Voyage Au Mont-Blanc Par François-René Chateaubriand (1768-1848) Paysages De Montagnes Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. Fin d'août 1805. J'ai vu beaucoup de montagnes en Europe et en Amérique, et il m'a toujours paru que dans les descriptions de ces grands monuments de la nature on allait au delà de la vérité. Ma dernière expérience à cet égard ne m'a point fait changer de sentiment. J'ai visité la vallée de Chamouny, devenue célèbre par les travaux de M. de Saussure ; mais je ne sais si le poète y trouverait le speciosa deserti comme le minéralogiste. Quoi qu'il en soit, j'exposerai avec simplicité les réflexions que j'ai faites dans mon voyage. Mon opinion, d'ailleurs, a trop peu d'autorité pour qu'elle puisse choquer personne. Sorti de Genève par un temps assez nébuleux, j'arrivai à Servoz au moment où le ciel commençait à s'éclaircir. La crête du Mont-Blanc ne se découvre pas de cet endroit, mais on a une vue distincte de sa croupe neigée , appelée le Dôme . On franchit ensuite le passage des Montées, et l'on entre dans la vallée de Chamouny. On passe au-dessous du glacier des Bossons ; ses pyramides se montrent à travers les branches des sapins et des mélèzes, M. Bourrit a comparé ce glacier, pour sa blancheur et la coupe allongée de ses cristaux, à une flotte à la voile ; j'ajouterais, au milieu d'un golfe bordé de vertes forêts. Je m'arrêtai au village de Chamouny, et le lendemain je me rendis au Montanvert. J'y montai par le plus beau jour de l'année. Parvenu à son sommet, qui n'est qu'une croupe du Mont-Blanc, je découvris ce qu'on nomme très improprement la Mer de Glace . Qu'on se représente une vallée dont le fond est entièrement couvert par un fleuve. Les montagnes qui forment cette vallée laissent pendre au-dessus de ce fleuve une masse de rochers, les aiguilles du Dru, du Bochard, des Charmoz. Dans l'enfoncement, la vallée et le fleuve se divisent en deux branches, dont l'une va aboutir à une haute montagne, le Col du Géant, et l'autre aux rochers des Jorasses. Au bout opposé de cette vallée se trouve une pente qui regarde la vallée de Chamouny. Cette pente, presque verticale, est occupée par la portion de la Mer de Glace qu'on appelle le Glacier des Bois. Supposez donc un rude hiver survenu ; le fleuve qui remplit la vallée, ses inflexions et ses pentes, a été glacé jusqu'au fond de son lit ; les sommets des monts voisins se sont chargés de neige partout où les plans du granit ont été assez horizontaux pour retenir les eaux congelées : voilà la Mer de Glace et son site. Ce n'est point, comme on le voit, une mer ; c'est un fleuve ; c'est, si l'on veut, le Rhin glacé ; la Mer de Glace sera son cours, et le Glacier des Bois sa chute à Laufen. Lorsqu'on est sur la Mer de Glace, la surface, qui vous en paraissait unie du haut du Montanvert, offre une multitude de pointes et d'anfractuosités. Ces pointes imitent les formes et les déchirures de la haute enceinte de rocs qui surplombent de toutes parts : c'est comme le relief en marbre blanc des montagnes environnantes. Parlons maintenant des montagnes en général. Il y a deux manières de les voir : avec les nuages, ou sans les nuages. Avec les nuages, la scène est plus animée ; mais alors elle est obscure, et souvent d'une telle confusion, qu'on peut à peine y distinguer quelques traits. Les nuages drapent les rochers de mille manières. J'ai vu au-dessus de Servoz un piton chauve et ridé qu'une nue traversait obliquement comme une toge ; on l'aurait pris pour la statue colossale d'un vieillard romain. Dans un autre endroit, on apercevait la pente défrichée de la montagne ; une barrière de nuages arrêtait la vue à la naissance de cette pente, et au-dessus de cette barrière s'élevaient de noires ramifications de rochers imitant des gueules de Chimère, des corps de Sphinx, des têtes d'Anubis, diverses formes des monstres et des dieux de l'Egypte. Quand les nues sont chassées par le vent, les monts semblent fuir derrière ce rideau mobile : ils se cachent et se découvrent tour à tour ; tantôt un bouquet de verdure se montre subitement à l'ouverture d'un nuage, comme une île suspendue dans le ciel ; tantôt un rocher se dévoile avec lenteur, et perce peu à peu la vapeur profonde comme un fantôme. Le voyageur attristé n'entend que le bourdonnement du vent dans les pins, le bruit des torrents qui tombent dans les glaciers, par intervalle la chute de l'avalanche, et quelquefois le sifflement de la marmotte effrayée qui a vu l'épervier dans la nue. Lorsque le ciel est sans nuages, et que l'amphithéâtre des monts se déploie tout entier à la vue, un seul accident mérite alors d'être observé : les sommets des montagnes, dans la haute région où ils se dressent, offrent une pureté de lignes, une netteté de plan et de profil que n'ont point les objets de la plaine. Ces cimes anguleuses, sous le dôme transparent du ciel, ressemblent à de superbes morceaux d'histoire naturelle, à de beaux arbres de coraux, à des girandoles de stalactite, renfermés sous un globe du cristal le plus pur. Le montagnard cherche dans ses découpures élégantes l'image des objets qui lui sont familiers : de là ces roches nommées les Mulets , les Charmoz , ou les Chamois ; de là ces appellations empruntées de la religion, les sommets des Croix , le rocher du Reposoir , le glacier des Pèlerins ; dénominations naïves qui prouvent que si l'homme est sans cesse occupé de l'idée de ses besoins, il aime à placer partout le souvenir de ses consolations. Quant aux arbres des montagnes, je ne parlerai que du pin, du sapin et du mélèze, parce qu'ils font, pour ainsi dire, l'unique décoration des Alpes. Le pin a quelque chose de monumental ; ses branches ont le port de la pyramide, et son tronc celui de la colonne. Il imite aussi la forme des rochers où il vit : souvent je l'ai confondu sur les redans et les corniches avancées des montagnes, avec des flèches et des aiguilles élancées ou échevelées comme lui. Au revers du Col de Balme, à la descente du glacier de Trient, on rencontre un bois de pins, de sapins et de mélèzes : chaque arbre, dans cette famille de géants, compte plusieurs siècles. Cette tribu alpine a un roi que les guides ont soin de montrer aux voyageurs. C'est un sapin qui pourrait servir de mat au plus grand vaisseau. Le monarque seul est sans blessure, tandis que tout son peuple autour de lui est mutilé : un arbre a perdu sa tête, un autre ses bras ; celui- ci a le front sillonné par la foudre, celui-là le pied noirci par le feu des pâtres. Je remarquai deux jumeaux sortis du même tronc, qui s'élançaient ensemble dans le ciel : ils étaient égaux en hauteur et en âge ; mais l'un était plein de vie et l'autre était desséché. Daucia, Laride Thymberque, simillima proles, Indiscreta suis, gratusque parentibus error, At nunc dura dedit vobis discrimina Pallas. " Fils jumeaux de Daucus, rejetons semblables, ô Laris et Thymber ! vos parents mêmes ne pouvaient vous distinguer, et vous leur causiez de douces méprises ! Mais la mort mit entre vous une cruelle différence. " Ajoutons que le pin annonce la solitude et l'indigence de la montagne. Il est le compagnon du pauvre Savoyard, dont il partage la destinée : comme lui, il croit et meurt inconnu sur des sommets inaccessibles, où sa postérité se perpétue également ignorée. C'est sur le mélèze que l'abeille cueille ce miel ferme et savoureux qui se marie si bien avec la crème et les framboises du Montanvert. Les bruits du pin, quand ils sont légers, ont été loués par les poètes bucoliques ; quand ils sont violents, ils ressemblent au mugissement de la mer : vous croyez quelquefois entendre gronder l'Océan au milieu des Alpes. Enfin, l'odeur du pin est aromatique et agréable ; elle a surtout pour moi un charme particulier, parce que je l'ai respirée à plus de vingt lieues en mer sur les côtes de la Virginie : aussi réveille-t-elle toujours dans mon esprit l'idée de ce Nouveau Monde qui me fut annoncé par un souffle embaumé, de ce beau ciel, de ces mers brillantes où le parfum des forêts m'était apporté par la brise du matin ; et comme tout s'enchaîne dans nos souvenirs, elle rappelle aussi dans ma mémoire les sentiments de regrets et d'espérance qui m'occupaient lorsque appuyé sur le bord du vaisseau je rêvais à cette patrie que j'avais perdue, et à ces déserts que j'allais trouver. Mais, pour venir enfin à mon sentiment particulier sur les montagnes, je dirai que comme il n'y a pas de beaux paysages sans un horizon de montagnes, il n'y a point aussi de lieux agréables à habiter ni de satisfaisants pour les yeux et pour le coeur là où on manque d'air et d'espace : or, c'est ce qui arrive dans l'intérieur des monts. Ces lourdes masses ne sont point en harmonie avec les facultés de l'homme et la faiblesse de ses organes. On attribue aux paysages des montagnes la sublimité : celle-ci tient sans doute à la grandeur des objets. Mais si l'on prouve que cette grandeur, très réelle en effet, n'est cependant pas sensible au regard, que devient la sublimité ? Il en est des monuments de la nature comme de ceux de l'art : pour jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective ; autrement, les formes, les couleurs, les proportions, tout disparaît. Dans l'intérieur des montagnes, comme on touche à l'objet même, et comme le champ de l'optique est trop resserré, les dimensions perdent nécessairement leur grandeur : chose si vraie, que l'on est continuellement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J'en appelle aux voyageurs : le Mont-Blanc leur a-t-il paru fort élevé du fond de la vallée de Chamouny ? Souvent un lac immense dans les Alpes a l'air d'un petit étang ; vous croyez arriver en quelques pas au haut d'une pente que vous êtes trois heures à gravir ; une journée entière vous suffit à peine pour sortir de cette gorge, à l'extrémité de laquelle il vous semblait que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des montagnes, dont on fait tant de bruit, n'est réelle que par la fatigue qu'elle vous donne. Quant au paysage, il n'est guère plus grand à 1'oeil qu'un paysage ordinaire. Mais ces monts qui perdent leur grandeur apparente quand ils sont trop rapprochés du spectateur sont toutefois si gigantesques qu'ils écrasent ce qui pourrait leur servir d'ornement. Ainsi, par des lois contraires, tout se rapetisse à la fois dans les défilés des Alpes, et l'ensemble et les détails. Si la nature avait fait les arbres cent fois plus grands sur les montagnes que dans les plaines ; si les fleuves et les cascades y versaient des eaux cent fois plus abondantes, ces grands bois, ces grandes eaux pourraient produire des effets pleins de majesté sur les flancs élargis de la terre. Il n'en est pas de la sorte ; le cadre du tableau s'accroît démesurément, et les rivières, les forêts, les villages, les troupeaux gardent les proportions ordinaires : alors il n'y a plus de rapport entre le tout et la partie, entre le théâtre et la décoration. Le plan des montagnes étant vertical devient une échelle toujours dressée où l'oeil rapporte et compare les objets qu'il embrasse ; et ces objets accusent tour à tour leur petitesse sur cette énorme mesure. Les pins les plus altiers, par exemple, se distinguent à peine dans l'escarpement des vallons, où ils paraissent collés comme des flocons de suie. La trace des eaux pluviales est marquée dans ces bois grêles et noirs par de petites rayures jaunes et parallèles ; et les torrents les plus larges, les cataractes les plus élevées, ressemblent à de maigres filets d'eau ou à des vapeurs bleuâtres. Ceux qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers, sont plus heureux que moi : mon imagination n'a jamais pu découvrir ces trésors. Les neiges du bas Glacier des Bois, mêlées à la poussière de granit, m'ont paru semblables à de la cendre ; on pourrait prendre la Mer de Glace, dans plusieurs endroits, pour des carrières de chaux et de plâtre ; ses crevasses seules offrent quelques teintes du prisme, et quand les couches de glace sont appuyées sur le roc, elles ressemblent à de gros verres de bouteille. Ces draperies blanches des Alpes ont d'ailleurs un grand inconvénient : elles noircissent tout ce qui les environne, et jusqu'au ciel, dont elles rembrunissent l'azur. Et ne croyez pas que l'on soit dédommagé de cet effet désagréable par les beaux accidents de la lumière sur les neiges. La couleur dont se peignent les montagnes lointaines est nulle pour le spectateur placé à leur pied. La pompe dont le soleil couchant couvre la cime des Alpes de la Savoie n'a lieu que pour l'habitant de Lausanne. Quant au voyageur de la vallée de Chamouny, c'est en vain qu'il attend ce brillant spectacle. Il voit, comme du fond d'un entonnoir, au-dessus de sa tête, une petite portion d'un ciel bleu et dur, sans couchant et sans aurore ; triste séjour où le soleil jette à peine un regard à midi par-dessus une barrière glacée. Qu'on me permette, pour me faire mieux entendre, d'énoncer une vérité triviale. Il faut une toile pour peindre : dans la nature le ciel est la toile des paysages ; s'il manque au fond du tableau, tout est confus et sans effet. Or, les monts, quand on en est trop voisin, obstruent la plus grande partie du ciel. Il n'y a pas assez d'air autour de leurs cimes ; ils se font ombre l'un à l'autre et se prêtent mutuellement les ténèbres qui résident dans quelque enfoncement de leurs rochers. Pour savoir si les paysages des montagnes avaient une supériorité si marquée, il suffisait de consulter les peintres : ils ont toujours jeté les monts dans les lointains, en ouvrant à l'oeil un paysage sur les bois et sur les plaines. Un seul accident laisse aux sites des montagnes leur majesté naturelle : c'est le clair de lune. Le propre de ce demi-jour sans reflets et d'une seule teinte est d'agrandir les objets en isolant les masses et en faisant disparaître cette gradation de couleurs qui lie ensemble les parties d'un tableau. Alors plus les coupes des monuments sont franches et décidées, plus leur dessin a de longueur et de hardiesse et mieux la blancheur de la lumière profile les lignes de l'ombre. C'est pourquoi la grande architecture romaine, comme les contours des montagnes, est si belle à la clarté de la lune. Le grandiose , et par conséquent l'espèce de sublime qu'il fait naître, disparaît donc dans l'intérieur des montagnes : voyons si le gracieux s'y trouve dans un degré plus éminent. On s'extasie sur les vallées de la Suisse ; mais il faut bien observer qu'on ne les trouve si agréables que par comparaison. Certes l'oeil, fatigué d'errer sur des plateaux stériles ou des promontoires couverts d'un lichen rougeâtre, retombe avec grand plaisir sur un peu de verdure et de végétation. Mais en quoi cette verdure consiste-t-elle ? En quelques saules chétifs, en quelques sillons d'orge et d'avoine qui croissent péniblement et mûrissent tard, en quelques arbres sauvageons qui portent des fruits âpres et amers. Si une vigne végète péniblement dans un petit abri tourné au midi, et garantie avec soin des vents du nord, on vous fait admirer cette fécondité extraordinaire. Vous élevez-vous sur les rochers voisins, les grands traits des monts font disparaître la miniature de la vallée. Les cabanes deviennent à peine visibles, et les compartiments cultivés ressemblent à des échantillons d'étoffes sur la carte d'un drapier. On parle beaucoup des fleurs des montagnes, des violettes que l'on cueille au bord des glaciers, des fraises qui rougissent dans la neige, etc. Ce sont d'imperceptibles merveilles qui ne produisent aucun effet : l'ornement est trop petit pour des colosses. Enfin, je suis bien malheureux, car je n'ai pu voir dans ces fameux chalets enchantés par l'imagination de J.-J. Rousseau que de méchantes cabanes remplies du fumier des troupeaux, de l'odeur des fromages et du lait fermenté ; je n'y ai trouvé pour habitants que de misérables montagnards, qui se regardent comme en exil et aspirent à descendre dans la vallée. De petits oiseaux muets, voletant de glaçons en glaçons, des couples assez rares de corbeaux et d'éperviers, animent à peine ces solitudes de neige et de pierre, où la chute de la pluie est presque toujours le seul mouvement qui frappe vos yeux. Heureux quand le pivert, annonçant l'orage, fait retentir sa voix cassée au fond d'un vieux bois de sapins ! Et pourtant ce triste signe de vie rend plus sensible la mort qui nous environne. Les chamois, les bouquetins, les lapins blancs sont presque entièrement détruits ; les marmottes mêmes deviennent rares, et le petit Savoyard est menacé de perdre son trésor. Les bêtes sauvages ont été remplacées sur les sommets des Alpes par des troupeaux de vaches, qui regrettent la plaine aussi bien que leurs maîtres. Couchés dans les herbages du pays de Caux, ces troupeaux offriraient une scène aussi belle, et ils auraient en outre le mérite de rappeler les descriptions des poètes de l'antiquité. Il ne reste plus qu'à parler du sentiment qu'on éprouve dans les montagnes. Eh bien, ce sentiment, selon moi, est fort pénible. Je ne puis être heureux là où je vois partout les fatigues de l'homme et ses travaux inouïs, qu'une terre ingrate refuse de payer. Le montagnard, qui sent son mal, est plus sincère que les voyageurs : il appelle la plaine le bon pays , et ne prétend pas que des rochers arrosés de ses sueurs, sans en être plus fertiles, soient ce qu'il y a de meilleur dans les distributions de la Providence. S'il est très attaché à sa montagne, cela tient aux relations merveilleuses que Dieu a établies entre nos peines, l'objet qui les cause et les lieux où nous les avons éprouvées ; cela tient aux souvenirs de l'enfance, aux premiers sentiments du coeur, aux douceurs et même aux rigueurs de la maison paternelle. Plus solitaire que les autres hommes, plus sérieux par l'habitude de souffrir, le montagnard appuie davantage sur tous les sentiments de sa vie. Il ne faut pas attribuer aux charmes des lieux qu'il habite l'amour extrême qu'il montre pour son pays : cet amour vient de la concentration de ses pensées et du peu d'étendue de ses besoins. Mais les montagnes sont le séjour de la rêverie ? J'en doute ; je doute qu'on puisse rêver lorsque la promenade est une fatigue, lorsque l'attention que vous êtes obligé de donner à vos pas occupe entièrement votre esprit. L'amateur de la solitude qui bayerait aux chimères [La Fontaine. (N.d.A.)] en gravissant le Montanvert pourrait bien tomber dans quelque puits comme l'astrologue qui prétendait lire au-dessus de sa tête et ne pouvait voir à ses pieds . Je sais que les poètes ont désiré les vallées et les bois pour converser avec les Muses, Mais écoutons Virgile : Rura mihi et rigui placeant in vallibus amnes : Flumina amem sylvasque inglorius. D'abord il se plairait aux champs, rura mihi ; il chercherait les vallées agréables, riantes, gracieuses, vallibus amnes ; il aimerait les fleuves, flumina amem (non pas les torrents), et les forêts où il vivrait sans gloire, sylvasque inglorius . Ces forêts sont de belles futaies de chênes d'ormeaux, de hêtres, et non de tristes bois de sapins ; car il n'eût pas dit : . . . .Et ingenti ramorum protegat umbra , " Et d'un feuillage épais , ombragera ma tête. " Et où veut-il que cette vallée soit placée ? Dans un lieu où il y aura de beaux souvenirs, des noms harmonieux, des traditions de la Fable et de l'Histoire : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . O ubi campi Sperchiusque et virginibus bacchata lacaenis Taygeta ! O qui me gelidis in vallibus Haemi Sistat ! Dieux ! que ne suis-je assis au bord du Sperchius ! Quand pourrai-je fouler les beaux vallons d'Hémus Oh ! qui me portera sur le riant Taygète ! Il se serait fort peu soucié de la vallée de Chamouny, du glacier de Taconay, de la petite et de la grande Jorasse, de l'aiguille du Dru et du rocher de la Tête- Noire. Enfin, si nous en croyons Rousseau et ceux qui ont recueilli ses erreurs sans hériter de son éloquence, quand on arrive au sommet des montagnes on se sent transformé en un autre homme. " Sur les hautes montagnes, dit Jean-Jacques, les méditations prennent un caractère grand, sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres... je doute qu'aucune agitation violente pût tenir contre un pareil séjour prolongé, etc. " Plût à Dieu qu'il en fût ainsi ! Qu'il serait doux de pouvoir se délivrer de ses maux en s'élevant à quelques toises au-dessus de la plaine ! Malheureusement l'âme de l'homme est indépendante de l'air et des sites ; un coeur chargé de sa peine n'est pas moins pesant sur les hauts lieux que dans les vallées. L'antiquité, qu'il faut toujours citer quand il s'agit de vérité de sentiments, ne pensait pas comme Rousseau sur les montagnes ; elle les représente au contraire comme le séjour de la désolation et de la douleur : si l'amant de Julie oublie ses chagrins parmi les rochers du Valais, l'époux d'Eurydice nourrit ses douleurs sur les monts de la Thrace. Malgré le talent du philosophe genevois, je doute que la voix de Saint-Preux retentisse aussi longtemps dans l'avenir que la lyre d'Orphée. Oedipe, ce parfait modèle des calamités royales, cette image accomplie de tous les maux de l'humanité, cherche aussi les sommets déserts : Il va, du Cythéron remontant vers les cieux, Sur le malheur de l'homme interroger les dieux. Enfin, une autre antiquité plus belle encore et plus sacrée nous offre les mêmes exemples. L'Ecriture, qui connaissait mieux la nature de l'homme que les faux sages du siècle, nous montre toujours les grands infortunés, les prophètes, et Jésus-Christ même, se retirant au jour de l'affliction sur les hauts lieux. La fille de Jephté, avant de mourir, demande à son père la permission d'aller pleurer sa virginité sur les montagnes de la Judée : Super montes assumam , dit Jérémie, fletum ac lamentum . " Je m'élèverai sur les montagnes pour pleurer et gémir. " Ce fut sur le mont des Oliviers que Jésus-Christ but le calice rempli de toutes les douleurs et de toutes les larmes des hommes. C'est une chose digne d'être observée que dans les pages les plus raisonnables d'un écrivain qui s'était établi le défenseur de la morale, on distingue encore des traces de l'esprit de son siècle. Ce changement supposé de nos dispositions intérieures selon le séjour que nous habitons tient secrètement au système de matérialisme que Rousseau prétendait combattre. On faisait de l'âme une espèce de plante soumise aux variations de l'air, et qui, comme un instrument, suivait et marquait le repos ou l'agitation de l'atmosphère. Eh ! comment Jean-Jacques lui-même aurait-il pu croire de bonne foi à cette influence salutaire des hauts lieux ? L'infortuné ne traîna-t-il pas sur les montagnes de la Suisse ses passions et ses misères ? Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l'oubli des troubles de la terre : c'est lorsqu'on se retire loin du monde, pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n'est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages. L'instinct des hommes a toujours été d'adorer l'Eternel sur les lieux élevés : plus près du ciel, il semble que la prière ait moins d'espace à franchir pour arriver au trône de Dieu. Il était resté, dans le christianisme des traditions de ce culte antique ; nos montagnes, et, à leur défaut, nos collines étaient chargées de monastères et de vieilles abbayes. Du milieu d'une ville corrompue, l'homme qui marchait peut-être à des crimes, ou du moins à des vanités, apercevait, en levant les yeux, des autels sur les coteaux voisins. La Croix, déployant au loin l'étendard de la pauvreté aux yeux du luxe, rappelait le riche à des idées de souffrance et de commisération. Nos poètes connaissaient bien peu leur art lorsqu'ils se moquaient de ces monts de Calvaire, de ces missions, de ces retraites qui retraçaient parmi nous les sites de l'Orient, les moeurs des solitaires de la Thébaïde, les miracles d'une religion divine et le souvenir d'une antiquité qui n'est point effacé par celui d'Homère. Mais ceci rentre dans un autre ordre d'idées et de sentiments, et ne tient plus à la question générale que nous venons d'examiner. Après avoir fait la critique des montagnes, il est juste de finir par leur éloge. J'ai déjà observé qu'elles étaient nécessaires à un beau paysage, et qu'elles devaient former la chaîne dans les derniers plans d'un tableau. Leurs têtes chenues, leurs flancs décharnés, leurs membres gigantesques, hideux quand on les contemple de trop près, sont admirables lorsqu'au fond d'un horizon vaporeux ils s'arrondissent et se colorent dans une lumière fluide et dorée. Ajoutons, si l'on veut, que les montagnes sont la source des fleuves, le dernier asile de la liberté dans les temps d'esclavage, une barrière utile contre les invasions et les fléaux de la guerre. Tout ce que je demande, c'est qu'on ne me force pas d'admirer les longues arêtes de rochers, les fondrières, les crevasses, les trous, les entortillements des vallées des Alpes. A cette condition je dirai qu'il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m'occuper chaque jour ; j'irais volontiers chercher sur le Tabor et le Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint les monts sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau Monde [Cette dernière phrase annonçait mon voyage en Grèce et dans la Terre Sainte ; voyage que j'exécutai en effet l'année suivante, 1806. Voyez l'Itinéraire. (N.d.A.)] . Source: http://www.poesies.net