j' appelais maison ! Ni le puits solitaire, urne sourde et profonde, Crédule, où j' allais voir descendre le soleil, Qui faisait aux enfants un miroir de son onde. Elle est tarie... hélas ! Tout se tarit au monde ; Hélas ! La vie et l' onde ont un destin pareil ! Ne plus passer devant l' école bourdonnante, Cage en fleurs où couvaient, où fermentaient nos jours, Où j' entendis, captive, une voix résonnante Et chère ! à ma prison m' enlever frissonnante : Voix de mon père, ô voix ! M' appelez-vous toujours ? P222 Où libre je pâlis de tendresse éperdue, Où je crus voir le ciel descendre, et l' humble lieu S' ouvrir ! Mon père au loin m' avait donc entendue ! Fière, en tenant sa main, je traversai la rue ; Il la remplissait toute ; il ressemblait à Dieu ! Albertine ! Et là bas flottait ta jeune tête Sous le calvaire en fleurs ; et c' était loin du soir ! Et ma voix bondissante avait dit : " est-ce fête ? Ô joie ! Est-ce demain que Dieu passe et s' arrête ? " Et tu m' avais crié : " tu vas voir ! Tu vas voir ! " Oui ! C' était une fête, une heure parfumée ; On moissonnait nos fleurs, on les jetait dans l' air ; Albertine riait sous la pluie embaumée ; Elle vivait encor ; j' étais encore aimée ! C' est un parfum de rose... il n' atteint pas l' hiver. Du moins n' irai-je plus dans l' enclos de ma mère ? N' irai-je plus m' asseoir sur les tombes en fleurs ? D' où vient que des beaux ans la mémoire est amère ? D' où vient qu' on aime tant une joie éphémère ? D' où vient que d' en parler ma voix se fond en pleurs ? ELEGIES ABNEGATION P223 Si solitaire, hélas ! Et puis si peu bruyante, Tenant si peu d' espace, on me l' envie encor ! Cette pensée est triste, elle entraîne à la mort, Et, pour s' en reposer, la tombe est attrayante. C' est la première fois qu' elle a navré mon sein ; À tous les flots amers de ma vie écoulée Cette goutte de fiel ne s' était pas mêlée ; Personne n' avait dit : " s' en ira-t-elle enfin ! " Oh ! Personne ! à présent je suis de trop au monde, Et j' ai hâte, et j' ai peur d' amasser mes instants ; Je trompe une espérance ! ... en vain je la seconde ; Importune et mourante, on peut vivre longtemps ! P224 Oui, je me presse en vain d' avancer et de vivre. Quelque anneau tient encor mon coeur : il se rompra. Tout ce que j' aime est frêle et meurt, et pour vous suivre, Mes chers anneaux brisés, mon coeur se brisera ! ELEGIES LE MAL DU PAYS P225 Je veux aller mourir aux lieux où je suis née : Le tombeau d' Albertine est près de mon berceau ; Je veux aller trouver son ombre abandonnée ; Je veux un même lit près du même ruisseau. Je veux dormir. J' ai soif de sommeil, d' innocence, D' amour ! D' un long silence écouté sans effroi, De l' air pur qui soufflait au jour de ma naissance, Doux pour l' enfant du pauvre et pour l' enfant du roi. J' ai soif d' un frais oubli, d' une voix qui pardonne. Qu' on me rende Albertine ! Elle avait cette voix Qu' un souvenir du ciel à quelques femmes donne ; Elle a béni mon nom... autre part... autrefois ! P226 Autrefois ! ... qu' il est loin le jour de son baptême ! Nous entrâmes au monde un jour qu' il était beau : Le sel qui l' ondoya fut dissous sur moi-même, Et le prêtre pour nous n' alluma qu' un flambeau. D' où vient-on quand on frappe aux portes de la terre ? Sans clarté dans la vie, où s' adressent nos pas ? Inconnus aux mortels qui nous tendent les bras, Pleurants, comme effrayés d' un sort involontaire. Où va-t-on quand, lassé d' un chemin sans bonheur, On tourne vers le ciel un regard chargé d' ombre ? Quand on ferme sur nous l' autre porte, si sombre ! Et qu' un ami n' a plus que nos traits dans son coeur ? Ah ! Quand je descendrai rapide, palpitante, L' invisible sentier qu' on ne remonte pas, Reconnaîtrai-je enfin la seule âme constante Qui m' aimait imparfaite et me grondait si bas ? Te verrai-je, Albertine ! Ombre jeune et craintive ? Jeune, tu t' envolas peureuse des autans : Dénouant pour mourir ta robe de printemps, Tu dis : " semez ces fleurs sur ma cendre captive. " Oui ! Je reconnaîtrai tes traits pâles, charmants, Miroir de la pitié qui marchait sur tes traces, Qui pleurait dans ta voix, angélisait tes grâces, Et qui s' enveloppait dans tes doux vêtements ! Oui, tu ne m' es qu' absente, et la mort n' est qu' un voile, Albertine ! Et tu sais l' autre vie avant moi. Un jour, j' ai vu ton âme aux feux blancs d' une étoile ; Elle a baisé mon front, et j' ai dit : " c' est donc toi ! " P227 Viens encor, viens ! J' ai tant de choses à te dire ! Ce qu' on t' a fait souffrir, je le sais ! J' ai souffert. Ô ma plus que soeur, viens ! Ce que je n' ose écrire, Viens le voir palpiter dans mon coeur entr' ouvert ! ELEGIES LA CRAINTE P228 Ouvre-toi, coeur malade ! Et vous, lèvres amères, Ouvrez-vous ! Plaignez-moi ! Dieu m' oublie ou me hait ; Sa pitié n' entend plus mon désespoir muet ; Sa main jette au hasard mes heures éphémères : Comme des oiseaux noirs dans les vents dispersés, Lasses avant d' éclore, et sans bonheur perdues, Elles traînent sur moi leurs ailes détendues ; Et Dieu ne dit jamais : " c' est assez ! C' est assez ! " J' ai pleuré ; mais des pleurs blessent-ils sa puissance ? Faible, où trouver des cris pour les jeter aux cieux ? Enfant, quand je pleurais, sans le voir de mes yeux, D' un ange autour de moi je sentais la présence : Il était sous les fleurs que relevait ma main ; Il me parlait souvent dans la voix de ma mère ; Et si je soupirais d' une voix éphémère, Penché sur moi, le soir, il me disait : " demain ! " P229 Et je ne l' entends plus. J' entends toujours mon âme ! Toujours elle se plaint ; jamais elle ne dort ! Et cette âme où passa tant de pleurs, tant de flamme, Le ciel qui la sait toute en voudra-t-il encor ? Ciel ! Un peu de bonheur ! Ciel ! Un peu d' espérance ! Un peu d' air dans l' orage où s' éteignent mes jours ; Un souffle à ma faiblesse, un songe à ma souffrance, Ou ce sommeil sans rêve et qui dure toujours ! ELEGIES L'ETONNEMENT P230 D' où sait-il que je l' aime encore ? Je ne le dis pas... je l' ignore. Je ne descends plus dans mon coeur, Je crains d' y rapprendre un malheur. Et de l' absence que j' abhorre Lui qui prolongea la froideur, D' où sait-il que je l' aime encore ? Que sa mémoire me fait peur ! Il dit que l' amour sait attendre, Et deux coeurs mariés s' entendre ! Et ce lien défait par lui, Il vient le reprendre aujourd' hui. Il dit nous ! Comme à l' aube tendre D' un jour heureux qui n' a pas lui ; Il dit que l' amour sait attendre : J' écoutais... et je n' ai pas fui ! P231 Je n' ai trouvé rien à répondre ; Dans sa voix qui sait me confondre Le passé vient de retentir, Et ma voix ne pouvait sortir. J' ai senti mon âme se fondre ; Tout près d' un nouveau repentir, Je n' ai trouvé rien à répondre : Non ! Je n' ai pas osé mentir ! Dieu ! Sera-t-il encor mon maître ? Sa tristesse dit qu' il veut l' être ; Sans cris, sans pleurs, sans vains débats, Comme il veut ce qu' il veut tout bas ! Oui ! Je viens de le reconnaître, Rêveur, attaché sur mes pas. Dieu ! Sera-t-il encor mon maître ? Mais, absent, ne l' était-il pas ? ELEGIES LA SINCERE P232 Veux-tu l' acheter ? Mon coeur est à vendre. Veux-tu l' acheter, Sans nous disputer ? Dieu l' a fait d' aimant, Tu le feras tendre ; Dieu l' a fait d' aimant Pour un seul amant ! Moi, j' en fais le prix ; Veux-tu le connaître ? Moi, j' en fais le prix ; N' en sois pas surpris. P233 As-tu tout le tien ? Donne ! Et sois mon maître. As-tu tout le tien, Pour payer le mien ? S' il n' est plus à toi, Je n' ai qu' une envie ; S' il n' est plus à toi, Tout est dit pour moi. Le mien glissera, Fermé dans la vie ; Le mien glissera, Et Dieu seul l' aura ! Car, pour nos amours, La vie est rapide ; Car, pour nos amours, Elle a peu de jours. L' âme doit courir Comme une eau limpide ; L' âme doit courir, Aimer ! Et mourir. ELEGIES UNE FLEUR P234 Elle était belle encor ! Tu me l' avais donnée. Tu m' avais dit : " tiens-la, cette nuit, sur ton coeur !" Et puis le soir, ta main, railleuse à l' humble fleur, Dispersa dans les airs sa cendre infortunée. Et tu me regardais à travers le flambeau Qui vacillait du poids de ce doux incendie; Et tu la suspendais sur le brûlant tombeau, Symbole de l' ardente et folle maladie ! Je te trouvai cruel. Le rire de tes yeux Fit rouler dans les miens des pleurs silencieux; Car j' aimais cette fleur qui m' avait dit: " il t' aime ! " Et j' ai vu tout un sort dans ce rapide emblème. P235 Ne m' offre plus de fleur. Le faible doit prévoir. Faible, sans la sauver, j' épouse son offense ; Une femme, une fleur, s' effeuillent sans défense : Tu riais d' elle... et moi je ne veux plus te voir ! ELEGIES LA DERNIERE FLEUR P236 Que ton coeur prenne ma défense, Passant de mon dernier séjour ! Je mourus sans rendre une offense : Mon sort fut une longue enfance, Et ma pensée un long amour ! Sur moi lentement éveillée, Femme, je n' ai pas fui mon sort ; Et sous mes larmes effeuillée, Dans mes doux sentiments raillée, Je pleurais, et j' aimais encor ! P237 Auprès de cette cendre éteinte Demeure un instant par pitié ! Sous l' urne tiède et sans empreinte, Que je rêve un moment la plainte De l' amour ou de l' amitié. Car on dit que longtemps encore L' âme retourne au monument, Glissant du ciel à chaque aurore, Pour épier ce qu' elle adore... Et que parfois c' est vainement ! Si l' attente, effroi de ma vie, Doit aussi tourmenter ma mort, Si pas un coeur ne m' a suivie, Parle-moi, toi ! Je t' en supplie : Dis mon nom et pleure mon sort. Bon passant ! Si ta voix est tendre, Jamais je n' oublierai ta voix. Parle-moi ! Guéris-moi d' attendre ; Dis mon nom : je croirai l' entendre Comme on me l' a dit une fois ! Si tu vois une fleur sauvage Croître et trembler sur mon tombeau, Cueille à la mort son pâle hommage ; Emporte cette frêle image D' un être plus aimant que beau. Prends-moi, sous ce fragile emblème, Comme un talisman pour tes jours ; S' il recèle un peu de moi-même, P238 Cache-le sur un coeur qui t' aime ; Et ce coeur t' aimera toujours ! Jamais une main qui sépare N' osera s' étendre entre vous ; L' amour ne sera plus avare ; Et si tout l' enfer ne t' égare, Toi ! Tu ne seras point jaloux ! J' ai porté bonheur sur la terre À ceux qui pleuraient devant moi : Une larme est un saint mystère. Va ! De ta pitié solitaire Cette fleur m' acquitte envers toi ! ELEGIES LA MEMOIRE P239 Tais-toi, ma soeur ! Le passé brûle. Son nom, c' est lui ; ne le dis plus : Se reprendre à des biens perdus, C' est marcher au flot qui recule. Empreint d' une ardente douceur, À peine effleure-t-il ma bouche, Comme une flamme qui me touche, Ce nom brûle... tais-toi, ma soeur ! Femme, tu vois un coeur de femme Au fond de nos yeux consternés, Lorsqu' à s' éteindre condamnés, Trop de fièvre en usa la flamme. Au mal qui fait longtemps souffrir, Crois-moi, l' homme est plus inflexible ; Il nous défend d' être sensible, Il ne défend pas d' en mourir ! P240 Ce qu' il sait de science amère Pour mentir à son propre amour ; Ce qu' il peut inventer un jour Contre son idole éphémère ; Ce que j' ai ressenti tout bas De sa haine... ou de son délire, Tout haut je ne veux pas le dire, Pour que Dieu ne me venge pas ! Car j' ai là comme une prière Qui pleure pour lui nuit et jour ; C' est la charité dans l' amour, Ou c' est sa parole première. Qu' elle enfermait d' âme et de foi, Sa voix jeune et si tôt parjure ! J' en parle à Dieu sans son injure, Pour que Dieu l' aime autant que moi. Je garde au coeur la fraîche empreinte De ce qu' il fut dans sa candeur : Et, quand Dieu pèsera mon coeur, Crois-tu qu' il en brise l' étreinte ? Lui n' est plus lui, même à ses yeux ; D' autres n' ont que son faux hommage : Je le plains, mais sa belle image, Je ne la lui rendrai qu' aux cieux ! ELEGIES LOUISE LABE P241 Quoi ! C' est là ton berceau, poétique Louise ! Mélodieux enfant, fait d' amour et d' amour, Et d' âme, et d' âme encore, et de mollesse exquise ! Quoi ! C' est là que ta vie a pris l' air et le jour ! Quoi ! Les murs étouffants de cette étroite rue Ont laissé, sans l' éteindre, éclore ta raison ! Quoi ! C' est là qu' a brillé ta lampe disparue ! La jeune perle ainsi colore sa prison... Non, ce n' est pas ainsi que je rêvais ta cage, Fauvette à tête blonde, au chant libre et joyeux ! Je suspendais ton aile à quelque frais bocage, Plein d' encens et de jour aussi doux que tes yeux ! P242 Et le Rhône en colère, et la Saône dormante, N' avaient point baptisé tes beaux jours tramés d' or ; Dans un cercle de feu tourmentée et charmante, J' ai cru qu' avec des fleurs tu décrivais ton sort, Et que ton aile au vent n' était point arrêtée Sous ces réseaux de fer aux rigides couleurs ; Et que tu respirais la tristesse enchantée Que la paix du désert imprime aux jeunes fleurs ; Que tu livrais aux flots tes amoureuses larmes, Miroir pur et profond qu' interrogeaient tes charmes ; Et que tes vers émus, nés d' un frais souvenir, S' en allaient sans efforts chanter dans l' avenir ! Mais tu vivais d' une flamme Raillée en ce froid séjour ; Et tu pleurais de ton âme, Ô salamandre d' amour ! Quand sur les feuilles parlantes Que ton coeur sut embraser, Tu laisses dans un baiser Courir tes larmes brûlantes, Ô Louise ! On croit voir l' éphémère éternel Filer dans les parfums sa soyeuse industrie, Lorsque, tombé du ciel, son ardente patrie, Il en retient dans l' ombre un rayon paternel. Fiévreux, loin du soleil, l' insecte se consume ; D' un fil d' or sur lui-même ourdissant la beauté, Inaperçu dans l' arbre où le vent l' a jeté, Sous un linceul de feu son âme se rallume ! ... L' amour se venge d' être esclave. Fièvre des jeunes coeurs, orage des beaux jours, P243 Qui consume la vie et la promet toujours, Indompté sous les noeuds qui lui servent d' entrave, Oh ! L' invisible amour circule dans les airs, Dans les flots, dans les fleurs, dans les songes de l' âme, Dans le jour qui languit trop chargé de sa flamme, Et dans les nocturnes concerts ! Et tu chantas l' amour ! Ce fut ta destinée. Belle, et femme, et naïve, et du monde étonnée, De la foule qui passe évitant la faveur, Inclinant sur ton fleuve un front tendre et rêveur, Louise, tu chantas ! à peine de l' enfance Ta jeunesse hâtive eut perdu les liens, L' amour te prit sans peur, sans débats, sans défense ; Il fit tes jours, tes nuits, tes tourments et tes biens ! Et toujours par ta chaîne au rivage attachée, Comme une nymphe triste au milieu des roseaux, Des roseaux à demi cachée, Louise, tu chantas dans les fleurs et les eaux ! ... ELEGIES LES FLEURS P244 Oh ! De l' air ! Des parfums ! Des fleurs pour me nourrir ! Il semble que les fleurs alimentent ma vie ; Mais elles vont mourir... ah ! Je leur porte envie ! Mourir jeune, au soleil, Dieu ! Que c' est bien mourir ! Pour éteindre une fleur, il faut moins qu' un orage. Moi, je sais qu' une larme effeuille le bonheur. À la fleur qu' on va fuir, qu' importe un long courage ? Heureuse, elle succombe à son premier malheur ! Roseaux moins fortunés, les vents dans leur furie Vous outragent longtemps sans briser votre sort ! Ainsi, roseau qui marche en sa gloire flétrie, L' homme achète longtemps le bienfait de la mort ! P245 Et moi, je veux des fleurs pour appuyer ma vie ; À leurs frêles parfums, j' ai de quoi me nourrir. Mais elles vont mourir... ah ! Je leur porte envie ! Mourir jeune, au soleil, Dieu ! Que c' est bien mourir! ELEGIES L'IMPOSSIBLE P246 Qui me rendra ces jours où la vie a des ailes Et vole, vole ainsi que l' alouette aux cieux, Lorsque tant de clarté passe devant ses yeux, Qu' elle tombe éblouie au fond des fleurs, de celles Qui parfument son nid, son âme, son sommeil, Et lustrent son plumage ardé par le soleil ! Ciel ! Un de ces fils d' or pour ourdir ma journée, Un débris de ce prisme aux brillantes couleurs ! Au fond de ces beaux jours et de ces belles fleurs, Un rêve où je sois libre, enfant, à peine née ! Quand l' amour de ma mère était mon avenir, Quand on ne mourait pas encor dans ma famille, Quand tout vivait pour moi, vaine petite fille, Quand vivre était le ciel, ou s' en ressouvenir, P247 Quand j' aimais sans savoir ce que j' aimais, quand l' âme Me palpitait heureuse, et de quoi ? Je ne sais ; Quand toute la nature était parfum et flamme, Quand mes deux bras s' ouvraient devant ces jours... passés ! ELEGIES LE VIEUX PATRE P248 Ô mes enfants ! Ne dansez pas ! J' apporte une triste nouvelle : Tous vos frères meurent là-bas, Et notre honte se révèle. Ils sont chrétiens et malheureux, Mes enfants ! Que Dieu nous pardonne ! Pleurons sur nous, prions pour eux ! Notre bon roi les abandonne ! " On dit que vers nous, tous les jours, Ils tendent leurs mains suppliantes, Et qu' ils appellent au secours, Avec des bannières sanglantes. P249 Courez à leurs cris douloureux ; Que Dieu vous guide et nous pardonne ! S' il est temps, combattez pour eux ! " Mes filles, écartez ces fleurs ; Leurs enfants veulent des prières : Tout baignés de sang et de pleurs, Ils tombent du sein de leurs mères. Donnez vos croix ; qu' un or pieux Les sauve, et que Dieu nous pardonne ! Priez ! Pleurez ! Donnez pour eux ! " Mais le fer seul va délivrant : Portez-en dans leurs nobles plaines, Puisque ce n' est plus qu' en mourant Que les peuples brisent leurs chaînes ! Si le fer rend victorieux, Eh bien ! Pour que Dieu nous pardonne, Tout ce fer, donnons-le pour eux ! " Débile et sombre, un vieux roi franc Aux enfançons portait envie, Et des flots de leur jeune sang Prolongeait sa hideuse vie. Sous un maître non moins affreux, Ce peuple expire... et nous pardonne. Dieu des rois, descendez sur eux ! " Mes fils, confiez vos troupeaux Aux femmes qui n' ont que des larmes. P250 Dieu soufflera dans vos drapeaux, Son courroux bénira vos armes. Si le voyage est malheureux, Allez, et que Dieu nous pardonne ! Allez, mes fils, mourez pour eux ! Notre bon roi les abandonne ! " Ainsi parle aux jeunes bergers Un vieillard qui rentre au village ; Et le plaisir aux pieds légers Fuit avec la danse volage. Des échos enfin généreux Ont crié : " que Dieu nous pardonne ! Priez pour nous ! Mourons pour eux ! ELEGIES LE CRIEUR DE NUIT P251 Éveillez-vous, gens qui dormez ! Sur vos toits minuit passe et pleure ; Priez Dieu, s' il vous plaît ! C' est l' heure, Pour les morts qui vous ont aimés : Éveillez-vous, gens qui dormez ! " Toi qui ne pleures rien encore, Ô mon ange ! Ne tremble pas ! Viens verser un secret tout bas Dans un coeur vivant qui t' adore, Toi qui ne pleures rien encore. " Éveillez-vous, gens qui dormez ! Sur vos toits minuit passe et pleure ; Priez Dieu, s' il vous plaît ! C' est l' heure, Pour les morts qui vous ont aimés : Éveillez-vous, gens qui dormez ! P252 " Sous les jasmins de ta fenêtre, Nul passant ce soir ne me nuit : J' ai gagné le crieur de nuit ; Descends donc pour me reconnaître Sous les jasmins de ta fenêtre ! " Éveillez-vous, gens qui dormez ! Sur vos toits minuit passe et pleure ; Priez Dieu, s' il vous plaît ! C' est l' heure, Pour les morts qui vous ont aimés : Éveillez-vous, gens qui dormez ! " Sans laisser tomber une rose Sur le front de ton fiancé, Minuit s' en va triste et lassé ; Et ta blanche fenêtre est close, Sans laisser tomber une rose ! " Éveillez-vous, gens qui dormez ! Sur vos toits minuit passe et pleure ; Priez Dieu, s' il vous plaît ! C' est l' heure, Pour les morts qui vous ont aimés : Éveillez-vous, gens qui dormez ! " Minuit fera lever l' aurore ! " Dit l' ange qui se dévoila. " Ô mon fiancé, me voilà ! Si vous sonnez longtemps encore, Minuit fera lever l' aurore ! " Éveillez-vous, gens qui dormez ! Sur vos toits minuit passe et pleure ; P253 Priez Dieu, s' il vous plaît ! C' est l' heure, Pour les morts qui vous ont aimés : Éveillez-vous, gens qui dormez ! " Dieu ! Dit la mère de famille, Jamais pour les morts mécontents Minuit n' a pleuré si longtemps ; Il aura fait peur à ma fille. Paix dans les cieux à ma famille ! " Éveillez-vous, gens qui dormez ! Sur vos toits minuit passe et pleure ! Priez Dieu, s' il vous plaît ! C' est l' heure, Pour les morts qui vous ont aimés : Éveillez-vous, gens qui dormez ! Des petits enfants et des mères Racontèrent, le lendemain, À l' ange riant sous sa main, Qu' un mort prolongeait les prières Des petits enfants et des mères ! ELEGIES UNE ONDINE P254 La rivière est amoureuse. Enfant ! N' y viens pas le soir ; Près d' Angèle la peureuse Va plutôt rire et t' asseoir. Si l' eau jalouse en soupire, Ferme l' oreille à sa voix ; Car elle roule un empire Doux et mortel à la fois. Chaque soir, ses bras humides Attirent quelque imprudent Qui, sous ses perles liquides, Vient plonger son coeur ardent : Un miroir à la surface Sourit, trempé de fraîcheur ; Le pied glisse, l' onde efface Le sourire et le plongeur ! P255 Et la vierge fiancée Pleure au bord de l' élément Qui, dans la couche glacée, Berce à jamais son amant, Cet amant, dont sa jeune âme Croit entendre les sanglots Murmurer : " venez, ma femme, Dormir aussi sous les flots. " Par le doux pater d' Angèle, Par ses yeux fervents d' amour, Par la croix, par la chapelle Qui doit vous unir un jour, Enfant ! L' onde est molle et pure, Mais elle a soif de nos pleurs ; La rive ombreuse est plus sûre : N' en dépasse pas les fleurs ! ELEGIES L'EPHEMERE P256 Frêle création de la fuyante aurore, Ouvre-toi comme un prisme au soleil qui le dore, Va dire ta naissance au liseron d' un jour, Va ! Tu n' as que le temps de deviner l' amour ! Et c' est mieux, c' est bien mieux que de le trop connaître, Mieux de ne pas survivre au jour qui le vit naître. Happe sa douce amorce, et que ton aile, enfant, Joue avec ce flambeau ! Rien ne te le défend. Né dans le feu, ton vol en cercles s' y déploie Et sème des anneaux de lumière et de joie. Le fil de tes hasards est court, mais il est d' or ! Nul regret ne pendra lugubre sur ton sort, Nul adieu ne viendra gémir dans l' harmonie De ton jour de musique et d' ivresse infinie ; Ce que tu vas aimer durera tes instants ; Tu ne verras le deuil ni les rides du temps. P257 Les feuillets de ton sort sont des feuilles de rose. Fiévreuse de soleil et d' encens, quel destin ! Atome délecté dans le miel qui l' arrose, Sonne ta bien-venue au banquet du matin. Je t' envie ! Et Dieu t' aime, innocent éphémère. Tu nais sans déchirer le beau flanc de ta mère ; Ce penser triste et doux ne te fait point de pleurs : Il ne t' impose pas comme un remords de vivre. Tu n' as point à traîner ton coeur lourd comme un livre. Heureux rien ! Ta carrière est au bout de ces fleurs. Bois ta vie à leur âme, et que ta prompte haleine Goûte à tous les parfums dont s' abreuve la plaine. Hâte-toi ! Si le ciel commence à se couvrir, Une goutte de pluie inondera tes ailes : Avant d' avoir vécu, tu ne veux pas mourir, Toi ! Les fleurs vont au soir : ne tombe qu' après elles. Bonjour ! Bonheur ! Adieu ! Trois mots pour ton soleil. Et pour nous, que de nuits jusqu' au dernier sommeil ! Le long vivre n' apprend que des fables railleuses. Tristement recueillis sous nos ailes frileuses, Nous épions l' espoir, qui n' ourdit qu' un regret : Et l' espoir n' ouvre pas sa belle chrysalide, Et c' est un fruit coulé sous son écorce vide, Et le vrai, c' est la mort ! -et j' attends son secret. Oh ! Ce sera la vie. Oh ! Ce sera vous-même, Rêve, à qui ma prière a tant dit : je vous aime. Ce sera pleur par pleur, et tourment par tourment, Des âmes en douleurs le chaste enfantement ! ELEGIES LE CONVOI D'UN ANGE P258 Mon dieu ! Ce que j' entends si suave en moi-même, Qui s' éveille, qui chante au milieu de mon coeur, Sonore tremblement qui m' attriste et que j' aime, Est-ce un timbre dans l' âme ? Est-ce un oiseau moqueur, Qui fait ces voix d' enfant autre part entendues, Douces voix que la terre a pour jamais perdues ? Dieu ! Quel écho profond pour de si faibles voix ! Quand j' ignorais la mort, je pense qu' une fois On me fit blanche et belle, et qu' on serra ma tête D' une tresse de fleurs comme pour une fête ; Qu' une gaze tombait sur mes souliers plus beaux ; Et qu' à travers le jour nous portions des flambeaux : Et puis, qu' un long ruban nous tenait, jeunes filles Prises pour le cortège au sein de nos familles. P259 Oui, de mes jours pleurés je vois sortir ce jour Tout soleil ! Ruisselant sur la fraîche chapelle Où je voudrais prier quand je me la rappelle. Enfants, nous emportions à son dernier séjour Un enfant plus léger, plus peureux de la terre, Et qui s' en retournait habillé de mystère, Furtif comme l' oiseau sur nos toits entrevu, Posé pour nous chanter son passage imprévu, Dont la flèche invisible a détendu les ailes, Et qui se traîne aux fleurs, et disparaît sous elles ! Je souriais pourtant, car je ne savais pas Si l' église tintait la vie ou le trépas. Ma mère était plus tendre et me pressait contre elle. " Dieu ! " disait-elle, " ô Dieu ! Cachez-la dans votre aile ! " Et puis en me baisant : " tu laisseras tomber Tes fleurs en saluant l' autel de la madone ; Dans l' eau sainte, petite, il faut les imbiber ; Mets ton flambeau dans l' ombre ; elle sait bien qui donne. Regarde si la flamme a monté vers les cieux, Ma fille, et ne va pas en détourner les yeux ! Tiens, voilà pour le pauvre : il faut l' aider ; il prie Celle qui va te voir et qu' on nomme Marie. " Émue elle ajouta : " toi, tu vivras toujours ! " Et je trouvai ce jour plus beau que d' autres jours. Nous entrâmes sans bruit dans la chapelle ouverte, Étrangère au soleil sous sa coupole verte. Là, comme une eau qui coule au milieu de l' été, On entendait tout bas courir l' éternité. Quelque chose de tendre y languissait : du lierre Y tenait doucement la vierge prisonnière ; Parmi le jour douteux qui flottait dans le choeur, On voyait s' abaisser et s' élever son coeur. P260 Je le croirai toujours : c' était comme une femme Sur ses genoux émus tenant son premier-né, Chaste et nu, doux et fort, humble et prédestiné, Déjà si plein d' amour qu' il nous attirait l' âme ! La mort passait sans pleurs. Hélas ! On n' avait pu Porter la mère au seuil où la blanche volée, Sur la petite boîte odorante et voilée, Reprenait l' hymne frêle aux vents interrompu. Et quand je ne vis plus ce doux fardeau de roses Trembler au fond du voile au soleil étendu, On dit : " regarde au ciel ! " et je vis tant de choses Que je l' y crus porté par le vent, ou perdu, Fait ange dans l' azur inondé de lumière ; Car l' or du ciel fondait en fils étincelants, Et tant de jour coulait sur nos vêtements blancs Qu' il fallut curieuse en ôter ma paupière. Longtemps tout fut mobile et rouge sous ma main, Et je ne pus compter les arbres du chemin. Sous le toit sans bonheur on nous reçut encore ; Le jardin nous offrit ce que l' enfance adore, Et nous trouvâmes bons les fruits de l' ange. Hélas ! Une chambre était triste : elle ne s' ouvrit pas ; Et nous fîmes un feu des églantines mortes, Dont l' enfant qui s' en va fait arroser les portes. L' enfant aimé de Dieu n' est jamais revenu ; Sage, il trouva son nid assez grand pour sa tombe. Oui, vous l' aimiez, mon dieu ! Car la jeune colombe N' emporta point de terre à son pied rose et nu. ELEGIES A M. A. DE LAMARTINE P261 Réponse Triste et morne sur le rivage Où l' espoir oublia mes jours, J' enviais à l' oiseau sauvage Les cris qu' il pousse dans l' orage Et que je renferme toujours ! Et quand l' eau s' enfuyait, semée De tant d' heures, de tant de mois, Sous ma voile sombre et fermée, D' une vie autrefois aimée Je ne traînais plus que le poids. P262 J' osais, au fond de ma misère, Rêvant sous mes genoux pliés, Sans haleine pour ma prière, Murmurer à Dieu : " Dieu, mon père ! Mon père ! Vous nous oubliez ! " Vous ne donnez repos ni trêve, Ni calme à notre errant esquif Tantôt échoué sur la grève, Tantôt emporté comme un rêve, Perdu dans l' orage ou captif ! " Partout où le malheur l' égare, Une mère a peur de mourir ; J' ai peur : j' ose nommer barbare Le destin mobile et bizarre Qui fit mes enfants pour souffrir ! " Qui prendra la rame affligée, Quand la barque sans mouvement, De mon faible poids allégée, Leur paraîtra vide, changée, Et sur un plus morne élément ? " Sans char, sans prêtre, au cimetière Leur piété me conduira ; Puis, d' un peu de buis ou de lierre, Doux monument de sa prière, Le plus tendre me couvrira ! ... " Tout passe ! Et je vis disparaître L' orage avec l' oiseau plongeur ; P263 Et sur mon étroite fenêtre La lune, qui venait de naître, Répandit sa douce blancheur. J' étendis mes bras devant elle, Comme pour atteindre un ami Dont le pas vivant et fidèle Tout à coup au coeur se révèle Sur le seuil longtemps endormi. Je ne sais quelle voix puissante Retint mon souffle suspendu ; Voix d' en haut, brise ravissante, Qui me relevait languissante, Comme si Dieu m' eût répondu ! Mais pour trop d' espoir affaiblie, Et voilant mes pleurs sous ma main, J' ai dit dans ma mélancolie : " Lorsque tout m' ignore ou m' oublie, Quel ange est donc sur mon chemin ? " C' était vous ! J' entendis des ailes Battre au milieu d' un ciel plus doux ; Et sur le sentier d' étincelles Que formaient d' ardentes parcelles, L' ange qui venait, c' était vous ! Oui, du haut de son vol sublime, Lamartine jetait mon nom, Comme d' une invisible cime, À la barque, au bord de l' abîme, Le ciel ému jette un rayon ! P264 Doux comme une voix qui pardonne, Depuis que ton souffle a passé Sur mon front pâle et sans couronne, Une sainte pitié résonne Autour de mon sort délaissé ! Jamais, dans son errante alarme, La péri, pour porter aux cieux, Ne puisa de plus humble larme Que le pleur plein d' un triste charme Dont tes chants ont mouillé mes yeux ! Mais dans ces chants que ma mémoire Et mon coeur s' apprennent tout bas, Doux à lire, plus doux à croire, Oh ! N' as-tu pas dit le mot gloire ? Et ce mot, je ne l' entends pas. Car je suis une faible femme, Je n' ai su qu' aimer et souffrir ; Ma pauvre lyre, c' est mon âme, Et toi seul découvres la flamme D' une lampe qui va mourir. Devant tes hymnes de poète, D' ange, hélas ! Et d' homme à la fois, Cette lyre inculte, incomplète, Longtemps détendue et muette, Ose à peine prendre une voix. Je suis l' indigente glaneuse Qui d' un peu d' épis oubliés P265 A paré sa gerbe épineuse, Quand ta charité lumineuse Verse du blé pur à mes pieds. Oui ! Toi seul auras dit : " vit-elle ? " Tant mon nom est mort avant moi ! Et sur ma tombe l' hirondelle Frappera seule d' un coup d' aile L' air harmonieux comme toi. Mais toi, dont la gloire est entière Sous sa belle égide de fleurs, Poète ! Au bord de ta paupière, Dis vrai ! Sa puissante lumière A-t-elle arrêté bien des pleurs ? Source: http://www.poesies.net