Les Quatre Stuarts Par François-René Chateaubriand (1768-1848) Jacques Ier. 1603 - 1625 Il naquit sans doute dans la Grande-Bretagne en 1603, à 1'avènement de Jacques Ier, plusieurs individus qui ne moururent qu'en 1688, à la chute de Jacques II : ainsi tout l'empire des Stuarts en Angleterre ne fut pas plus long que la vie d'un vieil homme. Quatre-vingt-cinq ans suffirent à la disparition totale de quatre rois qui montèrent sur le trône d'Elisabeth, avec la fatalité, les préjugés et les malheurs attachés à leur race. Jacques, comme beaucoup de princes dévots, fut gouverné par des favoris : tandis qu'avec sa plume il combattait pour le droit divin, il laissait le sceptre à Buckingham, qui usait et abusait du droit politique : le favori prenait les vices de la royauté, dont le monarque retenait les vertus. Souvent les princes se plaisent à déléguer le pouvoir à un ministre dont ils reconnaissent eux-mêmes l'indignité ; imitant Dieu, dont ils se disent l'image, ils ont l'orgueil de créer quelque chose de rien. Jacques expira sans violence dans le lit de la femme qui avait tué Marie d'Ecosse, de cette noble Marie, qui, selon une tradition, créa son bourreau gentilhomme ou chevalier ; de cette belle veuve de François de France, laquelle désira avoir la tête tranchée avec une épée à la française , raconte Etienne Pasquier. Le bourreau montra la tête séparée du corps , dit Pierre de L'Estoile, et comme en cette montre la coiffure chut en terre, on vit que l'ennui avait rendu toute chauve cette pauvre reine de quarante-cinq ans, après une prison de dix-huit . Mais Jacques n'en travailla pas moins à établir les principes qui devaient amener la fin tragique de Charles Ier : il mourut toujours tremblant entre l'épée qui l'avait effrayé dans le ventre de sa mère, et le glaive qui devait tomber sur la tête de son fils. Son règne ne fut que l'espace qui sépara les deux échafauds de Fotheringay et de Whitehall ; espace obscur, où s'éteignirent Bacon et Shakespeare. Jacques était auteur, et auteur non sans mérite. Son Basilicon Doron , qui servit de modèle à l' Eikon Basiliké , renfermait cette inutile leçon pour Charles son fils : " Ne vous en rapportez point à des gens qui ont des intérêts à vous cacher les besoins de vos sujets, afin de vous tenir dans la dépendance, et qui ne portent jamais au souverain les plaintes publiques que comme des révoltes, donnant aux larmes du peuple les noms de désobéissance et de rébellion. " Charles Ier. Depuis l'avènement de Charles Ier à la couronne jusqu'à la convocation du long parlement. 1625 - 1640 Charles parvint à la puissance suprême rempli des idées romanesques de Buckingham et des maximes de l'absolu Jacques Ier. Mais Jacques n'avait défendu le droit divin que par la controverse ; sa vanité littéraire et sa modération naturelle avaient permis la réplique : de là était née la liberté des opinions politiques ; la liberté des opinions religieuses était déjà sortie de la lutte entre l'esprit catholique et l'esprit protestant. De très bonne foi dans ses doctrines, Charles tenait des traditions paternelles que les privilèges de la couronne sont inaliénables, que le roi régnant n'en est que l'usufruitier, qu'il les doit transmettre intacts à son successeur. La nation, au contraire, commençant à douter de l'étendue de ces privilèges, soutenait que le trône en avait usurpé une partie sur elle. Les premiers symptômes de division éclatèrent lorsque Charles voulut continuer la guerre allumée dans le Palatinat ; le parlement refusa l'argent demandé : avant d'accorder le subside, il prétendit obtenir la réparation des griefs dont il se plaignait ; il sollicitait surtout l'éloignement d'un insolent favori. Charles crut son autorité attaquée : il s'entêta à soutenir Buckingham, cassa le parlement, et leva, en vertu de certaines vieilles lois, des taxes arbitraires. Le reste de son règne s'écoula dans le même esprit. Charles fit des efforts pour gouverner sans parlement ; mais la nécessité salutaire de la monarchie représentative, nécessité qui oblige le prince à la modération, afin d'opérer la levée paisible de l'impôt, ramenait de force la couronne au principe constitutionnel. Plus le roi avait agi selon le bon plaisir, plus on exigeait de lui de garanties : il cédait ou s'emportait de nouveau, et ses concessions et ses emportements finissaient toujours par la reconnaissance de quelques droits. Dans ce conflit, de grands talents se formèrent, les limites de différents pouvoirs se tracèrent, le chaos politique se débrouilla : à travers beaucoup de passions on entrevit beaucoup de vérités, et quand les passions s'évanouirent, les vérités restèrent. Buckingham, mignon de Jacques, et qui troubla les premières années du règne de Charles Ier, a fait plus de bruit dans l'histoire passée qu'il n'en fera dans l'histoire à venir, parce qu'il ne se rattache ni à quelque grand mouvement de l'esprit humain ni à quelque grand vice ou à quelque grande vertu dans la chaîne de la morale. Buckingham était un de ces hommes comme il y en a tant, prodigue, débauché, d'une beauté fade, d'un orgueil démesuré, d'un esprit étroit et fou, un de ces hommes tout physiques, où la chair et le sang dominent l'intelligence. Le favori se croyait un général, et n'était qu'un soldat. Fanfaron de galanterie à la cour d'Espagne, insolent dans ses prétentions d'amour à la cour de France, et peut- être à celle d'Angleterre, il affectait des triomphes que souvent il n'avait pas obtenus. Il est néanmoins remarquable que Buckingham brava impunément Richelieu, et que ces terribles parlementaires qui, quelque temps après, traînèrent à l'échafaud un grand homme, Strafford, souffrirent, bien qu'en l'accusant, les insolences d'un courtisan vulgaire. C'est qu'on pardonne plutôt à la puissance qu'au génie : reste à savoir encore si d'un côté Richelieu ne méprisa pas un aventurier, et si de l'autre il n'y avait pas dans le caractère impérieux et déréglé de Buckingham quelque chose qui sympathisât avec le caractère national anglais. Cet homme fut assassiné (1628) de la main d'un autre homme qui n'était le vengeur de rien : Felton poignarda un extravagant patricien par une extravagance plébéienne. Buckingham laissa deux fils : le cadet périt au milieu de la guerre civile, dans le parti de Charles Ier : l'aîné, devenu gendre de Fairfax, fut, sous Charles II, le chef de ce conseil connu sous le nom de la Cabale . Célèbre héréditairement par sa passion pour les femmes, il tua en duel le comte de Shrewsbury, tandis que la femme du comte, déguisée en page, tenait la bride du cheval de ce second Buckingham. Aussi désordonné que son père, mais d'un esprit brillant et cultivé, il écrivit des lettres, des poèmes, des satires, et travailla avec Butler à une comédie qui changea le goût du théâtre anglais. Depuis l'avènement de Charles Ier au trône d'Angleterre jusqu'à la mort du duc de Buckingham, trois parlements avaient été convoqués : le premier ne vota qu'une somme insuffisante pour la continuation de la guerre continentale en faveur des protestants, et le second se montra infecté de l'esprit puritain. Déjà l'Angleterre était partagée en deux grandes factions appelées le parti de la cour et le parti de la campagne. Charles, après avoir cassé le second parlement, ne tarda pas à être obligé d'en convoquer un troisième (17 mars 1628). Ce parlement posa la première pierre de la liberté constitutionnelle anglaise, en faisant passer la fameuse pétition des droits , bill qui tendait, en vertu des principes de la grande charte, à régler les pouvoirs de la couronne. Les communes furent rendues intraitables par leur victoire, et après des scènes violentes où quelques députés en vinrent aux mains, le roi se vit forcé de les renvoyer. Buckingham assassiné, le troisième parlement dissous, douze années s'écoulèrent sans qu'aucun autre parlement fût appelé. Le conseil de Charles se composait alors de ministres qui présentaient un contraste et un mélange de mérite et d'incapacité. Le garde des sceaux, sir Thomas Coventry, joignait à beaucoup d'érudition une éloquence simple et la science des affaires ; mais son caractère intègre manquait de cette chaleur qui crée des amis, et de ces passions qui font des disciples. Peu appuyé à la cour, il vit le mal s'accroître sans en avertir son maître : " Il eut le bonheur de mourir, dit Clarendon, dans un temps où tout honnête homme aurait désiré quitter la vie. " Sir Richard Weston, premier lord de la trésorerie, avait montré dans un rang inférieur un esprit et un courage qui l'abandonnèrent au degré plus élevé du pouvoir : hautain et timide, prompt à l'insulte, prompt à trembler devant l'insulté, il ne laissa à sa famille qu'indigence et malheur. Des vertus, du génie même et une grâce particulière faisaient remarquer le comte de Pembroke : on ne lui a reproché que sa passion pour les femmes, à laquelle il sacrifia des moments qu'il aurait dû donner aux adversités de son pays. Le comte de Montgomery n'avait réussi à la cour que par sa belle figure et ses talents pour la chasse ; on ne l'eût pas aperçu dans un temps ordinaire. Sa médiocrité fut reprochée à Charles : dans les révolutions on fait un crime aux rois de ne pas s'entourer d'hommes égaux aux circonstances. Un esprit agréable, un savoir universel, étaient le partage du comte de Dorset : il brilla également à la chambre des communes et dans la chambre héréditaire. Malheureusement son caractère fougueux le précipita dans des excès. Brave et passionné, il prodigua son temps à des amours sans honneur et son sang à des combats sans gloire. Le comte de Carlisle ne profita de la faveur que pour jouir des plaisirs. Il avait aux affaires un talent naturel, qu'il n'employa jamais. Il mourut insouciant, sans avoir été atteint de l'orage qu'il écouta de loin. Flatteur de Charles dans la prospérité, lord Hollande l'abandonna dans l'infortune ; lâcheté vulgaire, commune à tant d'âmes vulgaires : il devint un des boute-feux du parlement. Quand les factions commencent, elles saisissent au hasard leurs chefs ; elles plongent ensuite dans l'abîme les singes qu'elles avaient pris pour des hommes. Enfin, l'archevêque de Cantorbéry ferme la liste des conseillers de Charles, dans les temps qui précédèrent les troubles. Il parut à la cour avec cette raideur de caractère qui le rendit incapable de se plier aux circonstances. Haï des grands, dont il méprisait l'art et les moeurs, il n'eut pour se soutenir que l'autorité d'une vie sainte et la renommée d'une intégrité poussée jusqu'à la rudesse. De même qu'il dédaigna de s'abaisser devant la faveur des courtisans, il s'opposa aux excès du peuple, et de la persécution des intrigues il tomba dans la proscription des révolutions. Charles, appuyé de ce conseil, régna l'espace de douze ans avec une autorité illimitée ; il n'en fit pas un mauvais usage sous le rapport administratif, mais il cherchait en théorie ce qui était devenu impossible en pratique, une monarchie absolue. Du gouvernement absolu au gouvernement arbitraire, la conversion est facile : l'absolu est la tyrannie de la loi, l'arbitraire est la tyrannie de l'homme. Si l'Angleterre avait voulu souffrir la levée d'un impôt d'ailleurs fort modéré, elle eût vécu sous un assez doux despotisme. Charles avait des vertus domestiques, du courage, de la modération, de la probité ; mais on lui disputait, la loi à la main, tous ses actes : ils pouvaient être bons, mais ils n'étaient pas légaux. Une seule résistance amenait l'emploi de la force et un scandale. Au défaut du pouvoir parlementaire, les conseillers du monarque suscitèrent le pouvoir de la chambre étoilée, dont on augmenta les attributions : fatal auxiliaire de la couronne. Le jugement rendu contre Hampden (1636) pour n'avoir pas voulu se soumettre à la taxe du shipmoney remua de plus en plus les esprits : une commotion religieuse ébranla l'Ecosse. Par ce concours de circonstances, qui produit le renouvellement des empires, le peuple d'Ecosse et celui d'Angleterre inclinaient au puritanisme au moment même où les évêques voulaient faire triompher l'Eglise anglicane, et prétendaient introduire quelque chose de la pompe catholique dans le culte protestant. La nouvelle liturgie est repoussée (1637) à Edimbourg. La foule s'écrie : Le pape ! le pape ! l' antéchrist ! le royaume se soulève, et le covenant est signé. C'est pourtant de cet acte fanatique, mystique, inintelligible, exprimant dans un jargon barbare les idées les plus rétrécies, que sont émanées la liberté, la tolérance et la civilisation constitutionnelle d'Angleterre. C'est ainsi que des horribles comités de 1793 est pour ainsi dire sorti le pacte de notre nouvelle monarchie. Chaque trouble politique chez un peuple est fondé sur une vérité qui survit à ce trouble. Souvent cette vérité est confusément enveloppée dans des mots sauvages et dans des actions atroces ; mais dans les grands changements des Etats les mots et les actions passent ; le fait politique et moral qui reste d'une révolution est toute cette révolution. Quand celle-ci ne réussit pas, c'est qu'elle a été tentée ou trop tôt ou trop tard, en deçà ou au delà de l'époque où elle eût trouvé les choses et les hommes au degré de maturité propre à sa fructification. Une assemblée générale de la nation écossaise succéda aux premiers troubles d'Edimbourg. L'épiscopat fut aboli (1638), et l'on commença des levées pour soutenir des opinions avec des soldats. Sir Thomas Wentworth, membre du troisième parlement, avait fortement provoqué dans ce parlement la fameuse pétition des droits, mais lorsque le fondement de l'indépendance constitutionnelle eut été posé, Wentworth devint le soutien de la prérogative royale attaquée, comme il avait été le défenseur de la liberté populaire méconnue. Charles l'avait nommé pair d'Angleterre et vice-roi d'Irlande. Ce monarque, dans les circonstances difficiles où il se trouva engagé, consulta le nouveau lord Wentworth. Ce sujet fidèle donna à son souverain des conseils énergiques. Que sert de recommander la force à la faiblesse ? Dans toute révolution, il y a toujours quelques moments où rien ne semblerait plus facile que de l'arrêter ; mais les hommes sont toujours faits de sorte, les choses arrangées de manière, qu'on ne profite jamais de ces moments. Au lieu de résister, Charles fit lui même un covenant , comme Henri III avait fait une ligue. Les covenantaires écossais traitèrent de satanique le covenant du roi. Après d'inutiles concessions, le roi réunit des troupes ; lord Wentworth lui fournit de l'argent, et pouvait lui amener une seconde armée : il ne s'agissait que d'avancer ; Charles recula : il conclut une trêve (17 juin 1639), lorsqu'il était assuré d'une victoire. Bientôt les Ecossais reprirent les armes. Lord Wentworth, créé comte de Strafford, voulait qu'on portât la guerre dans le coeur du royaume rebelle, et qu'on assemblât un parlement anglais : Charles ne suivit que la moitié de ce conseil. On aurait pu croire que ce quatrième parlement, rassemblé après un intervalle de douze années, éclaterait en justes reproches : Strafford le ménagea avec tant d'habileté, que les communes se montrèrent d'abord assez dociles. Elles étaient divisées en trois partis : les amis du roi, les partisans de la monarchie constitutionnelle, et les puritains : ceux-ci voulaient un changement radical dans les lois et la religion de l'Etat ; ces trois partis furent cependant au moment de se réunir pour voter les subsides. La trahison du secrétaire d'Etat, sir Henry Vane, que protégeait la reine, perdit tout. Le roi et le parlement, également trompés par ce ministre, se crurent brouillés, lorsqu'ils s'entendaient. Charles, avec sa précipitation accoutumée, s'imaginant qu'on lui allait refuser les subsides, fit pour la dernière fois usage d'une prérogative dont il avait abusé. Il cassa encore ce quatrième parlement (5 mai 1640), lequel devait être suivi de l'assemblée qui brisa à son tour la couronne. A l'instigation des puritains, les Ecossais, ayant envahi de nouveau l'Angleterre, surprirent les troupes du roi à Newborn. Charles, arrivé à York pour repousser les Ecossais, manda un grand conseil des pairs. Il lui déclara tout à coup que la reine désirait la réunion d'un cinquième parlement. Arrêtons-nous ici pour parler de cette reine dont l'influence fut si grande sur la destinée de Charles Ier son mari, et sur celle de Jacques II son fils. Henriette-Marie de France Sixième enfant et troisième fille de Henri IV, Henriette-Marie naquit le 25 novembre 1609, six mois avant l'assassinat de son père, et mourut vingt ans après le meurtre de son mari. Elle fut tenue sur les fonts de baptême par le nonce qui devint pape sous le nom d'Urbain VIII. Elle épousa Charles, roi d'Angleterre (11 mai 1625). Le contrat de mariage, rédigé sous les yeux du pape, contenait des clauses favorables à la religion catholique. Henriette-Marie arriva en Angleterre avec les instructions de la mère Madeleine de Saint-Joseph, carmélite, et sous la conduite du père Bérulle, accompagné de douze prêtres de la nouvelle congrégation de l'Oratoire : ceux-ci, renvoyés en France, furent remplacés par douze capucins. Rien ne pouvait être plus fatal à Charles Ier que le hasard de cette union catholique, d'ailleurs si noble, dans le siècle du fanatisme puritain. La haine populaire se tourna d'abord contre la reine, et rejaillit sur le roi. Il est impossible de pénétrer aujourd'hui dans le secret des raisons qui firent agir Henriette-Marie au commencement des troubles de la Grande-Bretagne : on la trouve placée dans l'intérêt parlementaire jusqu'au moment de l'explosion de la guerre civile ; elle protège sir Henry Vane, qui brouilla le roi et le quatrième parlement ; elle demande la convocation de ce long parlement, qui conduisit Charles à l'échafaud ; elle arrache au roi la confirmation de l'arrêt qui frappa Strafford ; ce fut par sa protection que le conseil du roi se remplit des ennemis ou des adversaires de la couronne. Henriette-Marie était-elle en mésintelligence domestique avec le roi, comme le prétendaient les parlementaires ? Bossuet laissa entendre quelque chose d'une division secrète. " Dieu, dit-il, avait préparé un charme innocent au roi d'Angleterre dans les agréments infinis de la reine son épouse. Comme elle possédait son affection, car les nuages qui avaient paru au commencement furent bientôt dissipés, etc . " Il n'y a plus aujourd'hui de doute sur le genre de division qui régna un moment entre Charles et Henriette-Marie : élevée dans une monarchie absolue, dans une religion dont le principe est inflexible, dans une cour où l'on passe tout aux femmes, dans un pays où l'humeur est mobile et légère, Henriette fut d'abord un enfant capricieux, qui prétendit à la fois faire dominer sa volonté, sa religion et son humeur. Les prêtres, les femmes et les gentilshommes qu'elle avait amenés avec elle voulaient les uns exercer leur culte dans tout son éclat, les autres établir leurs modes et se moquer des usages d'une cour barbare . Charles, accablé de toutes ces querelles, renvoya en France la suite de la reine. Il se plaint de la conduite d'Henriette-Marie dans des instructions pour la cour de France, datées du 12 juillet 1626. " Le roi de France et sa mère n'ignorent pas, dit-il [Je me sers de la traduction de l'excellente édition des Mémoires de Ludlow , dans la Collection des Mémoires relatifs à la révolution d'Angleterre , par M. Guizot. (N.d.A.)] , les aigreurs et les dégoûts qui ont eu lieu entre ma femme et moi, et tout le monde sait que je les ai supportés jusqu'ici avec beaucoup de patience, croyant et espérant toujours que les choses iraient mieux, parce qu'elle était fort jeune, et que cela venait plutôt des mauvais et artificieux conseils de ses domestiques, qui n'avaient que leur propre intérêt en vue, que de sa propre inclination. En effet, lorsque je me rendis à Douvres pour la recevoir, je ne pouvais pas attendre plus de marques de respect et d'affection qu'elle n'en fit paraître en cette occasion. La première chose qu'elle me dit fut que, comme elle était jeune et qu'elle venait dans un pays étranger, dont elle ignorait les coutumes, elle pourrait ainsi commettre quantité d'erreurs, et qu'elle me priait de ne me point fâcher contre elle pour les fautes où elle pourrait tomber par ignorance, jusqu'à ce que je l'eusse instruite de la manière de les éviter... Mais elle n'a jamais tenu sa parole. Peu de temps après son arrivée, Mme de Saint-Georges... mit ma femme de si mauvaise humeur contre moi, que depuis ce temps-là on ne peut pas dire qu'elle en ait usé envers moi deux jours de suite avec les égards que j'ai mérités d'elle... " Je ne prendrai pas la peine de m'arrêter à quantité de petites négligences, comme le soin qu'elle prend d'éviter ma compagnie, si bien que lorsque j'ai à lui parler de quelque chose, il faut que je m'adresse d'abord à ses domestiques, autrement je suis assuré d'avoir un refus ; son peu d'application à l'anglais et d'égards pour la nation en général. Je passerai de même sous silence l'affront qu'elle me fit avant que j'allasse à cette dernière et malheureuse assemblée du parlement ; on n'en a déjà que trop discouru, et vous en avez l'auteur sous vos yeux en France... Après avoir donc supporté si longtemps avec patience les chagrins que je reçois de ce qui devait faire ma plus grande consolation, je ne saurais plus souffrir autour de ma femme ceux qui sont la cause de sa mauvaise humeur, et qui l'animent contre moi ; je devrais les éloigner, quand ce ne serait que pour une seule chose, pour l'avoir engagée à aller en dévotion à Tiburn [N H 6 1] ". On ne peut donc attribuer la mésintelligence de Charles et d'Henriette qu'à une sorte d'incompatibilité d'humeur entre les deux époux. Si le temps et l'adversité l'affaiblirent, la vie de Charles ne fut pas assez longue pour la faire entièrement disparaître. Charles avait quelque chose de doux, de facile et d'affectueux dans le caractère ; sa femme était plus impérieuse, et l'on s'apercevait qu'elle avait un certain mépris pour la faiblesse de Charles. La reine était charmante : quoiqu'elle fût née d'un sang et dans une cour qui n'abondait pas en austères vertus, les républicains mêmes n'osèrent calomnier ses moeurs. Nous avons des portraits d'elle laissés par lord Kensington, par Ellis et Howel. Un des historiens français de sa vie nous la dépeint ainsi au moment de son mariage : " Elle n'avait pas encore seize ans. Sa taille était médiocre, mais bien proportionnée. Elle avait le teint parfaitement beau, le visage long, les yeux grands, noirs, doux, vifs et brillants, les cheveux noirs, les dents belles, la bouche, le nez et le front grands, mais bien faits, l'air fort spirituel, une extrême délicatesse dans les traits, et quelque chose de noble et de grand dans toute sa personne. C'était de toutes les princesses ses soeurs celle qui ressemblait le plus à Henri IV, son père : elle avait comme lui le coeur élevé, magnanime, intrépide, rempli de tendresse et de charité, l'esprit doux et agréable, entrant dans les douleurs d'autrui et compatissant aux peines de tout le monde. " Les historiens anglais la représentent petite et brune, mais remarquable par la beauté de ses traits et l'élégance de ses manières. Charles aimait Henriette avec passion : il ne paraît pas qu'elle éprouvât pour lui le même degré de tendresse ; et pourtant, tandis qu'il ne lui témoignait aucune inquiétude, c'était elle qui se plaignait et qui semblait un peu jalouse. Dans les lettres de Charles, imprimées par ordre du parlement, respire le sentiment le plus touchant d'amour pour Henriette. Le 13 février 1643, il lui mande : " Je n'avais pas éprouvé jusque ici combien il est quelquefois heureux d'ignorer, car je n'ai appris le danger que tu as couru en mer par la violence de la tempête que lorsque j'avais déjà la certitude que tu en étais heureusement échappée... L'effroi que m'a causé ce danger ne se calmera pas jusqu'à ce que j'aie eu le bonheur de te voir, car ce n'est pas à mes yeux la moindre de mes infortunes que tu aies couru pour moi un si grand péril, et tu m'as témoigné en ceci tant d'affection, qu'il n'y a chose au monde qui me puisse jamais acquitter, et des paroles beaucoup moins que toute autre chose ; mais mon coeur est si rempli de tendresse pour toi et d'une impatience passionnée de reconnaissance envers toi, que je n'ai pu m'empêcher de t'en dire quelques mots, laissant à ton noble coeur le soin de deviner le reste [ Note des Mémoires de Ludlow , collect. Guiz. (N.d.A.)] . " Il lui écrit d'Oxford, le 2 janvier 1645 : " En déchiffrant la lettre qui arriva hier, je fus bien surpris d'y trouver que tu te plains de ma négligence à t'écrire... Je n'ai jamais manqué aucune occasion de te donner de mes nouvelles... Si tu n'as point la patience de t'interdire un jugement défavorable sur mes actions jusqu'à ce que je t'en aie marqué les véritables motifs, tu cours souvent risque d'avoir le double chagrin d'être attristée par de faux rapports et d'y avoir cru trop vite. Ne m'estime qu'autant que tu me verras suivre les principes que tu me connais. " Charles lui écrit du même lieu, le 9 avril de la même année : " Je te gronderais un peu, si je pouvais te gronder, sur ce que tu prends trop tôt l'alarme. Songe, je te prie, puisque je t'aime plus que toute autre chose au monde, et que ma satisfaction est inséparablement unie avec la tienne, si toutes mes actions ne doivent avoir pour but de te servir et de te plaire... L'habitude de ta société m'a rendu difficile à contenter ; mais ce n'est pas une raison pour que tu m'en plaignes moins, toi le seul remède à cette maladie. Le but de tout ceci est de te prier de me consoler par tes lettres le plus souvent qu'il te sera possible. Et ne crois-tu pas que les détails de ta santé soient des sujets agréables pour moi, quand même tu n'aurais pas autre chose à m'écrire ? N'en doute pas, ma chère âme, ta tendresse est aussi nécessaire à la consolation de mon coeur que ton secours à mes affaires. " Lorsqu'on songe que Charles épanchait ainsi son coeur au milieu des horreurs de la guerre civile, au moment de tomber entre les mains de ses ennemis, on est profondément attendri. La reine, un an auparavant, lui écrivait d'York, le 30 mars, ces paroles un peu rudes : " Souvenez-vous de ce que je vous ai écrit dans mes trois dernières lettres, et ayez plus de soin de moi que vous n'en avez eu jusque ici, ou faites semblant du moins d'en prendre davantage, afin qu'on ne s'aperçoive pas de votre négligence à mon égard. " Charles crut devoir déclarer, en mourant, à sa jeune fille, la princesse Elisabeth, qu' il avait toujours été fidèle à la reine, et la lettre d'adieux qu'il écrivit à celle-ci se terminait par ces mots : " Je meurs satisfait, puisque mes enfants sont auprès de vous. Votre vertu et votre tendresse me répondent du soin que vous aurez de leur conduite. Je ne puis vous laisser des gages plus chers et plus précieux de mon amour. Je bénis le ciel de faire tomber sa colère sur moi seul. Mon coeur est plein pour vous de la même tendresse que vous y avez toujours vue. Je vais mourir sans crainte, me sentant fortifié par le souvenir de la fermeté d'âme que vous m'avez fait paraître dans nos périls communs. Adieu, madame, soyez persuadée que jusqu'au dernier moment de ma vie je ne ferai rien qui soit indigne de l'honneur que j'ai d'être votre époux [ Vie de Henriette-Marie. (N.d.A.)] ". Cette dernière lettre de Charles, qui n'est pas assez connue, montre que ses sentiments intimes étaient aussi nobles et peut-être encore plus touchants que ceux qu'il fit éclater sur l'échafaud. On peut reprocher à Henriette-Marie du penchant à l'intrigue, penchant qu'elle tenait du sang des Médicis ; elle se livra aussi à des moines sans prudence et à des favorites qui la trahirent. Elle avait le courage du sang ; le courage politique lui manquait quelquefois : et quand les orages populaires grondaient, quoique femme de tête et de coeur, elle donnait des conseils pusillanimes. Bienfaisante et magnanime, elle fit souvent accorder la liberté et la vie à ses ennemis. Elle ne voulait pas même connaître le nom de ses calomniateurs. " Si ces personnes me haïssent, disait-elle, leur haine ne durera peut-être pas toujours, et s'il leur reste quelque sentiment d'honneur, ils auront honte de tourmenter une femme qui prend si peu de précaution pour se défendre. " Les infortunes d'Henriette-Marie avaient été pour ainsi dire prédites par François de Sales, qui reste à notre histoire au triple titre de saint, d'homme illustre et d'ami de Henri IV. Quoi qu'il en soit des altercations religieuses et domestiques qui troublèrent la paix intérieure de Charles et d'Henriette ; quoi qu'il en soit des causes qui amenèrent la liaison, jusqu'à présent inexplicable, de la reine et des premiers parlementaires, quand les malheurs de Charles éclatèrent, la fille du Béarnais retrouva comme lui dans la guerre civile le courage et la vertu. Lorsqu'en 1625 elle alla recevoir la couronne de la Grande-Bretagne, la reine Marie de Médicis sa mère, la reine Anne d'Autriche sa belle soeur, l'accompagnèrent jusqu'à Amiens. Toutes les villes sur son passage lui rendaient des honneurs extraordinaires : par une pompe digne de la royauté chrétienne, les prisons étaient ouvertes à son arrivée, et elle voyait devant elle une infinité de malheureux qui la remerciaient de leur liberté et la comblaient de bénédictions [ Vie de Henriette-Marie. (N.d.A.)] . Les trois reines se quittèrent à Amiens. Vingt vaisseaux qui attendaient Henriette de France à Boulogne la transportèrent à Douvres : elle fut reçue au bruit de l'artillerie et aux acclamations du peuple. Il y eut des combats à la barrière, des jeux et des courses de bagues. Quand la reine d'Angleterre revint en France, en 1644, elle y rentra en fugitive ; les prisons ne s'ouvraient plus par le charme de son sceptre ; elle se dérobait elle-même aux prisons. Voyageant d'un royaume à l'autre, échappant à des tempêtes pour arriver à des combats, quittant des combats pour retrouver des tempêtes, Henriette était saisie par la fatalité qui poursuivait les Stuarts. On vit cette courageuse femme, canonnée jusque dans la maison qui lui servait d'abri contre les flots, obligée de passer la nuit dans un fossé où les boulets la couvraient de terre. Une autre fois, le vaisseau qui la portait étant près de périr, elle dit aux matelots ce mot, qui rappelle celui de César : " Une reine ne se noie pas. " Libre d'esprit au milieu de tous les dangers, elle écrivait au roi, de Newark, le 27 juin 1643 : " Tout ce qu'il y avait actuellement de troupes à Nottingham s'est rendu à Leicester et à Derby, ce qui nous fait croire qu'elles ont dessein de nous couper le passage... J'emmène avec moi trois mille hommes d'infanterie, trente compagnies de cavalerie ou de dragons, six pièces d'artillerie et deux mortiers. Henri Germyn, en qualité de colonel de mes gardes, commande toutes ces forces ; il a sous lui sir Alexandre Lesley qui commande l'infanterie, Gérard la cavalerie, et Robert Legg l'artillerie ; Sa Majesté est madame la généralissime, pleine d'ardeur et d'activité ; et en cas que l'on en vienne à une bataille, j'aurai à commander cent cinquante chariots de bagages [ Note des Mémoires de Ludlow , collect. Guiz. (N.d.A.)] . " Après de nouveaux revers, privée de presque toute assistance dans la petite ville d'Exeter, que le comte d'Essex se préparait à assiéger, elle mit au monde, le 16 juin 1644, sa dernière fille. A peine accouchée, elle fut forcée de fuir de nouveau, n'ayant pour toute aide que son confesseur, un gentilhomme et une de ses femmes, qui avaient de la peine à la soutenir, à cause de son extrême faiblesse . Elle avait été obligée d'abandonner à Exeter sa fille nouvellement née : c'était cette princesse prisonnière dix-sept jours après sa naissance, cette princesse frappée par la mort à Saint-Cloud dans toute la fleur de la beauté et de la jeunesse, cette duchesse d'Orléans, cette seconde Henriette, que la gloire de Bossuet devait atteindre comme la première. Une cabane déserte, à l'entrée d'un bois, s'offrit à la fuite d'Henriette-Marie. Elle y demeura cachée pendant deux jours. Elle entendit défiler les troupes du comte d'Essex qui parlaient de porter à Londres la tête de la reine , laquelle tête avait été mise à prix pour une somme de 6 000 liv. sterl. Henriette, arrivée à Plymouth à travers mille périls, s'embarque pour l'île de Jersey ; l'amiral Batty la poursuit. Alors, comme la femme de Saint Louis, elle fait promettre à un capitaine de la tuer et de la jeter dans la mer avant qu'elle tombât aux mains de ces infidèles d'une nouvelle sorte. Elle aborde avec quelques matelots parmi des rochers sur la côte de la Basse-Bretagne ; les paysans, prenant ces étrangers pour des pirates, s'arment contre eux ; Henriette-Marie se fait reconnaître, part pour Paris, arrive au Louvre, et tombe dans de nouveaux malheurs. Outragée par des libelles jusque sur le continent, elle tombait des mains de la populace féroce de Londres dans celles de la populace insolente de Paris. Ballottée entre deux guerres civiles, sur les bords de la Tamise elle rencontre les crimes sérieux des révolutions, sur les rivages de la Seine les pasquinades sanglantes de la Fronde ; là le drame de la liberté, ici sa parodie. Les bouchers et les boulangers d'Angleterre veulent tuer Henriette-Marie dans le palais des Stuarts ; les bouchers et les boulangers de France lui refusent des aliments dans le palais des Bourbons, oubliant que leurs pères avaient été nourris par celui dont ils dédaignaient de nourrir la fille. " Cinq ou six jours avant que le roi sortît de Paris, dit le cardinal de Retz, j'allai chez la reine d'Angleterre, que je trouvai dans la chambre de Mademoiselle, sa fille, qui a été depuis madame d'Orléans. Elle me dit d'abord : Vous voyez, je viens tenir compagnie à Henriette ; la pauvre enfant n'a pu se lever aujourd'hui faute de feu... La postérité aura peine à croire qu'une petite-fille d'Henri le Grand ait manqué d'un fagot pour se lever au mois de janvier dans le Louvre et sous les yeux d'une cour de France. " Elle était souvent obligée de se promener des après-dînées entières dans les galeries du Louvre pour s'échauffer... Elle appréhendait non seulement les insultes du peuple de Paris, mais la dureté de ses créanciers... Les Parisiens ne la pouvaient souffrir, et un jour que le roi Charles II, son fils, se promenait sur une terrasse qui donnait du côté de la rivière, quelques mariniers lui firent des menaces ; ce qui l'obligea de se retirer, de peur de les aigrir davantage par sa présence [ Vie de Henriette-Marie. (N.d.A.)] . Triste et extraordinaire complication et ressemblance de destinée ! Henriette- Marie, en 1639, avait reçu à Whitehall sa mère exilée, Marie de Médicis. Les habitants de Londres, déjà soulevés contre la reine d'Angleterre, se portèrent à des excès contre l'ancienne reine de France. La fille de Henri IV, qui se défendait à peine contre la haine publique, fut obligée de demander une garde pour protéger la veuve de Henri IV : et Anne d'Autriche fut impuissante, à son tour, dans Paris, pour mettre à l'abri la soeur fugitive de Louis XIII et la tante de Louis le Grand. Une fausse nouvelle parvint d'abord à la reine d'Angleterre sur la catastrophe du 30 janvier 1649 : le bruit courut que Charles Ier avait été délivré sur l'échafaud par le peuple ; mais la lettre d'adieu de l'infortuné monarque, qui fut remise à Henriette le 9 février, dans le couvent des Carmélites à Paris, la tira d'erreur ; elle s'évanouit. Le lendemain, Mme de Motteville la vint complimenter de la part de la reine régente. Le malheur donnait le droit à la reine d'Angleterre de faire des leçons : elle chargea Mme de Motteville de dire à Anne d'Autriche " que le roi son seigneur (Charles Ier) ne s'était perdu que pour n'avoir jamais su la vérité... que le plus grand des maux qui pouvaient arriver aux rois, et celui qui seul dévorait leurs empires, était d'ignorer la vérité. " Cette insistance d'Henriette n'expliquerait-elle pas son premier penchant pour les parlementaires, et son antipathie pour Strafford, dont elle trouvait peut- être l'esprit trop absolu ? Elle ajouta dans cette conversation " qu'il fallait prendre garde à irriter les peuples ". Si Charles Ier ne s'était perdu que pour n'avoir pas connu la vérité, au dire de la reine, cette reine ne partageait donc pas l'entêtement du roi sur l'étendue de la prérogative ? Elle aimait les parlements : lorsqu'elle songea à quitter l'Angleterre avec Marie de Médicis, sa mère, les deux chambres lui présentèrent une humble pétition pour la supplier de ne pas s'éloigner. Henriette répondit en anglais par un gracieux discours qu'elle resterait, et qu'il n'y avait point de sacrifices que le peuple ne pût attendre d'elle [ Journaux du P ., IV, 314. (N.d.A.)] . Après la mort de son mari, elle se donna le surnom de reine malheureuse , et elle porta le deuil toute sa vie. L'épreuve la plus rude que cette reine eut à soutenir fut de solliciter un douaire de veuve auprès de l'homme qui l'avait faite veuve : Cromwell répondit au cardinal Mazarin qu'Henriette de France n'avait jamais été reconnue reine d'Angleterre. Cette réponse sauvage, qui transformait en concubine d'un prince étranger la fille d'un de nos plus grands rois, étonne moins que la demande même de cette petite-fille de Jeanne d'Albret. Lorsque Henriette apprit ce refus, elle dit noblement : " Ce n'est pas à moi, c'est à la France que cet outrage s'adresse. " Telle était en effet l'abjection où la politique d'un ministre sans honneur avait alors réduit notre patrie. Mazarin était descendu jusqu'à se faire l'espion de Cromwell auprès de la famille royale exilée : ce fait résulte d'une lettre de Cromwell, qui n'était lui-même qu'un grand espion couronné et armé. Quelque temps auparavant, Henriette-Marie avait été forcée de demander au parlement de Paris ce qu'elle appelait une aumône. Retirée à Chaillot, chez les soeurs de la Visitation, établies dans une maison bâtie par Catherine de Médicis, Henriette devint bigote : il est assez curieux de lire que Port-Royal lui avait offert de l'argent et un asile. Dans les histoires de sa vie, tristes sont ces petits contes de religieux et de religieuses, ces conseils de nonnes qui parlent des plus grands événements dont elles entendent à peine le bruit, qui jugent du fond de leurs cellules les choses de la politique, et qui, immobiles dans leurs saints déserts, ne s'aperçoivent même que le monde marche et passe au pied des murs de leur cloître. Henriette-Marie essaya de rendre ses enfants à l'Eglise romaine. Charles II, indifférent à tout principe, préféra sa couronne à sa foi : il ne se fit catholique qu'en mourant, lorsqu'il n'avait plus rien à perdre des biens de la terre. Le duc de Glocester et la princesse d'Orange restèrent zélés protestants ; le duc d'York seul (Jacques II) reçut des impressions qui le devaient ramener un jour à Paris, pour y mourir dépouillé comme sa mère. La princesse Henriette, depuis duchesse d'Orléans, fut élevée dans la religion romaine. A la restauration de Charles II, la veuve de Charles Ier passa en Angleterre, et ne put se résoudre à y demeurer. Elle ne connaissait plus personne ; elle allait pleurant dans les palais de Whitehall, de Saint-James et de Windsor, poursuivie qu'elle était par quelques souvenirs. Après avoir vu mourir deux de ses enfants (la princesse d'Orange, veuve de vingt-six ans, et le duc de Glocester), elle s'embarqua avec sa fille Henriette pour revenir en France. Son vaisseau échoua ; Henriette fut saisie d'une rougeole dangereuse, et resta, soignée par sa mère, un mois entier à bord du vaisseau. La compagne éprouvée de l'infortuné Charles maria Henriette au duc d'Orléans, et reçut à Chaillot le bref de la béatification de saint François de Sales : dernières grandeurs de la terre et du ciel qui la visitèrent dans la solitude. Vers l'an 1663, Henriette-Marie fit un dernier voyage à Londres. Enfin, rentrée pour toujours dans sa patrie, elle tomba malade à Sainte-Colombe, petite maison de campagne située à peu de distance de la Seine. Un grain d'opium qu'elle prit la plongea dans un sommeil dont elle ne se réveilla plus. Elle expira vers minuit, le 10 septembre 1669. Un historien dit qu' elle avait fait un saint usage de ses maux . Bien que son corps fut porté à Saint-Denis et son coeur à la Visitation de Chaillot, elle serait morte oubliée si Bossuet ne s'était emparé de ce grand débris de la fortune pour le façonner à la manière de son génie. Le grand orateur, en envoyant l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre et de madame Henriette à l'abbé de Rancé, lui écrivait : " J'ai laissé ordre de vous faire passer deux oraisons funèbres qui parce qu'elles font voir le néant du monde peuvent avoir place parmi les livres d'un solitaire, et qu'en tous cas il peut regarder comme deux têtes de mort assez touchantes. " De l'ouverture du long Parlement au commencement de la guerre civile. 1640 - 1647 Ce fut donc par l'avis de la reine que Charles Ier annonça au conseil des pairs réunis à York la convocation d'un parlement. Pour ne s'occuper que des affaires intérieures, il se fallait débarrasser des Ecossais. En vain Strafford s'opposa au traité déshonorant que l'on conclut avec eux ; en vain il montra, par une action hardie, combien il était facile de les vaincre ; le roi n'écouta rien, et se hâta de revenir à Londres. Le quatrième parlement avait été dissous le 5 mai 1640, et le 3 novembre de la même année s'ouvrit cette cinquième assemblée, si fameuse dans l'histoire sous le nom du long parlement . Charles avait passé douze années sans appeler les communes ; il s'était hâté, après ce laps de temps, de les disperser de nouveau ; on ne s'étonne donc pas de voir, par une réaction naturelle, les communes, irritées, établir le bill des parlements triennaux, enlever au roi le pouvoir de proroger ces parlements et de les dissoudre ; par ce seul acte, la monarchie constitutionnelle était changée en une démocratie royale. Le monarque qui avait tant combattu pour la prérogative lorsqu'elle n'était pas virtuellement attaquée l'abandonna au moment même où on lui porta les plus rudes coups. Désespérant d'être utile à un prince si faible, Strafford avait voulu se retirer du ministère ; Charles retint le conseiller fidèle qui, ne le pouvant plus servir, se dévoua. Un dessein tout à fait digne du caractère déterminé de Strafford avait été conçu : le ministre voulait dénoncer au parlement même les membres de ce parlement qui avaient appelé l'armée écossaise en Angleterre. Les preuves de l'appel existaient ; mais ceux que Strafford prétendait le devancèrent. Pym présenta, au nom des communes, à la barre de la chambre des pairs, une accusation de haute trahison contre Strafford, qui fut immédiatement saisi et envoyé à la Tour. Charles alors, croyant adoucir les communes, consentit à tout ce qu'elles voulurent entreprendre contre l'autorité de la couronne ; mais en renonçant, comme on vient de le dire, au pouvoir de dissoudre le parlement, il se priva du moyen le plus sûr de sauver son ami. Les chefs du parti étaient, dans la chambre des lords, le duc de Bedford, lord Say, lord Mandeville et le comte d'Essex. Le duc de Bedford jouissait d'un revenu immense, qui provenait en grande partie des confiscations dont la couronne avait doté sa famille. Il avait ce commun bon sens que le vulgaire prend pour de la sagesse : orgueilleux d'une richesse de mauvaise origine, et d'une raison suffisante pour vaquer aux intérêts ordinaires de la vie, regardant les bienfaits des cours, non comme une faveur, mais comme un tribut payé à sa puissance, Bedford, si zélé pour le régime légal, et dont les biens étaient les iniques présents de l'arbitraire, se réservait, au jour du malheur, le droit d'être ingrat. Lord Say, violent puritain, n'avait qu'une fortune médiocre. Son ambition était démesurée, son esprit fin, son caractère réservé : les royalistes n'avaient pas d'ennemi plus dangereux. Sans talents réels, avec de l'urbanité et quelque chose de sincère, lord Mandeville gagna l'affection et la confiance des communes. Quant au comte d'Essex, dupe des chefs populaires qui flattaient sa vanité, c'était un de ces hommes, à l'esprit étroit et faux, pour qui l'expérience est nulle ; un de ces hommes qui voient le bonheur de l'espèce dans le malheur de l'individu, toujours prêts à recommencer les mêmes fautes, toujours s'ébahissant de ce qui arrive ; personnages qui sont les niais d'un parti, comme d'autres en sont les trafiquants ou les héros. Dans la chambre des communes, Pym était chargé de toutes les propositions de loi ; il n'avait d'autre talent que celui des affaires, auxquelles il semblait donner du poids par une parole lourde et un ton dogmatique ; il ne manquait pas de conscience, et son jugement était droit. Il ne désirait qu'une amélioration dans le gouvernement : chef des réformateurs à la naissance des troubles, il se trouva loin derrière eux quand la révolution eut fait des progrès. Hampden vint à point pour aider au renversement d'un empire : passé tout à coup d'une vie dissipée aux moeurs les plus sévères, cachant sous les dehors de l'affabilité des desseins vastes, il est probable qu'il conçut l'idée d'une république quand on ne songeait encore qu'aux privilèges parlementaires. Hampden prenait une partie de sa force dans la flexibilité de ses talents : son éloquence et son esprit étaient à volonté concis ou diffus, clairs ou embarrassés, et cette obscurité, dont il était le maître, lui donnait plus de puissance en le rattachant aux défauts de son siècle. Tantôt il résumait les débats du parlement avec une précision admirable, quand ces débats menaient au triomphe de son opinion ; tantôt il embrouillait la question de manière à la faire ajourner, si elle paraissait se résoudre contre son avis. Poli et modeste avec art, paraissant se défier de son jugement et céder à celui d'autrui, il finissait toujours par emporter ce qu'il désirait. Intrépide à l'armée, profond dans la connaissance des hommes, lui seul devina Cromwell, alors que la foule n'apercevait encore rien dans ce destructeur du trône des Stuarts. Sylla pénétra de même l'âme de César : les aigles voient de loin et de haut. On a cru pourtant qu'Hampden fut tenté par la proposition à lui faite d'être gouverneur du prince de Galles, s'il voulait, avec Pym et Hollis, s'engager à sauver Strafford [Whitelocke. (N.d.A.)] . Sombre, vindicatif, implacable, Saint-John formait avec Pym et Hampden le triumvirat qui dominait la nation. Ces trois hommes se servaient encore du fanatisme de Fiennes et des talents de sir Henry Vane. Celui-ci joignait à une dissimulation profonde un esprit prompt et une parole mordante : dans la laideur bizarre de sa physionomie on croyait lire des destinées extraordinaires. Emporté par une imagination inquiète et ardente, libertin à Londres, puritain à Genève, séditieux à Boston, Vane excitait partout des troubles ; il enflammait les esprits pour des principes dont il se jouait. Après avoir traîné une vie d'aventures sur tous les rivages, il revint dans son pays, où la révolution semblait attirer et demander son fatal génie. Strafford ayant été mis en accusation, le parlement crut qu'il était temps de recourir aux grandes mesures populaires. On fit sortir des prisons et promener en triomphe trois écrivains condamnés pour des libelles. Dans les temps de troubles, la licence de la presse est souvent confondue avec la liberté de la presse, et l'on se sert ensuite de la crainte qu'inspire la première pour enchaîner la seconde : Milton prit la plume en faveur de celle-ci. On trouve pour la première fois le grand nom de l'Homère anglais confondu parmi ceux des pamphlétaires du temps, comme on lit le nom d'Olivier Cromwell sur la liste des colonels de cavalerie de l'armée parlementaire. Des pétitions étaient colportées de maison en maison, et revêtues de la signature d'honnêtes citoyens dont la bonne foi était surprise. Quiconque à la chambre basse se montrait modéré perdait son siège : on trouvait cent causes de nullité à son élection ; et quiconque entrait violemment dans les idées du jour restait député, sa nomination fût-elle entachée de tous les vices. Le pouvoir passé entièrement aux communes, il fut aisé de prévoir la mort de Strafford. Cet homme n'eut qu'un défaut, et ce défaut le perdit : il méprisait trop les conseils et les obstacles. Fait par la nature pour commander, la moindre contradiction lui était insupportable. L'empire appartient sans doute aux talents, la souveraineté réside dans le génie ; mais c'est un malheur quand le sentiment d'une supériorité incontestable est révélé à celui qui la possède dans une seconde place, alors qu'il lui est impossible d'atteindre à la première. Ce qui serait grandeur et puissance légitime au plus haut degré de l'ordre social devient un degré plus bas orgueil et tyrannie. Amené devant la chambre des pairs, Strafford sans assistance, sans préparation, sans connaître même les accusations dont il était chargé, luttant seul contre la faiblesse du roi, la fougue des communes, le torrent de l'inimitié populaire, Strafford se défendait avec tant de présence d'esprit, que ses juges n'osèrent d'abord prononcer la sentence. Toutes les paroles de l'illustre infortuné furent calmes, dignes, pathétiques et modestes. Son discours, qui nous est resté, n'est point souillé du jargon de l'époque. Strafford, dans son adversité, se montra aussi supérieur aux Pym et aux Fiennes par la beauté du génie que par la grandeur de l'âme. La conclusion de sa défense, citée partout, arracha des pleurs à ses ennemis : " Mylords, j'ai retenu ici vos seigneuries beaucoup plus longtemps que je ne l'aurais dû ; je serais inexcusable si je n'avais parlé pour l'intérêt de ces gages qu'une sainte, maintenant dans le ciel, m'a laissés (il montrait ses enfants, et ses pleurs l'interrompirent) ; ce que je perds moi-même n'est rien ; mais, je l'avoue, ce que mes indiscrétions vont faire perdre à mes enfants m'affecte profondément : je vous prie de me pardonner cette faiblesse. J'aurais voulu dire quelque chose de plus, mais j'en suis incapable à présent : ainsi je me tairai. " Et maintenant, mylords, je remercie Dieu de m'avoir instruit, par sa grâce, de l'extrême vanité des biens de la terre comparés à l'importance de notre salut éternel. En toute humilité et en toute paix d'esprit, mylords, je me soumets à votre sentence. Que cet équitable jugement soit pour la vie ou pour la mort, je me reposerai plein de gratitude et d'amour dans les bras du grand Auteur de mon existence. " Socrate fut moins soumis : il accusa ses juges à la fin de son apologie. " Il est temps, leur dit-il, que je me retire, vous, pour vivre , moi, pour mourir. " Ce ne fut qu'à force de menaces que l'on parvint à faire condamner Strafford dans la chambre des pairs : malgré ces violences, dix-neuf voix sur quarante-six l'osèrent encore absoudre. L'accusé, dans sa défense, avait surtout foudroyé Pym, l'accusateur, réduit à balbutier une misérable réplique. L'animosité des communes contre Strafford n'était peut-être si grande que parce que le noble pair avait fait partie de la chambre populaire, et qu'il s'était montré lui même ardent adversaire de la couronne. Les chefs plébéiens le regardaient comme un déserteur. L'envie s'attachait aussi à l'élévation du ministre de Charles : le mérite oublié plaît ; récompensé, il offusque. Enfin, il faut dire encore que les partis ont un merveilleux instinct pour découvrir et pour perdre les hommes de taille à les combattre. Dans les grandes révolutions, le talent qui heurte de front ces révolutions est écrasé ; le talent qui les suit peut seul s'en rendre maître : il les domine lorsque, ayant épuisé leurs forces, elles n'ont plus pour elles le poids des masses et l'énergie des premiers mouvements. Mais cette sorte de talent complice appartient à des personnages plus grands par la tête que par le coeur, car ils sont longtemps obligés de se cacher dans le crime pour s'emparer de la puissance. Charles dans son palais, tremblant pour les jours de la reine, nomma une commission chargée de ratifier tous les bills portés à la sanction royale. Parmi ces bills se trouvait celui qui condamnait Strafford : dernière et misérable faiblesse d'un prince qui cherchait à couvrir son ingratitude à ses propres yeux, en comprenant dans un acte général de l'autorité suprême l'acte particulier qui donnait la mort à un ami ! On sait que le monarque fut déterminé à permettre l'exécution de la sentence par la chose même qui l'aurait dû affermir dans la résolution de s'y opposer. Le magnanime Strafford écrivit une lettre à Charles pour dégager la conscience de son roi et lui donner la permission de le faire mourir. " Ma vie, lui mandait-il, ne vaut pas les soins que Votre Majesté prend pour me la conserver : je vous la donne avec empressement en échange des bontés dont vous m'ayez comblé, et comme un gage de réconciliation entre vous et votre peuple. Jetez seulement un regard de compassion sur mon pauvre fils et sur ses trois soeurs. " De tous les conseillers de la couronne, Juxon, évêque de Londres, eut seul le courage de dire au roi qu'il ne devait pas souscrire à la condamnation s'il ne trouvait pas Strafford coupable. Exemple frappant de la justice divine ! ce fut ce même Juxon, cet équitable et courageux prélat, qui assista Charles Ier à l'échafaud. Lorsque Strafford apprit que son supplice avait été autorisé, il se leva avec étonnement de son siège, et s'écria dans le langage de l'Ecriture ; " Ne mettez point votre confiance dans la parole des princes ni dans les enfants des hommes. " Strafford avait-il cru au courage du roi ? un reste d'amour de la vie s'était- il caché au fond du coeur d'un grand homme ? Charles n'apaisa point les esprits en laissant verser le sang de son ministre : une lâcheté n'a jamais sauvé personne. Les princes de la terre, que des fautes ou des crimes exposent souvent à perdre la couronne, feraient mieux de la compromettre quelquefois pour des causes saintes. Au surplus, l'infortuné Stuart ne cessa de se reprocher sa faiblesse : condamné à son tour, il déclara que sa mort était un juste talion de celle de Strafford. Cette confession publique, prononcée à haute voix sur l'échafaud, est une des plus hautes leçons de l'histoire : la postérité n'a pas absous l'ami, mais elle a pardonné au monarque en faveur de la sincérité du repentir et de la grandeur de l'expiation. Strafford s'était certainement rendu coupable d'actes arbitraires en Irlande ; mais l'Irlande avait été gouvernée. Je tout temps par l'autorité militaire et par des lois exceptionnelles. D'ailleurs les limites des privilèges de la couronne et des droits du parlement étaient encore si confuses, que l'on se pouvait ranger du côté d'un de ces deux pouvoirs d'après des antécédents d'une égale autorité. Cinquante ans plus tard, Strafford eût été sévèrement mais justement condamné ; à l'époque de l'arrêt prononcé sur lui, les lois qu'on lui appliqua étaient ou non faites, ou contestées, ou détruites par d'autres lois. Le bill d' attainder renferma implicitement le délit et la peine ; la sentence fut à la fois un jugement et une loi, laquelle loi avait un effet rétroactif : il y eut donc violence et iniquité. Strafford se prépara au supplice avec le plus grand calme [J'invite à lire, dans la collection des lettres de Strafford, la lettre qu'il écrivit à son fils avant d'aller à l'échafaud. (N.d.A.)] . Le 22 mai 1641, au matin, on le conduisit au lieu de l'exécution : en passant au pied de la tour où l'archevêque Laud, accusé comme lui, était renfermé, il éleva la voix, et pria le prélat de le bénir. Le vieillard parut à la fenêtre ; ses cheveux étaient blancs, des larmes baignaient son visage, deux ecclésiastiques le soutenaient. Strafford se mit à genoux : Laud passa ses mains à travers les barreaux ; il essaya de donner une bénédiction, que l'âge, l'infortune et la douleur ne lui permirent pas d'achever ; il défaillit dans les bras de ses deux assistants. Strafford se releva, prit la route de l'échafaud où le vieil évêque le devait suivre. Le ministre de Charles marcha au supplice d'un air serein, au milieu des insultes de la populace. Avant de poser le front sur le billot, il prononça ces paroles : " Je crains qu'une révolution qui commence par verser le sang ne finisse par les plus grandes calamités et ne rende malheureux ceux qui l'entreprennent. " Il livra sa tête, et passa à l'éternité (1641). La révolution précipite son cours ; le roi part pour l'Ecosse ; la conspiration irlandaise éclate et est suivie d'un des plus horribles massacres dont il soit fait mention dans l'histoire ; les chefs du parti puritain saisissent cette occasion pour hâter la marche des événements. Charles revient de l'Ecosse ; le parlement lui présente des remontrances séditieuses, et fait emprisonner les évêques. Irrité de tant d'affronts, le roi va lui-même accuser de haute trahison dans la chambre des communes les six membres les plus fameux de la faction puritaine. Ceux-ci, prévenus de cette imprudente démarche par une indiscrétion de la reine, se réfugient dans la cité. Une insurrection éclate ; les bruits les plus absurdes se répandent : tantôt c'est la rivière que les cavaliers doivent faire sauter en l'air par l'explosion d'une mine ; tantôt ce sont ces mêmes cavaliers (les royalistes) qui viennent mettre le feu à la demeure des têtes rondes (les parlementaires). Menacée d'un décret d'accusation, la reine force le roi à donner sa sanction à la loi qui privait les évêques du droit de voter. Henriette quitte l'Angleterre ; Charles se retire à York, après avoir refusé d'apposer sa signature au bill relatif à la milice ; bill qui tendait à mettre le pouvoir militaire aux mains de la chambre élective : de part et d'autre on se prépare à la guerre. On remarque dans la conduite du roi, depuis son avènement au trône jusqu'à l'époque de la guerre civile, cette incertitude qui prépare les catastrophes. Entêté de la prérogative, il se la laissa d'abord arracher par lambeaux, et la livra ensuite toute à la fois ; il était brave : il pouvait en appeler à l'épée, et il ne recourut aux armes que quand ses ennemis eurent acquis le pouvoir de résister ; toutes les voies constitutionnelles lui étaient ouvertes pour agir au nom de la constitution, même contre le parlement, et il n'entra point dans ces voies. Enfin, Charles lutta inutilement contre la force des choses ; son temps l'avait devancé : ce n'était pas sa nation seule qui l'entraînait, c'était le genre humain ; il voulut ce qui n'était plus possible. La liberté conquise s'alla perdre d'abord dans le despotisme militaire, qui la dépouilla de son anarchie ; mais enlevée aux pères, elle fut substituée aux fils, et resta en dernier résultat à l'Angleterre. Dans les combats de plume qui précédèrent des combats plus sanglants, le parti de Charles eut presque toujours raison par le fond et par la forme : ce parti posa très nettement les questions relatives aux formes du gouvernement ; il prouva que la constitution anglaise était composée de monarchie, d'aristocratie et de démocratie (c'était la première fois que l'on s'exprimait ainsi) ; il prouva que les demandes du parlement tendaient à dénaturer la constitution monarchique et à jeter la Grande-Bretagne dans l'état populaire, le pire de tous les états. Falkland et Clarendon écrivaient pour le roi ; tous deux étaient ennemis déclarés des mesures arbitraires de la cour. Pourquoi un parti si raisonnable dans ses doctrines ne fut-il pas écouté ? C'est qu'on ne le crut pas sincère, et qu'ensuite il était froid ; il se trouvait placé du côté d'un pouvoir qui tendait à conserver, tandis que les passions étaient du côté d'un pouvoir qui voulait détruire. Enfin, ce parti était dépassé dans ses sentiments de liberté par les puritains, qui marchaient à la république. Plus tard on retourna aux principes de Clarendon et de Falkland ; mais il fallut dévorer vingt ans de calamités. Ainsi nous sommes revenus en 1814 aux doctrines de 1789 : nous aurions pu nous épargner le luxe de nos maux. Cependant (il est triste de le dire), les crimes et les misères des révolutions ne sont pas toujours des trésors de la colère divine dépensés en vain chez les peuples. Ces crimes et ces misères profitent quelquefois aux générations subséquentes, par l'énergie qu'ils leur donnent, les préjugés qu'ils leur enlèvent, les haines dont ils les délivrent, les lumières dont ils les éclairent. Ces crimes et ces misères, considérés comme leçons de Dieu, instruisent les nations, les rendent circonspectes, les affermissent dans des principes de liberté raisonnables ; principes qu'elles seraient toujours tentées de regarder comme insuffisants si l'expérience douloureuse d'une liberté sous une autre forme n'avait été faite. Falkland a laissé un de ces souvenirs mêlés de mélancolie et d'admiration qui attendrissent l'âme. Il était doué du triple génie des lettres, des armes et de la politique. Il fut fidèle aux muses sous la tente, à la liberté dans le palais des rois, dévoué à un monarque infortuné sans méconnaître les fautes de ce monarque. Accablé des maux de son pays, fatigué du poids de l'existence, il se laissa aller à une tristesse qui se faisait remarquer jusque dans la négligence de ses vêtements. Il chercha et trouva la mort à la bataille de Naseby : on devina son dessein de quitter la vie au changement de ses habits : il s'était paré comme pour un jour de fête. Le chancelier Clarendon, qui, de son côté, servit si bien Charles Ier, vint dans la suite mourir à Rouen, exilé par Charles II, qui lui devait en partie sa couronne. Sous le règne de ce dernier prince, on condamna à être brûlé par la main du bourreau le mémoire justificatif du vertueux magistrat dont les écrits mêlés à ceux de Falkland avaient fait triompher la cause royale. L'étendard royal planté à Nottingham donna, dit Hume, le signal de la discorde et de la guerre civile à toute la nation. Clarendon remarque que les parlementaires avaient commis le premier acte d'hostilité en s'emparant des magasins de Hull. L'observation est juste, mais le parlement avait agi dans ses intérêts : lorsque dans les troubles des empires on en est venu à l'emploi de la force, il s'agit moins de la première attaque que de la dernière victoire. La fortune se déclara d'abord pour le roi : la reine lui amena des secours. Il assembla à Oxford les membres du parlement qui lui étaient demeurés fidèles, afin de combattre le parlement de Londres : ainsi sous la Ligue nous avions le parlement de Tours et celui de Paris ; " mais depuis, dit Bossuet, des retours soudains, des changements inouïs, la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence, les lois abolies, la majestée violée par des attentats jusque alors inconnus ; l'usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ". Cromwell Tous ces revers tinrent à un homme : non que Cromwell fût l'adversaire de Charles (dans ce cas encore la lutte eût été trop inégale), mais Cromwell était la destinée visible du moment. Charles, le prince Rupert, les partisans du roi, remportaient-ils quelque avantage, cet avantage devenait inutile par la présence de Cromwell. Moins les talents de cet homme étaient éclatants, plus il paraissait surnaturel : bouffon et trivial dans ses jeux, lourd et ténébreux dans son esprit, embarrassé dans sa parole, ses actions avaient la rapidité et l'effet de la foudre. Il y avait quelque chose d'invincible dans son génie, comme dans les idées nouvelles dont il était le champion. Olivier Cromwell, fils de Robert Cromwell et d'Elisabeth Stewart, naquit à Huntingdon, le 24 avril v. s., la dernière année du seizième siècle. Robert eut dix enfants, et Olivier fut le second de ses fils. Les frères d'Olivier moururent en bas âge. Milton a exalté et d'autres ont ravalé la famille du Protecteur : il a dit lui-même, dans un de ses discours, qu'il n'était ni bien ni mal né, ce qui était modeste, car sa naissance était bonne et ses alliances surtout remarquables. Les premiers biographes de Cromwell, particulièrement les premiers biographes français, l'envoient servir d'abord sur le continent, et le font comparaître devant le cardinal de Richelieu, qui prédit la grandeur future du jeune Anglais : ces fables sont aujourd'hui abandonnées. Cromwell reçut les premiers rudiments des lettres à Huntingdon, sous un docteur Thomas Beard, ministre dans cette petite ville. Le docteur fut un mauvais maître, quoiqu'il composât des pièces de théâtre pour ses écoliers ; Cromwell ne sut jamais correctement l'orthographe. Envoyé à Cambridge au collège de Sydney-Sussex (23 avril 1616), il étudia sous Richard Howlet, apprit un peu de latin : Waller veut qu'il sût bien l'histoire grecque et romaine. Il aimait les livres, écrivait facilement de mauvaise prose et de méchants vers. Son père étant mort, sa mère le rappela auprès d'elle. Pendant deux années, Olivier fut la terreur de la petite ville d'Huntingdon par ses excès. Envoyé à Lincoln-Inn pour s'instruire dans les lois, au lieu de s'y appliquer, il se plongea dans la débauche. Revenu de Londres en province, il se maria à Elisabeth Bourchier, fille de sir James Bourchier, du comté d'Essex. Elle était laide et assez vaine de sa naissance : une seule lettre d'elle, qui nous reste, montre qu'elle avait reçu l'éducation la plus négligée [Il ne faut pourtant pas confondre les fautes d'orthographe et de langue, dans les manuscrits de la première partie du XVIIIe siècle, avec l'orthographe et les langues de cette époque, qui n'étaient pas fixées et variaient encore dans chaque pays, selon les provinces. (N.d.A.)] . Cromwell, qui n'avait que vingt-et-un ans au moment de son mariage, changea subitement de moeurs, entra dans la secte puritaine, et fut saisi de l'enthousiasme religieux, tantôt feint, tantôt vrai, qu'il conserva toute sa vie. Nous verrons plus tard les contrastes de son caractère. Une succession ayant donné quelque aisance à Cromwell, il devint gentleman farmer dans l'île d'Ely, et fut élu membre du troisième parlement de Charles en 1628. Il ne se fit remarquer que par son ardeur religieuse et par ses déclamations contre les évêques de Winchester et de Winton. Sa voix était aigre et passionnée, ses manières rustiques, ses vêtements sales et négligés. Cromwell était d'une taille ordinaire (cinq pieds cinq pouces environ) ; il avait les épaules larges, la tête grosse et le visage enflammé. Après la dissolution du parlement de 1628, Cromwell disparaît ; on ne le retrouve qu'à la convocation du parlement de 1640, On sait seulement que les censures de l'intolérance de la chambre étoilée ayant déterminé beaucoup de citoyens à passer à la Nouvelle-Angleterre, Hampden et son cousin Olivier Cromwell résolurent de s'expatrier. Ils avaient choisi pour le lieu de leur résidence, dans des pays sauvages, une petite ville puritaine, fondée en 1635, sous le nom de Say-Brook, par lord Brook et lord Say. Cromwell et Hampden étaient déjà à bord d'un vaisseau sur la Tamise, lorsque cette proclamation les contraignit de débarquer : " Il est défendu à tous marchands, maîtres et propriétaires de vaisseaux de mettre en mer un vaisseau ou des vaisseaux avec des passagers, avant d'en avoir obtenu licence spéciale de quelques-uns des lords du conseil privé de Sa Majesté, chargés des plantations d'outre-mer. " Hampden et Cromwell, au lieu de s'aller ensevelir dans les déserts de l'Amérique, furent retenus en Angleterre par les ordres de Charles Ier : il n'y a pas dans les annales des hommes un exemple plus frappant de la fatalité. Obligé de rester en Angleterre par la volonté du roi qu'il devait conduire à l'échafaud, Cromwell, ne sachant où jeter son inquiétude, s'opposa au dessèchement très utile des marais de Cambridge, de Huntingdon, Northampton et Lincoln, dessèchement entrepris par le comte de Bedford. Les personnages puissants qu'il attaquait lui donnèrent le surnom dérisoire de lord des marais ; mais le parti populaire et puritain, à cause même de cette attaque contre de nobles hommes, choisirent Cromwell membre de la chambre des communes pour Cambridge, au parlement du 5 mai 1640. Ce quatrième parlement ayant été subitement dissous, l'obscur député reparut enfin, la même année, dans ce long parlement qui devait faire sa puissance et qu'il devait détruire. La révolution qui commençait sa marche ne se trompait pas sur son chef, bien que ce chef fût encore le membre le plus ignoré de ces fameuses communes. Au premier cri de la guerre civile, le génie du protecteur s'éveilla. Volontaire d'abord, et puis colonel parlementaire, Cromwell leva un régiment de fanatiques qu'il soumit à la plus sévère discipline : le moine devient facilement soldat. Pour vaincre le principe d'honneur qui animait les cavaliers , Cromwell enrôla à son service le principe religieux qui enflammait les têtes rondes . Il fut bientôt l'âme de tout : il refondit et reconstitua l'armée ; et sachant se faire exempter des bills qu'il inspirait au parlement, il restait pouvoir arbitraire au milieu d'une faction toute démocratique. Du commencement de la guerre civile à la captivité du roi. 1642 - 1647 Cromwell s'éleva principalement en adoptant un parti : il se plaça à la tête des indépendants , secte sortie du sein des puritains, et dont l'exagération fit la force. Les membres indépendants du parlement devinrent les tribuns de la république : les généraux et les officiers de l'armée furent remplacés par des généraux et des officiers indépendants. On établit auprès de chaque corps des commissaires qui contrecarraient les mesures des capitaines modérés ; l'esprit des troupes s'exalta jusqu'au plus haut degré du fanatisme. En vain Charles, auquel il restait encore une ombre de puissance, voulut traiter à Huxbridge : la négociation fut rompue et la guerre renouvelée. Montross obtint quelques succès inutiles en Ecosse. " Le comte de Montross, Ecossais et chef de la maison de Graham, dit le cardinal de Retz, est le seul homme du monde qui m'ait jamais rappelé l'idée de certains héros que l'on ne voit plus que dans les Vies de Plutarque ; il avait soutenu le parti du roi d'Angleterre dans son pays, avec une grandeur d'âme qui n'en avait point de pareille en ce siècle. " Montross n'était point un homme de Plutarque : c'était un de ces hommes qui restent d'un siècle qui finit dans un siècle qui commence : leurs anciennes vertus sont aussi belles que les vertus nouvelles, mais elles sont stériles ; plantées dans un sol usé, les moeurs nationales ne les fécondent plus. Tandis qu'on s'égorgeait dans les champs de l'Angleterre, les membres des communes livraient des batailles à Londres, abattaient des têtes sans exposer les leurs. L'archevêque Laud, prisonnier depuis plus de trois ans, fut tiré de son cachot par la vengeance de Prynne, pour aller au supplice (10 janvier 1645). Ce prélat inflexible avait fait beaucoup de mal à Charles, en l'entêtant de la suprématie épiscopale, en persuadant au roi d'entreprendre ce qu'il n'avait pas la force d'accomplir. Laud, courbé sur son bâton pastoral, était naturellement si près du terme de sa course, qu'on aurait pu se dispenser de hâter le pas du vieux voyageur. " Agé de soixante-seize ans, vénérable par ses vertus, il regarda la mort sans tomber dans la pusillanimité des vieillards qui, du bord de leur tombeau, font des voeux au ciel pour en obtenir quelques malheureux moments qu'ils veulent attacher au grand nombre de leurs années [ Vie de Henriette de France. (N.d.A.)] . " Battu de toutes parts, défait complètement à Naseby (juin 1645), Charles crut trouver un asile parmi ses véritables compatriotes : il quitta Oxford, où il s'était réfugié, et s'alla rendre à l'armée écossaise, avec les chefs de laquelle il avait secrètement traité. On le conduisit à Newcastle, où s'ouvrirent de nouvelles négociations. Des commissaires du gouvernement anglais arrivèrent : tout le monde pressait Charles d'accepter les conditions proposées : les Ecossais ou les saints (c'est ainsi qu'ils se nommaient), les presbytériens effrayés des indépendants , l'ambassadeur de France, Bellièvre, la reine même absente, mais se faisant entendre par l'intermédiaire de Montreuil. Charles refusa l'arrangement, parce qu'il blessait les principes de sa croyance. A cette époque la foi était partout, excepté chez un petit nombre de libertins et de philosophes ; elle imprimait aux fautes et quelquefois aux crimes des divers partis quelque chose de grave, de moral même, si l'on ose dire, en donnant à la victime de la politique la conscience du martyr, et à l'erreur la conviction de la vérité. Un ministre écossais prêchant devant Charles commença le psaume 51 : Pourquoi, tyran, te vantes-tu de ton iniquité ? Charles se leva, et entonna le psaume 56 : Seigneur, prends pitié de moi, car les hommes me veulent dévorer . Le peuple, attendri, continua le cantique avec le souverain tombé : l'un et l'autre ne s'entendaient plus qu'à travers la religion. Ces marques de pitié s'évanouirent ; les saints d'Ecosse en vinrent à un marché avec les justes d'Angleterre, et l'armée covenantaire livra Charles au parlement anglais, pour la somme de 800 000 livres sterling. " Les gardes fidèles de nos rois, dit Bossuet, trahirent le leur. " Lorsque Charles fut instruit de la convention, il prononça ces belles et dédaigneuses paroles : " J'aime mieux être au pouvoir de ceux qui m'ont acheté chèrement que de ceux qui m'ont lâchement vendu. " Prisonnier des hommes qui allaient bientôt l'immoler, Charles fut conduit au château de Holmby (9 février 1647). Il reçut partout des témoignages de respect : la foule accourait sur son passage ; on lui amenait des malades afin qu'il les touchât pour les rendre à la santé ; vertu qu'il était censé posséder comme roi de France, comme héritier de Saint Louis. Plus Charles était malheureux, plus on le croyait doué de cette vertu bienfaisante : étrange mélange de puissance et d'impuissance ! On supposait au royal captif une force surnaturelle, et il n'avait pas celle de briser ses chaînes ; il pouvait fermer toutes les plaies, excepté les siennes. Ce n'était pas sa main, c'était son sang qui devait guérir cette maladie de liberté dont l'Angleterre était travaillée. Les presbytériens , libres de craintes du côté du roi, essayèrent de licencier l'armée où dominaient les indépendants ; les indépendants l'emportèrent : ils formèrent entre eux dans leurs camps une espèce de parlement militaire aux ordres de Cromwell. Les officiers composaient la chambre haute, les soldats, qu'on nommait agitateurs, la chambre basse : c'est ainsi que la constitution républicaine de Rome passa aux légions de l'empire. Soixante-deux membres indépendants du vrai parlement, ayant à leur tête les orateurs, allèrent rejoindre l'armée militante, prêchante et délibérante, laquelle vint à Londres, et chassa qui bon lui plut de Westminster. En même temps, le cornette Joyce, qui, jadis tailleur, avait quitté l'aiguille pour l'épée, enleva le roi du château d'Holmby, le conduisit prisonnier de l'armée à New-Market, et de là à Hamptoncourt. Les hommes qui se jettent les premiers dans les révolutions sont partis d'un point de repos ; ils ont été formés par une éducation et par une société qui ne sont point celles que les révolutions produisent. Dans les plus violentes actions de ces hommes, il y a quelque chose du passé, quelque chose qui n'est pas d'accord avec leurs actions, c'est-à-dire des impressions, des souvenirs, des habitudes qui appartiennent à un autre ordre de temps. Ces athlètes expirent successivement dans la lice à des distances inégales, selon le degré de leurs forces, ou, s'arrêtant tout à coup, refusent d'avancer. Mais auprès d'eux sont nés d'autres hommes, factieux engendrés par les factions, aucune impression, aucun souvenir, aucune habitude ne contrarie ceux-ci dans les faits du présent ; ils accomplissent par nature ce que leurs devanciers avaient entrepris par passion : aussi vont-ils beaucoup au delà de ces premiers révolutionnaires, qu'ils immolent et remplacent. Depuis la captivité du roi jusqu'à l'établissement de la république. 1647 - 1649 Près d'une moitié de la propriété anglaise avait été séquestrée par le parlement, sous le prétexte de l'attachement que les propriétaires conservaient aux opinions royalistes. Le clergé anglican était errant dans les bois ; des victimes entassées dans les pontons, sur la Tamise, périssaient de maladie, et quelquefois de faim. On avait établi des comités investis du droit de vie et de mort, lesquels, sans forme de procès, dépouillaient les citoyens. Ces comités exerçaient des vengeances, vendaient la justice et protégeaient le crime. Tous ces maux rendirent l'entreprise de l'armée contre le parlement extrêmement populaire, car, dans le mouvement des ambitions et dans le ressentiment des misères publiques, on n'examina pas jusqu'à quel point le succès de la révolution n'avait pas tenu à des rigueurs que l'humanité, l'équité et la morale ne pouvaient d'ailleurs justifier. Après avoir chassé les presbytériens du parlement, l'armée entama, à l'exemple de ce même parlement, des négociations avec le roi. Cromwell pensa-t-il d'abord à se réunir à Charles ? On l'a cru. John Cromwell, un de ses cousins, lui avait entendu dire à Hamptoncourt : " Le roi est injustement traité, mais voici ce qui lui fera rendre justice ; " il montrait son épée. Il est certain qu'Ireton et Cromwell eurent des pourparlers fréquents à Hamptoncourt avec les agents du roi. Charles offrait dit-on, à Cromwell l'ordre de la Jarretière et le titre de comte d'Essex ; mais Cromwell prévit tant d'opposition de la part des agitateurs et des niveleurs, qu'il se décida à les suivre. L'esprit républicain, en forçant un simple citoyen à refuser un cordon, lui donna une couronne : Cromwell fût redevenu sujet obscur, mais vertueux ; la liberté lui imposa le crime, le despotisme et la gloire. Cromwell jouait vraisemblablement un double jeu ; si les négociations avec Charles réussissaient, elles le menaient à la fortune ; si elles échouaient, il trouvait, en abandonnant le roi, d'autres honneurs : d'un côté la prudence et l'intérêt lui conseillaient de se rapprocher de Charles ; de l'autre, sa haine plébéienne et son ambition démesurée l'en écartaient. Ainsi s'expliquerait mieux l'ambiguïté de la conduite de Cromwell que par la profonde hypocrisie d'une trahison non interrompue et inébranlablement décidée d'avance à se porter aux derniers excès. Dans ces négociations tant de fois reprises et rompues avec les divers partis, Charles lui-même fut généralement accusé de fausseté. Il avait le tort de trop écrire et de trop parler : ses billets, ses lettres, ses déclarations, ses propos, finissaient par être connus de ses ennemis, qui à cet effet se servaient souvent de moyens peu honorables. Après la bataille de Naseby (14 juin 1645), on trouva dans une cassette perdue des lettres et des papiers importants : ils furent lus dans une assemblée populaire à Guildhall, et publiés ensuite avec des notes, par ordre du parlement, sous ce titre : Le portefeuille du roi ouvert, etc . Ces papiers et ces lettres (du roi et de la reine) prouvaient trop que Charles ne regardait pas sa parole comme engagée, qu'il songeait à appeler des armées étrangères, et qu'il était toujours entêté des maximes du pouvoir absolu [J'ai déjà cité ces papiers et ces lettres. Malgré la candeur des saints , et les certifiés conformes , il ne m'est pas prouvé que le texte soit religieusement conservé. Outre les raisons matérielles et morales que je pourrais apporter de mon opinion, je remarquerai que ce fut Cromwell, le plus grand des fourbes, qui vainquit les scrupules des parlementaires et les détermina à faire publier ces documents. Sous le Directoire, n'a-t-on pas falsifié et interpolé les Mémoires même de Cléry ? Sous Buonaparte même on employait ces odieux moyens, bien indignes de son génie et de sa puissance. Pendant les Cent Jours ne publia-t-on pas à Paris les lettres altérées de Mgr le duc d'Angoulême à S.A.R. Mme la duchesse d'Angoulême, et jusqu'à une fausse édition de mon Rapport fait au roi dans son conseil à Gand ? Les partis sont sans conscience : tout leur est bon pour réussir. (N.d.A.)] . C'est encore ainsi qu'avant de quitter Oxford pour se livrer aux Ecossais, il avait écrit à Digby que si les presbytériens ou les indépendants ne se joignaient à lui, ils s'égorgeraient les uns les autres, et qu'alors il deviendrait roi. Lorsque, saisi à Holmby par l'armée, Charles fut conduit à Hamptoncourt, il adressa à la reine une lettre dans laquelle, après s'être expliqué sur sa position, il ajoutait : " En temps et lieu je saurai agir comme il le faudra avec ces coquins-là. Je leur donnerai un cordon de chanvre d'une jarretière de soie. Ireton et Cromwell, qui traitaient avec le roi, retirèrent cette lettre des panneaux d'une selle où elle avait été renfermée. Comme homme, Charles était naturellement sincère ; comme roi, l'orgueil du sang et du pouvoir le rendait méprisant et trompeur. Montross, allant au supplice, employa plus noblement cette image des cordons. " Le feu roi, dit-il, m'a fait l'honneur de me gratifier de l'ordre de la Jarretière ; mais la corde rend ma position plus illustre. " Les niveleurs , à la politique desquels Cromwell dut sa puissance, étaient une autre faction engendrée par les indépendants , et poussant les principes de ceux-ci à leur dernière conséquence. Effrayé par des menaces, ne pouvant s'entendre avec l'armée et le parlement, qui traitaient séparément avec lui, le roi eut la faiblesse de s'échapper de Hamptoncourt, laissant sur sa table une déclaration adressée aux deux chambres, et divers papiers. Huntingdon prétend que Cromwell avait écrit une lettre au gouverneur de Hamptoncourt pour l'avertir du danger de Charles. Ce prince croyait sa cause bien abandonnée, puisqu'il n'essaya pas de s'enfoncer dans l'Angleterre et d'y retrouver son parti, quoiqu'il eut un moment la pensée de se retirer à Berwick. Après avoir marché toute la nuit, accompagné seulement du valet de chambre Legg et de deux gentilshommes, Ashburnham et Berckley, il arriva sur la côte ; il ne vit qu'une mer déserte. Celui qui commande à l'abîme, et qui le mit à sec pour laisser passer son peuple, n'avait pas même permis qu'une barque de pêcheur se présentât pour ouvrir un chemin sur les flots au monarque fugitif. Charles alla frapper à la porte du château de Tichfield, où la comtesse douairière de Southampton lui donna l'hospitalité ; il prit ensuite le parti désespéré de solliciter la protection du gouverneur de l'île de Wight, le colonel Hammond, créature de Cromwell. Prévenu par Jacques Ashburnham et par Berckley, Hammond refusa de promettre sa protection à Charles, et demanda à être conduit vers lui. Le roi, apprenant l'arrivée inattendue du gouverneur, se crut encore une fois victime d'une de ces trahisons dont il avait l'habitude. Il s'écria : " Jacques, tu m'as perdu ! " Ashburnham, fondant en larmes, proposa à Charles de poignarder Hammond, qui attendait à la porte. Charles refusa de consentir à l'assassinat d'Hammond, assassinat qui l'eût peut-être sauvé. Le roi devint une seconde fois prisonnier de la faction militaire, au château de Carisbrook. Cromwell, qui par ses tergiversations était devenu suspect au parlement et aux soldats, assembla les officiers : dans un conseil secret il fut résolu, quand l'armée aurait achevé de s'emparer de tous les pouvoirs, de mettre le roi en jugement pour crime de tyrannie ; crime que cette indépendante armée employait à son profit, le regardant sans doute comme un de ses privilèges ou l'une de ses libertés. Or, le parlement, tout mutilé qu'il était déjà, essayait de résister encore ; il continuait de traiter avec le roi. Lorsque les commissaires de cette assemblée devenue impuissante furent introduits au château de Carisbrook, ils demeurèrent frappés de respect à la vue de cette tête blanchie et découronnée , comme l'appelle Charles dans quelques vers qui nous restent de lui. Les débats entre les commissaires et le roi s'ouvrirent sur des points de discipline religieuse, et l'on ne s'entendit point ; tel était le génie de l'époque : on sacrifiait tout à l'entêtement d'une controverse. Cependant les libertés publiques, et notamment la liberté de la presse, pour lesquelles on prétendait tout faire, étaient sacrifiées aux partis tour à tour triomphants. Des brochures intitulées Cause de l'armée, Accord du peuple , étaient déclarées par les parlementaires attentatoires à l'autorité du gouvernement ; la force militaire, de son côté, obtenait, sur la demande du général Fairfax, que tout écrit serait soumis à la censure et que le censeur serait désigné par le général. Les factions , même les factions républicaines , n'ont jamais voulu la liberté de la presse : c'est le plus grand éloge que l'on puisse faire de cette liberté. Cependant les niveleurs poussèrent si loin leur politique de théorie, qu'ils donnèrent des craintes sérieuses à Cromwell. Il se présente tout à coup à l'un de leurs rassemblements avec le régiment rouge qu'il commandait, et dont les soldats étaient surnommés côtes de fer. Il tue deux démagogues de sa main, en fait pendre quelques autres, dissipe le reste. Que disaient les lois de ces homicides arbitraires, dans ce temps de liberté légale ? Rien. Les Ecossais, honteux d'avoir livré leur maître, courent aux armes ; Cromwell les bat et fait prisonnier leur général, le duc d'Hamilton ; des royalistes, obligés de capituler dans la ville de Colchester, sont exposés au marché comme un troupeau de nègres, et encaqués pour la Nouvelle-Angleterre : Charles II, rendu à sa puissance, oublia de les racheter : l'ingratitude des rois fit de la postérité de ces infortunés prisonniers des hommes libres, sur le même sol où ils avaient été vendus comme esclaves des rois. L'armée victorieuse demanda, d'abord en termes couverts, et ensuite patemment, le jugement du roi. Diverses garnisons du royaume appuyèrent cette demande. Louis XVI fut victime de la violence d'un corps politique. Charles Ier ne succomba qu'à l'animosité de la faction militaire : ses accusateurs, une partie de ses juges, et jusqu'à ses bourreaux, furent des officiers. Epouvanté de tant de démarches audacieuses, le parlement presse les négociations avec l'auguste prisonnier, afin d'opposer le pouvoir de la couronne au pouvoir de la soldatesque : pour toute réponse Cromwell marche sur Londres. En même temps l'ordre est expédié au colonel Hammond, dans l'île de Wight, d'aller rejoindre le général Fairfax et de remettre la garde de la personne du roi au colonel Ewers. Le parlement défend à Hammond d'obéir : Hammond se serait soumis aux ordres de l'autorité civile ; mais trouvant les soldats de la garnison disposés à la révolte, il partit pour le camp, où on l'arrêta. Le roi fut saisi, conduit de l'île de Wight au château de Hurst, et bientôt à Windsor. Charles avait envoyé son ultimatum aux communes, et avait promis à Hammond d'attendre vingt jours dans l'île de Wight la réponse définitive du parlement ; il ne tenta donc point de s'échapper, ce qu'il aurait pu faire aisément : sa fidélité à sa parole le conduisit à l'échafaud ; l'honneur du prince fit le crime de la nation. Les indépendants avaient précédemment expulsé de la chambre élective les presbytériens les plus probes ; ils en allaient être chassés à leur tour. Ce fut la seule circonstance où ces fameuses communes montrèrent du courage : à la face de l'armée, qui assiégeait les portes de Westminster, elles déclarèrent que les conditions venues de l'île de Wight étaient suffisantes et qu'on pouvait conclure un traité avec le roi. Les grandes résolutions tardives ne réussissent presque jamais, parce que, n'appartenant ni à l'inspiration de la vertu ni à l'impulsion du caractère, elles ne sont que le résultat d'une position désespérée qui fait un moment surmonter la peur ; alors, l'on manque du courage suffisant pour soutenir ces résolutions, ou des moyens nécessaires pour les exécuter. L'équitable histoire doit remarquer que ce vote des communes fut principalement l'ouvrage de Prynne, de ce presbytérien si persécuté par le parti de la couronne et de l'épiscopat, de cet homme qui pour l'indépendance de ses opinions avait subi deux fois la mutilation, trois fois l'exposition au pilori, huit années de prison et des amendes considérables. Le lendemain de la résolution parlementaire, le colonel Pride, charretier par état, arrêta quarante-sept membres des communes lorsqu'ils se présentèrent aux portes de Westminster. Le jour suivant, l'entrée de la chambre fut refusée à quatre-vingt-dix-huit autres. Prynne déclara qu'il ne se retirerait jamais volontairement, et l'on fut obligé de l'entraîner de force. Après diverses épurations, le long parlement se trouva réduit à soixante-dix-huit membres, et bientôt à cinquante-trois par des retraites volontaires : trois cent quarante votants avaient été présents à la délibération relative aux négociations avec le roi. La poignée de séditieux conservée par la dérision des soldats retint le nom de parlement : le mépris populaire y ajouta le surnom de rump , qui lui est resté. Le rump rejeta tout projet d'accommodement avec Charles ; il parla aussi de forger un de ces plans de république qui ébaudissent les dupes et dont les fripons profitent. Le bill pour mettre Charles en jugement et pour ériger à cet effet une cour de justice fut proposé et voté dans la prétendue chambre des communes. La chambre haute, dont il n'existait plus que l'ombre, et qui ne comptait que seize pairs dans son sein, rejeta à l'unanimité le double bill. Le rump rendit aussitôt cet arrêt : " Attendu que les membres des communes sont les véritables représentants du peuple, de qui après Dieu émane tout pouvoir, la loi naît des communes et n'a besoin pour être obligatoire ni du concours des pairs ni de celui du roi. " Un acte fut passé, autorisant cent quarante-cinq juges nommés dans cet acte, ou trente seulement parmi eux, à se former en haute cour, afin de faire le procès à Charles Stuart, roi d'Angleterre. Coke fut l'avocat général et Bradshaw eut la présidence de cette cour, dont Cromwell faisait partie. Il ne se trouva à l'ouverture de la procédure que soixante-six membres, et soixante seulement au prononcé de la sentence. Le roi fut conduit de Windsor au palais de Saint-James, et de là à la barre de la cour, qui siégeait au bout de la grande salle de Westminster. Le président Bradshaw était assis dans un fauteuil de velours cramoisi, et les soixante-six commissaires, rangés des deux côtés du président, sur des banquettes recouvertes d'écarlate : un autre fauteuil, en face du président, avait été préparé pour l' accusé . Lorsqu'on annonça l'arrivée du roi, Cromwell se précipita à une fenêtre pour le voir, et s'en retira tout aussi vite, pâle comme la mort. Charles entra d'un pas ferme, le chapeau sur la tête, une canne à la main ; il s'assit d'abord, puis se leva et promena sur ses juges un regard assuré ; c'était le 20 janvier 1649, jour qui devait avoir son anniversaire : le 20 janvier 1793 fut lue à Louis XVI, prisonnier au Temple, la sentence de mort. Amené quatre fois devant ses meurtriers, Charles montra une noblesse, une patience, un sang-froid, un courage qui effacèrent le souvenir de ses faiblesses. Il déclina la compétence de la cour, et, la tête couverte, parla en roi. Bradshaw opposa à Charles la souveraineté du peuple ; il accusa le prince d'avoir violé la loi, opprimé les libertés publiques et versé le sang anglais. Cette controverse politique n'était qu'une plaidoirie dérisoire devant la mort séant au tribunal. On entendit des témoins qui prouvèrent que le roi avait commandé ses troupes dans diverses affaires : en France on n'aurait pas tué un roi pour s'être battu. Lady Fairfax montra la généreuse audace particulière aux femmes : de la tribune où elle assistait au procès, elle osa contredire les commissaires. On la menaça de faire tirer les soldats sur les tribunes. Les juges, se reconnaissant bourreaux, avaient déposé une épée sur la table à laquelle étaient assis les deux secrétaires du tribunal. Charles, passant devant cette table, toucha le glaive du bout de la canne qu'il tenait à la main, et dit : " Il ne me fait pas peur. " Il disait vrai. Il avait pareillement touché avec cette canne l'épaule de l'avocat général Coke, en lui adressant le cri parlementaire Hear ! hear ! (Ecoutez ! écoutez !) lorsque Coke commença la plaidoirie. La pomme d'argent de la canne tomba. Amis et ennemis en conclurent que le roi serait décapité. Charles, entendant autour de lui les exclamations : " Justice ! justice ! Exécution ! exécution ! " sourit de pitié. Un misérable, peut-être un des juges, lui crache au visage : il s'essuie tranquillement. " Les pauvres soldats, dit-il ensuite à Herbert (le Cléry du devancier de Louis XVI), les pauvres soldats ne m'en veulent pas ; ils sont excités à ces insultes par leurs chefs, qu'ils traiteraient de la même manière pour un peu d'argent. " Un de ces soldats, qui lui témoignait quelque commisération, fut rudement frappé par un officier. " La punition me semble passer l'offense " dit Charles. La religion soutenait le monarque : il pensait partager ces ignominies avec le Roi des rois, et cette comparaison élevait son âme au-dessus des misères de la vie. Il ne s'attendrit qu'en entendant le peuple s'écrier derrière les gardes : " Que Dieu préserve Votre Majesté ! " Ce ne sont pas les outrages, ce sont les marques de bonté qui brisent le coeur des malheureux. Dans les intervalles des séances, les commissaires se retiraient pour délibérer entre eux dans la chambre peinte . C'est ce qui arriva surtout le troisième jour du jugement, lorsque le roi proposa de s'expliquer devant un comité composé de lords et de membres des communes, ayant à faire, disait-il, une proposition propre à rendre la paix à son peuple. Bradshaw repoussa la demande du roi : le colonel Downes, un des juges, réclama ; la cour alla délibérer dans la chambre voisine ; Cromwell l'emporta sur le colonel : il fut décidé qu'on n'admettrait point la proposition du roi. Charles avait dessein, du moins on l'a cru, de déclarer qu'il abdiquait la couronne en faveur du prince de Galles. Avant et pendant l'instruction du procès, on essaya, par toutes sortes de jongleries, d'échauffer l'esprit du peuple. Un prédicateur annonça en chaire " qu'il venait d'avoir une révélation ; que pour assurer le bonheur du peuple il était urgent d'abolir la monarchie ; que le roi était visiblement Barabbas, et l'armée le Christ ; qu'il ne fallait pas imiter les Juifs, délivrer le voleur au lieu du juste ; que plus de cinq mille saints étaient dans l'armée, et des saints tels qu'il n'y en avait pas de plus grands dans le paradis ; qu'ainsi justice devait être faite du grand Barabbas de Windsor. " Ce prédicant, venu de la Nouvelle-Angleterre, s'appelait Peters ; singulière ressemblance de nom avec cet autre Peters qui contribua à la perte de Jacques second. On vit dans ce moment critique ce que l'on a vu trop souvent : la probité commune, suffisante dans le temps de calme, insuffisante au moment du péril. Cette espèce d'honnêtes gens qui avaient voulu la révolution de bonne foi manquèrent d'énergie pour la retenir dans de justes bornes. Whitelocke, de ce troupeau des faibles, déclare qu'on rejetait la sale besogne du procès fait au roi sur l'armée ; chose naturelle, selon lui, puisque l'armée avait demandé l'accusation. Whitelocke avait raison ; mais l'armée n'entendait pas la chose comme cela : elle prétendait rendre les parlementaires exécuteurs de ses hautes oeuvres. Whitelocke, commissaire du sceau, s'alla cacher à la campagne avec son collègue Weddrington ; Elsing, clerc du parlement, résigna sa charge. John Cromwell, alors au service de Hollande, vint en Angleterre de la part du prince de Galles et du prince d'Orange pour tâcher de sauver le roi. Introduit, avec beaucoup de peine, auprès d'Olivier, son cousin, il chercha à l'effrayer de l'énormité du crime prêt à se commettre ; il lui représenta, à lui Olivier Cromwell, qu'il l'avait vu jadis à Hamptoncourt dans des opinions plus loyales. Olivier répliqua que les temps étaient changés, qu'il avait jeûné et prié pour Charles, mais que le ciel n'avait point encore donné de réponse. John s'emporta, et alla fermer la porte ; Olivier crut que son cousin le voulait poignarder : " Retournez à votre auberge, lui dit-il, et ne vous couchez qu'après avoir entendu parler de moi. " A une heure du matin, un messager d'Olivier vint dire à John que le conseil des officiers avait cherché le Seigneur , et que le Seigneur voulait que le roi mourut. Dans une autre occasion on avait entendu Cromwell s'écrier : " Il s'agit de ma tête ou de celle du roi ; mon choix est fait. " L'ordre pour l'exécution de l'arrêt de mort fut signé dans la salle peinte, par une soixantaine de membres, qui le scellèrent de leurs sceaux ; l'original de cet ordre existe : plusieurs noms des signataires sont écrits de manière à ce qu'on ne les puisse lire ; d'autres sont effacés et remplacés par des noms en interligne. La lâcheté du présent et la crainte de l'avenir avaient commandé ces viles précautions d'une conscience épouvantée. Cromwell apposa son nom à l'ordre d'exécution avec ces bouffonneries qu'il avait coutume de mêler aux actions les plus sérieuses ; soit qu'il fût ou qu'il voulût avoir l'air d'être au-dessus de ces actions, soit que son caractère se composât du burlesque et du grand, l'un servant de délassement à l'autre. On avait vu Cromwell dans sa première jeunesse si mauvais sujet, que les maîtres des tavernes fermaient leur porte lorsqu'il passait dans les rues d'Huntingdon. Une fois, chez un de ses oncles, il obligea les assistants à fuir d'un bal par le choix d'un parfum dont il avait frotté ses gants et ses habits. Plus tard, s'occupant d'une constitution pour l'Angleterre, il jeta un coussin à la tête de Ludlow, qui lui lança un autre coussin dans les jambes comme il s'enfuyait. Des saints le surprirent un jour occupé à boire. " Ils croient, dit-il à ses joyeux amis, que nous cherchons le Seigneur , et nous cherchons un tire-bouchon. " Le tire-bouchon était tombé. Cromwell donc, en signant l'ordre de l'exécution de Charles Ier, barbouilla d'encre le visage de Henry Martyn, qui signait après lui ; le régicide Martyn rendit jeu pour jeu à son camarade de forfait : cette encre était du sang ; elle leur laissa la marque qu'on voyait au front de Caïn. Le colonel Ingoldsby, parent d'Olivier, nommé commissaire à la haute cour, où il ne siégea pas, entra par hasard dans la chambre peinte au moment de la signature ; Cromwell le presse de joindre son nom aux noms déjà inscrits ; le colonel s'y refuse. Les commissaires se saisissent d'Ingoldsby ; Cromwell lui met de force la plume entre les doigts avec de grands éclats de rire, et, lui conduisant la main, le contraint de tracer le mot Ingoldsby. Au surplus, cette nargue abominable se retrouve souvent dans l'histoire. Les plus grands révolutionnaires de France étaient bavards, indiscrets, et affectaient de verser le sang avec la même indifférence que l'eau. Une conscience paralysée et une conscience vertueuse produisent la même paix ; elles portent légèrement la vie, avec cette différence : l'une ne sent pas le fardeau du remords, l'autre le poids de l'adversité. Cromwell joua auprès de Fairfax une autre comédie : celui-ci voulait, avec son régiment, tenter de délivrer le roi. Cromwell, secondé d'Ireton, s'efforça de persuader à Fairfax que le Seigneur avait rejeté Charles. Ils l'engagèrent à implorer le ciel pour en obtenir un oracle, cachant toutefois à leur honorable dupe qu'ils avaient déjà signé l'ordre de l'exécution. Le colonel Harrison, aussi simple que Fairfax, mais dans d'autres idées que lui, fut laissé par le gendre et le beau-père auprès de Fairfax : il fit durer les prières jusqu'au moment où la nouvelle arriva que la tête du roi était tombée. Les lords Richmond, Lindsay, Southampton, Herforth, jadis ministres de Charles, demandèrent à subir la mort pour leur maître, comme seuls responsables, selon l'esprit de la constitution, des actes de la couronne. Les factions ne reconnurent point cette noble responsabilité : le crime donna un bill d'indemnité aux ministres. L'Ecosse menaça ; la France et l'Espagne firent des représentations, assez froides à la vérité ; la Hollande agit plus vivement en vain. Charles avait écouté sa sentence sans donner d'autre signe d'émotion qu'une contraction dédaigneuse des lèvres lorsqu'il s'entendit déclarer tyran, traître, meurtrier, ennemi de la république, et condamné comme tel à avoir la tête tranchée. Les soixante-treize commissaires restant des cent quarante-quatre nommés se levèrent tous en signe d'adhésion à l'arrêt, qui fut lu à haute voix. Charles témoigna le désir de parler après la lecture ; on lui interdit la parole : il n'était plus vivant aux yeux de la loi. Pendant les trois jours accordés au prisonnier pour se préparer à la mort, le seul bruit de la terre qui lui parvint dans sa solitude fut celui des ouvriers qui dressaient l'échafaud. Deux enfants de Charles restaient entre les mains des républicains, la princesse Elisabeth et le duc de Glocester, âgé de trois ans ; on les lui amena. Il prit ce dernier sur ses genoux, et lui dit : " Ils vont couper la tête à ton père ; peut-être te voudront-ils faire roi ; mais tu ne peux pas être roi tant que tes frères aînés, Charles et Jacques, seront vivants. " L'enfant répondit : " Je me laisserai plutôt mettre en pièces. " Le père embrassa bientôt l'orphelin, en répandant des larmes de tendresse. Cromwell, qui se réservait la couronne, voulait faire du duc de Glocester un marchand de boutons. Le jeune roi Louis XVII et sa sainte et noble soeur reçurent depuis, dans le Temple, les bénédictions de Louis XVI. Un comité nommé par la haute cour avait choisi le lieu de l'exécution ; l'échafaud fut bâti devant le palais de Whitehall et élevé au niveau de la salle des banquets . En conséquence de cette disposition, Charles se devait trouver de plain-pied avec son trône nouveau, lorsqu'il sortirait par les fenêtres. La main de Dieu avait écrit sur la muraille de cette salle des festins la ruine de l'empire des Stuarts [Quelques Mémoires disent qu'on avait pratiqué une ouverture dans le mur. (N.d.A.)] . Le roi avait demandé l'assistance de l'évêque Juxon, vertueux défenseur de Strafford ; elle lui fut accordée à la sollicitation de Peters, ce prédicant fanatique qui ressemblait assez aux curés de Paris sous la Ligue. Herbert, qui ne quittait point son maître, couchait sur un grabat auprès de son lit. Dans la nuit du 29 au 30 janvier, le roi dormit profondément jusqu'à quatre heures du matin. Alors il réveilla Herbert, et lui dit : " Le jour de mon second mariage est arrivé ; il me faut des vêtements dignes de la pompe. " Il indiqua les habits qu'il voulait porter ; il mit deux chemises, à cause de la rigueur de la saison : " Si je tremblais, dit-il, mes ennemis l'attribueraient à la peur. " Charles s'était aperçu qu'Herbert avait eu un sommeil agité ; il lui en demanda la cause : " J'ai rêvé, dit le serviteur, que je voyais entrer l'archevêque Laud dans votre chambre, vous lui avez ordonné de s'approcher de vous, et vous lui avez parlé d'un air triste. L'archevêque a poussé un profond soupir, et s'est retiré en se prosternant. " Charles, frappé de ce songe, répliqua : " L'archevêque est mort ; s'il était vivant, je lui aurais dit quelque chose qui l'aurait fait soupirer. " Le monarque passa quelques heures en prières avec l'évêque, et reçut la communion de la main de ce véritable ami de Dieu. Le républicain Ludlow travestit cette scène pathétique : il raconte que Juxon, appelé par Charles, mit en hâte son attirail épiscopal, et que le prélat, n'ayant rien de préparé sur la matière, lut à son pénitent un de ses vieux sermons. Les Mémoires de Cléry falsifiés par ordre des intéressés altèrent les paroles du roi martyr, et tournent en moquerie les actions de la vertu et du malheur. Herbert rentra dans la chambre du roi, et bientôt le colonel Hacker vint annoncer qu'il était temps de partir pour Whitehall. Charles, vêtu de deuil, le collier de Saint-Georges sur la poitrine, un chapeau orné d'un panache noir sur la tête (ainsi Falkland s'était paré pour mourir), sortit à pied du palais de Saint-James, le 30 janvier 1649 (vieux style), vers les huit heures du matin. Il traversa le parc entre deux détachements de soldats : ses serviteurs et ses geôliers, le colonel Thomlinson lui-même, chef de sa garde funèbre l'accompagnaient tête nue ; le respect était égal à la grandeur de la victime. Le roi entra dans son palais de Whitehall : on lui avait préparé un dîner ; il ne prit qu'un peu de pain et de vin, encore par le conseil de Juxon. Deux heures s'écoulèrent avant qu'il fût appelé au supplice : on n'a pu que former des conjectures sur ce délai mystérieux. Les ambassadeurs de Hollande n'étaient arrivés à Londres que le 25 janvier ; ils n'eurent audience des communes que le 29 au soir, la veille même de la catastrophe. Seymour était avec eux ; il apportait deux lettres du prince de Galles, l'une adressée au roi, l'autre à Fairfax, et de plus un blanc seing du prince : Seymour avait ordre de déclarer que les parlementaires pouvaient écrire sur ce blanc seing toutes les conditions qu'ils jugeraient à propos d'imposer pour le rachat de la vie du prisonnier ; le nom de l'héritier de la couronne qui se trouverait au bas de ces conditions deviendrait le garant de leur acceptation pleine et entière. Cet incident put jeter de l'incertitude dans les esprits ; et s'il fût arrivé quelques jours plus tôt, il aurait peut-être sauvé le roi. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'on délibéra au pied de l'échafaud ; le sacrifice fut suspendu deux heures par une raison qu'on ignore. On trouve une preuve singulière de l'hésitation des conjurés jusqu'au dernier moment. Fairfax était à Whitehall pendant l'exécution ; il avait refusé d'être du nombre des juges ; il s'était opposé à l'arrêt, et lady Fairfax encore plus que lui ; il avait menacé de soulever les soldats de son régiment ; il ne fut trompé, comme nous l'avons vu, que par les jongleries de Cromwell. Herbert le rencontra entouré de quelques officiers dans un corridor de Whitehall ; Fairfax l'apercevant lui dit aussitôt : " Comment se porte le roi ? " La question parut étonnante à Herbert. Fairfax croyait donc qu'on négociait ? il ignorait donc où en étaient les choses ? La droiture sans les lumières a les résultats de la méchanceté : si elle n'accomplit pas les faits, elle les laisse accomplir, et sa conscience même lui est un piège. Peut-être aussi le retard provint-il de la difficulté de trouver des bourreaux et de les habiller pour la scène. Le jugement des régicides fait voir qu'on ne se servit pas de l'exécuteur ordinaire, que tous les soldats d'un régiment, appelés sous serment secret à cette oeuvre, dénièrent leurs bras, et que Hulet (officier accusé au procès d'avoir été le bourreau) soutint, dans sa défense, qu'on l'avait retenu prisonnier à Whitehall pour avoir refusé la hache d'honneur des régicides. Le colonel Thomlinson eut l'humanité de permettre à Seymour de donner à Charles la lettre de son fils. Seymour reçut les dernières instructions du roi pour le prince de Galles. A peine s'était-il retiré que le colonel Hacker entra : il venait annoncer au monarque le dernier moment. Charles suivit sans hésiter le colonel. Il traversa, accompagné de Juxon, une longue galerie bordée de soldats : ceux-ci étaient bien changés ; leur contenance annonçait la part qu'ils prenaient enfin à une si haute infortune. Le roi sortit par l'extrémité de la galerie, et se trouva soudain sur l'échafaud : dix heures et demie sonnaient. L'échafaud était tapissé de noir. Deux bourreaux masqués, mystérieux fantômes qui augmentaient la terreur de la catastrophe, se tenaient debout auprès du billot sur lequel on voyait briller la hache : tous les deux étaient uniformément vêtus d'un habit de boucher, espèce de sarrau étroit de laine blanche ; l'un, à cheveux et à barbe noirs, portait un chapeau retroussé ; l'autre avait une longue barbe grise ; sa tête était couverte d'une perruque également grise, dont les poils épars pendaient sur son masque. Quatre anneaux de fer étaient scellés dans l'échafaud ; on y devait passer des cordes pour forcer le roi à poser la tête sur le billot, en cas qu'il eût fait résistance [ Regicid's Trial . (N.d.A.)] , comme les anciens sacrificateurs attachaient le taureau à l'autel. Des régiments de cavalerie et d'infanterie, en casaques rouges, environnaient l'échafaud ; un peuple innombrable, placé hors de la portée de la voix de son souverain, se pressait en silence au delà des troupes. Charles, du haut du monument funèbre, dominait ce formidable spectacle : il y avait dans ses regards quelque chose d'intrépide et de serein. Ne se pouvant faire entendre de la foule, il parla de toutes sortes d'affaires aux personnes qui l'environnaient. Il ne se montrait ni effrayé ni pressé de mourir ; on l'eût pris pour un homme occupé dans sa chambre de l'action la plus commune tandis que ses serviteurs préparent le lit de son repos. On vendit, le soir, dans les rues de Londres, une relation populaire des derniers moments du roi : elle abonde en ces petits détails où se plaisent les Anglais. Dans ces portraits faits sur le modèle vivant, il y a une naïveté, une nature que toutes les copies du monde ne peuvent reproduire. Voici cette relation : on y remarquera la liberté d'esprit de Charles, les discours de ce prince mêlés de controverse religieuse et politique : le royal orateur semblait oublier qu'il était là pour mourir ; seulement ses parenthèses relatives à la hache montraient qu'il se souvenait de tout. On sera encore frappé, dans ce récit, de la douleur des assistants et du respect même du bourreau : Hulet, le masque à la barbe grise, ne porta le coup que par l'ordre de celui qui seul avait le droit de le commander. Nous nous servons de la traduction française de cette pièce, faite en 1649, et qui est aussi naïve que l'original. Relation véritable de la mort du roi de la Grande-Bretagne, avec la harangue faite par Sa Majesté sur l'échafaud immédiatement avant son exécution Le vingt-neuvième jour de janvier, sur les dix heures du matin, le roi fut conduit de Saint-James, à pied, par dedans le parc, au milieu d'un régiment d'infanterie, tambour battant et enseignes déployées, avec sa garde ordinaire, armée de pertuisanes, quelques-uns de ses gentilshommes devant et après lui, la tête nue ; le sieur Juxon, docteur en théologie, ci-devant évêque de Londres, le suivait, et le colonel Thomlinson, qui avait la charge de Sa Majesté, parlant à lui la tête nue, depuis le parc de Saint-James, au travers de la galerie de Whitehall, jusques en la chambre de son cabinet [Le roi avait demandé le cabinet et la petite chambre prochaine. ( Cette note et les suivantes sont de l'auteur de la Relation . N.d.A.)] , où il couchait ordinairement et faisait ses prières : où étant arrivé il refusa de dîner, pour autant que (ayant communié une heure avant) il avait bu ensuite un verre de vin et mangé un morceau de pain. " De là il fut accompagné par ledit sieur Juxon, le colonel Thomlinson et quelques autres officiers qui avaient charge de le suivre, et de sa garde du corps, environné de mousquetaires depuis la salle à banqueter joignant laquelle l'échafaud [C'était proche ou en ce lieu-là même que fut tué un bourgeois et trente blessés ; premier sang de cette dernière guerre.] était dressé, tendu de deuil, avec la hache et le chouquet au milieu. Plusieurs compagnies de cavalerie et d'infanterie étaient rangées aux deux côtés de l'échafaud, avec confusion de peuple pour voir ce spectacle. Le roi étant monté sur l'échafaud jeta les yeux attentivement sur la hache et le chouquet, et demanda au colonel Hacker s'il n'y en avait point de plus haut, puis parla comme il s'ensuit, adressant ses paroles particulièrement au colonel Thomlinson : " J'ai fort peu de choses à dire, c'est pourquoi je m'adresse à vous, et vous dirai que je me tairais fort volontiers si je ne craignais que mon silence ne donnât sujet à quelques-uns de croire que je subis la faute comme je fais le supplice ; mais je crois que pour m'acquitter envers Dieu et mon pays je dois me justifier comme bon chrétien et bon roi, et finalement comme homme de bien. " Je commencerai premièrement par mon innocence ; et en vérité je crois qu'il ne m'est pas nécessaire de vous entretenir longtemps sur ce sujet. Tout le monde sait que je n'ai jamais commencé la guerre avec les deux chambres du parlement, et j'appelle Dieu à témoin (auquel je dois bientôt rendre compte) que je n'ai jamais eu intention d'usurper sur leurs privilèges ; au contraire, ils commencèrent eux-mêmes en se saisissant des arsenaux ; ils confessent qu'ils m'appartiennent, mais ils jugèrent qu'il était nécessaire de me les ôter ; et pour le faire court, si quelqu'un veut regarder les dates des commissions de leurs députés et des miens comme des déclarations, il verra évidemment qu'ils ont commencé ces malheureux désordres, et non pas moi : de sorte que j'espère que Dieu vengera mon innocence... Non, je ne le veux pas ! j'ai de la charité ; à Dieu ne plaise que j'en impute la faute aux deux chambres du parlement ; il n'est pas besoin ni de l'une ni de l'autre ; j'espère qu'ils sont exempts de ce crime, car je crois que les mauvais ministres d'entre eux et moi ont été les causes principales de tout ce sang répandu. Tellement que, par manière de parler, comme je m'en trouve exempt, j'espère (et prie Dieu qu'ainsi soit) qu'ils le soient aussi. Néanmoins à Dieu ne plaise que je sois si mauvais chrétien que je ne confesse que les jugements de Dieu sont justes contre moi : car souventes fois il punit justement par une injuste vengeance ; cela se voit ordinairement. Je dirai seulement qu'un injuste arrêt [ L'arrêt de mort du comte de Strafford. ] que j'ai souffert être exécuté est puni à présent par un autre injuste, donné contre moi-même . Ce que j'ai dit jusque ici est pour vous faire voir mon innocence. " Maintenant, pour vous faire voir que je suis un bon chrétien, voilà un honnête homme (montrant au doigt le sieur Juxon), lequel portera témoignage que j'ai pardonné à tout le monde, et en particulier à ceux qui sont auteurs de ma mort ; quels y sont, Dieu le sait, je prie Dieu de leur pardonner. Mais ce n'est pas tout : il faut que ma charité passe plus avant ; je souhaite qu'ils se repentent, car véritablement ils ont commis un grand péché en cette occurrence. Je prie Dieu avec saint Etienne qu'ils n'en reçoivent pas la punition ; non- seulement cela, mais encore qu'ils puissent prendre la vraie voie d'établir la paix dans le royaume ; car la charité me recommande non-seulement de pardonner aux personnes particulières, mais aussi de tâcher jusqu'à mon dernier soupir de mettre la paix dans le royaume. " Ainsi, messieurs, je le souhaite de toute mon âme et espère qu'il y a quelques-uns ici [Se tournant vers quelques gentilshommes qui écriraient ce qu'il disait.] qui le feront connaître plus loin, afin d'aider à la pacification du royaume. " Maintenant, messieurs, il vous faut faire voir comme vous êtes en un mauvais chemin, et vous remettre en un meilleur. Premièrement, pour vous montrer que vous vous détournez de la justice, je vous dirai que tout ce que vous avez jamais fait, à ce que j'en ai pu concevoir, a été par voie de conquête ; certainement c'est une fort mauvaise voie : car une conquête. messieurs, n'est jamais juste, s'il n'y a quelque bonne et légitime cause, soit pour quelque tort reçu, ou en ayant droit légitime ; et alors si vous outrepassez cela, la première contestation que vous en avez rend votre cause injuste à la fin, quoiqu'elle fût juste au commencement ; mais si ce n'est que par conquête, c'est une grande volerie, comme un pirate reprocha un jour à Alexandre qu'il était le grand voleur ; et pour lui, qu'il se contentait d'avoir le nom de petit. De sorte, messieurs, que je trouve la voie que vous prenez fort mauvaise à présent. Messieurs, pour vous mettre en un bon chemin, soyez assurés que vous ne ferez jamais bien, et que Dieu ne vous assistera jamais, que vous ne donniez à Dieu ce qui appartient à Dieu et au roi ce qui appartient au roi (je veux dire à mes successeurs) et au peuple. Je suis autant pour le peuple qu'aucun de vous. Il vous faut donner à Dieu ce qui appartient à Dieu, en réglant son Eglise droitement (selon l'Ecriture), laquelle est à présent en désordre. Pour vous en dire la voie en détail présentement, je ne le puis faire ; je vous dirai seulement qu'il serait bon d'assembler un synode national, où chacun pourrait disputer avec toute liberté, et que les opinions qui paraîtraient évidemment bonnes fussent suivies. " Quant au roi, en vérité, je ne le veux pas... " Puis se tournant, vers un gentilhomme qui touchait la hache, dit : " Ne gâtez pas la hache [Voulant dire qu'il n'en gâtât pas le tranchant.] . " " Quant au roi, les lois du royaume vous en instruisent clairement, et partant, d'autant que cela me touche en particulier, je ne vous en dis qu'un mot en passant. " Pour le peuple, certainement je désire autant sa liberté et franchise que qui que ce soit ; mais il faut que je vous dise qu'elle consiste à être conservée par les lois, par lesquelles ils soient assurés de leur vie et de leurs biens : ce n'est pas qu'il faille qu'ils aient part au gouvernement, messieurs ; cela ne leur appartient pas. Un souverain et un sujet sont bien différents l'un de l'autre, et partant jusques à ce que vous fassiez cela (je veux dire que vous mettiez le peuple en cette sorte de liberté), certainement ils n'en auront jamais. " Messieurs, c'est pour ce sujet que je suis ici. Si j'eusse voulu donner lieu à un arbitrage, afin de changer les lois suivant la puissance du glaive, j'eusse pu éviter ceci, et partant je vous dis (et prie Dieu qu'il en détourne son châtiment de dessus vous) que je suis martyrisé pour le peuple. " Véritablement, messieurs, je ne vous tiendrai pas plus longtemps ; je vous dirai seulement que j'eusse bien pu demander quelque peu de temps pour mettre ceci en meilleur ordre, et le digérer mieux ; partant j'espère que vous m'excuserez. " J'ai déchargé ma conscience ; je prie Dieu que vous preniez les voies les plus propres pour le bien du royaume et votre propre salut. " " Alors le sieur Juxon dit au roi : " Plaît-il à Votre Majesté (encore que l'affection qu'elle a pour la religion soit assez connue) de dire quelque chose pour la satisfaction du peuple ? " - " Je vous remercie de tout mon coeur, monseigneur, parce que je l'avais presque oublié. Certainement, messieurs, je crois que ma conscience et ma religion est fort bien connue de tout le monde, et partant je déclare devant vous tous que je meurs chrétien, professant la religion de l'Eglise anglicane, en l'état que mon père l'a laissée, et je crois que cet honnête homme (en montrant le sieur Juxon) le témoignera. " " Puis, se tournant vers les officiers, dit : " Messieurs, excusez-moi en ceci, ma cause est juste et mon Dieu est bon ; je n'en dirai pas davantage. " " Puis il dit au colonel Hacker : " Ayez soin, s'il vous plaît, que l'on ne me fasse point languir. " " Et alors un gentilhomme approchant auprès de la hache, le roi lui dit : " Prenez garde à la hache, je vous prie ; prenez garde à la hache. " " Ensuite de quoi, le roi parlant à l'exécuteur, dit : " Je ferai ma prière fort courte, et lorsque j'étendrai les bras... " " Puis le roi demanda son bonnet de nuit au sieur Juxon, et l'ayant mis sur sa tête, il dit à l'exécuteur : " Mes cheveux vous empêchent-ils ? " Lequel le pria de les mettre sous son bonnet ; ce que le roi fit étant aidé de l'évêque et de l'exécuteur. Puis le roi, se tournant derechef vers le sieur Juxon, dit : " Ma cause est juste, et mon Dieu est bon. " " Le sieur Juxon : " Il n'y a plus qu'un pas, mais ce pas est fâcheux ; il est fort court, et pouvez considérer qu'il vous portera bien loin promptement ; il vous transportera de la terre au ciel, et là vous trouverez beaucoup de joie et de réconfort. " " Le roi : " Je vais d'une couronne corruptible à une incorruptible, où il ne peut pas y avoir de trouble ; non, aucun trouble du monde. " " Juxon : " Vous changez une couronne temporelle à une éternelle ; un fort bon change. " " Le roi dit à l'exécuteur : " Mes cheveux sont-ils bien ? " Le roi ôta son manteau, et donna son cordon bleu, qui est l'ordre de Saint-Georges, audit sieur Juxon, disant : " Souvenez-vous... " " Puis le roi ôta son pourpoint, et étant en chemisette, remit son manteau sur ses épaules ; puis, regardant le chouquet, dit à l'exécuteur : " Il vous le faut bien attacher. " " L'exécuteur : " Il est bien attaché. " " Le roi : " On le pouvait faire un peu plus haut. " " L'exécuteur : " Il ne saurait être plus haut, sire. " " Le roi : " Quand j'étendrai les bras ainsi, alors... " Après quoi ayant dit deux ou trois paroles tout bas, debout, les mains et les yeux levés en haut, s'agenouilla incontinent, mit son col sur le chouquet, et lors l'exécuteur remettant encore ses cheveux sous son bonnet, le roi dit (pensant qu'il allait frapper) : " Attendez le signe. " " L'exécuteur : " Je le ferai, s'il plaît à Votre Majesté. " " Et une petite pause après, le roi étendit les bras. L'exécuteur sépara la tête de son corps d'un seul coup, et quand la tête du roi fut tranchée, l'exécuteur la prit dans sa main et la montra aux spectateurs, et son corps fut mis en un coffre couvert, pour ce sujet, de velours noir. Le corps du roi est à présent dans sa chambre à Whitehall. " Sic transit gloria mundi. ( Fin de la relation .) Clarendon raconte que le corps du roi, qui se voyait le soir de l'exécution dans sa chambre à Whitehall , ne put être retrouvé à la restauration de Charles II. Cependant Herbert avait positivement écrit que l'inhumation avait eu lieu à Windsor, dans le caveau du choeur de la chapelle de Saint-Georges, où reposaient les restes de Henri VIII et de Jeanne Seymour. Des ouvriers travaillant dans cette chapelle, en 1813, ouvrirent par hasard le caveau. Le prince régent, aujourd'hui Georges IV, ordonna des recherches ; on découvrit un cercueil de plomb ; sur ce cercueil était une plaque portant ces mots : Charles Roi ; ce qui était conforme en tout au récit d'Herbert. Une entaille fut pratiquée dans le couvercle, et, après l'enlèvement d'une toile imprégnée d'une matière grasse, on vit apparaître le visage d'un mort, dont les traits brouillés et confus ressemblaient au portrait de Charles Ier. D'après le procès-verbal de sir Henri Halford, la tête du cadavre, séparée du tronc, avait les yeux à demi ouverts, et l'on put teindre un mouchoir blanc d'un sang encore assez liquide. Ce témoin extraordinaire, de retour de la tombe après le meurtre de Louis XVI, est venu déposer des fautes des rois, des excès des peuples, de la marche du temps, de l'enchaînement des événements et de la complicité du crime de 1649 avec celui de 1793. Une omission frappe dans la relation populaire de l'exécution de Charles : cette relation ne parle point du masque des bourreaux. Ludlow, le régicide, se tait aussi sur ce fait. La petite feuille dont il s'agit ne put être vendue dans les rues de Londres qu'après avoir passé à la censure des hommes de la liberté. Or, des bourreaux sous le masque étaient ou une affreuse saturnale, ou l'aveu qu'un meurtre avait été accompli sur une tête qu'aucune créature à visage d'homme n'avait le droit de toucher. Pour arriver à la fatale exécution, Cromwell avait eu besoin de ces ris et de ces larmes qui, se contrariant en lui, déjouaient leur mutuelle hypocrisie ; il redevint franc après le coup : il se fit ouvrir le cercueil, et s'assura, en touchant la tête de son roi, qu'elle était véritablement séparée du corps ; il remarqua qu'un homme aussi bien constitué aurait pu vivre de longues années. Le terrible Cromwell, obscur et inconnu comme le destin, en avait dans ce moment l'orgueil inexorable : il se délectait dans la victoire par lui remportée sur un monarque et sur la nature. Les meurtriers ses compagnons ne partageaient pas dans ce moment son assurance et sa joie. Tous s'étaient hâtés de quitter la scène sanglante. Le principal bourreau, Hulet, capitaine au régiment de cavalerie du colonel Hewson, se jeta, pour traverser la Tamise, dans le bateau d'un marinier appelé Smith : celui-ci fut contraint par des mousquetaires de le prendre à son bord. S'étant éloigné du rivage, Smith dit au sinistre passager : " Etes-vous le bourreau qui a coupé la tête du roi ? " - " Non, répondit Hulet, vrai comme je suis un pécheur devant Dieu. " Et il tremblait de tout son corps. Smith, toujours ramant, reprit : " Etes-vous le bourreau qui a coupé la tête du roi ? " Hulet nia de nouveau, raconta qu'on l'avait retenu prisonnier à Whitehall, mais qu'on s'était emparé de ses instruments. Smith lui dit : " Je coulerai bas mon bateau si vous ne me dites la vérité. " La tête du roi avait été payée 100 livres sterling à Hulet. " Je prouverai que c'est toi qui as porté le coup, lui dit l'avocat général Turner, lors du procès des régicides, et je t'arracherai ton masque [ Regicide's trial . (N.d.A.)] . " La république et le protectorat. 1649 - 1658 Deux effets furent produits en Angleterre par l'exécution de Charles. D'une part, les hommes de bien furent consternés ; il y eut des douleurs profondes, des morts subites causées par ces douleurs ; et comme la nation était religieuse, il y eut aussi des remords. L' Eikon Basiliké fit regretter Charles Ier, de même que le testament de Louis XVI a fait admirer ce dernier roi. L' Eikon Basiliké n'était point de Charles : le docteur Gauden en est aujourd'hui reconnu l'auteur. Milton eut l'odieuse commission d'éclaircir ce point de critique : toute la sublimité de son génie, appuyé de la vérité du fait, ne put néanmoins triompher d'une imposture, ouvrage d'un esprit commun, mais fondée sur la vérité du malheur. Que reste-t-il aujourd'hui de toutes ces douleurs en Angleterre ? Une cérémonie établie par Charles second, et qui se célèbre le 30 janvier de chaque année. On est censé jeûner, et l'on ne jeûne point ; les spectacles sont fermés, et l'on se divertit dans les salons et dans les tavernes ; la bourse est aussi fermée, au grand ennui des spéculateurs, qui se soucient fort peu de trouver sur le chemin de leur fortune ou de leur ruine la tête d'un roi. Les siècles n'adoptent point ces legs de deuil ; ils ont assez de maux à pleurer, sans se charger de verser encore des larmes héréditaires. D'une autre part, la confusion se répandit dans les trois royaumes, après la mort de Charles Ier. Chacun avait un plan de république et de religion. Les Millénaires, ou les hommes de la cinquième monarchie, demandaient la loi agraire et l'abolition de toute forme de gouvernement, afin d'attendre le gouvernement prochain du Christ ; il n'y avait, d'après eux, d'autre charte que l'Ecriture. Les Antoniniens prétendaient que la loi morale était détruite, que chacun se devait conduire désormais par ses propres principes, et non plus d'après les anciennes notions de justice et d'humanité ; ils réclamaient la liberté de tout faire : la fornication, l'ivrognerie, le blasphème, sont, disaient-ils, selon les voies du Seigneur, puisque c'est le Seigneur qui parle en nous. Ils n'étaient pas loin de devenir Turcs, et se plaisaient à la lecture du Coran, nouvellement traduit. Les quakers, et surtout les quakeresses, passaient aussi pour une secte mahométane. Des politiques, s'élevant contre toute espèce de culte, voulaient que le pouvoir ne reconnût aucune religion particulière ; d'autres prétendaient refondre les lois civiles et effacer complètement le passé. Dépouillés de leurs biens et de leurs honneurs, les épiscopaux gémissaient dans l'oppression, et les presbytériens voyaient le fruit d'une révolution qu'ils avaient semée recueilli par les indépendants, les agitateurs et les niveleurs. Ces niveleurs étaient de plusieurs espèces : les uns, les fouilleurs et déracineurs , s'emparaient des bruyères et des champs en friche ; les autres, les guerriers et les turbulents , soulevaient les soldats ou devenaient voleurs de grands chemins : tous demandaient la dissolution du long parlement et la convocation d'un parlement nouveau. Dans cette désorganisation complète de la société, au milieu des potences et des échafauds qui s'élevaient pour punir le crime et la vertu, on n'avait aucun parti arrêté : par une sorte de bonne foi que l'anarchie laissait libre, il était très commun d'entendre des républicains parler de mettre Charles second à la tête de la république, et des royalistes déclarer qu'une république était peut-être ce qu'il y avait de mieux. Il restait cependant à Londres deux principes de gouvernement et d'administration : le rump , et le conseil des officiers, qui avait déjà subjugué le rump . On examina d'abord si la chambre des pairs faisait partie intégrante du pouvoir législatif : malgré l'opinion de Cromwell, qui, dans ses intérêts, voulait garder la pairie, il fut décidé que la chambre héréditaire était inutile et dangereuse ; sa suppression fut décrétée. La monarchie éprouva le même sort : le maire de Londres refusa de proclamer l'acte d'abolition de la royauté. Le royaume d'Angleterre se trouvant transformé en république, un nouveau grand sceau fut gravé ; il représentait d'un côté la chambre des communes, avec cette inscription : Le grand sceau de la république d'Angleterre ; sur le revers on voyait une croix et une harpe, armes de l'Angleterre et de l'Irlande, avec ces mots : Dieu, avec nous ; dans l'exergue on lisait : L'an premier de la liberté, par la grâce de Dieu . 1649. C'est une mauvaise date pour la liberté que celle d'un crime. Cinq membres des communes furent chargés (Ludlow en était un.) de composer un conseil de Quarante, auquel serait dévolu le pouvoir exécutif. Ce comité des Cinq présenta trente-cinq candidats ; on leur adjoignit le comité des Cinq. Celui-ci fut en outre chargé d'examiner la conduite des parlementaires qui n'avaient pas siégé à Westminster durant le procès du roi. Il était convenable d'immoler des victimes en l'honneur des funérailles du prince : le duc d'Hamilton, le earl de Holland et lord Capell, prisonniers, furent décapités ; le premier contre le droit des gens, les deux derniers contre le droit de la guerre. Tous les partis regrettèrent lord Capell ; Cromwell fit de lui un éloge magnifique, mais il prétendit qu'on le devait sacrifier à cause même de sa vertu. Le noble pair, étant sur l'échafaud, s'adressa à l'exécuteur : " Avez-vous coupé la tête de mon maître ? " - " Oui ", répondit l'exécuteur. " Où est l'instrument qui porta le coup ? " Le bourreau montra la hache. " Etes- vous sûr que ce soit la même ? " reprit lord Capell. Sur sa réponse affirmative, le royaliste prit la hache, la baisa avec respect, la rendit au meurtrier public, en lui disant : " Misérable ! n'étais-tu pas effrayé ? " Le bourreau repartit : " Ils me forcèrent de faire mon métier. J'eus trente livres sterling pour ma peine. " Eh bien, le bourreau mentait ; il se vantait d'une victoire qui n'était pas la sienne ; il n'avait souillé ni sanctifié ses mains et sa hache dans le sang de son roi. Cet homme, qui se nommait Brandon, n'était que le bourreau ordinaire ; on ne l'avait point appelé (ou peut-être avait-il refusé par frayeur son ministère) à la grande exécution. La peur cessant, la vanité revint ; Brandon songea à sauver ses droits et son honneur : le soir même de la mort de Charles, Brandon tint dans un cabaret le propos qu'il redit à lord Capell, se parant du crime qu'il n'avait pas commis [ Trial of twenty-nine regicides , p. 33. (N.d.A.)] . Lord Capell livra sa tête, après avoir déclaré qu'il mourait pour Charles Ier, pour son fils Charles II et pour tous les héritiers légitimes de la couronne. Le rump , feignant de céder à l'opinion publique, s'occupa, en apparence, de sa dissolution, et rechercha les principes d'après lesquels un parlement nouveau pourrait être élu. Le rump n'était pas sincère ; il ne songeait qu'à se perpétuer en attendant les événements, grands débrouilleurs de la politique. Cependant le comte d'Ormond, lord Inchiquin et le général Preston avaient soulevé l'Irlande, où Monk, qui défendait Dundalk pour le parlement, avait capitulé. Cromwell, malgré les prétentions de Lambert et de Fairfax, fut nommé au gouvernement militaire et civil d'Irlande. Il partit accompagné d'Ireton, son gendre, après avoir cherché le Seigneur devant Harrison et expliqué les Ecritures. Il aborde à l'île dévouée avec dix-sept mille vétérans et une garde particulière de quatre-vingts hommes, tous officiers. Tredall est emporté d'assaut ; Cromwell monte lui-même à la brèche : tout périt du côté des Irlandais. Le commandant, sir Arthur Ashton, est tué. Ce vieux militaire avait une jambe artificielle ; elle passait pour être d'or : les soldats républicains se disputèrent cette jambe royaliste, qui n'était que le trésor de bois de l'honneur et de la fidélité. Wexford est saccagé, Goran rendu par les soldats ; les officiers sont fusillés. Kilkenny, Youghall, Cooke, Kingsale, Colonmell, Dungarvan et Carrik se soumettent. Cromwell et Ireton portent à l'Irlande, comme ils l'avaient annoncé, l'extermination et l'enfer. Cromwell, au milieu de ses victoires, est rappelé pour repousser les Ecossais : ceux-ci s'étaient décidés à reconnaître les droits de Charles second ; et bien qu'ils eussent pendu le royaliste Montross, parce qu'il n'était pas covenantaire, ils étaient eux-mêmes royalistes. Rien de plus commun que ces inconséquences des partis dans les discordes civiles. Les négociations entre Charles II et les Ecossais avaient été plusieurs fois interrompues. Charles, enfin, privé de toutes ressources, s'était rendu à Edimbourg : là il avait repris le sceptre de Marie Stuart, à la charge de publier cette déclaration déshonorante : " Que son père avait péché en prenant femme dans une famille idolâtre ; " Que le sang versé dans les dernières guerres devait être imputé à son père ; " Qu'il avait une profonde douleur de la mauvaise éducation qu'on lui avait donnée, et des préjugés qu'on lui avait inspirés contre la cause de Dieu, et dont il reconnaissait à présent l'injustice ; " Que toute sa vie précédente n'avait été qu'un cours suivi d'inimitié contre l'oeuvre de Dieu ; " Qu'il se repentait de la commission donnée à Montross, et de toutes ses actions qui avaient pu scandaliser ; " Qu'il protestait devant Dieu qu'il était à présent sincère dans cette déclaration, et qu'il s'y tiendrait jusqu'à son dernier soupir, tant en Ecosse qu'en Angleterre et en Irlande. " Cependant Charles II n'était ni sans honneur ni sans courage. Jeune encore, il avait combattu pour son père, à la tête des forces de terre et de mer. Mais c'était bien le prince le moins fait qu'il y eût au monde pour entendre six sermons de presbytériens par jour. Lorsque, accablé de ces prédications, il cherchait quelque distraction, il ne pouvait sortir d'Edimbourg, sans passer sur les membres mutilés de Montross, attachés aux portes de la ville. Montross, en mourant, avait souhaité que son corps fut mis en autant de morceaux qu'il y avait de villes dans les trois royaumes, afin qu'on rencontrât partout des témoins de sa fidélité. Un de ses bras fut exposé sur un gibet à Aberdeen ; les habitants l'enlevèrent secrètement et le cachèrent : après la restauration, ils le mirent dans une cassette couverte de velours cramoisi brodé d'or, et le portèrent en triomphe dans toute leur ville. Cromwell marcha contre les Ecossais à la tête de dix-huit mille hommes. Il les attaqua à Duntar, et les défit (3 septembre 1650). L'année suivante, après avoir conquis une partie de l'Ecosse, il s'attacha aux pas de Charles II, qui s'était avancé en Angleterre avec une armée : il l'atteignit à Worcester. Le génie si fatal au père n'est pas moins fatal au fils ; le combat se livre le 3 septembre 1651, jour anniversaire de la bataille de Dunhar : deux mille royalistes sont tués ; huit mille prisonniers sont encore vendus comme esclaves. On retrouve cette habitude de trafiquer les hommes jusque sous Jacques II. Le jeune roi fuit seul, se coupe les cheveux, de peur, comme Absalon ou comme les rois chevelus, d'être reconnu au bel ornement de sa tête. Ce prince nous a laissé le récit de ses aventures : son déguisement en bûcheron ; sa tentative pour entrer dans le pays de Galles avec le pauvre Pendrell ; sa journée passée avec le colonel Careless au haut du chêne qui retint le nom de chêne royal ; ses aventures chez un gentilhomme appelé Lane, dans le comté de Strafford ; son voyage à Bristol, voyage qu'il fit à cheval, menant en croupe la fille de son hôte ; son arrivée chez M. Norton ; sa rencontre d'un des chapelains de la cour qui regardait jouer aux quilles, et d'un vieux serviteur qui le nomma en fondant en larmes ; son passage chez le colonel Windham ; le danger qu'il courut par la sagacité du maréchal, qui, visitant les pieds des chevaux, affirma qu'un de ces chevaux avait été ferré dans le nord ; enfin l'embarquement de Charles à Brightelmsted, et son débarquement en Normandie, firent de ce moment de la vie de ce prince un moment de gloire romanesque qui lutta avec la gloire historique de Cromwell. Ludlow se contente de dire que Charles s'enfuit avec une mistress Lane. Cromwell revint triompher à Londres. Le parlement envoya une députation au- devant de lui. Le général fit présent à chaque commissaire d'un cheval et de deux prisonniers : toujours même mépris des hommes parmi ces républicains. Les historiens n'ont pas remarqué ce trait de moeurs qui distingue les Anglais d'alors de tous les peuples chrétiens de l'Europe civilisée et les rapproche des peuples de l'Orient. Monk, laissé en Ecosse par Cromwell, l'acheva de soumettre. Le royaume de Marie Stuart fut réuni par acte du rump à l'Angleterre, ce que n'avaient pu faire les plus puissants monarques de la Grande-Bretagne. Autant le corps législatif était méprisé, autant le conseil exécutif avait montré de vigueur et de talent : c'est ce qu'on a vu en France, sous les fameux comités émanés de la Convention. Les terres du clergé avaient été mises en vente ainsi que les domaines de la couronne, et ceux-ci tant en Angleterre qu'en Ecosse. Les propriétés nationales, proposées d'abord au prix de dix années de leur affermage annuel, s'élevèrent avec les succès de la république au taux de quinze, seize, et dix-sept années de leur revenu net : on vendait les bois à part. Les royalistes dont les biens avaient été séquestrés ou confisqués en obtenaient le retour ou la mainlevée moyennant une finance plus ou moins forte payée argent comptant. Une taxe de 120 mille livres sterling par mois suffisait avec ces différentes sommes au besoin des services de l'Etat. Toutes les puissances de l'Europe, et l'Espagne la première, avaient reconnu la république. L'Irlande était domptée, l'Ecosse soumise et réunie à l'Angleterre ; une flotte, commandée par le fameux Robert Blake, devenu amiral de colonel qu'il était, gardait les mers autour des îles Britanniques ; une autre, sous le pavillon d'Edouard Popham, croisait sur les côtes du Portugal. Les Indes occidentales, les Barbades et la Virginie, soulevées d'abord, furent réduites à l'obéissance. Le fameux acte de navigation proposé par le conseil d'Etat au parlement en 1651, rendu exécutoire le 1er décembre de cette même année, n'est point, comme on l'a écrit mille fois, l'ouvrage de l'administration de Cromwell, mais de la république avant l'établissement du protectorat. Cet acte fit éclater la guerre entre la Hollande et la Grande-Bretagne en 1652. Blake, Aiskew, Monk et Dean soutinrent en onze combats, depuis le 17 mai 1652, vieux style, jusqu'au 10 août 1653, l'honneur du pavillon anglais contre Tromp, Ruyter, Van Galen et de Witte. Les classes populaires, que les révolutions font monter à la surface des sociétés, donnent un moment aux vieux peuples une énergie extraordinaire ; mais ces classes, chez qui l'ignorance et la pauvreté ont conservé la vigueur, se corrompent vite au pouvoir, parce qu'elles y arrivent avec des besoins violents et des appétits longtemps excités par la misère et l'envie ; elles prennent et exagèrent les vices des grands qu'elles remplacent, sans avoir l'éducation qui du moins tempère ces vices. Une nation ainsi renouvelée par l'invasion d'une sorte de barbares indigènes ne conserve que peu de jours son énergie ; n'étant plus jeune par nature, elle n'est jeune que par accident ; or, les moeurs ne se renouvellent pas comme les pouvoirs, et tant que les premières ne sont pas changées, il n'y a rien de durable. Cromwell s'aperçut que ce reste d'assemblée, soumis d'abord et humilié, commençait à être jaloux du pouvoir que lui, Cromwell, avait acquis. L'autorité dictatoriale des camps avait dégoûté le futur usurpateur de l'autorité légale : son ambition, comme son caractère et son génie, le poussait à la souveraine puissance. Il avait manoeuvré longtemps entre les divers partis, tour à tour presbytérien, niveleur et même royaliste, mais s'appuyant toujours sur l'armée, où l'esprit républicain dominait autant que cet esprit peut exister au milieu des armes. Les officiers voulaient l'égalité et la liberté, avec la fortune, les honneurs et le pouvoir absolu : c'est ainsi que sous la tente, depuis les légions romaines jusqu'aux mamelouks, on a toujours compris la république. Cromwell, après ses victoires, ayant repris son siège au parlement (16 septembre 1651), pressa la rédaction du bill pour mettre fin à ce parlement interminable : il ne le put obtenir qu'à la majorité de deux voix, quarante-neuf contre quarante-sept ; encore l'exécution du bill fut-elle remise au 3 novembre 1654. Ce bill procédait à la réforme radicale parlementaire, si souvent et si inutilement demandée depuis. La chambre des communes devait être composée à l'avenir de quatre cents membres, sans compter les députés de l'Irlande et de l'Ecosse. Les bourgs pourris disparaissaient ; on ne donnait le droit d'élire qu'aux villes et aux bourgs principaux ; deux cents livres sterling en meubles ou immeubles étaient la propriété exigée du citoyen pour l'exercice du droit électoral. Cromwell ne désirait la dissolution du rump que dans l'espoir d'obtenir le suprême pouvoir, au moyen de députés choisis par son influence et dévoués à ses intérêts. Afin de préparer les idées à un changement de choses, il avait encouragé des discussions sur l'excellence du gouvernement monarchique ; mais n'ayant pu amener le rump à prononcer la dissolution, il prit un chemin plus court pour y parvenir. Le rusé général avait eu l'adresse de remplir toutes les places de ses créatures : les soldats lui étaient dévoués. Depuis la bataille de Worcester, qu'il appela, dans sa lettre au parlement, la victoire couronnnante , il dissimulait à peine ses projets. La modération, besoin de tout homme qui près d'arriver au pouvoir s'y veut maintenir, était devenue l'arme de Cromwell : il avait fait publier une amnistie générale, et se montrait favorable aux royalistes ; il les trouvait par principe moins opposés que les autres partis à l'autorité d'un seul, et à son tour il avait besoin de fidélité. Les communes qui se sentaient attaquées, essayèrent de se défendre : tantôt elles se plaignaient des calomnies que Cromwell faisait semer contre elles ; tantôt elles songeaient encore à se perpétuer d'une manière moins directe, en procédant à l'élection des places vacantes au parlement. Cromwell ne s'endormait pas ; il présidait à des assemblées, à des colloques, à des traités entre les partis, et trompait tout le monde. Le colonel Harrison, franc républicain, mais aveugle d'esprit, prétendait toujours que le général, loin de se vouloir faire roi, ne songeait qu'à préparer le règne de Jésus. " Que Jésus vienne donc vite, répondit le major Streater, ou il arrivera trop tard. " Cromwell, de son côté, déclarait que le psaume CXe l'encourageait à mettre la nation en république : et à cette fin il engageait le comité d'officiers à présenter des pétitions qui devaient amener, par l'opposition des parlementaires, la destruction de la république. Une de ces pétitions demandait le payement des arrérages de l'armée et la réforme des abus ; une autre sollicitait la dissolution immédiate du parlement et la nomination d'un conseil pour gouverner l'Etat jusqu'à la prochaine convocation du parlement nouveau. Emportées par leur ressentiment, les communes déclarèrent que quiconque présenterait à l'avenir de pareilles doléances serait coupable de haute trahison. On vint apprendre cette résolution à Cromwell, qui s'y attendait. Il s'écria, animé d'une feinte colère, au milieu des officiers : " Major général Vernon, je me vois forcé de faire une chose qui me fait dresser les cheveux sur la tête. " Il prend trois cents soldats, marche à Westminster, laisse les trois cents soldats en dehors, et pénètre seul dans la chambre : il était député. Il écoute un moment en silence la délibération, puis appelant Harrison, membre comme lui de l'assemblée, il lui dit à l'oreille : " Il est temps de dissoudre le parlement. " Harrison répondit : " C'est une dangereuse affaire, songez-y bien. " Cromwell attend encore ; puis se levant tout à coup, il accable les communes d'outrages, les accuse de servitude, de cruauté, d'injustice : " Cédez la place, s'écrie-t-il en fureur, le Seigneur en a fini avec vous ! il a choisi d'autres instruments de ses oeuvres. " Sir Peters Wentworth veut répondre ; Cromwell l'interrompt : " Je ferai cesser ce bavardage. Vous n'êtes pas un parlement ; je vous dis que vous n'êtes pas un parlement. " Le général frappe du pied : les portes s'ouvrent ; deux files de mousquetaires, conduits par le lieutenant-colonel Worsley, entrent dans la chambre et se placent à droite et à gauche de leur chef. Vane veut élever la voix : " Oh ! sir Henri Vane ! Sir Henri Vane ! dit Cromwell : le Seigneur me délivre de sir Henri Vane ! " Désignant alors tour à tour quelques-uns des membres présents : " Toi, dit-il, tu es un ivrogne, toi un débauché (c'était Martyn, ce régicide dont il avait barbouillé le visage d'encre), toi un adultère, toi un voleur. " Ce qui était vrai. Harrison fait descendre l'orateur de son fauteuil en lui tendant la main. Le troupeau épouvanté sort pêle-mêle ; tous ces hommes s'enfuient sans oser tirer l'épée que la plupart portaient au côté. " Vous m'avez forcé à cela, disait Cromwell ; j'avais prié le Seigneur nuit et jour de me faire mourir plutôt que de me charger de cette commission. " Alors, montrant du doigt aux soldats la masse d'armes " Emportez ce jouet [Whitelocke dit : cette marotte . (N.d.A.)] . " Il sort le dernier, fait fermer les portes, met les clefs dans sa poche, et se retire à Whitehall. Le lendemain on trouva suspendu à la porte de la chambre des communes un écriteau ainsi conçu : Chambre à louer, non meublée . Ainsi fut chassé de Westminster le parlement : la liberté y resta. Remarquons les justices du ciel : ces députés qui avaient tué leur prince légitime, prétendant qu'il avait violé les droits du peuple ; ces députés qui avaient eux-mêmes précipité violemment de leur siège un grand nombre de leurs collègues, furent dispersés par un de leurs complices, bien autrement coupable que Charles envers les droits de la nation. Mais souvent ce que l'on conteste à la légitimité, on l'accorde à l'usurpation : les hommes dans leur orgueil se consolent de l'esclavage lorsqu'ils ont eux-mêmes choisi leur maître parmi leurs égaux. Buonaparte à Saint-Cloud fit sauter les républicains par les fenêtres, avec moins de fermeté et moins de décision politique que Cromwell n'en mit à dissoudre le long parlement. L'Angleterre républicaine accepta le joug : les tempêtes avaient enfanté leur roi ; elles s'y soumirent. La véritable république ne dura en Angleterre que quatre ans et trois mois, à compter de la mort du roi (30 janvier 1649) jusqu'à la dislocation totale du rump (20 avril 1653). Cette courte république ne fut pas sans gloire au dehors ni même sans vertu, sans liberté et sans justice au dedans. Les membres des communes s'exclurent, il est vrai, mutuellement de l'assemblée législative ; mais ils ne se décimèrent point, ne s'assassinèrent point tour à tour comme les Conventionnels. La république française exista douze années, de 1792 à 1804, à 1'érection de l'empire, temps de gloire et de conquête au dehors, mais de crimes, d'oppression et d'iniquités au dedans. Cette différence entre deux révolutions qui ont cependant produit, en dernier résultat, la même liberté, vient du sentiment religieux qui animait les novateurs de la Grande-Bretagne, et des principes d'irréligion qu'affichaient les artisans de nos discordes. Quelques vertus peuvent exister dans la superstition, il n'y en a point dans l'impiété. Les révolutionnaires anglais, fanatiques connurent le repentir ; les révolutionnaires français, athées, ont tous été sans remords : ils étaient insensibles à la fois comme la matière et comme le néant. Le protectorat. 1653-1658. Il était facile à Cromwell de convoquer un parlement libre ; il ne le voulut pas : il cherchait le pouvoir, non la liberté. L'Angleterre d'ailleurs était lasse de parlements ; après l'anarchie on respirait pour le despotisme. Le conseil des officiers, qui avait présenté la pétition décisive, s'arrogea le droit d'élection ; il choisit (toujours à la suggestion de Cromwell) dans le parti millénaire les hommes les plus obscurs, les plus ignorants, les plus fanatiques : cent quarante-quatre personnages, ainsi triés, furent revêtus du pouvoir souverain. Le major général Lambert, qui se disait républicain et qui n'était que servile, Harrison, sincère démocrate et d'un esprit borné, prêtaient les mains à toutes ces violences. Harrison, sectaire de la cinquième monarchie , demandait seulement que le nouveau conseil fût composé de soixante-dix membres, pour mieux ressembler au sanhédrin des Juifs. Dans le club législatif des cent quarante saints , il fallait avoir de longs noms composés et tirés de l'Ecriture, comme dans nos clubs on s'appelait Scaevola et Brutus . Des deux frères Barebone, l'un, le corroyeur, s'appelait Loue-Dieu ; l'autre, si Christ n'était pas mort pour vous, vous seriez damné, Barebone . Ce Barebone, dont le nom signifie en français décharné , donna son nom aux cent quarante-quatre : au parlement croupion succéda le parlement damné Barebone , ou le damné décharné . Sur une liste de jurés du comté de Sussex on voit les noms de White d'Emer, combats pour la bonne cause de la foi ; de Pimple de Whitham, tue le péché ; de Harding de Lewes, plein de la grâce . Lorsque les saints entraient en séance à Westminster, ils récitaient des prières, cherchaient le Seigneur des journées entières, et expliquaient l'Ecriture : cela fait, ils s'occupaient des affaires, dont ils se croyaient saisis. Cromwell ouvrit la session des décharnés par un discours qu'il accompagna de pieuses larmes, remerciant le ciel d'avoir assez vécu pour assister au commencement du règne des saints sur la terre. Au fond de toutes ces folies, les nouvelles moeurs se formaient et les institutions prenaient racine. Ces caractères n'étaient si ridicules que parce qu'ils étaient originaux ; or tout ce qui est fortement constitué a un principe de vie. Les courtisans de Charles second purent rire, mais ces fanatiques de bonne foi laissèrent une arrière-postérité qui a fait raison des courtisans. Whitelocke prétend que quelques hommes éclairés et d'un rang élevé se trouvaient dans le parlement Barebone. Ludlow représente les décharnés comme un troupeau d'honnêtes niais, ressemblant assez à nos théophilanthropes. Whitelocke était un parlementaire timide, qui avait fui de peur de condamner Charles Ier, et qui se rangeait toujours du parti le plus fort ; Ludlow était un parlementaire décidé, meurtrier du roi et ennemi de Cromwell. Cinq mois s'étaient à peine écoulés lorsque les cent quarante-quatre saints, ne pouvant plus gouverner au milieu de la risée publique, chargèrent Rouse, leur orateur, créature de Cromwell, de remettre l'autorité entre les mains de celui qui les en avait revêtus. Cromwell l'avait prévu : il accepta en gémissant le poids de l'autorité souveraine. Quelques pauvres d'esprit qui n'étaient pas de la faction militaire s'obstinèrent à siéger, malgré la désertion de l'orateur et du sergent qui avait emporté la masse. Le capitaine White entra dans la chambre, et demanda à ces saints entêtés ce qu'ils faisaient là (12 décembre l653). " Nous cherchons le Seigneur ", répondirent-ils. " Allez donc ailleurs, s'écria White ; le Seigneur n'a pas fréquenté ce lieu depuis longues années ; " et il les fit chasser par ses sbires. Le véritable principe républicain existait pourtant alors dans l'armée anglaise plus que dans les autorités civiles ; mais il ne peut y avoir d'alliance durable entre le pouvoir constitutionnel et l'autorité militaire : quand la liberté se réfugie à l'autel de la victoire, elle y est bientôt immolée ; on la sacrifie pour obtenir le vent de la fortune. Tous les différents partis, excepté celui des saints et celui des républicains véritables, le parti du roi, le parti de l'épiscopat, le parti militaire, le parti des gens de loi qui avaient craint la réforme des coutumes et la simplification du code de procédure ; tous les intérêts, toutes les ambitions, toutes les corruptions, toutes les lassitudes applaudissaient aux entreprises de Cromwell : il fut complimenté par l'armée, la flotte, les autorités civiles. On attendait avec anxiété et curiosité ce qu'il allait faire du pouvoir : sa fabrique était toute prête et ses ouvriers à l'oeuvre. Le conseil des officiers est convoqué. Le major général Lambert lit un écrit intitulé : Instrument de gouvernement . C'était une constitution qui plaçait la puissance législative dans un parlement et dans un protecteur . Il y était statué que les membres de ce parlement seraient choisis par le peuple ; qu'ils siégeraient tous les ans cinq mois, selon le bon plaisir du protecteur ; que le protecteur aurait le veto suspensif, qu'il nommerait à tous les emplois civils et militaires ; que dans l'intervalle des sessions la nation serait gouvernée par le protecteur et par un conseil composé de vingt-et-un membres au plus, de treize au moins. On supplia Cromwell d'accepter le protectorat : il se rendit gracieusement aux voeux de ses peuples. Le maire et les aldermen de Londres furent requis de se trouver à une parade d'installation à la salle de Westminster. Le Protecteur prêta serment à l' instrument de gouvernement , qui était son oeuvre. Le général Lambert, un genou en terre, lui présenta une épée dans le fourreau ; les commissaires lui remirent les sceaux ; le maire de Londres lui donna une épée nue, et le sujet des Stuarts alla, monarque absolu des trois royaumes, coucher dans le palais du roi qu'il avait assassiné. Le premier parlement convoqué par Cromwell ne répondit pas à son attente : il s'y manifesta un esprit de liberté que l'oppression militaire n'avait pu étouffer. En vain le Protecteur, à l'ouverture de ce parlement, parla des excès de cette liberté, déclama contre ce qui lui avait donné la puissance, les agitateurs, les niveleurs, les millénaires et les diverses autres sectes ; en vain il s'éleva contre une égalité chimérique, et loua la division des classes en nobles, gentilshommes et bourgeois : son discours était raisonnable au fond, d'accord même avec l'opinion nationale, encore arrêtée aux principes de l'ancienne société ; mais ce n'était pas là la question pour les communes. Elles ne s'occupèrent que du pouvoir du Protecteur et de la mauvaise origine de ce pouvoir. Le parlement ne voyait pas qu'il était tout aussi illégitime que le protectorat ; l'un et l'autre n'existaient qu'en vertu d'une prétendue constitution faite par qui n'avait pas eu droit de la faire. Cromwell en péril n'hésita pas : violer la représentation nationale était devenu depuis l'épuration du long parlement une sorte de jurisprudence politique. Le Protecteur plaça des gardes à la porte de Westminster ; ils avaient ordre de ne laisser entrer que les députés consentant à souscrire un engagement en vertu duquel ils reconnaîtraient l'autorité du parlement et d'un seul . Cent trente membres signèrent tout d'abord ; plusieurs autres membres s'empressèrent ensuite d'imiter la turpitude de leurs collègues. Rien n'est plus rempli d'émulation que la bassesse : il y a des espèces de vils héros que les succès de la lâcheté empêchent de dormir. Cromwell, devenu Protecteur, prit le titre d'Altesse. Des médailles furent frappées en son honneur ; l'une le représentait en buste avec cette inscription Oliverius, Dei gratia, Reipublicae Angliae, Scotiae et Hiberniae Protector ; au revers était l'écusson d'Angleterre ; autour on lisait ces mots gravés depuis sur les monnaies du temps : Pax quaeritur bello . D'autres médailles offrent un grand olivier, à l'ombre duquel s'élèvent deux petits oliviers, symbole du Protecteur et de ses deux fils. L'inscription porte : Non déficient olivarii . La flatterie ne parlait pas aussi bien latin qu'au temps de Tibère. Lorsque les officiers vinrent complimenter Cromwell sur sa modestie à n'avoir accepté que le titre de Protecteur , il porta la main à son épée : " Elle m'a élevé, leur dit-il ; si je veux monter plus haut, elle me maintiendra au rang qu'il me plaira d'occuper. " Quelles que soient néanmoins la pusillanimité des hommes et la crainte du pouvoir, il est impossible d'éteindre dans une assemblée délibérante tout principe vital. Les membres des communes, malgré leur engagement signé, tout en examinant avec modération l' instrument de gouvernement , se réservèrent la nomination du successeur de Cromwell ; ils rejetèrent le principe du protectorat héréditaire, à la majorité de deux cents voix contre soixante. Les cinq mois de la session expirés, Cromwell rassembla le parlement (22 janvier 1655) dans la chambre peinte . Il se répandit en outrages, traita les députés de parricides pour lui avoir contesté son autorité, à lui régicide ; il leur déclara que si la république devait souffrir, meilleur était qu'elle fût dépendante des riches que des pauvres, qui, selon Salomon, lorsqu'ils oppriment, ne laissent rien après eux. Cromwell avait été blessé de la discussion relative à l'hérédité du protectorat : il voulait dissimuler sur ce point ; mais entraîné, comme le sont tous les hommes, à parler de la chose même où il se sentait faible, contre le protectorat héréditaire, laissant par là aux principaux officiers, et particulièrement au major général Lambert, l'espoir de lui succéder. Le parlement dissous, Cromwell en convoqua un autre pour lever, disait-il, l'argent nécessaire au service de l'armée et de la flotte, pour confirmer l' instrument de gouvernement , et enfin pour légaliser l'autorité des majors généraux . Ces majors étaient des commissaires militaires, chargés de lever sur les biens des royalistes, à cause de quelques mouvements insurrectionnels, une contribution arbitraire d'un dixième de la valeur de ces biens. Cromwell corrompit autant qu'il le put les élections, et cassa celles qui lui étaient le moins favorables. De tout cela sortit enfin un parlement qui, sous le nom d' humble pétition et avis , invitait le Protecteur à prendre le titre de roi et à former une autre chambre , c'est-à-dire une espèce de chambre des pairs, composée de soixante-dix membres à la nomination de Cromwell. Cromwell se crut obligé de refuser la couronne par un long et obscur discours, où l'on découvrait à la fois ses regrets de repousser le diadème et sa satisfaction de remettre au théâtre la parade de César. Il avait plusieurs fois fait traiter devant lui la question du meilleur gouvernement ; c'était à peu près à la même époque que le grand Corneille écrivait la scène de Cinna. Buonaparte n'hésita pas à se couronner, soit qu'ayant plus de gloire il eût plus d'audace, soit que la France, plus malheureuse dans sa révolution que l'Angleterre ne l'avait été dans la sienne, craignît moins de perdre la liberté. Le nouveau parlement confirma et conféra de nouveau à Cromwell le titre de Protecteur, avec la faculté de nommer son successeur, ce qui, par le fait, rendait le protectorat héréditaire. Ce parlement fut encore renvoyé à cause des alarmes qu'il inspira à son maître ; peut-être Cromwell en voulait-il secrètement à ces députés trop naïfs de ne lui avoir pas mis de force la couronne sur la tête. L'usurpation se livrait ainsi à ces fréquentes dissolutions qui avaient perdu la légitimité ; mais le bras de Cromwell était autrement puissant que celui de Charles ; ce bras pouvait soutenir debout des ruines qu'une force ordinaire n'aurait pu empêcher de tomber. Mettez à part l'illégalité des mesures de Cromwell, illégalité dont, après tout, il était peut-être obligé d'user pour maintenir son illégale puissance, l'usurpation de ce grand homme fut glorieuse. Au dedans il fit régner l'ordre : comme beaucoup de despotes, il était ami de la justice en tout ce qui ne touchait pas à sa personne, et la justice sert à consoler les peuples de la perte de la liberté. Le fanatique, le régicide Cromwell, parvenu au pouvoir, fut tolérant en religion et en politique ; il fit passer le bill de la liberté de culte et de conscience ; il employa des royalistes avoués : Hale, magistrat intègre, zélé partisan des Stuarts, fut placé à la tête de la magistrature ; Monk, qui commanda les armées et les flottes du Protecteur, était un royaliste fait jadis prisonnier sur le champ de bataille par les parlementaires : il s'en souvint lors de la restauration. Cromwell aimait et protégeait la noblesse anglaise. Cette noblesse ne périt point, comme de nos jours la noblesse française, parce qu'elle ne sépara pas tout à fait sa cause de la cause générale, et qu'en même temps la révolution de 1640, entreprise en faveur de la liberté, et non de l'égalité, n'était point dirigée contre l'aristocratie. Les Falkland, les Strafford, les Clarendon, avaient été membres de l'opposition dans ces fameux parlements qui contribuèrent à restreindre les privilèges excessifs de la couronne : il y eut une chambre des pairs jusqu'à la mort de Charles Ier. Essex, Denbigh, Manchester, Fairfax et tant d'autres se distinguèrent dans le service parlementaire de terre et de mer ; une foule de lords entrèrent dans l'administration, se firent élire membres des communes aux parlements de la république et du protectorat, parurent dans les conseils, et jusqu'à la cour de Cromwell. Il n'y eut point d'émigration systématique ; quelques individus nobles périrent, mais le corps patricien, ayant suivi et même devancé le mouvement de la nation, resta tout entier dans cette nation. L'administration de Cromwell fut active, vigilante, vigoureuse, mais trop fondée sur la corruption de la police, pour qui Cromwell avait un penchant décidé et à laquelle il sacrifiait des sommes considérables. Tous les services étaient payés régulièrement un mois d'avance ; de grosses pensions, accordées à des hommes considérables, créaient des intérêts, si elles ne pouvaient créer des devoirs. Au dehors, Cromwell acheva d'humilier la Hollande et de faire reconnaître la supériorité du pavillon anglais ; les nations étrangères recherchèrent l'alliance du Protecteur. Richelieu avait favorisé les premiers troubles de l'Angleterre ; il les avait pris pour des orages passagers qui, en occupant chez eux des ennemis, donnaient du repos à la France : il ne s'était pas aperçu qu'il s'agissait d'une révolution qui, en accroissant la vigueur d'un peuple, ne laisserait à Mazarin que des mépris à dévorer ; nourriture d'ailleurs analogue au tempérament du cardinal. Dunkerque fut par Mazarin livré à Cromwell ; Blake prit la Jamaïque ; l'Espagne fut contrainte d'offrir de grandes réparations. On a remarqué que Cromwell s'abandonna à sa passion religieuse plus qu'il ne suivit une saine politique, en s'alliant avec la France contre l'Espagne. Cette remarque faite après coup n'a rien de profond aujourd'hui ; il est curieux seulement de la trouver dans les Mémoires de Ludlow . Ludlow, il est vrai, vit les triomphes de Louis XIV, et survécut longtemps à Cromwell, dont il était l'ennemi. Le Protecteur traita l'Irlande domptée en pays de conquête. Les malheureux Irlandais furent transportés par milliers aux colonies ; un grand nombre périrent dans les supplices. Des lois draconiennes et étrangères remplacèrent ces vieilles coutumes nées du sol, dont l'autorité se perpétuait par traditions devant quelque image de la Vierge sur une bruyère au son d'une musette. Les terres furent vendues : on donnait mille acres de terrain pour 1 500 livres sterling dans le canton de Dublin, pour 1 000 dans celui de Kilkenny, pour 800 dans le comté de Wexford, et pour 600 dans les divers comtés de la province de Leinster. Des colonies militaires eurent en partage les terres situées aux environs de Slego, de Colke et de Collel. Les naturels du sol devinrent les serfs des soldats anglais dans le Connaught. Olivier étendit son autorité protectrice jusque sur les Vaudois, dans les montagnes de la Suisse. Le frère de l'ambassadeur de Portugal à Londres tua un Anglais ; Cromwell le fit décapiter. Le fier usurpateur signant un traité mit son nom au-dessus de celui de Louis XIV. En 1657, il envoya son portrait à la reine Christine, avec un distique qui disait que le front de Cromwell n'était pas toujours l'épouvante-roi . C'est de cet orgueil du Protecteur qu'est née la superbe affectée par nos voisins pendant un siècle et demi, et qui n'a disparu qu'avec les victoires de notre révolution : elles nous ont remis au niveau de la révolution anglaise. Pourtant Cromwell ne fut pas heureux ; toute sa puissance ne put empêcher la vérité de faire entendre sa voix. Quand il descendait en lui-même, il trouvait toujours qu'il avait tué le roi ou la liberté ; il lui fallait opter entre l'un ou l'autre remords. Le Protecteur racontait que dans son enfance une femme lui était apparue ; elle lui avait annoncé, comme les magiciennes de Macbeth, qu'il serait roi. La conscience de Cromwell lui présenta lorsqu'il était encore innocent la vision de la royauté ; quand il devint coupable, elle lui en envoya le fantôme. Placé entre les royalistes et les républicains, qui le menaçaient également, Olivier était peu satisfait du titre équivoque dont la légitimité et la liberté l'avaient obligé de se contenter. Plusieurs conspirations des cavaliers éclatèrent : celles de Bagnal, fils de lady Terringham, de Penruddock, du capitaine Grove, du docteur Hervet, et de sir Henry Slingsby. Quelques hommes de la cinquième monarchie s'agitèrent aussi : un cornette, nommé Day, était de l'assemblée républicaine de Coleman-Street, où l'on traitait Cromwell de coquin et de traître. Quelques régicides suspects furent enfermés dans ce château de Carisbrook, qui avait servi de prison à Charles Ier. Les juges, et surtout les jurés, contrariaient le despotisme du Protecteur, qui retrouvait la liberté retranchée derrière cette barrière. Olivier était alors obligé de chercher les tribunaux naturels à son gouvernement, les conseils de guerre et les commissions. Les brochures politiques, une pétition signée de plusieurs officiers, un libelle intitulé le Memento , surtout le fameux écrit Killing no murder (tuer n'est pas assassiner), achevèrent de troubler le repos de Cromwell. Le colonel Titus, sous le nom de William Allen , était l'auteur dernier pamphlet. Dans une dédicace ironique adressée à Son Altesse Olivier Cromwell . Titus invitait Son Altesse à mourir pour le bonheur et la délivrance des Anglais ; il lui disait que sa mort était le voeu général, la prière commune de tous les partis, qui ne s'entendaient que sur ce point. Titus signait W. A., de présent votre esclave et vassal. Enfin, la famille de Cromwell était pour lui un autre sujet de tourment et d'angoisse. Il rencontrait parmi les siens deux espèces d'oppositions, aussi violentes l'une que l'autre : ses trois soeurs épousèrent trois hommes qui tous trois votèrent la mort de Charles Ier. Il eut deux fils et quatre filles. Richard, Protecteur après lui, était royaliste ; Henry, lord lieutenant d'Irlande, partageait une partie des talents et des opinions de son père, mais avec plus de modération que lui. Sa fille aînée, lady Briget, était républicaine ; elle fut mariée d'abord au fameux Ireton, et après la mort de celui-ci au lieutenant général Fleetwood. Lady Elisabeth, sa seconde fille et sa fille chérie, avait épousé lord Claypole, homme ennemi de la tyrannie : lady Elisabeth était ardente royaliste. Lady Marie, dont l'opinion est peu connue, épousa lord Falconbridge, qui fut actif dans la restauration. Enfin lady Francis, la plus jeune des filles du Protecteur, se maria clandestinement, en apparence, à Robert Rich, petit-fils du comte de Warwick. Robert ne vécut que trois mois, et sa veuve épousa sir John Russell. La destinée de cette dernière fille de Cromwell fut assez singulière. Lord Broghill avait eu la pensée de la donner en mariage à Charles II. Lady Francis consentait à cet étrange projet ; Cromwell, assez tenté, ne le repoussait qu'en disant : " Charles II est trop damnablement débauché pour me pardonner la mort de son père. " Il est difficile de juger si Charles n'aurait pas, par politique ou par légèreté, approuvé cette union parricide. L'affaire manqua ; lady Francis s'éprit d'inclination pour Jerry White, tout à la fois chapelain et bouffon de Cromwell, lequel White, surpris aux genoux de lady Francis par le Protecteur, fut obligé, pour se sauver, d'épouser une des femmes de chambre de sa maîtresse. Le mariage, d'abord clandestin, de lady Francis avec Robert Rich, fut ensuite célébré publiquement (11 novembre 1657). Le Protecteur, se souvenant, à ce mariage, des jeux de sa première jeunesse, arracha la perruque de son gendre, et répandit des confitures liquides sur les robes des femmes : du moins cette fois on put rester dans la salle du bal. Ainsi Cromwell dans sa famille trouvait tantôt des républicains et des républicaines qui détestaient sa grandeur ; tantôt des royalistes qui lui reprochaient ses crimes. Lady Claypole ne le laissait pas respirer ; Richard s'était jeté aux pieds de son père pour obtenir la vie de Charles Ier. La femme du Protecteur, bien que vaine, portait avec crainte sa fortune ; décemment traitée, mais peu aimée de son mari, elle aurait voulu qu'on s'arrangeât avec le souverain légitime. Enfin, la mère de Cromwell, qu'il chérissait et respectait, l'avait aussi supplié de sauver le roi : elle tremblait pour les jours de son Olivier ; elle le voulait voir une fois le jour au moins, et si elle entendait l'explosion d'une arme à feu, elle s'écriait : " Mon fils est mort ! " Ces tracasseries intérieures et de tous les moments, qui troublent la vie d'un homme bien plus que les grands événements politiques, ne se pouvaient perdre dans les distractions que cherchait Cromwell : il s'était attaché à lady Dysert, duchesse de Lauderdale ; les saints se scandalisèrent. On trouvait aussi que Cromwell faisait de trop longues prières avec mistress Lambert. Plusieurs bâtards, qui se sont peut-être vantés faussement de leur naissance, ont prouvé que ce rigide Cromwell, ce sévère ennemi de la débauche et de la licence, ce prophète qui communiquait directement avec Dieu, était tombé dans la faiblesse commune à presque tous les grands hommes, d'autant plus attaqués et plus fragiles qu'ils ont plus de gloire. Tous les monarques avaient renoncé à divertir leur orgueil du spectacle de la dégradation humaine, blessés peut-être encore qu'ils étaient de quelques vérités cachées sous de basses bouffonneries ; ils n'entretenaient plus dans leur cour ces misérables appelés fous. Cromwell en avait quatre, soit que ce tueur de rois aimât à s'environner de ce qui avait dégradé les rois, régicide encore envers leur mémoire ; soit que, n'osant porter leur sceptre, il affectât d'imiter leurs moeurs ; soit enfin qu'il trouvât dans son penchant naturel aux scènes grotesques un rapport avec ces joies royales. Mais tous les bouffons de la terre n'auraient pu chasser du coeur de Cromwell la tristesse qui s'y était glissée. Sa cour, ou plutôt sa maison, était à la fois une espèce de caserne et un séminaire, où quelques pompes bruyantes venaient, deux ou trois fois l'an, dérider le front des prédicants et des vieux soldats. Depuis la publication du pamphlet Killing no murder , on ne vit plus Cromwell sourire ; il se sentait abandonné par l'esprit de la révolution, d'où lui était venue sa grandeur. Cette révolution qui l'avait pris pour guide ne le voulait plus pour maître ; sa mission était accomplie ; sa nation et son siècle n'avaient plus besoin de lui : le temps ne s'arrête point pour admirer la gloire ; il s'en sert, et passe outre [Cette dernière phrase se retrouve dans mon Discours non prononcé sur la liberté de la presse ; je l'avais enlevée à ce passage des Quatre Stuarts : je l'ai laissée ici à sa première place. (N.d.A.)] . Ce grand renégat de l'indépendance soupçonnait jusqu'à ses gardes, qu'il faisait relever trois et quatre fois par jour, et dont lui-même, déguisé, épiait les propos. Il passait sa vie à entendre les rapports de ses nombreux espions ; il n'osait plus se montrer en public que revêtu d'une cuirasse cachée sous ses habits, misérable cilice de la peur. Il portait des pistolets chargés dans ses poches. Un jour qu'il essayait un attelage de chevaux frisons, il tomba, et l'un de ses pistolets partit. Quand il voyageait, c'était avec une rapidité extrême : on n'apprenait qu'il avait passé en un lieu que quand il n'y était plus. Dans ce palais de Whitehall, témoin de la grande immolation, Cromwell errait la nuit, comme un spectre poursuivi par un autre spectre ; il ne couchait presque jamais deux fois de suite dans la même chambre, tourmenté en cette demeure par ses remords, comme la veuve de Charles y fut dans la suite désolée par ses souvenirs. La mort de lady Claypole vint ajouter à la noire mélancolie de Cromwell : cette femme, encore jeune, consumée à Hamptoncourt d'une douloureuse maladie, succomba en accablant son père de reproches, et en l'appelant pour ainsi dire après elle. Il ne tarda pas à la suivre ; depuis quelque temps il souffrait d'une humeur à la jambe : la fièvre le prit dans le même château où sa fille avait rendu le dernier soupir ; on le transporta à Londres. Fidèle à son caractère, Cromwell déclara qu'il avait eu des révélations, qu'il guérirait pour être utile à son pays. Les chapelains de Whitehall annonçaient le prochain rétablissement du prophète : il mourut pourtant. Il expira dans sa cinquante-neuvième année, le 3 septembre 1658, anniversaire des victoires de Dunbar, de Worcester, et de l'ouverture du premier parlement protectoral. " Cromwell allait ravager toute la chrétienté, dit Pascal, la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son urètre ; Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier, qui n'était rien ailleurs, mis dans cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissée et le roi rétabli. " Il n'y a de vrai dans cette remarque de Pascal que le néant de la gloire et de la nature humaine. Une de ces tempêtes qui précèdent, accompagnent ou suivent les équinoxes, éclata au moment de la mort du Protecteur : le poète Waller, qui chantait tout le monde, annonça en fort beaux vers que les derniers soupirs de Cromwell avaient ébranlé l'île des Bretons ; que l'Océan s'était soulevé en perdant son maître ; que Cromwell, comme Romulus, avait disparu dans un orage. Les faits se réduisaient à une fièvre et à un coup de vent. Cromwell eut quelque chose de Hildebrand, de Louis XI et de Buonaparte ; il eut du prêtre, du tyran et du grand homme : son génie remplaça pour son pays la liberté. Il y avait trop de puissance en Cromwell pour qu'il pût créer une autre puissance ; il tua toutes les institutions qu'il trouva ou qu'il voulut donner. La plupart des souverains de l'Europe mirent des crêpes funèbres pour pleurer la mort d'un régicide : Louis XIV porta le deuil de Cromwell auprès de la veuve de Charles Ier. Une couronne, même usurpée, absout-elle d'un crime ? Ce nom de Cromwell, qui produisait la lâcheté européenne, faisait passer en Angleterre le pouvoir absolu entre les mains du faible Richard : tant il y a de puissance dans la gloire ! Cromwell laissa l'empire à son fils ; mais ces génies en qui commence un autre ordre de choses, soit en bien, soit en mal, sont solitaires ; ils ne se perpétuent que par leurs oeuvres, jamais par leur race. Le Protecteur vécut l'âge des hommes de sa nature : leur règne le plus court est ordinairement de neuf à dix ans, et le plus long de vingt à vingt-deux. Ces calculs historiques, que rien ne semble démentir, reposent sans doute sur quelque vérité naturelle : il se peut faire que la force physique d'un homme placé au plus haut point des révolutions se trouve épuisée dans une période de trois ou quatre lustres. Achevons de suite, en anticipant même un peu sur les faits, ce qui a rapport à Cromwell. Thurloe déclarait que Cromwell était monté au ciel, embaumé des larmes de son peuple : Cromwell, plus franc au moment où la grande vérité, la mort, se présente aux hommes, avait dit : " Plusieurs m'ont trop estimé, d'autres souhaitent ma fin. " La bassesse de la flatterie qui survit à l'objet de l'adulation n'est que l'excuse d'une conscience infirme : on exalte un maître qui n'est plus, pour justifier par l'admiration la servilité passée. Richard fit de magnifiques funérailles à son père. Le corps embaumé du Protecteur fut exposé pendant deux mois au palais de Sommerset, dans une salle tendue de velours noir, et où l'on ne comptait pas moins de mille flambeaux. Portant un vêtement de brocart d'or fourré d'hermine, une figure en cire, l'épée au côté, un sceptre dans la main droite, un globe dans la gauche, représentait le Protecteur ; elle était couchée sur un lit funèbre. Une épitaphe racontait en abrégé l'histoire de Cromwell et de sa famille. " Il mourut, disait l'épitaphe, avec grande assurance et sérénité d'âme, dans son lit. " Paroles qui s'appliquaient mieux à Charles Ier, excepté les trois dernières. La figure en cire fut ensuite mise debout sur une estrade, comme pour annoncer une résurrection, ou, comme disaient les indépendants , indignés de ces pompes papistes, pour représenter le passage d'une âme du purgatoire dans le paradis. Le 23 novembre, l'image de cire fut couchée de nouveau, mais dans un beau cercueil qu'enlevèrent dix gentilshommes pour le placer sur un char ; le tout s'en alla en pompe à Westminster : lord Claypole menait le cheval de Cromwell. Le cercueil fut déposé dans la chapelle de Henri VII. On ne voit plus aujourd'hui l'effigie de Cromwell à Westminster, mais celle de Monk : on y cherche vainement aussi les cendres du Protecteur. On se plut à dire et à écrire, au moment de la restauration de Charles II, que Cromwell, prévoyant les outrages qu'on pourrait faire à ses restes, avait ordonné qu'on précipitât son corps dans la Tamise, ou qu'on l'enterrât sur le champ de bataille de Naseby, à neuf pieds de profondeur : Barkstead, régicide, lieutenant de la Tour et protégé de Cromwell, aurait, disait-on, fait exécuter cet ordre par son fils. On racontait enfin que les corps de Charles Ier et de Cromwell, échangés, avaient été transportés de l'un à l'autre tombeau ; de sorte que Charles II, dans sa vengeance, aurait pendu au gibet le corps de son propre père, au lieu de celui de l'assassin de son père. Ces noires imaginations anglaises disparaissent devant les faits : si l'on ne vit que l'image de cire du Protecteur à la pompe funèbre, c'est que l'état des chairs, malgré l'embaumement, obligea de porter le cadavre à Westminster avant la cérémonie publique : l'enterrement précéda les funérailles. Le corps de Charles Ier, retrouvé de nos jours à Windsor, prouve que le meurtrier n'était pas allé dormir dans la couche du meurtri, et que, satisfait de lui avoir ravi la couronne, il lui laissa son cercueil. S'il fallait des témoignages de plus, nous dirions que l'on conserve la plaque de cuivre dorée trouvée sur la poitrine de Cromwell lors de l'ouverture de sa tombe à Westminster. Cette plaque, renfermée dans une boîte de plomb, fut remise à Norfolk, sergent d'armes de la chambre des communes. Elle porte cette inscription : Oliverius, Protector reipublicae Angliae, Scotiae et Hiberniae, natus 25 o aprilis anno 1599 o , inauguratus 16 o decembris 1653 o , mortuus 3 o septembris anno 1658 o , hic situs est . Une autre preuve de l'exhumation nous reste : la redoutable histoire a gardé dans le trésor de ses Chartes la quittance du maçon qui brisa, par ordre, le Sépulcre du Protecteur, et qui reçut une somme de 15 schellings pour sa besogne. Nous donnerons cette quittance dans la langue originale, afin que les fautes mêmes de l'ignorant ouvrier attestent l'authenticité de la pièce. May the 4th day, 1661, recd then in full, of the worshipful serjeant Norforke, fiveteen shillinges, for taking up the corpes of Cromell, et Ierton et Brasaw. Rec. by me John Lewis. " Mai, le 4ème jour, 1661, reçu alors en totalité, du respectable sergent Norfoke, quinze schellings, pour enlever le corps de Cromwell , et Ierton et Brasaw . " Reçu par moi John Lewis. " On voit par la date de cette pièce, 4 mai 1661, que John Lewis avait fait un long crédit au gouvernement : les os de Cromwell furent exposés à Tyburn le 30 janvier de la même année. La France garde aussi quelques quittances des assassins du 2 septembre 1792, lesquels déclarent avoir reçu 5 francs pour avoir travaillé pour le peuple . Sur l'une de ces quittances est demeurée la trace des doigts sanglants du signataire. Enfin, voici la pièce officielle qui rend compte de l'exhumation. Nous la traduisons littéralement. Janvier 30 (1661), vieux style. " Les odieuses carcasses de O. Cromwell, H. Ireton et J. Bradshaw, traînées sur des claies jusqu'à Tyburn, et étant arrachées de leur cercueil : là pendues aux différents angles de ce triple arbre ( triple tree ) jusqu'au coucher du soleil, alors descendues, décapitées et leurs troncs infects jetés dans un trou profond au-dessous de la potence. Leurs têtes furent après cela exposées sur des pieux au sommet de Westminster-Hall. " Il est donc certain qu'Olivier mort fut déposé à Westminster ; il n'y resta pas longtemps. Qu'avait-on à craindre de lui ? Son squelette pouvait-il emporter les têtes des squelettes couronnés, s'emparer de la poussière des rois, usurper leur néant ? Quoi qu'il en soit, le 30 janvier 1661, anniversaire du régicide, les restes du Protecteur pendillèrent au haut d'un gibet. Cromwell avait visité Stuart dans son cercueil ; il l'avait touché de sa main ; il s'était assuré que le chef était séparé du tronc : Charles II vint en son temps, et appuyé aussi d'une chambre des communes, il rendit aux os du Protecteur la visite faite à ceux de Charles Ier ; vengeance malavisée, car si d'un côté on ne peut empêcher de vivre ce qui est immortel, de l'autre on ne donne pas la mort à la mort. Les dispendieuses funérailles qui n'ajoutaient rien à la grandeur de l'homme, et qui ne légitimaient pas l'usurpateur, ruinèrent Richard Cromwell ; il fut obligé de demander aux communes un bill suspensif des lois, afin de n'être pas arrêté pour les dettes contractées à l'occasion des obsèques de son père. L'Angleterre, qui ne paya pas l'enterrement de celui qu'elle avait reconnu pour maître, s'est chargée depuis des frais d'inhumation d'un simple ministre des finances. Que devint la famille de Cromwell ? Richard eut un fils et deux filles ; le fils ne vécut pas. Henri habita une petite ferme, où Charles II entra un jour par hasard, en revenant de la chasse. Il est possible qu'un héritier direct d'Olivier Cromwell par Henri soit maintenant quelque paysan irlandais inconnu, catholique peut-être, vivant de pommes de terre dans les tourbières d'Ulster, attaquant la nuit les orangistes, et se débattant contré les lois atroces du Protecteur. Il est possible encore que ce descendant inconnu de Cromwell ait été un Franklin ou un Washington en Amérique. Lady Claypole mourut sans enfants. Nous savons par une mauvaise plaisanterie d'un chapelain de Cromwell que lady Falconbridge fut également privée de postérité. Restent lady Rich, depuis lady John Russel, et lady Ireton, qui épousa en secondes noces le général Fleetwood. Nous trouvons une mistress Cook de Newington en Middlesex petite-fille du général Fleetwood, qui communiqua une lettre de Cromwell à William Harris, biographe du Protecteur. La famille de Buonaparte ne se perdra pas comme celle de Cromwell : le perfectionnement de l'administration civile ne permettrait plus cette disparition. D'ailleurs rien ne se ressemble sous ce rapport dans la position et la destinée des deux hommes. Le Protecteur ne sortit point de son île : les troubles de 1640 commencèrent et finirent dans la Grande-Bretagne. Nos discordes se sont mêlées à celles du monde entier ; elles ont bouleversé les nations, renversé les trônes. Ce qui distingue les derniers mouvements politiques de la France de tous les mouvements politiques connus, c'est qu'ils furent à la fois un affranchissement pour nous et un esclavage pour nos voisins, une révolution et une conquête. Demandez aux Arabes de la Libye et de la mer Morte ; demandez aux nababs des Indes le nom de Cromwell, ils l'ignorent. Demandez-leur le nom de Napoléon, ils vous le diront comme celui d'Alexandre. Cromwell immola Charles Ier et prit sa place ; Buonaparte, retournant dix siècles en arrière, ne s'empara que de la couronne de Charlemagne ; il fit et défit des rois, mais n'en tua point. Cromwell prit à femme Elisabeth Bourchier ; il eut pour principal gendre un procureur : tous les enfants d'Elisabeth Bourchier retombèrent dans l'état obscur de leur mère, quand leur père fameux disparut. Buonaparte épousa la fille des césars, maria ses soeurs à des souverains qu'il avait créés, et ses frères à des princesses dont il avait protégé la race. Il n'appartint jamais à aucune assemblée législative ; il ne fut jamais, comme Cromwell, un tribun populaire ; moins coupable que lui envers la liberté, puisqu'il avait pris moins d'engagements avec elle, il se crut libre d'écrire son nom avec son épée dans la généalogie des rois : les siècles à venir se sont chargés de fournir ses titres de noblesse. Richard Cromwell. 1658 - 1660 Richard, Protecteur, était un homme commun ; il ne sut que faire de la gloire et des crimes de son père. L'armée, depuis longtemps domptée par son chef, reprit l'empire. L'oncle de Richard, Desborough, son beau-frère Fleetwood, se mirent avec le général Lambert à la tête des officiers, et forcèrent le faible Protecteur de dissoudre le parlement, qui seul le soutenait. Chaque jour amena un nouvel embarras, une nouvelle peine : Richard, qui s'oubliait et qu'on oubliait, qui détestait le joug militaire et qui n'avait pas la force de le rompre, qui n'était ni républicain ni royaliste, qui ne se souciait de rien, qui laissait les gardes lui dérober son dîner, et l'Angleterre aller toute seule, Richard abdiqua le protectorat (22 avril 1659). De tous les soucis du trône, le plus grand pour lui fut de sortir de Whitehall, non qu'il tînt au palais, mais parce qu'il fallait faire un mouvement pour en sortir. Il n'emporta que deux grandes malles remplies des adresses et des congratulations qu'on lui avait présentées pendant son petit règne : on lui disait dans ces félicitations, à la gloire de tous les hommes puissants et à l'usage de tous les hommes serviles, que Dieu lui avait donné , à lui Richard, l'autorité pour le bonheur des trois royaumes . Quelques amis lui demandèrent ce que ces malles renfermaient de si précieux : " Le bonheur du bon peuple anglais, " répondit-il en riant. Longtemps après, retiré à la campagne, il s'amusait, après boire, à lire à ses voisins quelques pièces de ces archives de la bassesse humaine et des caprices de la fortune. Cette moquerie philosophique ne le rendait pas un fils digne de son père, mais le consolait. Son frère Henri, lord lieutenant d'Irlande, projeta de remettre cette île entre les mains du roi ; mais, quoique plus ferme et plus habile que Richard, il céda au torrent qui emportait sa famille, revint à Londres, et tomba presque aussi obscurément que Richard. Le conseil des officiers, demeuré maître, rappela, sous la présidence du républicain Lenthal, le rump parlement, et dans le jargon des partis les principes du rump se nommèrent la vieille bonne cause . Il ne se trouva qu'une quarantaine de députés à la première réunion, encore fallut-il aller chercher en prison deux de ces législateurs enfermés pour dettes. Cette momie estropiée, arrachée de son tombeau, crut un moment qu'elle était puissante, parce qu'elle se souvenait d'avoir fait juger un roi. A peine ressuscitée, elle attaqua l'autorité militaire qui lui avait rendu la vie ; mais le rump était sans force, car il était placé entre les royalistes unis aux presbytériens, qui voulaient le retour de la monarchie légitime, et les officiers, indociles au joug de l'autorité civile. Le général Lambert, ayant marché contre un parti royaliste, qui s'était levé trop tôt, le dispersa. Lâche régicide, courtisan disgracié de Cromwell, Lambert, qui s'était toujours flatté d'hériter d'une puissance trop pesante pour lui, osa tout après sa misérable victoire. Il fit présenter au rump une de ces humbles pétitions gonflées de menaces, dont la révolution avait introduit l'usage. Le rump s'emporta, destitua Lambert et Desborough, et abolit le généralat. Lambert, selon l'usage de la bonne vieille cause , bloqua si étroitement Westminster avec ses satellites, qu'un seul membre du prétendu parlement, Pierre Wentworth, y put entrer. Sur ces entrefaites, Bradshaw, le fameux président de la commission qui jugea Charles, mourut. Monk, qui gouvernait l'Ecosse, et qui, sans s'en ouvrir à personne, méditait le rétablissement de la monarchie, entra en Angleterre avec douze mille vieux soldats : il s'avança vers Londres. Le comité des officiers s'adresse à lui ; le parlement, qui ne siégeait plus, le sollicite. Monk se déclare républicain et l'ennemi de Stuart en venant le couronner. Il prend parti contre les officiers pour la cause constitutionnelle, installe le rump de nouveau ; mais en même temps il y fait rentrer les membres presbytériens, exclus par violence avant la mort de Charles Ier : de ce seul fait résultait le triomphe certain des royalistes. Le long parlement, après avoir ordonné des élections générales, prononça sa dissolution, et mit fin lui- même à sa trop longue existence, dans laquelle se trouvait déjà la lacune des années du protectorat. Le peuple brûla en réjouissance, sur les places publiques, des monceaux de croupions de divers animaux. Quelques vrais républicains, comme Vane et Ludlow, s'enfuirent ; d'autres étaient destitués, non par le fait de Monk, mais par les proscriptions dont ils s'étaient frappés les uns les autres. Le régiment d'Haslerig fut donné par Monk à lord Falconbridge, qui, quoique gendre de Cromwell, servit Charles II. Le colonel Hutchinson, dont la femme nous a laissé des Mémoires pleins d'intérêt, se retira en province. Lambert, à la restauration, s'avoua coupable, obtint grâce de la vie, et vécut trente ans relégué dans l'île de Guernesey, sous le double poids du régicide et du mépris. Le nouveau parlement, divisé, selon l'ancienne forme, en deux chambres, s'assembla le 25 avril 1660 : les communes, sous la présidence d'Harbotele- Green-Stone, ancien membre exclu du long parlement pour avoir dénoncé l'ambition de Cromwell ; la chambre des pairs, sous la présidence de lord Manchester, qui jadis avait fait la guerre à Charles Ier. Un commissaire de Charles II, Grenville, s'était entendu avec Monk. De retour des Pays-Bas, Grenville apporta la déclaration royale de Charles : elle ne promettait rien ; ce n'était pas une charte. Charles ne faisait ni la part aux conquêtes du temps, ni les concessions nécessaires aux moeurs, aux idées, à la possession et aux droits acquis ; dès lors une seconde révolution devenait inévitable, et le prince légataire du trône déshéritait sa famille. On reprocha à Monk de n'avoir obtenu aucune garantie pour la monarchie constitutionnelle : à l'immortel honneur des royalistes, ce fut un royaliste de la chambre des communes qui réclama les libertés de la nation ; ce fut sir Mathew Hale, ce juge si intègre et si estimé, que Cromwell l'avait employé malgré le dévouement connu de Hale à ses souverains légitimes. Monk répondit que si on délibérait, il ne répondait pas de la paix de l'Angleterre : " Que craignez-vous ? dit-il, le roi n'a ni or pour vous acheter, ni armée pour vous conquérir. " On n'écouta plus aucune représentation ; on avait soif de repos après de si longs troubles. Des commissaires du parlement allèrent déposer aux pieds du souverain, à Breda, les voeux et les présents du peuple des trois royaumes. Charles II monta sur un vaisseau de la flotte anglaise à La Haye, et débarqua à Douvres le 26 mai 1660 : il embrassa Monk, qui l'attendait sur le rivage : et, voyant une foule immense ivre de joie, il dit gracieusement : " Où sont donc mes ennemis ? " Monk jouait alors le plus grand rôle : quel petit personnage aujourd'hui que ce Monk, auprès de Cromwell, bien que sa figure en cire à la Curtius soit dans une armoire à Westminster ! Le fils de Charles Ier fit son entrée dans Londres le 29 mai, anniversaire de sa naissance, ce qui parut d'un bon augure. Il accomplissait sa trentième année ; il était jeune, spirituel, affable ; il reparaissait sur une terre où naguère il n'avait trouvé d'abri que dans les branches d'un chêne ; il était roi, il avait été malheureux : on l'adora. Qui l'aurait cru ? c'était le peuple de la bonne vieille cause qui poussait des cris d'allégresse à cette descente des nains dans l'île des géants ! Les corps politiques commencent les révolutions, les corps politiques les terminent : une assemblée délibérante, souvent même illégale et sans droits réels, a plus de puissance pour rappeler un souverain au trône que ne l'aurait une armée. Sans un arrêt du parlement de la ligue, qui déclara la couronne de France incommunicable à tout autre prince qu'à un prince français, Henri IV n'aurait jamais régné. Il y a dans la loi une force invincible, et c'est de la loi que les monarques doivent tirer leur vraie puissance. Charles II. 1660 - 1685 S'il était possible de supposer que la corruption de moeurs répandue par Charles II en Angleterre fût un calcul de sa politique, il faudrait ranger ce prince au nombre des plus abominables monarques ; mais il est probable qu'il ne suivit que le penchant de ses inclinations et la légèreté de son caractère. Assez souvent les hommes se font un plan de vertu, rarement un système de vice : la faiblesse emprunte un appui pour marcher ferme : elle n'a pas besoin de secours pour l'aider à tomber. Entre son père décapité et son frère qui devait perdre la couronne, Charles ne se sentit jamais bien assuré au pouvoir. Il voulut du moins achever dans les plaisirs une vie commencée dans les souffrances. Les fêtes de la restauration passées, les illuminations éteintes, vinrent les supplices. Charles s'était déchargé sur le parlement de toute responsabilité de cette nature, et celui-ci n'épargna pas les réactions et les vengeances. Cromwell fut exhumé ; Richard son fils émigra au continent : à la vérité, il fuyait moins devant son roi que devant ses créanciers. Il alla se faire insulter par le prince de Conti, qui, ne le connaissant pas, lui demanda qu'était devenu ce sot et poltron de Richard ? Se souvient-on aujourd'hui qu'il exista un Thomas Cromwell , comte d'Essex, et qui, favori d'Henri VIII, fut décapité par le bon plaisir du tyran son maître ? Olivier Cromwell tue son nom chez les hommes qui le précédèrent, et le fait vivre chez les hommes qui l'ont suivi et le suivront : une grande gloire obscurcit le passé et illumine l'avenir. Une commission de trente-quatre membres s'assembla, le 9 octobre 1660, à Hichs's-hall, pour commencer le procès des régicides : vingt-et-un jurés composaient le grand jury. On remarque dans la liste des juges plusieurs fauteurs de la révolution, entre autres Monk, qui, humble serviteur du régicide Cromwell, était devenu chevalier de la Jarretière et duc d'Albemarle. Lorsqu'au tirage de la grande loterie des révolutions, chacun ouvre son billet, il se fait une amère et ironique distribution des dons de la fortune : un homme se couvre d'honneurs et de cordons, un homme monte à l'échafaud ; tous deux ont fait la même chose, ont risqué le même enjeu. Pierre est plongé dans la richesse, c'était un ennemi ; Paul dans la misère, c'était un ami. Celui-ci est récompensé de sa trahison, celui-là puni de sa fidélité. Le pauvre Harrison, traduit devant ses juges, leur dit : " Plusieurs d'entre vous, mes juges, furent actifs avec moi dans les choses qui se sont passées en Angleterre... Ce qui a été fait l'a été par l'ordre du parlement, alors la suprême autorité. " L'excuse était de bonne foi, mais mauvaise. Il suffirait qu'un pouvoir légal nous commandât une action injuste, pour que nous fussions obligés de la commettre. La loi morale l'emporte en certains cas sur la loi politique ; autrement on pourrait supposer une société constituée de sorte que le crime y fût le droit commun. Enfin le rump n'était pas le vrai parlement, le parlement légal . Harrison était un homme simple d'esprit et de coeur, une espèce de fou fanatique de la cinquième monarchie ; franc républicain, il s'était séparé de Cromwell, oppresseur de la liberté. Ce fut à propos d'Harrison qu'un juge appliqua au peuple anglais le bel apologue de l'enfant devenu muet, qui recouvre la parole en apercevant le meurtrier de son père [J'ai cité ce passage du procès de Harrison dans le ch. II des Réflexions politiques , t. VII, p. 58 et 59. (N.d.A.)] . Tout criminel qu'il était, Harrison était plus estimable que beaucoup d'autres hommes ; mais il y a des fatalités dans la vie : tel, d'un caractère noble et pur, tombe dans une impardonnable erreur ; chacun le repousse : tel, vil et corrompu par nature, n'a point eu l'occasion de faillir ; chacun le recherche. L'un est condamné au tribunal des hommes : l'autre au tribunal de Dieu. On découvrit au procès des juges de Charles Ier que les deux bourreaux masqués étaient un nommé Walker et un nommé Hulet, tous deux militaires : Hulet était capitaine Garlland , qui occupait le fauteuil dans le meeting régicide, fut accusé par un témoin d'avoir craché à la figure du roi ; Axtell, monstre de cruauté, qui tuait, dit le procès, les Irlandais comme la vermine , Axtell, anabaptiste et agitateur, fut convaincu d'avoir obligé les soldats de crier justice, exécration ! de les avoir pressés de tirer sur la tribune de lady Fairfax, de leur avoir fait brûler de la poudre au visage de l'auguste prisonnier. Tous ces hommes soutinrent que leur cause était celle de Dieu . Thomas Scott montra plus de fermeté. Il avait déclaré dans le parlement " qu'il ne se repentirait jamais d'avoir jugé le roi, et qu'il voulait que l'on gravât sur sa tombe : Ci gît Thomas Scott, qui condamna le feu roi à mort . " Il ne démentit point ce langage au milieu des plus cruels supplices. La sentence prononcée à tous était ainsi conçue : " Vous serez traîné sur une claie au lieu de l'exécution ; là pendu, et étant encore en vie, on coupera la corde. Vous serez mutilé ( your privy member to be cut off ) ; on vous arrachera les entrailles, et, vous vivant, elles seront brûlées devant vos yeux. Votre tête sera coupée, vos membres divisés en quatre quartiers. Votre tête et vos membres seront mis à la disposition du roi, et Dieu ait merci de votre âme. " De quatre-vingts régicides qui restaient en Angleterre au moment de la restauration, cinquante-et-un se présentèrent à la proclamation du roi, se reconnurent coupables, et jouirent de l'amnistie ; vingt-neuf furent mis en jugement ; dix soutinrent qu'ils n'étaient pas criminels, et volèrent martyrs au supplice. Le prédicant Hugh Peters partagea leur sort. John Jones à la potence déclara le roi innocent de sa mort ; Charles II ne faisait, selon la conscience de Jones, que remplir les devoirs d'un bon fils envers un père. C'est ainsi que des exhumations et des exécutions ouvrirent un règne que des échafauds devaient clore. Vingt-deux années de débauche passèrent sous des fourches patibulaires ; dernières années de joie à la façon des Stuarts, et qui avaient l'air d'une orgie funèbre. Dans les premiers jours de la restauration, on chercha comment on pourrait jamais être assez esclave pour expier le crime d'indépendance : c'était une émulation domestique qui débarrassait le maître des actes de rigueur ; le clergé et le parlement se chargeaient de tout. Les communes passèrent un acte afin d'établir ou de rétablir la doctrine de l'obéissance passive. Le bill des convocations triennales fut aboli : une espèce de long parlement royal dura dix- sept années pour la corruption, l'impiété et la servitude, comme le long parlement républicain en avait existé vingt pour le rigorisme, le fanatisme et la liberté. Tout prit le caractère d'une monarchie absolue dans une monarchie représentative : on copia la cour de Louis XIV sans en avoir la grandeur ; on cabala pour être ministre ; il y eut des influences de maîtresse à Windsor comme à Versailles ; les intérêts publics étaient traités comme des intérêts privés ; ce ne furent plus les révolutions, mais les intrigues, qui élevèrent les échafauds. La peste et un vaste incendie ne troublèrent point la vie voluptueuse de Charles. A l'instigation de la France et par les séductions d'Henriette, duchesse d'Orléans, il fit la guerre à la Hollande dans l'unique but de détourner au profit de ses plaisirs les subsides du parlement. Les malheureux cavaliers, ces royalistes qui avaient tout sacrifié à la cause des Stuarts, oubliés maintenant, languissaient dans la misère ; les têtes rondes jouissaient des biens et des honneurs qu'ils avaient acquis en s'armant contre la famille légitime. Waller, conspirateur poltron sous le long parlement, poète adulateur de l'usurpation heureuse, faisait les délices de la légitimité restaurée, tandis que le fidèle et courageux Butter mourait de faim. Charles savait pourtant par coeur et se plaisait à répéter les vers d' Hudibras . Cette satire pleine de verve contre les personnages de la révolution charmait une cour où brillaient la débauche de Rochester et la grâce de Grammont : le ridicule était une espèce de vengeance tout à fait à l'usage des courtisans. Au surplus, les républiques sont-elles plus reconnaissantes que les monarchies ? Charles II a-t-il oublié ses amis plus que ne l'ont fait les autres rois ? Il y a des infirmités qui appartiennent aux couronnes, quels que soient d'ailleurs les qualités et les défauts des hommes couronnés. " Entrez dans la basse-cour du château (de Henri IV), " dit l'ingénieuse duchesse de Rohan dans son apologie ironique, " vous oyrez des officiers crier : Il y a vingt-cinq ou trente ans que je fais service au roi sans pouvoir être payé de mes gages : en voilà un qui lui faisait la guerre il n'y a que trois jours, qui vient de recevoir une telle gratification . Montez les degrés, entrez jusque dans son antichambre, vous oyrez les gentilshommes qui diront : Quelle espérance y a-t-il à servir ce prince ? j'ai mis ma vie tant de fois pour son service, j'ai été blessé, j'ai été prisonnier, j'y ai perdu mon fils, mon frère ou mon parent ; au partir de là, il ne me connaît plus, il me rabroue si je lui demande la moindre récompense... Tout beau, messieurs, aurez-vous tantôt tout dit ? Ecoutez-moi un peu à mon tour ; sachez que ce prince est doué de vertus surnaturelles ; il dit en bon langage : Mes amis, offensez-moi, je vous aimerai ; servez-moi, je vous haïrai ... O valeureux prince, et généreux courage, qui ne se rend qu'aux généreux, qui ne se laisse forcer que par la seule force ! " Quelques souvenirs, quelques ambitions privées, quelques rêveries, particulières à des esprits faux qui s'imaginaient pouvoir faire revivre le passé, fermentèrent dans un coin, sous la protection de Jacques, alors duc d'York et catholique de religion. Ces ambitions, ces rêveries ces souvenirs pris mal à propos pour une opinion possible ou applicable, donnèrent à la nation la crainte d'un règne opposé au culte établi et à la liberté des peuples. La correspondance diplomatique nous apprend le rôle odieux que joua Louis XIV alors, et la funeste influence qu'il exerça sur la destinée de Charles et de Jacques : en même temps qu'il encourageait le souverain à l'arbitraire, il poussait les sujets à l'indépendance, dans la petite vue de tout brouiller et de rendre l'Angleterre impuissante au dehors. Les ministres de Charles et les membres les plus remarquables de l'opposition du parlement étaient pensionnaires du grand roi. L'église épiscopale se mêlait de toutes les transactions : proscrite durant les derniers troubles par des fanatiques, l'intérêt et la vengeance l'avaient rendue à son tour fanatique. Infecté de cet esprit de réaction, le parlement voulait l'uniformité du culte, et persécutait également catholiques et presbytériens, bien qu'un bon nombre des membres de ce parlement n'eut aucune croyance. Sous le règne de Charles Ier, la politique n'avait été que l'instrument de la religion : sous le règne de Charles II, la religion ne fut que l'instrument de la politique. Les principes avaient changé de place, et par la manière dont ils s'étaient coordonnés, ils conduisaient plus directement à la liberté civile, tout en opprimant la liberté de conscience. Les indépendants avaient disparu : la cour était déiste ou athée. En 1673, le parlement passa l'acte du test ; précaution prise dans l'avenir contre le duc d'York, comme papiste. Effet miraculeux, et toutefois naturel, de la marche des siècles ! ce fameux acte, qui servit à précipiter les Stuarts et qui devint la sauvegarde d'une nouvelle dynastie, s'abolit au moment même où je trace ces mots. L'abolition n'est pas encore pleine et entière, mais elle ne peut tarder à le devenir. Si la race des Stuarts n'était pas éteinte, elle ne trouverait plus dans sa religion d'obstacle à remonter sur le trône : en trouverait-elle dans sa politique ? Tout est là aujourd'hui pour les peuples et pour les rois. Une prétendue conspiration découverte par l'infâme Titus Oates compromit la reine dont le parlement alla jusqu'à demander l'exil, et envoya au gibet quelques jésuites. Shaftesbury, flatteur de Cromwell et instrument de la restauration, homme d'un esprit, d'un caractère et d'un talent assez semblables à ceux du cardinal de Retz, Shaftesbury, père d'un fils célèbre, passait d'une intrigue à l'autre. Un bill, ouvrage de son antipathie plus que de sa conviction, fut présenté à la chambre des communes pour exclure le duc d'York de la succession à la couronne ; la chambre des pairs repoussa le bill. Les communes s'indignèrent ; Charles casse le parlement, en convoque un autre à Oxford : celui-ci, plus séditieux que l'autre, représente le bill rejeté. Charles brise de nouveau le parlement, dépouille Londres et quelques villes municipales de leurs chartes, règne jusqu'à sa mort en maître, et, par les conseils de son frère, devient cruel et persécuteur. De là les conspirations opposées et mal conçues de Monmouth, bâtard de Charles, des lords Shaftesbury, Essex, Grey, Russel, de Sidney, et d'Hampden, petit-fils du fameux parlementaire. Ces trois derniers sont célèbres : lord Russel est la seule victime de ces temps qui ait mérité l'estime complète de la postérité. Hampden fut misérable dans le procès ; il eut de moins ce que son aïeul avait de trop. Quant au républicain Sidney, il recevait de l'argent de Louis XIV : il s'était arrangé de manière à vivre à son aise par le despotisme, et à mourir noblement pour la liberté. L'inquiétude croissante du règne futur, les prétentions de Marie, fille du duc d'York et femme du prince d'Orange, la profonde et froide ambition de ce gendre de Jacques, autour duquel les mécontents de tous les partis commençaient à se rallier, empoisonnèrent les derniers jours d'une cour frivole. Charles mourut subitement, le 16 février 1685, d'une apoplexie, suite assez commune de la débauche, dans le passage de l'âge mûr à la vieillesse. Les plaisirs de ce prince lui rendirent un dernier service ; ils l'enlevèrent à une nouvelle révolution, ou plutôt au dernier acte de la révolution, puisque les Stuarts n'avaient pas voulu jouer eux-mêmes ce dernier acte, et prendre à leur profit ce que Guillaume sut recueillir. Les uns ont cru que Charles II avait été empoisonné ; il est plus certain qu'il mourut catholique, si toutefois il était quelque chose en religion. Ce fils de Charles Ier fut un de ces hommes légers, spirituels, insouciants, égoïstes, sans attachement de coeur, sans conviction d'esprit, qui se placent quelquefois entre deux périodes historiques pour finir l'une et commencer l'autre, pour amortir les ressentiments, sans être assez forts pour étouffer les principes ; un de ces princes dont le règne sert comme de passage ou de transition aux grands changements d'institutions, de moeurs et d'idées chez les peuples ; un de ces princes tout exprès créés pour remplir les espaces vides qui dans l'ordre politique séparent souvent la cause de l'effet. L'intelligence humaine avait marché en raison des progrès de la science sociale. La poésie brilla du plus vif éclat. C'est l'époque de Milton, de Waller, de Dryden, de Butler, de Cowley, d'Otway, de Davenant, les uns admirateurs, les autres dépréciateurs du génie de Cromwell, et tous plus ou moins soumis à Charles. " Nourrie dans les factions, exercée par tous les fanatismes de la religion, de la liberté et de la poésie, cette âme orageuse et sublime (Milton), en perdant le spectacle du monde, devait un jour retrouver dans ses souvenirs le modèle des passions de l'enfer, et produire du fond de sa rêverie, que la réalité n'interrompait plus, deux créations également idéales, également inattendues dans ce siècle farouche, la félicité du ciel et 1'innocence de la terre. " Nous empruntons cette peinture admirable à l' Histoire de Cromwell par M. Villemain. Tillotson, Burnet, Shaftesbury, Hobbes, Locke et Newton avaient paru ou commençaient à paraître : les sciences, selon les temps, sont filles ou mères de la liberté. Jacques II. 1685 - 1688 Quand les révolutions doivent s'accomplir, on voit naître ou se maintenir aux affaires les hommes qui par leurs vertus ou leurs crimes, leur force ou leur faiblesse, conduisent ces révolutions à leur terme ; on voit en même temps mourir ou s'éloigner les hommes qui pourraient arrêter la marche des événements. Chartes Ier n'était que le troisième fils de Jacques Ier ; si ses frères aînés avaient vécu, il ne serait pas arrivé à la couronne : son père, dévot, le destinait à l'église ; il se serait assis paisiblement sur le trône archiépiscopal de Cantorbéry, au lieu de monter à l'échafaud. Toute la série des événements eût été changée par l'influence personnelle des monarques qui auraient régné au lieu de Charles Ier et de ses deux fils ; les Stuarts gouverneraient peut-être encore la Grande-Bretagne. Jacques II, homme dur et faible, entêté et fanatique, n'avait pas, lorsqu'il prit en main les rênes des trois royaumes, la moindre idée de la révolution accomplie dans les esprits ; il était resté en arrière de ses contemporains de plus d'un siècle. Il voulut tenter en faveur de l'Eglise romaine ce que son père n'avait pas pu même exécuter pour l'épiscopat : il se croyait le maître d'opérer un changement dans la religion de l'Etat aussi facilement qu'Henri VIII ; mais le peuple anglais n'était plus le peuple des Tudors, et quand Jacques eût distribué à ses sujets tous les biens du clergé anglican, il n'aurait pas fait un seul catholique. Son plus grand tort fut de jurer, en parvenant à la couronne, ce qu'il n'avait pas l'intention de tenir : la foi gardée n'a pas toujours sauvé les empires ; la foi mentie les a souvent perdus. Jacques eut tout d'abord le coeur enflé par la folle rébellion du duc de Monmouth, si facilement réprimée. Monmouth, battu à Segmore, découvert après le combat dans des broussailles, conduit à Londres, présenté à Jacques, ne put sauver sa vie par les humbles soumissions que Jacques exilé a complaisamment racontées, croyant excuser sa faiblesse en divulguant celle des autres. La certitude de la mort rendit à Monmouth le courage, il se montra brave et léger comme Charles II son père ; il avait toutes les grâces de la courtisane sa mère : il joua avec la hache dont il fallut cinq coups pour abattre sa belle tête. On a voulu faire de Monmouth le Masque de fer : c'est toujours du roman. Jacques, naturellement cruel, trouva un bourreau : Jeffries avait commencé ses oeuvres vers la fin du règne de Charles II, dans le procès où Russel et Sidney perdirent la vie. Cet homme, qui à la suite de l'invasion de Monmouth fit exécuter dans l'ouest de l'Angleterre plus de deux cent cinquante personnes, ne manquait pas d'un certain esprit de justice : une vertu qu'on n'aperçoit pas dans un homme de bien se fait remarquer quand elle est placée au milieu des vices. Emporté par son zèle religieux, le monarque n'écoutait que les conseils de son confesseur, le jésuite Peters, qu'il avait entrepris de faire cardinal. Missionnaire dans sa propre cour, Jacques avait converti son ministre Sunderland, qui n'était pas plus fidèle à son nouveau dieu qu'il ne l'était à son roi. Le nonce du pape fit une entrée publique à Windsor en habits pontificaux : ces choses, qui, dans l'esprit tolérant ou indifférent de ce siècle, seraient fort innocentes aujourd'hui étaient alors criminelles aux yeux d'un peuple instruit à regarder la communion romaine comme ennemie des libertés publiques. Le roi, ne pouvant parvenir directement à son but, voulut l'atteindre par une voie oblique ; il se fit le protecteur des quakers, et demanda la liberté de conscience pour tous ses sujets : Cromwell avait aussi recherché cette liberté, mais pour se défendre, et non pour attaquer, comme Jacques. Le roi intrigua sans succès, afin d'obtenir une majorité sur ce point dans le parlement. Ayant échoué, il publia de sa propre autorité une déclaration de liberté de conscience. Sept évêques refusèrent de la lire dans leurs églises : conduits à la Tour, puis acquittés par un jugement, leur captivité et leur élargissement devinrent un triomphe populaire. Jacques avait formé un camp qu'il exerçait à quelques milles de Londres ; il ne trouva pas les soldats plus disposés à admettre la liberté de conscience que les évêques. Ainsi ce fut par un acte juste et généreux en principe que Jacques acheva de mécontenter la nation. On trouve aisément la double raison de cette sorte d'iniquité des faits : d'un côté il y avait fanatisme protestant ; de l'autre on sentait que la tolérance royale n'était pas sincère, et qu'elle ne demandait une liberté particulière que pour détruire la liberté générale. Il est difficile de s'expliquer la conduite du roi sous le règne même de son frère ; il avait vu proposer un bill d'incapacité à la possession de la couronne, incapacité fondée sur la profession de toute religion qui ne serait pas la religion de l'Etat : ces dispositions hostiles pouvaient sans doute avoir irrité secrètement Jacques le catholique ; mais aussi comment ne comprit-il pas que pour conserver la couronne chez un pareil peuple, il ne le fallait pas frapper à l'endroit sensible ? Loin de là, au lieu de se modérer en parvenant au souverain pouvoir, Jacques abonda dans les mesures propres à le perdre. La Hollande était depuis longtemps le foyer des intrigues des divers partis anglais : les émissaires de ces partis s'y rassemblaient sous la protection de Marie, fille aînée de Jacques, femme du prince d'Orange, homme qui n'inspire aucune admiration, et qui pourtant a fait des choses admirables. Souvent averti par Louis XIV, Jacques ne voulait rien croire : il lui fallut pourtant se rendre à l'évidence ; une dépêche du marquis d'Abbeville, ambassadeur de la Grande- Bretagne à La Haye, déroula à ses yeux tout le plan d'invasion. Abbeville tenait ses renseignements du grand-pensionnaire Fagel ; le comte d'Avaux avait su beaucoup plus tôt toute l'affaire. Une flotte était équipée au Texel ; elle devait agir contre l'Angleterre, où le prince d'Orange se disait appelé par la noblesse et le clergé. Louis XIV, dont la politique avait été désastreuse et misérable jusqu'au dénouement, retrouva sa grandeur à la catastrophe ; il fit des offres magnanimes, et les aurait tenues, mais il commit en même temps une faute irréparable : au lieu d'attaquer les Pays-Bas, ce qui eût arrêté le prince d'Orange, il porta la guerre ailleurs. La flotte mit à la voile ; Guillaume débarqua avec treize mille hommes à Broxholme, dans Torbay. A son grand étonnement, il n'y trouva personne : il attendit dix jours en vain. Que fit Jacques pendant ces dix jours ? Rien. Il avait une armée de vingt mille hommes, qui se fût battue d'abord, et il ne prit aucune résolution. Sunderland, son ministre, le vendait ; le prince Georges de Danemark, son gendre, et Anne, sa fille favorite, l'abandonnaient de même que sa fille Marie et son autre gendre Guillaume. La solitude commençait à croître autour du monarque qui s'était isolé de l'opinion nationale : il demanda des conseils au comte de Bedford, père de lord Russel, décapité sous le règne précédent à la poursuite de Jacques. " J'avais un fils, répondit le vieillard, qui aurait pu vous secourir. " Jacques ne montra de fermeté dans ce moment critique que pour sa religion : elle avait dérobé à son profit le courage naturel du prince. Jacques rappela, il est vrai, les mesures favorables aux catholiques, et toutefois, bravant l'animadversion publique, il fit baptiser son fils dans la communion romaine : le pape fut déclaré parrain de ce jeune roi, qui ne devait point porter la couronne. La conscience était la vertu de ce Jacques II, mais il ne l'appliquait qu'à un seul objet : cette vive lumière devenait pour lui des ténèbres lorsqu'elle frappait autre chose qu'un autel. Le prince d'Orange avançait lentement vers Londres, où la seule présence de Jacques combattait l'usurpateur. Peu à peu la défection se mit dans l'armée anglaise. Le Lilli-Bullero , espèce d'hymne révolutionnaire, fut chanté parmi les déserteurs. " Qu'on leur donne des passeports en mon nom, dit Jacques, pour aller trouver le prince d'Orange ; je leur épargnerai la honte de me trahir. " Cependant le roi prenait la plus fatale des résolutions, celle de quitter Londres. Il fit partir d'abord la reine et son jeune fils, qu'accompagnait Lauzun, favori de la fortune, comme ses suppliants en étaient le jouet. Jacques lui-même s'embarqua sur la Tamise, y jeta le sceau de l'Etat ou plutôt sa couronne, que le flot ne lui rapporta jamais. Arrêté par hasard à Feversham, il revint à Londres, où le peuple le salua des plus vives acclamations : cette inconstance populaire pensa renverser l'oeuvre de la patiente et coupable ambition du prince d'Orange. Ce duc d'York, si brave dans sa jeunesse sous les drapeaux de Turenne et de Condé, si vaillant et si habile amiral sur les flottes de son frère Charles II, ce duc d'York ne retrouvait plus comme roi son ancien courage ; il ne s'agissait cependant pour lui que de rester et de regarder en face son gendre et sa fille. Guillaume lui fit ordonner de se retirer au château de Ham ; le monarque, au lieu de s'indigner contre cet ordre, sollicita humblement la permission de se rendre à Rochester. Le prince d'Orange devina aisément que son beau-père, en se rapprochant de la mer, avait l'intention de s'échapper du royaume ; or, c'était tout ce que désirait l'usurpateur : il s'empressa d'accorder la permission : Jacques gagna furtivement le rivage, monta sur un vaisseau qui l'attendait et que personne ne voulait prendre. L'austère catholique qui sacrifiait un royaume à sa foi était suivi de son fils naturel, le duc de Berwick, qu'il avait eu d'Arabelle Churchill, soeur du duc de Marlborough. Marlborough devait sa fortune à Jacques ; il déserta son bienfaiteur et son maître infortuné pour se donner à un coupable heureux. Berwick et Marlborough, l'un bâtard et l'autre traître, devaient devenir deux capitaines célèbres : Marlborough ébranla l'empire de Louis XIV ; Berwick assura l'Espagne au petit-fils de ce grand roi, et ne put rendre l'Angleterre à son père, Jacques II. Berwick eut la gloire de mourir d'un coup de canon à Philipsbourg pour la France (12 juin 1734), et d'avoir mérité les éloges de Montesquieu. Jacques aborda les champs de l'éternel exil, le 2 janvier 1689 (nouveau style), mois funeste. Il débarqua à Ambleteuse, en Picardie. Il n'avait fallu que quatre ans au dernier fils de Charles Ier pour perdre un royaume. Une assemblée nationale convoquée à Westminster, sous le nom de Convention, déclara, le 23 février 1689, que Jacques, second du nom, en quittant l'Angleterre avait abdiqué ; que son fils, le prince de Galles, était un enfant supposé (impudent mensonge) ; que Marie, fille de Jacques, princesse d'Orange, était de droit l'héritière d'un trône délaissé : l'usurpation s'établit sur une fiction de légitimité. Le prince d'Orange et sa femme Marie acceptèrent la succession royale, non vacante, à des conditions qui devinrent la constitution écrite de la Grande- Bretagne : tel fut le dernier acte et le dénouement de la révolution de 1640 ; ainsi furent posées, après des siècles de discordes, les limites qui séparent aujourd'hui en Angleterre le juste pouvoir de la couronne des libertés légales du peuple. Au reste, ni Jacques ni les Anglais n'eurent aucune dignité dans cet événement mémorable : ils laissèrent tout faire à Guillaume avec une faible armée de treize mille hommes, où l'on comptait douze ou quatorze cents soldats et officiers français protestants : ceux-ci, chassés de France par la révocation de l'édit de Nantes, allèrent détrôner en Angleterre un prince catholique, allié de Louis XIV ; ainsi s'enchaînent les choses humaines. Ce fut une garde hollandaise qui fit la police à Londres et qui releva les postes de Whitehall. Les historiens de la Grande-Bretagne appellent la révolution de 1688 la glorieuse révolution ; ils se devraient contenter de l'appeler la révolution utile : les faits en laissent le profit, mais en refusent la gloire à l'Angleterre. Le plus léger degré de fermeté dans le roi Jacques aurait suffi pour arrêter le prince Guillaume ; presque personne dans le premier moment ne se déclara en sa faveur. Au surplus, cette révolution, qui aurait pu être retardée, n'en était pas moins inévitable, parce qu'elle était opérée dans l'esprit de la nation. Si Jacques parut frappé de vertige au moment décisif ; si pendant son règne on ne le vit occupé qu'à se créer une place de sûreté en Angleterre, ou un moyen de fuite en France ; s'il se laissa trahir de toutes parts ; s'il ne profita ni des avis ni des offres de Louis XIV, c'est qu'il avait la conscience que ses destins étaient accomplis. La liberté méconnue sous Jacques Ier, ensanglantée sous Charles Ier, déshonorée sous Charles II, attaquée sous Jacques II, avait pourtant été conservée dans les formes constitutionnelles, et ces formes la transmirent à la nation, qui continua de féconder le sol natal après l'expulsion des Stuarts. Ces princes ne purent jamais pardonner au peuple anglais les maux qu'il leur avait fait endurer ; le peuple anglais ne put jamais oublier que ces princes avaient essayé de lui ravir ses droits : il y avait de part et d'autre trop de justes ressentiments et trop d'offenses. Toute confiance réciproque étant détruite, on se regarda en silence pendant quelques années. Les générations qui avaient souffert ensemble, également fatiguées, consentirent à achever leurs jours ensemble ; mais les générations nouvelles, qui ne sentaient pas cette lassitude, qui, ne nourrissant plus d'inimitiés, n'avaient pas besoin d'entrer dans les compromis du malheur, ces générations revendiquèrent les fruits du sang et des larmes de leurs pères : il fallut dire adieu aux choses du passé. Il ne restait dans les deux partis à la révolution de 1688 que quelques témoins de la catastrophe de 1649 : Jacques lui-même, qui allait mourir dans l'exil, et le vieux régicide Ludlow, qui revint de l'exil pour jouir du plaisir de voir chasser un roi dont il avait condamné le père. Ludlow se trouva d'ailleurs tout aussi étranger dans Londres avec ses principes républicains que Jacques avec ses maximes de pouvoir absolu. Mais nous nous trompons dans ce récit : un autre personnage assista encore à l'avènement de Guillaume. Le nommé Clark , du comté d'Erford, avait eu un procès avec ses filles. Après la mort de son fils unique, il vint plaider à Londres ; il lui prit envie d'assister à une séance de la chambre haute. Un homme lui demanda s'il avait jamais rien vu de semblable. " Non pas, répondit Clark, depuis que j'ai cessé de m'asseoir dans ce fauteuil. " Il montrait le trône : c'était Richard Cromwell. Les Stuarts auraient-ils pu régner après la restauration ? Très facilement, en faisant ce que fit Guillaume en Angleterre, ce qu'a fait Louis XVIII en France, en donnant une charte, en acceptant de la révolution ce qu'elle avait de bon, d'invincible, ce qui était accompli dans les esprits et dans le siècle, ce qui était terminé dans les moeurs, ce qu'on ne pouvait essayer de détruire, sans remonter violemment les âges, sans imprimer à la société un mouvement rétrograde, sans bouleverser de nouveau la nation. Les révolutions qui arrivent chez les peuples dans le sens naturel, c'est-à-dire dans le sens de la marche progressive du temps, peuvent être terribles, mais elles sont durables ; celles que l'on tente en sens contraire, c'est-à-dire en rebroussant le cours des choses, ne sont pas moins sanglantes ; mais, fléau d'un moment, elles ne fondent, elles ne créent rien ; tout au plus elles peuvent exterminer. Les Stuarts ont passé, les Bourbons resteront, parce qu'en nous rapportant leur gloire, ils ont adopté les libertés récentes, douloureusement enfantées par nos malheurs. Charles II débarqua à Douvres les mains vides : il n'avait dans ses bagages que des vengeances et le pouvoir absolu : Louis XVIII s'est présenté à Calais, tenant d'une main l'ancienne loi, de l'autre la loi nouvelle avec l'oubli des injures et le pouvoir constitutionnel : il était à la fois Charles II et Guillaume III ; la légitimité déshéritait l'usurpation. Le loyal Charles X, imitant son auguste frère, n'a voulu ni changer le culte national, ni détruire ce qu'il avait juré de maintenir. Alors le drame de la révolution s'est terminé ; la France entière s'est reposée avec joie, amour et reconnaissance, sous la protection de ses anciens monarques. Tout a été renversé par la tempête autour du trône de saint Louis, et ce trône est demeuré debout : il s'élève au coeur de la France comme ces antiques et vénérables ouvrages de la patrie, comme ces vieux monuments des siècles qui dominent les édifices modernes, et au pied desquels vient se jouer la jeune postérité. Retournons au roi Jacques : que devint-il ? " Le lendemain, jour que le roi d'Angleterre arrivait, le roi l'alla attendre à Saint-Germain dans l'appartement de la reine. Sa Majesté y fut une demi-heure ou trois quarts d'heure avant qu'il arrivât : comme il était dans la garenne, on le vint dire à Sa Majesté, et puis on vint avertir quand il arriva dans le château. Pour lors Sa Majesté quitta la reine d'Angleterre, et alla à la porte de la salle des gardes au-devant de lui. Les deux rois s'embrassèrent fort tendrement, avec cette différence que celui d'Angleterre, y conservant l'humilité d'une personne malheureuse, se baissa presque aux genoux du roi. Après cette première embrassade, au milieu de la salle des gardes, ils se reprirent encore d'amitié, et puis, en se tenant la main serrée, le roi le conduisit à la reine, qui était dans son lit. Le roi d'Angleterre n'embrassa point sa femme, apparemment par respect. " Quand la conversation eut duré un quart d'heure, le roi mena le roi d'Angleterre à l'appartement du prince de Galles. La figure du roi d'Angleterre n'avait pas imposé aux courtisans : ses discours firent encore moins d'effet que sa figure. Il conta au roi dans la chambre du prince de Galles, où il y avait quelques courtisans, le plus gros des choses qui lui étaient arrivées, et il les conta si mal, que les courtisans ne voulurent point se souvenir qu'il était Anglais, que par conséquent il parlait fort mal français, outre qu'il bégayait un peu, qu'il était fatigué, et qu'il n'est pas extraordinaire qu'un malheur aussi considérable que celui où il était diminuât une éloquence beaucoup plus parfaite que la sienne. " Louis XIV donna une flotte au roi Jacques, et l'envoya en Irlande. Il perdit la bataille de la Boyne (juin 1690) et revint à Saint-Germain. Un parti assez nombreux voulait le rappeler au trône ; il négociait et brouillait tout par ses prétentions. Bossuet se montrait moins exigeant que lui ; il soutenait qu'un roi catholique pouvait tolérer la prééminence de la religion protestante dans ses Etats ; toutefois Bossuet laisse apercevoir, en avançant ce principe, une arrière-pensée peu digne de son génie et de sa vertu. Jacques vit du cap de La Hogue la destruction de la seconde flotte qui le devait porter une seconde fois dans les trois royaumes. " Ma mauvaise étoile, écrivait- il à Louis XIV, a fait sentir son influence sur les armes de Votre Majesté, toujours victorieuses jusqu'à ce qu'elles aient combattu pour moi : je vous supplie donc de ne plus prendre intérêt à un prince aussi malheureux. " Louis XIV sentit la valeur de ces paroles, et son intérêt redoubla pour son auguste client : il arma encore en 1696 au soutien du parti jacobite. Jacques se refusa à tout complot d'assassinat sur Guillaume ; il ne voulut point non plus monter au trône de Pologne que son hôte royal se chargeait de lui faire obtenir. A l'époque du traité de Ryswick, Louis XIV, qui allait être forcé de reconnaître Guillaume pour roi d'Angleterre, proposa à Guillaume de reconnaître à son tour le jeune fils de Jacques pour héritier de lui Guillaume. Le prince d'Orange, qui n'avait pas d'enfants, y consentait ; Jacques s'y refusa. " Je me résigne à l'usurpation du prince d'Orange, dit-il, mais mon fils ne peut tenir la couronne que de moi ; l'usurpation ne saurait lui donner un titre légitime. " Il y a dans tout cela de la grandeur, et une sorte de politique négative magnanime. Jacques détrôné et n'étant plus qu'un simple chrétien cessait d'être un homme vulgaire. N'être frappé que des dévotions de ce prince avec les Jésuites, c'est prendre la moquerie pour l'histoire. Jacques eut la consolation et la douleur de voir quelquefois dans sa retraite les sujets fidèles à sa mauvaise fortune. " Ils se formèrent en une compagnie de soldats au service de France, dit Dalrymple ; ils furent passés en revue par le roi (Jacques) à Saint-Germain-en-Laye. Le roi salua le corps par une inclination et le chapeau bas ; il revint, s'inclina de nouveau, et fondit en larmes. Ils se mirent à genoux, baissèrent la tête contre terre ; puis se relevant tous à la fois, ils lui firent le salut militaire... Ils étaient toujours les premiers dans une bataille et les derniers dans la retraite. Ils manquèrent souvent des choses les plus nécessaires à la vie ; cependant on ne les entendait jamais se plaindre, si ce n'est des souffrances de celui qu'ils regardaient comme leur souverain. " Il y a un fait assez peu connu : Marie Stuart avait désiré que la compagnie écossaise au service de France fût commandée par un des fils des rois d'Ecosse ; on trouve en effet que Charles Ier et Jacques II furent tour à tour capitaines de cette compagnie. Les Jacobites, qui prirent plusieurs fois les armes ou pour Jacques ou pour le prétendant son fils, marquèrent d'un caractère touchant une vieille société expirante. Guillaume avait chassé Jacques de l'Angleterre au refrain d'une chanson révolutionnaire : on croit que le fameux God save the king , dont l'air est d'origine française, est un hymne religieux entonné par les Jacobites en marchant au combat. La loyauté, la légitimité et la religion catholique de la vieille Angleterre, ont légué une chanson à la liberté, à l'usurpation et à la communion protestante de l'Angleterre nouvelle. Afin de punir les montagnards écossais qui se soulevèrent dans la suite pour le fils de leur ancien maître, le gouvernement anglais ne vit pas de moyen plus sûr que de les obliger à quitter le vêtement et les usages de leurs pères : leur petit jupon et leur musette. En les dépouillant de leur ancien habit, on espéra leur enlever leur antique vertu. Jacques passa le reste de son exil à écrire les Mémoires de sa vie : la piété lui tenait lieu de puissance ; retiré dans sa conscience, empire dont il ne pouvait être chassé, ses souvenirs le faisaient vivre dans le passé, sa religion dans l'avenir. Il avait écrit de sa propre main cette courte prière : " Je vous remercie, ô mon Dieu ! de m'avoir ôté trois royaumes, si c'était pour me rendre meilleur. " Il mourut en paix à Saint-Germain, le 16 septembre 1701. Le prince de Galles, son fils, qui porta quelque temps le nom de Jacques III, et qui quitta ce monde le 2 janvier 1766 (toujours ce mois de janvier), eut deux fils : Charles-Edouard, le prétendant, et Henri-Benoît, cardinal d'York. Le prince Edouard avait du héros, mais il n'était plus dans ce siècle des Richard Coeur-de-Lion, où un seul chevalier conquérait un royaume. Le prétendant aborda en Ecosse au mois d'août 1745 : un lambeau de taffetas apporté de France lui servit de drapeau ; il rassembla sous ce drapeau dix mille montagnards, s'empara d'Edimbourg, passa sur le ventre de quatre mille Anglais à Preston, et s'avança jusqu'à quatorze lieues de Londres. S'il eût pris la résolution d'y marcher, on ne peut dire ce qui serait arrivé. Obligé de faire un mouvement rétrograde devant le duc de Cumberland, le prétendant gagna néanmoins la bataille de Falkirk ; mais il essuya une défaite complète à Culloden. Errant dans les bois, couvert de haillons, exténué de fatigue, mourant de faim, le souverain de droit de trois royaumes vit se renouveler en lui les aventures de son oncle, Charles second : mais il n'y eut point de restauration pour Edouard, et il ne laissa à ses amis que des échafauds. Revenu en France, il en fut chassé par le traité d'Aix-la-Chapelle (1748). Arrêté au spectacle, conduit à Vincennes presque enchaîné, il se retira d'abord à Bouillon, ensuite à Rome : Louis XIV ne régnait plus. Le pape Grégoire le Grand renvoyait comme missionnaires dans l'île des Bretons de jeunes esclaves bretons baptisés : douze siècles après, la Grande-Bretagne renvoyait à son tour aux souverains pontifes des rois bretons confesseurs de la foi. L'illustre banni s'attacha à une princesse dont Alfieri a continué la généreuse renommée. Edouard éprouva ce qu'éprouvent les grands dans l'adversité : on l'abandonna. Il avait pour lui son bon droit ; mais le malheur prescrit contre la légitimité. Les petits-fils de Louis XV devaient errer en Europe comme le prétendant ; ils devaient lire cet ordre sur des poteaux en Allemagne : " Il est défendu à tous mendiants, vagabonds et émigrés de s'arrêter ici plus de vingt- quatre heures. " Edouard ne pardonna jamais au gouvernement français sa lâcheté. Vers la fin de sa vie il s'abandonna à la passion du vin, passion ignoble, mais avec laquelle du moins il rendait aux hommes oubli pour oubli. Il mourut à Florence, le 31 janvier 1788 (toujours ce mois de janvier), un peu plus d'un an avant le commencement de la révolution française. Nous avons vu nous-même mourir son frère, le cardinal d'York, le dernier des Stuarts, dans la capitale du monde chrétien. Les deux frères ont un mausolée commun : Rome leur devait bien une place dans la poussière de ses grandeurs évanouies. Quand la maison de Marie d'Ecosse a failli, le cercueil de l'exilé de 1688 a été retrouvé en France presque au moment où l'on retrouvait en Angleterre le cercueil de la victime de 1649. Si l'on eût dit à Louis XIV : " En moins d'un siècle, votre dépouille mortelle aura disparu ; celle du prince votre royal hôte sera tout ce qui restera de vous dans le palais où vous l'avez reçu... " qu'aurait pensé Louis le Grand ? Par la volonté de Dieu, les cendres d'un monarque étranger réclament vainement aujourd'hui au milieu de nous les cendres des rois de la patrie. La vieille abbaye de Dagobert a mal gardé ses trésors ; Jacques II, en se réveillant à Saint-Germain, n'a aperçu à Saint-Denis que Louis XVI. La tombe du fils de Charles Ier s'élève au-dessus de nos ruines : triste témoin de deux révolutions, preuve extraordinaire de la contagieuse fatalité attachée à la race des Stuarts. Note Ce document, trouvé avec les lettres de la reine et du roi dans la cassette de Charles, perdue sur le champ de bataille de Naseby, est évidemment falsifié. On ne conçoit pas d'abord comment un document semblable a été conservé par Charles depuis l'année 1626 jusqu'à l'année 1645 parmi des papiers récents et une correspondance toute relative à la guerre civile. Ensuite ces paroles, je passerai sous silence l'affront qu'elle me fit avant que j'allasse à cette dernière et malheureuse assemblée du parlement, si elles signifient quelque chose, présentent un grossier anachronisme. Henriette-Marie débarqua à Douvres le 11 juin 1625 ; le roi Charles, nouvellement parvenu au trône, ouvrit son premier parlement le 18 du même mois, et en prononça la dissolution le 12 août. Il convoqua un second parlement en 1626 ; et ce parlement orageux, à cause de l'accusation de Buckingham, fut cassé au mois de juin de cette même année. Charles n'alla point à cette dernière et malheureuse assemblée du parlement . Il est évident que les faussaires, ne faisant point attention aux dates, ont voulu parler du long parlement, où Charles se transporta en effet le 4 janvier 1642, pour faire arrêter six membres de la chambre des communes, lesquels avaient été avertis des projets du roi par la trahison de la comtesse de Carlisle, jadis maîtresse de Strafford, ensuite attachée à Pym et favorite de la reine. Enfin, le roi parle dans ce document des dévotions de la reine à Tiburn : l'esprit de fanatisme accusait Henriette-Marie d'être allée prier devant la potence à laquelle avaient été pendus quelques prêtres catholiques. Or il est démontré par les pièces diplomatiques anglaises que cette imputation était dénuée de tout fondement. Charles ne pouvait pas écrire ce que son gouvernement même ne croyait pas. (N.d.A.) Source: http://www.poesies.net