Congrès de Vérone; Guerre d'Espagne de 1823; Colonies espagnoles Par François-René Chateaubriand (1768-1848) Avertissement On paraît avoir, mal à propos, confondu avec les Mémoires qui ne doivent paraître qu'après ma mort, ce récit du congrès de Vérone et de la guerre d'Espagne ; je ne dis aujourd'hui que ce que je puis dire de mon vivant ; à la tombe le reste. Mon ouvrage actuel porte en soi sa préface. Ma vie littéraire est assez connue ; je n'ai jamais fait mention de ma vie politique ; j'en parle ici pour la première et la dernière fois : elle se trouve résumée dans mon ministère. En racontant comme homme public le plus grand événement de la restauration, j'ai été obligé d'amener sur la scène les hommes publics qui furent en relation avec moi. Mais qu'on soit tranquille : je me suis sacrifié seul. Si j'ai laissé dans les documents les éloges qu'on me donnait et que je ne méritais pas, j'ai raconté de même, sans l'atténuer, le mal qu'on a dit le moi : j'ai usé pour ma personne, puisque j'écrivais l'histoire, de l'impartialité de l'historien. En dernier résultat, je n'attache aucun prix à quoi que ce soit. Cet ouvrage réussissant amènerait une révolution dans les jugements portés sur une époque mémorable de nos annales. La tâche est rude. Dois-je compter sur le succès ? Je me trouve en face des amours-propres : notre vanité avoue rarement qu'elle s'est trompée. Il faudra croire que le congrès de Vérone n'a jamais voulu la guerre ; que l'entreprise d'Espagne a été une entreprise commandée par les intérêts de la France ; que l'ordonnance d'Andujar, toute belle qu'elle était philosophiquement parlant, était une faute politique ; on un mot, il faudra croire le contraire de ce qu'on a cru. Qu'y faire ? Les preuves sont là ; on ne peut nier les pièces authentiques. Je ne me défends point d'être le principal auteur de la guerre d'Espagne. Si par hasard j'ai eu une fois raison contre le grand nombre, condamnez-moi : vous condamnerez les faits. Vaut-il la peine que je dise qu'en parlant de moi je me suis tour à tour servi des pronoms nous et je : nous comme représentant d'une opinion, je quand il m'arrive d'être personnellement en scène ou d'exprimer un sentiment individuel. Le moi choque par son orgueil ; le nous est un peu janséniste et royal. Il suffit qu'on soit prévenu de ce mélange de pronoms : ils se corrigeront peut- être l'un par l'autre. Préliminaires Ambassadeur à Londres en 1822, nous étions prêt à nous rendre au congrès de Vérone en qualité d'un des représentants de la France. Mais avant d'entrer dans le détail de ce congrès, des affaires qui s'y traitèrent et des événements qui le suivirent, nous sommes obligé de jeter un coup d'oeil en arrière. M. de Martignac, s'occupant de la guerre d'Espagne dont nous allons parler, avait compris la nécessité d'établir les antécédents. Impartial et modéré, il admirait l'entreprise de 1823 si mal jugée ; et cependant il n'en apercevait pas lui-même toute la portée. Le seul volume qu'il ait publié mérite d'être lu : ouvrage plein d'intérêt et de sagesse, le style en est correct, élégant, doux et un peu triste ; l'auteur va mourir : son récit vous touche et vous attache, comme les derniers accents d'une voix qu'on n'entendra plus. Chapitre I L'Espagne. Traité entre Bonaparte et Charles IV. - Godoï. - Les princes à Bayonne. - Murat à Madrid. - Son portrait. - Insurrection. - Murat et Joseph changent de couronne. Depuis la dernière moitié du XVe siècle jusqu'au commencement du XVIIe, l'Espagne fut la première nation de l'Europe ; elle dota l'univers d'un Nouveau Monde ; ses aventuriers furent de grands hommes, ses capitaines devinrent les premiers généraux de la terre ; elle imposa ses manières et jusqu'à ses vêtements aux diverses cours ; elle régnait dans les Pays-Bas par mariage, en Italie et en Portugal par conquête, en Allemagne par élection, en France par nos guerres civiles ; elle menaça l'existence de l'Angleterre après avoir épousé la fille de Henri VIII. Elle vit nos rois dans ses prisons et ses soldats à Paris ; sa langue et son génie nous donnèrent Corneille. Enfin elle tomba ; sa fameuse infanterie mourut à Rocroi, de la main du grand Condé ; mais l'Espagne n'expira point avant qu'Anne d'Autriche n'eût mis au jour Louis XIV, qui fut l'Espagne même transportée sur le trône de France, alors que le soleil ne se couchait pas sur les terres de Charles Quint. Il est triste de rappeler ce que furent ces deux monarchies en présence de leurs débris. Ces paroles du grand Bossuet reviennent douloureusement à la mémoire : " Ile pacifique où se doivent terminer les différends de deux grands empires à qui tu sers de limites ; île éternellement mémorable ; auguste journée, ou deux fières nations, longtemps ennemies et alors réconciliées, s'avancent sur leurs confins, leurs rois à leur tête, non plus pour se combattre ; fêtes sacrées, mariage fortuné, voile nuptial, bénédiction, sacrifice, puis-je mêler aujourd'hui vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres, et le comble des grandeurs avec leurs ruines ! " L'Espagne sous la famille de Louis le Grand s'ensevelit dans la Péninsule jusqu'au commencement de la révolution. Son ambassadeur voulut sauver Louis XVI, et ne le put ; Dieu attirait à lui le martyr : on ne change point les desseins de la Providence à l'heure de la transformation des peuples. Charles IV fut appelé à la couronne en 1778 : alors se rencontra Godoï, inconnu que nous avons vu cultiver des melons après avoir jeté un royaume par la fenêtre. Favori de la reine Marie-Louise, Godoï passa au roi Charles : celui-ci ne sentait pas ce qu'il était, celui-là ce qu'il avait fait ; ils étaient donc naturellement unis. Il y a deux manières de mépriser les empires : par grandeur ou misère : le soleil éclairait également Dioclétien à Salonte, Charles IV à Compiègne. L'Espagne déclara d'abord la guerre à la république, puis fit la paix à Bâle. Dès lors Godoï entra dans les intérêts de la France : les Espagnols le détestèrent ; ils s'attachèrent au prince des Asturies, qui ne valait pas mieux. En 1807 nous nous promenions au bord du Tage, dans les jardins d'Aranjuez ; Ferdinand parut à cheval, accompagné de don Carlos. Il ne se doutait guère que ce pèlerin de Terre Sainte qui le - regardait passer contribuerait un jour à lui rendre sa couronne. Bonaparte, après des succès au nord, se tourna vers le midi : pour envahir le Portugal, que protégeait l'Angleterre, il s'entendit avec Godoï. Un traité signé à Fontainebleau, le 29 octobre 1806, régla la marche des troupes françaises à travers l'Espagne ; ce traité déclara la déchéance de la maison de Bragance, jeta une partie de la Lusitanie septentrionale au roi d'Etrurie, une autre partie à Charles IV, et le royaume des Algarves à Godoï. Junot entra en Portugal le 19 novembre 1807 : la famille de Bragance s'embarqua le 27 ; l'aigle de Napoléon cria au bord des flots, du haut de ces tours qui virent couronner le cadavre d'Inès, appareiller la flotte de Gama, et qui entendirent la voix de Camoëns. Ia ne largo Oceano navegavam. L'occupation du Portugal masquait l'invasion de l'Espagne. Dès le 24 décembre de la même année le second corps de l'armée française entra dans Irun. La haine publique s'accrut contre le prince de la Paix ; on voulait placer le prince des Asturies sur le trône de son père. Le prince, arrêté, fit de lâches aveux. Murat, général en chef, s'avança vers Madrid. La population de Madrid se soulève en criant : " Vive le prince des Asturies ! meure Godoï ! " Charles IV abdique ; le prince de la Paix est pris ; Ferdinand VII, le nouveau roi, le sauve. Napoléon feignit d'être indigné de la violence exercée envers le vieux roi, et finit par offrir sa médiation entre le père et le fils. Charles fut appelé à Bayonne, et Godoï sortit d'Espagne sous la protection de Murat. Ferdinand à son tour vint à la réunion, malgré sa défiance et l'opposition de son peuple. Cette scène de l'Italie du moyen âge semblait inspirée par Machiavel ; rare génie qui, comme tous les hommes élevés d'esprit et bas de coeur, disait de grandes choses et en faisait de petites. La pièce eût été prodigieuse si elle en eut valu la peine, mais de quoi et de qui s'agissait-il ? D'un royaume à moitié envahi, de Charles et de Ferdinand. Que Charles reprît la couronne à son fils, afin de l'abdiquer de nouveau en faveur du souverain qu'il plairait au conquérant de nommer, c'est du drame pour le plaisir de jouer le drame. Il n'est pas besoin de monter sur des tréteaux et de se déguiser en histrion lorsqu'on est tout-puissant et qu'on n'a pas de parterre à tromper : rien ne sied moins à la force que l'intrigue. Napoléon n'était point en péril, il pouvait être franchement injuste ; il ne lui en aurait pas plus coûté de prendre l'Espagne que de la voler. Charles IV, la reine et le favori cheminèrent vers Marseille avec une pension promise et quelques musiciens déguenillés ; les infants s'en allèrent à Valençai. Ferdinand, s'étant encore rapetissé pour tenir moins de place dans sa prison, avait en vain demandé la main d'une parente de Napoléon. Les Espagnols, privés de monarque, restèrent libres ; Bonaparte ayant fait la faute d'enlever un roi rencontra un peuple. Deux partis dominèrent alors dans la Péninsule : le premier emportait presque tout le peuple des campagnes, entr'excité des prêtres et fondu en bronze par la foi religieuse et politique ; le second comprenait les liberalès , gent dite plus éclairée, mais à cause de cela moins pétrifiée par les préjugés ou consolidée par la vertu : le contact des étrangers, dans les villes maritimes, l'avait rendue accessible à nos vices et aux principes de notre révolution. Entre ces deux partis se distinguait une opinion isolée : l'égoïsme avait enchaîné des admirateurs esclaves au char de Napoléon ; nous les avons vus exilés sous le nom d' afrancesados : jadis les Espagnols appelaient angevinès les Napolitains attachés à la France. Les massacres accomplis dans Madrid le 2 mai commencèrent l'insurrection générale. Murat eut le malheur de voir ces troubles. Ce chef des braves avait de l'allure du roi Agraman, et volait à la charge avec un délire de joie et de courage comme s'il eût été porté sur l'Hippogriffe. Toute sa vaillance lui fut inutile : les forêts s'armèrent, les buissons devinrent ennemis. Les représailles n'arrêtèrent rien, parce que dans ce pays les représailles sont naturelles. Les batailles de Baylen, la défense de Girone et de Ciudad-Rodrigo annoncent la résurrection d'un peuple là où l'on n'avait vu qu'un tas de mendiants. La Romana, du fond de la Baltique, ramène ses régiments en Espagne, comme autrefois les Francs, échappés de la mer Noire, débarquèrent triomphants aux bouches du Rhin. Vainqueurs des meilleurs soldats de l'Europe, nous versions le sang des moines avec cette rage impie que la France tenait des bouffonneries de Voltaire et de la démence athée de la terreur. Ce furent pourtant ces milices du cloître qui mirent un terme aux succès de nos vieux soldats ; ils ne s'attendaient guère à rencontrer ces enfroqués, à cheval comme des dragons de feu sur les poutres embrasées des édifices de Saragosse, chargeant leurs escopettes parmi les flammes, au son des mandolines, au chant des Boleros , et au Requiem de la messe des morts. Les ruines de Sagonte applaudirent. Napoléon rappela le grand-duc de Berg : entre Joseph, son frère, et Joachim, son beau-frère, il lui plut d'opérer une légère transmutation : il prit la couronne de Naples sur la tête du premier et la posa sur la tête du second ; celui-ci céda à celui-là la couronne d'Espagne. Bonaparte enfonça d'un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s'en allèrent, chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de schako par ordre du caporal d'équipement. Chapitre II Caractère des Espagnols Quand on raisonne sur l'Espagne aujourd'hui, on tombe dans une grande erreur, on s'obstine à juger ses peuples d'après les idées que l'on a des autres peuples civilisés. Napoléon partagea cette déception commune ; il crut qu'il vaincrait l'Ibérie, comme la Germanie, par violence et séduction ; il se trompa. Les Espagnols sont des Arabes chrétiens ; ils ont quelque chose de sauvage et d'imprévu. Le sang mélangé du Cantabre, du Carthaginois, du Romain, du Vandale et du Maure, qui coule dans leurs veines, ne coule point comme un autre sang. Ils sont à la fois actifs, paresseux et graves. " Toute nation paresseuse, dit l'auteur de l' Esprit des Lois en parlant d'eux, est grave, car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent. " Les Espagnols, ayant la plus haute idée d'eux-mêmes, ne se forment point du juste et de l'injuste les mêmes notions que nous. Un pâtre trans-pyrénéen, à la tête de ses troupeaux, jouit de l'individualité la plus absolue. Dans ce pays, l'indépendance nuit à la liberté. Que font les droits politiques à un homme qui ne s'en soucie point, qui renferme sa vie dans son proverbe : Oueja de casta, pasto de gracia, hijo de casa (Brebis de race, repas gratis, enfant de la maison) ; à un homme qui, comme le Bédouin, armé de son escopette et suivi de ses moutons, n'a besoin pour vivre que d'un gland, d'une figue, d'une olive ? Il ne lui faut qu'un voyageur ennemi pour l'envoyer à Dieu, qu'une chevrière pauvre et fille d'un vieux père pour l'aimer. " Père vieil et manche déchirée n'est pas déshonneur. " Padre viejo y manga rota ne es deshonrra . Le majo (berger) en soie du Guadalquivir, lance en houlette, chevelure retenue par une résille, ne distingue jamais la chose de la personne, et réduit toute dissidence d'opinion à ce dilemme : Tue ou meurs . Ce caractère est si profondément gravé dans le moule ibérien, que la partie modernisée de la population, en adoptant les idées nouvelles, garde à travers ces idées son génie primitif. Aurait-on pu croire que des Espagnols égorgeassent des moines ? C'est ce que font sans remords et sans pitié les liberalès . Cependant l'autorité des religieux datait de loin dans la Péninsule ; cette autorité n'était pas uniquement fondée sur la foi des peuples, elle avait encore une source politique. Dès l'an 852 les martyrs de Cordoue, Aurelius, Jean, Félix, Georges, Martial, Roger, frappés du glaive ou jetés dans le Bétis, se sacrifièrent autant à la liberté nationale qu'au triomphe de la religion chrétienne. Les moines combattirent avec le Cid et entrèrent avec Ferdinand dans Grenade. On les massacre nonobstant. Pourquoi ? Parce que dans un certain parti une haine empruntée d'ailleurs, ingrate et non motivée, s'est élevée contre eux. Or, en Espagne, que l'on aime ou que l'on haïsse, tuer est naturel ; par la mort on se flatte d'atteindre à tout. Les aventuriers qui l'épée à la main s'avançaient dans les flots jusqu'à la ceinture pour prendre possession de l'Océan Pacifique avaient entrepris de rendre l'Amérique à ses déserts ; l'Espagnol convoitait la domination de l'univers, mais de l'univers dépeuplé ; il aspirait à régner sur le monde vide, comme son Dieu assis en paix dans la solitude de l'éternité. A cet indomptable despotisme de caractère se trouve réunie, par un contraste étonnant, une nature apathique et comique, molle et vantarde. Dans la guerre civile, quand une bande a obtenu un succès, vous croyez qu'elle le va poursuivre ? Point ; elle s'arrête, reste sur les lieux à publier des rodomontades, à chanter sa victoire, à jouer de la guitare, à se chauffer au soleil. Le battu se retire paisiblement, et agit comme l'autre quand il triomphe. Ainsi vont une suite de rencontres sans résultats. Si les combattants ne prennent pas une ville aujourd'hui, ils la prendront demain, après-demain, dans dix ans, ou ne la prendront pas du tout ; qu'importe ? Les Hidalgos disent qu'ils ont mis six cents ans à chasser les Maures. Ils admirent trop leur longanimité : la patience transmise de génération en génération finit par n'être plus qu'un bouclier de famille qui ne protège rien, et qui sert seulement d'antique parure à des malheurs héréditaires. L'Espagne décrépite se croit toujours invulnérable, comme l'ancien solitaire du couvent de Saint-Martin, entre Sagonte et Carthagène : au dire de Grégoire de Tours, les soldats du roi Leuvielde trouvèrent le monastère abandonné, excepté de l'abbé, tout courbé de vieillesse et néanmoins fort droit en vertu et en sainteté. Un soldat voulut lui couper la tête ; mais ce soldat tomba à la renverse, et expira sur la place. Les hommes politiques de cette nation partagent les défauts du guerrier : dans les circonstances les plus urgentes, ils s'occupent d'insignifiantes mesures, prononcent des oraisons puériles, mettent tout en pièces dans leurs harangues et ne les font suivre d'aucune action. Est-ce donc qu'ils sont stupides ou lâches ? Non ; ils sont Espagnols : ils ne sont point frappés des choses comme vous l'êtes ; ils ne les voient pas sous le même jour ; ils laissent le temps dénouer l'événement qu'ils ne sont point pressés de voir finir ; ils transmettent leur vie à leurs fils sans pusillanimité et sans regrets. Le fils, à son tour, se conduit de même que le père : dans quelques centaines d'années se terminera, à la satisfaction des vivants, l'événement que les morts leur ont légué et qui chez un autre peuple aurait été décidé dans huit jours. Que si, dans les troubles qui continuent aujourd'hui, les masses semblent agir d'après des principes moins individuels, cela prouve seulement que l'esprit général du siècle commence à ronger le caractère particulier ; il est loin de l'avoir dommageablement entamé. L'indifférence de la foule est derrière ces événements qui de loin font tant de bruit. Quand l'émeute ou la faction arrive, on ferme sa porte, et on la laisse passer comme une nuée de sauterelles. On n'est guère pour personne : don Carlos ne peut prendre une ville, Christine ne peut réunir les campagnes. Les Espagnols d'ailleurs se sont guerroyés de tous temps pour des rois compétiteurs. La guerre finie, chacun, sans être changé, retourne à l'obéissance ou plutôt à sa vie habituelle : celle-ci se conserve entière plus que dans d'autres pays, à cause de l'isolement des populations champêtres et d'un commerce vagabond fait par des espèces de caravanes à travers les plaines nues et les montagnes inhabitées. Chapitre III Anciennes lois politiques de l'Espagne On pourrait croire que les Espagnols, d'après cette peinture, n'ont jamais connu la liberté politique ; ce serait une méprise : cette liberté est tombée seulement en désuétude parce qu'un élément supérieur a prédominé. De Recared à Roderic, seize conciles nationaux formaient le corps des Etablissements : les lois de ces conciles recevaient la sanction des juges, des villes et du consentement du peuple. Le roi, électif dans la race pure des Goths, jurait de remplir ses devoirs. Le jugement par pairs ou jurés était de droit fondamental : les actes du concile de Tolède furent la base des Institutes . Le Visigoth avait laissé à ses sujets romans-espagnols la faculté de vivre sous leurs anciennes lois civiles et municipales, de sorte qu'ils conservèrent l'organisation de la commune romaine. Les guerres intestines qui privaient le vaincu du droit des gens de ce temps-là étant moins fréquentes qu'ailleurs, les servitudes devinrent moins générales : les seigneurs n'eurent pas les privilèges qu'ils acquirent par le fer en France et en Italie ; la féodalité ne fut point ou presque point connue ; c'est la belle observation de Montesquieu. En effet, le peuple devint pâtre, laboureur, fermier, non vassal ; les lois de police des Maures se trouvèrent en harmonie avec les lois de police des Romains ; les compagnons de Muza introduisirent, en vertu des moeurs, dans le pays cette indépendance sauvage de l'Arabe, laquelle est restée dans le coeur de l'Espagne chrétienne. Les entraves mises successivement au pouvoir des rois d'Espagne étaient immenses. Les états généraux d'Aragon sont bien connus ; Philippe II leur ôta leurs plus grands privilèges, mais il n'osa toucher au règlement qui défendait de lever l'impôt sans le consentement des états. La Navarre, les Biscayes, la Catalogne et le royaume de Valence jouissaient de franchises ; la Castille se défendait d'une autre manière, elle avait son impérieux conseil et s'était emparée de l'autorité. L'Aragonais, tout protégé qu'il était de ses chartes, ne pouvait cependant parvenir à rien s'il ne possédait des biens sous la couronne de Castille. Le marquis de Denia fut obligé de prendre le nom castillan de duc de Lerme ; le marquis de Castel Rodrigo se vit forcé de faire passer son crédit et sa faveur au comte d'Olivarez, son ami. Les premières cortès auxquelles les députés du tiers assistèrent furent celles de Léon, en 1188 ; cette date prouve que les Espagnols marchaient à la tête des peuples émancipés. Peu à peu les bourgeois, fatigués, laissèrent le souverain payer leurs mandataires et désigner les villes aptes à la députation. Douze cités seulement en obtinrent le droit. Charles Quint, tyran naturellement lié avec son collègue, cet autre tyran, le peuple, éleva les villes représentées au nombre de vingt ; mais en même temps, dans la réunion de Tolède, en 1538, il retrancha pour toujours des cortès le clergé et la noblesse. Les rois, débarrassés du joug des cortès, furent contraints de s'en imposer d'autres : des conseils ou des consultes dirigèrent la monarchie. Les places y étaient si recherchées que les vice-rois de Naples et de Sicile, les gouverneurs de Flandre et de Milan les sollicitèrent ; les favoris, Olivarez lui-même, étaient obligés de flatter les consultes. On voit donc que l'Espagne avait connu la forme représentative : si l'indépendance individuelle l'emporta sur la liberté commune, bien que celle-ci servit à fortifier celle-là, si le génie arabe prévalut, que pouvaient produire les efforts que l'on a tentés pour amener l'Espagne à la liberté loquace d'une assemblée délibérante ? D'un autre côté, n'est-il pas inouï, puisqu'on prétendait rétablir des cortès, qu'au lieu de se rapprocher de l'usage national, on soit allé déterrer un modèle étranger, rejeté même aujourd'hui par la France ? C'est pourtant ce qui est arrivé. Si cette anomalie pouvait s'expliquer, ce serait la longue paix qui suivit le traité de Bâle et qui mit la Péninsule en rapport étroit avec la république, quand tous les autres Européens étaient exclus de Paris. A cette époque on compte plusieurs sujets de Charles IV parmi nos plus ardents jacobins. L'Espagnol aime les spectacles sanglants, et les rayons de nos victoires extérieures se reflétaient dans la vantance et la pompe de leur esprit. Chapitre IV La régence constitutionnelle convoque les cortès générales à Cadix. - Cortès de Cadix. - Constitution : ses défauts ; elle mécontente tous les partis. Après l'insurrection de Madrid et l'installation de Joseph, il se forma des juntes dans les provinces, mues par un intérêt commun, mais agissant avec des moyens divers. Le besoin d'un gouvernement central ne tarda pas à se faire sentir. Trente-quatre députés s'installèrent en régence à Aranjuez. L'Espagne, souvent ravagée, a toujours été funeste aux conquérants : César y combattit pour sa vie, et Napoléon, estafette du monde, fut obligé d'en revenir à cheval comme un obscur courrier. Après des luttes diverses, les députés se retirèrent, en 1808, à Séville, où Las-Casas commença sa miséricordieuse vie. La régence convoqua des cortès générales ; elles n'eurent pas le temps de se réunir. Du haut de la montagne de la Sierra-Morena, les soldats français en apercevant la vallée du Guadalquivir présentèrent spontanément les armes ; rien ne donne une plus vive idée de la beauté de l'Andalousie ; c'était ainsi qu'en Egypte nos bataillons s'arrêtèrent et saluèrent de leurs applaudissements les muets monuments de Thèbes oubliée. Le secret des palais des Maures, changés en cloîtres, fut pénétré ; les églises, dépouillées, perdirent les chefs-d'oeuvre de Velasquez et de Murillo ; une partie même des os de Rodrigue fut enlevée : on avait tant de gloire, qu'on ne craignait pas de soulever contre soi les mânes du Cid et l'ombre de Condé. La régence abandonna Séville, et se réfugia dans l'île de Léon. Le 24 septembre 1810, les cortès générales, convoquées sans condition d'éligibilité, s'assemblèrent, et peu après s'établirent à Cadix. Cadix, imporio del orbe , marché de l'univers, où tout se vend, où tout s'achète, convenait, par son isolement, à la méditation des plus hauts desseins. Tarsis y régna, et les songes y devenaient prophétiques ; César y rêva qu'il abusait de sa mère, c'est-à-dire, selon Suétone, qu'il violait sa patrie. La liberté venait se reposer à Cadix auprès du premier Hercule. Nous avons vu sur la chaussée de cette ville réputée miraculeuse, une de ses six merveilles , l'astre du jour, trois fois plus grand que de coutume , se plonger au milieu de l'Océan dont il augmentait la paix, la splendeur et l'immensité. Mais ces contes brillants du passé et la magnificence de la nature n'inspirent que des sentiments et ne sont plus du siècle. Le souvenir des galions, l'ancien rendez- vous des piastres, les idées mercantiles, nos passions politiques animaient les factions emprisonnées dans l'île de Léon ; cette terre, que l'on appela les Champs Elysées , se métamorphosa en Tartare. Les cortès n'offrirent point la majesté d'une assemblée chargée du sort de l'espèce humaine, resserrée entre les deux plus puissantes barrières du monde : Bonaparte et les flots. Les séances des cortès furent une parodie de nos assemblées révolutionnaires ; le grand parti national n'y dominait pas. Les cortès fourmillaient de liberalès . On y proposa tout : proscriptions, destructions, meurtres. Des prêtres renégats s'offrirent pour bourreaux ; c'était la même vocation dans le ciel et sur la terre. Jamais cause plus belle ne fut moins traitée selon sa beauté. En vain la voix modérée d'Arguelles se fit entendre ; on n'écoutait pas son éloquence, tout en l'appelant divine. " A Cadix, dit le père Jérôme, on parle avec grâce, gravité, énergie et sans accent. " L'acte de la constitution de Cadix parut le 19 mars 1812 ; il proclama le principe de la souveraineté du peuple : le roi est déclaré inviolable, la religion catholique seule religion de l'Etat ; la constitution ne peut être révisée que par le concours de trois législatures successives, en vertu d'un décret non sujet à la sanction royale. Le reste des articles est déplorable : il n'y a qu'une seule chambre ; les militaires ont le droit d'examiner leur for intérieur ; le roi n'a pas la sanction absolue ; les fonctionnaires publics sont nommés par les cortès, etc. La base du pacte était fausse : la souveraineté absolue ne réside ni dans le peuple, ni dans le roi, qui pareillement en abusent ; elle n'appartient qu'à Dieu et au génie, délégué de Dieu. Les Espagnols auraient dû étudier l'art de Gonzalve, à Cordoue, de préférence aux principes de Mariana, dans sa crypte à Tolède. Tous les peuples, frappés de la mobilité des choses humaines, ont cherché un point d'appui hors du monde pour rendre stables leurs institutions ; tous, royalistes ou républicains, les ont appuyées à l'autel ; tous se sont hâtés de donner à leur principe le nom de sacré. Mais que leur a servi de déclarer la couronne ou la liberté inviolable, lorsque chaque jour cette couronne et cette liberté sont violées ? C'est à cause de cette fragilité que le législateur, chez les modernes comme chez les anciens, a eu recours au droit divin, lequel excuse s'il ne justifie pas l'abus qu'on en a fait, en versant le pouvoir de Dieu dans la tête infirme et le coeur passionné de l'homme. La constitution de Cadix mécontenta tout le monde : on s'y soumit cependant par nécessité, de même que l'armée du duc de Wellington servait de centre aux guérillas d'Ibérie. Les Espagnols n'ont déployé leurs qualités admirables que quand ils ont été mêlés à l'étranger, bien qu'ils le détestent ; ils n'imposèrent leur joug à l'Europe qu'en formant un seul et même peuple avec les peuples de la Franche-Comté, d'une partie de la Bourgogne et des Pays-Bas. La foule consentit d'abord aux cortès générales, afin de se mettre à l'abri de la France ; les moines se battirent au nom des hommes qui les méprisaient, les dépouillaient et les égorgeaient : les moines sont presque toujours du côté de la liberté, même quand on les proscrit, parce qu'ils sont l'ancien peuple coiffé d'un froc. Les royalistes versèrent leur sang par ordre des jacobins. En dernier résultat, tout ce qu'on avait fait pour l'indépendance nationale se trouva avoir été fait pour la liberté, réputée politique. Quand l'Espagne eut été délivrée, il ne resta de ses merveilleux efforts qu'une constitution déboîtée : chacun stupéfait la regarda ; on se disait, en contemplant le menaçant édifice : " Quoi ! j'ai élevé cela ? " Chapitre V Bonaparte rend la liberté à Ferdinand. - Décret de Valence. - Les cortès constituantes sont chassées. - Ferdinand manque de parole. - Exécutions. - L'armée de l'île de Léon s'insurge. - Riego. - Insurrection à Madrid. - Décret de Ferdinand qui rétablit la constitution de Cadix. L'heure était venue : Bonaparte, d'une main à qui Dieu avait retiré sa force, ouvrit les geôles dans lesquelles il allait replacer la terre, et rendit Ferdinand à la liberté. Celui-ci rentra dans les Espagnes, au milieu des bénédictions et des fêtes. Un décret émané des cortès de Cadix lui enjoignait d'accepter la constitution de 1812 et de lui prêter serment ; on traçait au roi libéré non de la couronne, mais de la prison, son itinéraire ; on lui marquait les étapes où il devait coucher ; on lui dictait les paroles qu'il devait prononcer. Ferdinand ne tint compte de cette insolence ; vingt-quatre heures plus tôt, elle eût été un ordre : chaque minute a sa force ou sa faiblesse. Le monarque s'avança jusqu'à Valence. La nouvelle armée et le pays tout entier l'invitèrent de régner comme avaient régné ses aïeux ; une minorité des cortès, composée de soixante-neuf députés, le supplia de détruire l'acte constitutionnel : cette protestation s'appela la protestation des Perses . Le 4 mars 1814 Ferdinand VII publia le décret de Valence. Ce décret rappelle les faits historiques et les impossibilités de la constitution ; après cette énumération, il fait cette déclaration solennelle : " J'abhorre le despotisme : il ne peut se concilier ni avec les lumières ni avec la civilisation des nations de l'Europe. Les rois ne furent jamais despotes en Espagne : ni les lois, ni la constitution de ce royaume n'ont jamais autorisé le despotisme... " Cependant, pour prévenir des abus, je traiterai avec les députés de l'Espagne et des Indes ; et dans des cortès légitimement assemblées, composées des uns et des autres, on réglera solidement et légitimement tout ce qui pourra convenir au bien de mes royaumes... " On s'occupera des meilleures mesures à prendre pour la réunion des cortès... La liberté et la sûreté individuelles seront garanties par des lois qui, en assurant l'ordre et la tranquillité publics, laisseront à tous mes sujets la jouissance d'une sage liberté, qui distingue un gouvernement despotique. Tous auront la faculté de communiquer par la voie de la presse leurs idées et leurs pensées, en se renfermant dans les bornes que la saine raison prescrit à tous. " Les cortès constituantes résistèrent ; elles en appelèrent à la force : la force, mère et fille du succès, leur rit au visage ; elles fuirent : Ferdinand entra dans Madrid roi netto . Le roi netto manqua sur-le-champ à sa parole. Il condamna les conservateurs de son trône à l'exil, au cachot, aux présides. L'armée ne fut pas payée. Les colonies achevèrent de s'émanciper. Une camarilla rajusta et repeintura le vieux sceptre ; elle crut pouvoir servir d'abri à un trône que les nefs de Burgos, de Tolède et de Cordoue ne cachaient plus. Des conspirations se formèrent : Porlier, en Galice, Lacy, en Catalogne, prirent les armes : ils avaient, dans la guerre de l'indépendance, versé leur sang pour le roi ; ils moururent par sa volonté sur l'échafaud. Nous négligeons les gibets de Madrid et de Valence : on y pendit quelques plébéiens fidèles, mais libres . Dans l'île de Léon se rassemblait l'armée qui devait reconquérir les colonies. Des officiers se racontaient leurs anciens périls et l'inutilité de leurs sacrifices. La plainte est la voix du complot : O'Donell, comte de l'Abisbal, chef de l'expédition projetée, fut mis à la tête des conspirateurs ; il les trahit, ou laissa s'échapper le secret. Le projet avorté se renoua. Lopez Banos, Arco Aguerro, San-Miguel, Quiroga et Riegô jurent de faire revivre la constitution de Cadix. Le 1er janvier 1820, Riego prit les armes ; il enlève le général Calderon, successeur d'Abisbal ; il se joint à Quiroga, chef d'un autre bataillon, et tous les deux viennent échouer devant Cadix. Le trouble s'était répandu dans Madrid. Le général Freyre accourut menant 13 000 hommes pour combattre les 10 000 insurgés : on pourparla. Riego, avec San- Miguel, sortit de l'île de Léon, accompagné d'une colonne de 15 000 hommes ; il parcourut l'Andalousie, entra dans Algesiras, Malaga, Ronda, Cordoue, fut partout bien reçu, partout aussi vite oublié. Abandonné de ses troupes, il se cacha dans les montagnes célèbres par la pénitence du chevalier que la moquerie d'un beau génie fait vivre ; héros plus grand et plus fou que Riego. Capitaine malheureux, Riego ne trouva point la société nouvelle qu'il cherchait au travers des tempêtes : Christophe Colomb après avoir découvert un monde, dort en paix à Séville, dans la chapelle des rois. Le mouvement de l'île de Léon, loin de s'arrêter, se propagea : la Corogne fut soulevée par Agar, Saragosse par Garay, la Navarre par Mina. L'Abisbal, suspect, retiré à Madrid, envoyé pour rétablir l'ordre parmi les troupes mutinées, se réunit, près d'Ocana, à son frère, qui proclama la constitution. Aussitôt des régiments tumultuèrent à la puerta del Sol . Le roi s'humilie. Le 6, un décret, contresigné marquis de Mataflorida, annonce que le pacte de Cadix est écarté, mais que des cortès vont s'assembler. La cédule royale est déchirée, la pierre de la constitution, renversée en 1814, est relevée. Le 7 parut ce décret définitif de Ferdinand : " La volonté du peuple s'étant prononcée , je me suis décidé à jurer la constitution promulguée par les cortès générales et extraordinaires en l'an 1312. " Ainsi fut couronnée la tyrannie par la couardise, le manque de foi par le parjure. La prison rouverte envoya au palais des ministres : Argüelles fut placé à l'intérieur, Garcias Herreros à la justice, Canga Argüelles aux finances ; Perez de Castro, don Antonio Porcel furent appelés : tous appartenaient plus ou moins aux cortès de Cadix ; mais, comme nos anciens révolutionnaires, instruits par le temps, ils voulurent arrêter les idées et ne le purent : illusion dans laquelle s'égarent tous les hommes. Auprès de ce ministère était la junte suprême, en attendant les cortès, de même que la Commune de Paris auprès de la Convention. Des clubs s'ouvrirent. L'armée de l'île de Léon, en faveur de qui la bataille était gagnée, non contente de grades et de dotations, prétendit influer sur les affaires de l'Etat. L'Europe s'était partagée : l'Angleterre félicita Ferdinand d'avoir accepté la constitution ; la Russie déclara la royauté perdue ; la Prusse et l'Autriche s'expliquèrent d'une manière ambiguë ; la France invita le gouvernement, par la bouche de M. le duc de Laval, à s'arranger avec les pouvoirs. M. de la Tour-du- Pin, envoyé à Madrid, intervint entre le roi et les principaux Espagnols, afin d'obtenir des modifications à l'acte constituant. La Grande-Bretagne, qui ne songe qu'à ses intérêts matériels et à qui le bonheur d'un peuple n'importe guère, se figura que nous allions obtenir une influence considérable sur le cabinet de Madrid, et s'opposa à nos salutaires conseils. La France fit son devoir ; elle ne félicita point le roi d'Espagne, et ne repoussa point les communications officielles ; elle laissa percer des inquiétudes qu'elle se hâta de couvrir d'espérances. Nos efforts bienveillants pour calmer le mal de nos voisins furent inutiles. Les orateurs s'établirent contre nous en permanence au calé de Lorenzini. Chapitre VI Première session des cortès. - Deux principes de révolution. - Riego. - La Tragala. L'ouverture de la première session des cortès était fixée au 9 juillet 1820. Le roi y devait renouveler son serment : il y eut une petite émeute au château pendant la nuit. Le roi parla ; l'archevêque élu de Séville répondit : modération d'étiquette, qui dans notre révolution précédait de quelques heures les excès. La majorité de la chambre appartenait aux anciens révolutionnaires de Cadix ; leurs chefs étaient Calatrava et Toreno. M. de Toreno n'avait pas été élevé dans la grotte de Gavagonda avec Favilla et Hermezinde, mais il était compatriote de Jovellannos et de Campomanes. On le jugeait écrivain remarquable, orateur clair et concis, breviloquentia : il avait voyagé. " Les Espagnols qui voyaient le monde, dit messire Duval, en profitent beaucoup, et se font pour la plupart fort honnêtes gens et capables de servir. " Avec Toreno des Asturies marchait Martinez de la Rosa du Xenil ; génie heureux de cette Vega qui ressemble, à la vallée de Lacédémone. La minorité se composait de nouveaux enrôlés dans les abstractions des théories conventionnelles ; parti plus violent, parce que, plus jeune, il était moins désabusé. Cassée aux gages, et pour un moment mise sur le pavé, la révolution, nue et les bras croisés, assistait aux séances dans les tribunes. Les Afrancesados et les Perses furent, tant bien que mal, amnistiés, excepté le marquis de Mataflorida, réfugié en France. L'arriéré fut séparé des dépenses courantes, auxquelles on appliqua les revenus de l'Etat. Banqueroute accomplie et emprunt fait, on rétablit quelques impôts de la création de Joseph : la dîme ecclésiastique se transforma en taxe civile ; mais ce que l'on consentait à payer à Dieu, on refusa de le payer à l'homme. Des lois de circonstance renversèrent le reste de la vieille monarchie. Pour couronner l'oeuvre, une loi établit comme un devoir la désobéissance du soldat, toutes les fois qu'il recevrait des ordres contraires à la constitution. Jadis les révolutions ont été réprimées, parce qu'en général elles procédaient des passions, non des idées : la passion meurt comme le corps, l'idée vit comme l'intelligence ; ainsi on retient une passion, on n'arrête pas une idée. L'idée révolutionnaire émise par nous en 1789, après avoir parcouru l'Europe et l'Amérique, nous revenait d'Espagne. Dans cette contrée, on reconnaissait la copie servile de nos anciennes actions : clubs, motions, assassinats, renversements. Une différence capitale distinguait cependant les deux pays : en France, tout s'était fait par le peuple ; en Espagne, tout se faisait par l'armée ; vice qui seul empêcherait la liberté politique de s'établir solidement dans cette contrée. La Péninsule est une espèce d'empire romain ; les révolutions s'y réduisent à des troubles prétoriens et à des élections légionnaires. Si ces postiches pouvaient être enlevées, on verrait dessous la véritable Espagne. L'armée de l'île de Léon existait toujours ; le gouvernement en prononça la dissolution ; elle se sépara après quelques symptômes de résistance. Riego, nommé commandant général de la Galice, vint à Madrid. D'un banquet il se rend au théâtre ; il est reçu avec des acclamations ; il se lève et entonne la Tragala : il est destitué et le club Lorenzini fermé : les jacobins firent halte entre la Grève et la place de la Révolution. Les ministres, effrayés de leurs succès, reculèrent. Une mesure relative aux communautés troubla le reste de la session. Ferdinand sanctionna la loi anti-religieuse et se repentit, seule ressemblance qu'il ait eue jamais avec Louis XVI. Il se retira à l'Escurial ; il en revint un moment le 9 novembre 1820 pour clore en personne la première session des cortès, et se retira de nouveau dans sa communauté menaçante. Chapitre VII L'Escurial. - Victor Saez. - Procession révolutionnaire sous les fenêtres de Ferdinand à Madrid. - Les communeros propagandistes. - La constitution de Cadix à Naples. L'Escurial est un monument sérieux, une vaste caserne de cénobites, bâti par Philippe dans la forme d'un gril de martyre et en mémoire de l'un de nos désastres ; il s'élève sur un sol concret à mousse et à sphaigne, entre des mornes noirs ; il renferme des tombes royales remplies ou à remplir, une bibliothèque sans lecteurs, des chefs-d'oeuvre de Raphael moisissants dans une sacristie vide ; ses onze cent quarante fenêtres, aux trois quarts brisées, s'ouvrent sur les espaces muets du ciel et de la terre. Deux cents moines et la cour y rassemblaient autrefois la solitude et le monde. Auprès du redoutable édifice à face d'inquisition chassée au désert est un parc embarrassé de gênets et un village abandonné : le Versailles des steppes n'avait jadis d'habitants qu'au passage intermittent des rois : nous avons vu perché sur sa toiture à jour le mauvis de bruyère. Ferdinand se retrancha dans cette retraite des Hiéronymites pour essayer de là une sortie sur la société ; mais caché parmi ces architectures saintes et sombres, il n'avait point la hauteur, la mine, la sévérité, la taciturne expérience, la croyance invincible de ces dosserets rigides, de ces pilastres sacrés ; ermites de pierre qui portaient la religion sur leurs têtes. Il ne pouvait, lui, mort ressuscité, étendre, assis dans son cercueil, ses bras de poussière à l'encontre de l'avenir. L'impuissante camarilla dont il était entouré ne lui était d'aucun secours ; le temps était arrivé aux pieds des vieilles institutions : les eunuques d'Honorius l'environnaient de leur néant, lorsque Alaric campait sous les murailles de Ravenne. Au lieu de prendre une de ces mesures tragiques, laquelle annonce tout à coup un caractère à part, Ferdinand, homme d'ancien désir, mais de moeurs nouvelles, donne au général Caravajal l'ordre de remplacer Don Gaspard Vigodet, commandant de la province de Madrid : Marius, arrêté aux portes de Rome, ne rêvait pas de destitutions. Le remède insipide, jugé héroïque à l'Escurial, empire les maux : la députation permanente prend feu ; les clubs se rouvrent ; on parle de déchéance ; on ordonne au roi de revenir à Madrid. Il obéit ; il renvoie le grand-maître de sa maison, le comte de Miranda ; il éloigne son directeur, don Victor Saez. Saez était habile, mais il avait parlé bas à la grille du tribunal de la pénitence, oubliant que le Forum est aujourd'hui le confessionnal des nations. Don Victor eut encore le malheur de travailler à la régénération du culte par les moyens qui le firent éclore. Il se trompa de Thébaïde : il confondit celle où la religion avait déjà passé, avec celle où la religion n'était point encore arrivée : la première est une solitude adultère devenue stérile, improductive, impénétrable à la rosée ; la plante se flétrit à sa surface, le grain meurt dans ses entrailles ; la seconde est une solitude virginale et féconde, dont le sable et l'oiseau portent la fleur et le pain du ciel. Le désert après la foi n'est pas le désert avant la foi. Revenu à Madrid, Ferdinand, accompagné de ses frères, de ses belles-soeurs et de la reine malade, est forcé de se montrer aux fenêtres de son palais. La foule est réunie ; un cortège va défiler. On a vu Louis XVI entrant dans Paris entouré de furies et précédé des têtes coupées de ses gardes : ici même scène avec des décorations castillanes. Un homme, une femme, un prêtre, portés sur les épaules de ceux qui les entourent, se dressent ; ils avancent vers le roi l'acte de la constitution, le retirent, le baisent, le représentent. Un enfant est soulevé dans l'air à son tour ; il tient à la main le même livre : c'est le fils de Lacy, vengeur encore faible, mais larve vivante et implacable. Tandis que le cortège passe : derrière le roi sont des serviteurs terrifiés, une famille au désespoir, une reine évanouie ; malheur si commun qu'on n'y regarde plus. Ferdinand s'était cru un de ces despotes invincibles de la haire et de la dure, il ne l'était pas. Le marquis de Las Amarillas, ministre de la guerre, donna sa démission ; Valdès le remplaça. Les évêques s'enfuirent ; les grands furent condamnés à l'exil, en particulier le duc de l'Infantado, honnête inutilité. Auprès des vieux francs-maçons, auxquels Argüelles et Valdès étaient affiliés, s'élevèrent alors les communeros : remontant de souvenir et de nom au siècle de Charles Quint, ils s'appellent chevaliers communeros , se déclarent champions de l'égalité et de la liberté. Par un serment, ils s'engageaient à juger, condamner, exécuter tout individu, sans en excepter le roi et ses successeurs, s'il s'éloignait de certains principes ; serment redoutable dans un pays où l'homicide est de droit commun. Protégées par les lois, ces sociétés secrètes sont appuyées des clubs publics. Tous les jours le conseil et le roi étaient traînés dans la boue. Un peuple qui s'est battu pour son indépendance méconnaît souvent le joug de la liberté et n'accepte plus que des fers. Les ministres firent un acte de vigueur : ils fermèrent le café de la Croix-de-Malte, afin de se réhabiliter dans l'opinion. En France on n'aurait pas pris tant de peine ; parmi nous le mépris ne fait pas mourir. Il n'en est pas des hommes comme du serpent ; on ne les tue pas en crachant dessus : Serpens, hominis contacta saliva, disperit (Lucrèce). Le roi, passant dans sa voiture, fut insulté ; ses gardes dispersent la foule. Les révolutions tiennent celui qui se défend pour l'agresseur : le monarque abandonna, comme de coutume, les militaires fidèles. Un jour toutefois, perdant patience, il entra dans le conseil d'Etat, accusa ses ministres, énuméra les offenses qu'il en avait reçues et demanda l'arrestation des offenseurs ; mauvaise réminiscence : Charles Ier voulut faire saisir devant lui quelques membres du parlement. La famille de Ferdinand s'épouvante. La mesure avorte. Les propagandistes de l'intérieur de l'Espagne s'étaient réjouis en voyant leur oeuvre s'étendre au dehors ; la constitution de Cadix avait été imposée à Naples : Naples en fut pour son caprice ; il lui fallut retourner à son soleil et à ses fleurs. Chapitre VIII Seconde session des cortès. - Insurrections du Piémont et du Portugal. - Mouvements à Grenoble et à Lyon. - Réfugiés en Espagne. - Régime de terreur. - Venuenza jugé et exécuté par le peuple. - Morillo arrive de l'Amérique. - Fin de la seconde session des Cortès. Le 1er mars 1821 marque la seconde session des cortès. Après s'être montré révolutionnaire dans son discours, le roi apprit aux députés qu'il renvoyait ses ministres : la première partie de son allocution devait racheter la seconde. Felin et Bardaxi formèrent le noyau d'un nouveau conseil ; les chambres le repoussèrent aussitôt. Le Piémont et le Portugal, imitant Naples, proclamèrent la constitution de Cadix. Grenoble et Lyon s'émurent ; les cortès applaudirent. Toreno nous attaque en termes violents ; Alpuente propose d'intervenir dans les affaires d'Italie ; Moreno Guerra veut rompre avec l'Europe et chasser de Madrid les ministres de l'Alliance. Les vaincus de tous les pays se réfugient en Espagne ; ils y reçoivent encouragement et secours. Ferdinand exprima la douleur qu'il ressentait de la défaite des Napolitains. Le parti exalté pousse à un régime de terreur : on dépouille, on emprisonne, on bannit, on déporte, sans jugement et sans empêchement. Barcelone, Valence, La Corogne, Carthagène voient dominer, en dehors du pouvoir légal, un pouvoir sans forme et sans nom. Alors on essaye de guérir le mal par le mal. Le 17 avril deux lois sont portées aux cortès : la première, confondant à dessein la religion et la constitution, prononce la peine de mort contre ceux qui tenteraient de renverser l'une et l'autre ; la seconde, empruntée de Danton, prive les citoyens accusés de toute garantie ; elle les envoie devant un conseil de guerre choisi dans le corps par qui l'arrestation a été faite : jugement prononcé dans six jours, exécuté dans quarante-huit heures, sans appel, sans exercice du droit de grâce. Un chapelain du roi, Don Mathias Venuenza, accusé en vertu des nouvelles lois, est gratifié de dix ans de galères. La plèbe, qui prend la souveraineté pour la force des bras, trouva l'arrêt trop indulgent. Le 4 mai elle s'assemble à la porte del Sol , revise le procès, sentencie le prêtre à mort et l'exécute, après l'avoir arraché de prison et frappé à la tête d'un marteau. On court ensuite chez le juge coupable de n'avoir condamné l'ecclésiastique qu'à dix ans de présides ; cinq hommes souverains, l'épée haute, devancent les bourreaux ; le juge s'échappe ; les révolutionnaires se répandent dans la ville ; les clubs retentissent de chansons en l'honneur de la justice populaire. Le roi, réfugié au milieu de ses gardes, les supplie de le sauver. Martinez de la Rosa éleva seul dans les cortès une voix généreuse : le courage et l'éloquence furent du côté des muses. La presse célébra ce jour mémorable ; les meurtriers fondèrent l'ordre du Marteau ; chacun porta sur son coeur les insignes de cet ordre, comme on porta un moment en France de petites guillotines à la boutonnière. A l'époque des révolutions on s'étonne des crimes : on a tort. Quand une société nouvelle se forme, une ancienne société en même temps se détruit ; alors les crimes entrent dans le tout comme dissolvant, pour hâter la décomposition de la partie qui doit périr. C'est aussi pourquoi, lorsque les crimes sont trop odieux et trop multipliés, il ne reste presque rien de la société nouvelle, parce que le bien est dévoré par la contagion du mal. Morillo venait d'arriver d'Amérique ; il avait eu la gloire d'être vaincu par Bolivar : on l'investit du commandement de Madrid. Les membres des cortès dérivaient vers la république ; ils se dépouillèrent de la loi qui donnait le droit au monarque de fermer les clubs ; Ferdinand refusa sa sanction : n'étant pas appuyé du vote d'une seconde chambre, il ne fit qu'exposer sa tête : la monarchie souillée et expirante avait encore raison. La fin de l'année parlementaire se passa en discussion sur les droits prétendus seigneuriaux, et l'on s'obstina à retenir les colonies. Arrivé au terme des cortès ordinaires de la seconde session, le roi fut obligé de convoquer des cortès extraordinaires. Dans l'intervalle, la députation permanente fut établie. Chapitre IX Lois des communeros . - Fontana de Oro. - Prisonniers dans les couvents. - Riego se lie avec Cugnet. - Soulèvement à Madrid. Les sociétés secrètes prenaient de jour en jour plus d'accroissement. Les chrétiens ne furent d'abord qu'une société secrète, et ils ont conquis le monde : leurs deux grands mystères étaient Dieu et la morale ; avec ces deux mystères peu à peu révélés, ils fondèrent la nouvelle communauté humaine. Les communeros tenaient à Madrid leur assemblée suprême ; auprès d'eux était une junte directrice ; chaque province avait sa merindad provinciale, chaque merindad sa tour . Des subventions volontaires satisfaisaient aux besoins urgents. Les communeros , ou les fils de Padilla , s'élevèrent bientôt à plus de soixante-dix mille. Cette société fut établie pour la mort, comme la chrétienté l'avait été pour la vie ; son origine venait des carbonari ; elle avait des affiliations en France, comme nous le reconnaîtrons en signalant d'autres sociétés-soeurs, Charbonnerie d'autant plus funeste, qu'ayant pris naissance dans les camps, elle pervertissait le glaive et armait le dessein : " Je jure devant Dieu et devant cette assemblée de chevaliers communeros , disait le récipiendaire, de maintenir les libertés et les franchises de tous les peuples... ; de me soumettre sans réserve aux décrets de la confédération ; de mettre à mort tout chevalier qui manquerait à son serment ; si je viens moi-même à y manquer, je me déclare traître : que je sois condamné à une mort infâme, que je sois brûlé et que l'on jette mes cendres au vent. " La révolution espagnole comptait un élément de plus que la révolution française : la dernière avait des clubs , la première des clubs et des sociétés secrètes , c'est-à-dire le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif du mal. Ceci explique comment à volonté paraissait à la surface de l'Espagne une anarchie organisée ; ce fantôme frappait un coup, et rentrait dans le sein de sa mère, les ténèbres. Lorsque tout semblait tranquille, un tremblement de terre agitait soudain la société. Un calme dangereux aux conjurés règne-t-il dans Madrid, vite on le trouble. On décrète à la fontana de Oro que tel peintre en bâtiment sera pendu. Morillo écarte les assassins. Alors, en désespoir de cause, on se rue sur quelques gardes du corps emprisonnés dans les couvents : on ne retrouvait qu'en Espagne le contraste des moeurs anciennes et des idées nouvelles. Parmi nous, lorsqu'un homme est condamné, on l'ensevelit au fond d'une geôle : en deçà et au delà de l'Ebre, des novateurs sans croyance vous jettent dans un monastère, au vallon d'une montagne, à la grève d'une mer. Là, aux sons rares d'une cloche qui ne tintera bientôt plus et qui ne rassemble personne, sous des arcades tombantes, parmi des laures sans ermites, parmi des religieux sans successeurs, parmi des sépulcres sans voix et des morts sans mânes ; dans des réfectoires vides, dans des cloîtres abandonnés, au sanctuaire où Bruno laissa son silence, François ses sandales, Dominique sa torche, Charles sa couronne, Ignace son épée, Rancé son cilice, à l'autel d'une foi qui s'éteint, on s'accoutume à mépriser le temps et la vie, ou si l'on rêve encore des passions, cette solitude leur prête quelque chose qui va bien à la vanité des songes. Morillo, toujours aux dépens de sa vie, sauva les gardes proscrits : dénoncé à la puerta del Sol , il demande à être jugé, et les cris cessent. Riego, qui commandait en Aragon, se lie avec un officier français, Cugnet de Montarlot, poursuivi en France, et rédacteur, en qualité de lieutenant général de Napoléon, de proclamations à nos soldats. Cugnet ayant noué des intrigues dans nos garnisons, sur la frontière des Pyrénées, avait autour de lui quelques déserteurs. Riego et Cugnet nourrissent le projet d'une double république : tous deux sont arrêtés. Madrid se soulève pour la millième fois : on veut faire revenir le roi de Saint- Ildephonse, comme on l'avait fait revenir de l'Escurial. Vive Riego ! vive le peuple ! vive le poignard ! vive le marteau ! s'écrie-t-on. Un tableau est préparé ; il représente Riego tenant le livre de la constitution et renversant le despotisme. Le chef politique San-Martin défend l'inauguration du tableau : dans ce pays il faut des fêtes pour enivrer le désordre, des plaisirs pour rendre la foi corporelle, pour la dégrader jusqu'à la voluptueuse et sacrilège transsubstantiation de la muy gitana . Malgré la défense, les insurgés se décident à exécuter leur projet. La garde flotte incertaine ; le régiment de Sagonte est prêt à se réunir aux factieux ; Morillo et San-Martin, à la tête des bourgeois, remportent la victoire. Cette journée fut appelée des Orfèvreries , quartier ou la sédition fut vaincue. Chapitre X Session extraordinaire. - La fièvre jaune. - Les descamisados . - Société des Amis de la Constitution. Session extraordinaire le 28 septembre 1821 : on traite des matières soumises à la délibération par la couronne : division territoriale du royaume, pacification essayée des colonies, amélioration des finances, rédaction des codes civil et criminel. La fièvre jaune survient : la France envoie des médecins et des soeurs hospitalières à Barcelone ; elle établit un cordon sanitaire ; mesure nécessaire, prétexte d'une accusation absurde. Qu'avait besoin la France de mentir ? Elle défendait d'un fléau ses populations en exposant ses soldats à la double contagion de la peste américaine et de la révolution espagnole. Cette réunion du cordon sanitaire excita l'humeur du gouvernement espagnol : il nous outragea ; il crut qu'on boirait l'outrage : il nous prenait pour ces gens qui, usant l'insulte et fatigant le châtiment, se laissent frapper sans que le coeur remonte. Le parti exalté se distinguait par l'indécence de son langage : Alpuente publia un libelle dans lequel il prétendait développer un complot ourdi contre la liberté à l'étranger et en Espagne. Ferdinand VII et don Carlos n'étaient pas nommés, mais ils étaient clairement désignés. On demandait le sang de 15 000 habitants de Madrid : Alpuente était le buste en plâtre de Marat. De toutes parts fut requise la réintégration de Riego. Un complot échoua, le 29 octobre 1821, à Saragosse ; à Cadix il réussit. On refuse de recevoir dans cette ville les gouverneurs envoyés ; Jauréguy, commandant conservé, déclara qu'il n'obéirait point aux ordres de Ferdinand. Séville et Murcie imitèrent Cadix. La révolte succéda moins à Cordoue, à Grenade, à Valence ; à La Corogne, Mina fut obligé de se retirer. La presse, qui, favorable à toutes les mauvaises causes, semble solliciter partout la destruction de sa liberté, enflamme à Madrid les anarchistes ; elle accepte pour eux le titre de descamisados , titre encore volé à nos annales ; elle outrageait les souverains ; elle offrait le salut et la fraternité aux agitateurs de l'Europe. Le roi adresse aux cortès, le 25 novembre 1821, un message pour leur demander des conseils et pour se plaindre. Martinez de la Rosa présidait les cortès ; il chargea Calatrava du rapport. Calatrava blâme la révolte de Cadix et de Séville, mais il accuse l'incurie des ministres : ceux-ci tombent au moment où Séville et Cadix se soumettent. En opposition aux sociétés secrètes, s'établit une société publique, dite société des Amis de la Constitution , comme on vit autrefois à Paris la Société Monarchique : elle examina les violences de la presse, les outrages des pétitions, le dévergondage des réunions démagogiques. Trois projets de loi étaient aux commissions sur ces sujets lorsque le roi, avec une inopportunité qui tenait de la fausseté ou de la démence, vient proposer d'admettre au partage du pouvoir des hommes impopulaires. Calatrava, embauché par l'ambition, vote aussitôt le rejet des projets de lois ; Martinez de la Rosa s'oppose au rejet ; la foule court chez les opposants, dans le dessein de les massacrer ; Morillo dissipe la foule, et la première législature des cortès finit. Cette terre de misère avait pourtant été foulée par Annibal ; elle avait vu la pudique aventure de Scipion et donné naissance à Trajan : Tibi saecula debent Trajanum (Claudien). Chapitre XI Martinez de la Rosa ministre des affaires étrangères. - Serviles -royalistes. - Le trappiste : son portrait. - La Saint-Ferdinand à Aranjuez. - Don Carlos menacé. - Landaburu. - Troubles. - La garde royale en vient aux mains avec la ligne et la milice : elle est vaincue. - L'Espagne plagiaire de la république et de l'empire. - Martinez de la Rosa refuse de rester au ministère. - Triomphe des royalistes en Navarre. - Emigrations. - L'auteur quitte Londres pour le congrès de Vérone. Ces secondes cortès furent aux premières ce que notre Assemblée législative fut à l'Assemblée constituante. Parmi les nouveaux nommés étaient des curés anti- romains, des légistes à discours, des clubistes, enfin Riego, jeune parleur de l'armée, et le duc del Parque, vieux radoteur de la cour : la vie a deux enfances, elle n'a pas deux printemps. Riego monte à la présidence. Le roi, afin de balancer l'esprit des cortès, nomme Martinez de la Rosa ministre des affaires étrangères. Trois poètes, M. Martinez de la Rosa, M. Canning et l'auteur de ce récit, se sont trouvés ministres des affaires étrangères presqu'en même temps. " Il est peu d'hommes, dit Montaigne, abandonnés à la poésie qui ne se gratifiassent plus d'être pères de l' Enéide que du plus beau garçon de Rome... Je me jette aux affaires d'Etat et à l'univers plus volontiers quand je suis seul. Je suis fait à me porter allégrement aux grandes compagnies, pourvu que ce soit par intervalles et à mon point. " Qu'en pense Martinez de la Rosa, resté comme nous dans le monde, et notre illustre ami Canning, détrompé aujourd'hui dans l'éternité ? La session s'ouvrit à Madrid, le 1er mars 1822, alors qu'ambassadeur nous assistions aux séances du parlement britannique, ou que nous racontions dans la première partie de nos Mémoires nos courses chez les sauvages. Des travaux furent entamés relativement aux finances ; mais il n'y avait plus rien de possible. La presse, les sociétés secrètes, les clubs, avaient tout décomposé. Barcelone, Valence, Pampelune s'agitèrent. D'un côté on criait : Vive Dieu ! de l'autre : Vive Riego ! On se tuait au nom de ce qui ne meurt point et de ce qui meurt. A Madrid, des régiments se battirent contre des grenadiers royaux ; des jeunes gens se promenèrent dans les rues implorant un monarque absolu : Dieu et le roi, en Espagne, c'est même chose, las ambas magestades . Au sein des cortès, des députés disaient que le refus d'accueillir les plaintes du peuple autorisait la justice du poignard. Riego, président, était impuissant ; on le voyait toujours prêt à chanter la Tragala . Un couplet peut donner un moment la couronne ; mais, s'il n'est bon, il passe, et vous restez au carrefour avec votre trône changé en tréteaux. Les serviles , qui se paraient de leur nom comme de la pourpre, profitaient d'une heure de repas et de la réaction contre les sociétés secrètes pour ressaisir le pouvoir. Des émeutes royalistes remplacèrent des insurrections révolutionnaires. Les descamisados , matadors de serviles , furent abattus à leur tour ; ils renouvelaient les sacrifices humains de leurs ancêtres les Carthaginois. Des partis monarchiques, à l'ancienne guise, parurent. Govostidi, Misas, Merino, fabuleux héros de presbytère, se levèrent en Biscaye, en Catalogne, en Castille. Ces insurrections s'étendirent ; on y vit briller Quesada, Juanito, Santo-Ladron, Truxillo, Schafaudino, Hierro. Enfin le baron d'Eroles se montra dans la Catalogne ; auprès de lui était Antonio Maranon. Antonio, dit le Trappiste, fut d'abord soldat ; jeté par des passions dans les cloîtres, il portait avec le même enthousiasme la croix et l'épée. Son habit militaire était une robe de franciscain, sur laquelle pendait un crucifix ; à sa ceinture étaient un sabre, des pistolets et un chapelet ; il galopait sur un cheval, un fouet à la main. La paix et la guerre, la religion et la licence, la vie et la mort se trouvaient ensemble dans un seul homme, bénissaient et exterminaient. Croisades et massacres civils, cantiques et chants de gloire, Stabat mater et Tragala , génuflexions et ota aragonese , triomphe du martyr et du soldat, âmes montant au ciel dans l'encens du Veni Creator , rebelles fusillés au son de la musique militaire : telle était l'existence dans ce coin retiré du monde. Ferdinand, sur les bords du Tage, rio qui cria oro e piedras preciosas , avait juré la constitution pour la trahir. Des amis sincères l'invitaient à modifier les institutions, d'accord avec les cortès ; des amis aveugles le pressaient de les renverser. Le succès des royalistes flattait en secret le monarque ; l'espoir de la souveraineté sans contrôle le chatouillait : moins on est capable du pouvoir, plus on l'aime. La fête du roi se chômait le 30 mai ; elle fut célébrée par les paysans de la Manche, réunis dans Aranjuez. On aurait pu se croire aux beaux jours de la Bétique. " Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or, dit l'archevêque de Cambrai. Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur. En ce doux climat, on ne porte qu'une pièce d'étoffe fine et légère, qui n'est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant les formes qu'il veut. " Ces rêves de Fénelon allaient disparaître devant la vérité. En vain les militaires répétèrent à Aranjuez le cri d'amour des paysans, comme les gardes du corps chantèrent à Versailles : " O Richard ! ô mon roi ! " Si la France bientôt après ne s'en était pas mêlée, Ferdinand allait où Richard conduisit Louis XVI. La milice marcha sur le peuple ; un bourgeois menaça de son sabre don Carlos, ce dernier des rois qu'attend une si pesante couronne. A Valence, un détachement d'artillerie voulut délivrer le général Ellio, renfermé dans la citadelle. Les insurgés de Catalogne, régularisés, avaient pris le nom de l' Armée de la foi . Le Seu d'Urgel fut emporté d'assaut. Le roi quitta sa résidence ; il mit fin à la session le 30 juin 1822. Au sortir de la séance, les soldats et la milice en vinrent aux mains. Landaburu, officier d'opinion constitutionnelle de la garde, fut tué, et Morillo nommé colonel des gardes. Pendant six jours le trouble alla croissant. D'un côté les troupes royales, de l'autre la milice et des régiments de la ligne étaient campés en face les uns des autres, à l'ardeur de la canicule, sabre nu, mèche allumée. Cependant on paraissait enclin à s'arranger dans le château ; il était question de l'établissement de deux chambres. Le corps diplomatique entourait S. M. : M. le comte de la Garde poussait à des mesures conciliantes. Le malheur agissait enfin sur la raison. Soudain un régiment de carabiniers se révolte en Andalousie ; quelques bataillons de milice provinciale se joignent à ce régiment, et tous ensemble s'avancent sur Madrid en proclamant le roi netto . A cette nouvelle, les têtes royales s'enivrent ; Ferdinand retourne à sa nature, et rompt les négociations qui l'auraient sauvé. Le 7 juillet arriva : deux bataillons de la garde étaient demeurés au château, quatre autres allèrent camper hors de Madrid ; ils entrèrent de nuit dans la ville. Suivant les dispositions d'un complot prévoyant, ils se partagent en trois colonnes ; l'une marche au parc d'artillerie, l'autre à la porte del Sol , la troisième à la place de la Constitution. La fortune n'appartenait plus à la monarchie : la première division se débanda ; quelques coups de fusil tirés du bataillon sacré des officiers la dispersèrent ; la seconde et la troisième division sont successivement culbutées ; les deux bataillons du château demeurèrent sans ordres : à six heures du matin la milice l'emportait. Un Te Deum est chanté sur la place de la Constitution. En Espagne on louait Dieu de tout, même du mal ; en France on ne le remercie de rien. Monvel appelait sur lui la foudre, comme si Dieu s'embarrassait du bruissement d'un insecte. La garde étant vaincue fut cassée : ce qui en restait se voulut défendre, on le mitrailla. Ces exécutions semblaient alors des événements d'impérissable mémoire ; les lieux qui en furent les témoins devaient à jamais subsister pour en transmettre le souvenir ! Et où sont Aletua, Urso , dans lesquelles les fils de Pompée furent défaits, in quibus Pompei filii debellati sunt ? On l'ignore. Strabon estropie, en l'écrivant, jusqu'au nom de Pompée. Vivez donc, triomphateurs de rues, déjà oubliés ! vivez avec les pavés sanglants déjà séchés que vous foulez dans votre cité d'un jour, quand vous allez baller à Santa- Catalina ! Des milliers de soldats gagnèrent au prix de leur vie les batailles d'Arbelles, de Pharsale et d'Austerlitz ; de tant de morts combien de noms reste-t-il ? Trois : Alexandre, César et Napoléon. Ferdinand et sa famille se montrent à travers les ténèbres de ces désastres ; on y reconnaît la passion du despote et la fureur des femmes. Un tyran craintif pousse à la catastrophe et tremble quand elle est venue ; il descend de l'intrépidité de sa tête dans la lâcheté de son coeur. Il y a des monarques de faux aloi, qui sont sur le trône par méprise : la plupart des événements de nos jours s'expliquent par la peur ; le poltron est au fond de ces événements énormes, comme la momie d'un roi était au centre de la pyramide de Cheops. Plagiaires aussi de l'empire, les Espagnols empruntèrent le nom de bataillon sacré à la retraite de Moscou, ainsi qu'ils étaient bouffonesques de la Marseillaise , des sanculotides , des propos de Marat, des diatribes du Vieux Cordelier , toujours rendant les actions plus viles, le langage plus bas. Ils ne produisaient rien, parce qu'ils n'agissaient point par l'impulsion du génie national : ils traduisaient et jouaient perpétuellement notre révolution sur le théâtre espagnol. Nos têtes sans corps et nos carcasses sans têtes, vues à distance, lorsqu'on ne pouvait plus distinguer leur horreur, offraient du moins, par l'arrangement symétrique de l'immense ossuaire, de l'effrayant et du gigantesque ; il n'en était pas ainsi dans la Péninsule dépouillée de son caractère : les hommes de cette Péninsule avaient franchi deux de leurs siècles d'un plein saut, pour rejoindre notre histoire, d'un côté à Voltaire, de l'autre à la Convention ; mais ces siècles supprimés revenaient, reprenaient leur empire et troublaient l'ordre violemment établi. Les Espagnols étaient vraiment grands, alors que le peuple était indépendant et le roi maître, que la nation disait : Sinon, non ; que le monarque absolu signait : Moi, le roi . Les deux libertés complètes de la démocratie de tous et de la démocratie d'un seul se rencontraient sans se renverser et se parlaient leur fier langage ; spectacle qui ne s'est jamais vu que dans les Espagnes. Après l'affaire du 7 juillet 1822, le ministère se retira ; on fit d'infructueux efforts pour retenir Martinez de la Rosa : qui chante est libre. Columelle de Cadix regretta courageusement dans ses vers la république, sous le règne de Claude. Au reste, le nom de Martinez de la Rosa afflige lorsque, sortant des ruines de Grenade, il brille sur la scène publique : Lope de Vega avait tort d'écrire à sa fille, en lui dédiant sa comédie du Remède dans le Malheur : " Puissiez-vous être heureuse, quoique vous ne me sembliez pas née pour l'être, si vous héritez de ma destinée. " Il ne devait pas gémir " de la perte d'un temps précieux et de l'arrivée de la vieillesse ". La vieillesse est un mal inévitable ; mais le coeur noble et le talent consolateur sont moins bien dans le monde que dans la retraite, où l'on conserve l'honneur d'avoir une âme immortelle. Lopez Banos est nommé à la guerre, San-Miguel aux affaires étrangères, Gasco à l'intérieur, Navarro à la justice. Le marquis de Las Amarillas, le marquis de Castellare ; le comte de Casaserria, le général Longa, le brigadier Cisneros furent exilés, Castro-Torreno, le duc de Belgide, le duc de Montemar, grand, majordome, renvoyés. Rentra dans le château une créature expiatoire, le général Palafox. San-Martin, homme de coeur, et Morillo, guerrier illustre, se virent écartés. Morillo s'était pourtant déclaré pour le vainqueur avant le succès : affaibli par les emplois, les honneurs semblaient le vouloir destituer de la gloire. On demandait des victimes, prenant soin de les cacher sous le nom des assassins de Landaburu. Goiffieux, particulièrement désigné, quitta Madrid. Bientôt arrêté, il pouvait se taire ou tromper : on lui demanda son nom ; il répondit : " Goiffieux, premier lieutenant dans la garde. " Il dédaigna de se sauver par un mensonge : il était Français. Ellio fut juridiquement exécuté à Valence sur une place qu'il avait ornée d'arbres. Valence la belle est trompeuse : fille des Maures, elle a donné sa beauté à Venozza et à Lucrèce, ses intrigues et ses cruautés à Alexandre VI et à Borgia. Dans la Navarre et dans la Catalogne les royalistes triomphèrent : un gouvernement politique s'établit sous le nom de régence suprême de l'Espagne pendant la captivité du roi . Le marquis de Mataflorida l'archevêque de Tarragone, le baron d'Eroles composaient cette régence, installée le 14 septembre à la Seu ou cathédrale d'Urgel : les édifices mozarabiques prennent ce nom sur les montagnes de la Catabaunie. Ferdinand fut solennellement inauguré à Urgel, comme Charles VII l'avait été au château d'Espally ; aux créneaux de ce château la bannière, semée de fleurs de lys d'or, était déployée ; quelques paysans et un petit nombre de gentilshommes vêtus de leur blason proclamèrent le souverain de France, en criant : Vive le roi ! Ce mot renfermait toute la constitution ; il créait le monarque que Jeanne d'Arc devait faire sacrer à Reims : Charles VI était mort, Ferdinand était captif. Cependant, à Madrid on méditait d'enfoncer les portes des prisons pour en finir avec les détenus ; les émigrations commençaient ; la Méditerranée se couvrait de proscrits embarqués sous les orangers de Carthagène ; l'Océan emportait les voiles des pèlerins qui désertaient les montagnes de Saint-Jacques ; les fugitifs étaient poursuivis sur la mer par ces lampons des Euménides, que redisait le rivage espagnol, et que leur portait, au milieu des vents, le refrain des vagues : Tragala, tragala, Avale-la, avale-la, Tu servilon, Toi grand servile, Tu que no quieres Toi qui n'aimes pas Constitucion. La constitution. Dicen que el rey no quiere On dit que le roi n'aime pas Los hombres libres ; Les hommes libres ; Qui se vaya a la... Qu'il s'en aille à la... A mandar serviles. Commander les serviles. Tragala, tragala. Avale-la, avale-la. Ferdinand s'en allait où l'appelait la ronde infernale ; le congrès des rois s'assemblait en Italie ; lord Londonderry s'était coupé la gorge à Londres, et nous, nous partions pour Vérone. Chapitre XII Congrès de Vérone. - Personnages. - Partie familière du congrès. Nous quittâmes Londres à la fin de septembre 1822, nous traversâmes Paris, la France, les Alpes, le Milanais, et nous descendîmes à Vérone à Casa-Lorenzi : il n'y avait encore presque personne d'arrivé. Peu à peu la ville se remplit ; on vit paraître successivement l'empereur, l'impératrice d'Autriche et leur suite ; le prince de Metternich, accompagné des conseillers auliques Gentz, du chevalier de Floret, de quatre barons, d'un comte, d'un concipiste aulique et de deux officiaux ; le prince d'Esterhazy, notre collègue d'ambassade à Londres le comte de Zichy, notre ancien collègue plénipotentiaire à la cour de Prusse ; le baron de Lebzeltern, accrédité près la cour de Russie ; l'empereur de Russie avec cinq adjudants généraux, Menzikoff, Trubetzkoy, Oscharowski, Czernitscheff, Michaud ; le prince Wolkonsky, général et chef d'état-major ; le comte de Nesselrode, secrétaire d'Etat ; le comte de Lieven, ambassadeur à Londres ; le comte Pozzo di Borgo, ambassadeur à Paris ; puis le duc de Wellington et lord Clamwillam, le marquis de Londonderry, frère de feu lord Castelreagh, le vicomte Strangford et lord Burghersh ; puis vinrent les puissances de la Prusse, S. M. le roi, LL. AA. RR. le prince Guillaume et le prince Charles, le comte Bernstorf, le baron Humboldt. L'archiduc et l'archiduchesse, vice-roi et vice-reine d'Italie, débarquèrent avec leur cour. Parme envoya l'archiduchesse d'Autriche duchesse de Parme, dite veuve de Napoléon, avec le comte de Nieperg, dit chambellan et chevalier d'honneur de l'archiduchesse. Le grand-duc et la grande-duchesse de Toscane, S. A. I. et R. le prince héréditaire accoururent de la patrie du Dante et de Michel-Ange, de cette ville si belle, disait l'archiduc Albert, qu'on ne devrait la faire voir que les dimanches et fêtes. L'archiduc duc de Modène et l'archiduchesse duchesse de Modène descendirent du Cataïo. Sa Majesté le roi des Deux-Siciles quitta Naples pour Vérone, avec la duchesse de Floridia, le confesseur Porta, et le prince de Salerne, que suivaient deux gentilshommes de la chambre. La Sardaigne députa son roi et sa reine et le comte de Latour, ministre secrétaire d'Etat aux affaires étrangères. Nous autres Français, nous étions de même assez nombreux : M. le vicomte de Montmorency, notre chef, était accompagné de M. Bourjot et de M. Pontois, pour le secrétariat, et de M. Damour, pour le chiffre. Le marquis de Caraman, M. de La Ferronnays, M. de Rayneval et nous, nous représentions nos missions de Vienne, de Pétersbourg, de Berlin et de Londres. Dans la mission de Londres, on comptait le duc de Rauzan, M. le comte de Boissy et M. le comte d'Aspremont. M. de Serre, ambassadeur à Naples, et M. de La Maisonfort, envoyé à Florence, assistèrent au spectacle en simples curieux. M. de Serre était fort négligé au congrès, à cause de ses opinions libérales ; nous n'étions guère plus aimé, mais nous étions plus craint. Nous allâmes voir M. de Serre, quoique nous eussions été dans des rangs opposés. Nous trouvâmes un homme au-dessus de l'idée que nous nous en étions faite ; nous nous liâmes avec lui, et il nous a donné en mourant des preuves de son souvenir. Voilà toutes les grandeurs modernes venues se mesurer à Vérone aux arènes laissées par les Romains. Auprès de ces débris se plaçaient d'autres ruines, qu'on n'écoutait pas, les députés de la malheureuse Grèce. Le vieux monument de la ville éternelle leur eût plutôt répondu que ces souverains d'un jour, parce qu'Athènes levait vers le ciel ses mains suppliantes au nom de la liberté. Nous avions déjà vu Vérone ; nous nous présentâmes de nouveau à ses antiquités et au casino Gazola, retraite de ce Louis XVIII, que nous avions maintenant l'honneur de représenter à l'assemblée des rois. Nous visitâmes le palais Canossa et le monument de Can Grande : ce Can Grande avait été l'hôte de Dante, " homme très illustre, dit l'historien de Rieggo, et qui charmait le seigneur de la Scale par son génie. " Ne voulant parler que d'affaires, nous avons placé dans nos Mémoires d'outre- tombe la partie la moins aride du congrès et les choses auxquelles le public prend ordinairement un intérêt de curiosité. On y verra les portraits des personnages qui se pressèrent à Vérone, la comtesse de Lieven, la princesse Zénaïde Wolkonsky, la comtesse Tolstoy, le prince Oscar, etc., etc. La vicomtesse de Montmorency vint aussi en Italie. La Providence, qui priva d'héritiers le descendant des Bouchard, lui remit en échange l'enfant du trône, un Bourbon pour un Montmorency. Et comme si en lui confiant cette glorieuse paternité adoptive elle eût voulu seulement le soumettre à une dernière épuration, Dieu visita le chrétien achevé, le vendredi saint au pied des autels, à l'heure où le Fils de l'homme avait accompli son sacrifice. Nous fûmes présenté aux rois : nous les connaissions presque tous. Nous refusâmes d'abord une invitation de l'archiduchesse de Parme ; elle insista, et nous y allâmes. Nous la trouvâmes fort gaie : l'univers s'étant chargé de se souvenir de Napoléon, elle n'avait plus la peine d'y songer. Nous lui dîmes que nous avions rencontré ses soldats à Plaisance, et qu'elle en avait autrefois davantage ; elle répondit : " Je ne songe plus à cela. " Elle prononça quelques mots légers, et comme en passant, sur le roi de Rome : elle était grosse. Sa cour avait un certain air délabré et vieilli, excepté M. Nieperg, homme de bon ton. Il n'y avait là de singulier que nous, dînant auprès de Marie- Louise, et les bracelets faits de la pierre du sarcophage de Juliette, que portait la veuve de Napoléon. En traversant le Pô, à Plaisance, une seule barque nouvellement peinte, portant une espèce de pavillon impérial, frappa nos regards ; deux ou trois dragons, en veste et en bonnet de police, faisaient boire leurs chevaux ; nous entrions dans les Etats de Marie-Louise : c'est tout ce qui restait de la puissance de l'homme qui fendit les rochers du Simplon, planta ses drapeaux sur les capitales de l'Europe, releva l'Italie prosternée depuis tant de siècles. Bouleversez donc le monde, occupez de votre nom les quatre parties de la terre, sortez des mers de l'Europe, élancez-vous jusqu'au ciel, et allez tomber pour mourir à l'extrémité des flots de l'Atlantique : vous n'aurez pas fermé les yeux, qu'un voyageur passera le Pô et verra ce que nous avons vu. Les princes de Toscane nous reçurent en gens lettrés, le roi de Sardaigne en roi près de sa retraite. Sur le grand chemin de Mantoue, nous rencontrions souvent le souverain septuagénaire de Naples, en longs cheveux blancs, accompagné de deux jeunes capucins, à barbe noire, les mains dans leurs manches, et marchant en silence comme leur maître. Nous suivions de loin ce monarque chenu du printemps de Sorente, qu'on allait bientôt essayer de donner pour rival à la France, dans les Espagnes. Des chanteurs et des comédiens étaient accourus pour amuser d'autres acteurs, les rois. Des journalistes de Londres, arrivés sans passeport, guettaient l'histoire pour l'appréhender au passage. Dans l'amphithéâtre, où se réfugient de pauvres familles, et qu'éclaire parfois le feu d'une forge au fond d'un portique, se rassembla la foule à la fin du congrès : on avait traqué les habitants des campagnes ; ceux de la ville n'auraient pas suffi pour remplir l'édifice. Cette représentation n'avait eu lieu que deux fois auparavant ; l'une pour Joseph II, l'autre pour Pie VI lorsqu'il se rendit à Vienne. Si l'on n'eût été averti du temps aux costumes, on aurait pu croire à une résurrection des Romains. Descendue des montagnes que baigne le lac, célèbre par un vers de Virgile et par les noms de Catulle et de Lesbie, une Tyrolienne, assise sous les arcades des Arènes, attirait les yeux. Comme Nina, pazza per amore , cette jolie créature, aux jupons courts, aux mules mignonnes, abandonnée du chasseur de Monte-Baldo , était si passionnée qu'elle ne voulait rien que son amour ; elle passait les nuits à attendre, et veillait jusqu'au chant du coq : sa parole était triste, parce qu'elle avait traversé sa douleur. Le congrès de Vérone et ses fêtes se terminèrent par une course de chevaux et par une illumination : nous fuyions, et nous allions nous éteindre. Chapitre XIII Ni les alliés ni M. de Villèle n'ont voulu la guerre d'Espagne. - Ce qu'on a dit sur l'origine de la guerre d'Espagne, en 1823, est une méprise. - Cinq affaires principales traitées au congrès. La grande affaire du congrès de Vérone est la guerre d'Espagne ; on a dit, et l'on répète encore, que cette guerre fut imposée à la France : c'est précisément le contraire de la vérité. S'il y a un coupable dans cette mémorable entreprise, c'est l'auteur de cette histoire : M. de Villèle ne voulait point les hostilités ; il est juste de laisser à son esprit de modération et de sagesse l'honneur d'avoir pensé alors comme les trois quarts de l'alliance, comme la France, comme l'Angleterre. Une phrase que M. le président du conseil n'a pas prononcée, ou qu'on a mal rendue, a pu égarer l'opinion ; nous en parlerons en son lieu. Ainsi donc, tout ce que l'opposition a fait entendre dans les salons, à la tribune, dans les journaux, dans les pamphlets, soit à Londres, soit à Paris, est erroné. Nous sommes heureux d'avoir vécu assez longtemps pour détruire une prodigieuse méprise. Encore une fois, la guerre d'Espagne de 1823 nous appartient en grande partie ; nous ne craignons pas d'assurer que les esprits politiques nous en feront un mérite, comme homme d'Etat, dans l'avenir. Nous ne croyons pas être de cette petite classe d'hommes qui, selon Sénèque, surnagent et se débattent parmi les flots des siècles ; nous ne croyons pas non plus que les choses de la terre intéressent les morts au delà de la tombe ; mais, par une illusion de notre existence actuelle, nous tenons plus à notre mémoire qu'au jour où nous vivons, notre mémoire, si elle dure, devant être plus longue que notre vie : or, comme nous ne serons pas auprès d'elle pour la protéger, il faut qu'elle porte en soi le moyen de se défendre. Cinq affaires ont été agitées au congrès de Vérone : 1 o La traite des nègres ; 2 o Les pirateries dans les mers de l'Amérique ou les colonies espagnoles ; 3 o Les démêlés de l'Orient entre la Russie et la Porte ; 4 o La position de l'Italie ; 5 o Les dangers de la révolution d'Espagne par rapport à l'Europe, et surtout par rapport à la France. Avec ces questions générales s'en présentaient trois autres particulières : la navigation du Rhin, les troubles de la Grèce, les intérêts de la régence d'Urgel. Les députés de la Grèce et les envoyés de la régence royaliste de Catalogne (ceux-ci ayant pour interprète le comte d'Espagne) n'étaient point admis au congrès ; simples pétitionnaires, ils tâchaient d'émouvoir les potentats. La navigation du Rhin ne concernait que les douanes de la Hollande et les puissances riveraines du fleuve. Pour revenir aux cinq affaires principales, les démêlés de la Russie et de la Porte se controversaient en conférences par les représentants des cabinets de Londres, de Pétersbourg, de Berlin et de Vienne : M. le marquis de Caraman y assistait pour la France, comme ambassadeur en Autriche. La position de l'Italie s'examinait dans une espèce de congrès en dehors du congrès général : les délégués à cette réunion étaient ceux des parties intéressées, à savoir : Naples, Rome, la Toscane, Parme, Modène, le Piémont, le Milanais et les Etats Lombards-Vénitiens. Dans ces affaires croisées, la France n'eut qu'à donner son avis sur la traite des nègres, les colonies espagnoles et la question de la guerre éventuelle d'Espagne. Ce sont donc ces trois questions qu'il faut d'abord exposer, en touchant, occasionnellement, celles où la France ne fut pas appelée à un vote spécial. Chapitre XIV M. le prince de Metternich. - Séances du congrès. - Deux mémoires du duc de Wellington, l'un relatif à la traite des nègres, l'autre contre les pirateries dans les mers de l'Amérique. - Trois prétentions exorbitantes renfermées dans le premier mémoire. Occuper longtemps la première place, rester chef du cabinet sous des souverains successifs sans rien changer au système que l'on adopta de prime abord, se donner l'inviolabilité d'un roi au milieu de toutes les jalousies de cour, dénote une habileté qu'on ne saurait révoquer en doute. L'autorité vient du génie du gouvernant ou de la médiocrité du gouverné : c'est ce qui demeurerait à démêler dans M. de Metternich. Si quelques faits, et particulièrement la méchante chicane cachée sous le nom du roi de Naples, ne découvrent pas une sincérité élevée au-dessus de la diplomatie, ce n'est pas la faute du négociateur, c'est celle de la politique. Le chancelier d'Etat a joué, comme Autrichien, ce qu'il croyait être son jeu, de même que le ministre des affaires étrangères de Louis XVIII a joué le sien, comme Français. Le prince, au milieu de sa longue et constante prospérité, nous pardonnera le court et passager succès d'une année. Les séances du congrès étaient irrégulières, selon les communications faites au nom de quelque cour. On écoutait ces communications ; copie en était fournie aux plénipotentiaires, lesquels y répondaient au bout de deux ou trois jours par une note annexée ensuite au procès-verbal. Ainsi, dans la séance du 24 novembre 1822, nous reçûmes deux mémoires du duc de Wellington, l'un relatif à l'abolition de la traite des nègres , l'autre aux mesures adoptées par S. M. B. contre les pirateries dans les mers de l'Amérique . Toutes les puissances répondirent que la traite des nègres était abominable, qu'elles étaient prêtes à concourir aux mesures jugées exécutables , pour assurer l'abolition totale de ce commerce ; quant aux mesures particulières proposées à cette fin par S. G., la France se réservait d'en faire l'objet de ses réflexions. On doit admirer ici l'esprit chrétien, ses progrès dans la civilisation qu'il a faite et qu'il augmente sans cesse ; mais c'était une chose singulière que cette persévérance du cabinet de Saint-James à introduire dans tous les congrès, au milieu des questions les plus vives et des intérêts les plus actuels, cette question incidente et éloignée de l'abolition de la traite des noirs : l'Angleterre avait peur que le commerce auquel elle avait renoncé à regret ne tombât entre les mains d'une autre nation ; elle voulait forcer la France, l'Espagne, le Portugal, la Hollande à changer subitement le régime de leurs colonies, sans s'embarrasser si ces Etats étaient arrivés au degré de préparation morale où l'on pouvait donner la liberté aux nègres, en abandonnant à la grâce de Dieu la propriété et la vie des blancs. Ce que l'Angleterre avait fait, tout le monde devait le faire au détriment de la navigation et de toute colonie. Il fallait, parce que l'Angleterre (qui possède l'Inde, l'Océanie, le cap de Bonne-Espérance, l'Ile-de-France, le Canada, et des îles dans la Méditerranée) n'a pas besoin de la Dominique et des Bermudes pour entretenir des flottes et des matelots, il fallait que nous eussions jeté vite dans la mer Pondichery, l'île de Bourbon, Cayenne, la Martinique et la Guadeloupe, nous qui n'occupions que ces misérables points disjoints de notre sol, sur la surface du globe. Le marquis de Londonderry et le duc de Wellington, ennemis des franchises de leur pays, M. Canning, élève de William Pitt et opposé à la réforme parlementaire, tous ces tories adverses pendant trente ans à la motion de Wilberforce, étaient devenus passionnés pour la liberté des nègres, tout en maudissant la liberté des blancs : des Anglais, des blancs ont été vendus pour esclaves en Amérique dans un temps aussi rapproché de nous que le temps de Cromwell. Le secret de ces contradictions est dans les intérêts privés et le génie mercantile de l'Angleterre ; c'est ce qu'il faut comprendre afin de n'être pas dupe d'une philanthropie si ardente et pourtant venue si tard : la philanthropie est la fausse monnaie de la charité. Chargé du travail par M. de Montmorency, nous lûmes avec attention le mémoire du duc de Wellington, et nous y répondîmes article par article. Ce cauteleux mémoire, déplorant le malheur des noirs, cache sous des plaintes fort justes trois prétentions exorbitantes : prétention du droit de visite sur les vaisseaux ; prétention d'assimiler la traite des noirs à la piraterie, pour attaquer impunément toutes les marines du monde ; prétention d'interdire la vente des marchandises provenant des colonies européennes cultivées par les nègres, c'est- à-dire privilège exclusif de substituer à ces marchandises les produits de l'Inde et de la Grande-Bretagne. Voici notre réponse faite au nom collectif de nos collègues ; nous pensons avoir mis à l'abri l'honneur et les intérêts de la France. Chapitre XV Mon Mémoire sur la traite des nègres. Réponse de Messieurs les plénipotentiaires de France au mémoire de M. le duc de Wellington relativement à la traite des nègres . " Le mémoire dont Sa Grâce le duc de Wellington a donné connaissance au congrès dans la séance du 24 de ce mois a été pris en considération par les ministres plénipotentiaires de Sa Majesté très chrétienne. " Ils commencent par déclarer que le gouvernement français partage toute la sollicitude du gouvernement britannique pour faire cesser un commerce également réprouvé de Dieu et des hommes. Le nombre des esclaves africains transportés depuis quelques années dans les colonies fût-il moindre que ne le calcule l'Angleterre, il serait toujours beaucoup trop grand. L'accroissement de la souffrance des victimes d'une infâme cupidité inspire une profonde horreur. Les nations chrétiennes ne feront jamais trop d'efforts pour effacer la tache que la traite des nègres a imprimée à leur caractère, et on ne saurait trop louer le zèle que l'Angleterre a mis dans la poursuite de ses desseins bienfaisants. " Mais, si les puissances alliées sont d'accord sur la question morale et religieuse, si elles font des voeux unanimes pour l'abolition de la traite des nègres, cette abolition renferme des questions de fait qui ne sont pas d'une égale simplicité. Les ministres de Sa Majesté très chrétienne vont les parcourir en suivant le mémoire présenté par S. G. le duc de Wellington. " Toutes les lois des nations civilisées, le Portugal excepté, prohibent aujourd'hui la traite des nègres ; il s'ensuit que ce crime, autrefois légal, est devenu un crime illégal, et qu'il est doublement condamné par la nature et par les lois. " Selon le mémoire anglais, cette détestable contrebande d'hommes est surtout exercée sous le pavillon français, soit que ce pavillon flotte sur des vaisseaux appartenant à la France, soit qu'il protège des bâtiments étrangers. " Des pirates peuvent arborer des couleurs respectables ; la France ignore si quelques brigands n'ont point emprunté les siennes ; ce ne sera jamais qu'à son insu que le déshonneur et le crime trouveront un abri sous le pavillon français. " On a fait observer que les bénéfices de la traite des nègres sont si grands et les pertes si petites que le prix d'assurance en France pour chaque course ne s'élève pas au delà de 15 pour 100. " Ceci n'est ni un cas particulier à la France ni un résultat singulier du genre de contravention dont il s'agit : en Angleterre les marchandises les plus sévèrement prohibées sont importées moyennant l'assurance de 25 pour 100. Quand le commerce est parvenu, comme de nos jours, à une précision mathématique, toute contrebande a son tarif ; et plus le système prohibitif multiplie les entraves, plus il augmente la fraude en accroissant les profits. " Le mémoire reconnaît que S. M. T. C. a rempli religieusement toutes les stipulations de son traité avec les quatre cours alliées, qu'elle a promulgué une loi contre la traite des nègres, qu'elle a fait croiser ses flottes dans les parages de l'Afrique pour maintenir l'exécution de cette loi ; mais le mémoire ajoute que le public en France ne paraît pas porter le même intérêt à la cause que soutient le gouvernement, que ce public suppose au fond de la question des vues mercantiles et un dessein hostile contre le commerce français. Il se peut que quelques classes commerçantes de la société en France nourrissent des soupçons que toute rivalité d'industrie fait naître ; cependant on ne peut croire raisonnablement que le peu de colonies que la guerre a laissé à la France soit un objet de jalousie pour une puissance européenne qui possède des îles florissantes dans toutes les mers, de vastes territoires en Afrique et en Amérique et un continent tout entier en Asie. " Si l'opinion est moins fixée en France qu'en Angleterre sur l'objet qui nous occupe, cela tient à des causes qu'il est de notre devoir de développer : un peuple aussi humain, aussi généreux, aussi désintéressé que le peuple français, un peuple toujours prêt à donner l'exemple des sacrifices mérite qu'on explique ce qui semblerait une anomalie inexplicable dans son caractère. " Le massacre des colons à Saint-Domingue et l'incendie de leurs habitations ont d'abord laissé des souvenirs douloureux parmi les familles qui ont perdu parents et fortune dans ces sanglantes révolutions. Il doit être permis de rappeler ces malheurs des blancs, quand le mémoire anglais retrace avec tant de vérité les souffrances des nègres, afin de faire comprendre comment tout ce qui excite la pitié exerce une puissance naturelle sur l'opinion. Il est évident que l'abolition de la traite des nègres eût été moins populaire en Angleterre si elle eût été précédée de la ruine et du meurtre des Anglais dans les Antilles. " Ensuite, l'abolition de cette traite n'a point été prononcée en France par une loi nationale discutée à la tribune ; elle est le résultat de l'article d'un traité par lequel la France a expié ses victoires. Dès lors elle s'est associée dans les idées de la foule à des considérations étrangères : par cela seul qu'on l'a crue imposée, elle a été frappée de cette impopularité qui s'attache aux actes de la force, il en fût arrivé ainsi dans tout pays où il existe un esprit public et un juste orgueil national. " Une motion parlementaire, à jamais honorable pour son auteur a finalement été couronnée de succès en Angleterre ; mais combien d'années ne fut-elle pas repoussée avant d'être convertie en loi, quoique soutenue par l'un des plus grands ministres que l'Angleterre ait produits ? Pendant ces longs débats, l'opinion eut le temps de se mûrir et de se fixer ; le commerce, qui prévoyait l'événement, prit ses précautions ; un nombre de nègres surpassant le besoin des colons fut transporté dans les îles anglaises, et l'on prépara des générations permanentes d'esclaves, pour remplacer le vide laissé par la servitude casuelle, lorsqu'elle viendrait à s'abolir. " Rien de tout cela n'a existé pour la France ; la fortune et le temps lui ont manqué. La première convention entre la France et l'Angleterre, après la restauration, avait reconnu la nécessité d'agir avec une prudente lenteur dans une affaire d'une nature si complexe ; un article additionnel de cette convention accordait un délai de cinq années pour l'entière abolition de la traite des nègres. La déclaration de Vienne du 8 février 1815, s'exprimant sur la même matière, porte " Que, quelque honorable que soit le but des souverains, ils ne le poursuivront pas sans de justes ménagements pour les intérêts, les habitudes et les privations mêmes de leurs sujets. " Un louable et vertueux empressement a fait depuis dépasser ces termes, et a peut-être multiplié les délits, en froissant trop subitement les intérêts. " Le gouvernement français est déterminé à poursuivre sans relâche des hommes engagés dans un négoce barbare : de nombreuses condamnations ont eu lieu, et les tribunaux ont sévi dès qu'on a pu atteindre les coupables. " Il serait affreux, dit le mémoire anglais, que la nécessité de détruire des hommes ne fût que devenue la suite de celle de cacher un trafic proscrit par les lois. " Cette démarche trop juste démontre que la loi française a été rigoureusement exécutée, et l'excès des précautions cruelles prises par les fauteurs de la traite pour cacher leurs victimes prouve d'une manière péremptoire la vigilance du gouvernement. " Une loi qui porte à de tels excès pour soustraire le délinquant à l'action même de cette loi pourrait paraître assez forte ; néanmoins, la résolution du gouvernement français est de faire augmenter les pénalités légales aussitôt que les esprits seront préparés dans la nation, et par conséquent dans les chambres législatives, à revenir sur le sujet de la traite des nègres. Sous ce rapport, il est fâcheux, mais utile, de faire remarquer que toute insistance étrangère ajoute aux difficultés du gouvernement français et va contre le but que se proposent les sentiments les plus généreux. " Il reste à dire quelques mots sur les moyens coercitifs que Sa Grâce le duc de Wellington propose dans son mémoire. " Les ministres plénipotentiaires de Sa Majesté très chrétienne sont prêts à signer toute déclaration collective des puissances tendant à flétrir un commerce odieux et à provoquer contre les coupables la vengeance des lois. Mais une déclaration qui obligerait tous les gouvernements à appliquer à la traite des nègres les châtiments infligés à la piraterie, et qui se transformerait en une loi générale du monde civilisé, est une chose qui ne paraît pas aux ministres plénipotentiaires de Sa Majesté très chrétienne être de la compétence d'une réunion politique. Quand il s'agit d'établir la peine de mort, ce sont, selon la nature des gouvernements, les corps judiciaires ou les corps législatifs qui sont appelés à statuer. " Retirer l'usage et la protection du pavillon français aux individus étrangers qui se serviraient de ce pavillon pour couvrir le commerce des esclaves, rien n'est plus juste ; mais la France n'a pas besoin de défendre ce qu'elle n'a jamais permis. " L'engagement de prohiber l'entrée des Etats des alliés aux produits des colonies appartenant à des puissances qui n'auraient pas aboli la traite des nègres est une résolution qui frapperait uniquement le Portugal ; or, le Portugal n'a point de représentant au congrès, et il est de droit, avant de passer outre, de l'entendre dans sa cause. " Les mesures indiquées relativement à la France sont bonnes, mais elles sont toutes matière de lois, et par conséquent elles doivent attendre cette faveur de l'opinion qui assure le succès. Le gouvernement de Sa Majesté très chrétienne prendra conseil de lui-même, quand le temps sera venu ; il sera possible qu'il admette l'enregistrement des esclaves cependant il ne se dissimule pas que cette intervention de l'autorité porterait une espèce d'atteinte au droit de propriété, droit le plus sacré de tous et que les lois de la Grande-Bretagne respectent jusque dans ses écarts et ses caprices. " Le mémoire du gouvernement britannique exprime le regret que la France soit la seule des grandes puissances maritimes de l'Europe qui n'ait pas pris part au traité conclu avec S. M. B. dans l'objet de conférer à certains bâtiments de chacune des parties contractantes un droit limié de visite et de confiscation sur les vaisseaux engagés dans la traite des nègres. La charte de Sa Majesté très chrétienne abolit la confiscation ; quant au droit de visite, si le gouvernement français pouvait jamais y consentir, il aurait les suites les plus funestes : le caractère national des deux peuples, français et anglais, s'y oppose ; et s'il était besoin de preuves à l'appui de cette opinion, il suffirait de rappeler que cette année même, en pleine paix, le sang français a coulé sur les rivages de l'Afrique. La France reconnaît la liberté des mers pour tous les pavillons étrangers, à quelque puissance légitime qu'ils appartiennent ; elle ne réclame pour elle que l'indépendance qu'elle respecte dans les autres, et qui convient à sa dignité. " Chapitre XVI Memorandum de M. le duc de Wellington sur les pirateries à propos des colonies espagnoles. Passons au memorandum relatif aux colonies espagnoles, ce memorandum dit : " Les relations existant entre les sujets britanniques et les autres parties du globe ont depuis longtemps placé Sa Majesté dans la nécessité de reconnaître l'existence de fait des gouvernements formés dans les différentes provinces en autant qu'il le fallait pour traiter avec eux ; que le relâchement de l'autorité de l'Espagne dans toute cette partie du globe a donné naissance à une foule de pirates et de flibustiers ; qu'il est impossible à l'Angleterre d'extirper ce mal insupportable sans la coopération des autorités locales qui occupent les côtes ; que la nécessité de cette coopération ne peut que mener à quelque nouvel acte de reconnaissance de l'existence de fait de l'un ou de plusieurs de ces gouvernements de propre création. " L'Angleterre donne ici communication d'un fait : M. Canning, qui voyait la guerre prête à éclater, se hâtait de parler officiellement de ce fait au congrès, soit pour arrêter la France (en la menaçant de reconnaître complètement l'indépendance des colonies espagnoles, nos troupes entraient en Espagne), soit pour intimider les alliés en leur présentant la possibilité d'une rupture entre le cabinet de Saint-James et celui des Tuileries, au cas où nous prendrions les armes contre les factions de Madrid. A ce memorandum l'Autriche répondit " que l'Angleterre avait bien fait de défendre ses intérêts commerciaux contre la piraterie ; mais que quant à l'indépendance des colonies espagnoles elle ne la reconnaîtrait jamais tant que S. M. C. n'aurait pas librement et formellement renoncé aux droits de souveraineté qu'elle avait jusque ici exercés sur ces provinces. " La Prusse s'exprima à peu près de la même façon ; elle fit observer que le moment le moins propre à la reconnaissance des gouvernements locaux de l'Amérique espagnole serait celui où les événements de la guerre civile prépareraient une crise dans les affaires de l'Espagne. La Russie déclara qu'elle ne pourrait prendre aucune détermination qui préjugeât la question de l'indépendance du sud de l'Amérique. Il y avait là une question grave engagée. Il ne convenait pas à la France d'abandonner à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis le commerce exclusif du Nouveau-Monde ; la réponse était assez difficile : nous en fûmes encore chargé en qualité de représentant auprès du cabinet d'où procédait le memorandum . La note devait garder les principes et faire les réserves : une pierre d'attente y fut posée ; elle servit de liaison à l'édifice quand on s'occupa de l'affaire des colonies pendant la guerre d'Espagne. Chapitre XVII Ma note verbale. Note verbale en réponse au memorandum sur les colonies espagnoles en Amérique . " Les ministres plénipotentiaires de Sa Majesté très chrétienne au congrès de Vérone ont examiné avec une sérieuse attention le memorandum sur les colonies espagnoles, que Sa Grâce le duc de Wellington a communiqué aux représentants des cours alliées dans la séance du 24 novembre. Le cabinet des Tuileries souhaite vivement, comme celui de Saint-James, que l'Espagne adopte des mesures propres à rendre au continent de l'Amérique la paix et la prospérité. C'est dans ce désir sincère et dans l'espoir de voir se rétablir l'autorité de Sa Majesté catholique, que le gouvernement de Sa Majesté très chrétienne a aussi refusé les avantages qui lui étaient offerts. " Un motif d'une importance plus générale règle d'ailleurs la conduite de la France à l'égard des gouvernements de fait : elle pense que les principes de justice sur lesquels repose la société ne peuvent être sacrifiés légèrement à des intérêts secondaires, et il lui paraît que ces principes augmentent de gravité lorsqu'il s'agit de reconnaître un ordre de politique virtuellement ennemi de celui qui régit l'Europe ; elle pense encore que, dans cette grande question, l'Espagne doit être préalablement consultée comme souveraine de droit de ses colonies. Néanmoins la France avoue avec l'Angleterre que lorsque des troubles se prolongent et que le droit des nations ne peut plus s'exercer, pour cause d'impuissance d'une des parties belligérantes, le droit naturel reprend son empire ; elle convient qu'il y a des prescriptions inévitables, qu'un gouvernement, après avoir longtemps résisté, est quelquefois obligé de céder à la force des choses, pour mettre fin à beaucoup de maux et pour ne pas priver un Etat des avantages dont les autres Etats pourraient exclusivement profiter. " Pour éviter de donner naissance à des rivalités et à des émulations de commerce qui pourraient entraîner des gouvernements malgré leur volonté dans des démarches précipitées, une mesure générale, prise en commun par les divers cabinets de l'Europe, serait la chose la plus désirable. Il serait digne des puissances qui composent la grande alliance d'examiner un jour s'il n'y aurait pas moyen de ménager à la fois les intérêts de l'Espagne, ceux de ses colonies et ceux des nations européennes, en adoptant pour base de la négociation le principe d'une réciprocité généreuse et d'une parfaite égalité. Peut-être trouverait-on, de concert avec Sa Majesté catholique, qu'il n'est pas tout à fait impossible, pour le bien commun des gouvernements, de concilier les droits de la légitimité et les nécessités de la politique. " On voit germer ici l'idée de ce congrès général, au moyen duquel nous voulions terminer un jour la guerre d'Espagne, si cette guerre avait lieu, afin de pacifier le monde par la création de nouvelles monarchies constitutionnelles et bourbonniennes en Amérique. Chapitre XVIII Affaires de l'Orient, de l'Italie et de la Grèce. - Instructions de M. de Villèle. - Supplique de la régence d'Urgel. Les affaires de l'Orient, de l'Italie et même de la Grèce furent traitées honorablement ; nous obtînmes ce qu'il nous était possible d'obtenir dans des choses qui ne nous regardaient pas directement. Notre opposition connue, quoique nous ne fussions pas admis aux conférences particulières, empêcha l'Autriche d'envahir trop l'Italie : nous fûmes secondé par le cardinal Spina, homme d'esprit et d'indépendance, qui présidait la légation romaine. Nous approuvâmes la modération de la Russie dans ses démêlés avec la Porte. Au surplus, les instructions de M. de Villèle sur ces divers points étaient prévoyantes : " L'évacuation du Piémont, disaient-elles, sera réclamée par le roi de Sardaigne ; et la France doit appuyer celte demande. Il est probable que la cour de Vienne y consentira, à condition qu'elle conserverait une garnison autrichienne à Alexandrie ; mais cette occupation aurait deux grands inconvénients : celui d'être à charge aux finances du Piémont et celui de priver le roi de Sardaigne de tout l'avantage moral qu'il peut et doit espérer d'une évacuation complète... D'autres difficultés s'élèveront sur le retour du prince de Carignan. Sans croire à toutes les vues d'ambition qu'on peut supposer à la cour de Vienne, on a lieu de penser qu'elle désirerait que le prince de Carignan restât éloigné, parce que l'espèce de vague et d'indécision qui s'attacherait à son existence, sans détruire positivement la légitimité de la succession, laisserait à l'Autriche un haut degré d'influence en Piémont, et pourrait dans l'avenir la mettre en état d'imposer au prince de Carignan des conditions assez dures : il est de l'intérêt de la France de s'y opposer. " Même tempérance dans les instructions relatives au royaume des Deux-Siciles. Quant à la Grèce, M. de Villèle n'était pas aussi avancé que nous ; mais il dit occasionnellement, à propos de la Porte et de la Russie : " On ne peut se dissimuler qu'à tort ou à raison l'opinion générale en Europe est péniblement affectée du retour pur et simple des chrétiens grecs sous le joug de l'oppression et de la barbarie des Turcs. Les plénipotentiaires du roi au congrès devront donc appuyer de tout leur pouvoir et offrir de seconder de tous les moyens de la France les propositions qui seraient faites par la Russie dans l'intérêt des ménagements dus à son honneur et des garanties à obtenir, par la chrétienté réunie, en faveur des chrétiens soumis à la domination des Turcs. " Les députés de la régence d'Urgel étaient auprès de nous. Ils avaient adressé au congrès une supplique signée par le marquis de Mataflorida et par l' archevêque préconisé de Tarragone . Le marquis et l'archevêque déclaraient " qu'ils avaient fixé leur attention sur les lois et les anciennes cortès d'Espagne ; qu'ils avaient vu que le plus grand nombre de ces lois furent proposées au roi par des cortès libres, principalement réunies sous les rois de l'auguste maison d'Autriche ; que le temps sans doute indique des réformes qu'ils essayeront de faire, en écoutant le voeu de la nation, en s'occupant, entre autres choses, de régler les contributions et les charges que devait supporter le peuple, sans le concours duquel on ne pouvait ni rien imposer ni rien exiger. " Voilà comment s'exprimait cette régence qui respirait l'absolutisme . Pendant qu'elle professait des sentiments si ressemblants à ceux du siècle, et qu'elle demandait à des rois qu'on délivrât un roi prisonnier, Mina vint l'égorger. Mais nous allions nous charger de cette cause de l'Espagne. Tout ce que la France saisit d'une volonté ferme lui reste : il n'y a que Dieu qui puisse lui faire ouvrir la main. Chapitre XIX Guerre d'Espagne prévue dès l'époque de notre ambassade de Londres. - Notre horreur des traités de Vienne. Nous arrivons enfin à cette affaire de la guerre d'Espagne, sur laquelle l'opinion a si singulièrement erré. Il y avait déjà longtemps que cette guerre était prévue, avant la réunion du congrès de Vérone. On n'indique pas ici le cordon sanitaire, établi d'abord contre la fièvre jaune, et changé tout naturellement en armée d'observation, on fait allusion aux idées subversives, lesquelles, éclatant au delà des Pyrénées, menaçaient de ranimer en France des excès réprimés par le despotisme de Bonaparte, mais favorisés par nos institutions nouvelles, et prêts à renaître dans la liberté de la charte des Bourbons. Dès notre ambassade de Londres, nous nous étions trouvé à même d'entretenir M. de Montmorency de la possibilité de cette guerre ; nous lui avions tracé un plan à peu près semblable à celui qu'on va nous voir développer à M. de Villèle. Deux sentiments nous avaient constamment obsédé depuis la restauration : l'horreur des traités de Vienne, le désir de donner aux Bourbons une armée capable de défendre le trône et d'émanciper la France. L'Espagne, en nous mettant en danger, à la fois par ses principes et par sa séparation du royaume de Louis XIV, paraissait être le vrai champ de bataille où nous pouvions, avec de grands périls il est vrai, mais avec un grand honneur, restaurer à la fois notre puissance politique et notre force militaire. Nos dispositions étaient telles lorsque nous fûmes nommé au congrès. Le président du conseil, dont les qualités mêmes gênaient le regard, n'apercevait pas que la légitimité se mourait faute de victoires après les triomphes de Napoléon, et surtout après la transaction diplomatique qui l'avait déshonorée. L'idée de la liberté dans la tête des Français, qui ne comprendront jamais bien cette liberté, ne compensera jamais l'idée de gloire, leur naturelle idée. Pourquoi le siècle de Louis XV descendit-il si bas dans l'estime des contemporains ? Pourquoi donna-t-il naissance à ces systèmes de philosophie exagérée, lesquels ont perdu la royauté ? Parce que, sauf la bataille de Fontenoy et quelques vaillantises à Quebec, la France fut continuellement humiliée. Or, si les lâchetés de Louis XV, si le partage de la Pologne retombèrent sur la tête de Louis XVI et l'abattirent, que ne pouvait-on pas craindre pour Louis XVIII ou pour Charles X, après l'humiliation des traités de Vienne ? Cette pensée nous oppressa comme un cauchemar pendant les huit premières années de la restauration, et nous n'avons respiré un peu qu'après le succès de la guerre d'Espagne. Les instructions de M. de Villèle relativement à cette guerre portent le caractère de son esprit ; elles sont adroites et fines, et ce qu'elles ont de très remarquable, c'est que leur seul énoncé détruit tout d'abord l'opinion qu'on s'est formée, très faussement, de notre rôle au congrès de Vérone. Loin que le congrès ait exigé notre entrée dans la Péninsule, les instructions prouvent sans réplique qu'à la France appartient l'initiative . Cela paraîtra plus évident quand on connaîtra mieux les trois propositions de M. le vicomte de Montmorency, propositions déposées, avec d'autres papiers, sur le bureau de la chambre des communes, en Angleterre, dans la session de 1823. Commençons par l'instruction de M. de Villèle. Chapitre XX Instructions de M. de Villèle. " La situation de l'Espagne attira l'attention des souverains, et sera sans doute la question la plus délicate pour la France parmi celles qui seront traitées au congrès. " Les plénipotentiaires de Sa Majesté doivent surtout éviter de se présenter au congrès comme rapporteurs des affaires d'Espagne. Les autres puissances peuvent les connaître aussi bien que nous, puisque comme nous elles ont conservé leurs ministres et leurs agents consulaires en Espagne. Ce rôle pouvait convenir à l'Autriche au congrès de Laybach, parce qu'elle avait la volonté d'envahir Naples. Il lui convenait de le faire avec l'appui des autres puissances ; elle exposa ses motifs afin d'obtenir cet appui, dont au reste elle déclarait qu'elle se passerait si on le lui refusait, sa sûreté exigeant impérieusement qu'elle occupât le royaume de Naples. Nous ne nous sommes pas décidés à déclarer la guerre à l'Espagne ; les cortès emmèneraient plutôt Ferdinand à Cadix que de le laisser aller à Vérone . La situation de ce pays (la France) ne nous met dans la nécessité ni de demander, comme l'Autriche à Laybach, l'appui pour envahir, puisque nous ne sommes pas dans la nécessité de déclarer la guerre, ni du secours pour la faire, puisque si l'Espagne nous la déclare, nous n'avons pas besoin de secours, et nous ne pourrions même en admettre s'il devait en résulter le passage de troupes étrangères sur notre territoire. " L'opinion de nos plénipotentiaires sur la question de savoir ce qu'il convient au congrès de faire relativement à l'Espagne, sera que la France étant la seule puissance qui doive agir par ses troupes, elle sera seule juge de cette nécessité . " En résumé, les plénipotentiaires français ne doivent pas consentir à ce que le congrès prescrive la conduite de la France à l'égard de l'Espagne. Ils ne doivent point admettre de secours achetés par des sacrifices pécuniaires ni par le passage de troupes étrangères sur notre territoire ; ils tendront à faire considérer la question de l'Espagne dans ses rapports généraux, et à tirer du congrès un traité éventuel, honorable et utile à la France, soit pour le cas de guerre entre elle et l'Espagne, soit pour le cas où les puissances reconnaîtraient l'indépendance de l'Amérique. " Ce que l'employé aux affaires étrangères rédacteur de cette note dit ensuite sur la difficulté de conquérir l'Espagne, sur l'impossibilité d'y maintenir une armée d'occupation, est une assertion démentie par l'invasion de 1823. Du reste, on voit l'aversion fort naturelle du président du conseil pour les hostilités, sa crainte que les alliés ne nous proposent d'agir en Espagne et les raisons qu'il oppose d'avance à des exigences et à une ardeur présumées. On voit aussi ca préoccupation commerciale à l'égard de l'Amérique, dont les puissances reconnaîtraient l'indépendance : cette indépendance n'était selon nous qu'une question secondaire : il s'agissait pour la monarchie restaurée d'être ou de n'être pas ; à cela près, les instructions sont correctes et toutes françaises. Encouragé par elles, et peut-être en en dépassant un peu l'esprit, M. de Montmorency fit au congrès ses fameuses communications. Chapitre XXI Communications verbales de M. le vicomte de Montmorency. Précis des communications verbales faites par M. le vicomte de Montmorency dans la réunion confidentielle de MM. les ministres d'Autriche, de la Grande- Bretagne, de Prusse et de Russie, à Vérone, le 20 octobre 1822 . " L'état d'irritation où se trouve le gouvernement qui régit actuellement l'Espagne, les provocations nombreuses qu'il adresse à la France, ne donnent que trop lieu de craindre que l'état de paix ne puisse se conserver aussi longtemps qu'elle le voudrait. Le gouvernement du roi a déjà fait des sacrifices à ce désir sincère d'éviter une rupture qui lui imposerait la douloureuse obligation de rallumer le flambeau de la guerre et de troubler la tranquillité si chèrement achetée par tous les Etats de l'Europe. Il continuera de mettre tous ses soins à se préserver d'un tel malheur, et il sait qu'il a sur ce point de nobles exemples à suivre. Mais s'il a pu faire taire jusque ici le sentiment de sa dignité, s'il a supporté avec patience des attaques plutôt faites peut-être pour lui inspirer un sentiment de douleur et de compassion que pour l'irriter, il ne peut cependant se faire illusion sur le danger qui est inévitablement attaché à un tel état de choses. Un foyer révolutionnaire établi si près de lui peut lancer sur son propre sol et sur toute l'Europe de fatales étincelles et menacer le monde d'un embrasement nouveau. " D'ailleurs le gouvernement espagnol peut se déterminer brusquement à une agression formelle, dans laquelle il croira trouver les moyens de prolonger son existence, en la présentant à l'opinion comme un glorieux effort de la liberté contre la tyrannie. La France doit donc prévoir comme possible, peut-être comme probable, une guerre avec l'Espagne. D'après la nature des choses et dans les sentiments de modération dont elle veut faire la règle de sa conduite, elle ne peut la considérer que comme une guerre défensive. Elle ne saurait en assigner l'époque ; mais elle est décidée à la soutenir. Pleine de confiance dans la justice de la cause qu'elle aura à défendre, s'honorant d'avoir à préserver l'Europe du fléau révolutionnaire, elle s'appuiera sans hésitation sur la force de ses armes et sur la fidélité de ses troupes, qui, souvent et vainement tentées, ont montré devant la séduction un courage plus difficile peut-être que celui des combats. " Mais d'ici au moment où la guerre serait devenue inévitable la France, par une chance qui est commune aux autres cours, peut être dans le cas d'adopter une mesure intermédiaire entre l'état de paix et les hostilités, et de rompre toute relation diplomatique avec la cour de Madrid. En effet, telle circonstance peut se présenter, telles démarches peuvent être faites par le gouvernement, par les cortès, qui mettraient le ministre de France dans la nécessité de demander ses passeports, et qui, malgré tout le désir d'éviter une rupture, forceraient le roi à le rappeler formellement. Dans ce cas, qu'il faut prévoir, mais que la France mettra tous ses soins à éloigner, les hautes cours ne jugeront-elles pas que ce serait donner une preuve utile de l'uniformité des principes et des vues de l'alliance, que de prendre une mesure semblable et de rappeler, chacune de son côté, leurs légations à Madrid ? On peut croire (et cette pensée a fixé dès 1820 l'attention de l'une des puissances) que si la nation espagnole voyait cesser au même moment les rapports qui l'unissent encore aux princes, aux gouvernements de l'Europe, si elle se trouvait comme isolée par le rappel de la plus grande partie du corps diplomatique et l'interruption des communications dont il est l'organe habituel, elle serait amenée à réfléchir plus mûrement sur sa position et à profiter des éléments monarchiques qu'elle renferme dans son sein, et qui prennent depuis trois mois un développement remarquable, pour éteindre le feu révolutionnaire qui éloignerait d'elle les peuples et les gouvernements. " Cette mesure, qui aurait d'autant plus d'effet qu'elle serait consacrée par un parfait accord des hautes puissances, pourrait, on le sent, avoir des conséquences graves. Elle irriterait probablement les hommes qui gouvernent en ce moment l'Espagne, et pourrait les porter à faire immédiatement une déclaration de guerre à la France ; mais ils en encourraient seuls la responsabilité, et la France se trouverait dans la ligne où elle veut se maintenir jusqu'au dernier moment : elle serait prête à se défendre, et n'aurait point à attaquer. " En prévoyant le cas d'une guerre avec l'Espagne, et en subordonnant aux intérêts communs de la grande alliance toutes les considérations qui se rattachent à cette grande question, la France, on le répète, a dû croire qu'elle pouvait compter sur l'appui moral de ses alliés, et que même elle pouvait, si les circonstances lui en faisaient la loi, réclamer d'eux un secours matériel. Elle s'est surtout pénétrée de l'idée que dans la circonstance présente le concours des hautes puissances est nécessaire, comme devant conserver cette unanimité de vues qui est le caractère fondamental de l'alliance, et qu'il est du plus grand intérêt de maintenir et de signaler pour garantir le repos de l'Europe. " C'est sur la forme de ce concours moral et sur les mesures propres à lui assurer le secours matériel qui peut être réclamé par la suite, que la France croit, en définitive, nécessaire de fixer l'attention de ses augustes alliés. " Résumant donc les idées qui viennent d'être exposées, et qu'ils ont désiré connaître, elle soumet à leur haute prudence les trois questions suivantes : " 1 o Dans le cas où la France se verrait forcée de rappeler de Madrid le ministre qu'elle y a accrédité et de rompre toute relation diplomatique avec l'Espagne, les hautes cours seraient-elles disposées à prendre une mesure semblable et à rappeler leurs propres légations ? " 2 o Si la guerre doit éclater entre la France et l'Espagne, sous quelle forme et par quels actes les hautes puissances prêteront-elles à la France l'appui moral qui doit donner à son action toute la force de l'alliance et inspirer un salutaire effroi aux révolutionnaires de tous les pays ? " 3 o Quelle est, enfin, l'intention des hautes puissances, quant au fond et à la forme du secours matériel qu'elles seraient disposées à donner à la France dans le cas où, sur sa demande, leur intervention active deviendrait nécessaire, en admettant une restriction que la France déclare, et qu'elles reconnaîtront elles-mêmes, être absolument exigée par la disposition générale des esprits ? " Chapitre XXII Examen des trois cas de guerre exposés par M. le vicomte de Montmorency. - Le congrès n'a pas poussé la France à la guerre ; la Prusse et surtout l'Autriche y étaient fort opposées. - Réflexions sur les notes de M. le ministre des affaires étrangères. - Noble conduite de ce ministre. - M. Gentz. Dans la séance du 17 novembre, les plénipotentiaires examinèrent, pour arriver à une détermination, les trois cas de guerre exposés par M. le vicomte de Montmorency, et qui pouvaient suivre les questions éventuelles de la déclaration du 20 octobre. Ces trois cas de guerre étaient : 1 o Celui d'une attaque à main armée de la part de l'Espagne contre le territoire français, ou d'un acte officiel du gouvernement espagnol provoquant directement à la rébellion les sujets de l'une ou de l'autre des puissances ; 2 o Celui de la déchéance prononcée contre Sa Majesté le roi d'Espagne, d'un procès intenté contre son auguste personne, ou d'un attentat de même nature contre les membres de la famille ; 3 o Celui d'un acte formel du gouvernement espagnol portant atteinte aux droits de succession légitime de la famille royale. Ainsi donc, c'est la France elle-même qui, par l'organe de M. de Montmorency, a déclaré qu'elle serait sans doute obligée de faire la guerre ; c'est la France qui, le cas échéant, a demandé à ses alliés ce qu'ils comptaient faire si des hostilités venaient à éclater. Non seulement le congrès n'a pas poussé la France à la guerre, mais la Prusse et surtout l'Autriche y étaient très opposées ; la Russie seule l'approuvait et promettait son appui moral et son appui matériel. Il était tout simple qu'en cette périlleuse entreprise, avant de nous y jeter, nous voulussions connaître ce que nous laissions derrière nous et les dispositions de nos alliés. Nous devions surtout prévoir que l'Angleterre pourrait intervenir et se poser en face de nous auprès des Espagnes. La seule parade à ce coup était de lui présenter un faisceau de puissances unies, de la retenir en lui montrant qu'une guerre avec la France serait pour le cabinet de Saint-James une guerre possible avec le continent, une guerre certaine avec la Russie. Cette précaution ne m'était pas d'une grande valeur, car je pense qu'une guerre de la France contre l'Angleterre serait d'un succès facile si elle était conduite d'après un plan nouveau, et si l'on ne s'alarmait pas de quelques sacrifices nécessaires ; mais dans le cas actuel il était toujours sage d'empêcher cette rupture, en contenant M. Canning par la possibilité d'une conflagration générale. Voilà ce qui rend les notes de M. de Montmorency inattaquables. Cependant, s'il nous avait fait l'honneur de nous consulter, et s'il n'eût point rédigé ces notes dans le secret de son cabinet, avec M. Bourjot, elles auraient été libellées autrement ; elles n'eussent point demandé catégoriquement à l'Europe ce qu'elle pensait de nous et des difficultés dans lesquelles nous pourrions nous trouver engagés ; elles se fussent contentées de dire : " Nous, étant contraints à la guerre, et l'Angleterre intervenant, embrasserez-vous notre alliance ? " On n'aurait point parlé de la possibilité d'un secours matériel ; car, en supposant un revers en Espagne, nous avions une révolution en France, et tous les Cosaques de la terre ne nous auraient pas sauvés. Plein de vénération pour les vertus de M. le vicomte de Montmorency, nous sommes obligé d'avouer que nous n'avions pas le bonheur de lui agréer. Personne plus que lui n'avait aimé et n'aimait encore les libertés publiques ; mais les crimes de 1793 le tenaient en garde contre ses premières opinions et lui laissaient des doutes sur la valeur des principes qu'il avait eus. Il y a aussi des sympathies et des antipathies d'humeur et de caractère : nous n'étions pas honoré de la confiance de M. de Montmorency ; il nous avait vu venir avec regret au delà des monts ; il s'était opposé à notre mission : nous la devions à M. de Villèle, qui était bien aise d'avoir un ami à Vérone. Nous n'eûmes de véritable crédit au congrès qu'après le départ de M. de Montmorency. Nous devons rendre cette justice au duc Matthieu, les qualités supérieures de son âme l'emportèrent sur son peu de penchant pour notre personne : en nous quittant, il détruisit d'une façon toute magnanime les préventions qu'on avait inspirées à Alexandre contre nous ; il devint ainsi la cause première de notre faveur auprès de ce prince, sans crainte de se donner un rival. Mais enfin tout se traita d'abord presque à notre insu ; si vous exceptez la traite des noirs et les colonies espagnoles , on ne nous demanda notre sentiment sur rien ; tout se passa entre les chefs des cabinets, ainsi que l'indique suffisamment l'intitulé même des communications verbales . Nous n'eûmes guère de rapports qu'avec M. Gentz : nous l'avons vu mourir doucement au son d'une voix qui lui fit oublier celle du temps. Chapitre XXIII L'empereur de Russie. - Le duc de Wellington. - Le prince de Metternich. - Le comte de Bernstorff. - Le comte Pozzo. - Réponses de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie aux notes verbales de M. le vicomte de Montmorency. - Appui que nous donne contre l'Angleterre la note de la Russie. L'empereur de Russie avait l'âme forte et le caractère faible : par cette mobilité, il était devenu royaliste aussi ardent qu'il avait été décidé libéral ; mais il demeurait toujours constant ami de la France. Le duc de Wellington avait contre la légitimité le tort d'avoir donné Fouché à la couronne, contre la nation le crime d'avoir gagné la bataille de Waterloo. Excepté cinq ou six génies à part, tous les grands capitaines ont été de pauvres gens : il n'est point de plus brillante renommée que la renommée des armes, et qui vaille moins sa gloire. On caressait en vain le successeur de Marlborough pour le faire sortir de la politique de son pays : on y perdait son temps. Sa Grâce, pour se désennuyer de nous, cherchait à Vérone quelque des Ursins qui pût écrire à la marge de nos dépêches interceptées : " Pour mariée, non . " Le prince de Metternich, feignant d'être russe en détestant la Russie, hâblait sur la guerre sans la vouloir : il craignait en Espagne nos succès pour la force qu'ils rendraient à nos armes, nos revers pour l'activité qu'ils ajouteraient à l'esprit révolutionnaire. Le comte de Bernstorff était ministre des affaires étrangères à Berlin lorsque nous étions ministre plénipotentiaire de France auprès de cette cour. Sa femme, grande et belle, rappelait cette ambassadrice de Danemark auprès d'Anne d'Autriche. " Elle prit la main de la reine, dit madame de Motteville ; l'ayant dégantée, elle la baisa et la loua de bonne grâce avec tant de familiarité, qu'il semblait qu'elle fût sa soeur et qu'elle l'eût vue toute sa vie. Ces choses plurent à la reine, et toute la journée on ne parla que de la Danoise, de sa douce gravité et des marques qu'elle avait données d'avoir beaucoup d'esprit et de raison. " Le comte de Bernstorff, qui, au lieu de la Danoise, n'avait avec lui à Vérone que la goutte, voyait déjà la France rendue à son énergie militaire et songeait que cette France était frontière de la Prusse. Le comte Pozzo, habile à prendre les idées de son maître, avait mis toutes voiles dehors pour les ultra . Mille petites haines, envies et calomnies se croisaient ; on se détestait en faisant profession de s'aimer ; on déchirait à huis clos le voisin dont on publiait les louanges sur l'escalier ; vieux train du monde. Dans ces dispositions, il était facile de préjuger les réponses des trois grands cabinets aux communications de M. le vicomte de Montmorency. La Prusse déclara que " si la conduite du gouvernement espagnol à l'égard de la France ou de son envoyé à Madrid était de nature à forcer cette dernière à rompre ses relations diplomatiques avec l'Espagne, Sa Majesté n'hésitait pas à en faire autant de son côté. " Que si, en dépit des soins que le gouvernement français s'engage à prendre pour éviter la guerre avec l'Espagne, cette guerre venait à éclater, Sa Majesté est prête à se joindre aux monarques ses alliés pour prêter à la France tout l'appui moral qui pourrait servir à renforcer sa position. " Que si les événements ou les conséquences de la guerre faisaient éprouver à la France le besoin d'un secours plus actif, le roi consentirait à ce genre de secours, en autant que les nécessités de la position de Sa Majesté et les soins dus à l'intérieur de son royaume pourraient lui en laisser la faculté . " L'Autriche fit la même déclaration ; mais quant à la déclaration du secours matériel, s'il devenait jamais nécessaire, il faudrait une nouvelle délibération commune des cours alliées pour en régler l'étendue, la qualité et la direction . Cette restriction, bien dans l'esprit du cabinet de Vienne, jaloux de la Russie et ami de l'Angleterre, était une manière honnête de répondre négativement : l'appui moral , tant qu'on voudra, mais quant à un seul soldat, point, s'il n'est bien payé d'avance et sans aucune sorte de responsabilité. La Russie, plus loyale et plus hardie, reçoit chaudement les communications de M. de Montmorency. Elle fait observer que dès le mois d'avril de l'année 1820 elle avait signalé les conséquences du triomphe de la révolution en Espagne ; que plus elle s'était empressée de se joindre à ses alliés pour donner à cette nation des preuves d'une bienveillante sollicitude, plus elle devait improuver un attentat qui présageait à l'Espagne les malheurs inséparables des concessions arrachées par la violence à l'autorité légitime : " Au dedans, continue la note, l'anarchie réduite en principe, le pouvoir devenu le prix des insultes faites au trône et à la religion, le désordre livrant à l'action d'un fléau destructeur des populations tout entières, la perte des riches possessions du Nouveau Monde presque consommée, la fortune publique dissipée, les doctrines les plus subversives ouvertement prêchées, quelques sujets fidèles s'armant pour la défense de leur souverain, et ce souverain forcé de les proscrire ; " Au dehors, le triste spectacle qui se présente dans les contrées que les artisans des troubles de l'Europe avaient destinées à être la proie des révolutions ; l'année dernière les Siciles en feu et les puissances alliées contraintes à y placer le pouvoir légitime sous l'égide de leurs armes ; le Piémont soulevé essayant de propager la révolte dans le nord de l'Italie, et provoquant la même intervention, la même assistance. " Assurément, il est impossible qu'un pareil état de choses n'excite les regrets et les inquiétudes de toutes les puissances européennes ; elles ne peuvent y voir, particulièrement pour la France, que les dangers auxquels les événements de Naples et de Turin avaient exposé l'Autriche, et la Russie est fermement convaincue que tous les intérêts se réunissent pour faire désirer que l'incendie révolutionnaire soit comprimé en Espagne. " Après ce préambule, la Russie répond formellement oui à toutes les questions de M. de Montmorency : elle est disposée à retirer son ambassadeur, à donner à la France tout l'appui moral et matériel dont celle-ci pourrait avoir besoin, sans restriction, sans condition aucune. Cette franche note dissipait toutes craintes extérieures relativement à la guerre d'Espagne : elle ne laissait à cette guerre que les dangers intérieurs que nous avions à courir. La crainte que la France avait justement de la malveillance de l'Angleterre fut soudain justifiée par les notes du duc de Wellington. Il refusa de signer les procès-verbaux du 20 octobre et du 17 novembre ; il fit connaître les raisons de ce refus. Chapitre XXIV Le duc de Wellington refuse de signer les procès-verbaux du 20 octobre et du 17 novembre. - Sa note. - Observations sur cette note. - Mot de M. Canning. - Sa lettre. " Le duc de Wellington fait observer que les communications de la France et les résolutions des cours d'Autriche, de Prusse et de Russie vont contre le but qu'elles se proposent. L'expérience a démontré, dit-il, que pendant les révolutions les opinions des hommes sont influencées par des motifs de parti et de faction, et ce qui répugne le plus à leurs sentiments, c'est l'intervention formelle et organisée ( the formed organized interference of foreign powers ). Le fait d'une pareille intervention est d'affaiblir et de mettre en danger le parti en faveur duquel elle est exercée. Ce sentiment prévaut en Espagne à un plus haut degré que dans tout autre pays, et on doit appréhender que l'existence de ces procès-verbaux ne tende à mettre en danger les augustes personnes à la sûreté desquelles ils ont l'intention de pourvoir. De plus, quelques articles de ces procès-verbaux touchent à des points qui sont, à proprement parler, l'objet de la loi civile ( municipal law ). La personne d'un souverain est inviolable ; les lois de tous les pays, l'opinion unanime et les sentiments du genre humain ont pourvu à la sûreté de la personne sacrée du monarque ; mais les lois qui déclarent la personne des souverains inviolable ne protègent pas également les personnes de leur auguste famille, et ces procès-verbaux peuvent tendre à étendre à la royale famille d'Espagne une protection que les lois d'Espagne ne leur accordent pas. " Les ministres des cours alliées ont pensé qu'il était à propos de faire connaître à l'Espagne les sentiments de leurs souverains respectifs par les dépêches adressées aux représentants de leurs différentes cours résidant à Madrid. Le gouvernement de Sa Majesté britannique ne se considère pas comme suffisamment informé, soit de ce qui a déjà eu lieu entre la France et l'Espagne, soit de ce qui peut occasionner une rupture, pour être capable de répondre affirmativement aux questions soumises à la conférence par le ministère de France. Mais est-ce bien le moment d'expédier des dépêches calculées pour irriter le gouvernement d'Espagne et pour embarrasser encore davantage la position difficile du gouvernement français ? Le résultat de ces communications sera probablement de suspendre les relations diplomatiques entre les trois cours alliées et l'Espagne, quelle que soit d'ailleurs la question entre la France et l'Espagne. Ces communications sont non seulement calculées pour embarrasser le gouvernement français, mais aussi celui du roi d'Angleterre. Le gouvernement de Sa Majesté britannique est de l'opinion que de censurer les affaires intérieures d'un Etat indépendant, à moins que ces affaires n'affectent les intérêts essentiels des sujets de Sa Majesté ( unless such transactions affect the essential interests of His M's subjects ), est incompatible avec les principes d'après lesquels Sa Majesté a invariablement agi dans toutes les questions relatives aux affaires intérieures des autres pays. Ainsi, le gouvernement du roi d'Angleterre doit refuser de conseiller à Sa Majesté de tenir un commun langage avec ses alliés dans cette occasion ; il est si nécessaire pour Sa Majesté de n'être pas supposée participer à une démarche de pareille nature, que le gouvernement britannique doit également s'abstenir de conseiller au roi d'adresser au gouvernement espagnol aucune communication au sujet des relations de ce gouvernement avec la France. " L'Angleterre rompt brusquement ici avec ses alliés. Par la forme de son gouvernement, par l'intervention de l'opinion nationale et de la publicité parlementaire, l'Angleterre était obligée, il est vrai, de mettre de la réserve dans ses réponses ; elle ne pouvait pas avoir l'allure dégagée de ces monarchies continentales qui n'ont aucun compte à rendre à leurs sujets ; mais il est impossible de donner de plus mauvaises raisons que le duc de Wellington n'en donna, et de moins cacher l'animosité du cabinet de Saint-James contre la France : le plénipotentiaire anglais croyait encore commander à Waterloo. Ce qu'il dit d'abord contre les dangers de l'intervention a été démenti par les faits : les Espagnols, au lieu de résister à notre invasion, ont accueilli nos soldats comme libérateurs ; et puis l'Angleterre, si scrupuleuse en fait d'intervention, n'intervient-elle pas partout, tantôt en faveur du despotisme, tantôt au nom de la liberté, selon son lucre ? Elle était pour Mahmoud contre l'indépendance des Grecs ; elle était pour l'indépendance des colonies espagnoles contre l'Espagne. Mais on traitera cette question de l'intervention quand le moment sera venu. La réserve faite dans les notes en faveur des intérêts essentiels des sujets de Sa Majesté britannique montre le fond des choses : si l'Angleterre se croit en droit d'intervenir quand ses intérêts essentiels sont lésés, les puissances continentales ne peuvent-elles aussi avoir des intérêts essentiels compromis, bien que d'une autre nature que ceux de la Grande-Bretagne ? Le duc de Wellington ne voit pas, ou feint de ne pas voir les nouveaux malheurs dont la France était menacée : il ne s'agissait pas de débouchés à donner à notre commerce, de moyens de vendre à un meilleur prix nos vins et le produit de nos manufactures ( intérêts essentiels de l'Angleterre) ; il s'agissait d'empêcher une nouvelle révolution d'éclater parmi nous, de relever l'honneur de notre drapeau, de nous replacer au rang des nations qui tirent d'elles-mêmes leur force, leur dignité et leur puissance : certes, ce sont là des intérêts essentiels ! Le duc de Wellington se plaint de n'être pas assez informé de ce qui peut occasionner une rupture entre l'Espagne et la France. Avec un peu d'attention, il aurait aperçu des raisons qui frappaient tous les yeux. Mais quand il les aurait aperçues, l'auraient-elles persuadé ? L'Angleterre ne se serait-elle pas épouvantée de notre désir d'échapper à la tutelle de la mauvaise fortune, sous laquelle nous étions tombés à Waterloo ; tutelle outrageuse dans la dépendance de laquelle nous avions été rigoureusement maintenus par les traités. La réclamation des notes anglaises en faveur de la loi civile (municipal law ) est curieuse : le souverain est inviolable, disent-elles, mais ses parents ne le sont pas. Ainsi, on a le droit de proscrire toute une famille souveraine, de ne garder qu'un roi sur le trône, afin de rester strictement dans la loi politique : de manière qu'à la mort de ce roi on peut intervertir l'ordre de la succession légitime, et mettre la couronne sur la tête d'une autre branche ou d'une autre dynastie. On ne sait si M. le duc de Wellington voyait si loin quand il rédigea ces notes ; mais il est certain qu'elles s'appliquent aujourd'hui merveilleusement à la personne de don Carlos. Combien l'inquiétude que montre M. le plénipotentiaire pour la France est touchante quand il se récrie sur l'embarras où vont nous jeter les dépêches des trois cours alliées si ces dépêches arrivent avant la nôtre en Espagne, si le roi de Prusse et les empereurs d'Autriche et de Russie retirent leurs envoyés de Madrid avant que nous ayons retiré notre ambassadeur ! Après cette diplomatie embarrassée, l'Angleterre, revenue à son caractère, déclare qu'elle ne parlera pas un langage commun avec ses alliés, qu'elle s'abstiendra même d'adresser au gouvernement espagnol aucune communication au sujet des relations de ce gouvernement avec la France . Cette dernière phrase laisse percer le secret du gouvernement britannique : l'Angleterre croyait alors que si nous entrions dans la Péninsule, nous serions perdus ; tout le parti libéral en France, tous les hommes d'Etat de l'empire en disaient autant, ne pouvant croire qu'un vieux roi infirme et sans armée réussirait là où Napoléon avait échoué. L'Angleterre ne voulait pas intervenir alors (bien qu'elle l'ait voulu peu de temps après, quand elle a eu peur), même pour empêcher l'effusion du sang : une guerre où nous devions être nécessairement battus empêcherait tout renouvellement du pacte de famille. Un mot échappé à M. Canning, lorsqu'à propos d'un discours de M. Brougham il nous crut fourvoyé dans l'affaire de la Péninsule, montre les sentiments que nous portaient nos rivaux ; il s'écria dans sa joie : " Tu l'as voulu, Georges Dandin ! tu l'as voulu, mon ami ! " Et pourtant il ne nous croyait pas assez stupide pour n'avoir rien compris aux notes du duc de Wellington, puisque après avoir reçu une lettre de félicitations que nous lui écrivîmes sur sa nomination de ministre des affaires étrangères, il nous adressa à Vérone la réponse suivante : " Londres, ce 28 octobre 1822. " Je ne doute nullement, mon cher vicomte, que vous ne soyez un de ceux qui me font l'honneur de se réjouir le plus de ma nomination, et je n'aurais pas tardé à vous exprimer toute la reconnaissance que je vous dois pour vos félicitations, si la même lettre qui me les apportait n'avait pas notifié votre départ pour Vérone. " Cette lettre vous y trouvera bien occupé sans doute ; mais avec tant d'occupation, je serais inexcusable si j'y ajoutais plus que ce peu de mots et les assurances du respect, de l'admiration et de l'amitié que je vous ai voués, mon cher vicomte, et que j'aurai, comme je l'espère bien, des occasions de vous prouver, tant comme ministre que comme ami. " Tout à vous, " Georges Canning. " Chapitre XXV A quoi se réduisit l'intervention du congrès de Vérone ? A trois dépêches insignifiantes. - Dépêche de la Prusse. En définitive, il n'y eut de véritablement arrêté, entre les souverains et diplomates assemblés avec tant de fracas sur l'Adige, que le projet d'envoyer des dépêches aux représentants des alliés à Madrid ; ces dépêches devaient être mises sous les yeux du gouvernement espagnol ; dans le cas où elles seraient méprisées, les envoyés des puissances alliées auraient ordre de demander leurs passeports. C'est à cette démarche inoffensive, laquelle ne pouvait mener à rien, que se réduisit cette fameuse intervention du congrès de Vérone, dont on a fait tant de bruit. On va voir, pour la centième fois, en prenant connaissance de ces documents, que, loin de menacer l'Espagne d'une guerre continentale , on manifesta des craintes, non équivoques, d'une guerre possible entre l'Espagne et la France. Dans sa dépêche, datée de Vérone, du 22 novembre 1822, expédiée à M. de Schepeler, à Madrid, le 27 novembre, par M. le comte Zichy, la Prusse expose : " Qu'elle voit avec douleur le gouvernement espagnol entrer dans une route qui menace la tranquillité de l'Europe ; elle rappelle tous les titres d'admiration qui l'attachent à la noble nation espagnole, illustrée par tant de siècles de gloire et de vertu, et à jamais célèbre par l'héroïque persévérance qui l'a fait triompher des efforts ambitieux et oppressifs de l'usurpateur du trône de France. " Ensuite, la dépêche parle de l'origine, des progrès et des résultats de la révolution militaire de l'île de Léon, en 1820 : " L'état moral de l'Espagne est aujourd'hui tel que ses relations avec les puissances étrangères doivent nécessairement se trouver troublées ou interverties. Des doctrines subversives de tout ordre social y sont hautement prêchées et protégées ; des insultes contre les premiers souverains de l'Europe remplissent impunément les journaux. Les sectaires de l'Espagne font courir leurs émissaires pour associer à leurs travaux ténébreux tout ce qu'il y a dans les pays étrangers de conspirateurs contre l'ordre public et contre l'autorité légitime. " L'effet inévitable de tant de désordres se fait surtout sentir dans l'altération des rapports entre l'Espagne et la France. L'irritation qui en résulte est de nature à donner les plus fortes alarmes pour la paix entre les deux royaumes. Cette considération suffirait pour déterminer les souverains réunis à rompre le silence sur un état de choses qui, d'un jour à l'autre, peut compromettre la tranquillité de l'Europe. " Une excellente réflexion termine cette dépêche : " Ce n'est pas aux cours étrangères à juger quelles institutions répondent le mieux au caractère, aux moeurs, aux besoins réels de la nation espagnole ; mais il leur appartient indubitablement de juger des effets que des expériences de ce genre produisent par rapport à elles-mêmes, et d'en laisser dépendre leurs déterminations et leur position future envers l'Espagne. " Chapitre XXVI Dépêche de la Russie. La dépêche russe est adressée au comte Bulgary, à Madrid, et datée de Vérone, le 26 novembre 1822. Elle remémore comment le cabinet de Saint-Pétersbourg se hâta dès l'année 1820 de signaler les malheurs dont l'Espagne était menacée, lorsque des soldats parjures trahirent leur souverain et lui imposèrent des lois . Elle dit que la prévoyance de la Russie a trop été justifiée ; que l'anarchie a marché à la suite de la révolution ; que les colonies ont achevé de se détacher de la mère patrie ; que les propriétés ont été spoliées ; que le sang a coulé sur les échafauds et dans la demeure du roi ; que le monarque et sa famille ont été réduits en un état de captivité ; que les frères du monarque, contraints de se justifier, sont journellement menacés du cachot et du glaive. " D'autre part, affirme avec vérité la dépêche, après les révolutions de Naples et du Piémont (que les conspirateurs espagnols ne cessent de représenter comme leur ouvrage), on les entend annoncer que leurs plans de bouleversement n'ont pas de limites. Dans un pays voisin, ils s'efforcent, avec une persévérance que rien ne décourage, à faire naître les troubles et la rébellion. Dans des Etats plus éloignés, ils travaillent à se créer des complices ; l'activité de leur prosélytisme s'étend partout, et partout elle prépare les mêmes désastres. " La France se voit obligée de confier à une armée la garde de ses frontières, et peut-être faudra-t-il qu'elle lui confie également le soin de faire cesser les provocations dont elle est l'objet. L'Espagne elle-même se soulève en partie contre un régime que repoussent ses moeurs, la loyauté connue de ses habitants et ses traditions toutes monarchiques. " Il est à craindre que les dangers toujours plus réels du voisinage, ceux qui planent sur la famille royale, et les justes griefs d'une puissance limitrophe, ne finissent par amener entre elle et l'Espagne les plus graves complications. " C'est là l'extrémité fâcheuse que Sa Majesté impériale voudrait prévenir, s'il est possible. " Exprimer le désir de voir cesser une longue tourmente, de soustraire au même joug un monarque malheureux et un des premiers peuples de l'Europe, d'arrêter l'effusion du sang, de favoriser le rétablissement d'une administration à la fois sage et nationale, certes, ce n'est point attenter à l'indépendance d'un pays, ni établir un droit d'intervention contre lequel une puissance quelconque ait le droit de s'élever. " Chapitre XXVII Dépêche de l'Autriche. La dépêche autrichienne, de la même date, est le meilleur des trois documents : " La révolution d'Espagne a été jugée pour nous dès son origine. Selon les décrets éternels de la Providence, le bien ne peut pas plus naître pour les Etats que pour les individus de l'oubli des premiers devoirs imposés à l'homme dans l'ordre social. Ce n'est pas par de coupables illusions, pervertissant l'opinion, égarant la conscience des peuples, que doit commencer l'amélioration de leur sort, et la révolte militaire ne peut jamais former la base d'un gouvernement heureux et durable. " La révolution d'Espagne considérée sous le seul rapport de l'influence funeste qu'elle a exercée sur le royaume qui l'a subie serait un événement digne de toute l'attention et de tout l'intérêt des souverains étrangers. " Cependant une juste répugnance à toucher aux affaires intérieures d'un Etat indépendant déterminerait peut-être ces souverains à ne pas se prononcer sur la situation de l'Espagne, si le mal opéré par sa révolution s'était concentré et pouvait se concentrer dans son intérieur ; mais tel n'est pas le cas. Cette révolution, avant même d'être parvenue à sa maturité, a provoqué déjà de grands désastres dans d'autres pays : c'est elle qui, par la contagion de ses principes et de ses exemples et par les intrigues de ses principaux artisans, a créé les révolutions de Naples et du Piémont. " Sa Majesté impériale ne peut que soutenir dans les questions relatives à la révolution d'Espagne les mêmes principes qu'elle a toujours hautement manifestés. Dans l'absence même de tout danger direct pour les peuples confiés à ses soins, l'empereur n'hésiterait jamais à désavouer et à réprouver ce qu'il croit faux, pernicieux et condamnable dans l'intérêt général des sociétés humaines. " Il me serait difficile de croire, monsieur le comte, que le jugement énoncé par Sa Majesté impériale sur les événements qui se passent en Espagne puisse être mal compris ou mal interprété dans ce pays. Aucun objet d'intérêt particulier, aucun choc de prétentions réciproques, aucun sentiment de méfiance ou de jalousie ne saurait inspirer à notre cabinet une pensée en opposition avec le bien-être de l'Espagne. La maison d'Autriche n'a qu'à remonter à sa propre histoire pour y trouver les plus puissants motifs d'attachement, d'égards et de bienveillance pour une nation qui peut se rappeler avec un juste orgueil ces siècles de glorieuse mémoire où le soleil n'avait point de couchant pour elle , pour une nation qui, forte de ses institutions respectables, de ses vertus héréditaires, de ses sentiments religieux, de son amour pour ses rois, s'est illustrée dans tous les temps par un patriotisme toujours loyal, toujours généreux et bien souvent héroïque. " A une époque peu éloignée de nous, cette nation a encore étonné le monde par le courage, le dévouement et la persévérance qu'elle a opposés à l'ambition usurpatrice qui prétendait la priver de ses monarques et de ses lois, et l'Autriche n'oubliera jamais combien la noble résistance du peuple espagnol lui a été utile dans un moment de grand danger pour elle-même. " En se réunissant à Vérone à ses augustes alliés, Sa Majesté impériale a eu le bonheur de retrouver dans leurs conseils les mêmes dispositions bienveillantes et désintéressées qui ont constamment guidé les siens. Les paroles qui partiront pour Madrid constateront ce fait et ne laisseront aucun doute sur l'empressement sincère des puissances à servir la cause d'Espagne en lui démontrant la nécessité de changer de route. Il est certain que les embarras qui l'accablent se sont accrus depuis peu dans une progression effrayante. Les mesures les plus rigoureuses, les expédients les plus hasardés ne peuvent plus faire marcher son administration ; la guerre civile est allumée dans plusieurs de ses provinces ; ses rapports avec la plus grande partie de l'Europe sont dérangés ou suspendus ; ses relations même avec la France ont pris un caractère si problématique, qu'il est permis de se livrer à des inquiétudes sérieuses sur les complications qui peuvent en résulter. " Tout Espagnol éclairé sur la véritable situation de sa patrie doit sentir que, pour briser les chaînes qui pèsent aujourd'hui sur le monarque et sur le peuple, il faut que l'Espagne mette un terme à cet état de séparation du reste de l'Europe dans lequel les derniers événements l'ont jetée. " Pour arriver à ce but, il faut avant tout que le roi soit libre, non seulement de cette liberté personnelle que tout individu a le droit de réclamer sous le règne des lois, mais de celle dont un souverain doit jouir pour remplir sa haute vocation. Le roi d'Espagne sera libre du moment où il aura le droit de substituer à un régime reconnu impraticable par ceux même que l'égoïsme ou l'orgueil y tiennent encore attachés un ordre de choses dans lequel les droits du monarque seraient heureusement combinés avec les intérêts et les voeux légitimes de toutes les classes de la nation. " Le paragraphe (du reste fort bien écrit) sur la maison d'Autriche veut dire, en langue diplomatique : " Vous étiez si puissant et si heureux sous notre glorieuse domination ! Reprenez-nous. " Chapitre XXVIII Réflexions sur les trois dépêches précédentes. - Quand la France devait-elle retirer son ambassadeur ? Il faut pardonner à ces dépêches ce qu'elles disent contre la tribune et la liberté de la presse : les monarchies absolues ne comprendront jamais les monarchies représentatives ; ce sont deux espèces de pouvoirs dont les éléments sont incompatibles. Mais les rédacteurs de ces dépêches auraient dû faire la part aux hommes, et songer que si les cortès se montraient rigoureuses outre mesure, elles avaient affaire à un monarque ingrat et sans foi, qui ne cherchait qu'à les tromper, et dont le caractère, s'il n'autorisait la violence des liberalès , l'excusait du moins. L'Autriche s'applaudit trop de ses succès contre les révolutionnaires de l'Italie : sa peur lui faisait voir des conspirations là où il n'y avait que le mouvement progressif des idées d'une nation impatiente du joug étranger, et privée de sa nationalité par la conquête. On ne pouvait penser comme M. de Metternich quand on voyait passer à Vérone ces cages de l' ordre et du bonheur qui emportaient au Spielberg Silvio Pellico avec ce que l'Italie renfermait de plus éclairé et de plus distingué dans son sein. L'Autriche n'avait pas été, comme la France, bouleversée par une révolution de quarante années, toujours prête à se ranimer au moindre souffle ; elle n'était pas frontière de l'Espagne ; ses peuples et ses soldats n'étaient pas en contact avec des peuples et des soldats qui proclamaient des constitutions à main armée : elle aurait pu se montrer moins inquiète, moins inexorable et plus habile en suspectant moins les intelligences. Enfin ces dépêches, en donnant de grands éloges au peuple espagnol pour sa résistance à Napoléon, oublient que ce peuple obéissait alors aux cortès de Cadix , que le moine qui défendit héroïquement Saragosse se battait au nom de cette même constitution objet actuel de la réprobation des puissances continentales : il n'y avait de justement posé dans ces débats que la France. Du reste, le fond des dépêches est vrai ; elles établissent clairement nos périls, à nous, populations limitrophes de l'Espagne. La seule menace que les alliés fassent entendre, c'est de retirer leurs représentants d'un pays avec lequel ils n'ont plus de relations politiques. Quand devait la France retirer à son tour son ambassadeur ? Avant, avec ou après que les envoyés des autres cours auraient demandé leurs passeports ? Cette question ne pouvait être résolue que selon les circonstances, vu notre voisinage de l'Espagne. C'est précisément sur cette question que M. le vicomte de Montmorency rendit, assure-t-on, le portefeuille des affaires étrangères. Chapitre XXIX Notre correspondance avec M. de Villèle. - Lettres. Il ne nous reste plus, pour faire connaître toutes les pièces du congrès de Vérone, qu'à donner notre correspondance avec M. de Villèle. Les lettres du ministre des finances, lucides, rapides, prévoyantes, pleines d'affaires, et bien informées, prouvent qu'il était fait pour la haute place qu'il occupait ; elles sont même plus vives, moins contenues et moins diplomatiques que les nôtres. On voit que le correspondant de Vérone, par la connivence naturelle de ses désirs, exagère l'envie que les souverains avaient de la guerre, excepté, comme nous l'avons dit, l'empereur de Russie. Nous cherchions à fixer les déterminations du président du conseil, car ses idées étaient moins arrêtées que les nôtres sur une entreprise à laquelle nous attachions le salut et l'honneur de la France. Nous n'étions pas ministre des affaires étrangères, il n'y avait pas la moindre apparence qu'on nous appelât à des fonctions dignement remplies par M. de Montmorency ; mais nous nous flattions, si nous faisions adopter notre plan à M. de Villèle, qu'une fois arrivé à Londres notre bonne position auprès de Georges IV et de M. Canning contribuerait à rendre l'exécution de ce plan plus facile. " Vérone, ce 31 octobre 1822. " Je vous remercie, mon cher ami, de votre petit mot du 23. La dépêche de M. de Montmorency vous portera à peu près aujourd'hui la conclusion de l'affaire d'Espagne dans le sens de vos instructions. Vous verrez les notes verbales. Ce soir nous aurons une conférence du congrès pour aviser au moyen de faire connaître à l'Europe les dispositions de l'alliance relativement à l'Espagne. La Russie est à merveille pour nous ; l'Autriche nous sert dans cette question, quoiqu'elle soit pour le reste toute anglaise ; la Prusse suit l'Autriche. Le voeu très prononcé des puissances est pour la guerre avec l'Espagne. C'est à vous, mon cher ami, à voir si vous ne devez pas saisir une occasion, peut-être unique, de replacer la France au rang des puissances militaires, de réhabiliter la cocarde blanche dans une guerre courte, presque sans danger, vers laquelle l'opinion des royalistes et de l'armée vous pousse aujourd'hui fortement. Il ne s'agit pas de l'occupation de la Péninsule, mais d'un mouvement rapide qui remettrait le pouvoir aux véritables Espagnols et vous épargnerait les soucis de l'avenir. Les dernières dépêches de M. de Lagarde prouvent combien le succès serait facile. Toute l'Europe continentale serait pour vous, et l'Angleterre, si elle se fâchait, n'aurait pas même le temps de se jeter sur une colonie : quant aux chambres, un succès couvre tout. Sans doute, le commerce et les finances souffriront un moment, mais il y a des inconvénients à tout. Détruire un foyer de jacobinisme, rétablir un Bourbon sur le trône par les armes d'un Bourbon sont des résultats tels, qu'ils l'emportent sur des considérations d'une nature secondaire. Enfin, comment sortirons-nous de la position où nous nous trouvons, pour peu qu'elle se prolonge ? Pouvons-nous garder éternellement une armée d'observation au pied des Pyrénées ? Pouvons-nous, sans nous exposer aux sifflets et à la déconsidération de tous les partis, renvoyer un matin nos soldats dans leurs garnisons ? Dans les questions que vous m'aviez invité à vous poser pour en faire le fond des instructions, je vous avais déduit une partie de ces avantages de la guerre qui me frappent ici d'autant plus que je trouve l'Europe continentale prête à nous seconder de tous ses efforts. Vous connaissez ma modération politique et combien je suis éloigné des partis violents ; mais je dois, pour n'avoir rien à me reprocher, vous remettre sous les yeux ce côté de la question, qui n'est pas celui dont vous vous êtes le plus occupé. C'est à vous à peser les choses dans votre sagesse, et à moi à suivre la route que vous croirez devoir prendre. " M. de Montmorency parle de nous quitter dans une huitaine de jours. Après son départ les affaires iront vite, car elles ne sont pas compliquées, et les rois s'ennuient ici. " Quant à moi, je suis très impatient d'apprendre que vous avez fait pour nos amis ce qu'il est si important que vous fassiez. S'il s'agissait de mes intérêts et non des vôtres, il y a longtemps que j'aurais cessé de vous importuner. " Bonjour, mon cher ami, tout à vous pour la vie. " Chateaubriand. " " Vérone, ce 1er novembre 1822. " Vous ne doutez pas, mon cher ami, de toute la part que je prends à la perte que vous venez de faire ; elle vient augmenter les difficultés du moment, en détournant tristement votre attention des affaires. Mais je connais la fermeté de votre esprit. Vous ne vous laisserez point ébranler par le bruit des diverses opinions, soit que vous vous déterminiez à la guerre ou à la paix. Une fois votre parti pris, vous suivrez franchement l'un ou l'autre système, sans en redouter les chances et sans vous en dissimuler les inconvénients. La crise des fonds sera courte. S'il y a guerre, un succès les relèvera ; s'il y a paix, ils remonteront également. Quant à moi, mon cher ami, je ne séparerai point ma destinée politique de la vôtre : laissez venir les revers, et vous verrez si je suis fidèle. " M. de Montmorency part définitivement cette semaine. Je voudrais bien en faire autant, car je suis parfaitement inutile ici : nous tripotons misérablement, et je vous serai plus utile à Paris. " Je vous embrasse, et tout à vous. " Chateaubriand. " " Dans la supposition de la guerre, ce que nous avons fait ici vous servira puissamment, sans que vous soyez engagé au delà de ce qui cesserait d'être cas d'absolue nécessité. " " Vérone, ce 20 novembre 1822. " Je vous ai écrit hier une petite lettre, mon cher ami, par le courrier anglais, je veux vous en écrire une un peu plus longue aujourd'hui. Nous avons signé hier au soir un procès-verbal que M. de Montmorency, qui part demain, vous portera. Je crois que vous serez content de cette espèce d'acte et qu'il aura l'approbation du roi ; il est tout entier en notre faveur. Nous voilà parfaitement en sûreté contre la guerre, si elle doit éclater, en même temps que nous restons les maîtres de l'attendre et que rien dans les engagements de l'alliance ne nous oblige à la déclarer. " Ne croyez pas, mon cher ami, qu'en vous parlant des avantages de cette guerre, dans le cas où nous serions forcés de la soutenir, je ne sente pas néanmoins les graves inconvénients qu'elle pourrait entraîner, surtout si elle n'était pas terminée dans une campagne. L'Angleterre se radoucit et paraît dans ce moment moins opposée aux intérêts de l'Europe continentale ; mais si nos flottes étaient longtemps en mouvement, et si des soldats russes se mettaient en marche, la double jalousie de nos voisins insulaires pourrait se réveiller. Vous avez donc bien raison de ne pas vous précipiter tête baissée dans des hostilités dont il faut bien calculer toutes les chances ; mais je crois que l'événement arrivé on ferait disparaître la plus grande partie des dangers, en adoptant un système de conduite dont je poserais ainsi les principales bases : " 1 o Déclarer par une proclamation, en entrant en Espagne, qu'on ne veut ni attaquer son indépendance, ni imposer des lois à la nation espagnole, ni lui dicter des formes de gouvernement, ni se mêler de sa politique intérieure, en quelque matière que ce soit. " 2 o Faire prendre la cocarde espagnole à nos soldats, occuper les villes et les villages au nom de Ferdinand, planter partout le pavillon espagnol à côté du drapeau blanc, ne parler jamais qu'au nom des autorités espagnoles qu'on rétablirait partout en avançant. " 3 o Marcher jusqu'à l'Ebre, s'y établir et ne le dépasser que dans le cas d'absolue nécessité. Fournir des armes et de l'argent aux Espagnols fidèles, les laisser terminer eux-mêmes la querelle, en se contentant de les appuyer dans certaines positions pour leur assurer la victoire. " 4 o Déclarer qu'on ne veut ni occuper l'Espagne ni lui faire payer les frais de la guerre ; offrir sans cesse la paix, et se retirer aussi promptement qu'on serait entré dès que les circonstances le permettraient. " Monseigneur le duc d'Angoulême devrait commander l'armée et avoir sous ses ordres un maréchal de France : le maréchal Macdonald est naturellement indiqué ; il jouit d'une réputation qui donnerait de la confiance aux soldats, et en même temps il n'est pas, comme d'autres maréchaux, odieux à la nation espagnole. " Ces idées, mon cher ami, vous seront sans doute venues comme à moi. Un pareil plan, promptement et exactement exécuté, en rendant le secours de la Russie inutile, diminuerait la jalousie de l'Angleterre, que notre modération d'ambition et de principes achèverait de désarmer ; la guerre ne serait plus qu'une querelle de famille entre la France et l'Espagne, que la force et la bienveillance de la première aurait bientôt apaisée. Cette guerre aurait pour nous tous les avantages que je vous ai indiqués dans ma lettre du 31 octobre, sans parler de ce que nous pourrions faire pour notre commerce, de concert avec le gouvernement espagnol dans les colonies. Toutes ces considérations font que, sans désirer la guerre, je ne la crains pas, et qu'en approuvant tout ce que vous faites pour l'éviter je crois que, si vous y étiez forcé, elle consolerait le génie militaire de la France, effacerait chez nos soldats le souvenir de l'usurpation et serait sous ce rapport extrêmement favorable au trône légitime. " M. de Montmorency vous dira où nous en sommes ici : ce qui nous restera à faire après son départ est peu de chose, et, selon toutes les probabilités, le congrès sera dissous le 10 ou le 15 du mois prochain. Espérons que ce congrès sera le dernier. Je suis bien aise d'y avoir assisté, parce que cela achève mes études politiques : j'ai appris à connaître bien des choses et bien des hommes dont je n'aurais pu jamais pénétrer le secret. J'ai vu avec une extrême satisfaction que la France donnera encore des lois à l'Europe quand elle sera bien conduite, en profitant des espérances que notre force renaissante commence à inspirer de toutes parts. Nous causerons à fond de tout cela, et j'ai pris des notes qui nous seront utiles. " Il faut vous dire, mon cher ami, une chose qui ne vous fera aucune peine : vous avez été accusé ici, auprès de l'homme qui fait tout (ou plutôt de l'homme à qui on fait tout faire), d'une extrême modération. Je me suis trouvé enveloppé, comme votre ami, dans l'accusation ; on m'a donc traité froidement parce qu'on m'a soupçonné d'y regarder à deux fois avant de précipiter mon pays dans les chances d'une guerre qui pourrait devenir européenne, si elle venait se compliquer d'une guerre en Orient et de l'attaque des colonies espagnoles par les Anglais. Et puis, il arrive que je suis resté constitutionnel quand on ne veut plus de constitutions. Ceux qui nous proscrivaient comme des ultra, qui voulaient qu'on nous chassât de toutes les administrations pour y mettre les hommes des cent jours, sont aujourd'hui des ultra, et nous, nous sommes des libéraux, ou tout au moins des ventrus ou des ministériels : qu'y faire ? Prendre tout cela en patience et en pitié. Cependant, mes actions vont hausser après le départ de M. de Montmorency. J'aperçois déjà les symptômes d'une faveur à venir. Je réussirai surtout si vous m'écrivez et si on sait que je suis votre homme : car, tout en trouvant quelque chose à redire à votre prudence, on a la plus haute idée de votre capacité. En vous priant de m'écrire, dans votre intérêt et dans le mien, je ne vous engage pas à grand-chose, car à peine aurai- je le temps de recevoir une lettre de vous. Au reste, je dois vous dire, en finissant cette longue lettre que j'écris au courant de la plume, que l'Autriche et la Prusse ne sont nullement ardentes pour la guerre, et que si vous ne pensez pas que cette guerre doive être soutenue, il sera très facile de faire naître des obstacles de la part du cabinet de Vienne et de Berlin. " Vos élections seront finies lorsque vous recevrez cette lettre. La crise des fonds vous aura sans doute fait perdre quelques voix ; mais il vous en restera toujours assez. N'oubliez pas MM. de Lalot, Bertin, Vitrolles, Bouville : tout cela doit être fait avant l'ouverture de la session. Souvenez-vous aussi de la pension de pair du petit Jumilhac, nouveau duc de Richelieu. " Tout à vous, mon cher ami, et pour la vie, " Chateaubriand " " P. S . Cette lettre a retardé de vingt-quatre heures : on a retenu de Lalot et le jeune Fitz-James jusqu'à aujourd'hui 21, et M. de Montmorency ne part que demain 22. Je crains qu'il ne soit assez longtemps en route et que l'on ne veuille attendre ici des nouvelles de son arrivée, et votre réponse sur le parti que vous prendrez relativement aux notes ou dépêches à envoyer aux ambassadeurs en Espagne. Quelle que soit la résolution du conseil des Tuileries, les autres cabinets paraissent décidés à envoyer leurs notes, et à retirer leurs agents en Espagne si les notes ne produisent aucun effet. Mon opinion est que nous devons sacrifier beaucoup au maintien de l'alliance continentale, et je pense aussi contre ce qui paraît être votre opinion, que le rappel de notre ambassadeur ne serait pas la guerre ; mais c'est chose à examiner. Dans ce moment, par exemple, la Russie n'a point d'ambassadeur à Constantinople, et ce n'est pas la guerre ; on négocie : à plus forte raison, l'Espagne pourrait faire des réflexions si les ministres d'Autriche, de Russie, de Prusse et de France se retiraient à la fois. Le roi, souverain juge et souverainement sage, décidera cette grande question. " " Paris, le 28 novembre 1822. " Mon cher Chateaubriand, j'ai reçu votre longue et bonne lettre du 20 ; recevez-en mes bien sincères remerciements. Nous attendons Montmorency après demain ou dimanche ; son retour me vient mal, car lundi est mon jour critique pour la liquidation des opérations faites sur nos rentes dans le mois ; je suis fâché de cette coïncidence mais nous allons faire ce que nous pourrons pour en supporter les inconvénients. " Une autre chose fort grave nous arrive en même temps, c'est la débâcle de la régence d'Urgel et de l'armée de la foi : le baron d'Eroles a été battu par Mina, à l'entrée des gorges du côté de Talana, une partie de son monde l'a abandonné ; il s'est rejeté sur la Seu, déposant le long de nos frontières une immense quantité de femmes enfants, prêtres, moines et fugitifs. Tout a été accueilli par nos troupes, et il ne s'en est suivi aucun désordre. D'Eroles a encore été chassé d'Urgel, dont la ville a été incendiée par Mina. Huit ou neuf cents royalistes déterminés se sont renfermés dans le fort avec des vivres et des munitions pour trois mois ; le reste, avec le baron d'Eroles, est en fuite vers Puycerda, d'où la régence s'est déjà retirée et où aura lieu probablement la dispersion, tant chez nous qu'en Espagne, du reste de l'armée de la foi. L'évêque d'Urgel est à Dax avec tout son clergé ; le Trappiste est à Toulouse : c'est une désolation sur toute cette frontière. On va pourvoir à l'entretien de tous ces réfugiés. " Je vois, par ce que nous dit Montmorency et par ce que vous me marquez, que c'est sur nous que va rouler tout le poids de la détermination à l'égard de l'Espagne : je le veux bien, si on nous laisse les deux boules ; mais si on ne m'en donne qu'une, je ne puis être séduit par l'apparence de tant d'honneur ; tout est dans le contenu des notes que doivent remettre les ministres de Russie, de Prusse et d'Autriche. Si leur envoi doit entraîner la rupture, il est clair que nous allons avoir immédiatement la guerre, ou un état qui lui serait tellement semblable que nous n'avons en réalité aucun choix à faire. " Si elles sont conçues de manière à opérer un retour à la raison de la part de l'Espagne et à nous laisser la liberté d'agir selon les circonstances et les événements, nous n'avons qu'à suivre avec sagesse et fermeté la voie que le congrès aura ouverte, et on peut compter sur nous. Il faut donc attendre et voir pour se former une opinion. L'envoi d'une copie de ces notes aurait abrégé de trois ou quatre jours la délibération, et la débâcle de l'armée de la foi nous fait voir qu'abréger les délibérations est, assez ordinairement, beaucoup avancer les affaires. " Quant au protocole, ou procès-verbal, relatif au casus foederis , s'il est ce qu'on nous a dit, c'est parfait, c'est tout ce que nous pouvions désirer, c'est de la part de nos alliés un acte de confiance pour la France que nous saurons justifier, et qui, malgré la défection de l'Angleterre, sera d'un grand poids pour contenir les révolutionnaires. Nous n'avons pas encore reçu de réponse à la note passée à M. Canning ; aussitôt que j'en aurai, je vous l'expédierai. " Je vous envoie les dernières dépêches venues de Madrid. Les Anglais auraient tort de nous blâmer dans les précautions que nous prenons contre les Espagnols ; ils sont encore plus vifs que nous sur ce chapitre quand il touche à leurs intérêts : ils sont en ce moment à obliger le gouverneur de Cuba à reconnaître leurs droits de commerce avec toutes les colonies espagnoles, sous peine de voir immédiatement attaqués et détruits tous les établissements maritimes de l'île de Cuba dont ils pourront se rendre maîtres. " Je reçois dans l'instant l'avis que les cortès ont expédié un M. Perreira avec des pleins pouvoirs pour reconnaître l'indépendance de leurs colonies ; il était à Rio-Janeiro à la fin de septembre, pour commencer son expédition par la rivière de la Plata. Je crains que le congrès n'ait eu tort de ne vouloir pas lier cette question à celle d'Espagne : il a fait beau jeu à l'Angleterre et aux révolutionnaires espagnols. " Vous savez nos élections : c'est une merveille. Tout à l'intérieur va aussi parfaitement. J'aurai à la fin de l'année vingt-cinq millions de reste, toutes dépenses soldées. Pourquoi faut-il que ces malheureuses affaires extérieures viennent troubler une telle prospérité ? " Adieu, mon cher, mille compliments affectueux à vos collègues. Ne m'oubliez pas auprès de de Serres. De coeur et pour la vie tout à vous, " Joseph de Villèle. " " Entièrement occupé de l'extérieur, je n'ai encore pu voir ce que nous pourrons pour nos amis. Après l'arrivée de Montmorency, nous verrons de faire ce qui sera possible. " " Paris, ce 29 novembre, à midi. " Le départ du courrier ayant été retardé, je peux joindre à l'envoi que je vous fais une nouvelle dépêche de M. de Lagarde, une nouvelle lettre que le roi m'a ordonné de lui écrire, enfin la dépêche que je reçois à l'instant de Marcellus. " Le roi est très satisfait des résultats obtenus à Vérone, il en témoignera probablement sa satisfaction par quelque grâce qu'il accordera à M. de Montmorency à son arrivée : je pense que ce sera le titre de duc. " Nous n'avons pas encore de ses nouvelles : nous l'attendons demain ou dimanche. " " Vérone, ce 28 novembre 1822. " Je vais, mon cher ami, vous parler à coeur ouvert : je laisse à M. de Caraman, le plus ancien ambassadeur, à vous écrire la lettre officielle. " Le gouvernement me paraît être dans la position la plus difficile, tout ce qu'on fait ici ne plaît à personne : la France a la main forcée, la Russie trouve qu'on ne va pas assez loin, l'Autriche n'a marché que pour ne pas rompre avec la Russie, la Prusse craint le moindre mouvement et l'Angleterre s'oppose à tout. " Tandis que l'on croyait être parvenu à quelque chose à Vérone, les affaires se faisaient ailleurs : l'Angleterre concluait ses traités avec l'Espagne. Nous voyons maintenant clairement les causes des notes violentes du duc de Wellington et de la note qu'il nous a transmise tout à coup sur les colonies espagnoles. L'Angleterre se réservait par là le droit de nous dire, quand nous viendrions à apprendre les conventions de Madrid : " Je n'ai rien caché, j'en avais averti le congrès par ma note. " Vous verrez ci-jointe la réponse que j'ai faite à cette note ainsi que celle relative à la traite des nègres. Je crois y avoir bien établi vos principes : elles ont eu ici un grand succès. Maintenant qu'allez- vous faire ? Ouvrard, qui connaît parfaitement l'Espagne et l'Angleterre, prétend que celle-ci donne déjà deux cents millions pour ce qu'elle veut obtenir, et qu'elle en promet quatre cents autres. Votre dernière lettre et la dernière dépêche de M. de Lagarde semblent confirmer en partie ce que dit Ouvrard. Si telle est la position, les choses ont entièrement changé de face pour nous, et ce que vous porte M. de Montmorency n'est plus qu'une vieillerie inapplicable, car l'Angleterre aurait à présent des intérêts communs avec l'Espagne ; il serait possible qu'elle fût assez engagée pour être obligée de défendre des hommes à qui elle prête son argent et qui lui livrent en nantissement le Mexique et le Pérou. Ce n'est donc plus d'une simple guerre avec l'Espagne qu'il s'agit, mais d'une guerre possible avec l'Angleterre. " Je vois trois moyens pour sortir de là. Je vais vous les exposer et je les classerai ainsi : le moyen évasif, le moyen de la guerre, le moyen de la paix. " 1 o Le moyen évasif : quand M. de Montmorency sera arrivé et qu'il vous aura montré ce qu'il vous porte, vous pouvez répondre ici que le gouvernement français ne refuse point de faire la démarche collective auprès du cabinet de Madrid, mais que les choses ayant absolument changé de face et que l'Angleterre se trouvant maintenant derrière l'Espagne, la France ne peut prendre le parti qu'on lui propose avant de savoir si la Russie, l'Autriche et la Prusse veulent s'engager à soutenir la France dans une guerre contre l'Angleterre, en cas que celle-ci vînt à prendre fait et cause pour l'Espagne. L'Autriche et la Prusse reculeront à l'instant ; et vous serez dégagés. Mais que deviendrez-vous après cette évasion ? Pouvez-vous rester comme vous êtes, armés et immobiles ? Cela n'est pas possible. L'insolence de l'Espagne deviendra insupportable, et quand vous voudrez agir, vous aurez perdu l'appui de l'Europe. " 2 o Le moyen de la guerre : c'est un grand coup à jouer. Au lieu de vous amuser à envoyer des notes à Madrid, envahissez sur-le-champ l'Espagne, après avoir envoyé un ultimatum aux cortès et leur avoir demandé réponse en vingt- quatre heures. Cinquante mille hommes, portés rapidement sur l'Ebre, font tomber tous les emprunts de l'Angleterre, arrêtent les traités pour les colonies, arrachent l'Amérique à l'Angleterre et l'Espagne à la révolution. L'Angleterre surprise n'aurait pas le temps d'agir ; le but de ses négociations serait manqué avant qu'elle pût vous déclarer la guerre, et ce but étant manqué peut-être ne voudrait-elle pas commencer une guerre infructueuse ; vous marcheriez sans l'Europe, et ce serait un immense avantage, et pourtant vous auriez l'Europe derrière vous. Mais il faudrait agir avec promptitude et vigueur et vous servir sans scrupule de tous les moyens. Dans ce cas, le plan d'Ouvrard vous serait très utile, et je n'hésiterais pas à reconnaître la régence pour avoir une partie de l'Espagne pour moi. Une fois sur l'Ebre, vous pourriez vous-même négocier et traiter avec les cortès, qui seraient sans doute retirées à Cadix, où nos flottes iraient les inquiéter. Vous pourriez même alors traiter avec l'Angleterre pour entrer en compte avec elle sur l'affaire des colonies, et vous pourriez lui offrir une part du marché afin qu'elle vous aidât à réduire les cortès : nul doute qu'elle ne vînt à composition. Ce plan réussissant élèverait la France à un haut point de gloire et de prospérité, et peut-être est-il moins aventureux qu'il ne le semble. " 3 o Le moyen de la paix : il est bien simple ; c'est la retraite des ministres, ou du moins de toutes les personnes qui ont été employées directement ou indirectement dans les négociations avec les cours étrangères ; alors on rejettera toute la faute sur ceux qui se retireront. On dira aux alliés que rien de ce qui a été fait n'est valable, parce qu'on a outrepassé les ordres du roi. On détruirait, sinon sans faiblesse, du moins sans honte, l'armée d'observation ; on enverrait un nouvel ambassadeur en Espagne, et, ne songeant plus aux affaires extérieures, on ne s'occuperait que de l'intérieur de la France. Vous n'avez qu'à dire un mot, mon cher ami ; quant à moi, je suis prêt, et vous savez que j'ai toujours ma démission dans l'une de mes poches. Mais souvenez-vous bien qu'il faut prendre un parti et que vous ne pourrez pas rester comme vous êtes : les fonds dégringolant, le commerce terrifié, les esprits agités, les alliés voulant avoir des réponses et faire quelque chose, la Russie et l'Angleterre menaçant, vous obligent à une décision, sans quoi la machine s'écroulera et tombera sur vous. Prendrez-vous le parti de suivre le plan de Vérone, et enverrez-vous votre note à Madrid avec celle des alliés, cela vous donnera six semaines de répit ; au bout de ce temps, ce sera la paix ou la guerre : si c'est la paix, l'Angleterre achève ses négociations et elle s'empare de tout le commerce d'Amérique ; si c'est la guerre, c'est la guerre avec l'Angleterre, car elle aura eu le temps de conclure ses traités et il faudra bien qu'elle les soutienne. Vous vous retrouverez dans la même position, avec cette différence que l'argent anglais aura déjà créé des soldats aux cortès. L'Europe n'en sera pas mieux pour vous, car l'Autriche craint toute rupture avec l'Angleterre, et l'Autriche et la Prusse craignent également le succès de nos armées et le mouvement des troupes russes. " J'écris tout ceci, mon cher ami, sans me relire. Ma lettre vous arrivera au milieu des délibérations du conseil ; peut-être y trouverez-vous quelque idée utile. J'aurais voulu mieux servir le roi ici ; mais en seconde ligne, on ne peut avoir que du zèle. Tout à vous sincèrement. Ecrivez-moi, et surtout dites- moi de revenir. " Chateaubriand. " " P. S . C'est Ouvrard qui vous porte cette lettre : lui et ses plans ont beaucoup plu ici ; il vaut la peine d'être écouté. Le duc de Wellington part après-demain ; le congrès se meurt : s'il était mort avant de naître, il nous aurait tirés d'un grand embarras. " Ouvrard reste, et envoie un courrier, dont je profite pour vous faire passer cette lettre. Son plan plaît au prince de Metternich, qui hait les révolutions, et qui croit y voir un moyen de tuer celle d'Espagne. Le comte de Nesselrode trouve, de son côté, dans le plan d'Ouvrard de l'argent pour mener l'affaire. Ouvrard ne demande rien, et se contente de dire : " Reconnaissez la régence, et je me charge de tout. Mon emprunt a déjà porté un coup terrible aux emprunts des cortès ; et l'Angleterre sent si bien le danger de mon plan pour elle, qu'elle est furieuse. " En effet, le duc de Wellington jette ici feu et flamme, et Gentz a conseillé à Ouvrard de ne pas se présenter chez le duc. Ouvrard va attendre qu'il soit parti ; et je ne serais pas étonné qu'il parvînt à faire adopter quelque chose de ses idées au prince de Metternich et à l'empereur Alexandre. Cependant M. de Metternich sera gêné à cause de l'Angleterre. Ouvrard dit qu'il se contenterait de la reconnaissance de la régence par la Russie pour accomplir son plan. Il dit aussi qu'il lui importe peu que la régence soit battue et en fuite, qu'il ne lui faut que son nom de régence et qu'avec son argent il saura bien la ressusciter. Quant à nous, il est bien évident que nous ne pouvons reconnaître la régence, que si nous déclarons la guerre. J'ai fait à Ouvrard une objection frappante : je lui ai dit que si la Russie adoptait son plan, et qu'elle reconnût la régence tandis que la France resterait en paix, lui, Ouvrard, se trouverait gêné en France, et gênerait également le gouvernement ; car il est clair que les cortès nous demanderaient pourquoi nous laissons un Français, agent d'une puissance en guerre avec elles, équiper, soudoyer, armer des sujets rebelles. A cela il répond que, s'il embarrasse le gouvernement, il agira de Bruxelles, ou de l'Angleterre même où il saura bien trouver ce qu'il lui faudra. " Tout cela peut être chimérique ; mais, comme me le disait hier le prince de Metternich : " Ce n'est pas Ouvrard qui est fabuleux, ce sont les temps où nous vivons. " " Paris, ce jeudi 5 décembre 1822. " Mon cher Chateaubriand, je ne sais si vous pourrez lire mon griffonnage ; car je viens de passer la nuit blanche auprès d'un de mes enfants, malade depuis quinze jours, et j'ai les nerfs dans un tel état que j'ai à peine à tenir ma plume : aussi serai-je court, et pour vous et pour moi. " Je vous remercie de votre excellente lettre, du 28 novembre, et de la réponse parfaite que vous avez opposée en notre nom sur l'indépendance des colonies. Ce n'est qu'en traitant ainsi les questions avec force, netteté et politique, qu'on peut cesser de rester enlacé dans les filets de ces insulaires marchands. Ils jouent maintenant un nouveau rôle à Madrid ; ils veulent s'y faire croire plus mal vus et plus maltraités que tous les autres, à cause de leur armement contre l'île de Cuba ; mais n'en croyez rien : ils tireront profit de leur expédition, et ensuite profit de l'état désespéré de la Péninsule, pour se faire payer plus cher les secours qu'ils consentiront à leur donner. " Serait-il possible que les alliés fussent les dupes de cette politique, et qu'ils ne vissent pas combien ils la servent par l'envoi inopportun des notes qu'ils ont dressées pour le gouvernement de Madrid ? " Nous envoyons un courrier pour essayer de leur faire sentir combien les choses sont changées depuis que ces notes ont été rédigées. L'Angleterre s'est démasquée à Cuba, à Madrid et, en dernier lieu, au congrès, par la proposition relative aux colonies espagnoles, qu'elle n'a faite évidemment que pour s'autoriser, par la suite, de cette communication et reconnaître à son aise toutes les colonies qui voudront bien lui accorder des avantages commerciaux. " La position est changée encore par la dispersion complète de l'armée de la foi et l'établissement sur nos frontières de l'armée de Mina, ce qui fait que l'envoi des notes, le départ des ambassadeurs de Madrid et le commencement des hostilités ne font qu'un seul et même fait accompli dans huit jours. " Enfin, la position est changée par l'expérience faite sur nos fonds, notre commerce maritime, notre industrie ; par l'expérience de l'effet désastreux qu'aura sur eux une guerre qui, je dois vous le dire, en opposition avec les déclamations soldées de quelques journaux, est repoussée par l'opinion la plus saine et la plus générale, tandis qu'elle est désirée, et vivement désirée, nous en sommes sûrs, par les meneurs libéraux, qui ont l'habileté cette fois de laisser crier par leurs subalternes qu'ils ne la veulent pas. " Voilà, mon ami, dans quelles circonstances nous sommes appelés à faire une note qui, en vérité, n'est plus de saison, qui, dans une affaire fort difficile et fort délicate à conduire, va nous engager de la manière la plus favorable à la résistance des libéraux espagnols, à l'opposition des libéraux français, au triomphe des libéraux de tous les pays. " D'un autre côté, il serait affreux pour nous, et nous ne saurions nous y résoudre, de nous séparer de l'empereur de Russie, de l'Autriche et de la Prusse, pour imiter, qui ? la seule puissance dont nous avons tant de raisons de nous méfier : l'Angleterre. " Voyez, mon cher, de faire tous vos efforts pour éviter un tel malheur ; car, n'en doutez pas, si on donne suite immédiate à ces notes, on compromet la cause que nous servons ; et j'ai plus d'une donnée pour pouvoir garantir qu'on ira contre le but qu'on se propose. " Au contraire, si les alliés voulaient consentir à ce que la mesure de retirer leurs ambassadeurs d'Espagne fût remise, pour le moment de l'exécution, à la décision de la réunion, à Paris, de leurs ambassadeurs et de notre ministre des affaires étrangères, nous contiendrions l'Espagne par la crainte de cette mesure, et nous en userions au moment opportun. Obtenez cela, dont je n'ai pas le temps de vous développer tous les avantages, mais que vous saurez bien faire valoir ; car ils sont évidents et immenses. Qu'on nous rende justice ; qu'on se pénètre bien de la conviction que nous sommes plus intéressés que personne à la destruction de la révolution d'Espagne ; qu'on se rappelle que nous n'avons reculé devant aucune des conséquences qu'amène la volonté franche de cette destruction, et qu'on ne nous impose pas des mesures qui vont directement contre le but qu'on se propose. " Je n'ai plus qu'un mot à ajouter, mon cher. Vous me disiez dans votre lettre que ceux dont l'opinion ne serait pas suivie dans une affaire aussi grave ne pourraient utilement la diriger ; je suis tout à fait de votre avis, et ai déjà prouvé que je savais me décider. Dieu veuille, pour mon pays et pour l'Europe, qu'on ne persiste pas dans une détermination que je déclare à l'avance, avec une entière conviction, compromettre le salut de la France elle-même. " Adieu, mon cher Chateaubriand ; j'aurais voulu pouvoir entrer avec vous dans quelques détails ; vous y suppléerez ; qui mieux que vous le pourrait ? Compliments à vos collègues. De coeur, tout à vous, " J. de Villèle. " " Vérone, ce 3 décembre 1822. " Voici vraisemblablement, mon cher ami, la dernière lettre que je vous écris de Vérone, à moins d'événements. Nous attendons votre courrier du 10 au 11, et je partirai immédiatement après son arrivée. " Les affaires d'Italie sont finies, et aussi bien que possible pour la France, vu les circonstances. " L'évacuation du Piémont commencera le 1er janvier et sera complétée le 1er septembre ; on retirera quelques troupes de Naples, et on diminuera la contribution en argent. Il n'y aura point de tribunal commun en Italie, et le prince de Carignan ne sera point exclu de la couronne : ainsi les intentions du roi sont remplies. " Je vous ai écrit de longues lettres sur nos affaires d'Espagne ; mais au moment où je vous écris votre parti doit être pris. Ainsi en vous parlant encore de l'Espagne, je ne ferais que rabâcher. " A présent, mon cher ami, encore un dernier mot sur vos intérêts particuliers : mon dévouement m'a acquis le droit de vous en parler. Je vais sans doute être obligé d'aller à Londres ; je ne serai pas à Paris pour prêcher la concorde et vous réunir des voix dans la chambre. Vous y aurez sans doute une grande majorité ; mais songez bien qu'une opposition royaliste contre un ministère royaliste, si faible qu'elle puisse être, est ce qu'il y a de plus déplorable, et qu'à la longue elle réussira. Vous pouvez tout finir, tout aplanir, en plaçant quelques hommes, et vous êtes ministre pour la vie. Quand j'insiste tant, mon cher ami, qu'ai-je en vue ? Vos intérêts et ceux de la France. Que pourrait-il m'arriver à moi ? De me retirer avec vous ; et vous savez par expérience que je fais bon marché des places. Si quelque malheur arrive, mon cher Villèle, vous vous souviendrez des conseils persévérants d'une amitié aussi sincère que désintéressée. " Tout à vous, " Chateaubriand. " " Paris, le 10 décembre 1822, à quatre heures du soir. " Mon cher Chateaubriand, M. Rotschild m'offre encore une occasion de vous écrire ; j'en profite au dernier moment, ne l'ayant pu plus tôt. L'armée de la foi a été refoulée en France par celle de Mina : environ 3 000 soldats royalistes passent en ce moment de Bourg-Madame à quelque autre point de la frontière, par lequel ils vont rentrer en Espagne. Mina n'avait pas plus de 6 à 7 000 hommes, qu'il a établis à Puicerda, où il ne pourra pas rester, car déjà les guérillas le tracassent sur ses derrières. Mais il résulte de ces événements, et il est avoué par tous les Espagnols que nous voyons, que jamais les royalistes espagnols, même alors que les autres gouvernements les aideraient, ne pourraient faire la contre-révolution en Espagne sans le secours d'une armée étrangère ; il paraît aussi que la direction politique indiquée comme ralliement par la régence était trop exclusive pour réunir des masses suffisantes et sur tous les points de la Péninsule. " Cette débâcle, la connaissance plus ou moins exacte des dispositions du congrès, la vivacité avec laquelle la guerre a été prêchée par nos petits journaux, tout s'est réuni depuis quelques jours pour gâter notre position. Si l'on veut pour cela nous traîner à la suite de l'inopportunité des notes du congrès, je crois qu'on aura tort. Je vous l'ai écrit, et j'espère que ce que votre bon esprit avait pressenti lui-même, vous l'avez fait valoir avec force auprès des souverains, lorsque vous aurez su qu'on l'adoptait ici comme règle de conduite. " Adieu. Le courrier va partir. Mille compliments affectueux à vos collègues. De coeur et pour la vie, tout à vous. " J. de Villèle. " " A Madrid, les clubs furibondent, les cortès se modèrent, les ex-ministres, le duc de l'Infantado même, sont en liberté. " " Vérone, ce jeudi soir 12 décembre 1822. " J'ai reçu, mon cher ami, votre lettre du 3 de ce mois, vingt-quatre heures avant celle du 2 du mois passé. Aussitôt que la première m'est parvenue, j'ai couru chez le prince de Metternich, et j'ai eu ce matin avec lui une conversation de la dernière importance. L'empereur de Russie m'a aussi accordé une audience, et ce généreux prince m'a parlé plus d'une heure, avec un intérêt pour le roi et pour la France véritablement admirable. Le prince de Metternich est d'avis que j'aille moi-même rendre compte à Paris de ces conversations. J'avance donc, en conséquence, mon voyage de trois jours ; j'irai vite, et, sauf le retard au passage des montagnes, j'espère arriver du 18 au 20. En deux mots, les trois puissances ne retireront pas leurs notes et les feront partir pour Madrid, en nous accordant toutefois quelques jours pour agir avec elles, si nous le voulons. Mais elles conçoivent que le moment n'est peut-être pas opportun pour nous, et que nous pouvons désirer agir un peu plus tard après elles. Le prince a saisi cette idée, que j'ai suggérée, et vous voyez quel parti vous en pouvez tirer. On peut faire partir une note en même temps que celle des alliés, note à la fois comminatoire et conciliatrice. Notre ambassadeur peut rester un moment après la retraite de ceux des alliés, annonçant son départ et la ferme résolution de la France de ne se séparer jamais de l'alliance continentale, mais en même temps montrant toute la sollicitude de la France pour le salut de l'Espagne, et la suppliant d'écouter la voix de la raison avant de se précipiter dans un abîme de malheurs. Il me semble, mon cher ami, que si l'on saisit bien cette idée, une nouvelle route peut s'ouvrir devant nous ; nous pouvons arracher à l'Angleterre un rôle qu'elle se propose de jouer, celui de médiateur ; et si nous sommes repoussés, la guerre est justifiée aux yeux de tout homme raisonnable. Je vous développerai tout ceci ; et j'espère qu'aucune détermination n'aura été prise avant mon arrivée à Paris. Demain, le prince de Metternich doit me lire la dépêche qu'il va adresser à M. Vincent. Je serais trop heureux, mon cher ami, si mes dernières paroles à Vérone n'étaient pas perdues pour le bonheur de notre pays. " Tout à vous pour la vie. " Chateaubriand. " Ces lettres sont assez curieuses, historiquement parlant ; elles font connaître le caractère d'esprit des deux ministres dont l'union et la division ont le plus contribué à la prospérité et à la perte de la Restauration. M. de Villèle ne voyait guère que le présent ; nous n'étions guère occupé que de l'avenir. On trouve ici la première ébauche de notre plan pour l'entreprise d'Espagne, tel que nous l'avions à peu près tracé à Londres et envoyé à M. de Montmorency. Il est singulier que ce plan soit précisément celui que proposait au gouvernement actuel M. Thiers, un des hommes les plus remarquables que la révolution de 1830 ait produits : l'envie a devancé ses succès ; elle n'a fait que suivre les miens. M. de Villèle dans sa dernière lettre est agité par la perturbation des fonds publics, par les négociations anglaises relatives à l'exploitation des colonies américaines, par les idées de finances et de commerce, qui ne le quittent pas et qui l'empêchent, malgré la perspicacité de son esprit, de s'élever dans ce moment à de plus hautes considérations. Il est content de nos notes sur la traite des nègres et sur les colonies espagnoles, parce que nous y défendons des intérêts matériels ; mais il ne veut pas la guerre : il craint que si les dépêches des cours arrivent à Madrid, elles n'amènent immédiatement les hostilités ; il nous prie de remédier à ce mal : les dépêches étaient parties. Attaché à notre système, nous étions bien aise, à part nous, de l'expédition des documents, lesquels après tout ne nous engageaient à quoi que ce soit, et étaient même calculés exprès pour ne rien produire. Il résulte aussi de cette correspondance que nous et M. de Villèle avions chacun une idée fixe : nous voulions la guerre, il voulait la paix ; nous attribuions à tous les alliés les sentiments particuliers d'Alexandre, afin d'accoutumer M. de Villèle à l'idée des hostilités. M. de Villèle magnifie, de son côté, les revers des royalistes espagnols, afin de calmer l'ardeur supposée du congrès à Vérone. Nous disons au président du conseil que le voeu très prononcé des puissances est pour la guerre, qu'il ne s'agit pas de l'occupation de la Péninsule, qu'il n'est question que d'un mouvement rapide ; nous montrons un succès facile, et pourtant nous savions que le congrès de Vérone ne voulait point la guerre ; nous craignions que notre mouvement ne se prolongeât bien au delà de l'Ebre ; nous pensions qu'il nous faudrait occuper longtemps l'Espagne, pour faire une bonne besogne, mais nous ne révélions pas tout, afin d'arriver à notre but, et nous nous disions secrètement : " Une fois la Bidassoa passée, il faudra bien que le président du conseil, actif, capable et décidé, aille de l'avant. " M. de Villèle nous raconte ses succès dans l'intérieur, il calcule les millions que nous aurons de reste : " Pourquoi faut-il, s'écrie le grand financier, que ces malheureuses affaires viennent troubler une telle prospérité ? " Dans une autre lettre, nous mandons à notre habile correspondant : " La France a la main forcée ; la Russie trouve qu'on ne va pas assez loin ; l'Autriche n'a marché que pour ne pas rompre avec la Russie ; la Prusse craint le moindre mouvement, et l'Angleterre s'oppose à tout. " M. de Villèle n'est apparemment frappé que de cette phrase : La France a la main forcée , sans faire attention à la phrase qui suit et qui contredit formellement notre assertion. Toujours obsédé de son idée de paix, il nous écrit : " Serait- il possible que les alliés fussent les dupes de cette politique (anglaise), et qu'ils ne vissent pas combien ils la servent par l'envoi inopportun des notes qu'ils ont dressées pour le gouvernement de Madrid ? " M. de Montmorency était aussi pour la guerre ; mais il avait un but tout autre que le notre ; son opinion était même très ardente ; nous, nous laissions du doute sur notre détermination ; nous ne voulions pas nous rendre impossible ; nous redoutions qu'en nous découvrant trop, le président du conseil ne voulût plus nous écouter. Ayant pris à Vérone l'initiative sur la question des hostilités, ne fréquentant guère que l'empereur de Russie, le duc Matthieu devait de son côté représenter tous les princes transportés d'une fureur belliqueuse. Nous supposons qu'une de nos lettres et qu'une lettre de M. de Villèle, séparées des pièces officielles, fussent tombées dans des mains étrangères, ne se serait-on pas écrié : " Voyez ! M. de Villèle et M. de Chateaubriand disent, l'un qu'on ne lui laisse pas les deux boules , l'autre que nous avons la main forcée ? " Or, cela était d'une fausseté palpable, témoin les documents de Vérone, témoin notre dernière conversation avec M. de Metternich (on en parlera tout à l'heure), témoin enfin les machinations de l'alliance contre notre entreprise durant la périlleuse intervention dans la Péninsule. La résolution secrète de nous laisser là était bien décidée dans la majorité du congrès, ce qui n'empêchait pas les propos d'être tout farcis de par la Pâque- Dieu ! et de par la mort ! On craignait Alexandre, on l'endormait avec des discours : à entendre parler à voix haute ceux qui nous suppliaient à voix basse de prévenir la rupture, ils allaient mettre l'Espagne à sac. Et cependant, pour le répéter, tonte la prétendue coercition se réduisit aux dépêches vagues des cabinets de Berlin, de Vienne et même de Pétersbourg, dans lesquelles ce qui domine est un désir immodéré de la paix. M. de Villèle fut entraîné au combat, non par le continent, mais par la force même des choses. Lorsque le président du conseil, malgré sa sagesse, se vit engagé dans la guerre, il en dirigea merveilleusement les opérations financières, comme nous en conduisîmes avec quelque bonheur les opérations politiques. Les fonds montèrent au lieu de descendre : M. de Villèle s'en étonna ; il ignorait la puissance d'un peuple quand on agit dans le sens de l'instinct de ce peuple. Environné de gens de bourse, dont l'agiotage était dérangé par le bruit du canon, il s'effarouchait des cris du spéculateur en défaut : il avait la bonté de regarder comme des hommes d'expérience et de fait une troupe domestique de la Convention et de l'Empire, laquelle, changée en coulissiers, se troublait par la crainte de nos succès et se ranimait à l'espérance de nos revers. Que pouvait-on craindre des deux mondes du despotisme et de l'anarchie ? Le premier était paralysé depuis que la victoire ne lui agitait plus les bras ; le second avait senti son énergie arrêtée sous l'habit de chambellan, camisole de force que lui avait mise le premier. Cependant M. de Villèle, si modéré, était lui-même déterminé quand on l'attaquait dans sa partie sensible. Tandis qu'il hésitait sur l'expédition d'outre-Pyrénées, il faisait partir pour Londres cette note. Il mit le marché à la main à l'Angleterre : l'Angleterre recula devant lui à propos d'un traité de commerce, comme elle recula devant nous au sujet de la guerre d'Espagne. Copie de la note adressée au gouvernement anglais . " Le soussigné, chargé d'affaires de France, a reçu de son gouvernement l'ordre exprès de présenter à son excellence le ministre des affaires étrangères de Sa Majesté britannique les communications suivantes : " Le gouvernement de Sa Majesté très chrétienne vient d'être informé que le 15 de ce mois le ministre espagnol a, dans une séance secrète des cortès, demandé et obtenu l'autorisation de conclure un traité de commerce avec l'Angleterre. On ajoute que pendant la discussion un orateur ministériel a présenté cette mesure comme un sacrifice au prix duquel on pourrait espérer des secours devenus indispensables. " Le cabinet de Saint-James connaît parfaitement et il apprécie les motifs qui ont forcé la France à maintenir un corps d'observation sur les limites des provinces d'Espagne, qui sont en proie à l'anarchie et à la guerre civile. Ce cabinet n'ignore pas non plus les dangers auxquels la personne du roi d'Espagne et sa famille ont été récemment exposés. " Sa Majesté britannique a envoyé M. le duc de Wellington au congrès de Vérone, où les souverains alliés sont en ce moment occupés à concerter les moyens les plus propres à mettre un terme aux calamités de l'Espagne. " Dans de pareilles circonstances, une négociation séparée avec l'Angleterre aurait pour résultat infaillible de donner aux principes qui dirigent aujourd'hui le gouvernement espagnol un appui moral dont les conséquences sont faciles à apprécier. " Le gouvernement français se refuse à croire que telles puissent être les intentions de Sa Majesté britannique. Il se flatte que les explications loyales que le ministère anglais lui donnera ne laisseront aucun doute sur l'état actuel des relations du cabinet de Saint-James avec le cabinet espagnol. Le gouvernement français attend ces explications avec confiance. Les ministres de Sa Majesté britannique reconnaîtront facilement que, dans la situation où se trouve la France vis-à-vis de l'Espagne, une décision immédiate de la France doit résulter de ces explications . " De son côté, le gouvernement français sera toujours disposé à donner à ses alliés, par sa conduite et par les éclaircissements qu'ils pourraient désirer, la preuve de l'intention qu'il a constamment montrée de concourir au rétablissement de l'ordre dans la Péninsule, sans renoncer, s'il est possible, aux avantages de la paix dont jouit l'Europe. " Chapitre XXX M. Ouvrard. - Lettre du vicomte de Montmorency. - Nos rapports personnels avec l'empereur de Russie vont commencer. Mais qu'était-ce que cette apparition de M. Ouvrard dont il est question dans notre lettre du 28 novembre ? Nous avions reçu de Milan, sous la date du 24 du même mois, le billet suivant de M. de Montmorency : " Milan, ce 24 novembre 1822. " Noble vicomte, je rencontre ici M. Ouvrard, qui me cause un peu d'étonnement et même des sentiments pénibles par les dernières nouvelles de la régence. Vous sentez que c'est dans les intérêts de celle-ci et de son emprunt qu'il voyage. Il a désiré une lettre pour un de nos plénipotentiaires, et je vous donne la préférence en vous priant de l'introduire auprès de vos collègues. Je l'engage à être le moins longtemps possible à Vérone, où l'on parlera trop de son arrivée, et à revenir le plus tôt possible. Dites à M. le prince de Metternich que je l'engage à l'écouter. Le tout est en bonnes mains, noble vicomte. Ecrivez encore par lui. Je suis fort content des nouvelles qu'il apporte des élections : cinq mauvaises. Que Dieu vous inspire ! Parlez de moi à vos collègues et à tout le congrès. " Montmorency. " M. Ouvrard arriva donc avec des plans pour renverser les cortès au nom de la régence d'Urgel, sans avoir besoin d'aucune puissance. Ces plans, chimériques quant aux intérêts moraux, ne l'étaient pas quant aux intérêts matériels. Le banquier à imagination amusa M. de Metternich : l'idée de faire la guerre avec de l'argent et la seule régence d'Urgel, en mettant la France hors de cause, caressait le penchant du prince. Maintenant, l'ordre chronologique des affaires nous conduit à parler des rapports que l'empereur de Russie voulut bien avoir avec nous. Quel lieu habite- t-il aujourd'hui ? Son sépulcre. Le czar a disparu dans un coin inhabité de son empire : un nouveau coup de vent de la fortune nous a jeté dans une autre solitude ; nous sommes bien placé, au delà du monde passé, sur le peu de terre qui nous porte encore, pour retracer la vie d'un monarque dont il était si utile aux intérêts de la France de conserver à Vérone la fructueuse amitié. Après Bonaparte, Alexandre est la plus grande figure historique de la période napoléonienne. Chapitre XXXI Alexandre. - Abrégé de sa vie. Alexandre Ier, Paulowitsch (fils de Paul), né le 23 décembre 1777, marié le 9 octobre 1793 (date funeste) à Louise-Marie-Auguste, depuis Elisabeth Alexiowna, princesse de Baden, passa son enfance sous la tutelle de Catherine II. Il fut élevé par Laharpe, Suisse, ou, si l'on veut, Français de Lausanne. Il parvint au trône le 24 mars 1801 : son père, Paul Ier, fut trouvé étranglé dans son lit. Paul était fou, mais ne manquait ni d'instruction, ni d'esprit, ni de générosité ; ces qualités, surtout la dernière, se retrouvèrent dans son fils aîné. Paul était ce comte du Nord reçu avec éclat à Versailles et à Chantilly, où les fêtes de leurs anciens maîtres ont cessé. La fin violente d'un autocrate était dans les moeurs russes, comme celle d'un sultan dans les moeurs turques : l'affranchissement sous le despotisme prend la forme de l'assassinat. Les vertus d'Alexandre ne permettent pas de penser qu'il fut instruit à fond de la conjuration. Une abdication était devenue nécessaire ; il crut à l'abdication, non à la mort ; son élévation à l'empire fut le résultat d'un meurtre, non d'un parricide. Les premiers actes du règne d'Alexandre annoncèrent ce qu'il était : différents ukases diminuent les impôts, favorisent l'industrie, améliorent le système de douanes et de finances, permettent le commerce à la noblesse, font remise des amendes judiciaires, délivrent les individus détenus pour dettes, nomment des commissions pour adoucir le sort des exilés : on en trouva jusque dans la mer d'Archangel, tout cassés de misère et de vieillesse, et qui ne savaient plus pourquoi ni à quelle époque ils avaient été enchaînés dans les cloîtres d'un couvent glacé. Alexandre abolit la confiscation, régla l'administration de la justice, prononça des peines contre les magistrats concussionnaires, exigea l'unanimité des juges dans la condamnation à mort, mit fin au tribunal secret qui connaissait exclusivement des crimes politiques, fonda et réorganisa sept universités, créa plus de deux mille écoles primaires, leva la censure pour les écrits, borna le pouvoir des gouverneurs de province, détruisit la servitude personnelle en Estonie, en Livonie, en Courlande, et la restreignit dans le reste de l'empire. Il maintint d'abord la paix qu'il trouva rétablie entre la Russie et la France, après les campagnes de Suwarow et de Korsakow, sous Paul Ier. En 1802, il contracta une alliance, qui devint une amitié durable avec Frédéric-Guillaume III. Quand Napoléon, vainqueur de l'Autriche, abattit la Prusse, grand dans le combat, petit après la victoire, il répandit ces bulletins troupiers qui calomniaient une noble reine. La paix de Tilsitt laissa au czar le loisir de jeter les fondements des institutions militaires de son empire. Forcé par les circonstances et peut-être entraîné par l'ambition de partager le monde avec un grand homme, Alexandre s'occupa à Tilsitt d'un traité secret en dix articles. Par ce traité, la Turquie européenne était dévolue à la Russie ainsi que les conquêtes que les armes moscovites pourraient faire en Asie. De son côté, Bonaparte devenait maître de l'Espagne et du Portugal, réunissait Rome et ses dépendances au royaume d'Italie, passait en Afrique, s'emparait de Tunis et d'Alger, possédait Malte, envahissait l'Egypte, ouvrant la Méditerranée aux seules voiles françaises, russes, espagnoles et italiennes. Sincère comme homme, en ce qui concernait l'humanité, Alexandre était dissimulé comme demi-Grec en ce qui touchait à la politique : en même temps qu'il flattait Napoléon, qu'il déclarait la guerre aux Anglais et traitait l'attaque contre la flotte de Copenhague d'insigne brigandage , un de ses officiers allait à Londres rassurer le cabinet de Saint-James et lui témoigner son admiration. Aussi, quand les dix vaisseaux de guerre russes chargés du blocus de Lisbonne furent pris par les Anglais, l'amirauté les conserva et les rendit bientôt au czar. Bonaparte croyait s'être joué de ce prince à Erfurth et l'avoir enivré d'éloges. Un général écrivait : " Nous venons de faire avaler un verre d'opium à l'empereur Alexandre, et pendant qu'il dormira nous irons nous occuper ailleurs. " Un hangar avait été transformé en salle de spectacle ; deux fauteuils à bras étaient placés devant l'orchestre pour les deux potentats ; à gauche et à droite, des chaises garnies pour les monarques ; derrière, des banquettes pour les princes : Talma, roi de la scène, joua devant un parterre de rois. A ce vers : L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux. Alexandre serra la main de son grand ami , s'inclina, et dit : " Je ne l'ai jamais mieux senti. " Aux yeux de Bonaparte Alexandre était alors un niais ; il en faisait des risées avec ses chambellans et ses généraux ; il le méprisait parce qu'il le croyait sincère ; il l'admira quand il le crut fourbe. " C'est un Grec du Bas-Empire, disait-il, il faut s'en défier. " A Erfurth Napoléon affectait la fausseté effrontée d'un soldat vainqueur ; Alexandre dissimulait comme un prince vaincu : la ruse luttait contre le mensonge, la politique de l'Occident et la politique de l'Orient gardaient leurs caractères. Le fils de Paul profita tantôt de son alliance, tantôt de ses guerres avec Bonaparte, pour réunir à la Russie la Finlande, la Géorgie, plusieurs districts de la Perse, la Bessarabie et le royaume de Pologne. En 1813 son armée étonna l'Allemagne par sa magnifique tenue ; en 1814 il entra dans Paris ; en 1815 il mit en marche une seconde armée de trois cent mille combattants, avec 2 000 pièces de canon attelées. Telle fut la puissance d'Alexandre, à qui Napoléon légua l'Europe. Ce prince était aussi grand par l'âme que Napoléon l'était par le génie : ses paroles et ses actions ont un caractère de magnanimité qui manque à l'homme étonnant devant lequel il s'éclipsait. Dans sa proclamation de Varsovie, 22 février 1813, il disait : " Nous avons jugé convenable d'instruire l'Europe de nos projets ; c'est aux peuples comme aux rois que nous rappelons leurs devoirs et leurs intérêts..... " ...Profitant de nos victoires, nous tendons une main secourable aux peuples opprimés. Le moment est venu : jamais occasion ne se montra plus belle à la malheureuse Allemagne ; notre ennemi fuit ; il étonne par son effroi les nations accoutumées à n'être étonnées que de son orgueil et de sa barbarie... Ce sont nos bienfaits et non les limites de notre empire que nous voulons étendre jusqu'aux nations les plus reculées. Le sort de la Guadiana et du Vésuve a été fixé sur les bords du Borysthène ; c'est de là que l'Espagne recouvrera la liberté, qu'elle défend avec héroïsme dans un siècle de faiblesse et de lâcheté. " Nous adressons aux peuples, par ce manifeste, ce que nous avons chargé nos envoyés de dire aux rois..... " Il faut que la Germanie rappelle son courage... Si le Nord imite le sublime exemple qu'offrent les Castillans, le deuil du monde est fini... Si après tout cela une nation égarée puisait dans des événements si extraordinaires quelques sentiments généreux : si elle jetait ses yeux baignés de larmes sur le bonheur dont elle a joui sous ses rois, nous lui tendrions une main secourable. L'Europe, sur le point de devenir la proie d'un monstre, recouvrerait à la fois son indépendance et sa tranquillité. Puisse enfin de ce colosse sanglant qui menaçait le continent de sa criminelle éternité ne rester qu'un long souvenir d'horreur et de pitié ! " Dans une autre proclamation, en date de Kalisch, 25 mars 1813, Alexandre appelait aux armes les peuples de l'Allemagne et leur promettait, au nom des souverains, des constitutions propres à fixer leur indépendance. Les jeunes générations germaniques entendirent cette voix dans leurs retraites studieuses ; leurs professeurs devinrent leurs capitaines ; elles quittèrent Homère et prirent l'épée. Peu après la campagne de France, la plus savante et la plus admirable de toutes les campagnes de Napoléon, les maires de Paris vinrent au quartier général des Russes pour régler une capitulation ; Alexandre leur dit : " Votre empereur, qui était mon allié, est venu jusque dans le coeur de mes Etats y apporter des maux dont les traces dureront longtemps ; une juste défense m'a amené jusque ici. Je suis loin de vouloir rendre à la France les maux que j'en ai reçus. Je suis juste et je sais que ce n'est pas le tort des Français. Les Français sont mes amis, et je viens leur prouver que je veux leur rendre le bien pour le mal. Napoléon est mon seul ennemi. Je promets ma protection spéciale à la ville de Paris ; je protégerai, je conserverai tous les établissements publics ; je n'y ferai séjourner que des troupes d'élite ; je conserverai votre garde nationale, qui est composée de l'élite de vos citoyens. C'est à vous d'assurer votre bonheur à venir ; il faut vous donner un gouvernement qui vous procure le repos et qui le procure à l'Europe. C'est à vous à émettre votre voeu : vous me trouverez toujours prêt à seconder vos efforts. " Paroles qui furent accomplies ponctuellement. Le 31 mars 1814 des armées innombrables occupaient la France, et les boutiques fermées se rouvrirent dans Paris ; six mois après, toutes ces troupes ennemies repassèrent nos frontières sans emporter un écu, tirer un coup de fusil, verser une goutte de sang depuis la rentrée des Bourbons. L'ancienne France se trouve agrandie sur quelques-unes de ses frontières ; on partage avec elle les vaisseaux et les magasins d'Anvers ; on lui rend trois cent mille prisonniers dispersés dans les pays où les avait laissés la défaite ou la victoire. Après vingt-cinq années de combats, le bruit des armes cesse d'un bout de l'Europe à l'autre ; Alexandre s'en va, nous laissant les chefs-d'oeuvre conquis et la liberté déposée dans la charte, liberté que nous dûmes autant à ses lumières qu'à son influence. Chef des deux autorités suprêmes, doublement autocrate par l'épée et par la religion, lui seul, de tous les souverains de l'Europe, avait compris qu'à l'âge de civilisation auquel la France était arrivée elle ne pouvait être gouvernée qu'en vertu d'une constitution libre. Alexandre avait quelque chose de calme et de triste : on le voyait se promener dans Paris, à cheval ou à pied, sans suite et sans affectation. Il avait l'air étonné de son triomphe ; ses regards presque attendris se promenaient sur une population qu'il semblait considérer comme supérieure à lui : on eût dit qu'il se trouvait un barbare au milieu de nous, ainsi qu'un Romain se sentait honteux dans Athènes. Peut-être aussi pensait-il que ces mêmes Français avaient paru dans sa capitale incendiée ; qu'à leur tour ses soldats étaient maîtres de ce Paris où il aurait pu retrouver quelques-unes des torches éteintes par qui fut Moscou affranchi et consumé. Cette destinée, cette fortune changeante, cette misère commune des peuples et des rois devaient profondément frapper un esprit aussi religieux que le sien. Alexandre ne se considérait que comme un instrument de la Providence, et ne s'attribuait rien. Madame de Staël le complimentant sur le bonheur que ses sujets, privés d'une constitution, avaient d'être gouvernés par lui, il lui lit cette réponse si connue : " Je ne suis qu'un accident heureux. " Un jeune homme, dans les rues de Paris, lui témoignait son admiration de l'affabilité avec laquelle il accueillait les moindres citoyens ; il lui répliqua : " Est-ce que les souverains ne sont pas faits pour cela ? " Il ne voulut point habiter le château des Tuileries, se souvenant que Bonaparte s'était plu dans les palais de Vienne, de Berlin et de Moscou. Regardant la statue de Napoléon sur la colonne de la place Vendôme, il dit : " Si j'étais élevé si haut, je craindrais que la tête ne me tournât. " Comme il parcourait le palais des Tuileries, on lui montra le salon de la Paix : " A quoi, dit-il en riant, ce salon servait-il à Bonaparte ? " Le jour de l'entrée de Louis XVIII à Paris, Alexandre se cacha derrière une croisée, sans aucune marque de distinction, pour voir passer le cortège. Il avait quelquefois les manières élégamment affectueuses : visitant une maison de fous, il demanda à une femme si le nombre des folles par amour était considérable : " Jusqu'à présent il ne l'est pas, répondit-elle ; mais il est à craindre qu'il n'augmente, à dater du moment de l'entrée de votre Majesté à Paris. " Un grand dignitaire de Napoléon disait au czar : " Il y a longtemps, sire, que votre arrivée était attendue et désirée ici. - Je serais venu plus tôt, répondit-il ; n'accusez de mon retard que la valeur française. " Il est certain qu'en passant le Rhin il avait regretté de ne pouvoir se retirer en paix au milieu de sa famille. A l'Hôtel des Invalides il trouva les soldats mutilés qui l'avaient vaincu à Austerlitz : ils étaient silencieux et sombres ; on n'entendait que le bruit de leurs jambes de bois dans leurs cours désertes et leur église dénudée. Alexandre s'attendrit à ce bruit des braves : il ordonna qu'on leur ramenât douze canons russes. On lui proposait de changer le nom du pont d'Austerlitz : " Non, dit-il, il suffit que j'aie passé sur ce pont avec mon armée. " Ce fut Alexandre qui eut l'idée du sacrifice à la place Louis XV. Un autel fut dressé où l'avait été un échafaud. Sept prêtres moscovites célébrèrent l'office, et les troupes étrangères, au retour d'une revue, défilèrent devant l'autel. Le Te Deum fut chanté sur un de ces beaux airs de l'ancienne musique grecque. Les soldats et les souverains mirent genou en terre pour recevoir la bénédiction. La pensée du spectateur français se reportait à 1793 et à 1794, quand les boeufs refusaient de passer sur ces pavés que leur rendait odieux l'odeur du sang. Quelle main avait conduit à la fête des expiations ces Tartares, dont quelques- uns habitaient les tentes de peaux de brebis, au pied de la grande muraille de la Chine ? Ce sont là des spectacles que ne verront plus les faibles générations qui suivront mon siècle. Un reproche grave s'attachera à la mémoire de Bonaparte : sur la fin de son règne il rendit son joug si pesant, que le sentiment hostile contre l'étranger s'en affaiblit et qu'une invasion, déplorable aujourd'hui en souvenir, prit au moment de son accomplissement quelque chose d'une délivrance. L'élite des esprits se trouve d'accord à cette époque dans le jugement terrible qu'ils ont porté de Napoléon : les La Fayette, les Lanjuinais, les Camille Jordan, les Ducis, les Lemercier, les Chénier, les Benjamin Constant, debout au milieu de la foule rampante, osèrent mépriser la victoire et protester contre la tyrannie. Qui ne se souvient de leurs paroles vengeresses ou de leurs écrits brûlants ? Courir sus à toute vie indépendante, se faire une joie de déshonorer les caractères, de violenter les moeurs particulières autant que les libertés publiques ; et les oppositions généreuses qui s'élevaient contre ces énormités seraient déclarées calomnieuses et blasphématrices ! Si le succès était réputé l'innocence ; si, débauchant jusqu'à la postérité, il la chargeait de ses chaînes ; si, esclave future engendrée d'un passé esclave, cette postérité subornée devenait la complice de quiconque aurait triomphé, où serait le droit, où serait le prix des sacrifices ? Le bien et le mal n'étant plus que relatifs, toute moralité s'effacerait des actions humaines. " Fiers défenseurs de la monarchie, dit Benjamin Constant dans L'Esprit de Conquête , supporterez-vous que l'oriflamme de saint Louis soit remplacé par un étendard sanglant de crimes et dépouillé de succès ? Et vous qui désiriez une république, que dites-vous d'un maître qui a trompé vos espérances et flétri les lauriers dont l'ombrage voilait vos dissensions civiles et faisait admirer jusqu'à vos erreurs ? " Le reste de cet ouvrage est encore plus accusateur et plus énergique. Il est certain que la postérité n'est pas aussi équitable dans ses arrêts qu'on le dit : il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance, comme il y a des passions, des engouements, des erreurs de proximité. Quand la postérité admire sans restrictions, elle est toute scandalisée que les contemporains de l'homme admiré n'eussent pas de cet homme l'idée qu'elle en a. Cela s'explique pourtant : on n'entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes ; on ne voit plus couler le sang et les larmes. La gloire faite avec du malheur reste, et l'on n'a pas senti ce malheur. Les choses qui blessaient dans le grand personnage sont passées ; ses infirmités sont mortes avec sa partie mortelle ; il ne lui survit que sa renommée impérissable. Alexandre passa de France en Angleterre : il ne vit pas sans quelque jalousie les arsenaux de la Grande-Bretagne, la Tour de Londres, qui peut armer un peuple entier, Woolwich, où les canons verdâtres tapissent la terre de leur pelouse. A Oxford, le prince régent, promu à la dignité doctorale, reçut docteurs, en costume exigé, Alexandre et le roi de Prusse. L'orateur prononça un discours latin ; des étudiants déclamèrent des morceaux de poésie sur l'incendie de Moscou et sur la chute de Napoléon : représentation d'un autre âge au milieu des plus grands événements de l'âge moderne. Le czar se rendit à Vienne pour le congrès, au commencement de l'année 1815 ; il avait alors plusieurs sujets de plainte contre le souverain nouveau possesseur de la couronne de saint Louis. Louis XVIII venait de refuser, sous prétexte de religion et par quelque motif offensant, le mariage du duc de Berry avec la soeur d'Alexandre, mariage qui eût changé le cours des choses et le sort de la légitimité : cette sorte d'éloignement et d'inimitié inexplicable avait offensé un prince généreux. Bientôt il eut connaissance du projet d'une triple alliance entre la France, l'Autriche et l'Angleterre, alliance évidemment dirigée contre l'ambition présumée du cabinet de Pétersbourg. La Benardière, attaché à l'ambassade française de Vienne, s'étant revenu placer au près de M. de Caulincourt, fit un rapport sur les griefs que la France avait contre la famille légitime. Alexandre, déjà blessé, choqué d'ailleurs de la retraite précipitée de Louis XVIII sans que celui-ci eût essayé de se défendre, fut frappé du rapport de La Benardière, et tout à coup il demanda aux alliés s'il ne serait pas bon de donner le duc d'Orléans pour roi à la France, quand on aurait une dernière fois vaincu Napoléon. Cette proposition jeta le congrès dans le plus grand étonnement ; elle manqua son effet par l'opposition de lord Clancarthy, lequel déclara n'avoir aucun pouvoir pour décider une question aussi grave. Une dépêche de Vienne, sous le numéro 25 ou 27, rendit compte à Louis XVIII de cette surprenante affaire, qui prouve qu'à la seconde restauration, pas plus qu'à la première, les alliés ne prétendaient rétablir la légitimité [Je touche occasionnellement ici un des points historiques les plus curieux et les plus secrets de notre temps : je m'expliquerai dans mes Mémoires . N.d.A.] . Malgré cette disposition particulière d'Alexandre, il restait fidèle aux engagements généraux qu'il avait pris : il apprit à Vienne, le 3 mars, à deux heures de l'après-midi, le débarquement de Napoléon ; le même jour, à cinq heures du soir, une estafette porte à Pétersbourg l'ordre de faire partir la garde. Les troupes qui se retiraient s'arrêtent ; leur longue ligne fait volte-face, et huit cent mille ennemis tournent le visage vers la France : il avait suffi de la chaleur des ailes de la renommée de Marengo et d'Austerlitz pour faire éclore des armées dans cette France, qui n'est qu'un grand nid de soldats. Le duc de Wellington avait ordre d'attendre l'arrivée des Russes ; Bonaparte ne lui en laissa pas le temps : Waterloo est un nom qu'on ne peut passer sous silence. Nous étions pendant les cent jours avec le roi : le 18 juin 1815, vers midi, nous sortîmes de Gand par la porte de Bruxelles ; nous allâmes seul nous promener sur le grand chemin : nous avions emporté les Commentaires de César , et nous cheminions lentement plongé dans la lecture. Nous étions déjà à plus d'une lieue de la ville, lorsque nous crûmes ouïr un roulement sourd. Nous nous arrêtâmes, nous regardâmes le ciel assez chargé de nuées, délibérant en nous- même si nous continuerions d'aller en avant, ou si nous nous rapprocherions de Gand, dans la crainte d'un orage. Nous prêtâmes l'oreille ; nous n'entendîmes plus que le cri d'une poule d'eau dans les joncs et le son d'une horloge de village : nous poursuivîmes notre route. Nous n'avions pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long et à intervalles inégaux : quelquefois il n'était sensible que par une trépidation de l'air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans notre esprit l'idée d'un combat. Nous nous trouvions devant un peuplier planté à l'angle d'un champ de houblon ; nous traversâmes le chemin, et nous nous appuyâmes debout contre le tronc de l'arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s'étant levé nous apporta plus distinctement le bruit de l'artillerie. Cette grande bataille encore sans nom, dont nous écoutions les échos au pied d'un peuplier et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo ! Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, nous aurions été moins ému si nous eussions été dans la mêlée : le péril, le feu, la cohue de la mort ne nous auraient pas laissé le temps de méditer ; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de nous, le poids des réflexions nous accablait. Quel était ce combat ? Etait-il définitif ? Napoléon était-il là en personne ? Le monde, comme la robe du Christ, était-il jeté au sort ? Succès ou revers de l'une et l'autre armée, quelle serait la conséquence de l'événement pour les peuples, liberté ou esclavage ? Mais quel sang coulait ? Chaque bruit parvenu à notre oreille n'était-il pas le dernier soupir d'un Français ? Etait-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouveau d'Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France ? S'ils triomphaient, notre gloire n'était-elle pas perdue ? Si Napoléon l'emportait, que devenait notre liberté ? Bien qu'un succès de Napoléon nous ouvrît un exil éternel, la patrie l'emportait en ce moment dans notre coeur ; nos voeux étaient pour l'oppresseur de la France, s'il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère. Wellington triomphait-il ? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français ? La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d'ambulance remplis de nos grenadiers mutilés ? Que sera-ce qu'une restauration accomplie sous de tels auspices ? Ce n'est là qu'une bien petite partie des idées qui nous tourmentaient. Chaque coup de canon nous donnait une secousse et doublait le battement de notre coeur. A quelques lieues d'une catastrophe immense, nous ne la voyions pas ; nous ne pouvions toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo, comme du rivage de Boulacq au bord du Nil, nous tendions inutilement les mains vers les Pyramides. Aucun voyageur ne paraissait : quelques femmes dans les champs, sarclant paisiblement des sillons de légumes, n'avaient pas l'air d'entendre le bruit que nous écoutions. Mais voici venir un courrier : nous quittons le pied de l'arbre et nous nous plaçons au milieu de la chaussée ; le courrier s'arrête : nous l'interrogeons : il appartenait au duc de Berry et venait d'Alost. Il nous dit : " Bonaparte est entré hier (17 juin) dans Bruxelles après un combat sanglant. La bataille a du recommencer aujourd'hui (18 juin) ; on croit à la défaite définitive des alliés et l'ordre de la retraite est donné. " Le courrier continua sa route. Nous le suivîmes en nous hâtant. Nous fûmes dépassé par la voiture d'un négociant qui fuyait en poste avec sa famille : il confirma le récit du courrier. Le 19 juin, la vérité fut connue. Les Français avaient obtenu d'abord des succès à l'aile gauche ; bientôt la chance tourna : Blucher, survenu avec des troupes fraîches, isola du reste de nos troupes, déjà rompues, les carrés de la garde impériale. Autour de cette phalange immobile, le débordement des fuyards entraîne tout, parmi des flots de poussière, de fumée ardente et de mitraille, dans des ténèbres sillonnées de fusées à la congrève, au milieu des rugissements de trois cents pièces d'artillerie et du galop précipité de vingt-cinq mille chevaux : c'était comme le sommaire final de toutes les batailles de l'empire. Deux fois les Français ont crié : Victoire ! Deux fois leurs cris sont étouffés sous la pression des colonnes ennemies. Le feu de nos lignes s'éteint ; les cartouches sont épuisées ; quelques grenadiers blessés, au milieu de quarante mille morts, de cent mille boulets sanglants, refroidis et conglobés à leurs pieds, restent debout appuyés sur leur mousquet, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d'eux, l'homme des batailles, assis à l'écart, écoutait, l'oeil fixe, le dernier coup de canon qu'il devait entendre de sa vie. Cette catastrophe, qui fit mourir l'empire, ramena le czar à Paris : il ne trouva plus la même faveur. On avait cru voir dans la première invasion des alliés une délivrance ; on ne vit plus dans la seconde qu'une conquête : comme cette seconde invasion n'apporta pas une liberté et imposa des charges énormes, le joug de l'étranger fut senti dans toute sa pesanteur. Ce n'étaient plus les Russes qui dominaient à Paris, c'étaient les Prussiens ; ceux-ci avaient des humiliations à venger et des défaites à cacher dans l'insolence de la victoire. Un camp anglais était établi au bois de Boulogne, et les Français avaient sous les yeux, comme oppresseurs, les deux nations qui leur sont le plus antipathiques. La France en 1814 s'était trouvée délivrée du soldat ennemi en moins de six mois ; elle se voyait maintenant occupée pour cinq années ; elle perdait Landau en Alsace, Sarrelouis en Lorraine, Philippeville, Mariembourg dans le Hainaut, Versoix dans le pays de Gex ; elle consentait à la démolition de Huningue et à rendre à la Savoie et aux Pays-Bas le territoire que nous avait assuré le traité de Paris de 1814. Elle livrait pour cinq ans seize forteresses sur la frontière, s'obligeant à y entretenir une armée d'occupation de cent quatre-vingt mille hommes. Une indemnité de cinq cents millions fut stipulée, et douze millions quarante mille francs de rentes furent créées pour l'extinction des dettes particulières contractées hors de notre territoire actuel. En ajoutant à ces sacrifices la perte causée par le passage et le séjour des troupes étrangères, on estime que chacun des cent jours a coûté à la France trente millions ; total des cent jours : trois milliards, frais d'une marche de Bonaparte. Les objets d'art nous furent ravis. Il fallait voir la double consternation de Paris quand, d'une part, le duc de Richelieu vint présenter aux chambres les funestes traités avec une voix à demi étouffée, et quand les chambres votèrent en silence ces traités. Le même sentiment patriotique éclata lorsque les étrangers enlevèrent les manuscrits des archives publiques et dépouillèrent la galerie du Louvre : Canova lui-même indiquait les chefs-d'oeuvre appartenant à l'Italie : la victoire reprenait ce qu'avait pris la victoire. Tout cela n'était point la faute d'Alexandre ; mais l'opinion ne fait point de distinction d'individus quand elle est aigrie. Lui-même, blessé de la légèreté d'un peuple pour la liberté duquel il avait tant fait, ne regardait plus les Français que comme une nation brave, mais mobile, sans raison et sans reconnaissance : en 1814, elle avait paru ravie d'être délivrée de Bonaparte ; en 1815, elle l'avait repris et secondé : le sénat, les généraux qui avaient décrété et applaudi la déchéance de Napoléon, l'avaient rétabli, et lui avaient donné une armée. Alexandre n'était pas plus content de la famille restaurée : un roi s'enfuyant sans essayer de se défendre ne lui semblait pas propre à régner et le faisait trembler pour l'avenir. Aussi, froidement accueilli, ne conservant plus ses premières sympathies et l'enchantement d'une première victoire, Alexandre vécut à part, dans les idées mystiques qui commençaient à le dominer. Il fut d'abord sans croyances, et commença par être athée, puis il devint déiste ; du déisme il passa à la religion grecque avec un penchant pour la religion catholique, dont les jésuites, et surtout le père Grivel, l'avaient entretenu. Il resta flottant : comme il cherchait de bonne foi et que son imagination était exaltée dans les choses pures, il dériva vers l'illuminisme des sectes allemandes : madame de Krudner exerça pendant quelque temps un véritable ascendant sur lui. Toutefois, les nouvelles circonstances des affaires et les nouvelles dispositions d'Alexandre ne lui ôtèrent rien de sa générosité. Dès son arrivée à Paris, le 11 juillet, trois jours après le retour de Louis XVIII, il fit cesser des actes de vandalisme commencés et arrêta la destruction des ponts d'Austerlitz et d'Iéna. " Le droit de représailles, dit-il, m'a toujours été odieux. " Il ne voulut pas que la division de ses troupes, arrivée sous les ordres du général Barclay de Tolly, consommât les dernières ressources des habitants, et il la nourrit des approvisionnements de ses magasins. Il passa dans la plaine de Vertus la fameuse revue du 10 septembre 1815, à laquelle assistèrent le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche : l' alliance y prit le nom de sainte . Au congrès d'Aix-la-Chapelle, il consentit à abréger l'occupation de la France, s'opposa de nouveau aux violences de ses alliés et remit au duc de Richelieu cette carte où était tracée la ligne qui séparait de notre sol les provinces à démembrer de la France. En retournant en Russie, il voyageait comme à son ordinaire, presque sans suite ; il s'arrêta pour entendre la messe dans une église de campagne. Après la messe, il s'approcha du prêtre, et lui baisa la main, selon l'usage des Grecs ; le pauvre prêtre, selon un autre usage, le baisa au front sans le connaître ; seulement le parfum des cheveux de l'étranger l'étonna : voilà tout ce qu'il sut jamais de l'empereur. Alexandre avait défendu les réjouissances : le synode et le conseil d'Etat voulurent lui conférer le surnom de béni ; il le refusa : " Je ne puis, dit-il, me permettre d'accepter et de porter ce surnom ; je démentirais mes propres principes en donnant à mes fidèles sujets un exemple si contraire aux sentiments de modération que je m'efforce de leur inspirer. Que mon peuple me bénisse ainsi que je le bénis ! Que la Russie soit heureuse, et qu'avec elle et moi soit toujours la bénédiction de Dieu. " Le czar ne fut point frappé de la beauté de la France ; il la trouva laide, et il avait raison, car il ne la vit ni assise au bord de la Méditerranée, ni couchée parmi ses pamprées entre les Pyrénées et la Loire. Il rentra dans le palais d'hiver de Pétersbourg, qu'il orna de tableaux achetés à La Malmaison à la mort de Joséphine. Un jour, en Italie, se promenant avec nous le long de l'Adige, il nous lit la description de la ville de Pierre le Grand : " Le soir, en été, nous dit-il, elle est éclairée d'un crépuscule qui ne ressemble ni à la lumière du jour ni à celle de la lune. Vous verriez à Pétersbourg les plantes de la Syrie et les costumes de l'Orient à la clarté du pôle. La Newa, bleue comme le Rhône à Genève, passe entre des quais de granit rose, et elle est couverte des vaisseaux de toutes les nations. " Vers la fin de notre dernière conversation avec Alexandre, à Vérone, la mélancolie, à laquelle il était sujet, le gagna : il se tut ; nous gardâmes le silence. Lorsqu'il nous prit la main et nous la serra en nous quittant, nous nous sentîmes ému, comme si quelque chose nous eût dit que nous ne le reverrions plus ; que dans trois ans nous le chercherions en vain, lui, encore si jeune, si fort, si beau, nous, si peu fait pour lui survivre. Son dégoût des affaires et des hommes publics s'augmenta quand nous fûmes jeté hors du ministère ; et il mourut dix-huit mois après notre chute. Nous lui avions annoncé notre destitution ; il nous répondit par cette lettre : " L'estime que vous m'avez inspirée, monsieur le vicomte, était indépendante de la place dont vous exerciez les fonctions. Cette estime, vos principes et vos talents vous la concilieront dans quelque situation que vous vous trouviez. Je me plais donc à vous en réitérer les témoignages, et je vous remercie des sentiments que vous m'exprimez dans votre lettre. Un glorieux souvenir se rattache à l'époque de votre ministère. La bonne cause vous doit une juste reconnaissance. Peut-être même devra-t-elle de nouveaux services à cet esprit de loyauté et de sagesse qui vous distingue, et qui, planant au-dessus des considérations personnelles, ne connaît que l'intérêt du bien et du repos publics. Ce rôle est digne de vous. Vous saurez le remplir ; et c'est dans cette confiance que je vous offre, monsieur le vicomte, la nouvelle expression des sentiments distingués autant que sincères, sur lesquels je vous invite à toujours compter de ma part. " Alexandre. " " Peterhoff, le 24 juillet 1824. La résidence favorite de l'autocrate solitaire était Czarskoé-Selo ; il y vivait séparé du monde, faisant de longues excursions dans un parc de deux ou trois lieues d'étendue : on ne voyait dans ce parc que des sentinelles. A la retraite, la musique des gardes jouait sous les fenêtres du czar des airs mélancoliques. L'impératrice Elisabeth, de son côté, passait ses jours dans un profond isolement ; elle n'avait auprès d'elle qu'une dame d'honneur et ne recevait personne à Czarskoé-Selo. Elle était mince, avait le teint et les traits délicats : une langueur était répandue sur son langage et ses manières ; son sourire était triste, sa voix douce ; en la regardant, on voyait qu'elle allait mourir. Elle errait le soir, à cheval, au pas, dans les plus sombres allées du parc, accompagnée de sa dame d'honneur et d'un écuyer ; elle évitait de se promener le matin, de peur de gêner l'empereur. Alexandre avait eu des faiblesses ; de ces faiblesses variables sortit un attachement qui dura près de onze années. Un aide de camp de l'empereur, de confident intime devint rival préféré. Ces misères, dont sont semées les vies obscures comme les vies glorieuses, firent du prince choisi un collègue de notre ambassade à Rome, et de la princesse volage une hermitaine de notre Vallée aux Loups : la princesse, encore belle, porta le deuil d'Alexandre sous des arbres qui n'étaient plus à nous et que nous avions plantés au jour de nos illusions évanouies comme les siennes. Une fille avait été le fruit d'une liaison tenue longtemps secrète. Alexandre chérissait d'autant plus cette enfant naturelle, qu'il n'avait point d'enfants légitimes. Elevée à Paris, revenue à Pétersbourg, elle touchait à sa seizième année ; prête à se marier sous les yeux de son père, elle manqua tout à coup à l'autel : quand les parures de noces, commandées en France, arrivèrent, la jeune fiancée n'existait plus. Alexandre apprit cette mort à la parade ; il pâlit et dit : " Je reçois ma punition. " Comme l'empereur était bon, il lui avait fallu une excuse pour se justifier à lui-même l'abandon dans lequel il avait laissé l'impératrice : il s'était figuré qu'elle ne l'aimait pas, que, froide et insensible, elle était incapable d'affection ; que les erreurs de son mari ne la rendaient point malheureuse : la supposant sans amour, il la supposait sans souffrance et sans jalousie. Il n'en était point ainsi : Elisabeth aimait passionnément Alexandre ; timide et réservée, elle n'avait point osé faire entendre de plainte ; elle ressemblait à l'Hermengarde de Manzoni ; elle disait comme elle : " Heureuses les femmes qui ont pu couvrir leur front du bandeau sacré avant d'avoir arrêté leurs yeux sur le front d'un homme ! Tu étais à moi ; je me taisais dans la sécurité de mon bonheur ; mes chastes lèvres n'auraient jamais osé s'ouvrir pour te révéler toute l'ivresse de mon coeur. " Averti par son heure, jam moriente die , par l'infidélité de la femme dont il avait désiré mieux, par le coup qui l'avait atteint en frappant l'enfant d'une tendresse illégitime, Alexandre se rapprocha de l'impératrice. Lorsqu'il s'aperçut qu'il était chéri d'elle, ses remords s'accrurent : il l'avait revue en 1814 à Carlsruhe ; elle le rejoignit à Vienne la même année. La religion vint achever en lui l'ouvrage des jours qui sans cesse détrompent ; mais la vie d'Elisabeth commença rapidement à décliner au moment qu'elle commença d'être heureuse. Elle aimait alors l'empereur de tout le bonheur qu'il lui rapportait et de toute la gloire qu'il avait acquise : elle, qui n'était plus mère, le suivait à la tombe d'une fille regrettée et elle priait avec lui. Alexandre était préoccupé de sa fin ; on le surprenait la nuit agenouillé dans les cimetières. Quand il partait pour quelque voyage, il avait coutume de dire : " Tous les ans on se hâte de terminer ses affaires avec moi, comme si l'on ne devait plus me revoir. " Il répétait souvent : " Je mourrai au coin d'un bois, dans un fossé, au bord d'un chemin, et l'on n'y pensera plus. " Lorsqu'il sortit de sa capitale pour n'y plus rentrer vivant, les eaux de la Newa, refoulées par la mer, furent au moment d'engloutir Pétersbourg : retiré dans les combles de son palais, Alexandre contemplait avec consternation ces désastres. La croix d'un cimetière, déracinée par les vagues, se vint placer en face du château, sous les yeux de la famille impériale : on prit ce Calvaire mouvant pour un présage funeste. Au moment de quitter Pétersbourg, le czar s'attendrit outre mesure en embrassant ses parents : parvenu à quelque distance, il fit arrêter sa voiture, et regarda la ville où il était né. Cependant Elisabeth ne voulait point se séparer de son mari, ni s'exiler sous son ciel naturel, le doux ciel de l'Italie : avec le souverain de son coeur elle alla, réconciliée à l'existence, implorer la vie dans le climat de la fausse Grèce. Elle voyageait pleine de sa joie présente et elle avait au sein la mort que ses infélicités passées y avaient mise. Elle traversa les déserts menteurs, jadis embellis pour Catherine de villages simulés et de hameaux sans bergers ; mais tout était habité pour Elisabeth ; elle voyait partout Alexandre. Des bruits des complots militaires qui le menaçaient étaient parvenus jusqu'à l'empereur : de jeunes officiers avaient puisé dans ses propres sentiments l'amour de la liberté : auteur du mal ou du bien que l'on tournait contre sa puissance, il s'éloignait pour se donner à ses compassions accoutumées et pour n'être pas obligé d'agir avec trop de sévérité. En même temps ses idées le tourmentaient ; il ne savait s'il ne devait pas se mettre à la tête des réformes : il entendait le siècle marcher dans les steppes de la Russie et la Crèce l'appeler d'une voix plaintive. Mais, cherchant la volonté de Dieu sans la démêler, il craignait de s'engager dans une fausse route, de favoriser ces innovations qui déjà avaient fait tant de victimes et si peu d'heureux. Il laissa sa femme à Taganrog, visita le Don, projeta le voyage d'Astrackhan, parcourut la côte méridionale de la Crimée, ayant l'air d'errer à l'aventure. Une fièvre causée par un froid humide la contraignit de s'arrêter dans une habitation du comte Woronzoff : se trouvant plus mal, il ordonna de la transporter à Taganrog. On croit qu'il y acquit la preuve de la conspiration ourdie contre sa vie et qui bientôt mit en danger celle de son frère. Il se contenta de dire : " Quel mal leur ai-je fait ? " Il se mourait, on a parlé de poison, de médecin suspect : rien n'est certain. L'impératrice expirante était à quelques pas de son mari visité des afflictions, sans pouvoir le voir. La maladie ne dura que onze jours. Alexandre rendit l'esprit le 13 décembre 1825. Près de retourner à Dieu, il commanda de lever les stores de ses fenêtres, et dit : " Quelle belle journée ! " et ne parla plus. L'impératrice écrivit à Pétersbourg : " Notre ange est au ciel, j'ai l'espoir de me réunir bientôt à lui. " Espérance qui ne fut réalisée que parce que toutes les autres avaient été déçues. Trois jours après, quand les peuples se présentèrent à Taganrog, pour baiser la main du cadavre, ils ne virent point le front de leur souverain : le visage du prince était couvert d'un voile. Quelques personnes ont cru qu'Alexandre, vers la fin de sa vie, s'était fait catholique. Son avènement au trône lui enleva son père ; sa descente du trône pensa renverser son empire. Après tant de bruit et de gloire, il ne resta de lui que son cercueil et la bière de sa femme ; coffres scellés et silencieux passant dans les bois éclairés de torches de pin, et accompagnés d'une horde de ces Baskirs qui campèrent dans la cour du Louvre. Là se termina l'affaire entre Alexandre et Napoléon, disparus l'un et l'autre dans un désert. Napoléon avait déjà pris son vol : aigle, on lui avait donné un rocher, à la pointe duquel il demeura au soleil jusqu'à son départ : on l'apercevait de toute la terre. L'impératrice mère, rassurée par une première lettre de Taganrog, faisait chanter un Te Deum dans les églises de Pétersbourg ; le peuple y priait, car Alexandre était adoré. Le Te Deum n'était pas fini, qu'un second courrier apporta au grand-duc Nicolas la nouvelle de sa mort. Nicolas, sorti pour recevoir le courrier, rentra dans l'église, où tout le monde fut frappé de l'altération de son visage. Il n'osa parler ; il ne dit qu'un mot au métropolitain : l'évêque s'avança vers l'impératrice mère, portant dans ses mains une croix couverte d'un voile noir. La mère comprit son malheur, et tomba sans connaissance au verset du Te Deum interrompu : In te, Domine, speravi ..... Quelles qu'aient été les hautes qualités du czar, en dernier résultat il a été funeste à son empire : il le mit trop en contact avec l'Europe de l'occident ; il y sema des germes de civilisation qu'il voulut ensuite étouffer. Tiraillées en sens contraire, les populations ne surent ce qu'on leur demandait, ce qu'on voulait d'elles, pensée ou abrutissement, obéissance passive ou obéissance légale, mouvement ou immobilité. Alexandre franc Tartare retenant ses peuples dans la barbarie, Alexandre prince éclairé les menant par degrés aux lumières, eût mieux servi son pays. Il était trop fort pour employer le despotisme, trop faible pour établir la liberté : son hésitation ne créa point l'affranchissement national, mais elle enfanta l'indépendance individuelle, laquelle à son tour, au lieu de libérateurs, ne produisit que des assassins. Chapitre XXXII Changement de dispositions. - Reprise de la narration. - Alexandre : conversation avec lui. Nous trouvons maintenant à peine le courage de représenter, causant avec nous, celui que nous venons de descendre muet dans le Saint-Denis des czars. Que lui font les congrès et les royaumes d'ici-bas ? La grandeur de la tombe rapetisse tout : la mort et la vie sont deux choses d'un ordre si différent qu'après avoir parlé de la première, on croit, en retournant à la seconde, retourner aux puérilités de l'enfance. M. de Montmorency étant parti, notre rôle, fort court, augmenta d'importance : nous estimons pourtant ces heures, car elles nous ont donné la bienveillance la plus illustre de notre carrière politique, bienveillance qui ne s'est jamais démentie. On avait mis l'empereur de Russie en garde contre nous ; on lui avait dit que s'il nous voyait nous exercerions sur lui une séduction à laquelle il lui serait difficile de résister. Nous lui avions été présenté à Paris ; il nous prenait alors pour un ultra, et comme il était libéral , nous ne lui convenions que sous le rapport religieux. Nous le retrouvions à Vérone : il était devenu ultra ; nous étant demeuré libéral, la même difficulté de rapport se rencontrait en sens contraire. Au congrès, il nous avait traité poliment, mais d'une manière réservée. Nous l'apercevions souvent dans ses promenades : nous savions trop bien vivre pour le reconnaître ; nous attendions qu'il nous eût fait un signe ou jeté en passant une parole. Une fois il nous accosta, et remontant tous les deux le cours de l'Adige, il parla de Pétersbourg, afin d'éviter de parler de politique. Quoique M. de Montmorency nous fût peu favorable, il agit envers nous (nous l'avons dit) selon l'impulsion de son sang et de sa vertu : en prenant congé de l'empereur, il l'invita à moins s'effrayer de notre personne. La comtesse Tolstoy, qu'Alexandre voyait assez souvent, nous avait ménagé, sans succès, quelques rendez-vous avec lui : il était un peu sourd ; nous n'aimons pas à parler haut, et notre indifférence pour les princes est si grande, que nous ne nous étions pas même douté de la froideur de l'homme dont tout le monde mendiait un regard. M. de Montmorency ayant quitté Vérone, Alexandre nous envoya chercher : nous ne nous fumes pas plus tôt vus face à face un quart d'heure, que nous nous plûmes. Nous nous associons trop familièrement, nous le savons, à ce puissant de la terre, mais c'est une sorte de familiarité d'âmes : les âmes sont égales entre elles ; cela n'ôte rien au respect. L'empereur éprouva la surprise que nous avons remarquée souvent sur le visage des personnes qui nous avaient seulement connu sur un portrait de fantaisie. Préoccupé de la guerre d'Espagne, n'y voyant d'obstacle dangereux que la jalousie britannique, nous nous efforçâmes de gagner un peu Alexandre afin de l'opposer aux malignités du cabinet de Londres. Dans nos diverses conversations, nous lui parlâmes de tout, et il écouta tout sans se souvenir de ce qu'il était. Nous lui témoignâmes notre opposition aux traités de Vienne ; il ne pensa pas devoir s'expliquer, il se contenta de nous répondre : " Vous vous trouviez mieux du traité de Paris. " A propos de la Pologne, nous osâmes lui en représenter le démembrement comme la conséquence d'une des plus grandes lâchetés de l'ancienne France. Nous lui dîmes que l'iniquité de ce démembrement pèserait à jamais sur la Russie, la Prusse et l'Autriche, et qu'Alexandre achèverait de se rendre immortel en le réparant. Le czar eut la patience de nous entendre, lorsque nous ajoutâmes qu'un petit pays très mal gouverné et pour lequel Rousseau avait en vain fabriqué un projet de constitution, n'avait pu être un danger pour les Etats voisins ; que les Polonais seraient toujours tentés de se révolter, non par un esprit révolutionnaire, mais parce qu'il est dans la nature humaine qu'une nation veuille conserver son nom et refuse de perdre son indépendance. Nous n'oubliâmes pas notre chère Athènes ; nous avons plaidé longtemps sa cause en public et à la chambre des pairs, et quand le czar mourut, nous ne craignîmes pas de nous adresser à Nicolas et à Constantin. Il se passait dans Alexandre des conflits de nature et de position : né pour être à la tête du progrès de la société, il souffrait d'être obligé de repousser les Grecs, ses coreligionnaires, et de désavouer des peuples dont il était le protecteur. Mais, en aimant les libertés, il avait cru que l'Europe demandait sa protection contre des principes destructeurs ; il était d'autant plus frappé de la puissance de ces principes qu'ils venaient de soulever Naples, le Piémont, l'Espagne, et que dans son armée se manifestaient des symptômes de la fièvre de France. Ainsi, ce prince, après avoir donné une constitution aux Polonais, en suspendit le mouvement ; après nous avoir fait octroyer la charte, il en vit avec anxiété les développements ; après avoir désiré l'indépendance de la Grèce, il désapprouva l'insurrection de 1820 : il n'aperçut dans la révolution des Hellènes qu'un ordre émané du comité directeur de Paris. Aux congrès de Troppau, de Laybach, de Vérone, il s'imagina défendre la civilisation contre l'anarchie, comme il l'avait sauvée du despotisme de Napoléon. Nous touchâmes la réunion de l'Eglise grecque et latine : Alexandre y inclinait ; mais il ne se croyait pas assez fort pour la tenter ; il désirait faire le voyage de Rome, et il restait à la frontière de l'Italie : plus timide que César, il ne franchit pas le torrent sacré, à cause des interprétations qu'on n'eût pas manqué de donner à son voyage. Ces combats intérieurs ne se passaient pas sans syndérèse : dans les idées religieuses dont était dominé l'autocrate, il ne savait s'il n'obéissait point à la volonté cachée de Dieu, ou s'il ne cédait point à quelque suggestion inférieure qui faisait de lui un renégat et un sacrilège. Chapitre XXXIII M. de Metternich s'ouvre à nous sur la crainte que lui inspirait la guerre d'Espagne. - Dernière conversation avec l'empereur de Russie. Lorsque l'on sut à Vérone notre croissante faveur auprès du czar, les manières changèrent : on nous rechercha avec autant d'empressement que l'on nous avait évité. M. de Metternich surtout se montra fort gracieux ; et, dans une conversation, il s'ouvrit à nous sur la crainte que lui inspirait la guerre d'Espagne, sur l'ardeur qu'Alexandre montrait pour cette guerre, et principalement sur le projet qu'avait le prince de mettre ses soldats en mouvement si jamais ils nous devenaient nécessaires. Il nous pria de prêcher la paix au puissant voisin de l'Autriche : nous lui répondîmes que nous ne lui avions jamais prêché la guerre, ce qui était vrai, parce que nous croyions que la France n'avait besoin de personne ; que nous n'étions pas ministre ; que nous ne pourrions avoir que notre opinion particulière, laquelle on ne consulterait pas. " Au surplus, ajoutâmes-nous, M. de Villèle est loin d'être déterminé à une prise d'armes ; ses dernières lettres montrent la peine qu'il ressent de l'envoi des lettres ostensibles à Madrid. Il pense que ces dépêches peuvent lui forcer la main, et l'obliger à retirer l'ambassadeur de France plus tôt qu'il ne l'eût voulu. " Nous assurâmes M. de Metternich que nous ferions part de cela à Sa Majesté impériale dans la dernière audience qu'elle voulait bien nous accorder. M. de Metternich nous remercia, et parut désirer connaître le résultat de cette conversation. Nous nous rendîmes au palais Canossa. Nous dîmes à l'empereur ce que nous avions promis de lui dire. Il nous répondit : " La France fera ce qu'elle voudra. M. de Montmorency m'a demandé quel parti je prendrais au cas que la guerre vînt à éclater entre la France et l'Espagne, et à se compliquer d'accidents malheureux pour la première. Je lui ai dit que mon épée était au service de la France ; si la France n'en veut plus ou peut s'en passer, cela la regarde : je ne prétends influer en rien sur ses démarches ; mais vous, monsieur le vicomte de Chateaubriand, que pensez-vous sur cette question ? " Nous répliquâmes : " Sire, je pense que la France doit le plus vite possible remonter par elle-même au rang d'où l'ont fait descendre les traités de Vienne. Quand elle aura repris sa dignité, elle deviendra une alliée plus utile et plus honorable pour Votre Majesté. " Nous ne savons si l'empereur nous comprit ; mais il sourit noblement à la réponse par laquelle nous refusions ses secours et demandions la guerre. Il fit une pose ; puis, répondant à sa pensée, il nous dit : " Je suis bien aise que vous soyez venu à Vérone, afin de rendre témoignage à la vérité. Auriez-vous cru, comme le disent nos ennemis, que l'alliance est un mot qui ne sert qu'à couvrir des ambitions ? Cela peut-être eût été vrai dans l'ancien état des choses ; mais il s'agit bien aujourd'hui de quelques intérêts particuliers, quand le monde civilisé est en péril. " Il ne peut plus y avoir de politique anglaise, française, russe, prussienne, autrichienne ; il n'y a plus qu'une politique générale, qui doit, pour le salut de tous, être admise en commun par les peuples et par les rois. C'est à moi à me montrer le premier convaincu des principes sur lesquels j'ai fondé l'alliance. Une occasion s'est présentée : le soulèvement de la Grèce. Rien, sans doute, ne paraissait être plus dans mes intérêts, dans ceux de mes peuples, dans l'opinion de mon pays, qu'une guerre religieuse contre la Turquie ; mais j'ai cru remarquer dans les troubles du Péloponnèse le signe révolutionnaire. Dès lors, je me suis abstenu. Que n'a-t-on point fait pour rompre l'alliance ? On a cherché tour à tour à me donner des préventions et à blesser mon amour-propre ; on m'a outragé ouvertement. On me connaissait bien mal si on a cru que mes principes ne tenaient qu'à des vanités ou pouvaient céder à des ressentiments. Non, je ne me séparerai jamais des monarques auxquels je suis uni. Il doit être permis aux rois d'avoir des alliances publiques pour se défendre contre les sociétés secrètes. Qu'est-ce qui pourrait me tenter ? Qu'ai-je besoin d'accroître mon empire ? La Providence n'a pas mis à mes ordres huit cent mille soldats pour satisfaire mon ambition, mais pour protéger la religion, la morale et la justice, et pour faire régner ces principes d'ordre sur lesquels repose la société humaine. " On ne peut presque plus ajouter foi à ce qu'un auteur raconte ; chacun invente ou brode des faits. Nous avons du moins le faible mérite de la probité de l'écrivain : L' Itinéraire de Paris à Jérusalem sert aujourd'hui de guide aux voyageurs ; après trente ans, quelques-uns des personnages les plus obscurs dont nous avons cité les noms se retrouvent. L'arabe Abougosh, des montagnes de Judée, vient de nous faire passer une lettre par un pèlerin. Ce que nous révélons de nos conversations avec l'empereur de Russie est de la même exactitude. Dans notre discours à la chambre des députés, en 1823, nous citâmes une partie des paroles d'Alexandre. Les avions-nous imaginées ? Non : il nous a toujours été impossible de mêler le roman à la vérité ; en voici une preuve nouvelle. L'empereur de Russie nous écrivit au sujet des conversations de Vérone ; il nous remercia de notre discours ; il soutient seulement dans sa lettre que ses paroles retenues fidèlement par nous exprimaient l'opinion de toute l'alliance. Nous en demandons pardon à la mémoire de ce grand souverain : c'est nous dont le souvenir avait été le plus fidèle. Nous osons dire qu'Alexandre est devenu notre ami, si des princes ont des affections et s'il peut y avoir amitié entre des hommes que d'aussi grandes distances séparent. Ce fut par Alexandre que nous combattîmes le mauvais vouloir de l'Autriche, lorsqu'en suscitant Naples elle pensa produire une catastrophe à Madrid ; ce fut lui qui retint l'Angleterre. Il nous fit adresser les lettres les plus flatteuses, et déclara qu'il signerait les yeux fermés tout ce que nous voudrions lui envoyer. Une estafette nous apporta le cordon de Saint-André aussitôt que la délivrance de Ferdinand fut connue. Lors de la destitution qui nous frappa, nous aurions pu nous retirer en Russie, où nous attendaient les honneurs et la fortune ; mais nous ne cherchons point ce dont nous n'avons aucun souci. Alexandre est le seul prince pour qui nous ayons jamais éprouvé un sincère attachement. Et les autres souverains ? C'est une nécessité de l'éducation des peuples non encore achevée ; nécessité à laquelle nous nous soumettons, respectueux et fidèle, coûte qui coûte : n'est-ce pas assez ? Chapitre XXXIV Entretien avec le prince de Metternich. - Billet de l'archi-chancelier d'Autriche. - Lettre à M. de Montmorency. - Nous quittons Vérone. Du palais Canossa, nous nous acheminâmes vers Casa-Castellani. Nous instruisîmes M. de Metternich de nos bons propos et des paroles d'Alexandre, en en retranchant toutefois la partie relative à la politique générale du monde : cela ne faisait rien à l'archichancelier d'Autriche, et il nous aurait pris pour deux songe-creux. Il parut, ou fit semblant d'être content de ce que nous avions dit au czar touchant la répugnance de M. de Villèle pour l'expédition militaire. Soit que le prince n'eût pas aperçu le fond de notre pensée, soit qu'il fût conduit malgré lui à mettre au jour le fond de la sienne, il nous montra de nouveau son opposition à la guerre ; il nous conjura de partir, afin d'appuyer M. de Villèle et de combattre l'ardeur de M. de Montmorency. Nous répliquâmes qu'arrivé à Paris nous nous rendrions à Londres, mais que nous instruirions M. de Villèle des idées dans lesquelles nous l'avions laissé lui, M. de Metternich ; de sorte que si les alliés le voulaient, ils avaient encore le temps d'envoyer des courriers à Madrid pour suspendre la présentation des lettres ostensibles . Nous nous retirâmes, ajoutant que nous eussions désiré mettre nos derniers respects aux pieds de Sa Majesté l'empereur d'Autriche. Nous reçûmes bientôt ce billet : " Vérone, ce 12 décembre 1822. " Je viens, monsieur le vicomte, de porter à l'empereur l'expression de vos regrets de quitter Vérone sans avoir pu prendre congé de lui. Sa Majesté impériale m'a chargé de vous dire qu'elle attache trop de valeur à votre retour à Paris pour avoir pu songer à vous arrêter ici. " Je serai charmé de voir votre excellence avant son départ, et je le désirerais surtout pour lui donner connaissance de mon expédition à M. de Vincent. Je ne dispose cependant d'aucun moment dans ma matinée de demain, laquelle se passera en audience près des souverains et en travail avec l'empereur, mon maître. Si votre excellence voulait me faire l'honneur de venir dîner chez moi, nous passerions ainsi le temps nécessaire pour nous parler. Si elle était décidée à ne pas rester à Vérone jusqu'à la soirée, je tâcherai de disposer du petit intervalle entre une heure et demie et deux heures. " Je la prie de me donner des ordres et de recevoir l'assurance de ma considération très distinguée. " Metternich. " Nous nous conformâmes au désir du prince ; nous allâmes le trouver le 12 au matin ; il nous donna connaissance d'une dépêche qu'il écrivait au baron Vincent ; elle ne contenait que ces phrases diplomatiques propres à ne rien dire : il y avait sans doute derrière une note confidentielle plus explicite. M. de Metternich nous répéta ce qu'il m'avait déjà exprimé touchant les inconvénients de la guerre ; mais il lui échappa quelques mots sur les aberrations d'Alexandre ; et il nous vit nous éloigner avec joie comme un messager de paix ; notre visage et notre langage sont bien trompeurs, ou la perspicacité de l'archichancelier n'est pas telle qu'on la suppose. Nous écrivîmes en rentrant à M. de Montmorency, à Paris, cette dernière lettre : " Vérone, 12 décembre 1822. " Monsieur le duc, " J'ai eu ce matin une conversation très longue avec M. le prince de Metternich et une autre avec Sa Majesté l'empereur de Russie. Le premier pense qu'il est utile que j'aille vous en rendre compte immédiatement. En conséquence, je partirai demain 13, et j'espère arriver vers le 20 à Paris. Par le courrier qui vous porte cette dépêche, je réponds à deux lettres de M. de Villèle. Ma réponse indique en général la suite des idées dont j'aurai à vous entretenir. " Monsieur de Caraman vous aura sans doute mandé, monsieur le duc, que les affaires d'Italie se sont terminées d'une manière assez honorable pour la France. Demain, jour de mon départ, il y aura séance de clôture du congrès, et lundi prochain 16, les souverains et les ministres auront quitté Vérone. " J'ai l'honneur de recommander à votre bonté messieurs de Rauzan et d'Aspremont, et vous prie d'agréer, avec mes félicitations sur votre nouveau titre, l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc. " Chateaubriand. " Nous quittâmes Vérone le 13, jetant un oeil de regret sur l'Italie, mais nous consolant dans la pensée d'aller continuer nos Mémoires à la pâle lumière du soleil qui avait éclairé les misères de notre jeunesse. Guerre d'Espagne de 1823 Chapitre XXXV Guerre d'Espagne de 1823. - M. de Montmorency donne sa démission. - Nous sommes nommé ministre des affaires étrangères. M. Canning occupait à Londres la place laissée vacante par la mort de Londonderry : - Georges IV, pressé par lord Liverpool, avait pris M. Canning dans son conseil, malgré sa répugnance fort naturelle pour le défenseur et l'ami de la reine. Chemin faisant, de Vérone à Paris, notre nature était revenue ; désempestant notre esprit de la politique, nous songions avec plaisir à retourner à Londres, à faire le voyage des trois royaumes, enfin à rentrer dans notre vie intérieure, à nous enfoncer dans la solitude de nos souvenirs. Arrivé rue de l'Université, tout s'évanouit. Notre existence à scènes, à changements de décorations, est sans cesse menacée du coup de sifflet qui nous transporte d'un palais dans un désert, du cabinet des rois dans le grenier du poète. Le duc de Wellington, qui nous avait devancé, s'était arrêté à Paris. Il avait obtenu de M. de Villèle qu'un courrier serait expédié aux alliés, afin de les inviter à retarder la communication des instructions qu'ils avaient envoyées à leurs chargés d'affaires, à Madrid. En même temps S. G. proposa au gouvernement de Louis XVIII la médiation de l'Angleterre. Cette médiation fut refusée, parce qu'elle n'offrait aucun remède au mal de la France. Cependant, dans un memorandum du cabinet de Saint-James, pour lord Fitz-Roy-Somerset, daté de Londres, le 6 janvier 1823, on recommande à Sa Seigneurie d'insister en Espagne sur quelques changements à faire à la constitution. M. le duc de Montmorency remit au duc de Wellington, le 26 décembre 1822 une excellente note, dans laquelle il lui expose les motifs du refus de la médiation : c'est le dernier acte du ministère de M. de Montmorency. La raison officielle de la démission de M. le duc de Montmorency est encore un mystère. M. de Montmorency avait-il pris à Vérone des engagements que M. de Villèle ne jugea pas à propos de remplir ? voulait-il, en cas de guerre, la coopération immédiate et matérielle des alliés ? Nous ne le croyons pas ; nous croyons plutôt à l'incompatibilité des caractères. M. de Montmorency conservait le souvenir de la manière dont M. de Villèle était entré dans la présidence ; d'autant plus que le duc Mathieu, au moment de son départ pour Vienne, avait su par S. M. même que cette présidence était donnée : il n'avait pas remis sa place ; il l'avait gardée par la conscience de l'utilité dont il pouvait être. M. de Montmorency n'était point sans ambition, passion légitime dans un homme de son nom et de son mérite : il avait de l'esprit et de l'instruction ; élevé dans la grande école d'où sortit Mirabeau, son élocution était naturelle et persuasive ; on croyait entendre la voix de ses bonnes actions. Noble et calme à la tribune, il appartenait à une race qui ne se trouble point et qui, forcée seulement de changer de grandeur, était allée des rois à Dieu. S'il parlait avec autorité de la foi du connétable, ses convictions religieuses étaient tempérées par la douceur de son caractère et par sa bienveillance. Sa figure était pâle et sereine ; un charme de jeunesse ne s'était point effacé de son front demi-chauve : une imagination caressante et vive répandait sur ses moeurs sérieuses la gracieuseté du sourire. Il conservait des amitiés illustres, dont il combattait les opinions avec une austérité tolérante qui accroissait l'attachement par l'estime. On sentait qu'au moment du grand sacrifice, il aurait pu, comme Henri II, duc de Montmorency, écrire à ses amis : " Mon cher coeur, je vous dis le dernier adieu avec la même affection qui a toujours été entre nous. " M. de Villèle et M. de Montmorency, placés si haut et si discordants entre eux, ne pouvaient guère aller longtemps ensemble : il ne fallut qu'un prétexte pour les séparer. On affirme qu'ils se brouillèrent sur la question du rappel immédiat de M. de Lagarde. Ce qu'il y a d'étrange, le jour même où la démission du duc Mathieu fut connue, on connut aussi la dépêche de M. de Villèle, dans laquelle il s'exprime sur le gouvernement des cortès comme l'auraient pu faire la Prusse, l'Autriche et la Russie. M. de Montmorency s'éloigna, et fut regretté de tous les hommes de bien en Europe. Ayant quitté Vérone le 13 décembre 1822, nous arrivâmes à Paris le 17. Nous nous empressâmes de rendre compte à M. de Villèle de notre dernière conversation avec M. le prince de Metternich, du peu d'envie que celui-ci avait de la guerre, de son désir de voir le cabinet des Tuileries suivre des voies pacifiques, tant par la crainte qu'il nourrissait de nos succès que par celle qu'il ressentait d'un mouvement de la Russie. Nous trouvâmes M. de Villèle extrêmement bien pour nous et très satisfait de notre correspondance, mais inquiet sur sa position. M. de Polignac nous vint chercher : il nous avertit qu'une division existait entre le ministre des affaires étrangères et le président du conseil. Nous lui déclarâmes que notre sort était lié à celui de M. de Villèle depuis que nous avions arrangé l'affaire de son premier ministère, comme lui, M. de Polignac, le savait, et comme les remerciements de M. de Richelieu, consignés dans un billet que nous possédons encore, l'attestaient ; qu'à partir de ce moment nous avions toujours trouvé M. de Villèle loyal. M. de Polignac, nous parlant de nos travaux à Vérone, des prétentions que nous pouvions avoir, des bruits répandus d'un dissentiment entre nous et M. de Montmorency, nous lui répondîmes que nous étions si loin d'ambitionner la place du noble duc et de vouloir rester en France pour échauffer les partis, que nous allions sur-le-champ retourner à Londres. Nous hâtâmes les préparatifs de notre départ ; il ne nous restait presque plus qu'à monter en voiture, lorsque deux mots de M. de Villèle nous apprirent la démission de M. de Montmorency. M. de Villèle nous proposait le portefeuille par ordre du roi. Nous passâmes la nuit dans un trouble incroyable : le 26 au matin, nous écrivîmes à M. de Villèle la lettre suivante : " Mon cher ami, la nuit porte conseil : il ne serait bon ni pour vous ni pour moi que j'acceptasse dans ce moment le portefeuille des affaires étrangères. Vous avez été excellent pour moi, et je n'ai pas toujours eu à me louer de M. de Montmorency ; mais enfin il passe pour être mon ami : il y aurait quelque chose de déloyal à moi à prendre sa place, surtout après tous les bruits qui ont couru : on n'a cessé de dire que je voulais le renverser, que je cabalais contre lui, etc., etc. S'il était resté dans un coin du ministère, ou que le roi lui donnât une immense retraite, comme la place de grand veneur, les choses changeraient de face ; mais alors il resterait encore des difficultés. " Vous savez, mon cher ami, combien je vous suis dévoué : j'ai le bonheur de vous servir assez puissamment auprès de cette partie des royalistes qui sont opposés à votre système. Je les tempère, je les arrête et je les retiens, par la confiance qu'ils ont en moi, dans les bornes et une juste modération ; mais je perdrais à l'instant toute mon influence si j'entrais au ministère sans amener avec moi deux ou trois hommes, de ces hommes qu'il est si facile de désarmer, mais qui seront extrêmement dangereux à la session prochaine si vous ne pouvez pas vous arranger avec eux. Croyez bien, mon cher ami, que le moment est critique. Vous pouvez rester vingt ans où vous êtes et porter la France au plus haut point de prospérité, ou vous pouvez tomber avant deux mois et nous replonger tous dans le chaos. Cela dépend absolument de vous et du parti que vous allez prendre. Je vous en conjure au nom de l'amitié et de ma fidélité politique, profitez de l'occasion qui se présente pour consolider votre ouvrage. Au reste, j'approuve fort que vous preniez le portefeuille des affaires étrangères, comme vous l'aviez, par intérim. Cela vous donnera le temps de voir venir et d'arranger les affaires. Je dois vous dire aussi avec franchise qu'il y a tel ministre des affaires étrangères que vous pourriez choisir sous lequel je ne pourrais servir, et ma démission serait un grand mal dans ce moment. Voilà, mon cher ami, une partie des mille choses que j'ai à vous dire. Nous nous verrons, nous causerons. Soyez persuadé, au reste, de cette vérité, c'est que mon sort politique est lié au vôtre, et que je reste ou tombe avec vous. " En échange de cette lettre, M. de Villèle nous fit tenir ce billet : " Je reçois votre lettre, mon cher Chateaubriand, et ne puis me décider à la porter au roi avant de vous avoir vu : pouvez-vous me recevoir un moment avant une heure ? " De coeur, tout à vous, " J. Villèle. " Nous vîmes M. de Villèle ; nous lui fîmes toutes les objections qui nous parurent propres à le convaincre de nous laisser partir. Il alla chez le roi ; le roi nous envoya chercher : il nous retint une heure, lui ayant la bonté de nous prêcher, nous lui résistant avec respect ; il finit par nous dire : " Acceptez, je vous l'ordonne. " Nous obéîmes, mais avec un véritable regret, car nous sentîmes à l'instant que nous péririons dans le ministère. Le mardi 1er janvier 1823 nous passâmes les ponts, et nous allâmes coucher dans ce lit de ministre qui n'était pas fait pour nous ; lit où l'on ne dort guère, où l'on reste peu. Ainsi, il est faux que nous ayons voulu la chute de M. de Montmorency. Aux affaires étrangères, en allant prendre mes passeports pour Londres, je rencontrai M. Bourjot ; je lui dis que bien qu'on parlât de moi pour ministre, j'étais loin encore d'avoir consenti à remplacer un homme du mérite de M. de Montmorency. Tout changement dans le personnel des affaires amène des contentions : celui qui sort a des partisans qui blâment celui qui entre. Cela est tout simple et n'intéresse que les deux ministres ; le public ne s'occupe pas ou rit de ces misérables contestes. Nous ne conservons pas le moindre souvenir désagréable de tout ce qui a pu se dire alors ; nous tenions seulement à prouver que notre vénération pour M. de Montmorency avait été aussi grande et aussi complète qu'elle pouvait l'être. Le duc Mathieu était comme moi au-dessus de ces animations politiques, et il l'a prouvé. Dans un billet de 1821, en m'annonçant qu'il était nommé ministre des affaires étrangères, il me disait : " Vous devez croire au sincère dévouement de celui qui vous est attaché depuis longtemps, et qui ne peut qu'être reconnaissant de la manière dont vous l'avez souvent mis en avant. " Il m'écrivait le 27 février 1823, deux mois après mon entrée au ministère : " Je ne veux pas attendre, noble vicomte, le premier jour où je serai sûr de vous trouver, pour vous remercier de la manière trop flatteuse dont vous avez parlé de moi dans votre grand discours. Je suis malheureusement arrivé trop tard pour l'entendre : je viens de le lire avec un extrême intérêt. Vous avez été spécialement heureux surtout en ce qui regarde l'Angleterre, et c'est un point essentiel. " Au reste, pour ménager les intérêts de ce côté comme de tous les autres, permettez-moi de vous dire ce que j'espère être aussi dans votre pensée : Hâtons-nous d'agir vis-à-vis de l'Espagne. " Chapitre XXXVI Louis XVIII. - Son peu de penchant pour nous. M. de Villèle, en nous offrant le ministère de la part du monarque, s'était exprimé avec une amitié modeste, car, loin de trouver Sa Majesté disposée en notre faveur, il avait eu toutes les peines du monde à déterminer sa volonté : les rois n'ont pas plus d'attrait pour nous que nous n'en avons pour eux ; nous les avons servis de notre mieux, mais sans intérêt et sans illusion. Louis XVIII nous détestait ; il avait à notre endroit de la jalousie littéraire. S'il n'eût été roi, il aurait été membre de l'Académie, et il était féru à l'esprit de l'antipathie des classiques contre les romantiques. Sa Majesté nous connaissait peu : nous lui cédions très volontiers la palme ; nous ne disputons rien à personne, pas même à un poète porte-sceptre ; nous ne sachons pas un homme de lettres derrière lequel nous ne soyons très sincèrement et très humblement disposé à nous éclipser. Cependant nous parvînmes à plaire au roi plus qu'on n'aurait pu le penser, et de manière à faire peur de notre crédit à nos collègues. S. M. s'endormait souvent au conseil, et elle avait bien raison ; si elle ne dormait pas, elle racontait des histoires. Elle avait un talent de mime admirable : cela n'amusait pas M. de Villèle, qui voulait faire des affaires. M. de Corbière mettait sur la table ses coudes, sa boîte à tabac et son mouchoir bleu ; les autres ministres écoutaient silencieusement. Nous, nous ne pouvions nous empêcher de nous divertir des récits de Sa Majesté ; le roi était visiblement charmé. Quand il s'aperçut de son succès, avant de commencer une histoire, il y cherchait une excuse, et disait avec sa petite voix claire : " Je vais faire rire M. de Chateaubriand ; " et en effet, nous étions dans cette occasion courtisan si naturel, que nous riions comme si nous en avions reçu l'ordre. Au reste, M. de Villèle n'amena Sa Majesté à nous choisir que parce qu'elle n'avait guère plus de penchant pour M. de Montmorency que pour nous. Une tradition parmi nos rois est la défiance des noms ; défiance qu'ils se transmettent de règne en règne : leur mémoire tenace se souvient des guerres des grands vassaux : ils gagent des nobles pour domestiques ; ils les veulent dans leur garde-robe, ils les craignent dans leurs conseils. M. de Montmorency déplaisait à Louis XVIII par sa vie ancienne et par sa vie nouvelle, par ses opinions passées et par ses vertus présentes. Chapitre XXXVII Histoire des sociétés secrètes en France. - Proclamation de l'armée des hommes libres. - Tous les partis ont eu des hommes sur le sol étranger. Nous ne fûmes pas plus tôt installé au ministère que nous reprîmes les idées qui nous avaient préoccupé à Londres et à Vérone : nous résolûmes de pousser à la stabilité de la Restauration et à la grandeur de la France, puisque nous étions dans un poste d'où nous pouvions agir avec efficacité. En homme de conscience et voulant nous assurer à fond de la justice de la cause, nous nous mimes à revoir les faits et les événements ; nous nous convainquîmes plus que jamais du péril dont la monarchie était environnée. Les preuves de la trahison surabondaient. Les sociétés secrètes avaient commencé en France dès la dernière chute de Bonaparte, en 1815. La police découvrit successivement les sociétés de l' Epingle noire , des Patriotes de 1816, des Vautours de Bonaparte , des Chevaliers du soleil , des Patriotes européens réformés , et celle de la Régénération universelle . Chansons, discours, brochures, charte Touquet, caricatures, éditions compactes impies et philosophiques, tout entra comme éléments empoisonnés dans ces sociétés dissolvantes. On s'y enrôlait en le sachant, ou l'on s'y trouvait engagé sans le savoir : toutes ne se pouvant guère prouver, on en rit, et elles étaient vraies. Ceux qui n'y croyaient pas passaient en public pour des esprits judicieux et gouvernementaux ; ceux qui tenaient à ces sociétés se moquaient entre eux de ces capacités fortes, et les attrapaient comme des imbéciles. De vastes conspirations en 1816 embrassèrent Paris, les départements de l'Isère, du Rhône et de la Sarthe. Ces réunions se perfectionnèrent en 1820, en s'affiliant aux carbonari d'Italie, qui produisirent en Espagne les comuneros . Les insurrections napolitaine et piémontaise firent mieux connaître ces carbonari, dont les principes, d'abord monarchiques pour repousser la domination de Bonaparte, devinrent graduellement ceux des jacobins de la France. Les diverses sociétés sus-mentionnées se fondirent à Paris dans celle des carbonari . Les carbonari étaient divisés en sections, appelées cercles ou ventes ; il y avait des ventes particulières et des ventes centrales, de hautes ventes, avec une vente suprême ou comité directeur. On ne pouvait être admis au premier degré de l'association, la vente particulière, que sur le témoignage de carbonari éprouvés ; il fallait justifier de haine pour la légitimité, à moins qu'on ne fut militaire à demi-solde ou en retraite : les preuves de haine étaient alors censées faites. La vente particulière ne dépassait pas le nombre de vingt membres surnommés bons cousins . Etait-on découvert, on était dans la loi . Les députés de vingt ventes particulières composaient une vente centrale ; celle-ci communiquait par un député avec la haute vente, laquelle à son tour, par un émissaire, recevait l'ordre de la vente suprême ou du comité directeur. Chaque carbonaro ne connaissait que les membres de sa vente. Tout carbonaro , aux termes de l'article 55 des statuts, doit garder le secret de l'existence de la charbonnerie, de ses signes, de son règlement et de son but envers les païens . Article 60, titre V : Le parjure, toutes les fois qu'il aura pour effet de révéler le secret de la charbonnerie, sera puni de mort . Il est jugé secrètement ; un des bons cousins est désigné au sort pour le frapper. Les carbonari n'écrivaient point, ils ne communiquaient entre eux que par la parole ; ils se révélaient les uns aux autres, au moyen de demi-cartes découpées qui s'adaptaient à d'autres demi-cartes. Ils avaient des mots de passe et d'ordre, des signes de la main et des bras ; tantôt par la jonction des doigts ils formaient les lettres C et N doubles ; tantôt ils prononçaient les mots speranza et fede ; ils se séparaient les syllabes ca-ri-ta . Les Lettres C et N doubles signifiaient Jésus-Christ et son Père ; la foi, l'espérance et la charité étaient leur interprétation mystérieuse. Ces athées marchaient sous l'étendard des chrétiens ; toutes les révolutions du globe viennent se ranger sous ce labarum , qui a donné le signal du changement de la terre. Le carbonarisme venait de l'Italie, et la madone saluée des piferari dans les bois avait présidé à la liberté. Les carbonari s'engageaient d'obéir aveuglément à la vente suprême ; ils devaient être munis d'un fusil, d'une baïonnette et de vingt-cinq cartouches ; ils avaient des poignards ; ils versaient à la caisse commune cinq francs, lors de leur admission, et un franc par mois. Leur nombre s'élevait en France à plus de soixante mille. Les membres invisibles de la vente suprême se tenaient au fond d'un sanctuaire impénétrable. De ce saint des saints, ils envoyaient à la mort les carbonari vulgaires, leur promettant des larmes bruyantes et un tombeau fréquenté. Dans le cours de 1821, trente-cinq préfets dénoncèrent des sociétés de carbonari. Paris avait des centaines de ventes : la Victorieuse, la Sincère, la Réussite, la Washington, la Bélisaire, la Westermann, les Amis de la Vérité . Elles se tenaient dans des caves sombres, dans des chambres mystérieuses, dans des greniers inconnus, comme des sabbats. Des espèces de conscrits pour les émeutes étaient payés à ciel ouvert, et les détenus recevaient des secours dans les prisons. Les troubles du mois de juin 1819 et la conspiration du 19 août 1820 commencèrent l'action des affiliés. Au mois de décembre 1820, l'évasion du colonel Duvergier eut lieu ; des carbonari français se mirent en route, afin d'aller secourir les frères de la Fontaine d'or. De Madrid ils devaient revenir avec les Espagnols sur les frontières de France, sous le drapeau tricolore. Ils infestèrent en passant notre cordon sanitaire. Ces ventes, dont les simagrées étaient puériles, afin d'enflammer l'imagination romanesque des jeunes candidats, avaient, par leur nature latente et volcanique, assez de puissance pour briser le monde : appliquées au faible trône des Bourbons, elles pouvaient le faire sauter en l'air ; heureusement le caractère français n'est pas propre aux forces secrètes ; nous ne savons pas, comme les Allemands, nous réunir au clair de la lune, dans les murs ébréchés d'un vieux château ; nous ne nous assemblons pas dans les forêts des Apennins, dans les cavernes baignées des flots déserts de l'Adriatique, comme les Italiens, pour rêver avenir ; nous ne nous retirons pas, comme les Espagnols, dans le creux de nos complots et le silence de notre espoir, sous les palmiers de Murcie la trois fois couronnée . Le poignard sur lequel nous prêtons serment n'est que le brin de paille de cette féodalité bourgeoise qui nous ensaisine ou nous met en possession d'un parjure envers nos rois : pour nous dégager, il suffit de le rompre et de le jeter par-dessus notre tête : exfestucatio . Du mois de décembre 1820 au 16 mars 1821, versement de fonds, comité d'action militaire, maniement d'armes, avortement des reconnaissances du général Berton ; les départements de l'ouest et du midi sont minés ; affaire de Belfort ; les soldats sont surpris descendant en armes ; tout est dissipé : le général La Fayette s'enfuit après avoir paru un moment. A Joigny, même manoeuvre. Cugnet de Montarlot et un officier de l'ancienne garde recrutent sur la frontière des Pyrénées. A Marseille et à Toulon, on se prépare à marcher sur Paris. Vallée est saisi et exécuté : il portait sur lui un écrit déchiré en soixante-trois morceaux. A Saumur, Delon et Sirejean sont condamnés à la peine de mort. L'Est doit se soulever ; un ex-général est garant du succès ; il parcourt des provinces et des communes. A Strasbourg, des sergents et des caporaux s'agitent. Il se fondé une vente dans le 45e régiment de ligne. Ce régiment part de Paris pour La Rochelle, le 21 janvier : la conspiration se continue en route et à La Rochelle même. Au bas d'une liste des noms des jurés, on lisait : Le sang veut du sang ; au-dessous des noms des jurés se trouvait écrit le mot poignard et le mot mort : Bories fut conduit à la place des sacrifices. Elevés dans les ventes de Paris, ses compagnons, muets et consternés, se rangent en haie sur son passage : sang généreux inutilement versé, inutilement déploré, et à qui la gloire promettait son éclat sur nos frontières. C'est grand'pitié : tous les partis ont aujourd'hui des tombeaux, et presque aucun de ces tombeaux n'attire la vénération complète des hommes. La société quelconque que l'on veut tuer tue ; représaille naturelle ; mais quand le moment de la conspiration est passé, il ne reste qu'un peu de cendres ; et comme rien ne s'est amélioré dans la société vengée, elle en est aux regrets. L'Espagne, depuis plusieurs années, s'était liée à nos factions ; elle avait, on ne sait pourquoi, pris parti contre la légitimité ; elle s'était hâtée d'imiter nos constitutions, qui pourtant ne lui avaient apporté que des malheurs. Chérirait-on des adversités par le seul motif qu'elles semblent nous rendre célèbres ? Le bruit subjugue la raison humaine : l'illusion de la renommée nous dépouille du bon sens. Vous avez déjà vu les députations de nos ventes aux associés de la Fontaine d'or , et leurs sourds travaux dans notre cordon sanitaire. L'observateur espagnol , dans sa feuille du 1er octobre 1822, avant même l'ouverture du congrès de Vérone, a ces paroles : " L'épée de Damoclès qui est suspendue sur la tête des Bourbons va bientôt les atteindre. Nos moyens de vengeance sont de toute évidence. Outre la vaillante armée espagnole, n'avons-nous pas dans cette armée sanitaire dix mille chevaliers de la liberté, prêts à se joindre à leurs anciens officiers, et à tourner leurs armes contre les oppresseurs de la France ? N'avons-nous pas plus de cent mille de ces chevaliers dans l'intérieur de ce royaume, dont vingt-cinq mille au moins dans l'armée, et plus de mille dans la garde royale ? N'avons- nous pas pour nous cette haine irascible que les neuf dixièmes de la France ont vouée à d'exécrables tyrans ? " Dans la même feuille du 9 février 1823, le gouvernement de Louis XVIII est traité d' infâme ; elle nous apprend qu'un général français, en non-activité, écrit que le premier coup de canon tiré contre les Espagnols sera le signal de la chute des Bourbons . Louis XIV fit la guerre à la Hollande pour des injures moins menaçantes. Des lettres interceptées dévoilent le plan : il s'agit de former des corps sous le pavillon tricolore et de proclamer Napoléon II. Les ministres espagnols sont représentés comme se prêtant à ces mesures, recommandant seulement aux conjurés de ne pas aller trop vite. L'Observateur espagnol , journal avoué du gouvernement de Madrid, annonce positivement que l'impératrice Marie-Louise sera invitée à présider la régence . Si l'invasion a lieu, assure cette feuille, nous verrons des choses étonnantes . Un homme fut arrêté à Perpignan ; on trouva sur lui plusieurs exemplaires d'une proclamation et d'un manifeste où le parti achève de mettre au jour sa pensée. Voici ces deux pièces, elles lèveraient seules tous les doutes s'il en pouvait exister. Nous les transcrivons textuellement du Moniteur , avec quelques réflexions de ce journal. Au grand quartier général de l'armée des hommes libres, sur les monts Pyrénées, le 1823. " Français, " L'époque est près de nous à laquelle vous fûtes appelés, par les destinées des grandes nations, à apprendre à votre tour au monde entier ce que peut sur les grandes âmes l'amour de la patrie et de l'indépendance nationale ; vous combattîtes sans cesse avec succès l'hydre du despotisme armée contre vous, en un seul jour, sur tous les points de l'Europe ; en vain les hordes du Nord, en vain les manoeuvres machiavéliques de la superbe Albion tentèrent de lasser votre constance et votre courage : vous étonnâtes par des prodiges multipliés de valeur les pervers qui s'étaient flattés, dans leur orgueil, de n'avoir qu'à se présenter pour vous imposer le joug et vous faire entrer de nouveau sous la puissance féodale ; vous ne répondîtes à leurs cris sacrilèges de devoir et de soumission que par les cris sacrés de liberté et de patrie ; vivre libres ou mourir fut votre devise ; elle vous conduisit toujours dans les sentiers de la gloire ; vous vécûtes, vos ennemis pâlirent, le fanatisme et la féodalité brisèrent leurs flambeaux et leurs chaînes dans le désespoir sanglant de la rage et de la mort. " Ce serait un spectacle bien étonnant pour les générations présentes et futures que de vous voir en ce jour l'instrument aveugle de la tyrannie contre une nation non moins grande que généreuse, qui, longtemps admiratrice de vos vertus, a osé marcher sur vos traces ! Français, nous courons à vous, non comme ennemis, mais comme frères ; nous sommes en présence et en armes. Quel est celui d'entre vous, s'il n'honore du nom de Français, qui ne frémira point avant de lancer le feu meurtrier qui, en quelque endroit qu'il soit dirigé, ne peut qu'atteindre un homme libre ? " Les puissances étrangères, après s'être efforcées d'effacer votre gloire, qu'elles n'ont pu seulement ternir, osent vous commander la honte et le déshonneur : vainqueurs de Fleurus, d'Iéna, d'Austerlitz et de Wagram, vous laisserez-vous aller à leurs insinuations perfides ? Scellerez-vous de votre sang l'infamie dont on veut vous couvrir, et la servitude de l'Europe entière ? Obéirez-vous à la voix des tyrans pour combattre contre vos droits, au lieu de les défendre ; et ne viendrez-vous dans nos rangs que pour y porter la destruction et la mort, lorsqu'ils vous sont ouverts pour la liberté sainte, qui vous appelle du haut de l'enseigne tricolore qui flotte sur les monts Pyrénées, et dont elle brûle d'ombrager encore une fois vos nobles fronts, couverts de tant d'honorables cicatrices ?... " Braves de toute arme de l'armée française, qui conservez encore dans votre sein l'étincelle du feu sacré ! c'est à vous que nous faisons un généreux appel ; embrassez avec nous la cause majestueuse des peuples contre celle d'une poignée d'oppresseurs ; la patrie, l'honneur, votre propre intérêt le commandent : venez, vous trouverez dans nos rangs tout ce qui constitue la force, et des compatriotes, des compagnons d'armes, qui jurent de défendre jusqu'à la dernière goutte de leur sang leurs droits, la liberté, l'indépendance nationale, " Vive la liberté ! Vive Napoléon II ! Vivent les braves ! " Au grand quartier général de l'armée des hommes libres, sur les monts Pyrénées, le 1823. Manifeste à la nation française. " Français ! " Les puissances étrangères proclamèrent en 1815, à la face de l'Europe, qu'elles ne s'étaient armées que contre Napoléon ; qu'elles voulaient respecter notre indépendance et le droit qu'a toute nation de se choisir un gouvernement conforme à ses moeurs et à ses intérêts. " Cependant, au mépris d'une déclaration si formelle, la force armée envahit notre territoire, occupa notre capitale, et nous imposa la loi d'adopter, sans choix, le gouvernement de Louis-Xavier-Stanislas de France. Par suite d'un tel attentat à la souveraineté de la nation, un simulacre de constitution nous fut illégalement donné sous le nom de charte constitutionnelle, et la même puissance qui nous contraignit de l'accepter en a par la suite neutralisé ouvertement tous les effets. " La haine prononcée contre Napoléon ne fut qu'un prétexte dont se servirent les souverains de l'Europe pour voiler leurs vues ambitieuses ; l'énergie de la grande nation était un trop grand obstacle au rétablissement du système général de despotisme discuté dans le cabinet du roi, il fallait en prolonger l'action, et le seul moyen d'y parvenir, c'était d'abord de la séduire, ensuite de la tromper et de la réduire : sur ces bases déjà établies reposa le grand conseil des souverains, sous le nom de Sainte-Alliance , qui ne peut s'expliquer autrement que par ces mots : Coalition des tyrans contre les peuples . L'invasion de la Pologne, celle de l'Italie et les calamités dont gémit l'Espagne depuis la rentrée de Ferdinand, menacée à son tour d'être envahie, sont une conséquence de ce principe. " Par ces motifs, vu les derniers actes de la chambre des représentants du peuple français du mois de juillet 1815 ; " Vu la loi concernant les droits de la nation française, dudit mois, et les constitutions de l'Etat qui appellent au trône de France Napoléon II ; " Vu la déclaration des mêmes représentants, dans la séance du 5 juillet, concernant les droits des Français et les principes fondamentaux de leur constitution, par laquelle tous les pouvoirs émanent du peuple, attendu que la souveraineté du peuple se compose de la réunion des droits de tous les citoyens ; " Vu également la déclaration de la chambre des représentants dudit jour, qui porte que le gouvernement français, quel qu'en puisse être le chef, doit réunir tous les voeux de la nation légalement émis ; qu'un monarque ne peut offrir des garanties réelles s'il ne jure d'observer une constitution délibérée par la représentation nationale et acceptée par le peuple ; que tout gouvernement qui n'aurait d'autre titre que les acclamations et les volontés d'un parti, ou qui serait imposé par la force, que tout gouvernement qui n'adopterait pas les couleurs nationales n'aurait qu'une existence éphémère et n'assurerait point la tranquillité de la France et de l'Europe ; " Que si les bases énoncées dans cette déclaration pouvaient être méconnues ou violées, les représentants du peuple français, s'acquittant d'un devoir sacré, protestent d'avance, à la face du monde entier, contre la violence et l'usurpation ; ils confient le maintien des dispositions qu'ils proclament à tous les bons Français, à tous les coeurs généreux, à tous les esprits éclairés, à tous les hommes jaloux de leur liberté, enfin aux générations futures ; " Nous, soussignés, Français et hommes libres, réunis sur le sommet des Pyrénées et sur le sol Français, composant le conseil de régence de Napoléon II, protestons contre la légitimité de Louis XVIII, et contre tous les actes de son gouvernement attentatoires à la liberté et à l'indépendance de la nation française. " En conséquence, nous déclarons comme antinational tout attentat émané de Louis XVIII ou de son gouvernement contre l'indépendance de la nation espagnole. " Français, un homme généreux a osé faire parvenir jusqu'au trône ces paroles mémorables : Les peuples se relèvent des grandes chutes ! ces paroles ont retenti dans toute la France, et l'heure est enfin arrivée où la prophétie doit s'accomplir. Français, à la voix des tyrans qui veulent sceller de votre sang l'opprobre et l'infamie dont ils tentent de vous couvrir, pour vous punir d'avoir été assez grands que de porter dans le XVIIIe siècle les premiers germes de la liberté sur tous les points de l'Europe ? Non, vous céderez à cette voix plus forte qui parle à vos coeurs magnanimes, et qui vous commande de vous réunir à nous sous les bannières sacrées de l'honneur, où on ne lit pour devise que liberté, gloire et patrie . " Français, les intentions de la Sainte-Alliance ne vous sont point méconnues ; rappelez-vous que vous apprîtes, en 1792, à l'Europe étonnée ce que peut une nation qui veut la liberté. Nous vous rapportons l'étendard tricolore, signal de votre réveil, au même instant où, du sommet des Pyrénées, des âmes fortes et des bras nerveux lancent la bombe libérale qui va faire trembler les rois absolus sur leurs trônes, déjà ébranlés par la justice de l'opinion publique. Unissez- vous à nous pour concourir à honorer de nouveau l'ordre social. C'est du grand quartier général de l'armée des hommes libres que nous vous faisons un appel unanime. Venez, vous n'y trouverez que des amis et des frères, qui jurent de ne reconnaître et ne proclamer comme le plus puissant roi de l'Europe que le souverain le plus constitutionnel. Telle est la force et la volonté des lumières du siècle. " Les membres du conseil de régence de Napoléon II . " A la suite de cette dernière pièce imprimée se trouve, écrit à la main, et en forme d'instruction la note suivante : " Nota . Le présent manifeste ne sera livré au public, ainsi que la proclamation à l'armée, qu'au commencement des hostilités ; et alors seulement on connaîtra le nom des signataires. Il serait impolitique de faire paraître ces deux pièces avant cette époque. Il convient cependant que les sociétés secrètes en aient connaissance, afin qu'elles agissent dans le même sens que nous, et qu'elles préparent dès aujourd'hui dans l'intérieur de la France les éléments pour cela. " Après les pièces, le Moniteur ajoute : " Est-ce clair ? " La dernière preuve de ces complots manquait encore, et elle a été donnée. L'action devait suivre la parole pour rendre évidente à tous les yeux la sagesse de nos précautions et la légitimité de notre défense. Tout le monde sait qu'une troupe de transfuges attend nos soldats à l'avant-garde de l'armée de Mina ; nous savions qu'un détachement de cette troupe était parti de Bilbao, au cri de vive Napoléon II ! et portant l'uniforme de la garde du ci-devant empereur. Enfin, sur qui le premier coup de canon a-t-il été tiré en Espagne ? Sur des hommes qui criaient vive Napoléon II ! Quel est le premier signe ennemi qu'on a rencontré ? L'aigle et le drapeau tricolore. " Voilà des faits que ne détruiront jamais les sophismes révolutionnaires. Notre droit de prendre les armes contre une faction qui voudrait nous replonger dans l'abîme n'est que trop prouvé, à moins que l'on veuille qu'un gouvernement se laisse stupidement détruire, qu'il attende sa chute pour démontrer qu'il était en péril. " Ce manifeste, comme jadis celui du duc de Brunswick, était précis ; il ne laissait plus le choix libre. Nous n'avions pas certainement besoin de cette provocation directe pour nous déterminer à la guerre ; mais enfin il est utile à l'histoire de rassembler ces faits épars : si dans un temps donné on s'occupe encore de ces choses qui s'effacent, la postérité saura du moins que le trône des Bourbons avait toutes les raisons d'avenir et tous les motifs du moment pour attaquer et se défendre. On souffre de tant de jactance si peu soutenue. Mais lorsque l'Angleterre disait qu'elle ne voyait pas clairement de quoi nous avions à nous plaindre ; qu'elle serait heureuse que nous lui exposions nos griefs, et que nous vinssions, avec l'Espagne, plaider à son tribunal paternel, nous étions tenté de lui jeter le croc de fer de Clovis à la figure. Nous ne mentionnerons point les trois violations du territoire français avant la déclaration de guerre : elles auraient certes suffi pour légitimer cette déclaration ; elles montraient le mépris dans lequel la légitimité était tombée, puisque les Espagnols même ne craignaient pas de l'insulter ; force nous était de tirer l'épée ou de mourir dans la honte. Et pourtant comment agir ? Que de périls à braver ! L'armée du roi était travaillée en tous sens. Quand la guerre devint plus probable, les complots furent ajournés jusqu'au premier coup de fusil, persuadé qu'on était qu'en face des troupes constitutionnelles des cortès il serait plus facile d'amener un mouvement parmi les soldats français. On nous avertissait à chaque moment ; des personnes qui tenaient à la conspiration générale, mais qui nous conservaient une bienveillance exceptionnelle, ne cessaient de nous écrire ; elles nous demandaient des rendez-vous ; elles nous disaient : " Mais vous ne voyez donc pas ce qui se passe ; que cette armée rassemblée par vous est contre vous : que nous sommes sûrs du triomphe ; que nous rions de vous voir vous perdre comme un enfant ; que nous nous raillons de votre candeur ? Vous ne savez donc pas que tel général vous trahit, que tel autre est trompé ; on le pousse à vous servir pour vous perdre. Personne ne veut plus de la restauration les alliés sont secrètement de notre bord ; l'Angleterre est avec nous ; elle se déclarera dès que vous aurez mis le pied en Espagne. Quittez vite tout cela ; donnez votre démission, éloignez-vous, lorsque vous en avez encore le temps : laissez périr un vieux vaisseau qui va couler bas sous vous. " Capitaine, non de nom, mais de fait, nous voulûmes périr avec le vaisseau et y rester le dernier : nous ne fîmes point usage de ces avis contre ceux qui nous les donnaient, persuadé qu'on ne sauve point un Etat par des arrestations de police. Dans tous les cas, nous aimions mieux jouer le va-tout de la restauration que de vivre dans des appréhensions perpétuelles : nous disions de la monarchie de Henri IV ce que Henri IV disait de sa personne : " On ne meurt qu'une fois. " Les faits contenus dans le rapport de M. de Marchangy sur les sociétés secrètes ne peuvent plus se nier ; les conspirations ne peuvent plus être placées au rang des fables, aujourd'hui qu'on les avoue et qu'on s'en vante. Nous tenons d'un député estimé, lequel dans ce temps-là appartenait aux ventes, qu'au moment où le rapport de M. de Marchangy parut, il fut trouvé si exact par les affidés, qu'ils condamnèrent le rapporteur à mort. La personne dont nous tenons ces détails s'opposa à l'exécution de l'arrêt [Voyez encore sur les sociétés secrètes les aveux de M. Andryane, au commencement du tome 1er de son intéressant ouvrage, intitulé : Mémoires d'un prisonnier d'Etat au Spielberg . (N.d.A.)] . Ce n'est pas nous qui, entendant les coups de marteau, voyant bâtir l'échafaud, dresser la machine de la mort, étions assez bonhomme pour croire les benins initiés, lorsqu'ils s'écriaient : " Des conspirations ? Quelle sottise ! Personne ne pense à conspirer ! Personne n'en veut à la légitimité. Ce qui vous fait peur est un théâtre que l'on prépare pour une représentation de marionnettes ! " Nous n'aimions ni n'admirions les Fantoccini de 1793. Mais s'il est vrai que ces conspirations existaient avant la guerre d'Espagne, il est encore certain qu'elles cessèrent avec cette guerre. Les vanteries, depuis les journées de juillet, sur la comédie de quinze ans, sont des satisfactions d'hommes en sûreté ; au moment de la chute de la légitimité, personne ne conspirait : c'est elle qui s'est précipitée de gaieté de coeur. N'a-t-elle pas pris la chambre, en 1830, pour une chambre d'ennemis ? Il ne s'agissait que de choisir trois ou quatre hommes, lesquels mouraient d'envie d'être ministres, et qui avaient pour l'être les talents nécessaires. Voilà ce que la légitimité n'a jamais voulu comprendre : la susceptibilité trop naturelle de ses malheurs l'oblige aujourd'hui d'admettre l'existence des conspirations imaginaires qui la consolent et l'excusent. Il faut distinguer les dates : autant les machinations étaient déjouées à la fin de la guerre d'Espagne, autant elles étaient menaçantes au commencement de cette guerre. Nous sommes persuadé du complot dont l'envoi de l'aigle à Bayonne indiqua la trace ; il était faux quant aux personnes élevées auxquelles on voulait le faire remonter, en s'étant servi de leur nom respectable ; il était vrai quant à la réalité de son existence : on fit prudemment de ne pas l'approfondir. Le coup de canon de la Bidassoa changea les consciences : le poids d'un boulet heureux n'est pas de trop du côté de la fidélité. Au bord de la Bidassoa, les Français que promettait la proclamation se présentèrent ; trompés par la fortune et par leurs amis, ils avaient espéré voir le drapeau blanc s'abaisser devant le drapeau tricolore, les siècles s'incliner devant leur jeunesse. Si ces gens pleins d'énergie, parmi lesquels nous avons trouvé depuis un ami, tombèrent dans une rencontre funeste, elle ne fut pas sans honneur, car l'honneur s'accroît de l'adversité. Ne disons donc plus que ceux que la fatalité entraîne à combattre leur patrie sont des misérables : en tout temps et en tout pays depuis les Grecs jusqu'à nous, toutes les opinions se sont appuyées des forces qui pouvaient leur assurer le succès. On lira un jour dans nos Mémoires les idées de M. de Malesherbes sur l'émigration. Nous ne sachons pas en France un seul parti qui n'ait eu des hommes sur le sol étranger, parmi les ennemis, et marchant contre la France. Benjamin Constant, aide de camp de Bernadotte, servait dans l'armée alliée laquelle entra dans Paris, et Carrel a été pris les armes à la main dans les rangs espagnols. La cause ne change point la question : avec la cause on justifierait tout : dire que l'on combat pour la liberté ou pour l'ordre, on a toujours tort, ou l'on a toujours raison. Chapitre XXXVIII Questions confondues. - Objections contre la guerre d'Espagne. - Réponse. - Etat de la Péninsule au moment du passage de la Bidassoa. Les contradicteurs de l'expédition d'Espagne ont perpétuellement confondu deux choses : la question française et la question espagnole quand la seconde n'aurait pas été aussi heureusement résolue que là première, des ministres français n'étaient responsables à l'opinion française que de l'honneur et de la prospérité de la France. Nous reviendrons sur ce sujet. On cherchait à soulever nos peuples et notre armée, il fallait opter entre une guerre et une révolution ; la première sembla moins dispendieuse : par l'expérience déjà faite, la gloire aux Français coûte moins que les malheurs. La guerre n'a point été injuste ; nous avions le droit de l'entreprendre ; nos intérêts essentiels étaient en péril. A Dieu ne plaise que nous considérions les calamités d'un Etat comme une chose insignifiante : reproche aux hommes qui, violant le droit des nations, obtiendraient la prospérité de leur pays aux dépens de la prospérité d'un autre pays ! Il était de notre devoir d'épargner aux Espagnols les maux inséparables de toute invasion militaire. Nous ne nous étions rien dissimulé ; nos succès devaient avoir pour le peuple de Charles Quint des inconvénients ainsi que nos revers ; mais, à tout prendre, en nous sauvant nous le délivrions du plus grand des fléaux, de la double tyrannie, démagogique et soldatesque. Pourrait-on douter de cette vérité ? Est-ce comme ennemis ou comme libérateurs que nous avons été reçus à Madrid ? Quel était l'état de la Péninsule au moment du passage de la Bidassoa ? Etait-ce une contrée tranquille, heureuse, dans laquelle nous allions porter le désordre, sous prétexte de nous mettre en sûreté contre un mal imaginaire ? La guerre civile ne s'étendait-elle pas jusqu'aux portes de la capitale ? La Catalogne n'était-elle pas en armes ? Valence n'était-elle pas menacée d'un siège ? Le royaume de Murcie n'était-il point soulevé ? Ne se battait-on point dans les rues de Madrid ? L'anarchie constituée, l'insurrection des camps reconnue en droit, l'héritier du trône mis en accusation, les prisons violées, les prisonniers égorgés, les propriétés envahies, les prêtres déportés ou noyés, les citoyens exilés, des clubs prêchant le massacre et la terreur, des sociétés secrètes remuant et corrompant tout, les colonies perdues, la marine détruite, la dette nationale accrue d'une manière effrayante, voilà l'Espagne sous le règne des cortès. Dites-vous que peu importait la mise en accusation de l'héritier du trône, les noyades des prêtres et le reste ? Selon vous, le genre humain devait marcher ; tant pis pour ceux culbutés dans le fossé ou écrasés en route. Nous comprenons. Mais nous, mandataires de la France, nous voulions que la France marchât avant tout, et ces atrocités appelées utiles l'empêchaient d'aller à sa résurrection. Ensuite, ce que vous prenez pour un progrès était une descente dans un puits de sang ; heureux si, remontés de ce trou des meurtres, après un siècle d'efforts, vous ne faisiez pas horreur ! Qu'avons-nous gagné à 1793 ? Le Directoire, Bonaparte, la restauration, le meilleur de nos temps d'arrêt, si elle avait su nous sauver en se sauvant. Avons-nous usé de notre influence pour donner des institutions à l'Espagne ? Avant d'être si pleins d'amour pour les institutions des autres, il faudrait d'abord s'en donner de bonnes à soi-même et n'en pas changer tous les huit jours. Nous avons dit notre opinion sur le peuple espagnol, sur son peu d'estime pour nos libertés écrites et votées : convenait-il au gouvernement français de se faire le propagandiste de ces doctrines, bonnes aux yeux des uns, mauvaises au sentiment des autres, d'imiter la Convention ou Bonaparte, l'une qui mettait bas des républiques, pour faire naître l'anarchie dans le cercle de ses prisons et de ses échafauds ; l'autre qui engendrait des despotes, pour multiplier la tyrannie dans l'étendue de ses champs de bataille ? Nous souhaitons à l'Espagne ce que nous souhaitons à tous les peuples, une liberté mesurée sur le degré de lumière de ces peuples : l'illustre patrie de tant de grands hommes trouverait dans le rétablissement de ses vieilles cortès d'immenses ressources. Un corps politique du passé, modifié peu à peu par les nouvelles moeurs, me paraîtrait assez puissant pour protéger les citoyens, créer l'administration, fonder un système de finances et rendre la force à cette noble nation, épuisée par son héroïsme. Toutefois, dans cette matière, la France n'était point appelée à prononcer : heureuse de ses propres libertés, elle ne pouvait prêcher que d'exemple. Avons-nous, du moins, usé du droit de conseil ? Existe-t-il quelque document qui prouve la modération des principes dans laquelle le gouvernement français s'est tenu à l'égard de la politique intérieure de l'Espagne ? La lettre de Louis XVIII à Ferdinand vous répondra. En fait de prévision et de conception indépendantes, personne ne peut nous en remontrer. Le siècle avance ; la démocratie s'accroît : si les caractères en décadence la peuvent supporter, les rois, à l'heure providentielle, abdiqueront volontairement ou seront obligés de se retirer. Si les peuples corrompus, sans laisser venir les jours, sans écouter personne, se jettent du haut en bas, loin de tomber dans la liberté, ils s'engloutiront dans le despotisme, et, pour dernière calamité, ce despotisme ne sera pas permanent. Chapitre XXXIX Rappel de M. le comte de Lagarde. - Ministère et journaux espagnols. Tels furent les antécédents de la guerre d'Espagne. En entrant au ministère, nous écrivîmes, selon l'usage, les lettres pour annoncer aux diverses cours notre nomination, et pour leur déclarer, aussi selon l'usage, que rien n'était changé dans le système politique de notre prédécesseur. Nous adressâmes un mot particulier à M. Gentz : nous connaissions son influence sur l'esprit de M. de Metternich, et nous savions que la principale contrariété nous viendrait du cabinet de Vienne. Ces formalités diplomatiques remplies, nous rappelâmes M. le comte de Lagarde de Madrid. Il en partit le 30 janvier, et arriva le 3 de février à Bayonne. Les représentants des alliés avaient déjà demandé leurs passeports. M. San-Miguel répondit par une note hautaine aux envoyés de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche : celle-ci pourtant laissa un consul à Madrid. Le roi et les cortès s'empressèrent d'approuver la note du ministre ; L'Universel du 13 janvier ajouta : " Vous demandez vos passeports, messieurs : allons, bon voyage ! Ce qui nous afflige sincèrement, c'est que Son Excellence se soit crue obligée de traiter d' impoli le ministre de Russie ; mais, d'un autre côté, nous devons réfléchir que ce serait être par trop exigeant de prétendre qu'un Kalmouk fût aussi bien élevé qu'un habitant des pays civilisés de l'Europe. " Enfin, l'affaire est faite ; et bon voyage, et que Dieu accorde un beau temps et une heureuse route à la trinité diplomatique ! Ce qui doit nous consoler d'une perte aussi sensible, c'est l'arrivée de lord Somerset, qu'on attend à Madrid d'un jour à l'autre, sans compter le général anglais Roch, arrivé depuis trois jours. Un jour viendra où l'Europe, et principalement la France, pourront parler et accuseront l'inepte et criminelle conduite des gouvernements qui ont forcé l'Espagne à resserrer de plus en plus les liens qui l'unissent à l'Angleterre. " Il faut pardonner à l'Espagne, pays de romans et de romances : la voilà qui se croit civilisée, elle qui n'a ni grands chemins, ni canaux, ni auberges ; elle qui vit dans ses solitudes. Nous la trouvâmes, en effet, fort civilisée en 1807, parce que nous y arrivions de la Barbarie ; nous nous plûmes à entendre deux pauvres enfants nus chanter une longue complainte dans une route montagneuse entre Algesiras et Cadix ; nous aimions à voir faire du beurre pour la première fois à Grenade avant d'aller nous égarer à l'Alhambra ; nous aimions à nous asseoir avec des muletiers devant un large foyer à Andujar, tandis que notre domestique nous achetait chez le boucher un morceau de mouton. Nous rêvions de Pélage, du Cid de Burgos et du Cid d'Andalousie, du chevalier de la Manche et de ses lions, de Gil Blas et de l'archevêque : tout cela nous charmait en fumant notre cigare, en voyant des taureaux se battre dans la campagne, en écoutant les accords lointains d'une mandoline. Les Maures, qui enlevaient de belles chrétiennes et qui mouraient auprès des ruisseaux, Roland, Guillaume au court nez, les joutes de Séville et les mosquées de Cordoue nous revenaient en mémoire. Mais, Espagnol, vous êtes poète et vous n'êtes pas plus civilisé que moi ; n'en déplaise à vos institutions libérales, vous vivrez comme poète, non comme successeur de Mirabeau. Vous et moi nous ne valons pas un Kalmouk quant à la civilisation. Parlons de nos fleuves, de nos vallées, de nos cloîtres, de nos beaux-arts d'un moment dont on voit encore des traces dans nos déserts : taisons-nous sur le reste. Rinconet et Cortadille nous apprennent que chacun sert son Dieu dans l'état auquel il est appelé . Quant à l'Angleterre, dont il est parlé dans L'Universel , elle n'a pas besoin de l'aide des autres gouvernements pour resserrer ses liaisons et maintenir ses traités avec l'Espagne ; elle sait comment il faut s'y prendre. Elle a cru dernièrement avoir quelque chose à réclamer ; elle ne s'est pas arrêtée niaisement à considérer si le gouvernement espagnol avait ou n'avait plus de colonies, s'il avait ou n'avait plus de finances, si l'Espagne avait été dévastée ou non dévastée par Bonaparte, si elle était de nouveau désolée ou non désolée par la guerre civile, si elle pouvait craindre ou ne pas craindre une guerre avec l'Europe : l'Angleterre a tout amicalement demandé son argent et menacé de courir sus aux vaisseaux espagnols si elle n'était payée sur-le-champ. Pour mieux prouver son horreur de l'intervention, elle a reconnu dès 1821 le pavillon des colonies espagnoles, et elle se proposait de reconnaître incessamment leur indépendance, bien que les cortès même ne voulussent pas entendre parler de cette indépendance : séparer le nouveau monde espagnol de l'ancien monde espagnol, ce n'est pas, pour l'Angleterre, intervenir . Enfin, les plaisanteries de L'Universel étaient sans doute du meilleur goût ; il n'y manquait qu'une chose : lorsque Pichegru écrivait à un général autrichien : " Général, cédez-moi la place, sinon je vous attaquerai et je vous battrai, " Pichegru tenait parole ; mais ne pas nous attendre à Madrid, s'en aller à Séville en nous souhaitant bon voyage , n'est-ce pas s'exposer à se faire renvoyer son souhait ! Chapitre XL Journaux anglais. - Division du récit. Tant que la question ne parut pas tout à fait décidée, les journaux anglais montrèrent plus de retenue que ceux de l'Espagne : le New-Times disait, à propos de M. de Villèle : " Il a déjà fait un pas immense en s'assurant de l'appui du grand et beau nom de M. de Chateaubriand, cet écrivain célèbre dont les ouvrages attestent en même temps qu'il ne fléchira jamais devant la révolution et qu'il restera toujours attaché à la liberté constitutionnelle. " Mais bientôt ce langage changea ; il est à remarquer que les principales colères se dirigèrent contre nous : nous n'étions pas pourtant le chef du cabinet ; on ménageait le président du conseil, qui parlait beaucoup et très bien ; on maltraitait le ministre des affaires étrangères. Un certain instinct semblait avertir les ennemis que nous étions le grand promoteur de la guerre d'Espagne. Deux choses ont marché simultanément pendant la durée de notre ministère : pour éviter la confusion, nous les séparerons et les traiterons l'une après l'autre. Nous donnerons d'abord ce qui a rapport aux combats de la tribune, soit en France, soit en Angleterre, parce que ces combats sont sur le premier plan du tableau et qu'ils se sont livrés à la vue de mille spectateurs. Nous parlerons ensuite de nos travaux diplomatiques, travaux secrets, où tout nous était obstacle et péril. Il est vrai qu'en racontant ce qui fut on s'ennuie et que l'on ennuie les autres : quel intérêt le genre humain peut-il trouver à ce que tel mouvement politique soit arrivé comme ceci ou comme cela ; quand le résultat a tout décidé ? Le roman dont on a lu la catastrophe n'a-t-il pas perdu sa valeur ? Que les antécédents d'un fait deviennent insipides à relater, le fait étant nouvellement accompli, soit : mais à distance ce fait a changé de nature ; il s'est classé d'une autre manière, dans une lignée de choses héritières les unes des autres, sans être corrélatives. On a marché avec le temps, de mort en mort, de naissance en naissance ; tous les événements également écoulés ont acquis, chacun à part, une sorte d'existence individuelle. Nulle ruine n'intéresserait, car elle n'atteste qu'un passé connu de tous ; et cependant nous nous plaisons aux débris de l'histoire devenue ruine. Chapitre XLI Combats de tribune : Tribune française. - Ouverture de la session de 1823. Le roi ouvrit la session le 28 janvier 1823 au Louvre, dans la Salle des gardes de Henri IV. Le trône était surmonté d'un dais de velours cramoisi : sur ses marches tapissées se rangeaient en ordre les grands dignitaires. Une salve d'artillerie annonça le moment où le souverain quittait le palais des Tuileries pour se rendre à la solennité. M. de Villèle, président du conseil ; M. Peyronnet, garde des sceaux ; nous, ministre des affaires étrangères ; M. le duc de Bellune, ministre de la guerre ; M. le comte de Corbière, ministre de l'intérieur ; M. de Clermont-Tonnerre, ministre de la marine, et M. le marquis de Lauriston, ministre de la maison de Sa Majesté, nous étions placés en avant du reposoir des monarques très chrétiens. Le roi entra ; des acclamations s'élevèrent. Assis sur son trône, Sa Majesté se découvrit, salua l'assemblée et se recouvrit ; alors commença son discours. L'étonnement, croissant de minute en minute, rendait le silence plus profond. C'était la première fois que la légitimité le prenait de si haut et parlait un tel langage. Nous nous rappelions l'époque où Louis XVIII, prêt à quitter de nouveau les Tuileries, vint faire à ses sujets un adieu peut-être éternel : maintenant nous croyions voir notre roi, se confiant à notre fidélité, prendre enfin possession de sa couronne, au nom de la France glorieuse et délivrée. Ce passage du discours fit un effet prodigieux : " J'ai tout tenté pour garantir la sécurité de mes peuples et préserver l'Espagne elle-même des derniers malheurs. " L'aveuglement avec lequel ont été repoussées les représentations faites à Madrid laisse peu d'espoir de conserver la paix. " J'ai ordonné le rappel de mon ministre ; cent mille Français commandés par un prince de ma famille, par celui que mon coeur se plaît à nommer mon fils, sont prêts à marcher en invoquant le Dieu de saint Louis, pour conserver le trône d'Espagne à un petit-fils de Henri IV, préserver ce beau royaume de sa ruine et le réconcilier avec l'Europe. " J'ai dû mettre sous vos yeux l'état de nos affaires du dehors. C'était à moi de délibérer, je l'ai fait avec maturité ; j'ai consulté la dignité de ma couronne, l'honneur et la sûreté de la France. " Nous sommes Français, messieurs ; nous serons toujours d'accord pour défendre de tels intérêts. " L'assentiment fut bruyant, réel et complet : il suffit de parler de gloire au Français pour qu'il frémisse de courage, comme le coursier au son du clairon. On sortit du Louvre plein d'enthousiasme. Ce premier moment passé, les envies et les peurs revinrent. Quoi ! c'était ce chétif ministère qui prétendait faire ce que Napoléon, vainqueur du monde, n'avait jamais pu accomplir ! Quand on nous regardait, on haussait les épaules ; les uns nous taxaient de folie ; les autres nous prenaient en pitié ; les ambitieux s'armaient déjà pour nous culbuter, dans l'espérance d'hériter de nos places : tous se promettaient notre prochaine défaite, suivie d'une chute obligée, ou d'une inévitable révolution. Les esprits qui pouvaient supposer même un triomphe avaient, par ce motif encore, une raison de se prononcer contre la guerre. Les membres des ventes et des associations secrètes, ne voulant pas s'avouer qu'ils nous avaient mis dans le cas de légitime défense, croyaient l'Alliance derrière nous ; notre audace, selon eux, nous venait de la certitude d'une invasion nouvelle, sous le prétexte d'un conflit avec l'Espagne : nous n'étions à leurs yeux que les gendarmes du congrès ; il nous poussait en avant comme des poltrons, menaçant de tirer sur nous si nous reculions. Les capables nous avaient pris, nous en particulier, pour un barbouilleur de papier sans conséquence : vers la fin de l'entreprise, ils paraissaient surpris ; ils nous accusaient presque de les avoir trompés ; ils avaient l'air de nous dire : " Vous ne nous aviez pas dit cela ! " Chapitre XLII Chambre des Pairs. Aussitôt après le discours du roi commencèrent les attaques au sujet du projet d'adresse à la couronne. Le 3 février, dans la chambre des pairs, des gymnastes, ayant à mépris les arguments de rhéteur et les phrases sonores , se piquèrent, en gens positifs, de nous faire rendre l'âme entre deux faits. M. de Broglie nous honora d'un discours. Il lui est assez difficile de conclure, parce qu'il reste suspendu entre les doutes de son esprit et les scrupules de sa conscience ; indécision heureuse, qui vient de l'intégrité. Homme de savoir, de moeurs, de religion même, en tant que règle, l' honneur du maréchal s'est changé en honnêteté dans le citoyen son petit-fils : antidoté de vertu, M. de Broglie peut fréquenter des gens corrompus sans se souiller, comme il y a des tempéraments sains qui ne gagnent point les maladies. Nous nous efforçâmes de répondre au discours du noble duc. " Mon adversaire de ce côté-ci de la chambre, dis-je à leurs seigneuries, s'élève contre ce principe qu'aux rois seuls appartient le droit de donner des institutions aux peuples ; d'où il conclut que les rois peuvent changer ce qu'ils avaient donné, ou ne rien donner du tout, selon leur volonté et leur bon plaisir. " Mais il ne voit pas qu'on peut rétorquer l'argument, et que si le peuple est souverain, il peut à son tour changer le lendemain ce qu'il a fait la veille, et même livrer sa liberté et sa souveraineté à un roi, comme cela est arrivé. Si le noble pair eût été moins préoccupé, il aurait vu que deux principes régissent tout l'ordre social : la souveraineté des rois pour les monarchies, la souveraineté des nations pour les républiques. Dites dans une monarchie que le peuple est souverain, et tout est détruit ; dites dans une république que la souveraineté réside dans la royauté, et tout est perdu. On était donc obligé, sous peine d'être absurde, d'affirmer qu'en Espagne les institutions devaient venir de Ferdinand, puisqu'il s'agissait d'une monarchie. Quant à la manière dont il peut donner ces institutions, ou seul, ou d'accord avec des corps politiques reconnus par lui dans sa pleine liberté, c'est ce qu'on n'a jamais prétendu prescrire. On n'a fait qu'exprimer le principe vital de la monarchie, exposer une vérité de théorie. " Le noble duc ne veut pas que nous allions prévoir des crimes dans l'avenir ; il ne veut pas que nous raisonnions par analogie. Ferdinand, il est vrai, n'a point encore été jugé ; on ne l'a encore menacé que de déchéance ; il est si libre qu'il voyage peut-être à présent avec ses geôliers, au milieu des soldats législateurs qui vont l'enfermer dans une forteresse. Il n'y a rien à craindre, attendons l'événement. " Il résulterait de la doctrine de mon adversaire que l'on peut punir le crime, mais qu'on ne doit jamais le prévenir. Selon moi, la justice est un de ces principes éternels qui ont précédé le mal dans ce monde ; selon le noble duc, au contraire, c'est le mal qui a donné naissance à la justice. Il pose ainsi au fond de la société une cause permanente de subversion ; car on n'aurait jamais le droit de venir au secours de la société que lorsqu'elle serait détruite. " Le discours de M. le comte Daru confirme ce que nous avons déjà dit sur les dispositions des congrès. M. Daru, laborieux et durement équitable, ne donnait jamais une entorse à la vérité, lors même que cette vérité contrariait ses opinions. " En élevant ici ma voix en faveur de la paix, dit-il, je ne crains point d'offenser ceux qui se sont illustrés dans la guerre. L'embarras que j'éprouve vient de ce que je ne connais ni les arguments que j'ai à réfuter ni les promesses d'une résolution que je crois funeste. " Cette guerre, prête à s'allumer entre la France et l'Espagne, est ou spontanée , ou provoquée ou conseillée . " Nous n'avons eu connaissance ni de provocation ni de conseil . " Nous voyons, au contraire, dans le petit nombre des documents qui ont été publiés sur cet objet, que " les puissances réunies au congres de Vérone s'en sont remises à la France pour la suite de la conclusion des affaires d'Espagne ; qu'elles se sont reposées de la solution d'une question qui les intéressait toutes sur la puissance qui avait dans cette question l'intérêt le plus immédiat. " Ainsi, soit comme la plus intéressée, soit comme libre apparemment dans ses résolutions, la France se trouvait l'arbitre de la paix et de la guerre. " Voilà donc les dispositions pacifiques de Vérone reconnues, même par un opposant à la guerre. Quand on voulait nous rendre odieux à la nation, on soutenait que nous étions poussés par les étrangers à la guerre ; quand on cherchait à nous ôter cette triste excuse, on prouvait que les alliés ne voulaient pas la guerre, que nous seuls étions les véritables coupables. Souvent ces deux assertions contradictoires se rencontraient dans le discours du même orateur. Chapitre XLIII Chambre des Députés. Dans la discussion de l'adresse au sein de la commission de la chambre des députés, M. de Villèle prononça la phrase qui servit de prétexte à cette accusation populaire : " La France fait la guerre par ordre du congrès. " Les dépêches des trois cours à Madrid, commençant d'être connues, mettaient en garde quelques judiciaires impartiales, mais la foule passionnée n'écoutait pas ; elle adopta tout aveuglément : nous fûmes déclarés sans miséricorde les huissiers à verge de la Sainte-Alliance. Si maintenant il se trouve que la phrase prêtée à M. de Villèle n'est jamais sortie de sa bouche telle qu'on l'a donnée, l'échafaudage s'écroule. Il y a plusieurs exemples de ces impostures du hasard tenues encore même aujourd'hui pour authentiques : par exemple, la mort sans phrase n'a point été le vote de l'abbé Sieyès : il a dit la mort ; la glose a passé dans le texte. Nous éviterons de nous servir du Moniteur ; on pourrait soutenir que les paroles du président du conseil y sont obligeamment altérées, nous emprunterons le rendu compte de ces curieuses séances au Constitutionnel , journal très répandu de l'opposition. Le numéro du 13 février 1823 rapporte ainsi l'opinion de M. Duvergier de Hauranne : " Je plains sincèrement la généreuse nation espagnole d'être régie par une constitution vicieuse sous beaucoup de rapports. Mais cette circonstance, quelque déplorable qu'elle soit, ne me paraît pas un motif suffisant pour entreprendre une guerre dont les résultats peuvent devenir funestes à la France ; et pour répondre tout de suite à ce qui vient d'être dit par M. le président du conseil, " que nous sommes dans l'alternative, ou de combattre pour la révolution espagnole sur nos frontières du nord, ou de faire la guerre à cette révolution en Espagne, " je dis à mon tour que si nous étions réduits à une telle extrémité que la triple Alliance voulût nous dicter des lois, il serait préférable et plus national de résister sur les frontières du nord que de nous laisser imposer une guerre qui va peut-être mettre en péril nos institutions et la monarchie elle-même. Ce ne serait pas pour la révolution espagnole que nous combattrions, mais bien pour notre indépendance. " L'orateur ajoute dans une note : " Je dois à la vérité de dire que M. le président du conseil a prétendu que je ne l'avais pas bien compris ; mais son explication ne m'a pas paru claire. " Après l'opinion de M. Duvergier de Hauranne vient l'opinion de M. le général Foy. " M. le président du conseil des ministres, tout en ayant commencé par déclarer que nous ferons la guerre nous seuls, a insinué ensuite que cette guerre ne dépendait pas uniquement de notre volonté. " Nous sommes placés dans l'alternative, a-t-il dit (car j'ai eu soin de recueillir ses paroles), nous sommes placés dans l'alternative d'attaquer la révolution espagnole aux Pyrénées ou d'aller la défendre sur nos frontières du nord. " Voilà, messieurs, une grande et imposante révélation, une révélation féconde en incertitudes et en calamités... " Si la France toute seule, la France livrée à elle-même, la France indépendante, était engagée dans un duel avec l'Espagne, je pleurerais les calamités d'une guerre absurde, d'une guerre sans justice et sans morale, d'une guerre sans profit et sans gloire, je pleurerais ces calamités, mais j'en verrais la fin possible, et dès lors il y aurait soulagement aux maux que nous éprouvons... " Mais il n'en est pas ainsi. " La guerre actuelle est placée hors de nous, hors de notre portée - l'impulsion est venue du dehors, - cette colère n'est pas française - elle est l'écho de la colère des Prussiens et des Cosaques. - Nous ne sommes pas les seuls à allumer l'incendie ; qui peut nous dire si nous serons jamais les maîtres de l'éteindre ? " C'est là, messieurs, où mon amendement se dirige ; voilà l'effroyable danger sur l'existence duquel je provoque les explications des ministres de sa majesté. " Les ministres se flatteraient-ils de nous faire accroire qu'ils agissent seuls, dans leurs propres vues et avec leur entière liberté ? - Ici les faits parlent, et ils parlent avec énergie. La guerre occulte et souterraine ( Le Constitutionnel souligne ces mots) que notre gouvernement faisait depuis un an à la nation espagnole a été convertie tout à coup en éclats menaçants. " Cet éclat, ces menaces, est-ce l'Espagne qui les a provoqués ?... Mais la situation de ce pays est la même qu'en 1820 et 1821. (...) " " Il faut chercher ailleurs le secret de la politique des conseillers de la couronne... " C'est de Vérone que la guerre nous est venue . " Notre intervention actuelle dans les affaires intérieures de l'Espagne n'est pas un acte qui n'appartient qu'à nous. " La triple Alliance est derrière nous, qui nous presse après avoir été pressée elle-même par la turbulence de la faction qui domine notre pays. " La guerre d'Espagne n'est pas une guerre isolée ; elle sera bientôt une guerre européenne. Vous la commencez sur les Pyrénées ; vous ne savez pas où elle se transportera ; vous ne savez pas où elle finira. (...) " Le général Foy termine en demandant aux ministres de faire connaître : " 1 o Quels arrangements ont été pris à Vérone avec les puissances étrangères relativement à l'intervention ; et si ces arrangements sont de nature à amener l'occupation permanente ou passagère d'une portion du territoire français par les troupes de la Sainte-Alliance ; " 2 o Quelles dispositions sont prises pour empêcher cette occupation, dans le cas où les puissances étrangères seraient conduites par la marche des événements à la juger utile à l'accomplissement de leurs projets, soit sur l'Espagne, soit sur la France. " Dans le cas où l'indépendance nationale serait sacrifiée, ou même n'aurait pas été suffisamment garantie, ce serait un devoir rigoureux pour moi, loyal député, de demander, en séance publique, la mise en accusation des ministres qui auraient signé ou promis l'humiliation de la couronne et la ruine du pays. " Nous n'ergoterons ni sur la mise en accusation des ministres ni sur les déclamations prononcées avec talent et chaleur. Le général Foy, homme d'imagination, était sujet à se tromper : on se souvient encore de son fameux : " Ils n'en sortiront pas ! " Mais comment le général pouvait-il faire cette question : " Cet éclat, ces menaces, est-ce l'Espagne qui les a provoqués ? " On a vu plus haut si nous avions été provoqués. Une provocation publique d'un Etat à un autre l'Etat, avec lequel il est censé en paix, ne s'est presque jamais vue. S'il n'y avait que ce seul cas dans lequel la défense fût justifiée et devînt légitime, un gouvernement périrait avant d'avoir le droit de se sauver : quoique miné de toutes parts, il faudrait qu'il attendît la déclaration positive de guerre pour se secourir soi-même. Les hostilités de propagande n'étaient point connues autrefois : n'en sont-elles pas moins réelles ? Qu'on puisse abuser de ce mot propagande pour aller opprimer un peuple, c'est vrai mais que la propagande abuse aussi de son pouvoir caché pour détruire une nation, n'est- ce pas vrai encore ? L'argument qu'on veut tirer de la ressemblance des années 1821 et 1822 prouve seulement la longanimité et la patience de la France. Comment le général peut-il dire : " C'est de Vérone que la guerre nous est venue ? " Les hommes mêmes du parti de l'orateur convenaient que tout était pacifique à Vérone. Le Constitutionnel du 17 janvier s'exprime de la sorte : " ...Nous publions aujourd'hui les trois dépêches des cabinets d'Autriche, de Prusse et de Russie à leurs ambassadeurs à Madrid... " On doit remarquer que les trois cabinets ne parlent en aucune manière d'employer la force pour imposer des lois à la nation espagnole. On n'y trouve aucune menace d'agression imminente. " Les ministres même de la Sainte-Alliance professent un grand amour pour la paix. Ils ne peuvent manquer d'encourir à cet égard l'indignation de nos fanatiques. " Le même journal du 1er février rapporte cet article de L'observateur autrichien : " Les cours d'Autriche, de Russie, de Prusse ont tenu à Madrid un langage que la frénésie révolutionnaire peut méconnaître, qu'une politique bornée peut désapprouver, mais qu'une politique plus profonde ne peut que respecter. Ce langage n'était point une déclaration de guerre, et le rappel des légations n'est pas un acte d'hostilité. La France, animée par les mêmes sentiments, a agi d'après les mêmes principes, quoique avec des formes différentes. Au moyen de son contact immédiat avec l'Espagne, les résolutions ultérieures de la France sont fondées sur des motifs dont on doit reconnaître l'importance, sans prononcer légèrement sur les résultats. La guerre n'est point encore déclarée : des événements ultérieurs peuvent l'empêcher. " Sur cette déclaration, qui confirme tout ce que nous avons raconté des dispositions de M. de Metternich, Le Constitutionnel demande " comment concilier l'assertion positive et claire du journaliste autrichien, rédacteur de tous les protocoles de la Sainte-Alliance, avec le langage que les révélations du comité secret prêtent à M. le président du conseil. Après avoir rendu compte de tous les efforts qu'il a faits pour le maintien d'une paix qu'il regardait sincèrement lui-même comme si nécessaire au repos et au maintien de la tranquillité en France, il a, dit-on, prétendu que la position hostile où l'Espagne s'était placée vis-à-vis des grandes puissances ne permettait pas à la France de demeurer en paix. " Eh bien, aujourd'hui, L'Observateur autrichien , à une époque où il connaissait tout ce qui s'est passé à Madrid lors du départ des ministres des trois grandes puissances, déclare formellement que les puissances ne se considèrent point comme étant en guerre avec l'Espagne. " Ce n'est donc pas à raison des dispositions hostiles de ces trois puissances que le ministère français s'est décidé à la guerre ; et s'il y est forcé, c'est à un autre pouvoir qu'il cède, ou plutôt par d'autres passions qu'il est entraîné. " Mais revenons et arrêtons-nous à la phrase de M. le comte de Villèle : d'abord il n'a point dit : " Si nous ne combattons pas sur les Pyrénées, nous serons obligés d'aller combattre sur le Rhin. " Les adversaires de M. de Villèle reproduisent tout autrement les paroles de l'orateur. Selon M. Duvergier de Hauranne, ces paroles sont celles-ci : " Nous sommes dans l'alternative ou de combattre pour la révolution espagnole sur nos frontières du nord, ou de faire la guerre à cette révolution en Espagne. " D'après M. le général Foy, qui dit avoir recueilli immédiatement la phrase de M. le président du conseil, cette phrase était ainsi conçue : " Nous sommes placés dans l'alternative d'attaquer la révolution espagnole aux Pyrénées, ou d'aller la défendre sur nos frontières du nord. " Ces deux versions, quoiqu'un peu différentes l'une de l'autre, qu'impliquent- elles en réalité ? Que nous étions placés de sorte que si nous n'allions pas étouffer la révolution en Espagne, cette révolution arriverait en France, qu'alors les puissances, effrayées, prendraient les armes, et que nous, France, nous serions obligés d'aller combattre sur nos frontières du nord. Quoi de plus évident, de plus clairement, de mieux exprimé ? Remarquez bien ce pronom la , dans la leçon du général Foy ; il se rapporte au mot révolution , non au mot guerre , non au mot Europe ; c'est la révolution espagnole qui nous aura bouleversés et que nous serons appelés à défendre sur le Rhin ; c'est-à- dire que nous serons forcés à recommencer nos guerres révolutionnaires, à retourner à 1793. Jamais M. de Villèle n'aurait parlé, même d'après cette version, d'une manière aussi juste. Ce qu'on aurait peine à comprendre, c'est qu'il n'eut pas répété ses paroles en en prenant sur lui la responsabilité ; il se serait contenté de nier les fausses interprétations et de soutenir qu'on altérait et son texte et sa pensée. Mais voici toute la vérité. M. de Labourdonnais avait attaqué la décision prise par le roi d'entreprendre la guerre d'Espagne avec cent mille Français. Il avait exprimé le regret que cette guerre n'eût pas été commencée plus tôt et que la France n'eût pas agi comme auxiliaire de la régence d'Urgel et des royalistes espagnols, et, prenant ensuite les choses dans leur état présent, il avait dit que la France devait agir maintenant de concert avec les puissances continentales et d'après la direction de la Sainte-Alliance. M. de Villèle combattit ces attaques en déclarant que, la France étant particulièrement intéressée à rétablir l'ordre dans la monarchie espagnole, notre alliée naturelle, nous devions dans cette circonstance refuser la coopération des autres puissances, afin de conserver toute notre liberté d'action et de n'engager dans aucune complication l'intérêt qui nous déterminait à intervenir. D'un autre côté, les orateurs libéraux avaient attaqué l'intervention comme contraire à la liberté ; et le général Foy, après avoir fait un tableau éloquent des maux de la guerre, avait fini par prêcher une croisade de tous les gouvernements constitutionnels contre les gouvernements absolus. C'est pour faire ressortir l'inconséquence de ce discours que M. de Villèle, répondant à cet orateur, s'écria : " Et comment l'honorable général, qui nous a fait un tableau si rembruni des maux de la guerre, n'a-t-il pas vu que son système ne l'exclut pas, puisqu'en suivant ses conseils, au lieu d'avoir à la faire sur les Pyrénées, nous aurions à la soutenir sur le Rhin. " Nonobstant cette version authentique, la fausse interprétation a prévalu. De là tout le mal : la France fut saisie de vertiges, dupe d'une méprise qu'un examen de quelques minutes eut fait incontinent disparaître. Tel a été le pivot vermoulu sur lequel ont tourné les opinions en dehors et en dedans de la chambre. Le peu de bonne foi de celui-ci, la crédulité de celui-là, la légèreté des autres, firent croire à une coercition dont les pièces que nous avons produites (Congrès de Vérone) et qui furent déposées sur le bureau de la chambre des communes, démontraient la fausseté. Comment d'ailleurs supposer que le continent nous ferait la guerre au nord, si nous ne la faisions au midi ? Bon gré mal gré, nous devions nous mettre en campagne, afin d'amuser l'Europe, ennuyée de paix ! Comme au médecin de Molière, il lui fallait un malade, et elle le prendrait où elle pourrait ! Elle savait pourtant assez bien comment nous tirions le canon. Cette absurdité était plus manifeste encore quand on savait que sur les quatre puissances de l'Alliance trois, l'Angleterre, la Prusse et l'Autriche, auraient tout donné pour nous empêcher de prendre les armes. Nous espérons, ce point important éclairci, avoir détruit une erreur que le laps du temps aurait introduite dans l'histoire. Chapitre XLIV Crédits extraordinaires. Le 21 février, M. de Martignac, rapporteur de la commission chargée de l'examen du projet de loi tendant à ouvrir des crédits extraordinaires pour l'exercice de 1823, monta à la tribune. Parmi les crédits demandés se trouvait celui de cent millions pour la guerre d'Espagne : on avait eu tort de le cacher ainsi : on paraissait timide, chose détestable. M. de Martignac lit le rapport de la commission. La lecture du rapport est interrompue par les bravos de la droite et les rires de la gauche. " Votre guerre est un vrai complot ! s'écrie l'opposition. - Tout cela n'est que du jésuitisme ! " Le président cherche en vain à ramener l'ordre. M. de Martignac descend de la tribune au milieu du bruit. Grande rumeur de la part du général Foy, de M. Demarçay, de M. de Girardin, de M. Keratry, de M. de Chauvelin, de M. Dupont de l'Eure : Quelle infamie ! c'est un complot odieux ! Il est impossible de se contenir ! M. de Lafayette, M. Royer-Collard, M. A. de Lameth, M. Humann, les généraux Foy et Sebastiani s'inscrivent contre le projet de loi. M. Casimir Périer demande la parole. Il discute la demande du crédit : " Elle porte, dit-il, en partie sur un excédant de recettes que l'on n'a pas légalement constaté devant la chambre. D'ailleurs le cas n'est pas urgent ; la guerre n'est pas encore déclarée, et l'on peut espérer qu'elle n'éclatera pas, car l' Europe semble repousser toute pensée de provocation contre la Péninsule . " La discussion du projet, commencée le 21 février, est reprise le 25, au milieu d'un concours extraordinaire. M. Royer-Collard aborda le premier la tribune. Ce jour-là, dans la hauteur de ses desseins, il crut devoir flatter la gauche. Ses principes nous parurent, dans notre humble opinion, moins victorieux que ne fut conquérante sa personne infaillible : il dogmatisa contre un système qui, faible et décrié au dedans , était allé chercher au dehors l'appui du gouvernement. M. Royer-Collard tombait dans l'erreur commune sur le congrès de Vérone ; mais il ne faut pas exiger qu'un homme si rempli de ses grandes pensées daigne quitter les sommets de son génie pour recueillir quelques renseignements vulgaires. Lorsque nous fîmes imprimer les Réflexions politiques , nous allions, notre manuscrit en poche, en classe chez M. Royer. Il raturait les phrases incongrues, nous renvoyait avec quelques férules, nous invitant à être plus sage à l'avenir. Nous nous retirions régenté et soumis. Nous avons été, sinon le disciple, du moins l'écolier de M. Royer-Collard. L'indépendance des opinions est une des choses que les Français entendent le mieux ; les royalistes au pouvoir vous bâillonnent, les libéraux suppriment vos ouvrages, les jacobins votre tête, le tout pour la plus grande liberté de parler et d'écrire. M. Royer-Collard termina son discours par cette éloquente péroraison : " Et moi aussi je suis Français, sans doute, et c'est à ce titre que je viens m'opposer à une guerre qui menace la France autant que l'Espagne, et que je m'élève contre le système que je viens de signaler. De tous les devoirs que j'ai pu remplir envers la monarchie légitime, aucun ne m'a jamais paru plus sacré, plus pressant. Puis-je me taire quand d'aveugles conseils la précipitent vers sa ruine ? Comme elle a été la pensée, le voeu, l'espérance, je pourrais presque dire l'action de toute ma vie, elle est aujourd'hui le premier de mes intérêts, si je dois donner ce nom d'intérêt aux affections les plus désintéressées, les plus nationales. Et quel autre sentiment pourrait m'arracher au silence, puisque j'ai vu la restauration s'accomplir ? Que me restait-il à désirer pour la monarchie légitime, si ce n'est qu'elle s'enracine chaque jour davantage dans les intérêts publics, si ce n'est qu'elle aime la France pour en être aimée ? " Touchant et noble Nunc dimittis ! Hélas ! M. Royer-Collard a eu le malheur de voir passer ce qu'il avait eu le bonheur de voir revenir : nous avions eu autant de joie du rétablissement de la légitimité que le député illustre et fidèle, et cependant nous n'avons pas suivi la même route. M. de Labourdonnais parut : plein d'idées qu'il produit avec un talent approprié à ses idées, il a contre tout succès une aversion insurmontable. D'une vaste capacité, mais un peu faible de caractère comme les esprits entiers qui ne sont pas dominateurs, il ne fit que passer dans le conseil de Charles X : sous le prétexte, assez vrai, qu'il était environné d'imbéciles, incapables de prendre un parti, il se retira habilement des affaires au bout de trois mois. Il est resté de lui une bonne ordonnance, l'ordonnance relative à l'Ecole des Chartes. Né pour occuper dans l'opposition la première place, M. de Labourdonnais est dans un autre genre ce qu'était M. de Villèle, un de ces hommes de la restauration supérieurs aux trois quarts des hommes d'aujourd'hui. On reconnaît le penchant de son esprit aux paroles qu'il lança contre nous autres, misérables ministres : " Puis-je accorder, dit-il, de nouveaux subsides pour commencer la guerre à des hommes qui s'y sont constamment opposés (M. de Villèle), et dont l'intérêt évident est de s'y opposer encore, parce qu'il est impossible qu'ils ne voient pas ce qui n'échappe à personne, qu'ils ne peuvent, honorablement pour eux et sans danger pour le pays diriger une entreprise qu'ils travaillèrent trop longtemps à rendre impopulaire pour qu'ils puissent aujourd'hui donner à l'esprit public cet élan sans lequel une guerre ne peut devenir nationale, et par conséquent obtenir de succès dans un gouvernement représentatif ? " M. de Labourdonnais, s'étant mis en règle avec son système d'opposition, vota pour le projet de loi. M. de Laborde, après des considérations sur la nature du territoire espagnol, les moeurs de ses habitants, etc., etc., déclare la guerre impossible et folle. Les hommes qui s'y décideraient mériteraient, dit-il, bien moins d'être mis en accusation qu'en interdiction . " Au surplus, ajoute-t-il, personne ne veut prendre sur soi une telle responsabilité, et je me demande quelle peut être la puissance magique qui l'emporte sur les voeux et sur l'opinion de tous. Chose étrange, messieurs ! Quand on veut pénétrer ce singulier mystère, on écarte tous les rangs, on se fait jour à travers toutes les existences, pour arriver jusqu'à ce repaire belliqueux, et qu'y trouve-t-on ? Rien que quelques jésuites intrigants. " Si M. le comte de Laborde avait pénétré davantage au fond de ce repaire belliqueux au lieu d'un jésuite il aurait trouvé un ami, pourvu que quelque distraction ne l'eût pas empêché de nous reconnaître et qu'il n'eût pas mis en interdiction notre ancienne amitié. M. de Castelbajac parla très bien pour le projet de loi. M. le général Foy reparut à la tribune ; il posa cette question : La nation veut-elle la guerre ? Non. Le gouvernement veut-il la guerre ? Ici l'orateur représente le ministère comme divisé et dans un grand état d'angoisse. Selon lui, ce n'est pas M. de Villèle, esprit très-positif et parfaitement libre des prestiges de l'imagination , qui veut la guerre. - Il ne la veut pas, il autorise seulement de son nom une parade belliqueuse, il se résigne à une guerre qu'il sait injuste. - Il ferait mieux de dire hautement son opinion, sans se laisser dominer par la crainte de perdre un portefeuille. " Quelle est donc cette puissance qui domine les ministres et leur fait mener de front depuis six mois une diplomatie conciliatrice et des hostilités souterraines ? " Il m'importe peu de savoir quelle est la faction mystique . " Ce qui me suffit, c'est qu'une volonté et des passions qui n'ont rien de français nous entraînent où nous ne voulons pas aller. " M. de Villèle répond que quant à lui il aimerait mieux la paix, mais qu'il veut la guerre parce qu'il la croit urgente et non pas parce qu'il tient à son portefeuille. Tout le monde convenait ainsi que M. de Villèle ne voulait pas la guerre. On mettait toujours de côté, en France, le personnage mystique , ou plutôt le personnage mystérieux : le ciel nous avait alors chargé du rôle du Sort. Mais l'Angleterre, moins bienveillante et plus avisée, ne s'y trompait pas, et c'était à nous qu'elle adressait ses coups. M. le général Foy, dont la parole était parlementaire, soutint qu'au fond le gouvernement ne voulait pas les hostilités ; il appela M. de Montmorency le duc de Vérone, plaisanterie entre le bon et le mauvais goût. Il prouva que nous serions battus : " La campagne sera manquée ; un moment viendra où, après des pertes douloureuses, une retraite couronnera dignement une folle et coupable entreprise. " Le général Foy était au-dessus de l'opinion qu'il représentait : il a laissé un travail d'un grand prix sur les guerres de Napoléon dans la Péninsule ; il avait quelque chose de Cazalès. Le génie militaire, génie particulier de notre patrie, est si fort, qu'il renferme pour nous le génie de tous les autres talents : l'art d'écrire et de parler appartient naturellement à nos hommes d'armes. François Rabutin , qui s'appelle lui-même un petit soldat, quand il s'agit de peindre le lieu d'un combat trouve dans le vieux langage français les expressions d'Hérodote : " Le ciel et la terre nous voulaient favoriser, étant ce jour autant beau et clair et la terre ni trop molle ni trop sèche, couverte de toute verdure et de diverses fleurs. " Le maréchal de Montluc avait servi dans la compagnie de Bayard : " Retiré chez moi, dit-il, en l'âge de soixante-quinze ans, ayant passé par degrés et par tous les ordres du soldat, me voyant stropiat presque de tous mes membres, d'arquebusades, coups de pique et d'épée, sans espérance de recouvrer guérison de cette grande arquebusade que j'ai au visage, j'ai voulu employer le temps qui me reste à décrire les combats auxquels je me suis trouvé pendant cinquante-deux ans. " Et ce plus vieux capitaine de France écrit d'une main mutilée, avec la verdeur de Mars, une page encore sur son premier champ de bataille. On relira les commentaires du général Foy. M. de Villèle résuma ces discours ; il attesta (ce qui était vrai à notre grand regret) que le gouvernement avait fait tout ce qu'il avait pu pour maintenir la paix. Il prononça ces paroles judicieuses : " Et quelle justification plus éclatante pouvions-nous attendre, que de voir tous les orateurs de l'opposition éviter avec tant de soin d'aborder la question principale, la seule question qui soit digne d'occuper vos esprits, et qui puisse être pour vous l'objet d'une sérieuse délibération. Certes, ce n'est ni le temps, ni le talent, ni l'instruction qui leur a manqué. Quel autre sentiment que celui de l'impuissance à lutter contre la vérité les a fait reculer devant la question, telle que le gouvernement l'a posée aux yeux de la France, pour se jeter dans de véritables divagations, dans des lieux communs cent fois reproduits et toujours victorieusement réfutés ? " Cette question, messieurs, la voici : " L'état actuel de l'Espagne est-il compatible avec l'honneur de la couronne de France, avec l'honneur et la sûreté de notre pays ? " Chapitre XLV M. Bignon. - Discours du ministre des affaires étrangères. - Exclusion de M. Manuel. La séance du 26 vit paraître M. Bignon : il appuya son opinion de preuves historiques ; il vota contre " une guerre qui sous un prétexte de politique tendait à allumer les mêmes passions auxquelles sous un prétexte religieux la guerre de la Ligue dut sa naissance ; contre une guerre qui pouvait renouveler tous les maux dont la France eut alors à gémir et qui anéantirent la maison de Valois. " Nous succédâmes à l'orateur. C'était la première fois que nous prenions la parole devant la Chambre élective. Nous excitâmes naturellement un mouvement de curiosité : les députés sortis rentrèrent, le silence régna dans la chambre et dans les galeries, encombrées de spectateurs. Nous montâmes à la tribune, tous les yeux se fixèrent sur nous. Nous commençâmes ainsi : " Messieurs, j'écarterai d'abord les objections personnelles : les intérêts de mon amour-propre ne doivent trouver aucune place ici. Je n'ai rien à répondre à des pièces mutilées, imprimées par je ne sais quel moyen, dans des gazettes étrangères. J'ai commencé ma carrière ministérielle avec l'honorable préopinant, pendant les cent jours. Nous avions tous deux un portefeuille par intérim, moi à Gand, lui à Paris. Je faisais alors un roman , lui s'occupait de l'histoire : je m'en tiens encore au roman. " Je vais parcourir la série des objections présentées à cette tribune. Ces objections sont nombreuses et diverses : pour ne pas m'égarer dans un si vaste sujet, je les rangerai sous différents titres. " Les orateurs qui ont obtenu la parole lors du vote de l'adresse ont fait imprimer leurs discours. Hier, en séance publique, quelques-uns des honorables députés ont référé leurs opinions à ces discours mêmes. Aujourd'hui on a rappelé une partie des arguments produits dans le comité secret. l'essayerai donc de répondre à ce qui a été dit, imprimé et redit, afin d'embrasser l'ensemble du sujet. " Suivant, dans leurs objections, les orateurs qui siègent sur les bancs de l'opposition, j'examinerai : l o le droit d'intervention, puisque c'est là la base de tous les raisonnements, 2 o le droit de parler des institutions qui peuvent être utiles à l'Espagne, 3 o le droit des alliances et les transactions de Vérone, et, enfin, quelques autres objections. " Examinons donc d'abord la question de l'intervention. " Un gouvernement a-t-il droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre gouvernement ? Cette grande question du droit des gens a été résolue en sens opposé. " Ceux qui l'ont rattachée au droit naturel, tels que Bacon, Puffendorff et Grotius, et tous les anciens, ont pensé qu'il est permis de prendre les armes, au nom de la société humaine, contre un peuple qui viole les principes sur lesquels repose l'ordre général, de même que dans un Etat particulier on punit le perturbateur du repos public. " Ceux qui voient la question dans le droit civil soutiennent, au contraire, qu'un gouvernement n'a pas le droit d'intervenir dans les affaires d'un autre gouvernement. " Ainsi les premiers placent le droit d'intervention dans les devoirs, et les derniers dans les intérêts, etc. " Nous renvoyons le lecteur pour le reste aux documents imprimés : on les trouve partout. Ce discours fixa l'époque de notre transformation d'écrivain et d'homme à théories en homme d'affaires et de pratique. En relisant les journaux du temps, on voit que l'effet de notre opinion fut considérable. Plusieurs la louèrent sans réserve ; ceux qui la critiquèrent crurent devoir dire ce qu'ils y trouvaient de bien. Nous rappellerons tout à l'heure, avec la même fidélité, les injures dont on nous a accablé : on cherchera la vérité dans ce concert discordant d'outrages et de flatteries. Au surplus, la question de l'intervention, tant débattue à cette époque, est une question oiseuse ; elle peut servir de texte à des phrases d'opposition, mais elle n'arrêtera jamais un homme d'Etat. Non seulement l'Angleterre intervint à la grande époque que nous citions, mais elle est intervenue de tout temps et partout, et pour toutes les causes de liberté ou de pouvoir, quand elle a cru devoir le faire. Autrefois, elle prit part à nos guerres civiles ; elle envoya de l'argent et des soldats à Henri IV ; de nos jours, elle ne cesse d'intervenir en Portugal. Tandis qu'elle voulait nous empêcher d'intervenir dans les affaires d'Espagne, n'y intervenait-elle pas elle-même, en reconnaissant l'indépendance des colonies espagnoles ? Bien plus, on voit par notre dépêche que le cabinet de Saint-James a rendue publique que ce cabinet dans un mémoire en réponse à une note de la Russie avait énoncé l'opinion qu'on avait le droit de se mêler des affaires d'Espagne, si l'exaltation de ceux qui dirigeaient les affaires de ce pays les portait à une agression contre une autre puissance . Le libéralisme ferait-il une querelle à l'ancien gouvernement français d'être intervenu dans la querelle de l'Angleterre et de ses colonies de l'Amérique septentrionale ? Pourtant pouvions-nous dire alors que notre sûreté nationale était compromise, nos intérêts essentiels blessés , parce que le cabinet de Saint-James voulait prélever quelques taxes nouvelles sur les habitants de Massachuset ? L'intervention ou la non-intervention, défendues tour à tour à la tribune, est donc une puérilité absolutiste ou libérale dont aucune tête puissante ne s'embarrassera : en politique, il n'y a point de principe exclusif ; on intervient ou l'on n'intervient pas, selon les exigences de son pays. Dire que l'on n'ira pas éteindre le feu chez les voisins, quand il va se communiquer à notre maison ; dire que l'on doit toujours prendre pour le feu ce qui n'est pas le feu ; employer la force au gré de son caprice, c'est abuser des mots. Le premier devoir d'un ministre est de sauver sa patrie quand un danger la menace, en dépit des considérations générales et des intérêts particuliers. Quiconque ne sent pas, ne voit pas cela, n'agit pas dans cet esprit, ne sera jamais un homme d'Etat. La guerre d'Espagne pouvait sauver la légitimité ; elle lui mit à la main le pain de la victoire : la légitimité a abusé de la vie que nous lui avions rendue. Il nous avait semblé utile à son salut, d'une part de la fixer dans la liberté, de l'autre de la pousser vers la gloire : elle en a jugé autrement. Le 26 février, la discussion fut continuée. M. Manuel nous crut prendre en faute dans notre citation, à propos du cas d'intervention que l'Angleterre jugea légal en 1793 ; il se trompa : c'était nous qui avions raison. Malheureusement il arriva à des comparaisons et à des souvenirs mal interprétés, qui soulevèrent la majorité de la chambre. Le 28 février, M. de Labourdonnais développa la proposition qu'il avait déjà communiquée dans les bureaux ; il demanda l'expulsion d'un député, lequel, selon lui, avait fait publiquement l'apologie du régicide. M. Manuel, désirant se justifier, rappela cette phrase de nous : " Comme Œdipe, Louis XVI a disparu au milieu d'une tempête. " Dans la séance du 3 mars, la chambre déclara qu'elle excluait de son sein M. Manuel pendant la durée de la session entière . Le parlement anglais avait donné quelques exemples de ces exclusions, assez fréquentes dans nos corps de magistrature : c'était trop de violence pour trop peu de chose. M. Manuel de plus à la tribune ne m'aurait pas gêné davantage que la liberté de la presse. Il fut heureux dans son malheur ; son silence mit à l'abri son talent : il en est résulté pour la mémoire de l'orateur une de ces immortalités qui s'élèvent à quelques pas des tombeaux. Au surplus, nous n'avons jamais tant ouï de malédictions et de prophéties sinistres, tant vu de bonnes cervelles à l'envers ; c'était un feu roulant des mêmes objections, une battologie et une tautologie perpétuelles : guerre injuste, guerre impolitique, faite dans l'intérêt du pouvoir absolu ; nous n'avions pas le droit d'intervenir ; nous consoliderions ce que nous prétendions renverser, etc., etc. En entendant ces discours nous éprouvions une sorte d'impatience et d'étonnement ; nous ne pouvions comprendre comment parmi tous ces hommes distingués il ne s'en trouvait pas un qui devinât notre pensée, qui découvrît le but vers lequel nous tendions. Nous étions prêt quelquefois à nous écrier : " Eh ! imbéciles gens d'esprit ! il s'agit bien d'intervention, de constitution espagnole, de toutes ces choses que vous nous forcez à vous dire ici ; choses vraies sans doute, mais qui sont à côté de la question véritable ! Mauvais Français, vous nous combattez par prévention, jalousie, ambition, sans voir où nous allons, sans savoir ce que vous faites ! Nous ne pouvons dire notre secret à la tribune. Nation légère et taquine, à quoi vous sert donc votre intelligence si vantée ? " Chapitre XLVI Tribune anglaise : Discussion dans la Chambre des Communes. - M. Peel et M. Brougham. Les premières attaques eurent lieu en Angleterre dans la séance du 4 février 1823, à la chambre des lords, par le comte Stanhope et par le marquis de Lansdown, à la chambre des communes, par MM. Childe, Wildman, Yorcke et Brougham. Les trois premiers déclarèrent que si le canon retentissait sur la Bidassoa, il serait impossible à l'Angleterre de demeurer neutre. M. Canning et M. Peel furent presque toujours présents aux conflits qui se succédèrent durant le mois de février avec une ardeur croissante. Sir Robert Peel, qui nous offrit à sa table l'hospitalité diplomatique, avait été élevé à l'école de Harrow, presque avec lord Byron, quand, pauvre émigré, nous errions inconnu autour de Harrow-Hill. La personne du ministre de l'intérieur était agréable ; l'harmonie de sa voix faisait oublier l'habitude originale de l'un de ses gestes. Lady Peel, née, ce nous semble, sous le ciel de l'Inde, était d'une délicatesse que nous n'avons vue à aucune femme ; on eût dit qu'elle était transparente ; tout à coup cette Niobé d'albâtre se teignait du pâle incarnat d'une rose du Bengale : elle avait des enfants, véritables angelets. M. Peel puisait dans sa richesse et son bonheur quelque chose de doux et de modéré : cet esprit de tempérance le suivait à la tribune. Tout en approuvant l'opposition, il douta que l'Angleterre pût intervenir ; il assura que l'intervention de l'Autriche à Naples était impérieusement commandée par la nécessité, et conséquemment parfaitement juste pour garantir ses propres Etats d'un danger réel . Et nous, nous n'eussions pas eu le droit d'intervenir pour nous garantir d'un danger réel ! M. Brougham nous attaqua dans trois discours, et les injures du grand moqueur augmentaient d'une manière toute admirable. Il mit en train l'Angleterre, qui poussait des huzza derrière lui : articles de journaux, brochures et discours pleuvaient ; les expressions n'étaient pas ménagées comme en France ; tout ce que la grossièreté la plus populacière et la crédulité la plus ignare pouvaient vomir était lancé sur moi, et toujours M. de Villèle était épargné. Des huées, des trognons de chou, des restes de pommes m'assaillaient, comme si j'eusse été un candidat résigné à la fange sur les hustings de Westminster . Le radicalisme a fait entrer le boxing dans l'éloquence britannique, comme la révolution a introduit la pique et le bonnet rouge dans nos discours. Chapitre XLVII Suite. - Ce que répondent à M. Brougham le Courrier et M. Canning. M. Brougham, à la chambre des communes, affirme qu'en France " ce n'était qu'un parti, et peu estimable, qui cherchait à pousser le gouvernement à la guerre, pour satisfaire sa bigoterie ou ses intérêts pécuniaires. " Mes intérêts pécuniaires ! Dans un autre discours, M. Brougham se surpasse lui-même : là je suis appelé un cloggy writer (lourd, empêtré écrivain) ; il se moque d' Atala ; il accable de ses lazzis la fille du désert ; il brocarde toute ma vie : je suis un misérable flagorneur de Bonaparte ; je suis allé bigotement à Jérusalem chercher de l'eau du Jourdain pour le roi de Rome (mon voyage à Jérusalem est de 1806, et Bonaparte n'a épousé Marie-Louise qu'en 1810 : quelle prévision de ma part !) ; il trouve étonnant qu'on ait appelé un pauvre diable comme moi au ministère. Son étonnement n'était pas fondé : était-il donc surprenant qu'un homme entré dans la carrière diplomatique sous Bonaparte, nommé depuis ministre à Stockholm, ministre à Berlin, ambassadeur à Londres, devînt ministre des affaires étrangères ? Est-ce comme écrivain qu'il trouvait étrange ma prise de possession d'un portefeuille ? Mais pourquoi n'éprouvait-il pas le même sentiment à l'égard de M. Canning et de M. Martinez della Rosa, tous deux poètes, tous deux auteurs comme moi ? Lui-même, M. Brougham, n'était-il pas entaché du même vice ? N'avait-il pas commencé par se servir de sa plume avant d'user de sa langue ? Le Courrier anglais lui dit justement : " Nous croyons que l'élégance de langage et le ton d'urbanité et de politesse de M. Brougham en parlant du vicomte de Chateaubriand ne peuvent exciter qu'un seul sentiment. " Nous avons pu nous convaincre jusqu'à présent que ce style énergique et d'une espèce toute particulière n'est pas familier à M. de Chateaubriand. Toutefois, s'il pouvait vouloir répondre sur le même ton, seulement pour prouver que l'on peut faire à bon marché de ces fleurs de rhétorique, nous croyons qu'il pourrait répliquer : Brougham, cet homme d'Etat et de loi à la douzaine, qui écrit de mauvaises revues et prononce des discours plus mauvais encore, etc. " Tout homme qui ne craint pas de se salir les doigts peut jeter de la boue ; mais en général, dans cette espèce de guerre, un boueur doit avoir un avantage décidé sur un gentleman . Mais bien que le boueur eût couvert de boue et d'ordure son adversaire de la tête aux pieds, ce dernier n'en resterait pas moins un gentleman, et l'autre un boueur. " En toute occasion, M. Brougham paraît agir dans l'idée que des mots durs sont des arguments forts, que de citer des noms, c'est prouver des faits, et qu'entasser des épithètes d'horreur et de réprobation est la même chose que de démontrer qu'elles sont bien appliquées. Il tient certainement magasin d'invectives, ce qu'il faut peut-être attribuer aux habitudes de sa profession, etc. " Nous n'aurions pas demandé au Courrier anglais une réponse d'une telle acrimonie ; mais nous ajouterons, pour la consolation de notre amour-propre, que les premiers articles de la Revue d'Edimbourg , si injurieux à lord Byron, étaient de M. Brougham : le critique nous a traité comme il traita Child-Harold : qu'il permette à notre vanité de s'emparer de cette flatteuse analogie. M. Peel défendit Alexandre, attaqué et représenté comme l'assassin de son père : nous nous roulions dans la boue avec l'empereur de Russie, sous les poings vigoureux de l'athlète anglais. M. Canning hasarda à notre égard une petite excuse honteuse, disant que le gouvernement français était coupable ; mais qu'il ne fallait pas me confondre avec ce gouvernement : cela était vrai dans un tout autre sens que ne l'entendait l'orateur. Le ministre des affaires étrangères de S. M. B., à propos du discours de M. Brougham, nous appliqua le mot comique de Molière que nous avons déjà cité [Voyez le Congrès de Vérone . (N.d.A.)] : " Tu l'as voulu, Georges Dandin ! " Notre illustre ami s'était pourtant maintes fois exprimé sur notre compte avec indulgence et politesse, notamment dans son discours au sujet du litterary funds pendant notre ambassade de Londres, dans la lettre qu'il nous écrivit à Vérone, et dans les autres lettres qu'on va lire il se piquait d'émulation, il joutait de memorandum contre nous dans tout l'avantage de son talent. Lorsque nous fûmes nommé ministre, il dit à ses bureaux : " Soignons nos dépêches, messieurs ! " Il les corrigeait, les écrivait souvent lui-même, et quand il en était satisfait, il ajoutait : " Qu'en pensera Chateaubriand ? " Cette lutte de deux intelligences qui s'estiment et se craignent est un fait curieux dans l'histoire de la diplomatie, ordinairement école de dissimulation et de mensonge. Chapitre XLVIII Lady Jersey. - Dîner à Londres en 1822 avec M. Brougham. - Nous répondons dans la Chambre des Pairs à nos adversaires anglais. - Lord Brougham vient nous voir à Paris. Nous avions dîné à Londres avec M. Brougham, chez la belle lady Jersey, qui rappelait la première duchesse de Devonshire, auteur du poème sur le Saint- Gothard. Lady Jersey, duchesse anglaise de Chevreuse, moins les grandes aventures et plus la régularité des moeurs, était de l'opposition par nature, comme on est oiseau ou poète par la volonté des astres. Son père, le duc de Westmoreland, membre du cabinet, Breton de la vieille roche, buvait bien, traitait comme sa pantoufle les idées nouvelles, et avait inventé pour monter à cheval des garde-jambes, ainsi que le chevalier Robert le Cornu eut la gloire, sous Guillaume le Roux, d'être l'auteur des souliers à la poulaine . M. Brougham, au grand dîner d'opposants dont nous parlons, fut presque muet ; il nous regardait avec une sorte d'inquiétude sarcastique en souffrance : il eût été plus insolent s'il eût eu le droit de l'être. Nous l'avions entendu aux communes ; sa mine nous parut assez plébéienne, quoiqu'il appartînt à une famille noble : à son geste et à sa parole, nous l'aurions pu prendre pour un orateur français ; il avait de plus cette expression des rues inhérente à l' humour de John Bull. La vomique du membre de la chambre basse n'ayant fait que souiller nos vêtements sans nous toucher au visage, nous en fûmes quitte pour faire donner notre habit au premier camarade de M. Brougham qui passa devant la porte du ministère des affaires étrangères. Nous nous rendîmes le 30 avril à la chambre des pairs : nous prîmes la parole pour répondre à nos adversaires anglais. L'opinion que nous prononçâmes est une de celles dont le succès fut le moins contesté ; la voici : " On m'a sommé, messieurs, de répondre à des questions qu'on a bien voulu m'adresser ; on a accusé mon silence : je vais vous en exposer les raisons, et peut-être vous paraîtront-elles avoir quelque valeur. " Si le gouvernement britannique n'est pas sous quelque rapport aussi circonspect que le nôtre doit l'être, il est évident que cela tient à la différence des positions politiques. " En Angleterre, la prérogative royale ne craint point de faire les concessions les plus larges, parce qu'elle est défendue par des institutions que le temps a consacrées. Avez-vous un clergé riche et propriétaire ? Avez-vous une chambre des pairs qui possède la majeure partie des terres du royaume, et dont la chambre élective n'est qu'une sorte de branche ou d'écoulement ? Le droit de primogéniture, les substitutions, les lois féodales normandes perpétuent-elles dans vos familles des fortunes pour ainsi dire immortelles ? En Angleterre, l'esprit aristocratique a tout pénétré ; tout est privilèges, associations, corporations. Les anciens usages, comme les antiques lois et les vieux monuments, sont conservés avec une espèce de culte. Le principe démocratique n'est rien : quelques assemblées tumultueuses qui se réunissent de temps en temps, en vertu de certains droits de comté, voilà tout ce qui est accordé à la démocratie. Le peuple, comme dans l'ancienne Rome, client de la haute aristocratie, est le soutien et non le rival de la noblesse. " On conçoit, messieurs, que dans un tel état de choses la couronne en Angleterre n'a rien à craindre du principe démocratique ; on conçoit aussi comment des pairs des trois royaumes, comment des hommes qui auraient tout à perdre à une révolution professent publiquement des doctrines qui sembleraient devoir détruire leur existence sociale : c'est qu'au fond ils ne courent aucun danger. Les membres de l'opposition anglaise prêchent en sûreté la démocratie dans l'aristocratie : rien n'est si agréable que de se donner les honneurs populaires en conservant des titres, des privilèges et quelques millions de revenu. " En sommes-nous là, messieurs, et présentons-nous à la couronne de pareilles garanties ? Où est l'aristocratie dans un pays où vous ne trouvez pas douze mille propriétaires qui payent mille francs d'imposition ? Où est l'aristocratie dans un Etat où le partage égal anéantit la grande propriété, où l'esprit d'égalité n'avait laissé subsister aucune distinction sociale, et souffre à peine aujourd'hui les supériorités naturelles ? " Ne nous y trompons pas ; il n'y a en France de monarchie que dans la couronne ; c'est elle qui, par son antiquité et la force des moeurs, nous sert de barrière contre les flots de la démocratie. Quelle différence de position ! En France, c'est la couronne qui met à l'abri l'aristocratie ; en Angleterre, c'est l'aristocratie qui sert de rempart à la couronne. Ce seul fait interdit toute comparaison entre les deux pays. " Au reste, messieurs, les gouvernements représentatifs deviendraient impossibles si les tribunes se répondaient. Les récriminations imprudentes auraient bientôt changé l'Europe en un champ de bataille. C'est à nous à donner l'exemple de la modération parlementaire. On a fait des voeux contre nous : souhaitons la prospérité à toute puissance avec laquelle nous conservons des relations amicales. On a osé élever la voix contre le plus sage des rois et son auguste famille ! Qu'avons-nous à dire du roi d'Angleterre, sinon qu'il n'y a point de prince dont la politique soit plus droite et le caractère plus généreux ; point de prince qui par ses sentiments, ses manières et son langage, donne une plus juste idée du monarque et du gentilhomme ? On a traité avec rigueur les ministres français ! Je connais les ministres qui gouvernent aujourd'hui l'Angleterre : ces personnages éminents sont dignes de l'estime et de la considération dont ils jouissent. J'ai été l'objet particulier des insultes, qu'importe si vous trouvez, messieurs, que je ne les ai méritées que pour avoir bien servi mon pays ? Ne craignez pas que ma vanité blessée puisse me faire oublier ce que je dois à ma patrie ; et quand il s'agira de maintenir la bonne harmonie entre deux nations puissantes, je ne me souviendrai jamais d'avoir été offensé. " On trouva, même en Angleterre, que l'avantage nous était resté. M. Brougham, devenu lord Brougham, oubliant ce qu'il avait dit de nous, nous a fait l'honneur de venir deux fois nous voir à Paris. Quand on l'annonça, nous fûmes étonné un peu ; nous nous levâmes nous nous avançâmes vers lui, et nous lui dîmes : " Mylord, je suis bien aise que vous ne m'en vouliez pas de vos anciens discours. " Sa Seigneurie s'est assise : l'éclat de son rang avait déjà rejailli sur ses façons, et ses trivialités démocratiques avaient une certaine grâce de franchise, à travers le ton moins familier de l'aristocratie. Nous avons causé cordialement ensemble, comme si lord Brougham eût toujours été notre admirateur et notre ami . Il ne songeait plus au Jourdain, à notre bigoterie , à nos intérêts pécuniaires ; il nous honorait comme un gentleman pauvre, sincère dans ses opinions et resté fidèle au malheur : nous, nous étions charmé de nous entretenir avec un scholar d'autant d'esprit et de savoir. Chapitre XLIX Lettre de Cobbett. Mais nous eûmes en dehors du parlement un étrange défenseur et un singulier ennemi : le fameux pamphlétaire Cobbett écrivait dans ce moment des lettres contre les ministres de S. M. B. : parmi ces lettres, il nous en adressa une. Ce politique populaire se montra plus clairvoyant que les hommes d'Etat de la France et de l'Europe ; il ne s'en fallut guère qu'il ne mît au jour notre secret ; il ne se méprit pas, lui, sur le résultat de l'expédition d'Espagne : seulement, il ne prévit point que nous ne serions plus là pour tirer de nos succès l'avantage dont nous bercions nos espérances. Cette lettre, inconnue en France, est un monument historique. A M. de Chateaubriand [Je dois la traduction élégante et fidèle de cette lettre à mon ami M. Frisel, auteur de l'excellent écrit sur la Constitution de l'Angleterre . (N.d.A.)] . " Kensington, 1er mars 1823. " Monsieur, " Votre discours du 25 du mois dernier a été traduit en anglais et publié en Angleterre. Quand on est sur le point de commencer une guerre dont les suites peuvent intéresser matériellement une grande partie du monde civilisé, il est très important d'en savoir les véritables motifs. Dans votre discours, vous avez spécifié les motifs qui font agir la France. L'objet de ce discours est non seulement de justifier la conduite de la France aux yeux du monde, mais de justifier le gouvernement français aux yeux du peuple français. Ce discours se divise donc naturellement en deux parties : l o le droit de la France d'intervenir dans les affaires des Espagnes conformément aux lois et usages des nations ; 2 o l'utilité pour la France de l'exercice de ce droit dans le moment actuel. " Quant à la première partie, vous vous reposez très sagement sur les principes mis en avant par le gouvernement anglais au commencement de la guerre de 1793. Le passage que vous avez cité de la déclaration du roi d'Angleterre du 19 octobre 1793 est une justification complète du gouvernement français dans le moment actuel. Il est vrai que les Français avaient alors fait mourir Louis XVI ; mais si la mort de Louis XVI donna à l'Angleterre le droit d'intervention, ce droit n'était fondé que sur son propre jugement . La mise à mort du roi de France était tout autant une affaire intérieure que tout autre acte de l'Assemblée nationale ou de la Convention. Elle ne pouvait être regardée comme un péché impardonnable aux yeux des nations étrangères, puisque le gouvernement anglais offrit quelque temps après de traiter et de vivre en amitié avec le Directoire, dont tous les membres étaient des régicides. " D'ailleurs, dans l'année 1800, le gouvernement anglais en répondant à une proposition de paix faite par Bonaparte base son refus non sur la personne du consul, mais sur l'état de choses existant en France. Il refuse d'entrer en négociation non parce que Bonaparte, alors premier consul, propose quelque chose d'humiliant ou d'injurieux pour l'Angleterre, mais parce que, disait-on, il n'y avait pas de garantie pour le maintien d'une paix quelconque tant que le système politique de l'intérieur de la France continuerait d'exister . Il déclare ne pas vouloir dicter un gouvernement à la France ; mais en même temps lord Granville mande à M. de Talleyrand que la restauration de la famille de Bourbon serait le meilleur gage de l'abandonnement d'une conduite qui mettrait en danger l'existence même de toute société civile , qu'une telle restauration ôterait tous les obstacles qui empêchaient de traiter avec la France ; il ajoute que l'Angleterre ne pouvait pas traiter avec le système actuel de la France . Y eut- il jamais un exemple plus frappant d'intervention dans les affaires d'une nation étrangère ? Cette déclaration de lord Granville est datée du 4 janvier 1800. En réponse à cette note, il reçut de M. de Talleyrand l'assurance la plus solennelle que la France était devenue parfaitement tranquille, qu'elle ne cherchait plus à troubler la paix des autres nations et qu'elle désirait surtout de vivre en amitié avec l'Angleterre. Bref, le ministre de France fit presque des supplications pour la paix. Ses supplications furent rejetées sur le seul motif de la nature du gouvernement alors existant en France. " Tout ce qu'on dit donc maintenant sur la déclaration du gouvernement espagnol qui ne cherche pas à propager ses principes au delà de la frontière, tous les arguments que tire notre gouvernement de cette déclaration pour vous engager à ne pas envahir l'Espagne, tout cela tombe à plat, car nous avons la preuve qu'une pareille déclaration faite par Bonaparte et la nation française a été rejetée avec dédain par notre gouvernement. Cependant ce même gouvernement fit la paix quelque temps après avec Bonaparte, sans avoir vu le moindre changement dans les institutions françaises ou dans les dispositions de ceux qui gouvernaient la France. Lord Granville, dans la note déjà citée, dit qu'il avait besoin de l'évidence des faits pour être convaincu que la France avait renoncé à ses projets d'ambition et à cet esprit remuant qui mettait en danger l'existence de la société : deux ans après, il reçut cette évidence des faits, et ces faits consistaient dans de grandes victoires obtenues sur les alliés par la France, dans d'énormes additions faites aux conquêtes françaises et dans des prétentions pour les termes de la paix beaucoup plus élevées que celles qu'avait Bonaparte en 1800 ! Tels étaient les faits dont le gouvernement anglais avait besoin pour se croire en sûreté en traitant avec la France. Et si les Espagnols pouvaient passer les Pyrénées et conquérir une ou deux provinces de la France, je crois sincèrement que vous ne trouveriez aucun danger à traiter pour la paix avec les cortès. Rien ne tend plus à pacifier les nations, comme les individus, que d'être bien battu. " Mais cette réflexion n'a pas de rapport avec la question devant nous. Dans ces deux procédés de 1800 et 1802, nous avons la preuve complète que notre gouvernement se conduisit d'après les mêmes principes que vous mettez en avant pour justifier votre invasion de l'Espagne. " Mais, monsieur, pour ne rien dire du renouvellement de la guerre en 1803, pour ne rien dire de la déclaration du 10 mai de cette année qui a été si parfaitement réfutée dans Le Moniteur du 7 juin suivant pour ne rien dire des assertions renouvelées, alors qu'il était impossible à l'Angleterre de vivre en paix avec la France sous le système qui la dominait, je m'étonne que vous ayez omis la déclaration des alliés contenue dans la minute imprimée de leurs conférences à Vienne, datée le 12 mai 1815. A cette époque Bonaparte était rentré en France. Il avait fait la déclaration la plus solennelle de ses dispositions pacifiques ; il avait entièrement aboli la traite des nègres ; il avait assuré notre gouvernement de son désir extrême de vivre en paix avec lui ; mais en réponse à toutes ces déclarations et assurances il reçut la guerre de la part de l'Autriche, de l'Espagne, de l' Angleterre , du Portugal, de la Prusse, de la Russie, de la Suède, de la Bavière, du Danemark, de l'Hanovre, des Pays- Bas, de la Sardaigne, de la Saxe, des Deux-Siciles et du Wurtemberg, qui toutes signèrent la minute de la conférence, dont la publication devait tenir lieu d'une nouvelle déclaration de guerre. Dans cette minute, vous auriez pu trouver le passage suivant : " Les puissances savent trop bien les principes qui doivent les guider dans leurs relations avec un Etat indépendant pour essayer (comme on tâche de les en accuser) de lui imposer des lois ou de se mêler de ses affaires intérieures, pour lui prescrire une forme de gouvernement et lui donner des maîtres selon les intérêts et les passions de ses voisins. Mais elles savent aussi que le droit qu'a une nation de changer son système de gouvernement doit avoir ses limites , et que si les puissances étrangères n'ont pas le droit de lui prescrire l'usage qu'il doit faire de cette liberté, elles ont indubitablement le droit de protester contre l'abus qu'il peut en faire à leur préjudice. Conformément à ce principe, les puissances ne se croient pas autorisées d'imposer un gouvernement à la France ; mais elles ne renonceront jamais au droit d'empêcher l'établissement en France, sous le nom de gouvernement, d'un foyer de désordres qui tendrait à la subversion des autres Etats . " " C'est l'ancien langage ; ce n'est ni plus ni moins que le principe mis en avant pour justifier la guerre contre la France depuis 1793 jusqu'à l'époque de cette nouvelle déclaration. Dans un autre paragraphe de cet écrit, les puissances déclarent qu'elles ne veulent pas de paix avec Bonaparte . Un de nos lords de l'amirauté, en l'an 1814, déclara dans le parlement que nous ne voulions pas de paix avec James Madisson (le président des Etats-Unis) : quelques bonnes défaites produisirent le même effet à l'égard des Américains qu'elles avaient eu pour Bonaparte entre les années 1800 et 1802. Cependant, l'assertion contre James Madisson ne fut pas faite d'une manière aussi officielle que la déclaration de Vienne que je viens de citer, et qui était signée par trois lords, Clancarty, Cathcart et Stewart. Dans un autre endroit de cette même conférence ou déclaration il est dit : " La paix avec un gouvernement placé en de telles mains et composé de tels éléments ne produirait qu'un état perpétuel d'incertitudes, d'inquiétudes et de dangers. Aucune puissance ne pourrait réellement réduire son établissement militaire ; les nations ne jouiraient d'aucun des avantages d'une véritable pacification ; elles seraient écrasées par des charges de toutes espèces ; il n'y aurait aucune stabilité dans les relations politiques ; l'Europe, alarmée, s'attendrait à de nouvelles explosions : les souverains ont pensé qu'une guerre ouverte, avec tous ses inconvénients et ses sacrifices, serait préférable à un état pareil. " " Tel était le langage de l'Angleterre, ou tout au moins du gouvernement anglais, en l'année 1815. Comment donc le même gouvernement, composé à peu près des mêmes hommes, peut-il prétendre dire que leur conduite passée n'était pas basée sur les mêmes principes que ceux d'après lesquels vous justifiez la guerre que vous allez entreprendre ? " Quant à moi, je ne reconnais pas ces principes ; je les regarde, avec une grande partie de la nation anglaise, comme des principes monstrueux. Mais tout cela ne fait rien ni à vous, monsieur, ni à votre nation. Ce qui est très louable en moi serait précisément le contraire de votre part, parce que vous avez à tirer parti de ces principes au profit de la France, parce que vous êtes Français, taudis que moi je suis Anglais. Votre citation et vos arguments ne sont d'aucune valeur contre moi et contre quelques écrivains habiles de notre propre pays ; mais ils sont excellents comme une réponse à nos ministres et à leurs partisans. Et en effet on n'a pas essayé de vous réfuter : des injures personnelles, mais point de réfutation ; du verbiage sur ce que vous avez servi Bonaparte, sur ce que vous lui avez rendu des honneurs divins, sur ce que vous avez comparé la naissance de son enfant à celle du Rédempteur, sur ce que vous avez apporté de l'eau de la rivière du Jourdain pour servir au baptême de cet enfant ; mais pas un seul mot en réponse à votre discours, pas un mot pour montrer que le principe dont nos ministres se sont servis pour l'invasion de la France pour empêcher la contagion morale de traverser la Manche, que ce même principe ne peut servir aussi au roi de France pour le justifier d'empêcher la contagion morale de passer la ligne imaginaire qui sépare ses Etats de l'Espagne. Quand vos adversaires sont réduits à employer des injures personnelles, quand ils parlent d'eau apportée du Jourdain, au lieu de nier qu'ils ont prêché les mêmes principes que vous dans leurs manifestes et dans leurs journaux, vous pouvez rester assuré que la victoire est de votre côté. " On pourrait dire, quoique cela ne fît rien à la chose, que cette déclaration de Vienne n'était pas conforme aux sentiments de la nation anglaise ; qu'elle n'était pas conforme aux sentiments de la partie saine de la nation, car plusieurs de nous avaient en horreur les principes sur lesquels elle était basée ; mais, encore une fois, il n'est pas question de cela ; il est question des principes des ministres et du langage du parlement : dans ce même parlement, on a prononcé des discours pleins d'invectives contre le roi de France, pour avoir imité notre langage et notre conduite. Pendant les débats sur la guerre contre Bonaparte, plusieurs des hommes maintenant en place ou dans le parlement exprimèrent leurs sentiments ; avec leur permission, je citerai quelques-unes de leurs expressions : persuadé qu'elles seraient quelque jour d'un intérêt considérable, j'en fis un recueil que j'adressai dans une lettre à lord Castelreagh ; la lettre se terminait avec ces paroles : " Ici, mylord, je finis mes extraits. Ce sont des passages mémorables , on les citera cent fois . Ici ils sont en sûreté ; ils ne seront plus en danger d'être perdus . " " Lors des débats sur la guerre avec la France, lord Liverpool déclara que nous étions obligés d'avoir recours aux armes pour nous opposer au système français, système qui n'offrait aucune garantie pour la paix et menaçait de danger les autres nations ; qu'il désirait que la France eût un gouvernement limité, comme celui de ce pays-ci ; mais que tant que le gouvernement français restait comme il était il n'y avait pas de sûreté pour nous dans un état de paix ; qu'il ne cherchait pas à diminuer les ressources de la France ; mais il demandait seulement qu'elle eût un gouvernement qui offrît des garanties pour la paix avec le reste de l'Europe. " Après cela il ajouta : " Voici l'état de la question : premièrement, vous avez une juste cause de guerre contre le système français, que l'expérience a décidément prouvé être incompatible avec la paix et l'indépendance des nations de l'Europe ; secondement, vous avez maintenant, pour vous opposer à ce système, des moyens que vous ne pouvez pas raisonnablement espérer avoir dans un autre moment. La question est donc de savoir s'il n'est pas de votre devoir de profiter des circonstances pour détruire ce système. " Lord Liverpool termine en disant : " Nous avons le droit de vouloir que la France n'ait pas un gouvernement qui menace le repos des autres nations ; nous ne devons pas refuser de nous associer à ceux qui veulent écraser un des plus grands maux qui aient jamais existé. " " Ainsi parle l'homme qui était alors premier ministre , et qui est premier ministre maintenant ; et cependant c'est le même homme que les journaux nous représentent comme ayant dit : " Que le roi de France n'a dans ce moment-ci aucun motif justifiable pour l'invasion de l'Espagne. " Nous avons le droit de dire à la France : " Vous n'aurez pas un gouvernement qui menace de troubler notre repos. " Mais le roi de France n'a pas le droit d'en dire autant à l'Espagne. Après le premier ministre vinrent lord Granville et lord Bathurst, qui soutinrent les mêmes opinions. Dans l'autre chambre, M. Graham, M. Plunkett et lord Milton soutinrent les mêmes opinions. Ces messieurs sont de ce qu'on appelle l'opposition. M. J. Smith appelle le système français un système de pillage , et l'armée française une armée de brigands . M. Grattan dit que le gouvernement français était une statocratie , et que la constitution française n'était que la guerre . Il dit que nous n'avions pas le droit d'imposer un gouvernement à la France, mais que nous avions le droit de lui dire : " Vous ne vous donnerez pas un gouvernement dont le but est de vous mettre en hostilité avec l'Europe. " Il ajoute qu'il avait pour son opinion l'autorité de M. Burke et la pratique de M. Fox . " En voilà assez sur le principe qu'on mit en avant pour justifier l'invasion de la France en 1815. Vint ensuite l'argument du pouvoir . Tous les orateurs se vantèrent du grand nombre de nos alliés et insistèrent sur la politique de faire la guerre pendant que nous avions ces alliés . On ne dit pas un mot alors sur les trois gentilshommes de Vérone (titre d'une comédie de Shakespeare et allusion aux deux empereurs et au roi de Prusse). On ne pensa pas alors à cette assez médiocre plaisanterie. Nos orateurs parlementaires, au moins ceux qui soutenaient les ministres, ne déclamèrent pas contre les despotes combinés . Les ministres alors se vantèrent de leurs alliés , et personne ne cria contre les trente-et-un plénipotentiaires de seize Etats qui signèrent la déclaration de Vienne. Diront-ils que les Espagnols sont faibles , en comparaison de ce qu'étaient les Français alors ? Ecoutons leurs orateurs sur cet article. Lord Liverpool déclara que la masse de la nation française avait une grande aversion pour Bonaparte. M. Grattan dit : " Bonaparte n'a ni cavalerie, ni argent, ni crédit ; sa puissance est à présent ébranlée jusqu'aux fondements ; " M. Plunkett dit : " Bonaparte a embarqué sa fortune dans un vaisseau battu par l'orage, et dont le mât est courbé jusqu'au niveau de l'eau ; " lord Castelreagh : " La force militaire de tout le reste de l'Europe est combinée maintenant contre la moitié de la France. " M. Plunkett dit encore que toutes les puissances de l'Europe étaient avec nous aussi bien qu' une portion considérable de la population de la France . " De manière que la faiblesse , qui était alors un des grands motifs pour attaquer la France, est maintenant un des arguments contre l'invasion de l'Espagne. Les conseillers disent : " N'attaquez pas les Espagnols, ils sont trop faibles pour que leurs principes puissent vous faire du mal ; ils n'ont pas les moyens de vous envahir. " Ce sont des arguments opposés qu'employaient les mêmes hommes au commencement de la courte guerre qu'ils firent à la France , laquelle (chose singulière) priva sa capitale de ses musées, son royaume des villes frontières, et son trésor d'une somme énorme d'argent ! Au lieu de dire dans le parlement anglais : N'envahissez pas la France ; la France est trop faible pour vous faire du mal, on disait : Faites la guerre à la France parce qu' elle est faible , et parce que vous êtes forts, ayant pour vous toutes les puissances de l'Europe et la moitié de la France. " Telle fut la mémorable scène en 1815. J'avais bien raison, en recueillant les principaux passages des discours faits alors dans le parlement, de dire qu'on les citerait plus d'une fois. Les doctrines émises alors étaient si injustes et si monstrueuses, que je croyais qu'il était impossible qu'elles ne fussent pas un jour appliquées contre nous. Nous voyons maintenant la France, avec plus d'apparence de raison, tenir le même langage que nous tenions en 1815, et il est curieux de remarquer que personne, excepté moi, ne rappelle à la nation quelle était alors la conduite de notre gouvernement. Les passages que j'ai cités sont une réponse éternelle aux ministres et à leurs partisans, quand ils veulent questionner le droit d'intervention pour forcer une nation de modifier sa constitution selon la volonté des puissances voisines qui sont plus fortes. " Encore un mot avant de quitter la déclaration de 1815. Le grand cri en Angleterre maintenant est contre les despotes combinés . En 1815, au contraire, cette combinaison des despotes était un sujet d'éloges ; agir de concert avec une pareille combinaison était regardé comme heureux et même glorieux. Cette combinaison dont on parle maintenant avec tant d'amertume (et avec tant de raison) était vantée comme formée par l'Angleterre et projetée par Pitt ! Lord Castelreagh, en parlant du congrès de Vienne, dit : " que c'était une grande satisfaction pour eux, qui révéraient la politique de ce grand homme d'Etat , d'avoir assez vécu pour voir réduit en pratique ce que son grand esprit avait imaginé en théorie, comme le complément de tous ses souhaits. " C'est donc le gouvernement anglais qui a inventé la Sainte-Alliance. On se vantait de cette alliance en 1815 ; mais maintenant que cette alliance soutient la France dans un projet qui doit nuire à l'Angleterre, au lieu de soutenir l'Angleterre dans un projet nuisible à la France, les mêmes personnes qui la louaient alors l'appellent maintenant une combinaison de despotes . " Vous aurez été probablement surpris, monsieur, de voir que messieurs de l'opposition aient été si portés pour les ministres, qu'ils n'aient jamais pensé de dire que votre guerre avec l'Espagne est au moins aussi juste que celle qu'ils ont faite en 1793 et 1815, qu'ils les aient même loués sur leur humanité et leur esprit indépendant, tandis qu'ils ont vomi tant d'injures contre vous et vos alliés. Mais, monsieur, un de nos membres du parlement a écrit dernièrement une brochure dans laquelle il remarque qu'il y a en Angleterre des roues dans des roues. Vous nous appelez une nation de boutiquiers, mais vous savez aussi que nous sommes de grands manufacturiers et sommes fameux pour nos machines . Vous seriez bien surpris de voir le nombre de roues que nous avons dans nos machines, et la manière singulière dont elles travaillent, étant mises en mouvement ou arrêtées par une puissance totalement invisible aux yeux du vulgaire. Dans votre chambre des députés, quelle colère, quelle indignation, quelle opposition réelle ! Ah, monsieur de Chateaubriand ! si vous passiez un hiver ici avec nous, vous ne seriez pas embarrassé de trouver des raisons pour beaucoup de choses qui vous paraissent extrêmement singulières et totalement inexplicables. " Il ne reste donc pas une ombre de doute sur la vérité de cette proposition : que, selon les principes proclamés parle gouvernement anglais et selon la pratique de ce gouvernement, le roi de France est parfaitement justifié de son invasion de l'Espagne. Entendez-moi : je dis que le principe est monstrueux et la pratique abominable ; mais quand tout le reste du genre humain aurait le droit de crier contre la France à cette occasion, ce droit n'appartient pas au gouvernement anglais et à ses partisans. Si j'avais été membre du parlement, la plus grande partie de ce que je vous écris, je l'aurais dit en face des ministres le premier jour de la session. Tout convaincu, comme je le suis, des vrais motifs de la conduite de la France, sachant parfaitement qu'elle met en avant un prétexte qui est sanctionné par les principes et la pratique du gouvernement anglais, voyant parfaitement la vraie cause de la guerre qu'elle va faire et dans laquelle il y a toute raison de croire qu'elle réussira ; j'aurais eu une belle occasion de rappeler à la chambre notre conduite en 1815 : je lui aurais montré qu'avec les mêmes prétextes sous lesquels la France s'occupe d'envahir l'Espagne, l'Angleterre envahit la France, plaça sur le trône ces mêmes Bourbons qui nous inspirent maintenant tant de crainte, prodigua les trésors de l'Angleterre à ces mêmes alliés qui maintenant soutiennent la France, se vanta en même temps de la conquête de la France, et tint à l'égard de la France et du peuple français cette conduite que cinquante siècles ne feront ni oublier ni pardonner à ce peuple . Aurais-je pu voir nos ministres à leurs places dans la chambre sans rappeler à leur conduite antérieure toutes les causes non seulement de votre guerre contre l'Espagne, mais les raisons de l'impossibilité où nous sommes de nous opposer à cette guerre, à moins de produire dans notre intérieur des dangers peut-être plus grands que ceux qui résulteront inévitablement pour nous de vos succès dans cette guerre ? Aurais-je pu laisser échapper cette occasion sans montrer que cette énorme dette qui nous paralyse vient de ce que nous avons agi d'après le même principe que nous condamnons en vous, sans montrer aussi clairement que le jour que les ruineuses conséquences de notre intervention dans les affaires de la France nous ôtent à présent les moyens d'empêcher votre intervention dans les affaires intérieures de l'Espagne. En voilà assez sur la partie de votre discours qui a rapport au droit d'intervention. L' utilité de cette intervention est une autre question, et vous l'avez traitée en homme qui ne craint pas de dire la vérité ouvertement. Vous dites, et vous dites avec vérité, qu'il est utile aux intérêts de la France de placer l'Espagne sous l'influence de la France. Cela est si évident que tout le monde doit le voir . Il est très certain que si l'Espagne était libre de contracter des alliances sans faire attention aux souhaits de la maison de Bourbon, la position de la France serait moins bonne qu'autrefois . C'est un très bon argument pour vous justifier de faire la guerre, comme il l'est pour nous de nous joindre aux Espagnols ; mais cela ne fournit aucune raison à nos orateurs et à nos journaux corrompus de vous injurier et de parler de l'eau que vous avez apportée du Jourdain. Vous êtes notre ennemi, mais nous sommes les vôtres ; c'est bien connu au reste du monde, et ce n'est pas ignoré, de nos partis politiques. De vous voir embarqué dans une entreprise qui vous promet tant d'avantages est une très bonne raison pour que nous tâchions d'empêcher le succès de cette entreprise, mais nullement pour aboyer des injures contre vous et vos alliés. Il paraît qu'on a imaginé ici que des discours pleins d'invectives, que des clameurs de Bourse, des paragraphes injurieux dans les journaux vous feraient assez de peur pour vous empêcher de suivre votre projet. J'ai dit à ces faiseurs de bruit que vous ne vous souciiez que du bruit du canon, et que quant à des cris le roi de France en avait assez entendu dans sa vie pour n'en avoir pas peur. " Une autre partie de votre discours confirme aussi ce que j'ai dit à cette nation il y a plusieurs mois, qu'une guerre de la part de la France ayant pour but de faire tort ou d'humilier l'Angleterre serait sûre d'être populaire en France. Je rappelais les transactions de 1814 et surtout de 1815. Je demandais aux Anglais quels sentiments ils auraient eus pour la France si la France en 1815 avait agi envers l'Angleterre comme l'Angleterre avait agi envers la France. Je leur rappelais le langage des journaux anglais à cette époque, et je citerai aujourd'hui des passages des deux journaux qui avaient alors le plus d'influence, le Courier et le Times . Voici un passage du Courier du 28 juillet 1815 : " Une nouvelle armée peut être fidèle au roi de France et le roi peut avoir des dispositions pacifiques ; mais, supposé qu'il ne les eut pas, supposé que son successeur ne les eût pas , supposé qu'il fût obligé de suivre l'impulsion guerrière de la nation, la vraie , la sage , la saine politique est de réduire la puissance de la France : c'est la seule manière de l'empêcher de troubler la paix de l'Europe. Nous devrions insister sur la remise ou au moins sur la destruction de toutes les forteresses au nord de la France . Nous devrions lui faire rendre toutes les conquêtes de Louis XIV. Pourquoi ne pas donner la Lorraine à l'Autriche et l'Alsace à la Prusse ? Enfin, on ne devrait pas lui laisser un seul tableau ni une seule statue. " Ceci fut écrit après que les alliés, après que l'Angleterre, l' alliée de Louis XVIII, eut occupé militairement Paris. Nous savons que cet avis fut presque suivi à la lettre. Ainsi vous voyez que l'hostilité de l'écrivain d'un journal ministériel très répandu n'était pas contre Bonaparte, n'était pas contre une forme quelconque de gouvernement, mais contre la France, contre le peuple français, contre son bonheur et sa sûreté ! C'était trop encore que ce peuple conservât en tableaux et en statues les trophées de sa valeur ; ils furent enlevés par les alliés du roi de France, par ceux qui avaient signé la déclaration de Vienne. Nous étions ses alliés dans la guerre, nous entrâmes en France comme ses alliés, et, étant à Paris comme ses alliés , nous agîmes, à peu de chose près, de la manière recommandée par le Courier . Le journal le Times recommande de plus la mort de Bonaparte, et au mois de septembre suivant il justifie le massacre des protestants à Nîmes. Tel était le langage de la presse anglaise ; tels étaient ses égards pour le peuple français. Si vous aviez le temps de lire des discours, je vous trouverais des discours dans lesquels on louait Blücher d'avoir le premier enlevé des statues et des tableaux ; je vous trouverais des discours qui élevaient jusqu'au ciel tout acte qui tendait à opprimer ou à humilier la nation française ; je vous trouverais vingt discours dans lesquels on appelle avoir conquis la France d'y être entré comme allié du roi de France ; je vous en trouverais cent où l'on se vante de cette conquête glorieuse , quoique la guerre eût commencé par une déclaration des ministres anglais que c'était un combat où il y avait d'un côté toute l'Europe et de l'autre la moitié de la France. " On n'a pas encore cessé de nous fatiguer les oreilles de cette glorieuse conquête. On doit ériger une colonne de Waterloo en l'honneur de cette victoire de toute l'Europe sur la moitié de la France. Nous avons un pont qui porte le nom de Waterloo en attendant la colonne ; nous avons dans une des promenades de Londres une grande statue nue en bronze dédiée par les dames de l'Angleterre aux héros de Waterloo, où, je le répète, toute l'Europe combinée triompha de la moitié de la France. Et devons-nous croire que les Français n'ont pas les mêmes sentiments que nous ? Si une grosse figure nue était plantée au milieu de Paris avec une inscription insolente ; si vous aviez des ponts et des colonnes pour célébrer vos triomphes sur nous ; si vous nous aviez dépouillés seulement d'un tas de tonneaux à bière ou de vieilles statues de Gog et Magog ; si, enfin, vous nous aviez traités comme nous vous avons traités en 1815, et cela surtout après être entrés sur notre territoire comme nos alliés et avoir déclaré d'avance que la meilleure moitié de nous était d'accord avec vous ; si vous nous aviez enfin dépouillés des trophées dont nous nous enorgueillissions justement, il n'y aurait pas eu une goutte de sang anglais qui n'eût bouillonné du désir de se venger de la France. Comme ils doivent donc être stupides, combien peu ils doivent connaître la nation française ou le coeur de l'homme, ceux qui ignorent que tous les petits intérêts de parti disparaîtront devant la haine nationale excitée par les transactions de 1815 ! " Si j'avais été premier ministre en Angleterre, il y a longtemps que j'aurais pris des précautions contre l'effet de cette indignation générale en France contre nous. J'aurais calculé que la nation française forcerait enfin son gouvernement, si celui-ci n'était pas disposé à le faire, à porter quelque bon coup à l'Angleterre. Je me serais attendu à ce coup, et vous n'auriez pas osé maintenant parler d'envahir l'Espagne, malgré vos ressources, malgré votre désir de vengeance, et malgré vos alliés ; vous n'auriez jamais eu un cordon sanitaire sur la frontière de l'Espagne. J'aurais découvert que la fièvre jaune ne pourrait pas être bloquée par une masse d'hommes ayant des ceinturons et tenant dans leurs mains des cartouches à balle : en tous cas, s'il fallait ou la fièvre ou un cordon sanitaire, je vous aurais forcé à recevoir la fièvre. Car, dès le moment où vous avez placé votre cordon sur la frontière de l'Espagne, j'aurais attaqué votre commerce, vos colonies et vos ports. Néanmoins, il m'est impossible de vous blâmer, encore moins puis-je être assez bas pour vous adresser des injures personnelles. Votre discours est celui d'un homme de bonne compagnie, d'un homme instruit, d'un homme d'Etat , et, comme vous le dites vous-même, d'un bon Français . Comme nous nous permettons d'employer l'expression un bon Anglais , nous serions aussi bêtes qu'injustes de trouver mauvais que vous employassiez l'expression équivalente. " Ce n'est pas moi qui dois discuter la question de droit d'intervention : cette question est résolue il y a longtemps pour tous les hommes honnêtes et de bon sens. Il ne m'appartient pas non plus de juger du résultat de la guerre que vous allez entreprendre. Au fait, je n'ai pas assez de données pour porter un jugement. Mais ce que je sais, c'est que si vous n'êtes pas chassés de l'Espagne avec déshonneur, vous tournerez vos succès contre ces hommes en Angleterre qui ont épuisé nos trésors et nous ont mis dans l'état où nous sommes par suite des guerres entreprises pour replacer les Bourbons sur le trône de France. Je ne prétends pas que les Bourbons doivent la moindre reconnaissance ni à ces hommes ni à l'Angleterre : il était évident que ces hommes croyaient qu'en rétablissant les Bourbons ils rendraient la France faible pour des siècles . C'était ce qu'on appelait couper les ailes à la France : c'était évident à tout le monde. Mais il est néanmoins vrai que nous nous sommes attaché une pierre au cou par la guerre entreprise pour rétablir les Bourbons. Il y avait des hommes, et qui s'appelaient même des hommes d'Etat, qui pensaient que quand les Bourbons seraient rétablis la France serait si misérablement faible que nous pourrions nous bercer dans un doux repos pendant des siècles , en nous levant seulement de temps en temps pour parler avec importance sur notre conquête de la France. J'avertis ces hommes du danger d'entretenir ces espérances. Je leur conseillai de se préparer sur-le-champ pour la guerre. Je leur rappelai la fertilité du sol de la France, ses ressources nombreuses et surtout les effets de l'industrie nouvelle, résultant du nouvel ordre de choses. Je leur dis tout cela au moment même qu'on enlevait les statues et les tableaux. Je leur prédis les progrès rapides que la France ferait vers la prospérité et la puissance. Je les suppliai de nous soulager de ces centaines de millions de dettes que nous avait coûtées le vain essai de couper les ailes à la France. Toutes mes représentations, toutes mes prières et supplications furent sans effet. Les ministres ont persévéré dans leur conduite, et maintenant avec la phrase honneur national , toujours dans leur bouche, ils restent tranquilles, les bras croisés, pendant que cette France, qu'ils croyaient avoir mutilée pour des siècles, est sur le point de se rendre maîtresse d'un pays dont l'indépendance doit nous être aussi chère que l'indépendance de l'Angleterre. Comme une mesure de convenance, comme une mesure de politique, votre guerre contre l'Espagne, ou plutôt contre la révolution espagnole, ou en d'autres mots contre la liberté espagnole, est une mesure de sage et de vraiment profonde politique . Vous allez prendre possession du pays, vous allez le rendre le vôtre, si ce n'est de nom, du moins en réalité. Rien n'est plus vrai que votre observation, que si vous ne changez pas le gouvernement de l'Espagne, si vous ne le liez pas à la France comme autrefois, vous aurez perdu votre ancienne force. " Vos raisons pour subjuguer l'Espagne sont même plus fortes que ne le seraient les nôtres pour subjuguer l'Irlande, si l'Irlande ne faisait pas déjà partie du royaume. Il y a un bras de mer entre l'Angleterre et l'Irlande, mais rien ne sépare la France de l'Espagne. Si l' Ecosse était un royaume séparé , combien il serait nécessaire que l'Angleterre se l'attachât ! Nous nous rappelons combien de fois l'Angleterre a été envahie par les Ecossais : Un ministre français, qui regarde une carte d'Espagne, qui voit les facilités infinies qu'il y a pour débarquer dans ce royaume une armée étrangère coopérant avec les Espagnols contre la France ; un ministre français, dis-je, serait indigne de sa place si, voyant le danger, il ne saisissait pas la moindre occasion de le détourner. Vous, monsieur, vous voyez ce danger, vous le montrez franchement, et vous paraissez résolu d'y mettre fin, si vous le pouvez . Notre affaire est de vous empêcher d'accomplir votre objet. C'est le devoir impérieux de nos ministres ; mais s'ils négligent ou ne sont pas capables de remplir ce devoir, cela ne donne nullement à leurs partisans le droit de vous dire des injures. Moi, comme Anglais, je vous remercie d'avoir franchement avoué votre objet. Vous dites franchement que la France a été envahie par la frontière d'Espagne . L'univers entier sait qu'une armée anglaise a marché de l'Espagne à Paris, après avoir traversé un pays qui n'avait jamais vu auparavant une armée ennemie. Eh bien ! monsieur, le seul souvenir de ce fait est assez pour stimuler toute la France à la guerre, et c'est plus qu'assez pour stimuler toute l'Angleterre à la rencontrer dans cette guerre. Comment nous, sous les ailes de qui les premières cortès ont été organisées , nous, qui avons dépensé cent cinquante millions de livres sterling pour chasser les Français d'Espagne, nous, qui avons implicitement promis notre protection au peuple espagnol, laisserons-nous nos armes se rouiller, et bornerons-nous nos efforts à de bruyants et impuissants discours, à des articles de journaux ? Ce n'est pas à vous à répondre à cette question : c'est une question entre le gouvernement et le peuple anglais. C'est pourtant une question à laquelle il faut bientôt répondre. Si la réponse est affirmative, alors nous pourrons dire à ce peuple anglais, autrefois si fier et si brave : " Voilà les conséquences de votre intervention dans les affaires des nations étrangères, d'avoir essayé de forcer les autres nations à se soumettre à des gouvernements choisis par vous , d'avoir contracté des centaines de millions de dettes pour accomplir cet objet. " " Pour conclure, monsieur, je vous prie d'être assuré que je ne fais qu'exprimer l'opinion de tous les hommes honnêtes et sensés dans ce pays quand je dis que j'ai un souverain mépris pour ceux qui, soit dans les chambres, soit dans la rue, soit dans des discours, soit dans des articles de journaux, ont recours à des injures contre vous et le gouvernement français. On ne trouve rien de pareil dans les discours de vos orateurs ni dans les articles de vos journaux. " Je suis, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. " Cobbett. " Telle est la lettre du publiciste populaire : une verve qui renaît d'elle-même, une raison que n'altère jamais la passion politique, une ironie d'autant plus mordante qu'elle est tempérée par la finesse ; toutes ces qualités éclatent dans ce petit chef-d'oeuvre de Cobbett, supérieur aux lettres de Junius, quoique d'un langage moins pur. Si nous nous croyions obligé de faire l'apologie de l'entreprise d'Espagne, il nous suffirait de produire cette lettre du radical dont les Etats-Unis et l'Angleterre ont persécuté le caractère, les talents et les principes. Cobbett, violent révolutionnaire, n'inclinait vers nous par aucun sentiment ; il détestait les nobles et les royalistes, au parti desquels nous étions censé tenir ; il avait engagé Louis XVIII à les écarter de son conseil, comme incapables et oppresseurs : néanmoins, cet homme fut le seul, à cette époque, qui prit notre défense, nous rendit justice, jugea sainement et de la guerre d'Espagne, et de l'idée que nous avions de rendre à notre patrie la force dont on l'avait privée. Heureusement, il n'aperçut point notre plan en entier ; il ne devina pas notre projet de rompre ou de faire modifier les traités de Vienne, et d'établir des monarchies bourboniennes en Amérique : s'il eût soulevé tout le voile, il aurait mis la France en danger, car déjà l'alarme était dans les cabinets de l'Europe. Chapitre L Travaux diplomatiques. Maintenant, nous avons fini de rappeler ces débats, comme faisant partie intégrante et néanmoins séparée de la guerre d'Espagne : après cette histoire parlée , nous allons continuer, ou plutôt commencer, l'histoire écrite de cette guerre. Pour cela, nous n'aurons qu'une chose à faire, ce sera de donner notre correspondance privée avec Londres, Pétersbourg, Vienne, Berlin et Madrid. L'animation, l'actualité, la spontanéité , qualités vivantes des correspondances directes, disparaîtraient dans le style indirect du narrateur. Si, comme la plupart des secrétaires d'Etat, nous avions commandé des dépêches à nos chefs de division, nous contentant de minuter la marge, de pareilles dépêches n'auraient de valeur que celle des documents de fabrique, faits à la machine des bureaux : mieux vaudrait sans doute alors compiler ces banalités politiques, pour en extraire une histoire. Mais peu de diplomates se sont trouvés dans notre position : le hasard une fois avait placé dans un emploi éminent un homme ayant l'usage d' écrire . De là notre correspondance porte l'empreinte d'un caractère individuel : sorties de notre tête, nos lettres sont de notre main. On a vu nos ouvrages littéraires, on va voir nos oeuvres diplomatiques mêlées aux lettres que nous recevions des rois, des ministres, des généraux et des ambassadeurs. Avant d'entreprendre cette lecture, nous requérons le souvenir de notre but ; ce but, nous allons l'indiquer de nouveau : il faut ensuite qu'on lise avec attention l'exposé des empêchements de toutes les sortes dont nous étions environné. Quand vous tiendrez ce fil, vous pourrez parcourir sans vous perdre le labyrinthe des lettres ; vous comprendrez pourquoi nous mandons telle chose pour tel cabinet, en contradiction apparente à ce que nous écrivons pour tel autre ; vous n'aurez pas ou vous aurez peu besoin de notes explicatives sur un fait obscurément touché en passant dans ces lettres. Chapitre LI Qu'il faut distinguer les idées révolutionnaires du temps des idées révolutionnaires des hommes . - Que l'Espagne est l'alliée obligée de la France. - Pourquoi. Loin de nous excuser de la guerre d'Espagne, nous nous en faisons honneur, vous le savez et nous le répétons. Le résultat en aurait été aussi utile qu'il a été glorieux si l'on nous eût laissé le temps de recueillir la moisson que nous avions semée. D'abord il s'agissait de sauver les Bourbons. Relisez plus haut les preuves, à présent non contestés, du complot des carbonari. Nous avions heureusement la conviction, contre l'opinion commune, que les obstacles étaient surmontables : notre excuse était notre confiance ; notre foi nous absolvait et nous sauvait. Ce n'est pas que nous pensions préserver en définitive la monarchie de la trame des siècles : l'univers change ; les principes nouveaux détruisent graduellement les anciens principes ; la démocratie tend à se substituer à l'aristocratie et à la royauté. Il faut se donner garde de prendre ces idées révolutionnaires du temps pour les idées révolutionnaires des hommes ; l'essentiel est de distinguer la lente conspiration des âges de la conspiration hâtive des intérêts et des systèmes. Si l'on ne séparait ces deux choses, on s'exposerait à poursuivre le genre humain au lieu de poursuivre une faction. C'est ce que nous avons compris : nous nous sommes efforcé d'arrêter le mouvement factice qui, précipitant la société trop vite dans le sens de sa pente, l'empêcherait de prendre son niveau quand le monde se transformera en république ou en monarchie républicaine. Lorsqu'on rompt violemment ses entraves, on est presque toujours repris et réenchaîné : il n'y a de liberté durable que pour ceux dont le temps a usé les fers. Nous voulions donc premièrement mettre le trône, à peine rétabli, à l'abri de cette propagande de clubs et de ventes, laquelle nous arrivait par le pire des conducteurs, la démagogie militaire, la constitution des mameloucks espagnols, nous prétendions secondement rendre à la France des soldats et lui ramener son alliée naturelle. L'Espagne était devenue anglaise : en vertu des institutions qu'elle s'était données et de l'influence que la Grande-Bretagne avait acquise durant la guerre de l'Indépendance, il nous était évident que nos ennemis l'emporteraient sur nous dans le conseil de Madrid ; que, de changement en changement, on arriverait, soit par la corruption législative, soit par les vices ou la faiblesse du prince, à quelque innovation désastreuse dans l'ordre de la succession au trône. De là l'un ou l'autre de ces dangers : ou la France serait replongée aux troubles du jacobinisme sous l'inspiration de la jacobinerie espagnole ; ou la couronne catholique passerait par mariage à quelque race étrangère : deux choses auxquelles le ministre d'un roi de France doit s'opposer à tout prix. Dans l'établissement de la loi salique à Madrid, il ne s'agit pas de l'hérédité des Bourbons, il s'agit du salut de la France. Jugez-vous que le temps de cette loi est passé ? Alors dépêchez-vous ! que la France et l'Espagne deviennent immédiatement républiques, ou préparez-vous à conquérir l'Espagne et à la réunir à la France. Si vous n'arrivez pas là, nos neveux, sur un sol affaibli, tourmenté et déchiré, vous maudiront. A cette heure, on fait de la politique quotidienne sans prévoyance et sans maximes ; toutefois, l'événement dont on a souffert la consommation, parce que l'effet n'en était pas instantané, accuse, en se développant, les infimes politiques qui n'ont pas su découvrir le mal dans son germe. L'Espagne, à l'état de domaine aliéné, donne une issue sur nous : n'est-ce pas par cette issue que déboucha en 1814 l'armée de Wellington ? Depuis le cardinal de Richelieu jusqu'au duc de Choiseul, les hommes d'Etat de notre cabinet n'ont jamais perdu de vue l'adhérence obligée de la Péninsule hispanique à ce sol de France, par lequel elle se rattache à l'Europe. Sans remonter à la reine Brunehaut, à Charlemagne et à la mère de saint Louis, n'avons-nous pas le traité du roi Jean et de Pierre, roi de Castille, en 1351, à l'occasion du mariage de Blanche de Bourbon ; le traité de Charles V et d'Henri II, le Magnifique, roi de Castille, en 1368 ; le renouvellement de la même alliance, en 1380 ; le traité de Charles VI et de Jean, roi de Castille, en 1387, contre l'Angleterre, est renouvelé en 1408 ; le traité entre Louis XI et Jean II, roi d'Aragon, en 1462 ; le traité du même Louis XI et de Henri, roi de Castille et de Léon, en 1469 ; un autre traité avec Ferdinand et Isabelle, roi et reine de Castille et d'Aragon, en 1478. Louis XII renouvela ce traité en 1498 : Germaine de Foix, nièce de Louis XII, fut promise en mariage à Ferdinand, roi d'Espagne, en 1505 ; autre traité d'alliance. Le traité du 13 décembre 1640 avec Louis XIII et la principauté de Catalogne, les conditions de Barcelone du 19 septembre 1641, nous donnèrent des droits sur la Catalogne. Puis viennent le traité des Pyrénées du 7 novembre 1659, et le contrat de mariage de Louis XIV, tous les traités qui accompagnèrent et suivirent la guerre de la Succession, à partir de 1701 à 1713. Enfin, le pacte de famille en 1768, qui, par son article 18, déclare que les Etats respectifs devaient être regardés et agir comme s'ils ne faisaient qu'une seule et même puissance . Voyez tout le mal que l'Espagne nous a fait sous François 1er, Henri II, Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII, lorsqu'elle a été séparée de nous, et que les filles de Philippe III et de Philippe IV n'étaient point encore montées sur le trône de Hugues Capet. La preuve peut-être la plus éclatante de la nécessité de la France à mettre sa frontière des Pyrénées totalement à l'abri fut le traité signé à La Haye le 11 octobre 1698 ; ce traité, qui n'eut point d'exécution, à cause de la mort du prince de Bavière, portait que le prince électoral de Bavière serait désigné roi d'Espagne ; que le dauphin aurait les royaumes de Naples et de Sicile, les places dépendant de la monarchie d'Espagne sur la côte de Toscane, la province de Guipuscoa, Fontarabie, Saint-Sebastien et le port du Passage . Il est étrange seulement que dans ce projet de traité de partage il ne soit pas question des colonies espagnoles, à moins qu'elles ne fussent données secrètement au roi d'Angleterre et aux Etats-généraux copartageants ; mais on voit le soin que la France avait de fermer la frontière en se faisant donner le Guipuscoa, Fontarabie, Saint-Sebastien et le Passage . Si on disait que tout est changé et que les intérêts ne sont plus les mêmes, on se tromperait : l'autorité des anciens traités et des anciens politiques ne doit pas sans doute être toujours reconnue, mais elle doit l'être quand tous ces traités et tous ces politiques sont d'accord sur un point, quand les petits et les grands génies ont été d'accord ; ce qui forme un esprit de raison, né d'un intérêt persistant et semblable, que ni temps, ni constitutions, ni hommes ne peuvent changer. Cet accord de tous les politiques est à l'intérêt de l'Etat ce qu'est le consentement universel des peuples à l'existence de Dieu. : Dès 1792 M. Burke, dans ses Mémoires sur les affaires d'Etat , disait : " L'Espagne n'est pas une puissance qui se soutienne par elle-même ; il faut qu'elle s'appuie sur la France ou sur l'Angleterre. Il importe autant à la Grande-Bretagne d'empêcher la prépondérance des Français en Espagne, que si ce royaume était une province d'Angleterre ou qu'elle en dépendît autant que le Portugal. Cette dépendance de l'Espagne est d'une bien plus grande importance ; si elle était détruite ou assujettie à toute autre dépendance que celle de l'Angleterre, les conséquences en seraient bien plus funestes. Si l'Espagne est contrainte par la force ou la terreur à faire un traité avec la France, il faudra qu'elle lui ouvre ses ports, qu'elle admette son commerce, et qu'elle entretienne une communication par terre pour les paysans français. " L'Angleterre peut, si bon lui semble, consentir à cela, et la France fera une paix triomphante, et s'asservira entièrement l'Espagne, et s'en ouvrira toutes les portes. " Il suffit de jeter un regard sur la carte et sur l'histoire pour juger de l'intérêt que nous avons à l'union des deux royaumes. En désaccord avec l'Espagne, nos provinces du midi se trouvent sevrées d'un commerce qui fait leur richesse, et notre marine, privée, dans les deux Mondes, des secours et des ports si nécessaires dans nos conflits avec les Anglais. Pendant la guerre de 1756, les efforts de l'Espagne nous épargnèrent les honteuses conditions que nous subîmes par le traité de 1763, et en 1778 la jonction des deux marines força la flotte anglaise à se réfugier dans le canal de Saint-Georges. La république, par la présence d'une armée espagnole, connut le danger de laisser ouverte notre frontière du Languedoc et du Béarn, et se hâta de conclure la paix de Bâle. Bonaparte sentit aussi la nécessité politique ; mais au lieu de faire de l'Ibérie une alliée il voulut en faire une conquête : méprise énorme. L'avènement des Bourbons au trône de Charles II ne fut point une pure affaire de testament et de legs accepté ; ce fut un acte de haute science diplomatique, lequel on ne conclut pas à un prix trop cher ; au prix des malheurs de la guerre de 1701. L'Espagne est un de nos flancs : nous ne devons jamais le laisser découvert ; l'Espagne est un satellite qui doit à toujours rester dans notre sphère, pour la régularité de ses mouvements et des nôtres. Les avantages de la bonne entente des cabinets de Madrid et de Paris étaient si bien compris de l'Angleterre, qu'un article secret de ses traités, en 1815, prescrit la destruction du pacte de famille . L'Espagne anglaise et autrichienne déroule devant nous une nouvelle frontière à défendre ; nous remontons au règne de Philippe II, et nous perdons l'ouvrage de Louis le Grand. D'une autre part, le territoire de la Suisse n'étant plus respecté, nous sommes devenus sujets à blessures du côté des Alpes, comme du côté des Pyrénées. Tel est l'état périlleux que nous avions entrepris de faire cesser, afin de nous replacer dans l'enceinte inviolable où la France reposait depuis le XVIIe siècle. Grâce à Louis XIV, il ne nous restait qu'une seule ligne à surveiller depuis Tournay jusqu'à Bâle ; Vauban avait hérissé cette ligne de forteresses ; la France était fermée comme une boîte ; on n'y pouvait pénétrer que par une ouverture de feu au nord-est, et par deux entrées, l'une à l'ouest, l'autre au midi ; entrées dont nos flottes et deux mers gardaient les portes. Chapitre LII Traités de Vienne. - Passage du Mémoire les affaires d'Orient . - Cabinet de Louis XVIII. La démagogie étouffée, notre alliée dominée par notre attraction, une armée retrouvée, nous reprenions immédiatement notre rang politique et militaire. Alors, dans le cabinet ou sous la tente, nous étions à même de faire modifier de gré ou de force les odieux traités de Vienne, de rétablir l'équilibre rompu entre nous et les grandes puissances. La faute immense du congrès de Vienne est d'avoir mis un pays militaire comme la France dans un état forcé d'hostilité avec les peuples riverains. L'Angleterre a conservé presque toutes les conquêtes qu'elle a faites dans les colonies des trois parties du monde pendant la guerre de la révolution. En Europe, elle s'est nantie de Malte et des îles Ioniennes ; il n'y a pas jusqu'à son électorat de Hanovre qu'elle n'ait enflé en royaume et bourré de quelques seigneuries. L'Autriche a augmenté ses possessions d'un tiers de la Pologne, des rognures de la Bavière, d'une partie de la Dalmatie et de l'Italie. Elle n'a plus, il est vrai, les Pays-Bas ; mais cette province n'a point été dévolue à la France. La Prusse s'est agrandie du duché ou palatinat de Posen, d'un fragment de la Saxe et des principaux cercles du Rhin, son poste avancé est sur notre ancien territoire. La Russie a recouvré la Finlande et s'est établie sur les bords de la Vistule. Et nous, qu'avons-nous gagné à ces arrangements ? Nous avons été dépouillés de nos colonies ; notre vieux sol même n'a pas été respecté : Landau, détaché de la France, Huningue rasé, ouvrent une large brèche dans nos frontières. Un combat malheureux à nos armes suffirait pour amener l'ennemi sous les murs de Paris. Paris tombé, l'expérience a prouvé que la France tombe. Ainsi, il est vrai de dire que notre indépendance nationale est livrée à la chance d'une seule bataille et à une guerre de huit jours. Le partage jaloux et imprudent du congrès de Vienne nous obligerait, dans un temps donné, à transporter notre capitale de l'autre côté de la Loire ou à pousser notre frontière jusqu'au Rhin. Ce n'est pas une absurde moquerie : la Hollande, heureuse à Mons, pourrait venir coucher au Louvre. Nos inutiles cris seront-ils plus écoutés de la France qu'ils n'ont été entendus de la Restauration ? Les autres capitales de l'Europe, enfoncées dans leurs provinces, défendues par les places et les populations qui les couvrent, sont peu de chose, et lors même qu'elles sont prises, l'Etat auquel elles appartiennent n'est pas détruit. Il n'en est pas de même de la France telle que les alliés l'ont faite. Nous ne savons si dans le projet d'entourer Paris de forts détachés il n'est pas entré quelque prévision des périls auxquels nous sommes exposés. Mais le remède serait pire que le mal : quelques forts étant pris, ils serviraient de point d'appui à l'invasion étrangère ; aucun accident n'arrivant, ces forts deviendraient le camp retranché des prétoriens. La pensée d'obtenir des frontières préservatrices par force ou par négociations n'était pas chimérique : nous avons montré dans une brochure de l'année 1831 que la France perdit alors une occasion qu'elle ne retrouvera plus ; elle inspirait une terreur telle aux rois qu'elle eût tout obtenu sans coup férir. N'occupons- nous pas Ancône, à la grande gêne de l'Autriche ? La Prusse n'a-t-elle pas porté respectueusement les armes à nos bombes pendant le siège d'Anvers et admiré durant la nuit les paraboles lumineuses de nos projectiles ? Ne s'est-elle pas intéressée à l'effet du mortier-monstre ? M. de Metternich a dit que l'arrestation de l'archevêque de Cologne était un grand événement ; il a raison en admettant que la France sût le voir et en profiter, qu'elle voulut conseiller et soutenir le pape dans sa résistance légitime, qu'elle connût l'esprit allemand et qu'elle entrât franchement dans l'intérêt religieux des provinces blessées. De véritables hommes d'Etat ménageraient la réunion à la France des cercles catholiques du Rhin, et prépareraient une transaction d'autant plus durable qu'elle aurait lieu par l'idée civilisatrice, la religion. A l'époque de la guerre d'Espagne en 1823, nous n'aurions pas manqué d'aide pour un agrandissement réclamé dans l'intérêt du nouvel équilibre européen : Alexandre avait toujours cru qu'on nous avait trop dépouillés ; serrée entre lui et nous, l'Europe germanique ne pouvait résister à de justes réclamations. Une fois redevenus puissants au moyen de nos succès dans la Péninsule, il eût été aisé de ramener le czar à ses anciennes notions d'équité ; on pouvait entraîner la Prusse en reprenant l'arrangement de la Saxe, abandonnée au congrès de Vienne pour un pot-de-vin de quatre millions. Les preuves de notre aversion pour les traités de Vienne sont multipliées : on en trouve partout la trace dans nos discours et nos écrits avant la guerre de 1823 : après cette guerre, l'idée d'accroître utilement notre patrie ne nous a point quitté. Le Mémoire sur les affaires d'Orient que M. le comte de La Ferronnays nous demanda lorsque nous étions ambassadeur à Rome, reproduit la même opinion ; nous y disons : " J'ai fait voir assez que l'alliance de la France avec l'Angleterre et l'Autriche contre la Russie est une alliance de dupe, où nous ne trouverions que la perte de notre sang et de nos trésors. L'alliance de la Russie, au contraire, nous mettrait à même d'obtenir des établissements dans l'Archipel, et de reculer nos frontières jusqu'aux bords du Rhin. Nous pouvons tenir ce langage à Nicolas : " Vos ennemis nous sollicitent : nous préférons la paix à la guerre ; nous désirons garder la neutralité ; mais enfin si vous ne pouvez vider vos différends avec la Porte que par les armes, si vous voulez aller à Constantinople, entrez avec les puissances chrétiennes dans un partage équitable de la Turquie européenne. Celles de ces puissances qui ne sont pas placées de manière à s'agrandir du côté de l'Orient recevront ailleurs des dédommagements. Nous, nous voulons avoir la ligne du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Cologne. Telles sont nos justes prétentions. La Russie a un intérêt (votre frère Alexandre l'a dit) à ce que la France soit forte. Si vous consentez à cet arrangement et que les autres puissances s'y refusent, nous ne souffrirons pas qu'elles interviennent dans votre démêlé avec la Turquie ; si elles vous attaquent malgré nos remontrances, nous les combattrons avec vous, toujours aux mêmes conditions que nous venons d'exprimer. " " Voilà ce qu'on peut dire à Nicolas. Jamais l'Autriche, jamais l'Angleterre ne nous donneront la limite du Rhin pour prix de notre alliance avec elles : or, c'est pourtant là que, tôt ou tard la France doit placer ses frontières, tant pour son honneur que pour sa sûreté [On trouvera cette pièce entière au récit de mon ambassade à Rome, dans mes Mémoires . (N.d.A.)] . " Cette arrière-pensée que nous chérissions secrètement comme découlant de nos succès en Espagne, nous ne la communiquions à nos collègues, assez malheureux déjà d'être embarqués dans des hostilités, qu'en forme de projets, de plaintes, de vagues espérances. Un jour, étant allé porter au roi une dépêche, nous le trouvâmes seul, assis devant sa petite table, dans le tiroir de laquelle il s'empressa de cacher les lettres ou les notes qu'il écrivait toujours à l'aide d'une grosse loupe. Il était de bonne humeur, et il nous parla sur-le-champ de littérature. " Croiriez-vous, nous dit S. M., que j'ai été des années sans connaître la cantate de Circé, M. d'Avaray m'en fit honte : je l'ai apprise par coeur. " Et soudain le roi déclama tout du long la cantate. Il passa au cantique d'Ezéchias ; quand il vint à cette strophe : Comme un tigre impitoyable, etc. Nous prîmes la liberté de lui demander s'il connaissait la correction de Rousseau : Comme un lion plein de rage, etc. Le roi parut surpris, et nous fit répéter la leçon changée. La poésie lyrique le conduisit à la poésie familière, aux ponts-neufs, aux vaudevilles ; il chantonna Le Sabot perdu . Nous osâmes alterner quelques rimes : On peut parler plus bas, Mon aimable bergère, Le roi était le cardinal de Richelieu ; nous, nous étions Conrart ou Maleville aidant Armand à fagoter ce beau vers : La cane s'humectait de la bourbe de l'eau. Voyant S. M. si gracieuse, nous lui présentâmes la dépêche sur notre chapeau, et nous glissâmes en même temps, à propos de nos succès, la frontière du Rhin, sous la protection de Babet. Le roi allongea les lèvres, poussa un petit souffle, leva un doigt de sa main droite à la hauteur de son oeil, nous regarda, nous fit un signe amical de tête pour nous inviter à nous retirer et comme pour nous dire : " Nous nous reverrons. " Tout chemin mène à Rome. Quelque soin que nous prissions d'ensevelir en nous notre pensée relativement aux traités de Vienne, une dépêche de M. de Rayneval prouve que l'on nous soupçonnait en Prusse : cette puissance s'en prenait à l'Angleterre, qui, par son opposition, nous forcerait à redoubler d'énergie et nous rendrait dangereux au continent. D'un autre côté, M. de La Ferronnays, dans une de ses lettres, raconte les craintes que manifestait l'Autriche de nos succès ; elle disait que nos têtes tourneraient, que l'on avait tout à redouter de nous : elle nous aimait mieux lorsqu'on pouvait mettre en doute la fidélité de notre armée. Chapitre LIII Deux machines politiques à créer. - Jalousies de toutes parts. - Prétention de Naples. - La Russie. - Ordonnance d'Andujar. - M. le duc d'Angoulême. Pour mettre à exécution ces projets, nous avions besoin de deux machines capables d'enlever des poids immenses : une armée pour nous rendre maîtres du terrain, une junte espagnole pour parler à l'Espagne au nom des Espagnols mêmes, pour faire obéir les guérillas royalistes disséminées dans la Péninsule. L'armée, au souffle de la guerre, se ranima de ses cendres : des soldats, on en trouvera toujours dans la terre de Clovis, de Charlemagne, de saint Louis, de François Ier, de Louis XIV et de Napoléon ; de l'argent, avec le vote législatif et un habile ministre comme M. de Villèle, on ne pouvait en manquer. Il fallut tout créer, et tout fut créé. On avait trompé le maréchal de Bellune sur des amas de vivres et de fourrages ; des magasins furent formés, il est vrai, à grands frais, mais qu'importe : la recette devait surpasser la dépense. Nos troupes se jetèrent du haut en bas des Pyrénées à leur façon, à la façon des torrents. Le succès rallia tout : sous la tente, l'honneur et la vaillance française ne laissèrent aucune place à ces projets qu'enfante l'oisiveté des garnisons et des camps. Une junte provisoire espagnole entra avec nos soldats dans la Péninsule, et fut changée à Madrid en junte de régence : M. de Martignac l'accompagna en qualité de commissaire civil, et M. le comte de Caux en qualité de chargé d'affaires, jusqu'à l'arrivée de M. le marquis de Talaru, que nous fîmes nommer ambassadeur. Les deux machines une fois montées, l'armée et la junte, restait à en suivre les mouvements et à prévenir au dehors ce qui pouvait en contrarier le jeu. A Vienne nous avions à combattre des jalousies tantôt agissant à visage découvert, tantôt cachées sous le masque de l'intérêt. Le cabinet autrichien, alarmé de nos succès, ne poussa-t-il pas le pauvre cabinet de Naples à réclamer la régence d'Espagne ? Misérable querelle que personne n'a sue, qui pensa tout perdre par l'incertitude qu'elle jeta un moment dans nos opérations. On en verra les détails à la correspondance. La conclusion eut été que nous eussions fait la guerre au profit du roi de Naples, l'agnat et l'héritier de la famille de Ferdinand ; le vieux roi ne pouvant venir à notre armée, il y eût été représenté par le prince de Castel-Cicala, sous lequel le duc d'Angoulême eût eu l'honneur de servir. L'empereur de Russie mit fin à ce spectacle de marionnettes, dont M. de Metternich était le Séraphin, en engageant le souverain de Naples à retourner dans ses Etats afin de veiller au gouvernement de ses royaumes . Une autre fois, l'Autriche s'avisa d'une proposition qui devait nous charmer ; M. de Caraman nous fit cette ouverture, à savoir : que M. de Metternich se flattait d'amener l'Angleterre à prendre part à nos délibérations à Paris, sur les affaires d'Espagne. De sorte que nous, acceptant la conciliante mesure, nous n'avions plus à nous mêler de rien ; nous remettions le tout à la benoîte médiation de l'Autriche, de même que S. G. le duc de Wellington nous avait proposé la médiation de l'Angleterre. La Prusse suivit d'abord le mouvement de Pétersbourg ; mais, après la délivrance de Ferdinand, lorsqu'elle crut entrevoir quelques velléités constitutionnelles à l'égard des institutions de l'Espagne, elle devint orageuse ; son envoyé à Madrid nous fit beaucoup de mal, en entrant dans les passions absolutistes du pays. Au moindre mot de charte, les oreilles de l'alliance se dressaient ; nous, auteur de La Monarchie selon la Charte , nous étions véhémentement soupçonné ; on nous croyait ennemi des insurrections militaires, des institutions libérales délibérées dans un camp, d'une émancipation à la façon des baïonnettes intelligentes : mais, au fond, si nous admettions des droits de peuple, valions- nous mieux que les soldats de l'île de Léon ? C'était avec cette arme que le cabinet de Vienne attaquait notre influence à Berlin et à Pétersbourg et cherchait à neutraliser notre action sur l'esprit d'Alexandre. Celui-ci nous prêtait cordialement l'appui que nous nous étions ménagé au Congrès de Vérone ; il défendait la France à Vienne ; il donna la main pour déjouer le grotesque et dangereux complot diplomatique caché sous le manteau du roi de Naples : à Londres, il fit dire que si l'Angleterre attaquait la France pendant notre expédition, il regarderait cette attaque comme une déclaration de guerre aux alliés et l'accepterait comme telle. Ce haut langage servit à retenir M. Canning. Mais si l'empereur de Russie agissait loyalement, l'excès de sa bonne volonté était un embarras d'une autre sorte : il demandait à former en Pologne une armée de réserve de 60 000 hommes. Cette armée se fût appelée l'armée de l'Alliance ; elle n'aurait marché que d'après les exigences de l'Alliance et particulièrement sur la demande du cabinet des Tuileries. Cette proposition nous alarmait ; il était difficile de dire au czar : " Nous acceptons vos services tant qu'ils se réduisent à des paroles, mais sitôt qu'ils veulent se convertir en actions, nous n'en voulons plus. " Le cabinet autrichien, à qui les mêmes communications sur cette armée étaient faites, s'affublait d'une énorme simarre de paroles embrouillées, renvoyait le tout à la France et nous jetait le chat aux jambes. Tandis que sur la Newa nous prenions toutes les précautions pour faire comprendre que nous serions peut-être obligés de laisser une constitution à Madrid, en Angleterre nous mettions tout notre soin à prouver que, loin d'être absolutistes, nous aimions la liberté autant qu'aucun membre du parlement. La Grande-Bretagne consentait à intervenir pour la délivrance de Ferdinand si nous entrions dans les vues des royaumes-unis, mais alors la Russie menaçait. Il fallait se tirer de ce labyrinthe inextricable, ne rompre avec personne, aller droit à notre but en écoutant tout. On s'écriait qu'on ne pouvait deviner ce que nous voulions, que nous avions deux esprits, deux pensées, que nos discours et nos dépêches se contredisaient : cela était vrai dans la forme, faux dans le fond . Tout le travail consista d'abord à obliger l'Angleterre à rester neutre. Excepté sur la question de la guerre, nous étions plus près de ses idées que de celles des autres alliés. Le cabinet de Saint-James profitait de cette sympathie constitutionnelle pour nous rendre suspects à l'Europe, en lui disant que nous voulions donner à la Péninsule un gouvernement représentatif. Nous étions dans nos dépêches et dans nos lettres obligé de balbutier sur l'Alliance quelques mots de mauvaise grâce : elle s'y trompait peu, et tantôt craignant nos succès, tantôt voulant s'en parer, elle se plaignait qu'en propos nous étions aussi prodigue de dévouement, que nous en étions économe dans nos écrits. L'empereur de Russie, auteur de l' Alliance , ne voulait pas qu'on en fît ostensiblement peu de cas : il inclinait vers nous ; il tendait à se dépêtrer de ses amis de la plaine de Vertus , mais il tenait à ce qu'on ne s'en aperçût pas. Il est de même certain que notre triomphe inespéré lui donna quelque jalousie, car il s'était secrètement flatté que nous serions forcé de recourir à lui ; tant les natures les plus abandonnées au bien ne sont pas à l'abri d'une surprise du mal ! En Angleterre tout était ennemi, excepté le roi, M. Peel, le duc de Wellington, l'ancien parti Castelreagh, lesquels n'aimaient ni les principes niveleurs ni les militaires votant à la manière des soldats de Cromwell ; mais, ébranlés par leurs jalousies nationales, ils étaient charriés du flot de l'opinion. Les radicaux proposaient d'aller bombarder Pétersbourg et de marcher contre nous sur l'Ebre : ils envoyaient aux clubistes d'Espagne des secours, sur lesquels le cabinet de Saint-James fermait les yeux. Robert Wilson se rendit lui-même dans la Péninsule avec des volontaires. Dans une lettre étonnante pour le style, le mouvement, le dire à la fois impérieux, fascinant ou sublime, M. Canning, entraîné de génie et ne sachant pas se dominer, va jusqu'à montrer ses regrets de la victoire d'Almanza, en 1707, qui donna la couronne d'Espagne aux Bourbons. On voit la crainte que lui inspiraient les nouveaux succès possibles de la France ; le pacte de famille ne lui peut sortir de la mémoire ; il se fait, pour nous mieux menacer, l'interprète des sentiments de la Grande-Bretagne ; il lamente notre absence de l'ambassade de Londres ; il nous fait l'honneur de nous redouter au département des affaires étrangères ; il dit que lord Liverpool nous avait vu dans d'autres opinions. Lord Liverpool avait pris notre politesse pour notre pensée intérieure : la preuve que nos sentiments dès le principe avaient toujours été semblables, c'est qu'à cette époque même nous écrivions de la guerre d'Espagne à M. le vicomte de Montmorency. Après la délivrance de Ferdinand, l'intrusion du ministère anglais devint fâcheuse ; arrêté par la Russie et par la rapidité de nos succès, il manqua de coeur d'abord : Cobbett le lui reprochait justement. Notre position avait un côté vulnérable : quand l'armée de Silveira entra sur le sol espagnol, nous en dûmes refuser l'appui, crainte de fournir un prétexte aux agressions de l'Angleterre. M. Canning eût-il, comme il le fit plus tard, débarqué quelques régiments anglais à Lisbonne, notre flanc droit se trouvant menacé, nous n'aurions pu suivre le gouvernement de Madrid à Séville. Si les cortès fussent demeurées dans le midi de l'Espagne ; si l'on ne nous eût pas rendu le roi à Cadix ; si l'on eût ou défendu cette ville ou contraint Ferdinand de s'embarquer, alors s'ouvraient des chances incalculables : ces chances, une seule démonstration du cabinet britannique nous les pouvait faire courir. La Providence seconda la témérité de l'aventure. Nous osons dire que nous ne voyons personne, à cette époque, qui eut pu tenir le portefeuille des affaires étrangères, du moins personne qui aurait fait la guerre dans nos idées. M. de Montmorency et ceux qui partageaient ses sentiments désiraient étouffer la révolution espagnole ; mais ils n'eussent jamais recherché ce succès dans le dessein de rompre ensuite avec l'Europe. Or, détruire l'ouvrage des cortès, sans en tirer la puissance et l'affranchissement de la France, c'était n'avoir fait quelque chose que pour la sécurité d'un moment : l'acte une fois accompli, notre avenir n'étant ni émancipé ni assuré, les troubles auraient bientôt recommencé en Espagne. M. de Talleyrand, qui se montra l'ennemi de cette guerre, est en dehors de la question. A Madrid, la lutte était de tous les quarts d'heure, d'un côté avec la junte de régence, laquelle nous reconnaissions souveraine et auprès de qui nous avions un ambassadeur ; de l'autre, avec les ministres étrangers également accrédités auprès d'elle. Jaloux de la France, selon l'humeur de leurs différents cabinets, ces ministres tantôt menaçaient de se retirer, tantôt insistaient sur des mesures qui ne nous convenaient pas ; ou bien ils entraient dans les passions des divers membres de la junte et des différents chefs royalistes ; ou bien ils demandaient à M. de Talaru des conférences générales, comme si les alliés eussent été là eux-mêmes, avec leur argent et leurs soldats : cependant la guerre était uniquement française ; nous en portions les charges et les périls. L'envoyé désigné de l'Autriche, à propos de l'intervention de Naples, disait d'abord qu'il n'avait point reçu d'ordre de sa cour, qu'il ne pouvait se rendre à Madrid pour y reconnaître la junte ; et tout cela en présence des factions espagnoles, attentives aux moindres symptômes de division. Force nous avait été de la former, cette junte ; elle parlait aux Espagnols au nom de leur roi ; elle amenait les généraux des cortès à traiter avec une autorité de la patrie, laquelle autorité dissimulait à leurs yeux ce qu'il y a de pénible dans un changement brusque de parti et d'opinion. Elle encourageait aussi les royalistes, qui voyant auprès d'elle un corps diplomatique se croyaient soutenus par l'Europe. Au delà des Pyrénées il eût été impossible d'avancer d'une lieue à moins d'avoir la population pour soi. Mais la junte avait l'humeur de son pays ; les haines qui se mêlaient à cette humeur la rendaient souvent intraitable. Elle fit tant de sottises, elle publia un décret si menaçant contre le parti des cortès et contre les miliciens rentrant dans leurs foyers, qu'elle força M. le duc d'Angoulême à s'éloigner de Madrid, et à publier, à Andujar, le 8 août 1823, l'ordonnance suivante : " Nous, Louis-Antoine d'Artois, fils de France, commandant en chef l'armée des Pyrénées, " Considérant que l'occupation de l'Espagne par l'armée française sous nos ordres nous met dans l'indispensable obligation de pourvoir à la tranquillité de ce royaume et à la sûreté de nos troupes, " Avons ordonné et ordonnons ce qui suit : " Art. 1. Les autorités espagnoles ne pourront faire aucune arrestation sans l'autorisation du commandant de nos troupes, dans l'arrondissement duquel elles se trouveront. " 2. Les commandants en chef des corps de notre armée feront élargir tous ceux qui ont été arrêtés arbitrairement et pour des motifs politiques, notamment les miliciens rentrant chez eux. " Sont toutefois exceptés ceux qui depuis leur rentrée dans leurs foyers ont donné de justes motifs de plainte. " 3. Les commandants en chef de notre armée sont autorisés à faire arrêter ceux qui contreviendraient au présent ordre. " 4. Tous les journaux et journalistes sont placés sous la surveillance des commandants de nos troupes. " 5. La présente ordonnance sera imprimée et affichée partout. " Fait à notre quartier général d'Andujar, le 8 août 1823. " Louis-Antoine. " Par S. A. R. le prince général en chef. " Le major-général, " Comte Guilleminot. Nous expliquons dans une lettre à M. de La Ferronnays tout le bien qu'il y a à dire de cette ordonnance, laquelle cependant mit la presse espagnole en état de siège . Nos généraux, accoutumés aux guerres napoléoniennes et aux décrets du maître du monde, ne pouvaient perdre ces théâtrales et surprenantes allures : le prince généralissime se laissait aller à une similitude qui, ne le grandissant pas, l'affaiblissait. L'ordonnance, philosophiquement parlant, fut une mesure infiniment honorable ; politiquement parlant, une faute dangereuse. On porta le décret d'Andujar aux nues : les esprits rêvassiers y trouvaient leur philanthropie et le progrès du siècle ; les ennemis, plus madrés, y voyaient notre ruine : de là toute l'admiration. Notre devoir était sans doute d'empêcher les réactions d'ouvrir sans bruit les prisons aux hommes détenus pour opinions politiques ; mais faire de cette mesure humaine un ordre ostensible, déclarer aux reales que l'on favorisait les liberales , c'était armer contre nous le clergé, les moines, la population entière, cette population qui nous ouvrait les portes, qui ôtait à notre invasion ses périls, qui nous faisait marcher sur un sol brûlant, l'arme au bras, là où Bonaparte n'avait pu pénétrer avec son nom, trois cents millions et trois cent mille hommes. La junte prit feu ; on vit le moment où les masses s'allaient lever, couper les communications de nos divers corps, et nous obliger à rétrograder sur l'Ebre : avec une armée chancelante encore sous la cocarde blanche, un seul pas en arrière, et nous étions perdus. Les hommes de pratique, qui veulent les moyens quand ils veulent la fin, sauront si nous devions être alarmé. Qu'on juge d'après le caractère des Espagnols, chez un peuple qui regarde toute amnistie comme une espèce de déni de justice, qui n'a aucune estime pour l'indulgence, qui joue toujours vie pour vie, qui donne la mort ou la reçoit comme il accomplit un devoir ou paye une dette ; qu'on juge de l'effet de l'ordonnance, inappréciée même de ceux dont elle améliorait le sort. On verra les efforts que nous fîmes pour réparer, sans livrer aucune victime, ce saint et magnanime entraînement. Au surplus, M. le duc d'Angoulême était lui-même un obstacle : solitaire, mécontent de tout, se plaignant de tout, il menaçait incessamment de revenir en France et de tout planter là. Il ne consultait point M. de Talaru, laissant celui-ci chargé de réparer les mesures intempestives. Nous n'avions point sa confiance ; il l'accordait à M. de Villèle. Les lettres de ce prince, que le président du conseil nous lisait, étaient pleines de sens, montraient du jugement et des connaissances militaires. Nous entretenions en même temps des correspondances avec nos généraux relativement aux commandants des places et aux commandants des armées des cortès. Lorsque nos vaisseaux n'avaient pas jeté l'ancre à heure fixe, que nos troupes n'avaient pas cheminé assez vite, que telle opération n'avait pu avoir lieu faute d'embarcations, de transports, de munitions, nous étions au supplice. Au jardin des Tuileries, nous regardions jouer le télégraphe, espérant ou craignant la nouvelle qui traversait l'air sur notre tête. O mulet chargé de l'or de Philippe, comme vous nous manquiez pour entrer dans les forteresses de Ferdinand ! Eussions-nous eu cinquante millions à nous, nous en aurions disposé, afin d'écarter ce qui pouvait nous faire obstacle. Les chicanes sur les marchés Ouvrard, mesurées au but proposé, nous semblaient infimes : il s'agissait bien de quelque argent dans une affaire de laquelle dépendaient le salut et l'avenir de la France ! Les heures étaient comptées ; un moment de retard, et nous allions au rendez-vous de l'abîme. Tout craignait autour de nous ; l'Espagne était prête à nous échapper, l'Europe à se diviser. Un succès prompt pouvait seul justifier notre entreprise. Obligés de faire une seconde campagne, que serions-nous devenus ? Quel triomphe pour ceux qui nous avaient annoncé des revers ! Nous eussions passé pour les plus fous, les plus coupables, les plus incapables des humains ; il n'y eût pas eu de retraite assez obscure pour nous cacher ; objet de la réprobation universelle, il ne nous restait que la cendre et le cilice, et la France retombait dans une révolution pire que la première. Cette idée nous effrayait d'autant plus, que nous, ministre des affaires étrangères, nous n'étions pas président du conseil, que nous ne disposions pas, sous une monarchie absolue, des revenus de l'Etat et de la volonté du roi : un discours de tribune, une jalousie de cour pouvait à chaque instant nous précipiter, avant que nous eussions achevé notre ouvrage. Enfin, les embarras de notre position en France venaient se joindre aux difficultés que nous avions à surmonter à l'extérieur. Chapitre LIV Conférences. - Ministres dans un gouvernement représentatif. Par les anciennes stipulations, il était dit que les cinq grandes puissances alliées s'occuperaient en commun des affaires qui regarderaient chacune d'elles. L'Angleterre s'était soumise à cette clause au congrès d'Aix-la-Chapelle, au sujet des colonies espagnoles ; l'empereur de Russie s'y était conformé à Vérone, relativement à ses dissensions avec la Porte : force nous fut de subir cette dangereuse obligation des anciens instruments authentiques. Les ambassadeurs de Russie, de Prusse et d'Autriche venaient à l'hôtel des affaires étrangères bavarder sur l'Espagne, dans de prétendues conférences qu'on n'avait pas le droit de leur refuser. Comment aurions-nous naïvement expliqué à l'Europe que nous courions les risques de la guerre aux cortès, dans l'espoir de nous relever des traités de Vienne ; il fallait laisser croître la France, orpheline depuis la mort de Napoléon : . . . . . . . . . . . Tant qu'enfin Le lionceau devient vrai lion. Richelieu et Mazarin furent à l'aise l'un pour rallumer la guerre de trente ans, l'autre pour la terminer : qu'auraient-ils fait s'ils eussent été forcés de traiter dans des conférences avec les ministres étrangers, ou de repousser à la tribune les assauts de leurs adversaires alors qu'en se justifiant, ils n'auraient pu dévoiler leurs plans ? Le premier député disert les eut vaincus. Tout ouvrage qui demande du temps, du secret, une même main, n'est presque pas possible dans le gouvernement représentatif, tel que l'esprit français l'a conçu. Pourrait-on suivre aujourd'hui les négociations compliquées et mystérieuses qui servirent au maître de Louis XIII à humilier la maison d'Autriche, en armant les protestants de l'Allemagne après avoir écrasé ceux de la France, en faisant sortir Gustave-Adolphe des rochers de la Suède. Cette vaste machine avait marché à l'aide du père Joseph, qui portait dans son froc l'or et les promesses : interrogé sur un fait au milieu de sa messe, il disait entre deux Dominus vobiscum : " Pendez, pendez. " Mais qu'un journal ou qu'un parleur de chambre se fût mis aux trousses du capucin, comment eût-il cheminé ? Un grand esprit de cabinet n'est jamais sûr dans ce pays-ci de vivre au delà d'une session : il est obligé de perdre les trois quarts de sa journée à défendre misérablement sa personne. La longueur d'une administration actuelle est presque toujours le signe de sa médiocrité ; elle ne dure que par un accord touchant d'impuissance entre le gouvernant et le gouverné. Les qualités qui font les ministres immortels excitent trop de jalousie ; elles sont d'ailleurs rebelles, et ne savent pas se plier aux convenances des grands. Tout le monde sait-il élever des pies-grièches ? Que ces hommes supérieurs se trouvent dénués de la faculté de la parole, ils demeurent à jamais perdus pour l'Etat. Or, cette faculté appartient assez généralement aux têtes vides : Richelieu muet serait obligé de céder la place à un légiste bavard. Si l'on oppose l'exemple de l'Angleterre ; si, dans la Grande-Bretagne, lord Chatam et son fils ont joui maintes années du pouvoir, comme hommes d'Etat et comme orateurs ; s'ils ont eu de la marge pour accomplir leurs desseins, c'est que nos voisins n'ont pas notre impatience ; c'est que l'aristocratie anglaise tient de la constance, de la force et du secret de la royauté, dont elle a été l'usurpatrice et l'héritière ; c'est qu'à l'époque où les deux William parurent la démocratie n'avait point encore envahi la société. Nous doutons que dans l'Angleterre de 1838 M. Pitt eût le succès et l'existence qui l'élevèrent il y a quarante ans à la hauteur des premiers politiques. Beaucoup de Ximenès et d'Alberoni mourront maintenant inconnus. On ne tient pas assez compte aux dépositaires du pouvoir de cette différence du temps présent au temps jadis : les obstacles diplomatiques, les menées des gouvernements secrets et absolus, sont demeurés tels qu'ils étaient autrefois, et l'on a de plus à combattre les inquiétudes des gouvernements publics et constitutionnels, sans parler des indiscrétions et des incartades de la liberté de la presse. C'est pourtant à la clarté de cette liberté, à laquelle nous n'avons pas voulu qu'on touchât, que la folie de la guerre d'Espagne a été faite ; c'est à cette lumière que s'est rallumée la mèche éteinte de nos canons réchauffés et consolés. Le danger toutefois était extrême, car que n'aurait point dit et écrit l'opposition au moindre revers ! Il fallait sauter dans l'abîme, ou au delà de l'abîme. Les ministres qui négocièrent le testament de Charles II, ceux qui influèrent dans les affaires sous Philippe V n'eurent à surmonter que ces intrigues de cabinet, ces ambitions des particuliers, ces difficultés de caractère que l'on rencontre sitôt que l'on se mêle aux hommes : le cabinet de Versailles n'était pas dans la nécessité de traiter en conférence avec l'Europe dite amie et de regagner des forces sous des yeux jaloux. L'Autriche, prévoyant que notre premier soin serait de nous assurer de l'Espagne, avait voulu dès 1814 mettre garnison dans nos places frontières de la Catalogne. On disait à Vienne que nous voulions nous séparer de l'Alliance et faire cause à part avec la Russie ; on disait à Pétersbourg et à Berlin que nous voulions donner une charte à l'Espagne ; on disait en France que nous prétendions rétablir l'inquisition et le roi netto . Voilà sous quel poids nous étions accablé. Amis et ennemis, il fallait tout tromper, ou plutôt ne laisser rien voir du fond des choses ; il fallait que la France ressuscitât sans qu'on s'en doutât, que le géant reparût la pique à la main, lorsqu'il n'eût plus été possible de le désarmer. Nous tirions pourtant quelque parti des conférences de Paris contre les envoyés de l'Alliance à Madrid. Nous finîmes même par supprimer les réunions officielles de ceux-ci. Selon la longueur et l'espèce des négociations, l'esprit de ces envoyés varia : M. Brunetti, très fâcheux au commencement de la guerre, devint meilleur quand le succès de cette guerre fut assuré et se montra moins absolutiste que ses collègues dans la question des colonies ; MM. Bulgari et Royez, qui d'abord marchèrent bien avec nous, devinrent intraitables lorsque, Ferdinand étant délivré, il fut question des vieilles cortès et de l'émancipation des provinces américaines. Les dissidences étaient partout. M. le général Bourmont s'accordait peu en Espagne avec M. de Talaru ; à Vienne, M. de Caraman demandait de l'argent ou sa retraite ; à Paris, le loyal et fidèle maréchal Victor était obligé de céder son portefeuille aux préventions de M. le duc d'Angoulême. Nous étions soutenu dans ces traverses par l'idée d'atteindre aux grands résultats, après lesquels nous comptions retourner à nos goûts solitaires. Quiconque connaît l'indifférence que nous avons aux choses humaines, le peu de prix que nous attachons à tout, saura ce qu'il a dû nous en coûter pour nous plier à tant de contraintes, pour nous cacher aux cabinets continentaux, afin qu'ils nous prêtassent leur appui moral tant que nous en avions besoin contre l'Angleterre ; pour ne pas nous rendre trop désagréable celle-ci, afin de faire servir une partie de ses projets à nos projets, en l'opposant, quand son tour serait venu, à l'Europe absolutiste. En excluant la Grande-Bretagne de tout ce qui regardait la guerre d'Espagne, nous étions censé n'entretenir que des relations amicales avec la Russie, l'Autriche et la Prusse, et nous voulions, d'un autre côté, qu'elle fût admise dans les conférences générales sur les colonies espagnoles, malgré les puissances alliées, qui, dans des idées impossibles de coercition, prétendaient traiter cette affaire sans le cabinet de Saint-James. Chapitre LV Espagnols réfugiés. Les Espagnols royalistes réfugiés en France étaient une nouvelle source de débats. L'archevêque de Tarragone, l'évêque d'Urgel, MM. de Erro et Calderon, qui jusque alors s'étaient trouvés à la tête des provinces insurgées, soutenaient qu'il se fallait hâter d'installer le gouvernement provisoire espagnol ; mais ils demandaient qu'à la tête de ce gouvernement fût placé le général Eguia. Selon leurs rapports, la volonté de Ferdinand, exprimée dans un ordre du 10 janvier, était que le général présidât toute espèce de gouvernement, quel qu'il fût, pour travailler à la délivrance de son auguste personne ; cette phrase prouvait du moins que le roi constitutionnel se regardait comme prisonnier entre les mains de ses amis constitutionnels . M. de Balmaceda et monseigneur l'archevêque de Tarragone nous envoyaient des pancartes de juntes et de commandants royalistes de la Catalogne, qui protestaient de leur fidélité à la régence d'Urgel et déclaraient ne vouloir reconnaître d'autre autorité. D'un autre côté, des adresses combattaient une proclamation que le général Eguia avait cru devoir faire en son nom. Ces adresses affirmaient que cette proclamation allumerait parmi les royalistes une guerre plus sanglante que celle dont l'Espagne était affligée depuis trois ans. En même temps, M. Berryer me faisait parvenir une note à lui demandée par M. de Mataflorida ; elle n'avait d'éloquent et de persuasif que la signature de M. Berryer. " Le parti de M. Mataflorida (ainsi s'exprime la note) doit prévaloir. On sait maintenant à Paris que le général Eguia est un vieillard usé et incapable, et que l'honorable baron d'Eroles, après avoir défendu M. Mataflorida jusqu'au dernier moment, n'a cédé et n'a consenti à entrer dans le conseil projeté sans M. Mataflorida que parce que la France lui promettait des secours qu'il ne voyait pas venir d'ailleurs. " C'est fort bien. Mais voici qu'une lettre, adressée par le général Eguia à MM. Erro et Calderon disait : " J'ai reçu de nouvelles communications par lesquelles il m'est ordonné de notifier au marquis de Mataflorida de renoncer désormais à toute idée de conserver le pouvoir qu'il a usurpé et de ne plus compromettre Sa Majesté en lui adressant, comme il l'a fait dernièrement, des lettres où il nomme les personnes et les choses. Faites connaître au sage gouvernement français la nécessité de contenir le marquis de Mataflorida. " Comment donc nommer un gouvernement provisoire composé du général Eguia, du général baron d'Eroles, de l'archevêque de Tarragone, de l'évêque d'Urgel, du conseiller Calderon, de l'intendant à l'armée royale, M. Erro, puisque le général Eguia, repoussé par un parti, était qualifié par ce parti de vieillard usé et incapable , et que le marquis de Mataflorida, rejeté par Ferdinand, passait dans une autre faction pour un ambitieux , et un étourdi ? Passèrent devant nous comme des ombres différents chefs plus ou moins obscurs, acquéreurs depuis d'une certaine célébrité, MM. Cordova, Quesada et autres. Au milieu de ces suppliants, nous faisions un triste retour sur les destinées humaines : c'était ainsi qu'émigré nous-même nous avions vu les émigrés, à Londres, solliciter des secours et se déchirer entre eux. Nous aimions l'Espagne : sous son beau soleil et dans ses palais des Maures nous avions promené des illusions de jeunesse, à cette époque où les songes ne sont pas fantastiques , comme ils le sont dans la saison de la chute des feuilles , disent les anciens ; nous avions traversé l'Ibérie des vieux chrétiens, au moment qu'elle exhalait, pour ainsi dire, son dernier soupir, avant l'invasion de Bonaparte ; nous étions attaché à cette nation valeureuse autant par nos souvenirs que par la singulière prophétie que nous avions faite de sa résurrection, dans le Génie du Christianisme : " L'Espagne, séparée des autres nations, présente encore à l'histoire un caractère plus original : l'espèce de stagnation de moeurs dans laquelle elle repose lui sera peut-être utile un jour ; et lorsque les peuples européens seront usés par la corruption, elle seule pourra reparaître avec éclat sur la scène du monde, parce que le fond des moeurs subsiste chez elle. " Prédiction que ce noble peuple a si glorieusement accomplie. Chapitre LVI Embarras intérieurs. Les derniers tracas que nous avons à mentionner sont ceux qui nous venaient, à Paris, de nos amis et de nos ennemis, de nos travaux au conseil et aux chambres. Si ces tracas n'agissaient pas directement sur les affaires d'Espagne, leur influence indirecte ne s'y faisait pas moins sentir, car ces brouilleries et ces occupations détournaient notre attention, jetaient de la défiance entre les membres du gouvernement, rompaient cette unité si nécessaire dans l'action administrative et dans la majorité parlementaire. La vérité est que nous n'avions au ministère aucun crédit ; tout se passait entre M. de Corbière et M. de Villèle. Avec une dextérité merveilleuse, M. de Villèle rectifiait les comptes et relevait les bévues de ses collègues. Quant aux affaires étrangères, il avait la bonne foi de dire qu'il n'y entendait rien ; en cela il était beaucoup trop modeste. Lorsque nous lui parlions des difficultés qu'on rencontrait à Londres ou à Vienne, il nous répondait : " Eh ! que diable, mon cher, qu'importe ce qu'ils disent ? allons notre train, soignons nos finances. Arrangez cela, mon cher ; c'est votre affaire. " Ce dédain nous faisait rire, et au fond nous le partagions ; mais les paroles de M. de Metternich et de M. Canning nous faisaient passer de mauvaises nuits. Les royalistes nous accusaient de ne rien faire pour eux : pouvions-nous faire quelque chose pour nous ? Nous ne savons ni prendre ni demander. Les conseils chez le roi et chez le président accroissaient le poids de nos élucubrations : il fallait élaborer des budgets, s'occuper de lois telles que celle de la septennalité, notre particulier ouvrage. La dette américaine, dont le ministre du congrès demandait chaque année l'acquittement, nous obligea d'étudier le travail de nos prédécesseurs. Il se peut (en faisant abstraction du traité non exécuté de la cession de la Louisiane) que nous fussions redevables de cinq ou six millions ; mais si avant le discours du président Jackson cette somme, à la rigueur, pouvait être réclamée, après ce discours nous ne devions plus rien. Nous ne comprendrons jamais que l'on paye quoi que ce soit à celui qui vous insulte, à moins qu'il n'ait satisfait lui-même à sa dette d'honneur. Une nation, non plus qu'un homme, ne se doit pas laisser outrager : la France a donné la liberté aux Etats-Unis ; elle n'est pas si petite qu'elle ne puisse les obliger à s'en souvenir. Dans ce courant des événements, nous eûmes à envoyer un fauteuil mécanique à Pie VII, à nous occuper d'un conclave, à soigner nos petites légations pour nous attacher les petits Etats, à tenir l'oeil ouvert sur le Portugal, dont les mouvements étaient si dangereux pour nous. Dans l'intérieur de notre ministère, nous songions à remanier les consulats. Nous reçûmes d'un de nos employés un gros paquet de notes sur le personnel des affaires étrangères ; nous l'avons encore ; il est intact ; nous ne l'avons jamais lu, nous ne le lirons jamais. M. d'Hauterive, croyant que nous étions contre la septennalité, nous remit un mémoire dans le sens de notre opinion supposée ; nous lui dîmes que nous étions pour la septennalité : il nous apporta dans la journée un autre travail en faveur de la septennalité : cela nous amusait. Quant aux fonds secrets, nous exigions des quittances. Tous nos comptes furent remis au roi et approuvés par lui, comme l'atteste la lettre de M. de Villèle. Des cartes d'électeur ayant été remises aux personnes de nos bureaux, nous leur défendîmes de se rendre à leurs collèges si elles ne payaient le cens, sous peine d'être renvoyées. Quant à celles qui avaient les conditions requises et qui nous prièrent de leur désigner un candidat, nous leur dîmes de voter selon leur conscience. Le cabinet noir n'était pas encore aboli ; misérable invention de l'ancienne monarchie, adoptée depuis par toutes les autres puissances, par le Directoire et par Bonaparte. On nous envoyait ce qui regardait notre département : nous n'y vîmes que quelques dépêches du corps diplomatique ; nous les aurions devinées sans les avoir lues. Une lettre d'un fat de Vienne nous tomba par hasard entre les mains ; il écrivait à Paris à une femme malheureuse : on avait pris cela pour des affaires étrangères. Nous n'avions point d'audiences à heure fixe ; entrait qui voulait ; la porte était toujours ouverte. Parmi les besoigneux d'argent et d'intrigues de toutes les sortes s'avançaient en procession vers la rue des Capucines de mystérieux butors ; personnages vêtus d'un habit brun boutonné, ressemblant à de sérieux et inintelligents bahuts remplis de papiers secrets. Venaient des mouchards en enfance, à chevrons de la république, de l'empire et de la restauration : oubliant ce qu'ils devaient taire, ils disaient de chacun des choses étranges ; puis se présentèrent des marchands de songes : nous n'en achetâmes pas, nous en avions à revendre. Des messieurs remirent entre nos mains des gros mémoires chargés de notes et de notules explicatives et corroboratives. Se produisirent des dames utiles, qui faisaient de l'amour avec des romans, comme on faisait jadis des romans avec l'amour. Ceux-ci nous demandaient des places, ceux-là des secours : tous se dénonçaient les uns aux autres ; tous se seraient pris aux cheveux, n'était que ces espèces de morts de tous les régimes étaient chauves. Il y en avait de bien sales ; il y en avait de bien singuliers : ils se tenaient à quatre pour n'être pas bêtes, mais ils ne pouvaient s'en empêcher. Un vénérable prélat voulut bien nous consulter : homme de moeurs sévères et de religion sincère, il luttait pourtant en vain contre une nature parcimonieuse ; il ne se servait la nuit dans sa chambre que de la lune, et s'il avait eu le malheur de perdre son âme il ne l'aurait pas rachetée. De nobles galants à coiffure du temps de l'ordre de Malte nous contaient leurs amours d'antan entre parenthèses politiques ; d'autres, moins ardents, avaient les vertus des qualités qui leur manquaient. Des gens recommandés d'avance comme nantis de pensées fortes et de sentiments religieux nous honoraient de conseils : ils auraient été méchants s'ils n'eussent été couards ; on voyait qu'ils avaient envie de vous déchirer, mais ils retiraient leurs griffes dans leur peur comme dans une gaine. Nous eûmes des sollicitations d'audience de certains roués de la terreur ; race légère, offrant ses services auprès de la mort. On nous annonça un homme de banque : sans façon et sans précaution oratoire, il nous déclara qu'il appartenait à des maisons respectables , que s'il était possible de lui communiquer des dépêches télégraphiques, mon Excellence pourrait profiter des succès, sans nuire le moins du monde aux fonds publics. Nous regardâmes cet homme avec ébahissement, puis nous le priâmes de sortir par la porte, si mieux n'aimait sortir par la fenêtre. Il ne se déferra point ; il nous regarda à son tour comme il eût regardé un Osage. Nous sonnâmes : l'homme imperturbable s'en retourna avec son obligeant million. Ignare et stupide que nous étions ! Aurait-on su notre bonne aubaine ? L'eût-on connue, en serions nous aujourd'hui moins considéré ? Au lieu de tirer le diable par la queue, nous aurions des salons, nous donnerions des dîners ; on nous appellerait encore monseigneur de courtoisie, et nous passerions pour un homme d'Etat. La fortune chassée revint, mais cette fois dans sa forme et ses habits de femme : c'était une personne encore mineure, qui, ne pouvant voyager sans l'autorisation de ses parents, nous priait de lui accorder un passeport des affaires étrangères pour Genève, sans qu'elle eût recours à la police. Elle avait aussi quelque chose à nous dire de particulier sur nos intérêts , si nous voulions lui faire la grâce de l'entendre, quoiqu'elle convînt en rougissant que sa démarche nous pourrait paraître extraordinaire. Elle jeta de côté le voile parfumé de son chapeau avec une main blanche, jeune et légère, dépouillée de son gant et débarrassée d'une rose. Nous la remerciâmes de la confiance qu'elle voulait bien nous témoigner ; nous lui dîmes que, ne nous connaissant aucun intérêt, nous lui épargnerions l'ennui de notre curiosité ; que, du reste, on ne serait pas assez mal appris à la police pour lui refuser un passeport, et que ses parents ne seraient pas assez inhumains pour l'empêcher d'aller voir les Alpes. Nous félicitâmes celui qui aurait le bonheur d'être son compagnon de voyage. En disant cela, nous reconduisîmes très poliment la fortune jusqu'à la porte. La Prénestine n'était ni aveugle, ni chauve ; mais on la reconnaissait aux ailes qu'elle avait conservées à ses pieds agiles, dea mobilis , telle que nous l'avions vue dans les airs à Venise. Peu rassuré par notre victoire, nous mîmes le verrou en dedans : saint Bernard dit qu'il faut avoir une frayeur salutaire de ces vierges qui portent des trésors dans un vase d'argile. Après cela apparut un homme d'une contenance embarrassée, tournant son chapeau dans ses mains et le brossant avec son coude ; pourtant rien n'était moins embarrassé que cet homme de ressource, d'esprit et d'imagination en emprunts : nous l'avions déjà vu à Vérone. Il nous expliqua ses plans d'une manière un peu longue ; ils n'étaient pas très clairs, mais ils étaient ingénieux : si la lumière n'y pénétrait partout, les obscurités, laissées çà et là, étaient peut- être des obscurités savantes dont se dégagerait l'inconnue. Du reste, le changeur d'effets et de royaumes ne manquait pas d'élégance ; s'il en faut croire un proverbe d'Espagne, lorsque dans la jeunesse on a rencontré la beauté, elle vous laisse de quoi vous défendre du temps : la disgrâce des années tardives a moins de prise sur vous. Pour nous délivrer de ce rendez-vous de mouches qui bourdonnent partout où s'épand quelque goutte d'or, nous n'avions pas, comme l'amiral turc de M. de Choiseul-Gouffier, un lion familier venant sentir aux mains de nos visiteurs ; mais nous avions un négrillon qui leur passait entre les jambes, les tiraillait et les interrompait dans leurs discours. Il nous avait été envoyé d'Egypte par notre hôte et notre ami M. Drovetti. Il était fils de prince ; il s'appelait Morgan (la perle), nom de tendresse que lui avait donné sa mère, égorgée par les soldats du pacha. Cet enfant était à peu près de l'âge de M. le duc de Bordeaux ; celui-ci admettait à ses jeux l'orphelin esclave privé de son trône d'ébène. Morgan n'a pas vécu ; il est mort à Rome, où nous l'avions mis à la Propagande, dans l'espoir d'en faire un archevêque d'Ethiopie : il a rendu son dernier soupir à la primeur du jour, à une heure matinale comme sa vie. Morgan, la perle de sa mère, est allé parer dans le ciel cette pauvre mère. Ce petit roi noir, à l'instar du petit roi blanc, son camarade, avait été jeté par la dérision du sort à la garde de notre faiblesse. Nous aurions mieux été assis avec lui sous un palmier, aux sources du Nil, que lui courant auprès de nous sous les fauteuils de Sa Majesté très chrétienne, à l'hôtel des affaires étrangères. Les lettres abondaient : elles étaient bien menaçantes surtout avant et au commencement de la guerre. Elles nous disaient la vérité ; elles n'étaient guère propres à nous permettre de suivre librement nos plans et notre correspondance diplomatique. " L'armée de la foi fait horreur partout ; pas un personnage connu et distingué n'arrive à nous. L'artillerie tout entière est incertaine. Ce qui n'est pas bonapartiste est républicain. Après les sournois (l'artillerie), les taquins (les chasseurs) sont à la première ligne d'opération. " On voit bien que vous voulez reconquérir les bords du Rhin , car vous ne voulez écouter aucun rapport. " Comment pouvez-vous vous fâcher tout rouge ? et cela, parce que M. de Villèle [Je laisse ici le nom de M. de Villèle, parce qu'après avoir remué tant de millions, il est sorti du ministère sans avoir augmenté son patrimoine. En général, les hommes de la restauration, du moine ceux qui ont commencé à paraître sur la scène avec elle, sont sortis de l'administration les mains pures. On voit aussi, à propos de M. de Villèle, avec quelle chaleur je le défendais quand on croyait me faire la cour en l'attaquant. (N.d.A.)] a fait de la Bourse une maison de jeu : savez-vous que Dieu vous punira d'être colère ? " Si vous faites tous vos vouloirs en Espagne, est-ce que nous aurons pour récompense ici l'abbé de La Mennais [Mon illustre compatriote doit être bien étonné de se trouver ici, placé parmi les absolutistes qui devaient gouverner la France. (N.d.A.)] , Franchet et tous les prêtres, à la tête des affaires ? Ce Drapeau blanc vous attaque tous les matins, et ne cache guère ses espérances. " Savez-vous que tout se recorde ; que les républicains, comme les bonapartistes purs, sont convenus d'un sacrifice politique, et que tous consentent à M... ? C'était un grand oeuvre d'amener toutes les opinions sur un seul : eh bien ! c'est fait. " Le colonel M... vient de faire une petite caricature charmante : il a représenté notre armée s'engageant dans les montagnes ; des Espagnols, perchés sur des rochers, leur crient : " Entrez, messieurs, entrez ! On ne paye qu'en sortant . " " Les Anglais seront en Portugal avant que nous n'ayons pris position sur l'Ebre. On se laisse former une opinion colossale contre la guerre, et les angoisses de l'irrésolution augmentent le mal. " Dites-moi que cette immense toile d'araignée, qu'on appelle l'armée française, ne sera pas déchirée par ces Espagnols à la façon de Baylen, que ce stupide Ferdinand ne se laissera pas embarquer à Cadix, comme un gros ballot qu'il est. " Qui vous aurait dit que l'entrée à Madrid ferait baisser les fonds de près de 2 francs ? Eh bien ! c'était prévu par tous ceux qui assurent que là commence la guerre, vos embarras, vos maladies, vos immenses dépenses, votre petit nombre et l'impossibilité de traiter. " D'autres lettres entravaient encore nos travaux politiques ; elles nous donnaient des occupations moins fatigantes, il est vrai, mais elles tendaient également à nous distraire. On s'adressait à nous pour des services que nous étions heureux de rendre ou de demander. Nous tenions à prouver à ceux dont l'inimitié politique nous était connue que la légitimité sans passions était bonne, sincère et polie. Ainsi M. Saint-Edme nous écrivait une lettre très généreuse en faveur de M. Barginet ; M. Coste nous prouvait qu'il croyait à notre amour sincère de la liberté des opinions ; deux poètes, M. Lebrun et M. Arnault, voulurent bien penser que nous nous intéressions au sort de leurs beaux travaux poétiques : ils ont vu qu'ils ne s'étaient pas trompés. Enfin, nous reçûmes plusieurs lettres de M. Benjamin Constant. Une chose est consolante pour nous : les hommes qui nous avaient été d'abord les plus adverses sont devenus nos amis ; témoin MM. Benjamin Constant, Béranger et Carrel. En preuve de cette assertion, nous donnerons à la fin de cet ouvrage des lettres de ces illustres contemporains : c'est un présent que nous faisons à leur patrie. [(note)] C'était ainsi qu'à travers les conseils, les discours, les chambres, les projets de loi, les sollicitations, les plaintes, les audiences, les visites, les dîners et les bals (car nous donnions aussi des fêtes), c'était ainsi que contrarié de cent façons nous poursuivions nos opérations d'Espagne, passant les nuits à écrire, trouvant encore le temps de barbouiller quelques pages de nos Mémoires , d'aller, en souvenir de notre vie errante, chercher quelque image de cette vie : nebulae per inane volantes . Nous ne faisions pas plus de façon avec les affaires ; elles étaient toutes ébaubies d'être traitées si cavalièrement. Enfin, comme il faut avoir soin de tout, nous songions à négocier avec les habitants de Saint-Malo, pour qu'ils voulussent bien nous enterrer sur la grève d'une île où nous avons joué dans notre enfance. Cette négociation a plus duré que la guerre d'Espagne ; le génie militaire ne cède pas facilement six pieds de sable : nous consentons pourtant que notre argile serve de gabion à notre patrie. Peu de ministres, et peu de ministres triomphants, se sont occupés de leur tombeau : chacun prend son plaisir où il le trouve. Il est temps de mettre sous les yeux des lecteurs les lettres qui concernent l'Espagne : elles renferment, jusqu'à la délivrance de Ferdinand, les transactions dont nous avons donné plus haut l'analyse. Le cabinet d'un ministre va s'ouvrir au public, du vivant de ceux qui ont mené les affaires, et en présence d'une partie des témoins de ces affaires. Les secrets des hommes sont si vains, ces hommes eux-mêmes sont si petits, les rois et les royaumes sont si peu, qu'en vérité ce n'est pas la peine de cacher tant de misères. Lorsque, à force de recherches, on a découvert que tel événement a été produit par un hasard, par une femme de chambre, par un commis, par une conversation entre deux personnages jusque alors restés ignorés, qu'a-t-on gagné à la manifestation de cette haute vérité ? Que les événements arrivent comme ceci ou comme cela, peu importe : les hommes sont rapides ; les occurrences de leur vie transitoire s'abîment dans la longue et perdurable vie de l'humanité. Rien ne nous paraît plus risible que l'importante taciturnité des mystères d'Etat. Colonies espagnoles Chapitre LVIII Expédition militaire Ici cessent les lettres écrites depuis le commencement de la guerre d'Espagne jusqu'à la fin de cette guerre. Pendant le cours de cette correspondance nos soldats marchaient à la victoire, dont nos dépéchês leur aplanissaient le chemin. Du quartier général de Bayonne, le 3 avril 1823, M. le dauphin publia cet ordre du jour : " Soldats ! la confiance du roi m'a placé à votre tête pour remplir la plus noble mission. Ce n'est point l'esprit de conquête qui nous a fait prendre les armes, un motif plus généreux nous anime : nous allons replacer un roi sur son trône, réconcilier son peuple avec lui, et rétablir dans un pays en proie à l'anarchie l'ordre nécessaire au bonheur et à la sûreté des deux Etats. " Soldats ! vous respecterez et ferez respecter la religion, les lois et les propriétés, et vous me rendrez facile l'accomplissement du devoir qui m'est imposé, de maintenir les lois et la plus exacte discipline. " Le 7 la Bidassoa fut passée, et le blocus de Saint-Sébastien commencé. Le second corps de l'armée, commandé par le comte Molitor, pénètre en même temps en Espagne, par la vallée de Roncevaux. Les Français et les Italiens réunis au pont de la Bidassoa avaient crié, à la vue de l'artillerie française : Vive l'artillerie ! Le maréchal de camp Vallin répondit : Feu ! Ce mot décida du succès de la campagne ; le génie de Louis XIV, de l'île de la Conférence et des murs de Fontarabie semblait protéger la destinée de son petit-fils. Irun, Tolosa, Villa-Franca. Pancorbo, Vittoria, Guetaria sont pris, les 9, 10, 14 et 17 avril. Le roi d'Espagne, enlevé de Madrid par les cortès, était arrivé à Séville. Figuières fut pris le 25 avril, et Olot, occupé le 3 mai, en Catalogne. Logrono en Aragon fit quelque résistance. Le 9 mai le duc d'Angoulême établit son quartier général à Burgos, et le 17 à Buitrago dans la Nouvelle-Castille. Mina se battit bien en voulant reprendre Vich. Le général Donadieu le poursuivit avec vivacité, intelligence et bravoure. Le général Bourcke et le général La Rochejaquelein, le balafré, continuèrent leur mouvement sur les Asturies. Le général Molitor, ayant en face Ballesteros, occupa le royaume de Valence. Le 24 mai Mgr le duc d'Angoulême entra dans Madrid à la tête du corps de réserve. Le 17 juin le roi d'Espagne et sa famille, prisonniers, sont emmenés à Cadix. Le comte Bordesoulle pénètre en Andalousie, occupe Cordoue, et le comte de Bourmont s'établit à Merida en Estramadure. Le maréchal comte Molitor arrive à Murcie. Il y eut le 13 juillet une affaire assez considérable à Lorca, emporté d'assaut par nos troupes. Le 16 juin nous étions arrivés devant l'île de Léon et au Trocadero. Mgr le duc d'Angoulême était présent, Molitor à la suite. Ballesteros s'approchait de Cadix par le royaume de Grenade, et Bordesoulle arrivait de l'autre côté par l'Estramadure. Les combats s'étaient multipliés, et une convention avait été conclue entre Ballesteros et Molitor. Le 19 août, la tranchée fut ouverte devant le Trocadero. Le 31 le Trocadero est enlevé ainsi que le fort Saint-Louis. Il avait fallu traverser une coupure, dont la largeur était de trente-cinq toises et la profondeur de quatre pieds et demi dans les plus basses eaux. On vit reparaître cette intrépidité française, qui vient de briller encore une fois à la prise de Constantine, avec de pareilles troupes on s'étonne que la France s'obstine à demeurer telle que Waterloo l'a faite. Son Altesse Royale montra de la valeur dans cette affaire, qui nous livra pour ainsi dire cette Espagne tout entière, échappée à la gloire et au génie de Napoléon. Le prince de Carignan, aujourd'hui roi de Sardaigne, traversa lui-même la coupure avec nos troupes. Il conserve encore dans son palais et montre avec orgueil les épaulettes de grenadier dont il fut alors décoré par nos soldats. La tranchée fut ouverte le 10 septembre, par le maréchal Lauriston, devant Pampelune. Le duc d'Angoulême, voulant assiéger Cadix et s'emparer de l'île de Léon, enlève le 20 septembre le fort Santi-Petri. Le 23 nos vaisseaux bombardèrent Cadix, et l'Angleterre, reine des mers, nous vit, sans oser le secourir, triompher dans son empire. Le 28 le duc d'Angoulême, visitant la ligne d'attaque contre l'ile de Léon, s'exposa pendant un long espace de onze cents toises au feu des batteries espagnoles. Un boulet l'ayant couvert de débris, il dit : " Vous conviendrez, messieurs, que si je suis tué, je finirai en bonne compagnie et à la française. " Pourquoi ce boulet le manqua-t-il ! Le 1er octobre, menacées d'un siége dans Cadix, abandonnées de leurs armées, qui avaient capitulé, les cortès, après diverses allées et venues, rendirent le pouvoir et la liberté à Ferdinand : il avait été tour à tour déclaré fou, déchu, captif, dans une de ces scènes ignominieuses que l'on retrouve dans notre révolution ; au bout de cette promenade à la Vitellius, il se retournait et revenait radieux. Roi de ses geôliers, accompagné de la reine, des princes et des princesses de sa famille, il mit à la voile ses prames dorées, au bruit des salves d'artillerie de la place et de toute la côte : au milieu des nuages de fumée, on eût dit un vainqueur qui sort triomphant d'une grande bataille. Le ciel était magnifique. A onze heures et demie, Ferdinand aborda le port Sainte- Marie : il y fut reçu par Mgr. le duc d'Angoulême. Le petit-fils de Louis XIV mit un genou en terre, et présenta son épée à l'autre petit-fils du grand roi ; beau spectacle à l'extrémité de l'Europe, au bord de cette mer la couche du soleil, solisque cubilia Cades ! Ainsi fut accomplie la délivrance de Ferdinand sur le dernier rocher des Espagnes, dans le lieu même où la révolution avait commencé. Et le monarque délivré, où est-il ? le prince libérateur, où est-il ? Ayant fait hommage de son épée, il s'est trouvé désarmé quand le sort l'a saisi. Chapitre LIX Joie. - Diverses aptitudes des hommes. - Comment nous sommes reçus à la cour. Dépêche télégraphique. " Port Sainte-Marie,1er Octobre 1823. " Le roi et la famille royale sont arrivés aujourd'hui, à onze heures et demie, au port Sainte-Marie. " Cette dépêche et les cent coups de canon qui annoncèrent la dé1ivrance de Ferdinand pensèrent nous faire trouver mal de joie ; non certes que nous attachassions un intérêt personnel à la recousse d'un monarque haïssable, non que nous crussions tout fini ; mais nous fumes dans un véritable transport à l'idée que la France pouvait renaître puissante et redoutable ; que nous avions contribué à la relever de dessous les pieds de ses ennemis, et à lui remettre l'épée à la main : nous éprouvions un tressaillement d'honneur égal à notre amour pour notre patrie. Nous étions en même temps soulagé d'un poids énorme ; si nous avions dit un mot, si nous avions paru avoir peur, si nous avions pressé M. de Villèle d'accepter la médiation de l'Angleterre, il eut embrassé le parti de la paix : malheureusement ce qui convenait à sa modération ne convenait pas à quelque chose qui parlait en nous. Mais que serions-nous devenu en cas de revers ? Nous nous serions jeté dans la Seine. Après ce premier saisissement de plaisir, nous eûmes une certaine satisfaction légitime : nous pûmes nous avouer qu'en politique nous valions autant qu'en littérature, si nous valons quelque chose. Il était maintenant impossible de nier l'utilité de notre plan au dehors ; nous avions au dedans tout aussi bien réglé un budget et compris les détails intérieurs d'un ministère qu'un homme du métier. Nous disons ceci pour enhardir les gens de lettres, et leur apprendre la juste portée des esprits positifs. Quant à nous, nous ne tenons pas le moins du monde à garder une place dans leurs rangs, n'ayant pas la moindre considération pour le génie ordinaire politique : tout commis est un aigle sur cette taupinée. " Je ne voulais pas leur donner à entendre, dit Alfieri (refusant les ministres du roi de Sardaigne, qui prétendaient le favoriser d'une ambassade), que leur diplomatie et leurs dépêches me paraissaient et étaient certainement pour moi moins importantes que mes tragédies ou même celles des autres ; mais il est impossible de ramener ces espèces de gens-là : ils ne peuvent et ne doivent pas se convertir. " Les sots de France, espèce particulière et toute nationale, ne feront point de concessions d'habileté aux Oxenstiern, aux Grotius, aux Frédéric, aux Bacon, aux Thomas Morus, aux Spencer, aux Falkland, aux Clarendon, aux Bolingbrocke, aux Burke et aux Canning de France. Notre vanité ne reconnaîtra point à un homme, même de génie, deux aptitudes, et la faculté de faire aussi bien qu'un esprit commun des choses communes. Si vous dépassez d'une ligne les conceptions vulgaires, mille imbéciles s'écrient : " Vous vous perdez dans les nuées ! " Ravis qu'ils se sentent d'habiter en bas, où ils taillent leur plume d'un air important et s'entêtent à penser. Ces pauvres diables, en raison de leur secrète misère, se rebiffent contre le mérite. Dans leur désespérance de monter plus haut, ils renvoient avec compassion Virgile et Racine à leurs vers. Mais, superbes sires, à quoi faut-il vous renvoyer ? A l'oubli : il vous attend à vingt pas de votre logis, tandis que vingt vers de ces poètes les porteront à la dernière postérité. Ces chamaillis sur les diverses aptitudes ont eu lieu parce qu'on n'a pas fait une observation : le talent proprement dit est une chose à part, un don du ciel : il est souvent séparé de tout autre mérite, de même qu'il se trouve souvent mêlé à toutes les espèces de mérite. On peut être un imbécile en faisant de beaux vers ; on peut être un premier écrivain, un orateur admirable, en gagnant des batailles comme César, en gouvernant un pays comme Cicéron ; Solon, l'élégiague, était un fameux législateur ; Thucydide, un général renommé ; Dante, un guerrier illustre ; Ercylla, Camoëns furent de braves soldats. Les exemples seraient trop nombreux à citer tous. Qui fut plus savant ministre que le chancelier-poète L'Hôpital ? qui fut plus habile négociateur que d'Ossat ? Richelieu, même, avait entassé des volumes au point d'en être ridicule ; mais il ne fallait pas trop rire à cause de la potence ; le son d'une lyre n'a jamais rien gâté. Dans notre ardeur, après la dépêche télégraphique, nous avions couru au château : là, nous reçûmes sur la tête un seau d'eau froide, qui nous calma et nous fit rentrer dans l'humilité de nos habitudes : le roi et Monsieur, trop charmés, ne nous aperçurent point ; madame la duchesse d'Angoulême, éperdue de joie du triomphe de son mari, ne distinguant quoi que ce soit, était très touchante à voir, lorsqu'on songeait combien peu de bonheur elle avait goûté dans sa vie. Cette victime immortelle écrivit sur la délivrance de Ferdinand une lettre terminée par cette exclamation, sublime dans la bouche de la fille de Louis XVI : " Il est donc prouvé qu'on peut sauver un roi malheureux ! " Le dimanche, nous retournâmes avec le conseil faire la cour à la famille royale : l'auguste princesse dit à chacun de mes collègues un mot obligeant, et d'autant plus gracieux qu'il échappait à des lèvres inaccoutumées au sourire ; elle ne nous adressa pas une parole. Elle a dit depuis à M. de Montmorency qu'elle se sentait mal à l'aise avec nous. Nous ne méritions pas tant d'honneur. Le silence de l'orpheline du Temple ne peut jamais être ingrat ; le ciel a droit aux adorations de la terre, et ne doit rien à personne. Chapitre LX Lettre de Louis XVIII à Ferdinand. - Explications sur cette lettre. Ferdinand, après sa délivrance, écrivit à Louis XVIII ; le roi nous chargea de la réponse ; nous la lûmes à S. M. ; elle n'y changea pas un mot, et la signa d'un air satisfait. On jugera si nous voulions l'absolutisme : Fin d'octobre 1823. " Mon frère, etc., " Un des moments les plus heureux de ma vie est celui où j'ai appris que le ciel avait béni mes armes, et que par les efforts du digne capitaine placé à la tête de mes vaillants soldats, de ce fils de mon choix, l'honneur de ma couronne et la gloire de la France, Votre Majesté était rendue à l'amour de ses peuples. La main de la Providence a été visible dans cet événement ; et c'est à celui qui protège les rois que nous devons attribuer, avec la plus vive reconnaissance, des succès aussi prompts et aussi éclatants. " Désormais ma tâche est finie, la vôtre commence : vous devez le repos et le bonheur à vos sujets. Si je n'avais pas, comme chef de ma maison, le droit de parler à Votre Majesté avec sincérité, ma vieillesse, mon expérience et mes longs malheurs m'en imposeraient encore le devoir. Comme Votre Majesté, j'ai retrouvé mon pouvoir royal après une révolution ; à l'exemple de notre aïeul Henri IV, j'ai pardonné à ceux qui avaient pu être égarés, dans des temps difficiles, et qui, confiants dans la miséricorde de leur souverain, s'empressaient de réparer leurs erreurs. Votre Majesté comprendra le danger qu'il peut y avoir à convaincre des classes entières d'hommes que rien ne peut effacer le souvenir de leur faiblesse. Les princes chrétiens ne peuvent régner par les proscriptions, c'est par elles que les révolutions se déshonorent et que les sujets persécutés reviennent, tôt ou tard, chercher un abri sous l'autorité paternelle de leurs souverains légitimes. Je crois donc qu'un décret d'amnistie serait aussi utile aux intérêts de Votre Majesté qu'à ceux de son royaume. " Votre Majesté a pensé que de longues commotions politiques et l'anarchie des guerres civiles affaiblissent les institutions, en relâchant les liens de la société ; elle me paraît avoir été pénétrée de cette vérité quand elle m'a écrit sa lettre particulière du 23 juillet 1822 ; elle repoussait les systèmes dangereux, ces théories démocratiques, ces innovations funestes dont l'Europe a eu tant à souffrir ; mais elle voulait chercher dans les anciennes institutions de l'Espagne le moyen de contenter ses peuples et d'affermir la couronne sur sa tête. Si elle persiste dans ce noble projet, elle verra bientôt toutes les espérances de ses sujets se tourner vers le trône. " Il n'appartient à personne de donner sur ce point des conseils à Votre Majesté : c'est dans sa sagesse et dans la plénitude de ses droits qu'il lui convient d'en délibérer ; mais je puis lui dire qu'un arbitraire aveugle, loin d'augmenter la puissance des rois, l'affaiblit ; que si cette puissance n'a point de règles, que si elle ne reconnaît aucune loi, bientôt elle succombe sous ses propres caprices ; l'administration se détruit, la confiance se retire, le crédit se perd, et les peuples, inquiets et tourmentés, se précipitent dans les revolutions. Les souverains de l'Europe, qui se sont sentis menacés sur leur trône par la révolte militaire de l'Espagne, se croiraient de nouveau exposés dans le cas où l'anarchie viendrait à triompher une seconde fois dans les Etats de Votre Majesté. " Si, éloignant d'elle de pénibles souvenirs, Votre Majesté appelle à ses conseils des hommes prudents et habiles, une noblesse qui est l'appui naturel de son autorité, un clergé dont la piété et le dévouement lui promettent tant de sacrifices au bien public ; si toutes les classes d'une nation grande et fidèle bénissent également l'autorité du souverain légitime, l'Europe verra dans le règne de Votre Majesté la garantie de son repos, et moi je m'applaudirai d'avoir obtenu un si glorieux résultat de mes sacrifices. " Louis. " Nous n'avions pas été tout à fait à notre aise en écrivant la minute de cette lettre ; nous aurions voulu aller plus loin, proposer dans les vieilles cortès quelques changements analogues à l'esprit du siècle ; mais nous étions retenu par l'Europe continentale, dont nous avions encore besoin au sujet de l'affaire des colonies : nous la blessions déjà assez en parlant des vieilles cortès ; elle ne voulait de cortès à aucun prix, ni vieilles ni jeunes ; elle désirait purement et simplement le roi netto aidé du conseil de Castille et du conseil des Indes, avec les rouages d'une machine usée. Ses envoyés à Madrid devinrent hostiles aussitôt qu'ils eurent connaissance de la lettre de Louis XVIII. Quant à nous, en demandant le rétablissement des anciennes cortès nous avions préparé la fusion des anciennes moeurs et des moeurs modernes de l'Espagne : les uns y retrouvaient le passé, les autres étaient à même d'y puiser l'avenir. Un corps délibérant, quelle que soit sa composition, ne reste pas stationnaire : nos états généraux convoqués devinrent l'Assemblée nationale. L'idée de nous ériger en fabricateurs de chartes au delà des Pyrénées était une niaiserie qu'aucune tête d'expérience ne pouvait enfanter. Les gouvernements libéraux, réinstallés depuis dans la péninsule, n'ont-ils pas été forcés de réformer les cortès de Cadix, d'établir deux-chambres, d'en venir jusqu'aux lois d'exception et à la suppression de la liberté de la presse ? Cette nation de muletiers et de bergers-soldats, où chaque individu jouit de la plus entière indépendance, où chaque commune, gouvernée par ses lois municipales, d'origine romaine, mêlées d'arabe, est une petite république, cette nation n'a ni le besoin ni le sentiment de nos libertés artificielles ; elle ignore cette haine des classes supérieures, notre tourment à nous autres Gaulois : le paysan castillan n'a point connu le joug féodal ; il se croit l'égal des grands, et ne reconnaît de supérieur que le roi. Encore ce roi, renfermé dans Madrid, est-il comme le sultan à Constantinople ; à trente lieues de sa capitale on n'obéit plus à ses ordres. Le génie et les habitudes de l'Ibérie sont moins opposés au despotisme royal qu'à l'arbitraire légal d'une assemblée représentative dont l'orgueil castillan méprise les individus et dédaigne le parlage. Ces raisons de l'homme d'Etat l'emportèrent chez nous sur l'homme des théories. Nous ne mesurions pas les esprits de la péninsule Hispanique d'après une règle inflexible. On nous mandait que tel personnage avait tels défauts, qu'il avait fait telles sottises : cela était vrai par rapport à des Français, à des Anglais, à des Allemands ; cela n'était pas vrai par rapport à des Espagnols. De là dérivait la nécessité de tirer promptement la question française de la question espagnole : celle-ci se résoudrait selon les moeurs du pays quand nos principaux intérêts auraient été mis en sûreté. Une seule chose était à craindre dans le premier moment ; en démuselant Ferdinand, on pouvait livrer ses royaumes à sa folie. Mais les vieilles cortès, si elles eussent été convoquées, auraient suffi pour l'entraver. Encore une fois, ce ne devait pas être à nos yeux la première question ; il était d'ailleurs plus probable que Ferdinand retomberait sous le joug des insurrections qu'il ne parviendrait à les étouffer. Chapitre LXI Ordres des souverains. - Lettre de Henri IV. Sorti triomphant de l'entreprise la plus hasardeuse, tout cédait à nos succès ; les ennemis s'avouaient vaincus et convenaient qu'ils s'étaient trompés. Le duc de Rovigo, arrivé de Berlin, mandait que le langage et les manières des Prussiens étaient devenus tout à coup respectueux ; que les provinces rhénanes étouffaient leur joie en silence, et croyaient que le canon de la Bidassoa avait résonné pour leur délivrance ; que Mayence était sans garnison, sans approvisionnement et prêt à être évacué : tout vit là , disait-il, en attendant. La France redevint glorieuse en Espagne ; c'est sur le Rhin qu'elle redeviendra forte. Nous avons expédié aux rois et aux ministres la nouvelle de l'heureuse fin de la guerre. Des diverses cours nous arrivèrent des marques de considération : l'Espagne nous envoya la Toison-d'Or ; le Portugal, l'ordre du Christ ; la Russie, l'ordre de Saint-André ; la Prusse, l'Aigle-Noir ; la Sardaigne, l'Annonciade ; François II seul s'abstint : la lettre qu'il nous adressa est froide, et ne dit pas un mot de nous ; la lettre du prince de Metternich contient un petit compliment qui couvre mal un secret dépit. Fidèle à son instinct, le prince avait la prétention de recevoir le cordon bleu avant de nous transmettre les ordres d'Autriche : or, comme les autres puissances avaient pris l'initiative vis-à-vis des Tuileries, nous ne pensâmes pas qu'il fût convenable de céder à des exigences sans raison : elles nous paraissaient surtout extraordinaires vu la manière dont avait agi envers nous le cabinet de Vienne. Les rois et leurs ministres nous écrivirent : on verra plus loin leurs lettres. Par ces distinctions et par ces aveux, les rois ont jugé du moins que nous avions rendu un important service à la société monarchique : ils ont raison, à ne considérer que ce qui leur revenait immédiatement de la guerre d'Espagne ; mais s'ils avaient connu notre dernière pensée, loin de nous bénir, ils nous auraient maudit. Cependant, notre politique leur eût été, en résultat, aussi favorable qu'à la France : il leur faudra rendre compte un jour du mandat d'amener des peuples qu'ils n'avaient pas le droit de saisir. Des conquêtes violentes peuvent satisfaire l'amour-propre d'un gouvernement et une ambition sans prévoyance, mais elles préparent des catastrophes. A quoi servent les domaines de Jagellon à la Russie ? A mettre une plaie au sein de l'empire des czars : les Moscovites ne se guériront de la Pologne qu'en en faisant un désert. Il n'y a d'incorporations durables que les incorporations accomplies dans l'utilité de la main qui les opère. Les assimilations entre des peuples désunis par le langage, les moeurs, le climat, la topographie, sont insensées dans l'état actuel de la civilisation. L'empire de Bonaparte est tombé en poussière : autant en arrivera aux pays entrés de force dans la circonscription des grandes puissances, tandis que nous nous avons été déboutés de nos demandes en héritage. Les politiques de Vienne apprendront que la France n'est pas un cercle du Rhin, qu'on ne méprise pas impunément trente-trois millions d'hommes nés des dents du dragon sortis tout armés de la terre. Nous avons conservé les lettres des princes : témoignage irrécusable de l'appréciation de nos travaux, elles constatent nos services ; elles réduisent au silence les ennemis d'un certain côté, comme nos explications sur la guerre d'Espagne satisferont, nous l'espérons, d'autres adversaires. Après cela, au lieu de ces lettres, nous aimerions mieux avoir reçu de Henri IV ce billet dont nous possédons l'original : " Monsieur l'aumonyer, je me rejouys avec vous de quoy vous estes maryé ; il ne faut plus parler d'estre amoureus, car il ne siet pas bien au gens mariés d'avoyr mettresse : pour ce que je me gouverne aynsy, je conseille à tous mes amys et servyteurs de fayre le semblable ; vous en croyrés ce qu'il vous playra ; bien vous prierége de fayre estat de ce, plus que de personne du monde. Je desyreroys fort vous voyr et votre cousyn : Adieu, mon amy. Aymes-moy bien toujours. " Votre plus asseuré amy à jamays, " Henry. " Le Béarnais ne se prend pas au sérieux, comme les potentats nos illustres correspondants ; il se moque de lui, de ses légèretés et de ses couronnes. Lettres des rois et des ministres. L'Empereur Alexandre à M.de Chateaubriand. " Vosnesensk, le 16-28 octobre 1823. " Votre courrier, monsieur le vicomte, m'a remis, au milieu de mon voyage, la lettre par laquelle vous avez bien voulu m'annoncer l'heureuse délivrance du roi d'Espagne et de toute sa famille. Recevez-en mes plus vives félicitations, et chargez-vous de les offrir au roi, votre auguste maître ; il recueille le fruit d'une politique généreuse. Le règne du crime est passé ; l'Espagne affranchie ; le Portugal rendu au salutaire empire de la légitimité. Abréger les malheurs des autres sera toujours une des plus belles prérogatives que la divine Providence puisse nous accorder ici-bas. Sa Majesté très-chrétienne l'exerce en ce moment. Le ciel lui devait cette compensation. " Vous avez puissamment contribué à ces grands résultats, et vos talents comme vos efforts ne sauraient avoir de meilleure récompense. " C'est avec un vrai plaisir que je saisis, monsieur le vicomte, cette occasion de vous réitérer l'assurance de ma haute estime. " Alexandre. " Le roi Frédéric-Guillaume à M.de Chateaubriand. " Berlin, le 16 octobre 1823. " Monsieur le vicomte de Chateaubriand, j'ai reçu l'avis que vous avez bien voulu me donner de la délivrance du roi d'Espagne avec un intérêt proportionné à l'importance de cet événement et à l'impatience avec laquelle j'en avais attendu l'information. J'éprouve d'autant plus de plaisir à vous en remercier que je sais très bien que la victoire décisive sur le système révolutionnaire que l'Europe doit aujourd'hui aux efforts de Sa Majesté très-chrétienne est aussi le triomphe de vos principes et a fait le premier objet de vos soins. L'estime qui depuis longtemps vous est acquise de ma part ne s'en trouve que mieux justifiée. Je prie Dieu, monsieur le vicomte de Chateaubriand, qu'il vous ait dans sa sainte et digne garde. " Frédéric-Guillaume. " L'empereur François à M.de Chateaubriand. " Przemisl, en Galicie, le 18 octobre 1823. " Monsieur le vicomte de Chateaubriand, c'est avec le sentiment de la plus vive satisfaction que j'ai appris, par votre lettre du 8 de ce mois, l'heureuse délivrance de Sa Majesté Catholique et de sa famille. La Providence, en bénissant les généreux efforts du roi très-chrétien, ceux du prince généralissime et de l'armée valeureuse qu'il commande, vient d'assurer le triomphe de la plus juste et de la plus sainte des causes. Je partage sincèrement la satisfaction personnelle que doit en éprouver le roi. En vous remerciant de votre attention, il m'est agréable de pouvoir à cette occasion vous assurer, monsieur le vicomte de Chateaubriand, de toute mon estime. " Votre affectionné, " François. " M. de Bernstorff à M.de Chateaubriand. " Berlin, le 18 octobre 1823. " Monsieur le vicomte, " Je ne saurais trop vivement remercier Votre Excellence de ce qu'elle a si bien senti qu'en me donnant de sa main l'avis si impatiemment attendu de la délivrance du roi d'Espagne, c'était en rehausser encore le prix. Ferdinand VII 1ibre ! que de résultats dans ces trois mots ! Voilà donc Vérone justifié, une nouvelle gloire immortelle acquise à la France, le triomphe du système monarchique assuré, et le ministère de Votre Excellence environné d'une splendeur qui répond si bien à l'éclat que son nom seul y avait déjà imprimé : ce dernier intérêt est aussi devenu européen. Rien de plus inaltérable que la haute considération et le parfait dévouement avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur le vicomte, de Votre Excellence, le très-humble et très-obéissant serviteur. " Bernstorff. " M. Ancillon à M.de Chateaubriand. " Berlin, 18 octobre 1823. " Monsieur, " Au milieu de toutes les félicitations qui lui arrivent de toutes parts, Votre Excellence distinguera peut-être une voix qui ne lui fut pas indifférente ; au milieu de tous les travaux et de toutes les sollicitudes qui l'assiègent, elle me pardonnera de lui enlever un moment, car elle n'est pas faite pour oublier facilement ceux qui eurent le bonheur de lui inspirer quelque intérêt, et qui en conserveront toute leur vie un doux et honorable souvenir. " Si je pouvais un moment séparer votre bonheur de celui de la France, qui attend de vous pacem cum dignitate , je ne vous féliciterais pas de l'élévation où vous êtes. Dans le siècle où nous vivons, au milieu des mouvements de la fin d'une révolution qui ressemble quelquefois à un nouveau commencement, les hommes qui se vouent aux hautes places sont, plus ou moins, tous des victimes généreuses qui se dévouent pour leur patrie. Vous particulièrement, monsieur, qui en avez fait assez pour votre gloire, et qui croyez n'en faire jamais assez pour le devoir ; vous qui êtes trop élevé pour descendre à l'ambition, vous faites à votre roi et à votre pays le plus grand des sacrifices. L'Europe compte sur vous, monsieur, comme sur un de ces pilotes habiles, en petit nombre, qui lui restent encore pour l'empêcher d'échouer encore une fois contre les mêmes écueils et pour conjurer la tourmente ; vous ne tromperez pas ses espérances. L'isolement et les demi-mesures ont déjà une fois perdu le monde civilisé ; il n'y a de salut pour les puissances que dans l'identité du but, dans l'accord des moyens, dans l'union des sentiments et dans la force de la modération, ou, ce qui revient au même, dans la force de la justice et de la raison. Avec des principes aussi purs, des affections aussi nobles, des vues aussi vastes que les vôtres, vous ne sacrifierez jamais l'avenir aux embarras du moment, et vous prouverez au monde que l'art de bien faire est lié, par des affinités secrètes, à l'art de bien penser et de bien dire, et que l'énergie du caractère tire son feu et sa force des conceptions hautes de l'esprit, comme il reçoit de lui sa direction. Le roi, qui estime Votre Excellence à raison de ce qu'il la connaît ; la cour et la ville, où il vous a suffi de quelques mois pour prendre racine dans tous les coeurs, se réjouissent de vos succès. Pour moi (s'il m'est permis de me nommer), qui ne perdrai jamais l'ancienne habitude de vous admirer et de vous aimer, je vous souhaite ce qu'il y aura toujours pour vous de plus difficile, c'est de vous satisfaire vous-même, " Agréez l'assurance, etc. " Ancillon. " M. de Metternich à M. de Chateaubriand. " Lemberg, le 20 Octobre 1823. " Monsieur le vicomte, " Le courrier de Votre Excellence qui m'a remis, le 18 dans la matinée, la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire le 8 de ce mois, ainsi que celle qui s'y trouvait jointe pour l'empereur, mon auguste maître, est arrivé ici au moment même où Sa Majesté venait de partir pour retourner dans sa capitale. Ne pouvant pas douter de la vive satisfaction avec laquelle l'empereur apprendrait l'heureuse délivrance du roi Ferdinand et de sa famille, je me suis fait un devoir de lui expédier sur-le-champ votre lettre par courrier, et venant de recevoir dans le moment même la réponse que vous adresse Sa Majesté, je ne perds pas un instant pour vous la transmettre. Je vous demande la permission, monsieur le vicomte, d'y joindre mes félicitations les plus sincères sur un événement aussi glorieux pour les armes du roi qu'il est satisfaisant pour son coeur et important pour le repos de l'Europe. La coïncidence de la délivrance de S. M. C. avec l'aplanissement des nombreuses et graves complications qui depuis trois ans menaçaient de troubler le repos de l'Europe dans l'Orient est une de ces conjonctures heureuses que la Providence paraît avoir miraculeusement amenées pour mettre enfin un terme aux maux que souffre l'Europe depuis trente ans, et pour assurer le triomphe des principes éternels du bien sur le génie du mal. Ce triomphe est en partie votre ouvrage, monsieur le vicomte, et je partage sincèrement la vive satisfaction que vous devez en éprouver ! " Veuillez agréer, avec mes remerciements, l'assurance de ma haute considération. " Metternich. " " Vicomte de Chateaubriand, " Moi, don Jean, par la grâce de Dieu, roi du royaume uni du Portugal, Brésil et Algarves, en deçà et en delà de la mer d'Afrique, seigneur de Guinée et de la conquête, navigation et commerce de l'Ethiopie, Arabie, de la Perse et de l'Inde, etc., " Je vous salue : " Prenant en considération vos qualités distinguées, vos mérites et services agréables à mon auguste frère et allié le roi de France, qui vous a confié la direction des affaires de son royaume, et voulant vous donner un témoignage authentique du haut prix que j'attache aux services que comme son ministre d'Etat vous avez rendus à la cause de Sa Majesté catholique et de sa royauté, j'ai trouvé bon de vous élever à la dignité de grand'croix de mon royal ordre de notre Seigneur Jésus-Christ. Et afin que l'ayez pour entendu et puissiez porter les insignes que je vous envoie, et qui comme tels vous appartiennent, je vous fais cette lettre, et que Dieu vous tienne dans sa sainte garde. " Ecrit à notre palais de Bemposta, le 13 novembre 1893. " Le Roi. " Contresigné : Joachim Pedro Gomès de Oliveira. " Saint-Pétersbourg, le 24 novembre 1823. " Dans le cours des graves événements qui depuis l'année denière ont fixé l'attention de l'Europe, j'ai eu plus d'une fois occasion d'applaudir à vos talents et à vos principes. Les plus heureux succès ont couronné la noble persévérance avec laquelle vous avez soutenu la cause de l'ordre ; et tous ceux qui partageaient avec vous le désir de la voir triompher vous doivent des témoignages de leur estime. C'est à ce titre que je vous prie de recevoir, monsieur le vicomte, les décorations ci-jointes de l'ordre de Saint-André. Veuillez les regarder comme la meilleure preuve des sentiments que je vous porte. " Alexandre. " " Berlin, ce 24 novembre 1823. " Monsieur le vicomte de Chateaubriand, vous connaissez l'estime que depuis longtemps j'ai pour vous. J'ai un véritable plaisir à vous en offrir aujourd'hui une nouvelle marque, en vous faisant tenir mon ordre de l'Aigle-Noir. J'aime, du reste, à me dire que vous n'aviez pas besoin de cette preuve pour être convaincu que j'ai parfaitement reconnu et apprécié les services signalés que, par votre coopération éclairée au succès de l'entreprise contre l'Espagne révoltée, vous avez rendus à l'Europe. Sur ce, je prie Dieu, monsieur le vicomte de Chateaubriand, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. " Frédéric-Guillaume. " " Palais de Madrid, ce 31 janvier 1824. " Mon très-cher et très-aimé bon cousin, afin d'effectuer l'élection que j'ai faite de votre personne, pour vous associer en l'amiable compagnie de mon très- noble et ancien ordre de la Toison-d'Or, j'ai fait dresser mes lettres patentes de procure, en vertu desquelles j'ai requis mon bien aimé frère et cousin S. A. R. comte d'Artois de vous recevoir en mon nom dans ledit ordre, et vous en délivrer le collier aux cérémonies accoutumées ; et de tout ce qu'il vous dira de ma part sur ce particulier vous en ferez le même état comme s'il fût dit et déclaré par ma propre personne. Je prie-Dieu, mon bon cousin, qu'il vous ait en bonne, sainte et digne garde. " Votre bon cousin, " Ferdinand. " " Jacques de la Quadra, greffier . " Le Roi Charles-Félix à M.de Chateaubiand. " Turin, le 14 février 1824. " Monsieur le vicomte de Chateaubriand, le plaisir que j'ai eu à vous voir au congrès de Vérone a dû vous prouver combien étaient distingués les sentiments que vous m'avez dejà inspirés par le plus noble dévouement à la cause sacrée de l'autel et du trône. Vous avez accru ces sentiments, soit par les principes que vous avez professés dans cette réunion solennelle, soit par l'éclat avec lequel le même dévouement et vos talents ont ensuite paru à cette époque, non moins importante et difficile que glorieuse pour la France et pour son roi. Mon auguste et bien aimé beau-frère a voulu dernièrement vous réitérer de hauts témoignages de sa satisfaction ; j'en éprouve, de mon côté, une bien vive à vous donner la plus haute marque de mon estime, en vous nommant chevalier de mon ordre suprême de l'Annonciade dont les décorations vous seront transmises par mon cousin le comte de La Tour. Il m'est aussi très-agréable d'avoir par là une occasion de vous exprimer directement les souhaits que je forme pour vous, en priant Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte garde. " Charles-Félix. " " De la Tour. " M. de la Tour à M. de Chateaubriand. " Turin, le 15 février 1824. " Monsieur le vicomte, " J'ai l'honneur d'adresser ci-jointes à Votre Excellence une lettre du roi et les décorations de son ordre suprême de l'Annonciade, que Sa Majesté me charge de vous faire passer. " En vous nommant chevalier de cet ordre illustre, le roi a voulu, monsieur le vicomte, vous donner la plus haute marque publique de son estime, et prouver publiquement aussi que, surtout dans des circonstances majeures comme celles de l'année dernière, où tant de sagesse et de talents ont signalé votre ministère, la satisfaction du roi très-chrétien, son très-aimé beau-frère, ne saurait ne pas se confondre avec la sienne. " Connaissant les sentiments que je lui ai sincèrement voués, surtout depuis le premier moment que j'ai eu l'honneur de la voir à Vérone, et le souvenir plein de gratitude que je conserverai toujours de ceux que dès lors elle a bien voulu me témoigner, Votre Excellence jugera aisement de toute la joie que j'éprouve maintenant, en remplissant, auprès d'elle un des devoirs les plus doux que mon auguste souverain pût m'imposer. " En vous priant, monsieur le vicomte, d'agréer mes compliments les plus empressés et en me félicitant vivement de pouvoir compter un rapport de plus, et si particulier, parmi ceux que j'avais déjà le bonheur d'avoir avec Votre Excellence ; je lui offre de nouvelles assurances de la très-haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, " Monsieur le vicomte, " de Votre Excellence, " le très-humble et très-obéissant serviteur. " De La Tour. " Chapitre LXII Ma chute. - Les cordons. Nous n'aurions point parlé de ces cordons s'ils n'avaient amené un orage qui fut au moment de nous renverser et de terminer ainsi subitement l'affaire d'Espagne. Ces cordons firent éclater des jalousies. M. de Villèle était pourtant fort au- dessus de ces lacets de cour. La Russie fit passer l'ordre de Saint-André à M. le duc de Montmorency, ainsi qu'elle chargea son ambassadeur de me le remettre à moi-même. Louis XVIII prit cette grâce étrangère comme un reproche fait à sa personne. Le roi déclara qu'il voulait témoigner sa satisfaction des succès de la guerre d'Espagne en créant M. de Villèle chevalier des Ordres. M. de Villèle avait tous les droits à cette distinction ; mais le dessein du roi était de nous blesser : il nous comptait pour trop peu. Nous nous soucions d'un cordon comme des noeuds du ruban de Léandre, nous ne nous mesurons pas à l'aune d'un bandeau de soie ; mais nous sommes sensible à l'injure quand elle part de haut. Par nous seul l'Europe s'était maintenue en paix. L'amertume de Sa Majesté nous étonna ; elle semblait s'augmenter en proportion de nos services. Louis XVIII et son frère nous connaissaient mal. Le dernier disait de notre personne : " Bon coeur et tête chaude. " Ce lieu commun des hommes hors d'état de discerner les hommes était faux : notre tête est très-froide, et notre coeur n'a jamais beaucoup battu pour les rois. Nous méprisions trop les places pour les conserver au prix d'un affront, même d'un affront royal. La grande Demoiselle se réjouissait d'avoir les dents noires, parce que cela prouvait sa descendance du sang des Bourbons : nous nous serions peu félicité de tenir de si près à la couronne ; il ne nous seyait pas d'être un mannequin dans le conseil. L'achèvement de notre entreprise nous avait fait nous résoudre à rester ; nous oubliions tout à coup le puissant motif de notre présence au ministère, et nous nous en allions parce qu'on prétendait nous humilier : tel nous sommes. Cette zone bleue dont on aurait remarqué l'absence sur notre poitrine aurait prouvé que Sa Majesté était peu satisfaite de nous, et que les autres rois s'étaient trompés en nous conférant leurs premiers ordres. Huit jours après notre déclaration, le roi nous gratifia du cordon bleu. Ces misères à l'époque du renversement des trônes font pitié ; elles donnèrent suite néanmoins à la défaveur qu'avaient annoncée nos succès ; elles nous ramenaient et ramenaient la cour arriérée à ces guerres de la fronde, alors que la distinction du tabouret de madame de Pons prépara la France à une seconde révolte et fit arrêter le grand Condé. Souvent on est plus agité d'une faiblesse secrète que du destin d'un empire ; l'affaire légère est au fond de l'âme l'affaire sérieuse. Si l'on voyait les puérilités qui traversent la cervelle du plus grand génie au moment où il accomplit sa plus grande action, on serait saisi d'étonnement. En fin de compte on aurait tort : rien n'a d'importance réelle ; un royaume ne pèse ni ne vaut plus qu'un plaisir. Quand ce ridicule conflit fut terminé j'écrivis à M. de La Ferronnais la lettre suivante : " Tout est arrangé et beaucoup mieux que je ne l'espérais. Le roi, blessé de la nomination du duc Mathieu, et Villèle, oublié dans la promotion, ont été au moment d'amener un grand orage : nous nous serions brisé contre un ruban après avoir échappé à de si grands écueils : telle est la nature humaine. J'ai été obligé de parler, et on a bientôt reconnu qu'aller sans moi était impossible, et la tempête s'est apaisée. Il en résultera un bien, c'est qu'on sera convaincu qu'il faut rester unis si nous voulons achever l'ouvrage que nous avons si bien commencé. " Il n'y a plus qu'une chose à faire, c'est que vous demandiez à 1'empereur, en mon nom et pour m'obliger, le cordon de Saint-André pour Villèle. Ne craignez pas, je ne serai pas blessé ; et c'est moi qui joue ici le beau rôle. Il faut être juste, d'ailleurs : Villèle après le premier mouvement d'humeur est revenu vite au sentiment de l'intérêt commun et de l'amitié. C'est en tout un homme d'un mérite supérieur, et comme désormais il faut bien qu'il m'abandonne entièrement la conduite de la politique étrangère, nous ne pouvons plus avoir de rivalité. et notre union est indispensable au repos de la France. " Cette lettre est toute confidentielle ; elle ne doit être montrée à personne. Vous mettrez, comme de coutume, mon autre lettre parliculière sous les yeux de l'empereur. Le petit mouvement d'humeur que le roi avait eu contre vous est totalement dissipé. " J'insiste pour que vous demandiez le cordon de Saint-André pour Villèle, en mon nom, et pour que l'empereur daigne l'accorder sur ma propre demande. Si vous réussissez, vous voudrez bien me le dire formellement dans votre lettre officielle qui sera mise sous les yeux du roi. Cela sera bon pour vous et pour moi, excellent aussi pour l'empereur. Je lui demande un nouveau cordon, pour le bien de l'union et de la paix ; qu'il me l'accorde : cela est conséquent à ce qu'il a déjà fait, en même temps qu'utile pour la France. " Tout à vous, mon cher comte, " " Chateaubriand. " Ainsi, tandis que les amis de M. de Villèle disaient que nous étions son ennemi, que nous voulions sa place, et tandis qu'ils machinaient notre ruine, nous faisions nos efforts à Pétersbourg pour lui faire donner l'ordre de Saint-André ; nous déclarions dans une lettre qui ne devait jamais être connue que le président du conseil était un homme d'un mérite supérieur . Les dates sont ici des arguments sans réplique ; elles montrent à la fois notre amitié non démentie, et notre loyale sincérité. Chapitre LXIII Je veux rendre le portefeuille à M. le duc de Montmorency, et me résous à demeurer. - Pourquoi. Nous eûmes d'abord l'idée de remettre au roi le portefeuille des affaires étrangères, et de supplier Sa Majesté de le rendre au vertueux duc de Montmorency. Que de soucis nous nous serions épargnés ! que de divisions nous eussions épargnées à l'opinion ! L'amitié et le pouvoir n'auraient pas donné un triste exemple, et la légitimité serait peut-être encore là. Couronné de succès, nous serions descendu du ministère de la manière la plus brillante, pour livrer au repos le reste de nos jours. C'était l'espoir de ce repos qui nous avait rendu si heureux à la capitulation de Cadix. L'intérêt des colonies espagnoles, en nous arrêtant, a produit l'avant-dernier bond de notre quinteuse fortune. Quand nous songeâmes à la retraite, des négociations étaient entamées ; nous en avions établi et nous en tenions les fils. En diplomatie, un projet conçu n'est pas un projet exécuté ; les gouvernements ont leur routine et leur allure ; les protocoles n'emportent pas d'assaut les cabinets étrangers, comme nos armées prennent des villes ; la politique ne marche pas aussi vite que la gloire à la tête de nos soldats. Nous nous figurâmes qu'ayant préparé notre ouvrage nous le connaîtrions mieux que notre successeur ; nous nous laissâmes séduire à l'idée de donner de nouvelles monarchies constitutionnelles aux Bourbons, en attachant notre nom à la liberté de la seconde Amérique, sans compromettre cette liberté dans les colonies émancipées. Deux fléaux sont à craindre pour la liberté, l'anarchie et le despotisme : ils peuvent également priver un Etat de son indépendance. Or, I'indépendance appuie l'indépendance ; un peuple libre est une garantie pour un peuple libre ; on ne renverse pas une constitution généreuse, quelque part que ce soit, sans porter un coup à l'espéce humaine. Comme tout s'enchaîne dans la destinée d'un homme, il est possible que M. Canning, en s'associant à nos projets, eût évité les inquiétudes dont ses derniers jours ont été fatigués. Les talents se hâtent de disparaître ; il s'arrange une toute petite Europe à la guise de la médiocrité : pour arriver aux générations fécondes, il faudra traverser un désert. Enfin, le désir de rendre à la France ses frontières ne nous quittait plus. L'empereur de Russie nous écoutait, nous avons dit sur quoi nos espérances étaient fondées ; nous pouvions braver l'Angleterre : une guerre avec celle-ci ne nous eut point effrayé ; nous aurions voulu faner les lauriers de Waterloo. Telles furent les causes qui nous déterminèrent à rester. Selon nos illusions, nous pensions que nos collègues nous laisseraient achever une oeuvre favorable à la durée de leur puissance. Nous avions la naiveté de croire que les affaires de notre ministère, nous portant au dehors, ne nous jetaient en France sur le chemin de personne. Comme l'astrologue, nous regardions le ciel, et nous tombâmes dans un puits. L'Angleterre applaudit à notre chute : il est vrai que nous avions garnison à Cadix. Chapitre LXIV Frais de la guerre. - Ce qu'ont coûté à Louis XIV et aux Anglais leurs expéditions successives dans la Péninsule. - Le problème de l'ordre social ne se résout point par des chiffres. La guerre étant favorablement terminée, au grand étonnement des têtes les plus solides de l'opposition, les calculateurs vinrent à leur secours. Les marchés Ouvrard se présentèrent, et l'on chercha à prouver, comme dédommagement à une réussite inattendue, l'énormité des frais de l'expédition. L'entreprise militaire de 1823 a montré deux choses qui ne s'étaient jamais vues dans notre monarchie : une guerre faite en présence de la liberté de la presse, une guerre accomplie sous un régime constitutionnel. Jusque alors nous n'avions point eu de véritable gouvernement représentatif : ni la Convention ni le Directoire ne permettaient de contrôle. Il n'y avait point de tribunal public ou l'on fût obligé de venir justifier la dernière obole dépensée. On n'examinait point à la tribune les mémoires des fournisseurs. Si l'on mettait sous nos yeux l'état des sommes employées dans les campagnes les plus, brillantes de Louis XIV et de Bonaparte, nous serions épouvantés. Louis XIV employa neuf ans, perdit le duc de Vendôme, dépensa plus d'un milliard et demi de notre monnaie, fut sur le point de quitter sa capitale menacée, pour asseoir Philippe V sur le trône de Charles II : Louis XVIII a conservé son neveu ; il ne lui a fallu que 200 millions et quatre mois pour rendre au petit-fils de Philippe V sa couronne. Combien Napoléon a-t-il enfoui de millions dans cette Espagne dont il fut obligé de sortir ? Le gouvernement britannique forma, à l'usage de son armée, un équipage de dix mille mulets de bât, et rendit, au moyen des presses, le foin transportable des ports de l'Irlande aux ports de Lisbonne et de Cadix. Ce fut en répandant l'argent à pleines mains que les Anglais obtinrent des succès contre une armée inaccoutumée aux revers, mais dépourvue de transports et vivant de réquisitions. La Péninsule ibérienne n'a pas une seule rivière navigable dans son cours entier ; quelques grandes routes et l'ébauche d'un seul canal servent à ses communications : les défilés de ses sierras sont presque impraticables. Pour se nourrir, année courante, la Péninsule manque du blé nécessaire ; elle est obligée de tirer de l'étranger vingt-deux millions de fanègues de grain, une masse considérable de viande fraîche et de viande salée. Les trésors de l'Amérique n'ont fait que traverser l'Espagne. L'or et l'argent monnayé ou travaillé existant dans ce royaume avant la guerre de Bonaparte était estimé tout au plus à 500 millions ; et cependant le Mexique et le Pérou y avaient versé 56 milliards, d'après les calculs de Jérôme Ustaritz, et en comptant les 6 milliards qui ont pu entrer en Espagne depuis 1742, époque à laquelle Ustaritz écrivait. L'Angleterre portait tout à son armée, l'avoine qui nourrit le cheval, l'argent qui entretient le soldat : les frais d'une seule campagne de Wellington ont surpassé ceux de l'expédition complète du duc d'Angoulême. l'Angleterre a-t elle trouvé qu'elle avait payé trop cher ses succès ? Toutefois, dans cette guerre il ne s'agissait pas de l'existence des royaumes unis, tandis qu'il s'agissait de notre vie dans notre course à Cadix. La révolution renaîtra-t-elle en France, ou la légitimité triomphera-t-elle ? C'était la question : 208 millions, sur lesquels on nous en devait 34, afin d'empêcher notre patrie de retomber dans ses premiers malheurs, le marché n'a pas été mauvais. Il y a économie à se passer des révolutions, naturellement dépensières ; 200 millions, c'est à peine ce que les jacobins ont fait payer à la France pour frais d'expropriations, de démolitions, de déportations, de geoliers, de prisons, d'échafauds et autres menus crimes. Dans la guerre de la révolution, M.Pitt présentait en masse des sommes énormes employées en subsides et en solde de corps étrangers : le parlement n'entrait point dans la discussion des détails : il s'agissait du salut de l'Angleterre, on ne comptait pas les schellings ; on comptait les victoires. En supposant que nous n'eussions pas dans la guerre d'Espagne cherché nos intérêts matériels (et le contraire est abondamment prouvé), dans le cas où nous n'aurions poursuivi que les intérêts moraux de la légitimité, nous dirions encore qu'une des plus dangereuses erreurs serait de vouloir tout ramener au positif : résoudre les problèmes de l'ordre social par des chiffres, c'est se proposer un autre problème insoluble ; les chiffres ne produisent que des chiffres. Avec des nombres vous n'élèveriez aucu monument ; vous banniriez les arts et les lettres comme des superfluités dispendieuses ; vous ne demanderiez jamais si une entreprisse est juste et honorable, mais si elle rapportera quelque chose ou si elle ne coûtera pas trop cher. Un peuple accoutumé à voir seulement le cours de la rente et l'aune de drap vendue se trouve-t-il exposé à une commotion, il ne sera ni de l'énergie de la résistance ni de la générosité du sacrifice : repos engendre couardise ; au milieu des quenouilles on s'épouvante des épées. Les sentiments généreux naissent du péril affronté ; une foule de vertus tient aux armes. Il n'est pas bon de dorloter son âme, de s'apoltronir dans les habitudes timides du foyer, dans l'exercice casanier des professions. Quand on n'a jamais à chanter, jamais à défendre la patrie ; quand on n'est plus ni poète ni soldat, les idées d'honneur se perdent, les caractères s'abâtardissent : une nation dégénère en une ignoble race, se trouve mal à la vue du sang, à moins qu'il ne soit versé aux émeutes. La liberté acoquinée à la gloire ou enthousiasme du pot au feu se corrompt de deux manières différentes : par la guerre elle prend le génie d'un tyran, par la paix le coeur d'un esclave. Il est donc vrai que le sentiment moral chez un peuple doit être cultivé, même au profit des intérêts matériels de ce peuple ; c'est donc un bien réel que l'honneur, surtout en France. En pesant l'expédition d'Espagne, mettons d'un côté l'honneur, de l'autre les écus, et voyons lequel des deux poids fera pencher la balance. Chapitre LXV Ferdinand. - Le règne des camarillas succède à celui des cortès. - Colonies espagnoles. - La forme monarchique plus convenable à ces colonies que la forme républicaine. - J'en expose les raisons. La nouvelle plaie, prête à s'ouvrir à quelque distance de la plaie temporairement cautérisée par notre fer, était attendue mais notre devoir était d'agir, sans avoir égard à la prévision du mai. Ferdinand s'opposait à toute mesure raisonnable. Qu'espérer d'un prince qui jadis captif, avait sollicité la main d'une femme de la famille de son geôlier ? Il était évident qu'il brûlerait son royaume dans son cigare : les souverains de ce temps semblent nés de sorte à perdre une société condamnée à périr. Le règne des camarillas commença quand celui des cortès finit. Les ambassadeurs étrangers entrèrent dans les cabales : caressant, flattant ou repoussant un favori, ils cherchèrent à se faire auprès de Ferdinand une autorité indépendante de la France. Les hommes des juntes nous avaient moins tourmenté ; avec eux la force avait suffi : entortillé dans les intrigues, nous avions peine à rompre des liens invisibles se renouant d'eux- mêmes, artistement tissus labyrinthés et redoublés. Mais enfin le premier but était atteint ; il ne restait qu'à maintenir l'Espagne dans notre politique et à terminer l'affaire de ses colonies. On sait notre projet nous voulions arracher celles-ci à l'Angleterre et les transformer en royautés représentatives sous des princes de la maison de Bourbon. Nous estimions la forme monarchique plus convenable à ces colonies que la forme républicaine : nous en avons exposé les raisons dans notre voyage en Amérique. Quand la première éducation manque à un peuple, cette éducation ne peut être que l'ouvrage des années. Dès 1790 Miranda avait commencé à traiter avec l'Angleterre de l'affaire de l'émancipation. Cette négociation fut reprise en 1797, 1801, 1804 et 1807. Enfin Miranda fut jeté, en 1809, dans les colonies espagnoles ; l'entreprise se termina mal pour lui, mais l'insurrection de Venezuela prit de la consistance ; Bolivar l'étendit. La question avait alors changé ; l'Espagne s'était soulevée contre Bonaparte ; le régime constitutionnel avait commencé à Cadix ; ces idées de liberté étaient reportées en Amérique. L'Angleterre ne pouvait plus attaquer ostensiblement les colonies espagnoles, puisque le roi d'Espagne, prisonnier en France, était devenu son allié : aussi publia-t-elle des bills afin de défendre aux sujets de S.M.B. de porter des secours aux Américains ; toutefois six à sept mille hommes, enrôlés malgré ces bills, allaient soutenir l'insurrection de la Colombie. Après la première restauration de Ferdinand, l'Espagne fit de grandes fautes : le gouvernement, rétabli par l'insurrection des troupes de l'île de Léon, se montra inhabile ; les cortès furent encore moins favorables à l'émancipation coloniale que ne l'avait été le gouvernement absolu. Bolivar, par son activité et ses victoires, acheva de briser tous les liens. Les colonies espagnoles n'ont donc point été, comme les Etats-Unis, poussées à l'émancipation par un principe naturel de liberté ; ce principe n'a pas eu dans l'origine la vitalité, la force de volonté congéniale d'une nation. Les colonies se détachèrent de l'Espagne parce que l'Espagne était envahie par Bonaparte ; ensuite elles se donnèrent des constitutions, comme les cortès en donnaient à la mère patrie ; enfin, on ne leur proposait rien de raisonnable, et elles ne voulurent pas reprendre le joug. L'influence du climat, le défaut de chemins et de culture, rendraient infructueux les efforts que tenteraient les Espagnols contre ces républiques malgré elles . Vingt années de révolution ont créé des droits, des propriétés, des places qu'une camarilla ou un décret de Madrid ne détruirait pas facilement. La génération nouvelle, née dans le cours de la révolution d'outre-mer, est pleine du sentiment d'une indépendance dont elle n'espérerait rien si elle dépendait de la mère patrie. Mais pouvait-on établir cette liberté dans l'Amérique espagnole par un moyen plus facile et plus sûr que le moyen républicain ; moyen royaliste modéré, qui, appliqué en temps utile, aurait fait disparaître une foule d'obstacles ? Nous le pensions. La monarchie représentative eût été mieux appropriée au génie espagnol, à l'état des personnes et des choses, dans un pays où la grande propriété territoriale domine, où le nombre des Européens est petit, celui des nègres et des Indiens considérable, où l'esclavage est d'usage public, où l'instruction manque dans les classes populaires. Les colonies espagnoles formées en des monarchies constitutionnelles auraient achevé leur éducation politique à l'abri des orages dont les républiques naissantes peuvent être bouleversées. L'histoire a trop vérifié nos prévisions : dans quel état sont aujourd'hui ces colonies ? Une guerre civile éternelle, des tyrans successifs derrière le nom permanent de la liberté. Par toutes les considérations précédentes, nous avions donc raison de penser qu'en créant des monarchies sous le sceptre des Bourbons, nous travaillions autant au bonheur de ces contrées qu'à l'agrandissement de la famille de saint Louis. Chapitre LXVI Suite des objections. - L'expédition d'Espagne n'a point précipité les colonies espagnoles dans les bras de l'Angleterre. - Preuves par les dates et les faits. - M. Canning. - Son discours. On a dit, après l'événement, que l'expédition d'Espagne a perdu les colonies espagnoles et les a jetées dans les bras de l'Angleterre. Et d'abord, si nous étions resté au pouvoir, nous avons tout lieu de croire que ces colonies se seraient rangées dans nos plans ; mais, sans repousser l'attaque par cette fin de non recevoir, il suffit de rappeler les dates : les dates sont capitales en affaires. Nous venons de montrer que les premiers troubles éclatèrent à Buenos-Ayres, dans la Colombie et autres Etats, en 1810, et depuis l'époque de l'invasion de l'Espagne par Bonaparte l'Angleterre a fait des deux Amériques l'objet constant de ses spéculations. Nous étions ambassadeur à Londres lorsqu'en 1822 un bill du parlement ouvrit les portes des trois royaumes aux pavillons de l'indépendance américaine ; les emprunts de la Colombie étaient cotés dans les fonds publics. L'Angleterre, s'appuyant sur ce bill, déclara ses sentiments au congrès de Vérone, le 24 novembre 1822, comme elle les avait mentionnés au congrès d'Aix- la-Chapelle, en 1818. Des pièces officielles furent échangées ; la France déposa au protocole, le 26 du même mois (novembre 1822), la note dont la rédaction nous fut confiée. Il est remarquable que les ministres de Sa Majesté britannique ne l'ont pas comprise parmi les papiers déposés sur les bureaux de la chambre des pairs et de la chambre des communes, dans les premiers jours du mois de mars 1824 ; ils eurent raison : cette note les condamnait ; elle attestait notre modération et l'intelligence que nous avions de nos devoirs politiques. La France ne sacrifia ni son indépendance ni ses droits sur l'avenir. Evitant de trancher brusquement des questions qui pouvaient ébranler l'Europe, nous l'établîrnes sur une base propre à attendre les événements ; base que nous avions faite assez large pour y placer les intérêts des peuples en général, ceux de notre pays en particulier, ceux de l'Espagne, les droits des nations et les principes de la légitimité. M. de Villèle, on l'a vu, fut très satisfait de cette note. Plusieurs fois les ministres de Sa Majesté britannique ont déclaré que depuis longtemps ils avaient notifié au gouvernement espagnol lui-même leur projet de reconnaître l'indépendance des colonies américaines. Enfin, c'est sous le gouvernement des cortès, sous ce régime de liberté, lequel aurait dû plaire aux colonies, que ces colonies ont rompu les derniers noeuds dont elles étaient enchainées à l'Espagne, comme Saint-Domingue s'est séparé de la France pendant notre révolution. Il est donc démontré que notre expédition militaire n'a point détaché de l'Espagne le Chili, le Pérou, Buenos-Ayres, la Colombie et le Mexique ; le temps même n'y est pas : à peine a-t-on su en Amérique la marche de notre armée qu'on y a appris la délivrance de Ferdinand. Il est donc démontré que notre présence momentanée dans la Péninsule n'a point amené l'Angleterre à des résolutions prises et manifestées par des actes antérieurs à la campagne de 1823 ; il est au contraire prouvé que mes négociations avaient suspendu ces résolutions. Ceci répond, par contre-coup, à un discours célèbre : M. Canning ramassa, dans un speech , les idées jetées au hasard par notre opposition française : préférant l'éclat à la vérité, il perdit comme homme d'Etat ce qu'il gagna en homme aux belles paroles ; s'il abandonna la première qualité que Quintilien reconnut dans l'orateur, il couvrit du moins la vantance et le sophisme d'une grande éloquence. " Un des moyens de redressement, dit M. Canning, était une guerre contre la France. Il y avait encore un autre moyen, c'était de rendre la possession de ce pays inutile entre ses mains rivales, c'était de la rendre plus qu'inutile, c'était enfin de la rendre préjudiciable au possesseur. " J'ai adopté ce dernier moyen : ne pensez-vous pas que l'Angleterre n'ait trouvé en cela une compensation pour ce qu'elle a éprouvé en voyant entrer en Espagne l'armée française et en voyant bloquer Cadix ? " J'ai regardé l'Espagne sous un autre aspect ; j'ai vu l'Espagne et les Indes. J'ai dans ces dernières contrées appelé à l'existence un nouveau monde, et j'ai ainsi réglé la balance. J'ai laissé à la France tous les résultats de son invasion. " J'ai trouvé une compensation pour l'invasion de l'Espagne, pendant que je laisse à la France son fardeau, dont elle voudrait bien se débarrasser, et qu'elle ne peut porter sans se plaindre : c'est ainsi que je réponds à ce qu'on dit sur l'occupation de l'Espagne. Je ne puis que redouter la guerre quand je pense au pouvoir immense de ce pays. Je sais qu'il verra se ranger sous ses bannières, pour prendre part à la lutte, tous les mécontents et tous les esprits inquiets du siècle, tous les hommes qui, justement ou injustement, :ne sont pas satisfaits de la condition actuelle de leur patrie. " L'idée d'une pareille situation excite toutes mes craintes, car elle montre qu'il existe un pouvoir entre les mains de la Grande-Bretagne, plus terrible peut-être qu'on n'en vit jamais en action dans l'histoire de la race humaine (écoutez) . Mais s'il est bon d'avoir une force gigantesque, il peut y avoir de la tyrannie à en user comme un géant. La conscience de posséder cette force fait notre sécurité, et notre affaire est de ne point chercher d'occasion de la déployer, excepté partiellement, et d'une manière suffisante pour faire sentir qu'il est de l'intérêt des exagérés des deux côtés de se garder de convertir leur arbitre en compétiteur (écoutez) . La situation de notre pays peut être comparée à celle du maître des vents, telle que l'a décrit le poète : " Celsa sedet Aeolus arce, Sceptra tenens ; mollitque animos, et temperat iras : Ni faciat, maria ac terras coelumque profundum Quippe ferant rapidi secum, verrantque per auras. " " Voici donc la raison, raison inverse de la crainte, contraire à l'impuissance, qui me fait appréhender le retour de la guerre. Si cette raison était sentie par ceux qui agissent d'après des principes opposés, avant que le temps d'user de notre pouvoir arrive, cela ferait beaucoup, et je rn'armerais longtemps de patience ; je souffrirais presque tout ce qui ne toucherait pas à notre foi et à notre honneur national, plutôt que de déchaîner les furies de la guerre dont le fouet est dans nos mains, lorsque nous ne savons sur qui tomberait leur rage et que nous ignorons où s'arrêterait la dévastation. " La blessure que nous avions faite à l'Angleterre était profonde. M. Canning, deux ans après notre expédition, est encore obligé de s'excuser de n'avoir pas pris les armes. C'est par sa permission même que nous sommes entrés en Espagne comme des enfants qu'on trompe et dont on se joue. Et pourquoi M. Canning nous a-t-il permis ce succès puéril ? Pour nous le rendre préjudiciable et pour appeler à l'existence un nouveau monde . Ensuite l'Angleterre, dans sa probité politique, a tremblé devant son propre pouvoir. Eole n'a pas voulu déchaîner les vents qu'il tient sous ses lois de sorte que la conduite du ministère britannique a été un chef-d'oeuvre d'habileté et de magnanimité. Vous venez de voir, par la seule exposition des dates, combien l'assertion de M. Canning sur les colonies avait peu de fondement. L'Amérique espagnole était émancipée ; les ports de l'Angleterre étaient ouverts à ses vaisseaux à l'époque même où M.Canning, non encore ministre, allait s'embarquer pour les Indes. Les paroles de notre honorable ami ne peuvent que nous attrister profondément ; elles décèlent un homme trop affecté d'avoir eu le dessous dans une affaire dont il se fut tiré avec plus de succès, s'il avait eu le courage ou de l'approuver, ou de la combattre. C'est la première fois que des aveux aussi dédaigneux, des malédictions aussi franches, ont été prononcés à une tribune publique : ni les Chattam, ni les Fox, ni les Pitt n'ont exprimé contre la France des sentiments aussi pénibles. Lorsque lord Londonderry faisait au parlement anglais le récit de la bataille de Waterloo, que disait-il, dans l'exaltation de la victoire ? " Les soldats français et les soldats anglais lavaient leurs mains sanglantes dans le même ruisseau, en se félicitant mutuellement de leur courage. " Voilà le langage d'un noble ennemi. L'Angleterre est un géant , soit ; nous ne lui disputons point la taille qu'elle se donne ; mais ce géant ne fait aucune frayeur à la France, un colosse a quelquefois les pieds d'argile. L'Angleterre est Eole ; nous y consentons ; mais Eole n'aurait-il point des tempêtes dans son empire ? Il est imprudent de parler des mécontents qui peuvent se trouver en d'autres pays quand on a chez soi cinq millions de catholiques opprimés, cinq millions d'hommes que l'on contient à peine par un camp permanent en Irlande, quand on est dans la nécessité de faire fusiller des populations ouvrières mourant de faim, quand une taxe des pauvres, sans cesse augmentée, annonce une misère croissant toujours. Eh quoi ! si l'étendard britannique se levait, on verrait se ranger autour de lui tous les mécontents du globe ? C'est une chose déplorable d'avoir à craindre pour auxiliaires les passions et les malheurs des hommes, d'apercevoir des succès qui pourraient prendre leur source dans le bouleversement de la société, de posséder un drapeau d'une telle vertu qu'il serait à l'instant choisi pour la discorde. Il est malheureux d'avouer qu'on trouverait la puissance dans la confusion et le chaos. Si le géant de l'Angleterre, en sortant de son île, affirme qu'il peut brûler l'univers, ne justifie-t-il pas le blocus continental d'un autre géant ? La France, quand nous étions ministre, avait des prétentions différentes : sur les champs de bataille, elle aurait voulu rallier autour de son drapeau non les perturbateurs des divers pays, mais les hommes fidèles à l'honneur et à la patrie, les amis des libertés publiques dans un ordre sage et légal. Si jamais nous eussions été obligés de combattre l'Angleterre elle-même, nous n'aurions point essayé de soulever sur le sol où elle est assise, aux foyers et dans la poussière sacrée de ses Dieux, les millions de mécontents qu'elle a faits ; nous n'aurions point éclairé nos succès du flambeau de la guerre civile : une victoire qui ne serait pas le prix de notre propre sang serait indigne de nous. Le monde reconnaissant s'obstinera à ne devoir à la patrie des Bacon, des Shakespeare, des Milton, des Newton, des Byron, des Canning que des lumières. La nation anglaise a fait trop d'honneur à la nature humaine pour qu'on tente jamais de la perdre par des troubles excités dans son sein. Chapitre LXVII Difficultés existantes a priori pour reconnaitre l'indépendance des colonies espagnoles. - Erreur où tombent les esprits qui ne sont pas initiés aux secrets des négociations. A l'époque où nous avions l'honneur de siéger dans le conseil du roi, des difficultés de toutes sortes se présentaient à la reconnaissance de l'indépendance de ces colonies espagnoles, émancipées moins par goût et par nécessité intérieure que par le hasard des événements. Quelques-unes admettaient encore la souveraineté telle quelle de la mère patrie : il y en avait d'autres où les royalistes luttaient à main armée contre les libérales , tandis que d'autres étaient entièrement séparées de la métropole, bien qu'en proie à des divisions intestines. Ces colonies de trois sortes devaient-elles être comprises dans la même catégorie, traitées d'après le même droit politique et le même droit des gens ? Etait-ce une seule république, comme celle des Etats-Unis qu'il s'agissait de reconnaître, ou cinq ou six républiques dont on savait à peine les noms ? Les représentants des nations étrangères auraient-ils eu des lettres de créance en blanc, pour en remplir le protocole à volonté, toutes les fois qu'un capitaine aurait chassé un autre capitaine, qu'une tyrannie de mamelucks aurait pris la place d'une république de citoyens ? Telles étaient les difficultés existant, a priori dans la matière, sans parler de celles que les différentes cours apportaient à la résolution de la question : il était de notre devoir de les peser. Des esprits non initiés aux secrets des négociations tombent dans des erreurs considérables en raisonnant sur les affaires diplomatiques ; ils ne tiennent compte des obstacles. Un peuple, dans l'état actuel de la société, ne peut faire un mouvement sans produire des effets à calculer : le courage des passions ou l'inflexibilité des doctrines renverserait tout. Raffinerez-vous des systèmes, alors vous deviendrez ce que Bayle appelle en religion des distillateurs de saintes lettres . Pour parvenir à son but, on doit souvent temporiser, prendre des détours, s'arrêter quelquefois, comme, en d'autres occasions, l'habileté est d'aller vite. Un non mis en travers dans les affaires, par une incapacité à sceptre, les retient tout court ; ce non prend de l'inviolabilité, de la sainteté de la couronne. Il faut des mois pour lever le véto d'un sot, en employant confesseurs et maîtresses, ministres et valets. Un moyen plus court de trancher la question reste sans doute : la force ; mais quand vous aurez abattu, tué, bouleversé, où en serez-vous ? Ne venez pas nous dire que vous vous en trouverez mieux, à nous qui vivons après les révolutions. Une position insulaire, défendue par une marine sans rivale, met à l'aise une position continentale, demande réserve et mesure. Enfin les transactions se trouvent aujourd'hui retardées par des entraves dont elles étaient libres autrefois. Jadis il ne s'agissait que d'intérêts matériels, d'un accroissement de territoire ou de commerce ; maintenant on traite des intérêts moraux ; les principes de l'ordre social ont leur part dans les dépêches ; on mêle les doctrines aux affaires, et la civilisation croissante, devançant les lenteurs des cabinets, vient jeter son influence à travers la petite diplomatie qui, cinquante ans passés, suffisait à des peuples stationnaires. Pour s'occuper des colonies espagnoles, il y avait plusieurs obligations à remplir ; les conseillers d'un roi légitime ne pouvaient blesser dans un autre souverain, dans un autre petit-fils de Louis XIV, les droits de la légitimité. Si d'un côté prendre les armes contre les Amériques eût été folie à la France, de l'autre côté reconnaître subitement l'illégitimité à Lima ou à Mexico, quand on avait soutenu la légitimité à Madrid, serait devenu une inconséquence monstrueuse. Notre rôle naturel était de chercher à favoriser tout arrangement généreux entre l'Espagne et ses colonies. Chapitre LXVIII Opposition des puissances continentales. - Opposition de l'Angleterre. - Instructions secrètes données aux consuls anglais. - Notre projet d'occuper Cadix pour forcer l'Angleterre à un arrangement général. - L'Angleterre a agi trop vite. Lorsque nous entreprîmes d'exécuter notre plan relativement aux colonies, les oppositions me vinrent de quatre côtés différents : des puissances continentales, de l'Angleterre, de l'Espagne et des colonies espagnoles. Les puissances continentales ne voulaient pas traiter sur la base de l'indépendance ; des monarchies constitutionnelles sous des princes de la maison de Bourbon n'étaient pas leur affaire : ces puissances rêvaient de je ne sais quoi d'impossible, d'une conquête des Amériques à main armée, du rétablissement de l'arbitraire du conseil des Indes. Nous ne cherchions pas trop à pénétrer leur absurde principe, nous contentant d'être appuyé d'elles dans ce premier refus de traiter sur une large base, parce que leur opposition empêcherait l'Angleterre d'aller trop vite durant les négociations, et de nous devancer dans la reconnaissance absolue de l'indépendance coloniale, au cas où nous serions obligé d'y venir nous-même. Alexandre se plaignait de notre dépêche conciliatrice adressée au cabinet de Saint-James, comme si nous pouvions tenir à Londres le même langage qu'à Pétersbourg. Le torrent de l'opinion coulait violemment contre nous en Angleterre. L'amour-propre de M. Canning cherchait à faire illusion au peuple anglais sur nos succès, flattant la Cité d'avoir en compensation le Pérou et le Mexique. Là gisait la difficulté ; le mauvais vouloir intérieur était si grand, que dans des instructions secrètes du cabinet de Saint-James aux consuls destinés pour l'Amérique méridionale (instructions que nous nous étions procurées) on lisait ce paragraphe : " Ils doivent prendre immédiatement des mesures et employer tous leurs efforts pour obtenir des informations exactes sur tous les agents français qui pourraient se trouver dans le pays ; savoir ce qu'ils font et qui ils sont, leurs liaisons et leurs rapports, leurs moyens d'obtenir des informations, l'influence qu'ils peuvent avoir, les dispositions qui peuvent exister en leur faveur dans le pays ; connaître exactement l'objet réel de leur mission, et si, sous le prétexte de ménager le retour des colonies sous le gouvernement du roi d'Espagne, ils ne sont pas secrètement et activement occupés à préparer les esprits du peuple à recevoir un gouvernement Bourbon indépendant. Dans le cas où ce serait là leur but, savoir quel prince est proposé, et quelle est la nature et l'étendue des moyens employés pour y parvenir. " Les informations que nous avons reçues jusque ici nous portent à supposer que la grande majorité du peuple est ou serait bientôt attachée à une forme monarchique de gouvernement, pourvu que le chef du gouvernement fût de leur choix et ne fût décidément ni de la branche française ni de la branche espagnole des Bourbons. " Il est du devoir des consuls de favoriser les intérêts commerciaux, et sous ce rapport ils ont à rivaliser avec deux nations, la France et l'Amérique. C'est surtout sur la première que l'attention doit être parfaitement fixée, parce qu'elle réunit en même temps une opposition commerciale et une opposition politique, et que ses agents sont non seulement adroits, mais infatigables. Le succès dépendra donc en grande partie du secret, et l'aide puissante que l'on sera en état de fournir aux différents Etats pour effectuer l'oeuvre de leur indépendance, à laquelle on les encouragera par tous les moyens possibles, ne leur sera jamais accordée s'ils se lient avec la France. Les consuls prendront un soin particulier pour que les avantages commerciaux qui leur seront accordés soient tels que dans le cas où l'Angleterre serait impliquée dans une guerre, ils assurassent aux ministres de Sa Majesté le soutien de l'intérêt commercial du royaume. " L'Angleterre ne savait pas que nous connaissions si bien ses bonnes intentions à notre égard ; mais pour l'obliger d'assister aux conférences générales demandées par l'Espagne, comme on va le voir, à nos sollicitations, nous tenions en réserve un dernier moyen : nous aurions dit au cabinet de Saint-James : " Ou traitez en commun avec l'Europe de l'Espagne et de ses colonies, ou nous occuperons Cadix et l'île de Léon ; nous ferons de Cadix un autre Gibraltar ; venez nous en déloger. " Il était facile de mettre à exécution cette menace ; les Espagnols eussent souffert notre occupation prolongée de Cadix, pour les arranger avec le Mexique et le Pérou, une fois leur parti pris de traiter avec les colonies : l'Europe nous eût vus sans regret, sinon sans jalousie, forcer l'Angleterre d'entrer dans les intérêts généraux des nations continentales : nous tenions le taureau par les cornes : point ne fallait le lâcher. L'Angleterre a-t-elle agi avec prévoyance en se hâtant de prendre un parti uniquement fondé sur des intérêts matériels ? S'il est au monde quelque puissance qui doive craindre une force maritime indépendante, c'est la Grande- Bretagne : ses véritables rivales sont des nations placées entre deux Océans, offrant à l'Europe des alliances nouvelles, inquiétant Londres sur les mers des Iles Britanniques et sur les mers de l'Inde. Dans un demi-siècle, quand la Grande-Bretagne aura nourri sous sa protection les nouvelles républiques ; quand elle aura guidé les autres nations aux Amériques espagnoles ; quand elle aura montré à ces nations comment on fait des traités avec ces Amériques ; quand elle aura vu, par des amitiés ou des inimitiés engendrées dans le sol, les Etats-Unis soutenir ou subjuguer les démocraties mexicaines, la Grande-Bretagne en sera aux regrets ; elle se repentira d'avoir sacrifié l'avenir d'une longueur durable au présent vite évanoui : la rapidité du coup d'oeil nuit quelquefois à l'étendue du regard ; mais dans un demi-siècle il s'agira bien de tout cela. Chapitre LXIX Opposition de l'Espagne. - Nous obtenons deux décrets fameux : l'un pour une demande en médiation, l'autre pour la liberté du commerce au Nouveau Monde. - Où devaient conduire ces décrets. En Espagne, les préjugés nationaux, libéraux ou absolutistes, luttaient contre nous : entrer en pourparlers avec les colonies révoltées paraissait monstrueux. Afin de retarder l'impatience du cabinet anglais et de nous donner le temps d'arriver à des conférences générales, deux choses presque impossibles à obtenir étaient nécessaires. Il s'agissait d'abord d'une déclaration de liberté du commerce aux Etats de l'ancienne domination espagnole : Montesquieu l'avait conseillé ( Espr. des Lois , liv. XXI). L'Amérique ouverte ôtait à l'Angleterre l'argument des exigences de son industrie. Les scrupules de l'Europe étant levés, il nous était licite, à nous autres, France, ainsi qu'à l'Alliance continentale, d'envoyer des consuls dans le Nouveau Monde. Après cette première déclaration, il fallait amener le cabinet de Madrid à la demande d'une médiation des cours étrangères, d'où fût résulté un accord définitif entre l'Espagne et ses colonies. La France ne pouvait pas songer à créer seule des monarchies bourboniennes d'outre-mer, sans avoir sur les bras toute l'Europe : l'affaire complexe requérait l'assentiment de tous. La demande de médiation eut lieu, et le décret de la liberté du commerce aux Amériques la suivit. Au grand honneur du gouvernement de S. M. T.-C., ces deux actes resteront dans l'histoire diplomatique, actes qu'en tout autre temps on aurait remarqués, vantés, applaudis. Fontenay-Mareuil, qui nous a laissé le plus beau portrait du génie politique d'Henri IV, dit, en parlant des Espagnols : " Aussi n'y voit-on pas prendre légèrement le change, ni manquer de patience et de courage quand il faut en avoir. D'où sont venus tous ces grands avantages qu'ils ont eus si longtemps sur tout le reste du monde ; ils se sont peu étonnés de toutes leurs disgrâces, ne pouvant croire ce qu'ils voyaient, préoccupés d'esprit que leur sagesse et leur habileté prévaudraient enfin par-dessus leur mauvaise fortune. " La puissance des souvenirs et des traditions est grande chez un pareil peuple, et les succès obtenus en combattant cette puissance doivent compter double. Chapitre LXX Suite de l'opposition d'Espagne. - Nous conseillons des emprunts espagnols pour compenser les emprunts des colonies en Angleterre. - A quelles sommes montaient ces derniers emprunts. Toujours pour disposer de plus en plus l'Angleterre à écouter l'Espagne, nous pressions le cabinet de Madrid de faire des emprunts ; moyen de diviser et d'inquiéter à Londres le lucre commercial fourvoyé dans des comptes ouverts avec le Mexique, le Pérou et la Colombie. De 1822 à 1826, dix emprunts avaient été faits en Angleterre au nom des colonies espagnoles ; ils montaient à la somme de 20 978 000 liv. sterl. Ces emprunts, l'un portant l'autre, avaient été contractés à 75 pour 100. Puis on défalqua, sur ces emprunts, deux années d'intérêt à 6 pour 100 ; ensuite on retint pour 7 000 000 de liv. sterl. de fournitures. De compte fait, l'Angleterre a déboursé une somme réelle de 7 000 000 de liv. sterl. ou de 175 000 000 fr. ; mais les républiques espagnoles n'en restent pas moins grevées d'une dette de 20 978 000 liv. sterl. A ces emprunts, déjà excessifs, vinrent se joindre cette multitude d'associations ou de compagnies destinées à exploiter les mines, pécher les perles, creuser les canaux, ouvrir les chemins, défricher les terres de ce nouveau monde qui semblait découvert pour la première fois. Ces compagnies s'élevèrent au nombre de vingt-neuf ; le capital nominal des sommes employées fut de 14 767 500 liv. sterl. Les souscripteurs ne fournirent qu'environ un quart de cette somme ; c'est donc 3 000 000 sterl. (75 000 000 de francs) qu'il faut ajouter aux 7 000 000 st. (175 000 000 de francs) des emprunts. En tout, 250 000 000 de francs avancés aux colonies espagnoles ; et l'Angleterre répète une somme nominale de 35 745 500 liv. sterl., tant sur les gouvernements que sur les particuliers. La Grande-Bretagne a des vice-consuls dans les plus petites baies, des consuls dans les ports de quelque importance, des consuls généraux, des ministres plénipotentiaires à la Colombie et au Mexique. Tout le pays est couvert de maisons de commerce anglaises, de commis voyageurs anglais, de minéralogistes anglais, de militaires anglais, de fournisseurs anglais, de colons anglais, auxquels on a vendu 3 schillings l'acre de terre, qui revenait à 12 sous et demi à l'actionnaire. Le pavillon anglais flotte sur toutes les côtes de l'Atlantique et de la mer du Sud ; des barques descendent et remontent toutes les rivières navigables, chargées de produits des manufactures anglaises, ou de l'échange de ces produits ; des paquebots partent régulièrement chaque mois d'Albion, et vont toucher aux différents points des colonies espagnoles. Si l'abondance du billon américain, en faisant baisser de moitié l'intérêt de l'argent, réduisit de moitié la valeur du capital, et amena la banqueroute de Philippe II, il était naturel que les richesses du Nouveau Monde, changées de nature, produisissent à peu près le même effet. De nombreuses faillites ont été la suite des entreprises immodérées des Anglais ; en plusieurs endroits les régnicoles ont brisé les machines à épuisement ; les mines vendues ne se sont point trouvées, des procès ont commencé entre les négociants de Mexico et les négociants de Londres ; des discussions se sont élevées au sujet des emprunts. Il résulte de ces faits qu'au moment de leur émancipation les colonies espagnoles sont devenues des espèces de colonies anglaises. Les nouveaux maîtres ne sont point aimés, car on n'aime point les maîtres ; l'orgueil britannique humilie ceux qu'il protège ; la suprématie étrangère comprime dans les républiques nouvelles l'élan du génie national. Ces antipathies naissantes me donnaient l'espoir de réussir plus facilement dans mes projets. Des emprunts espagnols, contrebalançant les emprunts anglais, livrant comme hypothèque les revenus et les mines du Nouveau Monde, eussent désintéressé la Grande-Bretagne. Chapitre LXXI Opposition des colonies espagnoles. - Notre plan généralement adopté, même par l'Angleterre. - Congrès pour une médiation à tenir dans une ville neutre d'Allemagne. - Quelle a été notre politique. Quant à ces colonies elles-mêmes, à l'opposition de leurs volontés diverses, notre intention était, premièrement, de leur faire accorder des représentants au congrès : on ne pouvait disposer de leur sort sans elles ; sous ce rapport, nous eussions été appuyé de l'Angleterre. Les chefs des insurgés avaient à Paris des parents et des liaisons ; nous les ménagions. Les colonies ne nous paraissaient pas devoir refuser d'envoyer des députés à la conférence, puisqu'elles furent représentées le 24 septembre 1810 dans les cortès mêmes de Cadix. Nous répugnions à traiter tout d'abord, avec les colonies, sur la base de leur indépendance ; c'eût été trancher la question en accordant ce qui était en litige, et ce qui devait devenir le principe du traité. Nous disions à ces colonies : " Vous désirez que l'Espagne reconnaisse votre indépendance ; l'Espagne et l'Europe la reconnaîtront, lorsque vous aurez choisi pour chef un roi du sang de vos anciens rois, avec lequel vous réglerez vos libertés dans la forme monarchique-constitutionnelle. Cette forme de gouvernement convient à votre climat, à vos moeurs, à vos populations disséminées sur une étendue de pays immense. La résistance passive du cabinet de Madrid a de la force. La Hollande a souffert jusqu'au traité de Munster. Le droit est une puissance longtemps équipollente au fait, alors même que les événements ne sont pas en faveur du droit : notre restauration l'a prouvé. Si l'Angleterre, sans faire la guerre aux Etats-Unis, s'était bornée à ne pas reconnaître leur indépendance, les Etats- Unis seraient-ils ce qu'ils sont aujourd'hui ? Vos républiques renferment tous les éléments de prospérité : variété de sol et de climat, forêts pour la marine ; ports pour les vaisseaux ; double Océan ouvrant le commerce du monde. Tout est riche en dehors et en dedans de la terre péruvienne et mexicaine : les fleuves en fécondent la surface ; l'or en fertilise le sein. Mais ne vous endormez pas dans une sécurité trompeuse ; n'allez pas vous enivrer de songes ; vos passions, si vous vous entêtez de théories, vous égareront. Les flatteurs des peuples sont aussi dangereux que les flatteurs des rois. Quand on se crée une utopie, on ne tient compte ni du passé, ni de l'histoire, ni des faits, ni des moeurs, ni du caractère, ni des préjugés : enchanté de ses propres rêves, on ne se prémunit point contre les événements, et l'on gâte les plus belles destinées. " Après avoir tenu ce langage aux colonies, nous nous serions adressé à l'Espagne : " Vos colonies sont perdues, vous ne les recouvrerez jamais ; la Colombie n'a plus sur son territoire d'Espagnols proprement dits ; on les appelait les Goths , ils ont péri ou ils ont été expulsés. Tout le clergé dans cette république est américain et favorable à l'émancipation ; au Mexique, on prépare des mesures contre les natifs de l'ancienne mère patrie. Si vous refusez de concéder l'indépendance de vos colonies, elles la prendront malgré vous ; les Etats-Unis ont déjà reconnu cette indépendance ; les Anglais sont au moment de la reconnaître dans toute sa plénitude. Mais vous avez un moyen de salut : placez des infants sur les trônes du Mexique et du Pérou, d'accord avec les habitants de ces possessions : vous en retirerez de la gloire, en vous réservant des avantages à l'allégement de vos dettes et au profit de votre commerce. " Nous étions déjà écouté de tous les côtés ; il ne restait plus qu'une difficulté à lever ; où se tiendraient les conférences ? A Madrid ? Elles eussent été impossibles avec les intrigues et les factions du pays. A Londres ? Elles auraient blessé la dignité française : nous proposions une ville neutre en Allemagne. Notre projet, en dernier résultat, était si naturel que l'Angleterre avait fini par y prêter l'oreille ; vers la conclusion des négociations, elle s'était rapprochée de nous : bien que dans des instructions secrètes à ses consuls elle se fût déclarée contre le règne des Bourbons au Nouveau Monde, la force des choses l'avait conduite à songer elle-même à l'établissement d'un infant au Mexique. Elle était surtout arrivée à cette idée par la crainte de voir les Etats-Unis, liés avec leurs soeurs voisines, supplanter son commerce. Enfin, si le congrès ad hoc n'avait pu rien terminer ; si les passions des députés américains et celles de l'Espagne, si quelques prétentions des puissances continentales, ou quelque avidité commerciale de l'Angleterre avaient rompu les conférences, alors rentrées dans le droit naturel (ainsi que nous l'avions dit dans la note au congrès de Vérone), chaque nation aurait pris son parti, et la France n'eût pas été la dernière à reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles. Qui dérangea ces projets laborieusement suivis qui touchaient à leur terme ? Ma chute. Telle a été ma politique : elle s'éloignait des extrêmes ; conforme à l'esprit de la charte, elle réunissait l'intérêt de nos libertés à celui de notre commerce, et nous faisait entrer convenablement dans le mouvement général. Donnez la main au siècle pour l'accompagner en le modérant. Marchez-vous derrière lui, il vous emportera. Marchez-vous devant lui, il vous foulera aux pieds. Dans la destinée des peuples, un moment est à saisir : il existait un espace entre le passé et l'avenir ; l'Europe monarchique s'y pouvait mouvoir en sûreté, jusqu'au terme assigné à son existence. Sortie hâtivement de ce milieu, où ira-t-elle ? Chapitre LXXII Quelques affaires d'un ordre secondaire. - Amnistie. - Traité d'occupation. - M. de Caraman. - Le maréchal de Bellune. - M. de Polignac. - M. le baron de Damas. - Mort de Pie VII. - Conclave. - M. l'abbé duc de Rohan. - M. de La Fare archevêque de Sens. - M. le cardinal de Clermont-Tonnerre. Dans cette seconde partie de mes travaux s'entremêlèrent quelques affaires d'un ordre secondaire. Il s'agissait de faire publier à Madrid une amnistie ; d'obliger Ferdinand à reconnaître la dette contractée envers nos troupes, de régler le traité d'occupation, durée de temps, nombre de soldats, solde supplémentaire : nous avions besoin de cela pour nous présenter aux chambres, ce qui importait fort peu au delà des monts. Personne, nous l'avons dit, ne se soucie dans la Péninsule d'une loi d'oubli, bonne ou mauvaise, entière ou exceptionnelle. Un Espagnol pardonné ne se croit pas pardonné ; un Espagnol pardonnant ne croit pas avoir pardonné : l'acquittement définitif est la mort. Dieu est là, de l'autre côté de la tombe, pour donner des lettres de grâce ; c'est son affaire. A Saint-Domingue, des dogues justiciers poursuivaient les indiens récalcitrants à l'esclavage. Vous ne verrez pas dans l'histoire, depuis Isidore de Séville, Justin, Mariana, Herrera, une amnistie, de quelque bord qu'elle soit venue, religieusement observée. Sur l'occupation, nous avions des idées contraires à celles de nos collègues ; nous l'aurions voulu prolonger, tant pour achever l'affaire des colonies que pour prévenir les nouveaux troubles auxquels le caractère de Ferdinand ne manquerait pas de donner lieu. Nous avions à débattre l'affaire de M. de Caraman et de M. le duc de Bellune. Le premier demanda des gratifications, à raison d'anciennes dépenses extraordinaires. Dans le cas où ces gratifications ne seraient pas accordées, il avait le chagrin d'offrir sa démission. M. le duc de Bellune venait d'être obligé de quitter le portefeuille de la guerre ; nous proposâmes de donner à ce loyal et modeste militaire l'ambassade vacante de Vienne. Il s'éleva des difficultés, on ne voulait point recevoir le maréchal Victor sous le titre de duc de Bellune. Ce scrupule sur les noms empruntés des actions et des lieux venait un peu tard : l'Autriche n'avait-elle pas reconnu le baron du Nil , Nelson ; le prince de Waterloo, Wellington ? le Nil et le champ de Waterloo n'appartiennent pas à l'Autriche, d'accord ; mais le vice-roi d'Italie , le prince Eugène ; le roi d'Italie , Napoléon ler, le roi de Rome, Napoléon II, n'étaient-ils pas tout du long par leurs titres dans l'almanach de Vienne ? N'admettons-nous que les souverainetés de ceux qui nous battent ? Du moins les pauvres césars romains, esclaves d'Attila, tenaient pour un général à la solde de l'empire. Si l'on persistait, nous étions déterminés à n'envoyer à Vienne qu'un chargé d'affaires ; le maréchal Victor ne voulait point accepter l'ambassade que son titre ne fût reconnu. Quelquefois il cédait ; puis, par une susceptibilité fort louable, il revenait à ses premiers sentiments. Pendant ce temps-là M. de Caraman sollicitait le titre de duc pour sa fidélité ; il fit agir ses amis auprès du roi, et il retourna en Autriche. A nos sollicitations obstinées, l'ambassade de Londres avait enfin été accordée à M. de Polignac : Louis XVIII ne voulait pas y entendre, M. de Villèle encore moins ; il nous disait que nous nous repentirions : il vit mieux que nous. Le sort nous obligeait à notre insu de concourir à la perte de la vieille société, au moment où nous employions tout nos efforts pour la faire vivre. Le remplacement du duc de Bellune au conseil était difficile : la majorité de M. de Villèle dans la chambre élective se trouvait royaliste ; émue du renvoi du maréchal, elle fut au moment de se diviser : on ne pouvait donc chercher un ministre de l'armée parmi des hommes en dehors de l'opinion royaliste, sous peine de perdre la majorité parlementaire : ce sont les nécessités du gouvernement représentatif. Nous ouvrîmes chez le président du conseil l'almanach ; nous nous mîmes à lire la liste des officiers généraux idoines au portefeuille ; nous tombâmes sur le baron de Damas ; nous nous écriâmes : " Voilà notre homme ! " Et nos collègues d'applaudir, et le roi d'agréer M. de Damas. Singulière chance de notre vie ! nous avons mis dans les affaires les deux hommes que la légitimité eût été heureuse d'éviter ! Arriva la mort de Pie VII, sous lequel nous avions commencé la carrière diplomatique à l'époque de l'empire. Après ces explications sur les occupations de notre ministère pendant la seconde partie des affaires d'Espagne, il nous reste à donner la suite de notre correspondance diplomatique , à partir du moment où nous en avons interrompu l'intercalation. On a maintenant la clef de cette fin de correspondance. Chapitre LXXIII Suite de la correspondance diplomatique. M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, ce 9 octobre 1823. " Allons, mon cher ami, le roi est délivré. Voilà une glorieuse et immense affaire. Je ne puis vous donner une direction bien juste dans ce moment, et vous devez prendre beaucoup sur vous. Je vous écris une lettre officielle où je vous recommande seulement deux conseils pour le roi : licencier l'armée et révoquer le décret des cortès qui reconnaît l'indépendance de Buenos-Ayres. Cela surtout est important pour nous, afin d'empêcher l'Angleterre d'argumenter de ce décret pour reconnaître à son tour l'indépendance des colonies espagnoles avant que nous ayons eu le temps de traiter cette grande affaire. Comme la nouvelle république a voté cent millions contre nous (cent millions que l'Angleterre aurait sans doute prêtés), nous aurons, si nous voulons, un beau prétexte d'intervenir dans ce débat. Je ne vous parle pas de l'occupation de l'Espagne, il faut que cela soit réglé en conseil sur l'avis de Mgr le duc d'Angoulême. Je vous en écrirai. " Mon plan est de refuser absolument les conférences de Madrid, et de n'en avoir qu'ici : comme cela vous serez hors des tracasseries de vos petits collègues. Je voudrais qu'il fût possible de n'avoir de conférences nulle part, mais cela serait impossible sans rompre l'alliance ; et si l'alliance a de graves inconvénients, elle a des avantages considérables, surtout dans les premiers moments. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 15 octobre 1825. " Je me prépare, mon cher ami, à vous écrire une longue dépêche officielle sur le système général de l'Espagne ; en attendant, je dois vous prévenir sur plusieurs points essentiels. " Le comte Pozzo part aujourd'hui ; il est dans les meilleures dispositions pour nous, et les plus modérées et les plus conciliantes. J'ai vu les instructions données par son maître, elles sont pleines de raison et de générosité. Il a été très bien ici, et au point de se compromettre avec vos collègues de Madrid, qui l'ont dénoncé à leur cour. Si nous n'avions pas réussi en Espagne, il serait tombé avec nous ; il ne fera qu'un très court séjour à Madrid, marchera parfaitement d'accord avec vous. Il a été convenu, dans une conférence tenue avant-hier chez moi, que le protocole du 7 juin ne regardant que la régence était détruit de fait par le retour du roi, et n'emportait plus d'obligation pour les parties, et il a été résolu qu'il n'y aurait plus de conférences à Madrid. Pozzo était convenu avec moi que je demanderais l'abolition de ces conférences, qu'il m'appuierait, et qu'au reste chaque ambassadeur en référerait à sa cour. J'ai déclaré que, quelle fût la décision des cours, le gouvernement français ne consentirait plus à ces conférences de Madrid ; que celles de Paris étaient parfaitement suffisantes. Vous pouvez donc être tranquille. Les cours consentiront, et vous voilà délivré de ces réunions insupportables. Canning, blessé dans son amour-propre par nos succès, a une humeur qu'il ne cache plus. Il songe à amener des sujets de contestation à propos des colonies espagnoles ; il menace d'en reconnaître l'indépendance, tout en feignant de vouloir en traiter avec nous. L'occupation de Cadix va l'inquiéter davantage, et je m'attends à recevoir une note officielle anglaise à ce sujet. Je ne vois pas trop pourquoi nous occuperions Carthagène : Cadix, Madrid, La Corogne, Santona et les places en deçà de l'Ebre me paraissent bien suffisantes. " Insistez, mon cher ami, sur le licenciement de l'armée espagnole. Est-ce que le corps de Ballesteros peut rester entier et en cantonnement auprès de Cadix ? Mais le jour où nous quitterons cette ville il entrera dans l'île de Léon, et tout recommencera. " Tâchez aussi de modérer les réactions. Vous ne sauriez croire combien ces décrets de rigueur rendus coup sur coup font de mal ici. " Insistez pour que le roi révoque spécialement ce qu'il a pu faire pour l'indépendance de certaines colonies, comme Buenos-Ayres, en disant toutefois qu'il va s'occuper du sort de ces colonies. S'il ne rend pas un pareil décret, il peut jeter ses colonies dans les mains de l'Angleterre. Je vous écris cela à la hâte. Bien d'autres objets de la plus haute importance méritent votre attention. Etudiez tout ce qui peut nous nuire, pour venir au-devant du mal et ne pas attendre que je vous donne d'ici des directions tardives. Votre séjour à Séville nuit bien aux communications. " Je n'ai point reçu de lettre de vous aujourd'hui, mais M. de Gabriac m'écrit de Madrid que le décret du roi concernant les personnes qui ne doivent pas se présenter devant le roi consterne tout Madrid, et frappe dans Madrid seul plus de six cents personnes appartenant aux familles les plus distinguées. Je ne saurais trop vous inviter à vous élever fortement contre ces violences de M. Saez, qui bouleverseraient de nouveau l'Espagne. Au lieu de s'occuper de ces vengeances intéressées, il serait bien plus sage de licencier une armée qui renversera tout quand nous n'y serons plus ; et pour cela il faudrait profiter de la présence de nos troupes dans le midi de l'Espagne ; car une fois parties (et elles ne peuvent pas y rester longtemps sans nous brouiller avec l'Angleterre) les ordres du roi seront impuissants, et ce n'est pas le curé Merino qui réduira Ballesteros à l'obéissance. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Polignac. " Paris, le 16 octobre 1823. " Je n'ai rien à vous mander, si ce n'est les sottises du roi d'Espagne, ces décrets irréfléchis, etc. ; mais nous ne le souffrirons pas, nous le forcerons à prendre un ministère raisonnable. Si on vous parle à Londres de ce qu'il fait, montrez hautement votre mécontentement et celui de votre gouvernement contre les mauvais conseillers qui veulent déjà s'emparer du roi ; dites que la France ne consentira pas à perdre une part si glorieuse de son expédition ; qu'elle veut que l'Espagne soit tranquille et heureuse, et qu'elle s'opposera à toute réaction dangereuse comme à tout esprit de vengeance. Il nous importe de n'avoir pas l'air de complices de la stupidité et du fanatisme. " Veillez bien Canning ; il a une humeur que sir Ch. Stuart ne peut dissimuler. Tâchez de découvrir ce qu'il médite sur les colonies espagnoles. Je ne serais pas surpris qu'il vous remit une note sur l'occupation de Cadix ; vous vous contenterez de dire, si cela vous arrive, que vous la transmettrez à votre gouvernement. " Tout à vous, noble prince, " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 17 octobre 1823. " Je reçois, mon cher ami, votre lettre de Séville, du 8 octobre. Toutes mes lettres précédentes adressées pour vous à Madrid vous expriment les sentiments pénibles que vous avez. Il importe d'arrêter cette marche le plus tôt possible. Le mal est dans M. Saez, à ce qu'on assure ici : nous avons fait assez de sacrifices pour qu'on nous écoute ; il faut travailler à donner au roi un ministère raisonnable. Si l'on exile tous les hommes capables, parce qu'ils ont fait ce que le roi lui-même faisait à de certaines époques, l'Espagne retombera dans l'anarchie. Songez bien à cela, c'est l'avis du roi et du conseil. Tout doit être employé pour former un ministère raisonnable, parce que ce sera l'instrument avec lequel on fera tout. Vous serez secondés par le général Pozzo, et d'autant plus, qu'il sait que vos petits collègues ont écrit contre lui ; il sera avec vous par esprit et par humeur. Ménagez-le, ils vous sera très utile. " Le ministère fait, n'oubliez pas de faire donner l'ordre du licenciement de l'armée ; et comment ce malheureux roi renverra-t-il Ballesteros quand nous n'y serons plus ? " De faire prendre une mesure pour les finances ; " De faire modérer le premier décret qui abolit tout ce qui a existé, je crois, depuis 1820. Comment ! tous les traités, tous les actes politiques avec les étrangers, les emprunts, les conventions, les jugements des tribunaux au civil et au criminel ! Que le gouvernement espagnol y prenne garde ; qu'il n'oublie pas que le gouvernement des cortès a été légalement reconnu par l'Europe entière, qui avait ses ambassadeurs à Madrid, jusqu'au mois de février dernier. Il ne peut y avoir, d'illégal aux yeux de l'Europe continentale que ce qui s'est fait depuis la retraite des ambassadeurs. Tel est le droit public de toutes les nations. Enfin, faites cesser ces exils en masse. Si on veut des proscrits, qu'on dresse une liste nominale, que cette fatale liste assouvisse cette soif de vengeance qui tourmente cette sauvage nation ; mais que hors de cette liste tout soit à l'abri et puisse vivre en paix sous une loi d'amnistie scrupuleusement respectée. Entre ne pas se servir de ses ennemis ou les tuer, les bannir, les persécuter, les dépouiller, il y a une nuance. Songez bien, mon cher ami, qu'un établissement d'un absolutisme sanguinaire, avide et fanatique déshonorerait cette campagne, qui fait un immortel honneur à la France, par sa hardiesse et sa générosité. Vous avez un moyen puissant d'agir sur le gouvernement espagnol : c'est de le menacer de lui retirer nos troupes, s'il veut se livrer à un esprit de vengeance et de folie. L'événement doit lui avoir prouvé que le parti constitutionnel est plus fort qu'il ne le croyait ; c'est-à-dire que ce parti a trouvé des armées, de nombreux soldats dans tous les coins de l'Espagne. Il est organisé, échauffé, soutenu secrètement par l'Angleterre. Ses soldats, tout incapables qu'ils sont de se mesurer avec les nôtres, sont pourtant très supérieurs aux guérillas royalistes, qui se sont fait battre partout où elles ont eu affaire seules aux constitutionnels. Or, que deviendraient le confesseur, les inquisiteurs et le reste, si nous nous retirions au delà de l'Ebre, sans laisser de garnison à Cadix et à Madrid ? C'est pourtant ce que le roi est décidé à ordonner si le gouvernement espagnol ne veut pas écouter le conseil de la raison. Les alliés ici partagent notre frayeur, et j'espère que les ordres qui arriveront des cours prêcheront dans le même sens que nous. Je crois vous avoir dit que j'ai vu et lu les instructions de l'empereur de Russie, et qu'elles sont généreuses au point de parler de la nécessité de donner à l'Espagne des institutions. Ce langage trompera bien des gens, qui croient que Pozzo arrive avec un bonnet d'inquisiteur dans sa poche. " Tout à vous, mon cher ami ; j'ai grande envie que vous ayez fini toutes les neuvaines de Séville. " Chateaubriand. " M. de Rayneval à M. de Chateaubriand. " Berlin, 17 octobre 1823. " Monsieur le vicomte, " Je profite de l'occasion que me procure M. de La Ferronnais pour vous envoyer la dépêche par laquelle je vous annonce l'arrivée à Berlin du courrier porteur de la grande nouvelle de la délivrance du roi Ferdinand. Je voudrais pouvoir y ajouter quelques détails sur l'effet qu'elle a produit dans le public, où il y avait encore assez d'incrédules sur un succès définitif de notre part ; mais, par une fatalité tout à fait contrariante, un accès de goutte très fort est venu me surprendre la veille même du jour de l'arrivée du courrier. C'est tout ce que j'ai pu faire que d'aller chez le comte de Bernstorff, à qui j'avais promis d'annoncer moi-même un événement qu'il attendait, je dois lui rendre cette justice, avec une impatience presque égale à la mienne. Mais cette sortie m'a mal réussi, et depuis il m'a été impossible de quitter le coin de mon feu. Le comte de Bernstorff étant aussi retenu chez lui par le même motif que moi, je n'ai rien pu savoir qui fût digne de vous être mandé. " Je ne terminerai point cette lettre, monsieur le vicomte, sans offrir à Votre Excellence mes bien sincères félicitations sur la part qu'elle a eue aux grands événements qui font aujourd'hui la joie et l'orgueil de tous les coeurs vraiment français. Il n'est personne qui ne reconnaisse combien l'énergie de vos conseils, la rectitude de vos principes, ont contribué au succès. L'esprit de rébellion éteint dans son dernier asile, et du même coup, la monarchie légitime à jamais affermie en France, commencent pour l'Europe une nouvelle ère politique à laquelle se rattachera votre nom, ce nom déjà illustré de tant de manières. " Agréez, monsieur le vicomte, l'hommage de mon entier dévouement et celui de ma haute considération. " Rayneval. " S. A. R. Le Duc d'Angoulême à M. de Chateaubriand. " Andujar, ce 20 octobre 1823. " J'ai reçu hier, Monsieur, votre lettre du 12, avec le numéro du Journal des Débats du même jour. Je suis très sensible à tout ce qu'il contient de flatteur pour moi : mais ce qui m'en a fait plus de plaisir, est la manière dont vous y parlez en ministre d'une monarchie représentative. Pour ce qui me concerne, je remercie le ciel d'avoir couronné de succès la mission qu'il avait plu au roi de me confier. " Je vous prie de croire, monsieur, à toute mon estime et affection. " Louis-Antoine. " M. de Chateaubriand au Général Pozzo. " Paris, ce 21 octobre 1823. " Cette lettre, général, vous trouvera arrivé ou arrivant à Madrid. Je veux vous dire un mot de ce qui s'est passé ici, afin que vous puissiez transmettre à qui de droit l'exacte vérité. Le maréchal duc de Bellune a succombé à la lutte établie depuis cinq mois entre lui et Ouvrard. Une puissance plus forte qu'un ministre a exigé sa retraite, et il a fallu nous séparer avec un vif regret de cet excellent homme. La grande affaire politique était le choix d'un successeur : ce choix allait marquer ou la continuation du même système, ou un changement de principes dont les conséquences auraient été incalculables. Le baron de Damas a été nommé. Par une autre chance, M. de Caraman m'avait envoyé sa démission. Le roi l'a acceptée et a nommé à Vienne le maréchal ; il fait encore quelques difficultés d'accepter ; mais j'espère que l'affaire s'arrangera. " J'ai grande envie, général, que le roi soit arrivé à Madrid. Vous serez content de M. de Talaru, et vous vous entendrez parfaitement avec lui. Tâchez de faire effacer de ces malheureux décrets ce qu'il y a d'absurde et d'impraticable ; qu'on cesse ces proscriptions par catégories, qui menacent la population entière ; qu'on licencie cette armée, qui se soulèvera quand nous n'y serons plus ; qu'on choisisse un ministère prudent, et que d'avoir servi le roi sous les cortès, par ordre même du roi, ne soit pas un titre de condamnation et un crime impardonnable. Enfin, général, prêchez la modération, et ne craignez pas que le génie espagnol abuse de ce mot ; et tâchez que l'on fasse à Madrid quelque chose qui ressemble aux actes d'un peuple civilisé. " Surtout, général, revenez-nous vite, et croyez à mon sincère dévouement ainsi qu'aux sentiments de haute considération de votre serviteur. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 22 Octobre 1823. " J'ai reçu, mon cher ami, vos lettres du 11 et du 12. Je me désole de votre séjour à Séville, qui interrompt tout et nous ôte, par la longueur du temps et du chemin, la possibilité de nous entendre. Monseigneur nous a envoyé la lettre qu'il a écrite au roi d'Espagne, et qu'il vous a laissé libre de transmettre ou de supprimer. Vous êtes, étant sur les lieux, meilleur juge que nous ; mais quoique la missive soit rude, nous pensons dans le conseil qu'elle pouvait être remise comme un moyen d'action sur des hommes incorrigibles. Il paraît aussi qu'on ne prend aucun parti sur le licenciement de l'armée et du corps de Ballesteros, et qu'en conséquence le corps de Molitor reste immobile, sans que le prince puisse lui faire commencer sa retraite. Avertissez M. Saez que nous ne pouvons prolonger les frais de la guerre, que chaque mois nous coûte 12 ou 15 millions, et qu'il n'y a pas de ministère qui voulût se présenter aux chambres avec de tels frais par delà la délivrance du roi, sans s'exposer à porter la tête sur l'échafaud. L'ordre très positif de la retraite va être donné, si on ne profite pas du dernier moment, et alors le gouvernement espagnol verra comme il s'arrangera avec Ballesteros, dont le corps se grossira à l'instant, quand nous n'y serons plus, de tous les proscrits faits par les décrets du port Sainte- Marie, de Xérès et de Séville. " La chicane que l'on fait à sir W. A'Court est ridicule et expose le gouvernement espagnol à augmenter l'humeur de l'Angleterre. Sir W. A'Court était ambassadeur auprès du roi et non pas auprès des cortès . Sir W. A'Court est un excellent homme, fort loyal et fort sage. " Ces commissaires ne sont donc pas encore à bord de notre frégate ? quelle pitié ! Certainement, nous ne nous chargerons pas de porter Quesada et les siens à Cuba. " Tout à vous, mon cher ami. " Chateaubriand. " M. de Bellune à M. de Chateaubriand. " Ménars-le-Château, le 22 octobre 1823. " Monsieur le vicomte, " La duchesse de Bellune s'est empressée de répondre aux lettres que votre amitié pour nous vous a dictées ; elle vous exprime sa pensée sur mon éviction du ministère de la guerre et sur les conséquences qui résulteraient de ma soumission à vos voeux. Je partageais ses sentiments à cet égard avant de les connaître, et je voyais les diverses faces de ma position avant de quitter Paris. Si je ne m'en suis pas expliqué clairement avec vous et avec MM. vos collègues, il faut l'attribuer à l'agitation naturelle qu'a du me causer un événement qui renverse toutes les idées de mon dévouement à la cause que j'aime et que je servirai toujours. " Je suis sacrifié pour avoir rempli un devoir rigoureux, pour avoir fait entendre mes plaintes contre de grands désordres, et aux préventions d'un prince à la gloire duquel j'étais passionnément attaché, sans égard pour mon caractère, pour mes sentiments et ma conduite. La fidélité éprouvée, les droits que je crois avoir acquis à l'estime et à la bienveillance du roi et de son auguste famille n'ont été d'aucune considération dans la circonstance dont il s'agit ; j'ai été frappé sans être entendu et avec une précipitation dont je serai toujours étonné, car il semblait que l'on voulût se débarrasser d'un malfaiteur dangereux ; et cela pour satisfaire le ressentiment le plus injuste et le moins mérité. On m'offre vainement une mission que l'on regarde comme un dédommagement honorable et qui doit atténuer l'effet que peut produire la résolution qui vient d'être prise contre moi ; il n'en reste pas moins avéré qu'une ambassade confiée à un ministre disgracié n'ait été de tout temps considérée comme un exil déguisé, ou comme un hochet donné à l'ambition déçue. Je ne crois pas avoir donné lieu de me faire éprouver l'une ou l'autre de ces humiliations. On peut aussi voir cette ambassade qui m'est offerte sous un jour plus fâcheux encore : que ne peut-on pas dire en effet de l'éloignement ordonné du ministère de la guerre, au moment même du plus glorieux triomphe de nos armes, de l'homme qui dans des circonstances difficiles a le plus contribué à préparer ces triomphes ? Je laisse à tout esprit judicieux le soin de faire observer les conséquences d'une pareille disposition, il ne m'appartient pas de m'en occuper ; mais je sens vivement que je serais déplacé au poste que le roi daigne m'assigner. " Le conseil de Sa Majesté pense que mon acceptation serait une nouvelle preuve de mon dévouement au service du roi et qu'elle satisferait l'opinion publique. A cela je réponds que, mon dévouement n'ayant jamais été douteux, il me paraîtrait bien extraordinaire que je dusse en donner un nouveau gage pour faire croire à sa sincérité. Quant à l'opinion, elle devra se contenter des dispositions de l'ordonnance royale du 20 de ce mois ; elle fait connaître les intentions du gouvernement à mon égard, et cela doit suffire ; le roi avait ses raisons pour changer ma destination, et il ne convient à personne d'en chercher l'explication. " Monsieur le vicomte, je viens de vous dire ma pensée sur l'événement inattendu qui me concerne. N'y voyez, je vous prie, ni amertume, ni mécontentement : ils ne sont pas dans mon coeur. Il n'est pas plus étonné d'un revers qu'il ne pourrait l'être d'un succès. Je vois les hommes et les choses avec calme, je les juge sans passion, et le coup qu'ils viennent de me porter ne m'ébranle pas malgré sa violence. Je ne désire maintenant qu'une chose, c'est que le conseil du roi, en me conservant sa bienveillance, n'attache pas à ma position plus d'importance qu'elle ne mérite. Le monde, selon l'usage, s'occupe de moi aujourd'hui, il n'y pensera plus demain. " Je ne puis terminer cette lettre sans vous exprimer encore combien je suis reconnaissant des marques d'amitié que j'ai reçues de vous et de vos nobles collègues. Veuillez en agréer, ainsi qu'eux, mes remerciements. " De Bellune. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, 1e 25 octobre 1823. " Je reçois, mon cher ami, votre lettre et votre projet de traité d'occupation. Je la porterai demain au conseil. Nous voulons très peu occuper , comme vous le verrez par mes précédentes lettres, car il faudrait le faire à nos frais. De plus, nous ne sommes pas du tout disposés à prêter les soldats du roi pour autoriser des lois de proscription. Dans votre petite lettre, vous me dites que vous êtes content de votre position ; j'en suis charmé, et j'étais sûr qu'elle vous deviendrait agréable. C'est certainement la plus importante place et la plus belle qu'il y ait au monde dans ce moment, et je me félicite d'avoir pu vous la procurer. " Chateaubriand. " S. A. R. Le duc d'Angoulême à M. de Chateaubriand. " Mançanarès, ce 25 octobre 1823. " J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 16 ; d'après l'autorisation que le roi vous a chargé de m'en donner, j'accepterai les ordres du Portugal quand ils me seront envoyés. " Quant à ce qui regarde l'ambassade de Constantinople pour un des officiers généraux de mon armée, je ne me permettrai pas d'en désigner particulièrement un, mais je citerai les lieutenants généraux comte Guilleminot, comte Bordesoulle et vicomte Dode, comme m'ayant parfaitement secondé. Heureux si mon oncle daigne arrêter son choix sur un des trois. " Je vous renouvelle, monsieur, l'assurance de toute mon estime et de mon affection, " Louis-Antoine. " M. de Chateaubriand à M. de Polignac. " Paris, le 27 octobre 1823. " Eh, bon Dieu ! prince, comment imaginez-vous que c'est moi qui ai voulu envoyer le maréchal à Vienne ? C'est l'ordre du roi, qui voulait que la chute du maréchal n'eût pas l'air d'une disgrâce. Au reste, le renvoi du maréchal est une des plus lourdes fautes qui aient jamais été commises. En politique et devant l'ennemi, il faut manoeuvrer habilement, ou vous êtes attaqué à l'instant même où vous présentez un côté faible. On aurait pu satisfaire monseigneur le duc d'Angoulême à un moindre prix ; c'est un exemple funeste dans un gouvernement représentatif qu'un prince puisse exiger le renvoi d'un ministre porté par l'opinion de la majorité. Le choix du baron de Damas rend la faute moins sensible, mais ne la répare pas. " La dépêche officielle où vous deviez trouver des détails n'en valait pas la peine : c'était une circulaire à tous les ministres sur l'événement, et qui ne disait que des phrases de bureau. " Je voudrais vous donner de l'argent pour votre police, mais je n'ai pas un sou. " Voici un fait essentiel, et faites-vous valoir de la nouvelle auprès de M. Canning. Le roi d'Espagne a reconnu le dernier traité d'indemnités pour les vaisseaux de commerce avec l'Angleterre. " Tout à vous, noble prince. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à Monseigneur le duc d'Angoulême. " Paris, ce 28 octobre 1823. " Monseigneur, " J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Altesse Royale la copie d'un projet d'occupation, que je fais passer à M. de Talaru, ainsi que celle de la lettre que je lui écris pour lui expliquer l'esprit dans lequel ce traité est conçu. " Votre Altesse Royale remarquera que tout est abandonné à son jugement, quant au nombre des troupes qu'il lui plaira de laisser en Espagne et aux différentes places quelles doivent occuper. Le roi ne tient d'une manière fixe qu'aux articles. " Ce traité, pour pouvoir être exécuté, doit être accompagné d'une convention militaire qui restera secrète, tandis qu'au contraire le traité sera publié. Ma lettre à M. de Talaru relate une partie des objets sur lesquels doit porter cette convention. Un conseil de guerre, formé et présidé par Votre Altesse Royale, peut seul statuer sur cette matière en connaissance de cause ; lui seul peut avoir les renseignements nécessaires sur l'état des lieux, les ressources du pays, l'esprit des autorités locales et le caractère des habitants. " Si j'osais avoir une opinion sur un pareil sujet, j'insisterais pour que la convention portât qu'il n'y aura dans les places occupées par les troupes de Votre Altesse Royale ni garnison espagnole ni autorité militaire espagnole, excepté dans les lieux où le roi pourrait faire sa résidence. Je sais que cet article sera difficile à établir ; mais s'il choque l'orgueil national, et s'il a quelques inconvénients, il a d'immenses avantages. " Je pense encore que si les places ne sont pas suffisamment armées, elles doivent achever de l'être, partout où besoin sera, aux frais du gouvernement espagnol. Si l'on jugeait nécessaire de les approvisionner au delà de la consommation ordinaire de la garnison, et comme dans l'attente ou la supposition d'un siège, cet approvisionnement extraordinaire doit être également laissé à la charge du gouvernement espagnol. Enfin, si dans le cours de l'occupation nos troupes étaient obligées de faire usage des munitions appartenant au roi d'Espagne pour le bien de son service, il doit être statué qu'au moment de l'évacuation des places nous ne serons pas obligés de tenir compte de ce que nous aurions employé à la défense du souverain légitime. " Je n'ai d'autre excuse à la longueur de ces remarques que mon zèle pour le service du roi, ma passion pour la gloire de Votre Altesse Royale, et mon attachement pour mes devoirs comme ministre. " Je suis, etc. " Chateaubriand. " Le Prince de Polignac à M. de Chateaubriand. " Londres, ce 28 octobre 1823. " J'espère m'être expliqué clairement relativement au memorandum de M. Canning : le genre de caractère officiel qu'il désire lui donner a pour but de rester convaincu que les explications que je lui ai données de la part de mon gouvernement lui ont été officiellement communiquées , ce qui est de toute vérité, comme le prouvent les instructions que vous m'avez transmises à ce sujet ; il ne s'agit donc de signer aucun papier, mais simplement de convenir, de part et d'autre, que ce qui se trouve dans le memorandum est la substance de la conversation que j'ai eue avec lui : or, à quelques inexactitudes près, que M. Canning m'a encore offert de faire disparaître, ce memorandum contient fidèlement la substance de notre conversation, et je vois cet avantage à donner satisfaction à M. Canning sur ce point, qu'il peut être important d'avoir connaissance des intentions du cabinet britannique relativement à la question des colonies espagnoles, dans un écrit avoué par M. Canning, puisqu'il est rédigé par lui-même ; tandis que le refus qui lui serait fait, en nous privant de cet avantage, laisserait entrevoir de notre part une arrière-pensée offensante pour notre loyauté et qui n'existe pas. Je n'ai pas mandé à M. Canning que je vous avais transmis son memorandum d'après ce qu'il m'a écrit à ce sujet, considérant cet envoi, me dit-il, comme une reconnaissance tacite de ma part, mais qui lui suffisait, de l'exactitude des faits exposés dans le mémorandum ; quelle que soit votre réponse à ma dépêche du 21, je ne ferai connaître à M. Canning l'envoi que je vous ai fait de son memorandum qu'après avoir obtenu de lui les changements que je crois devoir y apporter. " Recevez, mon cher vicomte, l'assurance de mon sincère attachement. " Le prince de Polignac. " M. de Chateaubriand à M. de la Ferronnais. " Paris, le 1er novembre 1823. " Maintenant, monsieur le comte, que le premier mouvement de joie est passé et que nous entrons dans une autre série d'événements, je vais vous exposer l'état des choses, et m'expliquer avec vous sur une multitude de faits qu'il vous est utile de bien connaître pour les présenter à l'empereur dans toute leur vérité. " J'ai considéré trois choses dans la guerre de la Péninsule : la question européenne, la question française et la question espagnole. Les deux premières sont résolues d'une manière miraculeuse. " Il s'en faut de beaucoup que la question espagnole, qui n'est plus à la vérité qu'une question secondaire, soit aussi heureusement résolue. " Quiconque a un peu réfléchi sur ce qui s'est passé en Espagne depuis huit à neuf ans, sur le caractère du roi, sur celui de la nation, sur l'état des moeurs, le degré de civilisation et des lumières, sur l'esprit de fanatisme et de vengeance, et pourtant sur l'humeur et les habitudes apathiques de ce malheureux pays, a dû prévoir que la délivrance du monarque n'amènerait pas aussi facilement qu'en France le retour de l'ordre et le règne des lois. Rien n'arrive en Espagne comme ailleurs ; le sang des Maures mêlé à celui des Visigoths a produit une race d'hommes moitié européenne moitié africaine, qui trompe tous les calculs. Y a-t-il rien de plus surprenant que le dénouement de la guerre actuelle ? Les cortès renfermées dans Cadix pouvaient se défendre, fuir par mer ou se porter à tous les excès ; pour avoir le roi, il n'est point de conditions individuelles qu'on n'eût acceptées ; elles élevaient elles-mêmes des prétentions exorbitantes ; et tout à coup, elles ouvrent leurs portes, sans traités, sans réserve aucune, et nous livrent le roi et la famille royale. " Le roi de son côté et ses conseillers ne se conduisent pas en arrivant d'une manière moins extraordinaire. Au lieu de licencier l'armée, de publier une amnistie, au lieu de revenir vite à Madrid pour réorganiser la monarchie, les finances et l'administration, ils se retirent à Séville et au milieu des fêtes et des illuminations, se contentent de faire paraître quelques décrets de proscription qui inquiètent la population, tandis que les rebelles occupent encore les places et tiennent la campagne avec des armées. Il faut que monseigneur le duc d'Angoulême suspende la marche de ses troupes pour attendre qu'il plaise à un confesseur devenu ministre de publier un ordre de licenciement qui serait vain si Molitor n'était là pour le faire exécuter. " Ces deux exemples, monsieur le comte, vous suffiront pour juger ce qu'il y a d'inattendu et de bizarre chez ce peuple, et combien il sera difficile de lui faire adopter des mesures raisonnables. Quoi qu'il en soit, voici notre plan. " Le roi Ferdinand compte si peu sur ses sujets qu'il voudrait que nous pussions laisser en Espagne toute notre armée : il nous demande des garnisons partout. Cela ne peut convenir ni à nous ni à l'Europe ; à nous, qui ne pouvons continuer nos sacrifices, à l'Europe, qui ne doit pas vouloir notre établissement chez nos voisins. Sur les cent vingt mille hommes que nous avons dans la Péninsule, quatre-vingt mille vont repasser les Pyrénées, quarante mille hommes resteront en Espagne dans les places fortes et sur les points où la révolution pourrait rallumer ses foyers. Ces quarante mille hommes se retireront sur la simple demande du roi Ferdinand. Ils seront à notre solde : l'Espagne fera seulement la différence du pied de guerre au pied de paix ; c'est-à-dire que ces quarante mille hommes, qui nous coûteraient à peu près 20 millions par an sur le pied de paix, nous en coûteront 30 sur le pied de guerre, et que l'Espagne ne sera appelée qu'à tenir compte de ces 10 millions : je ne crois pas qu'on puisse agir d'une manière plus généreuse. " Quant à notre politique, nous nous bornerons à des conseils. " C'est aux Espagnols à savoir s'ils ont besoin d'être régis par des institutions nouvelles ; c'est à leur roi à juger de ce besoin. Sur ce point nous n'avons rien à dire ou à faire ; mais ce que nous voulons empêcher de tout notre pouvoir, ce sont les réactions et les vengeances. " Nous ne souffrirons pas que des proscriptions déshonorent nos victoires, que les bûchers de l'inquisition soient les autels élevés à nos triomphes. Nous aimerions mieux abandonner à l'instant l'Espagne que de prêter nos armes à ceux qui ne veulent qu'égorger les objets de leur haine, et qui préfèrent le sang répandu sur les échafauds au sang versé sur le champ de bataille. " Comment parvenir à contenir tant de passions ? En prêchant tous les mêmes doctrines de tolérance et d'oubli ; ne craignons pas qu'on abuse en Espagne de ces mots comme on en a abusé en France ; quand sur mille victimes on aura consenti à nous en rendre cinq cents, on croira avoir agi avec une modération sans exemple. " Il est bien à désirer, monsieur le comte, que les souverains alliés entrent tous dans ces sentiments, donnant à leurs ministres à Madrid les instructions les plus précises. Je ne puis me dissimuler qu'un esprit de jalousie, de rivalité et presque de haine, n'ait éclaté quelquefois à Madrid contre nous parmi les agents de nos alliés. Nous avons été calomniés ; on s'est plu à dénaturer les intentions du prince généralissime : nous étions incessamment soupçonnés de favoriser le parti appelé constitutionnel, de traiter avec les cortès, et de mille autres choses que les événements venaient chaque jour démentir. On cherchait à nous rendre suspects aux Espagnols, et si nous nous croyions obligés d'arracher quelques malheureux aux fureurs populaires, on s'écriait que nous voulions ouvrir les prisons à tous les Legros de l'Espagne. Et pourtant c'étaient nos troupes, c'était l'héritier du trône de France qui portaient le poids de la chaleur et du jour. " Il est arrivé de là un grand mal : c'est que les Espagnols ont cru trouver dans tel membre de l'alliance un abri contre l'opinion de l'autre. Ainsi le parti exalté a recours à l'Autriche, et le parti modéré implore la France et la Russie. Si l'alliance n'a qu'un langage, si nos ambassadeurs s'accordent tous à blâmer la même mesure, s'ils protestent tous en même temps contre tel décret, s'ils sont uniformes dans leurs conseils, ils obtiendront d'immenses résultats pour la paix et le bonheur de l'Espagne. " Puisque nous ne pouvons guère décider quelles seraient les institutions les plus propres à faire renaître les prospérités de l'Espagne, nous pouvons du moins savoir quels sont les hommes les plus convenables à l'administration. Ces hommes sont rares ; mais enfin il en existe quelques-uns, et nous devons réunir tous nos efforts pour les faire agréer au roi comme conseillers et comme ministres. Il ne faut pas parce que ces hommes auront servi pendant le règne des cortès que leur patrie soit privée de leurs talents, et que le roi retombe dans les fautes qui l'ont perdu en s'entourant d'une camarilla nouvelle. " Il m'est souvent venu une idée : l'affaire des colonies espagnoles est une des plus importantes qui aient jamais occupé les hommes d'Etat, car non seulement il s'agit de savoir si ces colonies deviendront indépendantes, mais s'il n'est pas quelque moyen de les rattacher à la mère patrie. Cette grande question ne pourrait-elle pas être traitée dans un congrès européen où l'on appellerait le roi d'Espagne ? Là, le monarque, au milieu de ses pairs, pourrait recevoir des instructions utiles et apprendre par le conseil et l'exemple à gouverner ses Etats. Voilà mon idée ; je ne vous la communique qu'avec défiance, n'ayant pas bien creusé le sujet. " Pour achever ce qui concerne l'Espagne, je vous envoie ci-joint le projet de la convention relative au séjour de nos troupes dans la Péninsule. Cette convention a été dressée d'après le même principe de générosité qui a réglé notre conduite dans toute l'affaire d'Espagne ; vous en ayant déjà parlé au commencement de cette lettre, j'ai pensé qu'il vous serait agréable d'en pouvoir mettre le texte sous les yeux de l'empereur. Il est possible qu'il subisse quelques modifications par la volonté de monseigneur le duc d'Angoulême, mais elles se réduiront à peu de chose. " J'ai dû particulièrement observer les sentiments qui animaient les divers cabinets de l'Europe pendant cette entreprise. Parmi les puissances secondaires, Naples a été peu amical et la malveillance ridicule de ses prétentions a été encore aigrie par nos succès ; le Danemark a été remarquablement favorable, et la Suède, aussi ennemie que possible ; elle s'était faite tout anglaise. En général l'esprit des petits cabinets a été en sens inverse de l'esprit des peuples : les peuples de l'Italie et de l'Allemagne se sont réjouis de notre triomphe, parce qu'ils ont cru voir dans notre renaissance militaire un contrepoids à la puissance de l'Autriche ; les cabinets, au contraire, se sont affligés, parce que notre état de faiblesse les consolait du leur. On n'a pas senti qu'un royaume qui renaît pour l'ordre et qui rentre dans les voies morales, en retrouvant ses forces, loin d'être un objet de crainte, est un espoir de salut pour tous. " Quant aux grands cabinets, la Russie a seule été parfaitement noble, franche et assurée. Je ne saurais trop me louer du général Pozzo : il a vu juste, il n'a cru à aucune des petites calomnies de l'incapacité et de la jalousie ; il s'est pénètré des difficultés immenses qui nous environnaient de toutes parts, et, sans venir nous harasser de ses plaintes et de ses soupçons, il a secondé de tous ses efforts notre entreprise. " L'Autriche n'a pas été aussi complètement satisfaite des événements que la Russie ; il est visible qu'elle était travaillée par deux sentiments contraires ; d'un côté, elle se réjouissait de voir s'écrouler sous nos coups l'édifice démagogique ; de l'autre, nos succès militaires lui faisaient ombrage. " L'Angleterre s'est fort amoindrie ; elle a diminué l'effet moral de sa puissance pendant le cours de notre expédition d'Espagne ; elle a mal commencé et mal fini ; elle s'est faite le champion du jacobinisme dans le parlement, à l'ouverture de la campagne, et quand nos troupes sont parvenues de la Bidassoa à Cadix, elle a voulu s'emparer de l'honneur de la victoire, sans en avoir couru les dangers, en offrant une médiation toujours impossible et toujours refusée. L'humeur de M. Canning en a augmenté ; il a appuyé ses passions privées sur les passions publiques ; sa jalousie excitée et son amour-propre trompé ont cherché un abri dans la jalousie et l'orgueil national de l'Angleterre. Cet homme d'Etat en se conduisant autrement aurait pris son parti pour ou contre avant l'expédition de l'Espagne ; il ne se serait pas contenté d'exhaler son mécontentement en paroles outrageantes. Premier ministre d'un grand royaume, je n'aurais pas fait des voeux publics contre un autre Etat, si en même temps je n'avais pas tiré l'épée. Si M. Canning eût armé vingt vaisseaux avant la campagne, et qu'il les eût envoyés devant Cadix, il nous eût fort embarrassés ; il est trop tard. L'Angleterre ne peut plus rien de raisonnable par la force ou la menace de la force ; elle voit avec dépit une garnison française dans Cadix, tout auprès de Gibraltar, et elle ne peut nous contraindre à nous retirer. Elle sait bien que nous n'avons l'intention ni d'occuper longtemps cette place, ni de nous emparer de quelques colonies espagnoles ; mais elle affecte de le craindre, et pourtant elle nous propose d'entrer en négociation avec nous sur ces colonies, et elle a le chagrin de nous voir franchement lui répondre : " Les colonies espagnoles ne sont pas à nous ; nous ne pouvons nous occuper de leur sort qu'avec le roi d'Espagne, leur souverain légitime. " Ne pouvant nous rendre complices de ses desseins, elle cherche à les exécuter seule, non encore à visage découvert. Elle envoie des consuls dans les colonies espagnoles, mais elle fait déclarer que ce n'est point une reconnaissance politique de l'indépendance de ces colonies, que c'est une simple mesure relative aux intérêts de son commerce. Elle s'est bien conduite dans les négociations de Constantinople, parce qu'elle avait un grand intérêt à satisfaire l'empereur Alexandre, mais en même temps ses journaux continuent à prodiguer les outrages à ce prince. " Je crois juger sainement l'Angleterre : je ne partage pas les préjugés de mes compatriotes contre ce pays ; j'aime au contraire l'Angleterre et ses institutions. J'ai passé ma jeunesse à Londres ; j'y ai reçu dans mon exil une noble hospitalité ; Canning a été mon ami, et je lui suis encore attaché d'admiration ; mais je ne puis m'empêcher de voir la vérité. Je ne sais quel mauvais génie s'est emparé de l'Angleterre depuis la bataille de Waterloo ; est- ce qu'étant parvenue au plus haut point de sa prospérité, elle commence, comme tontes les choses humaines, à descendre ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle semble avoir perdu sa force en perdant son esprit de justice. Son commerce a franchi les bornes de sa prospérité, par l'excès de cette prospérité même. Le monde, encombré du produit de ses marchandises, ne sait plus qu'en faire ; étant obligée de les livrer au plus bas prix pour en trouver le débit, elle amène par cela seul une stagnation parmi les acheteurs, qui ont plus d'objets manufacturés qu'ils n'en peuvent consommer. La Grande-Bretagne n'a plus qu'un intérêt, une idée fixe, l'industrie . Elle a substitué au principe moral de la société un principe physique ; elle sera soumise à la conséquence de ce principe, et subira le sort de toutes les choses matérielles que le temps use et détruit. " Il ne me reste plus qu'à vous parler de notre état intérieur. Malgré le petit ébranlement produit par la retraite du duc de Bellune l'état intérieur de la France est admirable. Vous savez que depuis longtemps Mgr le duc d'Angoulême se plaignait de l'administration de la guerre ; de son côté, le duc de Bellune se plaignait des marchés d'Ouvrard. Il est arrivé que le maréchal a succombé dans cette lutte contre un fils de France, victorieux à la tête d'une armée dont il est l'idole : on devait s'y attendre. " En principe, c'est certainement un mal qu'un prince puisse faire renvoyer un ministre fidèle. Dans un gouvernement représentatif, c'est l'opinion qui doit faire et défaire les ministres, et si exposés à l'attaque des chambres ils le sont encore à celle des cours, alors vous avez à la fois les inconvénients de la monarchie absolue et de la monarchie représentative. " Telle est l'influence naturelle de cette guerre d'Espagne, que nous sommes en mesure maintenant de corriger et d'affermir nos institutions ; et nous serions coupables de ne pas profiter d'une occasion qui nous donne le pouvoir de tout entreprendre pour la stabilité du trône et la prospérité de la patrie. " Nous avons une armée excellente et fidèle, qui pourrait être quadruplée demain, si nous en avions besoin. Notre commerce intérieur est dans l'état le plus florissant. Jamais nation après tant de malheurs n'eut de plus belles espérances et ne fut replacée plus vite à son rang. Je voudrais vivre assez pour voir l'empereur Alexandre accomplir avec nous quatre grandes choses : la réunion de l'Eglise grecque et latine, l'affranchissement de la Grèce, la création de monarchies bourboniennes dans le Nouveau Monde, et le juste accroissement de nos frontières. " Voilà, non pas une lettre, monsieur le comte, mais un volume. Les lettres officielles vous diront les nouvelles et les affaires particulières ; je m'étais réservé de vous montrer le fond des choses ; c'était mon devoir comme ministre, et mon plaisir comme ami. Au reste, je vous dirai que mes cheveux ont blanchi dans cette guerre d'Espagne. Je sentais qu'elle pesait particulièrement sur moi, et que j'aurais été accusé aux yeux de la postérité d'avoir perdu mon pays, si le succès n'eût couronné ce que j'avais conseillé et soutenu dans les commencements de l'entreprise. " Chateaubriand. " " P. S . En voulant parler des grands cabinets, j'ai oublié celui de Prusse. Il s'est montré franc et loyal dans ses voeux pour nos succès. Il les a vus sans crainte et sans jalousie ; mais son représentant à Madrid, quoique ami de la France, est tombé dans toutes les crédulités, les frayeurs et les déclamations de ses collègues. " Par une conversation entre M. Canning et le prince de Polignac, dont celui-ci m'a envoyé le détail, il paraît que le ministère anglais veut incessamment reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles, quelles que soient les oppositions de la mère patrie et le parti que pourront prendre les puissances continentales. Il déclare aussi que l'Angleterre ne souffrira pas qu'aucune puissance intervienne dans les différends qui peuvent continuer à exister entre l'Espagne et les colonies. Il est utile que vous me mandiez l'opinion et l'intention du cabinet de Pétersbourg sur ce point. " Je sors du conseil ; le conseil croit la chose assez importante pour en faire l'objet d'une dépêche officielle que je vous adresse avec le memorandum de M. de Polignac. " Projet de dépêche à envoyer à MM. de la Ferronnais, Rayneval et Caraman avec une copie du memorandum d'une conférence entre le Prince de Polignac et MM. Canning. " Paris, ce 1er novembre 1823. " Monsieur, j'ai l'honneur de vous envoyer le memorandum d'une conférence entre M. le prince de Polignac et M. Canning. Ce memorandum est de la plus haute importance. Vous y verrez que le ministère de S. M. B. ne dissimule plus ses projets ; il avoue hautement qu'il reconnaîtra l'indépendance des colonies espagnoles ; qu'il ne souffrira pas qu'aucune puissance puisse aider l'Espagne à pacifier ses colonies, et qu'enfin il prendra sur ces colonies tel parti que bon lui semblera sans se croire obligé d'en traiter avec les alliés ou d'attendre la décision du gouvernement espagnol, dans le cas où ce gouvernement serait trop longtemps à se décider. " Vous savez que l'intention du gouvernement du roi a toujours été de traiter la question de l'indépendance des colonies espagnoles en commun avec le cabinet de Madrid et les cabinets de Pétersbourg, de Vienne et de Berlin ; mais l'Angleterre, en précipitant sa résolution, donne une autre face à cette grande affaire, et nous oblige à nous prononcer à notre tour. Il est urgent que le roi d'Espagne et les autres alliés agissent de concert. Je vous invite donc à demander à la cour auprès de laquelle vous résidez d'envoyer à son ambassadeur à Paris des pouvoirs pour traiter, en conférence avec le gouvernement du roi et l'ambassadeur d'Espagne la question des colonies espagnoles. Il s'agira de déterminer les points suivants : " 1 o Si l'Angleterre reconnaît l'indépendance des colonies espagnoles sans le consentement de S. M. C., la cour de.... reconnaîtra-t-elle aussi celle indépendance ? " 2 o Est-elle déterminée à faire cause commune avec la France, si la France se croyait obligée de prendre le parti de l'Espagne en refusant de reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles reconnue par l'Angleterre. " 3 o La ..... n'ayant point de colonie, se regarderait-elle comme étrangère à la question, laissant la France et l'Angleterre prendre tel parti que ces puissances jugeraient convenable ? " 4 o Si le gouvernement espagnol refusait de s'arranger avec ses colonies, et s'obstinait à réclamer sur elles une puissance de droit sans avoir aucun moyen d'établir une puissance de fait, etc., la cour de... jugerait-elle qu'on peut passer outre, et que chaque Etat serait libre d'agir selon ses intérêts particuliers relativement aux colonies espagnoles. " Vous voudrez bien, monsieur, donner connaissance de cette dépêche au gouvernement de..... et solliciter la réponse la plus décisive : il n'y a pas un moment à perdre, et il est à désirer que les conférences puissent s'ouvrir à Paris, au plus tard dans les premiers jours de décembre. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Polignac. " Paris, ce 6 novembre 1823. " Prince, je profite du départ d'un courrier de M. de Rothschild pour vous adresser cette dépêche ; vous y trouverez la copie des lettres que j'adresse aux ambassadeurs du roi à Vienne, à Pétersbourg et à Berlin, relativement à votre conversation avec M. Canning sur les colonies espagnoles. Je vous engage à voir ce ministre, à lui demander catégoriquement quelle est l'intention de l'Angleterre relativement au Portugal ; s'il compte reconnaître l'indépendance du Brésil, comme il prétend reconnaître celle des colonies espagnoles : nous verrons, par la réponse, si le gouvernement anglais a deux poids et deux mesures. Au reste, si l'Angleterre précipite trop la question, si elle se décide, malgré les protestations de l'Espagne et le sentiment des cours alliées, à reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles, les choses n'iront pas aussi facilement ; nous pouvons gêner le pavillon de ces colonies, y soutenir le parti royaliste ; et enfin, si l'Angleterre nous poussait à bout, nous n'avons pas encore évacué Cadix, Barcelone et La Corogne. Ceci, prince, est pour vous seul , et pour vous faire comprendre que, sans manquer aux convenances et à la mesure diplomatique, vous pouvez parler d'un ton ferme à M. Canning. Vous l'inviterez surtout à ne rien précipiter, à se joindre à nous pour inviter l'Espagne à prendre une résolution, à donner aux alliés le temps d'être entendus dans une question qui touche à ce qu'il y a de plus important dans la politique. Il m'est impossible de comprendre comment ce ministre a pu vous parler des Etats-Unis. A-t-il donc oublié que les Etats-Unis ont reconnu dès l'année dernière, par acte du congrès, l'indépendance de certaines colonies espagnoles, qu'ils sont par conséquent désintéressés, et tout à fait hors de la question ? " Quant au reste de votre lettre, noble prince, vous avez raison. Si vous le voulez j'ai l'habitude de ne pas compter, et quand je parle économie, c'est pour l'acquit de ma conscience. Rognez donc vos courriers, tranchez, retranchez, je m'en lave les mains, et je mourrai à l'hôpital. " Tout à vous, " Chateaubriand. " S. A. R. Le duc d'Angoulême à M. de Chateaubriand. " Bosequillas, ce 8 novembre 1823. " J'ai reçu, monsieur, vos deux lettres des 21 et 28 octobre. Je suis charmé d'avoir fait une chose qui vous était agréable en nommant votre neveu Louis colonel du 4e de chasseurs. A l'égard de son frère Christian, il m'a dit qu'il était content de ce qu'il était, et qu'il ne désirait pas autre chose : ce sont deux bien bons sujets tous les deux. " Je joins ici ma réponse au roi de Saxe à la lettre que vous m'avez fait passer par le dernier courrier. " J'ai vu M. Pozzo à Madrid ; il m'a paru professer de très bons sentiments. " Je vous renouvelle, monsieur, l'assurance de tous mes sentiments d'estime et d'affection. " Louis Antoine. " " P. S. J'ai laissé à Madrid le major général avec mes instructions pour la conclusion de concert avec l'ambassadeur, du traité d'occupation ; mais il me paraît, d'après les dernières lettres de Madrid, que cela traînera beaucoup en longueur, ce qui ne me surprend pas avec les Espagnols. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 15 novembre 1823. " Vous aurez aujourd'hui une lettre officielle de moi et cette lettre particulière. Il paraît que le roi d'Espagne voudrait faire quelque chose d'agréable à notre roi. Voici ce qui conviendrait le mieux : il faudrait que Ferdinand fit présent à Louis XVIII ou à M. le duc d'Angoulême de quelques-uns de ces beaux tableaux de Raphaël, du Dominiquin, de Murillo, et qui ont été restaurés en France. Nous avions voulu les acheter ou plutôt les échanger contre des meubles, des porcelaines, etc., etc. Nous pourrions encore envoyer présents pour présents. Tâchez de conduire à bien cette négociation au milieu de toutes les autres, cela serait bon ici pour l'opinion, qui se souvient toujours que la galerie du Louvre a été dépouillée sous les Bourbons. Il serait juste qu'une guerre nous rendît une partie de ce qu'une guerre nous a fait perdre. " Ma lettre officielle vous dira le reste. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, ce 25 novembre 1823. " Mes deux dernières lettres officielles, mon cher ami, vous auront appris qu'il y avait eu erreur dans la manière dont l'Espagne doit demander la médiation des alliés ; il faut absolument qu'elle comprenne l'Angleterre dans l'alliance, car elle y est en effet. Isoler les quatre cours continentales de la cour de Londres serait donner à celle ci le droit de se déclarer à l'instant même pour l'indépendance des colonies : faites bien réparer cette erreur capitale. C'est comme cela aussi que toutes les cours comprennent la médiation. L'Autriche et la Prusse viennent d'écrire qu'elles adhèrent au plan dans lequel, disent elles, il faut comprendre l'Angleterre en effet, c'est mettre celle-ci, soit qu'elle accepte ou refuse, dans le plus grand embarras. " M. de Polignac n'a point été trop loin ; nous ne pouvons nous départir de cette politique : ou l'Espagne adoptera un plan raisonnable pour ses colonies, ou elle ne l'adoptera pas : si elle l'adopte, nous et nos alliés la seconderons de tous nos efforts ; si elle ne l'adopte pas, nous ne pouvons pas voir l'Angleterre augmenter sa puissance, déjà trop grande, de toutes les richesses des colonies espagnoles, sans chercher à participer à ces richesses. Nous exposerions la France et nous nous ferions lapider par la partie industrielle de la nation. Ainsi, nous sommes très décidés à agir dans les intérêts particuliers de notre pays, le jour où nos efforts auront été infructueux pour amener l'Espagne à des idées raisonnables sur ses colonies : voilà sur quoi vous devez appuyer toute votre politique. " Tâchez donc de faire conclure nos traités : le traité d'occupation, le traité de reconnaissance des sommes que nous avons prêtées à l'Espagne pendant la campagne, le traité pour les indemnités de notre commerce. Pourquoi le décret sur le licenciement de l'armée, tant royaliste que constitutionnelle, n'a-t-il pas paru ? tout le mal est là en grande partie ; pourquoi le décret d'amnistie n'est-il pas publié ? etc., etc. Vous me direz que les Espagnols ne vont pas si vite ; je le sais, mais cette anarchie de l'Espagne retombe ici en accusation contre nous : cela nous fait beaucoup de mal. Quant à M. Saez, peu m'importe qu'il soit là, s'il est capable et qu'il gouverne bien. Du moins devrait-il se démettre de sa place de confesseur et révoquer les décrets qu'il a fait rendre sur la route de Séville à Madrid. " J'oubliais de vous dire que nous sommes décidés à vouloir que l'affaire des colonies espagnoles, si elle a lieu, soit traitée à Paris, en conférence, et point à Madrid, comme l'Autriche en laisse percer l'envie. Vous sentez qu'elle nous échapperait, que le gouvernement espagnol même, au milieu de toutes les intrigues, de tous les intérêts, de tous les préjugés nationaux, ne serait pas maître d'agir raisonnablement. La France aussi jouera par ce moyen un rôle bien plus important et il nous importe d'élever tant que nous pouvons notre patrie. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand au Maréchal duc de Bellune. " Paris, ce 26 novembre 1823. " J'ai reçu, monsieur le maréchal, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 23 de ce mois. Je vous annonce que le roi veut lui-même vous écrire, pour vous déterminer à accepter l'ambassade de Vienne ; mais, monsieur le maréchal, avant que Sa Majesté vous donne cette preuve éclatante de son estime, il convient que je sache si vous êtes disposé à obéir, car vous sentez que le roi ne peut pas s'exposer à un refus. Soyez assez bon, monsieur le maréchal, pour me répondre poste par poste, ou même pour m'envoyer un courrier, si cela vous paraissait plus prompt. Il me parait impossible que vous repoussiez cette marque touchante de l'attachement et de la faveur de votre souverain. C'est aussi l'opinion de M. le duc d'Havré, dont j'ai l'honneur de vous transmettre les lettres. " Mon attachement pour vous, monsieur le maréchal, égale les sentiments de la haute considération avec laquelle je serai toute ma vie votre très humble et très dévoué serviteur. " Chateaubriand. " M. de la Ferronnais à M. de Chateaubriand. " Saint-Pétersbourg, le 30 novembre 1823. " Malgré l'exacte fidélité avec laquelle je vous rends compte aujourd'hui de ma conversation avec l'empereur, il est cependant quelques détails et explications que j'ai cru devoir réserver pour ma lettre particulière. Il en est même que j'ai trouvés d'une nature trop délicate pour les confier au papier, et j'ai chargé M. Bois-le-Comte de vous les faire connaître. " Aujourd'hui, monsieur le vicomte, c'est vers nous, ou plutôt vers vous seul que se tournent les vues et les espérances de l'empereur ; il voit peu à peu se dérouler tout ce que sa politique semble avoir prévu. Il voit ses ennemis naturels, l'Autriche et l'Angleterre, commettre des fautes dont quelques-unes décèlent plus de faiblesse encore que de manque d'habileté. Il voit la France, qu'il regarde comme son allié naturel, acquérir de la force, affermir sa puissance, et se replacer sur la scène politique au rang qui lui appartient ; il nous sait une armée brave et fidèle : dès lors il se rapproche de nous se met à côté de nous ; et, tout en professant le même attachement aux principes de la Sainte-Alliance, il m'a cependant plusieurs fois fait entendre, dans sa dernière conversation, que la France et la Russie, étant bien d'accord et s'entendant bien sur tout, assureront toujours la tranquillité de l'Europe et forceront les autres puissances du continent à vouloir ce qu'elles voudront. Je le répète, monsieur le vicomte, cette disposition actuelle n'est due qu'à la confiance sans bornes que vous inspirez aujourd'hui personnellement à l'empereur ; il croit que vous avez deviné sa pensée, ses vues ; que vous êtes, comme il le dit, l'homme des circonstances, destiné à opérer, d'accord avec lui, tous les changements que l'ordre social et la situation politique de l'Europe réclament encore. Il a mis trop de soins à me répéter qu'il vous accordait toute sa confiance, à me dire qu'il désirait que tout le monde le sût, pour n'être pas bien sûr que j'ai à cet égard pénétré sa pensée. Vous seriez donc aujourd'hui, je n'en doute pas, monsieur le vicomte, tout à fait en mesure de remplacer M. de Metternich dans la confiance de l'empereur. Si les circonstances ou seulmalaise et le sourd mécontentement qu'éprouve la nation mettent l'empereur dans le cas de s'occuper de la Turquie, et lui imposent l'obligation de faire la guerre, il sait très bien ce qui peut nous convenir ; c'est à lui à s'expliquer. Si les premiers nous faisions un seul pas au-devant de lui, nous le ferions reculer. Au reste, monsieur le vicomte, je ne puis assez vous le répéter, toute la situation actuelle repose sur vous seul ; et si vous quittiez le ministère, ce serait tout autre chose. Ce que je vous demande seulement, monsieur le vicomte, c'est de maintenir cette heureuse confiance que l'empereur a en vous ; rien n'y contribuera davantage que votre correspondance particulière avec moi ; vos lettres ne manquent jamais leur effet. " Vous verrez dans la révélation que vous fera M. Bois-le-Comte une preuve de plus de l'intérêt que l'empereur met à ce que rien ne puisse arrêter le développement de nos forces et de notre prospérité. Je sais que l'on pourrait être étonné que l'on eût eu l'audace de faire une pareille proposition à l'empereur ; mais il est nécessaire de savoir que tous les partis ont toujours cru pouvoir attacher ce prince à leurs causes et en faire un instrument. Les bonapartistes se sont sans cesse adressés à lui en faveur du petit Napoléon, d'autres en faveur du prince d'Orange ou de Beauharnais, d'autres encore en faveur du grand-duc Nicolas. " Une personne attachée à la cour et très à même de savoir ce qui s'y passe vient de m'assurer que le projet de l'empereur est d'envoyer à Mgr le duc d'Angoulême le grand cordon de Saint-Georges. Pour bien apprécier cette attention, il faut savoir l'extrême valeur que l'empereur attache à cette décoration ; elle est telle, que lui-même l'a refusée lorsqu'elle lui était offerte par le chapitre de l'ordre, après son retour de Paris, déclarant ne l'avoir pas méritée. Le duc de Wellington est le seul qui la porte aujourd'hui. Les statuts de l'ordre n'accordent le grand-cordon qu'au général qui, commandant en chef une armée, a gagné plusieurs batailles dont le résultat a été une paix glorieuse pour le pays. - J'entre dans ce détail, monsieur le vicomte, pour que l'on ne se trompe pas sur le prix réel de cette prévenance de l'empereur, qui ne peut pas donner une preuve plus forte de l'importance qu'il attachait au succès de la guerre d'Espagne et de la haute estime qu'il porte à Mgr le duc d'Angoulême. " Recevez, avec l'hommage de ma haute considération, l'assurance de mon inviolable et bien sincère attachement. " La Ferronnais. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 11 décembre 1823. " Je vous ai dit mille fois, mon cher ami, que le seul moyen, le moyen sûr que vous aviez d'agir sur le roi et le gouvernement espagnol était de ne fixer qu'une très courte occupation et de les menacer sans cesse d'une retraite. Quand je vous présentai cette idée pour la première fois, vous la combattîtes : je suis charmé que vous vous soyez rangé à cet avis, et vous allez avoir occasion de faire usage de ce moyen de pouvoir. " Il ne me semble possible ni à moi ni au président du conseil de forcer le roi à renvoyer sur-le-champ un ministère, et à exiler un favori, en lui mettant le marché à la main. Il faut réserver la menace de la retraite de nos troupes pour les cas extrêmes ; c'est à votre habileté que je me confie, et c'est à présent qu'il vous faut déployer toutes les ressources de la diplomatie. " D'abord il vous faut témoigner hautement votre mécontentement de la faveur d'Ugarte, et déclarer que si cet homme n'est éloigné et que si la camarilla revient en puissance, vous demanderez à votre cour le rappel de notre armée. La menace ainsi venant de vous sera bonne et efficace, au lieu que le gouvernement français disant lui-même du premier mot, ou cela ou rien , serait le parti d'hommes sans patience et qui n'entendent rien aux affaires. " Remarquez bien que le traité vous donne le moyen complet de la menace ; car non seulement le terme de l'évacuation est très rapproché, mais le roi s'est réservé le droit de retirer ses troupes quand il le jugerait à propos. Nous avions senti la nécessité de cette clause pour pouvoir garder notre influence en Espagne. " Ainsi donc, en faisant connaître hautement votre mécontentement du rappel de la camarilla, vous ébranlerez d'abord ce ministère, en ayant l'air de ne pas l'attaquer directement ; vous verrez s'il est nécessaire de renverser Casa Irujo, homme doux, que nous connaissons et qui est attaché à la France. Je vous indiquais Las Amarillas de mon côté, tandis que vous me le proposiez du votre. Dans votre système, Vergas, vieux et violent, remplacerait Casa Irujo. Almenara nous est désigné par tout le monde pour les finances. Nous regrettons l'ancien ministre des grâces et de la justice, qu'on disait habile et honnête homme. Il faut aussi que le confesseur du roi ne soit pas un inquisiteur. Si Las Amarillas ne pouvait passer à la guerre, vous avez Sarsfield et d'Eroles ; mais surtout Sarsfield, qui a plus de vigueur que d'Eroles. " Vous me dites qu'on n'a rien vu de votre humeur : c'est bien, et c'est le métier, il est tout simple que vous ne voyiez que l'Espagne ; mais moi qui suis au centre du cercle, je vois tous les rayons et les divers points de la circonférence. Notre vraie politique est la politique russe, par laquelle nous contrebalançons deux ennemis décidés, l'Autriche et l'Angleterre. Si la Russie maintenant voulait être trop prépondérante, une légère inclinaison de notre part vers l'Angleterre aura bientôt rétabli le niveau : c'est entre ces deux contrepoids que nous devons jouer. Ne vous écartez jamais de ce système et surtout cachez bien votre politique et vos sentiments. Soyez bon homme , excepté pour les Espagnols, auxquels il vous faut parler en maître. Vous êtes un vrai roi, car vous disposez de quarante-cinq mille hommes, et en mêlant l'adresse à la force vous vous ferez obéir. " Il y a une chose que je ne comprends pas. Si le changement des ministres a été produit par un coup de la camarilla, comment ces ministres sont-ils des modérés ou même des demi-libéraux ? " Je comprends qu'au milieu de tous ces bouleversements, rien ne marche et que tout rétrograde. Il est pourtant heureux que la demande en médiation ait été retardée, puisque cela vous aura peut-être donné le temps, d'après mes lettres, de l'asseoir sur une autre base. Vous leur ferez remarquer que leurs espérances pour le Pérou et le Mexique ne sont point renversées par la médiation ; bien au contraire, elles s'accroîtront en donnant de la force aux royalistes dans les colonies ; les royalistes américains seront encore bien plus forts et leurs antagonistes bien plus faibles, si vous obtenez la déclaration de liberté du commerce que je vous ai demandée. " Veillez à nos traités. Si celui d'occupation n'est pas signé immédiatement, vous déclarerez que les troupes vont avoir l'ordre de se retirer. Vous n'ajouterez pas même à ce traité l'article que vous m'aviez indiqué et que je vous ai envoyé rédigé. Il faut que le traité reste absolument tel qu'il est. Heureusement que par mon billet du 9, à deux heures et demie, je vous ai dit de ne point insérer cet article. " Voilà certes, mon cher ami, de longues explications : vous saurez maintenant comment agir en réunissant ce que je vous dis dans cette lettre confidentielle à ce que je vous dis dans ma lettre officielle. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Polignac. " Paris, ce 13 décembre 1823. " J'ai reçu ce matin votre dépêche du 12. Je vais en faire passer une copie à M. de Talaru. Cela va assez mal en Espagne : on ne finit à rien, et cette médiation que nous voudrions établir pour les colonies est ajournée comme toutes les autres affaires. Le temps surprendra ces gens-là ; et tandis qu'ils délibèrent, tiraillés en sens contraires par leurs passions et par les intérêts divers de l'alliance, l'Angleterre ira son chemin, et un beau matin, peut-être à la prochaine session du parlement, reconnaîtra l'indépendance des colonies. " Veillez bien à ce qui se passe autour de vous : la douceur de Canning et son apparence de changement de sentiments pour nous me sont suspects. Il est peut- être content de notre loyauté et de nos explications franches sur nos intentions touchant les colonies espagnoles, parce que cela lui permet de suivre plus facilement ses projets. J'ai peur qu'il ne sorte de toute cette paix quelque traité, surtout avec le Mexique, par lequel l'Angleterre obtiendrait, au détriment de notre commerce et de notre industrie, des avantages immenses. Prenons garde à nous laisser endormir ; ne jouons pas un rôle de dupes. Je sais que tout cela est fort difficile à prévenir, car nous n'avons pas de forces maritimes, et le continent, surtout depuis nos succès, ne nous aime pas assez pour nous soutenir dans une guerre contre l'Angleterre ; mais il est toujours de notre devoir de faire tout ce que nous pourrons, et de ne pas tomber par imprévoyance. Il me semble difficile que la prochaine session du parlement n'amène pas quelque nouvelle révélation. Canning peut-il se présenter à la chambre des communes sans compensation pour la guerre d'Espagne qu'il a laissé faire ? S'il ne m'a pas donné une très haute idée de sa politique, son intérêt et son amour-propre doivent le pousser à tenter quelque chose qui puisse fermer la bouche à ses ennemis, " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 17 décembre 1823. " Je profite d'une estafette de M. le duc Doudeauville pour vous envoyer le duplicata, à tout événement, de mes lettres et dépêches. Comme je vous ai écrit hier, je n'aurais rien à vous mander aujourd'hui sans l'arrivée de Rothschild de Londres, de Barring et de deux autres grands banquiers. " Ils viennent avec le projet de s'entendre avec Rothschild de Paris, pour prêter une somme considérable à l'Espagne. Ils vont examiner la chose ici, voir dans quelle position financière se trouve la monarchie de Ferdinand : après quoi ils feront leur proposition. " Mais si, après avoir calculé dans leur propre intérêt que l'emprunt est possible, nous, France, nous ne le trouvions pas bon, ils nous déclarent qu'ils ne feront rien sans nous. Cette affaire est toute différente de celle que proposait Parish, l'homme du prince Metternich, de concert avec Ouvrard, et dans laquelle le Rothschild de Paris n'a pas voulu entrer. " Ceci, mon cher ami, est de la plus haute importance. En cas que ces premiers banquiers de l'Europe viennent au secours de l'Espagne, c'est encore à nous qu'elle devra ce nouveau et signalé service. Armé de ce nouveau moyen, vous pouvez tout. Si vous n'avez pu encore parvenir à obtenir ce que nous demandons avec tant d'instance, vous le pouvez maintenant. Vous pouvez faire un ministère à votre gré, dicter des lois, faire signer nos traités, décider la médiation pour les colonies, la liberté du commerce en Amérique, en liant ou en déliant les cordons de la bourse. Il serait bien malheureux que, maître des forteresses d'Espagne, et pouvant fermer et ouvrir la source du crédit, nous fussions nous- mêmes sans crédit dans la Péninsule. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru.. " Paris, le 29 décembre 1823. " Je conçois, mon cher ami, que dans le despotisme absurde de l'Espagne et la complète anarchie de l'administration, ce soit un pas de fait que l'organisation d'un conseil de ministres ; partout ailleurs cela ne serait rien. Mais ce conseil des ministres est composé des mêmes hommes que nous avons vus au travail, rendant décret sur décret, comme leur maître, rétablissant les dîmes, proscrivant les miliciens en masse et hésitant à pardonner à Morillo. Je serai charmé qu'ils aillent bien, et que le roi, qui doit tout décider, décide d'une manière raisonnable ; mais j'en doute. En attendant, je remarque qu'on vous dit qu'on fera, qu'on va faire, et l'on ne fait rien, ni pour la conclusion de nos traités ni pour les affaires de l'Espagne. Faites donc reconnaître nos créances, régler l'acte d'occupation et les indemnités pour notre commerce. Pressez, grondez, menacez même, s'il le faut. Nous n'avons pas dépensé 200 000 000 et délivré Ferdinand pour être sans crédit en Espagne. Vos dernières dépêches, jusqu'au n o 112, me donnent l'espoir que les miennes, à dater du 19, vous seront arrivées à temps pour redresser l'erreur dans laquelle on allait tomber en demandant l'intervention de l'alliance pour les colonies sans y associer l'Angleterre. Dans cette occasion la lenteur espagnole nous aura servis. Le ton de l'Angleterre envers nous devient de plus en plus pacifique ; ne la bravons pas inutilement, empêchons-la de se séparer trop brusquement des intérêts communs. Le continent parle fort à son aise des quelques vaisseaux et du peu de soldats qu'il faudrait pour réduire le Pérou et le Mexique : et qui les fournirait ces vaisseaux et ces soldats ? Nous sans doute. Or, pouvons-nous soutenir une guerre maritime ? et dans cette guerre même les alliés, si entreprenants, nous soutiendraient-ils ? L'Autriche n'est-elle pas tout anglaise, et la Russie ne ménage-t-elle pas même le cabinet de Londres, à cause des affaires d'Orient ? Jouons serré, et ne soyons la dupe de personne. Nous avons Cadix et Barcelone : avec ces nantissements, l'Angleterre n'ira pas trop vite en besogne ; nous aurons le temps de voir si l'Espagne est raisonnable sur les colonies ; si elle ne l'est pas, nous prendrons notre parti. Décidément, nous évacuerons l'Espagne ; nous la laisserons s'arranger avec les factions comme elle le voudra, si elle ne veut en finir sur rien : c'est ce que vous ne sauriez trop répéter à M. Saez. Et qu'il ne se repose pas sur l'idée que nous serions nous-mêmes en danger, si des troubles renaissaient en Espagne ; les ministres qui gouvernent aujourd'hui avec si peu de prudence seront certainement chassés, renversés par des soulèvements quand nous n'y serons plus. Il y va de leur intérêt personnel : qu'ils sentent au moins celui-là, s'ils ne sont pas touchés par des motifs plus nobles. Comment ! ils n'ont pas encore fait les trois choses que le simple bon sens indique et pour lesquelles il ne faut pas plus d'une séance du conseil, l'amnistie, le licenciement de l'armée et l'emprunt ! Nos affaires à nous n'avancent pas plus que les leurs. Défiez-vous, mon cher ami, de Saez ; je crains que cet homme rusé ne vous endorme par des paroles qu'il ne réalise jamais. Parlez-moi encore de ce ministre ; dites-moi ce qu'il est : quelle est sa capacité, son caractère, ses intérêts, ses passions ; ce qu'on en doit espérer, ce qu'il faut en craindre. Répondez-moi sur tous ces points : Affaires de l'Espagne. Colonies, amnistie, licenciement de l'armée, emprunt. Affaires de France. Traité d'occupation, reconnaissance de nos créances, indemnité pour notre commerce. Voilà qui est clair, mon cher ami. Je vous le répète, le roi ici est très irrité, et si l'Espagne ne conclut pas, nous conclurons. Avertissez M. Saez du danger. Je ne l'ai pas caché au duc de San-Carlos. J'ai reçu une très longue lettre du général Pozzo aujourd'hui. J'y répondrai demain. Dans votre politique soyez Russe. Notre ennemie naturelle, l'Autriche, est très malveillante dans ce moment. La Prusse craint la Russie, mais elle la suit. L'Angleterre voudrait nous brouiller avec la Russie surtout et nous caresse à présent ; soyez poli sans confiance ; il est certain que dans l'affaire des colonies l'Angleterre est plus près de nous que les puissances continentales, parce que nos intérêts se rapprochent. " Je vous remercie de la Toison. J'étais charmé qu'on vous l'eut donnée, sans penser un moment que je pouvais la mériter. Je suis, grâce à Dieu, fort au- dessus de ces ambitions. " Tout à vous, mon cher ami. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Polignac. " Paris, ce 5 janvier 1824. " Je sors d'une conférence avec le duc de San-Carlos, le général Pozzo et le baron Vincent. Le duc de San-Carlos a reçu la note officielle pour la demande en médiation, et a ordre de la faire connaître à moi, aux ambassadeurs d'Autriche, de Russie et d'Angleterre. Nous sommes convenus qu'il retarderait cette communication de quelques jours pour vous donner le temps de me répondre et de connaître par vous la disposition de M. Canning : elle sera favorable ou défavorable. Dans le premier cas, nous accepterons immédiatement la demande en médiation, aussitôt qu'elle nous aura été faite officiellement. Dans le second cas, nous prendrons la chose ad referendum , jusqu'à ce que nous connaissions la détermination de l'Angleterre, et surtout pour ne pas précipiter une rupture sur la question des colonies entre nous et le cabinet de Saint-James. " Voilà le point où en sont les choses ; mais il faut que vous sachiez que l'Autriche suppose, et a fait dire à M. Canning, que les conférences pour la médiation pourraient être établies à Londres. Or, vous voyez que l'Espagne demande positivement qu'elles soient établies à Paris, et nous, notre résolution est de tout rejeter plutôt que de transporter à Londres le lieu de la médiation. Voyez M. Canning le plus tôt possible, et renvoyez-moi mon courrier. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, ce 17 janvier 1824. " J'ignore encore, mon cher ami, quel parti M. Canning prendra sur la médiation ; cependant, sir Charles Stuart m'a dit aujourd'hui qu'il avait reçu des lettres de Londres et que le ministère paraissait assez favorablement disposé sur cette médiation. Si maintenant le décret pour la liberté du commerce paraissait, nous pourrions espérer un succès, malgré le fatal décret du conseil des Indes. " Je vous le répète pour la millième fois, si le ministère actuel ne vous plaît pas, changez-le ; vous devez commander en maître ; si le clergé est le plus fort et peut être le plus utile, liez la partie avec lui, pourvu qu'il vous donne tout ce que vous lui demanderez pour le bien de l'Espagne : Amnistie, emprunt, décret sur la liberté du commerce et nos traités. Mettez-vous bien dans la tête que vous êtes roi d'Espagne, que vous devez régner. Je ne vous demande ni de faire prévaloir telle ou telle théorie ni d'appuyer tel ou tel homme, mais de faire ce que l'état des choses permet. Ne vous embarrassez ni des intrigues de vos collègues ni des jalousies de nos ennemis. Qu'on écrive ici et à la cour mille calomnies sur moi et sur le gouvernement du roi, peu importe : laissez dire et agissez. Je vous le répète, vous avez carte blanche pour agir. Tout ce que vous aurez fait sera bien fait et approuvé, pourvu qu' il y ait action . Voici ce que vous pouvez dire au roi pour le déterminer à en finir avec nous et pour lui : " Si avant un mois, à partir de la date de cette lettre, il n'y a rien de fait pour nos traités et pour l'Espagne, vous recevrez vraisemblablement l'ordre de demander vos passeports. M. de Bourmont recevra en même temps les instructions nécessaires pour quitter Madrid. La patience du roi est à bout. Lui et son gouvernement sont las de n'être payés de tant de sacrifices que par l'ingratitude. " Mes lettres officielles vous transmettent des documents curieux sur Cuba. Je vous enverrai par le courrier de mardi 20 la ratification du petit traité des prises : il sera demain dans Le Moniteur . " Tout à vous, mon cher ami. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand au Général Bourmont. " Paris, ce 17 janvier 1824. " J'ai reçu, monsieur le comte, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Vous pouvez être sûr que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour améliorer le sort de M. de La Roche Saint-André. Maintenant, je répondrai à votre politique. " Je suis persuadé, monsieur le comte, que si nous perdons notre influence en Espagne, ce sera absolument notre faute. Quand on est maître des places fortes d'un pays, que l'on peut en outre faire fournir à ce pays l'argent qui lui manque, je ne sais pas ce qu'on ne peut pas faire. Je ne cesse d'écrire à notre excellent ambassadeur d'agir avec force, de donner, s'il le faut, des ordres : tout ministère qui déplaît à la France doit s'en aller, tout ministère qui lui plaît doit rester. Rien n'ira si nous ne gouvernons pas nous-mêmes ; c'est nous qui devons dicter l'amnistie, faire faire les emprunts, licencier et réformer l'armée. Il ne s'agit pas de donner à l'Espagne tel ou tel genre de gouvernement, mais de trouver dans son sein une force avec laquelle on puisse rétablir l'ordre et la justice. Est-ce le clergé qui est cette force, il faut s'appuyer sur lui, le mettre à la tête de l'Etat, à condition qu'il fera toutes les choses qu'il est raisonnable de faire pour le salut de la monarchie. Ainsi il faut qu'il se prête aux arrangements qui peuvent encore sauver une partie des colonies, qu'il paye les intérêts d'un emprunt, qu'il signe nos traités particuliers, etc. A ces conditions, marchons avec lui ; nous lui laisserons notre armée ; nous ne souffrirons pas qu'il soit chassé du pouvoir. Qu'importe aujourd'hui que l'ancien ministère soit tombé par telle ou telle cause, par l'influence de tel ou tel homme ; qu'importe que le ministère actuel soit soutenu par tel ou tel crédit ? S'il ne convient pas au pays, qu'il se retire, et c'est à la France, c'est à notre ambassadeur à désigner les hommes qui doivent être placés à la tête de l'Etat. Je sais, monsieur le comte, que vous avez à vaincre bien des obstacles, que les intrigues, les jalousies, les préjugés sont armés contre vous : le corps diplomatique mêle ses inconvénients à tant de difficultés. " Le mal de tout cela, c'est qu'on perd dans de vains reproches le moment d'agir. Je vous engage fort, monsieur le comte, à vous réunir à M. l'ambassadeur pour porter un coup vigoureux. Il faut enlever en quinze jours la signature de tous nos traités, et l'accomplissement de toutes les choses sur lesquelles M. de Talaru a des instructions. M. de Talaru a carte blanche ; je prends sous ma responsabilité tout ce qu'il fera. Allez droit au roi tous les deux, parlez ; et si l'on se refusait à ce que vous croiriez utile au salut de l'Espagne, M. de Talaru recevrait immédiatement des ordres. Nous serions forcés d'abandonner le malheureux monarque que nous avons délivré à une destinée dont il ne serait plus en notre pouvoir de changer le cours. " Voilà, monsieur le comte, quels sont mes sentiments politiques sur l'Espagne : s'ils sont conformes aux vôtres, je m'en applaudirai. Vous avez comme moi à coeur le bien de l'Espagne et l'honneur de la France. " Recevez, etc. " Chateaubriand. " " P.-S. J'oubliais de vous dire, monsieur le comte, pour ne rien garder sur ma conscience, qu'il me semblerait utile de rassembler les vieilles cortès ; mais faut-il les convoquer à présent pour suppléer à la faiblesse royale, et faire tout ce qu'il y a à faire d'utile et de vigoureux, ou faut-il attendre qu'une administration forte ait rétabli l'ordre dans la Péninsule ? Les deux systèmes peuvent également se soutenir. Il y a des affaires telles que celle des colonies (qui est tout pour l'Espagne) qu'un corps politique comme les vieilles cortès peut seul déterminer, car je doute que le roi et des ministres osent jamais prendre un parti décisif sur ce point ; mais aussi les vieilles cortès, à présent, peuvent ramener des troubles. Il faudrait être comme vous sur les lieux pour juger l'à-propos. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 24 janvier 1821. " Nous désirons plutôt que nous n'espérons, mon cher ami, que la présence de Marcellus frappera le gouvernement espagnol et l'amènera à une décision. Si vous réussissez, Marcellus reviendra ; si vous manquez le coup, Marcellus restera comme chargé d'affaires ; vous recevrez vos lettres de rappel ; en même temps nous prendrons envers l'Espagne les mesures les plus sévères. Le roi est tellement révolté de son ingratitude envers la France, qu'il ne veut plus entendre à rien. " Je désire vivement, pour votre honneur et pour le nôtre, que vous emportiez ce décret de la liberté du commerce. Vous devez tout mettre en usage. Vous sentez qu'il ne nous est pas possible de rester comme nous sommes. Songez à ce que nous deviendrons lorsque les discussions vont s'ouvrir dans le parlement d'Angleterre, et que nous verrons celle-ci s'emparer, sous nos yeux, des colonies espagnoles ; car déclarer leur indépendance ou les prendre le résultat est le même ; et c'est là ce que nous aurions fait à Madrid ! Cela n'est pas tolérable. La déclaration de l'indépendance du commerce sauve notre honneur, nous met dans une bonne position à la tribune, et obligerait l'Angleterre à se faire ouvertement le champion de l'insurrection puisqu'elle ne pourrait plus argumenter de ses intérêts commerciaux. Attaquez le roi corps à corps, faites signer devant vous ; et si l'on exigeait pour ce décret quelque concession de votre part pour les troupes, les prisonniers, etc., nous tiendrons vos engagements. " Nous avons fait le décret de deux manières ; celui que nous aimerions le mieux est celui où il est question des consuls. Si l'Espagne entendait bien ses intérêts et la politique, elle l'adopterait. Par ce moyen elle culbuterait tout le système anglais ; car les Anglais ayant déjà envoyé des agents consulaires dans les colonies espagnoles, en autorisant la France et les alliés à y avoir aussi légitimement des consuls, ces derniers consuls combattraient les autres, et soutiendraient et étendraient les droits de la métropole. Mais M. Heredia, homme d'esprit, dit-on sera-t-il de force à entendre cette politique ? Les conseils surtout l'entendront-ils ? Il y a un moyen, c'est de faire signer le roi sans en passer par les conseils. Et ne sortez du palais que le décret n o 2 ne soit signé. Faites-vous, si vous voulez, accompagner de M. de Bourmont, qui déclarera qu'il attend ses ordres pour évacuer Madrid. " Chateaubriand. " Le Général Bourmont à M. de Chateaubriand. " Madrid, le 29 janvier 1824. " Monsieur le vicomte, " Si on suivait à Madrid les idées exprimées par la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 17 de ce mois, je suis convaincu que la monarchie se relèverait promptement en Espagne, et rendrait à ce pays une assez grande prospérité ; que toutes les réclamations ou affaires particulières à la France pourraient être terminées dans huit jours, et que de bien longtemps l'Espagne ne pourrait causer aucune espèce d'inquiétude à la France, mais qu'au contraire la France en pourrait tirer des ressources utiles avant deux ans si elle en avait besoin. " Je crains qu'il ne soit difficile d'obtenir quoi que ce soit de bon par les ministres actuels de S. M. C., qui ont été l'oeuvre de la camarilla qui sont dans sa dépendance, et contre lesquels l'opposition va devenir plus forte encore. " Je m'affligerais aussi de voir appuyer par la France des gens qui ont cherché à mettre la dissension dans la famille royale, et qui ont osé même accuser l'infant Don Carlos d'intentions coupables envers le roi son frère. " La réunion des anciennes cortès du royaume serait impossible avec les ministres actuels, qui n'y voudraient pas consentir à cause de l'influence énorme que le parti qui leur est opposé aurait sur les cortès. " Cette assemblée me paraîtrait aussi dangereuse en ce moment, où le pouvoir royal est sans force. Je serais donc d'opinion qu'il faudrait établir en Espagne une dictature dirigée par la France pendant une année au moins, puis assembler les anciennes cortès, dans un ou deux ans, après que le pouvoir royal aurait repris de la force, se serait rendu populaire par le bien qu'il aurait fait, en réformant et régularisant toutes ses administrations et en faisant payer au courant ses dépenses. " J'ai l'honneur d'être avec respect, monsieur le vicomte, de Votre Excellence, le très humble et très obéissant serviteur. " Le lieutenant général commandant en chef, " Comte de Bourmont. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 29 janvier 1824. " D'après votre lettre et dépêche du 22 de ce mois, mon cher ami, vous étiez en grande espérance pour la reconnaissance des 34 000 000 fr. Dieu veuille que le conseil d'Etat n'ait pas fait de nouvelles chicanes ! " Marcellus peut donc vous être arrivé au moment d'une amélioration dans les affaires françaises, et peut-être après la signature de la reconnaissance et même du traité d'occupation. Alors vous aurez fait valoir surtout son arrivée pour deux points : le décret pour la liberté du commerce, et l'amnistie. " Pour la liberté du commerce, il ne suffit pas, comme vous l'a dit M. Hérédia, de venir dire tout bas à la France et à l'Angleterre que l'on donnerait aux étrangers toute facilité aux colonies : c'est un décret patent qu'il nous faut, et pour toutes les nations de l'Europe. En voici les raisons : " Ce décret peut faire un nombre de partisans infini aux Espagnols, dans les colonies ; " Il embarrasse les projets de l'Angleterre et retarde du moins, s'il n'empêche, la reconnaissance que cette puissance veut faire de l'indépendance des colonies. Or, gagner du temps sur ce point est tout pour l'Espagne ; " Enfin, il sera du plus grand effet en France, et fermera la bouche aux détracteurs de la guerre d'Espagne. Nous aurons fait par cette guerre ce que personne n'avait fait avant nous : nous aurons amené l'Espagne à ouvrir légalement ses colonies à l'Europe ; il ne s'agit pas de l'effet réel , de l'effet physique, mais de l'effet d'illusion , de l'effet moral , qui est aussi une force immense. Nous savons bien que ce décret n'empêchera peut-être pas l'Angleterre de déclarer l'indépendance, et il ne fera pas qu'un port de plus soit ouvert à nos vaisseaux au Mexique et au Pérou. Mais il nous place sur un excellent terrain ; il met au contraire l'Angleterre dans une position glissante, nous renforce et est surtout de la plus grande utilité à l'Espagne. " Les emprunts que ce malheureux pays fait ou veut faire achèvent sa ruine. S'il engage partout ses revenus, comment vivra-t-il ? C'est le clergé qui devrait payer l'intérêt d'un emprunt et adopter le plan très raisonnable des Rothschild. Vous direz que ce clergé veut régner et qu'il ne fera rien avec ce ministère ; je vous répondrai : Eh bien, qu'il règne et qu'il renverse ce ministère, pourvu qu'un ministère nouveau soit dans les intérêts communs de l'Espagne et de la France ; mais voilà la difficulté : Saez était-il à nous ? Erro, que nous avons comblé ici, est-il à nous ? Ce peuple est ingrat avant tout, et le clergé l'est encore davantage. Au reste, peu nous importe qui gouverne, pourvu qu' on gouverne . Le despotisme le plus aveugle vaut encore mieux que l'anarchie ; mais en Espagne il n'y a que de l'arbitraire, ce qui est bien différent du despotisme ; et avec l'arbitraire on ne fait rien. " Voici donc en résumé votre conduite en ce moment : " Signez la reconnaissance et le traité d'occupation ; obtenez l'amnistie et le décret pour la liberté du commerce, et ne pensez pas que vous puissiez revenir avant d'avoir obtenu ces deux derniers actes. " Le front du roi commence à s'éclaircir. tout s'arrangera par mon amitié et mon dévouement pour vous. Puisque vous avez payé pour la Toison, que je ne perde pas mon argent, et faites-moi délivrer le diplôme. Villèle a payé aussi des paperasses, et ne reçoit rien. " Les nouvelles des provinces dont vous me parlez ne sont pas aussi mauvaises qu'on le dit, à Madrid du moins, sur nos frontières. La Catalogne, au contraire, s'organise, et le baron d'Eroles prouve qu'on peut faire quelque chose et trouver même de l'argent en Espagne ; mais vous verrez que parce qu'il va bien en Catalogne on le retirera. Tout à vous, mon cher ami. " Chateaubriand. " Le Prince de Polignac à M. de Chateaubriand. " Londres, ce 6 février 1824. " Vous avez dû voir par les papiers anglais, mon cher vicomte, quelle différence il y avait entre le langage des ministres anglais au parlement cette année et l'année dernière ; lord Liverpool a fait un brillant éloge de M. le duc d'Angoulême, et M. Canning, de l'armée française dans la guerre de la Péninsule. " Deux membres du gouvernement colombien sont venus en Europe : ces deux personnes partagent l'opinion de leurs concitoyens à l'égard de la nation anglaise ; ils ne l'aiment point, et préfèrent les Français ; je dois les voir demain, non comme ambassadeur, mais comme curieux d'apprendre par moi-même tout ce qui se passe dans le Nouveau Monde. Ils (ou au moins l'un des deux) doivent se rendre en France ; vous trouverez peut-être utile de les voir en secret et de les bien accueillir. " Recevez l'assurance de mon bien sincère attachement. " Le prince de Polignac. " M. de Chateaubriand à M. de Rayneval. " Paris, ce 17 février 1824. " J'ai le plaisir, monsieur, de vous annoncer que toutes nos affaires en Espagne sont terminées. M. de Talaru a signé le traité des prises, la reconnaissance des 34 millions et le traité d'occupation. Les bases de ce dernier sont, comme je vous l'ai déjà dit : quarante-cinq mille hommes que nous laisserons à notre solde en Espagne ; les Espagnols ne nous payeront que la différence du pied de guerre au pied de paix, évaluée à deux millions, y compris les dépenses de notre marine à Cadix, entretenue aussi sur le pied de guerre. L'occupation finira au mois de juillet ; mais il est stipulé par une clause particulière que si à cette époque les parties contractantes le désirent, l'occupation pourra être prolongée. " La modération et la raison ont été notre guide dans tous ces actes ; pourtant, nous avons été violemment calomniés. Nous demandions, dit-on, 34 millions sans titres ; nous demandions 2 millions pour quarante-cinq mille hommes, et nous n'en avions que vingt-sept mille ; et pourtant nous fournissions la preuve que nous avions prêté 34 millions, et nous avions quarante-cinq mille hommes et, de plus, notre marine en Espagne, sauf les hommes que le licenciement ordonné tous les ans par notre loi du recrutement nous a enlevés, et que nous remplaçons par de nouveaux hommes. Il fallait que nous ne parlassions pas de tout cela ; qu'avec un gouvernement représentatif nous nous présentassions aux chambres, qui, ne sachant ce qu'étaient devenus les 34 millions prêtés à l'Espagne, auraient dit justement que nous les avions mis dans notre poche, et nous auraient chassés, comme nous l'aurions très bien mérité. Et quand on songe que toutes ces reconnaissances ne sont que nominatives, que l'Espagne ne nous payera jamais, et que nous ne demandions qu'un morceau de papier pour mettre notre budget en règle, ces cris paraissent encore bien autrement sans motifs. " Une chose plus importante que la signature de nos traités est le décret pour la liberté du commerce aux colonies espagnoles, que j'ai enfin obtenu, après bien des sollicitations : je vous en envoie copie, en vous en faisant remarquer les principaux avantages, dans ma lettre officielle. Il faudra maintenant que l'Angleterre avoue, si elle se hâte de reconnaître l'indépendance des Amériques espagnoles, qu'elle veut des révolutions ; car elle ne peut plus argumenter des intérêts de son commerce. " La demande en médiation, que j'ai également obtenue de l'Espagne, est restée sans effet pour le moment ; car il m'aurait paru de la dernière imprudence d'avoir ici des conférences sur cette immense question, l'Angleterre refusant d'y participer. Nous aurions justifié toutes les résolutions de M. Canning ; sous prétexte que les puissances continentales s'occupaient des colonies, il se serait hâté d'en reconnaître l'indépendance, et nous aurions ainsi précipité les colonies dans les bras de l'Angleterre en voulant les sauver. M. Canning a fait entendre, ainsi que le président des Etats-Unis, qu'il niait aux puissances du continent le droit d'intervenir à main armée dans les affaires des colonies. Que cette déclaration soit fondée en justice ou qu'elle ne le soit pas, qu'elle soit ou non téméraire, il en résulte que c'est de la guerre dont il s'agit, si l'Europe veut intervenir. Or toute l'Europe veut-elle faire la guerre à l'Angleterre ? Non pas certainement l'Autriche ; la Prusse n'y a aucun intérêt : il est donc clair que la Russie et la France restent seules sur le champ de bataille. Elles suffisent à tout, j'en conviens ; mais il faut éviter tout ce qu'on peut éviter, faire tout ce que la modération, la raison, la prudence réclament avant d'en venir à tirer l'épée. C'est pour cela que j'ai trouvé qu'il fallait traîner en longueur sur la question de la médiation, éloigner les conférences, essayer par tous les moyens de ramener l'Angleterre à ses vrais intérêts et à des idées plus justes. Je n'en désespère pas, depuis le décret sur la liberté du commerce : c'est à quoi nous devons tous travailler de concert et avec activité. " Pour en finir de l'Espagne, le ministère actuel a contre lui le clergé ; mais il paraît assez sage pour le pays. Nous espérions le décret d'amnistie. Ce décret sera sans doute mal fait, car en Espagne tout est passion ; mais enfin il ira tellement quellement. Au reste, faute d'argent et par mille autres raisons, la Péninsule est dans la plus profonde anarchie, anarchie qui toutefois ne tuera pas ce malheureux peuple, accoutumé à vivre sans administration depuis deux siècles. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 10 février 1824. " Ce que vous me mandez, dans vos dépêches du 26, sur l'amnistie, me fait craindre que M. Heredia n'ait succombé sous les efforts de ses ennemis. Vous vous étiez d'abord déclaré fortement contre ce ministre, mais depuis l'expérience vous avait sans doute appris qu'il pouvait être utile ; dans votre dépêche, vous vantez son habileté. Si vous en gardez toujours la même opinion, votre devoir est de le soutenir dans la position difficile où il se trouve. Un ministre qui a eu le courage de signer la reconnaissance des 34 millions, le décret sur la liberté du commerce, et qui veut publier l'amnistie, toutes choses impopulaires dans le malheureux pays où vous vivez, ne pourrait être abandonné sans une sorte d'ingratitude de la part de la France. " Reste à savoir, au milieu de toutes les intrigues, ce qu'il y a de vrai dans les frayeurs du roi et les discours de M. Heredia. Ne veulent-ils pas se créer un prétexte pour suspendre l'amnistie, ou bien le parti du clergé qui veut renverser le ministère n'oppose-t-il pas un parti factice à cette mesure pour épouvanter S. M. C. ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est étrange qu'ayant une garnison assez nombreuse à Madrid, l'autorité militaire ait souffert des rassemblements sous les fenêtres du château. On sait combien la fermeté impose. " Dans tous les cas, vous ne devez jamais consentir à ce qu'on ne publie pas l'amnistie. Le roi et le prince généralissime regardent leur parole engagée, et S. M. tient à en parler dans son discours à l'ouverture des chambres. " Je ne saurais trop diriger à présent votre attention vers l'emprunt. Les colonies espagnoles, surtout le Mexique, se créent à Londres des partisans et des intérêts immenses par des affaires de finances. Il faut que la mère patrie, qui a d'ailleurs un besoin réel d'argent pour exister, et pour influer dans les colonies, contrebalance en Angleterre le crédit des Amériques espagnoles, en liant à sa prospérité les fortunes des grands capitalistes de l'Europe. M. Heredia est homme d'esprit, et comprendra ce système. " Le décret sur la liberté du commerce fait un effet considérable. Les Anglais sont dans la position la plus embarrassante ; ils ont de l'humeur et n'osent ouvertement attaquer un acte inattaquable et qui les gêne en les forçant de s'expliquer. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Serre. " Paris, le 16 mars 1824. " Je voudrais, monsieur le comte, commencer ma lettre par vous offrir mes félicitations sur votre nomination à la chambre des députés, et je n'ai à vous faire, au contraire, que des compliments de condoléance ; mais il y a un remède à tout avec la patience et le temps, et j'espère bien vous voir quelque jour honorer le département des affaires étrangères par vos talents à la tribune. " J'ai reçu toutes les lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Ce que vous dites du renouvellement septennat est excellent. La loi ne sera pas présentée comme je le désirais. J'aurais voulu le renouvellement quinquennal d'abord pour la chambre actuelle, élue en vertu de la charte, et le septennal pour les chambres qui suivront. J'ai proposé aussi le changement d'âge : j'ai été battu sur ces deux points, et on proposera le septennal pur et simple. Il n'y a aucun doute qu'il passera à une immense majorité. Je préférerais mon projet, comme plus légal et plus complet. Quoi qu'il en soit, ce sera un grand bien que cette loi, et un beau résultat pour nous de la guerre d'Espagne. " Cette Espagne est tranquille, tous les troubles civils y sont apaisés ; mais la plaie politique étant dans le roi, le remède est presque impossible à appliquer. Il n'y aurait de raisonnable que la convocation des vieilles cortès modifiées selon le temps. Le roi ne le voudra pas, et le peuple n'en veut pas davantage. Un grand ministre pourrait les rappeler ; mais où est-il, ce grand ministre ? Les étrangers, même la France, ne pourraient rien de national dans ce bizarre pays, et de plus ils sont divisés d'intérêts et de doctrines : il faut donc laisser aller. Le ministère espagnol actuel, qui nous a donné le décret pour le commerce libre dans les colonies et qui a demandé la médiation des puissances, va être chassé parce qu'il a le sens commun. " Vous avez raison pour les colonies : elles n'amèneront aucune guerre, par la raison que nous ne la voulons pas et que le continent, qui fait tant de bruit de ses théories, ne nous seconderait pas si nous voulions les soutenir à main armée contre l'Angleterre. Les colonies seront donc séparées, et notre déclaration à Vérone nous a mis dans la meilleure position pour profiter de cette séparation. Nous avions prévu l'événement, et nous avons fait entendre que nous ne sacrifierions pas nos intérêts à des théories politiques. Le tout est que la reconnaissance ne soit pas trop prompte, et que l'on sache bien s'il existe en Amérique des gouvernements capables de faire et de maintenir des traités. Sur ce point l'Angleterre entend parfaitement raison, et nos relations de part et d'autre sont extrêmement bienveillantes. " Vos renseignements sur les sociétés secrètes sont, monsieur le comte, extrêmement précieux. Il restera à distinguer ce qu'il y a de théorique et de pratique dans ces machinations, et jusqu'à quel point le plan est fictif ou réel. Que l'on veuille renverser l'ordre établi, cela est de tous les temps et de tous les lieux ; mais que de ce mouvement d'une nature humaine corrompue on fasse une action régulière et permanente de destruction au moyen des sociétés secrètes, c'est ce qui me paraît toujours très difficile. " Je vous prie de soutenir vivement les intérêts de notre commerce. " J'ai fait ce que vous désirez pour vos appointements ; je mettrai tous mes soins à vous rendre votre position agréable. Notre patrie est dans ce moment si prospère et si glorieuse que la considération de nos ambassadeurs doit s'en accroître à l'étranger. " Recevez, monsieur le comte, la nouvelle assurance de mon dévouement et de ma haute considération. " Chateaubriand. " " P. S. Mon neveu, Christian de Chateaubriand, part pour l'Italie : s'il va à Naples, je le recommande à vos bontés : c'est le petit-fils de M. de Malesherbes. " M. de Polignac à M. de Chateaubriand. " Londres, ce 16 mars 1824. " Rien de nouveau ici, mon cher vicomte ; vous aurez lu, quand vous recevrez cette lettre, le discours que lord Liverpool a prononcé hier à la chambre des pairs d'Angleterre en réponse à la motion de lord Lansdown sur la question de l'indépendance des colonies espagnoles. Lord Lansdown était passé chez moi la veille ; je ne m'étais pas trouvé à la maison ; ce que je regrette. Au reste, ses expressions ont été aussi modérées que possible pour un membre de l'opposition, et forment contraste avec celles du jeune lord Ellenborough, qui a trouvé dans notre conduite, louée par lui, en Espagne, un motif de nous accuser de vues ambitieuses envers ce pays. Le discours de lord Liverpool n'a rien de bien remarquable ; on y trouve seulement ces deux points saillants : 1 o qu'il ne parait pas encore prêt à reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles ; 2 o que son voeu personnel eût été que ces colonies eussent choisi de préférence une forme de gouvernement monarchique. La discussion importante sera celle d'après-demain à la chambre des communes. Il m'est revenu que M. Canning a exprimé son mécontentement, à une personne tierce, du retard qu'éprouvait le ministre espagnol accrédité près la cour Saint-James ; il sait qu'il est depuis longtemps à Paris ; qu'il a de longues, fréquentes et secrètes conférences avec Pozzo ; tout cela excite ses inquiétudes et lui donne un peu d'humeur. Je tâcherai de le voir demain pour le faire changer de disposition avant la séance de jeudi. " Le prince de Polignac. " M. de Chateaubriand à M. de Polignac. " Paris, ce ... mars 1824. " Dans votre dernière lettre, noble prince, vous me demandez ce que dit et fait l'Europe relativement aux colonies. L'alliance, depuis quelques jours, me travaille très mal à propos ; elle insiste pour nous faire prendre des résolutions contre l'indépendance ; elle veut recommencer des conférences sur les affaires d'Espagne, y compris les colonies. Notre langage modéré sur ce point, votre mémorandum lui déplaît fort : elle n'ose le dire ouvertement, mais on aperçoit aisément des signes d'humeur et d'inquiétude. Je me défends comme je peux ; j'ai déclaré formellement que j'étais prêt à continuer nos vieilles conversations sur l'Espagne, mais que je refusais nettement des conférences ad hoc sur l'affaire des colonies, voulant pouvoir dire toujours sans mentir à l'Angleterre : " Il n'y a point de conférences pour les colonies. " J'ai emporté ce point en demandant s'il s'agissait de tirer l'épée et si les alliés étaient prêts à agiter cette grande question. Là dessus le baron Vincent s'est récrié contre la seule idée de prendre les armes, et le chargé d'affaires de Prusse a été également épouvanté ; c'est ce que je prévoyais. L'Autriche est trop bien avec l'Angleterre pour lui déclarer la guerre. La chose en est donc restée là, et je vous en avertis, parce que si Sir Charles Stuart écrivait à M. Canning que nous avons repris des conférences, vous pourrez lui assurer qu'il ne s'agit que des anciennes et très rares réunions que nous avions ici pour causer des affaires d'Espagne, comme de l'amnistie, de l'emprunt, de notre corps diplomatique à Madrid, des changements des ministres espagnols, etc. ; mais qu'il n'est nullement question de conférences sur les colonies . " Votre position avec vos collègues est nécessairement un peu gênée, parce que notre politique n'est pas tout à fait semblable à la leur sur les colonies ; mais faites comme moi, c'est-à-dire bonne mine ; dites que nous ferons toujours tous nos efforts pour amener l'Angleterre à ne pas déclarer l'indépendance des colonies, et à s'entendre avec l'Espagne et avec nous sur cette grande question ; mais évitez de parler du parti que nous prendrons sur les colonies dans le cas où l'Angleterre vînt à déclarer leur indépendance : c'est là le point scabreux et notre secret. Alors comme alors, nous prendrons conseil de l'événement. Nous sommes d'ailleurs sur un bon terrain, car à Vérone nous avons été très libéral sur l'affaire des colonies ; ainsi nous n'avons point changé d'opinion : nous pensons après la guerre comme avant la guerre. Je vous envoie cette pièce, qui est un bon retranchement contre l'empressement de vos collègues et une excellente pièce pour M. Canning. En tout, ce que vous avez de mieux à faire est d'éluder sans affectation les conversations sur les colonies : je m'en rapporte à votre prudence. Parlons d'autre chose. " J'ai vu les débats sur le commerce des nègres. Il est assez ridicule de dire que les Etats-Unis sont la seconde ou l'une des premières puissances maritimes du monde ; ils ont quatre vaisseaux de ligne et une douzaine de bricks et de frégates. Passe pour cette gasconnade ; mais il faudra savoir ce que veut dire cette législation de piraterie, déjà proposée à Vérone. Il y a un point que dans tous les cas nous n'admettrons jamais : la visite de nos vaisseaux. " Je ne connais rien, au moment où je vous écris, des détails de la séance sur notre occupation d'Espagne. Je vois seulement en gros que M. Canning a fait l'éloge de notre armée et le vôtre ; il a bien raison cette fois ; mais comment a-t-il pu dire qu'il nous a fait trois conditions pour nous laisser entrer en Espagne : 1 o que nous n'attaquerions pas le Portugal ; 2 o que nous ne nous mêlerions pas de l'affaire des colonies ; 3 o que nous n'occuperions pas militairement l'Espagne ? Il faut que l' Etoile ait mal traduit, car cela serait incroyable, et les dires de M. Canning l'année dernière ont assez prouvé qu'il n'avait consenti à aucune condition. Cette jactance est bien peu digne ; et si M. Canning l'a employée pour nous défendre et pour repousser l'opposition, nous pourrions lui dire comme le duc d'Orléans au cardinal Dubois : " Dubois, tu me déguises trop ". " Vos dépêches et les papiers anglais, que j'attends ce matin, éclairciront tous ces faits. " Chateaubriand. " " P. S. Je viens de lire le discours de M. Canning dans les Débats : réparation. Il est très bon, très bon, s'il est tel qu'il est traduit, et je vous charge même de remercier M. Canning de ma part. " Je reçois vos dépêches et vos lettres du 19. Vous voyez que j'avais prévenu votre désir. Remerciez M. Canning de son excellent discours. Je vais faire mettre un mot dans le discours du roi. " M. de Chateaubriand à M. de la Ferronnais. " Paris, ce 19 mars 1824. " Je compte vous expédier un courrier après la séance royale, qui aura lieu le 23 ; et comme après ce temps je serai fort occupé aux chambres, et que j'aurai peu de temps pour écrire, je veux m'y prendre de bonne heure aujourd'hui, afin de traiter les affaires à fond avec vous. " Je commence par votre lettre du 1er mars : parlons de ma dépêche au prince de Polignac. " Je suis fâché, monsieur le comte, que Sa Majesté l'empereur ; qui en avait paru content au premier moment, ne l'ait pas trouvée ensuite assez forte. L'Angleterre n'en a pas jugé ainsi. M. Canning y a fait une réponse qu'il a communiquée aux représentants de l'alliance à Londres, et qui est très faible : je vous l'envoie, quoique j'aie la certitude qu'elle est parvenue à Pétersbourg, où M. Canning tenait beaucoup qu'elle parvînt pour détruire l'effet de ma dépêche. J'avais fait celle-ci de manière à ce qu'elle pût devenir publique, en cas que le ministre anglais la produisît aux chambres ; mais il s'en est bien gardé, tant il l'a trouvée contraire à ses vues ; et je sais que c'est en partie les raisons rassemblées dans cette dépêche qui l'ont fait reculer sur la reconnaissance immédiate de l'indépendance des colonies. " Selon moi, tout l'art de la politique en ce moment consiste à mener les choses avec une telle prudence que nous pussions gagner la fin de la session parlementaire, en Angleterre et en France, sans compromettre cette importante question à la tribune. L'Angleterre l'a pris si haut, elle a si ouvertement déclaré que la moindre intervention du continent dans l'affaire des colonies serait pour elle une raison de reconnaître leur indépendance, qu'une démarche un peu vive pourrait tout précipiter. Or, la France ne pouvait et ne devait pas prendre sur elle l'initiative, ni se charger d'une telle responsabilité. Je me suis donc bien gardé, dans ma dépêche à M. de Polignac, de combattre l'Angleterre sur le terrain des principes qu'elle ne reconnaît pas, mais sur celui des intérêts où elle place toute sa doctrine. J'ai cherché à lui prouver qu'elle n'avait dans ce moment aucune raison pressante pour déclarer l'indépendance des colonies, et j'ai si bien réussi que lord Liverpool et M. Canning ont repoussé les propositions de lord Lansdown et de M. Mackintosh. Encore une fois, gagner du temps, c'était tout. La session parlementaire finira, les troubles qui peuvent survenir dans les colonies pourront donner moins d'ardeur à l'Angleterre et plus de force aux raisons des puissances continentales. " Il ne faut pas se dissimuler d'ailleurs, monsieur le comte, que l'opinion générale de la France, même l'opinion royaliste, est fort tiède sur la question des colonies espagnoles. Nous l'avons exprimée à Vérone dans notre note telle qu'elle est dans notre pays, et, quand on examine la chose de près, voilà la solution que l'on trouve. " Le continent peut-il empêcher l'Angleterre de reconnaître l'indépendance des colonies espagnoles ? Il n'y en a peut-être qu'un seul moyen : c'est de menacer la Grande-Bretagne, de lui faire la guerre. " Si elle n'est pas arrêtée par cette menace, si au contraire elle déclare les colonies indépendantes et s'allie aux Etats-Unis, toutes les puissances du continent tireront-elles l'épée ? L'Autriche, particulièrement liée avec l'Angleterre, et dont celle-ci vient de louer le souverain et le ministre, tandis qu'elle insulte tous les autres souverains, l'Autriche entrera-t-elle en campagne ? Fermera-t-elle au commerce anglais tous les ports de l'Italie ? La Prusse, qui n'a rien à démêler avec les colonies, et qui est pauvre, repoussera- t-elle les vaisseaux anglais de ses havres dans la Baltique ? La Suède, le Danemark, le royaume des Pays-Bas entreront-ils dans le nouveau système du nouveau blocus continental, seul moyen d'atteindre l'Angleterre ? S'il est probable que la plupart de ces puissances reculeraient ; si la Russie, à l'abri par son immense puissance et par sa position continentale, ne pouvait nous assister que par des soldats, dont nous n'aurions pas besoin, puisque nous n'aurions personne à combattre sur le continent ; si aucune puissance n'est assez riche pour fournir une part considérable de subsides pour équiper nos flottes, il est à peu près sûr que tout le poids de la guerre retomberait sur nous seuls, que nous perdrions notre prospérité présente, notre commerce, nos colonies, nos vaisseaux, dans une lutte inégale contre une puissance toute maritime, et qu'une secousse sur le continent pourrait faire renaître parmi nous des factions si heureusement étouffées par le succès de la guerre d'Espagne. " Ces considérations, monsieur le comte, n'échappent pas à un peuple aussi éclairé et aussi spirituel que le nôtre. La tribune et des journaux libres disent tout, et il n'y a point de ministère qui ne fût écrasé s'il s'engageait dans une pareille affaire avant d'avoir épuisé tous les autres moyens d'action. " Je remarque avec peine combien on comprend difficilement dans les monarchies absolues la position d'un ministre dans les monarchies représentatives. Il est aisé pour un bon serviteur de son prince à Pétersbourg, à Vienne et à Berlin, de dire dans le secret du cabinet toutes les bonnes choses qu'il a à dire, de mettre en avant les principes qu'il lui semble devoir soutenir ; mais nous, exposés sans cesse à la publicité, attaqués par des ennemis secrets et publics à la cour et à la tribune, nous sommes obligés de peser toutes nos paroles, de calculer les effets de nos moindres notes, et arriver au même but que nos alliés, mais par d'autres voies et par d'autres moyens. Combien de fois, monsieur le comte, ne s'est-on pas irrité contre nous, et pendant et après la guerre d'Espagne ? Excepté la Russie, qui me comprenait et me laissait faire, combien ai-je été tourmenté, harassé de notes, de représentations et presque de reproches ? Et pourtant qu'est-il arrivé ? Voyez ce que nous avons fait depuis que je suis entré au ministère ? La guerre d'Espagne, l'emprunt des 23 millions ; l'élévation de la rente au pair, les élections totales et royalistes au moyen desquelles nous allons avoir la septennalité, la réduction des rentes ; tout cela dans quinze mois ! C'est pourtant quelque chose, et l'Europe doit trouver que nous marchons. Quant à l'affaire des colonies, elle s'arrangera aussi, si on veut procéder avec mesure et circonspection ; si on veut aller brusquement, on peut tout perdre. Il faut faire tous nos efforts pour déterminer l'Angleterre à s'entendre avec les alliés. Elle est dans ce moment très éloignée de cette pensée ; mais quand le parlement sera séparé, et s'il arrive des événements dans d'autres parties des colonies espagnoles, comme il vient d'y en avoir au Pérou, il ne paraît pas impossible que le ministère anglais se rapproche de nous. " Si l'on veut, monsieur le comte, me laisser le temps de dérouler mon système à l'intérieur et à l'extérieur, on sera content. Aurait-on cru l'année dernière, que la France était capable de faire la guerre seule avec la forme de son gouvernement, et pour ainsi dire encore en face de la révolution ? Aurait-on cru que cette année nous aurions pu faire disparaître une opposition composée de cent onze membres dans la chambre des députés ? Aurait-on cru que nous eussions été assez forts pour rendre la chambre élective septennale ? On a fait beaucoup de mal à ce pays, et l'on ne peut pas se dissimuler que pendant quatre ou cinq ans l'Europe elle-même a appuyé de toute sa puissance le système déplorable que l'on suivait ici. Qui a donné le signal du péril ? c'est moi ; qui s'est exposé à toutes les persécutions pour sauver la France ? c'est moi ; qui, le premier, a fait ouvrir les yeux à l'opinion ? c'est encore moi. Depuis que je suis au ministère, ai-je démenti mes doctrines ? Qu'on en juge par les immenses pas vers le bien qu'a faits la France depuis quinze mois. Mais si l'on veut tout précipiter ; si, dans notre opposition dangereuse vis-à-vis de l'Angleterre, on nous pousse mal à propos ; si, comptant pour rien les obstacles que présentent nos intérêts nationaux et les formes de notre gouvernement, on nous pousse à des mesures intempestives il arrivera que l'on brisera mon système, que l'on m'obligera à me retirer, que tout changera avec ma retraite. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Polignac. " Paris, ce 1er avril 1824. " Ma dépêche d'aujourd'hui, noble prince, est intéressante. J'y veux ajouter quelques réflexions. " Sir W. A'Court a dit à M. Brunetti qu'il était très mécontent de la réponse de M. Heredia. Il est certain que le cabinet de Madrid, refusant de traiter sur la base de l'indépendance des colonies, embarrasse beaucoup le cabinet anglais, qui ne se dissimule pas que le consentement à l'indépendance de la part de l'Espagne est d'un poids considérable dans cette affaire. D'un autre côté, les nouvelles du Mexique n'étant pas très bonnes, je vous engage à en causer avec M. Canning et à lui demander si ce refus de l'Espagne, et les troubles politiques de l'Amérique, ne modifieraient pas ses résolutions et ne l'engageraient pas à accepter la médiation, collectivement avec les alliés ? " Remarquez que l'Angleterre a déjà un peu reculé, qu'elle voulait d'abord traiter sur la base de l'indépendance pure et simple, et puis qu'elle ne propose plus cette indépendance que d'une manière hypothétique. " Qu'est-ce que M. Canning peut craindre en acceptant la médiation ? A quoi cela l'engage-t-il ? A rien du tout. Il est toujours libre de se refuser aux plans qui ne lui conviendraient pas, et il sait que de notre côté nous sommes bien plus près des idées de l'Angleterre que des théories impraticables des alliés. Ainsi, nous marcherions avec lui ou très près de lui, et nous pourrions faire pencher la balance pour des choses possibles. Je crois que M. Canning a pris les choses trop haut. Il est à craindre qu'il ne se trouve engagé d'amour-propre à soutenir ce qu'il a dit ; dans tous les cas, s'il revenait à l'idée de prendre part à la médiation, ce ne serait probablement que quand il serait débarrassé du parlement. Il est encore probable que le lieu des conférences serait un obstacle : il ne voudrait pas Paris ; nous ne pouvons consentir à Londres. Resterait Madrid, mais en face du peuple espagnol et des intrigues de la cour de Ferdinand, la chose est presque impossible. " Causez donc, noble prince, avec M. Canning, mais sans affectation, sans aucune nuance officielle, sans écrire mutuellement ce que vous aurez dit. Nous allons envoyer des consuls à Cuba et à Porto-Rico, et nous approcher peu à peu du Mexique, en profitant du décret de Ferdinand : ne dites rien de ceci. " J'espère que vous vous commencez à voir clair dans nos idées sur les colonies, et à reconnaître les nécessités qui nous enchaînent de toutes parts. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Polignac. " Paris, le 10 mai 1824. " Je vous ai mandé que nous avions enfin l'amnistie pour l'Espagne. Cela couronne notre ouvrage, et c'est une importante nouvelle. M. Paez part enfin pour Londres. Il est venu me voir ; nous avons causé. Je vous le recommande : il doit être, autant que vous le pourrez sous votre protection et dans votre dépendance. Tâchez qu'il ne traite pas secrètement avec M. Canning de quelque arrangement préjudiciable à la France. Les Espagnols sont sujets à ces négociations mystérieuses ; l'estafette qui arrivera ce soir de Madrid m'apportera la réponse du ministère espagnol à M. Canning. Je crois que l'Espagne refuse de traiter pour le Mexique sur la base de l'indépendance, et qu'elle demande itérativement la médiation de l'Angleterre et de toutes les puissances. C'est le moment d'insister auprès de M. Canning sur cette médiation. Rapprochez-vous de vos collègues et surtout de M. Lieven, qui se plaint de votre froideur ; parlez tous à la fois de la médiation demandée par l'Espagne ; dites à M. Canning qu'elle ne l'oblige à rien, ni nous non plus ; qu'elle mettra l'Angleterre et nous à même de prendre le parti qui nous paraîtra le plus convenable. Laissez entendre que si le lieu de la négociation (Paris) était désagréable à l'Angleterre, on pourrait le transporter ailleurs, dans quelque ville neutre d'Allemagne. Je n'ai jamais désespéré de cette affaire, parce que la résistance passive de l'Espagne et du continent avec l'Espagne contre l'indépendance complète des Amériques espagnoles doit embarrasser beaucoup l'Angleterre. Vous savez que M. Canning, pour engager l'Espagne à reconnaître l'indépendance du Mexique, lui promettait de lui garantir la possession de Cuba et de Porto-Rico. " Je vous prie, noble prince, de donner pour moi à la Société pour le soulagement des gens de lettres 40 livres sterling ; vous tirerez une égale somme sur moi. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. le Comte de la Ferronnais. " Paris, ce 19 mai 1824. " Vous verrez, monsieur le comte, par mes dépêches que les affaires vont mieux en Espagne. Nous avons enfin l'amnistie ; mais il a fallu la circonstance du renouvellement du traité d'occupation pour l'arracher ; et si nous n'avions pas posé cette alternative : Point d'amnistie, point de renouvellement de traité , nous n'eussions rien eu, et tout ce que les souverains auraient écrit et demandé aurait été inutile. M. de Talaru, se trouvant dans une meilleure position que ses collègues pour agir, en a profité ; et ce que nous avions si longtemps sollicité pour nos services a été accordé à la crainte de nous voir partir. " Vous serez encore plus content de la réponse de M. Ofalia à la note de sir W. A'Court. Vous verrez que tous les droits de l'Espagne sont réservés, qu'elle se serre à ses amis du continent, et qu'elle prie de nouveau l'Angleterre d'entrer elle-même dans la médiation. Elle ne pouvait faire une réponse plus digne et plus convenable. " Vous avez été un peu étonné de la différence des rapports que je vous ai transmis à Pétersbourg et de ceux qui arrivaient par l'Autriche. Les événements subséquents ont dû vous prouver que je vous avais dit la vérité. Tout marche à présent ; le parlement va finir, et alors j'ai toujours l'espérance d'amener l'Angleterre à écouter ses véritables intérêts. Dans tous les cas, le seul moyen de procéder, dans les circonstances difficiles où nous nous trouvions, était la patience et la longueur du temps : des mesures précipitées auraient tout perdu. " Il vient de se passer les scènes les plus affligeantes en Portugal. La France a encore eu le bonheur d'y jouer, par son ambassadeur, un rôle noble et généreux. J'ai craint, dans le premier moment, que le contrecoup de cet événement se fît sentir en Espagne. Le roi de Portugal est malheureux en famille : de pareilles scènes donnent beau jeu à ceux qui déclament contre les gouvernements absolus et les souverains légitimes. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Talaru. " Paris, le 26 mai 1824. " Je ris aussi d'avoir cru que ce qui était fait le 1er, à Madrid n'était pas fait le 12 ; mais vous êtes aussi amusant que moi, car vous me mandiez qu'il fallait que la chose fût connue , et moi, vous croyant sûr de votre affaire, j'ai fait publier l'amnistie. Heureusement cela n'a rien fait manquer, puisque M. Mortier me l'envoie du 19 : Dieu soit loué ! " Vous ne pouvez vous faire une idée du dépit qu'ils ont qu'on leur ait caché l'amnistie. Ils disent qu'on a prouvé à l'Europe qu'on employait auprès du roi une horrible coaction . Les bonnes gens ! ils n'ont pas voulu sans doute agir sur le roi et contre nous ! ils n'ont pas changé son ministère ! ils n'ont pas voulu la coaction physique de nos baïonnettes ! Il m'est clair, d'après tout ce bruit, qu'ils ne voulaient pas au fond l'amnistie, et qu'en outre de leur amour- propre blessé il y a le mécontentement d'avoir vu promulguer un acte qui leur était peu agréable. Ils ne seront pas appuyés ici, parce que j'ai donné l'amnistie à la conférence aussitôt que je l'ai eue : ils passeront pour des niais dans leurs cabinets, voilà tout. Il m'est démontré que si vous aviez parlé, l'amnistie était suspendue, d'autant plus que ces messieurs lui reprochent de renfermer des articles qu'ils ne connaissaient pas. En dernier résultat, pourquoi être si malheureux qu'on ait obtenu l' amnistie ? Est-ce un acte contre l'Alliance, contre l'Espagne ? Et nous, qui avons porté isolément tout le poids de la guerre, ne pouvions-nous seuls obtenir le couronnement de la paix ? Au reste, tout est fini, l'amnistie est publiée, et on n'en parle peut- être déjà plus à Madrid. " Il paraîtrait que vos collègues ont tenu une conférence sans vous sur l'affaire des colonies. Ne faites semblant de rien ; demandez toujours des renseignements et des papiers, et offrez toujours de parler tant qu'on voudra. Mais dites à M. Ofalia que tandis qu'on parle beaucoup nous agissons ; que M. de Polignac a eu une longue conférence avec M. Canning sur les colonies à propos de la réponse de l'Espagne ; qu'il l'a pressé de nouveau d'accepter la médiation ; que M. Canning a toujours continué de la refuser, mais que M. de Polignac ne désespère de rien si l'Espagne se dépêche d'envoyer un ambassadeur en Angleterre. " Chateaubriand. " Chapitre LXXIV Quelques mots sur cette correspondance. Ici finit la correspondance diplomatique. Je n'ai donné qu'un très petit nombre des lettres de mes honorables amis ; ils s'y montrent pleins d'habileté, de talent et de noblesse : ils auront pu voir que j'ai eu soin de retrancher scrupuleusement de ces lettres les détails que la discrétion commande de laisser dans l'ombre. Heureux les rois dont les intérêts sont confiés à de tels hommes ! Quant aux diplomates étrangers, quelle que soit l'opposition qu'ils nous ont faite, ils n'en sont pas moins des hommes de capacité et d'honneur. Les affaires étaient si compliquées qu'il était naturel de les voir autrement que nous ne les voyions. Par exemple, en Espagne, MM. Royez et Brunetti pouvaient très bien croire, comme représentants de monarchies absolues, que le cabinet français inclinait trop aux idées libérales ; ils devaient servir les intérêts de leurs gouvernements, qui n'étaient pas ceux du notre. Si par hasard ils avaient deviné notre politique (l'agrandissement dont nous espérions fortifier notre pays), leur devoir les obligeait à nous entraver davantage. Le même raisonnement s'applique à M. de Metternich : sur le champ de bataille, chacun cherche à remporter la victoire. Nous désirons qu'on use envers nous de la même impartialité : pourquoi n'en userait-on pas ? Est-ce de la diplomatie du moment dont il s'agit ? Non ! c'est de la diplomatie historique ; il s'agit d'une société qui n'est plus ; nos lettres et nos dépêches sont des documents poudreux qui comptent déjà des siècles. Reconnaissance à nos honorables et nobles amis de la chambre élective et de la chambre des pairs, qui voulaient comme nous la guerre d'Espagne : leur éloquente conviction passait de la tribune dans le public. Nous sommes également redevable à cette nombreuse partie de la droite des députés attachée à M. de Villèle : voyant le président du conseil soutenir, par nécessité, avec clarté et logique, un sentiment dont pourtant il ne se sentait pas entraîné, elle se rangea à sa parole, et forma cette majorité compacte sans laquelle nous n'aurions pu agir. Enfin, nous nous félicitons de la bienveillance particulière que nous montrèrent les orateurs de la gauche, tout en s'élevant contre notre système. M. le duc de Rauzan, nommé directeur des affaires politiques, pour tenir lieu d'un de ces sous-secrétaires d'Etat qui devraient exister dans les départements ministériels, seconda nos travaux et montra ce jugement rassis, qualité essentielle du diplomate. On le voit, nous avons à coeur d'être juste : nous voulons qu'adversaires et amis soient satisfaits. Notre ouvrage y gagnera, car le premier ornement du langage est l'équité. Nous qui, après le reflux de la monarchie, sommes resté à sec comme les lais et les relais de la mer, quel retentissement pourraient avoir nos murmures sur les plages désertes d'un océan retiré, vers lequel nous tournons en vain des yeux surpris et une oreille attentive ? Les trois quarts d'entre nous ont déjà payé leur tribut à la Mort, personnage fatal et inconnu : comme Charles 1er, il faut nous réconcilier, avant de rencontrer le masque armé qui attend chaque homme au bout de sa vie. Chapitre LXXV Septennalité. - Bruits divers. - Mon caractère. Les dates des lettres ci-dessus approchent du moment où notre destinée allait encore changer. Si voisin d'un succès complet, nous touchions à un autre dénouement. La nouvelle péripétie arriva sans nous étonner ; nous avions l'habitude des fragilités de la fortune. La guerre d'Espagne est le grand événement de notre carrière politique, de même qu'elle fut la principale affaire de la restauration. Le moment de la discussion des lois était venu : nous parlâmes sur le budget des affaires étrangères ; nous avançâmes deux choses : que la multiplicité des emplois remplaçait les largesses monastiques en France et la taxe des pauvres en Angleterre, cette manière de donner étant seulement plus honnête ; que le temps des ambassadeurs était passé et celui des consulats revenu : conséquemment les ambassadeurs doivent être diminués de nombre, les consuls multipliés et mieux rétribués. La septennalité fut notre oeuvre ; mais nous la voulions avec le changement d'âge. Admettre des députés de quarante ans pour une période septennaire, dans une chambre renouvelée intégralement, c'était despotisme de ministres et radotage de Gérontes. Nous soutînmes deux fois notre opinion contre M. de Villèle. Il eût été plus régulier de n'établir la septennalité qu'après la dissolution du corps nommé dans un autre système ; il eût encore mieux valu se borner à la quinquennalité ; mais la considération de ce qui était arrivé relativement à la chambre des communes en Angleterre, la presque certitude qu'une chambre est congédiée avant l'expiration de sa vie légale, la preuve acquise qu'on va toujours trop vite en France, qu'on ne se donne jamais le temps de voir jouer une machine politique, d'en perfectionner les mouvements, fixèrent l'opinion du conseil, M. de Villèle nous promit d'ailleurs d'abaisser l'âge, après l'essai d'une nouvelle législature. Avant de passer à la loi motif ou plutôt prétexte de notre renvoi, il faut dire quelques mots des bruits répandus. On a dit qu'il y avait eu des propos et des intrigues autour de nous, qu'on inquiétait M. de Villèle : nous l'ignorons. Nous ne ferions aucune difficulté d'avouer aujourd'hui notre ambition : que nous voulussions être président du conseil, rien là-dedans n'eût été extraordinaire. Mais il n'en était pas ainsi ; des hommes communs nous avaient jugé d'après les opinions communes : nous étions au-dessus ou au-dessous de ce qu'ils regardaient comme la grandeur. M. de Villèle n'était pas aimé ; le vulgaire nous supposait son rival. Des membres des deux chambres tenaient vraisemblablement des propos inconvenants ; une officieuse courtisanerie les reportait à l'hôtel des finances. La chatte du milieu de l'arbre venait nous raconter aussi, à nous, aigle ou laie, qu'on nous allait chasser ; que M. de Villèle ne voulait plus de nous ; que M. de Corbière avait juré notre perte. Ces rapports ne nous faisaient garder ni notre aire ni notre bauge ; nous laissions notre gîte au premier occupant. Le chancelier Seguier était tout revenu en nous : " Il fut si mauvais courtisan, qu'il demanda à la reine ce qu'il avait à faire, et la reine lui ayant dit qu'il se reposât et qu'il ne se donnât pas la peine de venir au Palais-Royal, il accepta ce parti, et y alla si peu, que bientôt après il n'y alla point du tout. " Cependant, un matin qu'on était accouru nous répéter que M. de Villèle nous trompait, qu'il ne parlait secrètement de nous qu'avec envie et l'écume à la bouche, importuné de ces rumeurs, nous allâmes chez M. de Villèle nous lui fîmes part des propos du jour ; nous lui protestâmes ne pas croire un mot de ce qu'on nous disait de lui ; nous lui déclarâmes que nous ne désirions nullement sa place ; que si elle nous était offerte nous la refuserions. Quoi qu'il en soit, nous aurions résisté aux attaques, en consentant à donner une opinion publique propre à décider la conversion de la rente : nous étions bon garçon et travailleur ; nous rendions quelque service ; nous ne demandions rien mais il aurait fallu parler. Chapitre LXXVI Conversion de la rente. - Mon opinion et ma résolution. - Inhabileté. - Hommes des pouvoirs. - M. de Corbière. La mesure de la conversion de la rente était hâtive : en général toute diminution de l'intérêt d'un capital est une banqueroute. Nous nous entendons en finances ; nous le disons parce que c'est une aptitude dont nous n'avons cure. Nous pensons qu'en France on fera toujours banqueroute sans produire une révolution. Notre histoire, depuis François Ier jusqu'à nous, est là pour confirmer la vérité de l'assertion. Cette facilité de manquer à ses engagements ne nous fait pas cependant prendre notre parti sur les réductions. Si au moment des emprunts vous déclariez qu'à une certaine cote ascendante il vous sera libre de baisser le chiffre de l'intérêt, celui qui vous confierait son argent serait averti ; autrement, vous l'égorgez pour le remercier de vous avoir ouvert sa bourse. Le cours du 5 pour 100 au commencement de 1824 était à 93 ; il ne s'éleva au- dessus du pair qu'avec l'assistance des banquiers de l'Europe, par l'appât d'un gain forcé. En 1825, sur 140 millions de rentes 5 pour 100 on parvint à en réduire 30 374 116 fr. en 3 pour 100. Toutes ces opérations d'agiotage sont fondées sur une erreur : quand on dit que le gouvernement emprunte, on dit mal, le gouvernement n'emprunte pas de fonds ; il vend des rentes . Ces rentes augmentent-elles de valeur sur la place, comme marchandises, tant mieux pour moi ! Diminuent-elles de valeur vénale, tant pis pour moi ! En achetant, je suis entré dans le commerce ; je me suis décidé à courir les chances de la bonne ou de la mauvaise fortune. Mais vous, vendeur, si vous avez le droit de m'enlever mon gain licite, c'est-à- dire le droit de me rembourser au taux de ma première mise lorsque les rentes en hausse ont accru mon capital, moi, acheteur, j'ai aussi le droit d'exiger de vous le remboursement intégral de ma première mise, lorsque les rentes sont en baisse, c'est-à-dire lorsque mon capital est diminué : autrement, vous m'avez rendu victime d'un marché frauduleux, vous qui me remboursez ou ne me remboursez pas selon votre intérêt, parce que vous êtes le plus fort et que je n'ai aucun recours contre vous. D'ailleurs, quand vous dites que vous me remboursez, c'est une fiction ; si tous les rentiers vous demandaient à la fois leurs fonds, comment pourriez-vous les leur rendre ? Si l'Angleterre n'a pas senti, ou si elle a méprisé cette improbité, c'est que l'Angleterre est un pays de papier, d'industrie générale, de pari universel. La fortune britannique tourne incessamment dans diverses roues ; ce qu'on perd d'un côté on le gagne de l'autre. En France, il n'en est pas de la sorte ; celui qui a acheté de la rente ne joue pas auprès de ce jeu-là un autre jeu. La propriété parmi nous tient encore de la stabilité de la terre dont elle est née. Nous étions donc en général contre le principe de la conversion ou du remboursement. Cependant, bien qu'instruit en finances mieux que les trois quarts de nos collègues (ce qu'au reste M. de Villèle apercevait), nous aurions, faute de confiance dans nos lumières, prêté le secours de notre voix à la majorité du conseil, n'eût un obstacle achevé de nous retenir. Nous ignorions les conditions du traité entre M. de Villèle et M. Rothschild : M. de Villèle n'en communiqua les articles particuliers qu'à M. de Corbière. Comment aurions-nous pu parler en faveur d'une mesure sur laquelle nous ne pouvions avoir d'idée arrêtée ? Nous commîmes alors une grande faute, la faute de ne pas insister sur des éclaircissements. Nous avons une invincible répugnance aux explications ; nous restons barricadé derrière un silence hébété ressemblant à une bouderie. D'un autre côté, nous craignions, en nous expliquant au conseil, de faire avorter la mesure dans le conseil même. Ces syndérèses de conscience, ce temps sans conscience ne les comprendra guère ; mais, encore une fois, nous croyions, et nous avions raison de le croire, M. de Villèle supérieur en finances, et nous lui étions dévoué. De cette conviction et de ce dévouement nous en vînmes à la détermination qui semblait arranger tout, nos scrupules et notre confiance dans les lumières de notre collègue : ne point parler comme homme, voter affirmativement comme ministre . En pesant à cette heure le pour et le contre, en balançant les avantages et les désavantages de notre résolution, notre rectitude dans une chose secondaire nous paraît avoir été une inhabileté. Nous étions entouré d'ennemis, contre lesquels notre insouciance et notre franchise nous laissaient sans défense ; nous poussions trop loin le mépris des petites gens. M. de Villèle avait pour s'ennuyer une intrépidité dont nous étions incapable souvent, lorsque nous nous trouvions chez lui, on venait lui annoncer la visite d'un importun " Ah ! mon Dieu ! " s'écriait-il avec un grand soupir, et il accueillait en souriant le fâcheux : nous nous enfuyions. Ces hommes qui fréquentent tous les pouvoirs, qui sont vertueusement les hommes du pays à la barbe du pays, ces admirateurs de louage, lesquels, éperdus, nous venaient dire qu'on n'avait jamais vu sous le soleil un Mécène tel que nous, se réservant de nous proclamer à notre chute le plus pauvre des humains, ces hommes nous étaient abominables : les Catons qui, sous l'apparence de l'impartialité et de l'attachement, nous sermonnaient à l'endroit de nos fautes, nous étaient odieux ; ils nous plaçaient au point de vue commun, et prenaient pour des erreurs les choses dont ils ne pouvaient être juges. De sorte qu'aux sycophantes et aux amis nous devions paraître un phénomène d'ingratitude et d'orgueil. Chapitre LXXVII La conversion de la rente rejetée à la chambre des pairs. - M. le comte Mollien, M. le comte Roy, M. le duc de Crillon, M. l'archevêque de Paris. - Je vote en faveur de la loi. - La septennalité à la chambre élective ; M. de Corbière ne me laisse pas parler. Le jour de la clôture de la discussion du projet de finances à la chambre héréditaire était arrivé ; la loi sur la septennalité avait passé dans cette chambre, comme la loi sur les finances avait été votée à la chambre élective. Louis XVIII (nous le vîmes le matin avant d'aller au Luxembourg) nous fit, d'une manière affectée, l'éloge d'un discours prononcé en faveur de la réduction des rentes. Nous n'en persistâmes pas moins dans notre dessein de mutisme : quelque chien sans doute nous avait mordu. Cela dut paraître d'autant plus mal au roi, qu'on assurait la retraite de M. de Villèle certaine dans le cas où la loi serait repoussée, nous savions le contraire ; mais nous en avions pas moins l'air, en refusant notre parole, de travailler au renversement du président du conseil. Nous nous rendîmes, le jeudi 3 juin, à ce palais de la veuve d'Henri IV, témoin de tant d'événements et qui devait en voir tant d'autres. Le comte Mollien présentait un amendement ; il consistait à substituer à une conversion en rente à 3 pour 100 une conversion en rente à 3 et à 4. M. Mollien est un homme de bonnes manières et versé dans les matières de finances ; il avait jadis connu mon frère : j'étais enclin à lui souhaiter bonheur. Toutefois, son projet n'était pas admissible ; c'était ôter à la loi sa simplicité ; cela ne pouvait raisonnablement entrer dans l'esprit juste de l'ancien ministre du trésor, mais cela plaisait au défenseur de l'amendement. M. le comte Roy avait proposé de remplacer les rentes à 5 pour 100 par des rentes à 41/2 pour 100 : la conversion alors n'en valait pas la peine ; on avait écouté avec respect un homme qui s'était crée douze cent mille livres de rentes. M. le duc de Crillon reproduisit l'amendement de ce préopinant. Alors M. de Villèle, avant qu'on allât aux voix sur le premier paragraphe de la loi (paragraphe qui contenait la loi entière), expliqua les desseins bienveillants du gouvernement relatifs aux rentiers au-dessous de 1 000 fr. : il répondait indirectement à M. l'archevêque de Paris. Ce prélat peut justement passer pour avoir le plus ébranlé la loi, lorsqu'il se prononça contre la conversion, par un esprit de commisération chrétienne en faveur des rentiers et de la ville de Paris : il leur sauva à peu près douze millions de rentes. Le premier paragraphe de la loi voté au scrutin et rejeté à la majorité de 120 voix contre 105, la loi fut perdue. Nous votâmes en faveur de cette loi. Aussitôt le résultat prononcé, nous nous approchâmes de M. de Villèle et nous lui dîmes : " Si vous vous retirez, nous sommes prêt à vous suivre. " M. de Villèle, pour toute réponse, nous honora d'un regard que nous voyons encore. Ce regard ne nous fit aucune impression ; il nous était tout un de rester avec nos collègues, de nous en aller avec eux ou de partir seul. Le lendemain vendredi 4 juin, il y eut assemblée de commerce chez M. de Villèle ; M. de Corbière ne s'y trouva pas ; le président du conseil nous parut de sang- froid comme à l'ordinaire, discuta sans préoccupation et avec lucidité. Que faisait M. de Corbière absent ? Mon secrétaire rencontra sur le boulevard M. de Rothschild ; celui-ci lui demanda si nous comptions parler sur la septennalité ; le secrétaire répondit : " Sans doute. " Le maître des rois repartit : " Il faut savoir si on lui en laissera le temps. " La septennalité fut débattue le samedi 5 à la chambre élective. M. de Labourdonnais parla contre la loi. Nous fîmes un signe au président, M. Ravez, dans le dessein de monter à la tribune ; il était probable que nous eussions eu quelque succès : notre renvoi immédiat devenait alors impossible. M. de Corbière se leva, requit d'être entendu le premier sur une loi ressortissant de son ministère ; il nous dit : " Vous parlerez après. " Nous trouvâmes cela tout simple ; nous cédâmes notre rang. Il n'y a pas d'apprenti en politique qui ne nous jouât sous jambe. Nous ne sommes cependant pas de ces capacités supérieures, enfants et génies à la fois bon homme sans bonhomie, nous voyons qu'on nous attrape, et nous nous laissons attraper : il est plus commode d'être dupe que de s'évertuer à ne pas l'être. M. de Corbière battit la campagne pour gagner l'heure où la chambre a coutume de se retirer ; interrompu par M. de Labourdonnais et par M. Casimir Périer, il répondit longuement. Quand il se tut après une heure cinquante-trois minutes d'éloquence, M. de Girardin emporta la tribune d'assaut, parla de tout, excepté de la septennalité. Comme il n'est pas d'usage qu'on entende de suite deux ministres, nous le laissâmes faire. Six heures sonnèrent ; les députés désertèrent leurs banquettes ; la séance fut levée et la discussion remise au lundi suivant. Plusieurs amis nous vinrent voir dans la soirée ; ils nous grondèrent de n'avoir pas gardé la parole. Ils n'étaient pas sans inquiétude. Nous leur répondimes : " Nous renvoyer demain ? tout à l'heure si l'on veut ! ", et nous allâmes nous coucher. Craindre pour une place ou la pleurer est une maladie dont nous serions honteux comme d'une gale. Chapitre LXXVIII Pentecôte. - Je suis chassé. Le 6 au matin, nous ne dormions pas ; l'aube murmurait dans le petit jardin ; les oiseaux gazouillaient : nous entendîmes l'aurore se lever ; une hirondelle tomba par notre cheminée dans notre chambre ; nous lui ouvrîmes la fenêtre : si nous avions pu nous enlever avec elle ! Les cloches annoncèrent la solennité de la Pentecôte ; jour mémorable dans notre vie : ce même jour nous avions été relevé à sept ans des voeux d'une pauvre femme chrétienne, après tant d'anniversaires ce jour nous rendait à notre obscurité première ; de là il s'en allait nous attendre au palais des rois de Bohème, où nous devions saluer ce Charles X exilé, à qui l'on ne nous permit pas, en 1824, de chanter aux Tuileries l'hymne des félicitations. A dix heures et demie, nous nous rendîmes au château. Nous voulûmes d'abord faire notre cour à Monsieur. Le premier salon du pavillon Marsan était à peu près vide : quelques personnes entrèrent successivement et semblaient embarrassées. Un aide de camp de Monsieur nous dit : " Monsieur le vicomte, je n'espérais pas vous rencontrer ici : n'avez-vous rien reçu ? " Nous lui répondîmes : " Non : que pouvions-nous recevoir ? " Il répliqua : " J'ai peur que vous ne le sachiez bientôt. " Là-dessus, comme on ne nous introduisit point chez Monsieur, nous allâmes ouïr la musique à la chapelle. Nous étions tout occupé des beaux motets de la fête, lorsqu'un huissier vint nous dire qu'on nous demandait. Nous suivîmes l'huissier ; il nous conduit à la salle des Maréchaux. Nous y trouvons notre secrétaire, Hyacinthe Pilorge ; il nous remet cette lettre et cette ordonnance, en nous disant : " Monsieur n'est plus ministre. " M. le duc de Rauzan, directeur des affaires politiques, avait ouvert le paquet pendant notre absence et n'avait osé nous l'apporter. " Monsieur le vicomte, " J'obéis aux ordres du roi en transmettant de suite à Votre Excellence une ordonnance que Sa Majesté vient de rendre. " J'ai l'honneur d'être, etc. " Le président du conseil des ministres, " Signé : J. de Villèle. " Louis, par la grâce de Dieu, etc. " Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit : " Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil des ministres et ministre secrétaire d'Etat au département des finances, est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand. " Le président de notre conseil des ministres est chargé de l'exécution de la présente ordonnance, qui sera insérée au Bulletin des Lois. Donné à Paris, en notre château des Tuileries, le 6 juin de l'an de grâce 1824, et de notre règne le vingt-neuvième. " Signé : Louis. " " Par le roi : Le président du conseil des ministres, " Signé : J. de Villèle. " " Pour ampliation : Le président du conseil des ministres, " Signé : J. de Villèle. " Nous remontâmes dans notre voiture avec Hyacinthe ; nous étions fort gai, quoique au fond mortellement blessé du ton de la lettre et de la manière dont nous étions chassé. Deux heures après, notre déménagement était fini : nous étant toujours regardé en hôtel garni à l'hôtel des affaires étrangères, nous n'avions que notre mouchoir de nuit et notre manteau à remporter. Nous répondîmes à la lettre de M. le président du conseil par ce billet devenu public : " Paris, 6 juin 1824. " Monsieur le comte, " J'ai reçu la lettre que vous avez bien voulu m'écrire contenant l'ordonnance du roi, datée de ce matin, 6 juin, qui vous confie le portefeuille des affaires étrangères. J'ai l'honneur de vous prévenir que j'ai quitté l'hôtel du ministère et que le département est à vos ordres. " Je suis avec une haute considération, etc. " " Chateaubriand. " Nous reçûmes bientôt de M. de Villèle cette autre lettre ; elle terminait tout, et prouvait à notre grande simplicité que nous n'avons rien pris de ce qui rend un homme respecté et respectable : " Paris, 16 juin 1824. " Monsieur le vicomte, " Je me suis empressé de soumettre à Sa Majesté l'ordonnance par laquelle il vous est accordé décharge pleine et entière des sommes que vous avez reçues du trésor royal, pour dépenses secrètes, pendant tout le temps de votre ministère. " Le roi a approuvé toutes les dispositions de cette ordonnance que j'ai l'honneur de vous transmettre ci-jointe en original. " Agréez, monsieur le vicomte, etc. ". " Signé : J. de Villèle. " Notre chute fit grand bruit. Ceux qui s'en montraient les plus satisfaits en blâmaient la forme. Nous avons appris depuis que M. de Villèle hésita ; il avait le pressentiment de divisions futures. M. de Corbière décida la question : " S'il entre par une porte au conseil, dut-il dire, je sors par l'autre. " On me laissa sortir. Il était tout simple qu'on nous préférât M. de Corbière. Nous ne lui en voulons pas : nous l'importunions ; il nous a fait chasser, il a bien fait. Chapitre LXXIX L'opposition me suit. Le lendemain de notre renvoi et les jours d'après, on lut dans le Journal des Débats ce paragraphe si remarquable et si honorable pour MM. Bertin : " C'est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l'épreuve d'une destitution solennelle. Il fut destitué en 1816, comme ministre d'Etat, pour avoir attaqué, dans son immortel ouvrage de La Monarchie selon la Charte , la fameuse ordonnance du 5 septembre, qui prononçait la dissolution de la chambre introuvable de 1815. MM. de Villèle et Corbière étaient alors de simples députés, chefs de l'opposition royaliste, et c'est pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de la colère ministérielle. " En 1824, M. de Chateaubriand est encore destitué, et c'est par MM. de Villèle et Corbière, devenus ministres, qu'il est sacrifié. Chose singulière ! En 1816, il fut puni d'avoir parlé ; en 1824, on le punit de s'être tu ; son crime est d'avoir gardé le silence dans la discussion sur la loi des rentes. Toutes les disgrâces ne sont pas des malheurs ; l'opinion publique, juge suprême, nous apprendra dans quelle classe il faut placer celle de M. de Chateaubriand ; elle nous apprendra aussi à qui l'ordonnance de ce jour aura été le plus fatale, ou du vainqueur ou du vaincu. " Qui nous eût dit, à l'ouverture de la session, que nous gâterions ainsi tous les résultats de l'entreprise d'Espagne ? Que nous fallait-il cette année ? Rien que la loi sur la septennalité (mais la loi complète) et le budget. Les affaires de l'Espagne, de l'Orient et des Amériques, conduites comme elles l'étaient, prudemment et en silence, seraient éclaircies ; le plus bel avenir était devant nous ; on a voulu cueillir un fruit vert ; il n'est pas tombé, et on a cru remédier à de la précipitation par de la violence. " La colère et l'envie sont de mauvais conseillers ; ce n'est pas avec les passions et en marchant par saccades que l'on conduit des Etats. " P. S . La loi sur la septennalité a passé, ce soir, à la chambre des députés. On peut dire que les doctrines de M. de Chateaubriand triomphent après sa sortie du ministère. Cette loi, qu'il avait conçue depuis longtemps, comme complément de nos institutions, marquera à jamais, avec la guerre d'Espagne, son passage dans les affaires. On regrette bien vivement que M. de Corbière ait enlevé la parole, samedi, à celui qui était alors son illustre collègue. La chambre des députés aurait au moins entendu le chant du cygne. " Quant à nous, c'est avec le plus vif regret que nous rentrons dans une carrière de combats, dont nous espérions être à jamais sortis par l'union des royalistes ; mais l'honneur, la fidélité politique, le bien de la France, ne nous ont pas permis d'hésiter sur le parti que nous devions prendre. " Le signal de la réaction fut ainsi donné. M. de Villèle n'en fut pas d'abord trop alarmé ; il ignorait la force des opinions. Plusieurs années furent nécessaires pour l'abattre, mais enfin il tomba. Chapitre LXXX Derniers billets diplomatiques. Ces derniers billets ferment notre correspondance. M. de Chateaubriand à M. de Talaru.. " Paris, le 9 juin 1824. " Je ne suis plus ministre, mon cher ami ; on prétend que vous l'êtes. Quand je vous obtins l'ambassade de Madrid, je dis à plusieurs personnes, qui s'en souviennent encore : " Je viens de nommer mon successeur. " Je désire avoir été prophète. C'est M. de Villèle qui a le portefeuille par intérim. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Rayneval. " Paris, le 16 juin 1824. " J'ai fini, monsieur ; j'espère que vous en avez encore pour longtemps. J'ai tâché que vous n'eussiez pas à vous plaindre de moi. " Il est possible que je me retire à Neufchatel, en Suisse ; si cela arrive, demandez pour moi d'avance à S. M. prussienne sa protection et ses bontés : offrez mon hommage au comte de Bernstorff, mes amitiés à M. Ancillon et mes compliments à tous vos secrétaires. Vous, Monsieur, je vous prie de croire à mon dévouement et à mon attachement très sincère. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de Caraman. " Paris, 22 juin 1824. " J'ai reçu, monsieur le marquis, vos lettres du 11 de ce mois. D'autres que moi vous apprendront la route que vous aurez à suivre désormais ; si elle est conforme à ce que vous avez entendu, elle vous mènera loin. Il est probable que ma destitution fera grand plaisir à M. de Metternich pendant une quinzaine de jours. Recevez, monsieur le marquis, mes adieux et la nouvelle assurance de mon dévouement et de ma haute considération. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. Hyde de Neuville. " Paris, le 22 juin 1824. " Vous aurez sans doute appris ma destitution. Il ne me reste qu'à vous dire combien j'étais heureux d'avoir avec vous des relations que l'on vient de briser. Continuez, monsieur et ancien ami, à rendre des services à votre pays, mais ne comptez pas trop sur la reconnaissance ; et ne croyez pas que vos succès soient une raison pour vous maintenir au poste où vous faites tant d'honneur. Je vous souhaite, monsieur, tout le bonheur que vous méritez, et je vous embrasse. " P. S . Je reçois à l'instant votre lettre du 5 de ce mois, où vous m'apprenez l'arrivée de M. de Merona. Je vous remercie de votre bonne amitié ; soyez sûr que je n'ai cherché que cela dans vos lettres. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. le Comte de Serre. " Paris, le 23 juin 1824. " Ma destitution vous aura prouvé, monsieur le comte, mon impuissance à vous servir ; il ne me reste qu'à faire des souhaits pour vous voir où vos talents vous appellent. Je me retire, heureux d'avoir contribué à rendre à la France son indépendance militaire et politique et d'avoir introduit la septennalité dans son système électoral ; elle n'est pas telle que je l'aurais voulu ; le changement d'âge en était une conséquence nécessaire ; mais enfin le principe est posé ; le temps fera le reste, si toutefois il ne défait pas. J'ose me flatter, monsieur le comte, que vous n'avez pas eu à vous plaindre de nos relations ; et moi je me féliciterai toujours d'avoir rencontré dans les affaires un homme de votre mérite. " Recevez, avec mes adieux, etc. " Chateaubriand. " M. de Chateaubriand à M. de la Ferronnais. " Paris, ce 16 juin 1824. " Si par hasard vous étiez encore à Saint-Pétersbourg, monsieur le comte, je ne veux pas terminer notre correspondance sans vous dire toute l'estime et toute l'amitié que vous m'avez inspirées ; portez-vous bien ; soyez plus heureux que moi, et croyez que vous me retrouverez dans toutes les circonstances de la vie. J'écris un mot à l'empereur. " Chateaubriand. " La réponse à cet adieu m'arriva dans les premiers jours d'août. M. de La Ferronnais avait consenti aux fonctions d'ambassadeur sous mon ministère ; plus tard je devins à mon tour ambassadeur sous le ministère de M. de La Ferronnais : ni l'un ni l'autre n'avons cru monter ou descendre. Compatriotes et amis, nous nous sommes rendu mutuellement justice. M. de La Ferronnais a supporté les plus rudes épreuves sans se plaindre ; il est resté fidèle à ses souffrances et à sa noble pauvreté. Après ma chute, il a agi pour moi à Pétersbourg comme j'aurais agi pour lui : un honnête homme est toujours sûr d'être compris d'un honnête homme. Je suis heureux de produire ce touchant témoignage du courage, de la loyauté et de l'élévation d'âme de M. de La Ferronnais. Au moment où je reçus ce billet, il me fut une compensation très supérieure aux faveurs capricieuses et banales de la fortune. Ici seulement, pour la première fois, je crois devoir violer le secret honorable que me recommandait l'amitié. M. de la Ferronnais à M. de Chateaubriand. " Saint-Péterebourg, le 4 juillet 1824. " Le courrier russe, arrivé avant-hier, m'a remis votre petite lettre du 16 ; elle devient pour moi une des plus précieuses de toutes celles que j'ai eu le bonheur de recevoir de vous ; je la conserve comme un titre dont je m'honore, et j'ai la ferme espérance et l'intime conviction que bientôt je pourrai vous le présenter dans des circonstances moins tristes. J'imiterai, monsieur le vicomte, l'exemple que vous me donnez, et ne me permettrai aucune réflexion sur l'événement qui vient de rompre d'une manière si brusque et si peu attendue les rapports que le service établissait vous et moi ; la nature même de ces rapports, la confiance dont vous m'honoriez, enfin des considérations bien plus graves, puisqu'elles ne sont pas exclusivement personnelles, vous expliqueront assez les motifs et toute l'étendue de mes regrets. Ce qui vient de se passer reste encore pour moi entièrement inexplicable ; j'en ignore absolument les causes, mais j'en vois les effets : ils étaient si faciles, si naturels à prévoir, que je suis étonné que l'on ait si peu craint de les braver. Je connais trop cependant la noblesse des sentiments qui vous animent et la pureté de votre patriotisme pour n'être pas bien sûr que vous approuverez la conduite que j'ai cru devoir suivre dans cette circonstance ; elle m'était commandée par mon devoir, par mon amour pour mon pays, et même par l'intérêt de votre gloire ; et vous êtes trop Français pour accepter, dans la situation où vous vous trouvez, la protection et l'appui des étrangers ; vous avez pour jamais acquis la confiance et l'estime de l'Europe ; mais c'est la France que vous servez, c'est à elle seule que vous appartenez ; elle peut être injuste, mais ni vous ni vos véritables amis ne souffriront jamais que l'on rende votre cause moins pure et moins belle en confiant sa défense à des voix étrangères. J'ai donc fait taire toute espèce de sentiments et de considérations particulières devant l'intérêt général ; j'ai prévenu des démarches dont le premier effet devait être de susciter parmi nous des divisions dangereuses et de porter atteinte à la dignité du trône. C'est le dernier service que j'aie rendu ici avant mon départ ; vous seul, monsieur le vicomte en aurez la connaissance ; la confidence vous en était due, et je connais trop la noblesse de votre caractère pour n'être pas bien sûr que vous me garderez le secret et que vous trouverez ma conduite, dans cette circonstance, conforme aux sentiments que vous avez le droit d'exiger de ceux que vous honorez de votre estime et de votre amitié. " Adieu, monsieur le vicomte : si les rapports que j'ai eu le bonheur d'avoir avec vous ont pu vous donner une idée juste de mon caractère, vous devez savoir que ce ne sont point les changements de situation qui peuvent influencer mes sentiments, et vous ne douterez jamais de l'attachement et du dévouement de celui qui dans les circonstances actuelles s'estime le plus heureux des hommes d'être placé par l'opinion au nombre de vos amis. " La Ferronnais. " " MM. de Fontenay et de Pontcarré sentent vivement le prix du souvenir que vous voulez bien leur conserver : témoins, ainsi que moi, de l'accroissement de considération que la France avait acquis depuis votre entrée au ministère, il est tout simple qu'ils partagent mes sentiments et mes regrets. " Chapitre LXXXI Examen d'un reproche. Puisque nous avons été conduit naturellement par l'affaire d'Espagne jusqu'au récit de notre expulsion du ministère, puisque notre pensée s'est tournée vers le passé, puisque des souvenirs pénibles se sont présentés à notre mémoire, nous sera-t-il permis d'examiner un reproche, à nous souvent adressé, le reproche d'avoir contribué à la chute de la monarchie légitime ? Ayant enseveli dans nos Mémoires ce que nous avons cru devoir taire de notre vivant, nous aurions pourtant regret de nous en aller sans nous être expliqué sur une accusation grave : nous nous soulagerons d'un fardeau inutile à porter. Les événements arrivés sous le ministère dont nous avons fait partie ont une importance qui le lie à la fortune commune de la France : il n'y a pas un Français dont le sort n'ait été atteint du bien que nous pouvons avoir fait, du mal que nous avons subi. Par des affinités bizarres et inexplicables, par des rapports secrets qui entrelacent quelquefois de hautes destinés à des destinées vulgaires, les Bourbons ont prospéré tant qu'ils ont daigné nous écouter, quoique nous soyons loin de croire avec le poète que notre éloquence ait fait l'aumône à la royauté . Sitôt qu'on a cru devoir briser le roseau qui croissait au pied du trône, la couronne a penché, et bientôt elle est tombée : souvent en arrachant un brin d'herbe on fait crouler une grande ruine. Ces faits incontestables, on les expliquera comme on voudra ; s'ils donnent à notre carrière politique une valeur relative qu'elle n'a pas d'elle-même, nous n'en tirons point vanité ; nous ne ressentons point une mauvaise joie du hasard qui mêle notre nom d'un jour aux événements des siècles. Quelle qu'ait été la variété des accidents de notre course aventureuse, où que les noms et les faits nous aient promené, le dernier horizon du tableau est toujours menaçant et triste, ..... Juga coepta moveri Silvarum, visaeque canes ululare per umbram. Mais si la scène a changé d'une manière déplorable, nous ne devons, dit-on, accuser que nous-même : pour venger ce qui nous a semblé notre injure, nous avons tout divisé, et cette division a produit en dernier résultat le renversement du trône. Voyons. M. de Villèle a déclaré qu'on ne pouvait gouverner ni avec nous ni sans nous. Avec nous c'était une erreur ; sans nous, à l'heure où M. de Villèle disait cela, il disait vrai, car les opinions les plus diverses nous composaient une majorité. M. le président du conseil ne nous a jamais connu. Nous lui étions sincèrement attaché ; nous l'avions fait entrer dans son premier ministère, ainsi que le prouve un billet de remerciement de M. le duc de Richelieu, que nous possédons encore. Nous avions donné notre démission de plénipotentiaire à Berlin lorsque M. de Villèle s'était retiré. On lui a persuadé qu'à sa seconde rentrée dans les affaires nous désirions la place qu'il occupait ; nous n'avions point ce désir. Nous ne sommes point de la race intrépide, sourde à la voix du dévouement et de la raison. La vérité est que nous n'avons aucune ambition ; c'est précisément la passion qui nous manque, parce que nous en avons une autre, dominatrice. Lorsque nous priions M. de Villèle de porter au roi quelque dépêche importante, pour nous éviter la peine d'aller au château, afin de nous laisser le loisir de visiter une chapelle gothique dans la rue Saint-Julien-le-Vieux, il aurait été bien rassuré contre notre ambition : eût-il mieux jugé de notre candeur puérile, ou de la hauteur de nos dédains. Rien ne nous agréait dans la vie positive, hormis peut-être le ministère des affaires étrangères ; nous n'étions pas insensible à l'idée que la patrie nous devrait dans l'intérieur de la liberté, à l'extérieur l'indépendance. Loin de chercher à renverser M. de Villèle, nous venions de dire récemment au roi : " Sire, M. de Villèle est un président plein de lumières ; Votre Majesté doit éternellement le garder à la tête de ses conseils. " M. de Villèle ne le remarqua pas : notre esprit pouvait tendre à la domination, mais il était dominé par notre caractère ; nous trouvions plaisir dans notre obéissance, parce qu'elle nous débarrassait de notre volonté. Notre défaut capital est l'ennui, le dégoût de tout et le doute perpétuel. S'il se fût rencontré un prince qui, nous comprenant, nous eût retenu de force au travail, il avait peut-être quelque parti à tirer de nous : mais le ciel fait rarement naître ensemble l'homme qui veut et l'homme qui peut. En fin de compte, est-il aujourd'hui une chose pour laquelle on voulût se donner la peine de sortir de son lit ? On s'endort au bruit des royaumes tombés pendant la nuit, et que l'on balaye chaque matin devant nos portes. Après notre renvoi, n'eussions-nous pas mieux fait de nous taire ? La brutalité du procédé ne nous avait-elle pas fait revenir les salons et le public ? M. de Villèle a répété que la lettre de destitution avait retardé ; par ce hasard, elle avait eu le malheur de ne nous être rendue qu'au château : peut-être en fut-il ainsi ; mais quand on joue on doit calculer les chances de la partie ; on doit surtout ne pas écrire à un homme de quelque valeur une lettre telle qu'on rougirait de l'adresser au valet coupable qu'on jetterait sur le pavé, sans convenances et sans remords. L'irritation du parti Villèle était d'autant plus grande contre nous, qu'il voulait s'approprier notre ouvrage, et que nous avions montré de l'entente dans des matières qu'on nous avait supposé ignorer. Sans doute, avec du silence et de la modération (comme on disait) nous aurions été loué de la race en adoration perpétuelle du portefeuille ; en faisant pénitence de notre innocence, nous eussions préparé notre rentrée au conseil. C'eût été mieux dans l'ordre commun, mais c'était nous prendre pour l'homme que point ne sommes ; c'était nous supposer le désir de ressaisir le timon de l'Etat, l'envie de faire notre chemin ; désir et envie qui dans cent mille ans ne nous arriveraient pas. L'idée que nous avions du gouvernement représentatif nous conduisit à entrer dans l'opposition ; l'opposition systématique nous semble la seule propre à ce gouvernement. L'opposition surnommée de conscience est impuissante. La conscience peut arbitrer un fait moral elle ne juge point d'un fait intellectuel ; force est de se ranger sous un chef appréciateur des bonnes et des mauvaises lois. N'en est-il ainsi, alors tel député prend sa bêtise pour sa conscience et la met dans l'urne. L'opposition dite de conscience consiste à flotter entre les partis, à ronger son frein, à voter même, selon l'occurrence, pour le ministère, à se faire magnanime en enrageant ; opposition d'imbécillités mutines chez les soldats, de capitulations ambitieuses parmi les chefs. Tant que l'Angleterre a été saine, elle n'a jamais eu qu'une opposition systématique : on entrait et l'on sortait avec ses amis ; en quittant le portefeuille on se plaçait sur le banc des attaquants. Comme on était censé s'être retiré pour n'avoir pas voulu adopter un système, ce système étant resté près de la couronne devait être nécessairement combattu. Or, les hommes ne représentant que des principes, l'opposition systématique ne voulait emporter que les principes, lorsqu'elle livrait l'assaut aux hommes. D'ailleurs, depuis que M. de Villèle s'était séparé de nous, la politique s'était dérangée : l'ultracisme, contre lequel la sagesse du président du conseil luttait encore, l'avait débordé. La contrariété qu'il éprouvait de la part de ses opinions intérieures et du mouvement des opinions extérieures le rendait irritable : de là la presse entravée, la garde nationale de Paris cassée, etc. Devions-nous laisser périr la monarchie, afin d'acquérir le renom d'une modération hypocrite aux aguets ? Nous crûmes très sincèrement remplir un devoir en combattant à la tête de l'opposition, trop attentif au péril que nous voyions d'un côté, pas assez frappé du danger contraire. Lorsque M. de Villèle fut renversé, on nous consulta sur la nomination d'un autre ministère. Si l'on eût pris, comme nous le proposions, M. Casimir Périer, le général Sebastiani et M. Royer-Collard, les choses auraient pu se soutenir. Nous ne voulûmes point accepter le département de la marine, et nous le fîmes donner à notre ami Hyde de Neuville ; nous refusâmes également deux fois l'instruction publique ; jamais nous ne serions rentré au conseil sans être le maître. Nous allâmes à Rome chercher parmi les ruines notre autre moi-même, car il y a dans notre personne deux êtres bien distincts, et qui n'ont aucune communication l'un avec l'autre. Nous en ferons loyalement l'aveu, l'excès du ressentiment ne nous justifie pas selon la règle et le mot vénérable de vertu ; mais notre vie entière nous sert d'excuse. Officier au régiment de Navarre, nous étions revenu des forêts de l'Amérique pour nous rendre auprès de la légitimité fugitive pour combattre dans ses rangs contre nos propre lumières, le tout sans conviction, par le seul devoir du soldat, et parce qu'ayant eu l'honneur de monter dans les carrosses du roi à Versailles, nous nous croyions particulièrement engagé au sang d'un prince dont nous avions approché. Nous restâmes huit ans sur le sol étranger, accablé de toutes les misères. Ce large tribut payé, nous rentrâmes en France en 1800. Bonaparte nous rechercha et nous plaça ; mais à la mort du duc d'Enghien nous nous dévouâmes de nouveau à la mémoire des Bourbons. Nos paroles sur le tombeau de Mesdames à Trieste ranimèrent la colère du dispensateur des empires ; il menaça de nous faire sabrer sur les marches des Tuileries. La brochure de Buonaparte et des Bourbons valut à Louis XVIII, de son aveu même, plus que cent mille soldats. Dans quelques pages sur l'arrivée du souverain à Compiègne, nous vînmes au-devant de l'effet que pouvaient produire sur les grenadiers de Napoléon les infirmités d'un monarque assis, succédant à un empereur à cheval. A l'aide de la popularité dont nous jouissions alors, la France anticonstitutionnelle comprit les institutions de la royauté légitime. Durant les cent jours, la monarchie nous vit auprès d'elle à Gand, dans son second exil. Enfin, par la guerre d'Espagne, nous avions contribué à étouffer les conspirations, à réunir les opinions sous la même cocarde, et à rendre à notre canon sa portée. On sait le reste de nos projets : reculer nos frontières, donner au Nouveau Monde des couronnes nouvelles à la famille de saint Louis. Cette longue persévérance dans les mêmes sentiments méritait peut-être quelques égards. Sensible à l'affront, il nous était impossible de mettre aussi entièrement de côté ce que nous pouvions valoir, d'oublier tout à fait que nous étions le restaurateur de la religion et l'auteur du Génie du Christianisme . Notre agitation croissait nécessairement encore à la pensée qu'une mesquine querelle faisait manquer à notre patrie une occasion de grandeur qu'elle ne retrouverait plus. Si l'on nous avait dit : " Vos plans seront suivis ; on exécutera sans vous ce que vous aviez entrepris " nous eussions tout oublié pour la France. Malheureusement nous avions la croyance qu'on n'adopterait pas nos idées ; l'événement l'a prouvé. Nous étions dans l'erreur peut-être, mais nous étions persuadé que M. le comte de Villèle ne comprenait pas la société qu'il conduisait ; nous sommes convaincu que les solides qualités de cet habile ministre étaient adéquates du temps actuel ; il était venu trop tôt sous la restauration. Les opérations de finances, les associations commerciales, le mouvement industriel, les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer, les grandes routes, une société matérielle qui n'a de passion que pour la paix, qui ne rêve que le confort de la vie, qui ne veut faire de l'avenir qu'un perpétuel aujourd'hui, dans cet ordre de choses, M. de Villèle eût été roi. M. de Villèle a voulu un temps qui ne pouvait être à lui, et par honneur il ne veut pas d'un temps qui lui appartient. Sous la restauration, toutes les facultés de l'âme étaient vivantes ; tous les partis rêvaient de réalités ou de chimères ; tous, avançant ou reculant, se heurtaient en tumulte ; personne ne prétendait rester où il était ; la légitimité constitutionnelle ne paraissait à aucun esprit ému le dernier mot de la république ou de la monarchie. On sentait sous ses pieds remuer dans la terre des armées ou des révolutions qui venaient s'offrir pour des destinées extraordinaires. M. de Villèle était éclairé sur ce mouvement ; il voyait croître les ailes qui, poussant à la nation, l'allaient rendre à son élément, à l'air, à l'espace, immense et légère qu'elle est. M. de Villèle voulait retenir cette nation sur le sol, l'attacher en bas ; nous doutons qu'il en eût la force. Nous voulions, nous, occuper les Français à la gloire ; essayer de les mener à la réalité par des songes : c'est ce qu'ils aiment. Il serait mieux d'être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement nous sommes sujet à faillir ; nous n'avons point la perfection évangélique. Si un homme nous donnait un soufflet, nous ne tendrions pas l'autre joue : cet homme, s'il était sujet, nous aurions sa vie ou il aurait la notre ; s'il était roi... Eussions-nous deviné le résultat, certes nous nous serions abstenu ; la majorité qui vota la phrase sur le refus du concours ne l'eût pas votée si elle eût prévu la conséquence de son vote. Personne ne désirait sérieusement une catastrophe, excepté quelques hommes à part. Il n'y a eu qu'une émeute, et la légitimité seule l'a transformée en révolution ; seule elle a eu le tort de l'attaque illégale, et, le moment venu, elle a manqué de l'intelligence, de la prudence, de la résolution, qui la pouvaient encore sauver. Après tout, c'est une monarchie tombée ; il en tombera bien d'autres : nous ne lui devions que notre fidélité ; elle l'a. Dévoué à ses premières adversités, nous nous sommes consacré à ses dernières infortunes : le malheur nous trouvera toujours pour second. Nous avons tout renvoyé, places, pensions, honneurs, et afin de n'avoir rien à demander à personne, nous avons mis en gage notre cercueil. Juges austères et rigides, vertueux et infaillibles royalistes, qui avez mêlé un serment à vos richesses, comme vous mêlez le sel aux viandes de votre festin pour les conserver, ayez un peu d'indulgence à l'égard de nos amertumes passées ; nous les expions aujourd'hui à notre manière, qui n'est pas la votre. Croyez-vous qu'à l'heure du soir, à cette heure où l'homme de peine se repose, il ne sente pas le poids de la vie, quand ce poids est rejeté sur ses bras. Et cependant, nous avons pu ne pas porter le fardeau, nous avons vu Louis-Philippe dans son palais du ler au 6 août 1830 ; il n'a tenu qu'à nous d'écouter des paroles généreuses : peut-être aurions-nous pu rentrer au ministère des affaires étrangères, peut-être retourner à l'ambassade de Rome, la plus grande des tentations pour un hanteur de ruines et un habitué de solitude. Nous avons mieux aimé garder des chaînes d'autant plus étroites qu'elles sont rompues. Plus tard, si nous avions pu nous repentir d'avoir bien fait, il nous était possible de revenir sur le premier mouvement de notre conscience. M. Benjamin Constant, homme si puissant alors, nous écrivait le 20 septembre : " J'aimerais bien mieux vous écrire sur vous que sur moi, la chose aurait plus d'importance. Je voudrais pouvoir vous parler de la perte que vous faites essuyer à la France entière, en vous retirant de ses destinées, vous qui avez exercé sur elles une influence si noble et si salutaire ! Mais il y aurait indiscrétion à traiter ainsi des questions personnelles, et je dois, en gémissant, comme tous les Français, respecter vos scrupules. " Nos devoirs ne nous semblant point encore accomplis, nous avons défendu la veuve et l'orphelin ; nous avons subi les procès et la prison que Bonaparte, même dans ses plus grandes colères, nous avait épargnés. Nous nous présentons entre notre démission à la mort du duc d'Enghien, et notre cri pour l'enfant abandonné ; nous nous présentons appuyé sur un prince fusillé et sur un prince banni ; ils soutiennent nos vieux bras entrelacés à leurs bras débiles : royalistes, êtes vous aussi bien accompagnés ? Mais, plus nous avons garrotté notre vie par les liens du dévouement et de l'honneur, plus nous avons dégagé notre opinion, nous avons échangé la liberté de nos actions contre l'indépendance de notre pensée ; cette pensée est rentrée dans sa nature. Maintenant, en dehors de tout, nous apprécions les gouvernements, ce qu'ils valent. Peut-on croire aux rois de l'avenir ? faut-il croire aux peuples du présent ? L'homme sage et inconsolé de ce siècle sans conviction ne rencontre un misérable repos que dans l'athéisme politique. Que les jeunes générations se bercent d'espérances, avant de toucher au but elles attendront de longues années. Les âges vont au nivellement général, mais ils ne hâtent point leur marche à l'appel de nos désirs : le temps est une sorte d'éternité appropriée aux choses mortelles : il compte pour rien les races et leurs douleurs dans les oeuvres qu'il accomplit. Chapitre LXXXII Madame la Dauphine. Il résulte de tout ce qu'on vient de lire que si l'on avait fait ce que j'avais sans cesse conseillé ; que si d'étroites envies n'avaient préféré leur satisfaction au salut de la France ; que si le pouvoir avait mieux apprécié les capacités relatives ; que si les cabinets étrangers, moins obstinés dans leur haine anticonstitutionnelle, avaient jugé, comme Alexandre, qu'on ne pouvait sauver la monarchie française qu'en s'appuyant sur les nouvelles institutions ; que si ces cabinets n'avaient point entretenu l'autorité rétablie dans sa défiance du principe de la charte ; il résulte de tout cela que la légitimité occuperait encore le trône. Mais ce qui est passé est passé ; on a beau aller en arrière, se remettre à la place que l'on a quittée, on ne retrouve rien de ce qu'on y avait laissé : hommes, idées, circonstances, tout s'est évanoui. La partie est perdue. Les succès de la guerre de 1823, poussés assez loin pour qu'on en pût espérer le reste, n'ont point été achevés ; la France ne continuant point de grandir auprès de la Péninsule, l'Espagne, un moment réunie à nous, s'en est derechef détachée : les dots des révolutions sont revenus sur les deux pays, et les ont couverts de nouveau : la victoire de M. le duc d'Angoulême n'a fait qu'aveugler la légitimité. Tel est le mal que l'envie bornée a pu faire en nous renversant et en amenant, par notre chute, les divisions, si fatales à la monarchie restaurée. A Dieu ne plaise qu'en parlant ici d'envie bornée nous désignions M. de Villèle ! nous avons seulement en mémoire les médiocrités qui l'ont obsédé : elles ont préparé le mariage d'Isabelle avec quelque fils de François II ou de Georges III. Du reste, si nous avons exagéré autrefois dans notre défense légitime, nous reconnaissons pleinement, franchement, loyalement, notre injustice : quand on est blessé, les qualités d'un homme disparaissent ; on ne voit que ses imperfections. M. de Villèle est un homme de vigilance, de patience, de sang-froid ; ses ressources sont infinies. Il a établi dans les finances et la comptabilité un ordre qui restera. Abstraction faite de l'avenir et du grand côté des choses, dont il ne se souciait pas, il était impossible de mettre plus de finesse, de clarté, de fermeté dans les affaires. Peut-être n'avait-il pas pour occuper la première place les frivolités utiles et les qualités assorties ; il est dommage qu'il n'ait pas deviné combien nos défauts lui étaient nécessaires ; nous le complétions, en lui donnant ce qui lui manquait. La restauration avait rencontré en moi et en lui ses vrais ministres ; elle ne devait jamais ni chasser l'un ni abandonner l'autre. Mais il était écrit que, toujours favorisée, elle laisserait tout échapper. A Carlsbad, en 1832, nous primes la liberté de conseiller à madame la dauphine d'appeler M. de Villèle auprès de Henri de France. Sur une observation bienveillante de la princesse, nous répondîmes : " J'ai eu à me plaindre de M. de Villèle, mais je me mépriserais si après la chute du trône je continuais de nourrir le ressentiment de quelques mesquines rivalités. Nos divisions ont déjà fait trop de mal ; je suis prêt à demander pardon à ceux qui m'ont offensé. Je supplie Madame de croire que ce n'est là ni l'étalage d'une fausse générosité ni une pierre posée en prévision d'une future fortune. Que pourrais-je demander à Charles X dans l'exil ? Et si la restauration arrivait jamais, ne serais-je pas dans ma tombe ? " Madame nous regarda avec affabilité ; elle eut la bonté de nous louer par ces seuls mots " C'est très bien, monsieur de Chateaubriand. " Elle avait comme un voile de larmes sur les yeux. Les moments les plus précieux de notre longue carrière sont ceux que madame la dauphine nous a permis de passer auprès d'elle. Au fond de cette âme le ciel a déposé un trésor de magnanimité et de religion que les prodigalités du malheur n'ont pu tarir. Nous avions devant nous la fille que le roi martyr avait pressée sur son coeur avant d'aller cueillir la palme : l'éloge est suspect lorsqu'il s'adresse à la prospérité ; mais avec la princesse l'admiration était à l'aise. Nous l'avons dit : les malheurs de cette femme sont montés si haut, qu'ils sont devenus une des gloires de la révolution. Nous aurons donc rencontré une fois des destinées assez supérieures pour leur dire, sans crainte de les blesser, ce que nous pensons de l'état futur de la société : on pouvait causer avec la dauphine du sort des empires ; elle qui verrait passer sans les regretter, aux pieds de sa vertu, tous ces royaumes de la terre, dont plusieurs se sont écroulés aux pieds de sa race. Chapitre LXXXIII Dernier coup d'oeil sur la guerre d'Espagne. - La Restauration. - Charles X. - Henri et Louise. - Résumé. On sait maintenant le congrès de Vérone, le droit et le but de notre intervention. L'erreur historique dans laquelle le public a été entraînée sera redressée, car elle n'est pas encore une de ces erreurs consacrées du temps ; l'amour-propre et des motifs aussi peu élevés n'ont aucun intérêt à la faire vivre. Aujourd'hui la guerre d'Espagne est passée ; un monde a succédé à un monde ; la royauté de Louis XIV, en France et en Espagne, a disparu. L'expédition de 1823, tout importante qu'elle aurait pu devenir pour la société, ne saurait donc ni réveiller ni prolonger l'esprit de parti. Cette expédition avortée n'est plus qu'un grand regret. Lorsque nous entrâmes aux relations extérieures, la légitimité allait pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc, tirer son premier coup de canon, après ces coups de l'empire qu'entendra la dernière postérité. Si elle reculait, elle était perdue ; si elle n'avait qu'un médiocre succès, elle était ridicule. Mais enjamber d'un pas les Espagnes, réussir là où Bonaparte avait échoué, triompher sur ce même sol où les armées de l'homme fastique avaient eu des revers, faire en six mois ce qu'il n'avait pu faire en sept ans, c'était un véritable prodige. Ce prodige aurait frappé la France, comme il frappa l'Europe, si des préjugés ne nous avaient aveuglés. Qu'on imagine Ferdinand régnant d'une manière raisonnable à Madrid, sous la verge de la France, nos frontières du midi en sûreté, l'Ibérie ne pouvant plus vomir sur nous l'Autriche et l'Angleterre ; qu'on se représente deux ou trois monarchies bourboniennes en Amérique, faisant à notre profit le contre-poids de l'influence et du commerce des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne ; qu'on se figure notre cabinet redevenu puissant au point d'exiger une modification dans les traités de Vienne, notre vieille frontière recouvrée, reculée, étendue dans les Pays-Bas, dans nos anciens départements germaniques, et qu'on dise si pour de tels résultats la guerre d'Espagne ne méritait pas d'être entreprise ; qu'on dise si les injures des pamphlets, les déclamations de tribune ne paraissent pas les préventions d'esprits ou qui n'avaient pas d'idée de la matière ou qui craignaient une guerre heureuse, ennemis qu'ils étaient de la légitimité. On prétend aujourd'hui que les systèmes sont épuisés, que l'on tourne sur soi en politique, que les caractères sont effacés, les esprits las ; qu'il n'y a rien à faire, rien à trouver ; qu'aucun chemin ne se présente ; que l'espace est fermé ; sans doute, quand on reste à la même place, c'est le même cercle de l'horizon qui pèse sur la terre. Mais avancez ; osez déchirer le voile qui vous enveloppe, et regardez, si toutefois vous n'avez peur et n'aimez mieux fermer les yeux. La plupart des résultats dont je parle avaient été obtenus : la France avait été sauvée de la conspiration des carbonari civils et militaires ; Ferdinand avait été délivré, une armée formée sous la cocarde blanche, l'affaire des colonies menée si loin que l'Espagne consentait à la soumettre à l'arbitrage de l'Europe. Ce n'est point aux hommes des champs de Marengo, d'Austerlitz et d'Iéna qu'il faut vanter les rencontres du duc d'Angoulême dans la Péninsule ; mais un caractère particulier distingue son expédition. Une guerre silencieuse succède aux combats tonnants de l'empire : cette guerre s'accomplit comme elle avait été commencée. Il est sans exemple qu'on ait déclaré qu'on entrerait dans un pays où la nature du terrain a rendu depuis les Romains jusqu'à nous les entreprises militaires d'une difficulté insurmontable ; qu'on entrerait dans ce pays hérissé de forteresses et défendu par cent mille vaillants soldats, qu'on irait délivrer un roi, dut-il être enchaîné, au bout de son empire, dans une île réputée imprenable ; qu'on ne poserait les armes que quand cela serait exécuté, et qu'on reviendrait alors, sans remporter autre chose que ces mêmes armes : voilà ce qui de point en point s'est accompli. Combien a-t-il fallu de temps à l'achèvement de cette entreprise ! Au mois d'avril 1824, les pairs et les députés retrouvèrent aux barrières du Louvre la garde qui, passant la Bidassoa au mois d'avril 1823, alla poser des factionnaires aux portes de Ferdinand, à Séville. Ce que le roi avait dit, Dieu l'a voulu, l'armée l'a fait. Quelle est donc cette guerre dont les résultats ont été universellement bénis (cause, passion, système, intérêt mis à part) ? Rome pendant deux jours illumine ses ruines ; la Bavière, la Saxe, le Danemark, envoient leurs félicitations ; Vienne, Berlin, Pétersbourg, bien qu'opposés de sentiments, applaudissent. L'Europe quand Bonaparte revenait de ses conquêtes lui disait-elle comme elle a dit au duc d'Angoulême, qu'il avait sauvé le monde civilisé ? M. Canning et lord Liverpool louaient-ils en plein parlement les soldats de Napoléon comme ils ont loué les soldats du prince généralissime ? Bonaparte a-t-il ravagé ou respecté la chaumière du pauvre ? On a rencontré en Ibérie des villes brûlées, des villages détruits : qui les avait brûlés et détruits ? Se jetait-on aux pieds des capitaines de l'empire afin de les retenir au milieu des ruines ? Personne ne serait assez stupide pour comparer le dauphin à Napoléon, une goutte d'eau à la mer : les maux dont Napoléon fut la cause l'ont couronné ; ils ont tourné au profit de sa gloire : qu'on vive, non par ce que l'on a été, mais par ce que l'on a fait ; que le géant soit encore aperçu lorsque la fin du monde viendra, c'est son sort ; nous le reconnaissons. Néanmoins nous, homme, nous comptons les larmes pour quelque chose dans l'histoire de l'espèce humaine. Jamais conquête aussi brillante que celle de l'Espagne en 1823 a-t-elle moins coûté de pleurs ? Vous n'ôterez pas du coeur des Français ce sentiment de sûreté et d'honorable orgueil qu'ils éprouvèrent à l'issue d'une guerre victorieuse d'une anarchie voisine, vengeresse de Waterloo, et régénératrice de l'honneur de la patrie. Il en coûte d'avouer qu'un pouvoir que l'on a détesté a remporté des avantages auxquels on n'avait pas cru : on a donc voulu ravaler le mérite d'une réussite inattendue, en disant que la campagne de 1823 n'a été qu'une excursion sans péril. On ne s'aperçoit pas que l'on se crée de la sorte une autre difficulté : on substitue à une merveille militaire une merveille diplomatique. Expliquez alors comment des populations violentes, opposées les unes aux autres, ont tout à coup perdu leur caractère. Comment elles nous ont guidé de fleuve en fleuve, de défilé en défilé, de montagne en montagne, nourrissant nos soldats, les hébergeant, leur livrant les clefs des villes, les conduisant sous des arcs de triomphe jusqu'au nec plus ultra des terres d'Hercule ; expliquez pourquoi les armées et les généraux des cortès ont accepté notre paix après avoir croisé le fer pour l'honneur des armes. Si tout cela n'est rien, essayez l'aventure ; nous vous promettons d'applaudir de grand coeur à cette orgie de succès : sautez du haut des remparts, comme le prisonnier catholique du baron des Adrets, nous vous le donnons en dix. Avant que nous eussions pénétré dans la Péninsule, des hommes habiles nous avaient fait toucher au doigt et à l'oeil les impossibilités dont nous allions être murés et dans l'enceinte desquelles, ainsi que dans un amphithéâtre, nous serions exposés aux assauts de toutes les calamités. Maintenant ces mêmes hommes trouvent que ces impossibilités et ces calamités n'existaient pas ; que tout le monde pouvait faire ce que nous avons fait, alors qu'en surcroît de male enchère nous avions en face Albion grondante, derrière nous l'Europe quasi ennemie. Si nos dépêches, étendues sous nos affûts, empêchaient qu'on n'entendît nos canons rouler, pourquoi Bonaparte n'a-t-il pas imaginé ce moyen de succès ? Pourquoi vous-mêmes, dans la position où vous êtes, ne prenez-vous pas le délassement d'une promenade dans la Catalogne et les Castilles ? Est-il vrai que toute la France ne voulût pas la guerre, que toute l'Espagne ne voulût pas la guerre, que toute l'Angleterre ne voulût pas la guerre, que les plus grands politiques et les hommes d'expérience ne voulussent pas la guerre ? Quel prodige de plus ! Cette guerre désastreuse et abhorrée a donc été faite avec succès par nous chétif, contre les peuples, la nature, le ciel et les dieux ! Devons-nous croire à un tel ascendant de notre génie !! Faudrait-il avouer qu'au fond d'une cause appuyée sur l'ordre et la religion il y avait une force de sympathie humaine que le siècle n'avait pas soupçonnée ? Nous le confessons : nos succès ne sont pas les nôtres, ils sont l'ouvrage de la Providence ; et comme nous avons la petitesse d'être chrétien, nous dirons que l'heureuse issue de la guerre d'Espagne a été un des derniers miracles du ciel en faveur des enfants de saint Louis. A entendre la passion ou l'ignorance, les Bourbons sont les auteurs de tous nos maux ; ils sont complices et fauteurs de ces traités dont, à bon droit, nous nous plaignons : c'est trop oublier les dates et les faits. La Restauration n'exerça quelque influence dans les actes diplomatiques qu'à l'époque de la première invasion. Il est reconnu qu'on ne voulait point cette restauration, puisqu'on traitait avec Bonaparte à Châtillon ; que, l'eût-il voulu, il demeurait empereur des Français. Sur l'entêtement de son génie et faute de mieux, on prit les Bourbons qui se trouvaient là. Monsieur, lieutenant- général du royaume, eut alors une certaine part aux transactions du jour ; on a vu, dans la vie d'Alexandre, ce que le traité de Paris de 1814 nous avait laissé. En 1815, il ne fut plus question des Bourbons : ils n'entrèrent en rien dans les contrats spoliateurs de la seconde invasion : ces contrats furent le résultat de la rupture du ban de l'île d'Elbe. A Vienne, les alliés déclarèrent qu'ils ne se réunissaient que contre un seul homme ; qu'ils ne prétendaient imposer ni aucune sorte de maître ni aucune espèce de gouvernement à la France ; l'exilé de Gand était rentré dans sa cachette, comme l'Europe était sortie de sa tanière, à la seule apparition d'un évadé. Alexandre même avait demandé au congrès un roi autre que Louis XVIII. Si celui-ci en venant s'asseoir aux Tuileries ne se fût hâté de voler son trône, il n'aurait jamais régné. Les traités de 1815 furent abominables, précisément parce qu'on refusa d'entendre la voix paternelle de la légitimité, et c'est pour les faire brûler, ces traités, que j'avais voulu reconstruire notre puissance en Espagne. Le seul moment où on retrouve l'esprit de la restauration est au congrès d'Aix- la-Chapelle ; les alliés étaient convenus de nous ravir nos provinces du nord et de l'est ; M. de Richelieu intervint. Le czar, touché de notre malheur, entraîné par son équitable penchant, remit à M. le duc de Richelieu la carte de France sur laquelle était tracée la ligne fatale. J'ai vu de mes propres yeux cette carte du Styx entre les mains de Mme de Montcalm, soeur du noble négociateur. La France occupée comme elle l'était, nos places fortes ayant garnison étrangère, pouvions-nous résister ? Une fois privés de nos départements militaires, combien de temps aurions-nous gémi sous la conquête ? Eussions-nous eu un souverain d'une famille nouvelle, un prince d'occasion, on ne l'aurait point respecté. Parmi les alliés, les uns cédèrent à l'illusion d'une grande race, les autres crurent que sous une puissance usée le royaume perdrait son énergie et cesserait d'être un objet d'inquiétude : Cobbett lui-même en convient dans sa lettre. C'est donc une monstrueuse ingratitude de ne pas voir que si nous sommes encore la vieille Gaule, nous le devons au sang que nous avons le plus maudit : ce sang qui depuis huit siècles circulait dans les veines mêmes de la France, ce sang qui l'avait faite ce qu'elle est l'a sauvée encore. Pourquoi s'obstiner à nier éternellement les faits ? On a abusé contre nous de la victoire, comme nous en avions abusé contre l'Europe. Nos soldats étaient allés au bout du monde ; ils ont ramené sur leurs pas les soldats qui fuyaient devant eux : après action, réaction, c'est la loi. Cela ne fait rien à la gloire de Bonaparte, gloire isolée et qui reste entière ; cela ne fait rien à notre gloire nationale, toute couverte de la poussière de l'Europe dont nos drapeaux sanglants ont balayé les tours : il était inutile, dans un dépit d'ailleurs trop juste, d'aller chercher à nos maux une autre cause que la cause véritable. Loin d'être cette cause, les Bourbons de moins dans nos revers, nous étions partagés. Appréciez maintenant les calomnies dont la restauration a été l'objet ; qu'on interroge les archives des relations extérieures, on sera convaincu de l'indépendance du langage tenu aux puissances sous le règne de Louis XVIII et de Charles X. Nos souverains avaient le sentiment de la dignité nationale ; ils furent surtout rois à l'étranger, lequel ne voulut jamais avec franchise le rétablissement et ne vit qu'à regret la résurrection de la monarchie aînée. Le langage diplomatique de la France à l'époque dont je traite est, il faut le dire, particulier à l'aristocratie ; la démocratie, pleine de larges et fécondes vertus, est pourtant arrogante quand elle donnée ; d'une munificence incomparable lorsqu'il faut d'immenses dévouements, elle échoue aux détails ; elle est rarement élevée, surtout dans les longs malheurs. Une partie de la haine des cours d'Angleterre et d'Autriche contre la légitimité vient de la fermeté du cabinet des Bourbons. Louis XVIII n'avait jamais perdu le souvenir de la prééminence de son berceau ; il était roi partout, comme Dieu est Dieu partout, dans une crèche ou dans un temple, sur un autel d'or ou d'argile. Jamais son infortune ne lui arracha la plus petite concession ; sa hauteur croissait en raison de son abaissement ; son diadème était son nom ; il avait l'air de dire : " Tuez-moi, vous ne tuerez pas les siècles écrits sur mon front ; on ne tue pas les siècles. " Si l'on avait ratissé ses armes au Louvre, peu lui importait : n'étaient-elles pas gravées sur le globe ? Avait-on envoyé des commissaires les gratter dans tous les coins de l'univers ? Les avait-on effacées aux Indes, à Pondichéry, en Amérique, à Lima et à Mexico ; dans l'Orient, à Antioche, à Jérusalem, à Saint-Jean-d'Acre, au Caire, à Constantinople, à Rhodes, en Morée ; dans l'Occident, sur les murailles de Rome, aux plafonds de Caserte et de l'Escurial, aux voûtes des salles de Rastibonne et de Westminster, dans l'écusson de tous les rois ? Les avait-on arrachées à l'aiguille de la boussole, où elles semblent annoncer le règne des lys aux diverses régions de la terre ? L'idée fixe de la grandeur, de l'antiquité, de la dignité, de la majesté de sa race donnait à Louis XVIII un véritable empire. On en sentait la domination ; les généraux mêmes de Bonaparte la confessaient ; ils étaient plus intimidés devant ce vieillard impotent que devant le maître terrible qui les avait commandés dans cent Arbelles. A Paris, quand Louis XVIII accordait aux monarques triomphants l'honneur de dîner à sa table, il passait sans façon le premier devant ces princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre ; il les traitait comme des vassaux qui n'avaient fait que leur devoir en amenant des hommes d'armes à leur seigneur suzerain. Il avait raison : en Europe il n'est qu'une monarchie, celle de France ; le destin des autres monarchies est lié au sort de celle-là. Toutes les races sont d'hier auprès de la race de Hugues Capet, et presque toutes en sont filles. Notre ancien pouvoir royal était l'ancienne royauté du monde : du bannissement des Capets datera l'ère de l'expulsion des rois. Cette superbe du descendant de saint Louis envers les alliés plaisait à l'orgueil national : les Français jouissaient de voir des souverains qui, vaincus, avaient porté les chaînes d'un homme, porter, vainqueurs, le joug d'une race. La foi inébranlable de Louis XVIII dans son sang est la puissance réelle qui lui rendit le sceptre ; c'est cette foi qui à deux reprises fit tomber sur sa tête une couronne pour laquelle l'Europe ne croyait pas, ne prétendait pas épuiser ses populations et ses trésors. En dernier résultat, le banni sans soldats se trouvait au bout de toutes les batailles qu'il n'avait pas livrées. Louis XVIII était la légitimité incarnée ; elle a cessé d'être visible quand il a disparu. Loin de précipiter cette légitimité, mieux avisé, on en eût étayé les ruines ; à l'abri dans l'intérieur, on eût élevé le nouvel édifice, comme on bâtit un vaisseau qui doit braver l'océan sous un bassin couvert taillé dans le roc : ainsi la liberté anglaise s'est formée au sein de la loi normande. Il ne fallait pas conjurer le fantôme monarchique, ce centenaire du moyen âge qui, comme Dandolo, avait les yeux en la tête beaux, et si n'en veoit goutte ; vieillard qui pouvait guider les jeunes croisés et qui, paré de ses cheveux blancs, imprimait encore vigoureusement sur la neige ses pas ineffaçables. Que, dans nos craintes prolongées, des préjugés et des hontes vaniteuses nous aveuglent, on le conçoit ; mais la distante postérité, républicaine comme elle le sera, cette postérité rassurée et juste, reconnaîtra que la restauration a été, historiquement parlant, la plus heureuse des phases de notre cycle révolutionnaire. Les partis dont la chaleur n'est pas éteinte peuvent à présent s'écrier : " Nous fûmes libres sous l'empire, esclaves sous la monarchie de la charte. " Les générations futures ne s'arrêtant pas à cette contrevérité risible, si elle n'était un sophisme, diront que les Bourbons rappelés prévinrent le démembrement de la France, qu'ils fondèrent parmi nous le gouvernement représentatif, qu'ils firent prospérer les finances, acquittèrent des dettes qu'ils n'avaient pas contractées, et payèrent religieusement jusqu'à la pension de la soeur de Robespierre. Enfin, pour remplacer nos colonies perdues, ils nous laissèrent en Afrique une des plus riches provinces de l'empire romain. Dans l'expédition d'Alger, on vit notre marine, ressuscitée au combat de Navarin, sortir de ces ports de France, naguère si abandonnés. La rade était couverte de navires qui saluaient la terre en s'éloignant. Des bateaux à vapeur, nouvelle découverte du génie de l'homme, allaient et venaient portant des ordres d'une division à l'autre, comme des sirènes ou comme les aides de camp de l'amiral. Le dauphin se tenait sur le rivage, où toutes les populations de la ville et des montagnes étaient descendues : lui qui, après avoir arraché son parent le roi d'Espagne aux mains des révolutions, voyait se lever le jour par qui la chrétienté devait être délivrée, aurait-il pu se croire si près de sa nuit ? Ils n'étaient plus, ces temps où Catherine de Médicis sollicitait du Turc l'investiture de la principauté d'Alger pour Henri III, non encore roi de Pologne. Alger allait devenir notre fille, notre conquête, sans la permission de personne, sans que l'Angleterre osât nous empêcher de prendre ce château de l'empereur , qui rappelait Charles Quint et le changement de sa fortune. C'était une grande joie et un grand bonheur pour les spectateurs français assemblés de saluer du salut de Bossuet les généreux vaisseaux prêts à rompre de leur proue la chaîne des esclaves ; victoire agrandie par ce cri de l'aigle de Meaux, lorsqu'il annonçait le succès de l'avenir au grand roi, comme pour le consoler un jour dans sa tombe de la dispersion de sa race. " Tu céderas, ou tu tomberas sous ce vainqueur, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton coeur avare : Je tiens la mer sous mes lois et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance, mais tu te verras attaqué dans tes murailles comme un oiseau ravissant qu'on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid, où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Les pilotes étonnés s'écrient par avance : Qui est semblable a Tyr ? Et toutefois elle s'est tue dans le milieu, de la mer. " Paroles magnifiques, n'avez-vous pu retarder l'écroulement du trône ? Les nations marchent à leurs destinées : à l'instar de certaines ombres du Dante, il leur est impossible de s'arrêter, même dans le bonheur. Ces vaisseaux qui apportaient la liberté aux mers de la Numidie emportaient la légitimité ; cette flotte sous pavillon blanc, c'était la monarchie qui appareillait, s'éloignant des ports où s'embarqua saint Louis, lorsque la mort l'appelait à Carthage. Esclaves délivrés des bagnes d'Alger, ceux qui vous ont rendus à votre pays ont perdu leur patrie ; ceux qui vous ont arrachés à l'exil éternel sont exilés. Le maître de cette vaste flotte a traversé la mer sur une barque en fugitif, et la France pourra lui dire ce que Cornélie disait à Pompée : " C'est bien une oeuvre de ma fortune, non pas de la tienne, que je te vois maintenant réduit à une seule pauvre petite nave, là où tu voulais cingler avec cinq cents voiles. " Mais si la légitimité a disparu glorieusement, la personne légitime s'est-elle retirée égale en gloire à la légitimité ? Tombé tout armé dans un fleuve après la bataille de Pescare, déjà recouvert par les flots, Sforze éleva deux fois son gantelet de fer au-dessus des vagues : est-ce le gantelet de Robert le Fort qui s'est montré à la surface de l'abîme, dans le naufrage de Rambouillet ? Durée de race si salutaire aux peuples monarchiques, ne serait-elle pas redoutable aux rois ? Le pouvoir permanent les enivre ; ils perdent les notions de la terre ; tout ce qui n'est pas à leurs autels prières prosternées, humbles voeux, abaissements profonds est impiété. Leur propre malheur ne leur apprend rien ; l'adversité n'est qu'une plébéienne grossière qui leur manque de respect, et les catastrophes ne sont pour eux que des insolences. Ces hommes par le laps du temps deviennent des choses ; ils ont cessé d'être des personnes , ils ne sont plus que des monuments, des pyramides, de fameux tombeaux. La dernière fois que je vis les proscrits de Rambouillet, c'était à Buschtirad, en Bohême. Charles X était couché ; il avait la fièvre. On me fit entrer de nuit dans sa chambre. Une petite lampe brûlait sur la cheminée. Je n'entendais dans le silence des ténèbres que la respiration élevée du trente-cinquième successeur de Hugues Capet. Mon vieux roi ! votre sommeil était pénible : le temps et l'adversité, lourds cauchemars, étaient assis sur votre poitrine. Un jeune homme s'approcherait du lit d'une jeune fille avec moins d'amour que je ne me sentis de respect en marchant d'un pied furtif vers votre couche solitaire. Du moins, je n'étais un mauvais songe comme celui qui vous réveilla pour aller voir expirer votre fils ! Je vous adressais intérieurement ces paroles que je n'aurais pu prononcer tout haut sans fondre en larmes : " Le ciel vous garde de tout mal à venir ! Dormez en paix ces nuits avoisinant votre dernier sommeil ! assez longtemps vos vigiles ont été celles de la douleur. Que ce lit de l'exil perde sa dureté en attendant la visite de Dieu ! Lui seul peut rendre légère à vos os la terre étrangère. " Dans le refuge de Charles X, j'avais rencontré le frère et la soeur. Je les cherchais de la part d'une mère captive ; ils avaient l'air de deux petites gazelles cachées parmi des ruines. Pour trouver ces deux aimables enfants, le pèlerin de Terre Sainte avait heurté avec son bâton et ses sandales poudreuses à la porte de l'étranger. Blondel en vain chanta au pied de la tour du duc d'Autriche ; il ne put rouvrir, aux exilés les chemins de la patrie. Devenu homme, Henri va se présenter seul à ses passions et à la terre. A quelle masure de sable se mêleront les magnifiques débris de Balbec et de Palmyre ? Plus heureux que Henri, qui part du seuil de la vie, Charles a maintenant fini sa course. Point de hérauts d'armes n'ont paru à ses obsèques ; point de grands n'ont jeté dans le caveau les marques de leurs dignités : ils en avaient fait hommage ailleurs. Rien ne repose aux côtés du prince, que son coeur et ses entrailles arrachés de son sein et de ses flancs, comme on place auprès d'une mère expirée le fruit abortif qui lui a coûté la vie. Oublié dans un cloître le roi très chrétien, cénobite après le trépas, entend quelque frère inconnu lui réciter les prières du bout de l'an ; unique souvenir du royal décédé parmi les générations vivantes. Les prières pour les morts sont une servitude d'immortalité imposée aux âmes chrétiennes dans leur fraternelle tendresse. Mais quand un nouvel univers émerge du sein des âges, quand le passé n'est plus que de l'histoire, pourquoi ne réunirait-on pas tant d'ossements dispersés, comme on réunit des antiques exhumés de différentes fouilles. A ce rappel de la mort, la dépouille de Charles X rejoindrait celle de son fils et de ses frères, dans l'abbaye de Dagobert ; la colonne de bronze élèverait ses batailles et ses victoires immobiles sur le squelette à jamais fixé de Napoléon, tandis qu'apportés du pays de l'éternité, quatre mille ans, dans la forme d'une pierre, ensevelissent l'échafaud de Louis XVI sous le poids des siècles. Un jour viendra que l'obélisque du désert retrouvera sur la place des meurtres les débris, le silence et la solitude de Luxor. Entraîné par le sujet à rappeler la fin de la restauration, qu'on m'excuse ; j'ai fini à mon tour. Quelques mots me suffiront pour résumer ce que cette restauration a fait en passant sur la terre, en outre des autres avantages dont j'ai parlé plus haut. Trois choses demeurent acquises à la légitimité restaurée : elle est entrée dans Cadix ; elle a donné à Navarin l'indépendance à la Grèce ; elle a affranchi la chrétienté en s'emparant d'Alger ; entreprises dans lesquelles avaient failli Bonaparte, la Russie, Charles-Quint et l'Europe. Montrez-moi un pouvoir de quelques jours (et un pouvoir si disputé) lequel ait accompli de telles choses. Prométhée sur son rocher, Napoléon a jugé avec équité l'administration des princes, ses successeurs d'un moment, lorsqu'il a dit : " Si le duc de Richelieu, dont l'ambition fut de délivrer son pays des baïonnettes étrangères ; si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d'éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales [ Mémoires pour servir à l'histoire de France sous Napoléon , par M. de Montholon, t. IV, p. 248. (N.d.A.)] . " En citant ailleurs ces paroles, j'avais ajouté : " Pourquoi n'avouerais-je pas qu'elles chatouillent de mon coeur l'orgueilleuse faiblesse ? " Bien des poète petits hommes à qui j'ai rendu de grands services ne m'ont pas si favorablement jugé que le poète des batailles, captif de l'océan et de la terreur du monde. Chapitre LXXXIV Appel des personnages de Vérone et de la guerre d'Espagne. Prêt à poser la plume, je jette un regard en arrière ; je cherche les hommes dont je viens de parler. Déjà, traversant Vérone en 1833 cette ville si animée par la présence des souverains de l'Europe en 1822 était retournée au silence. Le congrès était aussi passé dans ses rues solitaires que la cour des Scaligieri et le sénat des Romains. Les Arènes dont les gradins s'étaient offerts à mes regards chargés de cent mille spectateurs béaient désertes ; les édifices que j'avais admirés sous l'illumination brodée à leur architecture s'enveloppaient, gris et nus, dans une atmosphère de pluie. Combien s'agitaient parmi les acteurs de Vérone, parmi ceux qui les dirigeaient ou leur tenaient de près ou de loin ! Que d'avenirs rêvés ! que de destinées de peuples examinées, discutées, pesées ! Faisons l'appel de ces poursuivants de songes ; ouvrons le livre du jour de colère, liber scriptus proferetur . Monarques ! princes ! ministres ! voici votre ambassadeur, voici votre collègue revenu à son poste : où êtes-vous, répondez ! L'empereur de Russie, Alexandre ? Mort. L'empereur d'Autriche, François ? Mort. Le roi de France, Louis XVIII ? Mort. Le roi de France, Charles X ? Mort. Le roi d'Angleterre, Georges IV ? Mort. Le roi de Naples, Ferdinand ler ? Mort. Le duc de Toscane ? Mort. Le pape Pie VII ? Mort. Le roi de Sardaigne, Charles-Félix ? Mort. Le duc de Montmorency, ministre des affaires étrangères de France ? Mort. M. Canning, ministre des affaires étrangères d'Angleterre ? Mort. M. de Bernstorff, ministre des affaires étrangères en Prusse ? Mort. M. Gentz, de la chancellerie d'Autriche ? Mort. Le cardinal Consalvi, secrétaire d'Etat de Sa Sainteté ? Mort. M. de Serre, mon collègue au congrès ? Mort. M. de Lamaisonfort, ministre à Florence ? Mort. M. d'Aspremont, mon secrétaire d'ambassade ? Mort. Le comte Nieperg, mari de la veuve de Napoléon ? Mort. La comtesse Tolstoy ? Morte. Son grand et jeune fils ? Mort. Mon hôte du palais Lorenzi ? Mort. Combien manque-t-il encore de personnages parmi ceux que l'on a comptés pendant la guerre d'Espagne ? Ferdinand VII n'est plus, Mina n'est plus, sans parler du premier de tous à mes yeux, de Carrel, échappé des champs de la Catalogne et tombé à Vincennes. Carrel, je vous félicite d'avoir, d'un seul pas, achevé le voyage dont le trajet prolongé devient si fatigant et si désert. J'envie ceux qui sont partis avant moi : comme les soldats de César, à Brindes, du haut des rochers du rivage, je jette ma vue sur la grande mer ; je regarde vers l'Epire, dans l'attente de voir revenir les vaisseaux qui ont passé les premières légions, pour m'enlever à mon tour. Si tant d'hommes couchés avec moi sur le registre du congrès se sont fait inscrire à l'obituaire ; si des peuples et des dynasties royales ont péri ; si la Pologne a succombé ; si l'Espagne est de nouveau anéantie ; si je suis allé à Prague, m'enquérant des restes fugitifs de la grande race dont j'étais le représentant à Vérone, qu'est-ce donc que les choses de la terre ? Prestige du génie ! personne ne se souvient des discours que nous tenions autour de la table du prince de Metternich : aucun voyageur n'entendra jamais chanter l'alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakespeare. Chacun de nous, en fouillant à diverses profondeurs dans sa mémoire, retrouve une autre couche de morts, d'autres sentiments éteints, d'autres chimères sans vie, qu'inutilement il allaita, comme celles d' Herculanum , à la mamelle de l'espérance. Chapitre LXXXV Fin. La fortune, écartant l'homme de vertu auquel était réservé un oeuvre plus saint, me choisit pour me charger de la puissante aventure qui, sous la restauration, aurait pu renouveler la face du monde : elle me transforma en homme politique. A la table de jeu où elle m'assit elle plaça devant moi, comme adversaires, une France ennemie des Bourbons et les deux grands ministres du temps, le prince de Metternich et M. Canning : elle me fit gagner contre eux la partie. Les transactions de la guerre d'Espagne me resteront. Cette grande tache de faits répandue sur le tissu des rêves de ma vie ne s'effacera point, parce qu'elle est une ombre projetée de l'histoire. Pauvre et riche, puissant et faible, heureux et misérable, homme d'action, homme de pensée, j'ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert. Du fond de ce désert, étudiant l'action composée de l'humaine nature, j'ai appris qu'il y a deux nécessités : l'une vient de la matière, c'est la fatalité ; l'autre vient de l'esprit, c'est la providence. Pour l'homme de courage, céder à la nécessité, c'est force ; il a senti que cette nécessité était absolue ; pour l'homme timide, se soumettre à la nécessité, c'est faiblesse ; il a cru cette nécessité entière. La résignation du pusillanime est une excuse qu'il se ménage, une manière de se débarrasser des exigences du présent et des soucis de l'avenir : la poltronnerie se coiffe d'un froc pour se dispenser de prendre un casque et de demander raison à la destinée. Grâce à Dieu, chrétien sans peur, je n'en suis pas là ; mais tant de choses et tant d'hommes ont passé devant moi ; j'ai tant vu faire d'inutiles efforts pour arrêter un monde qui se retire, que je me suis demandé s'il était possible de changer les conseils de la Providence. Ces temps d'arrêt, pendant lesquels les peuples haletants se reposent, ne peuvent être pris pour des pas en arrière que par des esprits superficiels, des désirs aveugles et des positions faites. Royauté et aristocratie sont deux choses qui survivent ; elles ne vivent pas : l'idée démocratique creuse, l'égalité croit, le mineur est sous les trônes : quand la galerie souterraine sera finie, la fougasse chargée, l'étincelle mise à la poudre, les remparts voleront en l'air, et les peuples entreront par les brèches des murs écroulés. On ne se défend point de l'invasion des années avec des souvenirs : Sabinus vainement entassa les statues des ancêtres sur le seuil des portes du Capitole pour empêcher l'ennemi d'y pénétrer la torche à la main ; les aigles mêmes qui soutenaient les voûtes s'embrasèrent et mirent le feu à l'édifice, leur nid paternel. Au-dessus des fluctuations terrestres il est une loi constante, irrésistible, établie de Dieu, solitaire comme lui ; elle emporte nos révolutions bornées en accomplissant une révolution immense, de même que le mouvement général de l'univers domine les mouvements particuliers des sphères : les sociétés meurent comme les individus. Dorénavant indépendant de ces sociétés transitoires et variables, je ne reconnais plus que l'autorité, mystérieusement souveraine, attachée par le Christ aux branches de la croix avec la liberté première. Mieux vaut relever du ciel que des hommes : la religion est le seul pouvoir devant lequel on peut se courber sans s'avilir. (note) Le voici, ce présent : Des trois hommes qui m'ont écrit les lettres suivantes, deux ne sont déjà plus. Au milieu de mes regrets, je ne puis me défendre d'une certaine satisfaction d'honnête homme quand je vois mes principales opinions religieuses et politiques approuvées par des esprits éminents et divers. J'ai accompagné M. Carrel au lieu de son repos ; je suis retourné depuis au cimetière de Saint-Mandé, solitaire asile où nul autre homme que moi n'était debout. Beaucoup de personnages qui se croyaient puissants ont défilé devant moi ; je n'ai pas daigné ôter mon chapeau à leurs cendres : une casaque brochée d'or ne vaut pas le morceau de flanelle que la balle a enfoncé dans le ventre de M . Carrel. M . de Béranger nous reste : puisqu'il est pourvu d'un des grands offices de la renommée, il appartient à tous ; ce qu'il écrit tombe dans le domaine public ; il me pardonnera donc d'avoir fait connaître sa lettre, aussi spirituelle qu'admirable (ma foi catholique mise à part) ; elle prouve que chez lui le grand poète n'ôte rien à l'homme de raison et au grand écrivain. M . Benjamin Constant à M . de Chateaubriand. " Paris, ce 31 mai 1824. " Monsieur le vicomte, " Je remercie Votre Excellence de vouloir bien, quand elle le pourra, consacrer quelques instants à la lecture d'un livre dont, j'ose l'espérer, malgré des différences d'opinion, quelques détails pourront lui plaire. Elle doit, ce me semble, en aimer une des idées dominantes ; c'est que sans le sentiment religieux aucune liberté n'est possible, et que ce sentiment seul peut tirer l'espèce humaine de l'état d'abaissement dans lequel tant de causes concourent à la plonger. " Vous avez le mérite d'avoir le premier parlé cette langue, lorsque toutes les idées élevées étaient frappées de défaveur, et si j'obtiens quelque attention du public, je le devrai aux émotions que le Génie du Christianisme a fait naître, et qui se sont prolongées, parce que la puissance du talent imprime des traces ineffaçables. Quelle que soit la croyance positive, tous les hommes dont l'âme a quelque valeur doivent se réunir pour faire triompher les sentiments qui nous rappellent au ciel sur ceux qui nous courbent vers la terre. " Votre Excellence trouvera dans mon livre un hommage bien sincère à la supériorité de son talent et au courage avec lequel elle est descendue dans la lice, forte de ses propres forces, tandis que ceux-là qui s'y montrent aujourd'hui y arrivent avec l'autorité pour appui, et menacent souvent de prendre la persécution pour auxiliaire. " Si à cet hommage j'ai osé joindre de légères critiques, mon tribut d'éloges ne vous en paraîtra que plus impartial, lors même que mes critiques seraient mal fondées. Cependant, si le livre n'eût pas été imprimé depuis trois mois, cette impartialité me serait devenue impossible. Car je me ferai toujours une grande joie de professer envers Votre Excellence ma reconnaissance personnelle, dans deux occasions importantes, et d'en joindre l'expression à celle des sentiments que je lui ai voués. " Benjamin Constant. " M . de Béranger à M . de Chateaubriand. " Passy, 19 août 1832. " Monsieur, " Huit jours passés dans une campagne, à quelques lieues de Paris, m'ont privé du plaisir de recevoir votre lettre à sa date et d'y répondre sur-le-champ. " Quoi ! vous partez sans me donner l'espoir de vous revoir bientôt ! C'est accroître le regret que j'ai éprouvé, monsieur, de ne vous avoir pas trouvé chez vous lorsque les journaux m'ont appris que vous alliez faire une nouvelle absence. Je ne considérais ce voyage que comme un besoin de santé et de repos moral, après des jours d'ennuis et de tracasseries. Mais vous ne me parlez pas de retour, et je m'en afflige vivement. Faut-il que le sort nous ait fait naître dans des camps opposés ! Sans cela, peut-être vous aurais-je été bon à quelque chose. Oui, j'aurais pu vous être utile. Ne cherchez pas dans ces paroles une prétention ridicule ; elles me sont inspirées par une vive et franche affection, déjà bien ancienne. J'ai en moi quelque chose qui vaut mieux qu'on ne saurait croire c'est un instinct assez juste du caractère et des sentiments des autres, ce qui en rendant ma raison fort tolérante la met à leur service, et cela presque à leur insu. " Lié plus intimement, monsieur, j'ose croire que j'aurais pu verser quelques consolations dans votre âme de grand poète, et vous aider à voir dans l'avenir autre chose que ce que vous semblez y démêler. Cet avenir, vous y aurez une si belle place, qu'il y a ingratitude à vous de douter de sa grandeur. Oui, monsieur, la société subit une transformation ; oui, elle accomplit la grande pensée chrétienne de l'égalité. Cette pensée chrétienne, que vous avez remise en honneur parmi nous, en l'ornant de toutes les richesses du génie, s'empare du monde, élaborée comme elle l'est, depuis près d'un demi-siècle, par notre chère et belle France. Beaucoup d'hommes des anciens jours le nient, parce qu'elle s'est dépouillée d'une partie de ses voiles religieux. Mais elle est claire et distincte pour ceux qui, comme moi, n'ont jamais vu dans le christianisme qu'une grande forme sociale qui à sa naissance a eu besoin de la sanction divine. Mon Dieu est bien au-dessus de ces changements humains ; mais il n'en est pas moins présent au grand drame où nous avons tous une part plus ou moins active, et c'est sa présence qui me donne de la résignation. Mon rôle de comparse ou de niais s'est agrandi. Vous, monsieur, à qui ce Dieu a donné à remplir un rôle principal, n'y puisez-vous pas de la force pour le conduire jusqu'au bout ? Vous avez conservé bien plus de jeunesse qu'on n'en a ordinairement à notre âge. Votre esprit est si plein de verdeur qu'il semble que vous n'ayez reçu ce privilége que pour nous éclairer dans les routes nouvelles où voilà le monde lancé. On chante toujours sur des tombeaux, grâce à ce temps maudit qui va fauchant sans lin et partout ; mais on n'a pas souvent l'avantage de chanter auprès d'un berceau qui contienne des destinées futures aussi grandes ni peut- être aussi prochaines. Toutefois, il y a longtemps que je me dis, comme vous, que ceux qui naissent aux époques de transition sont bousculés, renversés, écrasés, dans la lutte des générations qui s'entrechoquent. C'est sur nos cadavres que doivent passer les combattants qui nous suivent. Nous comblerons le fossé qu'il leur faudra franchir pour prendre d'assaut la place où tous nos efforts n'auront pu que faire brèche. Mais espérons qu'une fois ville gagnée , les vainqueurs viendront relever les morts pour leur faire un bel enterrement enseignes déployées et à grand bruit de fanfares. Et qui sait enfin si Dieu lui- même ne distribue pas des croix d'honneur aux braves restés sur le champ de bataille ? Ah ! pour celles-là, messieurs de la police n'en tâteront pas. " Peut-être me direz-vous, monsieur : Mais dans un tel conflit qui peut être sûr d'avoir été utile ? Je vous répondrai que j'ai peine à croire qu'un homme de génie, même méconnu, n'ait pas toujours un peu la conscience de sa valeur. Avec bien plus de raison doit-il avoir cette certitude, celui que les nations ont placé si haut dans leur estime et dans leur admiration. Chaque homme de talent se fait son effigie en marbre ou en bronze ; seulement les plus timides se contentent d'un buste, les autres vont à la statue. Tout revenu que vous êtes des vanités de ce monde, la voix de vos contemporains vous aura forcé de faire la vôtre colossale. Eh bien, quand au milieu de la foule, dont la marche paraît souvent inexplicable et étourdissante, vous éprouvez des moments de dégoût et d'abattement convenez-en, monsieur, vous jetez un regard sur cette glorieuse figure, et, vous appuyant sur elle, vous laissez avec plus de résignation le temps et la multitude passer au milieu du bruit et de la poussière. " Quand je vous sais des motifs d'affliction, je me plais à vous voir ainsi, et, par un retour sur moi-même, je suis tout fier alors de penser que vous m'avez permis d'écrire, à la pointe du couteau, mon nom sur le piédestal de cette statue. " A propos de cela, savez-vous, Monsieur, que j'ai une véritable crainte ? Je vais, comme je vous l'ai dit, publier dans quelques mois mon dernier recueil de chansons. Vous pensez bien que celle dont votre nom a fait le succès y figurera. Mais j'ai peur que vous ne vous y trouviez en bien mauvaise compagnie. Le goût que j'ai pour la poésie populaire me souffle souvent d'étranges choses. Mon antipathie pour le solennel affecté, si opposé au génie de notre langue, fait toujours dans mes chants suivre les tons graves de quelques notes burlesquement accentuées. Quoique habituellement ces disparates ne soient pas sans but, je conçois que vous autres gens d'en haut y trouviez à redire. Que faire à cela ? J'ai voulu essayer de transporter la poésie dans les carrefours, et j'ai été conduit à la chercher jusque dans le ruisseau : qui dit chansonnier dit chiffonnier. Doit-on être surpris que ma pauvre muse n'ait pas toujours une tunique bien propre ? Le moraliste des rues doit attraper plus d'une éclaboussure. Au reste, si vous me lisez, pensez un peu à Aristophane, mais n'y pensez pas trop. " C'est le cas de répéter ce que je disais plus haut, mais dans un autre sens. Lié plus intimement avec vous, monsieur, je me serais sans doute amendé, et de plus nobles inspirations me seraient venues auprès de votre muse héroïque et pieuse, et nous voilà encore une fois loin l'un de l'autre ! Ah ! pour Dieu, revenez dans votre patrie ; vous ne pouvez vivre heureux loin d'elle. Goutte de sang français, où allez-vous vous extravaser ? Quoi, vous pourriez longtemps rester loin de Paris ; loin de ce coeur si chaud, dont les rapides pulsations donnent tant à penser et à sentir ? Non, vous nous reviendrez bientôt, j'en ai l'espérance, pour vivre encore ici de littérature et de gloire, entouré de nombreux amis, car vous devez en avoir beaucoup qui, comme moi, sans doute se plaignent de votre nouvelle absence. " En attendant votre retour, monsieur, et sans redouter des réponses aussi longues que celle-ci, ayez la bonté de me donner de vos nouvelles. Les journaux m'en apprendront sans doute ; mais vous devez juger du prix que j'attache à vos lettres. Quand vous me donnez une marque de souvenir, il me semble que j'entends la postérité prononcer mon nom. " Recevez, monsieur, la nouvelle assurance de mon entier dévouement et de ma respectueuse amitié. " Votre très-humble serviteur, " Béranger. " M . Carrel à M . le vicomte de Chateaubriand. " Puteaux, près Neuilly le 4 octobre 1834. " Monsieur, " Votre lettre du 31 août ne m'est remise qu'à mon arrivée à Paris. J'irais vous en remercier d'abord si je n'étais forcé de consacrer à quelques préparatifs d'entrée en prison le peu de temps qui pourra m'être laissé par la police informée de mon retour. Oui, monsieur, me voici condamné à six mois de prison par la magistrature pour un délit imaginaire et en vertu d'une législation également imaginaire, parce que le jury m'a sciemment renvoyé impuni sur l'accusation la plus fondée et après une défense qui, loin d'atténuer mon crime de vérité, avait aggravé ce crime en l'érigeant en droit acquis pour toute la presse de l'opposition. Je suis heureux que les difficultés d'une thèse, si hardie par le temps qui court, vous aient paru à peu près surmontées par la défense que vous avez lue et dans laquelle il m'a été si avantageux de pouvoir invoquer l'autorité du livre dans lequel vous instruisiez, il y a dix-huit ans, votre propre parti des principes de la responsabilité constitutionnelle. " Je me demande souvent avec tristesse à quoi auront servi des écrits tels que les vôtres, monsieur, tels que ceux des hommes les plus éminents de l'opinion à laquelle j'appartiens moi-même, si de cet accord des plus hautes intelligences du pays dans la constante défense du droit de discussion il n'était pas résulté enfin, pour la masse des esprits en France, un parti désormais pris de vouloir sous tous les régimes, d'exiger de tous les systèmes victorieux, quels qu'ils soient, la liberté de penser, de parler, d'écrire, comme condition première de toute autorité légitimement exercée. N'est-il pas vrai, monsieur, que lorsque vous demandiez sous le dernier gouvernement la plus entière liberté de discussion, ce n'était pas pour le service momentané que vos amis politiques en pouvaient tirer dans l'opposition contre des adversaires devenus maîtres du pouvoir ? Quelques-uns se servaient ainsi de la presse, qui l'ont bien prouvé depuis mais vous, vous demandiez la liberté de discussion, comme le bien commun, l'arme et la protection générale de toutes les idées vieilles ou jeunes ; c'est là ce qui vous a mérité, monsieur, la reconnaissance et les respects des opinions auxquelles la révolution de juillet a ouvert une lice nouvelle. C'est pour cela que notre oeuvre se rattache à la vôtre, et lorsque nous citons vos écrits, c'est moins comme admirateurs du talent incomparable qui les a produits que comme aspirant à continuer de loin la même tâche, jeunes soldats d'une cause dont vous êtes le vétéran le plus glorieux. " Ce que vous avez voulu depuis trente ans, monsieur, ce que je voudrais, s'il m'est permis de me nommer après vous, c'est d'assurer aux intérêts qui se partagent notre belle France une loi de combat plus humaine, plus civilisée, plus fraternelle, plus concluante que la guerre civile, et il n'y a que la discussion qui puisse détrôner la guerre civile. Quand donc réussirons-nous à mettre en présence les idées à la place des partis, et les intérêts légitimes et avouables à la place des déguisements de l'égoïsme et de la cupidité ? Quand verrons-nous s'opérer par la persuasion et par la parole ces inévitables transactions que le duel des partis et l'effusion du sang amènent aussi par épuisement, mais trop tard pour les morts des deux camps, et trop souvent pour les blessés et les survivants ? Comme vous le dites douloureusement, monsieur, il semble que bien des enseignements aient été perdus, et qu'on ne sache plus en France ce qu'il en coûte de se réfugier sous un despotisme qui promet silence et repos. Il n'en faut pas moins continuer de parler, d'écrire, d'imprimer ; il sort quelquefois des ressources bien imprévues de la constance. Aussi de tant de beaux exemples que vous avez donnés, monsieur, celui que j'ai le plus constamment sous les yeux est compris dans un mot : Persévérer " Agréez, Monsieur, les sentiments d'inaltérable affection avec lesquels je suis heureux de me dire " Votre plus dévoué serviteur, " A. Carrel. " Source: http://www.poesies.net