De L’Angélus De L’Aube A L’Angélus Du Soir. (1898) Par Francis Jammes. (1868-1938) TABLE DES MATIERES Le Pauvre Pion. Lorsque je serai mort. La maison serait pleine de roses. J'aime l'âne. Silence. L'après-midi. C'est aujourd'hui. J'allai à Lourdes. Avec ton parapluie. Dans le verger. Laisse les nuages. J'allais dans le verger. Ce sont les travaux. J'aime dans le temps. Vieille marine. Si tu pouvais. Les villages. On m'éreinte. Un gentilhomme. Dimanche des Rameaux. Les dimanches. La salle à manger. Un jeune homme. J'ai fumé ma pipe en terre. Le vieux village. Je le trouvai. Vieille maison. Au beau soleil. Le pauvre chien. La vallée. Il vint à l'étude. Pour son mariage. Comme un chant. À Jeanne Fort. J'ai été visiter. Les grues. Il y a par là. Je mettrai. J'étais gai. Le vent triste. Elle va à la pension. Au bord de l'eau verte. Je suis dans un pré. La jeune fille. Je parle de Dieu. La poussière froide. Dans la grange. Le calendrier utile. Septembre. Aujourd'hui, le long de la nuit. Il est près de Salles. On dit qu'à Noël. La paix est dans le bois. Ce fils de paysan. L'eau coule. Avec les pistolets. J'ai vu, dans de vieux salons. Le paysan. Les pâturages. Caügt. Je crève de pitié. Tu serais nue sur la bruyère. Tu seras nue. Un nuage est une barre. La gomme coule. Oh! ce parfum. La poussière des tamis. Tu viendras. Le soleil faisait luire. Quand dans le brouillard. Tape le linge. Tu t'ennuies?. Le village à midi. Tu écrivais. Viens, je te mettrai. Je sais que tu es pauvre. Il s'occupe. Ta figure douce. Voici les mois d'automne. Confucius rendait les honneurs. Je t'aime. En songeant. Tu rirais. Je souffre, mais. Les petites colombes. Ô toi, rose moussue. Amie, souviens-toi. La ferme était luisante. Je regardais le ciel. Le chat est auprès du feu. Pourquoi les boeufs. Il va neiger. C'était affreux. L'évier sent fort. J'ai une pipe. L'âne était petit. Je pense à Jean-Jacques. Au moulin du bois froid. Il y avait des carafes. Les badauds. La jeune fille un peu souffrante. Quand verrai-je les îles. Il y a un petit cordonnier. Je m'embête. J'écris dans un vieux kiosque. Voici le grand azur. Cette personne. Du courage?. Avant que nous rentrions. Écoute, dans le jardin. C'était à la fin. Que je t'aime. Une feuille morte tombe. La Naissance Du Poète. Un Jour. LA Mort Du Poète. UN JOUR. Personnages. Scène I Scène II Scène III Scène IV LA MORT DU POÈTE. Personnages. Première Partie. Deuxième Partie. Troisième Partie. Bâte un âne. Le Pauvre Pion. Le pauvre pion doux si sale m’a dit: j’ai bien mal aux yeux et le bras droit paralysé. Bien sûr que le pauvre diable n’a pas de mère pour le consoler doucement de sa misère. Il vit comme cela, pion dans une boîte, et passe parfois sur son front froid sa main moite. Avec ses bras il fait un coussin sur un banc et s’assoupit un peu comme un petit enfant. Mais au lieu de traversin bien blanc, sa vareuse se mêle à sa barbe dure, grise et crasseuse. Il économise pour se faire soigner. Il a des douleurs. C’est trop cher de se doucher. Alors il enveloppe dans un pauvre linge tout son pauvre corps misérable de grand singe. Le pauvre pion doux si sale m’a dit: j’ai bien mal aux yeux et le bras droit paralysé. Lorsque je serai mort... Lorsque je serai mort, toi qui as des yeux bleus couleur de ces petits coléoptères bleu de feu des eaux, petite jeune fille que j’ai bien aimée et qui as l’air d’un iris dans les fleurs animées, tu viendras me prendre doucement par la main. Tu me mèneras sur ce petit chemin. Tu ne seras pas nue, mais, ô ma rose, ton col chaste fleurira dans ton corsage mauve. Nous ne nous baiserons même pas au front. Mais, la main dans la main, le long des fraîches ronces où la grise araignée file des arcs-en-ciel, nous ferons un silence aussi doux que du miel; et, par moment, quand tu me sentiras plus triste, tu presseras plus fort sur ma main ta main fine -et, tous les deux, émus comme des lilas sous l’orage, nous ne comprendrons pas... nous ne comprendrons pas... La maison serait pleine de roses... La maison serait pleine de roses et de guêpes. On y entendrait, l’après-midi, sonner les vêpres; et les raisins couleurs de pierre transparente sembleraient dormir au soleil sous l’ombre lente. Comme je t’y aimerais. Je te donne tout mon coeur qui a vingt-quatre ans, et mon esprit moqueur, mon orgueil et ma poésie de roses blanches; et pourtant je ne te connais pas, tu n’existes pas. Je sais seulement que, si tu étais vivante, et si tu étais comme moi au fond de la prairie, nous nous baiserions en riant sous les abeilles blondes, près du ruisseau frais, sous les feuilles profondes. On n’entendrait que la chaleur du soleil. Tu aurais l’ombre des noisetiers sur ton oreille, puis nous mêlerions nos bouches, cessant de rire, pour dire notre amour que l’on ne peut pas dire; et je trouverais, sur le rouge de tes lèvres, le goût des raisins blonds, des roses rouges et des guêpes. J’aime l’âne... J’aime l’âne si doux marchant le long des houx. Il prend garde aux abeilles et bouge ses oreilles; et il porte les pauvres et des sacs remplis d’orge. Il va, près des fossés, d’un petit pas cassé. Mon amie le croit bête parce qu’il est poète. Il réfléchit toujours. Ses yeux sont en velours. Jeune fille au doux coeur, tu n’as pas sa douceur: car il est devant Dieu l’âne doux du ciel bleu. Et il reste à l’étable, fatigué, misérable, ayant bien fatigué ses pauvres petits pieds. Il a fait son devoir du matin jusqu’au soir. Qu’as-tu fait jeune fille? Tu as tiré l’aiguille... Mais l’âne s’est blessé: la mouche l’a piqué. Il a tant travaillé que ça vous fait pitié. Qu’as-tu mangé petite? -T’as mangé des cerises. L’âne n’a pas eu d’orge, car le maître est trop pauvre. Il a sucé la corde, puis a dormi dans l’ombre... La corde de ton coeur n’a pas cette douceur. Il est l’âne si doux marchant le long des houx. J’ai le coeur ulcéré: ce mot-là te plairait. Dis-moi donc, ma chérie, si je pleure ou je ris? Va trouver le vieil âne, et dis-lui que mon âme est sur les grands chemins, comme lui le matin. Demande-lui, chérie, si je pleure ou je ris? Je doute qu’il réponde: il marchera dans l’ombre, crevé par la douceur, sur le chemin en fleurs. Silence... À Albert Samain. Silence. Puis une hirondelle sur un contrevent fait un bruit d’azur dans l’air frais et bleuissant, toute seule. Puis deux sabots traînassent dans la rue. La campagne est pâle, mais au ciel gris qui remue on voit déjà le bleu qui chauffera le jour. Je pense aux amours des vieux temps, aux amours de ceux qui habitaient aux parcs des beaux pays riches en vigne, en blé, en foin et en maïs. Les paons bleus remuaient sur les pelouses vertes, et les feuilles vertes se miraient aux vitres vertes dans le réveillement du ciel devenu vert. Les chaînes dans l’étable où l’ombre était ouverte avaient un bruit tremblé de choquement de verres. Je pense au vieux château de la propriété, aux chasseurs s’en allant par les matins d’été, aux aboiements longs des chiens flaireurs qui rampent... Dans l’énorme escalier cirée était la rampe. La porte était haute d’où les jeunes mariés, en écoutant partir les grands-pères, riaient, s’entrelaçaient et joignaient leurs jolies lèvres, pendant que tremblaient, aux gîtes d’argent, les lièvres. Que ces temps étaient beaux où les meubles-Empire luisaient par le vernis et les poignées de cuivre... Cela était charmant, très laid et régulier comme le chapeau de Napoléon premier. Je pense aussi aux soirées où les petites filles jouaient aux volants près de la haute grille. Elles avaient des pantalons qui dépassaient leurs robes convenables et atteignaient leurs pieds. Herminie, Coralie, Clémence, Célanire, Aménaïde, Athénaïs, Julie, Zulmire; leurs grands chapeaux de paille avaient de longs rubans. Tout à coup un paon bleu se perchait sur un banc. Une raquette lançait un dernier volant qui mourait dans la nuit qui dormait aux feuillages, pendant qu’on entendait un roulement d’orage. L’après-midi... L’après-midi d’un dimanche je voudrais bien, quand il fait chaud et qu’il y a de gros raisins, dîner chez une vieille fille en une grande maison de campagne chaude, fraîche, où l’on tend du linge, du linge propre, à des cordes, des liens. Dans la cour il y aurait des petits poussins, qui iraient près du puits -et une jeune fille dînerait avec nous deux seuls comme en famille. Nous ferions un dîner lourd, et le vol-au-vent serait sucré avec deux gros pigeons dedans. Nous prendrions le café tous les trois, et ensuite Nous plierions notre serviette très vite, pour aller voir dans le jardin plein de choux bleus. La vieille nous laisserait au jardin tous deux. Nous nous embrasserions longtemps, laissant nos bouches rouges collées auprès des coquelicots rouges. Puis les vêpres sonneraient doucement, -alors elle et moi nous nous presserions encor plus fort. C'est aujourd'hui... 8 juillet 1894 Dimanche, Sainte Virginie LE CALENDRIER. C'est aujourd'hui la fête de Virginie... Tu étais nue sous ta robe de mousseline. Tu mangeais de gros fruits au goût de Mozambique, et la mer salée couvrait les crabes creux et gris. Ta chair était pareille à celle des cocos. Les marchands te portaient des pagnes couleur d'air Et des mouchoirs de tête à carreaux jaune-clair. Labourdonnais signait des papiers d'amiraux. Tu es morte et tu vis, ô ma petite amie, amie de Bernardin, ce vieux sculpteur de cannes, et tu mourus en robe blanche, une médaille à ton cou pur, dans la Passe de l'Agonie. J’allai à Lourdes... J’allai à Lourdes par le chemin de fer, le long du gave qui est bleu comme l’air. Au soleil les montagnes semblaient d’étain. Et l’on chantait: sauvez! sauvez! dans le train. Il y avait un monde fou, exalté, plein de poussière et du soleil d’été. Des malheureux avec le ventre en avant étendaient leurs bras, priaient en les tordant. Et dans une chaire, où était du drap bleu, Un prêtre disait: «un chapelet à Dieu!» Et un groupe de femmes, parfois passait, qui chantait: sauvez! sauvez! sauvez! sauvez! Et la procession chantait. Les drapeaux se penchaient avec leur devises en or. Le soleil était blanc sur les escaliers. dans l’air bleu, sur les clochers déchiquetés. Mais sur un brancard, portée par ses parents, son pauvre père tête nue et priant, et ses frères qui disaient: «ainsi soit-il», une jeune fille sur le point de mourir. Oh! qu’elle était belle! elle avait dix-huit ans, et elle souriait; elle était en blanc. Et la procession chantait. Les drapeaux se penchaient avec leurs devises en or. Moi je serrais les dents pour ne pas pleurer, et cette fille, je me sentais l’aimer. Oh! elle m’a regardé un grand moment, une rose blanche en main, souriant. Mais maintenant où es-tu? dis, où es-tu? Es-tu morte? je t’aime, toi qui m’as vu. Si tu existes, Dieu, ne la tue pas: elle avait des mains blanches, de minces bras. Dieu, ne la tue pas! -et ne serait-ce que pour son père nu-tête qui priait Dieu. 1889. Avec ton parapluie... Avec ton parapluie bleu et tes brebis sales, avec tes vêtements qui sentent le fromage, tu t’en vas vers le ciel du coteau, appuyé sur ton bâton de houx, de chêne ou de néflier. Tu suis le chien au poil dur et l’âne portant les bidons ternes sur son dos saillant. Tu passeras devant les forgerons des villages, puis tu regagneras la balsamique montagne où ton troupeau paîtra comme des buissons blancs. Là, des vapeurs cachent les pics en se traînant. Là, volent des vautours au col pelé et s’allument des fumées rouges dans les brumes nocturnes. Là, tu regarderas avec tranquillité, L’esprit de Dieu planer sur cette immensité. 1897. Dans le Verger... Dans le Verger où sont les arbres de lumière, La pulpe des fruits lourds pleure ses larmes d’or, Et l’immense Bagdad s’alanguit et s'endort Sous le ciel étouffant qui bleuit la rivière. Il est deux heures. Les palais silencieux Ont des repas au fond des grandes salles froides Et Sindbad le marin, sous les tentures roides, Passe l’alcarazas d’un air sentencieux. Mangeant l’agneau rôti, puis les pâtes d’amandes, Tous laissent fuir la vie en écoutant pleuvoir Les seaux d’eau qu'au seuil blanc jette un esclave noir. Les passants curieux lui posent des demandes. C’est Sindbad le marin qui donne un grand repas! C’est Sindbad, l’avisé marin dont l'opulence Est renommée et que l’on écoute en silence. La galère était belle et s’en allait là-bas! Il sent bon, le camphre et les rares aômes. Sa tête est parfumée et son nez aquilin Tombe railleusement sur sa barbe de lin: Il a la connaissance et le savoir des hommes. Il parle, et le soleil oblique sur Bagdad Jette une braise immense où s’endorment les palmes, Et les convives, tous judicieux et calmes, Écoutent gravement ce que leur dit Sindbad. Laisse les nuages... Laisse les nuages blancs passer au soleil. Il n’y a ici que toi, la terre et le ciel. Ne pense à presque rien. Douces comme du miel, auprès des cressons bleus les brebis viendront boire. La fille chantera dans la métairie noire, et sur la terre tiède il tombera des poires. La vieille tremblera sur le rouet tremblant, le bélier bêlera dans le troupeau bêlant -et la fille aimera l’amour de son amant. Les ânes passeront en frissonnant de mouches. La mère chantera sur l’enfant qu’elle couche, et je t’embrasserai, la bouche sur la bouche. Puis le ciel sera bleu, puis le ciel sera gris. Les oiseaux chanteront et pousseront des cris et auprès du vieux puits il poussera des buis. Écoute, mon amie: il y a sous la grange un nid d’hirondelles petites et criardes et qui ont la douceur de la vie calme et sage. Les grands chars sont passés. Sur leurs cornes luisantes les boeufs avaient les longues fougères ombrageantes des bois glacés d’Été qui ont des sources lentes. On a coupé les blés qui dormaient au soleil; puis la pluie est venue, elle est venue du ciel: elle a noyé le blé et a mangé le miel. On a coupé mon coeur qui dormait au soleil... Une fille est venue, elle est venue du Ciel: elle a noyé mon coeur et a mangé le miel: mais la douleur est douce et ton amour est doux. Tu m’as donné ton coeur, ta tête et tes genoux: nous ne faisons plus qu’un et ton coeur est à nous. J’allais dans le verger... J’allais dans le verger où les framboises au soleil chantent sous l’azur à cause des mouches à miel. C’est d’un âge très jeune que je vous parle. Près des montagnes je suis né, près des montagnes. Et je sens bien maintenant que dans mon âme il y a de la neige, des torrents couleur de givre et de grands pics cassés où il y a des oiseaux de proie qui planent dans un air qui rend ivre, dans un vent qui fouette les neiges et les eaux. Oui, je sens bien que je suis comme les montagnes. Ma tristesse a la couleur des gentianes qui y croissent. Je dus avoir, dans ma famille, des herborisateurs naïfs, avec des boîtes couleur d’insecte vert, qui, par les après-midi d’horrible chaleur, s’enfonçaient dans l’ombre glacée des forêts, à la recherche d’échantillons précieux qu’ils n’eussent point échangés pour les vieux trésors des magiciens des Bagdads merveilleuses où les jets d’eau ont des fraîcheurs endormeuses. Mon amour a la tendresse d’un arc-en-ciel après une pluie d’avril où chante le soleil. Pourquoi ai-je l’existence que j’ai?... N’étais-je fait pour vivre sur les sommets, dans l’éparpillement de neige des troupeaux, avec un haut bâton, à l’heure où on est grandi par la paix du jour qui tombe? 1897. Ce sont les travaux... Ce sont les travaux de l'homme qui sont grands: celui qui met le lait dans les vases de bois, celui qui cueille les épis de blé piquants et droits, celui qui garde les vaches près des aulnes frais, celui qui fait saigner les bouleaux des forêts, celui qui tord, près des ruisseaux vifs, les osiers, celui qui raccommode les vieux souliers près d'un foyer obscur, d'un vieux chat galeux, d'un merle qui dort et des enfants heureux; celui qui tisse et fait un bruit retombant, lorsque à minuit les grillons chantent aigrement; celui qui fait le pain, celui qui fait le vin, celui qui sème l'ail et les choux au jardin, celui qui recueille les oeufs tièdes. J'aime dans le temps... J’aime dans le temps Clara d’Ellébeuse, l’écolière des anciens pensionnats, qui allait, les soirs chauds, sous les tilleuls lire les magazines d'autrefois. Je n’aime qu’elle, et je sens sur mon coeur la lumière bleue de sa gorge blanche. Où est-elle? Où était donc ce bonheur? Dans sa chambre claire il entrait des branches. Elle n’est peut-être pas encore morte -ou peut-être que nous l’étions tous deux. La grande cour avait des feuilles mortes dans le vent froid des fins d’Été très vieux. Te souviens-tu de ces plumes de paon, dans un grand vase, auprès de coquillages?... on apprenait qu’on avait fait naufrage, on appelait Terre-Neuve: le Banc. Viens, viens, ma chère Clara d’Ellébeuse: aimons-nous encore si tu existes. Le vieux jardin a de vieilles tulipes. Viens toute nue, ô Clara d’Ellébeuse. Vieille marine... Vieille marine. Enseigne noir galonné d’or qui allais observer le passage de Vénus et qui mettais la fille du planteur nue, dans l’habitation basse, par les nuits chaudes. C’était d’une langueur, c’était d’une tiédeur de fleurs blanches qui, près de vasières, meurent. La bien-aimée était apathique et songeuse, avec un collier noir à son cou de tubéreuse. Elle se donnait ardemment, et vos rendez-vous avaient lieu dans la petite chambre basse où étaient tes cartes et tes compas et le daguerréotype de tes petites soeurs. Tes livres étaient le manuel d’astronomie, le guide du marin et l’atlas des végétaux, achetés à la capitale, dans une librairie dont le timbre était un chapeau de matelot. Vos baisers se mêlaient aux cris du large fleuve où traînent les racines des salsepareilles qui rendent l’eau salutaire à tous ceux qu’atteint la syphilis dans ces contrées du soleil. Vous cherchiez, dans l’obscurité des étoiles, le frisson langoureux d’une mer pacifique, et tu ne cherchais plus, dans le ciel magnifique, l’éclipse mystérieuse et noire. Un souci, cependant, à ton oeil lointain, ô jeune enseigne! errait comme un insecte en l’air. Ce n’était point la crainte des dangers marins ou le souvenir des dents serrées des matelots aux fers. Que non. Quelque duel de ces vieilles marines avait, à tout jamais, empoisonné ton coeur. Tu avais tué l’ami le plus cher à ton coeur: tu gardais son mouchoir en sang dans ta poitrine. Et, dans cette nuit chaude, ta douleur ne pouvait s’apaiser, bien que, douce et lascive, la fille du colon, évanouie de langueur, nouât au tien son corps battu d’amour et ivre. Si tu pouvais... Si tu pouvais savoir toute la tristesse qui est au fond de mon coeur, tu la comparerais aux larmes d’une pauvre mère bien malade, à la figure usée, creuse, torturée et pâle, pauvre mère qui sent qu’elle va bientôt mourir et qui déplie pour son enfant le plus petit, déplie, déplie, pour le lui donner un jouet de treize sous, un jouet luisant, un jouet. 1897. Les villages... À Madame Jeanne Charles Lacoste. Les villages brillent au soleil dans les plaines, pleins de clochers, de rivières, d’auberges noires, au soleil ou sous la pluie grise ou dans la neige avec des cris aigus de coqs, avec des blés, avec des chars qui vont lentement aux labours, avec des charrues qui sont couleur de la lune, avec des voix de paysans qui ont des sabots lourds, avec des femmes qui ont la peau en terre brune, avec des matins bleus, avec des soirées bleues, avec des champs de paille qui sentent la menthe, avec des fontaines crues où l’eau claire chante, avec des oiseaux qui font balancer leurs queues, avec des jardins, des vieilles paralysées, des sons d’angélus, des piaillements de poules, avec des chants de vêpres et de noires croisées et des hommes qui chantent et d’autres qui se soûlent; avec des églises calmes où, quand il y a des journées de chaleur, on sent une odeur fade et fraîche et un si grand silence qu’on dirait qu’une chaise a grincé dans le froid; avec des routes longues et blanches où dansent les cailloux au soleil, avec des kilomètres, avec les pigeons des demeures des vieux prêtres, avec des gens qui rient et d’autres de souffrance; avec la nuit qui tombe sur les grands champs, avec des grincements de char, des paysans calmes qui semblent réfléchir et qui ont l’air au loin de se fondre dans la nuit lentement et grands; avec de pauvres boeufs qui beuglent dans l’étable, les cris longs et poignants des cochons qu’on égorge, avec des verres épais posés sur les tables et des femmes portant leurs petits sur la gorge; avec des voleurs qui vont entre deux gendarmes, avec le tonnerre qui ouvre les grands chênes en faisant un bruit de char tout rempli de pierres qui roulerait dans un bas-fond tout noir et large avec un petit oiseau, dans le vieux jardin, qui crie tout seul auprès des roses de la vigne, avec des enfants qui vont pêcher à la ligne, avec le bougement bleu du vent dans les lins; avec la terre, avec la mer, avec le ciel, avec des feux lointains qui semblent respirer sur les collines quand la nuit vient de tomber, et qu’un homme chante au loin dans le grand silence; avec des sentiers où, quand c’est le mois d’octobre, le vent fait voler les feuilles des châtaigniers qui grattent les petits cailloux ronds des sentiers; avec des soirs de pluie pleins de lumière jaune, avec des chiens qui aboient au loin longuement après les lièvres, et le mois de Marie sonnant, et puis les vieux curés des tristes presbytères qui lisent près des roses, le soir, leur bréviaire; avec les étables où sont les douces génisses et les vaches poussant de longs gémissements, et les cochons qu’on tue en les saignant longtemps, et leurs cris aigus de mort quand ils s’affaiblissent; avec les oiseaux gais dont la voix est mouillée, près de l’eau, sur les petites branches qui plient; et, sautant comme des boules roulent, les pies qui crient et dont la voix semble toute rouillée. Ainsi vont, dans les larges plaines, les villages éparpillés qui chantent dans l’air bleu et clair, ou qui se taisent, sous le ciel couleur de fer, sous les raies de pluies fine en travers qui bruissaillent; avec un chat immobile au milieu d’un champ, avec les femmes à pas lents qui songent, laissant tomber les grains de maïs et comme si elles songeaient qu’il ne faut pas contrarier la terre; avec les hommes qui prennent dans un tamis de l'engrais qu’ils lancent fort, au-dessus de terre, qui fait au soleil un nuage de poussière; avec la nuit épaisse où tout est endormi. Ainsi vont les doux villages éparpillés sur les coteaux, aux flancs des coteaux, à leurs pieds, dans les plaines, dans les vallées, le long des gaves, près des routes, près des villes et des montagnes; avec les clochers minces au-dessus des toits, avec, sur les chemins qui se croisent, des croix, avec des troupeaux longs qui ont des cloches rauques et le berger fatigué traînant ses sabots; avec des roues de moulin noires battant l’eau claire et faisant au soleil de la poudrure en verre, avec le bois à l’odeur aigre et forte, avec des piverts qui cognent les arbres de leur bec; avec les vignes aux soleil et les ajoncs, les villages s’étendent ainsi parmi les plaines: il y en a encore et encore et les graines sortent, les clochers sont pleins d’oiseaux et les sillons; avec la caille qui court inquiètement, avec le lièvre blessé qui crie plein de sang noir, avec les ruisseaux en cuivre, quand c’est le soir qui ont l’air de se cailler très lentement; avec les palombes aux yeux rouges et tout ronds qui arrivent de loin dans le gris des nuages et les grues qui grincent dans le froid et qui font, comme des serrures rouillées, un bruit sauvage; avec les paysans en noir allant le matin à quelque enterrement de quelque vieux village où ils iront manger du pain et du fromage et boire dans un verre épais un peu de vin; avec les prairies d’eau où se coulent les râles, avec les crimes qu’on commet sur les chemins et les mendiants idiots avec des képis sales mendiant des sous noirs avec leurs pauvres mains; avec la prétention des hommes politiques, avec le bruit glacé des sabots dans la rue et les journaux collés sur la place publique sur laquelle passe un long vol de grandes grues; avec les oiseaux attachés par une patte que font souffrir des enfants devant les portes, des enfants que l’on peigne, aux figures plates, aux figures en suif rouge luisantes et béates; avec les grands coteaux où le soleil est doux et le bois frais où claque la tiède pluie d’orage, et les arrêts, quand ils marchent, des grands boeufs roux que conduit en sifflant un enfant du village. On m’éreinte... À Raymond Bonheur. On m’éreinte dans le Musée des familles, moi qui chante les anciens magazines et les rires charmants des jeunes filles qui le lisaient à l’ombre des charmilles. Une d’elles, rêveuse, et ses yeux bleus au ciel, le coude à son genou et la main au menton, songeait à ce cousin: Eudore des Courcels, qui montait à cheval parfaitement (disait-on). Plus d’une fois, dans son pupitre, au Sacré-Coeur, près des pensées mortes de son jardin mélancolique, elle ouvrait le Musée, en cachette, pour lire la suite du Diable au fumoir (?) ou de Fors l’honneur (?). Mais, dans un numéro, à la cinquième page, une illustration représentait un page qui, dans la langueur des jardins d’Espagne, parlait d’amour à une douce et longue dame. Et ce page ressemblait à ce cousin. Et c’est pourquoi la maîtresse générale, Madame de Grieul, voyant l’enfant songeuse l’avait en grand soin et lui donnait de la mélisse ou du tilleul. Puis un jour le roman du Musée des familles finissait, ainsi qu’un baiser dans un beau soir. Et puis, un autre jour, la mère de Camille faisait mander sa chère enfant dans le parloir: Mon enfant, j’ai une nouvelle heureuse à t’apprendre. Nous serons tous de noce à la fin de l’automne... Céline m’a appris le mariage d’Eudore... il épouse Cora... ils vivront à la Butte-Grande... ... À propos, ajoutait la mère: ton cousin va s’absenter et a peur que Cora ne s’ennuie... Où as-tu laissé ce Musée des familles qui t’intéressait tant, celui de 45? Alors l’enfant ne pouvait plus se retenir. Son sein gonflé d’orage éclatait en sanglots... Et elle répondait, en hoquetant, ces mots: l’année 45, elle est dans mon pupitre. Un gentilhomme... «Le rieur alors, d’un ton sage, Dit qu’il craignait qu’un sien ami, Pour les grandes Indes parti N’eût depuis un an fait naufrage.» JEAN DE LA FONTAINE. L. VIII. f. VIII. Un gentilhomme, qui fuit la Cour et ses brigues, Donne un repas dans ces beaux lieux si reculés... Un vieux jour d’après-midi vert tombe sur les Plats dont le Bois et la Mer ont été prodigues. Maints âgés Céladons qu’a congestionnés Une Églé demi-nue et prenant son remède, Sous la perruque lourde et quelque opiat mède Des crus du Bourguignon se rougissent le nez. Tout à coup, un rieur fait silence. Et son geste Témoigne d’un inénarrable étonnement. -Par Neptune! fait-il... Le liquide Élément A des hôtes... La preuve en est ici... Ha! Peste!... Et ses doigts gras et blancs, tout alourdis d’anneaux, Portent à son ouïe empoudrée une énorme Dorade. Puis il dit: Vers l’Inde aux gens difformes, Un mien ami s’en fut, au gré des vastes eaux... ... Et ce poisson raconte à l’oreille étonnée Que ce beau chevalier, qu’aima la Véranchol, Aujourd’hui, devenu l’Empereur du Mogol, Goûte, à l’ombre, une vie aimable et fortunée. 1897. Dimanche des Rameaux... À Paul Lafond. Dimanche des Rameaux... Les blancs hameaux, les ormeaux, les sureaux, les roseaux, les fuseaux, les bestiaux s’endorment comme des oiseaux. À l’ombre des feuilles, les eaux lentes se recueillent dimanchement. Ô Rousseau! Où sont les sons des chalumeaux? Les moutons sur les prairies fleuries sont monotones. J’ai accompagné le long des haies matinales le facteur rural... Les cloches sonnaient larges et toutes, comme des gouttes d’orage. Mon coeur fleurissait et je prosternais mon âme inquiète et calme vers les noires éminences des coteaux sur qui est l’azur. Les nuages blancs, malgré le beau temps, semblaient lourds d’eau d’ouragan. Nous sommes allés dans les allées creusées par les ondées. Les murs des chaumières avaient des éviers de pierre, de fougères et de lierre. Maintenant je prie, ô mon Dieu, mon Dieu, devant le ciel bleu où un moineau crie. 1897. Les dimanches... Les dimanches, les bois sont aux vêpres. Dansera-t-on sous les hêtres? Je ne sais... Qu’est-ce que je sais? Une feuille tombe de la croisée... C’est tout ce que je sais.. L’église. On chante. Une poule. La paysanne a chanté, c'est la fête. Le vent dans l'azur se roule. Dansera-t-on sous les hêtres? Je ne sais pas. Je ne sais. Mon coeur est triste et doux Dansera-t-on sous les hêtres? Mais tu sais bien que, les dimanches, les bois sont aux vêpres. Penser cela, est-ce être poète? Je ne sais pas. Qu’est-ce que je sais? Est-ce que je vis? Est-ce que je rêve? Oh! ce soleil et ce bon, doux, triste chien... Et la petite paysanne à qui j'ai dit: vous chantez bien... Dansera-t-elle sous les hêtres? Je voudrais être, voudrais être celui qui lentement laisse tomber, comme un arbre ses baies, ca tristesse pareille, sa tristesse pareille aux bois qui sont aux vêpres. La salle à manger Il y a une armoire à peine luisante qui a entendu les voix de mes grand-tantes qui a entendu la voix de mon grand-père, qui a entendu la voix de mon père. À ces souvenirs l'armoire est fidèle. On a tort de croire qu'elle ne sait que se taire, car je cause avec elle. Il y a aussi un coucou en bois. Je ne sais pourquoi il n'a plus de voix. Je ne peux pas le lui demander. Peut-être bien qu'elle est cassée, la voix qui était dans son ressort, tout bonnement comme celle des morts. Il y a aussi un vieux buffet qui sent la cire, la confiture, la viande, le pain et les poires mûres. C'est un serviteur fidèle qui sait qu'il ne doit rien nous voler. Il est venu chez moi bien des hommes et des femmes qui n'ont pas cru à ces petites âmes. Et je souris que l'on me pense seul vivant quand un visiteur me dit en entrant: -comment allez-vous, monsieur Jammes? Un jeune homme... À Gustave Kahn. Un jeune homme qui a beaucoup souffert traverse la place du hameau vert. La chaleur est immense. Il passe devant l’auberge et une modeste grille où s’entortillent des roses et de la vigne. La douce hirondelle poursuit les guêpes dans le silence. C’est l’heure des vêpres. Il entre doucement, sans être aperçu, dans l’église pauvre où les voix aiguës des Filles de Marie font un chant frais. Au dehors, silence. La vieille forêt où dorment les écureuils et les piverts rappelle ces beaux dessins qui ornent quelque botanique d’une autre époque donnée en prix à des personnes mortes. Le jeune homme voit dans le banc, qui luit d’ombre douce, de vieux paysans. Il voit l’autel pâle aux belles fleurs peintes, le curé chantant et les belles teintes que la lumière jette sur les dalles. Une jeune fille qui est très belle, sous le jour d’un vitrail est violette. Ce jeune homme sort des vêpres ému par la piété de la jeune fille. C’est une jeune fille de bonne famille qui habite une vieille maison perdue sous des arbres, avec son père et sa mère. Le jeune homme dont la vie a été amère revient plusieurs fois à ces mêmes vêpres. Il devient pieux. Il est présenté aux parents de la jolie jeune fille par le vénérable et bon curé. Bientôt les deux jeunes gens sont fiancés et, le soir, quand le jeune homme y a dîné, ils vont tous les deux se promener le long des fleurs en nuit dans les allées. Il dit: je vous aime. Alors elle est heureuse. Un rossignol enchante la nuit amoureuse, musicale chose pluvieuse, et son chant délicieux se mêle au parfum des iris et à la chanson de l’eau. Ainsi va la vie. Ils furent mariés par le bon curé quelques jours après. Et le jeune homme au coeur malheureux fut guéri pour toujours, et pieux. Mars 1897. J’ai fumé ma pipe en terre... J’ai fumé ma pipe en terre et j’ai vu les boeufs, avec la barre au front et le museau morveux, résister aux paysans qui leur piquaient la croupe par-dessus les cornes -et j’ai vu, douce troupe, défiler les brebis touffues aux jambes faibles. Le bon chien faisait semblant d’être en colère. Et le berger lui criait: Loup! Viens! Loup! Ici! Alors le chien joyeux gambadait jusqu’à lui et mordait son bâton d’un air facétieux sous la tranquillité du chaud ciel pluvieux. Le Vieux Village. À André Gide. Le vieux village était rempli de roses et je marchais dans la grande chaleur et puis ensuite dans la grande froideur de vieux chemins où les feuilles s'endorment. Puis je longeai un mur long et usé; c'était un parc où étaient de grands arbres, et je sentis une odeur du passé, dans les grands arbres et dans les roses blanches. Personne ne devait l'habiter plus... Dans ce grand parc, sans doute, on avait lu... Et maintenant, comme s'il avait plu, les ébéniers luisaient au soleil cru. Ah! des enfants des autrefois, sans doute, s'amusèrent dans ce parc si ombreux... On avait fait venir des plantes rouges des pays loin, aux fruits très dangereux. Et les parents, en leur montrant les plantes, leur expliquaient: celle-ci n'est pas bonne... c'est du poison... elle arrive de l'Inde... et celle-là est de la belladone. Et ils disaient encore: cet arbre-ci vient du Japon où fut votre vieil oncle... Il l'apporta tout petit, tout petit, avec des feuilles grandes comme l'ongle. Ils disaient encore: nous nous souvenons du jour où l'oncle revint d'un voyage aux Indes; il arriva à cheval, par le fond du village, avec un manteau et des armes... C'était un soir d'été. Des jeunes filles couraient au parc où étaient de grands arbres, des noyers noirs avec des roses blanches, et des rires sous les noires charmilles. Et les enfants couraient, criant: c'est l'oncle! Lui descendait avec son grand chapeau, du grand cheval, avec son grand manteau... Sa mère pleurait: ô mon fils!... Dieu est bon... Lui, répondait: nous avons eu tempête... L'eau douce a bien failli manquer à bord. Et la vieille mère le baisait sur la tête en lui disant: mon fils, tu n'es pas mort... Mais à présent où est cette famille? A-t-elle existé? A-t-elle existé? Il n'y a plus que des feuilles qui luisent, aux arbres drôles, comme empoisonnés... Et tout s'endort dans la grande chaleur... Les noyers noirs pleins de grande froideur... Personne là n'habite plus... Les ébéniers luisent au soleil cru. Je le trouvai... Je le trouvai assis près des étoffes bleues et crues dont il faisait le commerce pour le Sénégal. L’été chaud était frais parce que dans la rue l’arrosage vert était traîné par un cheval. Il ressemblait à Robert-Robert, au collégien malade et rêvasseur des maisons antiques où les paons longs se balancent près des grilles, dans la cour, près des colonnes d’ordre dorien, au collégien qui allait aux Indes. Et, pendant que je me taisais, l’ombre du soleil tombait sur des choses nègres, et dans l’odeur des tissus teints le Sénégal pleurait dans sa cuillère en bois. 1895. Vieille Maison. À Odilon Redon. Neige endolorissante et morne, tu déroules Ta nappe liliale au toit cher que je sais, Neige endolorissante, ô neige qui t’écroules! Et la maison vieillote aux carreaux verts cassés A des airs de jeunesse et de pâle frileuse Et ne se souvient plus des contes jacassés: Des contes jacassés, au soir, par la fileuse, En la cuisine antique où le pot noir chantait Au rauque dévidoir sa chanson douce et creuse. La chandelle en résine en un coin crépitait. Près de la plaque en fer, les cris-cris aux cris grêles S’enfuyaient dans la suie et le matou grondait. Maintenant, dans le vieux salon, les herbes frêles, Les avoines ornant les vases surannés, Ne se souviennent plus des champs fauchés des grêles: Et des plumes de paon, des bimbelots fanés, Sont là qu’un bisaïeul rapporta de la Chine D’où, jadis, bien des gens revinrent ruinés. Comme alors un gros chat plie en arc son échine Et cligne en grommelant de longs yeux mordorés -Et miaule, et l’on voit une expression fine En les blancs, solennels regards des hauts portraits. Au beau soleil... Au beau soleil qui sonnait, de pauvres femmes, au seuil d’une maison pauvre comme mon âme, désignaient quelque chose. On entendait un char. Sur les coteaux marrons le ciel était en nacre comme les écailles d’huîtres en arc-en-ciel. Le chemin grimpait, doux comme un grand sommeil, et les poules chaudes ondulaient dans la poussière, avec, sous les ailes, un roseau en lumière. ... Une autre femme à un enfant cherchait des poux. Un coq chantait. Une pie volait. Tout était doux. On allait inoculer de la tuberculine à la pauvre vache qui tousse et qui s’escrime. Les pieux de la haie, près des lierres, étaient roses comme ta bouche, amie aimée à la main douce... Le pauvre chien... Le pauvre chien a peur, il marche dans la neige et s’arrête. Les enfants lui crient: allez couchéééé! Le ciel est en argent, en ombre, en cendre, et l’on n’entend pas les pas taper la rue sourde et froide sans son. Une laitière passe et, pour ne pas tomber, tremble. Et, dans ma chambre bleue et grise, le bois du feu jute, roule, sent fort aux doigts et siffle. 1895. La vallée... La vallée d’Alméria. La vallée d’Alméria doit être une vallée en tubéreuse aux eaux d’argent et aux montagnes claires et bleues et aux torrents pleins de fleurs claires, de grenadiers rouges et luisants. La vallée d’Alméria. La vallée d’Alméria doit être une vallée où est un château clair, des histoires d’amour pleines de seringas, de jardins en sommeil et de belladones. La vallée d’Alméria. La vallée d’Alméria est comme une guitare aux fleurs des citronniers. Les duègnes surveillaient mal et les cavaliers engrossaient les belles jeunes filles sous les ombrages noirs. La vallée d’Alméria. La vallée d’Alméria, c’est un rêve clair comme le silence des vallées. Vers les hôtelleries elles s'en sont allées, celles qu’un muletier descendit dans ses bras. 1895. Il vint à l’étude... Il vint à l’étude avec une petite veste. Il était notaire dans une campagne lointaine... Il était triste et gai et il s’était fait beau pour la réunion et le dîner de tantôt. Il souriait, avec des commissions sous le bras, comme quelqu’un qui fera des actes, puis mourra. Il mourra dans la poésie triste des chambres froides et des planisphères aux murs froids. 1895. Pour Son Mariage. À A. G. Dans le petit jardin d’amour de votre vie, avec vos lauriers doux faites une tonnelle où vous reposerez pareil à l’air, et elle comme l’eau de cet air que l’on voit dans le puits. La campagne prie pour vous sa naïveté. Nous vivons orgueilleux loin des choses savantes, mais dans nos pays tristes les vieilles servantes ont le chapelet des chaînes des puits rouillées. Elles l’égrèneront sur l’eau de vos bonheurs. Dans mon royaume je ferai prier pour vous les cris secs des grillons et les poules qui gloussent, gonflées et en cachant leurs petits sur leur coeur. Ainsi, Gide, cachons nos pensées les plus sages comme la poule cache ses petits poussins; et, n’en laissons voir, pour amuser les voisins, qu’une multitude de très petites pattes. Mais toujours dans l’ombre d’amour de la tonnelle, et que vous aurez faite avec vos doux lauriers, la pensée que vous eûtes de vous marier sera dans ces lauriers la rose simple et belle. Comme un chant... À Madame Henri Duparc. Comme un chant de cloche pour les vêpres douces s’arrête doucement sur la colline en mousse près d’une tourterelle aux pattes roses, mon âme qui chante auprès de vous se pose. Comme un lis blanc au jardin du vieux presbytère se parfume doucement par la douceur des pluies, par votre douceur, qui est une rosée de taillis, mon âme triste et douce comme un lis s’est parfumée. Que la cloche, le lis, les pluies, la tourterelle vous rappellent désormais un enfant un peu amer qui passa près de vous en laissant tomber à vos pieds son âme en roses trémières. À Jeanne Fort. Cette nouvelle m’arrive à la Fête-Dieu. Jeanne, c’est l’époque où les blés sont bleus, Jeanne, les petites filles douces à faire pleurer se préparent à chanter en foulant les campanules gorgées d’azur. Avec de l’eau sucrée (on donne le sucre) on sépare leurs cheveux en beaucoup de petites tresses pures... Ô enfant! Jeanne, sois bénie de Dieu, car la procession va chanter dans mon âme et, le jour où j’apprends ta naissance, les grandes feuilles des lisières des bois reposés se recueillent. 20 juin 1897. J’ai été visiter... À Arthur Chassériau. J’ai été visiter la vieille maison triste du village où vécurent les anciens parents: la route en cabriolet, pleine de soleil, était toute triste et douce comme le miel. Il y avait la plaine bleue et des pigeons qui volaient le long des labours que nous longions. La jument était bien vieille et bien fatiguée. Elle me faisait de la peine et semblait âgée comme les choses de l’ancien temps où j’allais. Je savais que, depuis cent ans, ils étaient morts, les vieux parents naïfs, doux, aux yeux sans remords, qui allaient sans doute à la messe le dimanche avec leur plus magnifiques chemises blanches. J’avais appris qu’ils avaient demeuré jadis dans ce village loin où alors je partis pour voir si je reconnaîtrais cette patrie où doivent être leurs tombes pleines d’orties. En arrivant je déposai le petit chien doux qui dormait sur mes genoux entre mes mains. Le paysan se mit à l’ombre de la place qui était au soleil froide comme la glace. C’était midi au vieux clocher tout ruiné, près d’une tour vieille comme le passé, et des gens à qui je m’adressais répondaient: les gens dont vous parlez... nous n’avons pas idée... Il y a très longtemps, sans doute, très longtemps... Il y avait une femme de quatre-vingts ans qui est morte il y a quelques jours. Elle aurait pu vous renseigner, peut-être, sur ces disparus. Et j’allais de porte en porte -et chez le notaire qui a l’étude du père de mon arrière-grand-père et chez le curé qui ne connaissait pas non plus... Et je passais devant les portails vermoulus, de jardins abandonnés où, par les grosses grilles, on voyait près des maisons sans plus de familles des roses trémières roses dans l’herbe bleue, près des portes fermées par la vieille poussière comme les portes des cercueils des cimetières. Et je passais sans vouloir voir les âneries, les nouveautés, des drapeaux neufs sur la mairie et des lettres d’or qui disent, je crois, la république. Non: je n’avais au coeur que mes vieilles reliques; et, arrière-arrière-petit-fils, je venais me rappeler les morts aimés dont je suis né. Enfin, je traversai la magnifique grille d’une très ancienne et très bonne famille: la vieille dame avec un sourire très bon, le vieux monsieur courbé allant avec un bâton, et le fils de cette bonne et noble famille poétique ainsi que les plantes de la grille. Vous êtes, dit la dame, un Jammes! Oui, jadis, ils habitèrent le village... un vieux notaire dont les fils vers les aventures s’en allèrent... Notre famille a acheté la maison en ruine. Et ils prirent la clef rouillée à la cuisine et me conduisirent à la porte cloutée, triste et bâtie contre l’église triste et vieille, à la porte cloutée au marteau plein de rouille, et les murs avaient des fenêtres tristes aussi fermées par la poussière de la mort, du temps. Et ils m’ouvrirent la porte forte en grinçant. Et je montai les escaliers vermoulus, tristes. C’est là, qu’ils étaient passés, eux aussi, les Vieux qui maintenant sans doute reposent aux Cieux; et dans l’intérieur de la maison, sur le plâtre qui était crevé, sur les cloisons, sur les portes que les années avaient noircies, comme si elles avaient été des incendies, le soleil n’entrait pas et tout était si noir que c’était un deuil aussi que je croyais voir. Et ils disaient: «Voyez ici... C’était l’étude...» L’étude... l’étude... et la décrépitude de la maison était pleine d’un grand silence, et je croyais entendre que les morts dans le Ciel se taisaient dans la maison triste où je venais. Avec une tristesse douce je saluai la bonne famille obligeante et je m’en allai. Je remontai dans la carriole au grand soleil pour regagner la petite ville lointaine. Et le pauvre cheval tristement repartit, et le petit chien triste et très doux s’endormit entre moi et le paysan doux son maître. Et près des champs, des pigeons tristes s’envolèrent. ... Dont les fils vers les aventures s’en allèrent, avait dit la bonne dame vieille derrière la grille pleine de roses trémières roses dans l’herbe bleue. Et ce fut une douce chose, lorsque je repassai devant mon lieu natal, devant la petite gare aux vieux catalpas de l’endroit où je suis né. J’ai vu encore l’impression de mes quatre ans: l’eau claire, à l’ombre, coulant entre des berceaux de feuilles glacées de quand je me demandais où allait l’eau, au soleil, si loin, l’eau, dans cette obscurité qu’elle a au soleil. Et j’ai revu l’enfance, quand je cherchais où était la fin de cette eau. Et depuis, j’ai revu de même ce ruisseau. Les grues... À Pierre Loti. Les grues sont passées dans le ciel gris et leurs longues lignes filaient en grinçant, cris de neige et d’ombre; c’est la saison où l’on va pour orner les tombes. Les misérables, les aveugles mendieront avec leurs mains rouges et luisantes. Ils iront mourir dans les soirs noirs en riant de frissons. Les bêtes souffriront. J’ai vu un vieux mendiant avec des taches sur les yeux et maltraitant son pauvre chien la queue sous le ventre, tremblant. Il le traînait, l’étranglant avec une corde, disant: je l’ai jeté à l’eau trois fois. La corde a cassé. Il revient, le cochon! Et la corde tirait. Et le vieux chien, compagnon de misère de ce vieux, semblait lui dire: laisse-moi sur terre m’accrocher encore à tes habits pleins de poussière. Et lui, étant homme, plus mauvais que le chien, disait: cochon! cochon! va! je te noierai bien... Et ils allaient tous deux sous le grand ciel d’étain. Il y a par là... Il y a par là un vieux château triste et gris comme mon coeur, où quand il tombe de la pluie dans la cour abandonnée des pavots plient sous l’eau lourde qui les effeuille et les pourrit. Autrefois, sans doute, la grille était ouverte, et dans la maison les vieux courbés se chauffaient auprès d’un paravent à la bordure verte où il y avait les quatre saisons coloriées. On annonçait les Percival, les Demonville qui arrivaient, dans leurs voitures, de la ville. Et dans le vieux salon soudain plein de gaîté, les vieux se présentaient leurs civilités. Puis les enfants allaient jouer à cache-cache ou bien chercher des oeufs. Puis dans les froides chambres ils revenaient voir les grands portraits aux yeux blancs, ou, sur la cheminée, de drôles coquillages. Et pendant ce temps les vieux parents se parlaient de quelque petit-fils au portrait peint à l’huile, disant: il était mort des fièvres typhoïdes, au collège. Que son uniforme lui allait! La mère qui vivait encore se souvenait de ce cher fils mort presque au moment des vacances, à l’époque où les feuilles épaisses se balancent dans les grandes chaleurs auprès des ruisseaux frais. Pauvre enfant! -disait-elle -il aimait tant sa mère, il évitait toujours de faire de la peine. Et elle pleurait encore en se rappelant ce pauvre fils très simple et bon, mort à seize ans. Maintenant la mère est morte aussi. Que c’est triste. C’est triste comme mon coeur par ce jour de pluie, et comme cette grille où les pavots roses plient sous l’eau de pluie lourde qui luit et qui les pourrit. Je mettrai... Je mettrai des jacinthes blanches à ma fenêtre, dans l’eau claire qui paraîtra bleue dans le verre. Je mettrai sur ta gorge blanche et luisante comme un caillou du ruisseau, des boules de houx. Je mettrai sur la pauvre tête du malheureux chien tout rogneux qui a des taches dans les yeux la plus douce de mes caresses, pour qu’il s’en aille grelottant un tout petit peu plus content. Je mettrai ma main dans la tienne, et tu me conduiras dans l’ombre où tournent les feuilles d’automne, jusqu’au sable de la fontaine que la pluie si douce a troué, où se détrempe le vieux pré. ............... ......... la pluie fine ma pensée douce comme la bruine. Je mettrai sur l’agneau qui bêle une branche de lierre amer qui est noir parce qu’il est vert. J’étais gai... J’étais gai et l’église était calme au soleil, près des jardins où sous la vigne il y a des roses, près de la route où les oies et les canards causent, les belles oies qui sont blanches comme du sel. Sainte-Suzanne est le nom du petit village: c’est un nom doux ainsi qu’un vieux nom de grand-mère. L’auberge est pleine de fumée et de gros verres. Les vieilles femmes n’y ont pas de babillage. Il y a au soleil des chemins très obscurs, pleins de feuillages frais, et qui n’ont pas de fin. On s’y donnerait des baisers longs, doux et durs, par les après-midi des dimanches beaux et simples. Je pense à tout cela. Alors une tristesse me vient d’avoir laissé la femme que j’aimais. J’avais vu autrement, alors, le mois de mai, car mon coeur est fait pour aimer, aimer sans cesse. Je sens que je suis fait pour un amour très pur comme le soleil blanc qui glisse au bas du mur. Et j’ai dans mon coeur des amours froids comme ceux quand je passais ma main à travers mes cheveux. Le soleil pur, le nom doux du petit village, les belles oies qui sont blanches comme le sel, se mêlent à mon amour d’autrefois, pareil aux chemins obscurs et longs de Sainte-Suzanne. Le vent triste... À Henri Ghéon. Le vent triste souffle dans le parc, comme dans un livre que je lus enfant, où une écolière perdue était hagarde. Le vent. Il va casser, peut-être, le tulipier. Il fait voir le dessous des feuilles blanc du vernis du Japon qu’il semble essuyer, Le vent. Le baromètre est descendu subitement. Peut-être que ça va être un ouragan. Il ne peut pas pleuvoir, mais on entend Le vent. Dans les livres de prix, monsieur et madame d’Arvan reviendraient en pressant le pas chez eux, vers un château tout bleu malgré le mauvais temps. Le vent. Sortez de ma tête, ô manoirs moisissants où devaient se passer d’étranges adultères, par les temps tristes, en Angleterre. Le vent. Sortez de ma tête, gentilles écolières qui jouiez à cache-cache dans la clairière et reveniez vers le grenier sombre, à cause du grand vent. Sortez de ma tête, vieux marquis des villes qui, dans les maisons pluvieuses, lisiez Virgile dans des fauteuils à oreillettes, par des temps de vent. Sors de ma tête, ma douce tristesse, et va-t’en vers le coteau fané, va-t’en où va, sur un air un peu Chateaubriand, le vent. Elle va à la pension... Elle va à la pension du Sacré-Coeur. C’est une belle fille qui est blanche. Elle vient en petite voiture sous les branches des bois, pendant les vacances, au temps des fleurs. Elle descend le coteau doucement. Sa charrette est petite et vieille. Elle n’est pas très riche et elle me rappelle les anciennes familles d’il y a soixante ans, gaies, bonnes et honnêtes. Elle me rappelle les écolières d’alors qui avaient des noms rococos, des noms de livres de distribution des prix, verts, rouges, olives, avec un ornement ovale, un titre en or: Clara d’Ellébeuse, Éléonore Derval, Victoire d’Étremont, Laure de la Vallée, Lia Fauchereuse, Blanche de Percival, Rose de Liméreuil et Svlvie Laboulaye. Et je pense à ces écolières en vacances dans des propriétés qui produisaient encor, mangeant des pommes vertes, des noisettes rances devant le paon du parc frais, noir, aux grilles d’or. C’était de ces maisons où il y avait table ouverte. On y mangeait beaucoup de plats et on riait. Par la fenêtre on voyait la pelouse verte et la vitre, quand le soleil baissait, brillait. Et puis un beau jeune homme épousait l’écolière -une très belle fille qui était rose et blanche - et qui riait quand au lit il baisait sa hanche. Et ils avaient beaucoup d’enfants, sachant les faire. 1889. Au bord de l’eau verte... Au bord de l’eau verte, les sauterelles sautent ou se traînent, ou bien sur les fleurs des carottes frêles grimpent avec peine. Dans l’eau tiède filent les poissons blancs auprès d’arbres noirs dont l’ombre sur l’eau tremble doucement au soleil du soir. Deux pies qui crient s’envolent loin, très loin, loin de la prairie, et vont se poser sur des tas de foin pleins d’herbes fleuries. Trois paysans assis lisent un journal en gardant les boeufs près de râteaux aux manches luisants que touchaient leurs doigts calleux. Les moucherons minces volent sur l’eau, sans changer de place. En se croisant ils passent, puis repassent, vont de bas en haut. Je tape les herbes avec une gaule en réfléchissant et le duvet des pissenlits s’envole en suivant le vent. 1889. Je suis dans un pré... Je suis dans un pré où coule l’eau froide dans l’herbe, le long des cerisiers, sur des joncs, des cailloux. Les filles mettront les fleurs du pré vert en gerbes pour la procession quand le temps sera doux: les fleurs qu’on appelle bouquets faits, les joncs roses. Les jeunes filles seront en blanc et, le soir, la procession jonchera le reposoir et le curé dira de bien, bien belles choses. II Il élèvera le Saint-Sacrement doré et les larmes viendront aux yeux -ô gloire, gloire, gloire à Dieu, dira-t-on, que son nom soit sacré, il est le Dieu puissant, le Dieu de la victoire! Les encensoirs fumeront et les fleurs en l’air se mêleront; les filles feront leur voix aiguë, et la procession reviendra dans la rue vers quatre heures, quand le soir est encore clair. III Les ronces pendent dans le chemin, le vent passe dans les feuilles transparentes des peupliers, et dans le lavoir jaune il y a des laveuses, et souvent des linges à côté sont pliés. Les canards, les poussins jaunes sont dans la boue, les grillons chantent dans la haie, les moucherons au-dessus de l’eau volent en faisant des ronds. Les frelons volent et les petits enfants jouent. IV Le ciel est bleu. Les herbes près de l’eau sont bleues, et au soleil les maisons en chaux sont plus blanches, et les paysans suivent à long pas les boeufs et derrière la herse qui racle ils se penchent. Le vent souffle tout doucement sur le blé vert, mais je passe ennuyé devant toutes ces choses et sur les ajoncs qui piquent près des jardins et près des fermes bien fraîches où aboient les chiens, sur le farouche rouge et sur le trèfle rose. V Bien que je m’ennuie, moi, je veux retourner là quand je serai malade encore, voir des bûches dans les vieux jardins et secouer des lilas pour faire pleuvoir les hannetons, boire aux cruches sur l’évier frais, dans la cuisine qui sent fort, et rester seul avec moi d’un air doux et triste et puis me promener seul sans aller trop vite. ........................ VI Les nuages sont blancs, la terre grise est tiède. Devant la ferme l’évier frais sue en dehors; cet évier est une pierre usée qui est froide même à midi, quand tout est chaud et que tout dort. Les lézards courent sur les briques des murailles dont les ongles peuvent enlever des morceaux. Il fait chaud, il fait chaud, il fait chaud, il fait chaud, et l’on s’égratigne les jambes aux broussailles. VII La terre se fendille et nous avons été cueillir de la mousse pour une croix de tombe; elle était jaune et sèche et j’ai gratté pour l’arracher; sur des flaques d’eau jaune tombent des feuilles, et au fond il y a des têtards. Dans les prés il y a des fleurs fines qui bougent; les pies viennent en criant sur les chênes ronds, et sitôt que quelqu’un arrive, elles s’en vont. Vers sept heures tout le fond du ciel est très rouge. VIII Il y a sur la place un soleil chaud et blanc. Sur la place on entend des marteaux qui résonnent dans la forge noire et rouge: un retombement. Les poulets piquent le grain dans la paille jaune. L’herbe a poussé entre les pavés près des bancs où sont des femmes qui causent et qui s’arrêtent de bavarder pour regarder passer les gens. On dirait que les coqs ont du sang à la crête. ..................... ..................... I Il y a des roses sur le mur où il a plu; et dans la haie aussi et les feuilles sont molles. Ce matin il y a du brouillard gris, et plus on regarde loin, il est épais. Il se pose sur le coteau au haut des feuilles des pins noirs; il fait un peu frais, mais pas trop. Je viens de voir des laitières près du mur mouillé plein de roses. II Sur la route il y a un peuplier écorcé dont le bois blanc est un peu jauni par la pluie; j’avais les doigts froids pour les y avoir passés. L’osier mouillé qui tient les portes des champs crie; le foin du pré est couché; dans la haie on voit des branches noires de bois sec pleines de gouttes; une pie est posée sur le bord de la route, la pluie coule de la paille des chars et des toits. III Le temps est gris, sans nuages: les hirondelles poussent des cris dans le ciel gris, humide et froid et elles font des croix noires avec leurs ailes. Leur cri est aigu et long au-dessus des toits d’où la fumée sort doucement des briques rouges. L’intérieur des mansardes est noir et profond, et l’on ne peut pas voir ce qu’il y a au fond. Il commence à pleuvoir un peu à grosses gouttes. 1889. La jeune fille... La jeune fille est blanche, elle a des veines vertes aux poignets, dans ses manches ouvertes. On ne sait pas pourquoi elle rit. Par moment elle crie et cela est perçant. Est-ce qu'elle se doute qu'elle vous prend le coeur en cueillant sur la route des fleurs? On dirait quelquefois qu'elle comprend des choses. Pas toujours. Elle cause tout bas. «Oh! ma chère! oh! là là... ... Figure-toi... mardi je l'ai vu... j'ai rri.» -Elle dit comme ça. Quand un jeune homme souffre, d'abord elle se tait: et ne rit plus, tout étonnée. Dans les petits chemins elle remplit ses mains de piquants de bruyères, de fougères. Elle est grande, elle est blanche, elle a des bras très doux. Elle est très droite et penche le cou. 1889. Je parle de Dieu... Je parle de Dieu -mais pourtant est-ce que j’y crois? -À cinq ans on me disait: tiens un croquant... Va le manger avec Marie aux vêpres. Sois bien sage et prie le bon Dieu, la vierge Marie. -Puis c’était la procession que la bonne et moi nous suivions, et de belles fleurs en coton dans des vases de loterie. Les petites filles fleuries jetaient en l’air des fleurs jolies. Je levais la tête pour voir le curé, le grand ostensoir qui luisait sur le reposoir. Et on chantait: ô bonne vierge! Ô lis sans tache! Fleur des berges! -Et l’on voyait briller des cierges. Et l’on jetait encor des fleurs, et l’on chantait: prenez mon coeur, notre Dame des sept douleurs! Le curé était magnifique levant les bras pour les cantiques. Et j’entendais dans ces cantiques: tu-u-us... tu uus... Ritus....... uum Us..... tuus. Et l’on jetait encor des roses. Les femmes pleuraient presque à cause de ces si belles, belles choses. Je voyais le petit Jésus à Noël, dans la crèche, nu. L’âne regardait par-dessus. Et maman disait: les rois mages portent la myrrhe, les images au petit Jésus qui est sage. Et je croyais que Dieu était un vieux tout blanc qui vous donnait toujours ce qu’on lui demandait. Ça m’est bien égal, ceux qui disent qu’il existe ou non -car l’église du village était douce et grise. 1888. La poussière froide... La poussière froide tourne et fait voler des papiers, et le vent gratte la terre ainsi qu’un balai qui racle, et les chevaux ont froid dans la rue et c’est un spectacle que de voir sur les pavés les réverbères briller. Ce matin le soleil froid rendait comme de la corne les feuilles des platanes encore vertes des cours où le vent remuait de temps en temps ce jaune jour qui fait dire aux gens que le temps du mois d’octobre est morne. Le brouillard sent la fumée; un jet d’eau ne bouge pas, et l’on dirait qu’il est en suif très blanc ou bien en glace, dans le ciel en laine sale où les feuilles sèches passent. Et le son du vent continue et l’on presse le pas. Les contrevents grincent, cognent le mur et rebondissent, et l’on entend quelquefois tomber la tuile d’un toit, ou bien les vitres d’un tambour se casser et l’on voit les gens qui courent sous les nuages de fer qui glissent. La poussière froide tourne et fait voler des papiers et le froid très cru vous donne une espèce de migraine. La poussière mince tourne et sur les pavés se traînent les fiacres dont on entend les vitres froides trembler. 1888 Dans la grange... À André Gide. Dans la grange, sur le sol dur, bossué, battu, le char dormait avec des rameaux de chêne cassés dans les joints de son bois boueux et fendu. La batteuse au ronflement qui s’enfle avait cessé de tourner au milieu des boeufs patients, et des tas de débris minces jonchaient la terre. Les poules du Bon Dieu qui sont les hirondelles, et qui avaient leur nid sur la poutre, tombèrent. Alors deux métayers, lents et adroits, sautèrent sur d’autres et, avec des clous, fixèrent au plafond un morceau de fer-blanc retroussé. Ils l’emplirent de paille et y mirent les petits tombés. Alors on vit la mère des petits oiseaux glisser craintivement dans l’azur, en réseaux allongés. Peu à peu, elle arriva au nid. Je m’étais assis près des herses et du soc qui luit, et j’avais dans le coeur une tristesse tendre comme si j’avais eu dans le fond de mon âme un rayon de soleil où vole un peu de cendre. Vinrent huit petits cochons extrêmement si jolis qu’on eût pu les offrir à de petites filles. Ils n’avaient pas plus de trois semaines, ils luttaient entre eux, arc-boutés comme des chèvres, et leurs très petits pas étaient précipités. La truie aux mamelles flasques et ridées, aux soies rudes, groinait vers le sol, embouée. La vie pauvre, par ce beau jour d’été, m’a paru revêtir toute sa dignité. Et lorsque sont passés, près de mon escabeau, les paysans tristes, silencieux et beaux, faisant rouler les roues dans l’ombre noire et fraîche, je ne leur ai rien dit et j’ai baissé la tête. Le Calendrier Utile. À Remy de Gourmont. Au mois de Mars (le Bélier? ) on sème le trèfle, les carottes, les choux et la luzerne. On cesse de herser, et l’on met de l’engrais au pied des arbres et l’on prépare les carrés. On finit de tailler la vigne où l’on met en place, après l’avoir aérée, les échalas. Pour les bestiaux les rations d’hiver finissent. On ne mène plus, dans les prairies, les génisses qui ont de beaux yeux et que leurs mères lèchent, mais on leur donnera des nourritures fraîches. Les jours croissent d’une heure cinquante minutes. Les soirées sont douces et, au crépuscule, les chevriers traînards gonflent leurs joues aux flûtes. Les chèvres passent devant le bon chien qui agite la queue et qui est leur gardien. Si la pleine lune le veut, la PASSION échoit vers le milieu ou vers la fin de ce beau mois. Ensuite vient le beau dimanche des RAMEAUX. Quand j’étais enfant, on m’y attachait des gâteaux, et j’allais à vêpres, docile et triste. Ma mère disait: dans mon pays il y avait des olives... Jésus pleurait dans le jardin des oliviers... On était allé, en grande pompe, le chercher... À Jérusalem, les gens pleuraient en criant son nom... Il était doux comme le Ciel, et son petit ânon trottinait joyeusement sur les palmes jetées. Des mendiants amers sanglotaient de joie, en le suivant, parce qu’ils avaient la foi... De mauvaises femmes devenaient bonnes en le voyant passer avec son auréole si belle qu’on croyait que c’était le soleil. Il avait un sourire et des cheveux en miel. Il a ressuscité des morts... Ils l’ont crucifié... Je me souviens de cette enfance et des vêpres, et je pleure, le gosier serré, de ne plus être ce tout petit garçon de ces vieux mois de Mars, de n’être plus dans l’église du village où je tenais l’encens à la procession et où j’écoutais le curé dire la PASSION. Il te sera agréable, au mois de Mars, d’aller avec ton amie sur les violettes noires. À l’ombre, vous trouverez les pervenches bleu de lait qu’aimait Jean-Jacques, le triste passionné. Dans les bois, vous trouverez la pulmonaire dont la fleur est violette et vin, la feuille vert- de-gris, tachée de blanc, poilue et très rugueuse. Il y a sur elle une légende pieuse; la cardamine où va le papillon-aurore, l’isopyre légère et le noir ellébore, la jacinthe qu’on écrase facilement et qui a, écrasée, de gluants brillements; la jonquille puante, l’anémone et le narcisse qui fait penser aux neiges des berges de la Suisse; puis le lierre-terrestre bon aux asthmatiques. Si ton amie est jeune et a les jambes fines, et si son corps est une douce et simple ligne de lumière qui bouge à peine, et glisse, le mois de Mars sera à tes amours propice, car sa lumière est pure et s’accorde aux bras lisses. L’épaule de ton amie sera plus luisante et tout son corps sera comme une source blanche qui, de la tête aux pieds, se gonfle sur la hanche. Si, lassé d’amour, on retourne à la chasse, on peut tuer encore quelques bécasses. Ami, je t’invite, dans mon modeste asile, si tu es fatigué des choses de la ville, à venir simplement goûter le mois de Mars. Nous ne distinguerons pas la vie d’avec l’art. Mais s’il te plaît, ayant bu clair, de me dire de beaux vers où tu auras vanté le sourire de celle qui t’a donné sa gorge de raisin, je te remercierai et te tendrai la main. 1896. Septembre. À Paul Claudel. Le mois de Septembre, expliquent les savants qui ont des bonnets carrés pour voir s’il fait du vent, est soumis au régime de la Balance. À cette époque, les bateaux sur la mer dansent furieusement. Les livres parlent d’équinoxe. J’en ai même vu un où sont des PARADOXES, des écliptiques, des zodiaques et des reflux qui expliquent la terre au moment de Septembre. C’est d’une grande poésie et, dans ma chambre, j’ai vu sur le papier des ronds blancs et noirs, avec des rubans et des rayons emplis d’astres. Et cela fait penser à Christophe Colomb, ce fou sublime qui allait devant lui, et qu’un méchant roi a mis en prison parce que l’ingratitude est la soeur de la jalousie. Maintenant je chanterai les animaux de ce mois, qui sont les mêmes que ceux des autres, je le crois, mais je ne nommerai que les principaux, à cause du papier qui coûte cher aux poètes. Muse! Inspire-moi et que le simple pipeau où je m’essaie enchante aux rives de ces eaux les poètes amis qui président aux luttes. L’âne, aux longues oreilles, baisse la tête. Les paysans aisés lui fichent des culottes, car le mois de Septembre est couronné d’abeilles qui dorent la grappe gluante de la treille, puis s’envolent et piquent les pauvres aliborons. Le coq, pressé, luit et monte à califourchon sur la poule pour qu’elle fasse des oeufs. Il s’éveille dès l’heure où, remontant aux cieux, le soleil, dissipant les brouillards de l’aurore, emplit de majesté la campagne sonore. Le boeuf lent, que l’on vit dans les fêtes antiques, est utile entre tous à nos us domestiques. On voit sa bonne tête et son goitre bougeant quitter l’étable ombreuse et, des crottes aux cuisses, il s’achemine vers l’horizon d’un bleu d’argent, précédé du troupeau naïf des roses génisses. Autre animal: sur l’eau, la libellule bleue vibre immobilement près d’un jonc coupé en deux. La chèvre, à la barbe en pointe, au corps noueux, au poil rude: elle broute, près des fossés poudreux, les vignes sauvages avec un bruit de ciseaux. Les brebis sont devant le berger: sur elles on dirait toujours qu’il a neigé. Le chien qui les garde est très agité. Il gambade et l’on voit sous le bras du berger, comme une loque, un agneau nouveau-né qu’essaie de lécher sa mère sanglante. Le cochon: on le voit, sur le fumier des fermes, renifler quelque pelure de pomme de terre. Il est aussi ridicule, aussi laid qu’on voudra, mais personne au monde ne m’empêchera de frissonner, lorsqu’on le saigne, et qu’on entend sortir un cri aigu et long, de temps en temps, de son pauvre gros cou saigné par une brute, et qu’il ferme les yeux et tord son groin sanglant pour demander pitié à l’homme qui a seul une âme et de la pitié -en somme. Aux fils du télégraphe, on voit les hirondelles qui font rêver d’amour les chastes demoiselles. Ane, boeuf, cochon, génisses, d’autres, je les ai vus bien souvent au marché d’Orthez, au crépuscule de Septembre, quand le soleil, sombrant sur les auberges, faisait luire au loin les ardoises et les verres. Les voix qui discutaient faisaient remuer l’ombre. Les paysans étaient grandis par les aiguillons. Les chars criaient, écailleux de boue, ébranlés. Des faucheurs essayaient des faux sur un pavé. Des bouviers essayaient le son rauque des cloches. Des cuves qui puaient la figue étaient traînées vers les pressoirs pleins de nuit. Et, alors, j’ai pensé, les larmes aux yeux, par ces beaux soirs de Septembre, que le Bon Dieu est au Ciel; qu’il me faudra quitter, un jour ou l’autre, le calme de ma petite chambre; que je devrai m’en aller là où sont les domestiques et les purs, non point orgueilleusement comme un Christophe Colomb à travers les éléments, mais tout bonnement et tout simplement, comme je fais ces vers, et donnant à des parents la main comme quand j’étais un tout petit et que, pour marcher, je devais courir, et que je pleurais, ô mon Dieu! sans savoir pourquoi et sans savoir sur qui, et sans savoir de quoi. Qu’importent donc Septembre et sa faune et sa flore? Qu’importent donc hiver, printemps, été, automne? Qu’importe que l’on sème, avec les amandiers, les pâles cerisiers et les abricotiers? Qu’importent les produits pour le printemps prochain? Qu’importent du persil et du cerfeuil les graines, le céleri qu’on butte et la laitue amère, s’il faut mourir? J’aurai passé sur la terre, et l’on m’aura appelé sceptique et poète, parce que j’aurai ri à force de pleurer, parce que j’ai compris que Dieu est si grand qu’il faut nous dédaigner devant lui en riant. Ô Muse! Apaise un coeur douloureux. Si ma cendre doit un jour retourner aux vignes de Septembre: fais, du sang de mon coeur, naître une grappe d’or, douce à la grive agile et pépieuse. Mais encore: que la fille qui passera, un jour, auprès, la cueille et la mange, en riant, sans penser au tombeau où mon coeur dormira éternellement beau. Qu’elle la mange et dise à ses amies: Septembre, cette année, a mûri longuement ces grains d’ambre, j’ai mangé cette grappe douce, et suis contente. Et maintenant, amis, c’est à vous de gonfler à vos pipeaux, vos joues aimées des belles filles. Je me rends: car, déjà, par l’azur des charmilles, ainsi que des oiseaux, sortent vos notes tendres. Allez. Chantez les mois qui ne sont pas Septembre. 1897. Aujourd’hui, le long de la nuit... À Tristan Klingsor. Aujourd’hui, le long de la nuit transparente des sentiers froids, sous la chaleur terrible, j’ai bien senti qu’en une autre existence j’ai vécu dans les Petites Antilles. Une impression de grands calices blancs aux pistils noirs, et de grande tristesse... Un cimetière aux colibris volant sur des tabacs frais dans la sécheresse. La forêt à laquelle j’ai songé avait les mêmes filtrations faibles de lumière, le même sommeil des herbes, et des cris bleus pareils à ceux des geais. Que ne puis-je partir? Vous m’attendez, je le sais, rouges fleurs qui éclatent... Je crois entendre. Mais est-ce que j’ai rêvé? Voici des enfants qui prennent des crabes?... Ces crabes sont bleus? L’océan. Un point. C’est un aviso annoncé. Le Saint- Jérôme. Il vient du Hâvre... Oh! Comme il est loin! Son hunier?... L’enfant, donnez-lui la main. Vous attendez quelqu’un? -Oui... Delonelle. C’est le neveu de Madame Physica... L’Océan bruit comme un harmonica et se déchire comme un flot de dentelles. 1897. Il est près de Salles... À Amaury de Cazanove. Il est près de Salles, à droite, une source claire. Des fougères noires, de la mousse et du lierre se mirent doucement à sa limpidité. La grand-route la longe et la chaleur d’été fait sur la terre une blanche vibration. Celui qui suit la route (on disait un piéton) sent la terre brûler aux cordes de ses sandales. Autour de lui bourdonne la chaleur pâle; mais, quand il approche de la petite source, il se sent inondé par une fraîcheur douce. Bien souvent j’ai suivi jusqu’à votre hameau cette route blanche qui va à Hagetmau. Mes yeux qui se fixaient à l’horizon des côtes y voyaient, agrandies, des silhouettes d’hommes. Mais c’est en vain que mon regard triste a cherché la diligence qui, avant que je fusse né, ramena au pays, le long de la source vive, mon grand-père qui revenait des Antilles. On dit qu'à Noël... À Mademoiselle M. R. On dit qu’à Noël, dans les étables, à minuit, l’âne et le boeuf, dans l’ombre pieuse, causent. Je le crois. Pourquoi pas? Alors, la nuit grésille: les étoiles font un reposoir et sont des roses. L’âne et le boeuf ont ce secret pendant l’année. On ne s’en douterait pas. Mais, moi, je sais qu'ils ont un grand mystère sous leurs humbles fronts. Leurs yeux et les miens savent très bien se parler. Ils sont les amis des grandes prairies luisantes où des lins minces, aux fleurs en ciel bleu, tremblent auprès des marguerites pour qui c’est dimanche tous les jours puisqu’elles ont des robes blanches. Ils sont les amis des grillons aux grosses têtes qui chantent une sorte de petite messe délicieuse dont les boutons d’or sont les clochettes et les fleurs des trèfles les admirables cierges. L’âne et le boeuf ne disent rien de tout cela parce qu’ils ont une grande simplicité et qu’ils savent bien que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Bien loin de là. Mais moi, lorsque l’Été, les piquantes abeilles volent comme de petits morceaux de soleil, je plains le petit âne et je veux qu’on lui mette de petits pantalons en étoffe grossière. Et je veux que le boeuf qui, aussi, parle au Bon Dieu, ait, entre ses cornes, un bouquet frais de fougères qui préserve sa pauvre tête douloureuse de l’horrible chaleur qui lui donne la fièvre. 1897. La paix est dans le bois... La paix est dans le bois silencieux et sur les feuilles en sabre qui coupent l’eau qui coule, l’eau reflète, comme en un sommeil, l’azur pur qui se pose à la pointe dorée des mousses. Je me suis assis au pied d’un chêne noir et j’ai laissé tomber ma pensée. Une grive se posait haut. C’était tout. Et la vie, dans ce silence, était magnifique, tendre et grave. Pendant que ma chienne et mon chien fixaient une mouche qui volait et qu’ils auraient voulu happer, je faisais moins de cas de ma douleur et laissais la résignation calmer tristement mon âme. Ce fils de paysan... Ce fils de paysan qui était bachelier, Nous avons suivi son convoi le long des lierres. Le Dimanche il quittait la petite ville et il allait déjeuner avec sa famille. ... L’après-midi, me disait-il, j’y lis Virgile. En pensant à cela mon coeur s’enfle et se tord -et je sens dans l’azur comme un parfum de mort. ... Oui, tu lisais Virgile, ami. Car l’on t’avait appris le latin dans un triste et pieux collège. Ton père aux mains de terre, ta mère aux mains de chanvre, étaient joyeux de voir dans ta petite chambre les dessins qui faisaient de toi un bon élève. Et, pendant qu’il faisait soleil ou de la neige, pendant que se pliaient les blés aux tiges bleues, à cause de leur fils ils étaient bien joyeux. Des mots compliqués n’avaient pas gâté ton âme. Tu étais pareil à la modestie du village lorsque les cheminées fument aux pieds de Dieu et que s’arrêtent, en tournant le cou, les boeufs. Virgile, c’est pour moi, ami, ce que tu fus: quelque dimanche soir -si triste -où une flûte de coudrier chantait comme une pluie de nuit... Une ruche. Un mouton. Un laurier-tin et puis une tombe où, respectueux, on jette du buis. 1897 L’eau coule... L’eau coule dans la boue et dans le bois, après la pluie. C’est maintenant que sont trempés les prés. Les merles vivent dans l’humidité des gaules qui servent à faire les paniers, gaules jaunes. J’ai bu au tuyau de fer de la source douce entouré de mousse en soleil transparent et de rouille. Je t’aurais aimée là, autrefois, près de la mousse, parce que tu avais une figure douce. Mais à présent, je souris en fumant ma pipe. Les rêves que j’ai eus étaient comme les pies qui filent. J’ai réfléchi. J’ai lu des romans et des vers faits à Paris par des hommes de talent. Ah! Ils n’habitent pas auprès des sources douces où vont se baigner les bécasses en feuilles mortes. Qu’ils viennent avec moi voir les petites portes des maisons des bois abandonnées et crevées. Je leur montrerai les grives, les paysans doux, les bécassines en argent, les luisants houx. Alors ils souriront en fumant dans leur pipe, et, s’ils souffrent encore, car les hommes sont tristes, ils guériront beaucoup en écoutant les cris des éperviers pointus sur quelque métairie. 1894. Avec les pistolets... Avec les pistolets aux fontes, il monte, il monte, il monte, il monte, monte la côte de la route, le soir dans la campagne rousse. Chapeau tricorne: il est marquis; relevés sont ses pans d’habit. Du tricorne une roide tresse tombe et en avant il se baisse. Il est rasé, rasé, rasé, a les yeux bleus, un rouge nez. Et il arrive près d’un bois: il écoute, écoute des voix. Les maisons sont loin, dans du bleu, sur le coteau rayé de feu. «Bourse ou vie!» quelqu’un a crié... Il se dresse sur ses étriers. Et ses mains garnies de dentelles fouillent les fontes de sa selle. Et il prend les lourds pistolets aux canons de cuivre ouvragés. Et à deux mains, à droite, à gauche, il tire, roide comme roche. Le pistolet pète et crache un tas de feu avec un grand fracas. Et il continue et il monte avec sa queue derrière le cou, avec ses pistolets aux fontes, le chemin qui mène à Ramous. 1888 J’ai vu, dans de vieux salons... J’ai vu, dans de vieux salons, des tableaux flamands, où, dans une auberge noire, on voyait un type qui buvait de la bière, et sa très mince pipe avait un point rouge et il fumait doucement. Il avait le nez violet et bonne mine, c’était peut-être un très heureux négociant qui avait des vaisseaux très lourds, des bâtiments pleins de beaux ornements dorés, allant en Chine. Il faisait le commerce des draps recherchés, des épices, et devait avoir dans sa chambre des choses drôles, des pipes à gros bout d’ambre, des vestes de femmes turques, de beaux objets. Il avait sans doute une femme rouge et blanche qu’il caressait le soir dans son lit de richard. Et il vivait considéré, se levant tard, pour aller se promener, le poing sur la hanche. Mais parfois ses affaires réclamaient ses soins. Il était obligé de courir la contrée pour offrir ses marchandises, mais à l’entrée de la nuit, il gagnait une auberge bien loin. Pour le défendre des larrons, sa belle épée était par lui suspendue au pied de son lit, près des beaux coffres de fer des Indes, sortis des grands bazars des capitales fortunées. Et le peuple l’honorait lorsque, près des quais, ses beaux bâtiments pleins de belles galeries gonflaient, comme les belles bannières qui plient, leurs voiles où les marins luisants étaient gais. 1888. Le Paysan... Le paysan, le soir, vient de la foire et toutes ses brebis marchent avec lui le long des routes. Il y a des veaux qui ne veulent pas marcher et il est obligé, pour les faire avancer, de les tirer par le cou avec une corde. Mais les veaux aux museaux blancs et morveux la mordent. Les brebis se mettent à courir fort parfois et le chien de l’homme qui a l’air d’être en bois, qui est jaune, les poursuit, aboie en arrière, et sur la route -cela fait de la poussière. Il y a la haie après la route -et les champs après la haie et après des prés -on entend le gave de là; plus loin les coteaux paraissent avec de grands carrés verts, jaunes, roux. Où cessent les coteaux, par-dessus eux, mais bien plus loin, des montagnes, puis, après elles, l’air sans fin. 1888. Les Pâturages... Les pâturages, au bord des eaux, sont épais. La pluie lourde a couché les blés trempés, et les feuilles des berges sont très vertes, excepté que les saules sont en cendre légère. Les foins, comme des ruches, sont dressés. Les coteaux sont si doux qu’ils semblent caressés. Poète ami, tout serait doux sans la douleur qui nous enlève tous les plaisirs du coeur. Je crois qu’il est inutile d’essayer de la fuir, car la guêpe ne quitte guère les prairies. Laissons donc la Vie aller, et les vaches noires paître près des endroits où elles ont à boire. Plaignons tous ceux qui souffrent lentement, tous ceux qui sont comme nous, et tous le sont vraiment, excepté qu’ils n’ont pas tous du talent. C’est la seule différence, mais c’est important. Une bonne consolation est un amour charmant, comme une jeune fraise au bord d’un vieux torrent. Caügt... Caügt avait deux jolis coqs dans son panier. Il a quatre-vingts ans. Il vit près des sentiers de Saint-Boès qui sont désolés et sauvages. Les bécassines y font luire leur plumage. Caügt m’a dit: salut! Et dans le champ sauvage ma chienne essoufflée ramassait la bécassine tuée. Caügt m’a dit: j’ai connu vos parents qui sont morts. J’ai quatre-vingts ans. Mon fils avait pareille une chienne de chasse. Et le coteau était noir, roux comme les bécasses, Caügt m’a dit: salut! Et vers le bois terrible je suis allé. Caügt me regardait partir. J’étais dans les touyas avec ma chienne douce, et nous allions au bois d’argent, d’ombre et de mousse. Et j’ai pensé à toi qui as la peau douce comme un grain de raisin et une nèfle rousse. Les éperviers aigus volaient sans avoir l’air de bouger. La tête lourde des corbeaux comme un clou épais. Les piverts volent comme des vagues, en courbées et, droits, ils griffent l’écorce, cachant leurs plumes vertes. Les ruisseaux après la pluie sont un peu jaunes et, au printemps, au bord, il y a des anémones. Le coteau est comme en sang noir et, du haut, les montagnes nagent au ciel doux, simple et beau. De l’autre côté des coteaux sont les villages doux qui dorment au soleil comme des haches. Là, il y a des tonnelles tristes au vieux jardin où les poules grattent près des buis, des ricins. La tonnelle en lauriers luisants est verte et noire. Il y a un banc, au fond, en bois couleur de soir, et qui est un peu humide, à cause de l’ombre, même l’été quand le soleil est en bleu plomb. Viens-y! L’après-midi sera luisant. Ta bouche sur ma bouche, nous nous tairons, et les cigales cliqueront sur les roses en eau rose du Bengale. Nous nous aimerons tant que nous ne respirerons plus, en nous pressant sur le banc noir et vermoulu, aux pieds en bûches. Puis nous reviendrons, le soir. Les génisses douces tendront le cou vers toi, à l’abreuvoir. Puis nous irons voir Caügt dont le nom me plaît comme une flûte et comme des violettes, Caügt qui dit: salut! qui a quatre-vingts ans, des joues rouges ridées, maigres, des yeux luisants, qui regarde, méfiant, par les haies d’églantiers, et qui porte de jolis coqs dans son panier. 1895. Je crève de pitié... Je crève de pitié, d’aimer et de sourire: mais, sourire, ne m’est pas toujours possible, et ce petit chat m’a rempli d’une tristesse grise. Il miaulait sous la grande porte de la mairie, par ce soir pluvieux, boueux, et j’ai senti toute l’infinité résignée et muette de la douleur des bêtes, de la douleur des bêtes. Mon Dieu: qu’allait-il faire? Qu’allait-il faire? Son malheur est si triste sous la pluie. Qui va le nourrir? Qui va le nourrir? Oh! s’il allait, en tremblotant, là, mourir, -ou devenir un triste chat des saligues qui crève, dans la boue malsaine, de famine, de grelottement, de croûtes et de fièvre -ou être tué par un chien qui le prend pour un lièvre. Tu serais nue sur la bruyère... Tu serais nue sur la bruyère humide et rose, comme ces femmes qu’on apprend en classe, près de chèvres se donnant des coups au bas des prés. Tu dormirais en ne rêvant d’aucune chose, et tes jambes pareilles, tièdes et douces luiraient dans la pluie verte et glacée de la mousse. Ton corps serait comme l’air et l’eau qui sont purs. Un grillon aigre chanterait dans le vieux mur d’une maison abandonnée et qui aurait, à ses pieds, les champignons roses des forêts. Les alouettes qui ont la couleur de l’argent siffleraient en volant vite. Et, tout en dormant, tu mettrais une main dans tes cheveux remplis de brins de paille agaçants de roides épis. Tu seras nue... Tu seras nue dans le salon aux vieilles choses, fine comme un fuseau de roseau de lumière, et, les jambes croisées, auprès du feu rose, tu écouteras l’hiver. À tes pieds, je prendrai dans mes bras tes genoux. Tu souriras, plus gracieuse qu’une branche d’osier, et, posant mes cheveux à ta hanche douce, je pleurerai que tu sois si douce. Nos regards orgueilleux se feront bons pour nous, et, quand je baiserai ta gorge, tu baisseras les yeux en souriant vers moi et laisseras fléchir ta nuque douce. Puis, quand viendra la vieille servante malade et fidèle frapper à la porte en nous disant: le dîner est servi, tu auras un sursaut rougissant, et ta main frêle préparera ta robe grise. Et tandis que le vent passera sous la porte, que la pendule usée sonnera mal, tu mettras tes jambes au parfum d’ivoire dans leurs petits étuis noirs. Un nuage est une barre... Un nuage est une barre noire au-dessus des pins en nuit, vers six heures. Le ciel luit au fond, comme la mer, le soir. Si tu étais une palombe, et si j’étais un petit lièvre, je me coucherais dans l’ombre douce, violette et longue. J’aplatirais mes oreilles sur mon dos luisant, et toi tu avancerais et retirerais ton cou bleu en savon et en ardoise. Les hommes tristes viendraient pleins de haches et de fusils prendre la résine dorée aux pins remplis d’écaillis. Tu n’es pas une palombe, et je ne suis pas un lièvre. Étends-toi sur l’ombre longue des pins longs sur la fougère. Les aiguilles des pins noirs, amères, vertes mais noires, tomberont sur ta peau douce qui glisse comme la mousse. Tu te mettras toute nue où il y a des bruyères et au loin les petits lièvres bondiront, boulés, pattus. Le monde est bon et très doux, les petits lièvres aussi, et les grands nuages gris, les palombes et le houx. Les paysans tristes, sauvages, sont doux comme les palombes, mais ils les tuent et les plombs font saigner les plumes sages. 1894. La gomme coule... I La gomme coule en larmes d’or des cerisiers. Cette journée, ô ma chérie, est tropicale: Endors-toi donc dans le parterre où la cigale Crie aigrement aux coeurs touffus des vieux rosiers. Dans le salon où l’on causait, hier vous posiez... Mais aujourd’hui nous sommes seuls -Rose Bengale! Endormez-vous tout doucement dans la percale De votre robe, endormez-vous sous mes baisers. Il fait si chaud que l’on n’entend que les abeilles... Endors-toi donc, petite mouche au tendre coeur! Cet autre bruit?... C’est le ruisseau sous les corbeilles Des coudriers où dorment les martins-pêcheurs... Endors-toi donc... Je ne sais plus si c’est ton rire Ou l’eau qui court sur les cailloux qu’elle fait luire... II Ton rêve est doux -si doux qu’il fait bouger tes lèvres Tout doucement, tout doucement -comme un baiser... Dis, rêves-tu que sur un roc vont se poser Parmi des thyms chèvrefeuilles de blanches chèvres? Dis, rêves-tu que sur la mousse, en notes mièvres, La source pure au fond du bois vient à jaser. -Ou qu’un oiseau tout rose et bleu s’en va briser Les fils de Vierge et faire au loin s’enfuir les lièvres? Rêves-tu que la lune est un hortensia?... -Ou bien encor que sur le puits l’acacia Jette des fleurs de neige d’or sentant la myrrhe? -Ou que ta bouche, au fond du seau, si bien se mire, Que je la prends pour une fleur qu’un coup de vent A fait tomber, du vieux rosier, dans l’eau d’argent? Oh! ce parfum... Oh! ce parfum d’enfance dans la prairie trempée d’eau et d’azur, parfum de pieuse jonchée de joncs-fleuris sous les pas de processions des hameaux noirs, parfum de fougère écrasée au soir d’un jour torride, quand les inflexions des chants ne peuvent pas mourir et que mon âme a peur de trop aimer, parfum de lys en flammes, comme j’en voyais dans les vieux paroissiens, parfum des dimanches soirs dans les jardins, parfums d’encensoirs purs qui vont à Dieu ensemble, parfum de rosiers qui, à l'aube, tremblent... La poussière des tamis... La poussière des tamis chante au soleil et vole. Mets ton épaule et tes cheveux sur mon épaule et mes cheveux. L’air est comme l’eau, et les boeufs passent dans le matin froid des chemins boueux. Les cloches des coteaux verts sonnent le dimanche. Tu viens de te lever. Tu es toute blanche. Le silence est grand et très doux comme la ligne qui monte et descend, dans le ciel, sur les collines. On sent qu’on est sain et dans mon esprit bleu, je prie, parce que dans le ciel il y a Dieu. Tu viendras... Tu viendras lorsque les bruyères au soleil près des routes qui se fendent ont des abeilles. Tu viendras en riant avec ta bouche rouge comme les fleurs des grenadiers et des farouches. Tu lui diras que tu l’aimes depuis longtemps, mais en lui refusant ton baiser en riant. Mais lorsque tu voudras le lui donner, alors tremblante et suante, tu verras qu’il est mort. Le soleil faisait luire... À Charles de Bordeu. Le soleil faisait luire l’eau du puits dans le verre. Les pierres de la ferme étaient cassées et vieilles, et les montagnes bleues avaient des lignes douces comme l’humidité qui luisait dans la mousse. La rivière était noire et les racines d’arbres étaient noires et tordues sur les bords qu’elle râpe. On fauchait au soleil où les herbes bougeaient, et le chien, timide et pauvre, par devoir aboyait. La vie existait. Un paysan disait de gros mots à une mendiante volant des haricots. Les morceaux de forêt étaient des pierres noires. Il sortait des jardins l’odeur tiède des poires. La terre était pareille aux faucheuses de foin. La cloche de l’église toussait au loin. Et le ciel était bleu et blanc, et, dans la paille, on entendait se taire le vol lourd des cailles. Quand dans le brouillard... Quand dans le brouillard qui faisait luire la boue où nageaient les lumières des grands magasins, je m’arrêtais en face des tuyaux de zinc de ta maison ancienne où, la lampe à la joue, tu brodais à côté de ton petit serin, l’odeur des îles sortait par les fentes roses de la fenêtre à carreaux verts, et je sentais que nous avions vécu bien avant d’être nés dans une colonie qu’une mer drôle arrose, et il me semblait encore que j’y étais. Je voyais de la rue les placards qui luisaient. Le salon était vieux sans doute et des insectes sous des épingles très longues avaient des têtes luisantes et noires. Ils étaient tout usés: dans le cadre étaient en débris leurs dures ailes. Par cette journée triste tout ça me revient, car il fait mauvais temps encore et, dans ma chambre, il tombe du jour gris pareil à de la cendre. Toi, les insectes, la lampe, vous êtes loin. Je me souviens du mois qu’on appelle Novembre. Si tu lisais ceci tu ne comprendrais pas: et cependant si tu pouvais comprendre et lire tu penserais aussi aux contrées exotiques, aux colonies en jasmin et en chocolat où allaient d’importants et lourds vaisseaux antiques. Quand je serai mort, si quelqu’un trouve ces vers: qu’il aille près des quais d’une ville et te cherche; qu’il t’explique ce que l’on appelle un poète et que là-bas des oiseaux d’or sont sur la mer où nous avons vécu, amie, avant de naître. Tu ne comprendras pas ces explications. Tu seras ramollie et prendras du tilleul en petit bonnet vieillot et, dans mon cercueil, je tremblerai d’avoir eu pour toi la passion du poète à qui ne reste plus que l’orgueil. J’ai voulu, par orgueil, dédier quelques vers à une personne comme toi, douce, tendre, absolument incapable de les comprendre. Près du vieux feu il y a le bruit de la mer. Tu es douce comme la Fête-Dieu qui chante. 1895. Tape le linge... Tape le linge dans l’eau claire. Tes bras qui ont des fossettes sont beaux. -Tes jambes tu les serres. Tu es la laveuse. Tu jettes Dans l’eau le linge dur et sale des paysans aux douces têtes. Et puis ensuite tu l’étales à des ficelles dans les cours qui sont près de l’obscure étable. Les dimanches et les grands jours, il y a des chemises blanches pour tes frères qui font l’amour. Tu danses sous les grandes branches, sur la place publique, au village, et on a envie de tes hanches. Pendant ce temps les garçons sages au tir font péter des capsules et à la loterie ils gagnent. ... Tu as l’air ainsi d’être heureuse. Mais demain tape dans l’eau claire le linge qui fait -plac -laveuse -en écoutant l’eau sur les pierres. 1889. Tu t’ennuies... Tu t’ennuies? - -Elle dure cette pluie qui est dure. Je prends ma pipe en glaise que j’allume à une braise. Tu es loin et tu penses dans un coin aux vacances. Les pavés par la pluie sont lavés. Je m’ennuie. Aux carreaux blancs, j’écoute tomber l’eau froide en gouttes. Tu ne vien- dras pas, puisque tu es loin: pas de risque. Tu es loin: je m’ennuie: je n’entends rien dans la pluie: C’est de l’eau fine ou dure, passant tôt ou qui dure. Je n’y vois rien. -Entendre là des voix en deuil, tendres?... Je ne puis: c’est la pluie d’un jour gris qui essuie. 1888. Le village à midi... À Ernest Caillebar. Le village à midi. La mouche d’or bourdonne entre les cornes des boeufs. Nous irons, si tu le veux, Si tu le veux, dans la campagne monotone. Entends le coq... Entends la cloche... Entends le paon... Entends là-bas, là-bas, l’âne... L’hirondelle noire plane, Les peupliers au loin s’en vont comme un ruban. Le puits rongé de mousse! Écoute sa poulie qui grince, qui grince encor, car la fille aux cheveux d’or tient le vieux seau tout noir d’où l’argent tombe en pluie. La fillette s’en va d’un pas qui fait pencher sur sa tête d’or la cruche, sa tête comme une ruche, qui se mêle au soleil sous les fleurs du pêcher. Et dans le bourg voici que les toits noircis lancent au ciel bleu des flocons bleus; et les arbres paresseux à l’horizon qui vibre à peine se balancent. Tu écrivais... Tu écrivais que tu chassais des ramiers dans les bois de la Goyave, et le médecin qui te soignait écrivait, peu avant ta mort, sur ta vie grave. Il vit, disait-il, en Caraïbe, dans ses bois. Tu es le père de mon père. Ta vieille correspondance est dans mon tiroir et ta vie a été amère. Tu partis d’Orthez comme docteur-médecin, pour faire fortune là-bas. On recevait de tes lettres par un marin, par le capitaine Folat. Tu fus ruiné par les tremblements de terre dans ce pays où l’on buvait l’eau de pluie des cuves, lourde, malsaine, amère... Et tout cela, tu l’écrivais. Et tu avais acheté une pharmacie. Tu écrivais: «La Métropole n’en a pas de pareille.» Et tu disais: «Ma vie m’a rendu comme un vrai créole.» Tu es enterré, là-bas, je crois, à la Goyave. Et moi j’écris où tu es né: ta vieille correspondance est très triste et grave. Elle est dans ma commode, à clef. 1889. Viens, je te mettrai... Viens, je te mettrai des boucles d’oreilles de cerises et je te montrerai les longues treilles où volent des merles bleus et des grives. Viens, c’est la saison des grandes chaleurs et des fleurs. Sur les fossés poudreux les carottes blanches poussent: il y a encor deux ou trois pervenches. Dans le fond des bois frais les oiseaux crient. Le ciel cuit. Dans les mares il y a des joncs longs, et les grenouilles grises font des bonds. Dans les endroits chauds et frais, vois les sources qui sont douces. Dans le terrain rouge, ou bien sur la mousse, elles coulent près des abeilles rousses. Je sais que tu es pauvre... Je sais que tu es pauvre: tes robes sont modestes. Mine douce, il me reste ma douleur: je te l’offre. Mais tu es plus jolie que les autres, ta bouche sent bon -quand tu me touches la main, j’ai la folie. Tu es pauvre, et à cause de cela tu es bonne; tu veux que je te donne des baisers et des roses. Car tu es jeune fille: les livres t’ont fait croire et les belles histoires, qu’il fallait des charmilles, des roses et des mûres, et les fleurs des prairies; que dans la poésie on parlait de ramures. Je sais que tu es pauvre: tes robes sont modestes. Mine douce, il me reste ma douleur: je te l’offre. 1888. Il s'occupe... À Marcel Schwob. Va, tu sais à présent que Gallus est un sage. José-Maria de Heredia. Il s’occupe des travaux de la terre et taille les haies, ramasse le blé et les figues qui bâillent. Il a un pavillon dans sa vigne, et il goûte le vin en bois aigre qu’il examine au jour. Un lièvre lui mange les choux dans son jardin où quelques rosiers sont lourds de pluie, le matin. Parfois on lui apporte un acte notarié, un paysan, pour savoir comment être payé. Il nettoie son fusil et couche avec sa bonne. Il fit son droit jadis. Une photographie nous le montre triste, pommadé et jauni, à l’époque de son duel pour une femme. Il tient un journal à la main et regarde devant lui. Que c’est triste, que c’est triste, je trouve, ce temps où on se nommait Évariste. Le vieux père et la mère étaient au désespoir... On avait surpris une lettre de femme, un soir... Un jour, il est revenu de la capitale avec un chou de cheveux sur son front pâle. On a enterré les vieux parents qu’il aimait, et dont il parle avec un touchant respect. Il n'a pas d’héritiers et sa succession, qui sera belle, sera partagée, dit-on, entre les Dumouras et les Cosset. Qui sait? Il vit ainsi, auprès des chênes, et c’est de longues veillées qu’il passe à la cuisine où dort le chien rose de feu, où les mouches salissent de cacas tout ce qu’elles touchent. Parfois, le matin, il s’essaye à un trombone triste auquel est habituée sa bonne. Il vit ainsi doucement, sans savoir pourquoi. Il est né un jour. Un autre jour il mourra. Ta figure douce... Ta figure douce souffrait. Tes larmes que j’ai avalées, petite amie, étaient salées comme une herbe de marée. Elles m’ont mordu la langue... Tu t’en allais tristement prendre l’omnibus lourd et lent, en pleurant que je m’en aille; et ta bouche sur ma bouche, ta tête faisait des sauts, et tu étais douce en pleurant doucement... Il y a là sur la fenêtre des liserons bleus où il a plu. Ils bougent comme un baiser sur ta fine et douce tête. Tu ne m’as pas ennuyé. Les autres m’ont ennuyé. Mon coeur est triste et ennuyé comme un ange ennuyé. Les mouches volent aux vitres pendant que je pense à toi. Tout est triste comme moi. Tout est triste. Voici les mois d'automne... Voici les mois d'automne et les cailles graisseuses s'en vont, et le râle aux prairies pluvieuses cherche, comme en coulant, les minces escargots. Il y a déjà eu, arrivant des coteaux, un vol flexible et mou de petites outardes, et des vanneaux, aux longues ailes, dans l’air large, ont embrouillé ainsi que des fils de filet leur vol qu’ils ont essayé de rétablir, et sont allés vers les roseaux boueux des saligues. Puis les sarcelles, jouets d'enfants, mécaniques, passeront dans le ciel géométriquement, et les hérons tendus percheront hautement; et les canards plus mols, formant un demi-cercle, trembloteront là-bas jusqu’à ce qu’on les perde. Ensuite les grues, dont la barre a un crochet, feront leurs cris rouillés, et une remplacée par une autre, à la queue, ira fendre à la tête. Viélé-Griffin, c’est ainsi que l’on est poète: mais on ne trouve pas la paix que nous cherchons, car Basile toujours saignera les cochons, et leurs cris aigus et horribles s’entendront, et nous ferons des monstres de petites choses... Mais il y a aussi la bien-aimée en roses, et son sourire en pluie, et son corps qui se pose doucement. Il y a aussi le chien malade regardant tristement, couché dans les salades, venir la grande mort qu’il ne comprendra pas. Tout cela fait un mélange, un haut et un bas, une chose douce et triste qui est suivie, et que l’homme aux traits durs a appelé la vie. Confucius rendait les honneurs... À Christian Cherfils. Confucius rendait les honneurs qui leur conviennent aux morts, dans l’Empire bleu du Milieu. Il souriait parce que l’eau éteint le feu comme la Vie éteint l’homme vers l’époque moyenne. Il n’ornait pas ses paroles merveilleusement comme certaines coupes des Grands de l’Empire. La tanche, qui est comme un vase de Pagode riche, n’a pas besoin d’être ornée artistiquement. Il allait avec une grande modestie au Palais, écoutant sans colère les joueurs de flûte qui adoucissent les sentiments comme la lune adoucit, sur la montagne brûlée, les arbres violets. Il parlait avec une respectueuse cérémonie aux principaux de la ville et au chef de la guerre. Il était bon, sans familiarité vulgaire, avec les gens du commun et mangeait leur riz. Il se plaisait aux choses de la Musique, mais préférait les instruments de simple roseau cueilli près des marais de vase douce et jaune où l’oiseau sans nom qui fait yu-yu se niche. Il se permettait, pour le bien de son estomac, les épices. Il aimait, vers le soir, à discuter de belles sentences, et il aurait voulu qu’on suspendît aux potences qui servent aux lanternes, des moraleries. Il parlait peu d’amour, davantage de la mort, quoiqu’il déclarât que l’homme ne peut la connaître. Il aimait voir les jeunes gens à la fenêtre, les trouvant bien, à demi cachés par les ricins gris mais rouges. Le soir il allumait des baguettes de parfum, puis tournait gravement un moulinet où les prières s’enlaçaient comme de belles pensées dans la cervelle d’un jurisconsulte ou d’un poète de talent. Il allait aussi voir les bâtiments de la Province, se réjouissant de leur propreté et du bon ton des navigateurs policés dont les réflexions étaient profondes et claires comme le désert marin. À ceux lui demandant des choses sur la chair, Confucius dit: la vôtre est pareille à l’autre et la mienne à la vôtre; le sens de ceci est clair. Puis il regarda en souriant son cercueil. 1895. Je t’aime... I Je t’aime et ne sais ce que je te voudrais. Hier mes jambes douces et claires ont tremblé quand ma gorge t’a touché, lorsque je courais. II Moi, le sang a coulé plus fort comme une roue, jusqu’à ma gorge, en sentant tes bras ronds et doux luire à travers ta robe comme des feuilles de houx. I Je t’aime et je ne sais pas ce que je voudrais. Je voudrais me coucher et je m’endormirais... La gentiane est bleue et noire à la forêt. II Je t’aime. Laisse-moi te prendre dans mes bras... La pluie luit au soleil sur les arbres du bois... Laisse-moi t’endormir et tu m’endormiras. I J’ai peur. Je t’aime et ma tête tourne, pareille aux ruches du vieux banc où sonnaient les abeilles qui revenaient gluantes des raisins des treilles. II Il fait chaud. Les blés sont remplis de fleurs rouges. Couche-toi dans les blés et donne-moi ta bouche. Les mouches bleues au bas de la prairie -écoute? I La terre est chaude. Il y a là-bas des cigales près du vieux mur où sont des roses du Bengale, sur l’écorce blanche et rugueuse des platanes. II La vérité est nue et mets-toi nue aussi. Les épis crépiteront sous ton corps durci par la jeunesse de l’amour qui le blanchit. I Je n’ose pas, mais je voudrais être nue ce soir... Mais tu me toucherais et j’aurais peur de toi. Je serais toute blanche et le soir serait noir. II Les geais ont crié dans le bois, car ils aiment. Les capricornes luisants s’accrochent aux chênes. Les abeilles qui aiment les longs vols blonds essaiment. I Prends-moi entre tes bras. Je ne peux plus qu’aimer et ma chair est en air, en feu et en lumière, et je veux te serrer comme un arbre un lierre. II Les troupeaux de l’Automne vont aux feuilles jaunes, la tanche d’or à l’eau et la beauté aux femmes et le corps va au corps et l’âme va à l’âme. En songeant... En songeant à ta maison à carreaux verts dont le loquet de la porte est tiède en été, je me suis dit que tu étais, mais grandie, peut-être, une petite fille qui avait cinq années lorsque je la vis dans une propriété où elle habitait avec son tremblant grand-père. Te souviens-tu? C’était un dimanche lourd et blanc, à cette époque où nous étions tous deux enfants. Il y avait des rosiers près des poiriers en cône, et des hannetons en métal vert sur les roses, et, petite fille que je suivais tout doucement, tu marchais à petits pas vers un moineau posé en me disant: je vais prendre l’oiseau. Mais maintenant la douceur d’enfance est partie comme une grive. Oh! quand nous étions les petits... Mon coeur a débordé comme ces pots de terre où l’on cuit, au feu noir, la cuisine des pauvres. Tu rirais... Tu rirais d’un pauvre diable qui t’aimerait et cependant tu pourrais devenir la chienne d’un homme qui ne t’aimerait pas et rirait. Crois-moi: préfère le pauvre diable sans haine qui serait pour toi très complaisant et très doux. Puis, qu’est-ce qui te dit que, comme une chérie, tu ne mettrais pas tes minces bras à son cou en croisant tes petits doigts comme quand on prie? Va: n’attends pas un grand poète à cheveux longs: il n’en existe pas plus que des mousquetaires ou que des princes russes distingués et blonds: le bien-aimé ne se trouve pas sur la terre; et pourtant devant le pauvre diable tu ris parce que tu lisais, étant toute petite, dans les livres de distribution des prix que les beaux fiancés se faisaient aimer vite. Regarde les vieux qui sont ridés et tout blancs et qui dans leur temps croyaient, eux aussi, des choses: ils ont de grosses veines dans leurs doigts tremblants et sont confus de s’être offert jadis des roses. Puis, je crois que, si l’on a plus tard des enfants, il vaut bien mieux qu’un peu d’amitié vous rapproche: car l’amitié fait mieux aimer l’enfant -souvent la femme embrasse son mari contre son mioche. 1888. Je souffre, mais... Je souffre, mais ma douleur n’est pas en colère, bien que des gens aient ri parce que je souffrais. Un homme m’a fait du mal, mais je paierai, avec un peu d’argent économisé, mon âme claire. Je pense à toi qui ne m’as fait ni mal ni bien. Tu as, en posant le pied, tout ton corps qui chante et se lève, ton corps pur comme la source où la menthe brille, près des génisses gardées par le chien. Le monde ne veut pas tout ce que je voudrais. Sans cela ce serait simple puisque je t’aime. Que cette musique est triste dans la petite rue en neige... Et pourtant, ce qui ne se peut pas se pourrait. Tu viendrais maintenant à ma petite table. Je te regarderais comme toi. Doucement, en oubliant, mes bras glisseraient en tremblant sur tes bras qui glissent comme l’eau sur le sable. Ma bouche sur ta bouche et mon corps sur ton corps, tu sourirais. Les chênes ont les feuilles pourries. Les enfants poursuivaient un petit chien timide. Cela est vivant, mais l’amour de toi est mort. Si j’avais été un Arabe, je t’aurais placée dans un pays d’eaux vives et de grenades et où des chameaux bleus roulent sous des arcades, porteurs d’outres et de gourdes où est l’eau glacée... Écoute ma tristesse pareille au grillon qui chante dans la suie luisante comme le sel. Viens, nous avons des bras. Tu mangeras le miel que les abeilles font, l’automne, à l’horizon. Les petites colombes... Les petites colombes de l’escamoteur, la petite colombe et sa petite soeur, devaient souffrir, tous les jours, dans la petite boîte, dans la chambre d’hôtel, -et puis encore quand, le soir, elles étaient dans la manche de l’habit noir et qu’elles sortaient à la lumière de la représentation coutumière. Ô toi, Rose moussue... Ô toi, Rose moussue et blonde, à tes oreilles, Que mes vers chantent comme un murmure d’abeilles. Que mon regard, vers toi glisse comme la Nuit Qui glisse et qui t’endort sous l’or dont elle luit! Que je te charme en invocations très douces, -Comme les chants de la rosée au fond des mousses! Quand tu voudras mon coeur pour t’amuser, je veux Qu’il soit comme une fleur de sang dans tes cheveux! Lorsque je pleurerai, je veux, ô petite oie, Que tu prennes mes cris pour des accès de joie, Et, lorsqu’on me mettra dans l’ombre du cercueil, Que ta dernière larme embellisse ton oeil, Pour que ceux qui vivront, en te voyant plus belle, Admirent dans ma mort ta jeunesse immortelle. Amie, souviens-toi... Amie, souviens-toi de ce jour où les prairies étaient de pierre, où les vallées étaient mouillées par la lumière, où les montagnes avaient les teintes de ces liqueurs balsamiques fabriquées par des religieux. C’était au soir et je sentais que s’élargissait mon coeur vers la neige des hauts pics dorés, verts, et des pleurs montaient à mes yeux en songeant au pays de mon enfance, là-bas, vers l’air pur et froid, vers les neiges denses, vers les montagnards, vers les bergers, vers les brebis, vers les chèvres et les chiens gardiens et les flûtes de buis que les mains calleuses rendent luisantes, vers les cloches rauques des troupeaux piétinants, vers les presbytères doux, vers les gamins qui suivaient en chantant les conscrits qui chantaient, vers les eaux d’été, vers les poissons blancs aux ailes rouges, vers la fontaine de la place du village où j’étais un petit garçon triste et sage. La ferme était luisante... La ferme était luisante et noire et des tamis pendaient aux murs. Le Dimanche était triste et beau, et les maïs n’étaient pas mûrs. De bonne heure il avait quitté ses père et mère, pour les missions; et il nous racontait qu’il buvait l’eau amère, en corruption. Il était en congé, et parlait de pagodes et de païens, et de fleuves pourris, de vase douce et jaune, et de chrétiens. Il parlait de supplices où l’on casse les ongles en vous brûlant, de coups de queue de raie, du grand Esprit, de l’ombre empoisonnant. Il était donc parti de la ferme luisante, près de l’église blanche, et il était allé aux pays des sanglants vomissements. Il était de retour et, auprès de l’armoire, les vieux parents étaient émus, voyant la longue barbe noire du prêtre errant. Il disait: je fumais, nu-pieds, la nuit, ma pipe... Les Annamites cernèrent la case. Ils étaient armés de piques... J’avais une trique... Et il disait cela, et la ferme était triste où il était né... Dans la nuit du soleil on croyait voir pleurer la mère triste. Le chat est auprès du feu... Le chat est auprès du feu; le pot bout. Cette cuisine est très noire et deux saucisses rouges sont au bout d’une vieille canne noire. Il pleut sur le vitrage de la cour. Les vitres sont toutes noires, et dehors la pluie qui est fine court devant les fenêtres noires. Je pense que je voudrais bien baiser, dans sa robe toute noire, une jeune fille auprès du brasier de cette cuisine noire. On verrait luire la lampe à gaz-mill sur la cheminée qui est noire... Ma petite chatte qui est très gentille fait ronron et paraît noire. Les carreaux rouges sont luisants, mouillés. Les souches de vigne sont noires, et les chenets en fer sont tout rouillés. La cuisine est toute noire. Mais si tu étais en chemise auprès des tisons tout noirs, je pense que là, toute seule tu serais blanche, blanche, blanche, blanche. 1889. Je regardais le ciel... Je regardais le ciel et je ne voyais que le ciel gris, et un oiseau qui volait haut. Je n’entendais pas un seul cri. Et l’on aurait dit qu’il ne savait où aller dans le ciel mou, et qu’il se laissait tomber, au lieu de voler, comme un caillou. Puis il est parti. -Alors j’ai regardé bas: j’ai vu les toits. Que faisait cet oiseau si haut? -Je ne sais pas; mais, cette fois, en regardant ce point noir -je n’avais pensé qu’à ce point noir et qu’au grand ciel gris où ce petit point passait. C’était hier soir. 1889. Pourquoi les boeufs... À Laurent Deville. Pourquoi les boeufs traînent-ils les vieux chars pesants? Cela fait pitié de voir leur gros front bombé, leurs yeux qui ont l’air de souffrance de tomber. Ils font gagner le pain aux pauvres paysans. S’ils ne peuvent plus marcher, les vétérinaires les brûlent avec des drogues et des fers rouges. Et puis dans les champs pleins de coquelicots rouges les boeufs vont encore herser, racler la terre. Il y en a qui se casse un pied quelquefois; alors on tue celui-là pour la boucherie, pauvre boeuf qui écoutait le grillon qui crie et qui était obéissant aux rudes voix des paysans qui hersaient sous le soleil fou, pauvre boeuf qui allait il ne savait où. Il va neiger... À Léopold Bauby. Il va neiger dans quelques jours. Je me souviens de l’an dernier. Je me souviens de mes tristesses au coin du feu. Si l’on m’avait demandé: qu’est-ce? J’aurais dit: laissez-moi tranquille. Ce n’est rien. J’ai bien réfléchi, l’année avant, dans ma chambre, pendant que la neige lourde tombait dehors. J’ai réfléchi pour rien. À présent comme alors je fume une pipe en bois avec un bout d’ambre. Ma vieille commode en chêne sent toujours bon. Mais moi j’étais bête parce que ces choses ne pouvaient pas changer et que c’est une pose de vouloir chasser les choses que nous savons. Pourquoi donc pensons-nous et parlons-nous? C’est drôle; nos larmes et nos baisers, eux, ne parlent pas et cependant nous les comprenons, et les pas d’un ami sont plus doux que de douces paroles. On a baptisé les étoiles sans penser qu’elles n’avaient pas besoin de nom, et les nombres qui prouvent que les belles comètes dans l’ombre passeront, ne les forceront pas à passer. Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses de l’an dernier? À peine si je m’en souviens. Je dirais: laissez-moi tranquille, ce n’est rien, si dans ma chambre on venait me demander: qu’est-ce? 1888. C’était affreux... À Mademoiselle M. R. C’était affreux ce pauvre petit veau qu’on traînait tout à l’heure à l’abattoir et qui résistait, et qui essayait de lécher la pluie sur les murs gris de la petite ville triste. Ô mon Dieu! Il avait l’air si doux et si bon, lui qui était l’ami des chemins en houx. Ô mon Dieu! Vous qui êtes si bon, dites qu’il y aura pour nous tous un pardon -et qu’un jour, dans le Ciel en or, il n’y aura plus de jolis petits veaux qu’on tuera, et, qu’au contraire, devenus meilleurs, sur leurs petites cornes nous mettrons des fleurs. Ô mon Dieu! Faites que ce petit veau ne souffre pas trop en sentant entrer le couteau... L'évier sent fort... L’évier sent fort, la muraille est blanche, les cruches sont fraîches, le soleil fend la terre sèche. Entre... Ce sont de pauvres pauvres. Voici leur chienne gonflée de lait et qui dort. Entre... La lessive coule Tristement, tristement On l’entend. On l’entend. Entre... Si tu ne peux plus supporter ton coeur dans la ville qui t’a perdu, entre... Tu prendras ma main en baissant le front, et nous pleurerons. Entre... Tout sera plus gai, tout sera plus tendre. Je te consolerai. Entre... J’ai une pipe... J’ai une pipe en bois, noire et ronde comme le sein d’une petite négresse dont j’ai vu le dessin dans un livre intéressant où elle était nue... Cette pipe me fait songer que dans la rue et dans les jardins publics pleins de moineaux, de petits pains brisés dans la boue, de jets d’eau, on rencontre de bonnes négresses en foulards jaunes. Elles sont douces et tristes comme les mois de l’Automne. Elles sont l’esclavage d’autrefois. L’esclavage... Ce mot fait penser à de lointains parages, aux colons de Saint-Domingue, à de la mélasse, à des chairs noires et à du sang et à des faces en dents blanches où rit la douleur. Douces négresses, promenez-vous tout doucement dans les allées. Au lieu de fers aux poignets, que des bracelets y brillent comme les soleils de votre pays. Vous vous arrêterez quelquefois, femmes au doux coeur, devant les magasins des oiseleurs où tout crie. Et vous penserez un peu, mais pas trop, étant un peu abruties, à des soirs en feu, à des jeux d’enfance où brillaient des plumages et à des crabes qui étaient sur la plage. L’âne était petit... À Charles de Bordeu. L’âne était petit et plein de pluie et tirait la charrette qui avait passé la forêt. La femme, sa petite fille, et le pauvre âne faisaient leur devoir doux, puisque dans le village ils vendaient pour le feu le bois des fruits de pin. La femme et la petite fille auront du pain qu’elles mangeront dans leur cuisine, ce soir, près du feu que la chandelle rendra plus noir. Voici Noël. Elles ont des figures douces comme la pluie grise qui tombe sur la mousse. L’âne doit être le même âne qu’à la crèche qui regardait Jésus dans la nuit noire et fraîche: car rien ne change et s’il n’y a pas d’étoile, cette nuit, qui mène à Jésus les mages vieux, c’est que cette comète au tremblement d’eau bleue pleure la pluie. C’était aussi simple autrefois, quand les anges chantaient dans la paille du toit; sans doute que les étoiles étaient des cierges comme ceux qu’il y a aujourd’hui près des vierges et, sans doute, comme aujourd’hui les gens sans or, que Jésus, sa mère et Joseph étaient des pauvres. Il y a cependant nous autres qui changeons si rien ne change. -Et ceux qu’aime bien le bon Dieu, comme autrefois aussi sous l’étoile d’eau bleue, c’est les ânes très doux aux oreilles bougeantes, avec leurs jambes minces, roides et tremblantes, et les paysannes douces et naïves du matin qui vendent pour le feu le bois des fruits du pin. Je pense à Jean-Jacques... Je pense à Jean-Jacques Rousseau, aux matinées de cerises mouillées, avec des jeunes filles. Il était fantasque et aimant par les belles soirées, au clair de lune, avec Madame d’Erneville (?) Il disait, à peu près des phrases comme ici: Non! Je ne vis jamais gorge mieux faite... C’est dans ce temps que je lus un nouveau poète... Mes bas étant troués, elle m’en fit raillerie. Où es-tu, vieux temps? Où es-tu, triste botaniste qui cueillais dans les bois la mousse et le colchique? Dans les Académies, on posait des principes. On demandait raison au nom de la Justice. Ô Jean-Jacques! Au fond des humides bois noirs, sur le flanc des collines vertes, par les beaux dimanches, tu causais avec l’Éternel et tu allais boire à la source de la Vérité toute blanche. Thérèse préparait la soupe. Pendant ce temps tu répondais à d’injustes accusations, ou bien à quelque amie pour qui ta passion acheva de ruiner ta santé chancelante. Je crois entendre encore claquer un clavecin. Une avait un point noir tout au coin de la lèvre, et un autre pareil sur le milieu du sein!... La lune qui brillait augmentait votre fièvre. Jamais tu n’aimas mieux que cette fois encore. Des enfants qui jouaient abîmaient la pelouse. Tu fus pressant. Mais elle, avec grâce jalouse, ne te permit que ce que la bienséance accorde. Ô Jean-Jacques! Ton singulier souvenir est comme une vieille et jaune liasse de lettres décachetées et couvertes de taches d’encre et de pluie, triste à faire mourir. Au moulin du bois froid... À F. Rosenberg Au moulin du bois froid où coule de l’eau claire, près des rochers, il y a de la fougère. Tout près du bois bleu, une jeune fille blonde lavait le linge et l’eau coulait à l’ombre. Et elle avait retroussé sa robe assez haut: on voyait ses jambes blanches dans l’eau. Et les chemins étaient frais, étroits, mauvais, noirs, comme si ç’avait été le soir. Les chênes ronds et durs empêchaient la chaleur et, sur la mousse, il y avait des fleurs. Nous marchions sur les petits cailloux des sentiers, près des ronces rouges, des églantiers. Parce qu’on dépiquait du froment, la batteuse ronflait au soleil sur la paille creuse. Mais je repasserai dans le bois où dans l’eau une fille fraîche a la robe haut. J’irai sur la noire et violette bruyère couper avec effort de la fougère. Est-ce que la nuit, quand il y a des étoiles, elle lave encore au ruisseau ses toiles? Pourquoi cela? -Bah! sur la bruyère violette, sur la fille chantera l’alouette. Et je repasserai dans le bois où dans l’eau cette fille blanche a la robe haut. 1889. Il y avait des carafes... À Charles Veillet. Il y avait des carafes d’eau claire dans le petit jardin noir du ministre protestant, à sa maison qui a un air sévère; et il y avait aussi de gros verres sur la nappe. Il y avait des feuilles aux contrevents. Le mois de Juin. Sur la petite allée, un morceau de canne à ligne, cassée et en roseau, avait été jeté, et la journée était grise et, comme l’on dit, chargée, et comme quand il doit tomber de grosses gouttes d’eau. Par la fenêtre noire, triste, ouverte, on entendait un piano dans les lauriers luisants. Les petites fenêtres étaient vertes. Là on devait être bien heureux, certes, comme dans livres de Rousseau il y a longtemps. 1889. Les badauds... Les badauds faisaient des expériences où l’on voyait la foule en pantalons courts. On tirait des étincelles avec ignorance et on risquait d’être foudroyé du coup. On montait des ballons ornés comme un théâtre. Ils n’allaient pas bien et on se tuait. Les frères Montgolfier avaient de l’audace. L’Académie des sciences s’émouvait. La jeune fille un peu souffrante... La jeune fille un peu souffrante me sourit et me dit: vous croyez? Elle est en innocence et porte une petite bague d’argent tressé. Je vois tout près de moi ce petit corps si faible et je me penche en souriant vers cette enfant et lui dis: mademoiselle, qu’est devenue la supérieure du couvent? Elle me répond: elle a été nommée ailleurs, -ou autre chose. - Et en disant cela elle a l’air d’une rose pas encore en fleur. -Oh! vous... dit-elle -et n’achève pas sa phrase commencée qui est finie. Et je lui dis tout bas: est-ce que vous souffrez? -Un peu moins; cette nuit un peu des bras. -C’est égal!... Vous êtes bien mieux. Et un rayon qui rit glisse de ses yeux à travers ses cils et très bas. Elle a l’air d’une jolie petite poupée, -d’une poupée d’enfant riche. Elle est mince et pourtant sous son châle s’arrondit son épaule timide. Quand verrai-je les îles... Quand verrai-je les îles où furent des parents? Le soir, devant la porte et devant l'océan on fumait des cigares en habit bleu barbeau. Une guitare de nègre ronflait, et l'eau de pluie dormait dans les cuves de la cour. L'océan était comme des bouquets en tulle et le soir triste comme l'été et une flûte. On fumait des cigares noirs et leurs points rouges s'allumaient comme ces oiseaux aux nids de mousse dont parlent certains poètes de grand talent. Ô Père de mon Père, tu étais là, devant mon âme qui n'était pas née, et sous le vent les avisos glissaient dans la nuit coloniale. Quand tu pensais en fumant ton cigare, et qu'un nègre jouait d'une triste guitare, mon âme qui n'était pas née existait-elle? Était-elle la guitare ou l'aile de l'aviso? Était-elle le mouvement d'une tête d'oiseau caché lors au fond des plantations, ou le vol d'un insecte lourd dans la maison? Choü, mai 1895. Il y a un petit cordonnier... À Stéphane Mallarmé Il y a un petit cordonnier naïf et bossu qui travaille devant de douces vitres vertes. Le dimanche il se lève et se lave et met sur lui du linge propre et laisse la fenêtre ouverte. Il est si peu instruit que, bien que marié, il ne parle jamais, paraît-il, sur semaine. Je me demande si le Dimanche, quand ils promènent, il parle à sa femme vieille et toute courbée. Pourquoi fabrique-t-il des souliers, marchant peu? Ah!... Il fait son devoir et fait marcher les autres. Aussi il y a une pureté dans le petit feu qui s’allume chez lui et luit comme de l’or. Aussi, lorsqu’il mourra, les gens au cimetière le porteront, lui qui les aura fait marcher. Car Dieu aime bien les pauvres et les pierres et lui donnera la gloire d’être porté. Ne riez pas! Qu'est-ce que tu as fait de bon? Tu n’as pas la douceur de cette lueur verte qui passe doucement par la vitre entr’ouverte où il taille le cuir et croise les cordons. Crois-tu donc, toi qui mets des ornements, et parce que tu plais à des femmes en parfum, que tu as sur le front ce vert rayonnement d’une douleur triste et douce comme une chanson? Ô petit cordonnier! cloue tes clous encore longtemps. Les oiseaux qui passeront au doux printemps ne regarderont pas plus les couronnes de roi que ton vieux couteau qui coupe le pauvre pain noir. Je m'embête... Je m'embête; cueillez-moi des jeunes filles et des iris bleus à l'ombre des charmilles où les papillons bleus dansent à midi, parce que je m'embête et que je veux voir de petites bêtes rouges sur les choux, les ails (on dit aulx), les lys. Je m'embête. Ces vers que je fais m'embêtent aussi, et mon chien se met à loucher, assis, en écoutant la pendule qui l'embête comme je m'embête. Vraiment ces trois cils de ce chien de chasse, de ce chien de poète, sont cocasses. Je voudrais savoir peindre. Je peindrais une prairie bleue, avec des mousserons, où des jeunes filles nues danseraient en rond autour d'un vieux botaniste désespéré, porteur d'un panama et d'une boîte verte et d'un énorme filet à papillons vert. Car j'apprécie les jeunes filles et les gravures excessivement coloriées où l'on voit un vieux botaniste éreinté qui longe un torrent et se dirige vers l'auberge. J’écris dans un vieux kiosque... J’écris dans un vieux kiosque si touffu qu’il en est humide et, comme un Chinois, j’écoute l’eau du bassin et la voix d’un oiseau -là, près de la chute (chutt!!) d’eau. Je vais allumer ma pipe. Ça y est. J’en égalise la cendre. Puis le souvenir doucement descend en inspiration poétique. «Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux» et je m’embête, je m’embête de ne pas assister à une ronde de petites filles aux grands chapeaux étalés. -Cora! tu vas salir le bas de ton pantalon, en touchant à ce vilain chien. Voilà ce qu’eussent dit, dans un soir ancien, les petites filles au bon ton. Elles m’auraient regardé, en souriant, fumer ma pipe tout doucement, et ma petite nièce eût dit gravement: Il rentre faire des vers maintenant. Et ses petites compagnes, sans comprendre, auraient arrêté une seconde le charmantage de leur ronde, croyant que les vers allaient se voir -peut-être. -Il a été à Touggourt, ma chère, eut dit le cercle des écolières plus âgées. Et Nancy eût déclaré: il y a des sauvages et des dromadaires. Puis, j’aurais vu déboucher sur la route le caracolement des ânes de plusieurs messieurs et de plusieurs dames revenant, le soir, d’une cavalcade. Mon coeur, mon coeur, ne retrouveras-tu que dans la mort cet immense amour pour ceux que tu n’as pas connus en ces tendres et défunts jours? 1897 Voici le grand azur... À Eugène Carrière. Voici le grand azur qui inonde la petite ville. Les paysans sont arrivés pour le marché. Des petits enfants ont des bas couleur de cerise. Ils sont venus le long de la fraîcheur des haies. Là-bas, la neige des montagnes casse le ciel. Oh! que tout cela est doux, est édifiant!... On voit des vaches d’or et des cochons d’argent, et des vieilles qui vendent du fromage et du sel. La mairie est carrée avec sa vieille horloge qui retarde toujours même lorsqu’elle avance. Et les platanes bleus sous qui l’ombre s’allonge abritent les ménétriers et les hommes qui dansent en rebondissant, légèrement, sur leurs blanches sandales. Et les filles arrivent et se mêlent à eux. Elles posent à terre des paniers pleins d’oeufs et, sérieusement et douces, elles dansent. Ce n’est qu’un calme, avec des mouches silencieuses qui tournent au soleil dans l’azur accablant et, là-bas, du côté du foirail en feu blanc, un âne aux dents jaunes brait sous les tranquilles cieux. Les enfants regardent luire dans de belles fioles des bonbons tout suants et doux à la salive, et l’on voit passer de bien élégantes filles, aux doux cheveux noirs et luisants, aux jupes sonores. Elles causent avec les doux adolescents qui tiennent l’aiguillon qui piquera la croupe des boeufs au front barré, qui l’un à l’autre s’arc-boutent, les jambes obliques, pour traîner les chars criants. Le retentissement des auberges s’enflamme. Le café est versé sur les tables de bois. Les pactes se concluent et lents, magnifiques et graves, les pères des maisons et les jeunes fils boivent. Voici le pharmacien aux boules vertes et rouges, voici le cordonnier des pauvres pauvres gens, voici la mercière aussi grise qu’un songe dans sa pauvre boutique où entrent peu de chalands. Voici mon métayer avec ses mains calleuses qui a coupé la tuie sur le coteau aride et dont le cou de brique garde de saintes rides. Voici le ronflement des tremblantes batteuses. Voici les petits garçons revenant de l’école, de l’encre aux doigts, avec de modestes cartables, voici les chevaux lourds et luisants des gendarmes, voici les marchandes d’agneau frisées aux tempes. Voici le facteur rural qui va là-bas, vers les chemins qui sont comme des fleurs en ruisseaux, voici les moineaux roux plus doux que des enfants, voici les pigeons bleus plus doux que des moineaux. Voici le cimetière à la tristesse gaie, où, un jour, si Dieu veut, je m’en irai dormir... Je veux des églantiers plus doux que des désirs... Allez, et cueillez-les dans la plus belle haie. Voici dégringoler les noires petites rues, voici le clocher blanc tout fleuri d’hirondelles et le marchand de bibles et la tranquille allée où l’on promène doucement au crépuscule. Voici les doux enfants jouant à la marelle: Marie-Louise, Aurélie et bien d’autres encore... Ils sont plus innocents que la rosée des roses qui pleurent sur la douce et usée margelle... Ils chantent, se tenant les mains en un rondeau. Ils chantent, doucement ineffables, ces mots: «Au rondeau du Mayaud, au rondeau du Mayaud, Ma grand’mère, ma grand’mère, ma grand’mère a fait un saut.» Voici d’autres enfants portant des arrosoirs, et la tranquillité des tombées tendres des soirs. Voici le cliquetis des sabots d’écoliers qui courent, comme des graines, au vent léger. Voici, au-dessus des murs de lézards et de lierre, de roses arbres plus doux que ma bien-aimée n’est douce, mon aimée plus douce que les eaux, plus douce que l’écorce légère des roseaux. Voici des abricots sucrés comme sa bouche, voici sur les platanes le cri aigre des cigales, et voici la colline où, après les averses douces, l’arc-en-ciel fleurit comme un grand verger pâle. Voici des papillons plus papillons que l’azur, et voici le gazon qui ressemble à l’azur. Voici une hirondelle et voici un mendiant, et les rogations qui enchantent par leurs chants. Voici les ânes doux qui crèvent sous les bâts. Voici les vieilles fées qui portent dans leur cabas l’ombre mystérieuse, fraîche et centenaire, des baisers échangés à l’ombre des chaumières. Voici une daüne montée sur une grande mule. C’est la maîtresse d’une grande maison paysanne. Elle range le linge au fond frais d’une armoire immense, en une salle aux grands rideaux de tulle où, l’été, voltigent et bourdonnent les mouches bleues. Voici encore les jeunes filles des environs, plus fraîches qu’aux mousses ne sont les mousserons, plus fraises que la fraise au fond du ravin bleu. Voici encore le calme de ma douce chambre, voici Flore ma chienne, voici Marbot mon chien, voici Nice mon chat et Li-Ti-Pu ma chatte, et les portraits d’amis dans tout cet air ancien. Voici le châle guadeloupéen de ma grand’mère, voici aussi ici la toute petite chaise où mon père, à sept ans, devait être bien à l’aise, alors qu’il traversait les étoiles des mers... Laisse-moi, ô mon Dieu, m’agenouiller à terre. Je veux te célébrer en pleurant dans mes mains. Si je suis malheureux, c’est que c’est un mystère: tu as consolé Job souffrant sur le purin. Tu m’as donné la vie. N’est-ce assez, ô mon Maître? Voici les toits de zinc, le pont, le gave vert, et la petite ville aux obscures fenêtres, et les brebis avec le chien et le berger. 1897. Cette personne... Cette personne a dit des méchancetés: ...................... Alors j’ai été révolté. Et j’ai été me promener près des champs où les petits brins d’herbes ne sont pas méchants, avec ma chienne et mon chien couchants. Là, j’ai vu des choses qui jamais n’ont dit aucune méchanceté, et de petits oiseaux innocents et gais. Je me disais, en voyant au-dessus des haies s’agiter les tiges tendres des ronciers: ces feuilles sont bonnes. Pourquoi y a-t-il des gens mauvais? Mais je sentais une grande joie dans ce calme que tant ne connaissent pas, et une grande douceur se faisait en moi. Je pensais: oiseaux, soyez mes amis. Petites herbes, soyez mes amies. Soyez mes amies, petites fourmis. Et là-bas, sur un champ en pente, auprès d’une prairie belle et luisante, je voyais, près de ses boeufs, un paysan qui paraissait glisser dans l’ombre claire du soir qui descendait comme une prière sur mon coeur calmé et sur la terre. 1897 Du courage?... Du courage? Mon âme éclate de douleur. Cette vie me déchire. Je ne puis plus pleurer. Qu’y a-t-il, qu’y a-t-il, qu’y a-t-il, dans mon coeur? Il est silencieux, terrible et déchiré. Pourtant qu’avais-je fait que de fumer ma pipe devant les doux enfants qui jouaient dans la rue? Un serrement affreux me casse la poitrine. Je ne puis plus railler... C’est trop noir, trop aigu. Ô toi que j’ai aimée, conduis-moi par la main vers ce que les hommes ont appelé la mort, et laisse, à tout jamais, sur le mortel chemin, ton sourire clair comme un ciel d'azur dans l'eau. L’espoir n’existe plus. C’était un mot d’enfance. Souviens-toi de ta triste enfance et des oiseaux qui te faisaient pleurer, tristes dans les barreaux de la cage où ils piaillaient de souffrance. Aimer. Aimer. Aimer. Abîmez-moi encore. Je crève de pitié. C’est plus fort que la vie. Je voudrais pleurer seul comme une mère douce qui essuie avec son châle la tombe de son fils. Avant que nous rentrions... Avant que nous rentrions, nous nous promenâmes. Il me semblait que nous tenions un bouquet d’âmes, et nous disions des mots qui nous faisaient nous taire. La nuit pure coulait dans l’eau du torrent vert et, sur les pics, flottaient des nuées immobiles pareilles aux nuées de quelque vieille bible. Une bonté d’amour faisait pencher ta tête; je ne sais quoi de grave et de grand comme un poète faisait nos coeurs pareils à de la vérité. Nous hésitions longuement et lentement à rentrer, sachant que nos bras nus devaient s’ouvrir ensemble, sans une hypocrisie et sans timidité. Plus douces que des orphelines qui ont chanté, les âmes des étoiles blanches et tristes priaient. Tu me disais des choses délicieuses que l’on a dites. Tu me disais: «Tu es un tout petit enfant.» Et ta voix se traînait sur ces mots, détachant les syllabes et disant: «Un-tout-pe-tit-en-fant.» Je te disais: nous sommes allés à la même école, quand tu avais quatre ans. N’est-ce pas que c’est drôle? Et tu relevais la tête et tes yeux noyés de douceur me donnaient un regard qui me buvait le coeur. «Petit ami,» me disais-tu, «que c’est calme!» Et nous nous taisions, ne sachant plus nos âmes... Nos deux corps se sont fondus comme des pêches brûlantes de soleil sur un même pêcher. Tu disais: «Cette nuit n’a été qu’un baiser... C’est fou.» Et quand, soûls d’amour, le jour parut, tu dis: «Que vient faire le jour?» Tes dents mordaient mes dents et me brisaient la bouche... L’aube tremblait sur ton profil presque farouche. Je te disais: tais-toi! quand tu ne disais rien. Puis nous sommes sortis dans la campagne fraîche. Nous nous sommes assis sur un mur ébréché. Sur la montagne immense un oiseau criait. Nous avions peur qu’il ne fût triste à ainsi crier... Et moi je te disais, pour calmer ton doute: la mère de l’oiseau qui crie ainsi, comme toutes les mères des oiseaux, va lui apporter à manger. «Tu crois?» me disais-tu, et tu me souriais. Et nous avons marché, et t’ai donné à boire de l’eau de source avec nos lèvres ensemble. Tu as crié: «Qu’elle est fraîche! Oh! qu’elle est fraîche!» ... Alors il plut. La pluie courait sur la montagne. C’était la pluie qui fait rêver les villages, la pluie au bruissaillement tendre et léger, la pluie qui tinte, la pluie qui pleure du soleil, la pluie qui arrose les clairs arcs-en-ciel, la pluie qui fait courir et frissonner les poules. Et nous fîmes attention à la boue... Nous sommes rentrés doucement pour déjeuner et, à table, nous nous sommes disputés sérieusement, et tu as failli pleurer que je n’admette pas une de tes idées... Tout cela pour, plus tard, retomber dans nos bras nus, et pour recommencer des caresses où tu pâlissais dans la lourdeur de tes beaux cheveux. Maintenant, tu es loin, amie. Mais je veux que ces vers que liront quelques lointains amis fassent qu’ils t’aiment un peu sans te connaître et que, s’ils passent un jour sous la fenêtre de cette chambre douce où nous nous sommes aimés... ils ne sachent point que c’est là... 1897. Écoute, dans le jardin... Écoute, dans le jardin qui sent le cerfeuil, chanter, sur le pêcher, le bouvreuil. Son chant est comme de l’eau claire où se baigne, en tremblant, l’air. Mon coeur est triste jusqu’à la mort, bien que de lui plusieurs aient été, et une soit -folles. La première est morte. La seconde est morte; -et je ne sais pas où est une autre. Il y en a cependant encore une qui est douce comme la lune... Je m’en vais la voir cet après-midi. Nous nous promènerons dans une ville... Ce sera-t-il dans les clairs quartiers de villas riches, de jardins singuliers? Roses et lauriers, grilles, portes closes ont l’air de savoir quelque chose. Ah! si j’étais riche, c’est là que je vivrais avec Amaryllia. Je l’appelle Amaryllia. Est-ce bête! Non, ce n’est pas bête. Je suis poète. Est-ce que tu te figures que c’est amusant d’être poète à vingt-huit ans? Dans mon porte-monnaie, j’ai dix francs et deux sous pour ma poudre. C’est embêtant. Je conclus de là qu’Amaryllia m’aime, et ne m’aime que pour moi. Ni le Mercure ni l’Ermitage ne me donnent de gages. Elle est vraiment très bien Amaryllia, et aussi intelligente que moi. Il manque cinquante francs à notre bonheur. On ne peut pas avoir tout, et le coeur. Peut-être que si Rothschild lui disait: Viens-t’en... Elle lui répondrait: non, vous n’aurez pas ma petite robe, parce que j’en aime un autre... Et que si Rothschild lui disait: quel est le nom de ce... de ce... de ce... poète? Elle lui dirait: c’est Francis Jammes. Mais ce qu’il y aurait de triste en tout cela: c’est que je pense que Rothschild ne saurait pas qui est ce poète-là. C’était à la fin... C’était à la fin d’une journée bleue, tiède et claire. Un piano chantait dans ces quartiers blancs et neufs où les lauriers, les grilles, les sycomores trembleurs font penser à des amours de pensionnaires. Les vignes-vierges, comme des cordes de piments rouges, rampaient dans le vent triste comme une flûte, qui soufflait doucement dans le crépuscule, à cette heure où, comme les coeurs, les feuilles bougent. Mon âme, que ce soit le matin ou le soir, aime les grands murs blancs qui ont des lèvres de roses. Elle aime les portes fermées qui gardent des choses qui s’enfoncent dans l’ombre où est la véranda. Amaryllia se promenait à mon côté. Soucieuse, elle saisit ma canne d’ébène, comme en devaient avoir, au déclin des Étés, les vieux rêveurs comme Bernardin de Saint-Pierre. Elle me regarda et dit: «Comme je t’aime... Je ne me lasse pas de répéter ces mots... Dis-moi encore que tu m’aimes». Je dis: «Je t’aime...» Et mon coeur tremblait comme de noirs rameaux. Il me sembla alors que mon amour pour elle s’échappait en tremblant dans le jour rose et mûr, et que j’allais fleurir, derrière les doux murs, les sabres des glaïeuls dans les tristes parterres. Vers elle, je penchai ma lèvre, mais sans prendre le baiser qu’elle s’attendait à recueillir. Ce fut plus tendre encore qu’une guêpe chantante qui voudrait sans vouloir se poser sur un lys. C’était l’heure où l’on voit les premières lumières éclairer la buée des vitres, dans les chambres où, penchés sur un atlas clair, les écoliers peignent l’Océanie avec des couleurs tendres. Amaryllia me dit: «Ah! les petites riches... En voici deux qui rentrent avec l’institutrice...» Alors mon coeur devint grave comme l’Évangile, en entendant ces mots, et triste à en mourir. Ô mon Dieu! Je crus voir, à plus de vingt ans de là, la petite enfant que fut Amaryllia. Ah! elle était sans doute un peu pauvre et malade... Ô Amaryllia! Dis? Où est ton cartable? Et, au moment où les enfants riches passèrent, je me sentis trembler au bras de mon amie. Mon coeur se contractait à la pensée d’un Christ qui n’appelait à lui que les fils d’ouvriers. 1897. Que je t’aime... Que je t’aime, ô amie, toi qui as dans le sang le sang de tes parentes qui vinrent d’Orient. Tu es pareille à celles qui, dans le Sud, dansent, avec de petits mouchoirs, au son des flûtes. Ô ma petite amie, quand tu as été en chemise, l’autre jour, ta chair dure et tes cheveux chéris secouaient dans la chambre un parfum d’orange fauve... Mais tes pieds civilisés étaient tout charmants et drôles, et tes jambes, à travers ta petite chemise rose, avaient l’air de celles d’un bébé incassable qui fait le bonheur des petits enfants sous la lumière joyeuse d’un premier de l’an. Nous aimons tant nous aimer et, c’est si amusant quand, dans mes bras, la tête en arrière, tu pousses, à un moment donné, de petits cris très drôles qu’ensuite tu me dis ne te rappeler pas. Je brave l’honnêteté, mais pas en latin. Je t’aime, mon amie, que tu m’aimes. Un point. Mais que c’est embêtant que je n’aie pas d’argent pour te faire, ô amie, un petit bonheur matériel. Comment le monde n’a-t-il pas honte de laisser ainsi souffrir ma petite Elle, en ne me payant pas mes murmures d’abeille très cher, avec de l’or qui tombe sur les treilles? Une feuille morte tombe... Une feuille morte tombe, puis une autre, des platanes dont la cime au soleil semble de corne pâle, et j’entends des cailloux froids que les hommes cassent. Je ne sais où les fleurs du jardin sont allées. Sous le frisson brillant de la nuit des rosées, les derniers géraniums lourds fleurissent glacés. Une enfant rouge est immobile sur la route et, dans l’allée grinçante, picore une poule rousse, deux poules rousses aux ondulations douces. Les pissenlits amers et laiteux des prairies s’espacent, et l’arbousier donne ses fades fruits aux lèvres des tendres petites filles. Telle est la vie. J’ai vu, haut, devant ses brebis, et défaisant de l’air à sa flûte de buis, le berger les compter une à une, et puis se remettre à marcher à côté de son âne qui portait les bidons vers la brumeuse montagne où les herbes odoriférantes font le bon fromage. Entre les haies fanées les dernières mélisses à l’odeur fade et forte, aux fleurs blanches, flétrissent sans que l’abeille d’or, aux ailes nervées, y glisse. Dans le buffet poli les poires sont trop mûres et, de la treille jaune, il tombe au pied du mur des grains de raisins noirs que le froid rend durs. Les premiers petit-houx, coriaces et piquants, portent des boules lisses, rouges comme du sang, dont on fait des bouquets d’automne charmants. Engourdie par le froid, au soleil se repose une sauterelle. Là-bas une belle rose éclatée va mourir comme meurent les choses... Il est loin, le jardin d’Été où sont les sauges, où, près des tomates écarlates et des roses, tombait le triste et blanc calme des Dimanches chauds. Il est bien loin ce jour où j’ai pensé à toi avant de te connaître, en traversant les bois, mes chiens devant, sous le mouillé soleil matinal. Alors, la noire épaisseur des feuilles ne laissait que par moments entrevoir la vue, et c’était, dans mon coeur et mes yeux, la clarté des vallées. Alors, c’était des montagnes claires comme la pensée la plus pure, c’était des pics violets, c’était un tremblement rose sur les sommets. C’était des larmes dans mon coeur et des sourires plus divinement doux que ceux des petites filles qui essaient sagement leurs premières aiguilles. Il est bien loin ce jour où j’ai pensé à toi, où, dans mon âme, planèrent comme des voix d’anges, quand j’eus franchi la lisière du bois. Mon âme grave se prosterna sur la grand-route. Une espèce de chose religieuse et douce nageait dans l’azur pur où peinaient les boeufs roux... C’était comme un chant que l’on n’entend pas, comme un mendiant d’hiver qui traîne ses pas vers la paille d’auberge où la nuit l’endormira. Ce jour-là, tout à coup, dans une grande tendresse, le village, à genoux et triste, s’est montré et, des acacias, il tombait des caresses. Les canards, balançant leurs pieds, allaient aux mares. Les vignes bleues couraient sous les fenêtres noires, et l’on entendait, dans l’école communale, le murmure d’abeilles que font les alphabets, lorsque les enfants doux chantent l’A, B, C, D devant les beaux tableaux de sciences utiles. Sur les vieux seuils brisés où les vieillards filent, du ciel bleu se posait comme près d’une rive se pose le martin-pêcheur aux plumes vives. Maintenant tu es loin, petite caressante. Où est ta gorge tendue et mince, et ta hanche qui s’arrondit et se ramasse comme une vague? Je te revois avec tes cheveux noirs comme une hirondelle, tes yeux beaux comme toi, ta bouche un peu épaisse, et ton cou pur, large à l’épaule, et volontaire. Nous rîmes. Je te disais: oh! tu as l’air d’une de ces vieilles gravures de dans Musset où on est sur un âne sur de la mousse. Alors tu m’embrassais. Ton tremblement de rire aigu se mêlait aux baisers de nos lèvres confondues... Puis nous redevenions sérieux et tout seuls. Et tu regardais sur mon grand chapeau de soleil, que j’avais posé là, une branche de glaïeul que j’y avais jetée négligemment. 1897. LA NAISSANCE DU POÈTE PREMIÈRE PARTIE DANS LE CIEL L’Univers est dans un grand recueillement. Je pense qu’il est un bloc de marbre noir que l’intelligence et la lumière vont sculpter. Peu à peu le noir devient blanc. C’est la neige qui sort de la nuit. Elle tombe sur la Terre. C’est au mois de décembre. Le poète va naître dans une douce maison de campagne. Le ciel s’éclaire de plus en plus. Les forets fleuries de neige sont des bouquets. Des chants s’élèvent, doux comme le silence qui les a précédés, à peine sensibles d’abord, comme des frissons de harpe, puis majestueux, calmes, apaisants. Ils emplissent d’amour l’étendue divine. Et, dans les silences des choeurs, la campagne tressaille comme un ventre de femme enceinte, et les coqs réveillés chantent. C’est le CHOEUR CÉLESTE auquel se mêlent les voix les plus pures de la Terre. DES ANGES Nous sommes les anges que l’on ne peut pas voir parce que notre corps est en air et dans l’air. Nous pleurons de joie sur les mendiants amers quant pleut sur eux la pluie douce des sous verts et noirs. Nous ne connaissons pas les noms propres célèbres, car que nous fait à nous que la Terre soit ronde, car que nous fait à nous que la Mer soit profonde? Nous chantons Dieu qui le sait et en est le Père. Nous chantons Dieu qui le sait et en est le Père. La lumière fait naître les choses en ombre, et, quoique rien ne naisse ou ne meure à la tombe, une grande joie va naître sur la Terre. UN ANGE SEUL DIT: Un poète va naître, Oh! que Dieu est bon. Le Monde va naître dans une prison. Nous sommes les anges que l’on ne peut voir. Nous aimons les mendiants aux doigts en sous noirs. DES ESPRITS Le Monde, comme hier, roule, et comme demain. Nous ne comprenons rien à ce que l’on comprend. Nous savons que le feu et l’air sont transparents, et qu’un poète naît ainsi que le matin. La Terre, l’Univers et Ce qui les dépasse chantent jusqu’à ce que le poète en soit plein, et la mort c’est la vie, le père l’orphelin, l’orphelin c’est le père, et la prison l’espace. Les forêts, cette nuit, ont fait taire leurs harpes pour en donner le son à celui qui va naître. La Nuit était épaisse et donnait sa lumière à celui qui va en être plein comme un astre. Le Jour se fait plus clair et il donne sa nuit à celui qui y jettera de la lumière. On a entendu s’arrêter, un moment, la Terre qui lui donnait la terre afin qu’il la pétrît. La Mère lui a donné les hoquets et les larmes, le Feu lui a donné la chaleur des artères, le Ciel lui a donné le séjour de la Terre, la Vie lui a donné la Mort qui grandira. On entend s’élever la prière d’une grand’mère paralytique. Elle plaue dans le ciel, ineffable. A cette prière répondent DEUX ANGES: Nous aimons les grand’mères paralytiques dont la souffrance douce a fait mourir les pieds, et dont la consolation est la justice. Nous aimons sur nos fronts les roses en papier des églises pauvres où le silence crie, et, sur l’autel, les vases de loterie dorés. Nous ployons un genou et nous croisons les doigts, en nous regardant, et pareils comme nos ailes. Nous sommes la Religion qui s’en va, mais reste aux coeurs meurtris des pauvresses humaines DIEU: J’aime les hommes bons. Je plains l’homme mauvais. J’aime les bonnes choses, les animaux et les plantes. J’aime les révoltés, j’aime les résignés, j’aime la Nuit, le Jour, le Soir et l’Aube blanche. J’aime et ne demandez pas d’expliquer des choses. Pourquoi voulez-vous que je vous les explique? -Car c’est moi qui vous ai donné une logique, l’illogisme aussi, et le blé, et les roses. J’aime. Aimez. Sans doute que j’ai eu raison... Ne me demandez pas pourquoi une vipère se fait tuer pour ses petits, en bonne mère. A genoux! Les coeurs débordent de la raison. TOUT LE CIEL Hosanna! Frappons donc sur les timbales d’or des pôles résonnants du globe universel. Frappons encor, frappons encor, frappons encor, et chantons un chant pur comme l’eau et le sel. UN ESPRIT Les oiseaux de paradis volent en Papouasie. Ils agitent leur vol en guenilles d’or sur les fleurs en cloche et sur les lianes dont bougent un peu les roses... Le poète qui naît entend cette harmonie. Une belle femme nue, sur des roses d’Asie, fait un geste aussi doux que la Mer qui se plie, et un jeune homme beau et assoupi l’admire... Le poète qui naît voit cette harmonie. Sur le sable d’Afrique les pauvres militaires meurent en appelant leurs amis et leurs mères, et ont si soif qu’ils doivent lécher la terre sèche, de leur langue sèche, noire, salée et amère... Le poète qui naît entend ces agonies. Dans les villes mercantiles, en Amérique, on entend les hommes actifs taper le fer. Les cuirassés coupent la Mer. Le poète qui naît conçoit les mécaniques. L’Europe aux lèvres roses, aux blanches épaules, fait une vapeur bleue aux vitres du pôle, Et est parfumée par des mers unies. Le poète qui naît sait cette harmonie. UN ANGE Le Monde est comme un arbre, et dont les purs esprits sont les bons fruits... Les fleurs sont les femmes, et les feuilles sèches se traînant sont les mendiants. UN ESPRIT Femme douce mousse d’âme... Homme, chose bonne... LES PROCESSIONS DES CAMPAGNES Nous sommes les processions des campagnes. Devant nous se dressent les montagnes, et nous chantons sur la route en poussière, amie des âmes Les petites filles blanches et empesées portent de petites bannières et sont frisées comme les doux agneaux qui sont dans les prés. La procession a deux rangs qui vont lentement. On marche un à un. Les hommes vont gravement, en tendant le jarret, le chapeau à la main. C’est une gloire. On dirait des choses qui volent. La rue de la petite ville est fraîche, et les banderolles inclinent des baisers à la jonchée d’herbes douces. Le chant monte et la petite place, au soir, agite poétiquement sur le pur reposoir les arbres municipaux frais comme des arrosoirs. L’Élévation! A genoux! Les feuilles comme des arrosoirs pleurent sur le peuple agenouillé et plein d’espoir, et alors, dans l’enthousiasme, vers l’ostensoir les petites filles jettent des pétales de roses, et les filles plus âgées qui chantaient si douces, se taisent, courbées devant les vases de mousse, et la clochette tinte saintement, et le peuple se relève tout doucement. Tout ça a quelque chose de très calmant. Nous sommes les processions des Fêtes-Dieu, des Rogations, les Adorations, les Bénédictions. Nous sommes tristes comme les vieux jardins du pays basque comme les croix en fleurs des routes pâles, comme l’âme du poète qui vit dans un village, et qui regarde passer, sur les pavés très âgés, les pas morts de parents morts qui furent aux îles, et qui dorment sous les tabacs roses des Antilles, dans la paix de la mort d’un cimetière abandonné. CHOEUR DE VIERGES Oh! quelles douces voix! Écoutons et prions. C’est un poète qui naît. Nous sommes les vierges qui donnons nos corps aux jeunes gens impurs et pardonnons en souriant et en ouvrant nos bras où glissent leurs sourires. Et nous sommes les vierges lisses qui lavons nos corps pour entrer dans le lit des jeunes gens dont notre douce chasteté pardonne, avec tristesse, la brutalité... Car c’est de nous que naît l’humanité, de nous que naît la ligne de beauté, de nous que naît la ligne de bonté, de nous que naît la criminalité, de nous que naît l’universalité, de nous que naît, ce matin, un poète. UN ANGE D’où la chanson de cette lyre vient-elle? UN AUTRE ANGE C’est le cri de l’enfant à travers les osiers de son berceau qui fait penser au Nil où Moïse dormait ainsi que dans une île en argent, pendant qu’au bord vaseux les royales filles attendaient le lit flottant qu’elles recueillirent. De même qu’aujourd’hui un poète naît d’une femme, de même, en ce temps-là, Moïse, poète par l’âme, naquit de ces filles qui furent ses mères en l’empêchant de mourir noyé. Que ce soit là ou ici: le même berceau que le berceau de Moïse-sauvé-des-eaux, est le berceau d’où tu entends ce cri en rire à travers les osiers qui forment une lyre. UN MALHEUREUX QUI MEURT DANS UN HÔPITAL (Son âme commence à monter au ciel, pendant que l’âme du poète descend sur la Terre). Vous chantez de joie, et moi je meurs abattu. J’ai le délire et vais mourir et vous chantez. Je croyais dormir parmi les lits bien alignés, lorsque l’on a enfoncé une chose aiguë dans ma plaie qui en a bougé. Je vais mourir. J’entends vos chants de joie passer dans les cornettes bougeantes et bien lissées des soeurs en cire qui tiennent de longues fioles. Les étudiants qui parlaient bas disaient: c’est drôle... Et la lampe baissait... baissait... Je suis né un jour, moi aussi, comme un poète, et j’ai perdu ma mère et mon frère. J’avais une maladie et je gagnais assez d’argent pour acheter les remèdes et le traitement et de quoi manger. DIEU Chantez! Je suis Celui qui mène les agneaux dont la laine est durcie aux poussières des routes vers la berge juteuse et verte où sont les eaux douces. L’âme du malheureux monte au ciel. L’âme du poète descend sur la Terre. On entend encore la voix de.... (???) DIEU L’infini ouvrant l’ombre a ouvert la lumière. L’un va à la lumière et l’autre va à l’ombre. Qui naît, le savez-vous? Qui descend à la tombe? La mort, la vie pour vous sont des morceaux de terre. Mais il y a bien plus que des morceaux de terre, il y a bien plus que la lumière et que l’ombre. C’est ce qu’on ne sait pas qui est vraiment la tombe. C’est l’ombre qu’on ne sait pas qui est la lumière. DES ANGES Chantons! L’âme du poète descend sur la Terre. DEUXIÈME PARTIE SUR LA TERRE Forêt. Hiver. Aube. Neige. L’ARBRE L’âme du poète descend sur la Terre. Le poète, c’est moi, puisque j’existe et qu’il existe. Je porte des fruits, des fleurs et des colombes grises, comme en portent aussi les mains du poète. Comme lui, je porte une hache dans mon coeur; comme lui, je chante au vent. On n’écoute pas. Et, quand je suis vieux, je tombe à bas, comme lui, sans cheveux et plein de vers rongeurs. LA PIERRE L’âme du poète descend sur la Terre. Le poète, c’est moi, car je suis dure comme l’homme, tout eu ayant de la mousse douce et bonne, comme de la bonté sur l’âme du poète. Comme à lui, on me jette des ordures: les oiseaux jacasseurs, aux riches plumages, laissent tomber sur moi des fientes du haut des arbres: mais je rends en argent ces éclaboussures. LE RUISSEAU L’âme du poète descend sur la Terre. Le poète, c’est moi, puisque je coule comme son sang, et que je chante, et que je prie, en m’écorchant aux ronces, pour aller me perdre dans la Mer. Comme lui qui traîne, jusqu’à la mort, les feuilles où il a écrit en pleurant la grande Nature, je traîne les feuilles en or que je recueille, en passant dans les bois, et sous elles je pleure. LA FOUGÈRE L’âme du poète descend sur la Terre. Le poète, c’est moi, car j’ombrage le front des ânes et les champignons en poison comme les hommes, et mes feuilles sont ornées comme un poème. Lui, c’est moi, car je jaunis et je suis cassante, et me brise lorsque les larmes de la pluie tombent sur moi, comme celles des pauvres gens sur son âme qui en meurt petit à petit. LES JONCS L’âme du poète descend sur la Terre. Lui, c’est nous. Nous sommes nus et sans feuilles. Comme lui nous vivons pauvres dans les bourbiers, maigres et nous pliant parce que nous sommes faibles. Et l’on ne peut saisir ce qui se passe en nous, ainsi qu’on ne le peut dans l’âme du poète. Le chien d’arrêt croit trouver quelque chose toujours en nous, mais n’y trouve souvent que de la terre. LES RONCES L’âme du poète descend sur la Terre. Elle, c’est nous. Nous avons l’air méchantes, mais nous abritons des fleurs, des oiseaux et des lièvres... Et quand nous arrachons, aux agneaux, du duvet, c’est pour les nids où les oiseaux nus auraient froid, et nous avons aussi pour eux de bonnes mûres; mais l’homme qui veut tout pour soi nous écarte à coups de couteau, à coups de chaussure. LA MAISON ABANDONNÉE L’âme du poète descend sur la Terre. Lui; c’est moi. Il y eut, peut-être, des amoureux près de ma cheminée en noir mortier pluvieux, comme dans l’âme en miettes noires du poète. Mais il n’y en a plus... Mais il n’y en a plus... Il a l’air d’en rire comme moi, dans la nuit, sous le vent, dans son pauvre et luisant pardessus, comme moi sous mon toit si triste luisant de pluie. TROISIÈME PARTIE SUR LA MER, DANS LA MER ET AUPRÈS DE LA MER Dessus: un bateau, du brouillard et des oiseaux. Dedans: des algues, du corail, des noyés. Auprès: une maison de pêcheur. LA MER Je suis claire comme moi-même, l’air et l’âme du poète, et l’on voit croître, à travers mes eaux, des branches de corail pareilles au cerveau ramifié et aux poumons rouges de l’homme. Qui est-ce qui sait donc que je ne pense pas? Qui est-ce qui niera que je ne sois poète, lorsque des poissons d’or s’agitent dans ma tête ainsi que des pensées qu’obscurcit le brouillard, le brouillard qui descend ainsi que l’Inconnu, et qui est ce voile jeté sur toutes choses qui fait qu’on ne sait jamais où ont disparu les bateaux qui pleuraient au vent comme des hommes. UN BATEAU Je vais, car je suis poète, sur une terre qui bouge et qui est la mer où volent les poissons, et sur qui nagent les oiseaux aux ailes longues et molles comme les flots qui se courbent. On dit que le poète porte à la mata une lyre. Moi, j’ai des cordes tendues où chante le vent, et le vent n’est-il pas la voix de Dieu, autant que celle du poète qui ne l’a que par Lui? J’ai le corps du poète au fond de la mer: le bateau mort a des côtes comme les hommes; et, ma voile, comme un mouchoir à une femme dit au revoir, salue quelque pieuvre cruelle. UNE MAIS0N DE PÊCHEUR Je suis, au bord de la mer, une maison où les fenêtres et la porte sont ouvertes et sont des trous en terre. C’est moi, qui suis le poète, qui est, comme moi, en terre, et qui a des trous à la tête: yeux, nez, bouche et oreilles. Des vêtements, devant moi, sèchent, jaunes, luisants, durs, à côté d’une barque sur laquelle il y a des rames. Je suis, je suis le poète, car, par mes simples fenêtres, tout le ciel entre eu fête dans les trous de ma tête. LES NOYÉS Nous vivons dans la mort, comme les grands poètes, dans la mort transparente et saine de l’eau; et nous n’entendons plus le murmure des terres, et le ciel de la nuit fait le jour dans les flots. Nous avons été déchirés par des requins, comme le poète par l'homme, et avons nourri des huîtres, des araignées, des oursins et des pieuvres qui rougissent comme des femmes qui sourient. Nous sommes noyés dans la mer comme il est noyé sur la terre, et nos lambeaux s’incrustent aux rochers comme des Prométhées dont le foie est rongé par l’amour de la tendre et chaste bien-aimée... Mais nous nous vengerons, et quand la bien-aimée tendra sa bouche à l’eau peur y boire notre sang qui s’y épand en gouttes, nous laisserons, en pâlissant, glisser des roses d’or sur sa gorge gonflée. Et, petit à petit, comme des bras de femme, les algues nous entoureront, entoureront; et nous en sentirons bientôt jusqu’au front, puis elles nous lieront doucement jusqu’à l’âme. QUATRIÈME PARTIE LE CIEL, LA TERRE, LA MER LE CIEL Dors, ô Terre! Car je suis l’âme du poète. Je te berce à jamais au sein de l’Infini, pendant que Dieu, que l’on ne peut pas voir, nous berce au sein de l’Infini d’où naît notre Fini. Les Forces sont en moi comme dans une forge. Les étoiles sont des charbons en feu qu’éteint je ne sais Qui de fort qui s’en va le matin, et qui forge les sangliers, le poète et l’orge. Écoute! Les anges chantent de beaux cantiques. Ils ont des harpes, des écharpes et des voix tendres. Écoute! Le poète est né! Gloire! Il faut entendre cette paix de Bonté et ces choeurs d’Harmonie. Regarde! La nuit, ô Terre, se déchire. Le poète est né, et voici les Célébrantes: ce sont les choses de tous les jours, qui, comme avant, continuent pour qu’il les aime et pour qu’il les chante. Vois! C’est là-bas, vers l’Aube, la colline, ô Terre! avec les perdrix perdues dans la neige. Il fait jour! Gloire! Reconnais les vieux cimetières éparpillés comme des orgues d’agonie Reconnais-toi toi-même, et, puisque tu es lui, puisque nous sommes lui, toi et moi et la Mer, regarde passer, en courbes, dans les airs, les canards que tu dois reposer et nourrir. Ils s’en viennent du Ciel pour aller à la Mer, et pour se reposer, ô Terre! sur tes terres. Unissons nos devoirs et soyons le poète qui a un seul coeur et qui a une seule tête. Éveille-toi! La nuit terrestre se déchire; le poète est né, et voici les Célébrantes. LA TERRE Je me réveille, ô Ciel! Je suis l’âme-poète, et je te berce aussi, ô Ciel, parmi les cieux harmonieux. L’air que je berce est toi, et, bercé, tu me berces. Je me suis réveillée au cri poussé par l’Infini, au moment où naissait le poète dans la paix douce et bénie... Et j’entends les ruisseaux, les terres et les mousses. LA MER À LA TERRE Terre, je te berce de chants et de parfums, et je berce le Ciel où chantent les étoiles. Mais le Ciel qui me berce est bercé par toi. Aimons-nous à jamais, car nous ne sommes qu’un. ENSEMBLE Nous sommes l’âme du poète qui est née maintenant. Une grande joie M’emplit et Je parfume les pieds de Dieu, pareille à l’encensoir qui fume. Je suis le jour, la nuit, le bruit et le silence. UN JOUR. (1895) A Henri De Régnier. Personnages. La Mère Du Poète. Le Père Du Poète. Le Poète. (Vingt-six ans). L'Ame Du Poète. (Jeune fille en blanc qui a vingt-six ans). La Fiancée Du Poète. (Jeune fille en bleu qui a dix-huit ans). La Vielle Servante. La Chienne. Scène I Il est onze heures du matin. Journée torride. Une salle à manger campagnarde dont une porte et deux fenêtres donnent sur un jardin qui a des fleurs d'été. En face de la porte, un buffet modeste sur lequel il y a des fruits et des pots de confiture. Suspendus au mur, aux côtés du buffet, deux vieux plats peinturlurés. Près de l'un d'eux, une petite carabine est accrochée... Sur la table à manger, recouverte d'une vieille toile cirée, des capucines. Près d'une des fenêtres ouvertes la mère du poète coud du linge blanc. A côté d'elle, la fiancée du poète brode. L'âme du poète reçoit, au bas du perron usé qui conduit du jardin à la salle à manger, le poète qui revient de le chasse avec ça chienne. LE POÈTE -Ou est ma mère? L'AME DU POÈTE Dans la salle à manger où sentent bon les fruits, elle coud le linge blanc près des capucines qui font penser à Mademoiselle Linné. C'est la mère douce aux cheveux gris dont tu es né. II y a un grand calme qui tombe de la vigne. La chatte sur la pierre chaude s'étire en baillant, ou roule au soleil son ventre blanc. Ta chienne allongée allonge un museau pointant sur ses pattes allongées, courtes et frisées. Le ciel clair comme l'air entre par les croisées. Dieu te rendra bon comme les hommes et doux comme le miel, la mature et les pommes où se collent les guêpes en or tout empêtrées. Ta mère douce coud dans la salle à manger où sentent bon les fruits, près de ta fiancée. LE POÈTE (ayant gravi le perron, il entre dans la salle à manger) Tu avais mis tes bas à sécher sur la haie... La vache en passant tout à l'heure les a mangés. LA FIANCÉE Oh! que c'est ennuyeux. C'est la seconde fois... Ça m'était arrivé il y a deux ou trois mois. LE POÈTE Tu pourrais les mettre à sécher près de la grange où la génisse et la vache ne passent pas... Il y a une corde en osier à des échalas... LA FIANCÉE Près de la grange l'ombre est trop épaisse à cause du noyer L'AME DU POÈTE (au poète qu'elle a suivi). Ton coeur en ce moment est dans l'ombre du noyer. Ton bonheur est comme le soleil qui glisse sur le perron usé, les poules et les glycines au bois tordu et dur. Là-bas, sur la haie, séchaient les bas légers de ta fiancée, et la vache qui passait les a mangés parce qu'ils éclairaient le soleil comme l'herbe bleue, parce que la vache était contente sous le ciel en feu, parce que tout était bon, parce que tout était doux, parce que tout était luisant comme le houx, parce que la vie est comme l'eau qui coule sur les cressons et les pierres dorées et douces. LE POÈTE Fiancée, donne-moi un verre d'eau? (La fiancée prend un verre.) LA MÈRE (à la servante qui est entrée). Va au puits chercher de l'eau. Ne cogne pas à la pierre le seau usé, la cruche. Va. (La servante sort. On entend grincer le puits.) LAME DU POÈTE Ecoute? Le puits grince et les guêpes sonnent. Le bleu dort sur la campagne aux maïs jaillies. Tout est doux comme les cloches des vaches, l'Automne, doux comme l'odeur de la poussière quand il tonne et qu'il a plu -quand les ruisseaux deviennent jaunes, doux comme le bruit des fusils des palombiers, l'Automne LA MÈRE DU POÈTE Tu as tué des cailles? Qu'on prenne des feuilles à la vigne qui ne soient pas sulfatées, pour faire cuire. L'AME DU POÈTE La mère et la fiancée sont comme des cygnes. LA FIANCÉE (à la chienne). Tu es essoufflée, chienne amie?... Tiens la terrine d eau et la bonne soupe que je t'ai faite tantôt. LE POÈTE J'ai deux cailles... manqué un râle... LA MÈRE (à la chienne dont elle caresse l'oreille.) Tu as manqué un râle? LE POÈTE Je l'ai blessé... Il est tombé dans le regain que l'on fauchait près du canal du gave... Mais il a couru, il s'est glissé dans l'herbe molle et la chienne a couru dessus comme une folle.. Mais elle n'a pu l'attraper... Où est le père? LA MÈRE II taillait les rosiers et répare l'arrosoir: le vert était parti. Il le repeint. L'AME DU POÈTE Le soir, Cet arrosoir est vert comme les sabres clairs des glaïeuls. Sur le parterre il verse la pluie par sa pomme dorée par l'usage. Ces pluies d'été qu'il verse sont douces pour les fleurs. L'eau, le vieux père la prend au puits glacé par la chaleur. Le puits est noir et beau, de mousse et d'ombre douce. Au dehors il est sec par la terre et la mousse. (La vieille servante met le couvert.) LE PÈRE (entre et pose l'arrosoir). J'ai cueilli des roses. As-tu tué des cailles? Petite fiancée, vous me paraissez pâle... Une vache a eu une génisse, qui est belle... Le garçon de ferme a tué une tourterelle près de la châtaigneraie d'Angays. (Il ôte son chapeau, le regarde en s'essuyant le front.) Il est bien vieux, ce pauvre chapeau de paille. (A sa femme:) Tu le reborderas. Il coûta deux cents francs. L'oncle l'avait porté de l'étranger en France. On en porte là-bas d'excessivement chers. L'AME DU POÈTE C'est la simplicité, la pauvreté d'hier et de demain. Ce sont les simples doux et fiers. Ils mangent leur gros pain sur la table luisante et noire. Ils ont de vieux chapeaux bordés de vieille moire. Leurs porte-monnaie sont usés, mais ils ne savent pas qu'une femme coûte quatre cent mille francs, ni qu'il y a d'antres plantes que l'ombre des lilas, les roses, les pourpiers, les lys, les giroflées, les roses de Noël, les glaïeuls des allées, les tristes buis luisants et les tulipes en fer. Les gens pauvres et fiers sont pareils à des cygnes. LE PERE J'ai arrangé, prés du laurier-tin, la ruche. Il y avait encore, qu'on avait cassée, une cruche. LA FIANCÉE La servante est vieille. Elle est malade. LA MÈRE Elle n'a plus la force d'arracher la salade. (La servante porte un *erre d'eau au poète. Il boit.) L'ÂME DU POÈTE Bois! C'est l'eau du puits qui crie. Elle est claire comme elle, comme la pluie. Elle est pure comme 1'6me de ta fiancée. Comme ses bras elle est douce et glacée. En puisant au vieux puits la cruche s'est cassée, parce que la vieille servante elle aussi est cassée. L'eau est douce. Prés des petites croisées des toits, les chats n'en trouvent plus parce qu'il fait trop chaud sous les vieilles tuiles. L'angélus sonne doucement comme un chapelet blanc, comme un chapelet blanc... Le long' du fossé tin âne va lentement. Près de l'eau bleue qui dort chantent les faux brillantes, et les grillons aux voix rouges se répondant. Comme un chapelet blanc se défait l'angélus... Il est si clair que l'on dirait qu'il a plu. Il fait si chaud que le ciel en plomb sue. A peine les carottes sauvages bougent. (La servante sort. Ils se mettent à table.) LE PÈRE Le toit du clocher laisse tomber les ardoises. L'ÂME DU POÈTE Elles luisent au soleil comme des gorges de pigeons... LE PÈRE On a essayé de les arranger. L'ouvrier a pris mal Il est au lit. C'est au pied... Un morceau de métal... Je lui,ai envoyé un peu de vin tantôt... Il faudra lui envoyer le reste du veau... La garbure est bonne... Ces choux sont bons. LA FIANCÉE Ce vin est rose... LE POÈTE Il n'a pas été cuvé. Il en reste encore une barrique et demie qui a l'air très bonne... L'AME DU POÈTE Ils l'ont vendangé sur les coteaux, aux mois d'Automne, quand la rivière verdit et que les coteaux tonnent. Ils l'ont mis aux barils usés et réparés avec des gaules et des espèces de joncs... Près du pressoir qui sent fort, près des ajoncs du fumier, pourris et doux, où vont les vaches, au soleil luisait un reste de sulfate comme le bracelet d'une montagne bleue... LE PÈRE Oui, ces choux sont bons vraiment. L'ÂME DU POÈTE Au jardin bleu, ils ont semé les choux qui dorment dans l'air bleu. Le jardin est triste où est la tonnelle verte et luisante auprès des brusques sauterelles. Le mur du vieux jardin est blanc comme la chaux la plus blanche, dans l'air clair comme l'eau, l'air qui blanchit tant il est bleu et sans nuages. Les choux qu'ils cueillent et mangent sont là. Ils dorment, au Printemps, près des feuilles molles des lilas, en Eté sous les mouches qui ont le bruit de la chaleur, en Automne sous les pluies douces de bonne odeur. LE POÈTE Ce salé, c'est-il de l'oie ou du canard? LA SERVANTE (qui est revenue). De l'oie, monsieur. L'ÂME DU POÈTE Elles allaient, les oies toutes blanches, sur la route blanche où les kilomètres dansent au soleil. Elles allaient au bord des mares. Elles tendaient le cou en sifflant du nez et, larges, elles gonflaient leurs ailes en se précipitant. LA MÈRE Comment va le petit garçon du meunier? LA FIANCÉE Il va mieux. On avait sonné son agonie, mais il va mieux. La fièvre a diminué, la nuit. J'ai été lui porter un pot de groseille. Ça lui a fait plaisir, j'ai cru. La grand'mère est mal à cause de la plaie de son talon. Le médecin leur a fait paver cher, dit-on. Ça ne devrait pas être. LE PÈRE Tiens... on pourra partager ce veau entre elle et l'autre... l'ouvrier. L'ÂME DU POÈTE Les pauvres donnent aux pauvres. Je ne sais pas si les riches donnent jamais... Le petit veau dont on mange la viande, je l'ai connu avant qu'on le menât mort à la boucherie. Il s'amusait gaîment aux luzernes fleuries à menacer Je ses jolies petites cornes un chien doux. Ce petit veau était pauvre et, parce qu'il était pauvre, il finit dans le ventre des pauvres. Il a fait son devoir en vivant, en mourant. Fais ton devoir aussi en mourant et vivant. Scène II Un vieux jardin. Buis. Puits. Ricins. Poiriers. Poules suspendue à un arbre, une cage. Au fond du jardin une tonnelle très ombreuse, noire et luisante. Le poète et sa fiancée causent enlacés. Assise à la gauche du poète, blanche et grave, son fane. Il est trois heures après midi. La canicule flambe. LE POÈTE Je t'aime. LA FIANCÉE (se désenlaçant.) Je t'aime. J'ai les cheveux mal arrangés. Embrasse-moi sur la bouche... Tu n'es pas gai? Pourquoi es-tu triste presque toujours? Embrasse-moi? L'AME DU POÈTE Il n'est pas triste. Il est grave et pareil aux bois. Il est pareil aux maisons des campagnes douces. Il est pareil aux tranquilles et douces mousses. Il est pareil aux fumées calmes des vieux toits. Il est pareil â la rivière vers le soir. Il est pareil au calme du vieux foyer noir. Il est pareil à l'eau qui est claire et qui est grave. Il est pareil à la pierre qu'un gave lave. Il est pareil au verger doux rempli de pommes. Il est pareil à toi. Il est pareil à l'homme. LE POÈTE Je t'aime. Tu ris. Pourquoi es-tu gaie toujours? L'AME DU POÈTE Elle n'est pas gaie. Elle est égale et pareille â l'eau dormante. Elle est pareille au vent qui fait rire cette eau. Elle est pareille aux centaurées roses des prairies. Elle est pareille au bruissaillement doux des pluies. Elle est pareille aux agneaux blancs qui bondissent. Elle est pareille au grillon qui dans l'herbe glisse. Elle est pareille à la chanson des choses au soleil. Elle est pareille au lys. Elle est pareille au miel. Elle est pareille à l'air. Elle est pareille à l'âme. Elle est pareille à toi, pareille è une femme. LE POÈTE Ceci est doux, bon, calme, endormi et pur. L'AME DU POÈTE Souviens-toi, quand, enfant, au pied du vieux et doux mur d'un cimetière, tu t'agenouillais, au Jubilé, avec ta mère. Le soir tendre tombait aux fleurs parfumées. La procession douce allait dans les allées. C'est cela qui t'a donné cette âme douce comme les chants des processions et la mousse. Souviens-toi du jardin du presbytère où les rossignols, prés des lys, nichaient dans la nuit des rosiers. A genoux! Dieu est grand! Tu étais un enfant... Tu as grandi. Tu étais mort. Dieu t'a fait vivant. LE POÈTE (s'inclinant vers sa fiancée.) Ne t'ennuieras-tu jamais ici? LA FIANCÉE Non. LE POÈTE Que feras-tu? L'AME DU POÈTE Elle continuera la vie. LA FIANCÉE Je t'aimerai. Il me tarde que tu me prennes Je veux dormir sous toi parce que je t'aime. L'AME DU POÈTE La nature est calme. Les abeilles sonnent. LE POÈTE Je t'aime. LA FIANCÉE On va nous voir... LE POÈTE Non. Il n'y a personne. L'AME DU POÈTE Les cailles endorment leur vol lourd dans les chaumes. LE POÈTE Ton chardonneret dort. Lui as-tu donné de l'eau? LA FIANCÉE Oui. Regarde? Elle luit. LE POÈTE (à son âme). Je souffre malgré ce bonheur. L'AME DU POÈTE Cache-lui ton ennui parce qu'elle est une femme. Elle est trop jeune pour pouvoir porter deux âmes. LE POÈTE (à son âme). Les faucheuses de foin, où sont-elles allées? L'AME DU POÈTE Leurs faux luisent là-bas dans la claire vallée. LE POÈTE A-t-on retrouvai le chien malade, le pauvre courant? L'AME DU POÈTE Il doit être mort aux mouches dans quelque champ. LE POÈTE A t-on cueilli, pour faire les paniers, les gaules? L'AME DU POÈTE Le vannier les portait, courbé, sur son épaule. LE POÈTE Le cochon est-il malade? -ou mort?... J'en ai peur. L'AME DU POÈTE Il sera mort sur la route blanche de chaleur. LE POÈTE Je vendrai ma chienne pour acheter un autre cochon. L'AME DU POÈTE On n'a pas d'argent quand on a du génie. On souffre. LA FIANCÉE (au poète), Je t'aime. LE POÈTE Je t'aime. Ton corsage bat. Tu es pâle. L'AME DU POÈTE Vois? La vigne bleue se tord sur les ceps noirs, Les coteaux vont bientôt devenir en soir. Ils ont une ligue douce comme une ligne, douce comme l'odeur du miel et de la vigne. Les angélus vont chanter et s'arrêter en tournant comme des palombes, au-dessus des champs qui ont, le soir, cette odeur forte de forêt qui fait se tromper les chiens d'arrêt. Les champs gras vont rouler dans une espèce de laine douce, humide. Tu vas voir trembler toute la plaine. Les roses, roses le jour, sont des roses noires la nuit. Au delà des coteaux en sont allées les pluies. 13ois les baisers de ta douce et tendre fiancée. Les larmes des femmes sont lourdes et salées comme la mer qui noie ceux qui y sont allés. Tu l'auras, cette fiancée douce, dans ton lit. Elle est douce comme les plus légères pluies, comme l'eau qui tremble dans les choux, le matin, comme les toiles d'araignées dans la rosée du chemin, comme l'écorce des cerisiers dans la main, comme le poil des lapins sauvages broutant le thym, comme les pas d'une bergeronnette sur la glace d'un chemin, comme près du vieux puits 1'aiguilleux romarin, comme le gloussement des poules piquant les grains, comme la chanson du puits d'argent sous une douce main, comme le lys commun et comme le raisin, comme la bouté qui est cher tous les hommes... LA FIANCÉE Je t'aime. Viens?... (Ils se lèvent et s'en vont.) Scène III La nuit est tombée. C'est après souper. Ils sont tous dans la vieille cuisine. Tamis aux murs, lard au plafond, vieille horloge, cheminée immense et noire, vieilles et grandes tables. Une chandelle en résine et une chandelle eu suif pour éclairer. La mère et la fiancée ficellent des pots de confiture. L'âme du poète à côté du poète, qui est. Debout près de son père, debout aussi, et qui vient d'entrer. Le poète parle à la vieille servante. LE POÈTE Leur a-t-on donné congé trois mois l'avance? LE PÈRE De quoi s'agit-il? LE POÈTE De la maison de la servante. On la lui a fait acheter pour placer son argent, mais ou ne lui paye pas son loyer depuis deux ans. Elle dit qu'il faudrait qu'ils foutissent le camp. LA FIANCÉE Ils sont pauvres. LE POÈTE La mère a une tumeur à la hanche. L'ÂME DU POÈTE Le lit et le cercueil des pauvres sont des planches. LE POÈTE (impatienté, à la servante). Voyous, que veux-tu faire? Veux-tu les faire saisir? LA SERVANTE Non, monsieur. L'ÂME DU POÈTE Attendons que l'on soit guéri, LA MÈRE (au poète). Tu es énervé? Tu as du faire des vers tout à l'heure Cela te fait du mal. Il faut mener une vie meilleure. Les vers, tu le sais, ne peuvent te mener à rien. Tu sais que je te dis cela pour ton bien... Il yen a si peu qui gagnent de l'argent. LE POÈTE (à son âme). Oh que c'est triste... L'AME DU POÈTE Souris! Elle est la mère qui t'aime, celle dont tu es né parce que Dieu l'a voulu. Les poètes pèsent au ventre des femmes plus que les autres parce que les poètes qui vont naître portent le monde. Ils se sont assis, excepté la servante, qui essuie les assiettes. Le père sommeille. La mère et la fiancée lisent. Le poète fume sa pipe, assis, renversé, les mains dans ses poches, jambes étendues, et songe... Il cause avec son Anne assise près de lui à haute voix. Les autres n'entendent pas. LE POÈTE J'ai perdu ma journée. Elle a été inutile et calme. LAME DU POÈTE Le monde est-il inutile et calme? LE POÈTE Le monde est bon t ceux qui sont riches. Ils n'ont pas la médiocrité des soucis. Je passe ici ma jeunesse sans plaisir. J'aime et je souffre. Je fouille mon âme à en mourir. Ayez pitié de moi, mon Dieu? L'ÂME DU POÈTE Tu veux de l'or? Tu en as. Ecoute? L'or de Dieu sonne là-bas. (On entend des sonnailles de vaches.) Ce sont les sonnailles des vaches au front lourd et paisibles. Elles sonnent comme un trésor dans la nuit. Tu veux de l'argent? Regarde? II pleut des étoiles. Comme l'argent elles sont luisantes et pâles. Tu veux des bijoux? Ta fiancée a des yeux. Tu veux une urne:' Tu as le coeur de ta mère. A genoux! Dieu est grand! Il parle à la terre. Les sources prient jour et nuit. Fais comme elles. LE POÈTE Je souffre. L'AME DU POÈTE Qui est-ce qui ne souffre pas? Est-ce la gloire que tu désires? Nul ne sait s'il l'aura. LE POÈTE Je désirais la gloire quand j'étais un enfant. Jamais je ne l'ai si peu souhaitée qu'à présent. Si on me la donnait, est-ce que ma vieille pipes bout d'ambre sentirait meilleur ou moins bon? Et dans ma chambre est-ce que ma tristesse et ma joie ne seraient pas les mènes en écoutant au loin les pas de ma mère? La gloire? Est-ce que c'est d'être mieux habillé? Est-ce que c'est d'être davantage regardé? Est-ce que c'est d'être davantage aimé? Mais presque tous ont crié que les femmes les trompaient. Alors qu'est-ce que c'est? L'AME DU POÈTE Calme toi. Tu seras heureux. Tous les hommes seront heureux un jour ou l'autre. (Un chant de paysan s'élève au loin.) Ce paysan qui chante au loin est heureux. Le grillon qui chante dans la suie est heureux, Le cochon qui a liai d'être saigné est heureux. Le pauvre veau quand on l'achève est heureux. Le gibier que l'on tue roide est heureux. Le blessé qui s'évanouit' est heureux. Le malheureux qui sou lire est heureux, L'homme qui riait est heureux. Celui qui meurt est heureux LE POÈTE Qui t'a conseillé de me parler ainsi? L'AME DU POÈTE Dieu. LA FIANCÉE Onze heures sonnent. II faut aller se coucher. LE PÈRE La chandelle est finie. Je vais en chercher... LA MÈRE Qu'est-ce que c'est que ce bruit que j'entends dehors? L'AME DU POÈTE Les âmes. (Ils sortent en se souhaitant bonne nuit.) Scène IV Deux chambres è côté l'une de l'autre. Le poète est dans l'une, sa fiancée dans l'autre. La fiancée va se coucher. Ses bras sont nus. Elle se coiffe devant une glace, puis s'agenouille et prie. Le poète va se coucher. Il finit sa pipe à sa fenêtre ouverte sur la nuit qui est calme comme Lieu. Dans la profondeur bleue, pareilles à des éclats de givre ou à des calices de lys blancs, les étoiles larmoient. Il y a un grand silence. Tout à coup, des sonnailles de vaches. Elles chantent comme des sources et des sourires, se rapprochent, passent, s'éloignent. Le poète ferme sa fenêtre. LE POÈTE Des cloches... (Il pose sa pipe. Puis il s'agenouille, pose son front dans sa main droite. On les voit prier, sa fiancée et lui, chacun dans sa chambre, silencieux dans le silence immense.) 1895. LA MORT DU POÈTE (1897) A Madame Madeleine André Gide. Personnages La Mère Du Poète. Le Poète. La Fiancée Du Poète. L'Ame Du Poète. La Vielle Servante. Le Médecin. Les Vieux Pauvre. Le Chien. Le Puits. Une Rose Trémière. L'Auteur. Première Partie. C'est une matinée de Fête-Dieu. Le poète va mourir. Les fenêtres de sa chambre donnent sur un jardin qui est triste et ensoleillé, ou le vieux chien à demi paralytique repose, étendu. Une guêpe y vole. Dans la chambre: le poète est dans son lit. Il a le délire. Tantôt il parle haut, tantôt je suppose que l'on entend ce qu'il dit. Sa mère prie et, de temps en temps, se relève pour poser sa main fraîche sur le front brillant du malade. L'ami du poète et la fiancée du poète sont assis à une petite table. La fiancée compte des gouttes qu'elle laisse tomber dans un bol. L'ami lit distraitement un morceau de papier. La chambre est simple. Trois globes sur la cheminée. Celui du milieu recouvre une petite vierge blanche, naïve et campagnarde; je crois, en plâtre. Sous les deux autres il y a des fleurs et des épis artificiels enrubannés et ornés de papiers dorés et argentés. Par la tranquillité de l'azur torride, un ineffable et triste écho de la procession gémit. Des campanules gorgées d'azur, des joncs fleuris et froissés, des prêles qui forment une jonchée sur la route, des effluves d'une fraîcheur fanée s'élèvent. De la fenêtre qui donne au midi, on pourrait edo' une bannière d'or qui s'incline. LA FIANCÉE Bah! L'AMI Qu'est-ce qu'il y a? LA FIANCÉE J'ai fait trembler la fiole... Il en est tombé plus qu'il no faut dans le bol. C'est à recommencer. Passez-moi ce linge... Non... l'autre. C'est Ça. L'AMI Voilà. Tenez la soucoupe dessous. LA FIANCÉE Oui. C'est plus propre. (On entend la rumeur lointaine de la procession.) LE POÈTE Maman? Est-ce que c'est la fête du village? LA MÈRE Calma-toi. Tu es mon fils chéri. Calme-toi. LE POÈTE Ouvrez les fenêtres. L'AMI Dites-lui qu'elles le sont, mais n'ouvrez pas. LA MÈRE La fenêtre est ouverte, ami, tu le vois bien?... LE POÈTE Ah! oui, elles le sont. Oh! comme le jardin est calme! Là-bas je vois le vieux chien... Il est couché dans les giroflées et les salades. Je me souviens... Comme moi il est malade. A quelle époque sommes-nous de ces saisons? -Et Il me semble que c'est le mois de la moisson? Ce matin clair est doux comme le soir tombant. Il y a une obscurité fraîche sur le banc... Il est probable que je ne m'y retrouverai pas -la! -puisqu'ils ont dit tout bas que j'étais très bas. Relevez-moi un peu la tète? LA VIEILLE SERVANTE (elle entr'ouvre la porte). Mademoiselle, il n'y a plus de sucre. LA FIANCÉE Va chez Estelle en chercher si le magasin est fermé. Fais vite. LA VIEILLE SERVANTE Oui, mademoiselle. LA MÈRE (à la fiancée). Ferme complètement la vitre, cette procession a l'air de l'agiter. (Les chants se rapprochent, de plus en plus harmonieux; ils frémissent comme les ailes de pierre d'une église.) LE POÈTE Maman? LA MÈRE Quoi, mon fils? LE POÈTE Peux-tu me dire mon âge? LA MÈRE Calme-toi, mon fils chéri. Calme-toi -dis? LE POÈTE Ah! Cette musique est la fête du village où l'on danse. Écoutez les pleurs des chalumeaux sous la fraîcheur, de nuit au soleil, des ormeaux... C'est comme le bruit, sur les joncs courbés, des eaux... La fête! Il y a des tables et de gros verres... Vois donc: la limonade inonde le vieux banc? Ça m'inonde les bras et ça glace la table... Mais est-ce donc vrai que tu sois malade?... Maman! Maman! Maman! L'AMI (haut, A lui-même). Quel salaud de délire! Ah! bbà! fiche! J'ose pas faire de piqûre... Ce foutu médecin est toujours en retard. LA MÈRE (à l'ami). Quelle heure est-il? L'AMI Onze heures. LA MÈRE On ne sait pas quelle heure il est quand on souffre comme ça. (Elle prie. Le chant de la procession s'exalte. Il frémit sous l'azur torride. U résonne comme une ruche, comme une pluie d'été sur L'eau.) LE POÈTE (en lui-même). Ce bruit, dans le jardin, est comme une prière... Ce sont les doux moineaux qui effritent la pierre de la muraille. Mais c'est la procession. Ah! Je reconnais bien la fraîcheur des prières chantantes dans la frondaison bleue de la Fête-Dieu! Je me souviens! Je suis, j'y suis. Chantons! Dans mon coeur, O mon Dieu, ont fleuri des blés bleus sous le tranquille azur de cette matinée où les chants, bien scandés, de la belle fête-Dieu flottent comme un parfum d'île de rosée. O mon Dieu! des vallées tu as pris les liserons et ils chantent sous la forme de petites filles empesées que l'on a frisées avec de l'eau sucrée et dont les jolies bannières s'inclinent sous des rayons... Elles portent avec beaucoup de soin des gerbes artificielles et naïves où bougent des reines-marguerites, des bleuets, des coquelicots sous la musique où s'engouffre l'encens des foins lointains.. O mon Dieu, je suis ému. Je me souviens... Je t'offrais toute la pureté de mon coeur. Des enfants grands comme ça étaient vêtus de rouge. et c'est eux qui portaient des corbeilles de roses et ton souffle passait dans les averses de couleur... Ces enfants ils venaient, si petits que je me disais: Est-ce qu'ils ne sont pas les roses qu'ils portent? Et l'azur qui s'ouvrait comme une immense porte laissait tomber de l'âme sur ma tête fatiguée... C'était plus pur que l'eau, plus pur que la lumière. Les voix étaient comme l'écho d'un orage d'amour, et mon coeur s'arrêtait, comme ébloui de jour, devant l'innocence des pas des petites filles claires. O Dieu! Puisque ces enfants te célébraient, puisqu'elles portaient dans leurs mains de pureté les grains de blé et le soleil, le jour et l'ombre, je pousse vers toi un cri grand comme l'immensité... ... Ah! je te dis merci! Merci pour ce que je souffre... Je meurs étouffé... Je suis moins devant toi qu'un grain d'avoine au gré de l'orage qui souffle! Oh! écoutez! là-bas se meurt ma triste pensée... Oh! écoutez -sur les campanules et les joncs écrasés, dans les chants, dans les tourbillons d'encens, dans la pureté ma mort va passer, ma mort va passer Dans la procession cérémonieuse. (Haut.) Je meurs! de l'air! L'AMI (à la fiancée). Il n'y a plus d'eau dans la carafe. Est-ce que Marie est revenue? (La servante parait.) LA FIANCÉE La voilà. Marie, va chercher de l'eau au puits? LE PUITS (Il chante sous les mains calleuses de la servante.) Je suis le serviteur de la vieille servante, et je pleure aujourd'hui et je crie sous ma rouille. Ah! pourquoi d onc meurt-il, le jeune homme à l'âme claire qui s'amusait enfant à cueillir sur ma margelle la gourde à la fleur jaune et le bleu liseron... Mon Dieu! ayez pitié du vieux puits qui regrette le jeune enfant marqué du signe des poètes.. J'écoutais son babil et le bourdon des guêpes pendant les lourds après-midi blancs des vêpres... Mon Dieu! Qu'il était doux! Par moments, il tombait. Il regardait, au fond de mon ombre, l'eau. Il regardait les rosiers s'effeuiller sur mes dalles. Il faisait la charité aux traîneurs de sandales. Il venait, près de moi, par les déclins doux de l'Été. Il regardait les poules au soleil onduler. Il regardait sa mère dire son chapelet. Il écoutait les grains du chapelet trembler. Il voyait, dans mon seau, sa bouche se refléter. Il s'amusait, en puisant, à me faire crier. Et maintenant, mon Dieu, je voudrais me briser, parce qu'au tremblement de ma chaîne et de la servante je sens que c'est pour la mort que l'on puise de l'eau. (La servante remplit la carafe. En passant elle touche.) UNE ROSE TRÉMIÈRE (qui s'effeuille et chante.) Tu meurs? Pourquoi meurs-tu? Tu m'avais donnés un jour de veille de Fête-Dieu à ta fiancée. Elle m'avait mise à son corsage bleu, mais le vent avait soufflé et j'étais tombée... Alors ta fiancée m'avait ramassée et, comme ma belle tige verte était cassée, elle m'avait glissée, avec ses doigts de neige, dans son corsage de neige où je m'étais fanée. (Le chien a suivi la servante et s'est couché sur la descente de lit de son maître.) LA PENSÉE DU CHIEN 0 mon cher maître aimé! Quand turne donnais des coups, je t'aimais. Près de toi, j'ai passé de longs jours, mais maintenant ta voix ne sait plus m'appeler. Je me souviens des jours où j'étais à tes pieds, et que tu me regardais avec tristesse. Quand j'étais un tout petit chien, tu me donnais du lait tiède, et tu me caressais et j'étais comme fou. Tu me mettais sur la table, tout petit, et, tout k coup, j'aboyais. LE POÈTE (en lui-même). C'est le pauvre chien malade et ami. Souvent je l'ai regardé lorsque, endormi, il sommeillait sous un rayon de poussière oblique. Mon cour était amer et ne se consolait qu'en le voyant ainsi, timide et résigné, me regarder, puis refermer les yeux tout doucement. Souvent, je me disais, en le regardant: je mène ici une amère et triste existence. Là-bas s'amusent et sont gais des jeunes gens parce qu'ils ont des positions et de l'argent. Mais mon coeur se calmait et ma gorge prête à pleurer se détendait en regardant ce pauvre être résigné qui était content de sa misère à mes pieds. L'AMI Chassez le chien. Il fait du bruit... (On chasse le chien.) LE POÈTE Si je pouvais parler, je sais que le pauvre chien resterait. Il a le droit de me voir mourir... Deuxième Partie. L'AUTEUR Voici donc ce poète que vous avez suivi depuis sa naissance où tout le ciel chantait, ivre, jusqu'à sa douloureuse et trop jeune agonie. Je vous ai montré le jour joyeux de sa naissance, je vous ai fait entendre la voix des éléments et les harpes des séraphins dans l'azur charmant. On a pu évoquer son enfance si triste, les doux pâtés de sable au fond du jardin triste, et son tablier blanc le long des treilles vives. On a pu l'évoquer premier communiant, doux, triste et pur, guindé dans son petit vêtement, à genoux près du cierge au pur rayonnement. Vous avez assisté â son amour première, dans le parterre grave où les roses trémières étaient comme des fleurs composées de lumière. Je vous ai fait entendre, par un radieux jour, sous la tonnelle noire et luisante, l'amour que sa fiancée et lui s'avouaient tour â tour. Je vous ai raconté la petite vie modeste de ce poète, auprès de son père et sa mère, de sa fiancée, de la servante et de la chienne. J'aurais voulu que durât toujours ce bonheur. Mais les desseins de Dieu sont mystérieux et, parfois, comme une hache, nous fendent le coeur. J'étais donc désigné pour écrire la vie d'un poète qu'on eut voulu toujours ravie... -Mais pourquoi mentirais-je à ma poésie? Il doit mourir jeune, à l'âge bienheureux qui faisait dire aux anciens que ceux qui mouraient à cet âge étaient aimés des dieux. Ne vous plaignez jamais d'une trop triste histoire. L'histoire de la vie est celle la plus noire, comme aussi la plus blanche et la plus méritoire. J'ai voulu, ici, mêler le bonheur et le malheur. Si le malheur l'emporte et si tu ressens la douleur de ces êtres: travaille à devenir meilleur. Que la pitié que tu as polir sa vieille mère t'apprenne à vénérer les noires rides amères que tu vois sous les yeux des tremblantes vieilles. Que la pitié que tu as pour la fiancée du poète, t'apprenne à respecter le coeur de celles qui, tristement, n'attendent plus les fiancés. Que la pitié que tu as pour l'ami du poète t'apprenne à ne jamais tendre la main qu'avec a franchise de l'oeil, du coeur et de la tête. Que la pitié que tu as pour la vieille servante t'apprenne à vénérer les serviteurs tremblants dont la main ne peut plus porter les poids trop grands. Que la pitié que tu as pour le chien paralytique t'apprenne que tu dois panser tous les martyres et avoir la pitié des animaux infimes. Si tu as la pitié du vieux puits plein de roses où est l'eau du baptême et où est l'eau de la mort, apprends à vénérer et à aimer les choses. Si, ne revoyant pas le père, qui, dans Un Jour, coupe naïvement les belles roses rouges, tu te dis que, sans doute, il est mort: respecte les absents et respecte les morts. (Dans la même chambre, après-midi. Le jour, au dehors, est triste, triste.) LA MÈRE (à genoux, prie). Mon Dieu, je vous en prie. Oh 1 faites que mon fils ne meure pas. Ayez, ayez pitié de mon martyre. Il était si bon. Mon Dieu, je sens que je deviens folle. Je vous supplie à genoux. Mon Dieu, ayez pitié de moi. Ce n'est pas possible. J'ai rêvé. Je rave. Ayez pitié. Ayez pitié. Ayez pitié de moi qui suis si malheureuse... LA FIANCÉE (à genoux, prie). Dieu, je vous en supplie, ne brisez pas mon coeur. Vous savez combien j'aime au-dessus de tout celui que votre bonté me donnait pour époux. 0 mon Dieu, je vous en supplie. Faites que je vive avec lui une vie de bonté et d'amour. Mon martyre est au-dessus de tout. -Moi qui étais si fière de lui. 0 mon Dieu, épargnez-moi. Je serai l'épouse fidèle. Je le consolerai. Je le soignerai. Je le guérirai. Mon Dieu, ayez pitié de moi. Ayez pitié... L'AMI (debout prie). Mon Dieu, permettez que la main de mon ami demeure encore dans la mienne. Epargnez à ces deux femmes cette douleur. Souvenez-vous, mon Dieu, de l'union de nos coeurs. Vous qui avez permis cette franche amitié, ne la brisez pas. Nous étions liés comme des frères. Comment ferai-je donc pour marcher dans la vie sans lui? Mon Dieu, voyez, je m'incline devant vous. Mais épargnez-moi ce martyre. Mon Dieu, je veux croire en la prière. Ayez pitié de mon coeur... LA VIEILLE SERVANTE (ù genoux, prie). Mon Dieu, laissez-moi encore servir le pauvre Monsieur qui est si bon. 0 mon Dieu, je voudrais mourir avant lui. Je suis vieille, moi, et je l'ai vu tout petit. Bonne Sainte Vierge, Mère de Notre Seigneur, éloignez de dessus votre servante ce malheur. LE POÈTE (fait un mouvement). -A boire! LA MÈRE (au médecin). Il a soif. Que faut-il lui donner? LE MÉDECIN De l'eau sucrée tiède. LA MÈRE (Elle s'approche et veut faire boire le malade, qui refuse.) Il la refuse... Bois, fils chéri... C'est moi, c'est ta mère, fils chéri, qui te fais boire. (Le Poète fait un effort douloureux, sourit et boit). LA MÈRE Il est très accablé. LE MÉDECIN A-t-il pris la potion? L'AMI Oui, docteur. LE MÉDECIN Avez-vous pris la température? L'AMI (à voix basse). Quarante. Le jour baisse doucement. II y a une grande paix. De la fenêtre on pourrait voir une grande lumière qui crève les nuages et tombe en gerbe sur la colline. Tout est calme dans la chambre du malade. II n'y a que le bruit d'une cuillère dans un verre. Tout à coup on entend les cris déchirants des femmes. Troisième Partie. Maintenant c'est le recueillement avant l'orage. Il est six heures du soir. Dans le triste jardin le vieux chien, à sa place habituelle, étend son corps paralytique. Il essaye de se défendre d'une abeille. La cloche des morts sonne. La vie est comme la vie. Une hirondelle rase la terre, monte haut, crie, semble se laisser tomber. Une tristesse infinie entoure les rigides roses trémières. Un vieux pauvre arrive sur la route, il se traîne péniblement jus- qu'à la porte de la maison où vient d'expirer le poète. Il frappe. Il espère qu'on lui répondra. Sa pauvre voix honteuse et craintive trouble seule le petit jardin. Elle est semblable au mur- mure d'une guêpe. Elle dit: Monsieur, madame, faites la charité -que Dieu vous bénisse. Juillet 1897. Bâte un âne... À Paul Fort. Bâte un âne qui porte une outre d’eau de roche à son flanc, car dans le pays des améthystes qu’il te faut longuement traverser l’eau n’existe pas, ni le pain que tu clôras en ta sacoche. Or c’est à Bassora, dans la boutique, à gauche de chez Aboul Hassan Ebn Taher le droguiste. Devant le souk un dromadaire laisse triste- ment pendre de sa lèvre une espèce de poche. C’est là que Tristan Klingsor, l’enchanteur, compose de doux lieds auprès d’un bassin. Et les roses l’approuvent en penchant la tête, et son rebec se plaint comme un vent doux et précieux avec l’inflexion d’une jeune fille qui pose sa main dessus son coeur pour un salamalec. Source: http://www.poesies.net