Etudes Historiques. Par François-René Chateaubriand (1768-1848) Avant-propos Mars 1831. " Souvenez-vous, pour ne pas perdre de vue le train du monde, qu'à cette époque ( la chute de l'empire romain ) ( ... ) il y avait des historiens qui fouillaient comme moi les archives du passé au milieu des ruines du présent, qui écrivaient les annales des anciennes révolutions au bruit des révolutions nouvelles ; eux et moi prenant pour table, dans l'édifice croulant, la pierre tombée à nos pieds, en attendant celle qui devait écraser nos têtes. " Je ne voudrais pas, pour ce qui me reste à vivre, recommencer les dix-huit mois qui viennent de s'écouler. On n'aura jamais une idée de la violence que je me suis faite ; j'ai été forcé d'abstraire mon esprit dix, douze et quinze heures par jour, de ce qui se passait autour de moi, pour me livrer puérilement à la composition d'un ouvrage dont personne ne parcourra une ligne. Qui lirait quatre gros volumes lorsqu'on a bien de la peine à lire le feuilleton d'une gazette ? J'écrivais l'histoire ancienne, et l'histoire moderne frappait à ma porte ; en vain je lui criais : " Attendez, je vais à vous. " Elle passait au bruit du canon, en emportant trois générations de rois. Et que le temps concorde heureusement avec la nature même de ces Etudes ! On abat les croix, on poursuit les prêtres ; et il est question de croix et de prêtres à toutes les pages de mon récit : on bannit les Capets, et je publie une histoire dont les Capets occupent huit siècles. Le plus long et le dernier travail de ma vie, celui qui m'a coûté le plus de recherches, de soins et d'années, celui où j'ai peut-être remué le plus d'idées et de faits, paraît lorsqu'il ne peut trouver de lecteurs ; c'est comme si je le jetais dans un puits, où il va s'enfoncer sous l'amas des décombres qui le suivront. Quand une société se compose et se décompose, quand il y va de l'existence de chacun et de tous, quand on n'est pas sûr d'un avenir d'une heure, qui se soucie de ce que fait, dit et pense son voisin ? Il s'agit bien de Néron, de Constantin, de Julien, des apôtres, des martyrs, des Pères de l'Eglise, des Goths, des Huns, des Vandales, des Francs, de Clovis, de Charlemagne, de Hugues Capet et de Henri IV ! Il s'agit bien du naufrage de l'ancien monde, lorsque nous nous trouvons engagés dans le naufrage du monde moderne ! N'est-ce pas une sorte de radotage, une espèce de faiblesse d'esprit que de s'occuper de lettres dans ce moment ? Il est vrai ; mais ce radotage ne tient pas à mon cerveau, il vient des antécédents de ma méchante fortune. Si je n'avais pas tant fait de sacrifices aux libertés de mon pays, je n'aurais pas été obligé de contracter des engagements qui s'achèvent de remplir dans des circonstances doublement déplorables pour moi. Je ne puis suspendre une publication dont je ne suis pas le maître ; il faut donc couronner par un dernier sacrifice tous mes sacrifices. Aucun auteur n'a été mis à une pareille épreuve : grâce à Dieu, elle est à son terme : je n'ai plus qu'à m'asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie que je dédaignais dans ma jeunesse. Après ces plaintes bien naturelles, et qui me sont involontairement échappées, une pensée me vient consoler. J'ai commencé ma carrière littéraire par un ouvrage où j'envisageais le Christianisme sous les rapports poétiques et moraux ; je la finis par un ouvrage où je considère la même religion sous ses rapports philosophiques et historiques : j'ai commencé ma carrière politique avec la restauration, je la finis avec la restauration. Ce n'est pas sans une secrète satisfaction que je me trouve ainsi conséquent avec moi-même. Les grandes lignes de mon existence n'ont point fléchi : si, comme tous les hommes, je n'ai pas été semblable à moi-même dans les détails, qu'on le pardonne à la fragilité humaine. Les principes sur lesquels se fonde la société m'ont été chers et sacrés ; on me rendra cette justice de reconnaître qu'un amour sincère de la liberté respire dans mes ouvrages, que j'ai été passionné pour l'honneur et la gloire de ma patrie, que, sans envie, je n'ai jamais refusé mon admiration aux talents dans quelque parti qu'ils se soient trouvés. Me serais-je laissé trop emporter à l'ardeur de la polémique ? Je m'en repens, et je rends justice aux qualités que je pourrais avoir méconnues : je veux quitter le monde en ami. Préface Hérodote commence son histoire par déclarer les motifs qui la lui ont fait entreprendre ; Tacite explique les raisons qui lui ont mis la plume à la main. Sans avoir les talents de ces historiens, je puis imiter leur exemple ; je puis dire, comme Hérodote, que j'écris pour la gloire de ma patrie et parce que j'ai vu les maux des hommes. Plus libre que Tacite, je n'aime ni ne crains les tyrans. Désormais isolé sur la terre, n'attendant rien de mes travaux, je me trouve dans la position la plus favorable à l'indépendance de l'écrivain, puisque j'habite déjà avec les générations dont j'ai évoqué les ombres. Les sociétés anciennes périssent ; de leurs ruines sortent des sociétés nouvelles : lois, moeurs, usages, coutumes, opinions, principes même, tout est changé. Une grande révolution est accomplie, une grande révolution se prépare : la France doit recomposer ses annales, pour les mettre en rapport avec les progrès de l'intelligence. Dans cette nécessité d'une reconstruction sur un nouveau plan, où faut-il chercher des matériaux ? Quels sont les travaux exécutés avant notre temps ? Qu'y a-t-il à louer ou à blâmer dans les écrivains de l'ancienne école historique ? La nouvelle école doit-elle être entièrement suivie, et quels sont les auteurs les plus remarquables de cette école ? Tout est-il vrai dans les théories religieuses, philosophiques et politiques du moment ? Voilà ce que je me propose d'examiner dans cette préface. Je travaillais depuis bien des années à une histoire de France, dont ces Etudes ne présenteront que l'exposition, les vues générales et les débris. Ma vie manque à mon ouvrage : sur la route où le temps m'arrête, je montre de la main aux jeunes voyageurs les pierres que j'avais entassées, le sol et le site où je voulais bâtir mon édifice. Origine commune des peuples de l'Europe. Documents et historiens étrangers à consulter pour l'histoire de France. Les anciens avaient conçu l'histoire autrement que nous ; ils la regardaient comme un simple enseignement, et sous ce rapport Aristote la place dans un rang inférieur à la poésie : ils attachaient peu d'importance à la vérité matérielle ; pourvu qu'il y eût un fait vrai ou faux à raconter, que ce fait offrit un grand spectacle ou une leçon de morale et de politique, cela leur suffisait. Délivrés de ces immenses lectures sous lesquelles l'imagination et la mémoire sont également écrasées, ils avaient peu de documents à consulter ; leurs citations ne sont presque rien, et quand ils renvoient à une autorité, c'est presque toujours sans indication précise. Hérodote se contente de dire dans son premier livre, Clio , qu'il écrit d'après les historiens de Perse et de Phénicie ; dans son second livre, Euterpe , il parle d'après les prêtres égyptiens, qui lui ont lu leurs annales. Il reproduit un vers de l' Iliade , un passage de l'Odyssée, un fragment d'Eschyle : il ne faut pas plus d'autorités à Hérodote ni à ses auditeurs des jeux Olympiques. Thucydide n'a pas une seule citation : il mentionne seulement quelques chants populaires. Tite-Live ne s'appuie jamais d'un texte : des auteurs, des historiens rapportent ; c'est sa manière de procéder. Dans sa troisième Décade, il rappelle les dires de Cintius Alimentus, prisonnier d'Annibal, et de Coelius et Valerius sur la guerre Punique. Dans Tacite les autorités sont moins rares, quoique encore bien peu nombreuses ; on n'en compte que treize de nominales : ce sont, dans le premier livre des Annales, Pline, historien des guerres de Germanie ; dans le quatrième livre, les Mémoires d'Agrippine, mère de Néron, ouvrage dont on ne saurait trop déplorer la perte ; dans le treizième livre, Fabius Rusticus, Pline l'historien et Cluvius ; dans le quatorzième, Cluvius ; dans le quinzième, Pline. Dans le troisième livre des Histoires , Tacite nomme Messala et Pline, et renvoie à des Mémoires qu'il avait entre les mains ; dans le quatrième livre, il s'en réfère aux prêtres égyptiens ; dans les Moeurs des Germains , il écrit un vers de Virgile en l'altérant. Souvent il dit : " Les historiens de ces temps racontent, " temporum illorum scriptores prodiderint ; il explique son système en déclarant qu'il ne rapporte le nom des auteurs que lorsqu'ils diffèrent entre eux. Ainsi deux citations vagues dans Hérodote, pas une dans Thucydide, deux ou trois dans Tite- Live, et treize dans Tacite, forment tout le corps des autorités de ces historiens. Quelques biographes, comme Suétone et Plutarque surtout, ont lu un peu plus de Mémoires ; mais les nombreuses citations sont laissées aux compilateurs, comme Pline le Naturaliste, Athénée, Macrobe, et saint Clément d'Alexandrie, dans ses Stromates . Les annalistes de l'antiquité ne faisaient point entrer dans leurs récits le tableau des différentes branches de l'administration : les sciences, les arts, l'éducation publique, étaient rejetés du domaine de l'histoire. Clio marchait légèrement, débarrassée du pesant bagage qu'elle traîne aujourd'hui après elle. Souvent l'historien n'était qu'un voyageur racontant ce qu'il avait vu. Maintenant l'histoire est une encyclopédie ; il y faut tout faire entrer, depuis l'astronomie jusqu'à la chimie ; depuis l'art du financier jusqu'à celui du manufacturier ; depuis la connaissance du peintre, du sculpteur et de l'architecte jusqu'à la science de l'économiste ; depuis l'étude des lois ecclésiastiques, civiles et criminelles jusqu'à celle des lois politiques. L'historien moderne se laisse-t-il aller au récit d'une scène de moeurs et de passions, la gabelle survient au beau milieu ; un autre impôt réclame ; la guerre, la navigation, le commerce, accourent. Comment les armes étaient-elles faites alors ? D'où tirait-on les bois de construction ? Combien valait la livre de poivre ? Tout est perdu si l'auteur n'a pas remarqué que l'année commençait à Pâques et qu'il l'ait datée du 1er janvier. Comment voulez-vous qu'on s'assure en sa parole s'il s'est trompé de page dans une citation, ou s'il a mal coté l'édition ? La société demeure inconnue si l'on ignore la couleur du haut de chausses du roi et le prix du marc d'argent. Cet historien doit savoir non seulement ce qui se passe dans sa patrie, mais encore dans les contrées voisines, et parmi ces détails il faut qu'une idée philosophique soit présentée à sa pensée et lui serve de guide. Voilà les inconvénients de l'histoire moderne : ils sont tels qu'ils nous empêcheront peut-être d'avoir jamais des historiens comme Thucydide, Tite-Live et Tacite ; mais on ne peut éviter ces inconvénients, et force est de s'y soumettre. L'écrivain appelé à nous peindre un jour un grand tableau de notre histoire ne se bornera pas à la recherche des sources d'où sortent immédiatement les Franks et les Français ; il étudiera les premiers siècles des sociétés qui environnent la France, parce que les jeunes peuples de diverses contrées, comme les enfants de divers pays, ont entre eux la ressemblance commune que leur donne la nature, et parce que ces peuples, nés d'un petit nombre de familles alliées, conservent dans leur adolescence l'empreinte des traits maternels. Quatre espèces de documents renferment l'histoire entière des nations dans l'ordre successif de leur âge : les poésies, les lois, les chroniques contenant les faits généraux, les mémoires peignant les moeurs et la vie privée. Les hommes chantent d'abord ; ils écrivent ensuite. Nous n'avons plus les Bardits que fit recueillir Charlemagne ; il ne nous reste qu'une ode en l'honneur de la victoire que Louis, fils de Louis le Bègue, remporta en 881 sur les Normands ; mais le moine de Saint-Gall et Ermold le Noir ont tout à fait écrit dans le goût de la chanson germanique. La mythologie et les poésies scandinaves ; les Edda et les Sagas ; les chants des scaldes, que nous ont conservés Snorron, Saxon le Grammairien, Adam de Brême et les Chroniques anglo-saxonnes ; les Nibelungs, quoique d'une date plus récente, suppléent à nos pertes : on verra l'usage que j'en ai fait en essayant de tracer l'histoire des moeurs barbares. Quant à ce qui concerne les langues, les évangiles goths d'Ulphilas sont un trésor. Pour le midi de la France, M. Raynouard a réhabilité l'ancienne langue romane, et en publiant les poésies écrites ou chantées dans cette langue il a rendu un service important. M. Fauriel, à qui nous devons la belle traduction des chants populaires de la Grèce, doit montrer dans la formation de la langue romane les traces des trois plus anciennes langues de la Gaule, encore parlées aujourd'hui, l'une en Ecosse, l'autre dans le pays de Galles et la Basse-Bretagne, la troisième chez les Basques. Il a remarqué un poème sur les guerres des Arabes d'Espagne et des chrétiens de l'Occitanie dont le héros est un prince aquitain nommé Walther : ne serait-ce point Waiffre ? Plusieurs chants remémorent les rébellions de divers chefs du midi de la France contre les monarques carlovingiens : cela sert de plus en plus à prouver que les hostilités de Charles le Martel, de Pepin et de Charlemagne, contre les princes d'Aquitaine, eurent pour cause une inimitié de race, les descendants des Mérovingiens régnant au delà de la Loire. On nous fait espérer que M. Fauriel s'occupe d'une histoire des barbares dans les provinces méridionales de la France : le sujet serait digne de son rare savoir et de ses talents. Il ne faut pas s'en tenir aux lois salique, ripuaire et gombette pour l'étude des lois barbares ; on doit considérer comme chapitres d'un même code national les lois lombardes, allemandes, bavaroises, russes (celles-ci ne sont que le droit suédois), anglo-saxonnes et galliques : avec les dernières on peut reconstruire plusieurs parties du primitif édifice gaulois. Toutes ces lois ont été imprimées ou séparément ou dans les différents recueils des historiens de la France, de l'Italie, de l'Allemagne et de l'Angleterre. Le père Canciani recueillit à Venise, en 1781, Barbarorum Leges antiquae , en cinq volumes in- folio ; excellente collection, qui devrait être dans nos bibliothèques : on y trouve la traduction italienne des Assises du royaume de Jérusalem et divers morceaux inédits. On assure que nous aurons bientôt les Assises entières publiées sur le manuscrit retrouvé, avec les traductions grecque-barbare et italienne de 1490. L'Académie des Inscriptions s'en occupe. La collation des deux textes de la loi salique, dont il existe dix-huit ou vingt manuscrits connus, collation faite par M. Wiarda, est estimable ; il sera bon d'y avoir égard. Mais Bignon reste toujours docteur en cette matière, comme Baluze est à jamais l'homme des Capitulaires et des Formules . Après les poésies et les lois, on ne consultera pas sans fruit, pour les six premiers siècles des temps barbares, les historiens de la Russie, de la Pologne, de la Suède et de l'Allemagne, quoiqu'en général ils aient écrit après les nôtres. Le plus ancien annaliste russe est un moine de Kioff, Nestor. La monarchie russe fut fondée vers le milieu du IXe siècle : Kioff, depuis l'an 882, en devint la première capitale. A la fin du Xe siècle, Kioff et toute la vieille Russie embrassèrent le christianisme. Nestor rédigea en slavon son ouvrage vers l'an 1073. Cet ouvrage a été traduit en allemand par Scherer, et commenté par Schloezer : il n'en existe aucune traduction française ou latine. Quelques notes tirées de Nestor se trouvent seulement dans la traduction française de l'histoire de Karomsine. Nestor a imité Constantin, Cedren, Zonare et autres écrivains de la Byzantine ; il a transporté dans son texte plusieurs passages de ces écrivains ; il nous a conservé in extenso deux documents précieux de l'histoire de la Russie, les traités de paix d'Olez et d'Igor avec la cour de Constantinople. Les Grecs eux-mêmes ne connaissaient pas l'existence de ces deux pièces, car elles sont de l'époque la plus stérile de leurs annales, de l'an 813 à l'an 959. La Chronique de Nestor finit à l'année 1096. Nestor reste, d'après l'opinion de Schloezer, la première, l'unique source, au moins la source principale pour l'histoire du Nord scandinave et finnois ; jusqu'à lui ces contrées étaient pour les historiens terra incognita . Dans un des continuateurs de Nestor, on remarque le plus ancien code des lois russes, nommé la Vérité russe ou le Droit russe ; il est tiré des lois scandinaves. Les premiers souverains de la Russie vinrent de la Scandinavie, appelés qu'ils furent par la volonté des peuplades russes. Pour se convaincre que le Droit russe est d'origine scandinave, il suffit de le comparer avec la législation suédoise, dont les fragments les plus authentiques ont été conservés. Un ouvrage assez rare aujourd'hui, imprimé à Abo ou à Upsal, De Jure Sveonum Gothorumque vetusto , offre le texte original du droit russe, et souvent on ne peut comprendre le texte russe qu'à l'aide du texte suédois. Un travail à consulter sur les historiens et la littérature slavo-russe est celui de Kohl, Introductio ad Histor. Litterar. Slav . Les historiens des autres peuples d'origine slave sont venus plus tard que Nestor, et même plus tard que son premier continuateur ; car Nestor a écrit entre l'an 1056 et l'an 1146, et l'historien de Prague, Cosme, est mort l'an 1125. Martin Gallus, annaliste de Pologne, doit être placé de 1109 à 1136. Helmold , dont l'ouvrage sert de source à l'histoire des peuples du moyen âge de l'Allemagne, et surtout à celle des Slaves, a écrit à Lubeck, vers l'an 1170, Chronica Slavorum . Adam de Bremen est presque contemporain de Nestor ; il est inutile pour l'histoire du Danemark. Un autre annaliste aussi consciencieux que Nestor, et de quelques années plus ancien que lui (mort l'année 1018), est Difmar, évêque de Mersebourg ; il a écrit touchant l'Allemagne. Tous les documents de l'histoire de la Germanie se trouveront réunis dans le recueil des historiens allemands que publie en Hanovre le savant Paertz sous les auspices du baron de Stein. M. Paertz a visité le cabinet de nos chartes, et il a fouillé dans les archives du Vatican pour l'histoire du moyen âge de l'Allemagne. Le premier volume in-folio de ce recueil a été publié, le second et le troisième doivent bientôt paraître. Ce recueil rendra inutiles ceux connus jusqu'à présent sous la dénomination de Scriptores Rerum Germanicarum . Reste à savoir pourtant si l'on se pourra passer de la collection de Leibniz , de Scriptores Rerum Brunsvicensium . Leibniz, génie universel, a pressenti l'importance de son travail pour la mythologie des Slaves et des Germains, et même pour la langue de ces peuples : dans une de ses préfaces on trouve sur l'histoire du moyen âge des idées que les appréciateurs modernes de ces temps n'ont fait souvent que reproduire sous d'autres formes. L' Histoire de Suède de Dalen est une compilation assez complète, mais peu critique ; celle de Rühs est la plus estimée. Le nouveau recueil, dont deux volumes ont déjà paru, est de Geyer. On a deux forts in-folio de Lagerbring, composés de matériaux historiques et législatifs sur la Suède. L' Histoire de Danemark , de Mallet, n'est pas à négliger. L'introduction relative à la mythologie et aux poésies du Nord est intéressante, quoique depuis on ait fait des progrès dans la langue et des découvertes dans les fables scandinaves. Saxo-Grammaticus est le Nestor du Danemark, comme Snorron est l'Hérodote du Nord : ce pays possède aussi un recueil de Scriptores . Quant à l' Histoire de Pologne , outre Martin Gallus, on trouve Vincent Kadlubeck, évêque de Cracovie, mort en 1233. L'évêque Dlugosh compila les annales de son pays, vers le milieu et la fin du XVe siècle, empruntant ses récits, comme il l'avoue lui-même, aux traditions populaires. Par ordre de Nicolas Ier on procède en Russie à la réunion des documents slaves et autres titres de ce vaste empire. La Lusace et la Bavière commencent des collections. La société formée à Francfort s'occupe sans relâche de la découverte et de la publication des diplômes et papiers nationaux de l'Allemagne. Telles sont les richesses que nous offre le nord de l'Europe. Toutefois n'abusons pas, comme on est trop enclin à le faire, des origines scandinaves, slaves et tudesques. Il semble aujourd'hui que toute notre histoire soit en Allemagne, qu'on ne trouve que là nos antiquités et les hommes qui les ont connues. Les quarante ans de notre révolution ont interrompu les études en France, tandis qu'elles ont continué dans les universités germaniques ; les Allemands ont regagné sur nous une partie du temps que nous avions gagné sur eux ; mais si pour le droit, la philologie et la philosophie, ils nous devancent à l'heure qu'il est, ils sont encore loin d'être arrivés en histoire au point où nous nous trouvions lorsque nos troubles ont éclaté. Rendons justice aux savants de l'Allemagne, mais sachons que les peuples septentrionaux sont, comme peuples , plus jeunes que nous de plusieurs siècles ; que nos chartes remontent beaucoup plus haut que les leurs ; que les immenses travaux des Bénédictins de Saint-Maur et de Saint-Yannos ont commencé bien avant les travaux historiques des professeurs de Goettingue, d'Iéna, de Bonn, de Dresde, de Weimar, de Brunswick, de Berlin, de Vienne, de Presbourg, etc. ; que les érudits français, supérieurs par la clarté et la précision aux érudits d'outre-Rhin, les surpassent encore par la solidité et l'universalité des recherches. Les Allemands ne l'emportent véritablement sur nous que dans la codification : encore les grands légistes, Cujas, Domat, Dumoulin, Pothier, sont-ils français. Nos voisins ont sur les origines des nations barbares quelques notions particulières, qu'ils doivent aux langues parlées en Dalmatie, en Hongrie, en Servie, en Bohême, en Pologne, etc. ; mais un esprit sain ne doit pas attacher trop d'importance à ces études, qui finissent par dégénérer dans une métaphysique de grammaire, laquelle paraît d'autant plus merveilleuse qu'elle est plus noyée dans les brouillards. Que par l'étude du sanscrit et des différents dialectes indiens, thibétain, chinois, tartare, on parvienne à dresser des formules au moyen desquelles on découvre le mécanisme général du langage humain, philosophiquement parlant, ce sera un progrès considérable de la science ; mais, historiquement parlant, il est douteux qu'il en résulte beaucoup de lumières. Au système des origines communes par les racines du logos on opposera toujours avec succès le synchronisme ou la spontanéité du verbe comme de la pensée dans divers temps et dans divers pays. Si nous passons de l'Allemagne à l'Angleterre, il n'est pas sans profit de parcourir les poésies anglo-saxonnes, galliques, écossaises, irlandaises, afin de prendre un sentiment général de l'enfance d'une société barbare ; mais il ne les faudrait pas convertir en preuves, car la vanité cantonale a tellement mêlé les chants faits après coup aux chants originaux, qu'on les peut à peine distinguer. Quant aux lois, j'ai déjà dit qu'il était bon de consulter les lois anglo- saxonnes et galliques. Les Actes de Rymer, continués par Robert Sanderson, sont un bon recueil, mais ils ne commencent qu'à l'an 1104, sautent tout à coup de l'an 1103 à l'an 1137, et continuent de la sorte avec des lacunes de dix, quinze et vingt ans, jusqu'au XIIIe siècle, où les chartes se multiplient. Ce recueil, tout important qu'il soit, est fort inférieur à celui des ordonnances de nos rois et autres collections qui doivent faire suite à ces ordonnances : les matières y sont mêlées et incohérentes ; elles ne sont point précédées de ces admirables préfaces dont les De Laurières, les Secousse, les Vilevault, les Bréquigny, ont enrichi leur travail, et qui sont des traités complets du Droit français. Le Clerc et Rapin ont pourtant donné, dans le dixième volume des Actes de Rymer, un abrégé historique sec, mais utile, des vingt volumes de l'édition de Londres de 1745. Dans les historiens primitifs de l'Angleterre, l'annaliste français peut glaner avec succès les trois Gildas , l' Histoire ecclésiastique de Bède, et, dans les bas siècles, les chroniqueurs, poètes ou prosateurs de la race normande. Les traductions anglo-saxonnes faites du latin, par Alfred le Grand, les lois de ce prince publiées par Guillaume Lombard, son Testament avec les notes de Manning, apprennent quelques faits curieux. Dans sa traduction anglo-saxonne d'Orose, Alfred a inséré deux périples scandinaves de la Baltique, du Norvégien Other et du Danois Wulfstan : c'est ce qu'il y a de plus authentique touchant cette mer intérieure, au bord de laquelle étaient cantonnés ces barbares qui devaient aller conquérir les habitants civilisés des rivages de la Méditerranée. Il existe plusieurs recueils des historiens anglais, mais sans ordre ; ils se répètent aussi, parce que dans ce pays de liberté le gouvernement ne fait rien et les particuliers font tout. Il faut joindre à la collection d'Heidelberg (1587) la collection de Francfort (1601), et les dix auteurs du recueil de Selden (Londres 1652) : on aura alors à peu près tout ce qui est relatif aux moeurs communes de l'Angleterre et de la France. La réunion des anciens historiens anglais, écossais, irlandais et normands de Camden ne vaut pas sa Britanniae Descriptio ; c'est celle-là qu'il faut étudier pour les origines romaines et barbares. Le génie des Normands, lié si intimement au nôtre, se décèle surtout dans le Doomsdaybook : ce document, d'un prix inestimable, a été imprimé en 1783, par ordre du parlement d'Angleterre. On le compléterait en consultant le pouillé général du clergé d'Angleterre et du pays de Galles, auquel Edouard II fit travailler en 1291 ; le manuscrit de ce pouillé est aux bibliothèques d'Oxford. La principauté de Galles, les comtés de Northumberland, de Cumberland, de Westmoreland et de Durham manquent au Doomsdaybook : cette statistique offre le détail des terres cultivées, habitées ou désertes de l'Angleterre, le nombre des habitants libres ou serfs, et jusqu'à celui des troupeaux et des ruches d'abeilles. Dans le Doomsdaybook sont grossièrement dessinées les villes et les abbayes. Il ne faut pas négliger de consulter les cartes du moyen âge ; elles sont utiles non seulement pour la géographie historique, mais encore parce qu'à l'aide des noms propres de lieu on retrouve des origines de peuples. Dans le périple de Wulfstan, par exemple, l'île de Bornholm est appelée Burgendaland , et dans l'ouvrage historique de Snorron, Heims-Kringla , on voit que les Scandinaves disaient Borgundar-holm : voilà la patrie des Burgundes ou Bourguignons. En ne pressant pas trop ces indications, on en tire un bon parti ; mais il ne faudrait pas, comme plusieurs auteurs allemands, se figurer qu'une tribu de Franks prit le nom de Salii , parce qu'elle campait sur les bords de la Saale en Franconie. Le gouvernement anglais a employé à Rome le savant Marini à la collection des lettres des papes et des autres pièces relatives à l'histoire de la Grande- Bretagne, depuis l'an 1216. Le Portugal et l'Espagne fournissent d'autres espèces de documents. Les langues qu'on parlait dans le midi de la Gaule avant que ces langues eussent été envahies par le picard ou le français wallon, étaient parlées dans la Catalogne, le long du cours de l'Ebre, et se répandaient derrière les Basques par les vallées des Astures, jusque dans les Lusitanies. Les poèmes primitifs du Cid et les romances de la même époque, les anciennes lois maritimes de Barcelone, le récit de l'expédition de la grande compagnie catalane en Morée, doivent être lus la plume à la main par l'historien français ; il trouvera aujourd'hui de nouveaux éclaircissements dans les Antiquités du Droit maritime , savant ouvrage de M. Pardessus, et dans la Chronique en grec barbare des guerres des Français en Romanie et en Morée , publiée par M. Buchon, à qui l'on doit de si utiles éditions. Alphonse Ier, roi de Castille, surnommé le Sage, a laissé en vieux espagnol un corps de législation bon à consulter. Alphonse remonte souvent aux lois premières ; il y a un ton de candeur et de vertu dans l'exposé de ses institutions qui rend ce roi de Castille un digne contemporain de saint Louis. Parmi les chroniqueurs espagnols, Idace doit être recherché pour la peinture des moeurs des Suèves et des Goths, et pour celle des ravages de ces peuples dans les Espagnes et les Gaules ; mais il y a plus à prendre dans Isidore de Séville, postérieur à Idace d'environ cent cinquante ans. Il faut lire particulièrement dans Isidore la fin de sa Chronique , depuis l'an 500 de Jésus-Christ, son Histoire des Rois goths, vandales et suèves , son livre des Etymologies, sa Règle pour les moines de l'Andalousie , et ses ouvrages de grammaire. Dans la collection des historiens espagnols en quatre volumes in-folio, l'ordre chronologique des autours n'a point été suivi ; parmi les bruts-matériaux de l'histoire d'Espagne, gît le travail des écrivains modernes, et en particulier l' Historia de Rebus Hispanicis de Mariana. Les premiers livres de cette histoire sont excellents, surtout dans la traduction espagnole. Il y a deux cents pages à parcourir dans les Antiquités lusitaniennes , de Resend. En descendant de l'Espagne à l'Italie, on retrouve la civilisation qui ne périt jamais sur la terre natale des Romains. Néanmoins, le royaume d'Odoacre, celui des Goths, celui des Lombards, ont laissé des documents où l'on reconnaît la trace des barbares. Les collections de Muratori offrent seules une large moisson. Mais nous avons négligé d'ouvrir, lorsque nous le pouvions, deux sources, l'Escurial et le Vatican, dont l'abondance aurait renouvelé une partie de l'histoire moderne. Qu'on en juge par un fait presque entièrement ignoré : il est d'usage de tenir un registre secret sur lequel est inscrit, heure par heure, tout ce que dit, fait et ordonne un pape pendant la durée de son pontificat. Quel trésor qu'un pareil journal ! Archives françaises. Parlons de ce qui nous appartient et indiquons nos propres richesses. Rendons d'abord un éclatant hommage à cette école des bénédictins que rien ne remplacera jamais. Si je n'étais maintenant un étranger sur le sol qui m'a vu naître, si j'avais le droit de proposer quelque chose, j'oserais solliciter le rétablissement d'un ordre qui a si bien mérité des lettres. Je voudrais voir revivre la Congrégation de Saint-Maur et de Saint-Vannes dans l'abbatial de Saint-Denis, à l'ombre de l'église de Dagobert, auprès de ces tombeaux dont les cendres ont été jetées au vent au moment où l'on dispersait la poussière du trésor des chartes : il ne fallait aux enfants d'une liberté sans loi, et conséquemment sans mère, que des bibliothèques et des sépulcres vides. Des entreprises littéraires qui doivent durer des siècles demandaient une société d'hommes consacrés à la solitude, dégagés des embarras matériels de l'existence, nourrissant au milieu d'eux les jeunes élèves héritiers de leur robe et de leur savoir. Ces doctes générations, enchaînées au pied des autels, abdiquaient à ces autels les passions du monde, renfermaient avec candeur toute leur vie dans leurs études, semblables à ces ouvriers ensevelis au fond des mines d'or, qui envoient à la terre des richesses dont ils ne jouiront pas. Gloire à ces Mabillon, à ces Montfaucon, à ces Martène, à ces Ruinart, à ces Bouquet, à ces d'Achery, à ces Vaissette, à ces Lobineau, à ces Calmet, à ces Ceillier, à ces Labat, à ces Clémencet, et à leurs révérends confrères, dont les oeuvres sont encore l'intarissable fontaine où nous puisons tous tant que nous sommes, nous qui affectons de les dédaigner ! Il n'y a pas de frère lai, déterrant dans un obituaire le diplôme poudreux que lui indiquait dom Bouquet ou dom Mabillon, qui ne fût mille fois plus instruit que la plupart de ceux qui s'avisent aujourd'hui, comme moi, d'écrire sur l'histoire, de mesurer du haut de leur ignorance ces larges cervelles qui embrassaient tout, ces espèces de contemporains des Pères de l'Eglise, ces hommes du passé gothique et des vieilles abbayes, qui semblaient avoir écrit eux-mêmes les chartes qu'ils déchiffraient. Où en est la collection des historiens de France ? Que sont devenus tant d'autres travaux gigantesques ? Qui achèvera ces monuments autour desquels on n'aperçoit plus que les restes vermoulus des échafauds où les ouvriers ont disparu ? Les bénédictins n'étaient pas le seul corps savant qui s'occupât de nos antiquités dans les autres sociétés religieuses ils avaient des émules et des rivaux. On doit aux jésuites la collection des hagiographes, laquelle a pris son nom de l'érudit qui l'a commencée. Le père Hardouin, mon compatriote, ignorait- il quelque chose ? Esprit un peu singulier toutefois. Le père Labbe doit être noté pour avoir fourni le plan et la liste des auteurs de la collection de la Byzantine et pour avoir publié les huit premiers volumes de l'édition des conciles. Le père Petau est devenu l'oracle de la chronologie. Le père Sirmond a mis au jour la notice des dignités des Gaules et les ouvrages de Sidoine Apollinaire, etc., etc. Les prêtres de l'Oratoire comptent dans leur ordre Charles Le Cointe, auteur des Annales ecclesiastici Francorum , continuées par Gérard Dubois et par Julien Loriot, ses confrères. Nous devons à Jacques Le Long la Bibliothèque historique de la France , corrigée et augmentée par Fevret de Fontette, etc., etc. La magistrature parlementaire, le chancelier à sa tête, était elle-même un corps lettré qui commandait des travaux et ne dédaignait pas d'y porter la main. On le verra quand j'indiquerai les manuscrits à consulter, et les entreprises arrêtées par l'action révolutionnaire. L'Académie des Inscriptions travaillait de son côté aux fouilles de nos anciens monuments : je n'ai pas compté dans ses Mémoires moins de deux cent cinquante- sept articles sur tous les points litigieux de notre archéologie. On trouve les membres de cette illustre académie chargés de la direction de plusieurs grands travaux qui s'exécutaient avec le concours des lumières de diverses sociétés, sous le patronage du gouvernement. Plus heureuse que la Congrégation de Saint- Maur, l'Académie des Inscriptions existe encore ; elle voit encore à sa tête ses chefs vénérables, les Dacier, les Sacy, les Quatremère de Quincy, savants de race, comme les Bignon, les Valois, les Sainte-Marthe, et dont les confrères continuent d'être parmi nous les fidèles interprètes de l'antiquité. Auprès de ces trois grands corps des bénédictins, des magistrats et des académiciens, se trouvaient des hommes isolés, comme les Du Cange, les Bergier, les Leboeuf, les Bullet, les Decamps et tant d'autres : leurs dissertations consciencieuses ont jeté la plus vive lumière sur les points obscurs de nos origines. Il est inutile d'indiquer ce qu'il faut choisir dans ces auteurs. Quel puits de science que Du Cange ! on en est presque épouvanté. Je recommande surtout à nos historiens futurs une lecture sérieuse des conciles, des annales particulières des provinces, et des coutumes de ces provinces, tant latines que gauloises : c'est là qu'avec les vies des saints pour les huit premiers siècles de notre monarchie se trouve la véritable histoire de France. Et néanmoins, ces matériaux imprimés, dont le nombre écrase l'imagination, ne sont qu'une partie des documents à consulter. Les archives, le cabinet ou le trésor des chartes, les rôles et les registres du parlement, les manuscrits de la bibliothèque publique et des autres bibliothèques, doivent appeler l'attention. Ce n'est pas tout que de chercher les faits dans des éditions commodes, il faut voir de ses propres yeux ce qu'on peut nommer la physionomie des temps, les diplômes que la main de Charlemagne et celle de saint Louis ont touchés, la forme extérieure des chartes, le papyrus, le parchemin, l'encre, l'écriture, les sceaux, les vignettes ; il faut enfin manier les siècles et respirer leur poussière. Alors, comme un voyageur à des régions inconnues, on revient avec son journal écrit sur les lieux, et un portefeuille rempli de dessins d'après nature. Dans une note substantielle, M. Champollion-Figeac a donné des renseignements que je me fais un devoir de reproduire. " On se proposa, il y a déjà longtemps, de réunir en une seule collection générale tous les documents authentiques relatifs à l'histoire de France. Colbert et d'Aguesseau jetèrent les premiers fondements de cette collection. L'établissement, en 1759, du Dépôt de législation , assemblage méthodique de toutes les lois du royaume, qui fut porté à plus de trois cent mille pièces, et qui doit exister encore, soit à la chancellerie, soit aux archives royales, amenait, comme une de ses dépendances naturelles, la réunion de tous les monuments historiques qu'il était possible de découvrir, et Louis XV ordonna cette réunion en 1762, sous le ministère de M. Bertin. Des arrêts du conseil (8 octobre 1763 et 18 janvier 1764) réglèrent l'ordre du travail, celui des dépenses, appelèrent le zèle et le concours de tous les savants vers ce grand but d'utilité publique, établirent en 1779 des conférences très propres à régulariser tant d'honorables efforts, les excitèrent de plus en plus par de nouvelles dispositions ajoutées aux précédentes, en 1781, sous le ministère de M. de Maurepas, et augmentèrent en 1783, par l'influence de M. d'Ormesson, les fonds destinés aux dépenses du cabinet. M. de Calonne proposa en 1785 de nouveaux moyens d'émulation, qui furent généralement utiles, et le clergé s'y associa en 1786, en ajoutant aux fonds accordés par le roi un supplément pris sur les dépenses qu'il affectait à l'histoire de l'Eglise. Les états des provinces imitèrent ce généreux exemple ; les ordres de M. de Calonne procurèrent en 1787 le concours de tous les intendants ; et l'organisation du travail, sagement centralisée dans les mains de l'historiographe de France, Moreau, sous l'autorité du ministère, rendit tous ces efforts propices et fructueux. Les hommes instruits de tous les pays recherchaient l'honneur d'y concourir ; le roi honorait leur empressement, et récompensait leurs plus notables services par des grâces de tous genres. La congrégation de Saint-Maur et celle de Saint-Vannes avaient échelonné leurs plus habiles ouvriers sur tous les points de la France où quelque recherche était à faire. Les documents arrivaient en abondance, tout semblait assurer la prochaine publication du Rymer français, mieux conçu, plus utile que celui d'Angleterre ; un arrêt du conseil, du 10 octobre 1788, assurait de plus en plus ce précieux résultat à l'histoire de France, et l'impression du premier volume contenant les instruments de la première race, avançait rapidement, quand la révolution survint. Un décret du 14 août 1790 ordonna le transport de tous les documents historiques à la Bibliothèque royale ; bientôt on querella, et on supprima ensuite les fonds spéciaux qui leur étaient affectés, et il fallut oublier durant trente-six ans ces vénérables archives de la monarchie française. " Les travaux des Baluze, Du Cange, Dupuy, d'Achéry, Martene et Mabillon, avaient assez prouvé qu'il existait hors du trésor des chartes de la couronne une foule de documents d'un grand intérêt, quelquefois d'une grande importance, pour l'histoire et le droit public du royaume. On comprit dès lors l'insuffisance relative des deux grands ouvrages entrepris par ordre du roi, le recueil des ordonnances et celui des historiens de France. Ce dernier, d'après son plan, sagement conçu, était purement historique, n'admettait pas les actes d'administration-générale émanés de l'autorité royale, et le premier n'embrassait que les ordonnances des rois de la troisième race. Il y avait donc, malgré les Capitulaires de Baluze, des lacunes immenses pour les temps écoulés depuis l'origine de la monarchie jusqu'à l'avènement des Capétiens. Elles ne pouvaient être comblées que par cette foule de chartes et d'actes de toutes espèces déposés, ou plus généralement oubliés, dans les nombreux chartriers des villes, des églises, des monastères, des compagnies judiciaires et des grandes maisons. Il s'agissait de reconstruire par leur témoignage les annales véridiques et complètes de la France et par leur réunion en un dépôt commun, de créer un centre perpétuel pour toutes les recherches ordonnées par le gouvernement ou entreprises par des particuliers. " Ce plan n'effraya point par son étendue ceux qui l'avaient conçu, ni l'autorité qui devait en assurer l'accomplissement. Mais le travail sur les chartes et diplômes de l'histoire de France comprenait deux parties distinctes, quoique étroitement liées entre elles : 1 o la table générale des chartes imprimées : M. de Bréquigny fut chargé de la rédiger, et il en publia trois volumes in-folio, commençant par une lettre du pape Pie Ier à l'évêque de Vienne, qu'on croit de l'année 142 ou bien 166, et finissant avec le règne de Louis VII, en 1179 : l'impression du quatrième volume fut interrompue à la page 568, arrivant à l'année 1213 ; quelques recueils des bonnes feuilles ont été conservés ; 2 o la réunion la plus nombreuse possible soit de chartes originales, publiées ou inédites, soit de copies fidèles de toutes les chartes et autres instruments historiques et non publiés ; on y joignit les inventaires d'un grand nombre de chartriers ou d'archives, plusieurs cartulaires et le dépouillement de ceux de la Bibliothèque du Roi, des terriers, des collections de pièces formées par des particuliers, des portefeuilles laissés par des savants dont les travaux étaient analogues à la nature du dépôt, enfin quelques ouvrages manuscrits intéressant l'histoire de France, et qu'on ne négligea jamais de sauver de la dispersion : tel est le magnifique manuscrit sur vélin contenant le procès de Jeanne d'Arc, et connu sous le nom de Manuscrit de d'Urfé . " Le but final de l'entreprise était arrêté dès son origine même dans la pensée de ceux qui la dirigeaient ; mais pour atteindre ce but, outre tout leur zèle et toutes leurs lumières, il leur fallait le secours du temps, et ce secours leur manqua. On avait fait pressentir que la collection générale de ces diplômes pourrait un jour être publiée en entier ; le roi en avait donné l'espérance au monde savant en 1782, et quelques années après le premier volume de la collection des chartes et les deux volumes des lettres du pape Innocent III (le plus habile jurisconsulte de son siècle, et qui n'eut pas moins d'influence sur les affaires de la France que sur celles des autres Etats de la chrétienté) étaient déjà sous presse, le premier par les soins de M. de Bréquigny, et les deux autres par ceux de M. du Theil, qui en avait recueilli à Rome tous les matériaux. Le dépôt lui-même prenait une consistance qui accroissait son utilité ; il devenait le centre de ces grands travaux historiques qui seront un éternel honneur pour les lettres françaises, et de précieux modèles pour tous les peuples jaloux de leur propre renommée. On y venait puiser à la fois pour le recueil des ordonnances, le recueil des historiens de France, l'art de vérifier les dates, et la nouvelle collection des conciles ; époque à jamais mémorable de notre histoire littéraire, où, sous la même protection et par le seul effet de la munificence royale, les presses françaises produisaient à la fois ces quatre grandes collections, dont le mérite égalait l'étendue, et en même temps la Gallia Christiana , la collection des chartes, les lettres historiques des papes, la table chronologique des chartes imprimées, l'histoire littéraire de la France et les histoires particulières des provinces par les Bénédictins, le glossaire français de Sainte-Palaye et Mouchet, le Froissard complet de M. Dacier, les notices et extraits des manuscrits, et les mémoires de l'Académie des Belles-Lettres, qui ont fondé et propagé dans le monde savant les plus solides principes de l'érudition classique. Ces prospérités littéraires étaient dans tout leur éclat en 1789, et en 1791 il ne restait que le douloureux souvenir de tant de glorieuses entreprises. " M. Champollion parle de l'interruption de ces travaux, mais il ne dit pas quelle en fut la cause immédiate ; je le vais dire : Le 19 juin 1792 Condorcet monta à la tribune de l'assemblée nationale, et prononça ce discours : " C'est aujourd'hui l'anniversaire de ce jour mémorable où l'Assemblée constituante en détruisant la noblesse a mis la dernière main à l'édifice de l'égalité politique. Attentifs à imiter un si bel exemple, vous l'avez poursuivie jusque dans les dépôts qui servent de refuge à son incorrigible vanité. C'est aujourd'hui que dans la capitale la raison brûle au pied de la statue de Louis XIV ces immenses volumes qui attestaient la vanité de cette caste. D'autres vestiges en subsistent encore dans les bibliothèques publiques, dans les chambres des comptes, dans les chapitres à preuve et dans les maisons des généalogistes. Il faut envelopper ces dépôts dans une destruction commune. Vous ne ferez point garder aux dépens de la nation ce ridicule espoir qui semble menacer l'égalité. Il s'agit de combattre la plus ridicule, mais la plus incurable de toutes les passions. En ce moment même elle médite encore le projet de deux chambres, ou d'une distinction de grands propriétaires, si favorables à ces hommes qui ne cachent plus combien l'égalité pèse à leur nullité personnelle. " Je propose en conséquence de décréter que tous les départements sont autorisés à brûler les titres qui se trouvent dans les divers dépôts. " L'Assemblée, après avoir décrété l'urgence, adopte à l'unanimité le projet de Condorcet, qui venait de dire, dans les dernières phrases de son discours, tout ce qu'on répète aujourd'hui : nous en sommes à la parodie. Le 22 février 1793 il fut ordonné de brûler sur la place des Piques trois cent quarante-sept volumes et trente-neuf boîtes . Condorcet, malgré tous ses soins, ne se tint pas si fort assuré de l'égalité. qu'il ne s'en précautionnât d'une bonne dose dans le poison qu'il portait habituellement sur lui. En 1793, le ministre Rolland écrivit aux conservateurs de la Bibliothèque pour leur enjoindre de livrer les manuscrits : ils répondirent qu'ils étaient prêts à obéir, mais ils prirent la liberté de faire observer humblement qu'il fallait aussi détruire l' Art de vérifier les dates , et le Dictionnaire de Moréri , comme empoisonnés d'un grand nombre d'articles pareils à ceux dont on voulait avec tant de raison purger la terre. Plus tard, le comité de salut public décréta que les armes de France seraient enlevées de dessus les livres de la Bibliothèque ; on passa un marché avec un vandale pour cette entreprise, qui devait coûter un million cinq cent trente mille francs. L'écu de France était taillé à l'aide d'un emporte-pièce, et remplacé par un morceau de maroquin. Quand les armes se trouvaient appliquées sur une feuille du volume, on coupait cette feuille. Ne pourrait-on pas aujourd'hui reprendre cette belle opération ? Le cabinet des médailles fut dénoncé : les médailles d'or et d'argent devaient être portées à la Monnaie pour y être fondues. L'abbé Barthélemy s'adressa à Aumont, ami de Danton, qui fit casser le décret. Danton ne faisait fondre que les hommes. Un comédien ambulant, ensuite garde-magasin, sollicita la place de conservateur des manuscrits ; interrogé s'il pourrait les lire, il répondit : " Sans doute ; j'en ai fait. " De précieux manuscrits furent vendus à la livre aux épiciers ; d'autres, envoyés à Metz, servirent à faire des gargousses. On chargea nos canons avec notre vieille gloire : tous les coups portèrent, et elle fit éclater notre gloire nouvelle. La république aristocratique du Directoire procéda d'une autre manière que la république démocratique de la Convention ; elle ordonna de corriger dans Racine, Bossuet et Massillon, tout ce qui sentait la religion et la royauté. Des hommes de mérite se consacrèrent à ces élucubrations philosophiques : le travail sur Racine fut achevé, je ne sais par qui. Il se peut que nous n'ayons pas aujourd'hui la stupide fureur d'un sage de la Convention ni la naïve animosité d'un citoyen du Directoire ; mais aimons-nous mieux ce qui fut ? Irions-nous même jusqu'à prendre la peine de corriger ce pauvre Racine, qui aurait pu faire quelque chose si Boileau ne lui eût gâté le goût et s'il fût né de notre temps ? Il avait des dispositions. Et pourtant, puisque nous ne sommes plus touchés que des seuls faits nous devrions reconnaître que le passé est un fait, un fait que rien ne peut détruire, tandis que l'avenir, à nous si cher, n'existe pas. Il est pour un peuple des millions de millions d'avenirs possibles ; de tous ces avenirs un seul sera, et peut-être le moins prévu. Si le passé n'est rien, qu'est-ce que l'avenir, sinon une ombre au bord du Léthé, qui n'apparaîtra peut-être jamais dans ce monde ? Nous vivons entre un néant et une chimère. De l'édition commencée des catalogues des chartes et de l'impression de ces chartes, épîtres et documents, il n'est échappé, comme on vient de le lire dans la notice de M. Champollion, que quelques exemplaires ; le reste a été mis au pilon. Les volumes imprimés, publiés par Bréquigny et de La Porto du Theil, Diplomata, Chartae, Epistolae et alia Documenta ad res Francicas spectantia , sont précédés de prolégomènes où l'histoire de l'entreprise est racontée, et où l'on trouve ce qu'il est nécessaire de savoir sur les documents contenus dans ces volumes. Les preuves matérielles de la fausseté d'un acte sont assez faciles à distinguer, quand on a un peu étudié la calligraphie ; les Bénédictins ont donné sur cela de bonnes règles ; mais il y a des évidences internes d'après lesquelles les jeunes annalistes se doivent aussi décider. Par exemple, il ne nous reste que six diplômes royaux de Clovis ; et sur ces six diplômes un seul est intégralement authentique. Comparez le style et la manière dont ces pièces sont souscrites : vous lirez au bas de l'acte de la fondation du monastère de Saint-Pierre-le-Yif, à Sens : Ego Chlodoveus, in Dei nomine, rex Francorum, manu propria signavi et suscripsi ; comme si Khlovigh parlait latin, écrivait en latin, signait en latin, en défigurant son nom par l'orthographe latine ! Après cette prétendue signature, viennent les signatures aussi incroyables de Khlotilde, des quatre fils du roi, de sa fille, de l'archevêque de Reims, etc. Le diplôme authentique est une lettre dictée, adressée à Euspice et à Maximin : Khlovigh leur donne le lieu appelé Micy et tout ce qui est du domaine royal entre la Loire et le Loiret. Cette lettre commence ainsi : Chlodoveus, Francorum rex, vit inluster , et finit par ces mots : ita fiat ut ego Chlodoveus volui . Au-dessous on lit seulement : Eusebius episcopus confirmavi . Voilà le maître ; un évêque-truchement traduit ses ordres. Voilà le Frank dans toute la simplicité salique : fiat : ego volui . Le Glossaire de Sainte-Palaye et Bréquigny, continué par Mouchet, se compose de cinquante-six volumes in-folio, dont deux seuls sont imprimés ; on n'a sauvé de l'édition que trois exemplaires ; le reste est en manuscrit. Chaque volume contient de quatre à cinq cents colonnes, et depuis quatre cents jusqu'à huit cents articles ; c'est un répertoire composé sur le plan du Glossaire latin de Du Cange, et du Glossaire du Droit françoie de De Laurières ; il traduit souvent les articles du premier en y ajoutant. Le moyen âge tout entier est par ordre alphabétique dans cet immense recueil. Ces rois de France, qui nous maintenaient dans une ignorance crasse afin de nous mieux opprimer, ces rois qui auraient dû naître tous à la fois de nos jours, pour apprendre à mépriser eux et leurs siècles, avaient cependant la manie de favoriser les lettres. L'idée de ces grandes collections de diplômes leur était venue de bonne heure, on ne sait trop pourquoi. Montagu, secrétaire et trésorier des chartes sous Charles V, avait commencé, ou plutôt continué le catalogue général des documents historiques ; il nous apprend que ses prédécesseurs avaient été obligés d'abandonner leurs investigations, faute d'argent pour les suivre. Henri II ordonna d'ouvrir le trésor des chartes à Jean du Tillet. Ce greffier du parlement, l'homme le plus versé dans nos antiquités qui ait jamais paru, avait conçu dans presque toutes ses parties le vaste plan accompli sous les rois Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, avec l'appui du gouvernement, l'encouragement du clergé, et les veilles des grands corps lettrés de la France. " Ayant à très grand labeur et dépense, dit du Tillet au roi, compulsé l'infinité des registres de votre parlement, recherché les librairies et titres de plusieurs églises, j'entreprins dresser par forme d'histoires et ordre des règnes, toutes les querelles de cette troisième lignée régnante avec ses voisins, les domaines de la couronne par provinces, les lois et ordonnances depuis la salique, par volumes et règnes et par recueils séparés, ce qui concerne les personnes et maisons royales, et la forme ancienne du gouvernement des trois états, et ordre de justice dudit royaume, avec les changements y survenus. " Du Tillet met à la suite de ses recueils des inventaires des chartes, comme preuves et éclaircissements. Un exemple montrera son exactitude : " Promesse de Eléonor, royne d'Angleterre, de faire hommage au roy Philippe des duchés de Guyenne et comté de Poitou, en juillet 1134. Au trésor, layette anglia C, et sac non coté. " Ces inventaires de du Tillet sont le modèle des catalogues modernes des chartes. Après du Tillet, Pierre Pithou et Marquard Freher formèrent le plan d'une collection des historiens de France, plan que commença à exécuter André Duchesne, justement surnommé le père de notre histoire ; son fils François continua son ouvrage, qui devait avoir quatorze volumes, et dont cinq sont imprimés. Colbert confia à une assemblée de savants le soin de poursuivre cette entreprise. Ces savants n'étaient rien moins que Lecointe, Du Cange, Wion d'Hérouval, Adrien de Valois, Jean Gallois et Baluze. Du Cange proposa une autre distribution que celle de Duchesne, avec l'insertion des pièces nouvellement découvertes. L'archevêque de Reims, Charles-Maurice Le Tellier, reprit le projet sous le patronage de Louvois, son frère, et voulut charger dom Mabillon de la direction des travaux. Le chancelier d'Aguesseau, en 1717, forma deux sociétés de gens de lettres, pour s'occuper du recueil de Duchesne. On a un plan de Du Cange, des remarques de l'abbé Gallois, un mémoire de l'abbé des Thuileries, des observations de l'abbé Grand : lesquels plan, remarques, mémoires et observations, ont puissamment contribué à la confection des Rerum Gallicarum et Francicarum Scriptores de dom Bouquet. Lancelot, Lebeuf, Secousse, Gilbert, Foncemagne, Sainte-Palaye, conféraient de ces recherches chez M. d'Argenson, chez le chancelier de Lamoignon, ou chez M. de Malesherbes, son fils ; suite de noms, à compter depuis André Duchesne, que nous pouvons opposer aux noms les plus illustres de l'Europe. Désirons qu'un temps vienne, et que ce temps soit prochain, où ces grands desseins, étouffés par la barbarie révolutionnaire, seront repris, où l'on achèvera de cataloguer ces manuscrits de la Bibliothèque (je ne sais plus si je dois dire royale ou nationale) qui gisent misérablement inconnus. On y pourrait rencontrer non seulement des documents de l'antiquité franke, mais des ouvrages de l'antiquité grecque et latine. Des auteurs que nous n'avons plus, ou que nous avons mutilés, se voyaient encore aux Xe, XIe et XIIe siècles : un Tacite, un Tite-Live, un Ménandre, un Sophocle, ont peut-être échappé aux Condorcet du moyen âge. Désirons qu'on améliore le sort des hommes honorables qui veillent aux dépôts de la science, qui succombent sous le poids d'un travail qu'accroissent chaque jour, en se multipliant, et les livres et les lecteurs. Désirons qu'on augmente le nombre des élèves de l'Ecole des Chartes. Quand les Dacier et les van Praet, quand les autres vénérables savants qui nous restent auront passé de ces tombeaux des temps appelés bibliothèques à leur propre tombeau, qui déchiffrera nos annales ? La patrie des Mabillon subira-t-elle la honte d'aller chercher en Allemagne des interprètes de nos diplômes ? Faudra-t- il qu'un Champollion germanique vienne lire sur nos monuments la langue de nos pères, morte pour nous ? Désirons enfin qu'on ne s'obstine pas à agrandir le bâtiment de la Bibliothèque sur le terrain où elle existe aujourd'hui, et qu'on adopte le beau plan d'un habile architecte pour réunir le temple de la science au palais du Louvre : ce sont là les derniers voeux d'un Français. Ecrivains de l'histoire générale et de l'histoire critique de France avant la révolution. Les jugements sont trop durs aujourd'hui à l'égard des écrivains qui ont travaillé à nos annales avant la révolution. Supposons que notre histoire générale fût à composer ; qu'il la fallût tirer des manuscrits ou même des documents imprimés ; qu'il en fallût débrouiller la chronologie, discuter les faits, établir les règnes ; je soutiens que, malgré notre science innée et tout notre savoir acquis, nous n'en mettrions pas trois volumes debout. Combien d'entre nous pourraient déchiffrer une ligne des chartes originales, combien les pourraient lire, même à l'aide des alphabets , des spécimens et des fac-similés insérés dans la Re Diplomatica de Mabillon et ailleurs ? Nous sommes trop impatients d'étaler nos pensées ; nous dédaignons trop nos devanciers pour nous abaisser au modeste rôle de bouquineurs de cartulaires. Si nous lisions, nous aurions moins de temps pour écrire, et quel larcin fait à la postérité ! Quel que soit notre juste orgueil, oserai-je supplier notre supériorité de ne pas briser trop vite les béquilles sur lesquelles elle se traîne les ailes ployées ? Quand avec des dates bien correctes, des faits bien exacts, imprimés en beau français, dans un caractère bien lisible, nous composons à notre aise des histoires nouvelles, sachons quelque gré à ces esprits obscurs aux travaux desquels il nous suffit de coudre les lambeaux de notre génie pour ébahir l'admirant univers. Du Haillan, Belleforest, de Serres et Dupleix ont travaillé sur l'histoire générale de la France. Du Haillan sait beaucoup et des choses curieuses ; il a de la fougue ; son indépendance nobiliaire est amusante. Dans sa dédicace à Henri IV il dit : " Je n'ai point voulu faire le flatteur ni le courtisan, mais l'historien véritable ; j'ai voulu peindre les traits les plus difformes ainsi que les plus beaux, et parler hardiment et librement de tout ( ... ) J'ai impugné plusieurs points qui sont de la commune opinion des hommes, comme la venue de Pharamond ès Gaules, l'institution de la loi salique, etc. " Belleforest est diffus, mais sa compilation des anciennes chroniques met sur la voie de plusieurs raretés. Du Haillan le critiqua dans une de ses préfaces. " Je ne suis pas de ces hardis et ignorants écrivains qui enfantent tous les jours des livres et qui en font de grosses forêts . " (Allusion au nom de Belleforest). Jean de Serres était protestant. Il est infidèle dans ses citations, fautif dans sa chronologie ; son style est chargé de figures outrées et de métaphores. De Serres était savant néanmoins : Pasquier et d'Aubigné l'ont repris avec aigreur. Dupleix procède avec méthode ; c'est le premier historien français, avec Vigué, qui ait coté en marge ses autorités. Avant le chef-d'oeuvre d'Adrien de Valois, Dupleix n'avait été surpassé dans l'histoire des deux premières races que par Fauchet. Je ne parle pas de d'Aubigné, bien qu'il en valût la peine, parce qu'il s'est renfermé, ainsi que de Thou, dans une période particulière : la même raison me fait omettre Jean Le Laboureur : personne n'a élevé plus haut le style historique que ce dernier écrivain. Après ces quatre premiers auteurs de notre histoire générale, nous trouvons Mézeray, Varillas, Cordemoy, Legendre, Daniel, Velly, Villaret et Garnier. On n'écrira jamais mieux quelques parties de notre histoire que Mézeray n'en a écrit quelques règnes. Son abrégé est supérieur à sa grande histoire, quoiqu'on n'y retrouve pas quelques-uns de ses discours débités à la manière de Corneille. Les vies des reines sont quelquefois des modèles de simplicité. Quant au défaut de lecture reproché à Mézeray, la plupart de ses erreurs ont été redressées par l'abbé Le Laboureur, Launoy, Dirois et le père Griffet. Mézeray avait été frondeur ; rien de plus libre que ses jugements : c'est dommage que son exécuteur testamentaire ait jeté au feu son Histoire de la Maltôte . Amelot de La Houssaye dit que Mézeray a laissé dans ses écrits une assez vive image de l'ancienne liberté . Ménage reproche à cet auteur de n' avoir pas de phrases . C'est Mézeray qui a dit : Sous la fin de la deuxième race le royaume était tenu selon les lois des fiefs, se gouvernant comme un grand fief plutôt que comme une monarchie . Tout ce que l'on a rabâché depuis sur les temps féodaux n'est que le commentaire de cet aperçu de génie. Louis de Cordemoy publia, en l'achevant, l' Histoire de France qu'avait écrite Géraud de Cordemoy, son père. Cordemoy était, comme Bossuet, grand cartésien ; son travail exact est le premier où l'on sente la présence de la méthode philosophique. L'abbé Le Gendre fit entrer dans l'histoire générale la peinture des moeurs et des coutumes ; heureuse innovation, qui ouvrait une nouvelle route à l'histoire. Le Gendre, flatteur de Louis le Grand dans ses Essais sur le règne de ce roi, juge franchement tout le reste. Varillas est fort décrié pour son romanesque ; il n'est pas cependant aussi menteur qu'on l'a dit. Versé dans la lecture des originaux, il avait même perdu la vue à cette lecture ; mais il a la plus singulière manie qu'on puisse imaginer : il transporte les actes d'un personnage à un autre, quand ce personnage a des homonymes dans des siècles différents ; j'en pourrais citer des exemples curieux. Après le père Daniel, l'histoire militaire de la France n'est plus à faire. Enfin, sans parler de l' Abrégé chronologique , trop vanté, du président Ménault et des Essais historiques , trop décriés, de Voltaire, le long travail de Velly, de Villaret et Garnier est d'un grand prix. Ce n'étaient pas sans doute des hommes de génie que ces trois derniers écrivains ; mais le génie, qui en a, si ce n'est dans notre siècle, où il court les rues en sortant du maillot, comme un poussin qui brise sa coquille ? Au défaut de ce premier don du ciel, qui nous était exclusivement réservé, on trouve dans les historiens que je viens de nommer une consciencieuse lecture, des pages nettement écrites, des jugements sains. Ces historiens se trompent, il est vrai, sur la physionomie des siècles, encore pas toujours. Quant aux deux premières races, il le faut avouer, Velly est quelquefois ridicule ; mais il peignait à la manière de son temps. Khlovig, dans nos annales anté-révolutionnaires, ressemble à Louis XIV, et Louis XIV à Hugues Capet. On avait dans la tête le type d'une grave monarchie, toujours la même, marchant carrément avec trois ordres et un parlement en robe longue ; de là cette monotonie de récits, cette uniformité de moeurs qui rend la lecture de notre histoire générale insipide. Les historiens étaient alors des hommes de cabinet, qui n'avaient jamais vu et manié les affaires. Mais si nous apercevons les faits sous un autre jour, ne nous figurons pas que cela tienne à la seule force de notre intelligence. Nous venons après la monarchie tombée ; nous toisons à terre le colosse brisé, nous lui trouvons des proportions différentes de celles qu'il paraissait avoir lorsqu'il était debout. Placés à un autre point de la perspective, nous prenons pour un progrès de l'esprit humain le simple résultat des événements, le dérangement ou la disparition des objets. Le voyageur qui foule aux pieds les ruines de Thèbes est-il l'Egyptien qui demeurait sous une des cent portes de la cité de Pharaon ? Ce qui nous blesse aujourd'hui surtout, en lisant notre histoire passée, c'est de ne pas nous y rencontrer. La France est devenue républicaine et plébéienne, de royale et aristocratique qu'elle était. Avec l'esprit d'égalité qui nous maîtrise, la présence exclusive de quelques nobles dans nos fastes nous irrite ; nous nous demandons si nous ne valons pas mieux que ces gens-là, si nos pères n'ont point compté dans les destinées de notre patrie. Une réflexion devrait nous calmer. Qui d'entre nous survivra à son temps ? Savons-nous comment s'appelaient ces milliers de soldats qui ont gagné les grandes batailles de l'armée populaire ? Ils sont tombés aux yeux de leurs camarades, morts un moment après à leur côté. Des généraux, qui peut-être n'eurent aucune part au succès, sont devenus les illégitimes héritiers de ces obscurs enfants de l'honneur et de la gloire. Une nation n'a qu'un nom ; les individus, plébéiens ou patriciens, ne sont eux-mêmes connus que par quelques-uns d'entre eux, jouets ou favoris de la fortune. Sous le rapport des libertés, une observation analogue se présente. Les historiens du XVIIe siècle ne les pouvaient pas comprendre comme nous ; ils ne manquaient ni d'impartialité, ni d'indépendance, ni de courage, mais ils n'avaient pas ces notions générales des choses que le temps et la révolution ont développées. L'histoire fait des progrès dont sont privées quelques autres parties de l'intelligence lettrée. La langue, quand elle a atteint sa maturité, demeure en cet état ou se gâte. On peut faire des vers autrement que Racine, jamais mieux : la poésie a ses bornes dans les limites de l'idiome où elle est écrite et chantée. Mais l'histoire, sans se corrompre, change de caractère avec les âges, parce qu'elle se compose des faits acquis et des vérités trouvées, parce qu'elle réforme ses jugements par ses expériences, parce qu'étant le reflet des moeurs et des opinions de l'homme, elle est susceptible du perfectionnement même de l'espèce humaine. Au physique, la société, avec les découvertes modernes, n'est plus la société sans ses découvertes : au moral, cette société, avec les idées agrandies telles qu'elles le sont de nos jours, n'est plus la société sans ces idées : le Nil à sa source n'est pas le Nil à son embouchure. En un mot, les historiens du XIXe siècle n'ont rien créé ; seulement ils ont un monde nouveau sous les yeux, et ce monde nouveau leur sert d'échelle rectifiée pour mesurer l'ancien monde. Toute justice ainsi rendue aux hommes de mérite qui ont traité de notre histoire générale avant la révolution, je dirai avec la même impartialité qu'il ne les faut pas prendre pour guides. On ne se peut dispenser de recourir aux originaux, car ces écrivains les lisaient autrement que nous et dans un autre esprit : ils n'y cherchaient pas les choses que nous y cherchons, ils ne les voyaient même pas ; ils rejetaient précisément ce que nous recueillons. Ils ne choisissaient, par exemple, dans les ouvrages des Pères de l'Eglise que ce qui concerne le dogme et la doctrine du christianisme : les moeurs, les usages, les idées ne leur paraissaient d'aucune importance. Une histoire nouvelle tout entière est cachée dans les écrits des Pères ; ces Etudes en indiqueront la route. Nous ne savons rien sur la civilisation grecque et romaine des Ve, VIe et VIIe siècles, ni sur la barbarie des destructeurs du monde romain, que par les écrivains ecclésiastiques de cette époque. A l'égard de nos propres monuments, des découvertes de même nature sont à faire. Avant la révolution, on n'interrogeait les manuscrits que relativement aux prêtres, aux nobles et aux rois. Nous, nous ne nous enquérons que de ce qui regarde les peuples et les transformations sociales ; or ceci est resté enseveli dans les chartes. Les écrivains anté-révolutionnaires de l'histoire critique de France sont si nombreux, qu'il est impossible de les indiquer tous ; quelques-uns seulement doivent être signalés comme chefs d'école. L' Histoire de l'établissement de la Monarchie française dans les Gaules est un ouvrage solide, souvent attaqué, jamais renversé, pas même par Montesquieu, qui d'ailleurs a su peu de choses sur les Franks. On vole l'abbé Dubos sans avouer le larcin : il serait plus loyal d'en convenir. Il en arrive de même à l'abbé de Gourcy : sa petite Dissertation sur l'état des personnes en France sous la première et la seconde race , dissertation couronnée par l'Académie des Inscriptions, est d'une méthode, d'une clarté et d'un savoir rares. Ce qu'on écrit aujourd'hui sur le même sujet est en partie dérobé à l'excellent travail de Gourcy : on a raison de ne pas refaire une besogne si bien faite, mais il faudrait en avertir, pour laisser la louange à qui de droit. Il y a des hommes qui sont ainsi en possession de servir de moniteurs aux autres : Pagi sera l'éternel flambeau des fastes consulaires ; Tillemont est le guide le plus sûr des faits et des dates pour l'histoire des empereurs ; Gibbon se colle à lui ; il se fourvoie et tombe quand l'ouvrage de Tillemont finit ; Saint-Marc a débrouillé le chaos des affaires italiennes du Ve au XIIe siècle. On ne mentionne point son Abrégé chronologique quand on s'occupe de cette période de l'histoire : ce serait justice cependant ; d'autant mieux que l'on commet beaucoup de fautes quand on ne suit plus Saint-Marc, qui lui-même a suivi Sigonius et Muratori. Les Observations de l'abbé de Mably sont écrites d'un ton d'arrogance et de fatuité qui les ferait prendre pour l'ouvrage de quelques capacités du jour, si la maigreur n'y remplaçait l'enflure. Sous cette superbe, on ne trouve pourtant dans Mably que des idées écourtées, une grande prétention à la force de tête, le désir de dire des choses immenses en quelques mots brefs : il y a peu de mots en effet et encore moins de choses. Lisez dans cet auteur gourmé quelques passages sur la transfusion des propriétés : ils sont bons. Boulainvilliers a bien senti la nature aristocratique de l'ancienne constitution française, mais il est absurde sur la noblesse : il n'a pas d'ailleurs assez de lecture pour que son instruction dédommage du vice de son système. De ces détails il résulte que deux écoles historiques sont à distinguer avant l'époque de la révolution : l'école du XVIIe siècle et l'école du XVIIIe siècle ; l'une érudite et religieuse, l'autre critique et philosophique : dans la première, les Bénédictins rassemblaient les faits, et Bossuet les proclamait à la terre ; dans la seconde, les encyclopédistes critiquaient les faits, et Voltaire les livrait aux disputes du monde. L'Angleterre fondait auprès de nous son école exacte, plus dégagée que la notre des préjugés antireligieux. Notre école moderne du XIXe siècle peut être appelée l'école politique ; elle est philosophique aussi, mais autrement que celle du XVIIIe siècle : parlons-en. Ecole historique moderne de la France. L'école moderne se divise en deux systèmes principaux : dans le premier, l'histoire doit être écrite sans réflexions ; elle doit consister dans le simple narré des événements et dans la peinture des moeurs ; elle doit présenter un tableau naïf, varié, rempli d'épisodes, laissant chaque lecteur, selon la nature de son esprit, libre de tirer les conséquences des principes et de dégager les vérités générales des vérités particulières. C'est ce qu'on appelle l'histoire descriptive , par opposition à l'histoire philosophique du dernier siècle. Dans le second système, il faut raconter les faits généraux, en supprimant une partie des détails, substituer l'histoire de l'espèce à celle de l'individu, rester impassible devant le vice et la vertu comme devant les catastrophes les plus tragiques. C'est l'histoire fataliste ou le fatalisme appliqué à l'histoire. Je vais exposer mes doutes sur ces deux systèmes. L'histoire descriptive, poussée à ses dernières limites, ne rentre-t-elle pas trop dans la nature du mémoire ? La pensée philosophique, employée avec sobriété, n'est-elle pas nécessaire pour donner à l'histoire sa gravité, pour lui faire prononcer les arrêts qui sont du ressort de son dernier et suprême tribunal ? Au degré de civilisation où nous sommes arrivés, l'histoire de l' espèce peut-elle disparaître entièrement de l'histoire de l' individu ? Les vérités éternelles, bases de la société humaine, doivent-elles se perdre dans des tableaux qui ne représentent que des moeurs privées ? Il y a dans l'homme deux hommes ; l'homme de son siècle, l'homme de tous les siècles : le grand peintre doit surtout s'attacher à la ressemblance de ce dernier. Peut-être aujourd'hui met-on trop de prix à la ressemblance et pour ainsi dire à la calque de la physionomie de chaque époque. Il est possible que dans l'histoire comme dans les arts nous représentions mieux qu'on ne le faisait jadis les costumes, les intérieurs , tout le matériel de la société ; mais une figure de Raphaël avec des fonds négligés et de flagrants anachronismes n'efface-t-elle pas ces perfections du second ordre ? Lorsqu'on jouait les personnages de Racine avec les perruques à la Louis XIV, les spectateurs n'étaient ni moins ravis ni moins touchés. Pourquoi ? Parce qu'on voyait l' homme au lieu des hommes . Jamais Iphigénie, en Aulide immolée, N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé N'en a fait sous son nom verser la Champmeslé. M. de Barante s'est élevé au-dessus de ces difficultés par la supériorité de son talent et parce qu'il n'a pas tout à fait caché l' espèce ; mais je crains qu'il n'ait égaré ses imitateurs. Voici ce qui me semble vrai dans le système de l'histoire descriptive : l'histoire n'est point un ouvrage de philosophie, c'est un tableau ; il faut joindre à la narration la représentation de l'objet, c'est-à-dire qu'il faut à la fois dessiner et peindre ; il faut donner aux personnages le langage et les sentiments de leur temps, ne pas les regarder à travers nos propres opinions, principale cause de l'altération des faits. Si, prenant pour règle ce que nous croyons de la liberté, de l'égalité, de la religion, de tous les principes politiques, nous appliquons cette règle à l'ancien ordre de choses, nous faussons la vérité, nous exigeons des hommes vivant dans cet ordre de choses ce dont ils n'avaient pas même l'idée. Rien n'était si mal que nous le pensons ; le prêtre, le noble, le bourgeois, le vassal avaient d'autres notions du juste et de l'injuste que les nôtres : c'était un autre monde, un monde sans doute moins rapproché des principes généraux naturels que le monde présent, mais qui ne manquait ni de grandeur ni de force, témoin ses actes et sa durée. Ne nous hâtons pas de prononcer trop dédaigneusement sur le passé : qui sait si la société de ce moment, qui nous semble supérieure (et qui l'est en effet sur beaucoup de points) à l'ancienne société, ne paraîtra pas à nos neveux, dans deux ou trois siècles, ce que nous paraît la société deux ou trois siècles avant nous ? Nous réjouirions-nous dans le tombeau d'être jugés par les générations futures avec la même rigueur que nous jugeons nos aïeux ? Ce qu'il y a de bon, de sincère dans l'histoire descriptive, c'est qu'elle dit les temps tels qu'ils sont. L'autre système historique moderne, le système fataliste, a, selon moi, de bien plus graves inconvénients, parce qu'il sépare la morale de l'action humaine ; sous ce rapport, j'aurai dans un moment l'occasion de le combattre, en parlant des écrivains de talent qui l'ont adopté. Je dirai seulement ici que le système qui bannit l'individu pour ne s'occuper que de l' espèce , tombe dans l'excès opposé au système de l'histoire descriptive. Annuler totalement l'individu, ne lui donner que la position d'un chiffre, lequel vient dans la série d'un nombre, c'est lui contester la valeur absolue qu'il possède, indépendamment de sa valeur relative . De même qu'un siècle influe sur un homme, un homme influe sur un siècle ; et si un homme est le représentant des idées du temps, plus souvent aussi le temps est le représentant des idées de l'homme. Le second système de l'histoire moderne a son côté vrai comme le premier. Il est certain qu'on ne peut omettre aujourd'hui l'histoire de l' espèce ; qu'il y a réellement des révolutions inévitables parce qu'elles sont accomplies dans les esprits avant d'être réalisées au dehors ; que l'histoire de l' humanité , de la société générale , de la civilisation universelle , ne doit pas être masquée par l'histoire de l' individualité sociale , par les événements particuliers à un siècle et un pays. La perfection serait de marier les trois systèmes : l'histoire philosophique, l'histoire particulière, l'histoire générale ; d'admettre les réflexions, les tableaux, les grands résultats de la civilisation, en rejetant des trois systèmes ce qu'ils ont d'exclusif et de sophistique. Au surplus, s'il est bon d'avoir quelques principes arrêtés en prenant la plume, c'est selon moi une question oiseuse de demander comment l'histoire doit être écrite : chaque historien l'écrit d'après son propre génie ; l'un raconta bien, l'autre peint, mieux ; celui-ci est sentencieux, celui-là indifférent au pathétique, incrédule ou religieux : toute manière est bonne, pourvu qu'elle soit vraie. Réunir la gravité de l'histoire à l'intérêt du mémoire, être à la fois Thucydide et Plutarque, Tacite et Suétone ; Bossuet et Froissard, et asseoir les fondements de son travail sur les principes généraux de l'école moderne, quelle merveille ! Mais à qui le ciel a-t-il jamais départi cet ensemble de talents dont un seul suffirait à la gloire de plusieurs hommes ? Chacun écrira donc comme il voit, comme il sent ; vous ne pouvez exiger de l'historien que la connaissance des faits, l'impartialité des jugements et le style, s'il peut. Ecole historique de l'Allemagne. Philosophie de l'histoire. L'histoire en Angleterre et en Italie. Auprès de nous, tandis que nous fondions notre école politique, l'Allemagne établissait ses nouvelles doctrines, et nous devançait dans les hautes régions de l'intelligence : elle faisait entrer la philosophie dans l'histoire, non cette philosophie du XVIIIe siècle, qui consistait à rendre des arrêts moraux ou antireligieux, mais cette philosophie qui tient à l'essence des êtres, qui, pénétrant l'enveloppe du monde sensible, cherche s'il n'y a point sous cette enveloppe quelque chose de plus réel, de plus vivant, cause des phénomènes sociaux. Découvrir les lois qui régissent l'espèce humaine ; prendre pour base d'opérations les trois ou quatre grandes traditions répandues chez tous les peuples de la terre ; reconstruire la société sur ces traditions, de la même manière qu'on restaure un monument d'après ses ruines ; suivre le développement des idées et des institutions chez cette société ; signaler ses transformations ; s'enquérir de l'histoire s'il n'existe pas dans l'humanité quelque mouvement naturel, lequel, se manifestant à des époques fixes dans des positions données, peut faire prédire le retour de telle ou telle révolution, comme on annonce la réapparition des comètes dont les courbes ont été calculées, ce sont là d'immenses intérêts. Qu'est-ce que l'homme ? D'où vient-il ? Où va-t-il ? Qu'est-il venu faire ici-bas ? Quelles sont ses destinées ? Les archives du monde fournissent-elles des réponses à ces questions ? Trouve-t-on à chaque origine nationale un âge religieux ! de cet âge passe-t-on à un âge héroïque, de cet âge héroïque à un âge social, de cet âge social à un âge proprement dit humain, de cet âge humain à un âge philosophique ? Y a-t-il un Homère qui chante en tous pays, dans différentes langues, au berceau de tous les peuples ? L'Allemagne se divise sur ces questions en deux partis : le parti philosophique-historique, et le parti historique. Le parti philosophique-historique, à la tête duquel se met M. Hegel, prétend que l'âme universelle se manifeste dans l'humanité par quatre modes ; l'un substantiel, identique, immobile : on le trouve dans l'Orient ; l'autre individuel, varié, actif : on le voit dans la Grèce ; le troisième se composant des deux premiers dans une lutte perpétuelle : il était à Rome ; le quatrième sortant de la lutte du troisième pour harmonier ce qui était divers ; il existe dans les nations d'origine germanique. Ainsi l'Orient, la Grèce, Rome, la Germanie, offrent les quatre formes et les quatre principes historiques de la société. Chaque grande masse de peuples, placée dans ces catégories géographiques, tire de ses positions diverses la nature de son génie, le caractère de ses lois, le genre des événements de sa vie sociale. Le parti historique s'en tient aux seuls faits, et rejette toute formule philosophique. M. Niebuhr, son illustre chef, dont le monde lettré déplore la perte récente, a composé l'histoire romaine qui précéda Rome, mais il n'a point reconstruit son monument cyclopéen autour d'une idée. M. de Savigny, qui suit l'histoire du droit romain depuis son âge poétique jusqu'à l'âge philosophique où nous sommes parvenus, ne cherche point le principe abstrait qui semble avoir donné à ce droit une sorte d'éternité. L'école philosophique-historique de nos voisins procède, comme on le voit, par synthèse , et l'école purement historique par l'analyse. Ce sont les deux méthodes naturellement applicables à l' idée et à la forme . L'école philosophique soutient que l'esprit humain crée les faits ; l'école historique dit que le fait met en mouvement l'esprit humain : cette dernière école reconnaît encore un enchaînement providentiel dans l'ordre des événements. Ces deux écoles prennent en Allemagne le nom de système rationnel et de système supernaturel. De concert avec les deux écoles historiques marchent deux écoles théologiques, qui s'unissent aux deux premières selon leurs diverses affinités. Ces écoles théologiques sont chrétiennes ; mais l'une fait sortir le christianisme de la raison pure, l'autre de la révélation. Dans ce pays, où les hautes études sont poussées si loin, il ne vient à la pensée de personne que l'absence de l'idée chrétienne dans la société soit une preuve des progrès de la civilisation. Les Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité , par Herder, sont trop célèbres pour ne les pas rappeler ici. Un passage de l'introduction de M. Quinet suffira pour les faire connaître. " L'histoire, dans son commencement comme dans sa fin, est le spectacle de la liberté, la protestation du genre humain comme le monde qui l'enchaîne, le triomphe de l'infini sur le fini, l'affranchissement de l'esprit, le règne de l'âme : le jour où la liberté manquerait au monde serait celui où l'histoire s'arrêterait. Poussé par une main invisible, non seulement le genre humain a brisé le sceau de l'univers et tenté une carrière inconnue jusque là mais il triomphe de lui-même, se dérobe à ses propres voies, et changeant incessamment de formes et d'idoles, chaque effort atteste que l'univers l'embarrasse et le gêne. En vain l'Orient, qui s'endort sur la foi de ses symboles, croit-il l'avoir enchaîné de tant de mystérieuses entraves : sur le rivage opposé s'élève un peuple enfant qui se fera un jouet de ses énigmes, et l'étouffera à son réveil. En vain la personnalité romaine a-t-elle tout absorbé pour tout dévorer ; au milieu de ce silence de l'empire, est-ce une illusion décevante, un leurre poétique, que ce bruit sorti des forêts du Nord, et qui n'est ni le frémissement des feuilles, ni le cri de l'aigle, ni le mugissement des bêtes sauvages ? Ainsi, captif dans les bornes du monde, l'infini s'agite pour en sortir, et l'humanité qui l'a recueilli, saisie comme d'un vertige, s'en va, en présence de l'univers muet, cheminant de ruine en ruine, sans trouver où s'arrêter. C'est un voyageur pressé, plein d'ennui, loin de ses foyers ; parti de l'Inde avant le jour, à peine a-t-il reposé dans l'enceinte de Babylone, qu'il brise Babylone ; et resté sans abri, il s'enfuit chez les Perses, chez les Mèdes, dans la terre d'Egypte. Un siècle, une heure, et il brise Palmyre, Ecbatane et Memphis, et, toujours renversant l'enceinte qui l'a recueilli, il quitte les Lydiens pour les Hellènes, les Hellènes pour les Etrusques, les Etrusques pour les Romains, les Romains pour les Gètes, les Gètes... Mais que sais-je ce qui va suivre ! Quelle aveugle précipitation ! Qui le presse ? Comment ne craint-il pas de défaillir avant l'arrivée ? Ah ! si dans l'antique épopée nous suivons de mer en mer les destinées errantes d'Ulysse jusqu'à son île chérie, qui nous dira quand finiront les aventures de cet étrange voyageur et quand il verra de loin fumer les toits de son Ithaque ? " Ainsi, nous touchons aux premières limites de l'histoire. Nous quittons les phénomènes physiques pour entrer dans le dédale des révolutions qui marquent la vie de l'humanité. Adieu ces douces et paisibles retraites, ce repos immuable, cette fraîcheur et cette innocence dans les tableaux ; l'air que nous allons respirer est dévorant, le terrain que nous foulons aux pieds est souillé de sang, les objets y vacillent dans une éternelle instabilité : où reposer mes yeux ? Le moindre grain de sable battu des vents a en lui plus d'éléments de durée que la fortune de Rome ou de Sparte. Dans tel réduit solitaire je connais tel petit ruisseau dont le doux murmure, le cours sinueux et les vivantes harmonies surpassent en antiquité les souvenirs de Nestor et les annales de Babylone. Aujourd'hui, comme aux jours de Pline et de Columelle, la jacinthe se plaît dans les Gaules, la pervenche en Illyrie, la marguerite sur les ruines de Numance, et pendant qu'autour d'elles les villes ont changé de maîtres et de nom, que plusieurs sont rentrées dans le néant, que les civilisations se sont choquées et brisées, leurs paisibles générations ont traversé les âges, et se sont succédé l'une à l'autre jusqu'à nous, fraîches et riantes comme aux jours des batailles. " Cette permanence du monde matériel ne doit-elle donc ici qu'exciter de vains regrets, et cette masse imposante n'est-elle là que pour mieux faire sentir ce qu'il y a d'éphémère et de tumultueux dans la succession des civilisations ! A Dieu ne plaise ! Tout au contraire, elle se réfléchit dans le système entier des actions humaines et les marques d'un profond caractère de paix et de sérénité. Quand il a été établi que les vicissitudes de l'histoire ne naissent pas d'un vain caprice des volontés, mais qu'elles ont leurs fondements dans les entrailles mêmes de l'univers, qu'elles en sont le résultat le plus élevé, et que c'était une condition du monde que nous voyons de faire naître à telle époque telle forme de civilisation, tel mouvement de progression ; que ces divers phénomènes entrent en rapport avec le domaine entier de la nature et participent de son caractère, ainsi que toute autre espèce de production terrestre, les actions humaines se présentent alors comme un nouveau règne, qui a ses harmonies, ses contrastes et sa sphère déterminés. " Ainsi s'exprime Herder par la voix de son éloquent interprète. Au surplus, ces nobles systèmes appliqués à l'histoire ne sont pas aussi nouveaux qu'ils le paraissent. Un homme patiemment endormi pendant un siècle et demi dans sa poussière vient de ressusciter pour réclamer sa gloire ajournée : il avait devancé son temps ; quand l'ère des idées qu'il représentait est arrivée, elles ont été frapper à sa tombe et le réveiller : je veux parler de Vico. Dans son ouvrage de la Science nouvelle , Vico, laissant de côté l'histoire particulière des peuples, posa les fondements de l'histoire générale de l'espèce humaine. " Tracer l'histoire universelle éternelle, " dit M. Michelet dans sa traduction abrégée et son analyse précise et bien sentie du système de Vico, " tracer l'histoire universelle éternelle qui se produit dans le temps sous la forme des histoires particulières ; décrire le cercle idéal dans lequel tourne le monde réel, voilà l'objet de la Science nouvelle ; elle est tout à la fois la philosophie et l'histoire de l'humanité. " Elle tire son unité de la religion, principe producteur et conservateur de la société. Jusque ici on n'a parlé que de théologie naturelle, la Science nouvelle est une théologie sociale, une démonstration historique de la Providence, une histoire des décrets par lesquels, à l'insu des hommes et souvent malgré eux, elle a gouverné la grande cité du genre humain. Qui ne ressentira un divin plaisir en ce corps mortel, lorsque nous contemplerons ce monde des nations, si varié de caractères, de temps et de lieux, dans l'uniformité des idées divines ? " Selon Vico, les fondateurs de la société furent les géants ou les cyclopes. Les géants étaient sans lois et sans Dieu : le tonnerre gronda, ils s'effrayèrent, ils reconnurent une puissance supérieure à la leur, origine de l'idolâtrie : née de la crédulité et non de l'imposture. L'idolâtrie fut nécessaire au monde, dit Vico : elle dompta par les terreurs de la religion l'orgueil de la force ; elle prépara par la religion des sens la religion de la raison et ensuite celle de la foi. Ce fut là le premier âge, âge poétique de la société ; à cette époque toutes les lois étaient religieuses. Vico, pour se débarrasser des questions théologiques, met à part le peuple de Dieu comme seul dépositaire de la vraie tradition, et raisonne librement sur tout le reste. Avec la religion commence la société ; les premiers pères de famille deviennent les premiers prêtres, les premiers rois les patriarches (pères et princes). Ce gouvernement de famille est cruel, absolu ; le père a le droit de vie et de mort sur ses enfants, de même que sa vie et sa mort sont soumises au Dieu qui l'a créé, et qu'il a entendu dans le bruit de la foudre. De là les sacrifices humains, les rites, les cérémonies religieuses ; loi primitive de l'espèce humaine, loi qui se prolongea jusque dans le droit civil successeur de cette première loi. Bientôt des sauvages, qui étaient restés dans la promiscuité des biens et des femmes et dans l'anarchie qui en était la suite, se réfugièrent aux autels des forts, sur les hauteurs où les premières familles s'étaient rassemblées sous le gouvernement des pères de famille ou des héros. Ces réfugiés devinrent les esclaves de leurs défenseurs, ils ne jouirent d'aucune prérogative des héros, et particulièrement du mariage religieux ou solennel qui fonda la société domestique ; mais les réfugiés se multiplièrent, et voulurent une part des terres qu'ils cultivaient. Partout où les héros ne furent pas assez puissants pour conserver la totalité des biens, ils cédèrent, à certaines conditions, des terres à leurs anciens esclaves. Telle fut la première loi agraire, l'origine des clientèles et des fiefs. Alors commença la cité. Les pères de famille devinrent la classe des nobles, des patriciens ; les réfugiés composèrent la classe des plébéiens, compagnons, clients, vassaux : ils n'avaient aucuns droits politiques, ils ne possédaient que la jouissance des terres concédées par les nobles. Les cités héroïques furent toutes gouvernées aristocratiquement ; elles étaient guerrières dans leur essence. Les habitants de ces cités, brigands ou pirates au dehors, étaient éternellement divisés au dedans. Peu à peu ces sociétés aristocratiques se transforment, par l'accroissement de la partie démocratique, en républiques populaires. Les Etats populaires se corrompent ; le peuple, qui d'abord n'avait réclamé que l'égalité, veut dominer à son tour. L'anarchie survient, et force le peuple à s'abriter dans la domination d'un seul. Le besoin de l'ordre fonde la monarchie comme le besoin de liberté avait fondé l'aristocratie et le besoin d'égalité la démocratie. " Si la monarchie n'arrête pas la corruption du peuple, ce peuple, dit Vico, devient esclave d'une nation meilleure qui le soumet par les armes et le sauve en le soumettant, car ce sont deux lois naturelles : Qui ne peut se gouverner obéira, et aux meilleurs l'empire du monde . " Maxime contestable. La partie vraiment neuve du système de Vico est celle où il fait entrer l'histoire du droit civil dans l'histoire du droit politique. Il avait dirigé ses études de ce côté ; ses premiers essais de jurisprudence et d'étymologie latins sont, à tout prendre, ses meilleurs ouvrages. Il démontre que la jurisprudence varie selon la forme des gouvernements, lesquels eux-mêmes sont nés des moeurs ; il observe que la première loi de la société, loi d'abord toute religieuse, pénétra et se prolongea dans l'ordre civil à travers les révolutions et les transformations politiques. Nul n'avait vu avant lui que si la jurisprudence des Romains était entourée de solennités et de mystères, c'est qu'elle découlait de l'antique droit religieux, et que ces mystères n'étaient point une imposture, un moyen de pouvoir inventé par les prêtres et par les nobles. A Rome, les actes appelés par excellence actes légitimes étaient accompagnés des rites sacrés : pour que les mariages et les testaments fussent dits justes, c'est-à-dire supposant les droits de l'ordre politique le plus élevé, il fallait qu'ils eussent été légalisés par des cérémonies saintes. Cette belle remarque de Vico se peut appliquer à notre société même : le christianisme, qui la fonda à part, au milieu de la société païenne de Rome et de la Grèce ou chez les peuples barbares, la soumit à la loi religieuse. Le mariage et la sépulture ne furent solennels et légitimes parmi les fidèles qu'autant qu'ils furent chrétiennement autorisés ; le baptême fit de plus une chose solennelle et légitime de la naissance, comme l'extrême-onction consacra la mort. Les sept sacrements de l'église furent des actes civils de la première société chrétienne. Tel est le système de Vico, système où il faut reconnaître un homme d'un grand entendement, mais un homme dominé par l'imagination, et qui mêle à des vérités nouvelles des jeux d'esprit que ne peuvent approuver l'histoire, la raison et la saine logique. Ses idées sur l'idolâtrie, utile selon lui aux hommes, sont insoutenables : quand il fait d'Hercule, d'Hermès, d'Homère, d'Esope, de Romulus, non des individus, mais un type idéal des moeurs et des idées d'une époque, il raisonne visiblement contre les opérations naturelles de l'esprit humain. Le sauvage personnifie les arbres, les fleurs, les rochers, mais il n' allégorise pas le temps. Lorsque Vico dit que les hommes reprirent la taille anté-diluvienne en redevenant sauvages après le déluge, il va contre la bonne physique : l'homme dans l'état bestial, comme tous les animaux, est chétif ; c'est la société pour les hommes, et la domesticité pour les animaux capables d'éducation, qui développe la plus grande nature. Vico tranche encore trop légèrement la question sur la parole humaine, il suppose qu'elle se perdit après le déluge, et qu'il y eut une époque de mutisme pour le genre humain, qui ce cas arrivé n'aurait plus été qu'une espèce de famille de singes. Le verbe a-t-il été donné à l'homme avec la pensée ? Est-il né d'elle comme le fruit sort de la fleur ? La parole, au contraire, est-elle révélée ? Immense question que Vico a résolue d'un trait de plume, et que la rigueur de l'histoire ne permet pas d'adopter comme un fait incontestable. De nos jours un écrivain français a renouvelé, en l'améliorant, une partie du système de Vico. La philosophie de M. Ballanche est une théosophie chrétienne. Selon cette philosophie, une loi providentielle générale gouverne l'ensemble des destinées humaines, depuis le commencement jusqu'à la fin. Cette loi générale n'est autre chose que le développement de deux dogmes générateurs, la déchéance et la réhabilitation, dogmes qui se retrouvent dans toutes les traditions générales de l'humanité, et qui sont le christianisme même. Le vif sentiment de ces deux dogmes produit une psychologie qui explique les facultés humaines en rendant compte de la nature intime de l'homme, et qui se révèle dans la contexture des langues anciennes. L'homme, durant sa laborieuse carrière, cherche sans repos sa route de la déchéance à la réhabilitation, pour arriver à l'unité perdue. M. Ballanche a voulu faire pénétrer le génie historique dans la région qui a précédé l'histoire. Son Orphée résume les quinze siècles de l'humanité antérieurs aux temps historiques. Il a réduit ensuite les cinq premiers siècles de l'histoire romaine à une synthèse, laquelle est en même temps une trilogie poétique et une psychologie de l'humanité. Je ne puis mieux achever de faire connaître la Palingénésie sociale qu'en empruntant ce passage d'un excellent extrait de M. Desmousseaux de Givré, homme dont l'esprit est marqué d'un de ces caractères distincts qui se font reconnaître à l'instant dans l'ordre littéraire ou politique [Cet extrait a paru dans le Journal des Débats du 27 juin 1830. M. Desmousseaux de Givré, attaché à mon ambassade à Londres, était mon second secrétaire d'ambassade à Rome. De tous les jeunes diplomates, c'est le seul qui ait donné sa démission lorsque M. de Polignac fut chargé du portefeuille des affaires étrangères ; il se retira avec moi et malgré moi. Il désirait reprendre du service après les journées de juillet ; on lui a préféré des hommes tout à fait nouveaux dans la carrière, ou qui n'avaient d'autre mérite que d'avoir été placés auprès des ambassadeurs les plus opposés aux libertés constitutionnelles de la France. Notre corps diplomatique n'était vraiment pas assez riche (et je le connais à fond) pour se passer des services d'un homme comme M. de Givré, quand il voulait bien faire le sacrifice de s'attacher à un ministère aussi déplorable. (N.d.A.)] . " Interrogeant tour à tour les Livres saints, les poésies primitives, l'histoire, M. Ballanche a déduit de leurs réponses concordantes une analogie parfaite entre le principe révélé et le principe rationnel ; et c'est là toute la pensée palingénésique . Il croit que la loi qui préside aux progrès de l'humanité, soit qu'on la contemple dans la sphère religieuse, soit qu'on l'étudie dans la sphère philosophique, est une . Le titre à inscrire sur le frontispice de ses Oeuvres complètes pour en annoncer l'idée fondamentale pourrait donc être celui-ci : Identité du dogme de la déchéance et de la réhabilitation du genre humain avec la loi philosophique de la perfectibilité . " Les Ecritures nous montrent un homme succombant dans l'épreuve de l'obéissance, puis initié, par sa chute même, à la connaissance du bien et du mal, et plus tard rachetant sa faute par le sang d'une victime innocente et volontaire. Cet homme des Ecritures, c'est à la fois Adam, le peuple juif et le genre humain. Le fils de Dieu, venant sur la terre pour y mourir, offre une triple expiation. Par Marie, sa mère, il est le fils d'Adam, le fils de David, le Fils de l'Homme , c'est-à-dire l'enfant du premier pécheur, l'enfant du peuple choisi, l'enfant du genre humain. Il y a donc, en un sens mystique, identité entre un homme, une nation et l'humanité tout entière. Pour ces trois unités vivantes, d'une nature semblable, quoique d'un ordre différent, il y a trois degrés nécessaires avant d'arriver à la perfection dont le salut dépend, à savoir : l'épreuve, l'initiation, l'expiation. " Eh bien, partout dans les croyances des peuples, partout dans les chants des poètes, partout dans les souvenirs de l'histoire le mythe chrétien se reproduit. " Aux temps fabuleux, Prométhée ravit la flamme du ciel : initié au secret des dieux, il expie sa témérité dans les tourments. Aux temps héroïques, Orphée, initiateur des peuples, perd une seconde fois Eurydice, parce qu'il a voulu surprendre le secret des enfers. Aux temps historiques, Brutus, après avoir consulté l'oracle, affranchit le patriciat de l'autorité des rois, et le sang généreux de Lucrèce coule pour l'expiation. Plus tard, c'est Virginie sacrifiée par son père, pure victime dont la mort consacre l'émancipation de la plèbe, c'est-à-dire l'initiation d'un peuple à la liberté. Dans ces faits, choisis au hasard entre mille autres faits analogues, l'épreuve à subir, l'énigme à deviner, et le sacrifice d'une vie innocente, ces trois grands traits du mythe chrétien sont partout reconnaissables. " Rechercher, restaurer, rapprocher ces lambeaux défigurés d'une idée à la fois une et triple, n'a été que la partie matérielle d'un grand travail, la tâche de l'érudition et de la science ; mais avoir appliqué aux phénomènes de la vie des nations le dogme chrétien, avoir retrouvé dans chaque peuple l'homme dont parle l'Ecriture, voilà l'inspiration religieuse et en même temps la pensée philosophique " L'histoire vue de si haut ne convient peut-être pas à toutes les intelligences ; mais celles même qui se plaisent aux lectures faciles trouveront un charme particulier dans la Palingénésie sociale de M. Ballanche. Un style élégant et harmonieux revêt des pensées consolantes et pures : il semble que l'on voie tous les secrets de la conscience calme et sereine de l'auteur, comme à la tranquille et mystérieuse lumière de son imagination. Ce génie théosophique ne nous laisse rien à envier à Allemagne et à l'Italie. Je ne sais si Vico, Herder et M. Ballanche, en appliquant leurs formules à l'histoire, ne confondent pas un peu des sujets et des genres divers ; mais certainement ils agrandissent l'homme : il est bon que l'historien ait une haute idée de l'espèce humaine, afin d'écrire avec plus de noblesse de ses droits et de ses libertés. Tandis que le mouvement des esprits dans la France et l'Allemagne s'accroissait, la Grande-Bretagne demeurait stationnaire. L'école d'Edimbourg a fait avancer les études philosophiques : les Esquisses de Philosophie morale de Dugald Stewart ont été traduites par M. Jouffroy, jeune professeur qui commence à battre en ruine avec une logique claire et puissante des systèmes dont l'esprit du jour est infatué. Mais sous les rapports historiques comme l'Angleterre jouit depuis longtemps de franchises considérables, comme elle s'est bien trouvée de ces franchises pour sa prospérité, sa paix et sa gloire, ses écrivains n'ont point été conduits à considérer les faits dans le but d'un meilleur avenir. La liberté aristocratique, qui jusque ici a dominé les libertés royales et populaires à Westminster, a jeté les idées dans un moule uniforme, dont elles n'ont point cherché à se dégager ; cela se remarque jusque dans les écrivains économistes de la Grande-Bretagne ; ils envisagent l'impôt, le crédit, la propriété de tous genres, dans le sens des institutions actuelles de leur pays. Mais, par l'influence croissante de l'industrie, par l'importation des principes du continent, il se forme actuellement dans les trois royaumes-unis une classe d'hommes dont les idées ne sont plus anglaises ; on les distingue très bien, ces idées, à leur couleur , dans les livres, dans les discours à la chambre des lords, à la chambre des communes ; tôt ou tard elles renverseront la constitution de 1688. Le premier pas dans cette route a été l'émancipation de l'Irlande catholique, le second sera la réforme parlementaire : alors la vieille Angleterre aura ses révolutions et son histoire se renouvellera. En ces derniers temps l' Histoire d'Angleterre par le docteur Lingard s'est fait remarquer ; elle ne dispense point de lire les historiens des deux anciennes écoles wigh et tory. Il y a eu grand scandale lorsqu'on a vu un prêtre catholique anglais trouver Charles Ier coupable, et ne blâmer que la forme dans l'exécution de ce prince. L'Angleterre n'était pas riche en mémoires ; ils commencent à s'y multiplier. M. Hallam me semble avoir mieux réussi dans son Histoire constitutionnelle d'Angleterre que dans son Europe au moyen âge . Le génie de l'Italie était sorti de son vieux temple au bruit de la commotion européenne. Maintenant ce génie est retourné à ses ruines, lieux de franchise pour les grandeurs tombées, la gloire persécutée et les talents malheureux. L' Histoire des Etats-Unis par Botta ne peut être répudiée par la patrie des Villani, des Bentivoglio, des Giannone, des Davila, des Guicciardini et des Machiavel. Pour l'histoire ancienne, les Italiens seront toujours nos maîtres, parce qu'ils en sont eux-mêmes la suite, et qu'ils sont familiarisés avec sa langue et ses monuments. J'écrivais que le génie de l'Italie était retourné à ses ruines, il me saisit la main et me force à me rétracter. Auteurs français qui ont écrit l'histoire depuis la révolution. Mémoires, traductions et publications. Théâtre. Roman historique. Poésie. Ecrivains fondateurs de notre nouvelle école historique. De l'examen des principes de l'école moderne historique considérée dans ses systèmes, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, je passe à l'examen des historiens de cette école parmi nous. Les écrivains français qui se sont occupés de l'histoire depuis la révolution ont pris des routes opposées ; les uns sont restés fidèles aux traditions de l'ancienne école, les autres se sont attachés à l'école nouvelle descriptive et fataliste. M. Villemain, qui tient par le bon goût du style à l'ancienne école et par les idées à la nouvelle, nous a donné une histoire complète de Cromwell. Se cachant derrière les événements et les laissant parler, il a su avec beaucoup d'art les mettre à l'aise et dans la place convenable à leur plus grand effet. Un sujet d'un immense intérêt occupe maintenant l'auteur. A en juger par les fragments de la Vie de Grégoire VII , dont j'ai eu le bonheur d'entendre la lecture, le public peut espérer un des meilleurs ouvrages historiques qui aient paru depuis longtemps. Au surplus je cite souvent les travaux de M. Villemain dans ces Etudes , et pour ne point me répéter, j'abrège ici des éloges que l'on retrouvera ailleurs. M. Daunou appartenait à cette congrégation religieuse d'où sont sortis les Lecointe et les Lelong ; il n'a point démenti sa docte origine : c'est un des plus savants continuateurs de l' Histoire littéraire de la France . Dans ses divers mémoires on trouve à s'instruire. Il faut être en garde contre ce qu'il dit des souverains pontifes, lorsqu'il juge un pape du Xe siècle d'après les idées du XVIIIe. M. Daunou paraît peu favorable à la moderne école. M. de Saint-Martin, qui suit aussi les vieilles traces, a jeté par sa connaissance de la langue arménienne une vive lumière sur l'histoire des Perses. Dans la Théorie du Pouvoir civil et religieux , de M. de Bonald, il y a eu du génie ; mais c'est une chose qui fait peine de reconnaître combien les idées de cette théorie sont déjà loin de nous. Avec quelle rapidité le temps nous entraîne ! L'ouvrage de M. de Bonald est comme ces pyramides, palais de la mort, qui ne servent au navigateur sur le Nil qu'à mesurer le chemin qu'il a fait avec les flots. Je ne sais comment classer M. Dulaure ; il fut connu avant, pendant et après la révolution. Ses Descriptions des curiosités et des environs de Paris , ses Singularités historiques , son Histoire critique de la Noblesse , sont remplis de faits curieusement choisis. Toutefois c'est de la satire historique, et non de l'histoire : on peut toujours montrer l'envers d'une société. Il faut lire de M. Dulaure son Supplément aux Crimes de l'ancien comité du Gouvernement , imprimé en 1795. Malte-Brun, dans sa Géographie , a touché avec une grande sagacité et beaucoup d'instruction quelques origines barbares. Le travail de M. de Montlosier sur la féodalité est rempli d'idées neuves, exprimées dans un style indépendant, qui sent son moyen âge. Si les anciens seigneurs des donjons avaient su faire avec une plume autre chose qu'une croix, ils auraient écrit comme cela, mais ils n'auraient pas vu si loin. M. Lacretelle a tracé l'histoire de nos jours avec raison, clarté, énergie. Il a pris le noble parti de la vertu contre le crime ; il déteste de la révolution tout ce qui n'est pas la liberté. Lui-même, acteur dans les scènes révolutionnaires, il a bravé dans les rues de Paris les mitraillades d'un pouvoir plus heureux que celui qui vient d'expirer. On trouve aujourd'hui beaucoup d'hommes qui savent écrire une cinquantaine de pages et quelquefois un tome (pas trop gros) d'une manière fort distinguée ; mais des hommes capables de composer et de coordonner un ouvrage étendu, d'embrasser un système, de le soutenir avec art et intérêt pendant le cours de plusieurs volumes, il y en a très peu : cela demande une force de judiciaire, une longueur d'haleine, une abondance de diction, une faculté d'application, qui diminuent tous les jours. La brochure et l'article du journal semblent être devenus la mesure et la borne de notre esprit. L'ouvrage de M. Lemontey sur Louis XIV présente le règne de ce prince sous un jour tout nouveau. Je crois cependant avoir fait à propos de cet ouvrage une observation nécessaire en parlant du règne du grand roi. M. Mazure a laissé une histoire écrite avec négligence ; mais elle a changé sous plusieurs rapports ce que nous savions de Jacques II et du rôle que joua Louis XIV dans la catastrophe du prince anglais. On n'a pas rendu assez de justice à M. Mazure. On puise dans son travail des renseignements qu'on ne trouve que là, et dont on cache ou l'on tait la source. Une femme qui n'a point de rivale nous a donné dans les Considérations sur les principaux événements de la révolution française une idée de ce qu'elle aurait pu faire si elle eût appliqué son esprit à l'histoire. Les Considérations sont empreintes d'un vif sentiment de gloire et de liberté. Quand l'auteur, parlant de l'abaissement du tiers état sous l'ancienne monarchie, le montre au moment de l'ouverture des états généraux, et s'écrie avec Corneille : " Nous nous levons alors ! " jamais citation ne fut plus éloquente. Mais Mme de Staël abhorre les tyrans, et tout oppresseur de la liberté, si grand qu'il soit, ne trouve en elle aucune sympathie. Il faut lire dans les Considérations ce qu'elle raconte de Mirabeau : " Tribun par calcul, aristocrate par goût, qui en parlant de Coligny ajoutait : Qui, par parenthèse était mon cousin , tant il cherchait l'occasion de rappeler qu'il était bon gentilhomme. - Après ma mort, disait-il encore, les factieux se partageront les lambeaux de la monarchie. " Mme de Staël termine de la sorte ces intéressants récits de Mirabeau : " Je me reproche d'exprimer ainsi des regrets pour un caractère peu digne d'estime ; mais tant d'esprit est si rare, et il est malheureusement si probable qu'on ne verra rien de pareil dans le cours de sa vie, qu'on ne peut s'empêcher de soupirer lorsque la mort ferme ses portes d'airain sur un homme naguère si éloquent, si animé, enfin si fortement en possession de la vie. " Ces réflexions s'appliquent à Mme de Staël elle-même en changeant les premiers mots, ce qui les rend encore plus douloureuses. On ne se reprochera jamais d' exprimer des regrets pour le caractère de cette femme illustre ; il n'y eut rien de plus digne que ce caractère. La noble indépendance de Mme de Staël lui valut l'exil et les persécutions qui ont avancé sa mort. Buonaparte apprit, et Buonaparte aurait dû le savoir, que le génie est le seul roi qu'on n'enchaîne pas à un char de triomphe. Je ne puis me refuser, comme dernière preuve du talent éminent de Mme de Staël, à transcrire ce paragraphe sur la catastrophe de Robespierre : " On vit cet homme, qui avait signé pendant plus d'une année un nombre inouï d'arrêts de mort, couché tout sanglant sur la table même où il apposait son nom à ses sentences funestes. Sa mâchoire était brisée d'un coup de pistolet ; il ne pouvait pas même parler pour se défendre, lui qui avait tant parlé pour proscrire ! " On ne saurait trop déplorer la fin prématurée de Mme de Staël : son talent croissait, son style s'épurait ; à mesure que sa jeunesse pesait moins sur sa vie, sa pensée se dégageait de son enveloppe et prenait plus d'immortalité. Sous le titre modeste : Du Sacre des Rois de France et des rapports de cette cérémonie avec la constitution de l'Etat, aux différents âges de la monarchie , M. Clausel de Coussergues a écrit un volume qui restera : les amateurs de la clarté et des faits bien classés sans prétention et sans verbiage y trouveront à se satisfaire. M. Fiévée a renfermé dans le cadre étroit de sa brochure intitulée : Des Opinions et des Intérêts , beaucoup d'idées neuves et d'aperçus ingénieux sur notre histoire. J'ai parlé ailleurs de l' Histoire des Croisades ; je me contenterai de dire ici que les traductions et les extraits des annalistes des Croisades, tant orientaux qu'occidentaux, ajoutés comme preuves aux nouvelles éditions, sont un recueil extrêmement recommandable. M. Michaud s'est placé dans son Histoire ; il est allé, dernier croisé, à ce tombeau où je croyais avoir déposé pour toujours mon bâton de pèlerin. L' Histoire de Pologne, avant et sous le roi Jean Sobieski , de M. de Salvandy, est un ouvrage grave bien composé. " Ce fut Sobieski, dit l'historien, dont le bras redoutable posa la borne que la domination des Osmanlis ne devait plus franchir. Ce fut devant ses victoires que cette dernière invasion des Barbares, jusque là toujours indomptable et menaçante, vint briser sa furie : elle n'a fait depuis lors que retirer ses flots. Soldat et prince, tous ses jours s'écoulèrent dans le perpétuel sacrifice de ses penchants, de ses affections, de sa fortune, de sa vie, aux intérêts de la Pologne. Lui seul semblait, champion infatigable, occupé à la défendre ; ses efforts pour lui conserver des lois et des frontières tiennent du prodige. Cette passion domina le cours entier de son existence. Il réussit à dompter les ennemis qui tenaient la république des Jagellons pressée et envahie de toutes parts, plus facilement qu'à vaincre ceux qu'elle portait dans son sein. Ensuite il expira : et ce puissant soutien abattu la Pologne mit en quelque sorte aussi le pied dans la tombe. Elle ne devait plus, sous les successeurs de Jean III, qu'achever de mourir. " Ce noble style se soutient pendant tout l'ouvrage ; l'auteur a soin de remarquer l'influence que la France du XVIIe siècle exerçait sur les destinées de l'Europe : comme si tous les grands hommes devaient alors venir de la cour du grand roi, Sobieski avait été mousquetaire de la maison militaire de Louis XIV. L' Histoire de l'Anarchie de Pologne , par Rulhières, fait pour ainsi dire suite à l'histoire de M. de Salvandy : il ne faut ajouter à ces deux monuments ni l'appendice de M. Ferrand, ni celui que M. Daunou a substitué au travail de M. Ferrand, mais il faut y joindre de curieuses et piquantes brochures de M. de Pradt. L' Histoire des Français des divers états , par M. Monteil, suppose de grandes recherches. M. Monteil est, avec M. Capefigue, du petit nombre de ces jeunes savants qui n'écrivent aujourd'hui qu'après avoir lu ; ils eussent été de dignes disciples de l'école bénédictine. Mais M. Monteil a été égaré par le goût du siècle et par le funeste exemple qu'a donné l'abbé Barthélemy : la forme romanesque dans laquelle l'auteur de l' Histoire des Français a enveloppé ses études leur porte dommage : on doit l'engager, au nom de son propre savoir et de son véritable mérite, à la faire disparaître dans les futures éditions de son ouvrage. Le succès qu'a obtenu l' Histoire de la Campagne de Russie est une preuve que l'on n'a pas besoin, pour intéresser le lecteur, de se placer dans un système. Des récits animés, un coloris brillant, des scènes mises sous les yeux dans tout leur mouvement et dans toute leur vie, voilà ce qui est de toutes les écoles, et ce qui fera vivre l'ouvrage de M. de Ségur. Les Vies des Capitaines français au moyen âge , par M. Mazas, ne peuvent être passées sous silence. L'auteur n'a voulu raconter que l'exacte vérité ; il a visité le théâtre où brillèrent les guerriers dont il peint les exploits : il a cherché sur les bruyères de ma pauvre patrie les traces de Du Guesclin. Je me souviens avoir commencé mes premières études dans le collège obscur de l'obscure petite ville où reposait le coeur du bon connétable ; j'étudiais un peu de latin, de grec et d'hébreu auprès de ce coeur qui n'avait jamais parlé que français : c'est une langue que le mien n'a pas oubliée. M. Mazas croit avoir retrouvé le point du passage d'Edouard III à Blanque-Tague sur la Somme. J'aurais désiré qu'il eût dit si le gué est encore praticable, ou s'il se trouve perdu dans la mer vis-à-vis le Crotoy, comme on le pense généralement. J'oublie sans doute, et à mon grand déplaisir, beaucoup d'écrivains qui mériteraient que je rappelasse leurs ouvrages ; mais les bornes d'une préface ne me permettent pas de m'étendre. Le public reproduira les noms qui échappent à ma mémoire et à la justice que je désirerais leur rendre. Le temps où nous vivons a dû nécessairement fournir de nombreux matériaux aux mémoires. Il n'y a personne qui ne soit devenu, au moins pendant vingt-quatre heures, un personnage, et qui ne se croie obligé de rendre compte au monde de l'influence qu'il a exercée sur l'univers. Tous ceux qui ont sauté de la loge du portier dans l'antichambre, qui se sont glissés de l'antichambre dans le salon, qui ont rampé du salon dans le cabinet du ministre, tous ceux qui ont écouté aux portes, ont à dire comment ils ont reçu dans l'estomac l'outrage qui avait un autre but. Les admirations à la suite, les mendicités dorées, les vertueuses trahisons, les égalités portant plaque, ordre ou couleurs de laquais, les libertés attachées au cordon de la sonnette, ont à faire resplendir leur loyauté, leur honneur, leur indépendance. Celui-ci se croit obligé de raconter comment, tout pénétré des dernières marques de la confiance de son maître, tout chaud de ses embrassements, il a juré obéissance à un autre maître ; il vous fera entendre qu'il n'a trahi que pour trahir mieux ; celui-là vous expliquera comment il approuvait tout haut ce qu'il détestait tout bas, ou comment il poussait aux ruines sous lesquelles il n'a pas eu le courage de se faire écraser. A ces mémoires tristement véritables, viennent se joindre les mémoires plus tristement faux ; fabrique où la vie d'un homme est vendue à l'aune, où l'ouvrier, pour prix d'un dîner frugal, jette de la boue au visage de la renommée qu'on a livrée à sa faim. On se console pourtant en trouvant dans ce chaos de bassesse et d'ignominie quelques écrits consciencieux, dont les auteurs s'attachent à reproduire sincèrement ce qu'ils ont vu et ce qu'ils ont éprouvé. Le travail de ces auteurs doit être considéré comme de précieux renseignements historiques ; MM. de Las Cases et Gourgaud doivent être crus quand ils parlent du prisonnier de Sainte- Hélène. Non seulement M. Carrel a publié l' Histoire de la Contre-Révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II , histoire écrite avec cette mâle simplicité qui plaît avant tout ; mais en rendant compte de divers ouvrages sur l'Espagne il a donné lui-même une notice hors de pair. On y trouve une manière ferme, une allure décidée, quelque chose de franc et de courageux dans le style, des observations écrites à la lueur du feu du bivouac et des étoiles d'un ciel ennemi, entre le combat du soir et celui qui recommencera à la diane. " La narration d'un brave expérimenté , dit Gaspard de Tavannes, est différente des contes de celui qui n'a jamais eu les mains ensanglantées de ses fiers ennemis sur les plaines armées . " On sent dans M. Carrel une opinion fixe, qui ne l'empêche pas de comprendre l'opinion qu'il n'a pas, et d'être juste envers tous. Si le simple soldat sans instruction, sans moyen de fixer ses pensées, est intéressant dans les récits des assauts qu'il a livrés, des pays qu'il a battus, l'homme d'éducation et de mérite devenu soldat volontaire pour une cause dont il s'est passionné a bien d'autres moyens de faire passer ses sentiments dans les âmes auxquelles il s'adresse. Qu'on se figure un Français errant sur les montagnes et Espagne, allant demander aux pasteurs dont il croit défendre la liberté une hospitalité guerrière ; dans cette intimité d'une vie d'aventures et de périls, il surprendra le secret des moeurs, et mettra sous vos yeux une société qu'aucun autre historien ne vous aurait pu montrer. J'ai traversé l'Espagne, j'ai rencontré ces Arabes chrétiens auxquels la liberté politique est si indifférente, parce qu'ils jouissent de l'indépendance individuelle, et je n'ai retrouvé le peuple que j'ai vu que dans le récit de M. Carrel. L'auteur trace rapidement le tableau de la guerre de Catalogne en 1823 ; il représente le courage de Mina et la marche de cet habile chef dans les montagnes. Nous tous, qui, dispersés par les orages de notre patrie, avons porté le havresac et le mousquet en défense de notre propre opinion pour des causes étrangères, nous éprouvons un attendrissement de soldat et de malheur à la lecture de cette histoire si bien contée, et qui semble être la nôtre. " Les passions qui ont fait la guerre d'Espagne, dit M. Carrel, sont maintenant assez effacées pour qu'on puisse se promettre d'inspirer quelque intérêt en montrant, au milieu des montagnes de la Catalogne, sous l'ancien uniforme français, des soldats de toutes les nations ralliés à l'ascendant d'un grand caractère, marchant où il les menait, souffrant et se battant sans espoir d'être loués ni de rien changer, quoi qu'ils fissent, à l'état désespéré de leur cause, n'ayant d'autre perspective qu'une fin misérable au milieu d'un pays soulevé contre eux, ou la mort des esplanades s'ils échappaient à celle du champ de bataille. Telle fut pendant de longs jours la situation de ceux qui, partis de Barcelone peu de temps avant la capitulation de cette place, allèrent succomber avec Pachiarotti devant Figuières, après quarante-huit heures d'un combat dont l'acharnement prouva que c'étaient des Français qui combattaient de part et d'autre. Ce combat devait finir par l'extermination du dernier de ceux qui au milieu de l'Europe de 1823 avaient osé mettre la flamme tricolore au bout de leurs lances et rattacher à leur schako la cocarde de Fleurus et de Zurich... Ce n'est rien que la destinée de quelques hommes dans de tels événements ; mais combien d'autres événements il avait fallu pour que ces hommes de toutes les parties de l'Europe se rencontrassent, anciens soldats du même capitaine, venus dans un pays qu'ils ne connaissaient pas, défendre une cause qui se trouvait être la leur !... Les choses, dans leurs continuelles et fatales transformations, n'entraînent point avec elles toutes les intelligences ; elles ne domptent point tous les caractères avec une égale facilité, elles ne prennent pas même soin de tous les intérêts ; c'est ce qu'il faut comprendre, et pardonner quelque chose aux protestations qui s'élèvent en faveur du passé. Quand une époque est finie, le moule est brisé, et il suffit à la Providence qu'il ne se puisse refaire ; mais des débris restés à terre, il en est quelquefois de beaux à contempler . " J'ai souligné ces dernières lignes : l'homme qui a pu les écrire a de quoi sympathiser avec ceux qui ont foi en la Providence, qui respectent la religion du passé et qui ont aussi les yeux attachés sur des débris. Au surplus, les temps où nous vivons sont si fort des temps historiques, qu'ils impriment leur sceau sur tous les genres de travail. On traduit les anciennes chroniques, on publie les vieux manuscrits. On doit à M. Guizot la Collection des mémoires relatifs à l'histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au XIIIe siècle . Je ne sais si des traductions de nos annales latines, tout en favorisant l'histoire, ne nuiront pas à l'historien ; il est à craindre qu'en ouvrant le sanctuaire des faits aux ignorants et aux incapables, nous ne nous trouvions inondés de Tite-Live et de Thucydide aux gages de quelque libraire. Il n'en est pas ainsi de la mise en lumière des originaux : on ne saurait trop louer M. le marquis de Fortia de nous avoir donné le texte des Annales du Hainaut , par Jacques de Guise. Il faut remercier M. Buchon de l'édition de son Froissart et de celles de ses autres chroniques. M. Crapelet, M. Pluquet, M. Méon, M. Barrière ont montré leur dévouement à la science : le premier a publié l' Histoire du châtelain de Coucy, le second le roman de Rou , le troisième le roman de Renart , le quatrième les Mémoires de Loménie. Ces mémoires contiennent des anecdotes sur les derniers moments de Mazarin ; ils achèvent de faire connaître les personnages que M. le marquis de Sainte-Aulaire a remis en scène avec tant de bonheur dans son Histoire de la Fronde . Tout prend aujourd'hui la forme de l'histoire, polémique, théâtre, roman, poésie. Si nous avons le Richelieu de M. Victor Hugo, nous saurons ce qu'un génie à part peut trouver dans une route inconnue aux Corneille et aux Racine. L'Ecosse voit renaître le moyen âge dans les célèbres inventions de Walter Scott. Le Nouveau Monde, qui n'a d'autres antiquités que ses forêts, ses sauvages et sa liberté, vieille comme la terre, a trouvé dans M. Cooper le peintre de ces antiquités. Nous n'avons point failli en ce nouveau genre de littérature : une foule d'hommes de talent nous ont donné des tableaux empreints des couleurs de l'histoire. Je ne puis rappeler tous ces tableaux, mais deux s'offrent en ce moment même à ma mémoire : l'un, de M. Mérimée, représente les moeurs à l'époque de la Saint-Barthélemy ; l'autre de M. Latouche, met sous nos yeux une des réactions sanglantes de la contre-révolution napolitaine. Ces vives peintures rendront de plus en plus difficile la tâche de l'historien. Au XIIIe siècle la chevalerie historique produisit la chevalerie romanesque, qui marcha de pair avec elle ; de notre temps la véritable histoire aura son histoire fictive, qui la fera disparaître dans son éclat, ou la suivra comme son ombre. Sous le simple titre de chansonnier , un homme est devenu un des plus grands poètes que la France ait produits : avec un génie qui tient de La Fontaine et d'Horace, il a chanté, lorsqu'il l'a voulu, comme Tacite écrivait : Vous avez vu tomber la gloire D'un Ilion trop insulté, Qui prit l'autel de la Victoire Pour l'autel de la Liberté. Vingt nations ont poussé de Thersite Jusqu'en nos murs le char injurieux. Ah ! sans regrets, mon âme, partez vite ; En souriant, remontez dans les cieux. Cherchez au-dessus des orages Tant de Français morts à propos, Qui, se dérobant aux outrages, Ont au ciel porté leurs drapeaux. Pour conjurer la foudre qu'on irrite, Unissez-vous à tous ces demi-dieux : Ah ! sans regrets, mon âme, partez vite, etc. Un conquérant, dans sa fortune altière, Se fit un jeu des sceptres et des lois, Et de ses pieds on peut voir la poussière Empreinte encor sur le bandeau des rois. Le poète n'est peut-être pas tout à fait aussi heureux quand il chante les rois sur leur trône, à moins que ce ne soit le roi d'Yvetot. En général M. de Béranger a pour démon familier une de ces muses qui pleurent en riant et dont le malheur fait grandir les ailes. Les fondateurs de notre école moderne historique réclament à présent toute notre attention. J'ai déjà dit que M. de Barante avait créé l'école descriptive. J'ai rendu compte au public de l'Histoire des Ducs de Bourgogne [C L 3 21] ; on trouvera mon opinion consignée dans le tome VI des Oeuvres complètes . Aujourd'hui, en parcourant sa carrière nouvelle, peu importent sans doute à M. de Barante des éloges littéraires : qu'il me soit permis de regretter cette Histoire du Parlement qu'il nous promettait. Peut-être la continuera-t-il, si jamais il est enlevé aux affaires : les lettres sont l'espérance pour entrer dans la vie, le repos pour en sortir. MM. Thiers et Mignet sont les chefs de l'école fataliste, MM. Thierry, Guizot et Sismondi les grands réformateurs de notre histoire générale : je m'arrête d'abord à ces derniers. En joignant, pour les faits, l'histoire d'Adrien de Valois aux observations de MM. Thierry, Guizot et Sismondi, il n'y a presque plus rien à dire touchant la première et la seconde race de nos rois. Les Lettres de M. Thierry sur l'Histoire de France , ouvrage excellent, rendent à un temps défiguré par notre ancienne école son véritable caractère. M. Thierry, comme tous les hommes doués de conscience, d'un talent vrai et progressif, a corrigé ce qui lui a paru douteux dans les premières éditions de sa belle et savante Histoire de la Conquête de l'Angleterre et dans ses Lettres sur l'Histoire de France . Quelques-unes de ses opinions se sont modifiées, l'expérience est venue reviser des jugements un peu absolus. On ne saurait trop déplorer l'excès de travail qui a privé M. Thierry de la vue. Espérons qu'il dictera longtemps à ses amis, pour ses admirateurs (au nombre desquels je demande la première place), les pages de nos annales : l'histoire aura son Homère comme la poésie. Je retrouverai encore l'occasion de parler de M. Thierry dans cette préface, de même que j'ai été heureux de le citer et de m'appuyer de son autorité dans ces Etudes historiques . Le cours d'histoire de M. Guizot, en ce qui concerne la seconde race, est d'un haut mérite. On peut ne pas convenir, avec le docte professeur, de quelques détails ; mais il a aperçu, avec une raison éclairée, les causes générales de la décomposition et de la recomposition de l'ordre social aux VIIIe et IXe siècles. Il a aussi de curieuses leçons sur la littérature civile et religieuse, et une foule de choses justes, bien observées, et écrites avec impartialité. M. Guizot est remplacé dans sa chaire par un des jeunes écrivains de notre époque qui s'annonce avec le plus d'éclat à la France, M. Saint-Marc Girardin : tant cette France est inépuisable en talents ! M. Sismondi, connu par son Histoire des Républiques italiennes , est un étranger de mérite, qui s'est consacré avec un dévouement honorable pour nous à notre histoire. Trop préoccupé, peut-être, des idées modernes, il a trop jugé le passé d'après le présent : un peu d'humeur philosophique, bien naturelle sans doute, lui a fait traiter sévèrement quelques hommes et quelques règnes ; mais il a vu un des premiers le parti que les peuples pouvaient tirer même de leurs crimes. Les élucubrations de ce savant annaliste doivent être lues avec précaution, mais étudiées avec fruit. D'accord avec les écrivains que je viens de nommer sur presque tous les faits qu'ils ont redressés dans nos historiens de l'ancienne école, tels que la ressemblance que ces historiens établissaient entre les Franks et les Français, le prétendu affranchissement des communes par Louis le Gros, etc., il y a pourtant quelques points où je suis forcé de différer de ces maîtres. L'inexorable histoire repousse les systèmes les plus ingénieux, lorsqu'ils ne sont pas appuyés sur des documents authentiques. On parle comme de la plus grande découverte de l'école moderne d'une seconde invasion des Franks , c'est-à-dire d'une invasion des Franks d'Australie dans le royaume des Franks de Neustrie, invasion qui serait devenue la cause de l'élévation de la seconde race. Pour avancer une pareille nouveauté, il faut, ce me semble, autre chose que des conjectures. Produit-on des passages inédits, des chartes, des diplômes inconnus jusque ici ? Non ; rien de positif n'est cité au soutien d'une assertion dont les preuves changeraient les trois premiers siècles de notre histoire. On est réduit à chercher sur quelle apparence de vérité est appuyé un fait dont toutes les chroniques devraient retentir. Quoi ! une seconde invasion des Franks aurait été tout à coup découverte au XIXe siècle, sans que personne en eût entendu parler auparavant ! Ni les Bénédictins, ni les savants de l'Académie des Inscriptions, ni des hommes comme du Tillet, Duchesne, Baluze, Bignon, Adrien de Valois, ni tous les historiens de France, quelle qu'ait été la diversité de leurs opinions et de leurs doctrines, ni des critiques tels que Scaliger, du Plessis, Bullet, Bayle, Secousse, Gibert, Fréret, Lebeuf, ni les publicistes tels que Bodin, Mably, Montesquieu, n'auraient rien vu ! Cela seul me ferait douter, moi qui ne puis avoir aucune assurance en mes lumières. Il y a cependant trente ans que je lis, la plume à la main, les documents de notre histoire, et je n'ai aperçu aucune trace de l'événement qui aurait produit une si grande révolution. Toujours prêt à reconnaître la supériorité des autres et ma propre faiblesse, cédant peut-être trop vite aux conseils et aux critiques, je me suis débattu contre moi-même, afin de me convaincre d'une chose que les faits me déniaient. Peppin de Héristal, duc d'Austrasie, conduisant l'armée austrasienne, défait Thierry III, roi de Neustrie, et s'empare de toute l'autorité sous le nom de maire du palais, vers l'an 690. Est-ce cela qu'on aurait qualifié de seconde invasion des Franks ? Mais depuis l'établissement des Franks dans les Gaules, depuis Khlovigh jusqu'à Peppin, chef de la seconde race, les royaumes des Franks avaient été sans cesse en hostilité les uns contre les autres ; effet inévitable du partage de la succession royale, qui se reproduisit sous les descendants de Charlemagne. Ainsi s'étaient formés et avaient disparu tour à tour les royaumes de Metz, de Soissons, d'Orléans, de Paris, de Bourgogne, d'Aquitaine. J'ai bien peur qu'on n'ait pris pour une nouvelle invasion des Franks une guerre civile de plus entre les tribus frankes. Il ne me paraît pas démontré davantage que les Franks d'Austrasie fussent plus nombreux et eussent mieux conservé le caractère salique que les Franks neustriens. Les Franks de la Neustrie ne s'étendaient guère outre-Loire ; le pays au delà de ce fleuve reconnaissait à peine leur autorité, et ils étaient obligés d'y porter leurs armes : M. Thierry lui-même cite un exemple des ravages passagers qu'ils y commettaient. Qu'avaient, pour le courage et les moeurs des Franks, les cités gallo-romaines situées entre la Somme, la Seine et la Loire, de plus amollissant que celles qui couvraient les rives de la Meuse, de la Moselle et du Rhin ? Paris était un misérable village, tandis que Cologne, Trèves, Mayence, Spire, Strasbourg, Worms, étaient des cités fameuses par les monuments dont leurs anciens maîtres les avaient ornées. D'après M. Guizot, les Franks devinrent propriétaires plus promptement dans l'Austrasie que dans la Neustrie ; c'est là que l'on trouve, selon lui, les plus considérables de ces habitations qui devinrent des châteaux. La remarque est juste, mais ces châteaux n'étaient pas l'ouvrage des Franks. Les derniers empereurs avaient permis aux sujets et aux citoyens romains de fortifier leurs demeures particulières ; les habitations fortifiées de l'Austrasie n'étaient que des propriétés anciennement données aux vétérans légionnaires chargés de la défense des rives du Rhin, de la Meuse et de la Moselle, d'où leur était venu le nom de Ripuaires . Les Francs neustriens n'étaient ni plus énervés ni moins braves que leurs compatriotes ; on n'aperçoit en histoire aucune différence entre un Frank de Soissons, de Paris et d'Orléans, et un Frank de Metz, de Mayence et de Cologne. Ce furent des Franks neustriens comme des Franks austrasiens qui vainquirent les Arabes à Tours et les Saxons en Germanie, sous les Peppin et sous Charles le Martel. Les rois ou chefs de la Neustrie parlaient le langage germanique, comme les rois ou chefs de l'Austrasie ; leurs peuples seuls différaient de langage. Remarquez enfin que Charles, duc de la Basse-Lorraine, oncle de Louis V, ayant fait hommage à l'empereur Othon de son duché, fut déclaré indigne de régner sur les Franks ; et Charles était de la race de Charlemagne. Ce seraient donc les Franks austrasiens qui auraient renié la race qu'ils avaient élevée sur le pavois ; ils auraient choisi un roi parmi les Franks neustriens vaincus, pour le mettre à la place d'un chef sorti des Franks austrasiens vainqueurs. Tels sont mes doutes ; ils expliqueront pourquoi, en admettant relativement aux deux premières races la plupart des opinions de l'école moderne, j'ai rejeté la seconde invasion des Franks. Je suis persuadé que les hommes habiles dont je ne partage pas sur ce point le sentiment examineront eux-mêmes de plus près un fait d'une nature si grave. Peut-être à leur tour me reprocheront-ils mes hardiesses quand ils me verront hésiter sur la signification que l'on donne au mot frank , ne me tenir pas bien assuré qu'il y ait eu jamais une ligue de peuples germaniques connue sous le nom de Franks , à cause même de leur confédération . Passons aux écrivains de l'école moderne du système fataliste. Deux de ces écrivains attirent particulièrement l'attention : unis entre eux du triple lien de l'amitié, de l'opinion et du talent, ils se sont partagé le récit des fastes révolutionnaires. M. Mignet a resserré dans un ouvrage court et substantiel le récit que M. Thiers a étendu dans de plus larges limites. On trouve dans le premier une foule de traits tels que ceux-ci : " Les révolutions qui emploient beaucoup de chefs ne se donnent qu'à un seul. "- " En révolution tout dépend d'un premier refus et d'une première lutte. Pour qu'une innovation soit pacifique, il faut qu'elle ne soit pas contestée ; car alors, au lieu de réformateurs sages et modérés, on n'a plus que des réformateurs extrêmes et inflexibles... D'une main ils combattent pour défendre leur domination ; de l'autre ils fondent leur système pour la consolider. " Le portrait de Danton est supérieurement tracé : " Danton, dit l'auteur, était un révolutionnaire gigantesque... Danton, qu'on a nommé le Mirabeau de la populace, avait de la ressemblance avec ce tribun des hautes classes... Ce puissant démagogue offrait un mélange de vices et de qualités contraires. Quoiqu'il se fût vendu à la cour, il n'était pas pourtant vil, car il est des caractères qui relèvent jusqu'à la bassesse... Une révolution à ses yeux était un jeu où le vainqueur, s'il en avait besoin, gagnait la vie du vaincu. " La lutte de Robespierre contre Camille Desmoulins et Danton est représentée avec un grand intérêt, et l'historien entremêle son récit des discours et des paroles de ces hommes de sang. Danton, au moment de périr, pesait ainsi ses destins : " J'aime mieux être guillotiné que guillotineur ; ma vie n'en vaut pas la peine, et l'humanité m'ennuie. " On lui conseillait de partir : " Partir ! est-ce qu'on emporte sa patrie à la semelle de son soulier ? " Enfermé dans le cachot qu'avait occupé Hébert, il disait : " C'est à pareille époque que j'ai fait instituer le tribunal révolutionnaire : j'en demande pardon à Dieu et aux hommes ; mais ce n'était pas pour qu'il fût le fléau de l'humanité. " Interrogé par le président Dumas, il répondit : " Je suis Danton ; j'ai trente-cinq ans ; ma demeure sera bientôt le néant. " Condamné, il s'écria : " J'entraîne Robespierre, Robespierre me suit. " Ici la terreur a passé dans le récit de l'historien. L'auteur, parlant de la mort de Robespierre, dit : " Il faut, homme de faction, qu'on périsse par les échafauds, comme les conquérants par la guerre. " C'est l'éloquence appliquée à la raison. M. Mignet a tracé une esquisse vigoureuse ; M. Thiers a peint le tableau. Je mettrai particulièrement sous les yeux de mes lecteurs la mort de Mirabeau et celle de Louis XVI, d'autant plus que l'auteur, n'ayant pas à représenter des personnages plébéiens, objets de ses prédilections, admire pourtant : la vérité de sa conscience et de son talent l'emporte en lui sur la séduction de son système. Je sens moi-même que si j'avais à parler comme historien de Mirabeau et de Louis XVI, je serais plus sévère que M. Thiers : je demanderais si tous les vices du premier étaient ceux d'un grand politique, si toutes les vertus du second étaient celles d'un grand roi. " Mirabeau, dit l'auteur, et l'on ne saurait mieux dire, Mirabeau dans cette occasion frappa surtout par son audace ; jamais peut-être il n'avait plus impérieusement subjugué l'assemblée. Mais sa fin approchait, et c'étaient là ses derniers triomphes ( ... ) La philosophie et la gaieté se partagèrent ses derniers instants. Pâle, et les yeux profondément creusés, il paraissait tout différent à la tribune, et souvent il était saisi de défaillances subites. Les excès de plaisir et de travail, les émotions de la tribune, avaient usé en peu de temps cette existence si forte. Une dernière fois il prit la parole à cinq reprises différentes ; il sortit épuisé, et ne reparut plus. Le lit de mort le reçut, et ne le rendit qu'au Panthéon. Il avait exigé de Cabanis qu'on n'appelât pas de médecins : néanmoins on lui désobéit ; ils trouvèrent la mort qui s'approchait, et qui déjà s'était emparée des pieds : la tête fut la dernière atteinte, comme si la nature avait voulu laisser briller son génie jusqu'au dernier instant. Un peuple immense se pressait autour de sa demeure, et encombrait toutes les issues dans le plus profond silence ( ... ) Mirabeau fit ouvrir ses fenêtres : Mon ami, dit-il à Cabanis, je mourrai aujourd'hui : il ne reste plus qu'à s'envelopper de parfums, qu'à se couronner de fleurs, qu'à s'environner de musique, afin d'entrer paisiblement dans le sommeil éternel. Des douleurs poignantes interrompaient de temps en temps ces discours, si nobles et si calmes. Vous aviez promis, dit-il à ses amis, de m'épargner des souffrances inutiles. En disant cela, il demande de l'opium avec instance. Comme on le lui refusait, il l'exige avec sa violence accoutumée. Pour le satisfaire, on le trompe, et on lui présente une coupe, en lui persuadant qu'elle contient de l'opium. Il la saisit, avale le breuvage qu'il croit mortel, et paraît satisfait. Un instant après il expire. C'était le 20 avril 1791 ( ... ) L'Assemblée interrompt ses travaux, un deuil général est ordonné, des funérailles magnifiques sont préparées. On demande quelques députés. Nous irons tous, s'écrièrent-ils. L'église de Sainte-Geneviève est érigée en Panthéon, avec cette inscription, qui n'est plus à l'instant où je raconte ces faits : " Aux grands hommes la patrie reconnaissante. " L'inscription est replacée : y restera-t-elle ? Qui sait ce que renferme l'avenir ? Qui connaît les grands hommes et qui les juge ? Je ne veux rien poursuivre sous le couvercle d'un cercueil ; quand la mort a appliqué sa main sur le visage d'un homme, il ne reste plus d'espace à l'insulte ; mais les passions politiques sont moins scrupuleuses, et pourvu qu'une révolution dure quelques années, il est peu de gloire qui soit en sûreté dans la tombe. En comparant le récit de M. Thiers à celui de Mme de Staël, on pourra saisir quelques-uns des secrets du talent. Passons à la mort de Louis XVI. L'innocence de la victime s'emparant du génie de l'auteur le subjugue, et se reproduit tout entière dans ces éloquentes paroles : " Dans Paris régnait une stupeur profonde ; l'audace du nouveau gouvernement avait produit l'effet ordinaire que la force produit sur les masses ; elle les avait paralysées et réduites au silence. Le conseil exécutif était chargé de la douloureuse mission de faire exécuter la sentence. Tous les ministres étaient réunis dans la salle de leur séance et comme frappés de consternation. Le tambour battait dans la capitale ; tous ceux qu'aucune obligation n'appelait à figurer dans cette terrible journée se cachaient chez eux. Les portes et les fenêtres étaient fermées, et chacun attendait chez soi le triste événement. A huit heures, le roi partit du Temple. Des officiers de gendarmerie étaient placés sur le devant de la voiture. Ils étaient confondus de la piété et de la résignation de la victime. Une multitude armée formait la haie. La voiture s'avançait lentement au milieu du silence universel. On avait laissé un espace vide autour de l'échafaud. Des canons environnaient cet espace, et la vile populace, toujours prête à outrager le génie, la vertu et le malheur, se pressait derrière les rangs des fédérés, et donnait seule quelques signes extérieurs de satisfaction. " Les campagnes d'Italie forment dans l'ouvrage de M. Thiers un épisode a part, qui suffirait seul pour assigner à l'autour un rang élevé parmi les historiens. Après cet hommage sans réserve rendu aux chefs de l'école politique fataliste, il me sera peut-être loisible de hasarder des réflexions sur leur système, parce qu'on en a étrangement abusé. Les écoliers, comme il arrive toujours, n'ayant point le talent des maîtres, croient les surpasser en exagérant leurs principes. Il s'est formé une petite secte de théoristes de terreur, qui n'a d'autre but que la justification des excès révolutionnaires ; espèces d'architectes en ossements et en têtes de morts, comme ceux qu'on trouve à Rome dans les catacombes. Tantôt les égorgements sont dos conceptions pleines de génie, tantôt des drames terribles, dont la grandeur couvre la sanglante turpitude. On transforme les événements en personnages ; on ne vous dit pas : " Admirez Marat, " mais, " Admirez ses oeuvres ; " le meurtrier n'est pas beau, c'est le meurtre qui est divin. Les membres des comités révolutionnaires pouvaient être des assassins publics, mais leurs assassinats sont sublimes, car voyez les grandes choses qu'ils ont produites. Les hommes ne sont rien ; les choses sont tout, et les choses ne sont point coupables. On disait autrefois : " Détestez le crime, et pardonnez au criminel ; " si l'on en croyait les parodistes de MM. Thiers et Mignet, la maxime serait renversée, et il faudrait dire : " Détestez le criminel, et pardonnez... que dis-je ? pardonnez ! aimez, révérez le crime ! " Il faut que l'historien dans ce système raconte les plus grandes atrocités sans indignation, et parle des plus hautes vertus sans amour ; que d'un oeil glacé il regarde la société comme soumise à certaines lois irrésistibles, de manière que chaque chose arrive comme elle devait inévitablement arriver. L'innocent ou l'homme de génie doit mourir, non pas parce qu'il est innocent ou homme de génie, mais parce que sa mort est nécessaire et que sa vie mettrait obstacle à un fait général placé dans la série des événements. La mort ici n'est rien ; c'est l'accident plus ou moins pathétique : besoin était que tel individu disparût pour l'avancement de telle chose, pour l'accomplissement de telle vérité. Il y a mille erreurs détestables dans ce système. La fatalité introduite dans les affaires humaines n'aurait pas même l'avantage de transporter à l'histoire l'intérêt de la fatalité tragique. Qu'un personnage sur la scène soit victime de l'inexorable destin ; que, malgré ses vertus, il périsse : quelque chose de terrible résulte de ce ressort mis en mouvement par le poète. Mais que la société soit représentée comme une espèce de machine qui se meut aveuglément par des lois physiques latentes ; qu'une révolution arrive par cela seul qu'elle doit arriver ; que sous les roues de son char, comme sous celles du char de l'idole indienne, soient écrasés au hasard innocents et coupables ; que l'indifférence ou la pitié soit la même à l'égard du vice et de la vertu : cette fatalité de la chose, cette impartialité de l'homme sont hébétées et non tragiques. Ce niveau historique, loin de déceler la vigueur, ne trahit que l'impuissance de celui qui le promène sur les faits. J'ose dire que les deux historiens qui ont produit de si déplorables imitateurs étaient très supérieurs à l'opinion dont on a cru trouver le germe dans leurs ouvrages. Non, si l'on sépare la vérité morale des actions humaines, il n'est plus de règle pour juger ces actions ; si l'on retranche la vérité morale de la vérité politique, celle-ci reste sans base : alors il n'y a plus aucune raison de préférer la liberté à l'esclavage, l'ordre à l'anarchie. Mon intérêt ! direz- vous. Qui vous a dit que mon intérêt est l'ordre et la liberté ? Si j'aime le pouvoir, moi, comme tant de révolutionnaires ; si je veux bien abaisser ce que j'envie, mais si je ne me contente pas d'être un citoyen pauvre et obscur, au nom de quelle loi m'obligerez-vous à me courber sous le joug de vos idées ? - Par la force ? - Mais si je suis le plus fort ? - En détruisant la vérité morale, vous me rendez à l'état de nature ; tout m'est permis, et vous êtes en contradiction avec vous-même quand vous venez, afin de me retenir, me parler de certaines nécessités que je ne reconnais pas. Ma règle est mon bras : vous l'avez déchaîné, je l'étendrai pour prendre ou frapper au gré de ma cupidité ou de ma haine. Grâce au ciel il n'est pas vrai qu'un crime soit jamais utile, qu'une injustice soit jamais nécessaire. Ne disons pas que si dans les révolutions tel homme innocent ou illustre, opposé d'esprit à ces révolutions, n'avait péri, il en eût arrêté le cours ; que le tout ne doit pas être sacrifié à la partie. Sans doute cet homme de vertu ou de génie eût pu ralentir le mouvement, mais l'injustice ou le crime accomplis sur sa personne retardent mille fois plus ce même mouvement. Les souvenirs des excès révolutionnaires ont été et sont encore parmi nous les plus grands obstacles à l'établissement de la liberté. Si, taisant ce que la révolution a fait de bien, ce qu'elle a détruit de préjugés, établi de libertés dans la France, on retraçait l'histoire de cette révolution par ses crimes, sans ajouter un seul mot, une seule réflexion au texte, mettant seulement bout à bout toutes les horreurs qui se sont dites et perpétrées dans Paris et les provinces pendant quatre ans, cette tête de Méduse ferait reculer pour des siècles le genre humain jusqu'aux dernières bornes de la servitude ; l'imagination épouvantée se refuserait à croire qu'il y ait eu quelque chose de bon caché sous ces attentats. C'est donc une étrange méprise que de glorifier ces attentats pour faire aimer la révolution. Ce n'est point l'année 1793 et ses énormités qui ont produit la liberté ; ce temps d'anarchie n'a enfanté que le despotisme militaire ; ce despotisme durerait encore si celui qui avait rendu la gloire sa complice avait su mettre quelque modération dans les jouissances de la victoire. Le régime constitutionnel est sorti des entrailles de l'année 1789 ; nous sommes revenus, après de longs égarements, au point du départ : mais combien de voyageurs sont restés sur la route ! Tout ce qu'on peut faire par la violence, on peut l'exécuter par la loi : le peuple qui a la force de proscrire a la force de contraindre à l'obéissance sans proscription. S'il est jamais permis de transgresser la justice sous le prétexte du bien public, voyez où cela vous conduit : vous êtes aujourd'hui le plus fort, vous tuez pour la liberté, l'égalité, la tolérance ; demain vous serez le plus faible, et l'on vous tuera pour la servitude, l'inégalité, le fanatisme. Qu'aurez-vous à dire ? Vous étiez un obstacle à la chose qu'on voulait ; il a fallu vous faire disparaître : fâcheuse nécessité sans doute, mais enfin nécessité : ce sont là vos principes ; subissez-en la conséquence. Marius répandait le sang au nom de la démocratie, Sylla au nom de l'aristocratie ; Antoine Lépide et Auguste trouvèrent utile de décimer les têtes qui rêvaient encore la liberté romaine. Ne blâmons plus les égorgeurs de la Saint-Barthélemy ; ils étaient obligés (bien malgré eux sans doute) d'ainsi faire pour arriver à leur but. Il n'a péri, dit-on, que six mille victimes par les tribunaux révolutionnaires. C'est peu ! Reprenons les choses à leur origine. Le premier numéro du Bulletin des Lois contient le décret qui institue le tribunal révolutionnaire : on maintient ce décret à la tête de ce recueil, non pas, je suppose, pour en faire usage en temps et lieu, mais comme une inscription redoutable gravée au fronton du temple des lois, pour épouvanter le législateur et lui inspirer l'horreur de l'injustice. Ce décret prononce que la seule peine portée par le tribunal révolutionnaire est la peine de mort. L'article 9 autorise tout citoyen à saisir et à conduire devant les magistrats , les conspirateurs et les contre-révolutionnaires ; l'article 43 dispense de la preuve testimoniale ; et l'article 16 prive de défenseur les conspirateurs. Ce tribunal était sans appel. Voilà d'abord la grande base sur laquelle il nous faut asseoir notre admiration : honneur à l'équité révolutionnaire ! honneur à la justice de la caverne ! Maintenant, compulsons les actes émanés de cette justice. Le républicain Prudhomme, qui ne haïssait pas la révolution, et qui a écrit lorsque le sang était encore chaud, nous a laissé six volumes de détails. Deux de ces six volumes sont consacrés a un dictionnaire où chaque criminel se trouve inscrit à sa lettre alphabétique, avec ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance, qualité, domicile, profession, date et motif de la condamnation, jour et lieu de l'exécution . On y trouve parmi les guillotinés dix-huit mille six cent treize victimes ainsi réparties : Ci-devant nobles 1 278 Femmes idem 730 Femmes de laboureurs et d'artisans 1 467 Religieuses 350 Prêtres 1 135 Hommes non nobles de divers états 13 633 Total 18 613 Femmes mortes par suite de couches prématurées. 3 400 Femmes enceintes et en couches 348 Femmes tuées dans la Vendée 15 000 Enfants tués dans la Vendée 22 000 Morts dans la Vendée 900 000 Victimes sous le proconsulat de Carrier, à Nantes. 32 000 ì Enfants fusillés 500 ï Enfants noyés 1 500 ï Femmes fusillées 500 Dont í Prêtres fusillés 300 ï Prêtres noyés 460 ï Nobles noyés 1 400 î Artisans noyés 5 300 Victimes à Lyon 31 000 Dans ces nombres ne sont point compris les massacres à Versailles, aux Carmes, à l'Abbaye, à la glacière d'Avignon, les fusillés de Toulon et de Marseille après les sièges de ces deux villes, et les égorgés de la petite ville provençale de Bédoin, dont la population périt tout entière. Pour l'exécution de la loi des suspects, du 21 septembre 1793, plus de cinquante mille comités révolutionnaires furent installés sur la surface de la France. D'après les calculs du conventionnel Cambon, ils coûtaient annuellement cinq cent quatre-vingt-onze millions (assignats). Chaque membre de ces comités recevait trois francs par jour, et ils étaient cinq cent quarante mille : c'étaient cinq cent quarante mille accusateurs ayant droit de désigner à la mort. A Paris, seulement, on comptait soixante comités révolutionnaires ; chacun d'eux avait sa prison pour la détention des suspects. Vous remarquerez que ce ne sont pas seulement des nobles , des prêtres, des religieux , qui figurent ici dans le registre mortuaire ; s'il ne s'agissait que de ces gens-là, la terreur serait véritablement la vertu : canaille ! sotte espèce ! Mais voilà dix-huit mille neuf cent vingt-trois hommes non nobles, de divers états, et deux mille deux cent trente et une femmes de laboureurs ou d'artisans, deux mille enfants guillotinés, noyés et fusillés : à Bordeaux, on exécutait pour crime de négociantisme . Des femmes ! mais savez-vous que dans aucun pays, dans aucun temps, chez aucune nation de la terre, dans aucune proscription politique les femmes n'ont été livrées au bourreau, si ce n'est quelques têtes isolées à Rome sous les empereurs, en Angleterre sous Henri VIII, la reine Marie et Jacques II ? La terreur a seule donné au monde le lâche et impitoyable spectacle de l'assassinat juridique des femmes et des enfants en masse. Le girondin Riouffe, prisonnier avec Vergniaud, madame Roland et leurs amis à la Conciergerie, rapporte ce qui suit dans ses Mémoires d'un Détenu : " Les femmes les plus belles, les plus jeunes, les plus intéressantes, tombaient pêle-mêle dans ce gouffre (l'Abbaye), dont elles sortaient pour aller par douzaine inonder l'échafaud de leur sang. " On eût dit que le gouvernement était dans les mains de ces hommes dépravés qui, non contents d'insulter au sexe par des goûts monstrueux, lui vouent encore une haine implacable. De jeunes femmes enceintes, d'autres qui venaient d'accoucher et qui étaient encore dans cet état de faiblesse et de pâleur qui suit ce grand travail de la nature, qui serait respecté par les peuples les plus sauvages ; d'autres dont le lait s'était arrêté tout à coup, ou par frayeur, ou parce qu'on avait arraché leurs enfants de leur sein, étaient jour et nuit précipitées dans cet abîme. Elles arrivaient traînées de cachot en cachot, leurs faibles mains comprimées dans d'indignes fers : on en a vu qui avaient un collier au cou. Elles entraient, les unes évanouies et portées dans les bras des guichetiers, qui en riaient, d'autres en état de stupéfaction qui les rendait presque imbéciles : vers les derniers mois surtout (avant le 9 thermidor), c'était l'activité des enfers : jour et nuit les verrous s'agitaient ; soixante personnes arrivaient le soir pour aller à l'échafaud le lendemain ; elles étaient remplacées par cent autres, que le même sort attendait le jour suivant. " Quatorze jeunes filles de Verdun, d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges préparées pour une fête publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout à coup et furent moissonnées dans leur printemps : la cour des femmes avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil à celui qu'excita cette barbarie. " Vingt femmes de Poitou, pauvres paysannes pour la plupart, furent également assassinées ensemble. Je les vois encore, ces malheureuses victimes, je les vois étendues dans la cour de la Conciergerie, accablées de la fatigue d'une longue route et dormant sur le pavé... Au moment d'aller au supplice, on arracha du sein d'une de ces infortunées un enfant qu'elle nourrissait, et qui au moment même s'abreuvait d'un lait dont le bourreau allait tarir la source : ô cris de la douleur maternelle, que vous fûtes aigus ! mais sans effet... Quelques femmes sont mortes dans la charrette, et on a guillotiné leurs cadavres. N'ai-je pas vu, peu de jours avant le 9 thermidor, d'autres femmes traînées à la mort ? Elles s'étaient déclarées enceintes. ( ... ) Et ce sont des hommes, des Français, à qui leurs philosophes les plus éloquents prêchent depuis soixante années l'humanité et la tolérance ( ... ) ... Déjà un aqueduc immense qui devait voiturer du sang avait été creusé à la place Saint-Antoine. Disons-le, quelque horrible qu'il soit de le dire, tous les jours le sang humain se puisait par seaux, et quatre hommes étaient occupés au moment de l'exécution à les vider dans cet aqueduc. " C'était vers trois heures après midi que ces longues processions de victimes descendaient au tribunal, et traversaient lentement sous de longues voûtes, au milieu des prisonniers, qui se rangeaient en haie pour les voir passer avec une avidité sans pareille. J'ai vu quarante-cinq magistrats du parlement de Paris, trente-trois du parlement de Toulouse, allant à la mort du même air qu'ils marchaient autrefois aux cérémonies publiques ; j'ai vu trente fermiers généraux passer d'un pas calme et ferme ; les vingt-cinq premiers négociants de Sedan plaignant en allant à la mort dix mille ouvriers qu'ils laissaient sans pain. J'ai vu ce Baysser, l'effroi des rebelles de la Vendée , et le plus bel homme de guerre qu'eut la France ; j'ai vu tous ces généraux que la victoire venait de couvrir de lauriers qu'on changeait soudain en cyprès ; enfin tous ces jeunes militaires si forts, si vigoureux ( ... ) Ils marchaient silencieusement ( ... ) ils ne savaient que mourir. " Prudhomme va compléter ce tableau : " La mission de Le Bon dans les départements frontières du nord peut être comparée à l'apparition de ces noires furies si redoutées dans les temps du paganisme ( ... ) " Dans les jours de fêtes l'orchestre était placé à côté de l'échafaud ; Le Bon disait aux jeunes filles qui s'y trouvaient : " Suivez la voix de la nature, livrez-vous, abandonnez-vous dans les bras de vos amants. " ( ... ) " Des enfants qu'il avait corrompus lui formaient une garde, et étaient les espions de leurs parents. Quelques-uns avaient de petites guillotines, avec lesquelles ils s'amusaient à donner la mort à des oiseaux et à des souris. " On sait que Le Bon, après avoir abusé d'une femme qui s'était livrée à lui pour sauver son mari, fit mourir cet homme sous les yeux de cette femme, à laquelle il ne resta que l'horreur de son sacrifice ; genre d'atrocités si répétées d'ailleurs, que Prudhomme dit qu'on ne les saurait compter. Carrier se distingua à Nantes : " Environ quatre-vingts femmes extraites de l'entrepôt, traduites à ce champ de carnage, y furent fusillées ; ensuite on les dépouilla et leurs corps restèrent ainsi épars pendant trois jours. " Cinq cents enfants des deux sexes, dont les plus âgés avaient quatorze ans, sont conduits au même endroit pour y être fusillés. Jamais spectacle ne fut plus attendrissant et plus effroyable ; la petitesse de leur taille en met plusieurs à l'abri des coups de feu ; ils délient leurs liens, s'éparpillent jusque dans les bataillons de leurs bourreaux, cherchent un refuge entre leurs jambes, qu'ils embrassent fortement, en levant vers eux leur visage où se peignent à la fois l'innocence et l'effroi. Rien ne fait impression sur ces exterminateurs, ils les égorgent à leurs pieds. " Noyades à Nantes : " Une quantité de femmes, la plupart enceintes, et d'autres pressant leur nourrisson sur leur sein, sont menées à bord des gabares ( ... ) Les innocentes caresses, le sourire de ces tendres victimes versent dans l'âme de ces mères éplorées un sentiment qui achève de déchirer leurs entrailles ; elles répondent avec vivacité à leurs tendres caresses, en songeant que c'est pour la dernière fois ! ! ! Une d'elles venait d'accoucher sur la grève, les bourreaux lui donnent à peine le temps de terminer ce grand travail ; ils avancent : toutes sont amoncelées dans la gabare, et, après les avoir dépouillées à nu, on leur attache les mains derrière le dos. Les cris les plus aigus, les reproches les plus amers de ces malheureuses mères se font entendre de toutes parts contre les bourreaux ; Fouquet, Robin et Lamberty y répondaient à coups de sabre, et la timide beauté, déjà assez occupée à cacher sa nudité aux monstres qui l'outragent, détourne en frémissant ses regards de sa compagne défigurée par le sang, et qui déjà chancelante vient rendre le dernier soupir à ses pieds. Mais le signal est donné : les charpentiers d'un coup de hache lèvent les sabords, et l'onde les ensevelit pour jamais. " Et voilà l'objet de vos hymnes ! Des milliers d'exécutions en moins de trois années, en vertu d'une loi qui privait les accusés de témoins, de défenseurs et d'appel ! Songez-vous que le souvenir d'une seule condamnation inique, celle de Socrate, a traversé vingt siècles pour flétrir les juges et les bourreaux ? Pour entonner le chant de triomphe, il faudrait du moins attendre que les pères et les mères, les femmes et les enfants, les frères et les soeurs des victimes fussent morts, et ils couvrent encore la France. Femmes, bourgeois, négociants, magistrats, paysans, soldats, généraux, immense majorité plébéienne sur laquelle est tombée la terreur, vous plaît-il de fournir de nouveaux aliments à ce merveilleux spectacle ? On dit : Une révolution est une bataille ; comparaison défectueuse. Sur un champ de bataille, si on reçoit la mort on la donne, les deux partis ont les armes à la main. L'exécuteur des hautes oeuvres combat sans péril ; lui seul tient la corde ou le glaive ; on lui amène l'ennemi garrotté. Je ne sache pas qu'on ait jamais appelé duel ce qui se passait entre Louis XVI, la jeune fille de Verdun, Bailly, André Chénier, le vieillard Malesherbes et le bourreau. Le voleur qui m'attend au coin d'un bois joue du moins sa vie contre la mienne ; mais le révolutionnaire qui, du sein de la débauche après s'être vendu tantôt à la cour, tantôt au parti républicain, envoyait à la place du supplice des tombereaux remplis de femmes, quels risques courait-il avec ces faibles adversaires ? Les prodiges de nos soldats ne furent point l'oeuvre de la terreur ; ils tinrent à l'esprit militaire des Français, qui se réveillera toujours au son de la trompette. Ce ne furent point les commissaires de la Convention et les guillotines à la suite des victoires qui rétablirent la discipline dans les armées, ce furent les armées qui rapportèrent l'ordre dans la France. La preuve que ce temps mauvais n'avait rien de supérieur propre à être reproduit, c'est qu'il serait impossible de le faire renaître. Les émeutes, les massacres populaires sont de tous les siècles, de tous les pays ; mais une organisation complète de meurtres appelés légaux, des tribunaux jugeant à mort dans toutes les villes, des assassins affiliés dépouillant leurs victimes et les conduisant presque sans gardes au supplice, c'est ce qu'on n'a vu qu'une fois, c'est ce qu'on ne reverra jamais. Aujourd'hui les individus résisteraient un à un ; chacun se défendrait dans sa maison, sur son champ, dans la prison, au supplice même. La terreur ne fut point une invention de quelques géants ; ce fut tout simplement une maladie morale, une peste. Un médecin, dans son amour de l'art, s'écriait plein de joie : " On a retrouvé la lèpre. " On ne retrouvera pas la terreur. N'apprenons point au peuple à choyer les crimes ; ne nous donnons point pour une nation d'ogres, qui lèche comme le lion avec délices ses mâchoires ensanglantées. Le système de la terreur, poussé à l'extrême, n'est autre que la conquête accomplie par l'extermination ; or, on ne peut jamais consumer assez vite tous les holocaustes pour que l'horreur qu'ils inspirent ne soulève pas jusqu'aux allumeurs de bûchers. La même admiration que l'on accorde à la terreur, on la prodigue aux terroristes avec aussi peu de raison : ceux qui les ont vus de près savent que la plupart d'entre eux n'étaient que des misérables dont la capacité ne s'élevait pas au- dessus de l'esprit le plus vulgaire ; héros de la peur, ils tuaient, dans la crainte d'être tués. Loin d'avoir ces desseins profonds qu'on leur suppose aujourd'hui, ils marchaient sans savoir où ils allaient, jouets de leur ivresse et des événements. On a prêté de l'intelligence à des instincts matériels ; on a forgé la théorie d'après la pratique, on a tiré la poétique du poème. Si même quelques-uns de ces stupides démons ont par hasard mêlé quelques qualités à leurs vices, ces dons stériles ressemblaient aux fruits qui se détachent de la branche et pourrissent au pied de l'arbre qui les a portés. Un vrai terroriste n'est qu'un homme mutilé, privé comme l'eunuque de la faculté d'aimer et de renaître : c'est son impuissance dont on a voulu faire du génie. Que, dans la fièvre révolutionnaire, il se soit trouvé d'atroces sycophantes engraissés de sang comme ces vermines immondes qui pullulent dans les voiries ; que des sorcières plus sales que celles de Macbeth aient dansé en rond autour du chaudron où l'on faisait bouillir les membres déchirés de la France, soit ; mais que l'on rencontre aujourd'hui des hommes qui, dans une société paisible et bien ordonnée, se constituent les mielleux apologistes, de ces brutales orgies ; des hommes qui parfument et couronnent de fleurs le baquet où tombaient les têtes à couronne ou à bonnet rouge ; des hommes qui enseignent la logique du meurtre, qui se font maîtres ès arts de massacre, comme il y a des professeurs d'escrime, voilà ce qui ne se comprend pas. Défions-nous de ce mouvement d'amour-propre qui nous fait croire à la supériorité de notre esprit, à la fortitude de notre âme, parce que nous envisageons de sang-froid les plus épouvantables catastrophes : le bourreau manie des troncs palpitants sans en être ému ; cela prouve-t-il la fermeté de son caractère et la grandeur de son intelligence ? Quand le plus vil des peuples, quand les Romains du temps de l'empire couraient au spectacle des gladiateurs ; quand vingt mille prisonniers s'égorgeaient pour amuser un Néron entouré de prostituées toutes nues, n'était-ce pas là de la terreur sur une grande échelle ? Le mot changera-t-il le fait ? Faudra-t-il trouver horrible, au nom de la tyrannie, ce qu'on trouverait admirable au nom de la liberté ? Placer la fatalité dans l'histoire, c'est se débarrasser de la peine de penser, s'épargner l'embarras de rechercher la cause des événements. Il y a bien autrement de puissance à montrer comment la déviation des principes de la morale et de la justice a produit des malheurs, comment ces malheurs ont enfanté des libertés par le retour à la morale et à la justice ; il y a certes en cela bien plus de puissance qu'à mettre la société sous de gros pilons qui réduisent en pâte ou en poudre les choses et les hommes ; il ne faut que lâcher l'écluse des passions, et les pilons vont se levant et retombant. Quant à moi, je ne me sens aucun enthousiasme pour une hache. J'ai vu porter des têtes au bout d'une pique, et j'affirme que c'était fort laid. J'ai rencontré quelques-unes de ces vastes capacités qui faisaient promener ces têtes ; je déclare qu'il n'y avait rien de moins vaste : le monde les menait, et elles croyaient mener le monde. Un des plus fameux révolutionnaires, à moi connu, était un homme léger, bavard, d'un esprit court, et qui, privé de coeur de toute façon, en manquait dans le péril. Les équarrisseurs de chair humaine ne m'imposent point : en vain ils me diront que dans leurs fabriques de pourriture et de sang ils tirent d'excellents ingrédients des carcasses industriellement pilées : manufacturiers de cadavres, vous aurez beau broyer la mort, vous n'en ferez jamais sortir un germe de liberté, un grain de vertu, une étincelle de génie. Que les théoriciens de terreur gardent donc s'ils le veulent leur fanatisme à la glace, lequel leur fournit deux ou trois phrases inexplicables de nécessité , de mouvement , de force progressive , sous lesquelles ils cachent le vide de leurs pensées, je ne les lirai plus ; mais je relirai les deux historiens qu'ils ont pris si mal à propos pour guides, et dont le talent me fera oublier leurs infimes et sauvages imitateurs. Au surplus, un auteur à qui la liberté doit beaucoup, le dernier orateur de ces générations constitutionnelles qui finissent, un homme dont la tombe récente doit augmenter l'autorité, M. Benjamin Constant, a combattu avant moi ces dogmatiques de terreur. Il faut lire tout entier dans ses Mélanges de Littérature et de Politique l'article dont je ne citerai que ce passage : " La terreur n'a produit aucun bien. A côté d'elle a existé ce qui était indispensable à tout gouvernement, mais ce qui aurait existé sans elle, et ce qu'elle a corrompu et empoisonné en s'y mêlant (...) " Ce régime abominable n'a point, comme on l'a dit, préparé le peuple à la liberté, il l'a préparé à subir un joug quelconque ; il a courbé les têtes, mais en dégradant les esprits, en flétrissant les coeurs ; il a servi pendant sa durée les amis de l'anarchie, et son souvenir sert maintenant les amis de l'esclavage et de l'avilissement de l'espèce humaine. " Je n'aurais pas rappelé de tristes souvenirs, si je n'avais pensé qu'il importait à la France, quelles que soient désormais ses destinées, de ne pas voir confondre ce qui est digne d'admiration et ce qui n'est digne que d'horreur. Justifier le régime de 1793, peindre des forfaits et du délire comme une nécessité qui pèse sur les peuples, toutes les fois qu'ils essayent d'être libres, c'est nuire à une cause sacrée, plus que ne lui nuiraient les attaques de ses ennemis les plus déclarés ( ... ) " Séparez donc soigneusement les époques et les actes ; flétrissez ce qui est éternellement coupable ; ne recourez pas à une métaphysique abstraite et subtile pour prêter à des attentats l'excuse d'une fatalité irrésistible qui n'existe pas, n'ôtez pas à vos jugements toute autorité, à vos hommages toute valeur. " Une pensée doit nous consoler, c'est que le régime de la terreur ne peut renaître, non seulement, comme je l'ai dit, parce que personne ne s'y soumettrait, mais encore parce que les causes et les circonstances qui l'ont produit ont disparu. En 1793 il y avait à jeter à terre l'immense édifice du passé, à faire la conquête des idées, des institutions, des propriétés. On conçoit comment un système de meurtre, appliqué ainsi qu'un levier à la démolition d'un monument colossal, pouvait sembler une force nécessaire à des esprits pervers ; mais tout est renversé aujourd'hui, tout est conquis, idées, institutions, propriétés. De quoi s'agit-il maintenant ? D'une forme politique un peu plus ou un peu moins républicaine, de quelques lois à abolir ou à publier, de quelques hommes à remplacer par quelques autres. Or, pour d'aussi minces résultats, qui ne rencontrent aucune résistance collective, qui ne blessent aucune classe particulière de la société, il n'est pas besoin de mettre une nation en coupe réglée. On ne fait point de la terreur a priori : la terreur ne fut point un plan combiné et annoncé d'avance ; elle vint peu à peu avec les événements : elle commença par les assassinats privés et désordonnés de 1789, 1790, 1791, 1792, pour arriver aux assassinats publics et réguliers de 1793. Les terroristes ne savaient pas d'avance qu'ils étaient des terroristes. Nos terroristes de théorie nous crient : " Oyez, nous sommes des terroristes barbus ou imberbes, nous ! Nous allons établir une superbe terreur. Venez que nous vous coupions le cou. Nous sommes des hommes énergiques, nous ! Le génie est notre fort. " Ces parodistes de terreur, ces terroristes de mélodrame, bien capables sans doute de vous tuer, si vous les en défiez pour la preuve et l'honneur de la chose, seraient incapables de maintenir trois jours en permanence l'instrument de mort, qui retomberait sur eux. De ces Etudes historiques Il est temps de rendre compte de mes propres Etudes . J'ai déduit dans mon Avant-Propos les raisons pour lesquelles on ne me lira point, les causes pour lesquelles je perds le dernier grand travail de ma vie ; mais enfin si dans quelque moment dérobé à l'importance des catastrophes du jour, si dans ces courts intervalles de repos qui séparent les événements dans les révolutions, quelques hommes singuliers s'enquéraient de mes recherches, je leur vais épargner la peine d'aller plus avant. Quand on aura jeté un coup d'oeil sur cette fin de préface, on sera à même de dire, si l'on veut, qu'on a lu mon ouvrage, de l'approuver et de le combattre sans l'avoir lu si par hasard on avait le loisir ou la fantaisie de s'occuper d'une controverse littéraire. J'ai donné à la première partie de mon travail le titre d' Etudes historiques , en lui laissant toutefois celui de Discours que j'avais d'abord choisi. J'ai pensé que ce titre d' Etudes convenait mieux à la modestie de mon travail, qu'il me donnait plus de liberté pour parler des diverses choses convergentes à mon sujet, et ne m'obligeait pas de tenir incessamment mon style à la hauteur du discours . Dans l'Introduction, j'expose mon système ; je définis les trois vérités qui sont le fondement de l'ordre social : la vérité religieuse, la vérité philosophique ou l'indépendance de l'esprit de l'homme, la vérité politique ou la liberté. Je dis que tous les faits historiques naissent du choc de la division ou de l'alliance de ces trois vérités. J'adopte pour vérité religieuse la vérité chrétienne, non pas, comme Bossuet, en faisant du christianisme un cercle inflexible, mais un cercle qui s'étend à mesure que les lumières et la liberté se développent. Le christianisme a eu plusieurs ères : son ère morale ou évangélique, son ère des martyrs, son ère métaphysique ou théologique, son ère politique : il est arrivé à son ère ou à son âge philosophique. Le monde moderne prend naissance au pied de la croix. Les nations modernes sont composées des trois peuples, païen, chrétien et barbare ; de là la nécessité, pour les bien connaître, de remonter à leurs origines ; de là l'obligation pour l'historien de reprendre les faits au temps d'Auguste, où commencent à la fois l'empire romain, le christianisme et les premiers mouvements des barbares. Ainsi : Histoire de l'empire romain mêlée à l'histoire du christianisme, lequel attaque au dedans la société païenne, tandis que les barbares l'assaillent au dehors : histoire des invasions successives des barbares ; il en faut distinguer deux principales : l'une quand les barbares n'avaient point encore reçu la foi, l'autre lorsqu'ils étaient devenus chrétiens. Principaux vices de l'ancienne société ; elle était fondée sur deux abominations : le polythéisme et l'esclavage. Le polythéisme, en faussant la vérité religieuse, l'unité d'un Dieu, faussait toutes les vérités morales ; l'esclavage corrompait toutes les vérités politiques. Philosophie des païens : ce qu'elle donna au christianisme et ce que le christianisme reçut d'elle. Les philosophes grecs firent sortir la philosophie des temples, et la renfermèrent dans les écoles ; les prêtres chrétiens firent sortir la philosophie des écoles, et la livrèrent à tous les hommes. Le polythéisme se trouva sous Julien dans la position où le christianisme se trouve de nos jours, avec cette différence qu'il n'y aurait rien aujourd'hui à substituer au christianisme, et que sous Julien le christianisme était là, tout prêt à remplacer l'ancienne religion. Inutiles efforts de Julien pour faire rétrograder son siècle : le temps ne recule point, et le plus fier champion ne pourrait le faire rompre d'une semelle. Conversion de Constantin, destruction des temples. La vérité politique commence à rentrer dans la société par la morale chrétienne et par les institutions des barbares. Entre les grands changements opérés dans l'ordre social par le christianisme, il faut remarquer principalement l'émancipation des femmes, qui néanmoins n'est pas encore complète par la loi, et le principe de l'égalité humaine, inconnu de l'antiquité polythéiste. Toutes les origines de notre société ont été placées deux siècles trop bas : Constantin, qui remplaça le grand patriciat par une noblesse titrée, et qui changea avec d'autres institutions la nature de la société latine, est le véritable fondateur de la royauté moderne, dans ce qu'elle conserva de romain. Entre les monarchies barbares et l'empire purement latin-romain, il y a eu un empire romain-barbare, qui a duré près d'un siècle avant la déposition d'Augustule. C'est ce qu'on n'a pas remarqué, et ce qui explique pourquoi au moment de la fondation des royaumes barbares rien ne parut changé dans le monde : aux malheurs près, c'étaient toujours les mêmes hommes et les mêmes moeurs. Arrivé à travers les faits jusqu'à l'érection du royaume d'Italie par Odoacre, et à celle du royaume des Franks par Khlovigh, je m'arrête, et je présente séparément les trois grands tableaux des moeurs, des lois, de la religion des païens, des chrétiens, et des barbares. Concentration de toutes les philosophies et de toutes les religions dans l'Asie hébraïque, persane et grecque. Grande école des prophètes. Systèmes philosophiques. Hérésies juives et grecques : affinités des systèmes philosophiques et des hérésies. L'hérésie maintint l'indépendance de l'esprit humain, et fut favorable à la vérité philosophique. Là se terminent les Etudes historiques , et j'y substitue un nouveau titre pour continuer ma marche. On sait que mon premier plan avait été de faire des Discours historiques depuis l'établissement du christianisme (en passant par l'empire romain, les races mérovingienne et carlovingienne, et la race capétienne) jusqu'au règne de Philippe VI, dit de Valois. A ce règne, je me proposais d'écrire l'histoire de France proprement dite, et de la conduire jusqu'à la révolution. Je ne m'étais engagé à publier dans la collection de mes Oeuvres que les Discours historiques . La vie, qui m'échappe, ne me permettant pas d'accomplir mes projets, je me suis déterminé à satisfaire ceux de mes lecteurs qui témoignaient le désir de connaître mon système entier sur l'histoire de notre patrie. En conséquence, je trace une Analyse raisonnée de cette histoire sous les deux premières races et sous une partie de la troisième. Quand j'arrive à l'époque où devait commencer mon histoire proprement dite, je donne des fragments des règnes de Philippe de Valois et du roi Jean, notamment les batailles de Crécy et de Poitiers, ayant soin de remplir les lacunes par des sommaires. Après ces deux règnes, je reprends l' analyse raisonnée , et je la continue jusqu'à la mort de Louis XVI. Les Etudes ou Discours historiques , très étendus, qui vont d'Auguste à Augustule, montrent par la profondeur des fondements l'intention où j'étais d'élever un grand édifice : le temps m'a manqué ; je ne puis bâtir sur les masses que j'avais enfoncées dans la terre qu'une espèce de baraque en planches, ou en toile peinte à la grosse brosse, représentant tant bien que mal le monument projeté, et entremêlée de quelques membres d'architecture sculptés à part sur mes premiers dessins. Quoi qu'il en soit, voici ce que l'on trouve dans le tracé de mon plan, autrement dans mon Analyse raisonnée : Pour les deux premières races, j'adopte généralement les idées de l' Ecole moderne : je ne transforme point les Franks en Français ; je vois la société romaine subsister presque tout entière, dominée par quelques barbares, jusque vers la fin de la seconde race. Je suis le système de M. Thierry quant aux noms propres de la première et de la seconde race. Rien en effet ne fixe mieux le moment de la métamorphose des Franks en Français que les altérations survenues dans les noms. Mais je n'ai pas tout à fait orthographié les noms franks comme l'auteur des Lettres sur l'Histoire de France , je n'écris pas Hlodowig ou Chlodowig pour Clovis ; j'écris khlovigh ; je blesse moins ainsi, ce me semble, les habitudes de notre oeil et de notre oreille. La première syllabe de Clovis reste Khlo ; en l'écrivant Chlo , la prononciation française obligerait à dire Chelo ; j'ajoute un h au g , comme dans l'allemand, ce qui, adoucissant et mouillant le g , fait comprendre comment le gh a pu se changer en s . Je n'insiste pas sur l'orthographe des autres noms, on la verra. Au surplus, elle est justifiée par les chroniqueurs latins, germaniques et vieux français ; du Tillet et surtout Chantereau-Lefebvre l'ont essayée dans quelques noms : il me semble utile que cette réforme passe enfin dans notre histoire. J'avoue cependant que j'ai été faible à l'égard de Charlemagne ; il m'a été impossible de le changer en Karle le Grand, excepté en citant le moine de Saint- Gall. Que voulez-vous ! on ne peut rien contre la gloire ; quand elle a fait un nom, force est de l'adopter, l'eût-elle mal prononcé. Les Grecs étaient grands corrupteurs de la vérité syllabique ; leur oreille poétique et dédaigneuse, sans s'embarrasser de la vérité historique, ramenait de force les noms barbares à l'euphonie. J'écris aussi Karle le Martel au lieu de Karle Marteau : c'est absolument la même chose dans la vieille langue, et j'espère que l'habitude du Martel fera pardonner au Karle . J'avais commencé des recherches assez considérables sur les Gaulois ; l'ouvrage de M. Amédée Thierry a paru, et j'ai abandonné mon travail : il était dans la destinée des deux frères de m'instruire et de me décourager. Mais si je me suis soumis aux heureuses innovations de l'école moderne, je combats aussi quelques-uns de ses sentiments : je ne puis admettre, par exemple, que les Franks fussent des espèces de sauvages tels que ceux chez lesquels j'ai vécu en Amérique ; les faits repoussent cette supposition. Je rejette également la seconde invasion des Franks, laquelle aurait mis les Carlovingiens sur le trône : j'ai dit plus haut les motifs de mon incrédulité. Quant à l'ancienne école, je lui nie sa doctrine de l'hérédité des rois de la première et de la seconde race ; je soutiens que l'élection était partout ; qu'il ne pouvait y avoir usurpation là où il y avait élection. Il y a plus : j'avance que l' hérédité est une chose nouvelle dans les successions souveraines ; que l'antiquité européenne tout entière l'a ignorée ; que cette hérédité n'a commencé qu'à Hugues Capet, au Xe siècle, par une raison que j'indiquerai dans un moment. L'antiquité romaine barbare finit vers la fin de la seconde race, et alors s'opère une des grandes transformations de l'espèce humaine par l'établissement de la féodalité. Le moyen âge fut l'ouvrage du christianisme mêlé au tempérament des barbares et aux institutions germaniques. Avant d'entrer dans l'analyse raisonnée des règnes de la troisième race, je montre quelle était la communauté chrétienne et quelle était la constitution de l'Eglise chrétienne, deux choses différentes l'une de l'autre. Je prouve que l'Eglise chrétienne était une monarchie élective, représentative, républicaine, fondée sur le principe de la plus complète égalité, que l'immense majorité des biens de l'Eglise appartenait à la partie plébéienne des nations ; qu'une abbaye n'était qu'une maison romaine ; que le pape, souvent tiré des dernières classes sociales, était le tribun et le mandataire des libertés des hommes ; que c'était en cette qualité d'unique représentant d'une vérité politique opprimée qu'il avait mission et qualité de juger et de déposer les rois. Je dis qu'à cette époque, où le peuple disparut, le peuple se fit prêtre et conserva sous ce déguisement l'usage et la souveraineté de ses droits : c'est l'ère politique du christianisme. Le christianisme dut entrer dans l'Etat et s'emparer du pouvoir temporel, lorsque toutes les lumières furent concentrées dans le clergé. La liberté est chrétienne. On voit par cet exposé comment mes idées sur le christianisme diffèrent de celles de M. le comte de Maistre et de celles de M. l'abbé de La Mennais : le premier veut réduire les peuples à une commune servitude, elle-même dominée par une théocratie ; le second me semble appeler les peuples (sauf erreur de ma part) à une indépendance générale sous la même domination théocratique. Ainsi que mon illustre compatriote, je demande l'affranchissement des hommes ; je demande encore, ainsi qu'il le fait, l'émancipation du clergé, on le verra dans ces Etudes ; mais je ne crois pas que la papauté doive être une espèce de pouvoir dictatorial planant sur de futures républiques. Selon moi, le christianisme devint politique au moyen âge par une nécessité rigoureuse : quand les nations eurent perdu leurs droits, la religion, qui seule alors était éclairée et puissante, en devint la dépositaire. Aujourd'hui que les peuples les reprennent, ces droits, la papauté abdiquera naturellement les fonctions temporelles, résignera la tutelle de son grand pupille arrivé à l'âge de majorité. Déposant l'autorité politique dont il fut justement investi dans les jours d'oppression et de barbarie, le clergé rentrera dans les voies de la primitive Eglise, alors qu'il avait à combattre la fausse religion, la fausse morale et les fausses doctrines philosophiques. Je pense que l'âge politique du christianisme finit, que son âge philosophique commence ; que la papauté ne sera plus que la source pure où se conservera le principe de la foi prise dans le sens le plus rationnel et le plus étendu. L'unité catholique sera personnifiée dans un chef vénérable, représentant lui-même le Christ, c'est-à-dire les vérités de la nature de Dieu et de la nature de l'homme. Que le souverain pontife soit à jamais le conservateur de ces vérités auprès des reliques de saint Pierre et de saint Paul ! Laissons dans la Rome chrétienne tout un peuple tomber à genoux sous la main d'un vieillard. Y a-t-il rien qui aille mieux à l'air de tant de ruines ? En quoi cela, pourrait-il déplaire à notre philosophie ? Le pape est le seul prince qui bénisse ses sujets. La vérité religieuse ne s'anéantira point, parce qu'aucune vérité ne se perd ; mais elle peut être défigurée, abandonnée, niée dans certains moments de sophisme et d'orgueil par ceux qui, ne croyant plus au Fils de l'homme, sont les enfants ingrats de la nouvelle synagogue. Or, je ne sache rien de plus beau qu'une institution consacrée à la garde de cette vérité d'espérance où les âmes se peuvent venir désaltérer comme à la fontaine d'eau vive dont parle Isaïe. Les antipathies entre les diverses communions n'existent plus ; les enfants du Christ, de quelque lignée qu'ils proviennent, se sont serrés au pied du Calvaire, souche naturelle de la famille. Les désordres et l'ambition de la cour romaine ont cessé ; il n'est plus resté au Vatican que la vertu des premiers évêques, la protection des arts et la majesté des souvenirs. Tout tend à recomposer l'unité catholique ; avec quelques concessions de part et d'autre, l'accord serait bientôt fait. Je répéterai ce que j'ai déjà dit dans cet ouvrage : pour jeter un nouvel éclat, le christianisme n'attend qu'un génie supérieur venu à son heure et dans sa place [Depuis que ces lignes ont été écrites, le cardinal Capellari a été nommé pape. C'est un homme d'une vaste science, d'une éminente vertu, et qui comprend son siècle ; mais n'est-il pas arrivé trop tard ? J'avais appelé ce choix de tous mes voeux dans le précédent conclave. (N.d.A.)] . La religion chrétienne entre dans une ère nouvelle ; comme les institutions et les moeurs, elle subit la troisième transformation. Elle cesse d'être politique, elle devient philosophique, sans cesser d'être divine : son cercle flexible s'étend avec les lumières et les libertés, tandis que la croix marque à jamais son centre immobile. Avec la troisième race se constitue la féodalité, et sous le règne de Philippe Ier paraît le moyen âge dans l'énergie de sa jeunesse, l'âme toute religieuse, le corps tout barbare, l'esprit aussi vigoureux que le bras. L'hérédité et le droit de primogéniture s'établirent dans la personne de Hugues Capet par la cérémonie du sacre. Le sacre, ou l'élection religieuse, a usurpé l'élection politique : j'apporte les preuves de ce fait qu'aucun historien, du moins que je sache, n'avait jusque ici remarqué. Les Franks deviennent des Français sous les premiers rois de la troisième race. Il y a eu quatre monarchies, à compter de Hugues Capet à Louis XVI : la monarchie purement féodale et de la grande pairie, la monarchie des états (appelés dans la suite états généraux), la monarchie parlementaire dans les intermissions des états, la monarchie absolue qui se perd dans la monarchie constitutionnelle. Incidence de ces diverses monarchies ou grands événements qui s'y rattachent : affranchissement des communes, croisades, etc., etc. La monarchie féodale était une véritable république aristocratique fédérative, ou plutôt une démocratie noble, car il n'y avait point de peuple dans cette aristocratie ; il n'y avait point de sujets ; il n'y avait que des serfs. Le nom de peuple ne se trouve point à cette époque dans les chroniques, parce qu'en effet le peuple n'existait point. Le peuple commence à renaître sous Louis le Gros, dans les villes par les bourgeois , dans les campagnes par les serfs affranchis et par la recomposition successive de la petite et de la moyenne propriété. Exposé de la féodalité. Quel était le fief ? Le fief était le mélange de la propriété et de la souveraineté. La propriété prit le caractère du propriétaire ; elle devint conquérante. Le pouvoir, la justice et la noblesse furent attachés à la terre ; cause principale de la longue durée du règne féodal. Preuves et explication à ce sujet. Le fief et l'aleu étaient le combat et la coexistence de la propriété selon l'ancienne société, et la propriété selon la société nouvelle. Le monde féodal ne fut qu'un monde militaire, où tout reposa, comme dans un camp entre des chefs et des soldats, sur la subordination et des engagements d'honneur. Sous la féodalité, la servitude germanique remplaça la servitude romaine. Le servage prit la place de l'esclavage ; c'est le premier pas de l'affranchissement de la race humaine ; et, chose étrange, on le doit à la féodalité. Le serf devenu vassal ne fut plus qu'un soldat armé, et les armes délivrent ceux qui les portent. Du servage on a passé au salaire, et le salaire se modifiera encore, parce qu'il n'est pas une entière liberté. Louis le Gros n'a point affranchi les communes, comme l'a si longtemps assuré l'ancienne école historique ; mais le mouvement insurrectionnel général des communes dans le XIe siècle, qu'a remarqué l'école moderne, ne doit être admis qu'avec restriction : cette école s'est laissé entraîner sur ce point à l'esprit de système. Les croisades ont recomposé les grandes armées modernes, décomposées par les cantonnements de la féodalité. La chevalerie n'a point son origine dans les croisades ; les romanciers, qui la reportent au temps de Charlemagne, n'ont point menti à l'histoire comme on l'a cru. La chevalerie a commencé à la fois chez les Maures et chez les chrétiens, sur la fin du VIIIe siècle. L'auteur du poème d'Antar et le moine de Saint-Gall (qui l'un et l'autre écrivaient les exploits des paladins maures et chrétiens), Charlemagne et Aron al Rachild étaient contemporains. Preuves de cette antiquité de la chevalerie par les moeurs, les combats, les armes, les arts, les monuments et l'architecture. Il n'y a point eu de chevalerie collective, mais une chevalerie individuelle. La chevalerie historique a fait naître une chevalerie romanesque. Cette chevalerie romanesque, qui marche avec la chevalerie historique, donne aux temps moyens un caractère d'imagination et de fiction qu'il est essentiel de distinguer. La monarchie des états, dont l'origine remonte au règne de saint Louis, quoiqu'on n'en fixe la date qu'à celui de Philippe le Bel, n'est jamais bien entrée dans les moeurs de la France ; elle a toujours été faible, parce que les deux premiers ordres, le clergé et la noblesse, avaient des constitutions particulières et faisaient peu de cas d'une constitution commune. Le tiers état, appelé uniquement pour voter des impôts, n'était attentif qu'à se coller à la couronne, afin de se défendre contre les deux autres ordres. La monarchie parlementaire affaiblissait encore les états, en usurpant leurs fonctions et leurs pouvoirs Enfin le royaume ne formait pas alors un corps homogène ; il avait des états de province, et l'autorité des états de la langue d'Oyl était méconnue à trente lieues de Paris. Tableau général du moyen âge au moment où la branche des Valois monte sur le trône. Vie prodigieuse de cet âge : éducation, moeurs privées, arts, etc. ; manière indépendante et vigoureuse d'imiter et de s'approprier les classiques. Population et aspect de la France dans le moyen âge. Le sol était couvert de plus de dix-huit cent mille monuments. Admirable architecture gothique : son histoire. Elle a peut-être sa source première dans la Perse. Elle est née du néo-grec asiatique apporté à la fois par deux religions et par trois chemins en Europe : en Espagne, par les Maures ; en Italie, par les Grecs ; en France, en Angleterre et en Allemagne par les croisés. Ici je quitte l' analyse raisonnée pour l' histoire même. - Règnes des Valois. Changements sociaux arrivés sous ces règnes. Les peuples se nationalisent. L'Angleterre se sépare de la France, dont elle devient la rivale et l'ennemie ; elle forme sa constitution et établit ses libertés. Fragments des règnes de Philippe VI et de Jean son fils. Guerre de Bretagne. La France est envahie et désolée. Bataille de Crécy et de Poitiers. La haute et première noblesse perd les trois grandes batailles de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt, et périt presque tout entière. Une seconde noblesse paraît. Cette seconde aristocratie délivre la France des Anglais, et se montre pour la dernière fois à Ivry. L'armée plébéienne ou nationale, commencée sous Charles VII, s'augmente. La poudre, en changeant la nature des armes, sert à détruire l'importance militaire de la noblesse, qui finit par donner des officiers à l'armée dont jadis elle composait les soldats. Si le système des gardes nationales se généralise, il détruira l'armée permanente ; on retournera aux levées en masse du moyen âge ; le ban et l'arrière-ban plébéiens remplaceront le ban et l'arrière-ban nobles. A l'époque des guerres d'Edouard III, la couleur nationale française était le rouge, et la couleur nationale anglaise le blanc. Edouard prit le rouge comme roi de France, et nous quittâmes cette couleur devenue ennemie. Le traité de Brétigny ne mutila pas la France, comme on l'a cru. Philippe ne céda presque rien des provinces de la couronne ; il n'y eut que des seigneurs particuliers qui changèrent de suzerain. Cela ne se pourrait comparer en aucune sorte au démembrement de la France homogène d'aujourd'hui. Pourquoi ne trouve-t-on dans notre histoire qu'une centaine de noms historiques ? Parce que les chroniqueurs sous la monarchie féodale n'ont fait que l'histoire du duché de Paris, et que les écrivains sous la monarchie absolue n'ont donné que l'histoire de la cour. Après le règne de Philippe de Valois, je quitte l' histoire , et je rentre dans l' analyse raisonnée . Tableau des malheurs de la France pendant la captivité du roi Jean. Charles V et Du Guesclin viennent ensemble et l'un pour l'autre ; intimité de leurs destinées. Paris se transforme, en 1357, en une espèce de démocratie ancienne, au milieu de la féodalité. Fameux états de cette époque. Charles le Mauvais, roi de Navarre ; ses desseins contre le roi Jean. Mettre un souverain en jugement n'est point une idée qui appartienne au temps où nous vivons : preuves historiques que l'aristocratie et la théocratie ont jugé et condamné des rois longtemps avant que la démocratie ait suivi cet exemple. Article remarquable et généralement ignoré du testament de Charlemagne, lequel article suppose que les fils et petits-fils de ce grand prince et de ce grand homme, tout rois qu'ils étaient, peuvent être judiciairement tondus, mutilés et condamnés à mort. Le soulèvement des paysans, les fureurs de la Jacquerie, l'existence des grandes compagnies furent des malheurs qui pourtant engendrèrent l'armée nationale. Les mouvements des hommes rustiques dans le moyen âge n'indiquaient que l'indépendance de l'individu, cherchant à se faire jour au défaut de la liberté et de l'espèce. Charles le Sage, médecin patient, la main appuyée sur le coeur de la France et sentant la vie revenir, parlait en maître : il sommait le prince Noir de comparaître en son tribunal, envoyait un huissier appréhender au corps le vainqueur de Poitiers et signifier un exploit à la gloire. Calamités du règne de Charles VI, règne qui s'écoula entre l'apparition d'un fantôme et celle et une bergère. Quelle fut la Pucelle. Trois grands poètes l'ont chantée, et comment : Shakespeare, Voltaire et Schiller. Charles VII. La monarchie féodale se décompose sous le règne de ce roi ; il n'en reste plus que les habitudes. Changements capitaux : armée permanente et impôt non voté, les deux pivots de la monarchie absolue. Formation du conseil d'Etat ; séparation de ce conseil du parlement et des états généraux. Du point où la société était parvenue sous Charles VII, il était loisible d'arriver à la monarchie libre ou à la monarchie absolue : on voit clairement le point d'intersection et d'embranchement des deux routes ; mais la liberté s'arrêta et laissa marcher le pouvoir. La cause en est qu'après la confusion des guerres civiles et étrangères, qu'après les désordres de la féodalité le penchant des choses était vers l'unité du principe gouvernemental. La monarchie en ascension devait monter au plus haut point de sa puissance ; il fallait qu'en écrasant la tyrannie de l'aristocratie elle eût commencé à faire sortir la sienne avant que la liberté pût régner à son tour. Ainsi se sont succédé en France, dans un ordre régulier, l'aristocratie, la monarchie et la république : la noblesse, la royauté et le peuple, ayant abusé de la puissance, ont enfin consenti à vivre en paix dans un gouvernement composé de leurs trois éléments. Louis XI vint faire l'essai de la monarchie absolue sur le cadavre palpitant de la féodalité. Ce personnage placé sur les confins du moyen âge et des temps modernes, né à une époque sociale où rien n'était achevé et où tout était commencé, eut une forme monstrueuse, indéterminée, particulière à lui, et qui tenait des deux tyrannies entre lesquelles il se montrait. Ses moeurs, ses idées, sa politique : justification de la dernière. Quand Louis XI disparaît, les ruines de l'Europe féodale achèvent de s'écrouler. Constantinople est pris, les lettres renaissent, l'imprimerie est inventée, l'Amérique au moment d'être découverte ; la grandeur de la maison d'Autriche se fait pressentir par le mariage de l'héritière de Bourgogne dans la famille impériale ; Henri VIII, Léon X, Charles Quint, Luther avec la réformation, ne sont pas loin : vous êtes au bord d'un nouvel univers. Le point le plus élevé de la monarchie des trois états se trouve sous le règne de Charles VIII et de Louis XII. Charles VIII épouse Anne, héritière du duché de Bretagne. Guerres d'Italie. Dès que les rois de France eurent brisé le dernier anneau de la chaîne aristocratique, ils purent marcher hors de leur pays à la tête de la nation. Louis XII épouse la veuve de Charles VIII. La Bretagne fut le dernier grand fief qui revint à la couronne. La monarchie féodale, commencée par le démembrement successif des provinces du royaume, finit par la réunion successive de ces provinces au royaume, comme les fleuves sortis de la mer retournent à la mer. Evénements du règne de François Ier. On ne retrouve plus l'original du billet, tout est perdu fors l'honneur ; mais la France, qui l'aurait écrit, le tient pour authentique. Transformation sociale de l'Europe. La découverte de l'Amérique, arrivée sous Charles VIII, en 1492, produisit une révolution dans le commerce, la propriété et les finances de l'ancien monde. L'introduction de l'or du Mexique et du Pérou baissa le prix des métaux, éleva celui des denrées et de la main d'oeuvre, fit changer de main la propriété foncière, et créa une propriété inconnue jusque alors, celle des capitalistes, dont les Lombards et les juifs avaient donné la première idée. Avec les capitalistes naquit la population industrielle et la constitution artificielle des fonds publics. Une fois entrée dans cette route, la société se renouvela sous le rapport des finances, comme elle s'était renouvelée sous les rapports moraux et politiques. Aux aventures des Croisades succédèrent des aventures d'outre-mer d'une tout autre importance : le globe s'agrandit, le système des colonies modernes commença, la marine militaire et marchande s'accrut de toute l'étendue d'un océan sans rivages. La petite mer intérieure de l'ancien monde ne resta plus qu'un bassin de peu d'importance, lorsque les richesses des Indes arrivèrent en Europe par le cap des Tempêtes. A quatre années de distance, Charles Quint triomphait de Montesume à Mexico, et de François Ier à Pavie. Il y a des époques où la société se renouvelle, où des catastrophes imprévues, des hasards heureux ou malheureux, des découvertes inattendues, déterminent un changement préparé de longue main dans le gouvernement, les lois et les moeurs. Les guerres de François Ier, de Charles Quint et de Henri VIII mêlèrent les peuples, et les idées se multiplièrent. Quand Bayard acquérait le haut renom de prouesse, c'était au milieu de l'Italie moderne, de l'Italie dans toute la fraîcheur de la civilisation renouvelée ; c'était au milieu des palais bâtis par Bramante et Michel-Ange, de ces palais dont les murs étaient couverts des tableaux récemment sortis des mains des plus grands maîtres ; c'était à l'époque où l'on déterrait les statues et les monuments de l'antiquité. Des armées régulières, connues en Europe depuis la fin du règne de Charles VII, firent disparaître le reste des milices féodales. Les braves de tous les pays se rencontrèrent dans ces troupes disciplinées. Ces infidèles, que les chevaliers allaient avec saint Louis chercher au fond de la Palestine, maîtres de Constantinople et devenus nos alliés, intervenaient dans notre politique. Tout changea dans la France ; les vêtements même s'altérèrent ; il se fit des anciennes et des nouvelles moeurs un mélange unique. La langue naissante fut écrite avec esprit, finesse et naïveté par la soeur de François Ier, par François Ier lui-même, qui faisait des vers aussi bien que Marot, par Rabelais, Amyot, les deux Marot, et les auteurs de mémoires. L'étude des classiques, celle des lois romaines, l'érudition générale, furent poussées avec ardeur. Les arts acquirent un degré de perfection qu'ils n'ont jamais surpassé depuis. La peinture, éclatante en Italie, fut transplantée dans nos forêts et dans nos châteaux gothiques : ceux-ci virent leurs tourelles et leurs créneaux se couronner des ordres de la Grèce. Anne de Montmorency, qui disait ses patenôtres, ornait Ecouen de chefs-d'oeuvre ; le Primatice embellissait Fontainebleau ; François Ier, qui se faisait armer chevalier comme au temps de Richard Coeur de Lion, assistait à la mort de Léonard de Vinci, et recevait le dernier soupir de ce grand peintre. Auprès de cela, le connétable de Bourbon, dont les soldats, comme ceux d'Alaric, se préparaient à saccager Rome, ce connétable qui devait mourir d'un coup de canon tiré peut-être par le graveur Benvenuto Cellini, représentait dans ses terres de France la puissance et la vie d'un ancien grand vassal de la couronne. La réformation est l'événement majeur de cette époque ; elle réveilla les idées de l'antique égalité, porta l'homme à s'enquérir, à chercher, à apprendre. Ce fut, à proprement parler, la vérité philosophique qui, revêtue d'une forme chrétienne, attaqua la vérité religieuse. La réformation servit puissamment à transformer une société toute militaire en une société civile et industrielle : ce bien est immense, mais ce bien a été mélé de beaucoup de mal, et l'impartialité historique ne permet pas de le taire. Le christianisme commença chez les hommes par les classes plébéiennes, pauvres et ignorantes. Jésus-Christ appela les petits, et ils allèrent à leur maître. La foi monta peu à peu dans les hauts rangs, et s'assit enfin sur le trône impérial. Le christianisme était alors catholique ou universel ; la religion dite catholique partit d'en bas pour arriver aux sommités sociales : nous avons vu que la papauté n'était que le tribunat des peuples dans l'âge politique du christianisme. Le protestantisme suivit une route opposée : il s'introduisit par la tête de l'Etat, par les princes et les nobles, par les prêtres et les magistrats, par les savants et les gens de lettres, et il descendit lentement dans les conditions inférieures ; les deux empreintes de ces deux origines sont restées distinctes dans les deux communions. La communion réformée n'a jamais été aussi populaire que la communion catholique : de race princière et patricienne, elle ne sympathise pas avec la foule. Equitable et moral, le protestantisme est exact dans ses devoirs, mais sa bonté tient plus de la raison que de la tendresse ; il vêtit celui qui est nu, mais il ne le réchauffe pas dans son sein ; il ouvre des asiles à la misère, mais il ne vit pas et ne pleure pas avec elle dans ses réduits les plus abjects ; il soulage l'infortune, mais il n'y compatit pas. Comparaison du prêtre catholique et du ministre protestant. La réformation ressuscita le fanatisme, qui s'éteignait. En retranchant l'imagination de facultés de l'homme, elle coupa les ailes au génie et le mit à pied. Goethe et Schiller n'ont paru que quand le protestantisme, abjurant son esprit sec et chagrin, s'est rapproché des arts et des sujets de la religion catholique. Celle-ci a couvert le monde de ses monuments ; on lui doit cette architecture gothique qui rivalise par les détails et qui efface par la grandeur les monuments de la Grèce. Il y a trois siècles que le protestantisme est né ; il est puissant en Angleterre, en Allemagne, en Amérique ; il est pratiqué par des millions d'hommes : qu'a-t-il élevé ? Il vous montrera les ruines qu'il a faite parmi lesquelles il a planté quelques jardins ou établi quelques manufactures. Rebelle à l'autorité des traditions, à l'expérience des âges, à l'antique sagesse des vieillards, le protestantisme se détacha du passé pour planter une société sans racines. Avouant pour père un moine allemand du XVIe siècle, le réformé renonça à la magnifique généalogie qui fait remonter le catholique, par une suite de saints et de grands hommes, jusqu'à Jésus-Christ, de là jusqu'aux patriarches et au berceau de l'univers. Le siècle protestant dénia à sa première heure toute parenté avec le siècle de ce Léon protecteur du monde civilisé contre Attila, et avec le siècle de cet autre Léon qui, mettant fin au monde barbare, embellit la société lorsqu'il n'était plus nécessaire de la défendre. Si la réformation rétrécissait le génie dans l'éloquence, la poésie et les arts, elle comprimait les grands coeurs à la guerre : l'héroïsme est l'imagination dans l'ordre militaire. Le catholicisme avait produit des chevaliers ; le protestantisme fit des capitaines braves et vertueux, mais sans élan : il n'aurait pas fait Du Guesclin, La Hire et Bayard. On a dit que le protestantisme avait été favorable à la liberté politique et avait émancipé les nations : les faits parlent-ils comme les personnes ? Jetez les yeux sur le nord de l'Europe, dans les pays où la réformation est née, où elle s'est maintenue, vous verrez partout l'unique volonté d'un maître : la Suède, la Prusse, la Saxe, sont restées sous la monarchie absolue ; le Danemark est devenu un despotisme légal. Le protestantisme échoua dans les pays républicains ; il ne put envahir Gênes, et à peine obtint-il à Venise et à Ferrare une petite église secrète, qui tomba : les arts et le beau soleil du midi lui étaient mortels. En Suisse, il ne réussit que dans les cantons aristocratiques analogues à sa nature, et encore avec une grande effusion de sang. Les cantons populaires ou démocratiques, Schwitz, Ury et Unterwald, berceau de la liberté helvétique, le repoussèrent. En Angleterre, il n'a point été le véhicule de la constitution formée avant le XVIe siècle dans le giron de la foi catholique. Quand la Grande-Bretagne se sépara de la cour de Rome, le parlement avait déjà jugé et déposé des rois, les trois pouvoirs étaient distincts ; l'impôt et l'armée ne se levaient que du consentement des lords et des communes ; la monarchie représentative était trouvée et marchait : le temps, la civilisation, les lumières croissantes, y auraient ajouté les ressorts qui lui manquaient encore, tout aussi bien sous l'influence du culte catholique que sous l'empire du culte protestant. Le peuple anglais fut si loin d'obtenir une extension de ses libertés par le renversement de la religion de ses pères, que jamais le sénat de Tibère ne fut plus vil que le parlement de Henri VIII : ce parlement alla jusqu'à décréter que la seule volonté du tyran fondateur de l'Eglise anglicane avait force de loi. L'Angleterre fut-elle plus libre sous le sceptre d'Elisabeth que sous celui de Marie ? La vérité est que le protestantisme n'a rien changé aux institutions : là où il a rencontré une monarchie représentative ou des républiques aristocratiques, comme en Angleterre et en Suisse, il les a adoptées ; là où il a rencontré des gouvernements militaires, comme dans le nord de l'Europe, il s'en est accommodé, et les a même rendus plus absolus. Si les colonies anglaises ont formé la république plébéienne des Etats-Unis, elles n'ont point dû leur émancipation au protestantisme ; ce ne sont point des guerres religieuses qui les ont délivrées ; elle se sont révoltées contre l'oppression de la mère patrie protestante comme elles. Le Maryland, Etat catholique, fit cause commune avec les autres Etats, et aujourd'hui la plupart des Etats de l'ouest sont catholiques : les progrès de la communion romaine dans ce pays de liberté passent toute croyance, tandis que les autres communions y meurent dans une indifférence profonde. Enfin, auprès de cette grande république de colonies anglaises protestantes viennent de s'élever les grandes républiques des colonies espagnoles catholiques : certes celles-ci, pour arriver à l'indépendance, ont eu bien d'autres obstacles à surmonter que les colonies anglo-américaines, nourries au gouvernement représentatif, avant d'avoir rompu le faible lien qui les attachait au sein maternel. Une seule république et quelques villes libres se sont formées en Europe à l'aide du protestantisme : la république de la Hollande et les villes hanséatiques ; mais il faut remarquer que la Hollande appartenait à ces communes industrielles des Pays-Bas qui pendant plus de quatre siècles luttèrent pour secouer le joug de leurs princes, et s'administrèrent en forme de républiques municipales, toutes zélées catholiques qu'elles étaient. Philippe II et les princes de la maison d'Autriche ne purent étouffer dans la Belgique cet esprit d'indépendance ; et ce sont des prêtres catholiques qui viennent aujourd'hui même de la rendre à l'état républicain. Preuves et développements de tous ces faits jusque ici méconnus ou défigurés. Après ces preuves, je fais observer que dans mes investigations je ne parle des protestants qu'au passé : changes à leur avantage, ils ne sont plus ce qu'ils étaient au temps de Luther, d'Henri VIII et de Calvin : ils ont gagné ce que les catholiques ont perdu. Le règne des seconds Valois, depuis François Ier jusqu'à Henri III, la Saint- Barthélemy, la Ligue, les guerres civiles, sont le temps de la terreur aristocratique et religieuse, de laquelle est née la monarchie absolue des Bourbons, comme le despotisme militaire de Buonaparte est sorti du règne de la terreur populaire et politique. La liberté succomba après la Ligue, parce que le passé, qui mit les Guises à sa tête, arrêta l'avenir. Faits et personnages de cette époque. La Saint-Barthélemy. Charles IX. Mort de ce prince. Son repentir. Charles IX avait dit à Ronsard, dans des vers dont Ronsard aurait dû imiter le naturel et l'élégance : Tous deux également nous portons des couronnes ; Mais, roi, je la reçois ; poète, tu la donnes. Heureux si ce prince n'avait jamais reçu de couronne doublement souillée de son propre sang et de celui des Français ! ornement de tête incommode pour s'endormir sur l'oreiller de la mort. Le corps de Charles IX fut porté sans pompe à Saint-Denis, accompagné par quelques archers de la garde, par quatre gentilshommes de la chambre et par Brantôme, raconteur cynique, qui moulait les vices des grands comme on prend l'empreinte du visage des morts. Henri III. - La Ligue. - Sous la Ligue le peuple ne marchait point devant ses affaires ; il était à la queue des grands. Il n'avait point formé un gouvernement à part, il avait pris ce qui était ; seulement il se faisait servir par le parlement, et avait transformé ses curés en tribuns. Quand Mayenne le jugeait à propos, il ordonnait de pendre qui de droit parmi le peuple et les Seize. Les Pays-Bas se veulent donner à Henri III, qui les refuse : la France, par une destinée constante, manque encore l'occasion de porter ses frontières aux rives du Rhin. Journée des Barricades - L'histoire vivante a rapetissé ces faits de l'histoire morte, si fameux autrefois. Qu'est-ce en effet que la journée des Barricades, que la Saint-Barthélemy même, auprès de ces grandes insurrections du 7 octobre 1789, du 10 août 1792, des massacres du 2, du 3 et du 4 septembre de la même année, de l'assassinat de Louis XVI, de sa soeur et de sa femme, et enfin de tout le règne de la terreur ? Et comme je m'occupais de ces barricades qui chassèrent un roi de Paris, d'autres barricades faisaient disparaître en quelques heures trois générations de rois. L'histoire n'attend plus l'historien : il trace une ligne, elle emporte un monde. La journée des Barricades ne produisit rien, parce qu'elle ne fut point le mouvement d'un peuple cherchant à conquérir sa liberté ; l'indépendance politique n'était point encore un besoin commun. Le duc de Guise n'essayait point une subversion pour le bien de tous ; il convoitait une couronne ; il méprisait les Parisiens tout en les caressant, et n'osait trop s'y fier. Il agissait si peu dans un cercle d'idées nouvelles, que sa famille avait répandu des pamphlets qui la faisaient descendre de Lother, duc de Lorraine : il en résultait que les Capets étaient des usurpateurs, et les Lorrains les légitimes héritiers du trône, comme derniers rejetons de la lignée carlovingienne. Cette fable venait un peu tard. Les Guises représentaient le passé ; ils luttaient dans un intérêt personnel contre les huguenots, révolutionnaires de l'époque, qui représentaient l'avenir ; or, on ne fait point de révolutions avec le passé, on ne fait que des contre-révolutions. Ainsi tout s'opérait sans une de ces grandes convictions de doctrine politique, sans cette foi à l'indépendance qui renverse tout. Il y avait matière à trouble ; il n'y avait pas matière à transformation, parce que rien n'était assez édifié, rien assez détruit. L'instinct de liberté ne s'était pas encore changé en raison ; les éléments d'un ordre social fermentaient encore dans les ténèbres du chaos ; la création commençait, mais la lumière n'était pas faite. Même insuffisance dans les hommes ; ils n'étaient assez complets ni en défauts, ni en qualités, ni en vices, ni en vertus, pour produire un changement radical dans l'Etat. A la journée des Barricades, Henri III et le duc de Guise restèrent au-dessous de leur position ; l'un faillit de coeur, l'autre de crime. Plus d'orgueil que d'audace, plus de présomption que de génie, plus de mépris pour le roi que d'ardeur pour la royauté, voilà ce qui apparaît dans la conduite du duc de Guise. Il intriguait à cheval comme Catherine dans son lit : libertin sans amour, ainsi que la plupart des hommes de son temps, il ne rapportait du commerce des femmes qu'un corps affaibli et des passions rapetissées. Il avait toute une religion et toute une nation derrière lui, et les coups de poignard firent le dénouement d'une tragédie qui semblait devoir finir par des batailles, la chute d'un trône et le changement d'une race. La journée des Barricades, si infructueuse, lui resta cependant à grand honneur dans son parti : " Mais quels miracles avons-nous veu depuis dix-huit mois qu'il a faits à l'aide de Dieu. Qui est-ce qui peut parler de la journée des Barricades sans grande admiration, voyant un si grand peuple, qui jamais n'a sorty des portes de sa ville pour porter armes, ayant veu à l'ouverture de sa boutique les escadrons royaux, tous armez, dressez par toutes les grandes et fortes places de la ville, se barricader en si grande diligence, qu'il rembarra tous ces escadrons jusque dans le Louvre sans effusion de sang ? " ( Oraison funèbre des duc et cardinal de Guise .) La ressemblance des éloges et des mots avec ce que nous lisons tous les jours donne seule quelque prix à ce passage, oublié dans un pamphlet de la Ligue. On a tant de fois peint le caractère de Catherine de Médicis, qu'il ne présente plus, qu'un lieu commun usé. Une seule remarque reste à faire : Catherine était Italienne, fille d'une famille marchande élevée à la principauté dans une république ; elle était accoutumée aux orages populaires, aux factions, aux intrigues, aux empoisonnements, aux coups de poignard ; elle n'avait et ne pouvait avoir aucun des préjugés de l'aristocratie et de la monarchie française, cette morgue des grands, ce mépris pour les petits, ces prétentions de droit divin, cette soif du pouvoir absolu, en tant qu'il était le monopole d'une race. Elle ne connaissait pas nos lois et s'en souciait peu ; on la voit s'occuper de faire passer la couronne à sa fille. Incrédule et superstitieuse ainsi que les Italiens de son temps, en sa qualité d'incrédule elle n'avait aucune aversion contre les protestants, et elle ne les fit massacrer que par politique. Enfin, si on la suit dans toutes ses démarches, on s'aperçoit qu'elle ne vit jamais dans le vaste royaume dont elle était souveraine qu'une Florence agrandie, que les émeutes de sa petite république, que les soulèvements d'un quartier de sa ville natale contre un autre quartier, que la querelle des Pazzi et des Médicis dans la lutte des Guises et des Châtillons. Détails circonstanciés de l'assassinat du Balafré à Blois. - La réunion des protestants aux catholiques, après cet assassinat, fit avorter les libertés. Jacques Clément. Mort de Henri III. Tableau général des hommes et des moeurs sous les derniers Valois, et histoire de ces moeurs par les pamphlets de cette époque. Débauche, cruautés, assassins à gage, femmes, mignons, protestants, magistrats. La presse (ou les idées) joue pour la première fois un rôle important dans les affaires humaines. Ce qu'il y a à dire en faveur des Valois. Leur siècle est le véritable siècle des arts, et non celui de Louis XIV. Henri IV lui-même eut quelque chose de moins royal et de moins noble que les princes dont il reçut la couronne. Tous ensemble sont écrasés par les Guises, véritables rois de ces temps. Avec les Bourbons commence la monarchie absolue. Henri IV était ingrat et gascon, promettant beaucoup et tenant peu ; mais sa bravoure, son esprit, ses mots heureux et quelquefois magnanimes, son talent oratoire, ses lettres pleines d'originalité, de vivacité et de feu, ses aventures, ses amours même, le feront éternellement vivre. Sa fin tragique n'a pas peu contribué à sa renommée : disparaître à propos de la vie est une des conditions de la gloire. On s'est fait une fausse idée de la manière dont les Bourbons parvinrent au trône ; le vainqueur d'Ivry ne monta point sur le trône, botté et éperonné, en sortant de la bataille ; il capitula avec ses ennemis, et ses amis n'eurent souvent pour toute récompense que l'honneur d'avoir partagé sa mauvaise fortune. Détails à ce sujet. Quels étaient les Seize, comité du salut public de la Ligue. Processions pendant le siège de Paris. Description de la famine. Henri IV abjure ; il ne pouvait faire autrement pour régner. Croyait-il ? Henri IV allait porter la guerre dans les Pays-Bas lorsqu'il fut arrêté par un de ces envoyés secrets de la mort qui mettent la main sur les rois. Ces hommes surgissent soudainement et s'abîment aussitôt dans les supplices : rien ne les précède, rien ne les suit : isolés de tout, ils ne sont suspendus dans ce monde que par leur poignard ; ils ont l'existence même et la propriété d'un glaive ; on ne les entrevoit un moment qu'à la lueur du coup qu'ils frappent. Ravaillac était bien près de Jacques Clément : c'est un fait unique dans l'histoire, que le dernier roi d'une famille et le premier roi d'une autre aient été tués de la même façon, chacun d'eux par un seul homme au milieu de leurs gardes et de leur cour, dans l'espace de moins de vingt-un ans. Le même fanatisme anima les deux assassins ; mais l'un immola un prince catholique, l'autre un prince qu'il croyait protestant. Clément fut l'instrument d'une ambition personnelle, Ravaillac, comme Louvel, l'aveugle mandataire d'une opinion. Les guerres civiles religieuses du XVIe siècle ont duré trente-neuf ans : elles ont engendré les massacres de la Saint-Barthélemy, versé le sang de plus de deux millions de Français, et dévoré près de trois milliards de notre monnaie actuelle ; elles ont produit la saisie et la vente des biens de l'Eglise et des particuliers, frappé deux rois d'une mort violente, Henri III et Henri IV, et commencé le procès criminel du premier de ces rois. Qu'a fait de mieux la révolution ? La vérité religieuse, quand elle est faussée, ne se livre pas à moins d'excès que la vérité politique, lorsqu'elle a dépassé le but. La monarchie des états expire sous Louis XIII, la monarchie parlementaire meurt avec la Fronde. Le premier vote des communes de France, lorsqu'elles furent appelées aux états par Philippe le Bel pour s'opposer aux empiétements de Boniface VII, fut ainsi conçu : " Qu'il plaise au seigneur roi de garder la souveraine franchise de son royaume, qui est telle que dans le temporel le roi ne reconnoît souverain en terre, fors que Dieu. " Le dernier vote des communes aux états de 1614 fut celui-ci : " Le roi est supplié d'ordonner que les seigneurs soient tenus d'affranchir dans leurs fiefs tous les serfs. " Ainsi le premier vote du tiers état, en sortant de la longue servitude de la monarchie féodale, est une réclamation pour la liberté du roi ; son dernier vote, au moment où il rentre dans l'esclavage de la monarchie absolue, est une réclamation en faveur de la liberté du peuple : c'est bien naître et bien mourir. J'ai dit pourquoi la monarchie des états ne se put établir en France. Richelieu devient ministre, sa souplesse fit sa fortune, son orgueil sa gloire. Toutes les libertés meurent à la fois, la liberté politique dans les états, la liberté religieuse par la prise de La Rochelle, car la force huguenote demeura anéantie, et l'édit de Nantes ne fut que la conséquence de la disparition du pouvoir matériel des protestants. La liberté littéraire périt à son tour par la création de l'Académie française ; haute cour du classique qui fit comparaître devant elle, comme premier accusé, le génie de Corneille. Racine vint ensuite imposer aux lettres le despotisme de ses chefs-d'oeuvre, comme Louis XIV le joug de sa grandeur à la politique. Sous l'oppression de l'admiration, Chapelain, Coras, Leclerc, Saint-Amand, maintinrent en vain dans leurs ouvrages persécutés l'indépendance de la langue et de la pensée : ils expirèrent pour la liberté de mal dire sous le vers de Boileau, en appelant de la servitude de leur siècle à la postérité délivrée. Ils eurent raison de réclamer contre la règle étroite et la proscription des sujets nationaux ; ils eurent tort d'être de méchants poètes. Il n'y a qu'une seule chose et qu'un seul homme dans le règne de Louis XIII, Richelieu. Il apparaît comme la monarchie absolue personnifiée, venant mettre à mort la vieille monarchie aristocratique. Ce génie du despotisme s'évanouit, et laisse en sa place Louis XIV chargé de ses pleins pouvoirs. La monarchie parlementaire, survivant à la monarchie des états, atteignit sous la minorité de Louis XIV le faîte de sa puissance : elle eut ses guerres ; on se battit en son honneur ; ses arrêts servaient de bourre à ses canons ; dans son règne d'un moment elle eut pour magistrat Mathieu Molé, pour prélat le cardinal de Retz, pour héroïne la duchesse de Longueville, pour héros populaire le fils d'un bâtard de Henri IV, pour généraux Condé et Turenne. Mais cette monarchie neutre, qui n'était ni la monarchie absolue, ni la monarchie tempérée des états, qui paraissait entre l'une et l'autre, qui se voulait ni la servitude ni la liberté, qui n'aspirait qu'au renversement d'un ministre fin et habile, cette monarchie, à la suite de quelques princes brouillons et factieux, passa vite. Louis XIV, devenu majeur, entra au parlement avec un fouet, sceptre et symbole de la monarchie absolue, et les Français furent mis à l'attache pour cent cinquante ans. Auprès de la comédie de Mazarin se jouait la tragédie de Charles Ier. Les guerres parlementaires de la Grande-Bretagne furent les dernières convulsions de l'arbitraire anglais expirant, les querelles de la Fronde les derniers efforts de l'indépendance française mourante. L'Angleterre passa à la liberté avec un front sévère, la France au despotisme en riant. Le siècle de Louis XIV fut le superbe catafalque de nos libertés éclairé par mille flambeaux de la gloire qu'élevait alentour un cortège de grands hommes. Louis XIV, comme Napoléon, chacun avec la différence de leur temps et de leur génie, substituèrent l'ordre à la liberté. La monarchie absolue de Louis XIV était une nécessité, un fait amené par les faits précédents ; elle était inévitable. Le peuple disparut de nouveau, comme au temps de la féodalité ; mais il était créé, il existait, il dormait, et se réveilla à son heure : pendant son sommeil il eut de beaux songes sous Louis le Grand. Il ne fut exclu ni de la haute administration ni du commandement des armées. Quand la lutte de l'aristocratie avec la couronne finit, la lutte de la démocratie avec cette même couronne commença. La royauté, qui avait favorisé le peuple afin de se débarrasser des grands, s'aperçut qu'elle avait élevé un autre rival, moins tracassier, mais plus formidable. Le combat s'établit alors sur le terrain de l'égalité, principe vital de la démocratie. Il y eut monarchie absolue sous Louis XIV, parce que l'ancienne liberté aristocratique était morte, et que l'égalité démocratique vivait à peine ; dans l'absence de la liberté et de l'égalité, l'une moissonnée, l'autre encore en germe, il y eut despotisme, et il ne pouvait y avoir que cela. La féodalité, ou la monarchie militaire noble, perdit ses principales batailles, mais les étrangers ne purent garder les provinces qu'ils avaient occupées dans notre patrie ; ils en furent successivement chassés : l'empire, ou la monarchie militaire plébéienne, fit des conquêtes immenses, mais elle fut forcée de les abandonner, et nos soldats, en se retirant, entraînèrent deux fois avec eux les étrangers à Paris : la monarchie royale absolue n'alla pas loin chercher ses combats, mais le fruit de ses victoires nous est resté ; notre indépendance vit encore à l'abri dans le cercle de remparts qu'elle a tracé autour de nous. A quoi cela tint-il ? A l'esprit positif du grand roi et à la longueur du règne de ce prince. Louis chercha à donner à notre territoire ses bornes naturelles. On a trouvé dans les papiers de son administration des projets pour reculer la frontière de la France jusqu'au Rhin et pour s'emparer de l'Egypte ; on a même un mémoire de Leibniz à ce sujet. Si Louis eût complètement réussi, il ne nous resterait aujourd'hui aucune cause de guerre étrangère. Mauvais côté de Louis XIV. Quand il eut cessé de vivre, on lui en voulut d'avoir usurpé à son profit la dignité de la nation. Ce prince fit encore un mal irréparable à sa famille : l'éducation orientale qu'il établit pour ses enfants, cette séparation complète des enfants du trône des enfants de la patrie, rendit étranger à l'esprit du siècle et aux peuples sur lesquels il devait régner l'héritier de la couronne. Henri IV courait avec les petits paysans, pieds nus et tête nue, sur les montagnes du Béarn ; le gouverneur qui montrait au jeune Louis XV la foule assemblée sous les fenêtres de son palais lui disait : " Sire, tout ce peuple est à vous. " Cela explique les temps, les hommes et les destinées. La vieille monarchie féodale avait traversé six siècles et demi avec ses libertés aristocratiques pour venir tomber aux pieds du trentième fils de Hugues Capet. Combien l'Etat formé par Louis XIV a-t-il duré ? Cent quarante ans. Après le tombeau de ce monarque, on n'aperçoit plus que deux monuments de la monarchie absolue : l'oreiller des débauches de Louis XV et le billot de Louis XVI. Louis XV respira dans son berceau l'air infecté de la régence ; il se trouva chargé, avec un caractère indécis et la plus insurmontable des passions, de l'énorme poids d'une monarchie absolue : son esprit ne lui servit qu'à voir ses vices et ses fautes, comme un flambeau dans un abîme. Faits et moeurs de ce temps. - Le duc de Choiseul, Mme de Pompadour, Mme du Barry. - Les grandes dames de la cour se scandalisèrent de la faveur de cette dernière : Louis XV leur sembla manquer à ce qu'il devait à leur naissance, en leur faisant l'injure de ne pas choisir dans leurs rangs ses courtisanes. Cette infortunée du Barry vécut assez pour porter à l'échafaud la faiblesse de sa vie, pour lutter avec le bourreau en face des Tricoteuses , parques ivres et basses que pouvait allécher le sang de Marie-Antoinette, mais qui auraient dû respecter celui de Mlle Lange. Pour la première fois on lit le nom de Washington dans le récit d'un obscur combat donné dans les forêts vers le fort Duquesne, entre quelques sauvages, quelques Français et quelques Anglais (1754). Quel est le commis à Versailles et le pourvoyeur du Parc-aux-Cerfs , quel est surtout l'homme de cour ou d'académie qui aurait voulu changer à cette époque son nom contre celui de ce planteur américain ? A cette même époque l'enfant qui devait un jour tendre sa main secourable à Washington venait de naître. Que d'espérances attachées à ce berceau ! C'était celui de Louis XVI. Le règne de Louis XV est l'époque la plus déplorable de notre histoire : quand on en cherche les personnages, on est réduit à fouiller les antichambres du duc de Choiseul, les garde-robes des Pompadour et des du Barry, noms qu'on ne sait comment élever à la dignité de l'histoire. La société entière se décomposa : les hommes d'Etat devinrent des hommes de lettres, les gens de lettres des hommes d'Etat, les grands seigneurs des banquiers, les fermiers généraux des grands seigneurs. Les modes étaient aussi ridicules que les arts étaient de mauvais goût ; on peignait des bergères en paniers, dans les salons où les colonels brodaient. Tout était dérangé dans les esprits et dans les moeurs, signe certain d'une révolution prochaine. La société avait quelque chose de puéril, comme la société romaine au moment de l'invasion des barbares : au lieu de faire des vers dans les cloîtres, on en faisait dans les boudoirs ; avec un quatrain on devenait illustre. Mais ce serait assigner de trop petites causes à la révolution, que de les chercher dans cette vie d'hommes à bonnes fortunes, dans cette vie de théâtres, d'intrigues galantes et littéraires, unie aux coups d'Etat sur le parlement et aux colères d'un despotisme en décrépitude. Cet abâtardissement de la nation contribua sans doute à diminuer les obstacles que devait rencontrer la révolution, mais il n'était point la cause efficiente de cette révolution ; il n'en était que la cause auxiliaire. La civilisation avait marché depuis six siècles ; une foule de préjugés étaient détruits, mille institutions oppressives battues en ruine. La France avait successivement recueilli quelque chose des libertés aristocratiques féodales, du mouvement communal, de l'impulsion des croisades, de l'établissement des états, de la lutte des juridictions ecclésiastiques et seigneuriales, du long schisme, des découvertes du XVIe siècle, de la réformation, de l'indépendance de la pensée pendant les troubles de la Ligue et les brouilleries de la Fronde, des écrits de quelques génies hardis, de l'émancipation des Pays-Bas et de la révolution d'Angleterre. La presse, bien qu'enchaînée, conserva le dépôt de ces souvenirs sous la monarchie absolue de Louis XIV : la liberté dormit, mais elle ne dérogea pas, et cette antique liberté, comme l'antique noblesse, a repris ses droits en reprenant son épée. Les générations du corps et celles de l'esprit conservent le caractère de leurs origines diverses : tout ce que produit le corps meurt comme lui ; tout ce que produit l'esprit est impérissable comme l'esprit même. Toutes les idées ne sont pas encore engendrées ; mais quand elles naissent, c'est pour vivre sans fin, et elles deviennent le trésor commun de la race humaine. On touchait à l'époque où on allait voir paraître cette liberté moderne, fille de la raison, qui devait remplacer l'ancienne liberté, fille des moeurs. Il arriva que la corruption même de la régence et du siècle de Louis XV ne détruisit pas les principes de la liberté que nous avons recueillie, parce que cette liberté n'a point sa source dans l'innocence du coeur, mais dans les lumières de l'esprit. Au XVIIIe siècle, les affaires firent silence pour laisser libre le champ de bataille aux idées. Soixante ans d'un ignoble repos donnèrent à la pensée le loisir de se développer, de monter et de descendre dans les diverses classes de la société, depuis l'homme du palais jusqu'à l'habitant de la chaumière. Les moeurs affaiblies se trouvèrent ainsi calculées (comme je viens de le remarquer) pour ne plus offrir de résistance à l'esprit, ce qu'elles font souvent quand elles sont jeunes et vigoureuses. Louis XVI commença l'application des théories inventées sous le règne de son aïeul par les économistes et les encyclopédistes. Ce prince honnête homme rétablit les parlements, supprima les corvées, améliora le sort des protestants. Enfin le secours qu'il prêta à la révolution d'Amérique (secours injuste selon le droit privé des nations, mais utile à l'espèce humaine en général) acheva de développer en France les germes de la liberté. La monarchie parlementaire, réveillée à la fin de la monarchie absolue, rappelle la monarchie des états, qui sort à son tour de la tombe pour transmettre ses droits héréditaires à la monarchie constitutionnelle : le roi martyr quitte le monde. C'est entre les fonts baptismaux de Clovis et l'échafaud de Louis XVI qu'il faut placer le grand empire chrétien des Français. La même religion était debout aux deux barrières qui marquent les deux extrémités de cette longue arène. " Fier Sicambre, incline le col, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré, " dit le prêtre qui administrait à Clovis le baptême d'eau. Fils de saint Louis, montez au ciel, " dit le prêtre qui assistait Louis XVI au baptême de sang. Alors le vieux monde fut submergé. Quand les flots de l'anarchie se retirèrent, Napoléon apparut à l'entrée d'un nouvel univers, comme ces géants que l'histoire profane et sacrée nous a peints au berceau de la société, et qui se montrèrent à la terre après le déluge. Ainsi j'amène du pied de la croix au pied de l'échafaud de Louis XVI les trois vérités qui sont au fond de l'ordre social : la vérité religieuse, la vérité philosophique, ou l'indépendance de l'esprit de l'homme, et la vérité politique, ou la liberté. Je cherche à démontrer que l'espèce humaine suit une ligne progressive dans la civilisation, alors même qu'elle semble rétrograder. L'homme tend à une perfection indéfinie ; il est encore loin d'être remonté aux sublimes hauteurs dont les traditions religieuses et primitives de tous les peuples nous apprennent qu'il est descendu ; mais il ne cesse de gravir la pente escarpée de ce Sinaï inconnu, au sommet duquel il reverra Dieu. La société en avançant accomplit certaines transformations générales, et nous sommes arrivés à l'un de ces grands changements de l'espèce humaine. Les fils d'Adam ne sont qu'une même famille, qui marche vers le même but. Les faits advenus chez les nations placées si loin de nous sur le globe et dans les siècles ; ces faits qui jadis ne réveillaient en nous qu'un instinct de curiosité, nous intéressent aujourd'hui comme des choses qui nous sont propres, qui se sont passées chez nos vieux parents. C'était pour nous conserver telle liberté, telle vérité, telle idée, telle découverte, qu'un peuple s'est fait exterminer ; c'était pour ajouter un talent d'or ou une obole à la masse commune du trésor humain, qu'un individu a souffert tous les maux. Nous laisserons à notre tour les connaissances que nous pouvons avoir recueillies à ceux qui nous suivront ici-bas. Sur des sociétés qui meurent sans cesse une société vit sans cesse ; les hommes tombent, l'homme reste debout, enrichi de tout ce que ses devanciers lui ont transmis, couronné de toutes les lumières, orné de tous les présents des âges ; géant qui croît toujours, toujours, toujours, et dont le front, montant dans les cieux, ne s'arrêtera qu'à la hauteur du trône de l'Eternel. Et voilà comme, sans abandonner la vérité chrétienne, je me trouve d'accord avec la philosophie de mon siècle et l'école moderne historique. On pourra différer avec moi d'opinion, mais il faudra reconnaître que, loin d'emboîter mon esprit dans les ornières du passé, je trace des sentiers libres : heureux si l'histoire comme la politique me doit le redressement de quelques erreurs ! Au surplus, même dans mon système religieux, je ne me sépare point de mon temps, ainsi que des esprits inattentifs le pourraient croire. Le christianisme est passé, dit-on. Passé ? Oui, dans la rue, où nous abattons une croix, chez nos deux ou trois voisins, dans la coterie où nous déclarons du haut de notre supériorité qu'on ne nous comprend pas, qu'on ne peut pas nous comprendre, que, pour peu qu'une génération ne soit pas au maillot, elle est incapable de suivre le vol de notre génie et d'entrer dans le mouvement de l'univers. Grâce à ce génie, nous devinons ce que nous ne savons pas ; nous plongeons un regard d'aigle au fond des siècles ; sans avoir besoin de flambeau, nous pénétrons dans la nuit du passé ; l'avenir est tout illuminé pour nous des feux qui font clignoter les faibles yeux de nos pères. Soit ; mais, nonobstant ce, et sauf le respect dû à notre supériorité, le christianisme n'est pas passé : il vient d'affranchir la Grèce et de mettre en liberté les Pays-Bas ; il se bat dans la Pologne. Le clergé catholique a brisé sous nos yeux les chaînes de l'Irlande ; c'est ce même clergé qui a émancipé les colonies espagnoles et qui les a changées en républiques. Le catholicisme, je l'ai dit, fait des progrès immenses aux Etats-Unis. Toute l'Europe, ou barbare ou civilisée, s'enveloppe, dans différentes communions, de la forme évangélique. S'il était possible que l'univers policé fût encore envahi, par qui le serait-il ? Par des soldats, jeûnant, priant, mourant au nom du Christ. La philosophie de l'Allemagne, si savante, si éclairée, et à laquelle je me rallie, est chrétienne, la philosophie de l'Angleterre est chrétienne. Ne tenir aucun compte, au moins comme un fait, de cette pensée chrétienne qui vit encore parmi tant de millions d'hommes dans les quatre parties du monde, de cette pensée que l'on retrouve au Kamtschatka et dans les sables de la Thébaïde, sur le sommet des Alpes, du Caucase et des Cordillères ; nous persuader que cette pensée n'existe plus parce qu'elle a déserté notre petit cerveau, c'est une grande pauvreté. Il y a deux hommes que le siècle ne reniera pas ; sortis de ses entrailles, leurs talents et leurs principes sont loués, encensés, admirés de ce siècle Ces deux hommes marchent à la tête de toutes les opinions politiques et de toutes les doctrines littéraires nouvelles Ecoutons lord Byron et M. Benjamin Constant sur les idées religieuses. " Je ne suis pas ennemi de la religion, au contraire ; et pour preuve, j'élève ma fille naturelle à un catholicisme strict dans un couvent de la Romagne ; car je pense que l'on ne peut jamais avoir assez de religion quand on en a ; je penche de jour en jour davantage vers les doctrines catholiques. " ( Mémoires de lord Byron , tome V, page 172) Pendant son exil en Allemagne, sous le gouvernement impérial, M. Benjamin Constant s'occupa de son ouvrage sur la religion. Il rend compte à l'un de ses amis [M. Hochet, aujourd'hui secrétaire général du conseil d'Etat. (N.d.A.)] de son travail dans une lettre autographe que j'ai sous les yeux. Voici un passage, assurément bien remarquable, de cette lettre : Hardemberg, ce 11 octobre 1811. " J'ai continué à travailler du mieux que j'ai pu au milieu de tant d'idées tristes. Pour la première fois je verrai, j'espère, dans peu de jours la totalité de mon Histoire du Polythéisme rédigée. J'en ai refait tout le plan et plus des trois quarts des chapitres. Il l'a fallu, pour arriver à l'ordre que j'avais dans la tête et que je crois avoir atteint ; il l'a fallu encore parce que, comme vous le savez, je ne suis plus ce philosophe intrépide, sûr qu'il n'y a rien après ce monde, et tellement content de ce monde, qu'il se réjouit qu'il n'y en ait pas d'autre. Mon ouvrage est une singulière preuve de ce que dit Bacon , qu'un peu de science mène à l'athéisme, et plus de science à la religion. C'est positivement en approfondissant les faits, en en recueillant de toutes parts, et en me heurtant contre les difficultés sans nombre qu'ils opposent à l'incrédulité, que je me suis vu forcé de reculer dans les idées religieuses. Je l'ai fait certainement de bien bonne foi, car chaque pas rétrograde m'a coûté. Encore à présent toutes mes habitudes et tous mes souvenirs sont philosophiques, et je défends poste après poste tout ce que la religion reconquiert sur moi. Il y a même un sacrifice d'amour-propre, car il est difficile, je le pense, de trouver une logique plus serrée que celle dont je m'étais servi pour attaquer toutes les opinions de ce genre. Mon livre n'avait absolument que le défaut d'aller dans le sens opposé à ce qui, à présent, me paraît vrai et bon, et j'aurais eu un succès de parti indubitable. J'aurais pu même avoir encore un autre succès, car, avec de très légères inclinaisons, j'en aurais fait ce qu'on aimerait le mieux à présent : un système d'athéisme pour les gens comme il faut, un manifeste contre les prêtres, et le tout combiné avec l'aveu qu'il faut pour le peuple de certaines fables, aveu qui satisfait à la fois le pouvoir et la vanité. " Je consens à passer pour un esprit rétrograde avec Herder, avec l'école philosophique transcendante de l'Allemagne, enfin avec M. Benjamin Constant et lord Byron. La société est aujourd'hui tourmentée d'un besoin de croyance qui se manifeste de toutes parts. Vainement on veut contenter l'avidité des esprits en s'efforçant de les rendre fanatiques d'une vérité matérielle qui les trompe encore, puisqu'elle se change en abstraction dans le raisonnement. Ce faux enthousiasme ne mène pas loin la jeunesse ; elle ne peut ni se débarrasser de la tristesse qui la surmonte, ni combler le vide qu'a laissé en elle l'absence de toute foi. On n'admire pas longtemps un peu de boue sensitive, dût ce peu de boue être composé d'esprit et de matière, et former cette prétendue unité humaine dont le système, renouvelé des Grecs, est encore une rêverie d'une secte bouddhiste. Quelle misère si cette vie d'un jour n'était que la conscience du néant ! Telle est la suite des idées et des faits que l'on trouvera dans ces Etudes historiques . J'ôte à mon travail, je le sais, par cette analyse le premier attrait de la curiosité. Si j'avais l'espérance d'être lu, je me serais gardé de me priver de mon meilleur moyen de succès ; mais je n'ai point cette espérance. Un extrait, quoiqu'il soit déjà bien long, me laisse du moins la chance de faire entrevoir des vérités que j'ai crues utiles, et qui resteraient ensevelies dans les quinze cents pages de mes trois volumes. Comme auteur j'ai tort ; j'ai raison comme homme. Lorsqu'on a beaucoup vécu, beaucoup souffert, on a beaucoup appris : à force de veiller la nuit, de travailler le jour, de retourner péniblement leur sillon ou leur voile, les vieux laboureurs, comme les vieux matelots, sont devenus habiles à connaître le ciel et à prédire les orages. Il ne me reste plus qu'à remercier les personnes qui m'ont éclairé de leurs travaux ou de leurs conseils. Je dois à la politesse et à l'obligeance de M. le baron de Bunsen, ministre de S. M. le roi de Prusse, à Rome, un excellent extrait des Nibelüngs , que l'on trouvera à la fin du second volume de ces Etudes . Le savant M. de Bunsen était l'ami du grand historien Niebuhr ; plus heureux que moi, il foule encore ces ruines où j'espérais rendre à la terre, image pour image, mon argile en échange de quelque statue exhumée. M. le comte de Tourguéneff, ancien ministre de l'instruction publique en Russie, homme de toutes sortes de savoirs, a bien voulu me communiquer des renseignements sur les historiens de la Pologne, de la Russie et de l'Allemagne. Pour dissiper des doutes relatifs à quelques points de la philosophie des Pères de l'Eglise, je me suis adressé à M. Cousin, et j'ai trouvé que la vraie science est toujours accessible. Des conversations instructives avec M. Dubois, mon compatriote, m'ont éclairé sur les systèmes religieux de l'Orient. En parlant des hommes qui ont honoré ma terre natale, j'ai fait remarquer que la Bretagne comptait aujourd'hui M. l'abbé de La Mennais : si M. Dubois publie l'ouvrage dont il s'occupe sur les origines du Christianisme, j'aurai de nouvelles félicitations à offrir à ma patrie. M. Pouqueville m'a mis sur la voie d'une foule de recherches nécessaires à mon travail : j'ai suivi, sans crainte de me tromper, celui qui fut mon premier guide aux champs de Sparte. Tous deux nous avons visité les ruines de la Grèce lorsqu'elles n'étaient encore éclairées que de leur gloire passée ; tous deux nous avons plaidé la cause de nos anciens hôtes, non peut-être sans quelque succès ; du moins quand je retrouve dans le Childe-Harold de lord Byron des passages de mon Itinéraire , j'ai l'espoir qu'à l'aide de cet immortel interprète mes paroles en faveur d'un peuple infortuné n'auront pas été tout à fait perdues. On lira avec fruit une dissertation dont M. Lenormant a bien voulu ma permettre d'enrichir mon ouvrage. M. Lenormant a parcouru l'Egypte avec M. Champollion ; il a lu les inscriptions sur ces monuments muets séculaires qui viennent de reprendre la parole dans leur désert. On ne dira plus des pyramides : Vingt siècles descendus dans l'éternelle nuit Y sont sans mouvement, sans lumière et sans bruit. Les anciens ont constamment attribué à l'Orient l'origine des religions grecques : c'est sur cette base, contestée pourtant de nos jours, que M. Creuzet a appuyé son grand ouvrage des Religions de l'Antiquité . Depuis la publication de ce livre, l'étude religieuse de l'antiquité a fait des progrès. Les secrets de la Perse et de l'Inde se dévoilent chaque jour. L' Essai sur la religion arcadienne , dont M. Lenormant s'occupe, comprendra le passage des traditions orientales en Grèce, dans leur forme la plus pure et la moins altérée. Le savant archéologue Panofka unit son travail à celui de M. Lenormant. M. Ampère, fils de l'illustre académicien à qui la science doit des découvertes que le monde savant admire, m'a fait part avec une complaisance infinie de quelques-unes de ses traductions et de ses études scandinaves. Ces études sont extraites d'un grand ouvrage auquel M. Ampère a consacré ses loisirs, ouvrage qui sera l'histoire de la poésie chez les divers peuples, de la poésie prise dans l'essence même du mot, et comme étant la portion la plus réelle, et certainement la plus vivante, de l'intelligence humaine. M. Lenormant et M. Ampère appartiennent l'un et l'autre à cette jeunesse sérieuse qui surveille aujourd'hui la fille de nos malheurs et l'esclave de notre gloire, la liberté : qu'elle la garde bien ! J'ai eu communication, sur les écoles de l'Allemagne, des notes instructives de M. Barchoux, et je me suis hâté d'en profiter. J'ai rencontré dans MM. les directeurs de nos bibliothèques et de nos archives nationales cette urbanité, cette complaisance qui ne se lasse jamais et qui les rend si recommandables à leurs compatriotes et aux étrangers. Enfin, M. Daniello a recherché les manuscrits, les livres, les passages que je lui indiquais dans le cours de mon travail : je lui dois ce témoignage public, et, en me séparant de lui comme du reste du monde, j'ose le signaler à quiconque aurait besoin de l'aide d'un littérateur instruit et laborieux. Qu'ai-je encore à dire ? Rien, sinon cet adieu que la bonhomie de nos auteurs gaulois disait autrefois au lecteur dans leurs préfaces. J'imiterai leur exemple ; mes longues liaisons avec le public justifieront cette intimité. Ainsi, m'adressant à la France nouvelle : " Adieu, ami lecteur. Il vous reste à vous votre jeunesse, un long avenir, et tout ce qui entoure une existence qui commence ; il me reste à moi des heures flétries et ridées, un passé au lieu d'un avenir, et la solitude qui se forme autour et une existence qui finit. Tu, lector, vale, et juvantem, aut certe volentem ama . " Etude première Ou premier discours sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares Exposition Trois vérités forment la base de l'édifice social : la vérité religieuse, la vérité philosophique, la vérité politique. La vérité religieuse est la connaissance d'un Dieu unique, manifestée par un culte. La vérité philosophique est la triple science des choses intellectuelles, morales et naturelles. La vérité politique est l'ordre et la liberté : l'ordre est la souveraineté exercée par le pouvoir ; la liberté est le droit des peuples. Moins la cité est développée, plus ces vérités sont confuses ; elles se combattent dans la cité imparfaite, mais elles ne se détruisent jamais : c'est de leur combinaison avec les esprits, les passions, les erreurs, les événements, que naissent les faits de l'histoire. A travers le bruit ou le silence des nations, dans la profondeur des âges, dans les égarements de la civilisation ou dans les ténèbres de la barbarie, on entend toujours quelque voix solitaire qui proclame les trois vérités fondamentales dont l'usage constant et la connaissance complète produiront le perfectionnement de la société. Cette société, tout en ayant l'air de rétrograder quelquefois, ne cesse de marcher en avant. La civilisation ne décrit point un cercle parfait et ne se meut pas en ligne droite ; elle est sur la terre comme un vaisseau sur la mer ; ce vaisseau, battu de la tempête, louvoie, revient sur sa trace, tombe au- dessous du point d'où il est parti ; mais enfin, à force de temps, il rencontre des vents favorables, gagne chaque jour quelque chose dans son véritable chemin, et surgit au port vers lequel il avait déployé ses voiles. En examinant les trois vérités sociales dans l'ordre inverse, et commençant par la vérité politique, écartons les vieilles notions du passé. La liberté n'existe point exclusivement dans la république, où les publicistes des deux derniers siècles l'avaient reléguée d'après les publicistes anciens. Les trois divisions du gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, sont des puérilités de l'école, en ce qui implique la jouissance de la liberté : la liberté se peut trouver dans une de ces formes, comme elle en peut être exclue. Il n'y a qu'une constitution réelle pour tout l'Etat : liberté, n'importe le mode. La liberté est de droit naturel et non de droit politique, ainsi qu'on l'a dit fort mal à propos : chaque homme l'a reçue en naissant sous le nom d'indépendance individuelle. Conséquemment, et par dérivation de ces principes, cette liberté existe en portions égales dans les trois formes de gouvernement. Aucun prince, aucune assemblée ne saurait vous donner ce qui ne lui appartient pas, ni vous ravir ce qui est à vous. D'où il suit encore que la souveraineté n'est ni de droit divin ni de droit populaire : la souveraineté est l'ordre établi par la force, c'est-à-dire par le pouvoir admis dans l'Etat. Le roi est le souverain dans la monarchie, le corps aristocratique dans l'aristocratie, le peuple dans la démocratie. Ces pouvoirs sont inhabiles à communiquer la souveraineté à quelque chose qui n'est pas eux : il n'y a ni roi, ni aristocrate, ni peuple à détrôner. Ces bases posées, l'historien n'a plus à se passionner pour la forme monarchique ou pour la forme républicaine : dégagé de tout système politique, il n'a ni haine ni amour ou pour les peuples ou pour les rois ; il les juge selon les siècles où ils ont vécu, n'appliquant de force à leurs moeurs aucune théorie, ne leur prêtant pas des idées qu'ils n'avaient et ne pouvaient avoir lorsqu'ils étaient tous et ensemble dans un égal état d'enfance, de simplicité et d'ignorance. La liberté est un principe qui ne se perd jamais ; s'il se perdait, la société politique serait dissoute : mais la liberté, bien commun, est souvent usurpée. A Rome elle fut d'abord possédée par les rois ; les patriciens en héritèrent ; des patriciens elle descendit aux plébéiens ; quand elle quitta ceux-ci, elle s'enrôla dans l'armée ; lorsque les légions, corrompues et battues, l'abandonnèrent, elle se réfugia dans les tribunaux et jusque dans le palais du prince, parmi les eunuques ; de là elle passa au clergé chrétien. Les révolutions n'ont qu'un motif et qu'un but : la jouissance de la liberté, ou pour un individu, ou pour quelques individus, ou pour tous. Quand la liberté est conquise au profit d'un homme, elle devient le despotisme, lequel est la servitude de tous et la liberté d'un seul ; quand elle est conquise pour plusieurs, elle devient l'aristocratie ; quand elle est conquise pour tous, elle devient la démocratie, qui est l'oppression de tous par tous, car alors il y a confusion du pouvoir et de la liberté, du gouvernant et du gouverné. Chez les anciens, la liberté était une religion : elle avait ses autels et ses sacrifices. Brutus lui immola ses fils ; Codrus lui sacrifia sa vie et son sceptre : elle était austère, rude, intolérante, capable des plus grandes vertus, comme toutes les fortes croyances, comme la foi. Chez les modernes, la liberté est la raison ; elle est sans enthousiasme : on la veut parce qu'elle convient à tous, aux rois, dont elle assure la couronne en réglant le pouvoir, aux peuples, qui n'ont plus besoin de se précipiter dans les révolutions pour trouver ce qu'ils possèdent. Venons à la vérité philosophique. La vérité philosophique, que la liberté politique protège, lui apporte une nouvelle force ; elle fait monter les idées théoriques à la sommité des rangs sociaux et descendre les idées pratiques dans la classe laborieuse. La vérité philosophique n'est autre chose que l'indépendance de l'esprit de l'homme : elle tend à découvrir, à perfectionner dans les trois sciences de sa compétence, la science intellectuelle, la science morale, la science naturelle ; celle-ci consiste dans la recherche de la constitution de la nature, depuis l'étude des lois qui régissent les mondes jusqu'à celles qui font végéter le brin d'herbe ou mouvoir l'insecte. Mais la vérité philosophique, se portant vers l'avenir, s'est trouvée en contradiction avec la vérité religieuse, qui s'attache au passé parce qu'elle participe de l'immobilité de son principe éternel. Je parle ici de la vérité religieuse mal comprise, car je montrerai tout à l'heure que la vérité religieuse du christianisme rendu à sa sincérité n'est point ennemie de la vérité philosophique. De l'ancienne lutte de la vérité philosophique avec la vérité politique et la vérité religieuse naît une immense série de faits. Chez les Grecs et les Romains, la vérité philosophique mina le culte national et échoua contre l'ordre moral et l'ordre politique : dans les républiques elle combattit en vain cette liberté servie par des esclaves, liberté privilégiée, égoïste, exclusive, qui ne voyait que des ennemis hors de sa patrie ; dans les empires, la vérité philosophique se laissa corrompre au pouvoir, et elle ignora les premières notions de la morale universelle. Cette vérité a produit dans le monde moderne des événements et des catastrophes de toutes les espèces : l'indépendance de l'esprit de l'homme, tantôt manifestée par le soulèvement des peuples, tantôt par des hérésies, irrita la vérité religieuse qu'obscurcissait l'ignorance. De là les guerres civiles, les proscriptions, l'accroissement du pouvoir temporel des prêtres et du despotisme des rois. La vérité religieuse s'endormait-elle, la vérité philosophique profitait de ce sommeil : elle racontait l'histoire, se glissait dans les lois civiles, intervenait dans les lois politiques ; elle attaquait indirectement la vérité religieuse, en reprochant au clergé son avidité, son ambition et ses moeurs ; elle combattait directement l'ordre établi, en faisant, même à l'ombre des cloîtres, ces découvertes qui devaient produire une révolution générale. L'imprimerie devint l'agent principal des idées, jusque alors dépourvues d'organes intelligibles à la foule. Alors la vérité philosophique, se trouvant pour la première fois puissance populaire, se jeta sur la vérité religieuse, qu'elle fut au moment d'étouffer. Aujourd'hui la vérité philosophique n'est plus en guerre avec la vérité religieuse et la vérité politique : la liberté moderne sans esclaves, sans intolérance, est une liberté qui coïncide à la vérité philosophique ; de sorte que l'indépendance de l'esprit de l'homme, hostile dans les vieux temps à la société religieuse et politique, l'aide et la soutient aujourd'hui. Les lumières propagées composent maintenant des annales particulières des peuples les annales générales des hommes ; l'écrivain doit désormais faire marcher de front l'histoire de l'espèce et l'histoire de l'individu. Passons à la vérité religieuse, à savoir la connaissance d'un Dieu unique manifestée par un culte. Cette vérité a fait jusque ici le principal mouvement de l'espèce humaine ; elle se trouve au commencement de toutes les sociétés ; elle en fut la première loi ; elle renferma dans son sein la vérité philosophique et la vérité politique : les hommes l'altérèrent promptement. La vérité philosophique maintint, par la voie des initiations, des lumières religieuses qu'elle brouillait par ses doctrines spéculatives. Les platoniciens et les stoïciens créèrent quelques hommes de contemplation, d'intelligence, de morale et de vertu, mais les écoles furent livrées à la dérision ; on se moqua des péripatéticiens, qui s'adonnaient aux sciences naturelles ; on ne se proposa point d'aller habiter la ville demandée à Gallien, pour être gouvernée d'après les lois de Platon. Les philosophes, ou supportant le culte de leur siècle, ou voulant conduire les peuples par des idées abstraites, tombaient dans leurs erreurs communes, ou n'avaient aucune prise sur la foule. Ils ignoraient ce qui rend compte de tout, le christianisme. Ceci nous amène à parler de la vérité religieuse selon les peuples modernes civilisés, de cette vérité qui a engendré la plupart des événements, depuis la naissance du Christ, jusqu'au jour où nous sommes parvenus. Le christianisme, dont l'ère ne commence qu'au milieu des temps, est né dans le berceau du monde. L'homme nouvellement créé pèche par orgueil, et il est puni ; il a abusé des lumières de la science, et il est condamné aux ténèbres du tombeau. Dieu avait fait la vie ; l'homme a fait la mort, et la mort devient la seule nécessité de l'homme. Mais toute faute peut être expiée : un holocauste divin s'offrira en sacrifice ; l'homme racheté retournera à ses fins immortelles. Tel est le fondement du christianisme. A la clarté de ce système, les mystères de l'homme se dévoilent, le mal moral et le mal physique s'expliquent ; on n'est plus obligé de nier l'existence de Dieu et celle de l'âme, afin d'éclaircir les difficultés par les lois de la matière, qui n'éclaircissent rien, et qui sont plus incompréhensibles que celles de l'intelligence. La solidarité de l'espèce pour la faute de l'individu tient à de hautes raisons qui en détruisent l'apparente injustice. C'est une des grandeurs de l'homme d'être enchaîné au bien en punition d'une première rébellion : les fils d'Adam, travaillant ensemble à devenir meilleurs pour échapper à la faute du commun père, ne produiraient-ils pas la réhabilitation de la race ? Sans la solidarité de la famille, d'où naîtraient notre sympathie et notre antipathie pour les résolutions généreuses ou contre les mauvaises actions ? Que nous importeraient le vice ou la vertu placés à trois mille ans ou à trois mille lieues de nous ? Et toutefois, y sommes-nous indifférents ? ne sentons-nous pas qu'ils nous intéressent, nous touchent, nous affectent en quelque chose de personnel et d'intime ? La postérité d'Adam se divisa en deux branches ; la branche cadette, celle d'Abel, conserva l'histoire de la chute et de la rédemption promise ; le reste, avec le premier meurtrier, en perdit le souvenir, et garda néanmoins des usages qui consacraient une vérité oubliée. Le sacrifice humain se rencontre chez tous les peuples, comme s'ils avaient tous senti qu'ils se devaient rédimer ; mais ils étaient eux-mêmes insuffisants à leur rançon. Il s'établit une libation de sang perpétuelle ; la guerre le répandit ainsi que la loi, l'homme s'arrogea sur la vie de l'homme un droit qu'il n'avait pas, droit qui prit sa source dans l'idée confuse de l'expiation et du rachat religieux. La rédemption s'étant accomplie dans l'immolation du Christ, la peine de mort aurait du être abolie ; elle ne s'est perpétuée que par une sorte de crime légal. Le Christ avait dit dans un sens absolu : Vous ne tuerez pas. Bossuet a fait de la vérité religieuse le fondement de tout ; il a groupé les faits autour de cette vérité unique avec une incomparable majesté. Rien ne s'est passé dans l'univers que pour l'accomplissement de la parole de Dieu ; l'histoire des hommes n'est à l'évêque de Meaux que l'histoire d'un homme, le premier-né des générations pétri de la main, animé par le souffle du Créateur, homme tombé, homme racheté avec sa race, et capable désormais de remonter à la hauteur du rang dont il est descendu. Bossuet dédaigne les documents de la terre ; c'est dans le ciel qu'il va chercher ses chartes. Que lui fait cet empire du monde, présent de nul prix , comme il le dit lui-même ? S'il est partial, c'est pour le monde éternel : en écrivant au pied de la croix, il écrase les peuples sous le signe du salut, comme il asservit les événements à la domination de son génie. Entre Adam et le Christ, entre le berceau du monde placé sur la montagne du paradis terrestre et la croix élevée sur le Golgotha, fourmillent des nations abîmées dans l'idolâtrie, frappées de la déchéance du père de famille. Elles sont peintes en quelques traits avec leurs vices et leurs vertus, leurs arts et leur barbarie, de manière à ce que ces nations mortes deviennent vivantes : le nouvel Ezéchiel souffle sur des ossements arides, et ils ressuscitent. Mais au milieu de ces nations est un petit peuple qui perpétue la tradition sacrée, et fait entendre de temps en temps des paroles prophétiques. Le Messie vient ; la race vendue finit, la race rachetée commence ; Pierre porte à Rome les pouvoirs du Christ ; il y a rénovation de l'univers. On peut adopter le système historique de ce grand homme, mais avec une notable rectification : Bossuet a renfermé les événements dans un cercle rigoureux comme son génie ; tout se trouve emprisonné dans un christianisme inflexible. L'existence de ce cerceau redoutable, où le genre humain tournerait dans une sorte d'éternité sans progrès et sans perfectionnement, n'est heureusement qu'une imposante erreur. La société est un dessein de Dieu ; c'est par le Christ, selon Bossuet, que Dieu accomplit ce dessein ; mais le christianisme n'est point un cercle inextensible, c'est au contraire un cercle qui s'élargit à mesure que la civilisation s'étend ; il ne comprime, il n'étouffe aucune science, aucune liberté. Le dogme qui nous apprend que l'homme dégradé retrouvera ses fins glorieuses présente un sens spirituel et un sens temporel : par le premier, l'âme paraîtra devant Dieu lavée de la tache originelle ; par le second, l'homme est réintégré dans les lumières qu'il avait perdues en se livrant à ses passions, cause de sa chute. Rien ainsi ne se plie de force à mon système, ou plutôt au système de Bossuet rectifié ; c'est ce système qui se plie aux événements et qui enveloppe la société en lui laissant la liberté d'action. Le christianisme sépare l'histoire du genre humain en deux portions distinctes depuis la naissance du monde jusqu'à Jésus-Christ, c'est la société avec des esclaves, avec l'inégalité des hommes entre eux, l'inégalité sociale de l'homme et de la femme ; depuis Jésus-Christ jusqu'à nous, c'est la société avec l'égalité des hommes entre eux, l'égalité sociale de l'homme et de la femme, c'est la société sans esclaves ou du moins sans le principe de l'esclavage. L'histoire de la société moderne commence donc véritablement de ce côté-ci de la croix. Pour la bien connaître, il faut voir en quoi cette société différa dès l'origine de la société païenne, comment elle la décomposa, quels peuples nouveaux se mêlèrent aux chrétiens pour précipiter la puissance romaine, pour renverser l'ordre religieux et politique de l'ancien monde. Si l'on envisage le christianisme dans toute la rigueur de l'orthodoxie, en faisant de la religion catholique l'achèvement de toute société, quel plus grand spectacle que le commencement et l'établissement de cette religion ? Voici tout d'abord ce que l'on aperçoit. A mesure que le polythéisme tombe et que la révélation se propage, les devoirs de la famille et les droits de l'homme sont mieux connus ; mais décidément l'empire des césars est condamné, et il ne reçoit les semences de la vraie religion qu'afin que tout ne périsse pas dans son naufrage. Les disciples du Christ, qui préparent à la société un moyen de salut intérieur, lui en ménagent un autre à l'extérieur : ils vont chercher au loin, pour les désarmer, les héritiers du monde romain. Ce monde était trop corrompu, trop rempli de vices, de cruautés, d'injustices, trop enchanté de ses faux dieux et de ses spectacles, pour qu'il pût être entièrement régénéré par le christianisme. Une religion nouvelle avait besoin de peuples nouveaux ; il fallait à l'innocence de l'Evangile l'innocence des hommes sauvages, à une foi simple des coeurs simples comme cette foi. Dieu ayant arrêté ses conseils, les exécute. Rome, qui n'aperçoit à ses frontières que des solitudes, croit n'avoir rien à craindre ; et nonobstant, c'est dans ces camps vides que le Tout-Puissant rassemble l'armée des nations. Plus de quatre cents ans sont nécessaires pour réunir cette innombrable armée, bien que les barbares, pressés comme les flots de la mer, se précipitent au pas de course. Un instinct miraculeux les conduit ; s'ils manquent de guides les bêtes des forêts leur en servent : ils ont entendu quelque chose d'en haut qui les appelle du septentrion et du midi, du couchant et de l'aurore. Qui sont-ils ? Dieu seul sait leurs véritables noms. Aussi inconnus que les déserts dont ils sortent, ils ignorent d'où ils viennent, mais ils savent où ils vont : ils marchent au Capitole, convoqués qu'ils se disent à la destruction de l'Empire Romain, comme à un banquet. La Scandinavie, surnommée la fabrique des nations, fut d'abord appelée à fournir ses peuples ; les Cimbres traversèrent les premiers la Baltique ; ils parurent dans les Gaules et dans l'Italie, comme l'avant-garde de l'armée d'extermination. Un peuple qui a donné son nom à la Barbarie elle-même, et qui pourtant fut prompt à se civiliser, les Goths sortirent de la Scandinavie après les Cimbres, qu'ils en avaient peut-être chassés. Ces intrépides barbares s'accrurent en marchant ; ils réunirent par alliance ou par conquête les Bastarnes, les Venèdes, les Sariges, les Roxalans, les Slaves et les Alains : les Slaves s'étendaient derrière les Goths dans les plaines de la Pologne et de la Moscovie, les Alains occupaient les terres vagues entre le Volga et le Tanaïs. En se rapprochant des frontières romaines, les Allamans (Allemands), qui sont peut-être une partie des Suèves de Tacite, ou une confédération de toutes sortes d'hommes , se plaçaient devant les Goths, et touchaient aux Germains proprement dits, qui bordaient les rives du Rhin. Parmi ceux-ci se trouvaient sur le haut Rhin des nations d'origine gauloise, et sur le Rhin inférieur des tribus germaines, lesquelles, associées pour maintenir leur indépendance, se donnaient le nom de Franks. Or donc cette grande division des soldats du Dieu vivant, formée des quatre lignes des Slaves, des Goths, des Allamans, des Germains avec tous leurs mélanges de noms et de races, appuyait son aile gauche à la mer Noire, son aile droite à la mer Baltique, et avait sur son front le Rhin et le Danube, faibles barrières de l'Empire Romain. Le même bras qui soulevait les nations du pôle chassait des frontières de la Chine les hordes de Tartares appelées au rendez-vous [Selon le système de De Guignes, d'après les recherches modernes, les Huns seraient d'origine finnoise. Voyez Klaproth, Tableaux historiques de l'Asie , et M. Saint-Martin, dans ses savantes notes à l' Histoire du Bas-Empire , par Le Beau. (N.d.A.)] . Tandis que Néron versait le premier sang chrétien à Rome, les ancêtres d'Attila cheminaient silencieusement dans les bois ; ils venaient prendre poste à l'orient de l'empire, n'étant, d'un côté, séparés des Goths que par les Palus-Méotides, et joignant, de l'autre, les Perses qu'ils avaient à demi subjugués. Les Perses continuaient la chaîne avec les Arabes ou les Sarrasins en Asie : ceux-ci donnaient en Afrique la main aux tribus errantes du Bargah et du Sahara, et celles-là aux Maures de l'Atlas, achevant d'enfermer dans un cercle de peuples vengeurs et ces dieux qui avaient envahi le ciel, et ces Romains qui avaient opprimé la terre. Ainsi se présente le christianisme dans les quatre premiers siècles de notre ère, en le contemplant avec la persuasion de sa divine origine ; mais si, secouant le joug de la foi, vous vous placez à un autre point de vue, vous changez la perspective, sans lui rien ôter de sa grandeur. Que ce soit un certain produit de la civilisation et de la maturité des temps, un certain travail des siècles, une certaine élaboration de la morale et de l'intelligence, un certain composé de diverses doctrines, de divers systèmes métaphysiques et astronomiques, le tout enveloppé dans un symbole afin de le rendre sensible au vulgaire ; que ce soit l'idée religieuse innée, laquelle, après avoir erré d'autels en autels, de prêtres en prêtres, s'est enfin incarnée ; mythe le plus pur, éclectisme des grandes civilisations philosophiques de l'Inde, de la Perse, de la Judée, de l'Egypte, de l'Ethiopie, de la Grèce, et des Gaules, sorte de christianisme universel existant avant le christianisme judaïque, et au delà duquel il n'y a rien que l'essence même de la philosophie ; que ce soit ce que l'on voudra pour s'élever au-dessus de la simple foi (apparemment par supériorité de science, de raison et de génie), il n'en est pas moins vrai que le christianisme ainsi dénaturé, interprété, allégorisé, est encore la plus grande révolution advenue chez les hommes. Le livre de l'histoire moderne vous restera fermé si vous ne considérez le christianisme ou comme une révélation, laquelle a opéré une transformation sociale, ou comme un progrès naturel de l'esprit humain vers la grande civilisation : système théocratique, système philosophique, ou l'un et l'autre à la fois, lui seul vous peut initier au secret de la société nouvelle. Admettre, selon l'opinion du dernier siècle, que la religion évangélique est une superstition juive, qui se vint mêler aux calamités de l'invasion des barbares ; que cette superstition détruisit le culte poétique, les arts, les vertus de l'antiquité ; qu'elle précipita les hommes dans les ténèbres de l'ignorance ; qu'elle s'opposa au retour des lumières et causa tous les maux des nations, c'est appliquer la plus courte échelle à des dimensions colossales, c'est fermer les yeux au fait dominateur de toute cette époque. Le siècle sérieux où nous sommes parvenus a peine à concevoir cette légèreté du jugement, ces vues superficielles de l'âge qui nous a précédés. Une religion qui a couvert le monde de ses institutions et de ses monuments ; une religion qui fut le sein et le moule dans lequel s'est formée et façonnée notre société tout entière, n'aurait- elle eu d'autres fins, d'autres moyens d'action, que la prospérité d'un couvent, les richesses d'un clergé, les cartulaires d'une abbaye, les canons d'un concile, ou l'ambition d'un pape ? Les résultats du christianisme sont tout aussi extraordinaires philosophiquement que théologiquement parlant. Décidez-vous entre le choix des merveilles. Et d'abord le christianisme philosophique est la religion intellectuelle substituée à la religion matérielle, le culte de l'idée remplaçant celui de la forme : de là un différent ordre dans le monde des pensées, une différente manière de déduire et d'exercer la vérité religieuse. Aussi, remarquez-le, partout où le christianisme a rencontré une religion matérielle, il en a triomphé promptement : tandis qu'il n'a pénétré qu'avec lenteur dans les pays où régnaient des religions d'une nature spirituelle comme lui : aux Indes il livre de longs combats métaphysiques, pareils à ceux qu'il rendit contre les hérésies ou contre les écoles de la Grèce. Tout change avec le christianisme (à ne le considérer toujours que comme un fait humain) ; l'esclavage cesse d'être le droit commun ; la femme reprend son rang dans la vie civile et sociale ; l'égalité, principe inconnu des anciens, est proclamée. La prostitution légale, l'exposition des enfants, le meurtre autorisé dans les jeux publics et dans la famille, l'arbitraire dans le supplice des condamnés, sont successivement extirpés des codes et des moeurs. On sort de la civilisation puérile, corruptrice, fausse et privée de la société antique, pour entrer dans la route de la civilisation raisonnable, morale, vraie et générale de la société moderne : on est allé des dieux à Dieu. Il n'y a qu'un seul exemple dans l'histoire d'une transformation complète de la religion d'un peuple dominateur et civilisé : cet exemple unique se trouve dans l'établissement du christianisme, sur les débris des idolâtries dont l'Empire Romain était infecté. Sous ce seul rapport, quel esprit un peu grave ne s'enquerrait de ce phénomène ? Le christianisme ne vint point pour la société, ainsi que Jésus-Christ vient pour les âmes, comme un voleur ; il vint en plein jour, au milieu de toutes les lumières, au plus haut période de la grandeur latine. Ce n'est point une horde des bois qu'il va d'abord attaquer (là, il ira aussi quand il le faudra) ; c'est aux vainqueurs du monde, c'est à la vieille civilisation de la Judée, de l'Egypte, de la Grèce et de l'Italie, qu'il porte ses coups. En moins de trois siècles la conquête s'achève, et le christianisme dépasse les limites de l'Empire Romain. La cause efficiente de son succès rapide et général est celle-ci : le christianisme se compose de la plus haute et de la plus abstraite philosophie par rapport à la nature divine, et de la plus parfaite morale relativement à la nature humaine ; or ces deux choses ne s'étaient jamais trouvées réunies dans une même religion ; de sorte que cette religion convint aux écoles spéculatives et contemplatives dont elle remplaçait les initiations, à la foule policée dont elle corrigeait les moeurs, à la population barbare dont elle charmait la simplicité et tempérait la fougue. Si le dogme de l'unité d'un Dieu a pu remplacer les absurdités du polythéisme, c'est-à-dire si une vérité a pris la place d'un mensonge, qui ne voit que, la pierre angulaire de l'édifice social étant changée, les lois, matériaux élevés sur cette pierre, ont dû s'assimiler à la substance élémentaire de leur nouveau fondement ? Comment cela s'est-il opéré ? quelle a été la lutte des deux religions ? que se sont-elles prêté ? que se sont-elles enlevé ? Comment le christianisme passé de son âge héroïque à son âge d'intelligence, du temps de ses intrépides martyrs au temps de ses grands génies, comment a-t-il vaincu les bourreaux et les philosophes ? Comment a-t-il pénétré à la fois tous les entendements, tous les usages, toutes les moeurs, tous les arts, toutes les sciences, toutes les lois criminelles, civiles et politiques ? Comment les deux sexes se partagèrent-ils les postes dans l'action générale ? Quelle fut l'influence des femmes dans l'établissement du christianisme ? N'est- ce pas aux controverses religieuses, à la nécessité où les fidèles se trouvèrent de se défendre, qu'est due la liberté de la parole écrite, l'empire du monde étant le prix offert à la pensée victorieuse ? Quel fut l'effet sous Constantin de l'avènement de la monarchie de l'Eglise, bien à distinguer de la république chrétienne ? Que produisit le mouvement réactionnaire du paganisme sous Julien ? Qu'arriva-t-il lors de la transposition complète des deux cultes sous Théodose ? Quelle analogie les hérésies du christianisme eurent-elles avec les diverses sectes de la philosophie ? A part le mal qu'elles purent faire, les hérésies n'ont-elles pas servi à prévenir la complète barbarie, en tenant éveillée la faculté la plus subtile de l'esprit, au milieu des âges les plus grossiers ? Le principe des institutions modernes ne se rattache-t-il pas au règne de Constantin, cinq siècles plus haut qu'on ne le suppose ordinairement ? L'Empire d'Occident a-t-il été détruit par une invasion subite des barbares, ou n'a-t-il succombé que sous des barbares déjà chrétiens et romains ? Quel était l'état de la propriété au moment de la chute de l'Empire d'Occident ? La grande propriété se compose par la conquête et la barbarie, et se décompose par la loi et la civilisation : quel a été le mouvement de cette propriété, et comment a-t-elle changé successivement l'état des personnes ? Toutes ces choses, et beaucoup d'autres qui se développeront dans le cours de ces Etudes , n'ont point encore été examinées d'assez près. Il y a dans l'histoire prise au pied de la croix et conduite jusqu'à nos jours de grandes erreurs à dissiper, de grandes vérités à établir, de grandes justices à faire. Sous l'empire du christianisme la lutte des intelligences et de la légitimité contre les ignorances et les usurpations cesse par degrés ; les vérités politiques se découvrent et se fixent ; le gouvernement représentatif, que Tacite regarde comme une belle chimère, devient possible ; les sciences, demeurées presque stationnaires, reçoivent une impulsion rapide de cet esprit d'innovation que favorise l'écoulement du vieux monde. Le christianisme lui- même, s'épurant après avoir passé à travers les siècles de superstition et de force, devient chez les nations nouvelles le perfectionnement même de la société. Il fut pourtant calomnié ; on le peignit à Marc-Aurèle comme une faction, à ses successeurs comme une école de perversité ; dans la suite l'hypocrisie défigura quelquefois l'oeuvre de vérité ; on voulut rendre fanatique, persécuteur, ennemi des lettres et des arts, ennemi de toute liberté, ce qui est la tolérance, la charité, la liberté, le flambeau du génie. Loin de faire rétrograder la science, le christianisme, débrouillant le chaos de notre être, a montré que la race humaine, qu'on supposait arrivée à sa virilité chez les anciens, n'était encore qu'au berceau. Le christianisme croît et marche avec le temps ; lumière quand il se mêle aux facultés de l'esprit, sentiment quand il s'associe aux mouvements de l'âme ; modérateur des peuples et des rois, il ne combat que les excès du pouvoir, de quelque part qu'ils viennent ; c'est sur la morale évangélique, raison supérieure, que s'appuie la raison naturelle dans son ascension vers le sommet élevé qu'elle n'a point encore atteint. Grâce à cette morale, nous avons appris que la civilisation ne dépouille pas l'homme de l'indépendance et qu'il y a une liberté née des lumières, comme il y a une liberté fille des moeurs. Les barbares avaient à peine paru aux frontières de l'empire, que le christianisme se montra dans son sein. La coïncidence de ces deux événements, la combinaison de la force intellectuelle et de la force matérielle pour la destruction du monde païen est un fait où se rattache l'origine d'abord inaperçue de l'histoire moderne. Quelques invasions promptement repoussées, une religion inconnue se répandant parmi des esclaves pouvaient-elles attirer les regards des maîtres de la terre ? Les philosophes pouvaient-ils deviner qu'une révolution générale commençait ? Et cependant ils ébranlaient aussi les anciennes idées ; ils altéraient les croyances, ils les détruisaient dans les classes supérieures de la société à l'époque où le christianisme sapait les fondements de ces croyances, de ces idées, dans les classes inférieures. La philosophie et le christianisme attaquant le vieil ordre de l'univers par les deux bouts, marchant l'un vers l'autre en dispersant leurs adversaires, se rencontrèrent face à face après leur victoire. Ces deux contendants avaient pris quelque chose l'un de l'autre dans leur assaut contre l'ennemi commun ; ils s'étaient cédé des hommes et des doctrines ; mais quand, vers le milieu du IVe siècle, il fallut non partager mais assumer l'empire de l'opinion, le christianisme, bien qu'arrivé au trône, se trouva en même temps revêtu de la force populaire ; la philosophie n'était armée que du pouvoir des tyrans : Julien livra le dernier combat, et fut vaincu. Brisant de toutes parts les barrières, les hordes des bois accoururent se faire baptiser aux amphithéâtres, naguère arrosés du sang des martyrs. Le christianisme était alors démocratique chez la foule romaine, chez les grands esprits émancipés et parmi les tribus sauvages : le genre humain revenait à la liberté par la morale et la barbarie. Voilà ce qu'il faut retracer avant d'entrer dans l'histoire particulière de nos pères ; je vais essayer de vous peindre ces trois mondes coexistant confusément le monde païen ou le monde antique, le monde chrétien, le monde barbare ; espèce de trinité sociale dont s'est formée la société unique qui couvre aujourd'hui la terre civilisée. Résumons l'exposition du système qui m'a paru le plus approprié aux lumières du présent, et qui me semble le mieux concilier nos deux écoles historiques. Je pars du principe de l'ancienne école, pour arriver à la conséquence de l'école moderne : comme on ne peut pas plus détruire le passé que l'avenir, je me place entre eux, n'accordant la prééminence ni au fait sur l'idée, ni à l'idée sur le fait. J'ai cherché les principes générateurs des faits ; ces principes sont la vérité religieuse, la vérité philosophique avec ses trois branches, la vérité politique. La vérité politique n'est que l'ordre et la liberté, quelles que soient les formes. La vérité philosophique est l'indépendance de l'esprit de l'homme ; elle a combattu autrefois la vérité politique et surtout la vérité religieuse ; principe de destruction dans l'ancienne société, elle est principe de durée dans la société nouvelle, parce qu'elle se trouve d'accord avec la vérité politique et la vérité religieuse perfectionnées. La vérité religieuse est la connaissance d'un Dieu unique manifestée par un culte. Le vrai culte est celui qui explique le mieux la nature de la Divinité et de l'homme ; par cette seule raison le christianisme est la religion véritable. Soit qu'on le regarde avec les yeux de la foi ou avec ceux de la philosophie, le christianisme a renouvelé la face du monde. Le christianisme n'est point le cercle inflexible de Bossuet ; c'est un cercle qui s'étend à mesure que la société se développe ; il ne comprime rien, il n'étouffe rien, il ne s'oppose à aucune lumière, à aucune liberté. Tel est le squelette qu'il s'agit de couvrir de chair. Pour vous introduire dans le labyrinthe de l'histoire moderne, je vous ai armé des fils qui doivent vous conduire : la prédication de l'Evangile, ou l'initiation générale des hommes à la vérité intellectuelle et à la vérité morale ; la venue des barbares. Deux grandes invasions de ces peuples sont à distinguer : la première commence sous Dèce, et s'arrête sous Aurélien ; à cette époque les barbares, presque tous païens, se jetèrent en ennemis sur l'empire ; la seconde invasion eut lieu pendant le règne de Valentinien et de Valens : alors convertis en partie au christianisme, les barbares entrèrent dans le monde civilisé comme suppliants, hôtes ou alliés des césars. Appelés pendant trois siècles par la faiblesse de l'Etat et par les factions, soutenant les divers prétendants de l'empire, ils se battirent les uns contre les autres au gré des maîtres qui les payaient et qu'ils écrasèrent : tantôt enrôlés dans les légions, dont ils devenaient les chefs ou les soldats, tantôt esclaves, tantôt dispersés en colonies militaires, ils prenaient possession de la terre avec l'épée et la charrue. Ce n'était toutefois que rarement et à contre-coeur qu'ils labouraient : pour engraisser les sillons, ils trouvaient plus court d'y verser le sang d'un Romain que d'y répandre leurs sueurs. Or, il convient de savoir où en était l'empire lorsque arrivèrent les deux invasions générales de ces peuples, nos ancêtres. peuples qui n'étaient pas même indiqués dans les géographies : ils habitaient au delà des limites du monde connu de Strabon, de Pline, de Ptolémée, un pays ignoré ; force fut de les placer sur la carte quand Alaric et Genseric eurent écrit leurs noms au Capitole. Premier discours I Première partie : de Jules César à Dèce ou Decius Après avoir prêché l'Evangile, Jésus-Christ laisse sa croix sur la terre : c'est le monument de la civilisation moderne. Du pied de cette croix, plantée à Jérusalem, partent douze législateurs, pauvres, nus, un bâton à la main, pour enseigner les nations et renouveler la face des royaumes. Les lois de Lycurgue n'avaient pu soutenir Sparte, la religion de Numa n'avait pu faire durer la vertu de Rome au delà de quelques centaines d'années ; un pêcheur, envoyé par un faiseur de jougs et de charrues, vient établir au Capitole cet empire qui compte déjà dix-huit siècles, et qui, selon ses prophéties, ne doit point finir. Depuis longtemps Rome républicaine avait répudié la liberté, pour devenir la concubine des tyrans : la grandeur de son premier divorce lui a du moins servi d'excuse. César est l'homme le plus complet de l'histoire, parce qu'il réunit le triple génie du politique, de l'écrivain et du guerrier. Malheureusement César fut corrompu comme son siècle : s'il fût né au temps des moeurs, il eût été le rival des Cincinnatus et des Fabricius, car il avait tous les genres de force. Mais quand il parut à Rome, la vertu était passée ; il ne trouva plus que la gloire ; il la prit, faute de mieux. Auguste (An de R 725 ; An de J.-C. 29), héritier de César, n'était pas de cette première race d'hommes qui font les révolutions ; il était de cette race secondaire qui en profite, et qui pose avec adresse le couronnement de l'édifice dont une main plus forte a creusé les fondements : il avait à la fois l'habileté et la médiocrité nécessaires au maniement des affaires, qui se détruisent également par l'entière sottise ou par la complète supériorité. La terreur qu'Auguste avait d'abord inspirée lui servit : les partis tremblants se turent ; quand ils virent l'usurpateur faire légitimer son autorité par le sénat [Haec cum Caesar ita recitasset, mire senatorum animi affecti sunt. Fuerunt pauci qui ejus animum intelligerent ideoque adstipularentur ; reliqui aut suspicabantur que haec consilia dicta essent, aut fidem iis habebant. Horum alteri artificium in occultanda callide sua sententia Caesaris admirabantur, alteri hoc ejus propositum, alteri aegre ejus versutiam, alteri poenitentiam captae reipublicae procurationis ferebant : jam enim exstiterant qui popularem reipublicae formam ut turbulentam odissent ac mutationem ejus approbarent, Caesarisque imperio delectarentur (...) proinde, cum frequenter etiam dicenti adhuc acclamassent, ubi peroravit, multis omnes eum verbis precati sunt ut solus imperii summam gereret : multisque quibus id ei persuaderent adductis argumentis tandem eo compulerent ut principatum solus obtineret. (Dionis Hist. Rom ., lib. LIII, ed. Joannis Leunclavii, p. 502, 503. - N.d.A.)] , maintenir la paix, ne persécuter personne, se donner pour successeur au consulat un ancien ami de Brutus, ils se réconcilièrent avec leurs chaînes. L'astucieux empereur affectait les formes républicaines ; il consultait Agrippa, Mécène, et peut-être Virgile [Ad quam deliberationem quum Agrippam Maecenatemque adhibuisset (nam cum his de omnibus arcanis suis communicare solebat), prior in hanc sententiam Agrippa locutus est. (Dionis Hist. Rom ., lib.LII, p. 463.) In qua re diversae sententiae consultos habuit, Maecenatem et Agrippam... quare Augusti animus hinc ferebatur et illinc... Rogavit igitur Maronem an conferat privato homini se in sua republica tyrannum facere. (Pag. ultim. Vitae Virgilii tributae Donato, edit. 1699, a P. Ruaeo ; Parisiis. - N.d.A.)] , sur le rétablissement de la liberté, en même temps qu'il envahissait tous les pouvoirs [In hunc modum pugna navalis facta est 4 nonas septembris. Id a me non frustra commemoratum est, dies annotare alioquin non solito ; sed quod ab ea die primum Caesar solus rerum potitus est, imperiique ejus recensio praecise ab ea sumitur. (Dionis Cassii Hist. Rom ., lib. LI, p. 442, edit. Joannis Leunclavii.) Hoc autem anno (ab urbe condita 735), vere iterum penes unum hominem summa totius reipublicae esse coepit. Quamquam armorum deponendorum, resque omnes senatus populique potestati tradendi consilium Caesar agitaverit. (Dionis Cassii Hist. Rom ., lib. LII, p. 463 ; lib. LIII, p. 474, 511, N o 2, p. 40. - N.d.A.)] , se faisait investir de la puissance législative [Quod principi placuit, legis habet vigorem : utpote cum lege regia, quae de imperio ejus lata est, populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferat. (Ulpian. lib. I, Princ ., etc., de Constit. princip . - N.d.A.)] , et instituait les gardes prétoriennes [Certum numerum partim in urbis, partim in sui custodiam allegit, dimissa Calaguritanorum manu quam usque ad devictum Antonium, item Germanorum quam usque ad cladem Varianam, inter armigeros circa se habuerat : (Suet., in Vita Aug . - N.d.A.)] . Il chargea les muses de désarmer l'histoire, et le monde a pardonné l'ami d'Horace. Les limites de l'empire romain furent ainsi fixées par Auguste [Termini igitur finesque Imperii Romani sub Augusto erant : ab oriente Euphrates ; meridie Nili cataractae, et deserta Africae, et mons Atlas ; ab occidente Oceanus ; a septentrioneDanubius et Rhenus. (Just. Lips., de Magn. Rom ., lib. I, cap. III ; Antuerpiae, 1637, 6 tom. in-fol. ; - tom. III, p. 379.) Retenti fines, seu dati Imperio Romano (sous Claude) : Mesopotamia per orientem, Rhenus Danubiusque ad septentrionem, et a meridie Mauri accepere provinciis (Aur. Vict., Hist. abbrev ., part. II. chap. IV. ; Suet., Hist. Rom ., vol. II, p. 127.) Hadrisnus gloriae Trajani certum est invidisse, qui ei susceperit in imperio ; sponte propria reductis exercitibus, Armeniam, Mesopotamiam et Assyriam concessit, et inter Romanos et Parthos medium Euphratem esse voluit. (Sext. Ruf., Brev . ; Suet., Hist. Rom ., vol. II, p. 166. - N.d.A.)] : Au nord, le Rhin et le Danube ; A l'orient l'Euphrate ; Au midi, la haute Egypte, les déserts de l'Afrique et le mont Atlas ; A l'occident, les mers d'Espagne et des Gaules. Trajan subjugua la Dacie au nord du Danube [NOTE 02] , la Mésopotamie et l'Arménie à l'est de l'Euphrate ; mais ces dernières conquêtes furent abandonnées par Adrien. Agricole acheva, sous le règne de Domitien, de soumettre la Grande-Bretagne [Quarta aestas obtinendis, quae percurrerat, insumpta. Ac, si virtus exercituum et Romani nominis gloria pateretur, inventus in ipsa Britannia terminus. (Tac., Agric ., cap. XXIII ; Suet., Hist. Rom ., vol. III, p. 369.) Britanniae situm populosque multis scriptoribus numeratos, non in comparationem curae ingeniive referam ; sed quia tunc primum perdomita est. (Tac., Agric ., cap. X ; Suet., Hist. Rom ., vol. III, p. 366. - N.d.A.)] jusqu'aux deux golfes entre Dunbritton et Edimbourg. Sous Auguste et sous Tibère, l'empire entretenait vingt-cinq légions [Sed praecipuum robur Rhenum juxta, commune in Germanos Gallosque subsidium, octo legiones erant. Hispaniae, recens perdomitae, tribus habebantur. Mauros Juba rex acceperat donum populi Romani. Caetera Africae per duas legiones : parique numero Aegyptus. Dehinc initio ab Syria usque ad flumen Euphratem, quantum ingenti terrarum fines ambitur, quatuor legionibus coercita : accolis Ibero Albanoque et aliis regibus, qui magnitudine nostra proteguntur adversum externa imperia. Et Thraciam Rhoemetalces ac liberi Cotyis ; ripamque Danubii legionum in Pannonia, ducere in Moesia attinebant : totidem apud Dalmatiam locatis, quae positu regionis a tergo illis, ac, si repentinum auxilium Italia posceret, haud procul accirentur. (Tac., Ann ., lib. IV, cap. V ; Suet., Hist. Rom ., vol. III, p. 185.) Alebantur eo tempore legiones civium Romanorum XXIII, aut, quem alii numerum ponunt, XXV. (Dion., lib. LV- cap. XXIII. Stamburgi, 1752, in-fol., p. 794. - N.d.A.)] ; elles furent portées à trente sous le règne d'Adrien [Arguentibus amicis quod (Favonius) male cederet Hadriano, de verbo quod idonei auctores usurpassent, risum jucundissimum movit. Ait enim : " Non recte suadetis, familiares, qui non patimini me illum doctiorem omnibus credere, qui habet trigenta legiones. " (Spart., in Hadrian ., cap. XV ; Suet., Hist. Rom ., vol. II, p. 281.) Sub Augusto et Tiberio viginti quinque legiones fuerunt, ex Dione et Tacito ; quin postea tamen auxerint, vix dubito, et sub Trajano atque Hadriano certum fuisse triginta, aut et supra. (Lips., De Magnit. Rom ., lib. I, cap. IV ; Antuerpiae, 1637, in-fol. ; tom. III, p. 379. - N.d.A.)] . Le nombre de soldats qui composaient la légion ne fut pas toujours le même ; en le fixant à douze mille cinq cents hommes, on trouvera qu'un si vaste Etat n'était gardé du temps des premiers empereurs que par trois cent vingt-deux mille cinq cents, et ensuite par trois cent soixante-quinze mille hommes. Six mille huit cent trente- et-un Romains proprement dits et cinq mille six cent soixante-neuf alliés ou étrangers formaient le complet de la légion : sous la tyrannie, ce n'était plus Rome, c'étaient les provinces qui fournissaient les Romains. Les Celtibériens furent les premières troupes salariées introduites dans les légions [Id modo ejus anni in Hispania ad memoriam insigne est, quod mercenarium militem in castris neminem ante quam tum Celtiberos Romari habuerunt. (Tit. Liv., lib. XXIV, cap. XLIX ; Lugduni Batavorum et Amstelodami, 1740, 4 o ; tom. III, p. 934. - N.d.A.)] . Rome avait combattu elle-même pour sa liberté ; elle confia à des mercenaires le soin de défendre son esclavage. Seize légions bordaient le Rhin et le Danube [NOTE 03] ; deux étaient cantonnées dans la Dacie, trois dans la Mésie, quatre dans la Pannonie, une dans la Norique, une dans la Rhétie, trois dans la haute et deux dans la basse Germanie ; la Bretagne était occupée par trois légions ; huit légions, dont six séjournaient en Syrie et deux en Cappadoce, suffisaient à la tranquillité de l'Orient. L'Egypte, l'Afrique et l'Espagne se maintenaient en paix, chacune sous la police d'une légion. Seize mille hommes de cohortes de la ville et des gardes prétoriennes [NOTE 04] protégeaient en Italie le double monument de la liberté et de la servitude, le Capitole et le palais des Césars. Trois flottes, la première à Ravenne, la seconde à Misène, la troisième à Fréjus, veillaient à la sûreté de la Méditerranée orientale et occidentale [Ex militaribus copiis legiones etauxilia provinciatim distribuit : classem Miseni, et alteram Ravennae, ad tutelam superi et inferi maris, collocavit. (Suet., Aug ., cap. XLIX ; Suet., Hist. Rom ., vol. III, p. 30.) Italiam utroque mari duae classes, Misenum apud et Ravennam, proximumque Galliae littus rostratae naves praesidebant, quas Actiaca victoria captas Augustus in oppidum Forojuliense miserat, valido cum remige. (Tac., Ann ., IV, cap. V ; Suet., Hist. Rom ., vol. III, p. 185.) Apud Misenum ergo et Ravennam singulae legiones cum classibus stabant, ne longius a tutela urbis abscederent ; et cum ratio postulasset, sine mora, sine circuitu ad omnes mundi partes navigio pervenirent. (Veget., lib. IV, cap XXXI ; Vesaliae Clivorum, 1670, in-8 o , p. 133. - N.d.A.)] : une quatrième commandait l'Océan, entre la Bretagne et les Gaules, une cinquième couvrait le Pont-Euxin, et des barques montées par des soldats stationnaient sur le Rhin et le Danube [Igitur digressus castellis Vannius, funditur praelio : quamquam rebus adversis, laudatus quod et pugnam manu capescit, et corpore adverso vulnera excepit. Caeterum ad classem in Danubio opperientem perfugit. (Tac., Ann ., lib. XII, cap. XXX ; Suet., Hist. Rom ., vol. III, p. 224.) Nam per Rheni quidem ripam quinquaginta amplius castella direxit, Bonnam et Geconiam cum pontibus junxit, classibusque firmavit. (Hor., lib. IV, cap. XII ; Suet., Hist. Rom ., vol. II, p. 51. - N.d.A.)] : telle était la force régulière de l'empire. Cette force, accrue graduellement, ne s'élevait pas toutefois au delà de quatre cent cinquante mille hommes, au moment où des myriades de barbares se préparaient à l'attaquer. Il est vrai que tout Romain était réputé soldat, et que dans certaines occasions on avait recours aux levées extraordinaires connues sous le nom de conjuration ou d' évocation , et exécutées par les conquisitores [ Qui rempublicam salvam esse vult, me sequatur , disait le consul. Tumultus quasi timor multus, vel a tumeo . (Cic., Phil . - N.d.A.)] . On arborait dans ce cas du tumulte deux pavillons au Capitole, un rouge, pour rassembler les fantassins, l'autre bleu, pour réunir les cavaliers. Une ligne de postes fortifiés, surtout au bord du Rhin et du Danube, dans certains endroits des murailles, des manufactures d'armes placées à distance convenable, complétaient le système défensif des Romains. Ce système changea peu depuis le règne d'Auguste jusqu'à celui de Dèce. On ajouta seulement à la défense ce que l'expérience avait fait juger utile. Sous Auguste s'alluma cette guerre de la Germanie où Varus perdit ses légions. Lorsque Auguste entrait dans son douzième consulat, et que Caius César était déclaré prince de la jeunesse, que se passait-il dans un petit coin de la Judée ? " Vers ce même temps, on publia un édit de César Auguste pour faire le dénombrement des habitants de toute la terre. " Joseph partit aussi de la ville de Nazareth, qui était en Galilée, et vint en Judée à la ville de David, appelée Bethléem, parce qu'il était de la maison et de la famille de David ; " Pour se faire enregistrer avec Marie, son épouse, qui était grosse. " Pendant qu'ils étaient en ce lieu, il arriva que le temps auquel elle devait accoucher s'accomplit. " Et elle enfanta son fils premier-né ; et l'ayant emmailloté, elle le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point de place pour eux dans l'hôtellerie. " Or, il y avait aux environs des bergers qui passaient la nuit dans les champs, veillant tour à tour à la garde de leur troupeau. " Et tout d'un coup un ange du Seigneur se présenta à eux, et une lumière divine les environna, ce qui les remplit d'une extrême crainte. " Alors l'ange leur dit : Ne craignez point, car je vous viens apporter une nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie. " C'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ. " Ces merveilles furent inconnues à la cour d'Auguste, où Virgile chantait un autre enfant : les fictions de sa muse n'égalaient pas la pompe des réalités dont quelques bergers étaient témoins. Un enfant de condition servile, de race méprisée, né dans une étable à Bethléem (An de R. 754. An de J.-C. 1er.), voilà un singulier maître du monde, et dont Rome eût été bien étonnée d'apprendre le nom ! Et c'est néanmoins à partir de la naissance de cet enfant qu'il faut changer la chronologie et dater la première année de l'ère moderne [La vraie chronologie doit placer la naissance de Jésus-Christ au 25 décembre de l'an de Rome 751, la vingt-septième année du règne d'Auguste ; mais l'ère commune la compte, comme je l'ai remarqué, de l'an 754 de la fondation de Rome. (N.d.A.)] . Tibère (An de J.-C. 14.), successeur d'Auguste, ne se donna pas comme lui la peine de séduire les Romains ; il les opprima franchement, et les contraignit à le rassasier de servitude. En lui commença cette suite de monstres nés de la corruption romaine. Le premier dans l'ordre des temps, il fut aussi le plus habile ; tout dégénère, même la tyrannie : des tyrans actifs on arrive aux tyrans fainéants. Tibère étendit le crime de lèse-majesté qu'avait inventé Auguste. Ce crime devint une loi de finances, d'où naquit la race des délateurs ; nouvelle espèce de magistrature, que Domitien déclara sacrée sous la justice des bourreaux [Legem majestatis reduxerat : cui nomen apud veteres idem, sed alia in judicium veniebant : Si quis proditione exercitum aut plebem seditionibus denique, male gesta republica, majestatem populi Romani minuisset. Facta arguebantur, dicta impune erant. Primus Augustus cognitionem de famosis libellis specie legis ejus tractavit, commotus Cassii Severi libidine, qua viros feminasque illustres, procacibus scriptis diffamaverat. Mox Tiberius, consultante Pompeio Macro praetore : an judicia majestatis redderentur ? Exercendas leges esse , respondit. (Tac., Ann , lib. I. cap. LXXII, p. 128 et 129, edit. 1715 a Christ. Hauffio ; Leipsick. - Cod ., lib. IX, tit. VIII, Ad legem Juliam majestatis. - Digest .. eodem. - N.d.A.)] . Tibère sacrifia les droits du peuple aux sénateurs, et les personnes des sénateurs au peuple, parce que le peuple, pauvre et ignorant, n'avait de force que dans ses droits, et que les sénateurs, riches et instruits, ne tiraient leur puissance que de leur valeur personnelle. Tibère mêlait à ses autres défauts celui des petites âmes, la haine pour les services qu'on lui avait rendus, et la jalousie du mérite : le talent inquiète la tyrannie ; faible, elle le redoute comme une puissance ; forte, elle le hait comme une liberté. Les moeurs de Tibère étaient dignes du reste de sa vie ; mais on se taisait sur ses moeurs, car il appelait ses crimes au secours de ses vices : la terreur lui faisait raison du mépris. La guerre des Germains continua sous ce prince ; elle servit aux victoires de Germanicus, et celles-ci préparèrent le poison qui les devait expier. Les triomphes de Germanicus lui coûtèrent la vie : il mourut de sa gloire, si j'ose parler ainsi. L'année où sa veuve, la première Agrippine, après de longues souffrances, alla le rejoindre dans la tombe, le Fils de l'Homme achevait sa mission : il rapportait aux peuples la religion, la morale et la liberté au moment où elles expiraient sur la terre. " Cependant la mère de Jésus et la soeur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine, se tenaient auprès de sa croix. " Jésus ayant donc vu sa mère, près d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère : Femme, voilà votre Fils. " Puis il dit au disciple : Voilà votre mère. Et depuis cette heure-là ce disciple la prit chez lui. Après, Jésus sachant que toutes choses étaient accomplies, afin qu'une parole de l'Ecriture s'accomplît encore il dit : J'ai soif. " Et comme il y avait là un vase plein de vinaigre, les soldats en emplirent une éponge, et, l'environnant d'hysope, la lui présentèrent à la bouche. " Jésus, ayant donc pris le vinaigre, dit : Tout est accompli. Et baissant la tête, il rendit l'esprit. " A cette narration, on ne sent plus le langage et les idées des historiens grecs et romains ; on entre dans des régions inconnues. Deux mondes étrangement divers se présentent ici à la fois : Jésus-Christ sur la croix, Tibère (An de J.-C. 33.) à Caprée. La publication de l'Evangile commença le jour de la Pentecôte de cette même année. L'Eglise de Jérusalem prit naissance : les sept diacres, Etienne, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parmenas et Nicolas, furent élus [Et elegerunt Stephanum, virum plenum fide et spiritu sancto, et Philippum et Prochorum, et Nicanorem et Timonem, et Parmenam et Nicolaum advenam Antiochenum. ( Act. Apost . V. S., p. 289 ; Lyon, 1684. - N.d.A.)] . Le premier martyre eut lieu dans la personne de saint Etienne [Et lapidabant Stephanum invocantem et dicentem : " Domine Jesu, suscipe spiritum meum. " (N.d.A.)] ; la première hérésie se déclara par Simon le magicien [Simon, nimirum quidam Samaritanus, in vico cui Gitthon nomen est, natus sub Claudio Caesare... propter magicas quas exhibuit virtutes deus habitus, et statua apud eos veluti deus honoratur : quae statua in amne Tiberi, inter duos pontes est erecta, latinam hanc habens inscriptionem : Simoni deo sancto ; ac Samaritani prope omnes, ex aliis nationibus etiam perpauci, illum quasi primum deum esse confitentes, adorant quoque. (Juff., Mart. Apol ., t. II, p. 69. - N.d.A.)] , et fut suivie de celle d'Apollonius de Tyane. Saul, de persécuteur qu'il était, devint l'apôtre des gentils sous le grand nom de Paul. Pilate envoya à Rome les actes du procès du fils de Marie ; Tibère proposa au sénat de mettre Jésus-Christ au nombre des dieux [Pilato de christianorum dogmate ad Tiberium referente, Tiberius retulit ad senatum ut inter caetera sacra reciperetur. Verum, cum ex consultu patrum christianos eliminari urbe placuisset, Tiberius post edictum accusatoribus christianorum comminatus est mortem, scribit Tertullianus in Apologetico . (Euseb. Caes. Chron ., an. Dom. XXXVIII ; Bâle. - N.d.A.)] . Et l'histoire romaine a ignoré ces faits. Après Tibère, un fou et un imbécile, Caligula (An de J.-C. 37.) et Claude (An de J.-C. 41.), furent suscités pour gouverner l'empire, lequel allait alors tout seul et de lui-même, comme leur prédécesseur l'avait monté, avec la servitude et la tyrannie. Il faut rendre justice à Claude ; il ne voulait pas la puissance : caché derrière une porte pendant le tumulte qui suivit l'assassinat de Caius, un soldat le découvrit et le salua empereur [Neque multo post, rumore caedis exterritus, processit ad solarium proximum, interque praetenta foribus vela se abdidit : latentem discurrens, forte gregarius miles, animadversis pedibus, e studio sciscitandi quisnam esset, agnovit, extractumque, et prae metu ad genua sibi accidentem, imperatorem salutavit. ( Vita Claudii , cap. II. p. 202 ; édit. de 1761, par Ophelot de La Pause ; Paris. - N.d.A.)] . Claude, consterné, ne demandait que la vie ; on y ajoutait l'empire, et il pleurait du présent. Sous Claude commença la conquête de la Grande-Bretagne, né à Lyon, l'empereur introduisit les Gaulois dans le sénat. Les Juifs persécutés à Alexandrie députèrent Philon à Caligula. Hérode Antipas [Anno Domini 38, - regnante Caligula, - Herodes Lugdunum Galliae mittitur in exilium. (Joseph.,18-14.) Interea Tiberius duobus et viginti circiter annis sui principatus exactis, vivendi finem fecit : postquam Caius imperium suscepit, et continuo Judaeorum principatum tradidit. Agrippae simul et Philippi ac Lysianae tetrarchias, cum quibus et paulo post Herodis eidem pariter contulit. Ipsum vero Herodem qui vel in Johannis nece auctor exstiterat, vel in passione Domini interfuerat, multis exeruciatum modis, aeterno damnat exilio : sicut Josephus in his quae supra inseruimus scribit. (Euseb. Caes. Historiae , lib. II, p. 482, édit. 1559 ; Basileae, per Henricum Petri, in-4 o .) Voici le passage qu'Eusèbe, d'après Nicéphore et Josèphe ( Antiq. Jud .), rapporte dans l'endroit indiqué : In tantes et tam graves calamitates, ut fertur, incurrit ut, necessitate adductus, sibi propria manu mortem conscisceret, suorumque ipse scelerum vindex exsisteret. (Euseb., Hist. Eccles ., lib. II, cap. VII. - N.d.A.)] et Pilate furent relégués dans les Gaules. Corneille est le premier soldat romain qui reçut la foi. Le nombre des disciples de l'Evangile s'accroît, les sept Eglises de l'Asie Mineure se fondent. C'est dans Antioche que les disciples de l'Evangile reçoivent pour la première fois le nom de chrétiens [Et annum totum conversati sunt ibi in ecclesia, et docuerunt turbam multam, ita ut cognominarentur primum Antiochiae discipuli christiani. ( Act. Apostolor ., cap. XI, vers. XXVI, p. 295 ; Lugduni, 1684. - N.d.A.)] . Pierre, emprisonné à Jérusalem par Hérode Agrippa, est délivré miraculeusement. Ce prince d'une espèce nouvelle, dont les successeurs étaient appelés à monter sur le trône des césars, entra dans Rome [Continuo namque in ipsis Claudii temporibus, clementia divinae Providentiae probatissimum omnium apostolorum et maximum fidei, magnificentiae et virtutis merito primorum principem Petrum, ad urbem Romam, velut adversum humani generis communem perniciem repugnaturum deducit, ducem quemdam et magistrum militiae suae, scientem divina praelia gerere, et virtutum castra ductare, iste adveniens ex orientis partibus, ut coelestis quidam negotiator, mercimonia divini luminis, si quis sit comparare paratus, advexit, et salutaris praedicationis verbo primus in urbe Roma Evangelii sui clavibus januam regni coelestis aperuit (Euseb. Caes., Hist. Eccles ., lib. II. p. 487, edit. Basileae, per Henric. Petri ; 1559, in-4 o .) Petrus apostolus, natione Galilaeus, christianorum pontifex, cum primum Antiochenam Ecclesiam fundasset, Romam proficiscitur, ubi Evangelium praedicans viginti quinque annis ejus urbis episcopus perseverat. (Euseb. Caesaris Chronicon , D. Hieronymo interprète, anno Dom. 44, p. 77, edit. Basileae, per Henricum Petri ; 1559. - N.d.A.)] , le bâton pastoral à la main, la seconde année du règne de Claude (Claude emp. ; Pierre pape. An de J.-C. 42.). Avant de se disperser pour annoncer le Messie, les apôtres composèrent à Jérusalem le symbole de la foi. Cette charte des chrétiens, qui devait devenir la loi du monde, ne fut point écrite : Jésus-Christ n'écrivit rien ; sept de ses apôtres n'ont laissé que leurs oeuvres ; il y en a d'autres, dont on ne sait pas même le nom : et la doctrine de ces inconnus a parcouru la terre ! Jean enseigna dans l'Asie Mineure, et retira chez lui Marie, que le Sauveur lui avait léguée du haut de la croix ; Philippe alla dans la haute Asie, André chez les Scythes, Thomas chez les Parthes, et jusqu'aux Indes où Barthélemy porta l'évangile de saint Matthieu, écrit le premier de tous les évangiles. Simon prêcha en Perse, Matthias en Ethiopie, Paul dans la Grèce ; Marc, disciple de Pierre, rédigea son évangile à Rome, et Pierre envoya des missionnaires en Sicile, en Italie, dans les Gaules, et sur les côtes de l'Afrique. Saint Paul arrivait à Ephèse lorsque Claude mourut, et il catéchisa lui-même dans la Provence et dans les Espagnes. Nous apprenons par les épîtres de cet apôtre que les premiers chrétiens et les premières chrétiennes à Rome furent Epenitas, Marie, Andronic, Junia, Ampliat, Urbain, Stachys, Appelès. Paul salua encore les fidèles de la maison d'Aristobule et ceux de la maison de Narcisse [Salutate eos qui sunt ex Narcissi domo qui sunt in Domino. ( Ep . 16 B. Pauli ad Romanos , vers. 11. - N.d.A.)] , le fameux favori de Claude. Ces noms sont bien obscurs, et ne se trouvèrent point dans les documents fournis à Tacite ; mais il est assez merveilleux sans doute de voir, du point où nous sommes parvenus, le monde chrétien commencer inconnu dans la maison d'un affranchi que l'histoire a cru devoir inscrire dans ses fastes. De même que tous les conquérants sont devenus des Alexandre, tous les tyrans ont hérité du nom de Néron (Néron emp. ; S.-Pierre. An de J.-C. 54). On ne sait trop pourquoi ce prince a joui de cet insigne honneur, car il ne fut ni plus cruel que Tibère, ni plus insensé que Caligula, ni plus débauché qu'Eliogabale : c'est peut-être parce qu'il tua sa mère, et qu'il fut le premier persécuteur des chrétiens. Peut-être encore son enthousiasme pour les arts donna-t-il à sa tyrannie un caractère ridicule qui a servi à la faire remarquer. Le beau ciel de Baia et les fêtes étaient les tableaux où Néron aimait à placer ses crimes. Les sénateurs qui le condamnèrent à mort lui prouvèrent qu'un artiste ne vit pas partout, comme il avait coutume de le dire, en chantant sur le luth [NOTE 05] . Ces esclaves, qui jugèrent leur maître tombé, n'avaient pas osé l'attaquer debout : ils laissèrent vivre le tyran ; ils ne tuèrent que l'histrion. L'incendie de Rome (An de J.-C. 64.), dont on accusa les chrétiens, que l'on confondait avec les Juifs, produisit la première persécution : les martyrs étaient attachés en croix comme leur Maître , ou revêtus de peaux de bêtes et dévorés par des chiens, ou enveloppés dans des tuniques imprégnées de poix, auxquelles on mettait le feu [Pone Tigellinum, taeda lucebis in illa Qua stantes ardent : qui fixo gutture fumant Et latum media sulcum deducit arena. (Juv., Sat . I, vers. 139.) Afflicti periculis christiani. (Suet., in Vit. Neronis , p. 251, cap. XVI.) Nero, quaesitissimis poenis adfecit, quos per flagitia invisos, vulgus christianos appellabat. Et pereuntibus addita ludibria, ut ferarum tergis contecti, laniatu canum interirent, aut crucibus affixi, aut flammandi, atque ubi defecisset dies, in usum nocturni luminis uterentur. (Tacit., Annal ., lib. XV, édit. de Barbou. - N.d.A.)] : la matière fondue coulait à terre avec le sang. Ces premiers flambeaux de la foi éclairaient une fête nocturne que Néron donnait dans ses jardins : à la lueur de ces flambeaux il conduisait des chars. Paul, accusé devant Félix et devant Festus, vient à Rome, où il prêche l'Evangile avec Pierre [Cum autem venissemus Romam, permissum est Paulo manere sibimet cum custodiente se milite. (Act. Apost ., cap. XXVIII, vers. 16.) Mansit autem biennio in suo conducto ; et suscipiebat omnes qui ingrediebantur ad eum. Praedicans regnum Dei, et docens quae sunt de Domino Jesu-Christo, cum omni fiducia, sine prohibitione. (N.d.A.)] . Hérésie des nicolaïtes, laquelle avait pris son nom de Nicolas, un des premiers sept diacres. Saint Jacques, évêque de l'Eglise juive, avait souffert le martyre. La guerre de Judée commençait sous Sextus Gallus, et les chrétiens s'étaient retirés de Jérusalem. Apollonius de Tyane, débarqué dans la capitale du monde pour voir, disait-il, quel animal c'était qu'un tyran [NOTE 06] , s'en fit chasser avec les autres philosophes. Pierre et Paul, enfermés dans la prison Mamertine au pied du Capitole, sont mis à mort : Paul a la tête tranchée (An de J.-C. 67. 29 juin.), comme citoyen romain, auprès des eaux Salviennes, dans un lieu aujourd'hui désert, où l'on voit trois fontaines, à quelque distance de la basilique appelée Saint-Paul-hors-des-Murs, qu'un incendie a détruite au moment même de la mort de Pie VII. Pierre, réputé Juif et de condition vile, fut crucifié la tête en bas sur le mont Janicule, et enterré le long de la voie Aurelia, près du temple d'Apollon [NOTE 07] : là s'élèvent aujourd'hui le palais du Vatican et cette église de Saint-Pierre qui lutte de grandeur avec les plus imposantes ruines de Rome. Néron ne savait pas sans doute le nom des deux malfaiteurs de bas lieu, condamnés par les magistrats : et c'étaient, après Jésus-Christ les fondateurs d'une religion nouvelle, d'une société nouvelle, d'une puissance qui devait continuer l'éternité de la ville de Romulus. Lin (Néron emp. ; Lin pape. An de J.-C. 67-68. Clet ou Anaclet, Clément papes. An de J.-C. 68-77), dont il est question dans les épîtres de saint Paul, succéda à saint Pierre, saint Clément ou saint Clé, à saint Lin. Le peuple romain aima Néron, il espéra le retrouver après sa mort dans des imposteurs ; quelques chrétiens pensèrent que Néron était l'Antéchrist, et qu'il reparaîtrait à la fin des temps [Nero... Dignus exstitit qui persecutionem in christianos primus inciperet, nescio an postremus explerit : si quidem opinione multorum receptum sit, ipsum Ante-Christum venturum. (Sulpit. Severi Sacrae Hist ., lib. II, p. 95, édit. Elzeveriana ; Lugduni Batavorum, anno 1643.) Caeterum cum ab eo de fine seculi quaereremus, ait nobis (S. Martinus) Neronem et Ante-Christum prius esse venturos : Neronem in occidentali plaga regibus subactis decem imperaturum, persecutionem autem ab eo hactenus exercendam, ut idola gentium coli cogat. (Sulpit. Severi Dialog . II, p. 306, edit. ead. - N.d.A.)] ; le monde païen l'attendait pour ses délices, le monde chrétien pour ses épreuves. Ce fut encore sous le règne de Néron que saint Marc fonda l'Eglise d'Alexandrie qui commença surtout parmi les thérapeutes, secte juive livrée à la vie contemplative [NOTE 08] , et qui servit de premier modèle aux ordres monastiques chrétiens. Les thérapeutes différaient des esséniens, qui ne se voyaient qu'en Palestine, et qui vivaient en commun du travail de leurs mains. L'école philosophique d'Alexandrie mêla aussi ses doctrines à celles du christianisme, subtilisa la simplicité évangélique, et produisit des hérésies fameuses. La mort de Néron causa une révolution dans l'Etat. L'élection passa aux légions, et la constitution devint militaire. Jusque là la dignité impériale s'était maintenue dans la famille d'Auguste par une espèce de droit de succession ; le sénat, il est vrai, et les prétoriens avaient plus ou moins ajouté de la force à ce droit, mais enfin l'élection était restée attachée à la ville éternelle et au sang du premier des césars. Usurpée par les régions, elle amena des choses considérables, elle multiplia les guerres civiles, et partant les causes de destruction ; l'armée nommant son maître, et ne le recevant plus de la volonté des sénateurs et des dieux, méprisa bientôt son ouvrage. Les barbares introduits dans l'armée s'accoutumèrent à faire des empereurs : quand ils furent las de donner le monde, ils le gardèrent. Dans le despotisme héréditaire il y a des chances de repos pour les hommes ; il perd de son âpreté en vieillissant. Dans le despotisme électif, chaque chef surgit à la souveraineté avec la force du premier ne de sa race, et se porte à l'oppression de toute l'ardeur d'un parvenu à la puissance : on a toujours le tyran dans sa vigueur élective, tandis que la nation, qui ne se renouvelle pas, reste dans sa servitude héréditaire. Et comme l'Empire Romain occupait le monde connu, comme l'empereur pouvait être choisi partout, de là cette diversité de tyrannies selon que le maître venait de l'Afrique, de l'Europe ou de l'Asie. Toutes les variétés d'oppression répandues aujourd'hui dans les divers climats s'asseyaient par l'élection sur la pourpre, où chaque candidat arrivait avec son caractère propre et les moeurs de son pays. Séjan, qui, profitant de la jalouse vieillesse de Tibère, avait empoisonné Drusus, amené la disgrâce et par suite la mort d'Agrippine et de ses deux fils aînés, n'atteignit point le troisième fils de Germanicus. Celui-ci fut Caius Caligula : Claude, son oncle, frère de Germanicus, proclamé empereur par les prétoriens, et surtout par les Germains de la garde, eut de Messaline l'infortuné Britannicus. Agrippine, soeur de Caligula et fille de la première Agrippine, femme de Germanicus, épousa en secondes noces son oncle Claude, et lui fit adopter Néron, qu'elle avait eu de son premier mariage avec Domitius Ahenobarbus. Néron, parvenu à l'empire après s'être défait de Britannicus, fut contraint de se tuer. En lui s'éteignit la famille d'Auguste. Malgré les vices et les crimes qui l'ont rendue exécrable, cette famille eut dans ses manières quelque chose d'élevé et de délicat que donnent l'exercice du pouvoir, l'habitude des richesses, les souvenirs d'une lignée historique. La maison de Jules prétendait remonter d'un côté à Enée, par les rois d'Albe, de l'autre à Clausus le Sabin, et à tous les Claudius, ses fiers descendants. Galba, qui prit un moment la place de Néron, était encore de race aristocratique ; mais après lui commence une nouvelle sorte de princes. Toutes les fois qu'un grand changement dans la constitution d'un Etat s'opère, les anciennes familles disparaissent ; soit qu'elles s'épuisent et s'éteignent réellement, soit qu'obéissant ou résistant au nouveau pouvoir elles disparaissent dans le mépris qui s'attache à leur soumission, ou dans l'oubli qui suit leur fierté. Le despotisme était aristocratique par l'élection du sénat, il devint démocratique par l'élection de l'armée. Remarquons sous la première année du règne de Néron la naissance de Tacite : il parut derrière les tyrans pour les punir, comme le remords à la suite du crime. Tite-Live était mort sous Tibère. Tite-Live et Tacite se partagèrent le tableau des vertus et des vices des Romains ; les exemples rappelés par le premier furent aussi inutiles que les leçons données par le second. Pendant le règne de Néron la Grande-Bretagne se souleva, et fut écrasée ; les Parthes remuèrent, et furent contenus par Corbulon, les Germains restèrent tranquilles, hors les Frisons et les Ansibares, qui voulurent occuper le long du Rhin le pays que les Romains laissaient inculte. Le vieux chef des Ansibares, repoussé par le général romain, s'écria : " Terre ne peut nous manquer pour y vivre ou pour y mourir [Deesse nobis terra in qua vivamus, in qua moriamur, non potest. (Tacit., Annal ., lib. XIII, p. 236 ; apud Barbou, Parisiis 1779. - N.d.A.)] . " Nous devons compter les Ansibares au nombre de nos ancêtres ; ils firent dans la suite partie de la ligue des Franks. Galba (Galba, Othon, Vitellius emp. ; Clet, Clément papes. An de J.-C. 68-69.), Othon et Vitellius passèrent vite ; ils eurent à peine le temps de se cacher sous le manteau impérial. Galba avait dit à Pison, dans le beau discours que lui prête Tacite, que l'élection remplacerait pour le peuple romain la liberté : cette liberté ne fut que la décision de la force. Quelques mots de Galba sont dignes de l'ancienne Rome dont il conservait le sang. Des légionnaires sollicitaient une gratification nouvelle : " Je choisis des soldats, répondit-il, et ne les achète pas [Legere se militem, non emere consuesse. (Sueton., in Vit. Galb . - N.d.A.)] . " Othon venait de soulever les prétoriens ; un soldat se présente à Galba l'épée nue, affirmant avoir tué Othon : " Qui te l'a ordonné ? " dit le vieil empereur [Que auctore ? (Sueton., in Vit . Galb. - N.d.A.)] . Galba fut massacré sur la place publique. Entouré par les séditieux qu'avait soulevés Othon, il tendit la gorge aux meurtriers en leur disant : " Frappez si cela est utile au peuple romain. " Sa tête tomba ; elle était chauve : un soldat pour la porter fut obligé de l'envelopper dans une étoffe [Suétone ajoute quelques circonstances à ce récit : Jugulatus est ad lacum Curtii, ac relictus ita uti erat, donec gregarius miles, a frumentatione rediens, abjecto onere, caput ei amputavit ; et quoniam capillo prae calvitie arripere non poterat, in gremium abdidit : mox inserto per os pollice ad Othonem detulit. (Sueton., in Vit. Galb ., p. 298 et 299. - N.d.A.)] . Cette tête aurait dû mieux conseiller un vieillard de soixante-treize ans : était-ce la peine de mettre une couronne sur un front dépouillé ? Othon avait voulu l'empire ; il l'avait voulu tout de suite, non comme un pouvoir, mais comme un plaisir. Trop voluptueux pour régner, trop faible pour vivre, il se trouva assez fort pour mourir. Ses soldats ayant été battus par les légions de Vitellius, il se couche, dort bien, se perce à son réveil de son poignard [Posthaec, sedata siti gelidae aquae potione, arripuit duos pugiones, et explorata utriusque acie, cum alterum pulvino subdidisset, foribus adopertis, arctissimo somno quievit : et circa lucem demum expergefactus, uno se trajicit ictu infra laevam papillam. (Sueton. , in Vit. Othonis , p. 308. - N.d.A.)] , et s'en va à petit bruit, sans avoir lu le dialogue de Platon sur l'immortalité de l'âme, sans se déchirer les entrailles. Mais Caton expira avec la liberté ; Othon ne quittait que la puissance. Vitellius, qui n'est guère connu que par ses excès de table, et dont le premier monument était un plat [NOTE 09] , Vitellius, successeur d'Othon, cassa les prétoriens, qui s'étaient déclarés contre lui. Bientôt il est attaqué par Primus, vainqueur au nom de Vespasien : on se bat dans Rome ; des Illyriens, des Gaulois, des Germains légionnaires, s'égorgent au milieu des festins, des danses et des prostitutions. Vitellius fuit avec son cuisinier et son boulanger ; rentré dans son palais, il le trouve désert ; saisi de terreur, il court se cacher dans la loge d'un portier, près de laquelle étaient des chiens qui le mordirent [Confugitque in cellulam janitoris, religato pro foribus cane. (Suet., in Vit. Aul. Vitell . p. 321.) Vitellius sordido attritoque sagulo amictus se abdit in obscurum locum ubi canes alebantur ; sed investigatus inventusque, pannis obsitus et sanguine perfusus, quod eum canes laeserant, deprehenditur. (Dion., Hist. Rom ., lib. LXVI. - N.d.A.)] . Il bouche la porte de cette loge avec le lit et le matelas du portier ; les soldats arrivent, découvrent l'empereur, l'arrachent de son asile. Les mains liées derrière le dos, la corde au cou, les vêtements déchirés, les cheveux rebroussés, Vitellius demi-nu est traîné le long de la voie Sacrée. Son visage rouge de vin, son gros ventre, sa démarche chancelante comme celle d'un Silène [Religatis post terga manibus, injecto cervicibus laqueo, veste discissa, seminudus, in Forum tractus est inter magna rerum verborumque ludibria, per totum viae Sacrae spatium, reducto coma capite, ceu noxii solent, atque etiam mento mucrone gladii subjecto, ut visendam praeberet faciem neve submitteret ; quibusdam stercore et coeno incessentibus, aliis incendiarium et patinarium vociferantibus, parte vulgi etiam corporis vitia exprobrante : erat enim in eo enormis proceritas, facies rubida plerumque ex vinolentia, venter obesus, alterum femur subdebile. (Suet., in Vit. Aul. Vitell ., p. 322. - N.d.A.)] , sont des sujets d'insulte et de risées. On l'appelle incendiaire, gourmand, ivrogne ; on lui jette des ordures ; on lui attache une épée sur la poitrine, la pointe sous le menton pour le contraindre à lever la tête, qu'il baissait de honte ; on l'oblige de regarder ses statues renversées, et dont les inscriptions portaient qu'il était né pour le bonheur et la concorde des Romains [Vitellium infestis mucronibus coactum, modo erigere os et offerre contumeliis, nunc cadentes statuas suas, plerumque rostra, aut Galbae occisi locum contueri (Tacit., Histor ., lib. IV. p. 476, édit. de Barbou.) Statuae equestres cum plurifariam ei ponerentur... laurea religiosissime circumdederat. (Suet., in Vit. Vitell .) Solutum a latere pugionem, consuli primum, deinde, illo recusante, magistratibus ac mox singulis senatoribus porrigens, nullo recipiente quasi in aede Concordiae positurus abscessit : sed quibusdam acclamantibus ipsum esse concordiam , rediit : nec solum se retinere ferrum affirmavit, verum etiam Concordiae recipere cognomen. (Suet., in Vit. Vitell. - N.d.A.)] . Enfin, après l'avoir accablé d'outrages et de blessures, on l'achève ; son corps est jeté dans le Tibre, sa tête plantée au bout d'une pique. Vitellius s'assit à l'empire, qu'il avait pris pour un banquet : ses convives le forcèrent d'achever le festin aux Gémonies. Les Sarmates Rhoxolans furent battus pendant le court règne d'Othon. Tandis que Vespasien attaquait Vitellius, les Daces attaquaient la Mésie, et furent repoussés par Mucien. Civilis fit révolter les Bataves, et les Germains, alliés de Civilis, insultèrent les frontières romaines. La mort de Vitellius suspendit le cours de ces ignominieuses adversités. Quatre- vingts années de bonheur, interrompues seulement par le règne de Domitien, commencèrent à l'élévation de Vespasien. On a regardé cette période comme celle où le genre humain a été le plus heureux ; vrai est-il si la dignité et l'indépendance des nations n'entrent pour rien dans leurs félicités. Les premiers tyrans de Rome se distinguèrent chacun par un vice particulier, afin qu'on jugeât ce que la société peut supporter sans se dissoudre ; les bons princes qui succédèrent à ces tyrans brillèrent chacun par une vertu différente, afin qu'on sentît l'insuffisance des qualités personnelles pour l'existence des peuples, quand ces qualités sont séparées des institutions. Tout ce qu'on peut imaginer de mérites divers parut à la tête de l'empire : ceux qui possédèrent ces mérites pouvaient tout entreprendre : ils n'étaient gênés par aucune entrave ; héritiers de la puissance absolue, ils étaient maîtres d'employer pour le bien l'arbitraire dont on avait usé pour le mal. Que produisit ce despotisme de la vertu ? rétablit-il la liberté ? préserva-t-il l'empire de sa chute ? Non. Le genre humain ne fut ni amélioré ni changé. La fermeté régna avec Vespasien, la douceur avec Titus, la générosité avec Nerva, la grandeur avec Trajan, les arts avec Adrien, la piété avec Antonin, enfin la philosophie monta sur le trône avec Marc-Aurèle, et l'accomplissement de ce rêve des sages n'amena aucun bien solide. C'est qu'il n'y a rien de durable ni même de possible quand tout vient des volontés, et non des lois ; c'est que le paganisme survivant à l'âge poétique, n'ayant plus pour lui la jeunesse et l'austérité républicaines, transformait les hommes en un troupeau de vieux enfants, sans raison et sans innocence. Il y avait dans l'empire des chrétiens obscurs, persécutés même par Marc-Aurèle, et ils faisaient avec une religion méprisée ce que ne pouvait accomplir la philosophie ornée du sceptre : ils corrigeaient les moeurs et fondaient une société qui dure encore. Vespasien (Vespasien, Titus emp. ; Clément pape. An de J.-C. 69-81.) mit fin à la guerre de Civilis et à la révolte d'où sortit la touchante aventure d'Eponine. Cette Gauloise doit être nommée dans une histoire des Français. Du petit nombre de ces hommes que la prospérité rend meilleurs, Titus ne fut point obligé de soutenir au dehors l'honneur de l'empire ; il n'eut à combattre que ses passions : il les vainquit pour devenir les délices du genre humain. On a voulu douter de sa constance pour la vertu, au cas que sa vie se fût prolongée [Dion., p. 754. (N.d.A.)] : pourquoi calomnier le néant d'un avenir si vain qu'il n'a pas même été ? On appliqua à Titus et à Vespasien les prophéties qui annonçaient des conquérants venus de la Judée [Pluribus persuasio inerat antiquis sacerdotum litteris contineri eo ipso tempore fore ut valesceret Oriens, profectique Judaea rerum potirentur : quae ambages Vespasianum ac Titum praedixerant. (Tacit., Hist,, lib . V, cap. XIII. - N.d.A.)] . Le Messie devait être un prince de paix : en conséquence Vespasien fit bâtir à Rome et consacrer à la Paix éternelle un temple qui vit toujours la guerre, et dont les fondements mis à nu aujourd'hui ont à peine résisté aux assauts du temps. Le véritable prince de paix était le roi de ce nouveau peuple qui croissait et multipliait dans les catacombes, sous les pieds du vieux monde passant au-dessus de lui. Saint Clément écrivit aux Corinthiens pour les inviter à la concorde. Il raconte que saint Pierre avait souffert plusieurs fois, que saint Paul, battu de verges et lapidé, avait été jeté dans les fers [Petrus non unum aut alterum, sed plures labores sustulit... Paulus propter aemulationem in vincula septies conjectus, verberibus caesus, lapidatus, patientiae praemium reportavit. (Clementis ad Corinth. Epist ., p. 8. - N.d.A.)] à sept reprises différentes . Il indique l'ordre dans le ministère ecclésiastique, les oblations, les offices, les solennités : Dieu a envoyé Jésus-Christ, Jésus-Christ les apôtres ; les apôtres ont établi les évêques et les diacres. La religion accrut sa force sous les règnes de Vespasien et de Titus, par la consommation d'un des oracles écrits aux livres saints : Jérusalem périt. La guerre de Judée avait commencé sous Néron. La multitude des Juifs qui se trouva à Jérusalem l'an 66 de Jésus-Christ, pour la fête des azymes, fut comptée par le nombre des victimes pascales : il se trouva qu'on en avait immolé deux cent cinquante-six mille cinq cents [Hostiarum quidem ducenta et quinquaginta ses millia et quingentas numeravere (Joseph., Bell. Jud ., lib. XII, cap. XVII, p. 960. - N.d.A.)] . Dix et quelquefois vingt convives s'assemblaient pour manger un agneau, ce qui donnait, pour dix seulement, deux millions cinq cent cinquante-six mille assistants purifiés. Des prodiges annoncèrent la destruction du Temple : une voix avait été entendue qui disait : Sortons d'ici . Jésus, fils d'Ananus, courant autour des murailles de la ville assiégée, s'était écrié : " Malheur ! malheur sur la ville ! malheur sur le temple ! malheur sur le peuple ! malheur sur moi [Vocem audiere quae diceret : Migremus hinc . Supra murum enim circumiens iterum : " Vae ! vae ! civitati, ac fano, ac populo, " voce maxima clamitabat : cum autem ad extremum addidit : Vae etiam mihi ! lapis tormento missus eum statim peremit, animamque adhucomnia illa gementem dimisit. (Joseph., Bell. Jud ., lib.VII, p. 96. - N.d.A.)] ! " Famine, peste et guerre civile au dedans de la cité ; au dehors les soldats romains crucifiaient tout ce qui voulait s'échapper : les croix manquèrent, et la place pour dresser les croix. On éventrait les fugitifs pour fouiller dans leurs entrailles l'or qu'ils avaient avalé. Six cent mille cadavres de pauvres furent jetés dans les fossés, par-dessus les murailles. On changeait les maisons en sépulcres, et quand elles étaient pleines on en fermait les portes. Titus, après avoir pris la forteresse Antonia, attaqua le Temple le 17 juillet 70 de Jésus-Christ, jour où le sacrifice perpétuel avait cessé, faute de mains consacrées pour l'offrir. Marie, fille d'Eléazar, rôtit son enfant et le mangea [Mulier quaedam... Maria nomine, de vico Vetezobra... vi animi de necessitate compulsa... raptoque filio quem lactentem habebat... Occidit, coctumque medium comedit, adopertumque reliquum servavit. (Joseph., Bell . Jud ., cap. VIII, p. 954-55. - N.d.A.)] dans la ville où une autre Marie avait enseveli son fils. Jésus-Christ avait dit aux femmes de Jérusalem après le prophète : " Un jour viendra où l'on dira : Heureuses les entrailles stériles et les mamelles qui n'ont point allaité ! " Le Temple fut brûlé le 8 d'août de cette année 70, ensuite la ville basse incendiée, et la ville haute emportée d'assaut. Titus fit abattre ce qui restait du Temple et de la ville, excepté trois tours ; on promena la charrue sur les ruines. Telle fut la grandeur du butin, que le prix de l'or baissa de moitié en Syrie. Onze cent mille Juifs moururent pendant le siège, quatre-vingt-dix-sept mille furent vendus [Et captivorum quidem omnium qui toto bello comprehensi sunt, nonaginta et septem millia comprehensus est numerus, mortuorum vero per omne tempus obsidionis undecies centum millia. (Joseph., Bell. Jud ., cap. XVII. - N.d.A.)] ; à peine trouvait-on des acheteurs pour ce vil troupeau. A la fête de la naissance de Domitien, à celle de l'anniversaire de l'avènement de Vespasien à l'empire (24 octobre 70 et 1er juillet 71), plusieurs milliers de Juifs périrent par le feu et les bêtes, ou par la main les uns des autres, comme gladiateurs. A Rome, Titus et son père triomphèrent de la Judée : Jean et Simon, chefs des Juifs de Jérusalem, marchaient enchaînés derrière le char. Des médailles frappées en mémoire de cet événement représentent une femme enveloppée d'un manteau, assise au pied d'un palmier, la tête appuyée sur sa main, avec cette inscription : la Judée captive . Les chrétiens trouvaient dans cette catastrophe d'autres sujets d'étonnement que la multitude païenne : il n'y avait pas trois années que saint Pierre était enseveli au Vatican ; saint Jean, qui avait vu pleurer Jésus-Christ sur Jérusalem, vivait encore, peut-être même, selon quelques traditions, la mère du Fils de l'homme était encore sur la terre ; elle n'avait point encore accompli son assomption en laissant dans sa tombe, au lieu de ses cendres, sa robe virginale ou une manne céleste [Plurimi asseverant quia in sepulchro ejus non nisi manna invenitur quod scaturire cernitur. ( De Assumpt. B. Maria Sermo, tributus divo Hieronymo , t. IX, p. 67. - N.d.A.)] . Les Juifs furent dispersés : témoins vivants de la parole vivante, ils subsistèrent, miracle perpétuel, au milieu des nations. Etrangers partout, esclaves dans leur propre pays, ils virent tomber ce Temple dont il ne reste pas pierre sur pierre, comme mes yeux ont pu s'en convaincre. Une partie de leur population enchaînée vint élever à Rome cet autre monument où devaient mourir les chrétiens. Le ciseau sculpta sur un arc de triomphe qu'on admire encore les ornements qui brillaient aux pompes de Salomon, et dont sans ce hasard nous ignorerions la forme : l'orgueil d'un prince romain et le talent d'un artiste grec ne se doutaient guère qu'ils fournissaient une preuve de plus de la grandeur de la nation vaincue et de ses mystérieuses destinées. Tout devait servir, gloire et ruine, à rendre éternelle la mémoire du peuple que Moïse forma et qui vit naître Jésus-Christ. Le Capitole, incendié dans les désordres qui signalèrent la fin de Vitellius, était la proie des flammes presque au moment où le temple de Jérusalem brûlait. Domitien fit dans la suite la dédicace du nouveau Capitole : l'autel de la servitude y remplaça celui de la liberté ; on eut encore le malheur de n'y pouvoir rétablir l'image fameuse du chien, dont les gardiens répondaient sur leur vie. Soixante millions furent employés à la seule dorure de cet édifice. Jupiter, en vendant tout l'Olympe, disait Martial [NOTE 10] , n'aurait pu payer le vingtième de cette somme. Le dieu des Juifs avait prononcé la destruction de son temple, et Julien essaya vainement de le relever. La grande peste et l'éruption du Vésuve qui fit périr Pline le naturaliste sont de cette époque [Plin., lib. VI, epist. XVI. (N.d.A.)] . Ebion, Cérinthe, Ménandre, disciple de Simon, allaient prêchant leurs hérésies. Les philosophes furent de nouveau exclus de Rome. C'étaient Euphrate, Tyrien, d'abord ami et ensuite adversaire d'Apollonius de Tyane, Démétrius le cynique, Artémidore, Damis le pythagoricien, Epictète le stoïcien, Lucien l'épicurien, Diogène le jeune cynique, Héras et Dion de Pruse ; Musonius seul trouva grâce auprès de Vespasien. Le pape Clément acheva de gouverner l'Eglise la soixante-dix-septième année de Jésus-Christ ; il céda sa chaire à saint Anaclet ou Clet (pape. An de J.-C. 77.), pour éviter un schisme [Accepit impositionem manuum episcopatus, et eo recusato remoratus est (dicit enim in una epistola sua : Secedo, abeo, erigatur populus Dei...) Cletus constituitur. (Epiphanius, Contra Hoereses , cap. VI. - N.d.A.)] . On attribue à saint Clément les ouvrages les plus anciens après les livres canoniques. Jamais frère ne ressembla moins à son frère que Domitien à Titus. Sous Domitien (Domitien, emp. ; Anaclet, Sixte Evariste, papes. An de J.-C. 82-97.) les peuplades du nord, pressées peut-être par le grand corps des Goths qui s'approchait, remuèrent aux frontières de l'empire. Domitien fut battu par les Quades et les Marcomans en Germanie ; il acheta la paix de Décébale, chef des Daces, en lui payant une espèce de redevance annuelle. Ce premier exemple de faiblesse profita aux barbares : selon les temps et les circonstances, ils continuèrent à vendre aux empereurs une paix dont le prix leur servait ensuite à recommencer la guerre. Domitien vaincu ne s'en décerna pas moins les honneurs du triomphe : il prit avec raison le surnom de Dacique . Il donna des jeux, se consacra des statues, et se traîna dans la gloire où d'autres empereurs s'étaient précipités. Ses armes furent plus heureuses dans la Grande-Bretagne. Agricola battit les Calédoniens, et sa flotte tourna l'île au septentrion. Un coup funeste fut porté à l'empire par l'augmentation de la paye des soldats ; leur influence, déjà trop considérable, s'accrut ; le gouvernement dégénéra en république militaire : il faut toujours que la liberté, d'elle-même impérissable, se retrouve quelque part. Domitien persécuta les philosophes [Philosophia autem adeo perterrita est, ut, habitu mutato, alii in extremam Galliam aufugerent, alii in Libyae Scythiaeque deserta. (Euseb., Chron ., ann. 92 ; Philost., Vit. Apoll ., lib. VII, cap. IV. - N.d.A.)] , que l'on confondait avec les chrétiens : ils se retirèrent à l'extrémité des Gaules, dans les déserts de la Libye et chez les Scythes. Apollonius, interrogé par Domitien, montra du courage et une rude franchise. On commença à voir de tous côtés la succession des évêques : à Alexandrie, Abilius succéda à saint Marc ; à Rome, saint Evariste à saint Clet ; Alexandre Ier ou Sixte Ier à saint Evariste. Vers la fin de son règne, Domitien se jeta sur les fidèles. L'apôtre saint Jean, relégué dans l'île de Pathmos, eut sa vision. Flavius Clément, consul et cousin germain de l'empereur, qui destinait les deux enfants de Clément à l'empire, avait embrassé la foi, et fut décapité. L'Evangile faisait des progrès dans les hauts rangs de la société. Domitien assassiné, Nerva (Nerva, Trajan emp. ; Evariste, Alexandre Ier papes. An de J.-C. 97-118.) ne parut après lui que pour abolir le crime de lèse-majesté [Claude avait tenté cette abolition. (N.d.A.)] , punir les délateurs, et appeler Trajan à la pourpre : trois bienfaits qui lui ont mérité la reconnaissance des hommes. Sous le règne de Trajan l'empire s'éleva à son plus haut point de prospérité et de puissance. Cet admirable prince n'eut que la faiblesse des grands coeurs : il aima trop la gloire. Vainqueur de Décébale, il réduisit la Dacie en province. Cette conquête, qui fut un sujet de triomphe, devait être un sujet de deuil, car elle détruisit le dernier peuple qui séparait les Goths des Romains. Trajan porta la guerre en Orient, donna un roi aux Parthes, prit Suze et Ctésiphon, soumit l'Arménie, la Mésopotamie et l'Assyrie, descendit au golfe Persique, vit la mer des Indes, se saisit d'un port sur les côtes de l'Arabie ; après tout cela il mourut, et son successeur, soit sagesse, soit jalousie, abandonna ses conquêtes. Il faut placer à la dernière année du premier siècle de l'ère chrétienne la mort de saint Jean à Ephèbe ; il ne se nommait plus lui-même dans ses dernières lettres que le vieillard ou le prêtre , du mot grec presbyteros . " Mes enfants, aimez-vous les uns les autres. " Telles étaient ses seules instructions. Il avait assisté à la passion soixante-six ans auparavant. Saint Jude, saint Barnabé, saint Ignace, saint Polycarpe se faisaient connaître par leurs doctrines. Les successions des évêques étaient toujours plus abondantes et plus connues : Ignace et Héron à Antioche, Cerdon et Primin à Alexandrie. Après le pape Evariste vinrent Alexandre, Sixte et Télesphore, martyr. Les chrétiens souffrirent sous Trajan, non précisément comme chrétiens, mais comme faisant partie des sociétés secrètes. Une lettre de Pline le jeune, gouverneur de Bithynie, fixe l'époque où les chrétiens commencent à paraître dans l'histoire générale. " (...) On a proposé un libelle [Pour ne pas refaire moi-même ce qui est très bien fait, j'emprunte la traduction de Fleury, d'un style plus naturel et plus franc que l'élégante traduction de Sacy. (N.d.A.)] sans nom d'auteur, contenant les noms de plusieurs qui nient d'être chrétiens ou de l'avoir été. Quand j'ai vu qu'ils invoquaient les dieux avec moi, et offraient de l'encens et du vin à votre image, que j'avais exprès fait apporter avec les statues des dieux, et de plus qu'ils maudissaient le Christ, j'ai cru devoir les renvoyer ; car on dit qu'il est impossible de contraindre à rien de tout cela ceux qui sont véritablement chrétiens. (...) Voici à quoi ils disaient que se réduisait leur faute ou leur erreur : qu'ils avaient accoutumé de s'assembler un jour avant le soleil levé, et de dire ensemble, à deux choeurs, un cantique en l'honneur du Christ comme d'un dieu ; qu'ils s'obligeaient par serment non à un crime, mais à ne commettre ni larcin, ni vol, ni adultère, ne point manquer à leur parole et ne point dénier un dépôt ; qu'ensuite ils se retiraient ; puis se rassemblaient pour prendre un repas, mais ordinaire et innocent ; encore avaient-ils cessé de le faire depuis mon ordonnance, par laquelle, suivant vos ordres, j'avais défendu les assemblées (...) " La chose m'a paru digne de consultation, principalement à cause du nombre des accusés ; car on met en péril plusieurs personnes de tout âge, de tout sexe et de toute condition. Cette superstition a infecté non seulement les villes, mais les bourgades et la campagne, et il semble que l'on peut l'arrêter et la guérir. Du moins il est constant que l'on a recommencé à fréquenter les temples, presque abandonnés, à célébrer les sacrifices solennels après une grande interruption, et que l'on vend partout des victimes, au lieu que peu de gens en achetaient. D'où on peut aisément juger la grande quantité de ceux qui se corrigent, si on donne lieu au repentir. " L'univers chrétien a depuis longtemps démenti les espérances de Pline. Mais quels rapides et étonnants progrès ! Les temples abandonnés ! on ne trouve déjà plus à vendre les victimes ! et l'évangéliste saint Jean venait à peine de mourir ! Trajan, dans sa réponse au gouverneur, dit qu'on ne doit pas chercher les chrétiens, mais que s'ils sont dénoncés et convaincus, il les faut punir : quant aux libelles sans nom d'auteur, ils ne peuvent fournir matière à accusation ; les poursuivre serait d'un très mauvais exemple et indigne du siècle de Trajan [Euseb., lib. III, cap. XXXIII ; Plin., lib. X, epist . XCVII, XCVIII. Tertullien a très bien fait remarquer ce qu'il y avait de contradictoire et d'injuste dans le raisonnement et la décision de Trajan. (N.d.A.)] . L'histoire offre peu de documents plus mémorables que cette correspondance d'un des derniers écrivains classiques de Rome et d'un des plus grands princes qui aient honoré l'empire, touchant l'état des premiers chrétiens. Adrien (Adrien emp. ; Alexandre Ier, Sixte Ier, Télesphore papes. An de J.-C. 118-138.) maintint la paix en l'achetant des barbares, peut-être parce que son prédécesseur avait trouvé plus honorable et plus sûr d'employer le même argent à leur faire la guerre : naturellement envieux des succès, il ne pardonna pas plus à Apollodore l'architecte qu'à Trajan l'empereur. Voyageur couronné, grand administrateur, ami des arts, dont il renouvela le génie, il visita les lieux célèbres de son empire ; l'histoire a remarqué qu'il évita de passer à Italica, son obscure patrie. Il persécuta ses amis, quitta le monde en plaisantant sur son âme [Animula vagula, blandula, etc. (N.d.A.)] et laissant aux Romains, dignes du présent, un dieu de plus, Antinoüs. Ce prince avait fait une divinité, et pensa lui-même être rejeté de l'Olympe : ce fut avec peine qu'Antonia obtint pour lui cette apothéose par qui les maîtres du monde prolongeaient l'illusion de leur puissance. Les hérésies se multipliaient : Saturnin, Basilide, Carpocras, les gnostiques avaient paru. La calomnie croissait contre les chrétiens ; ils occupaient fortement le gouvernement et l'opinion publique. Le peuple les accusait de sacrifier un enfant, d'en boire le sang, d'en manger la chair, de faire, dans leurs assemblées secrètes, éteindre les flambeaux par des chiens et de s'unir dans l'ombre, au hasard, comme des bêtes. Les philosophes, de leur côté, attaquaient le judaïsme et le christianisme, regardant le premier comme la source du second. Alors les fidèles commencèrent à écrire et à se défendre : Quadrat, évêque d'Athènes, présenta son apologie à Adrien ; et Aristide, autre Athénien, publia une autre apologie. Adrien lit suspendre la persécution. Eusèbe nous a conservé la lettre qu'il écrivit à Minutius Fondatus, proconsul d'Asie [Euseb., lib. IV, Hist ., cap. VIII et IX. (N.d.A.)] : " Si quelqu'un accuse les chrétiens, disait-il, et prouve qu'ils font quelque chose contre les lois, jugez-les selon la faute ; s'ils sont calomniés, punissez le calomniateur. " Adrien établit des colons à Jérusalem, et bâtit parmi ses débris une ville nommée Elea Capitolina. Des Juifs assemblés dans cette cité nouvelle se révoltèrent encore, et furent exterminés. La Judée se changea en solitude ; on défendit aux Israélites dispersés d'entrer à Jérusalem, ni même de la regarder de loin, tant était insurmontable leur amour pour Sion ! Une idole de Jupiter fut placée au Saint-Sépulcre, une Vénus de marbre élevée sur le Calvaire, un bois planté à Bethléem : la consécration à Adonis de la crèche où Jésus était né profana ces lieux d'innocence [Ab Adriani temporibus usque ad imperium Constantini, per annos circiter centum octoginta, in loco resurrectionis simulacrum Jovis in crucis rupe, statua ex marmore Veneris a gentibus posita colebatur, existimantibus persecutionis auctoribus quia tollerent nobis fidem resurrectionis et crucis, si loca sancta per idola polluissent... Bethleem nunc nostram lucus inumbrabat Thamus, id est Adonidis, et in specu ubi quondam Christus parvulus vagiit, Veneris amasius plangebatur. (Hier., ad Paulinum , p. 102 ; Bâle, 1537. - N.d.A.)] . L'hérésie de Valentin, le martyre de saint Symphorose et de ses sept fils à Tibur pour la dédicace des jardins et des palais d'Adrien terminèrent à l'égard des chrétiens le règne de cet empereur. Antonin (Antonin emp. ; Hygin, Pie Ier,, Anicet papes. An de J.-C. 139-162.) fut de tous les empereurs le plus aimé et le plus respecté des peuples voisins de l'empire. Grand justicier, il eut avec Numa quelques traits de ressemblance ; son caractère de piété le rendit plus propre au gouvernement que ne l'avaient été les Titus et les Trajan : la science des lois est liée à celle de la religion. Sous Antonin les deux hérésiarques Marcion et Apelles parurent ; Justin, philosophe chrétien, publia sa première apologie, adressée à l'empereur, au sénat et au peuple romain. Il parla des mystères sans déguisement. Sainte Félicité confessa le Christ avec ses fils. Marc-Aurèle (Marc-Aurèle emp. ; Anicet, Sotère, Eleuthère papes. An de J.-C. 162-181.) aimait la paix par caractère et philosophie, et il eut à soutenir de nombreuses guerres avec les barbares. Les Quades, qui se perdirent dans la ligue des Franks, menacèrent l'Italie d'une irruption ; les Marcomans, ou plutôt une confédération des peuples germains refoulés par les Goths, et d'autres peuples qui pesaient sur eux, cherchèrent des établissements dans l'empire : ils avaient profité du moment où les légions romaines étaient occupées à défendre l'Orient contre les Parthes. La grande invasion approchait, et le monde commençait à s'agiter. Marc-Aurèle ayant associé à l'empire son frère adoptif, Marcus Verrus, repoussa avec lui les agresseurs : les Marcomans et les Quades furent vaincus. A la suite de ces guerres, cent mille prisonniers furent rendus aux Romains, et des colonies de barbares formées dans la Dacie, la Pannonie, les deux Germanies, et jusqu'à Ravenne en Italie. Celles-ci se soulevèrent, et apprirent aux Romains ce qu'ils auraient à craindre de pareils laboureurs. Cent mille prisonniers rendus supposent déjà chez les nations septentrionales une puissance et une régularité de gouvernement auxquelles on n'a pas fait assez d'attention. Les arts et les lettres brillèrent d'un dernier éclat sous les règnes de Trajan, d'Adrien, d'Antonin et de Marc-Aurèle : c'est le second siècle de la littérature latine, dans laquelle il faut comprendre ce que fournit le génie expirant de la Grèce soumise aux Romains. Alors parurent Tacite, les deux Pline, Suétone, Florus, Gallien, Sextus Empiricus, Plutarque, Ptolémée, Arien, Pausanias, Appien, Marc-Aurèle et Epictète, l'un empereur, l'autre esclave, et enfin Lucien, qui se rit des philosophes et des dieux. Marc-Aurèle mourut sans avoir pu terminer complètement la guerre des barbares, et après avoir été obligé d'étouffer la révolte des colonies militaires. Il laissa l'empire à Commode son fils : faute de la nature que la philosophie aurait dû prévenir. Si les Romains furent longtemps redevables du succès de leurs armes à la discipline, à l'organisation des légions, à la supériorité de l'art militaire, ils le durent encore à cette nécessité où se trouvait le légionnaire de combattre dans tous les climats, de se nourrir de tous les aliments, de s'endurcir par de longues et pénibles marches. Les peuples de l'Europe moderne (la nation française exceptée, pendant les dernières conquêtes de sa dernière révolution), les peuples de l'Europe moderne, divisés en petits Etats, ont presque toujours combattu contre leurs voisins, ou sur le sol paternel à peu de distance de leurs foyers. Mais l'empire romain renfermait dans son sein le monde connu ; ses soldats passaient des rivages du Danube et du Rhin à ceux de l'Euphrate et du Nil, des montagnes de la Calédonie, de l'Helvétie et de la Cantabrie à la chaîne du Caucase, du Taurus et de l'Atlas, des mers de la Grèce aux sables de l'Arabie et aux campagnes des Numides. On entreprend aujourd'hui de longs et périlleux voyages dans les pays que les légions parcouraient pour changer de garnison : ces entreprises d'outre-mer qui rendirent les croisades si célèbres n'étaient pour les Romains que le mouvement d'un corps de troupes qui, parti de la Batavie, allait relever un poste à Jérusalem. Le général qui se transportait sur des terrains si divers, qui, forcé d'employer les ressources du lieu, se servait du chameau et de l'éléphant sous le palmier, du mulet et du cheval sous le chêne, accroissait son expérience et son génie avec le vol de ses aigles. Le monde romain n'offrait point un aspect uniforme : les peuples subjugués avaient conservé leurs moeurs, leurs coutumes, leurs langues, leurs dieux indigènes, leurs lois locales : au dehors on ne s'apercevait de la domination étrangère que par les voies militaires, les camps fortifiés, les aqueducs, les ponts, les amphithéâtres, les arcs de triomphe, les inscriptions latines gravées aux monuments des républiques et des royaumes incorporés à l'empire ; au dedans l'administration civile, fiscale et militaire, les préfets et les proconsuls, les municipalités et les sénats, la loi générale qui dominait les justices particulières, annonçaient un commun maître. Les Romains n'avaient imposé à la terre domptée que leurs armes, leur code et leurs jeux. Marc-Aurèle, stoïcien, n'aimait pas les disciples de la croix, par une sorte de rivalité de secte : " Il faut être toujours prêt à mourir, dit-il dans une de ses maximes, en vertu d'un jugement qui nous soit propre, non au gré d'une pure obstination, comme les chrétiens. " Il y eut plusieurs martyrs sous son règne : Polycarpe à Smyrne, Justin à Rome après avoir publié sa seconde apologie, les confesseurs de Vienne et de Lyon, à la tête desquels brilla Pothin, vieillard plus que nonagénaire, remplacé dans la chaire de Lyon par Irénée. A cette époque, les apologistes, tels qu'Athénagore, changèrent de langage, et d'accusés devinrent accusateurs : en défendant le culte du vrai Dieu, ils attaquèrent celui des idoles. D'une autre part, les magistrats ne furent pas les seuls promoteurs des persécutions ; les peuples les demandèrent : le soulèvement des masses à Vienne, à Lyon, à Autun, multiplia les victimes dans les Gaules [(Epistolarum verba eorum citabo :) Servi Jesu-Christi, qui Viennam et Lugdunum Galliae incolunt, fratribus in Asia et Phrygia... Pax, gloria a Deo patre... Magnitudinem afflictionis qui hoc loco ingravescit, in gens gentilium odium, contra sanctos incitatum.. neque exprimi neque comprehendi possunt... Ac primum cruciamenta quae confertim erant, et tanquam cumulo a multitudine in illos coacervata... Vociferationes, plagas, violentos tractus, dilacerationes, lapidum projectiones, carceres, et quidquid denique ab agresti et furiosa multitudine contra nos, velut contra hostes et inimicos, fieri solet. (Euseb., Hist. eccl ., lib. IV, cap. I, p. 102. - N.d.A.)] ; ce qui prouve que les chrétiens n'étaient plus une petite secte bornée à quelques initiés, mais des hommes nombreux, qui menaçaient l'ancien ordre social, qui armaient contre eux les vieux intérêts et les antiques préjugés. La légion Fulminante était en partie composée de disciples de la nouvelle religion ; elle fut la cause d'une victoire remportée en 174, sur les Sarmates, les Quades et les Marcomans ; victoire retracée dans les bas-reliefs de la Colonne Antonine : selon Eusèbe, Marc-Aurèle reconnut devoir son succès aux prières des soldats du Christ [Eadem historia apud gentiles scriptores, qui longe a nostra religione dissentiunt... Nostrorum etiam Apollinarius qui affirmat legionem, cujus precibus miraculum edebatur, latino sermone Fulmineam , usque ab illo tempore appellatam : illudque nomen rei eventum scite exprimens, ab Aurelio caesare ei tributum. (Euseb., Hist. eccles ., lib. V, p. 93. - N.d.A.)] . L'Evangile avait fait de tels progrès que Méliton, évêque de Sardis en Asie, disait à Marc-Aurèle, dans une requête : " On persécute à présent les serviteurs de Dieu... Notre philosophie était répandue auparavant chez les barbares : vos peuples sous le règne d'Auguste en reçurent la lumière, et elle porta bonheur à votre empire [Multo magis te obsecramus ne tam aperto latrocinio nos spoliari permittas... Divina quam excolimus religio antea inter barbaros insigniter viguit : quae cum apud gentes tuas, praeclaro et eximio Augusti regno... floreret, ipsi imperio que potiris, cumprimis fausto ac felici praesidio fuit. (Euseb., Hist. eccles ., cap. XXV, p. 108 et 109. - N.d.A.)] . " Un roi des Bretons, tributaire des Romains, écrivit, l'an 170, au pape Eleuthère, successeur de Soter, pour lui demander des missionnaires : ceux-ci portèrent la foi aux peuplades britanniques, comme le moine Augustin, envoyé par Grégoire le Grand, prêcha depuis l'Evangile aux Saxons vainqueurs des Bretons. Marc-Aurèle avait toutefois trop de modération pour s'abandonner entièrement à l'esprit de haine dont étaient animées les écoles philosophiques : il écrivit la dixième année de son règne, à la communauté du peuple de l'Asie Mineure assemblée à Ephèse une lettre de tolérance. Il alla même plus loin que ses devanciers, car il disait : " Si un chrétien est attaqué comme chrétien, que l'accusé soit renvoyé absous, quand même il serait convaincu d'être chrétien, et que l'accusateur soit poursuivi [ Chron. Alex . ; Euseb., Hist ., IV, cap. XIII. (N.d.A.)] . " Mais il était difficile à lui de lutter contre la superstition et la philosophie entrées dans une alliance contre nature pour détruire un ennemi commun. Les marcionites, les montanistes, les marcosiens jetèrent une nouvelle confusion dans la foi. Avec Marc-Aurèle finit l'ère du bonheur des Romains sous l'autorité impériale, et recommencent des temps effroyables d'où l'on ne sort plus que par la transformation de la société. Un seul fait de cette histoire la peindra. Commode et ses successeurs jusqu'à Constantin périrent presque tous de mort violente. Quand Marc-Aurèle eut disparu, les Romains se replongèrent d'une telle ardeur dans l'abjection qu'on les eût pris pour des hommes rendus nouvellement à la liberté : ils n'étaient affranchis que des vertus de leurs derniers maîtres. Deux effets de la puissance absolue sur le coeur humain sont à remarquer. Il ne vint pas même à la pensée des bons princes qui gouvernèrent le monde romain de douter de la légalité de leur pouvoir et de restituer au peuple des droits usurpés sur lui. La même puissance absolue altéra la raison des mauvais princes ; les Néron, les Caligula, les Domitien, les Commode furent de véritables insensés : afin de ne pas trop épouvanter la terre, le ciel donna la folie à leurs crimes, comme une sorte d'innocence. Commode (Commode emp. ; Eleuthère pape. An de J.-C. 181-192.), rencontrant un homme d'une corpulence extraordinaire, le coupa en deux pour prouver sa force et jouir du plaisir de voir se répandre les entrailles de la victime [Obtunsi oneris pinguem hominem medio ventre dissecuit, ut ejus intestina subito funderentur. ( Hist. Aug ., p. 128. - N.d.A.)] . Il se disait Hercule ; il voulut que Rome changeât de nom et prît le sien ; de honteuses médailles ont perpétué le souvenir de ce caprice. Commode périt par l'indiscrétion d'un enfant, par le poison que lui donna une de ses concubines et par la main d'un athlète qui acheva en l'étranglant ce que le poison avait commencé [Erat autem Commodo pusio quidam... sumpto in manus, qui supra lectulum jacebat, libello, foras processit... incidit in Marciam... quae libellum pueri manu aufert... Agnita Commodi manu... ubi se primam peti intellexit... electum accersit... placitum rem veneno agi... cum evomisset... veriti illi... Narcisso cuidam, audaci strenuoque adolescenti, persuaserunt ut Commodum in cubiculo strangularet. (Herodian., Vit. Commod ., lib. I, p. 91-92. - N.d.A.)] . Sous le règne de Commode paraît une nouvelle race de destructeurs, les Sarrasins, si funestes à l'empire d'Orient. Pertinax (Pertinax, Julianus, emp. ; Victor, pape. An de J.-C. 193.) succède à Commode ; il se montra digne du pouvoir : son ambition était de celles qu'inspire la conscience des talents qu'on a, et non l'envie des talents qu'on ne peut atteindre. Le nouvel empereur fit redemander à des barbares le tribut qu'on leur accordait, et ils le rendirent : démarche vigoureuse ; mais les devanciers de Pertinax, en immolant à leurs faiblesses ou à leurs vices la dignité et l'indépendance romaines, avaient fait un mal irréparable. Pouvait-on racheter l'honneur d'un Etat qui allait être vendu à la criée ? Pertinax était un soldat rigide ; les prétoriens le massacrèrent. L'empire est proposé au plus offrant : il se trouva deux fripiers de tyrannie pour se disputer les haillons de Tibère. Didius Julianus l'emporte sur son compétiteur par une surenchère de douze cents drachmes [Sed simul ad superiora vicena sestertia, altera quina adjecisset, eamque summam magno edito clamore in manibus ostendisset. (Dion., Hist. rom ., lib. LXXIII, p. 835.) Sane cum vicena quina millia militibus promisisset, tricena dedit. (Dion., Hist. rom ., p. 61.) Praeterea militibus singulis, plus multo argenti daturum quam petere auderent, aut accepturos speraverant, neque in dando moram futuram. (Herodian., lib. II, p. 130 et 131. - N.d.A.)] . Les prétoriens livrent la marchandise de cent vingt millions d'hommes à Didius. Celui-ci ne put fournir le prix de l'adjudication [Sed spes militum fefellerat, nec implere fidem promissorum poterat. (Herodian., p. 134. - N.d.A.)] , et il fut menacé d'être exécuté pour dettes. Jadis le sénat avait proclamé la vente d'un morceau du territoire de la république : c'était celle du champ où campait Annibal. Le sénat de Didius fut pourtant honteux ; il eut peur surtout quand il apprit le soulèvement des légions ; elles avaient élu trois empereurs. On se hâta de réparer une bassesse par une cruauté ; au bout de soixante-six jours Didius déposé fut condamné à mort : " Quel crime ai-je commis [Is imbellem miserumque senem... inter foedissimas complorationes trucidavit. (Herodian., p. 170.) Nihilque dixit percussoribus, nisi : Quid ergo peccavi ? Quem interfeci ? (Dion., lib. LXXIV, p. 839.) Missi tamen a senatu quorum cura per militem gregarium in palatio idem Julianus occisus est, fidem caesaris implorans, hoc est Severi. ( Hist. Aug ., p. 63. - N.d.A.)] ? " disait-il en pleurant. Le malheureux n'avait pas eu le temps d'apprendre la tyrannie ; il ignorait qu'avoir acheté l'empire et n'avoir ôté la vie à personne était une contradiction qui rendait son règne impossible : homme commun, il était au-dessous de son crime. On ne sait pourquoi Rome rougit de l'élévation de Didius Julianus, si ce n'est par un de ces mouvements de dignité naturelle qui reviennent quelquefois au milieu de l'abjection. Denys à Corinthe disait à ceux qui l'insultaient : " J'ai pourtant été roi. " Un peuple dégénéré, qui ne songeait jamais à se passer de maître quand il avait le pouvoir de s'en donner un appela à l'empire Pescennius Niger, commandant en Orient ; mais Septime Sévère avait été choisi par les légions d'Illyrie, et Clodius Albinus par les légions britanniques. Alors recommencèrent les guerres civiles : Sévère, demeuré vainqueur de Niger en trois combats en Asie, fut également heureux contre Albinus, à la bataille de Lyon [Dion., lib. LXXIV ; Herod., lib. VII ; Spart., Hist ., p. 33. (N.d.A.)] . Sous prétexte de punir les partisans de ce dernier, il fit mourir un grand nombre de sénateurs. Les fortunes des familles sénatoriales étaient énormes ; on ne les pouvait atteindre avec l'impôt, mal entendu : le crime de lèse-majesté fut inventé comme une loi de finances : il entraînait la confiscation des biens. On voit des princes en parvenant à l'empire annoncer qu'ils ne feront mourir aucun sénateur : c'était déclarer qu'ils ne lèveraient aucune nouvelle taxe. Sévère (Septime-Sévère emp. ;Victor Ier, Zéphirin, papes. An de J.-C. 193-212.) était né à Leptis, sur la côte d'Afrique : il se trouva que le chef des Romains parlait la langue d'Annibal. Il avait la cruauté et la foi puniques, et ne manquait pas toutefois d'une certaine grandeur. A l'imitation de Vitellius, il cassa d'abord les gardes prétoriennes ; ensuite il les rétablit et les augmenta, en les composant des plus braves soldats des légions d'Illyrie : jusque alors on n'avait admis dans ce corps que des hommes tirés de l'Italie, de l'Espagne et de la Norique, provinces depuis longtemps réunies à l'empire. Les barbares approchaient de plus en plus du trône ; nous les verrons s'élever au rang des favoris et des ministres, pour devenir empereurs. Sévère força les sénateurs à mettre Commode au rang des dieux : " Il leur convient bien, disait-il, d'être difficiles ! valent-ils mieux que ce tyran ? " Il importait à Sévère de ne pas laisser dégrader Commode, puisqu'il voulait livrer le monde à Caracalla. Les empereurs cherchaient par le biais de l'association, et par les titres d'auguste et de césar, à rendre la pourpre héréditaire ; mais deux corps, l'armée et le sénat, leur opposaient des obstacles : dans l'un de ces corps était le fait, dans l'autre le droit ; et le fait et le droit, qui souvent se combattent, s'entendaient pour jouir de ce qu'ils s'étaient approprié en dépouillant le peuple romain. Après avoir triomphé des Parthes, Sévère, sur la fin de sa vie, passa dans la Grande-Bretagne, battit les Calédoniens, et éleva pour les contenir la muraille qui porte son nom ; c'est l'époque de la fiction de Fingal. L'empereur avait épousé Julie Domna, née à Emèse en Syrie, femme de beauté, de grâce, d'instruction et de courage : il en eut deux fils, Caracalla et Geta, qui furent ennemis dès l'enfance. Caracalla, pressé de régner, voulut se débarrasser de son père, lorsque celui-ci était engagé dans la guerre de la Calédonie. Sévère, rentré dans sa tente, se couche, met une épée à côté de lui et fait appeler son fils. " Si tu veux me tuer, lui dit-il, prends cette épée, ou ordonne à Papinien ici présent de m'égorger ; il t'obéira, car je te fais empereur [Si me cupis, inquit Severus, interficere, hic me interfice. Quod si id recusas aut times tua manu facere, adest tibi Papinianus praefectus, cui jubere potes ut me interficiat, nam is tibi quidquid praeceperis, propterea quod sis imperator efficiet (Dion., Hist. Rom ., lib. LXXVII, p. 868. - N.d.A.)] . " Peu de temps après, Sévère, malade à York, et sentant sa fin venir, dit : " J'ai été tout, et rien ne vaut [Omnia fui, et nihil expedit. (Aurel. Vict. - N.d.A.)] . " L'officier de garde s'étant approché de sa couche, il lui donna pour mot d'ordre : " Travaillons [Laboremus. ( Hist. Aug ., p. 364. - N.d.A.)] ; " et il tomba dans le repos éternel. Les règnes de Commode, de Pertinax, de Julianus et de Sévère virent éclater l'éloquence des premiers Pères de l'Eglise : parmi les Pères grecs, on trouve saint Clément d'Alexandrie ( Le Maître et Les Stromates sont des ouvrages remplis de faits curieux) ; parmi les Pères latins, Tertullien est le Bossuet africain. Saint Irénée, bien qu'il écrivit en grec, déclare dans son traité contre les hérésies qu'habitant parmi les Celtes, obligé de parler et d'entendre une langue barbare, on ne doit point lui demander l'agrément et l'artifice du style. Il nous apprend que l'Evangile était déjà répandu par tout le monde ; il cite les Eglises de Germanie, de Gaule, d'Espagne, d'Orient, d'Egypte, de Libye, éclairées, dit-il, de la même foi comme du même soleil [Etenim Ecclesia... per universum orbem usque ad extremos terrae fines dispersa... Ac neque hae quae in Germaniis sitae sunt Ecclesiae aliter credunt aut aliter tradunt, nec quae in Hispaniis aut Galllis, aut in oriente, aut in Aegypto, aut in Africa, aut in Mediterraneis orbis regionibus sedem habent. Verum ut sol hic a Deo conditus, in universo mundo unus atque idem est. (S. Iraen., lib. I, cap. X, Contra Hoereses ., p. 49. - N.d.A.)] . Il nomme les douze évêques qui succédèrent à Rome depuis Pierre jusqu'à Eleuthère. Il affirme qu'il avait connu lui-même Polycarpe établi évêque de Smyrne par les apôtres, lequel Polycarpe avait conversé avec plusieurs disciples qui avaient vu Jésus-Christ [Et Polycarpus autem non solum ab apostolis edoctus et conversatus cum multis ex iis qui Dominum nostrum viderunt, sed etiam ab apostolis in Asia, etc. (S.Iraen., lib. III, cap. III, N o 4. - N.d.A.)] , C'est un des témoignages les plus formels de la tradition. En ce temps-là Pantenus, chef de l'école chrétienne d'Alexandrie, prêcha la foi aux nations orientales : il pénétra dans les Indes ; il y trouva des chrétiens en possession de l'Evangile de saint Matthieu, écrit en langue hébraïque, et que cette Eglise tenait de l'apôtre Barthélemy [Pantenus ille, quem ad Indos devexisse diximus, ubi (ut fertur) Evangelium Matthaei, quod ante ejus adventum ibi fuerat receptum, in manibus quorumdam qui in illis locis Christum profitebantur, reperit : quibus Bartholomaeum unum ex apostolis praedicasse, illisque Matthaei Evangelium, litteris hebraicis scriptum, reliquisse. (Euseb., Hist. eccles ., lib. V, p. 95. - N.d.A.)] . On voit par les deux livres de Tertullien à sa femme que les alliances entre les chrétiens et les païens commençaient à devenir fréquentes ; mais, selon l'orateur, c'étaient les plus méchants des païens qui épousaient des chrétiennes, et les plus faibles des chrétiennes qui se mariaient à des païens [Igitur cum quasdam istis diebus nuptias de Ecclesia tolleret... (Tert., lib. II. cap. II. p. 167.) Solis pejoribus placet nomen christianum... Pleraeque genere nobiles... cum mediocribus.. ad licentiam conjunguntur. (Tert., cap. VIII, p. 171. - N.d.A.)] . Ce traité répand de grandes lumières sur la vie domestique des familles des deux religions. Le nombre des disciples de l'Evangile s'augmenta beaucoup à Rome sous le règne de Commode, surtout parmi les familles nobles et riches Apollonius, sénateur instruit dans les lettres et dans la philosophie, avait embrassé le culte nouveau : dénoncé par un de ses esclaves, l'esclave subit le supplice de la croix, d'après l'édit de Marc-Aurèle qui défendait d'accuser les chrétiens comme chrétiens [Euseb., in Chron ., an. 171. (N.d.A.)] . Mais Apollonius fut condamné à son tour à perdre la tête, parce que tout chrétien qui avait comparu devant les tribunaux, et qui ne rétractait pas sa croyance, était puni de mort. Apollonius prononça en plein sénat une apologie complète de la religion. Le pape Eleuthère mourut, et eut pour successeur Victor, qui gouverna l'Eglise de Rome pendant douze ans. L'empereur Sévère aima d'abord les chrétiens, et confia l'éducation de son fils aîné à l'un d'eux, nommé Proculus ; il protégea les membres du sénat convertis à la foi, mais il changea de conseil dans la suite, et provoqua une persécution générale : elle emporta Perpétue, Félicité, et saint Irénée avec une multitude de son peuple. Tertullien écrivit l'éloquente et célèbre apologie où il disait : " Nous ne sommes que d'hier, et nous remplissons vos cités, vos colonies, l'armée, le palais, le sénat, le forum : nous ne vous laissons que vos temples [Sola relinquimus templa. (Tert., Apolog . - N.d.A.)] . " Il publia son Exhortation aux Martyrs , ses traités des Spectacles , de l'Idolâtrie , des Ornements des Femmes , et son livre Des Prescriptions : admirable ouvrage, qui servit de modèle à Bossuet pour son chef-d'oeuvre Des Variations . Tertullien tomba dans l'hérésie des montanistes, qui convenait à la sévérité de son génie. Origène commençait à paraître. Sous la persécution de Sévère, les chrétiens cherchèrent à se mettre à l'abri à prix d'argent ; cet usage fut continué. Sévère mort, Caracalla (Caracalla emp. ; Zéphirin pape. An de J.-C. 212-217.) régna avec son frère Geta ; bientôt il le fit massacrer, dans les bas de sa mère. Un mot de Papinien est resté : invité par l'empereur à faire l'apologie du meurtre de Geta, le jurisconsulte, moins complaisant que le philosophe Sénèque, répondit : " Il est plus facile de commettre un parricide que de le justifier [Non tam facile parricidium excusari quam posse fieri. ( Hist. Aug ., p. 88. - N.d.A.)] . " Avec Caracalla reparurent sur le trône la dépravation et la cruauté : des massacres eurent lieu à Rome, dans les Gaules, à Alexandrie. Cet empereur s'appela d'abord Bassianus, du nom de son aïeul, prêtre du soleil en Phénicie. Il quitta ce nom, par ordre de Sévère, pour celui de Marc-Aurèle Antonin. Les vices de Caracalla, en contraste avec les vertus sous le patronage desquelles on le voulait mettre, ne servirent qu'à le rendre plus odieux. Le mépris du peuple fit évanouir des surnoms glorieux dans ce nom de Caracalla , emprunté d'un vêtement gaulois que le fils de Sévère affectait. Sévère avait ébranlé l'Etat par l'introduction des barbares dans les gardes prétoriennes ; Caracalla acheva le mal en étendant le droit du citoyen à tous ses sujets : le sang romain fut dégradé de noblesse, et par une sorte d'égalité démocratique tout sujet, barbare ou romain, fut admis à concourir à la tyrannie. Peu à peu les distinctions de villes libres, de colonies, de droit latin ou droit italique, s'effacèrent. En théorie c'était un bien, en pratique un mal ; il n'était pas question de liberté, mais d'argent ; il s'agissait non d'affranchir les masses, mais de faire payer aux individus comme citoyens le vingtième sur les legs et héritages dont ils étaient exempts comme sujets . Les vieilles habitudes et l'homogénéité de la race se perdirent ; on troqua la force des moeurs contre l'uniformité de l'administration [L'édit de Caracalla, ou un édit semblable, est attribué par quelques glossateurs à Marc-Aurèle. J'ai suivi l'opinion pour laquelle il y a un plus grand nombre d'autorités. (N.d.A.)] . Caracalla eut, comme tant d'autres, la passion d'imiter Alexandre : ces copistes d'un héros oubliaient que la pique du Macédonien fit éclore plus de cités qu'elle n'en renversa. Sur les bords du Rhin et du Danube, Caracalla rencontra par hasard deux peuples nouveaux, les Goths et les Allamans . Il aimait les barbares ; on prétend même que dans des conférences particulières il leur dévoilait le secret de la faiblesse de l'empire, secret que leur épée leur avait déjà révélé. Passé en Asie, Caracalla visita les ruines de Troie. Pour honorer et rappeler la mémoire d'Achille, dont il se prétendait la vraie ressemblance, il voulut pleurer la mort d'un ami ; en conséquence, un poison fut donné à Festus, affranchi qu'il aimait tendrement ; après quoi il lui éleva un bûcher funèbre. Et comme Achille, le plus beau des Grecs, coupa sa chevelure blonde sur le bûcher de Patrocle, Caracalla, laid, petit et difforme, arracha deux ou trois cheveux que la débauche lui avait laissés, excitant la risée des soldats qui le voyaient chercher et trouver à peine sur son front la matière du sacrifice à l'ami qu'il avait fait empoisonner [Quumque esset raro capillo, et crinem quaereret ut imponeret ignibus, deridiculo erat omnibus ; caeterum quos habuit capillos tamen totondit. (Herodian., lib. IV, p. 310-311. - N.d.A.)] . Caracalla était malade de ses excès ; son âme souffrait autant que son corps : ses crimes lui apparaissaient ; il se croyait poursuivi par les ombres de son père et de son frère [Fuit aegra corporis valetudine... Sed mente imprimis insana quibusdam visis saepenumero agitari a patre fratreque gladios gestantibus, videbatur. (Dion., Hist. Rom ., lib. LXXII, p. 877.) Pater ei cum gladio astitit in somnis, et : Ut tu, inquit, fratrem tuum interfecisti, ita ego te interficiam. (Dion., Hist. Rom ., lib. LXVIII, p. 883. - N.d.A.)] . Il consulta Esculape, Apollon, Sérapis, Jupiter Olympien ; il ne fut point soulagé : on ne guérit point des remords. Macrin (Macrin emp. Zéphirin pape. An de J.-C. 217-218.), préfet du prétoire, menacé par Caracalla, le fit assassiner [Macrinus Antoninum occidit. ( Hist. Aug ., p. 88. - N.d.A.)] . On croit que l'impératrice, accusée d'inceste avec Caracalla, son fils, mourut d'une mort douloureuse, volontaire ou involontaire [Julia, cognita filii caede, ita affecta est ut se percuteret, ac mortem sibi consciscere conaretur... Inedia consumpta moritur. Acceleravit ei mortem cancer, quem, cum jam multo tempore in mamma habuisset quiescentem, percusso pectore irritavit. (Dion., lib. LXXVIII, p. 886. - N.d.A.)] . Il ne resta rien de la famille de Sévère, dont les malheurs, malgré le dire des historiens, frappèrent peu les hommes. Dans les vieilles races, c'est la chute qui étonne ; dans les races nouvelles, c'est l'élévation : les premières en tombant sortent de leur position naturelle, les secondes y rentrent. Caracalla eut des temples et des prêtres. Macrin demanda des autels pour son assassiné. Les Romains débarrassés de leurs tyrans, ils en faisaient des dieux. Ces tyrans jouissaient ainsi de deux immortalités : celle de la haine publique, et celle de la loi religieuse qui consacrait cette haine. Macrin revêtait d'un extérieur grave et d'une apparence de courage un caractère frivole et timide : il désira l'empire, l'obtint, et s'en trouva embarrassé. Il avait l'instinct du mal, il n'en avait pas le génie ; impuissant à féconder ce mal, quand il avait commis un crime il ne savait plus qu'en faire : c'est ce qui arrive lorsque l'ambition dépasse la capacité, qu'une haute fortune se trouve resserrée dans un esprit étroit et dans une âme petite, au lieu de s'étendre à l'aise dans une large tête et dans un grand coeur. Après quatorze mois de règne, l'armée ôta l'empire à Macrin aussi facilement qu'elle le lui avait prêté. Julie, femme de Septime Sévère et fille de Bassianus, avait une soeur, Julia Maesa ; celle-ci, mariée à Julius Avitus, en eut deux filles : Soemis et la célèbre Mamée. Mamée mit au jour Alexandre Sévère, et Soemis fut mère d'Elagabale, plus connu sous le nom altéré d'Héliogabale. Soemis avait épousé Varius Marcellus, mais on ne sait si elle n'eut point un commerce secret avec Caracalla, et si Elagabale ne fut point le fruit de ce commerce. Après la mort de Caracalla, Maesa, soeur de l'impératrice Julie, se retira à Emèse avec ses deux filles, Soemis et Mamée, toutes deux veuves, et chacune ayant un fils : Elagabale avait treize ans, Alexandre neuf. Maesa fit donner à Elagabale la charge de grand-prêtre du soleil. Dans ses habits sacerdotaux il était d'une rare beauté ; on le comparait aux plus parfaites statues de Bacchus. Une légion le vit, en fut charmée, et par les intrigues de Maesa le proclama empereur Qu'on juge du caractère de l'armée : elle choisit Elagabale parce qu'il était beau, parce qu'elle le crut fils de Caracalla et de Soemis, c'est-à-dire bâtard d'un monstre et d'une femme adultère. Macrin dépêcha contre la légion un corps de troupes que commandait Ulpius Julianus. Celui-ci, abandonné de ses troupes, périt par un assassinat. Un soldat lui coupa la tête, l'enveloppa, en fit un paquet qu'il cacheta avec le sceau de Julianus, et la présenta à Macrin comme la tête d'Elagabale : Macrin déroula le paquet sanglant, et reconnut que cette tête demandait la sienne. Après avoir perdu une bataille contre son rival, qui déploya de la valeur, il s'enfuit, fut arrêté et massacré. Son fils, qu'il envoyait au roi des Parthes, éprouva le même sort. Elagabale (Elagabale emp. ; Zéphirin, Caliste papes. An de J.-C. 218-222) régna donc. Il fallait que toutes les passions et tous les vices passassent sur le trône, afin que les hommes consentissent à y placer la religion qui condamnait tous les vices et toutes les passions. Rome vit arriver un jeune Syrien, prêtre du soleil : le tour des yeux peint, les joues colorées de vermillon, portant une tiare, un collier, des bracelets, une tunique d'étoffe d'or, une robe de soie à la phénicienne, des sandales ornées de pierres gravées, ce jeune Syrien, entouré d'eunuques, de courtisanes, de bouffons, de chanteurs, de nains et de naines dansant et marchant à reculons devant une pierre triangulaire. Elagabale vint régner aux foyers du vieil Horace, rallumer le feu chaste de Vesta, prendre le bouclier sacré de Numa et toucher les vénérables emblèmes de la sainteté romaine [Fuit autem Heliogabali, vel Jovis, vel Solis sacerdos, atque Antonini sibi nomen asciverat... Vultum praeterea eodem que Venus pingitur, schemate figurabat... Heliogabalum in Palatino monte, juxta aedes imperatorias, consecravit, eique templum fecit... et Vestae ignem, et palladium, et ancilia, et omnia Romanis veneranda in illud transfert. ( Hist. Aug ., lib. CII.) In penum Vestae, quod solae virgines solique pontifices adeunt, irrupit, et pollutus ipse omni contagione morum,cum iis qui se polluerant. ( Hist. Aug ., p. 103.) Magorum genus aderat. ( Hist . Aug ., p. 103.) At vero Antoninus, e Syria profectus... cultum patrii numinis celebrare supervacuis saltationibus, vestitum usurpans luxoriosum, purpura intextum atque auro, monilibusque et armillis redimitus, coronas sustinens ad tiarae modum. (Herodian., lib. V, p. 376-377.) Amphoras plurimas ante aras profundebat... chorosque circum aras agitabat, nullis non organis consonantibus, unaque mulieribus Phoenissis cursitantibus in orbem, cymbalaque inter manus habentibus aut tympana, omni circumstante senatu et equestri ordine. (Herodian., lib. V, p. 181. - N.d.A.)] . Au milieu de tant de règnes exécrables, celui d'Elagabale se distingue par quelque chose de particulier. Ce que l'imagination des Arabes a produit de plus merveilleux en fêtes, en pompes, en richesses, ne semble qu'une tradition confuse du règne du prêtre du soleil : vous verrez ces détails à l'article des moeurs des Romains. Le vice qui gouverna plus particulièrement le monde sous Elagabale fut l'impudicité : ce prince choisissait les agents du pouvoir d'après les qualités qui les rendaient propres à la débauche [Ad honores reliquos promovit commendatos sibi pudibilium enormitate membrorum. ( Hist. Aug ., p. 474. - N.d.A.)] ; dédaignant les distinctions sociales ou les avantages du génie, il plaçait la souveraineté politique dans la puissance qui tient le plus de l'instinct et de la brute. Il arriva qu'ayant pris plusieurs maris, il se donna pour maître tantôt un cocher du cirque, tantôt le fils d'un cuisinier [Nupsit et coit ut et pronubum haberet, clamaretque concide, magire , et eo quidem tempore que Zoticus aegrotabat. ( Hist. Aug ., p. 472 ; Dion, lib.LXXIX ; Herodian., lib.V. - N.d.A.)] . Il se faisait saluer du titre de domina et d' impératrice ; il s'habillait en femme, travaillait à des ouvrages en laine. Homme et femme, prostitué et prostituée, il n'aurait pas été plus pur quand il se fût consacré au culte de Cybèle, comme il en eut la pensée [Jactavit autem caput inter praecisos fanaticos, et genitalia sibi devinxit. (N.d.A.)] . Il donna un siège à sa mère dans le sénat auprès des consuls, et créa un sénat de femmes qui délibéraient sur la préséance, les honneurs de cour et la forme des vêtements. Elagabale n'était pas cependant dépourvu de courage. Le pressentiment d'une courte vie le poursuivait : il avait préparé pour se tuer, à tout événement, des cordons de soie, un poignard d'or, des poisons renfermés dans des vases de cristal et de porphyre, une cour intérieure pavée de pierres précieuses sur lesquelles il comptait précipiter du haut d'une tour. Ces ressources lui manquèrent ; il vécut dans des lieux infâmes, et fut tué dans des latrines [Atque in latrina, ad quam confugerat, occisus. ( Hist, Aug ., p. 478. - N.d.A.)] avec sa mère. On lui coupa la tête ; son cadavre, traîné jusqu'à un égout, ne put entrer dans l'ouverture, trop étroite [Dion., lib. LXXIX ; Herodian., lib. V ; Hist. Aug ., p. 478. (N.d.A.)] ; ce hasard valut à Elagabale les honneurs du Tibre, d'où il reçut le surnom de Tiberius , équivoque qui signifiait le noyé dans le Tibre ou le petit Tibère : ainsi les Romains jouaient avec leur infamie. Quand le despotisme descend si bas que sa dégradation lui ôte sa force, les esclaves respirent un moment : dans les temps d'opprobre, le mépris tient quelquefois lieu de liberté. N'oublions pas, afin d'être juste, qu'Elagabale était un enfant ; il n'avait guère que vingt-deux ans quand il fut massacré, et il avait déjà régné trois ans neuf mois et quatre jours : sa mère, son siècle et la nature du gouvernement dont il devint le chef le perdirent. Les mêmes femmes dont l'ambition s'était trouvée mêlée au règne de Caracalla, de Macrin et d'Elagabale contribuèrent à la chute de ce dernier prince, et amenèrent l'inauguration de son successeur. Soemis avait déterminé son fils à créer auguste son cousin Alexandre. Elagabale, jaloux de la vertu d'Alexandre, essaya d'abord de le corrompre ; n'y pouvant réussir, il le voulut tuer ; Mamée pour le sauver le conduisit au camp des prétoriens. Une réconciliation eut lieu et dura peu. Elagabale massacré, son cousin reçut la pourpre. Chaque empereur, en passant au trône, y laissait quelque chose pour la destruction de l'empire : le luxe qu'Elagabale avait exagéré dans les ameublements, les vêtements et les repas, resta à dater de ce règne la profusion de la soie et de l'or, les largesses aux légions allèrent croissant. Le prince syrien avait fait frapper des pièces d'or, les unes doubles et quadruples des anciennes, les autres ayant dix, cinquante, cent fois cette valeur : il distribuait cette monnaie aux soldats, à l'exemple de ses prédécesseurs ; mais comme il comptait par le nombre et non par le poids des pièces, il centuplait quelquefois le prix du présent : or, pour changer les moeurs d'un Etat il suffit d'en changer les fortunes. L' empereur Elagabale n'étant plus, on renvoya en Syrie le dieu Elagabale, introduit à Rome avec son grand-prêtre. Un décret interdit à jamais l'entrée du sénat aux femmes. Les essais du despote d'Asie n'en avilirent pas moins les antiques institutions : Jupiter Capitolin avait cédé sa place au Soleil, et une femme avait siégé dans des sénatus-consultes. La religion est si nécessaire à la durée des Etats que même lorsqu'elle est fausse elle entraîne en s'écroulant l'édifice politique. L'ancienne société périt avec le polythéisme ; mais dans son sein s'est élevé un autre culte, prêt à remplacer le premier et à devenir le fondement d'une société nouvelle. Alexandre Sévère (Alex. Sévère emp. Urbain Ier, Pontien papes. An de J.-C. 222- 235), prince économe et de bon sens, consacra presque tout son règne à des réformes : dans les vieux gouvernements, l'administration se perfectionne à mesure que les moeurs se détériorent : la civilisation passe de l'âme au corps. Malheureusement Alexandre ne put détruire le mal que le temps avait fait : les légions, séditieuses et avides, ne pouvaient plus être réformées que par le fer des barbares. Sous la quatrième année du règne de ce prince on place une révolution en Orient. Après qu'Alexandre le Grand eut passé, et que les Romains, sans les couvrir, se furent répandus sur ses traces, la monarchie des Parthes se forma. Artaban, dernier rejeton de la dynastie des Arsacides, était encore sur le trône lorsque Alexandre Sévère fut mis à la tête du monde romain. Artaban avait été ingrat envers un de ses sujets, qui ne fut pas assez généreux pour pardonner l'ingratitude : il se révolte contre son maître, le renverse, et s'assied dans sa place [Dion., lib. LXXX ; Herodian., lib. VII. (N.d.A.)] . Il se nommait Artaxerxès. Fils adultérin de la femme d'un tanneur et d'un soldat, il prétendit descendre des souverains de Babylone : on ne conteste point la noblesse des vainqueurs ; il fut ce qu'il voulut être. Proclamé l'héritier et le vengeur de Darius, il fit quitter à sa nation le nom des Parthes pour reprendre celui des Perses, établit un empire fatal à Rome, lequel, après avoir duré quatre cent vingt-cinq ans, fut renversé par les Sarrasins. Non content d'avoir affranchi sa patrie, Artaxerxès redemanda aux Romains les provinces qu'ils occupaient dans l'Orient : voulait-il se faire légitimer par la gloire ? On ne sait si Alexandre Sévère vainquit Artaxerxès, mais il revint à Rome, et triompha [ Hist. Aug ., p. 133 ; Herodian., lib. VI. M. de Saint- Martin, dans ses notes sur l' Histoire du Bas-Empire , de Le Beau, a jeté un nouveau jour sur l'histoire confuse des rois de Perse et d'Arménie. (N.d.A.)] . De là il se rendit dans les Gaules. Les mouvements des Goths et des Perses, aux deux extrémités de l'empire, avaient obligé les Romains à porter leurs principales forces sur le Danube et sur l'Euphrate et à retirer cinq des huit légions qui gardaient les bords du Rhin. L'invasion des chrétiens suivait celle des barbares. Mamée, mère d'Alexandre, professait peut-être la religion nouvelle : du moins inspira-t-elle à son fils un grand respect pour cette religion. Il adorait, dans une chapelle domestique, l'image de Jésus-Christ entre celle d'Apollonius de Thyane, d'Abraham et d'Orphée [Primum ut si facultas esset, id est si non cum uxore cubuisset, matutinis horis in larario suo, in que et divos principes, sed optimos, electos, et animos sanctiores, in queis Apollonium et, quantum scriptor suorum temporum dicit, Christum, Abrahamum et Orpheum, et hujusmodi caeteros habebat. (Lamprid., in Vit. Alex. Severi , p. 328. - N.d.A.)] : A l'exemple de la communauté chrétienne, qui publiait les noms des prêtres et des évêques avant leur ordination, il promulguait les noms des gouverneurs de province [Denique cum inter militares aliquid ageretur, multorum dicebat et nomina. - De promovendis etiam sibi annotabat, et perlogebat cuncta pittacia, et sic faciebat, diebus etiam pariter annotatis, et quis et qualis esset, et que insinuante promotus (Lamprid ., Hist. Aug ., p. 320.) Ubi aliquos voluisset rectores provinciis dare, vel propositos facere, vel procuratores, id est rationales ordinare, nomina eorum proponebat, hortans populum ut si quis quid haberet criminis, probaret manifestis rebus : si non probasset, subiret poenam capitis : dicebatque grave esse, cum id christiani et judoei facerent in proedicandis sacerdotibus qui ordinandi sunt, non fieri in provinciarum rectoribus, quibus et fortunae hominum committerentur et capita . (Lamprid , Hist. Aug ., p. 345. - N.d.A.)] , afin que le peuple pût blâmer ou approuver le choix impérial. Il prenait pour règle de conduite la maxime : " Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse. " Il avait ordonné qu'elle fût gravée dans son palais et sur les murs des édifices publics. Quand le crieur châtiait un coupable, il lui répétait la sentence favorite d'Alexandre [Clamabatque saepius quod a quibusdam sive judaeis, sive christianis, audierat et tenebat ; idque per praeconem, cum aliquem emendaret, dici jubebat : Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris : quam sententiam usque adeo dilexit, ut et in palatio et in publicis operibus praescribi juberet. (Lamprid , Hist. Aug ., p. 350. - N.d.A.)] : une seule parole de l'Evangile créait un prince juste au milieu de tant de princes iniques. Mais les jurisconsultes placés dans les conseils et dans les charges de l'Etat, Sabin, Ulpien, Paul, Modestin, étaient ennemis des disciples de la croix ; leur culte paraissait à ces magistrats, amateurs et gardiens du passé, une nouveauté destructive des anciennes lois [At enim puniendi sunt qui destruunt religiones... (Lact., Div. Inst ., lib. V, p.417. - N.d.A.)] et des vieux autels. Ulpien avait formé le septième livre d'un traité sur le devoir d'un consul , des édits statuant les délits à punir et les peines à infliger aux chrétiens. Ulpien, préfet du prétoire, égorgé de la main de ses soldats, avait été disciple de Papinien. On compte ensuite Paul et Modestin : à ce dernier s'éteint le flambeau de cette jurisprudence dont les oracles furent recueillis par Théodose le jeune et par Justinien. Au surplus si les belles lois attestent le génie d'un peuple, elles accusent aussi ses moeurs, comme le remède dénonce le mal. Au commencement les Romains n'eurent point de lois écrites : sous leurs trois derniers rois, une quarantaine de décisions furent recueillies sous le nom de code Papirien [NOTE 11] . Les douze Tables composant en tout cent cinquante textes (soit qu'elles aient été ou non empruntées à la Grèce et expliquées par l'exilé Hermodore [Les anciens glossateurs du droit romain racontent sérieusement que les Grecs, avant de faire part de leurs lois aux députés romains, envoyèrent à Rome un philosophe pour savoir ce que c'était que Rome. Ce philosophe, arrivé dans cette ville inconnue, fut mis en rapport avec un fou qui, par de certains signes des doigts, lui indiqua la Trinité. Le philosophe rendit compte de sa mission aux Grecs, et les Grecs trouvèrent que les Romains étaient dignes d'obtenir les lois qui ont fait le fond des douze Tables. Quemdam stultum ad disputandum cum Graeco posuerunt, ut si perderet, tantum derisio esset. Graecus sapiens nutu disputare coepit, et elevavit unum digitum, unum Deum significans. Stultus, credens quod vellet eum uno oculo excaecare, elevavit duos, et cum eis elevavit etiam pollicem, sicut nuturaliter evenit, quasi caecare eum vellet utroque. Graecus autem credidit quod Trinitatem ostenderet . (N.d.A.)] ) suffirent à la république tant qu'elle conserva la vertu. Vinrent toujours sous la république, le droit flavien et le droit aelien. Avec Auguste commença sous l'empire la loi Regia qu'on a niée, et successivement s'entassèrent les diverses constitutions des empereurs jusqu'aux codes grégorien et hermogénien. Alors les Romains corrompus n'eurent plus assez des sénatus- consultes , des plébiscites , des édits des princes , des édits des préteurs , des décisions des jurisconsultes et du droit coutumier . La famille en vieillissant multipliait les cas de jurisprudence : l'esprit des tribunaux se subtilisait à mesure que s'enchevêtraient les rapports des choses et des individus. Deux mille volumes, compilés par Tribonien, forment le corps du droit romain sous le nom de Code , de Digeste ou Pandectes , d' Institutes et de Novelles , sans parler du droit grec-romain, ou de la paraphrase de Théophile, et des sept volumes in-folio des Basiliques , ouvrage des empereurs Basile, Léon le Philosophe et Constantin Porphyrogénète : solide masse qui a survécu à Rome, mais qui n'a pu l'arc-bouter assez pour l'empêcher de crouler. La société vit plus par les moeurs que par les lois, et les nations qui ne sauvent pas leur innocence périssent souvent avec leur sagesse. Pendant les règnes de Sévère, de Caracalla, de Macrin, d'Elagabale et d'Alexandre, le pape Zéphirin succéda à Victor martyr, Calixte à Zéphirin, Urbain à Calixte, et Pontien à Urbain. Minutius Felix écrivit son dialogue pour la défense du christianisme. Minutius se promène un matin au bord de la mer à Ostie avec Octavius, chrétien, et Cecilius, attaché au paganisme : les trois interlocuteurs regardent d'abord des enfants qui s'amusaient à faire glisser des cailloux aplatis sur la surface de l'eau ; ensuite Minutius s'assied entre ses deux amis. Cecilius, qui avait salué une idole de Sérapis, demande pourquoi les chrétiens se cachent, pourquoi ils n'ont ni temples, ni autels, ni images ? Quel est leur Dieu ? d'où vient-il ? où est-il, ce Dieu unique, solitaire, abandonné, qu'aucune nation libre ne connaît, Dieu de si peu de puissance qu'il est captif des Romains avec ses adorateurs ? Les Romains sans ce Dieu règnent et jouissent de l'empire du monde. Vous, chrétiens, vous n'usez d'aucuns parfums, vous ne vous couronnez point de fleurs, vous êtes pâles et tremblants ; vous ne ressusciterez point comme vous le croyez, et vous ne vivez pas en attendant cette résurrection vaine. Octavius répond que le monde est le temple de Dieu, qu'une vie pure et les bonnes oeuvres sont le véritable sacrifice. Il réfute l'objection tirée de la grandeur romaine, et tourne à leur avantage le reproche de pauvreté adressé aux disciples de l'Evangile : Cecilius se convertit. Peu de dialogues de Platon offrent une plus belle scène et de plus nobles discours [Minut., in Octav . (N.d.A.)] . Origène, fils d'un père martyr, ouvrit à Alexandrie son école chrétienne ; il y enseignait toutes sortes de sciences. Mamée, mère de l'empereur, le voulut voir ; les païens et les philosophes assistaient à ses cours, lui dédiaient des ouvrages et le vantaient dans leurs écrits. Il avait appris l'hébreu ; il étudiait encore l'écriture dans la version des Septante et dans les trois versions grecques d'Aquila, de Théodotion et de Symmaque. Il composa un si grand nombre d'ouvrages, que sept sténographes étaient occupés à écrire chaque jour sous sa dictée [Euseb., lib. VI, cap. 21, 23 et seq. (N.d.A.)] : on connaît sa faute et sa condamnation. Il eut le génie, l'éloquence et le malheur d'Abailard, sans le devoir à une passion humaine ; il n'eut de faiblesse que pour la science et la vertu. C'est dans Origène que s'opéra la transformation du philosophe païen dans le philosophe chrétien : sa méthode était d'une clarté infinie, sa parole d'un grand charme. D'autres écrivains ecclésiastiques se firent aussi remarquer alors, en particulier Hippolyte, martyr, et peut-être évêque d'Ostie : il inventa à l'effet de trouver le jour de Pâques un cycle de seize ans, qui nous est parvenu [ Hier. Script . (N.d.A.)] . Vous avez vu Alexandre partir pour les Gaules, où trois légions seulement étaient restées. Le désordre s'était mis dans ces légions ; l'empereur s'efforça d'y établir la discipline ; elles se soulevèrent à l'instigation de Maximin. Le fils de Mamée avait déjà régné treize ans, et promettait de vivre ; c'était trop : les largesses que les gens de la pourpre faisaient au soldat à leur élection devinrent pour eux une nouvelle cause de ruine. L'empire était une ferme que le prince prenait à bail, moyennant une somme convenue, mais avec une clause tacite, en vertu de laquelle il s'engageait à mourir promptement. Des assassins, suscités par Maximin, tuèrent Alexandre avec sa mère dans le bourg de Sécila, près de Mayence. L'empire perdit le reste d'ordre dans lequel nous l'avons vu se survivre jusque ici : guerres civiles, invasion générale des barbares, territoire démembré, provinces saccagées, plus de cinquante princes élevés et précipités, tel est le spectacle qu'on a sous les yeux pendant un demi-siècle, jusqu'au règne de Dioclétien, où le monde se reposa dans d'autres malheurs. Un Etat qui renferme dans son sein le germe de sa destruction marche encore si personne n'y porte la main, mais au moindre choc il se brise : la science consiste à le laisser aller sans le toucher. Maximin (Maximin emp. ; Anthère, Fabien papes. An de J.-C. 235-238.) remplaça Alexandre. Voici un premier barbare sur le trône, et de cette race même qui produisit le premier vainqueur de Rome. Il était né en Thrace ; son père se nommait Micca, et était Goth ; sa mère s'appelait Ababa, et descendait des Alains. Pâtre d'abord, il devint soldat sous Septime Sévère, centurion sous Caracalla, tribun sous Elagabale, qu'il fut au moment de quitter par pudeur [Tum ille, ubi vidit infamem principem sic exorsum, a militia discessit... Fuit igitur Maximinus sub homine impurissimo tantum honore tribunatus, sed nunquam ad manum ejus accessit ; nunquam illum salutavit... ut de eo in senatu verba faceret Severus Alexander talia : Maximinus, patres conscripti, tribunus, cui ego latum clavum addidi, ad me confugit qui sub impura illa bellua militare non potuit. (Hist. Aug , p. 370. - N.d.A.)] , et enfin le commandant des nouvelles troupes levées par Alexandre : cet ambitieux barbare sacrifia son bienfaiteur. Il avait huit pieds et demi de haut ; il traînait seul un chariot chargé, brisait d'un coup de poing les dents ou la jambe d'un cheval, réduisait des pierres en poudre entre ses doigts, fendait des arbres, terrassait seize, vingt et trente lutteurs sans prendre haleine, courait de toute la vitesse d'un cheval au galop, remplissait plusieurs coupes de ses sueurs, mangeait quarante livres de viande et buvait une amphore de vin dans un jour [Frat praeterea (ut refert Codrus) magnitudine tanta, ut octo pedes digito videretur egressus : pollice ita vasto, ut uxoris dextrocherio uteretur pro annulo. Jam illa prope in aure mihi sunt posita, quod hamaxas manibus attraheret, rhedam onustam solus moveret ; equo si pugnum dedisset, dentes solveret, si calcem, crura frangeret ; lapides tophicios friaret, arbores teneriores scinderet ; alii denique eum Crotoniatem Milonem, alii Herculem, Antaeum alii vocarunt... Cum militibus ipse luctam exercebat, quinos, senos, et septenos ad terram prosternens... Sexdecim lixas uno sudore devicit... Volens Severus explorare quantus in currendo esset, equum admisit multis circuitionibus, et cum neque Maximinus, accurrendo permulta spatia desisset, ait ei... Bibisse illum saepe in die vini capitolinam amphoram constat : comedisse et quadraginta libras carnis ; ut autem Codrus dicit, etiam sexaginta... Sudores saepe suos excipiebat, et in calices vel in vasculum mittebat ; ita ut duos vel tres sextarios sui sudoris ostenderet. ( Hist. Aug . p. 368, 369, 372. - N.d.A.)] . Grossier et sans lettres, parlant à peine la langue latine, méprisant les hommes, il était dur, hautain, féroce, rusé, mais chaste et amateur de la justice ; il était brave aussi, bien qu'il ne fût pas, comme Alaric, de ces soldats dont l'épée est assez large pour faire une plaie qui marque dans le genre humain. On sent ici une nouvelle race d'hommes, laquelle avait trop de ce que l'ancienne n'avait plus assez. Dieu prenait par la main l'enrôlé dans ses milices, pour le montrer à la terre et annoncer la transmission des empires. Il n'y avait que treize années entre le règne d'Elagabale et celui de Maximin : l'un était la fin, l'autre le commencement d'un monde. Ainsi une même génération de Romains eut pour maîtres en moins d'un quart de siècle un Africain, un Assyrien et un Goth ; vous allez bientôt voir passer un Arabe. De ces divers aventuriers candidats au despotisme qui affluaient à Rome, aucun ne vint de la Grèce ; cette terre de l'indépendance se refusait à produire des tyrans. En vain les Goths firent périr ses chefs-d'oeuvre ; la dévastation et l'esclavage ne lui purent ravir ni son génie ni son nom. On abattait ses monuments et leurs ruines n'en devenaient que plus sacrées ; on dispersait ces ruines, et l'on trouvait au-dessous les tombeaux des grands hommes ; on brisait ces tombeaux, et il en sortait une mémoire immortelle : patrie commune de toutes les renommées, pays qui ne manqua plus d'habitants, car partout où naissait un étranger illustre là naissait un enfant adoptif de la Grèce, en attendant la résurrection de ces indigènes de la liberté et de la gloire qui devaient un jour repeupler les champs de Platée et de Marathon ! Les Romains, revenus de leur surprise, se soulevèrent ; ils ne supportèrent pas l'idée d'être gouvernés par un Goth devenu citoyen en vertu du décret général de Caracalla : comme s'il était séant à ces esclaves de montrer quelque fierté. Des conspirations éclatèrent, et furent punies : Maximin prétendait réformer l'empire de la même façon qu'il avait rétabli la discipline des légions, par des supplices. A la moindre faute, il faisait jeter aux bêtes, attacher en croix, coudre dans des carcasses d'animaux nouvellement tués, les principaux citoyens. Il détestait le sénat et ces patriciens, les plus vils et les plus insolents des hommes ; il avait la faiblesse de rougir de sa naissance devant ces nobles, qui oubliaient trop lâchement leur origine pour avoir le droit de se remémorer la sienne. Des amis qui l'avaient secouru lorsqu'il était pauvre furent massacrés : il ne leur put pardonner leur souvenir [ Hist Aug ., p. 141 ; Herodian., lib VII, p. 237. (N.d.A.)] . Ce n'étaient pas les témoins de sa misère qu'il devait tuer, c'étaient ceux de sa fortune. Il inspira une telle frayeur aux sénateurs, qu'on fit des prières publiques afin qu'il plût aux dieux de l'empêcher d'entrer dans Rome. On l'avait appelé Hercule, Achille, Ajax, Milon le Crotoniate ; on le nomma Cyclope, Phalaris, Busiris, Sciron, Typhon et Gygès : peuple retombé par la corruption dans les fables, comme on retourne à l'enfance par la vieillesse. Maximin battit les Sarmates et les Germains. Il mandait au sénat : " Nous ne saurions vous dire ce que nous avons fait, pères conscrits ; mais nous avons brûlé les bourgs des Germains, enlevé leurs troupeaux, amassé des prisonniers et exterminé ceux qui nous résistaient. " Une autre fois : " J'ai terminé plus de guerres qu'aucun capitaine de l'antiquité, transporté dans l'empire romain d'immenses dépouilles et fait tant de captifs, qu'à peine les terres de la république pourraient les contenir [Herodian., lib. VII, Hist. Aug . (N.d.A.)] . " Mais l'Afrique se soulevait et proclamait augustes les deux Gordien, le père et le fils. Gordien le vieux, proconsul d'Afrique, descendait des Gracques par sa mère, de Trajan par son père, de ce que Rome libre et esclave eut de plus illustre. Son père, son aïeul, son bisaïeul et lui-même avaient été consuls ; ses richesses ne se pouvaient compter : on citait ses jeux, ses palais ses bains, ses portiques ; c'étaient bien des prospérités pour mourir : il est vrai que l'empire l'atteignit malgré lui. Un receveur du fisc ayant été massacré à Thysdrus en Afrique, les auteurs du meurtre, pour échapper à la vengeance de Maximin, revêtirent Gordien le vieux des insignes de la puissance. Il les repoussa, se roula par terre en pleurant : résistance inutile, on le condamna à la pourpre. Gordien le jeune fut salué auguste : ami des lettres, il déplorait les malheurs de sa patrie entre les femmes et les Muses. Le sénat confirma l'élection des deux Gordien, et déclara Maximin ennemi de la république. L'empereur à cette nouvelle se heurta la tête contre les murs, déchira ses habits, saisit son épée, voulut arracher les yeux à son fils, but, et oublia tout. Le lendemain, il assemble ses troupes : " Camarades, les Africains ont trahi leurs serments ; c'est leur coutume. Ils ont élu pour maître un vieillard à qui le tombeau conviendrait mieux que l'empire. Le très vertueux sénat, qui jadis assassina Romulus et César, m'a déclaré ennemi de la patrie tandis que je combattais et triomphais pour lui. Marchons contre le sénat et les Africains, tous leurs biens sont à vous [Herodian., lib. VII, Hist. Aug. (N.d.A.)] . " Lorsque Maximin tenait ce discours, il n'avait déjà plus rien à craindre des Gordien [Le vieux Gordien avait régné trente-six jours. (N.d.A.)] : Capellien, gouverneur de la Numidie, fidèle à Maximin, gagna une bataille où le jeune Gordien perdit la vie. Le vieux Gordien s'étrangla avec sa ceinture, pour ne pas survivre à son fils et pour sortir librement des grandeurs où il était entré de force. Le sénat désigna deux nouveaux empereurs, Maxime Papien, brave soldat, et Claude Balbin, orateur et poète ; il les choisit parmi les vingt commissaires qu'il avait chargés de la défense de l'Italie. Petit-fils du vieux Gordien, et neveu ou fils du jeune, un troisième Gordien, âgé de treize ans, fut en même temps proclamé césar. Des messagers coururent de toutes parts, ordonnant aux habitants des campagnes de détruire les blés, de chasser les troupeaux, de se retirer dans les villes et d'en fermer les portes à Maximin. Cependant un accident avait fait éclater à Rome la guerre civile, il y eut des assauts, des combats, des incendies. La présence de l'enfant Gordien apaisa le tumulte : les deux partis se calmèrent à la vue de la pourpre ornée de l'innocence et de la jeunesse [Herodian., lib. VII, Hist. Aug . (N.d.A.)] . L'empereur n'avait point communiqué son ardeur à ses soldats ; sa rigueur à maintenir la discipline lui avait enlevé l'amour des légions. Il mit le siège devant Aquilée : les habitants se défendirent ; les femmes coupèrent leurs cheveux pour en faire des cordes aux machines de guerre. En mémoire de ce sacrifice, un temple fut élevé à Vénus la Chauve [Tanta fi de Aquileienses contra Maximinum pro senatu fuerunt, ut funes de capillis mulierum facerent, cum deessent nervi ad sagittas emittendas : quod aliquando Romae dicitur factum. Unde in honorem matronarum templum Veneri Calvae senatus dicavit. (Herodian., lib. VII, Hist. Aug. , p. 398.) Lactance raconte la même chose des femmes romaines. Urbe a Gallis occupata, obsessi in Capitolio Romani cum ex mulierum capillis tormenta fecissent, aedem Veneri Calvae consecrarunt. (Lact., Div. Inst ., p. 88, in-4 o . - N.d.A.)] . La fortune se retira de Maximin : on le massacra, lui et son fils. Le courrier qui transmit à Rome le message de l'armée trouva le peuple au théâtre ; c'était là qu'on était toujours sûr de le rencontrer. Ce peuple, tourmenté de grandeur et de misère, nourri dans les fêtes et les proscriptions, devina la nouvelle avant de l'avoir entendue. Il s'écria : " Maximin est mort ! " Les jeux finissent, on court aux temples remercier les dieux : tradition et moquerie des grands hommes et des hauts faits de la liberté républicaine. La tête de l'auguste et celle du césar furent dépêchées au sénat. Le fils du géant Maximin avait été instruit dans les lettres ; ses goûts, ses manières, sa parure étaient élégants et recherchés ; beaucoup de femmes l'avaient aimé. Au lieu de l'armure de fer de son père, il portait une cuirasse d'or, un bouclier d'or, une lance dorée, un casque enrichi de pierreries [Usus est autem idem adolescens (Maximin. junior) et aurea lorica, exemplo Ptolemaeorum ; usus est argentea, usus et clypeo gemmato inaurato, et hasta inaurata. Fecit et spathas argenteas, fecit etiam aureas... fecit et galeas gemmatas, fecit et bucculas. Quaedam parens sua libros homericos omnes purpureos dedit, aureis litteris scriptos.( Hist. Aug ., p. 306. - N.d.A.)] . Après sa mort son visage, meurtri, souillé de sang et de poussière, offrait encore des traits admirables. On avait jadis appliqué au jeune césar les vers où Virgile compare la beauté du fils d'Evandre à l'étoile du matin sortant tout humide du sein de l'Océan [Usus est magistro graeco litteratore Fabilio, cujus epigrammata multa exstant, maxime in imaginibus illius pueri, qui versus graecos fecit ex illis latinis Virgilii, cum ipsum puerum describeret : Qualis ubi Oceani perfusus Lucifer unda Extulit os sacrum coelo tenebrasque resolvit, Talis erat juvenis primo sub nomine clarus. ( Hist. Aug ., p. 392.) (Dans ce passage du huitième livre de l'Enéide, il y a un vers retranché et un vers interpolé. - N.d.A.)] . Son sort attendrit un moment la populace, qui brûla dans le Champ de Mars, avec mille outrages, la tête charmante sur laquelle elle venait de pleurer. Ainsi finirent ces deux Goths souverains à Rome avant Alaric, mais par la pourpre et non par l'épée. Il faut fixer au règne de Maximin le commencement de cette succession d'empereurs militaires nés des circonstances, qui, demi-barbares, soutinrent l'empire contre les efforts des barbares. C'est aussi à cette époque qu'éclata la rivalité du sénat et de l'armée pour l'élection du prince : nouvelle cause de destruction ajoutée à toutes celles qui fermentaient dans l'Etat. Ce sénat, d'ailleurs si abject, avait jusque là conservé, par ses traditions de gloire, par son nom, par la richesse de ses membres et les dignités dont ils étaient revêtus, une sorte de puissance inexplicable : c'était au sénat que les empereurs rendaient compte de leurs victoires ; c'était le sénat qui gouvernait dans les interrègnes. Les années se marquaient par consulats ; la religion et l'histoire se rattachaient à l'existence sénatoriale. On lisait partout S. P. Q. R., lorsqu'il n'y avait plus ni sénat ni peuple : Rome parlait encore de liberté, comme ces rois modernes qui inscrivent au protocole de leurs titres les souverainetés qu'ils ont perdues. Jusqu'au règne de Maximin il y avait eu sinon intelligence, du moins accord forcé entre les légions et le sénat ; mais pendant les troubles de ce règne les sénateurs ayant élu seuls trois maîtres furent si satisfaits de ce retour d'autorité qu'ils ne se purent empêcher de témoigner l'envie de la garder. Les légions s'en aperçurent, et ne se laissèrent pas dominer. Les empereurs proclamés dans les provinces par les armées s'habituèrent à considérer le sénat comme un ennemi de leur pouvoir et dont le suffrage ne leur était pas nécessaire ; ils s'éloignèrent de Rome, où ils ne résidèrent plus que rarement et malgré eux. La ville éternelle s'isola peu à peu au milieu de l'empire ; et tandis qu'on se battait autour d'elle, elle s'assit à l'ombre de son nom, en attendant sa ruine. Maximin persécuta la religion. On trouve dans cette persécution la première mention certaine de basiliques chrétiennes ; toutefois, il est question d'un lieu consacré au culte du Christ sous le règne d'Alexandre Sévère. Quelques auteurs ont cru que la persécution avait eu pour but principal en Orient d'atteindre Origène : le peuple et les philosophes auraient regardé comme un grand triomphe l'apostasie de ce défenseur de l'Eglise [Oros., lib. VII, cap. XIX. (N.d.A.)] , qui, par l'ascendant de son génie avait opéré une multitude de conversions. D'autres écrivains ont pensé que la persécution prit naissance à l'occasion du soldat en faveur duquel Tertullien écrivit le livre De la couronne . Je vous ai souvent dit qu'à l'élection d'un empereur l'usage était de faire des largesses aux soldats : ceux-ci pour les recevoir se couronnaient de laurier. Lors de l'avènement de Maximin, un légionnaire s'avança, tenant sa couronne à la main ; le tribun lui demanda pourquoi il ne la portait pas sur la tête comme ses compagnons : " Je ne le puis, répondit-il, je suis chrétien. " Tertullien approuve le légionnaire [Tertul., De Cor . (N.d.A.)] , le couronnement de laurier lui paraissant entaché d'idolâtrie. Auprès des élections par le glaive se continuaient les élections paisibles des autres souverains qui régnaient par le roseau. Le pape Urbain étant mort avait eu pour successeur Pontien, lequel, exilé dans l'île de Sardaigne, abdiqua. Autéros, qui le remplaça, ne vécut qu'un mois, et Fabien fut proclamé évêque de Rome. La science, au milieu des guerres civiles et étrangères, brillait dans les hautes intelligences chrétiennes. Théodose ou Grégoire de Pons, surnommé le Thaumaturge , paraissait ; Africain écrivait son Histoire universelle , qui, commençant à la création du monde, s'arrêtait à l'an 221 de notre ère [Euseb., lib. VI, Hist ., cap. XXXII ; Phot., Bibl ., cod. XXXIV. (N.d.A.)] . L'histoire y était traitée d'une manière jusqu'alors inconnue ; un chrétien obscur venait dire à l'empire éclatant des césars qu'il était nouveau, que ses faits et ses fables n'avaient qu'un jour, comparés à l'antiquité du peuple de Dieu et de la religion de Moïse. A cette échelle devait se mesurer désormais la vie des nations. La chronique d'Africain ne se retrouve plus que dans celle d'Eusèbe. Origène publia l'ouvrage qui lui avait coûté vingt-huit ans de recherches [Euseb., lib. VI, Hist ., cap. XVI ; Epiph., De Mens ., n. 18, 19. (N.d.A.)] ; c'était une édition de l'Ecriture à plusieurs colonnes, et qui prit le nom d' Hexaple , d' Octaple et de Tetraple , selon le nombre des colonnes. Dans les Hexaples, la première colonne contenait le texte hébreu en lettres hébraïques ; la seconde, le même texte en lettres grecques ; la troisième, la version grecque d'Aquila ; la quatrième, celle de Symmaque ; la cinquième, celle des Septante ; la sixième, le texte hébreu de Théodotion. Les Octaples avaient deux colonnes de plus, composées de deux versions grecques, l'une trouvée à Jéricho, par Origène lui-même, l'autre à Nicopoli en Epire. L'idiome des maîtres du monde n'était pas employé dans cet immense travail. Quelques versions latines, faites sur la version des Septante, suffisaient aux besoins de l'Eglise de Rome et des autres Eglises d'Occident. Les Grecs s'obstinaient à regarder la langue de Cicéron comme une langue barbare. Les conciles se multipliaient, soit pour les besoins de la communauté chrétienne, soit pour régler la discipline et les moeurs, soit pour combattre l'hérésie. Cyprien, jeune encore, faisait entendre sa voix à Carthage : homme dont l'éloquence fleurie devait inspirer l'éloquence de Fénelon, comme la parole de Tertullien animer la parole de Bossuet. Tout s'agitait parmi les barbares : les uns s'assemblaient sur les frontières, les autres s'introduisaient dans l'empire, ou comme vainqueurs, ou comme prisonniers, ou comme auxiliaires. Les chrétiens augmentaient également en nombre, et étendaient leurs conquêtes parmi les conquérants. Maxime et Balbin (Maxime et Balbin emp. ; Fabien pape. An de J.-C. 238.) se trouvèrent empereurs après la mort de Maximin ; le premier était environné d'un corps de Germains qui lui étaient attachés comme les Suisses et les gardes écossaises à nos rois. Les prétoriens en prirent ombrage ; ils n'approuvaient point une élection uniquement due au sénat. Ils coururent aux armes dans le temps que la ville était occupée des jeux capitolins : les empereurs, arrachés de leurs palais, furent égorgés avec les outrages jadis prodigués à Vitellius. Il y avait dans les archives de l'Etat des précédents pour toutes les espèces de meurtres et de vices. Maxime, fils d'un serrurier ou d'un charron, était un homme brave, habile dans la guerre, modéré, et si sérieux qu'on l'avait surnommé le Triste . Balbin, d'une famille qui passait pour noble, sans être ancienne, était doux et affable : on disait du premier qu'il faisait accorder ce qui était dû ; et du second, qu'il donnait au delà. Le troisième Gordien, petit-fils de Gordien le vieux, avait déjà été nommé césar : les prétoriens le saluèrent auguste ; le sénat et le peuple le reconnurent. Ce prince régna trop peu : il eut pour beau-père son maître de rhétorique, Mysithée, qui l'arracha aux mains des eunuques [ Hist. Aug ., p. 161. (N.d.A.)] . Gordien fit de Mysithée son préfet du prétoire et son ministre. Mysithée avait été un homme obscur avant de prendre les rênes de l'Etat ; condition nécessaire pour parvenir lorsqu'on est né avec des talents : dans la carrière politique on ne monte point au pouvoir avec une réputation faite. La guerre sous Gordien III ne fut pas considérable, mais elle offrit de grands noms. Sapor, fils d'Artaxersès, attaqua l'empire en Orient, et les Franks se montrèrent dans les Gaules. Aurélien, depuis empereur, commandait alors une légion ; il battit les Franks près de Mayence, en tua sept cents et en fit trois cents prisonniers. Cela passa pour une victoire si importante, que les soldats improvisèrent deux méchants vers, qui sont restés : Mille Francos, mille Sarmatas semel occidimus ; Mille, mille, mille Persas quaerimus [Vopisc., in Vit. Aurelian. ; Hist. Aug . (N.d.A.)] . Ainsi le nom de nos pères se trouve pour la première fois dans une chanson de soldats, qui exprime à la fois leur valeur et la frayeur des Romains. Gordien III se prépare à repousser Sapor ; avant de sortir de Rome il ouvre le temple de Janus ; c'est la dernière fois qu'il est question de cette cérémonie dans l'histoire. On présume que le temple ne se ferma plus : ce fut comme un présage des destinées de l'empire. Gordien, passant par la Mésie et par la Thrace, défit les Goths, et fut moins heureux contre les Alains. Il remporta quelques avantages sur Sapor. Il dut son succès à Mysithée, que le sénat honora du nom de tuteur de la république. Gordien eut la candeur d'en convenir en rendant compte de ses victoires au sénat [ Hist. Aug. , Aurel. Vict. (N.d.A.)] : c'est être digne de la gloire que de la rendre à celui qui nous la donne. Rome caduque ne portait qu'en souffrant un grand citoyen : quand par hasard elle en produisait un, comme une mère épuisée elle n'avait plus la force de le nourrir. Mysithée mourut, peut-être empoisonné par Philippe, qui lui succéda dans la charge de préfet du prétoire. Dès ce moment le bonheur abandonna Gordien : il y a des esprits faits pour paraître ensemble, et qui sont leur complément mutuel. Les sociétés à leur naissance réparent facilement la perte d'un homme habile ; mais quand elles touchent à leur terme, si des gens de mérite qui leur restent viennent à manquer, tout tombe. Le nouveau préfet du prétoire était Arabe et fils d'un chef de brigands. Philippe, d'abord associé à Gordien, finit par l'immoler. Gordien s'abaissa à demander successivement le partage égal du pouvoir, le rang de césar, la charge de préfet du prétoire, le titre de duc ou de gouverneur de province, enfin la vie : le meurtrier lui refusa tout, excepté de petites funérailles. Le dernier descendant des Gracques comptait à peine vingt-trois années : l'humble tombeau du jeune empereur romain s'éleva loin du Tibre, au confluent du Chaboras et de l'Euphrate, à quelque distance des ruines de cette Babylone qui vit pleurer Israël auprès des sépulcres des grands rois. Philippe (Philippe emp. ; Fabien pape. An de J.-C. 244-249.), proclamé auguste, et son fils césar, conclurent la paix avec Sapor, et vinrent à Rome. Jugez de l'état où Rome était parvenue : on ne sait si l'on doit placer à l'époque de l'avènement de Philippe l'existence de deux empereurs, un Marcus, philosophe de métier, et un Severus Hostilianus. On ne connaît que les noms de ces deux titulaires du monde ; on ignore même s'ils ont régné. C'est aussi à compter de cette époque qu'on nomme tyrans, pour les distinguer des empereurs, les prétendants à l'empire, lesquels, élus par les légions, n'étaient pas avoués du sénat. Il n'y avait pourtant entre ces hommes également oppresseurs que l'inégalité de la fortune : on donnait au succès le titre que l'on refusait au malheur. On est encore dans le doute sur la vérité d'un fait grave : Philippe était-il chrétien ? Les preuves sont faibles, et nous aurons dans la suite d'assez méchants princes de la foi sans revendiquer celui-ci. Mais c'est une marche historique à signaler que la coïncidence de l'élévation à l'empire d'un Goth dans Maximin et peut-être d'un chrétien dans Philippe. Philippe célébra les jeux séculaires (en 248, 21 avril) : Horace les avait chantés sous Auguste ; jeux mystérieux, solennisés pendant trois nuits à la lueur des flambeaux au bord du Tibre [Zosim., lib. II. (N.d.A.)] , et qu'aucun homme ne voyait deux fois dans sa vie : ils accomplissaient alors une période de mille ans pour l'ancienne Rome ; ils furent interrompus. Plus de mille autres années s'écoulèrent avant qu'un prince de la Rome nouvelle les rétablit, sous le nom de jubilé , l'an 1300 de l'ère vulgaire. Boniface VIII officia avec les ornements impériaux ; deux cent mille pèlerins se trouvèrent réunis à la fête. Clément VI, Urbain VI et Paul II fixèrent successivement le retour du jubilé, le premier à la cinquantième, le second à la trente-troisième, le dernier à la vingt-cinquième année : Clément, en considération de la brièveté de la vie ; Urbain. en mémoire du temps que Jésus-Christ a passé sur la terre ; Paul, pour la rémission plus prompte des fautes. Les esclaves et les étrangers n'assistaient point aux jeux séculaires de Rome idolâtre : les infortunés et les voyageurs étaient appelés au jubilé de Rome chrétienne. Philippe fit la guerre aux Carpiens, peuples habitants des monts Carpathes, dans le voisinage des Goths. Ces derniers avaient commencé dès le règne d'Alexandre Sévère à recevoir un tribut des Romains : les Carpiens voulurent obtenir la même faveur, et furent vaincus. Tout à coup s'élèvent deux nouveaux empereurs, Saturnien en Syrie, Marinus en Mésie. Dèce, dont le nom rappelle la première grande invasion des barbares, était né de parents obscurs ; élevé au consulat ou par ses talents ou par les révolutions qui faisaient surgir indistinctement le mérite et la médiocrité, le vice et la vertu, Dèce se trouva chargé de punir les partisans de Marinus : ils le forcèrent de prendre sa place, de marcher contre Philippe et de lui livrer bataille. Les crimes étaient tombés dans le droit commun, et les guerres civiles formaient le tempérament de l'Etat. Philippe fut vaincu et tué à Vérone [Zosim., lib. I ; Zonard., lib. XII. (N.d.A.)] , son fils égorgé à Rome. On raconte de ce jeune homme que depuis l'âge de cinq ans il n'avait jamais ri ; il ne monta point au trône, et perdit les joies de l'enfance : il les eût gardées s'il fût resté sous la tente de l'Arabe. Dans ces temps un prince ne périssait presque jamais seul, ses enfants étaient massacrés avec lui. Cette leçon répétée ne corrigeait personne : on trouvait mille ambitieux, pas un père. Tel était l'état des hommes et des choses à l'avènement de Dèce : tout hâtait la dissolution de l'Etat. Les barbares n'avaient rien devant eux, sauf le christianisme, qui les attendait pour les rendre capables de fonder une société, en bénissant leur épée. Premier discours II Deuxième partie : de Dèce ou Décius à Constantin La véritable histoire des barbares s'ouvre avec le règne de Dèce (Decius emp. ; Fabien, Corneille papes. An de J.-C. 249-251.). On les va maintenant mieux connaître ; ils vont donner un autre mouvement aux affaires ; ils vont mêler les races, multiplier les malheurs accomplir les destinées du vieux monde, commencer celles du monde nouveau. Aux courses rapides, aux incursions passagères que les Calédoniens faisaient dans la Grande-Bretagne, les Germains et les Franks dans les Gaules, les Quades et les Marcomans sur le Danube, les Perses et les Sarrasins en Orient, les Maures en Afrique, succéderont des invasions formidables : les Goths paraîtront ; les autres barbares, campés sur les frontières, les pousseront, les suivront. Il semble déjà que le bruit des pas et les cris de cette multitude font trembler le Capitole. Les Goths, peut-être de l'ancienne race des Suèves, et séparés d'elle par Cotualde, les Goths, fils des conquérants de la Scandinavie, dont ils avaient peut-être chassé les Cimbres, avaient étendu leur domination sur une partie des autres barbares, les Bastarnes, les Venèdes, les Saziges, les Rhoxolans, les Slaves, ou Vandales, ou Esclavons, les Antes et les Alains, originaires du Caucase [NOTE 12] . Odin, leur premier législateur, fut aussi leur dieu de la guerre, à moins qu'on ne suppose deux Odin : en le plaçant dans le ciel, ils ne firent qu'une seule et même chose de la loi et de la religion. Odin avait un temple à Upsal, où l'on immolait tous les neuf ans deux hommes et deux animaux de chaque espèce, si toutefois Odin, Upsal et son temple existaient dans ces temps reculés [Adam de Brême, Saxo gram . Les Eddas , les Saggas , l' Histoire de Suède , etc. (N.d.A.)] , ou si même ils ont jamais existé. Dans le siècle des Antonins, au moment où l'empire romain arrivait au plus haut point de sa puissance, les Goths firent leur premier pas, et s'établirent à l'embouchure de la Vistule. Les colonies des Vandales, ou sorties de leur sein, ou Slaves enrôlés à leur suite, se répandirent le long des rivages de l'Oder, des côtes du Mecklembourg et de la Poméranie. Les Goths séparés en Ostrogoths et en Visigoths, Goths occidentaux et Goths orientaux, se subdivisèrent encore par bandes ou tribus sous les noms d'Hérules, de Gépides, de Burgondes ou Bourguignons, de Lombards [On fait descendre les Burgondes ou Bourguignons des Vandales, Slaves ou Venèdes conquis par les Goths. Ils étaient ennemis des Allamans (Ammien Marcellin, liv. XXVIII. Pline, Hist. Nat ., IV). Une tradition les faisait venir des soldats romains qui gardaient vers les rives de l'Elbe les forteresses de Drusus (Orose, liv. VII). Paul Warnefrid (le diacre) place le berceau des Goths et des Lombards dans la Scandinavie. Entre les règnes d'Auguste et de Trajan on trouve les Lombards établis sur l'Elbe et l'Oder. (Velleius Paterculus, II) - (N.d.A.)] . Si l'on ne veut pas que ces derniers soient d'origine gothique, il faudra du moins admettre qu'ils étaient devenus Goths par la conquête, et qu'ensuite détachés de la confédération gothique, quand celle-ci vint à se briser, ils fondèrent les monarchies des Burgondes et des Lombards. Les Goths levèrent leur camp, firent un second pas, se montrèrent sur les confins de la Dacie, et bientôt arrivèrent au Pont-Euxin. Le roi qui gouvernait alors leur monarchie héréditaire se nommait Amala ; il prétendait descendre des Anses [Proceres suos non puros homines, sed semideos, id est Anses vocavere. - Horum ergo, ut suis fabulis ferunt, primus fuit Gaapt, qui genuit Halmal, Halmal vero genuit Augis, Augis genuit eum qui dictus est Amala, a que et origo Amalorum decurrit. (Jornand., De Reb. Getic ., p. 607. - N.d.A.)] ou demi-dieux des Goths. Trajan en subjuguant les Daces au delà du Danube rendit, sans le savoir, l'empire voisin de ses destructeurs. Les Goths ne furent connus sous leur véritable nom que pendant le règne de Caracalla : quand Rome l'eut appris, elle ne l'oublia plus. Fiers de leurs conquêtes, grossis de toutes les hordes qu'ils s'étaient incorporées, les Goths, comme un torrent enflé par des torrents, se précipitèrent sur l'empire vers l'époque de la chute de Philippe et l'élévation de son successeur. Conduits par leur roi Cniva, ils inondent la Dacie, franchissent le Danube, forcent Martianopolis à se racheter, se retirent, reviennent, assiègent Nicopolis, emportent Philippopolis d'assaut, égorgent cent mille habitants et emmènent une foule de prisonniers illustres [Ammien. Marcel., lib. XXXI, cap. V. (N.d.A.)] . Chemin faisant, ils s'amusent à donner un maître au monde ; sauvages, demi-nus, ils accordent la pourpre à Priscus, frère de Philippe, qui la leur avait demandée. Dèce accourt avec son fils pour s'opposer à leurs ravages ; trahi par Gallus, qui veut aussi recevoir l'empire de la main des barbares, attiré dans un marais, il y reste avec son fils et son armée [Aurel. Victor., cap. XXIX ; Jornandès, cap. XVIII ; Zosime, lib. I ; Zonare, lib. XII ; Hist. Aug ., p. 225. (N.d.A.)] . Dèce, prince remarquable d'ailleurs, qui vit commencer la grande invasion des barbares, s'était de même armé contre les chrétiens : impuissant à repousser les uns et les autres, il ne put faire face aux deux peuples à qui Dieu avait livré l'empire. Cette persécution amena des chutes que saint Cyprien attribue au relâchement des moeurs des fidèles [Epist. 11. (N.d.A.)] . Dans l'amphithéâtre de Carthage, le peuple criait : " Cyprien aux lions ! " L'éloquent évêque se retira [Epist. 10, 20, 59, 60. (N.d.A.)] . Denis d'Alexandrie fut sauvé ; ses disciples le cachèrent. Grégoire le Thaumaturge invita ses néophytes à se mettre en sûreté et se tint lui-même à l'écart sur une colline déserte. L'exécution du prêtre Pionius à Smyrne, de Maxime en Asie, et de Pierre à Lampsaque, est restée dans les fastes de la religion. Le pape Fabien confessa d'âme et de corps le 20 janvier 250. A compter de son martyre les années du pontificat romain deviennent certaines, comme l'ère du Christ est fixée à la croix Alexandre, évêque de Jérusalem ; Babylas, évêque d'Antioche, qui avait obligé l'empereur Philippe et sa mère à se mettre au rang des pénitents la nuit de Pâques, périrent dans les cachots : l'un, vieillard, était éprouvé pour la seconde fois ; l'autre voulut être enterré avec ses fers [...vinculis... cum quibus suum corpus sepeliri mandavit. ( Martyrol ., 24 jan. - N.d.A.)] . Origène, cruellement torturé, résista. Un jeune homme de la basse Thébaïde, nommé Paul, fuyant la persécution, trouva une grotte ombragée d'un palmier et dans laquelle coulait une fontaine qui donnait naissance à un ruisseau. Paul s'enferma dans cette grotte, y vécut quatre-vingt-dix ans, et remporta cette gloire de la solitude qui a fait de lui le premier ermite chrétien [Prudentissimus adolescens ad montium deserta fugiens tandem reperit saxeum montem. Ad cujus radicem haud procul erat grandis spelunca, quae lapide claudebatur : que remoto, avidius explorans, animadvertit intus grande vestibulum, quod, aperto desuper coelo, patulis diffusa ramis vetus palma contexerat, fontem lucidissimum ostendens : cujus rivum tantummodo foras erumpentem statim modico foramine eadem quae genuerat aquas terra sorbebat (Hieron., in Vita Pauli eremitoe , p. 338 ; Basileae. - N.d.A.)] . Divers évêques fondèrent des églises dans les Gaules : Denis à Paris, Gatien à Tours, Strémoine à Clermont en Auvergne, Trophime à Arles, Paul à Narbonne, Martial à Limoges. Après le martyre de Fabien, trois évêques proclamèrent pape Novatien, premier antipape, chef du premier schisme. Le clergé avait élu de son côté Corneille, homme d'une grande fermeté. Il y eut vacance du siège pendant seize mois. On comptait alors à Rome quarante-six prêtres, sept diacres, sept sous-diacres, quarante-deux acolytes, cinquante-deux exorcistes, lecteurs et portiers, quinze cents veuves et autres pauvres nourris par l'Eglise [In qua tamen non ignorabat (Novatus) presbyteros esse quadraginta sex, diaconos septem, acoluthos quadraginta duos, exorcistas et lectores una cum ostiariis quinquaginta duos, viduas et alios morbo atque egestate afflictos mille et quingentos. (Euseb., Hist ., lib. VI, cap. XXXV, p. 178. - N.d.A.)] . Seize évêques avaient concouru à l'ordination de Corneille, confirmée par le peuple. Les soldats de Jupiter faisaient des tyrans, les soldats du Christ des saints ; différence des deux empires. Gallus proclamé auguste avec Hostilien, second fils de Dèce, s'engage à payer aux Goths un tribut annuel. Ils consentent, à ce prix, à respecter les terres romaines : on tient les conditions qu'on reçoit, non celles qu'on impose : les Goths manquent à leur parole. Une peste effroyable se déclare. Gallus fait exécuter Hostilien, fils de Dèce, et le remplace par son propre fils. La persécution continue. Deux papes, Corneille et Lucius Ier, y succombèrent. Emilien bat les Goths en Mésie et prend la pourpre. Gallus (Gallus, Emilien, emp. ; Corneille, Lucius Ier, papes. An de J.-C. 251-253.) marche contre lui. Les troupes de Gallus se révoltent, le tuent, lui et son fils, et passent sous les aigles d'Emilien. Valérien amenait au secours de Gallus les légions de la Gaule. Celles-ci, en apprenant la mort de l'empereur, proclament Valérien ; Emilien est assommé à son tour par ses soldats [Zonar., lib. XII ; Eutrop., lib. IX, cap. VI. (N.d.A.)] . Valérien partage la puissance avec son fils Gallien. Un tyran s'était élevé sous le règne de Dèce, un autre sous celui de Gallus. Eprouvé dans les emplois militaires et civils, député des deux premiers Gordien au sénat, Valérien (Valérien, Gallien, emp. ; Etienne, Sixte II, Denis, papes. An de J.-C. 253-360.) se trouva mêlé à toutes les affaires de son temps. La censure lui fut déférée d'une commune voix, lorsque les deux Decius rétablirent cette magistrature, réunie à la dignité impériale. " La vie de Valérien, disait- on, censure perpétuelle, retraçait les moeurs de la vénérable antiquité. " Pourtant Valérien n'était qu'un génie raccourci qui n'avait pas la taille de sa fortune. Gallien, que son père avait fait auguste, alla commander dans les Gaules. Le père et le fils couraient de tous côtés pour s'opposer aux barbares : ils étaient aidés d'habiles capitaines, Posthume, Claude, Aurélien, Probus, qui se formaient à l'école des armes par des crimes et par la nécessité. Les Germains, peut-être de la ligue des Franks, envahirent la Gaule jusqu'aux Pyrénées, traversèrent ces montagnes, ravagèrent une partie de l'Espagne, et se montrèrent sur les rivages de la Mauritanie, étonnés de cette nouvelle race d'hommes [Eutrop., lib. IX, cap.VI ; Aurelius Victor. (N.d.A.)] . Ils furent combattus et repoussés par Posthume sous les ordres de Gallien. Les Allamans, autres Germains, au nombre de trois cent mille, s'avancèrent en Italie jusque dans le voisinage de Rome. Gallien les força à la retraite. Les Goths, les Sarmates et les Quades trouvèrent Valérien en Illyrie, qui les contint, assisté de Claude, d'Aurélien et de Probus. La Scythie vomissait ses peuples sur l'Asie Mineure et sur la Grèce. Il est probable que ces Scythes Borans, qui se débordèrent alors, n'étaient autres qu'une colonne de Goths, vainqueurs du petit royaume du Bosphore. Ils s'embarquent sur le Pont-Euxin, dans des espèces de cabanes flottantes, se confiant à une mer orageuse et à des marins timides. Repoussés en Colchide, ils reviennent à la charge, attaquent le temple de Diane et la ville d'Oéta qu'immortalisèrent la fable et le génie des poètes, emportent Pythionte, surprennent Trébizonde, ravagent la province du Pont, et, enchaînant les Romains captifs aux rames de leurs vaisseaux, retournent triomphants au désert [Zosim., lib. I ; Greg. Thaum., Epist. ap. Masc . (N.d.A.)] . D'autres Goths ou d'autres Scythes, qu'encourage cet exemple, font construire une flotte par leurs prisonniers, partent des bouches du Tanaïs, et voguent le long du rivage occidental du Pont-Euxin : une armée de terre marchait de concert avec la flotte. Ils franchissent le Bosphore, abordent en Asie, pillent Chalcédoine, entrent dans Nicomédie, où les appelait le tyran Chrysogonas, saccagent les villes de Lius et de Pouse, et se retirent à la lueur des flammes dont ils embrasent Nicée et Nicomédie [Zosim., lib. I. (N.d.A.)] . Pendant ces malheurs, Valérien était allé à Antioche ; il s'occupait d'une autre guerre, à lui fatale. Sapor, invité par Cyriade, aspirant à l'empire, était entré en Mésopotamie : Nisibe, Carhes et Antioche devinrent sa proie. Valérien arrive, rétablit Antioche, veut secourir Edesse, que pressaient les Perses, perd une bataille et demande la paix. Sapor lui propose une entrevue ; il l'accepte, et demeure prisonnier d'un ennemi sans foi. La simplicité n'est admirable qu'autant qu'elle est unie à la grandeur, autrement c'est l'allure d'un esprit borné. Valérien était un homme sincère, de même qu'il était un homme nul ; ses vertus avaient le caractère de sa médiocrité. En sa personne furent expiés la honte et le malheur de tant de rois humiliés au Capitole. Enchaîné et revêtu de pourpre, il prêtait sa tête, son cou ou son dos en guise de marchepied à Sapor lorsque celui-ci montait à cheval [Rex Persarum Sapores, qui eum ceperat, si quando libuerit aut vehiculum ascendere aut equum, inclinare sibi Romanum jubebat, ac terga praebere, imposito pede super dorsum ejus. (Lact., De Morte Persecut ., cap. V, p. 60.) Valerianus scilicet in captivitatem ductus a Sapore, non gladio sed ludibrio, omnibus vitae suae diebus merita pro factis percepit, ita ut quotiescomque rex Sapores equum conscendere vellet, non manibus, sed incurvato dorso et in cervice ejus pede posito, equo membra levaret. (Eutrop., in Vita Pontii manuscripta ; apud Lact., p. 60 - N.d.A.)] . Sapor croyait à tort fouler la puissance : l'empire persan ne s'était pas élevé ; c'était l'empire romain qui s'était abaissé. Valérien mort (Gallien emp. ; Denis pape. An de J.-C. 260-268.), sa peau, empaillée, tannée et teinte en rouge, resta suspendue pendant plusieurs siècles aux voûtes du principal temple de Perse [Tandem a Sapore rege Persarum jussus excoriari, saleque conditus, in sempiternum tui infortunii tropaeum ante omnium oculos statuisti. (Euseb., Orat. Const ., p. 442.) Direpta est ei cutis, et eruta visceribus pellis, infecta rubro colore ut in templo barbarorum deorum ad memoriam triumphi clarissimi poneretur. (Lact., De Morte Persecut ., cap. V, p. 59.) Agathias fait entendre que Valérien fut écorché vif. Constantin, écrivant à Sapor II en faveur des chrétiens, lui parle de l'horrible trophée que l'on voit encore, dit-il, dans son pays. (Euseb., Vit. Const . - N.d.A.)] . Qu'est-ce que la vue de ce trophée fit au monde ? Rien. Gallien lui-même, regardant le malheur comme une abdication, se contenta de dire : " Je savais que mon père était mortel [Ubi de Valeriano patre comperit quod captus esset, id quod philosophorum optimus de filio amisso dixisse fertur : Sciebam me genuisse mortalem , dixit ille, Sciebam patrem meum esse mortalem . (Gall., in Hist. Aug . - N.d.A.)] . " Il prit l'autre moitié de la pourpre que Valérien avait laissée, comme on dérobe le linceul d'un mort. Il existe de très-belles médailles de Valérien, représentant une femme couronnant l'empereur avec ces mots : Restitutoris Orientis . La fortune démentit l'effronterie de cette adulation. Gallien ne songea ni à racheter ni à venger son père ; il en fit un dieu [Patrem inultum reliquit. ( Hist. Aug ., p. 466.) Nec inter deos quidem, nisi coactus, retulit cum mortuum audisset. ( Hist. Aug ., p. 468. - N.d.A.)] : cela coûtait moins. L'empire présente à cette époque un spectacle affreux, mais singulier ; c'était comme une scène anticipée du moyen âge. Jamais depuis les beaux jours de la république on n'avait vu à la fois tant d'hommes remarquables : ces hommes, nés des événements qui forcent les talents à reprendre leur souveraineté naturelle, ne possédaient pas les vertus des Caton et des Brutus ; mais, fils d'un autre siècle, ils étaient habiles et aventureux. Rentrés malgré eux sous la tente, ces Romains de l'empire avaient repris quelque chose de viril par la fréquentation des mâles générations des barbares. Trente ou plus sûrement dix-neuf tyrans parurent pendant les règnes de Valérien et de Gallien : en Orient, Cyriades, Macrien, Baliste, Odénat et Zénobie ; en Occident, Posthume, Lokien, Victorin et sa mère Victoria, Marius et Tetricus ; en Illyrie et sur les confins du Danube, Ingennus, Régilien et Auréole ; dans le Pont, Saturnin ; en Isaurie, Trébellien ; en Thessalie, Pison ; Valens en Grèce ; en Egypte, Emilien ; Celsus en Afrique. La plupart de ces prétendants qui défendirent l'empire contre les ennemis du dehors, et qui se le voulurent approprier, auraient été des princes capables. Macrien, vieillard rusé, politique et hardi, était estropié [ Hist. Aug ., p. 116, Triginta Tyran . (N.d.A.)] : il faisait porter les ornements impériaux par ses deux fils, jeunes et vigoureux, au lieu de les traîner lui-même [Zonar., p. 296. (N.d.A.)] . Odénat, qui repoussa Sapor et vengea Valérien, est encore plus connu par sa femme Zénobie et par le rhéteur Longin [ Hist. Aug ., p. 215. (N.d.A.)] . Baliste, Ingennus, étaient d'illustres capitaines. On donnait à Calphurnius Pison le nom d' homme . Régilien fut si renommé que le sénat lui décerna les honneurs du triomphe, malgré sa révolte contre Gallien [ Hist. Aug ., p. 194. (N.d.A.)] . Posthume, qui étendit sa domination sur les Gaules, l'Espagne et peut-être la Grande-Bretagne, eut du génie. Son successeur Victorin possédait de grands talents, mais avec la faiblesse qui souvent les accompagne, l'amour des femmes [ Hist. Aug ., p. 187. Cupiditas voluptatis mulierariae sic perdidit. (N.d.A.)] . Victoria, mère de Victorin, qui se donnait le titre d'auguste et de mère des armées, fut la Zénobie des Gaules ; celle-ci disait d'elle : " J'aurais voulu partager l'empire avec Victoria, qui me ressemble. " Il n'y eut pas jusqu'à l'armurier Marius, élevé au rang d'auguste par Victoria, qui ne se trouvât être un partisan de caractère. " Amis, dit-il à ses compagnons d'armes, devenus ses sujets, on me reprochera mon premier état : plaise aux dieux que je ne sois jamais amolli par le vin, les fleurs et les femmes ! Qu'on me reproche mon état d'armurier, pourvu que les nations étrangères apprennent par leurs défaites que j'ai appris à manier le fer ! Je dis ceci parce que la seule chose que pourra me reprocher Gallien, cette peste impudique, c'est que j'ai fabriqué des armes [Scio, commilitones, posse mihi objici artem pristinam, cujus mihi omnes testes estis. Sed dicat quisque quod vult : utinam semper ferrum exerceam ! non vino, non floribus, non mulierculis, non popinis, ut facit Gallienus, indignus patre suo et sui generis nobilitate, depeream. Ars mihi objiciatur ferraria, dum me et exterae gentes attrectasse suis cladibus recognoscant in Italia. Denique ut omnis Allemannia omnisque Germania cum caeteris quae adjacent gentibus Romanum populum ferratam putent gentem, ut specialiter in nobis ferrum timeant. Vos tamen cogitetis velim fecisse vos principem qui nunquam quidquam sciverit tractare nisi ferrum. Quod idcirco dico quia scio mihi a luxuriosissima illa peste nihil opponi posse, nisi hoc quod gladiorum armorumque artifex fuerim. ( Hist. Aug., Trig. Tyran ., p. 500. - N.d.A.)] . " Marius fut tué par un soldat, jadis ouvrier dans sa boutique, qui lui passa son épée au travers du corps en lui disant : " C'est toi qui l'as forgée [ Hic est gladius quem ipse fecisti. (Hist. Aug., Trig. Tyran ., p. 500. - N.d.A.)] . " Après la mort de Marius, Victoria ne s'effraya point : cette Gauloise fit encore un empereur, Tetricus, gouverneur de l'Aquitaine, qui prit la pourpre à Bordeaux. De ces divers tyrans un seul était sénateur, et Pison seul était noble. Il descendait de Numa par ses pères ; ses alliances lui donnaient le droit de décorer ses foyers des images de Crassus et de Pompée. Les Calphurniens avaient échappé aux proscriptions : on les retrouve consuls depuis Auguste jusqu'à Alexandre Sévère. Rome se couvrait de plantes nouvelles : quand ses vieilles souches poussaient quelques rejetons, ils se flétrissaient vite, et ne se renouvelaient plus. D'autres hommes de mérite, tels qu'Aurélien, Claude et Probus, servaient Gallien en attendant la souveraine puissance. Lui-même offrait un caractère sinon estimable, du moins peu commun. Orateur et poète [Fuit enim (quod negari non potest) oratione, poemate atque omnibus artibus clarus. ( Hist. Aug ., p. 469. - N.d.A.)] , Gallien était indifférent à tout, même à l'empire. Lui apprenait-on que l'Egypte s'était révoltée : " Eh bien, disait-il, nous nous passerons de lin [Cum nuntiatum est ei Aegyptum dissecuisse, dixisse fertur : Quid sine lino aegyptio esse non possumus ? (N.d.A.)] . " La Gaule et l'Asie sont perdues : " Nous renoncerons à l'aphronitre, nous ne porterons plus de sagum d'Arras [ Cum autem vastatam Asiam... Quid, inquit , sine aphronitris esse non possumus ?... Perdita Gallia... arrisisse et dixisse perhibetur : Non sine Atrebatis sagis tuta republica est ? ( Hist. Aug ., p. 464. - N.d.A.)] . " Mais ne touchez pas aux plaisirs de Gallien ! Si le bruit d'une rébellion ou d'une invasion trop voisine menace sa paix, il court aux armes, déploie de la valeur, écarte le danger, et se replonge avec activité dans sa paresse. Féroce pour conserver son repos, il écrivait à l'un de ses officiers après la révolte d'Ingennus, en Illyrie : " N'épargnez pas les mâles, quel que soit leur âge, enfants ou vieillards. Tuez quiconque s'est permis une parole contre moi [" Gallienus Veriano. " Non mihi satisfacies si tantum armatos occideris, quos et fors belli interimere potuisset. Perimendus est omnis sexus virilis, si et senes atque impuberes, sine reprehensione nostra occidi possent. Occidendus est quicumque male voluit, occidendus est quicumque male dixit contra me, contra Valeriani filium, contra tot principum patrem et fratrem. Ingennus factus est imperator. Lacera, occide, concide animum meum intelligere potes, mea mente irascere, quia hoc manu mea scripsi. (Trebell. Poll., Trig. Tyran., de Ingenno ; Hist. Aug ., p. 500. - N.d.A.)] . " Il condamnait à mort quatre ou cinq mille soldats rebelles, tout en bâtissant de petites chambres avec des feuilles de roses et des modèles de forteresses avec des fruits [Terna millia et quaterna militum singulis diebus occidit (p. 476) ; cubicula de rosis fecit, de prunis castella composuit, uvas triennio servavit, hieme summa melones exhibuit ; mustum quemadmodum toto anno haberetur docuit, etc., etc. ( Hist Aug ., p. 475. - N.d.A.)] . Un marchand avait vendu des perles de verre à l'impératrice pour de vraies perles : Gallien le condamne à être jeté aux bêtes et fait lâcher sur lui un chapon [Idem, cum quidam gemmas vitreas pro veris vendidisset ejus uxori, atque illa, re prodita, vindicari vellet, surripi quasi ad leonem venditorem jussit, deinde e cavea caponem emitti ; mirantibusque cunctis rem tam ridiculam, per curionem dici jussit : Imposturam fecit, et passus est. (Hist. Aug ., p. 471. - N.d.A.)] . A chaque nouvelle désastreuse, Gallien riait, demandait quels seraient les festins, les jeux du lendemain et de la journée [Sic de partibus mundi cum eas amitteret jocabatur (p. 464), nec ad talia movebatur Sed ab iis qui circa eum erant requirebat : Ecquid habemus in prandio ? ecquae voluptates paratoe sunt ? et qualis cras erit scena ? quales circenses ? (Hist. Aug ., p. 487. - N.d.A.)] . Le monde périssait, et il composait des vers pour le mariage de ses neveux : " Allez, aimables enfants, soupirez comme la colombe, embrassez-vous comme le lierre, soyez unis comme la perle et la nacre [Jocari se dicebat cum orbem terrarum undique perdidisset (p. 475). Hujus est illud epithalamium... cum ille manus sponsorum teneret, saepius ita dixisse fertur : Ite, ait, o pueri, pariter sudate medullis Omnibus inter vos : non murmura vestra columbae, Brachia non hederae, non vincant oscula conchae. ( Hist. Aug ., p. 470 - N.d.A.)] . " Il philosophait aussi ; il accordait à Plotin une ville ruinée de la Campanie pour y établir une république selon les lois de Platon [Gallienus et uxor ejus Plotinum honorabant : hic igitur eorum benevolentia fretus oravit ut dirutam quamdam olim in Campania civitatem philosophis aptam in stauraret, regionemque circonfusam cultae civitati donaret concederetque ; civitatem habitaturis Platonis legibus gubernari atque ipsam civitatem Platonopolim appellari... Quod facile impetrasset, nisi quidam imperatoris familiares invidia vel indignatione acriter obstitissent. (Plotini vita ejus operibus praefixa auctore. - N.d.A.)] . Au milieu de la société croulante, couché à des banquets parmi les femmes [Concubinae in ejus tricliniis saepe accubuerunt. (Porphyr., Hist. Aug ., p. 476. - N.d.A.)] , cet Horace impérial ne voulait de la vie que le plaisir : tout fut troublé sous son règne [Orbem terrarum triginta prope tyrannis vastari fecit, ita ut etiam mulieres melius eo imperarent. (Porphyr., Hist. Aug ., p. 475. - N.d.A.)] , excepté sa personne ; il ne maintenait le calme autour de lui et pour lui qu'à la longueur de son épée. Représentez-vous l'Etat en proie aux diverses usurpations, les tyrans se battant entre eux, se défendant contre les troupes du prince légitime, repoussant les barbares ou les appelant à leur secours : Ingennus avait un corps de Rhoxolans à sa solde, Posthume un corps de Franks. On ne savait plus où était l'empire : Romains et barbares, tout était divisé, les aigles romaines contre les aigles romaines, les enseignes des Goths opposées aux enseignes des Goths. Chaque province reconnaissait le tyran le plus voisin ; dans l'impossibilité d'être protégé par le droit, on se soumettait au fait. Un lambeau de pourpre faisait le matin un empereur, le soir une victime, l'ornement d'un trône ou d'un cercueil. Saturnin obligé d'accepter la souveraine puissance s'écria : " Soldats, vous changez un général heureux pour faire un empereur misérable [Commilitones, bonum ducem perdidistis et malum principem fecistis. ( Hist. Aug., Trig. Tyran ., p. 522. - N.d.A.)] . " Et à travers tout cela des jeux publics, des martyrs, des sectes parmi les chrétiens, des écoles chez les philosophes, où l'on s'occupait de systèmes métaphysiques au milieu des cris des barbares. La peste, continuant ses ravages, emportait dans la seule Rome cinq mille personnes par jour : disette, famine, tremblement de terre, météores, ténèbres surnaturelles, révolte des esclaves en Cilicie, rébellion des Isauriens, qui renouvelèrent la guerre des anciens pirates ; tumulte effroyable à Alexandrie : chaque édifice, dans cette immense cité, devint une forteresse, chaque rue un champ de bataille ; une partie de la population périt, et le Brachion resta vide. Et parmi ces calamités il faut encore trouver place pour la suite de la grande invasion des Goths. Sapor, rentrant dans l'Asie romaine, reprit Antioche, s'empara de Tarse en Cilicie et de Césarée en Cappadoce. Des Goths se jetèrent sur l'Italie ; d'autres Goths ou d'autres Scythes sortirent une troisième fois du Pont-Euxin, assiégèrent Thessalonique, ravagèrent la Grèce [Les auteurs varient sur l'époque de cette invasion ; les uns la placent sous Valérien, d'autres sous Gallien, d'autres encore sous Claude, et même jusque sous Aurélien. (N.d.A.)] , pillèrent Corinthe, Sparte, Argos, villes depuis longtemps oubliées, qui apparaissent dans ce siècle comme le fantôme d'un autre temps et d'une autre gloire. En vain Athènes avait rétabli ses murailles, renversées par Lysander et Sylla : un Goth voulut brûler les bibliothèques, un autre s'y opposa : " Laissons, dit-il, à nos ennemis ces livres, qui leur ôtent l'amour des armes [Zonar., lib. XII. (N.d.A.)] . " La patrie de Thémistocle fut cependant délivrée par Dexippe l'historien, surnommé le second Thucydide [Il avait écrit l' Histoire des temps depuis Alexandre Sévère jusqu'à Claude, l' Histoire des Guerres de Scythie et quatre livres de l' Histoire des Successeurs d'Alexandre . Il nous reste deux fragments des Guerres de Scythie dans les Extraits les Ambassades . (Phot., Biblioth ., cap. LXXXII. Voss., De Hist. graec ., p. 243. - N.d.A.)] et le dernier des Grecs dans ces âges moyens et dégénérés. Athènes revoyait les barbares : du temps des Perses, ses grands hommes la sauvèrent : ses chefs- d'oeuvre n'ont point permis aux Goths de faire périr sa mémoire. Enfin, les Goths allèrent brûler le temple d'Ephèse, sept fois sorti de ses ruines et toujours plus beau [ Hist. Aug ., p. 178. ; Jornand., cap. XX. (N.d.A.)] : il ne se releva plus. Un conseil éternel amenait des désastres irréparables ; il s'agissait, non de la conservation des monuments, mais de la fondation d'une nouvelle société. Partout où le polythéisme avait mis des dieux, un destructeur se présenta ; chaque temple païen vit un homme armé à ses portes ; la Providence n'arrêta la torche et le levier que quand la race humaine fut changée. Toutefois, l'heure finale n'étant pas sonnée, il y eut repos. Odénat vainquit Sapor et soulagea l'Asie ; Posthume contint les nations germaniques ; les autres ennemis furent repoussés tantôt par les tyrans, tantôt par les généraux des empereurs. Les tyrans eux-mêmes s'entre-détruisirent ; et lorsque Claude parvint au pouvoir, il ne trouva plus à combattre que Tetricus dans les Gaules et Zénobie en Orient. Elle s'était déclarée indépendante après qu'Odénat eut été massacré dans un festin. Auréole ayant pris la pourpre en Italie, le bruit de cette usurpation pénétra jusqu'au fond du palais de Gallien, qui s'en importuna ; il quitte ses délices, et assiège Auréole dans Milan ; une flèche, lancée en trahison, le tue, lorsqu'à peine armé il courait à cheval, l'épée à la main, pour repousser une sortie. Marcien, qui venait de battre les Goths en Illyrie, était le principal chef de cette conspiration. Une innovation de Gallien resta : il interdit aux sénateurs le service militaire, soit que l'usurpation de Pison l'eût plus alarmé que les autres, soit que le sénat, en repoussant un parti de barbares qui s'était avancé jusqu'à la vue de Rome, eût agi avec trop de vigueur. Alors s'établit la distinction d'homme de robe et d'homme d'épée. Les sénateurs formèrent un corps de magistrature, dont les membres, ignorés du soldat, perdirent toute influence sur l'armée. Ils murmurèrent d'abord, mais ensuite leur lâcheté regarda comme un honneur le droit qu'elle obtint de se cacher. L'édit de Gallien acheva de rendre militaire la constitution de l'empire, et prépara les grands changements de Dioclétien. Claude II (Claude II emp. ; Felix pape. An de J.-C. 268-270.), désigné à la pourpre par Gallien, le remplaça. Les grandeurs avaient cessé d'imposer ; tout était jugé, apprécié, connu ; on tuait les princes comme d'autres hommes, et cependant chacun voulait être souverain : jamais on ne fut aussi rampant, aussi prosterné aux pieds du pouvoir qu'au moment où l'on n'y croyait plus. Le sénat confirma l'élection de Claude, et se porta aux dernières violences contre les amis et les parents de Gallien. Il ne faut pas croire que ces décisions du sénat fussent le résultat de raisons graves, mûrement examinées ; ce n'étaient que les acclamations d'un troupeau d'esclaves qui se hâtaient de reconnaître leur servitude, comme si entre deux règnes ils eussent craint d'avoir un moment de liberté. Assemblés en tumulte au temple d'Apollon (ils ne se purent réunir assez longtemps au Capitole, à cause d'une fête de Cybèle), les sénateurs s'écrièrent [Haec in Claudium dicta sunt : Auguste Claudi, dii te nobis praestent ! (dictum sexagies) ; Claudi Auguste, principem aut qualis tu es semper optavimus ! (dictum quadragies) ; Claudi Auguste, te respublica requirebat ! (dictum quadragies) ; Claudi Auguste, tu frater, tu pater, tu amicus, tu bonus senator, tu vere princeps ! (dictum octuagies) ; Claudi Auguste, tu nos ab Aureolo vindica ! (dictum quinquies) ; Claudi Auguste, tu nos a Zenobia et a Victoria libera ! (dictum septies) ; Claudi Auguste, Tetricus nihil fecit ! (dictum septies). ( Hist. Aug., in Vit. div. Claud ., p. 541. - N.d.A.)] : " Auguste Claude, que les dieux vous conservent pour nous ! " Cette acclamation fut répétée soixante fois. " Claude Auguste, c'est vous ou votre pareil que nous avions toujours souhaité ! (Quarante fois). Claude Auguste, la république vous désirait ! (Quarante fois). Claude Auguste, vous êtes un père, un frère, un ami, un excellent sénateur, un empereur véritable ! (Quatre-vingts fois). Claude Auguste, délivrez-nous d'Auréole ! (Cinq fois). Claude Auguste, délivrez-nous de Zénobie et de Victoria ! (Sept fois). " Et c'étaient là les héritiers d'un sénat de rois ! Claude [Delevimus trecenta viginti millia Gothorum, duo millia navium mersimus ; tecta sunt flumina scutis ; spathis et lanceolis omnia littora operiuntur. Campi ossibus latent tecti, nullum iter purum est ; ingens carrago deserta est. Tantum mulierum cepimus, ut binas et ternas mulieres victor sibi miles possit adjungere. ( Hist. Aug., in Vit. div. Claud ., p. 545. - N.d.A.)] extermina, en Macédoine, une armée de Goths, et coula à fond leur flotte, composée de deux mille barques. Parmi les prisonniers il se trouva des rois et des reines. Les vaincus furent incorporés dans les légions ou condamnés à cultiver la terre [Plerique capti reges ; captae diversarum gentium nobiles feminae ; impletae barbaris servis senisbusque cultoribus romanae provinciae ! factus miles barbarus et colonus ex Gotho. Nec ulla fuit regio quae Gothum servum triumphali quodam servitio non haberet. ( Ib .) Quotquot autem incolumes evasere vel in ordines romanos recepti sunt, vel terram colendam nancti totos agriculturae se dediderunt. (Zosim., Hist ., lib. I, p. 13 ; Basileae. - N.d.A.)] . Claude, surnommé le Gothique , ayant triomphé, mourut. Son frère Quintilius [Quintillius inde, Claudii frater, dictus est imperator, qui ubi per paucos menses vixisset... Necessarii ejus auctores fuerunt ut mortem sibi conscisceret, ac multo meliori vero sponte sua de imperio cederet. Quod fecisse perhibetur a medico quodam, vena secta continuatoque fluxu sanguinis donec exaruisset. (Zosim., Hist ., lib. I, p. 13 ; Basileae.) Quintillius, frater ejusdem, delatum sibi omnium judicio suscepit imperium.. et septima decima die, quod se gravem et serium erga milites ostenderat... eo genere que Galba, que Pertinax interemptus est. ( Hist. Aug ., p. 549. - N.d.A.)] prit la pourpre en Italie, et se tua au bout de dix-sept jours. Aurélien (Aurélien emp. ; Felix, Eutichien, papes. An de J.-C. 270-275.), autre soldat de fortune, reçut l'empire à la recommandation de Claude. Sa mère était prêtresse du soleil dans un village de l'Illyrie où son père était colon d'un sénateur romain. Passionné pour les armes et toujours à cheval, vif, ardent, cherchant querelle et aventure, ses camarades lui avaient donné le nom d' Aurélien l'épée à la main , pour le distinguer d'un autre Aurélien [ Manus adferrum. (Hist. Aug ., p. 211. - N.d.A.)] . C'est le premier Romain, comme je vous l'ai dit, qui eut affaire aux Franks. Aurélien, devenu chef souverain, rencontra deux ennemis redoutables, deux femmes : Victoria la Gauloise, Zénobie la Palmyrienne. Victoria mourut lorsque Aurélien passa dans les Gaules ; il ne trouva plus que son ouvrage, le tyran Tetricus, qui trahit ses soldats et se rendit à Aurélien. Zénobie s'était emparée de l'Egypte : Aurélien marcha contre elle, la battit à Emèse, l'assiégea dans Palmyre, et la fit prisonnière lorsqu'elle fuyait. Palmyre fut livrée au pillage, et le philosophe Longin condamné à mort pour le courage de ses conseils. Tous les tyrans détruits, l'Egypte soumise, la Gaule pacifiée, l'empereur voulut triompher à Rome. Avant de marcher en Orient, il avait délivré l'Italie d'une espèce de ligue des Allamans, des Marcomans, des Juthongues et des Vandales. Ce fut à l'occasion de ces courses de barbares qu'Aurélien fit relever ou plutôt bâtir les murailles de Rome. Jadis les sept collines, dans une circonférence de treize milles, avaient été fortifiées ; mais Rome, se répandant au dehors avec sa puissance, ajouta, par d'immenses et magnifiques faubourgs, plusieurs villes à l'antique cité [Exspatiantia tecta multos addere urbes. (N.d.A.)] . Zosime écrit [Zosim., lib. I, p. 665. (N.d.A.)] que du temps d'Aurélien l'ancienne clôture était tombée : celle de cet empereur ne fut achevée que sous Probus [Zosim., lib. I, p. 665. (N.d.A.)] , et il paraît qu'on y travaillait encore sous Dioclétien [Boll., 20 jan., p. 278, in Act. S. Sebast ., ann. 287. (N.d.A.)] . On voit aujourd'hui mêlés aux constructions subséquentes quelques restes des constructions d'Aurélien. Les murailles de Rome ont elles seules donné lieu à une curieuse histoire [Nibbi. (N.d.A.)] , où les infortunes de la ville éternelle sont comme tracées par son enceinte ; Rome s'est pour ainsi dire remparée de ses calamités. Un siècle et demi devait encore s'écouler avant qu'elle subît le joug des barbares, et déjà Aurélien élevait les inutiles bastions qu'ils devaient franchir. Aurélien, dans son triomphe, outre une multitude de prisonniers goths, alains, allamans, vandales, rhoxolans, sarmates, suèves, francs, traînait après lui Tetricus, sénateur romain, revêtu de la pourpre impériale, et Zénobie, reine de Palmyre. Elle était si chargée de perles, qu'elle pouvait à peine marcher ; les grands de sa cour, captifs comme elle, la soulageaient du poids de ses chaînes d'or. Aurélien était monté sur un char traîné par quatre cerfs, autre espèce de dépouilles et de richesses d'un roi goth. Ce char allait attendre Alaric au Capitole [ Aur. Vopisc. in Hist. Aug ., p. 220 ; Trig. Tyran ., c. XXIII, XXIX. (N.d.A.)] . Aurélien donna à Tetricus le gouvernement de la Lucanie en échange de l'empire : Tetricus n'avait pas le génie de Victoria : il se contenta d'être heureux. Quant à Zénobie, vous savez qu'elle était peut-être Juive de naissance ; Longin fut son maître de lettres grecques et de philosophie : elle avait composé à son usage une histoire abrégée de l'Orient. Elle inclinait aux sentiments des Hébreux touchant la nature de Jésus-Christ. On l'accuse d'avoir fait mourir le fils qu'Odénat avait eu d'une autre femme, et peut-être Odénat lui-même. Elle eut trois filles et trois fils, dont l'un, Vaballath, devint roi d'un canton inconnu en Asie [Le canton des Ucrimes. (N.d.A.)] . Ses trois filles, captives avec elle, se marièrent, et saint Zénobe, évêque de Florence, du temps de saint Ambroise, descendait de la reine de Palmyre. Le courage de Zénobie se démentit avec la fortune ; elle demanda la vie en pleurant. La belle élève du magnanime Longin ne fut plus à Rome que la délatrice de quelques sénateurs entrés dans une conjuration vraie ou supposée contre Aurélien. Elle habitait une maison de campagne à Tibur, non loin des jardins d'Adrien et de la retraite d'Horace, laissant, avec un nom célèbre, des ruines qu'on va voir au désert. Aurélien était naturellement sévère ; la prospérité le rendit cruel. Il ne voulait pas que le soldat prît une seule poule au laboureur ; il disait que les guerriers doivent faire couler le sang des ennemis et non les pleurs des citoyens [ Hist. Aug ., p. 222. (N.d.A.)] : beau sentiment et noble maxime ! Il eut à soutenir une singulière guerre au sein même de Rome, la guerre des monnayeurs, qui lui tuèrent sept mille soldats dans un combat sur le mont Coelius [ Suid ., p. 494. (N.d.A.)] . Les châtiments que l'empereur faisait infliger étaient affreux. Il méditait une persécution générale contre les chrétiens [Euseb., Chron . (N.d.A.)] ; et lorsqu'il se rendit en Orient, dans le dessein de porter la guerre chez les Perses, il fut tué par les officiers de son armée, entre Héraclée et Byzance [ Hist.Aug ., p. 218. (N.d.A.)] . Le monde demeura sept mois sans maître : le sénat et l'armée se renvoyèrent le choix d'un empereur. L'un refusait d'user de son droit, l'autre de sa force [Vopisc., Hist. Aug ., p. 229. (N.d.A.)] . Les deux derniers souverains avaient tellement affermi l'Etat, que rien ne bougea ; mais Rome ne reprit pas sa liberté : qu'en eût-elle fait ? Claudius Tacite (Tacite, emp. ; Eutichien pape. An de J.-C. 275-276.), sénateur, âgé de soixante-quinze ans, fut enfin proclamé par le sénat. Telle est la souveraineté naturelle du génie : il n'y a point d'homme qui ne préférât aujourd'hui avoir été Tacite l'historien à Tacite l'empereur. Celui-ci sembla craindre la marque dont son aïeul avait flétri les tyrans ; il vécut sur la pourpre comme en présence et dans la frayeur du peintre de Tibère [Dix copies des Annales et des Histoires devaient être placées annuellement, par ordre de Claudius Tacite, dans les bibliothèques publiques : si cet ordre avait été exécuté, il est probable que nous posséderions entiers les chefs-d'oeuvre que la main du temps a mutilés. Claudius Tacite était de la famille de Cornelius Tacite ; mais il n'est pas certain qu'il descendît en ligne directe de l'historien. ( Hist. Aug., Vit. Tac . - N.d.A.)] . L'empereur rendit au sénat quelques-unes de ses prérogatives ; et le sénat, dans sa décrépitude corrompue, crut voir renaître la chaste enfance de la république [ Hist. Aug., Vit. Tac. (N.d.A.)] . Tacite, allant se mettre à la tête de l'armée en Thrace, pour repousser une attaque des Alains, à qui les Romains avaient manqué de foi, mourut de fatigue ou fut tué à Tharse, ou à Tyanes, ou dans le Pont, selon les versions différentes des historiens [Victor. jun . ; Aurel. Victor. ; Euseb., Chron . (N.d.A.)] . Peu de temps avant sa mort, la tombe de son père s'était ouverte, et il avait vu l'ombre de sa mère. Le tombeau de nos pères s'ouvre toujours pour nous ; mais il y a ici quelques souvenirs confus du sépulcre d'Agrippine : le génie de l'historien dominait l'imagination de l'empereur. Florien, frère de Tacite, se fit déclarer auguste en Asie, Probus (Probus emp. ; Eutichien pape. An de J.-C. 276-282.) en Orient. Une guerre civile de deux ou trois mois termina la lutte en faveur du dernier. La défaite des Franks, des Bourguignons, des Vandales, des Logions ou Lyges, qui s'étaient emparés des Gaules, signala le commencement du règne de Probus. Il tua quatre cent mille barbares, délivra et rétablit soixante-dix villes, transporta dans la Grande- Bretagne des colonies de prisonniers, soumit une partie de l'Allemagne, obligea les peuples vaincus à se retirer au delà du Necker et de l'Elbe, de payer aux Romains un tribut annuel en blé, vaches, brebis, et de prendre les armes pour la défense de l'empire contre des nations plus éloignées [Prob., Vit, Hist. Aug , p. 238 et seq. ; Zos., lib. I ; Buchar. Hist. Belg ., lib. III, p. 1 ; Hier., Chron . (N.d.A.)] ; enfin il bâtit un mur de deux cents milles de longueur, depuis le Rhin jusqu'au Danube [Limes inter Rhenum atque Danubium ab Hadriano imperatore ligneo muro munitus, a Germanis sub Aurelio eversus, a Probo restauratus, et muro lapideo fuit firmatus. (Danielis Schopflini Alsat. Illust ., t. 1, p. 223. - N.d.A.)] . Probus conçut le plan régulier de défendre l'empire contre les barbares avec des barbares. Quand la république réunissait des peuples à ses domaines, elle leur apportait la vertu en échange de la force qu'elle recevait d'eux. Que pouvaient les Romains du siècle de Probus pour les barbares ? Une poignée de Franks auxiliaires, que Probus avait relégués sur le rivage du Pont-Euxin, s'ennuyèrent ; ils s'emparèrent de quelques barques, franchirent le Bosphore, désolèrent les côtes de la Grèce, de l'Asie et de l'Afrique, prirent et pillèrent Syracuse, entrèrent dans l'Océan, et, après avoir côtoyé les Espagnes et les Gaules, vinrent débarquer dans leur patrie aux embouchures du Rhin [Itidem cum Franci ad imperatorem accessissent, et ab eo sedes obtinuissent, pars eorum quaedam defectionem molita, magnamque navium copiam nancta, totam Graeciam conturbavit. In Siciliam quoque delata, et urbem Syracusanam adorta, magnam in ea caedem edidit. Tandem cum et in Africam adpulisset ac refecta fuisset, adductis Carthagine copiis, nihilominus domum redire nullum passa detrimentum potuit. (Zosim., lib.I, p. 20, edit. Basileae. - N.d.A.)] , laissant le monde étonné d'une audace qui annonçait un grand peuple. Probus passa en Egypte, défit, dans la Thébaïde, les Blemmyes, sauvages d'Ethiopie, dont on ne sait presque rien ; de là il marcha contre les Perses. Assis à terre, sur l'herbe, au haut d'une montagne d'Arménie, mangeant dans un pot quelques pois chiches, habillé d'une simple casaque de laine teinte en pourpre, la tête couverte d'un chapeau, parce qu'il était chauve, sans se lever, sans discontinuer son repas, Probus reçut les ambassadeurs étonnés du grand roi. Il leur dit qu'il était l'empereur ; que si leur maître refusait justice aux Romains, il rendrait la Perse aussi nue d'arbres et d'épis que sa tête l'était de cheveux ; et il ôta son couvre-chef. " Avez-vous faim ? " ajouta ce Popilius de l'empire, " partagez mon repas ; sinon, retirez-vous [Quo in habitu deprehensum a legatis Carinum aiunt. Purpurea vestis humi per herbam jacebat ; cibus autem erat pridianum ex ipsis elixis pulmentum, in hisque frusta quaedam et inveterata porcinarum carnium salsamenta. Eos ergo (Parthorum legatos) cum vidisset, neque surrexisse neque quidquam mutasse fertur, sed, e vestigio vocatis, dixisse se quidem illos scire ad sese venire, se enim Carinum esse, juvenique regi in eadem die renuntiarent jubere, ni saperet omnem ipsorum saltum, campumque omnem intra lunare spatium Carini capite fore nudiorem, simulque dicentem, detracto pileo, caput ostendisse nihilo galea adjacente villosius : ac si quidem esurirent, ut manum una in ollam immitterent permissurum, sin minus, jubere se eadem hora recedere. Synesii episcopi Cyrenes de regno ad Arcadam imperat., interprété Dyonisio Petavio Jesu Presbytero. (P. 18, Lutetiae, 1633.) - On sait qu'il y a erreur dans le texte de Synesius, et qu'il faut rapporter à Probus ce qu'il attribue à Carin . (N.d.A.)] . " Probus donna des terres en Thrace à cent mille Bastarnes (nation scythe ou gothique), qui s'attachèrent au sol. Il en avait partagé d'autres aux Gépides, aux Juthongues, aux Vandales, aux Franks : tous ceux-ci se soulevèrent à divers intervalles. On peut fixer au règne de Probus la fin de la première grande invasion des barbares, bien que les mouvements s'en fissent encore sentir sous Carus, Carin, Numérien, et qu'ils se prolongeassent sous Dioclétien jusqu'à l'avènement de Constantin à l'empire. Probus, délivré des guerres étrangères, étouffa les révoltes de Saturnin, de Proculus et de Bonose. Dans le retour d'une si grande paix, il affirmait qu'on n'aurait bientôt plus besoin d'armée. Il occupa les troupes oisives à planter des vignes dans la Pannonie, la Mésie et les Gaules, et, selon Vopiscus, jusque dans la Grande-Bretagne. On croit que la Bourgogne lui est redevable de ses premières richesses. Probus, guerrier si digne du sceptre, n'en fut pas moins tué par ses soldats dans une guérite de fer, d'où il surveillait les légions employées au dessèchement des marais de Sirmich, sa patrie [Vict., Ep ., Eut. (N.d.A.)] . Carus (Carus emp. et ses deux fils, Carin et Numérien. Eutichien pape. An de J.- C. 282-283.), qui vint après Probus, était né à Narbonne, selon les deux Victor. Il se disait originaire de Rome, et il n'est pas sûr qu'il vit jamais cette capitale du monde dont il était souverain. Il fut foudroyé après des victoires remportées sur les Perses, non loin de Ctésiphon, qu'il avait pris [Ctesiphontem usque pervenit... ut alii dicunt morbo, ut plures fulmine interemptus est. Negari non potest eo tempore que periit tantum fuisse subito tonitruum, ut multi terrore ipso exanimati esse dicantur : cum igitur aegrotaret atque in tentorio jaceret, ingenti exorta tempestate, immani coruscatione, immaniori, ut diximus, tonitru exanimatus est. (Carus, Hist. Aug ., p. 666. - N.d.A.)] . Quand la guerre, fatiguée, discontinuait le meurtre de ses princes, le ciel s'en chargeait. Les fils de Carus, Carin et Numérien (Carin et Numérien Ier empereurs. Caius pape. An de J.-C. 284.), reconnus empereurs, célébrèrent à Rome les jeux romains [September habet dies 30. - 27. - Ludi romaniani. Aegidii Bucherii . (N.d.A.)] , que Calpurnius ou Calphurnius, poète oublié comme ces jeux, a chantés [NOTE 13] . Numérien, revenant de la Perse, fut tué par Aper, préfet du prétoire, dont il avait épousé la fille. Montesquieu remarque que les préfets du prétoire étaient à cette époque auprès des empereurs ce que sont les vizirs auprès des sultans [ Grandeur et décadence des Romains . (N.d.A.)] . Le jeune prince avait versé tant de larmes sur la mort de son père, que sa vue en était affaiblie ; on le portait dans une litière au milieu des légions. Aper, qui convoitait la pourpre, s'était trop hâté ; son forfait avait devancé ses brigues ; le cadavre de Numérien, assassiné dans la litière fermée, tomba en pourriture avant que le meurtrier eut pu s'assurer du suffrage des soldats. La présence du crime et le néant des grandeurs humaines furent dénoncés par l'odeur qui s'en élevait [Patre mortuo, cum nimio fletu oculos dolere coepisset (...) dum lectica portare tur, factione Arrii Apri, soceri sui, qui invadere conabatur imperium, occisus est. Sed cum per plurimos dies de imperatoris salute quaereretur a milite, concionareturque Aper idcirco illum videri non posse, quod oculos invalidos a vento et sole subtraheret, fetore tamen cadaveris res esset prodita : omnes invaserunt Aprum, eumque ante signa et principia protraxere. (Flav. Vopisc., Numerianus. Hist. Aug ., p. 669. - N.d.A.)] . L'armée tint un conseil à Chalcédoine, afin d'élire le chef de l'Etat. Dioclétien, qui commandait les officiers militaires du palais, fut choisi [ Domesticus regens . (Car., Aug. Vit ., p. 250. - N.d.A.)] . Tout aussitôt, descendant de son tribunal, il perce Aper de son épée, et s'écrie : " J'ai tué le sanglier fatal. " Une druidesse de Tongres lui avait promis l'empire quand il aurait tué un sanglier, en latin aper [Car., Aug. Vit. , p. 252. Avant le meurtre d'Aper, il avait coutume de dire qu'il tuait toujours des sangliers, mais qu'un autre les mangeait : utitur pulpamento . (N.d.A.)] . A cette élection, du 17 septembre 284, commença l'ère fameuse dans l'Eglise connue sous le nom de l'ère de Dioclétien ou des Martyrs [Elle servit longtemps au comput de la fête de Pâques, et elle est encore employée par les Cophtes et les Abyssins. (N.d.A.)] . Dioclétien livra divers combats à Carin, dont les moeurs rappelaient celles des princes déréglés prédécesseurs des empereurs militaires. Carin triompha ; mais ses soldats victorieux lui ôtèrent la vie, à l'instigation d'un tribun dont il avait déshonoré la couche. Ils se soumirent à Dioclétien. Vous aurez à considérer plusieurs choses sous le règne des derniers empereurs, Gallus, Emilien, Valérien, Gallien, Claude, Aurélien, Tacite, Probus, Carus et ses fils, par rapport aux chrétiens. Bien que tous les évêques portassent le nom de pape, l'unité de l'Eglise s'établissait : un traité de saint Cyprien la recommande [De unitate Ecclesiae catholicae, vulgo de simplicitate praelatorum. ( Oper. Cyp ., p. 206. - N.d.A.)] . Gallus et Valérien excitèrent des persécutions : outre ces persécutions générales, il y en avait de particulières. Les empereurs ayant publié des édits contradictoires au sujet de la religion nouvelle, et ces édits ne s'abrogeant pas mutuellement, il arrivait que les délégués du pouvoir, selon leurs caractères, leurs principes et leurs préjugés, usaient de la tolérance ou de l'intolérance de la loi [Pagian., 252 ; Catalog . Bucher. (N.d.A.)] . Les papes Corneille, Etienne, Sixte II, succombèrent. Celui-ci avait transporté les corps de saint Pierre et de saint Paul dans les catacombes, qui servaient de temple et de tombeau aux chrétiens. En parlant des moeurs des fidèles, je vous raconterai quelque chose du martyre de saint Laurent. Cyprien eut la tête tranchée à Carthage ; trois cents chrétiens sans nom égalèrent, à Utique, la fermeté de Caton : ils furent précipités dans une fosse de chaux vive [Prudent. Peristeph., 12. (N.d.A.)] . Théogène, évêque, souffrit à Hippone, Fructueux à Taragone, Paturin à Toulouse, Denis à Lutèce [ Martyr ., 14 mai. (N.d.A.)] , première illustration de cette bourgade inconnue : comme un arbre dans le clos des morts, le christianisme poussait vigoureusement dans le champ des martyrs. Grégoire le Thaumaturge, près d'expirer, demande s'il reste encore quelques idolâtres dans la ville épiscopale ; on lui répond qu'il en reste dix-sept. " Je laisse donc à mon successeur autant d'infidèles que je trouvai de chrétiens à Néocésarée [Greg. Nyss., p. 1006. D. (N.d.A.)] . " Les barbares en entrant dans l'empire étaient venus chercher des missionnaires : les envoyés de la miséricorde de Dieu allèrent au-devant des envoyés de sa colère pour la désarmer. Des évêques, la chaîne au cou, guérissaient les malades en prêchant la sainte parole. Les maîtres prenaient confiance dans ces esclaves médecins ; ils se figuraient obtenir par eux la victoire et demandaient le baptême. Les prisonniers se changeaient en pasteurs ; des Eglises nomades commençaient au milieu des hordes guerrières rentrées dans leurs forêts comme sous leurs tentes. Ces diverses nations se combattaient les unes les autres, se formaient en confédérations, dissoutes et recomposées selon les succès et les revers ; gens féroces, qui brisaient tous les jougs et se soumettaient au frein de quelques prêtres captifs. De tous les corps de l'Etat, l'armée romaine était celui où le christianisme faisait le moins de progrès. Les chrétiens répugnaient à l'enrôlement, parce qu'ils regardaient les festins, la mesure et la marque comme mêlés de paganisme. Maximilien, appelé au service, disait au proconsul Dion, à Tebeste en Numidie : " Je ne recevrai point la marque ; j'ai déjà reçu celle de Jésus-Christ [Milita et accipe signaculum. - Non accipio signaculum. Jam habeo signum Christi Dei mei. ( Acta sincera Ruinartii , p. 310. - N.d.A.)] . " D'une autre part, le légionnaire attaché à ses aigles renonçait difficilement à l'idolâtrie de la gloire. Les hérésiarques et les philosophes continuèrent leur succession : Manès, avec sa doctrine des deux principes, Plotin et Porphyre, beaux esprits, ennemis du Christ. Dioclétien (Dioclétien et Maximien empereurs. Caius et Marcelin papes. An de J.- C. 284-305.) associa Maximien au pouvoir suprême, et nomma deux césars, Galère et Constance : l'Orient et l'Italie tombaient dans le département des augustes ; les césars eurent la garde du Danube et du Rhin, en deçà desquels se plaçaient les provinces de l'Occident. La possession romaine se trouva divisée entre quatre despotats, ce qui prépara la séparation finale des deux empires d'Orient et d'Occident. L'armée, obéissant à quatre chefs, n'eut plus assez de force pour les créer ; il n'y eut plus assez de trésors dans l'une des quatre divisions territoriales pour fournir à un usurpateur le moyen d'acheter l'élection. Dioclétien diminua le nombre des prétoriens, et leur opposa deux nouvelles cohortes, les joviens et les herculiens. Mais ce qui fit la sûreté du prince causa la ruine de l'Etat : ces légions, qui choisissaient les empereurs, repoussaient en même temps les barbares ; c'était une république militaire qui se donnait des maîtres nationaux et n'en voulait point d'étrangers. Lorsque Dioclétien eut opéré ses changements ; lorsque Constantin, continuant la même politique, eut cassé les prétoriens ; lorsque, au lieu de deux préfets du prétoire, il en eut nommé quatre ; lorsqu'il eut rappelé les légions qui gardaient les frontières pour les mettre en garnison dans le coeur de l'empire, le règne des légions expira, le pouvoir domestique prit naissance. Le droit d'élection fut partagé entre les soldats et les eunuques [Adrien de Valois remarque qu'autre chose était milites chez les Romains et autre chose exercitus ; à l'appui de sa remarque il cite ce passage d'Idace : Apud Constantinopolis Marcianus a militibus et ab exercitu, instante etiam sorore Theodosis, Pulcheria regina, efficitur imperator . Le savant historien entend par exercitu la cour et les officiers du palais : il a raison. Grégoire de Tours et d'autres auteurs emploient la même distinction : la suite des faits démontre que l'élection était devenue double, c'est-à-dire qu'elle s'opérait par le concours des officiers du palais et de ceux de l'armée. Valesiana , p. 79. (N.d.A.)] : la liberté romaine, qui avait commencé dans le sénat, passé au forum, traversé l'armée, alla s'enfermer dans le palais avec des esclaves à part de la race humaine ; geôliers de la liberté qui n'avaient pas même la puissance de perpétuer dans leur famille la servitude héréditaire. Le sénat partagea l'abaissement des légions. Rome ne vit presque plus ses empereurs ; ils résidèrent à Trêves, à Milan, à Nicomédie, et bientôt à Constantinople. Dioclétien modela sa cour sur celle du grand roi ; il se donna le surnom de Jupiter ; au lieu de la couronne de laurier, il ceignit le diadème, et ajouta au manteau de pourpre la robe d'or et de soie. Des officiers du palais de diverses sortes, et partagés en diverses école furent constitués : les eunuques avaient la garde intérieure des appartements. Quiconque était introduit devant l'empereur se prosternait et adorait. Les successeurs de Dioclétien, et peut-être lui-même, se firent appeler Votre Eternité , et ils vécurent un jour [Aur. Vict., p. 323 ; Eutrop., p. 586 ; Greg. Naz., or. 3 ; Ath., Apolog. cont. Arian . ; Ammian. Marcel., lib. XV. (N.d.A.)] . Sachez néanmoins que les empereurs s'arrogèrent ce titre par une espèce de droit d'héritage. Rome se surnommait la ville éternelle ; le peuple romain avait vu dans l'immutabilité du dieu Terme le présage de la durée de sa puissance : en usurpant les pouvoirs politiques, les despotes usurpèrent aussi les forces religieuses. Toutefois cette transmission du sort de l'espèce au destin de l'individu n'était qu'une fausseté impie : les nations qui changent de moeurs, de lois, de nom, de sang, ne meurent point, il est vrai : mais est-il rien de plus vite et de plus mortel que l'homme ? Ce ne fut guère que six ans après l'association de Maximien à l'empire que Dioclétien s'adjoignit les deux césars Galerius et Constance. On vit dans les Gaules, sous le nom de Bagaudes [Aur. Vict., p. 524. (N.d.A.)] , une insurrection de paysans assez semblable à celles qui éclatèrent en France dans le moyen âge, Oelianus et Amandus, chefs de ces paysans, prirent la pourpre. Leurs médailles nous sont parvenues [Eutrop., p. 585 ; Goltz. Mes. rei. antiq ., p. 12. (N.d.A.)] , moins comme une preuve historique du pouvoir d'un maître que comme un monument de la liberté : on a cru qu'Oelianus et Amandus étaient chrétiens [ Vit. S. Babol. in And.Du Ch. Hist. Fr. Scrip . (N.d.A.)] . Maximien soumit ces hommes rustiques, dont le nom reparut au Ve siècle. Salvien, à cette dernière époque, excuse leur révolte par leurs souffrances : la faction de la misère est enracinée. Carausius dans la Grande-Bretagne, Aquilée en Egypte, furent vaincus, l'un par Constance, l'autre par Dioclétien, après une usurpation plus ou moins longue. Galerius, d'abord défait par les Perses, les défit à son tour. Dioclétien, grand administrateur, homme fin et habile [NOTE 14] , répara et augmenta les fortifications des frontières ; battit, à l'aide de ses associés et de ses généraux, les Blemmyes en Egypte, les Maures en Afrique, les Franks, les Allamans, les Sarmates en Europe ; il sema la division parmi les Goths, les Vandales, les Gépides, les Bourguignons, qui se consumèrent en guerres intestines. Ceux des barbares du Nord que l'on avait faits prisonniers furent ou distribués comme esclaves aux habitants des territoires de Trêves, de Langres, de Cambrai, de Beauvais et de Troyes, ou adoptés comme colons, nommément quelques tribus de Sarmates, de Bastarnes et de Carpiens. Au moment de triompher, le christianisme eut à soutenir une persécution générale. Poussé par Galerius, qu'excitait sa mère, adoratrice des dieux des montagnes, Dioclétien assembla un conseil de magistrats et de gens de guerre. Ce conseil fut d'avis de poursuivre les ennemis du culte public. L'empereur envoya consulter Apollon de Milet : Apollon répondit que les justes répandus sur la terre l'empêchaient de dire la vérité ; la pythonisse se plaignait d'être muette. Les aruspices déclarèrent que les justes dont parlait Apollon étaient les chrétiens. La persécution fut résolue. On en fixa l'époque à la fête des Terminales, dernier jour de l'année romaine [23 février 301. (N.d.A.)] , jour réputé heureux et qui devait mettre fin à la religion de Jésus. Dioclétien et Galerius se trouvaient à Nicodémie. L'attaque commença par la démolition de la basilique bâtie dans cette ville, sur une colline, et environnée de grands édifices [Eus., lib. VII, cap. II. (N.d.A.)] . On y chercha l'idole, qu'on n'y trouva point. Le décret d'extermination portait en substance : Les églises seront renversées et les livres saints brûlés ; les chrétiens seront privés de tous honneurs, de toutes dignités, et condamnés au supplice sans distinction d'ordre et de rang ; ils pourront être poursuivis devant les tribunaux, et ne pourront poursuivre personne, pas même en réclamation de vol, réparation d'injures ou d'adultère ; les affranchis redeviendront esclaves [Eus., lib. VII, cap. II. (N.d.A.)] . C'est toujours par l'effet rétroactif des lois ou par leur déni que les grandes iniquités sociales s'accomplissent : le refus de justice est sur le point où l'homme se trouve plus éloigné de Dieu. Un édit particulier frappait les évêques, ordonnait de les mettre aux fers et de les forcer à abjurer. La persécution, d'abord locale, s'étendit ensuite à toutes les provinces de l'empire. La maison de l'empereur fut particulièrement tourmentée. Valérie, fille de Dioclétien, et Prisca sa femme, accusées de christianisme, sacrifièrent ; Dorothée, le premier des eunuques, Gorgonius, Pierre, Judes, Mygdonius et Mardonius, souffrirent. On mit du sel et du vinaigre dans les plaies de Pierre ; étendu sur un gril, ses chairs furent rôties comme les viandes d'un festin [Lact., De Morte Persec. martyr . 26 déc. (N.d.A.)] . On jeta pêle-mêle dans les bûchers femmes, enfants et vieillards ; d'autres victimes, entassées dans des barques, furent précipitées au fond de la mer [NOTE 15] . La bassesse, comme toujours, se trouva à point nommé pour faire l'apologie du crime : deux philosophes [Pagi, an. 302, n. 13 ; Epiphan, Hoeres ., 68. (N.d.A.)] écrivirent à la lueur des bûchers contre les chrétiens. Le martyre de la légion thébéenne, massacrée par ordre de Maximien, est de cette époque. Nantes, dans l'Armorique, se consacra par le sang des deux frères Donatien et Rogatien [ Act. sinc ., p. 295. (N.d.A.)] . Arnobe et Lactance défendirent le christianisme ; le dernier nous a peint la mort des persécuteurs et l'extinction de leur race [ De Morte Persecut . (N.d.A.)] : Licinius, Galerius et Candidien son fils ; Maximien avec son fils agé de huit ans, sa fille âgée de sept, sa femme noyée dans l'Oronte, où elle avait fait noyer des chrétiennes ; Dioclétien, Valérie et Prisca, fugitives cachées sous de misérables habits, reconnues, arrêtées, décapitées à Thessalonique et jetées dans la mer : victimes de la tyrannie de Licinius, elles n'étaient coupables que d'appartenir à un sang maudit. Dioclétien et Maximien étaient venus triompher en Italie, l'un des Egyptiens, l'autre des peuples du Nord ; c'est le dernier triomphe authentique qu'ait vu Rome. L'empereur ne descendit du char de sa victoire que pour monter à Nicomédie sur le tribunal de son abdication. Cette scène eut lieu dans une plaine qu'inondait la foule des grands, du peuple et des soldats. Dioclétien déclara qu'ayant besoin de repos, il cédait l'empire à Galerius. En même temps il indiqua le césar qui devait remplacer Galerius, devenu auguste : c'était Daïa ou Daza Maximin, fils de la soeur de Galerius. Il jeta son manteau de pourpre sur les épaules de ce pâtre [Eutrop., p. 56, Vict., Epit . (N.d.A.)] , et Dioclétien, redevenu Dioclès, prit le chemin [ Rhedoe impositus , dit le texte. (N.d.A.)] de Salone, sa patrie. Cet homme extraordinaire avait les larmes aux yeux en déposant le pouvoir ; il avait également pleuré lorsque Galerius, dans un entretien secret, lui signifia qu'il prétendait être le maître, et que si lui, Dioclétien, ne voulait pas s'éloigner, lui, Galerius, l'y saurait contraindre. D'autres ont écrit que Dioclétien renonça au trône par mépris des grandeurs humaines [Eutrop., lib. IX, cap. XVIII ; Aurel ; Vict., Lumen Panegyr. vet .. VII, 15. (N.d.A.)] . Soit que ce prince ait quitté l'empire de gré ou de force, avec courage ou faiblesse, sa retraite à Salone a donné à sa vie un caractère de philosophie qui fait aujourd'hui sa principale renommée. Dioclétien habitait au bord de la mer une maison de campagne [Peut-être Spalatro. (N.d.A.)] , que Constantin le Grand dit avoir été simple [ Ad coetum sanct ., cap. XXV ; Euseb. (N.d.A.)] , et que Constantin Porphyrogénète [ De Administ. imp. ad Rom. fil ., p. 72, 85, 86. (N.d.A.)] a crue magnifique. Maximien Hercule se dépouilla de l'autorité souveraine à Milan en faveur de Constance Chlore, et nomma césar Valerius Sévère, obscur favori de Galerius, le même jour que Dioclétien accomplissait son sacrifice à Nicomédie. Maximien, ayant dans la suite ressaisi la pourpre, fit inviter Dioclétien à suivre son exemple. Dioclétien répondit : " Je voudrais que vous vissiez les beaux choux que j'ai plantés, vous ne me parleriez plus de l'empire [Vict., Ep ., p. 223 ; Eutrop., p. 587. (N.d.A.)] . " Paroles démenties par des regrets. Pendant les neuf années que Dioclétien vécut à Salone, sa femme et sa fille périrent misérablement, et il ne put les sauver, obligé qu'il fut alors de reconnaître l'impuissance d'un prince auquel il ne reste d'autorité que celle des larmes. Menacé par Constantin et Licinius, peut-être même par le sénat [Lact., De Morte Persecut . (N.d.A.)] , il résolut d'abréger sa vie. On est incertain du genre de sa mort ; on parle de poison, d'abstinence, de mélancolie [Lact., De Morte Persecut. ; Euseb., lib. VIII, cap. XVII ; Vict., Epit . (N.d.A.)] . L'empereur sans empire ne dormait plus, ne mangeait plus : il soupirait, il gémissait ; saint Jérôme laisse entendre qu'avant d'expirer il vomit sa langue rongée de vers [Nos autem dicemus omnes persecutores qui afflixerunt Ecclesiam Domini, ut taceamus de futuris cruciatibus, etiam in praesenti seculo recepisse quae fecerint. Legamus ecclesiasticas historias : quid Valerianus, quid Decius, quid Diocletianus, etc., passi sint, et tunc rebus probabimus etiam juxta litteram prophetiae veritatem esse completam : quod computruerint carnes eorum, et oculi contabuerint, et lingua in pedorem et saniem dissoluta sit. ( Commentarior . D. Hieron. in Zachar ., lib. III, p. XIV, p. 370-h. ; Romae, in aedibus populi romani, 1571. - N.d.A.)] . La philosophie fut aussi inutile à Dioclétien pour mourir que la religion à Charles Quint : tous deux eurent des remords d'avoir abandonné le pouvoir ; le premier, sur son lit et sur la terre, où il se roulait au milieu de ses larmes [Lact., De Morte Persecut . (N.d.A.)] ; le second, au fond du cercueil où il se plaça pour assister à la représentation de ses funérailles [He resolved to celebrate his own ohsequies before his death. He ordered his tomb to be erected in te chapel of the monastery. His domestiks marched thither in funeral procession, with black tapers in their hands ; he himself followed his shroud, he was laid in his coffin with much solemnity. The service for the dead was chanted, and Charles joined in the prayers which were offered up for the rest of his soul, mingling his tears with those which his attendants shed, as if they had been celebrating a real funeral. The ceremony closed with sparkling holy water on the coffin in the usual form, and at the assistants retiring, the doors of the chapel were shut. Then Charles arose out of the coffin. (Robertson's Hist. Of Charl. V , vol. the third, p. 317 ; 1760.) Sibi adhuc viventi suprema officia repraesentari suoque ipse funeri interesse voluit atratus. Itaque monachis immistus mortuale sacrum canentibus, aeternam sibimet requiem tanquam deposito inter sedes beatas apprecatus fuit, majori circumstantium luctu quam cantu ; et genibus nixus summo rerum conditori animam suam humili precatione commendavit : inde inter gementium famulorum manus in cellam relatus. (Marianae Hist. Hisp. Continuatio ab Emmanuele Miniana , lib. V, p. 216, t. IV. - N.d.A.)] . Dioclétien multiplia les impôts ; il couvrit l'empire de monuments onéreux, qu'il faisait souvent abattre et recommencer sur un plan nouveau. La Providence a voulu qu'une salle des thermes du persécuteurs des chrétiens soit devenue, à Rome, l'église de Notre-Dame-des-Anges . Dans le cloître, jadis vaste cimetière de cet édifice, l'espace se trouve aujourd'hui trop grand pour la mort ; un petit retranchement, pratiqué au pied de trois ou quatre colonnes, suffit aux tombeaux diminuants de quelques chartreux, qui finissent aussi, et qui, dans leur abdication du monde, ne regrettent rien de la terre. Les faits sont comme il suit après l'abdication de Dioclétien. Constance (Galerius, Constance emp. ; Marcelin pape. An de J.-C. 306.) gouvernait les Gaules, l'Espagne et la Grande-Bretagne ; il était doux, juste, tolérant envers les chrétiens, et si dénué de fortune, qu'il était obligé d'emprunter de l'argenterie lorsqu'il donnait un festin [Eut., p. 587. Adeo autem cultus modici, ut feriatis diebus, si cum amicis numerosioribus esset epulandum, privatorum ei argento ostiatim petito triclinia sternerentur. (Eutrop., Rer. Romanar . lib. II, p. 135 ; Basileae, anno 1532. - N.d.A.)] . Suidas l'appelle Constance le Pauvre [NOTE 16] , un des plus beaux surnoms que jamais prince absolu ait portés. Il eut d'Hélène, fille d'un hôtelier, sa femme légitime ou sa concubine, Constantin le Grand, et de Théodora, fille de la femme de Maximien Hercule, trois filles et trois garçons. On le força de répudier Hélène, comme étant d'une naissance trop inférieure. Constantin avait alors dix-huit ans : entraîné dans l'humiliation de sa mère, il fut attaché à Dioclétien, et porta les armes en Egypte et dans la Perse. Galerius, jaloux de la faveur dont le fils de Constance jouissait auprès des soldats, se voulut défaire de lui en l'excitant à se battre, d'abord contre un Sarmate, ensuite contre un lion [Photh.. Bib ., cap. LXII, in Praxag ., Zonar., Ann. Vitae Diocl . (N.d.A.)] . Constantin, sorti heureusement de ces épreuves, se déroba par la fuite aux complots de Galerius ; afin de n'être pas poursuivi, il fit couper de poste en poste les jarrets des chevaux dont il s'était servi [Zosim., lib. II, et les deux Victor. (N.d.A.)] . Il rejoignit son père à Boulogne, au moment où celui-ci, vainqueur de Carausius, s'embarquait pour la Grande-Bretagne. Constance mourut à York. Les légions, par un dernier essai de leur puissance, sans attendre l'élection du palais, proclamèrent Constantin empereur, au nom des vertus de son père. Galerius n'accorda à Constantin que le titre de césar, conférant à Valère celui d'auguste. Galerius avait ordonné un recensement des propriétés, afin d'asseoir une taxe générale sur les terres et sur les personnes ; il y voulut soumettre l'Italie : Rome se soulève, appelle à la pourpre Maxence, gendre de Galerius et fils de Maximien Hercule. Le vieil empereur abdiqué sort de sa retraite, se joint à son fils. Sévère, réfugié dans Ravenne, qu'il rend par capitulation à Maximien Hercule, est condamné à mort, et se fait ouvrir les veines. Maximien s'allie avec Constantin (Constantin emp. ; Marcellus, Eusèbe, Melchiade, Silvestre Ier, papes. An de J.-C. 307-337.), lui donne Fausta, sa fille, en mariage, et le nomme auguste. Galerius fond sur l'Italie avec une armée : parvenu jusqu'à Narni, et forcé de retourner en arrière, il élève Licinius, son ancien compagnon d'armes, au rang d'où la mort avait précipité Sévère. Maximin Daïa, le césar qui gouvernait l'Egypte et la Syrie, enflammé de jalousie, se décore aussi de la dignité d'auguste. Six empereurs (ce qui ne s'était jamais vu et ce qui ne se revit jamais) règnent à la fois : Constantin, Maxence et Maximien en Occident ; Licinius, Maximin et Galerius en Orient. La discorde éclate entre Maximien Hercule et Maxence, son fils Maximien se retire en Illyrie, ensuite dans les Gaules, auprès de Constantin, son gendre. Il conspire contre lui, et, sur une fausse nouvelle de la mort de ce prince, s'empare d'un trésor déposé dans la ville d'Arles. Constantin, occupé au bord du Rhin à repousser un corps de Franks, revient, assiège son beau-père dans Marseille, le prend, et condamne à mort un vieillard dont l'ambition était tombée en enfance [Il y a divers récits contradictoires de sa mort. (N.d.A.)] . Galerius meurt à Sardique, d'une maladie dégoûtante [Lact., De Morte Persecut . ; Euseb., cap. XVI. Aurel. Vict., Epit . (N.d.A.)] , attribuée par les chrétiens à la vengeance céleste. Galerius avait été le véritable auteur de la persécution. Maximin Daïa et Licinius se partagent ses Etats. Licinius fait alliance avec Constantin, Maximin avec Maxence. Constantin, vainqueur des Franks et des Allamans, livre leur prince aux bêtes dans l'amphithéâtre de Trêves [ Paneg. Orat. int. vet. paneg . (N.d.A.)] . Maxence, oppresseur de l'Afrique et de l'Italie, invente le don gratuit [Aurel. Vict., p. 526. (N.d.A.)] , que les rois et les seigneurs féodaux exigèrent dans la suite pour une victoire, une naissance, un mariage, et pour l'admission de leur fils à l'ordre de chevalerie : sous les Romains, il s'agissait du consulat du jeune prince. Maxence immole les sénateurs et déshonore leurs femmes. Sophronie, chrétienne et femme du préfet de Rome, se poignarde afin de lui échapper [Rufin., Hist. eccles . p. 145. (N.d.A.)] . Maxence médite d'envahir la Gaule. Constantin, décidé à prévenir son ennemi, voit dans les airs le labarum, et commence à s'instruire de la foi. Maxence avait rétabli les prétoriens ; son armée se composait de cent soixante-dix mille fantassins et de dix-huit mille cavaliers. Constantin ne craignit point d'attaquer Maxence avec quarante mille vieux soldats. Il passe les Alpes Cottiennes sur une de ces voies indestructibles qui n'existaient pas du temps d'Annibal ; il emporte Suse d'assaut, défait un corps de cavalerie pesante aux environs de Turin, un autre à Bresse ; Vérone capitule : la garnison captive est liée des chaînes forgées avec les épées des vaincus [Tu divino monitus instinctu, de gladiis eorum gemina manibus aptari claustra jussisti, ut servarent deditos gladii sui, quos non defenderant repugnantes. (Incerti Panegyricus Constantino Augusto , cap. II, p. 498, t. II ; Trajecti ad Rhenum, 1787. - N.d.A.)] , Constantin marche à Rome, et gagne la bataille où Maxence perd l'empire et la vie. Cette bataille est du petit nombre de celles qui, expression matérielle de la lutte des opinions, deviennent non un simple fait de guerre, mais une véritable révolution. Deux cultes et deux mondes se rencontrèrent au point Milvius ; deux religions se trouvèrent en présence, les armes à la main, au bord du Tibre, à la vue du Capitole. Maxence interrogeait les livres sibyllins, sacrifiait des lions, faisait éventrer des femmes grosses, pour fouiller dans le sein des enfants arrachés aux entrailles maternelles : on supposait que des coeurs qui n'avaient pas encore palpité ne pouvaient recéler aucune imposture. Constantin, dans son camp, se contentait de dire, ce qu'on grava sur son arc de triomphe, qu'il arrivait par l'impulsion de la divinité et la grandeur de son génie [ Instinctu divinitatis, mentis magnitudine . (N.d.A.)] . Les anciens dieux du Janicule rangèrent autour de leurs autels les légions qu'ils avaient envoyées à la conquête de l'univers : en face de ces soldats étaient ceux du Christ. Le labarum domina les aigles, et la terre de Saturne vit régner celui qui prêcha sur la montagne : le temps et le genre humain avaient fait un pas. Six mois après la victoire de Constantin, Maximin Daïa voulut enlever à Licinius la partie de l'empire qu'il gouvernait ; vaincu auprès d'Héraclée, il alla mourir à Nicomédie. Des six empereurs il ne restait plus que Constantin et Licinius. Ceux-ci se brouillèrent. Une première guerre civile, suivie d'une seconde amenèrent les batailles de Cibalis, de Mardie, d'Andrinople et de Chrysopolis, où Constantin fut heureux. Licinius, resté aux mains du vainqueur, fut exilé à Thessalonique. Quelque temps après, on lui demanda sa tête, sous prétexte d'une conspiration ourdie par lui dans les fers : ce moyen de crime, si souvent reproduit dans l'histoire, accuse de stérilité les inventions de la tyrannie. Constantin, demeuré en possession du monde, résolut, vers la fin de sa vie, de donner une seconde capitale à ses Etats : Constantinople s'éleva sur l'emplacement de Byzance, au nom de Jésus-Christ, comme Rome s'était élevée sur les chaumières d'Evandre, au nom de Jupiter [Cum muros, arcemque procul, et rara domorum Tecta vident, quae nunc romana potentia coelo Aequavit. (Virg. - N.d.A.)] . Le fondateur de l'empire chrétien déclara qu'il bâtissait la nouvelle cité par l'ordre de Dieu [ Cod. Theod ., lib. V. (N.d.A.)] : il racontait qu'endormi sous les murs de Byzance, il avait vu dans un songe une femme, accablée d'ans et d'infirmités, se changer en une jeune fille brillante de santé et de grâce, laquelle il lui semblait revêtir des ornements impériaux [Sozomène, p. 444, Conq. de Const ., lib. I. (N.d.A.)] . Constantin, interprétant ce songe, obéit à l'avertissement du ciel ; armé d'une lance, il conduit lui-même les ouvriers qui traçaient l'enceinte de la ville. On lui fait observer que l'espace déjà parcouru était immense : " Je suis, répondit-il, le guide invisible qui marche devant moi ; je ne m'arrêterai que quand il s'arrêtera [Philostorg., Hist. eccles ., lib. II, cap. IX. (N.d.A.)] . La cité naissante fut embellie de la dépouille de la Grèce et de l'Asie : on y transporta les idoles des dieux morts et les statues des grands hommes, qui ne meurent pas comme les dieux. La vieille métropole paya surtout son tribut à sa jeune rivale, ce qui fait dire à saint Jérôme que Constantinople s'était parée de la nudité des autres villes [ Constantinopolis dedicatur pene omnium urbium nuditate . Chron., p. 181. Nuditas , qui n'est pas de la bonne latinité, ne peut être employé ici que dans le sens de la Bible . Les principaux objets d'art transportés à Constantinople furent les trois serpents qui soutenaient, à Delphes, le trépied d'or consacré en mémoire de la défaite de Xerxès, le Pan également consacré par toutes les villes de la Grèce et les Muses d'Hélicon. La statue de Rhée fut enlevée au mont de Dyndème ; mais, par une barbarie digne de ce siècle, on changea la position des mains de la déesse, pour lui donner une attitude suppliante, et on la sépara des lions dont elle était accompagnée. (N.d.A.)] . Les familles sénatoriales et équestres furent appelées des rivages du Tibre à ceux du Bosphore, pour y trouver des palais semblables à ceux qu'elles abandonnaient ; Constantin éleva l'église des Apôtres, qui vingt ans après sa dédicace était tombante ; et Constance bâtit Sainte-Sophie, plus célèbre par son nom que par sa beauté. L'Egypte demeura chargée de nourrir la nouvelle Rome aux dépens de l'ancienne. Il y a des jugements que les historiens répètent sans examen ; vous aurez souvent lu que Constantin avait hâté la chute de la puissance des césars en détruisant l'unité de leur siège : c'est, au contraire, la fondation de Constantinople qui a prolongé jusque dans les siècles modernes l'existence romaine. Rome demeurée seule métropole n'en eut pas été mieux défendue ; l'empire se serait écroulé avec elle, lorsqu'elle succomba sous Alaric, si la nouvelle capitale n'eût formé une seconde tête à cet empire ; tête qui n'a été abattue que plus de mille ans [Mille quarante-sept ans. (N.d.A.)] après la première, par le glaive de Mahomet II. Mais ce qui fut favorable à la durée du pouvoir temporel tel que le créa Constantin devint contraire au pouvoir spirituel dont il se déclara le protecteur. Fixés dans l'Occident, sous l'influence de la gravité latine et du bon sens des races germaniques, les empereurs ne seraient point entrés dans les subtilités de l'esprit grec : moins d'hérésies auraient ensanglanté le monde et l'Eglise. Constantinople naquit chrétienne ; elle n'eut point, comme Rome, à renier un ancien culte, mais elle défigura l'autel que Constantin lui avait donné. Etude deuxième Ou deuxième discours sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares Deuxième discours I Première partie : de Constantin à Valentinien et Valens En entrant dans cette seconde étude, vous rentrez avec moi dans l'unité du sujet. Je ne me trouve plus obligé de séparer les trois faits des nations païennes, chrétiennes et barbares : ces dernières, ou fixées dans le monde romain, ou préparant au dehors la décisive invasion, se sont déjà inclinées aux moeurs et à la nouvelle religion de l'empire (Constantin emp. ; Marcellin, Eusèbe, Melchiade, Silvestre, Marc, Jules Ier, papes. An de J.-C. 307-337.). D'un autre côté, le christianisme s'assied sur la pourpre ; ses affaires ne sont plus celles d'une secte en dehors des masses populaires ; son histoire est maintenant l'histoire de l'Etat. Bien que la majorité des populations soumises à la domination de Rome est et demeure encore longtemps païenne, le pouvoir et la loi deviennent chrétiens. Des intérêts nouveaux, des personnages d'une nature jusque alors inconnue se révèlent. Depuis le règne de Néron jusqu'à celui de Constantin les dissentiments religieux n'avaient guère été parmi les fidèles que des démêlés domestiques, méprisés ou contenus par l'autorité ; mais aussitôt que le fils de sainte Hélène eut levé l'étendard de la croix, les schismes se changèrent en querelles publiques : quand les persécutions du paganisme finirent, celles des hérésies commencèrent. A peine Constantin avait-il pris les rênes du gouvernement qu'Arius divisa l'Eglise. Avec Arius parurent ces grands évêques nourris aux écoles d'Antioche, d'Alexandrie et d'Athènes, les Alexandre, les Athanase, les Grégoire, les Basile, les Chrysostome, lesquels, renouvelant la philosophie, l'éloquence et les lettres, poussèrent l'esprit humain hors des vieilles règles, le firent sortir des routines où il avait si longtemps marché sous la domination des anciens génies et d'une religion tombée. Les Pères de l'Eglise latine, saint Paulin, saint Hilaire, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Augustin conduisirent l'Occident à la même rénovation. Les discours et les actions de ces prêtres attiraient l'attention principale du gouvernement ; les généraux et les ministres furent relégués dans une classe secondaire d'intérêt et de renommée. Les conciles prirent la place des conseils, ou plutôt furent les véritables conseils du souverain, qui se passionna pour des vérités ou des erreurs que souvent il ne comprenait pas. Le monde païen essayait de lutter avec ses fables surannées et les systèmes discrédités de ses sages contre un siècle qui l'entraînait. Le christianisme avait eu à supporter les persécutions du paganisme ; les rôles changent : le christianisme va proscrire à son tour le paganisme. Mais étudiez la différence des principes et des hommes. Les païens, comme les chrétiens, ne tinrent point obstinément à leur culte, ne coururent point au martyre : pourquoi ? Parce que le polythéisme était à la fois l'idée fausse et l'idée décrépite, succombant sous l'idée vraie et rajeunie de l'unité d'un Dieu. L'ancienne société ne trouva donc pas pour se défendre l'énergie que la société nouvelle eut pour attaquer. Jusque alors les mouvements du monde civilisé avaient été produits par les impulsions d'un culte corporel, les réclamations de la liberté, les usurpations du pouvoir, enfin par les passions politiques ou guerrières ; un autre ordre de faits commence : on s'arme pour les vérités ou les erreurs du pur esprit. Ces subtilités métaphysiques, obscures, qui le seront toujours, qui firent couler tant de sang, n'en sont pas moins la preuve d'un immense progrès de l'espèce humaine. Plus l'homme s'éloigne de l'homme matériel pour se concentrer dans l'homme intelligent, plus il se rapproche du but de son existence ; s'il ne perdait pas quelquefois le courage physique et la vertu morale en développant sa nature divine, il atteindrait avec moins de lenteur le perfectionnement auquel il est appelé. Avec Constantin se forme l' Eglise proprement dite. Alors prit naissance cette monarchie religieuse qui, tendant à se resserrer sous un seul chef, eut ses lois particulières et générales, ses conciles oecuméniques et provinciaux, sa hiérarchie, ses dignités, ses deux grandes divisions du clergé régulier et séculier, ses propriétés régies en vertu d'un droit différent du droit commun, tandis que, honorés des princes et chéris des peuples, les évêques, élevés aux plus hauts emplois politiques, remplaçaient encore les magistrats inférieurs dans les fonctions municipales et administratives, s'emparaient par les serments des principaux actes de la vie civile et devenaient les législateurs et les conducteurs des nations. Remarquez deux choses peu observées, qui vous expliqueront la manière dont le christianisme parvint à dominer la société tout entière, peuples et rois. L' Eglise se constitua en monarchie (élective et représentative), et la communauté chrétienne en république : tout était obéissance et distinction de rangs dans l'une, bien que le chef suprême fût presque toujours choisi dans les rangs populaires ; tout était liberté et égalité dans l'autre. De là cette double influence du clergé, qui d'un côté convenait aux grands par ses doctrines de pouvoir et de subordination, et de l'autre satisfaisait les petits par ses principes d'indépendance et de nivellement évangélique ; de là aussi ce langage contradictoire, sans cesser d'être sincère : le prêtre était auprès des souverains le tribun de la république chrétienne, leur rappelant les droits égaux des enfants d'Adam, et la préférence que le Rédempteur de tous accorde aux pauvres et aux infortunés sur les riches et les heureux ; et ce même prêtre était auprès du peuple le mandataire de la monarchie de l'Eglise, prêchant la soumission et ordonnant de rendre à César ce qui appartient à César. Jamais la société religieuse ne s'altère que la société politique ne change : je vous ai déjà dit comment l'élection de l'empereur passa des camps au palais. Les révolutions se concentrèrent au foyer impérial ; les guerres civiles n'arrivèrent plus que rarement par les insurrections et les ambitions militaires ; elles sortirent des divisions de la famille régnante, comme il advient dans les empires despotiques de l'Orient. Sous Constantin on voit paraître, avec l'établissement de l'Eglise, cette espèce d'aristocratie à la façon moderne ; qui ne remplaça jamais dans l'empire le patriciat auquel Rome dut sa première liberté. Constantin multiplia, s'il n'inventa pas, les titres de nobilissime, de clarissime, d'illustre, de duc, de comte (dans le sens honorifique de ces deux derniers mots). Ces titres, avec ceux de baron et de marquis , d'origine purement barbare, ont passé à la noblesse de nos temps. Ainsi à l'époque dont nous discourons une transfusion d'éléments se prépare : au premier autel de Constantinople, autel qui fut chrétien, se rattache un des premiers anneaux de la chaîne de la nouvelle société si les créations politiques de Constantin ne furent point l'effet immédiat du christianisme, elles en furent l'effet médiat. Tout tend à se mettre de niveau dans la cité : avancer sur un point et rester en arrière sur un autre ne se peut : les idées d'une société sont analogiques, ou la société se dissout. Les institutions de la vieille patrie mouraient donc avec le vieux culte. Le paganisme depuis la disparition de l'âge religieux et de l'âge héroïque s'était rarement mêlé à la politique ; il sanctifiait quelques actes de la vie du citoyen ; il protégeait les tombeaux ; il présidait à la dénonciation du serment ; il consultait le ciel touchant le succès d'une entreprise ; il honorait l'empereur vivant, lui offrait des libations, lui immolait des victimes et couronnait ses statues ; il l'admettait après sa mort au rang des dieux : là se bornait à peu près l'action du paganisme. Les devins, astrologues et magiciens, venus d'Orient, ajoutèrent quelques fourberies aux mensonges des oracles réguliers. Mais avec le ministre chrétien s'introduisit la sorte de puissance nationale que les brahmanes de l'Inde, les mages de la Perse, les druides des Gaules, les prêtres chaldéens ; juifs, égyptiens, tous serviteurs d'une religion plus ou moins allégorique et mystique, avaient jadis exercée. Le sanctuaire réagit sur les idées du pouvoir en raison du plus ou moins d'immatérialité du dieu et de son plus grand rapprochement de la vérité religieuse. L'idolâtrie aurait mal servi et n'aurait jamais enfanté l'espèce d'aristocratie qu'impatronisa Constantin. Aussi, lorsque Julien essaya de revenir au polythéisme il dédaigna les titres et le régime nouveau de la cour. Il n'y eut après le règne de ce prince que l'aristocratie de fraîche invention qui se put soutenir, parce que l'ordre ecclésiastique dont elle dérivait s'établit : ce qui retraçait l'ancienne aristocratie disparut ; les souvenirs ne surmontent point les moeurs ; en voici la preuve. Constantin avait formé dans son autre Rome un patriciat à l'instar du corps fameux qu'immortalisèrent tant de grands citoyens. Cette noblesse ressuscitée acquit si peu de considération, qu'on rougissait presque d'en faire partie, On proposa vainement de soutenir sa pauvreté par des pensions [Nec a stultitia ulla re honor iste videretur (...) Ac tunc quidem et latifundiorum et pecuniarum auctoramento illecti, munera haec escam quamdam esse putabant, qua ad illic figendum domicilium attrahebantur. (Themist. Orat . III, p. 48 ; Parisiis, 1634. - N.d.A.)] , de masquer par un langage, par des habits, des us et coutumes d'autrefois une naissance d'hier : les privilèges ne sont pas des ancêtres ; l'homme ne se peut ôter les jours qu'il a ni se donner ceux qu'il n'a pas. Les sénateurs de Constantin demeurèrent écrasés sous le nom antique et éclatant de patres conscripti , dont on outrageait leur récente obscurité. En embrassant le christianisme et fondant l'Eglise, en fixant les barbares dans l'empire, en établissant une noblesse titrée et hiérarchique, Constantin a véritablement engendré ce moyen âge [Il faut entendre cette expression dans le sens général : le moyen âge proprement dit n'a guère commencé qu'à Robert, fils de Hugues Capet, et il a fini à Louis XI. (N.d.A.)] dont on place la naissance, je l'ai déjà dit, cinq siècles trop tard. Ce prince ne monta point au Capitole après sa victoire sur Maxence, et sembla répudier avec les dieux la gloire de la ville éternelle. Il publia un édit favorable aux chrétiens, et plus tard un second édit pour les confesseurs et martyrs. Il accorda des immunités et des revenus aux églises et des privilèges aux prêtres. Il ne lit point aux papes la donation inventée au VIIIe siècle par Isidore, mais il leur céda le palais de Latran, palais de l'impératrice Fausta, et il y bâtit l'édifice connu sous le nom de Basilique de Constantin [NOTE 17] . Le supplice de la croix fut prohibé [Aurel. Vict., p. 526. (N.d.A.)] ; la vacation du dimanche [ Cod. Just ., lib. III, De Fer . (N.d.A.)] et peut-être la sanctification du samedi ou du vendredi [Euseb., Vit. Const ., lib. IV, cap. XVIII ; Sozom., lib. I, cap. XVIII. (N.d.A.)] devinrent coutumières. L'idolâtrie fut condamnée, et toutefois la liberté du culte laissée aux idolâtres ; nonobstant quoi divers temples furent dépouillés et quelques-uns démolis [En particulier, les temples d'Aphaque sur le mont Liban, d'Héliopolis en Phénicie, et les temples d'Esculape et d'Apollon en Cilicie. (N.d.A.)] . Hélène renversa, à Jérusalem, le simulacre de Vénus, découvrit le Saint-Sépulcre et la vraie croix, bâtit l'église de la Résurrection, celle de l'Ascension, sur le mont des Olives, celle de la Crèche à Bethléem. Eutropia, mère de l'impératrice Fausta, remplaça par un oratoire chrétien, au chêne de Mambré, un autel profane. Constantine, Maïum, échelle ou port de Gaza, d'autres villes ou d'autres villages embrassèrent la religion du Christ [Socrat., lib. I, cap. XVII ; Sozom., lib. II, cap, I, IV ; Euseb., Vit. Const ., lib. IV, cap. XXXVII. (N.d.A.)] . Ne semble-t-on pas entrer dans le monde moderne, en reconnaissant les lieux et les noms familiers à nos yeux et à notre mémoire ? Des lois de Constantin rendent la liberté à ceux qui étaient retenus contre leur droit en esclavage [ Cod. Theod ., t, I. p. 447. (N.d.A.)] , permettent l'affranchissement dans les églises devant le peuple, sur la simple attestation d'un évêque [ Cod. Just . t. XIII, lib. ! ; Cod. Theod ., t. I, p. 354 ; Sozom., lib. I, cap. IX. (N.d.A.)] ; les clercs même avaient le pouvoir de donner la liberté à leurs esclaves par testament ou par concession verbale, ce qui, sans les désordres des temps, aurait affranchi tout d'un coup une nombreuse partie de l'espèce humaine. D'autres lois défendent les concubines aux personnes mariées [ Cod. Just ., t. XXVI, p. 464. (N.d.A.)] , ordonnent la salubrité des prisons, interdisent les cachots [ Cod. Theod ., t. III, p. 33. (N.d.A.)] , exceptent de la confiscation ce qui a été donné aux femmes et aux enfants avant le délit des maris et des pères, proscrivent des choses infâmes et les combats de gladiateurs [ Cod. Theod ., t. V, p. 397 ; Euseb., Vit. Const ., lib IV, cap. XXV ; Socrat., lib. I cap. XVIII. (N.d.A.)] . Ces divers règlements n'eurent pas d'abord leur plein effet, mais ils signalent les premiers moments de l'établissement légal du christianisme par la condamnation de l'idolâtrie, de l'esclavage, de la prostitution et du meurtre. Constantin eut à s'occuper des hérésies : dans l'Occident, celle des donatistes fut anathématisée à Arles ; dans l'Orient, la doctrine d'Arius exigea la convocation du premier concile oecuménique. La question théologique intéresse peu aujourd'hui [J'y reviendrai dans le tableau des hérésies. (N.d.A.)] , mais le concile de Nicée est resté un événement considérable dans l'histoire de l'espèce humaine. On eut alors la première idée et l'on vit le premier exemple d'une société existant en divers climats, parmi les lois locales et privées, et néanmoins indépendante des princes et des sociétés sous lesquels et dans lesquelles elle était placée ; peuple formant partie des autres peuples, et cependant isolé d'eux, mandant ses députés de tous les coins de l'univers à traiter des affaires qui ne concernaient que sa vie morale et ses relations avec Dieu. Que de droits tacitement reconnus par ce bris des scellés du pouvoir sur la volonté et sur la pensée ! Pour la première fois encore depuis les jours de Moïse, émancipateur de l'homme au milieu des nations esclaves de l'ignorance et de la force, se renouvela la manifestation divine du Sinaï. Comme autour du camp des Hébreux, les idoles étaient debout autour du concile de Nicée, lorsque les interprètes de la nouvelle loi proclamèrent la suprême vérité du monde, l'existence et l'unité de Dieu. Les fables des prêtres, qui avaient caché le principe vivant, les mystères dans lesquels les philosophes l'avaient enveloppé s'évanouirent ; le voile du sanctuaire fut déchiré avec la croix du Christ : l'homme vit Dieu face à face. Alors fut composé ce symbole que les chrétiens répètent, après quinze siècles, sur toute la surface du globe ; symbole qui expliquait celui dont les apôtres et leurs disciples se servaient comme de mot d'ordre pour se reconnaître : en les comparant, on remarque les progrès du temps et l'introduction de la haute métaphysique religieuse dans la simplicité de la foi. " Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, créateur de toutes choses, visibles et invisibles, et en un seul Seigneur Jésus-Christ, fils unique de Dieu, engendré du Père, c'est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré et non fait, consubstantiel au Père, par qui toutes choses ont été faites au ciel et sur la terre... Nous croyons au Saint-Esprit [Fleury., Hist. ecclés ., liv. II, p. 122. (N.d.A.)] . " Le concile de Nicée a fait ces choses immenses, il a proclamé l'unité de Dieu et fixé ce qu'il y avait de probable dans la doctrine de Platon. Constantin, dans une harangue aux Pères du concile, déclare et approuve ce que ce philosophe admet : un premier Dieu suprême, source d'un second ; deux essences égales en perfections, mais l'une tirant son existence de l'autre, et la seconde exécutant les ordres de la première. Les deux essences n'en font qu'une ; l'une est la raison de l'autre, et cette raison étant Dieu est aussi fils de Dieu [Const. Mag., in Orat. sanctor. coet ., cap. IX. (N.d.A.)] . Et quels étaient les membres de cette convention universelle réunie pour reconnaître le monarque éternel et son éternelle cité ? Des héros du martyre, de doctes génies, ou des hommes encore plus savants par l'ignorance du coeur et la simplicité de la vertu. Spyridion, évêque de Trimithonte, gardait les moutons et avait le don des miracles [Hic pastor ovium etiam in episcopatu positus permansit. Quadam vero nocte, cum ad caulas fures venissent, et manus improbas que aditum educendis ovibus facerent extendissent, invisibilibus quibusdam vinculis restricti, usque ad lucem velut traditi tortoribus permanserunt. (Ruff., lib. I, cap. V. - N.d.A.)] ; Jacques, évêque de Nisibe, vivait sur les hautes montagnes, passait l'hiver dans une caverne, se nourrissait de fruits sauvages, portait une tunique de poil de chèvre et prédisait l'avenir [Jacobus enim, episcopus Antiochiae Mygdoniae, quam Syri vulgo et Assyri Nisibim appellant, plurima fecit miracula. (Theodor., lib. I, cap. III, p. 24. - N.d.A.)] . Parmi ces trois cent dix-huit évêques, accompagnés des prêtres, des diacres et des acolytes, on remarquait des vétérans mutilés à la dernière persécution : Paphnuce, de la haute Thébaïde et disciple de saint Antoine, avait l'oeil droit crevé et le jarret gauche coupé [Paphnutius, homo Dei, episcopus ex Aegypti partibus confessor, ex illis quos Maximianus dexteris oculis effossis et sinistro poplite succiso, per metalla damnaverat (Ruff., lib. I, cap. IV. - N.d.A.)] ; Paul de Néocésarée, les deux mains brûlées [Paulus vero ; episcopus Neocaesareae, ambabus manibus fuerat debilitatus, candente ferro eis admoto. (Theodor., lib. I, cap. VII, p. 25.) - (N.d.A.)] ; Léonce de Césarée, Thomas de Cysique, Marin de Troade, Eutychus de Smyrne, s'efforçaient de cacher leurs blessures, sans en réclamer la gloire. Tous ces soldats d'une immense et même armée ne s'étaient jamais vus ; ils avaient combattu sans se connaître, sous tous les points du ciel, dans l'action générale, pour la même foi. Entre les hérésiarques se distinguaient Eusèbe de Nicomédie, Théognis de Nicée, Maris de Chalcédoine, et Arius lui-même, appelé à rendre compte de sa doctrine devant Athanase, qui n'était alors qu'un simple diacre attaché à Alexandre, évêque d'Alexandrie. Des philosophes païens étaient accourus à ce grand assaut de l'intelligence. Vous venez de voir que Constantin même, dans une harangue, s'expliqua sur la doctrine de Platon. Un vieillard laïque, ignorant et confesseur, attaqua l'un de ces philosophes fastueux, et lui dit tout le christianisme en peu de mots : " Philosophe, au nom de Jésus-Christ, écoute : Il n'y a qu'un Dieu, qui a tout fait par son Verbe, tout affermi par son Esprit. Ce verbe est le fils de Dieu ; il a pris pitié de notre vie grossière, il a voulu naître d'une femme, visiter les hommes et mourir pour eux. Il reviendra nous juger selon nos oeuvres [Dialectici quibusdam sermonum prolusionibus... sese exercebant... Laicus quidam, ex confessorum numero, recto ac simplici praeditus sensu, cum dialecticis congreditur, hisque illos verbis compellavit. - Christus et apostoli non artem nobis dialecticam nec inanem versutiam tradiderunt, sed apertam ac simplicem sententiam, quae fide bonisque actibus custoditur. Quae cum dixisset, omnes qui aderant, admiratione perculsi, ei assenserunt. (Socrat., Hist. eccles ., lib. I, cap. VIII, p. 19. - N.d.A.)] . " Constantin ouvrit en personne le concile, le 19 juin l'an 325. Il était vêtu d'une pourpre ornée de pierreries il parut sans gardes et seulement accompagné de quelques chrétiens. Il ne s'assit sur un petit trône d'or au fond de la salle qu'après avoir ordonné aux Pères, qui s'étaient levés à son entrée, de reprendre leurs sièges. Il prononça une harangue en latin, sa langue naturelle et celle de l'empire ; on l'expliquait en grec. Le concile condamna la doctrine d'Arius, malgré une vive opposition, promulgua vingt canons de discipline, et termina sa séance le vingt-cinquième d'août de cette même année 325. Transportez-vous en pensée dans l'ancien monde pour vous faire une idée de ce qu'il dut éprouver lorsqu'au milieu des hymnes obscènes, enfantines ou absurdes à Vénus, à Bacchus, à Mercure, à Cybèle, il entendit des voix graves chantant au pied d'un autel nouveau : " O Dieu, nous te louons ! ô Seigneur, nous te confessons ! ô Père éternel, toute la terre te révère ! " La prière latine composée pour les soldats n'était pas moins explicite que l'hymne de saint Ambroise et de saint Augustin [Te solum agnoscimus Deum, te regem profitemur, te adjutorem invocamus. Tui muneris est quod victorias retulimus, quod hostes superavimus : tibi ob praeterita jam bona gratias agimus, et futura a te speramus. Tibi omnes supplicamus, utque imperatorem nostrum Constantinum, una cum piissimis ejus liberis, incolumem et victorem diutissime nobis serves, rogamus. Hoc die solis a militaribus numeris fieri, et haec verba interprecandum ab iis proferri praecipit. (Euseb. Pamph., De Vit. Const ., lib. IV, p. 443. - N.d.A.)] . L'esprit humain se dégagea de ses langes : la haute civilisation, la civilisation intellectuelle, sortie du concile de Nicée, n'est plus retombée au- dessous de ce point de lumière. Le simple catéchisme de nos enfants renferme une philosophie plus savante et plus sublime que celle de Platon. L'unité d'un Dieu est devenue une croyance populaire, de cette seule vérité reconnue date une révolution radicale dans la législation européenne, longtemps faussée par le polythéisme, qui posait un mensonge pour fondement de l'édifice social. Cependant (telle est la difficulté de se tenir dans les régions de la pure intelligence !) tandis que le polythéisme et la religion corporelle tendaient à sortir des nations, ils y rentraient par une double voie : les philosophes, pour se rendre accessibles au vulgaire, inventaient les génies ; et les chrétiens, pour envelopper dans des signes sensibles la haute spiritualité, honoraient les saints et les reliques . On a conservé le catalogue des prélats qui portèrent les décrets du concile aux diverses Eglises [Hosios, episcopus Cordulae, sanctis Dei ecclesiis quae Romae sunt, et in Italia et Hispania tota, et in reliquis ulterius nationibus usque ad Oceanum commorantibus, per eos qui cum ipso erant, romanos presbyteros Vitenem et Vincentium. ( Gelasii Cyziceni Act. Concil. Nicoen ., lib. III, p. 807, in Concil. gener. Eccles. cath ., t. I ; Romae, 1608. - N.d.A.)] . Les Germains et les Goths connaissaient la foi ; Frumence l'avait semée en Ethiopie, une femme esclave l'avait donnée aux Ibériens, et des marchands de l'Osroène à la Perse. Tiridate, roi d'Arménie, professa le christianisme avant les empereurs romains. Au surplus, Constantin se mêla trop des querelles religieuses où l'entraînèrent quelques femmes de sa famille et les obsessions des évêques des deux partis. Après avoir exilé Arius, il le rappela, et bannit Athanase, qui remplaça Alexandre sur le siège d'Alexandrie. Arius expira tout à coup à Constantinople en rendant ses entrailles, lorsque Eusèbe de Nicomédie s'efforçait de le ramener triomphant [Eusebianis satellitum instar eum stipantibus per mediam civitatem magnifice incedebat. (Socrat., Hist. eccles ., lib. I, cap. XXXVIII, p. 63. - N.d.A.)] . Le vieil évêque Alexandre avait demandé à Dieu sa propre mort ou celle de l'hérésiarque, selon qu'il était plus utile à la manifestation de la vérité [Cum orasset Alexander ac rogasset Dominum ut aut ipsum auferret... Votum sancti impletum est... nam Arius... crepuit. (Eiphan., episc. Constantioe, Opus contra octoginta hoereses , lib. II, p. 321 ; Parisiis, 1564.) Petitio Alexandri erat hujusmodi : ut si quidem recta esset Arii sententia, ipse diem disceptioni praestitutum nusquam videret ; sin vera esset fides quam ipse profiteretur, ut Arius impietatis poenas lueret. (Socrat., lib. I, cap. XXXVII, p. 61. - N.d.A.)] . Constantin défit successivement les Sarmates et les Goths, et reçut des députations des Blemmyes, des Indiens, des Ethiopiens et des Perses. Il se déclara l'auxiliaire des Sarmates dans une guerre que ceux-ci eurent à soutenir contre les Goths ; puis il contracta une nouvelle alliance avec les derniers, qui s'engagèrent à lui fournir quarante mille soldats appelés foederati , alliés [Nam et dum famosissimam et Romae aemulam in suo nomine conderet civitatem, Gothorum interfuit operatio, qui, foedere inito cum imperatore, XL suorum millia illi in solatia contra gentes varias obtulere ; quorum et numerus et millia usque ad praesens in republica nominantur, id est foederati. (Amm., p. 476 ; Aur. Vict., p. 527 ; Jorn., De Reb. Get ., p. 640, cap. CCXXI. - N.d.A.)] . Les Sarmates avaient armé leurs esclaves ; chassés par ces mêmes esclaves, ils sollicitèrent et obtinrent des terres dans l'empire [Euseb., Vit. Const ., p. 529 ; Amm., p. 476 ; Jorn., p. 641. (N.d.A.)] . Sapor II, alors assis sur le trône de la Perse, portait un nom fatal aux empereurs romains. Son père, Hormisdas II, laissa en mourant sa femme enceinte. Les mages déclarèrent qu'elle accoucherait d'un fils ; ils mirent la tiare sur le ventre de cette reine, et l'embryon roi, Sapor, fut couronné dans les entrailles de sa mère [Qui, cum responderent masculam prolem parituram, nihil ultra morati sunt, sed, cidari utero imposita, embryum regem pronuntiarunt. ( Agathiae scholast ., lib. IV. p. 135 ; Paris, 1670. - N.d.A.)] . Ce fut à ce prince que Constantin écrivit une lettre en faveur des chrétiens, lui rappelant la catastrophe de Valérien, puni pour les avoir persécutés, Sapor se put souvenir de cette lettre lorsque Julien marcha contre lui. Le monarque des Perses avait un frère aîné exilé, Hormisdas, que vous retrouverez à Rome. Constantin, heureux comme monarque, n'échappa pas au malheur comme homme. Les calamités qui désolèrent la famille du premier auguste païen semblèrent se reproduire dans la famille du premier auguste chrétien. De Minervine, sa première femme, Constantin avait eu Crispus, prince de valeur et de beauté, élevé par Lactance. Soit que le fils de Minervine inspirât une passion à Fausta, sa marâtre, soit que Fausta fût jalouse pour ses propres enfants des grandes qualités de Crispus, elle l'accusa auprès de son mari [Crispum, filium caesaris ornatum titulo, quod in suspicionem venisset quasi cum Fausta noverca consuesceret, nulla ratione juris naturalis habita sustulit. (Zosim., Histor ., lib. II, p. 31 ; Basileae. - N.d.A.)] , et renouvela la tragique aventure de Phèdre. Constantin fit mourir son fils, ainsi que le jeune Licinius son neveu, âgé de onze ans : Crispus eut la tête tranchée à Pôle, en Istrie [Hier., Chr. Eutr ., p. 588 ; Amm., lib. XIV, p. 29. (N.d.A.)] . Bientôt, instruit par sa mère, Hélène, de l'innocence de Crispus et des moeurs dépravées de Fausta, Constantin ordonna la mort de cette femme, qui fut étouffée dans un bain chaud [Nam cum balneum accendi supra modum jussisset, eique Faustam inclusisset, mortuam inde extraxit. (Zosim, Hist ., lib. II. p. 31 ; Basileae. - N.d.A.)] . Les chrétiens et les gentils jugèrent diversement ces actions : saint Chrysostome en conclut qu'il ne faut ni désirer la puissance ni chercher d'autre félicité que celle de la vertu et du ciel [NOTE 18] ; le philosophe Sopâtre, consulté par Constantin, selon Zosime, déclara que la religion des Grecs n'avait point d'expiation pour de pareils crimes [Ad flamines accedens, admissorum lustrationes poscebat, illis respondentibus non esse traditum lustrationis modum qui tam foeda piacula posset eluere. (Zosim., Hist ., lib. II, p. 31 ; Basileae. - N.d.A.)] . Cependant l'idolâtrie avait trouvé des dieux indulgents pour Néron et Tibère. Est-il vrai que Constantin se repentit, qu'il passa quarante jours dans les larmes, qu'il éleva à Crispus une statue d'argent à tête d'or, avec cette inscription : " A mon fils malheureux, mais innocent [NOTE 19] ? " L'autorité sur laquelle repose ce fait est suspecte. Dieu ne demandait point à Constantin une statue de Crispus ; il lui demanda le reste de sa famille. Constantin ne reçut le baptême que peu d'instants avant sa mort, à Achiron, près de Nicomédie. Il avait témoigné le désir d'être baptisé dans les eaux du Jourdain, comme le Christ ; le temps lui manqua. Dépouillé de la robe de pourpre pour quitter les royaumes de la terre, et revêtu de la robe blanche pour solliciter les grandeurs du ciel, le premier empereur chrétien expira à midi, le jour de la Pentecôte. Trois cent trente-sept ans s'étaient écoulés depuis que la religion chrétienne était née parmi les bergers dans une étable : Constantin la laissait sur ce trône du monde, dont elle n'avait pas besoin. Constantin avait eu trois frères de père, par Théodora, belle-fille de Maximien Hercule ; savoir : Dalmatius, Jules Constance (Constance emp. ; Jules Ier, Liberius, papes. An de J.-C. 338-361.), Annibalien. Dalmatius mourut, et laissa un fils de son nom, fait césar, et un autre fils, Claudius Annibalien, nommé roi du Pont et de l'Arménie. Jules Constance eut de Galla, sa première femme, Gallus, et de Basiline, sa seconde femme, Julien. On ignore la postérité d'Annibalien, ou l'on n'en sait rien de précis. Les frères, les neveux et les principaux officiers de Constantin furent massacrés après sa mort, à l'exception des deux fils de Jules Constance. Les causes de cette conspiration spontanée de l'armée et du palais, que rien n'avait semblé présager, ne sont pas clairement expliquées : l'authenticité de l'écrit posthume de Constantin, et dans lequel il déclarait à ses trois fils avoir été empoisonné par ses deux frères, est à bon droit suspecte. Constance immola-t-il à la seule fureur de son ambition ses deux oncles, sept de ses cousins, le patricien Optatus et le préfet Ablavius ? Mais il restait à Constance des frères qui n'étaient pas alors en sa puissance. Julien, saint Athanase, saint Jérôme, Zosime, Socrate, autorités si contraires, se réunissent néanmoins pour charger sa mémoire [Julian., ad Athen . ; Ath., ad Solit., Vit. Agent ., t. 1, p. 850 ; Hier., Chr. ; Zos., Hist ., p. 692 ; Socr., Hist. eccles ., lib. III, cap. I, p. 165. (N.d.A.)] . Il est probable que ces meurtres furent le fruit des diverses passions combinées avec la politique du despote, qui enseigne à chercher le repos dans le crime. Le paganisme, l'hérésie, la turbulence militaire, trouvèrent des satisfactions et des vengeances dans cette extermination de la famille impériale. L'empire demeura partagé entre les trois fils de Constantin : Constantin, Constance et Constant. Constantin et Constant prirent les armes l'un contre l'autre ; Constantin périt auprès d'Aquilée [Eutr., Aurel. Vict., Epit . (N.d.A.)] , dès la première campagne ; Constant, seul maître de l'Occident, fut attaqué par les Franks ; et Libanius nous a laissé à l'occasion de cette guerre quelques détails sur les moeurs et le caractère de nos ancêtres [Liban., Orat . III, p. 138. (N.d.A.)] . Magnence, barbare d'origine et chef des joviens et des herculéens, salué auguste par ses amis, obligea Constant à prendre la fuite, et le fit assassiner au pied des Pyrénées. Ce prince ne trouva qu'un seul homme qui voulût s'associer à sa mauvaise fortune : c'était un Frank, nommé Laniogaise [Zos., lib. II. p. 693 ; Vict., Epit . ; Eutr. ; Hier., Chr . ; Idac., Chr ., an. 350 ; Amm., lib. XV, cap. V. Laniogaiso... solum adfuisse morituro Constanti supra retulimus. (N.d.A.)] , plus fidèle au malheur des rois qu'à leur autorité. L'unique fils de Constantin qui restât alors, Constance, après avoir mal combattu les Perses, après avoir dépouillé Vétranion, usurpateur de la pourpre en Illyrie, après avoir refusé de traiter avec Magnence, vainquit celui-ci à Murza [Il resta cinquante mille hommes sur le champ de bataille, selon Victor, et il prétend que les Romains ne se relevèrent jamais de cette perte. (N.d.A.)] : bientôt après il le réduisit à se tuer. Avant d'obtenir ce succès, une faute avait été commise ; elle montre le degré de faiblesse et de misère auquel l'empire était déjà descendu : retenu en Orient par des affaires graves, Constance, lorsqu'il apprit la révolte des Gaules, invita les Allamans à passer le Rhin, afin d'arrêter les forces de Magnence. Les Allamans obéirent, et depuis la source du Rhin jusqu'à son embouchure ils occupèrent trente lieues de pays en largeur, sans compter celui qu'ils ravageaient. Les panégyristes affirment que Constance, héritier de tous les Etats de son père, usa bien de sa victoire ; les historiens assurent qu'il ne put porter sa fortune. Durant ces discordes, on voit des capitaines francs et des corps francs servir différents partis, des évêques aller d'un camp à l'autre en qualité d'ambassadeurs ; à la bataille de Murza, l'empereur se retire dans une église pour prier ; il eût mieux fait de combattre : ce n'est déjà plus le monde antique. On fixe au règne de Constance le règne des eunuques, jusque alors abîmés sous le poids des édits. Ces hommes (excepté trois ou quatre, doués du génie militaire), en butte au mépris public, se réfugièrent dans les sentines du palais : trop dégradés pour les affaires publiques, ils s'enfoncèrent aux intrigues de la cour, et se dédommagèrent par la virilité de leurs vices de l'impuissance de leurs vertus. Eusèbe, eunuque, chambellan et favori de Constance, dans son triple état de bassesse, fit prononcer la sentence de mort de Gallus. Gallus et Julien, neveux de Constantin et cousins de Constance, avaient, le premier douze ans, et le second six quand arriva le massacre de la famille impériale. Marc, évêque d'Aréthuse, avait sauvé Julien, qui fut caché dans le sanctuaire d'une église [Naz., Orat . III, p. 90 ; Roll., XXII ; Mart. gr., p. 16. (N.d.A.)] : Gallus, épargné comme malade et près de mourir, ne sembla pas valoir la peine d'être tué. L'enfance de ces deux princes fut environnée de soupçons et de périls ; ils demeurèrent six ans enfermés dans la forteresse de Marcellum, ancien palais des rois de Cappadoce. Gallus à vingt-cinq ans, honoré du titre de césar par Constance, épousa la princesse Constantina, fille de Constantin le Grand et veuve d'Annibalien, roi du Pont et de l'Arménie. Il établit sa résidence à Antioche, d'où il gouverna ce qu'on appelait alors les cinq diocèses de la préfecture orientale. Passé de la solitude à la puissance, Gallus transporta l'inquiétude et l'âpreté de la première dans la placidité et la modération nécessaires à la seconde : il devint un tyran bas et cruel, livré aux espions, espion lui-même. Il s'en allait déguisé dans les lieux publics : son travestissement ne l'empêchait pas d'être reconnu, car Antioche était éclairée la nuit d'une si grande quantité de lumières, qu'on y voyait comme en plein jour [ Ubi pernoctantium luminum claritudo dierum solet imitari fulgorem . (Amm., lib. XIV, cap. I.) De quelle manière Antioche était-elle éclairée ? Le texte de l'historien ne l'explique pas. Ammien Marcellin, qui décrit minutieusement les machines de guerre, n'a pas cru devoir entrer dans le détail d'un usage journalier. Comme il est sujet à l'enflure du style, il ne faut pas prendre trop à la lettre la grande clarté dont il fait ici mention. Saint Jérôme (epist. XIV) parle des feux qu'on allumait sur les places publiques, à la lueur desquels on se rassemblait et l'on disputait sur les intérêts du moment. Dum audientiam et circulum lumina jam in plateis accensu solverent, et inconditam disputationem nox interrumperet . (N.d.A.)] , ce qui rappelle la police des villes modernes. Constantina, femme de Gallus, était encore plus que lui altérée de sang et de rapine : on l'accusait de prendre en secret le titre d'augusta [Philostorg., Hist. eccles ., lib. III, cap. CCXXII. (N.d.A.)] , dans l'intention de donner publiquement celui d'auguste à son mari. Mandé à la cour de Milan après le massacre de deux ministres que lui avait envoyés l'empereur, Gallus eut l'imprudence d'obéir [Constantina mourut en route à Cène, village de Bithynie. (N.d.A.)] . La lettre qui l'appelait était pleine de protestations d'amitié et de services. Il fut arrêté à Pettau, conduit à Flone en Istrie, dépouillé de la chaussure des césars, interrogé par l'eunuque Eusèbe, condamné à mort et exécuté non loin de Pôle, où vingt-huit ans auparavant Crispus avait été décapité [Amm., lib. XIV, cap. XI. (N.d.A.)] . Que de têtes, l'effroi des peuples, furent abattues par le bourreau [ Quot capita, quoe horruere gentes, funesti carnifices absciderunt ! (N.d.A.)] ! Les Isaures et les Sarrasins désolaient l'Asie [Amm., lib. XIV, p. 3 et seq. (N.d.A.)] ; les Franks et les autres Germains continuaient leurs courses transrhénanes ; Rome se soulevait pour du vin au milieu de ses débauches et de ses spectacles [Amm., lib. XIV, p. 3 et seq. (N.d.A.)] . Constantin et Constance singulièrement attachés aux barbares, et les ayant promus à presque toutes les charges d'Etat, il se trouva que Silvain, fils de Bonit, chef franc, commandait l'infanterie romaine dans les Gaules : c'était un homme doux et de moeurs polies, quoique né d'un père barbare ; il savait même souffrir , dit l'histoire en parlant de lui. On l'accusa d'aspirer à la pourpre, et il était fidèle ; la calomnie en fit un traître : il prit l'empire comme un abri. Vingt-huit jours après son usurpation, obligé de chercher un plus sûr asile, il n'eut pas le temps d'y entrer : il fut tué par ses compagnons lorsqu'il essayait de se réfugier dans une église [Amm., lib. XV, cap. V ; Aur. Vict., Epit ., Eutr., Hier. chr . Selon Ammien, Silvain était déjà retiré dans une petite chapelle chrétienne ; on l'en arracha tout tremblant pour le massacrer. Silvanum extractum oedicula, quo exanimatus confugerat, ad conventiculum ritus christiani tendentem, densis gladiorum ictibus trucidarunt . (N.d.A.)] . Alors les Franks, les Allamans, les Saxons, se précipitèrent de nouveau sur les Gaules, dévastèrent quarante villes le long du Rhin, se saisirent de Cologne, et la ruinèrent [Zos., lib. III, p. 702 ; Amm., lib. XV. (N.d.A.)] . Les Quades et les Sarmates pillaient la Pannonie et la haute Mésie [Zoz., lib. III, p. 702. (N.d.A.)] ; les généraux de Sapor troublaient la Mésopotamie et l'Arménie : ce fut l'époque de l'élévation de Julien. Jusqu'à l'âge de quinze ans Julien reçut sa première éducation d'Eusèbe, évêque de Nicomédie, qui menait à la cour l'intrigue arienne, et de l'eunuque Mardonius, personnage grave, Scythe de nation, grand admirateur d'Hésiode et d'Homère. Le futur apostat fut ensuite réuni à Gallus dans la forteresse de Marcellum : il apprit de bonne heure à se contraindre, et parut se plaire aux vérités de la foi. Lorsque Gallus eut été nommé césar, Julien obtint la permission de suivre ses études à Constantinople, sous la surveillance d'Hérébole, d'abord chrétien, puis infidèle avec son élève, puis chrétien encore après la mort de celui-ci [Amm., lib. XV, cap. XII. (N.d.A.)] . Julien visita les écoles de l'Ionie : Constance même favorisait les exercices de son cousin, dans l'espoir que les livres lui feraient oublier l'empire ; mais bientôt la supériorité de l'écolier, même dans les lettres, l'alarma. Après la mort de Gallus, Julien, conduit à Milan, étroitement gardé pendant sept mois, fut enfin relégué à Athènes. Il y rencontra, avec saint Basile et saint Grégoire de Nazianze, une foule de rhéteurs qui achevèrent de le gagner à leurs doctrines : il prit toutes les allures du philosophe. Universellement instruit, sa mémoire égalait son intelligence : il pensait et il écrivait en grec, mais il se servait aussi du latin [Epist. IX, LVI, Or. III ; Eutrop., lib. XV ; Eunap., Vit. Max . ; Liban., or. X ; Socrat., lib. III. (N.d.A.)] . Les Gaules étant désolées par les Franks et les Allamans, l'impératrice Eusébie décida Constance à créer Julien césar, afin de l'opposer aux barbares. Le disciple de Platon reçut la lettre qui l'appelait au rang suprême comme un arrêt de mort : il leva les mains vers ce temple dont les admirables ruines ne semblent avoir été conservées qu'afin d'attester la beauté de l'ancienne liberté grecque à cette liberté renaissante. Julien monte à la citadelle, embrasse les colonnes du Parthénon, les mouille de ses larmes, implore la protection de la déesse. Il s'éloigne ensuite de l'immortelle cité, où des déclamateurs et des sophistes foulaient les cendres de Démosthène et de Socrate, mais où Minerve régnait encore par le génie de Phidias et de Périclès. Arrivé à Milan, il traça ces mots pour l'impératrice : " Puisses-tu avoir des enfants ! que Dieu t'accorde ce bonheur et d'autres prospérités ! mais je t'en conjure, laisse-moi retourner à mes foyers [ Ad Ath . (N.d.A.)] . " C'était ainsi que Julien appelait la Grèce. Le billet écrit, il n'osa l'envoyer, arrêté qu'il fut, dit-il, par les menaces des dieux : l'apostat prit la voix de l'ambition pour l'ordre du ciel. Les officiers du palais s'emparèrent de l'étudiant d'Athènes, le dépouillèrent du manteau et de la barbe du philosophe, et le revêtirent de l'habit du soldat. Il a peint lui-même sa gaucherie dans ce nouvel accoutrement, son embarras à la cour et les railleries des eunuques [Julian., Ad Ath . (N.d.A.)] . La dernière partie de l'éducation de Julien avait été populaire ; il assistait aux cours des rhéteurs à Constantinople, comme les autres élèves : en se plongeant dans les moeurs publiques, il y puisa des enseignements qui manquent à l'éducation privée des princes. Constance, le sixième jour de novembre l'an de Jésus-Christ 335, ayant assemblé à Milan les légions, proclama Julien césar. L'orphelin dans la pourpre, au milieu des meurtriers de sa famille, répétait tout bas un vers d'Homère : " La mort pourprée et son invincible destin l'enlevèrent. " Après avoir épousé Hélène, soeur de l'empereur, Julien partit pour son gouvernement des Gaules, auquel on avait ajouté la Grande-Bretagne, et peut-être l'Espagne [Ammian., lib. XX. Zosim., lib. III. (N.d.A.)] . Eusébie lui donna des livres, ses conseillers ; Constance, des valets, ses maîtres [Julian., Ad Ath ., or. III. (N.d.A.)] . Tenu dans une tutelle jalouse, il ne pouvait ni prendre seul une résolution, ni intimer un ordre, ni changer un domestique : tout était réglé dans son intérieur par les ordres de Constance, jusqu'aux mets de sa table ; aucune lettre ne lui parvenait qu'elle n'eût été lue : il se sevrait de la compagnie de ses amis dans la crainte de les compromettre et de s'exposer lui- même à sa perte. A peine mit-on à sa disposition quelques soldats [Amm., lib. XVII, XX, XXI, XXII ; Zosim., lib. III ; Liban., or. XII. Julian., Ad Ath . (N.d.A.)] . Sa seule consolation en entrant dans le pays ravagé que l'on confiait à son inexpérience fut de rencontrer une vieille femme aveugle, qui le salua du nom de restaurateur des temples [Tunc anus quaedam orba luminibus, cum, percontando quinam esset ingressus, Julianum Caesarem comperisset, exclamavit hunc deorum templa reparaturum. (N.d.A.)] . Durant les cinq années que Julien gouverna les Gaules, il courut d'une ville à l'autre, d'Autun à Auxerre, d'Auxerre à Troyes, de Troyes à Cologne, de Cologne à Trêves, de Trêves à Lyon : on le voit assiégé dans la ville de Sens ; on le voit passant le Rhin cinq fois, gagnant la bataille de Strasbourg sur les Allamans, faisant prisonnier Chrodomaire, le plus puissant de leurs rois, rétablissant les cités, punissant les exacteurs, diminuant les impôts, et enfin, ce qui nous intéresse par les liens du sang, soumettant les Camaves et les Franks Saliens : on commence à vivre avec les Franks au milieu de la future France. Julien avait écrit ses guerres des Gaules : cet ouvrage, que l'on mettait auprès des Commentaires de César, est malheureusement perdu ; il aurait jeté une vive lumière sur l'histoire obscure de nos aïeux au IVe siècle. Julien passa au moins à Lutèce les deux hivers de 358 et de 359. Il aimait cette bourgade, qu'il appelait sa chère Lutèce [NOTE 20] , et où il avait rassemblé, autant qu'il avait pu au milieu de ses entreprises militaires, des savants et des philosophes. Oribase le médecin, dont il nous reste quelques travaux, y rédigea son Abrégé de Galien : c'est le premier ouvrage publié dans une ville qui devait enrichir les lettres de tant de chefs-d'oeuvre. On se plaît à rechercher l'origine des grandes cités, comme à remonter à la source des grands fleuves : vous serez bien aise de relire le propre texte de Julien : " Je me trouvais pendant un hiver à ma chère Lutèce [NOTE 21] (c'est ainsi qu'on appelle dans les Gaules la ville des Parisii). Elle occupe une île au milieu d'une rivière ; des ponts de bois la joignent aux deux bords. Rarement la rivière croit ou diminue ; telle elle est en été, telle elle demeure en hiver : on en boit volontiers l'eau, très pure et très riante à la vue [Tout cela s'accorde peu avec ce que nous voyons aujourd'hui, excepté ce qui concerne la salubrité de l'eau. Même à l'époque dont parle Julien, les débordements de la Seine étaient assez fréquents. Si Julien était né à Rome, ou même s'il eût jamais vu le Tibre, la Seine aurait pu lui paraître limpide en comparaison de ce fleuve ( flavus Tiberinus ). Il est vrai que dans l'Ionie Julien n'avait rencontré que l'Hermus ( turbidus Hermus ) ; il n'avait trouvé à Athènes que deux ruisseaux ; et l'Eridan, dans la Lombardie, laissait encore l'avantage à la Seine pour la clarté de l'eau. Mais enfin Julien avait habité les rives du lac de Cosme ; il avait vu les autres fleuves de la Gaule, les rivières de la Cappadoce ; il écrivait le Misopogon aux bords de l'Oronte, et bientôt ses cendres devaient reposer sur ceux du Cydnus : comment donc la Seine lui paraissait-elle si limpide ? La Marne, comme on l'a cru, coulait-elle au-dessous de Paris ? (N.d.A.)] . Comme les Parisii habitent une île, il leur serait difficile de se procurer d'autre eau. La température de l'hiver est peu rigoureuse, à cause, disent les gens du pays, de la chaleur de l'Océan, qui, n'étant éloigné que de neuf cents stades, envoie un air tiède jusqu'à Lutèce : l'eau de mer est en effet moins froide que l'eau douce. Par cette raison, ou par une autre que j'ignore, les choses sont ainsi [L'observation des Gaulois-Romains était juste : les hivers sont plus humides, mais moins froids aux bords de la mer que dans l'intérieur des terres. (N.d.A.)] . L'hiver est donc fort doux aux habitants de cette terre ; le sol porte de bonnes vignes ; les Parisii ont même l'art d'élever des figuiers [On voit que le climat de Paris n'a guère changé. Il y a longtemps que l'on cultive la vigne à Surènes. Julien ne se piquait pas de se connaître en bon vin ; il préférait, dit-il, les Nymphes à Bacchus. Quant aux figuiers, on les enterre et on les empaille encore à Argenteuil. (N.d.A.)] en les enveloppant de paille de blé comme d'un vêtement, et en employant les autres moyens dont on se sert pour mettre les arbres à l'abri de l'intempérie des saisons. " Or, il arriva que l'hiver que je passais à Lutèce fut d'une violence inaccoutumée : la rivière charriait des glaçons comme des carreaux de marbre. Vous connaissez les pierres de Phrygie : tels étaient par leur blancheur ces glaçons bruts, larges, se pressant les uns les autres, jusqu'à ce que, venant à s'agglomérer, ils formassent un pont [Julien peint très-bien ce que nous avons vu ces derniers hivers. Les glaçons que la Seine laisse sur ses bords, après la débâcle, pourraient être pris pour des blocs de marbre. (N.d.A.)] . Plus dur à moi-même, et plus rustique que jamais, je ne voulus point souffrir que l'on échauffât à la manière du pays, avec des fourneaux, la chambre où je couchais [Ces fourneaux étaient apparemment des poêles. Il faudrait aussi conclure du charbon que Julien fit porter dans sa chambre que l'on n'échauffait pas les appartements avec du bois, soit qu'il fût rare dans les environs de Paris, ou qu'on préférât l'usage des fourneaux. Les Romains, comme on peut s'en assurer par ce qui nous reste de leurs constructions domestiques, avaient porté l'art d'échauffer leurs maisons au plus haut degré de raffinement. (N.d.A.)] . " Julien raconte qu'il permit enfin de porter dans sa chambre quelques charbons dont la vapeur faillit l'étouffer. Il y avait à Lutèce des thermes construits sur le modèle de ceux de Dioclétien à Rome : on croit que Julien et Valentinien Ier y demeurèrent : Ammien en parle assez souvent. Il est probable que ces thermes étaient bâtis avant l'arrivée de Julien dans les Gaules, peut-être du temps de Constantin ou de Constance Chlore. D'autres ont pensé mal à propos que Julien occupait dans l'île un palais élevé sur le terrain où fut construit depuis le palais de nos rois. On voyait encore à Lutèce un champ de Mars et des arènes : celles-ci devaient se trouver du côté de la porte Saint-Victor ; c'est ce qui résulte de quelques titres du XIII siècle [D.-T. Du Ples., Nouv. Ann. de Paris ; Breul., Ant. de Paris . (N.d.A.)] . La flotte chargée de garder la Seine était stationnée chez les Parisii ; elle avait vraisemblablement pour bassin l'espace que couvre aujourd'hui la nef gothique de Notre-Dame [ Proefectus classis Andericianorum Parisiis . Notit. Imper. Mézerai, dont la lecture et la critique doivent être suivies avec précaution, conjecture que cette flotte se tenait à Andresy, vers le confluent de l'Oise et de la Seine, parce que les matelots qui montaient cette flotte sont nommés dans la Notice Andericiens . On jugera de la force de l'argument. ( Histoire de France avant Clovis , liv.III.). J'ai suivi l'opinion de l'abbé Dubos. (N.d.A.)] . Tandis que Julien habitait la petite et naissante Lutèce, Constance visitait la grande et mourante Rome, que n'avait jamais vue cet empereur des Romains. Il existait sans doute à Rome quelque vieillard à qui, dans son enfance, son aïeul avait raconté l'entrée d'un prêtre de Syrie, Elagabale, sautant avec la pourpre au milieu des eunuques et des danseuses devant une pierre triangulaire consacrée au soleil : voici venir dans une pompe triomphale pour un succès obtenu sur des Romains [La défaite de Magnence. (N.d.A.)] , voici venir une espèce d'idole chrétienne, Constance, pareillement environnée d'eunuques, mais immobile sur un haut char éclatant de pierreries, les yeux fixes, ne se remuant ni pour cracher, ni pour se moucher, ni pour s'essuyer le front ; baissant seulement quelquefois sa courte stature afin de passer sous de hautes portes [ Corpus perhumile curvabat portos ingrediens celsas, et velut collo munito rectam aciem luminum tendens, nec dextra vultum, nec loeva flectebat, tanquam figmentum hominis : non cum rota concuteret nutans, nec spuens, aut os aut nasum tergens vel fricans, manumve agitans visus est nunquam . (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] . Autour de lui flottaient, au bout de longues piques dorées, des étendards de pourpre découpés en forme de dragons, dont les queues effilées sifflaient dans les vents. Des gardes superbement armés, des cavaliers couverts de fer, ressemblant non à des hommes, mais à des statues polies par la main de Praxitèle [ Limbis ferreis cincti, ut Praxitelis manu polita crederes simulacra, non viros . (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] , l'environnaient. En approchant de Rome, Constance rencontra les patriciens, le sénat, qu'il ne prit pas comme Cinéas pour une assemblée de rois, mais pour le conseil du monde [ Non ut Cineas ille, Pyrrhi legatus, in unum coactam multitudinem regum, sed asylum mundi totius adesse existimabat . (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] ; il crut en voyant les flots de la foule que le genre humain était accouru à Rome [ Stupebat qua celeritate omne quod ubique est ominum genus confluxerit Romam . (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] . Lorsqu'il eut pénétré jusqu'aux Rostres, il demeura stupéfait au souvenir de l'ancienne puissance du Forum [ Proinde Romam ingressus, imperii virtutumque omnium larem, cum venisset ad Rostra, perspectissimum priscae potentiae Forum obstupuit . (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] . De là l'auguste oriental alla descendre à l'ancien palais d'Octave, qui n'avait ni marbre ni colonne, et dans lequel le fondateur de l'empire, l'ami d'Horace, habita quarante ans la même chambre hiver et été [Ammien a seulement in palatium receptus . Je me range à l'opinion de Gibbon, qui veut que ce soit l'ancien palais d'Auguste, dont Suétone dit : Aedibus modicis neque laxitate neque cultu conspicuis, ut in quibus porticus breves essent, albanarum columnarum, et sine marmore ullo, aut insigni pavimento conclavia, ac per annos amplius quadraginta eodem cubiculo hieme et aestate mansit. (C. Sueton. Tranq. Octav ., p. 109 ; Antuerpiae. - N.d.A.)] . Ammien Marcellin, dont ces détails sont empruntés, nous peint ensuite deux choses considérables : une partie des édifices de Rome, tels qu'ils existaient de son temps, l'étonnement de Constance à la vue de ces édifices. Que d'événements étaient survenus, que de jours s'étaient écoulés, pour que le maître de l'empire romain ne fût qu'un étranger dans la capitale de cet empire ? pour qu'il demeurât muet d'admiration au milieu des ouvrages de tant de génies, de tant de fortunes, de tant de siècles, de tant de liberté et d'esclavage, comme un voyageur qui rencontrerait aujourd'hui Rome tout entière dans un désert ! Mais ces monuments des moeurs vivantes d'un peuple ne vivent point eux-mêmes ; leurs masses insensibles ne purent s'émerveiller de la petitesse de Constance, comme il s'ébahissait de leur grandeur. Il est un certain travail du temps qui donne aux choses humaines le principe d'existence qu'elles n'ont point en soi ; les hommes cessent, et ne sont rien par eux-mêmes, mais leurs vies mises bout à bout, leurs tombeaux rangés à la file, forment une chaîne dont la force augmente en raison de la longueur. De ces néants réunis se compose l'immortalité des empires. Le nom de Rome était la seule puissance qui restât à vaincre aux barbares. Rome, quoique habitée d'une foule innombrable, n'était plus réellement défendue que par les souvenirs de quelques vieux morts. Constance visita curieusement cette cité, dont il empruntait l'autorité qu'on voulait bien encore passer à sa pourpre. Il harangua le sénat et le peuple. Qu'eût répondu Marius, s'il eût mis la tête hors de sa tombe ? En parcourant les sept collines, couvertes de monuments sur leurs pentes et sommets, l'empereur se figurait à chaque pas que l'objet qu'il venait de voir était inférieur à celui qu'il voyait [ Deinde intra septem montium culmina, per acclivitates planitiemque posita, urbis membra collustrans et suburbana, quidquid viderat primum, id eminere inter cuncta sperabat . (Amm. - N.d.A.)] . Le temple de Jupiter Tarpéien, les bains, pareils à des villes de province, la masse de l'amphithéâtre, bâti de pierres tiburtines et dont les regards se fatiguaient à mesurer la hauteur, la voûte du Panthéon suspendue comme le ciel, les colonnes couronnées des statues des empereurs, et dans lesquelles on montait par des degrés, la place et le temple de la Paix, le théâtre de Pompée, l'Odéon, le Stade, magnifiques ornements de la ville éternelle [ Jovis Tarpeii delubra, quantum terrenis divina praecellunt ; lavacra in modum provinciarum exstructa ; amphitheatri molem solidatam lapidis tiburtini compage, ad cujus summitatem oegre visio humana conscendit ; Pantheum velut regionem teretem, speciosa celsitudine fornicatam ; elatosque vertices qui scansili suggestu consurgunt, priorum principum imitamenta portantes, et urbis templum, forumque Pacis, et Pompei theatrum. et Odeum, et Stadium aliaque inter hoec decora urbis aeternoe . (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] . Mais au forum de Trajan, Constance s'arrêta confondu, promenant ses regards sur ces constructions gigantesques que, dans leur ineffable beauté, l'historien déclare ne pouvoir décrire [ Ut opinamur.. nec relatu ineffabiles, nec rursus mortalibus appetendos . (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] . Le grand roi, le monarque légitime de la Perse, le frère aîné de ce Sapor II, si funeste à Julien et à l'empire romain, Hormisdas, était réfugié dans cet empire. Il accompagnait Constance dans sa visite de Rome. L'empereur, se tournant vers son hôte, lui dit : " Si je ne puis reproduire en entier ce forum, j'espère du moins faire imiter le cheval de la statue équestre du prince. - Tu le peux, dit Hormisdas ; mais bâtis d'abord une semblable écurie, afin que ton cheval y soit à l'aise comme celui que nous voyons [Ante, imperator, stabulum tale condi jubeto, si vales ; equus quem fabricare disponis, ita late succedat ut iste quem videmus. (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] . " Ce même exilé, interrogé sur ce qu'il pensait de Rome : " Ce qui m'y plaît, répondit-il, c'est que les hommes y meurent comme ailleurs [Id tantum sibi placuisse quod didicisset ibi quoque homines mori (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] . " Hormisdas suivit Julien dans son expédition contre les Perses, et s'entendit appeler traître par un officier de Sapor, lequel Sapor occupait contre le droit le trône de son frère. Hormisdas vit mourir Julien ; il avait vu passer Constantin et Constance : il laissa un fils, que Théodose Ier chargea de conduire une troupe de Goths en Egypte. Le dernier successeur du héros macédonien qui renversa l'ancien empire de Cyrus, Persée, détrôné, vint mourir greffier parmi ses vainqueurs ; l'héritier du nouvel empire des Perses, rétabli sur celui d'Alexandre, vint chercher un abri dans les palais croulants des césars. Au lieu d'assister à l'histoire de son propre pays, Hormisdas fut un témoin des Parthes, envoyé pour assister à l'inventaire des monuments romains mis à l'encan des nations, et pour certifier véritable la chute de Rome. Vous ne savez pas tout : Hormisdas, nourri par les mages, était chrétien. Ainsi vont les choses et les hommes dans l'enchaînement des conseils éternels [J'ai suivi particulièrement Zosime pour l'histoire d'Hormisdas ; mais Zonare, Agathias et Albufarage ( ex arabico latine reddila Historia ) ; diffèrent de Zosime en plusieurs points. (N.d.A.)] . Constance déclara que la renommée, coutumière de mensonge, de malignité, et toujours d'exagération, était restée dans ce qu'elle racontait de Rome fort au- dessous de la vérité [ Imperator de fama querebatur ut invalida vel maligra, quod augens omnia semper in majus, erga hoec explicanda quoe Romoe sunt obsolescit . (Amm., lib. XVI, cap. X. - N.d.A.)] . Il y voulut laisser quelques traces de son passage ; mais, sentant sa propre impuissance, il emprunta à la terre des tombeaux une parure funèbre pour la reine expirante du monde. L'obélisque du temple d'Héliopolis, que Constantin avait projeté de transporter à Constantinople, fut envoyé du Nil au Tibre et élevé à Rome dans le grand cirque. Depuis, Sixte Quint en décora la place de Saint-Jean-de-Latran. On peut voir encore aujourd'hui debout ce monument d'un pharaon, d'un empereur et d'un pape également tombés [Constance avait voulu faire transporter à Constantinople un autre obélisque ; Julien reprit ce projet : il en écrivit aux Alexandrins, leur proposant, en échange de l'obélisque, une statue colossale qui venait d'être achevée, et qui vraisemblablement était la sienne. Julien ajoute que des solitaires se tenaient sur la pointe de cet obélisque, que d'autres personnes y dormaient au milieu des immondices et y commettaient des infamies. Il veut donc, dit-il, détruire à la fois cette superstition et cette honte : il prétend que les Alexandrins auront un grand plaisir à reconnaître de loin, en arrivant à Constantinople, le présent dont ils auront embelli la ville natale de l'apostat. On croit que cet obélisque, transporté à Constantinople par Julien ou par Valens, fut élevé par Théodose dans l'Hippodrome. L'édition allemande dont je me sers n'a point la fin de cette lettre aux Alexandrins, sous le N o 58. Cette fin, retrouvée par Muratori, a été transportée des Anecdotes grecques dans la Bibliothèque grecque de Fabricius. (N.d.A.)] . Constance, auquel il manquait, selon Libanius, le coeur d'un prince et la tête d'un capitaine ; ce souverain, qui passa son règne dans les transes des discordes civiles et d'une guerre peureuse contre Sapor, se donnait encore l'embarras des querelles ecclésiastiques. Sa cour était arienne : dans les conciles de Séleucie et de Rimini, il embrassa lui-même le parti des ariens. A la sollicitation de Constant, son frère, il avait d'abord rappelé Athanase de son premier exil ; il le maintint encore sur son siège, après la déposition prononcée au concile arien d'Antioche ; mais il l'abandonna au troisième concile de Milan. Il y eut des évêques bannis, intrus, catholiques, ariens, semi-ariens. Le premier concile de Paris ou de Lutèce se tint alors [Hier., De Scriptor. eccles . ; Rufin., pro Orig . ; Hilar. Fragmenta, a Pithoeo ed . (N.d.A.)] , et se déclara catholique sous la protection de Julien, qui méditait au même lieu le rétablissement du paganisme. Saint Hilaire de Poitiers, exilé en Orient, trouva les mêmes désordres en rentrant dans son église. Il écrivit contre l'empereur Constance : " Vous saluez les évêques du baiser par lequel Jésus-Christ fut trahi ; vous courbez la tête pour recevoir leur bénédiction, et vous foulez aux pieds leur foi. " Lucifer de Cagliari, plus hardi encore, menace du glaive de Matathias et de Phinées Constance infidèle. Saint Martin, qui commençait à paraître, servit d'abord comme soldat dans les troupes de l'apostat, et donna naissance au premier monastère des Gaules, Lulugiacum ou Ligugé, à deux lieues de Poitiers. Pacôme, Hilarion, Macaire, avaient succédé à saint Antoine et à saint Paul, et saint Basile méditait déjà la règle qui devait gouverner dans l'Orient un peuple de solitaires. La turbulence et la légèreté de Constance ruinaient l'empire en convocations de conciles, transports d'évêques par les voitures et les chevaux des postes impériales [Amm. Marcell., lib. XXI, cap. XVI. (N.d.A.)] . Ses profusions augmentaient sa convoitise ; il portait des sentences injustes, et la torture arrachait des mensonges qu'il transformait en vérités [Amm. Marcell., lib. XXI, cap. XVI. (N.d.A.)] . Au lieu d'employer son autorité à éteindre les disputes religieuses, il les enflammait par sa manie d'argumenter et par les rêveries mystiques des femmes et des eunuques. Les papes Jules et Libère s'étaient déclarés successivement à Rome pour saint Athanase, bien que Libère eût d'abord été faible, et que saint Hilaire l'eût anathématisé. Libère, persécuté, se cacha dans les cimetières autour de la ville, fut enlevé, conduit à Milan, où l'empereur l'interrogea. Il défendit Athanase, et répondit à Constance qui l'accusait de soutenir seul un impie : " Quand je serais seul, la foi ne succomberait pas [Imperator Liberio dixit : Quota pars es orbis terrarum, ut tu solus homini impio suffragari velis ?... Liberius dixit : Etiamsi solus sim, fidei causa non idcirco minuitur. (Parisiis, 1683 ; Theodor., Hist. eccles ., lib. II, cap. XVI, pag. 94. - N.d.A.)] . " Exilé à Bérée, dans la Thrace, il refusa l'argent que l'empereur, l'impératrice et l'eunuque Eusèbe lui offraient. " Tu as rendu désertes les églises du monde, dit-il au dernier, et tu m'offres une aumône comme à un criminel [Ecclesias ortis terrarum vacuas ac desertas fecisti, et mihi tanquam noxio eloemosynam adfers ! (Parisiis, 1683 ; Theodor., Hist. eccles ., lib. II, cap. XVI, pag. 95. - N.d.A.)] ! " Félix, archidiacre de l'Eglise romaine, devint l'antipape arien. Le séjour de Constance à Rome eut lieu à l'époque de la plus grande chaleur des partis attachés à Félix et à Libère. Les matrones romaines catholiques se présentèrent à l'empereur dans la magnificence accoutumée de leur parure, le suppliant de rendre au troupeau leur pasteur absent. L'empereur consentit à rappeler Libère, pourvu qu'il gouvernât l'Eglise en commun avec Félix. Cette résolution fut lue dans le Cirque au peuple assemblé : les deux factions païennes, qui se distinguaient par leurs couleurs, dirent, en se moquant, qu'elles auraient chacune leur pasteur ; puis la foule chrétienne fit entendre cette acclamation : Un Dieu ! un Christ ! un évêque [Unus Deus, unus Christus, unus Episcopus. (Theodoret, lib. II, pag. 96. - N.d.A.)] ! Naguère cette même foule s'écriait : Les chrétiens aux bêtes ! Au milieu de cette confusion, Constance, retourné en Orient [Je ne parle point de l'autel de la Victoire, que Constance fit ôter du sénat et qui y fut replacé vraisemblablement par Julien. Il en sera question sous Théodose Ier. (N.d.A.)] et devenu jaloux des triomphes de Julien, songea à l'affaiblir en lui demandant la plus grande partie de son armée, sous le prétexte de continuer la guerre contre Sapor. Julien pressa ses troupes ou feignit de les presser de partir. C'est la première grande scène militaire dont Paris ait été témoin. Assis sur un tribunal élevé aux portes de Lutèce, Julien invite les soldats à obéir aux ordres d'Auguste : les soldats gardent un silence morne, et se retirent à leur camp. Julien caresse les officiers, leur témoigne le regret de se séparer de ses compagnons d'armes sans les pouvoir récompenser dignement. A minuit les légions se soulèvent sortent en tumulte du banquet donné pour leur départ, environnent le palais, et, tirant leurs épées à la lueur des flambeaux, s'écrient. Julien auguste [ Augustum Julianum horrendis clamoribus concrepabant . (Amm., lib. XX, chap. IV. - N.d.A.)] ! Il avait ordonné de barricader les portes ; elles furent forcées au point du jour. Les soldats se saisissent du césar le portent à son tribunal aux cris mille fois répétés de Julien auguste ! Julien priait, conjurait, menaçait ses violents amis, qui à leur tour lui déclarèrent qu'il s'agissait de la mort ou de l'empire : il céda. Une acclamation le salua maître ou compétiteur du monde. Il fut élevé sur un bouclier [Impositusque scuto pedestri. (Amm., lib. XX, chap. IV.) Libanius s'écrie : O felix scutum, in quo solemnis inaugurationis mos peractus est, omni tibi tribunali convenientius ! (N.d.A.)] comme un roi franc, et couronné comme un despote asiatique : le collier militaire d'un hastaire [Il se nommait Maurus . (N.d.A.)] lui servit de diadème, car il refusa d'user à cette fin (étant chose de mauvais augure) d'un collier de femme [Le texte parle aussi en particulier d'une parure de tête de sa femme : Uxoris colli vel capitis . (N.d.A.)] ou d'un ornement de cheval que lui présentaient les soldats. Afin qu'il ne manquât rien d'extraordinaire à l'avènement du restaurateur de l'idolâtrie, Julien écrivit au peuple et au sénat athénien ( Ad S. P. Q. Ath .) la relation de ce qui s'était passé à Lutèce. Il adressa des lettres explicatives à Constance, lui demanda la confirmation du titre d'auguste. Pour trouver un second exemple d'un empereur proclamé à Paris, il faut passer de Julien à Napoléon. Après des négociations inutiles, Constance rejeta les prières de son rival ; il lui enjoignit de quitter la pourpre, non sans le traiter d'ingrat : " Rappelle-toi que je t'ai protégé alors que tu étais orphelin. - Orphelin ! dit Julien dans sa réponse à Constance ; le meurtrier de ma famille me reproche d'avoir été orphelin [Julian., Orat. ad S. P. Q. Athen . ; Liban., Orat. parent . ; Zozar., lib. XIII. (N.d.A.)] ! " Julien rassemble à Lutèce le peuple et l'armée, leur communique les messages venus d'Orient, et leur demande s'il doit abdiquer le titre d'auguste. Un grand bruit s'élève avec ces paroles : " Sans Julien auguste, la puissance est perdue pour les provinces, les soldats et la république [ Auguste Juliane ut provincialis et miles, et reip. decrevit auctoritas . (Amm. lib. XX, chap. XI. - N.d.A.)] . " Le questeur Léonas fut chargé de porter la réponse publique à son maître, avec une lettre particulière remplie de la colère et du mépris de Julien. Décidé à marcher sur l'Orient, Julien part avec trois mille soldats ; il était à peine suivi de trente mille autres. Tout s'épouvante : Taurus, préfet d'Italie, s'enfuit ; Florent, préfet de l'Illyrie, s'enfuit ; Nebridius, préfet du prétoire en Occident, demeure seul fidèle à Constance ; il perd une main d'un coup d'épée, et Julien refuse de serrer la noble main qui reste à Nebridius [Amm., lib. XXI ; Liban., Orat. parent . (N.d.A.)] . Le nouvel auguste descend le Danube, tantôt côtoyant ses bords, tantôt s'abandonnant à son cours ; Sirmium, capitale de l'Illyrie occidentale, le reçoit : il se saisit du pas de Suques, entrée de la Thrace, et s'arrête pour attendre son armée [Mamert., Paneg . ; Liban., Orat . (N.d.A.)] . Il tourne alors le visage au passé et le dos à l'avenir, et, se préparant la triste gloire d'avoir été le premier prince apostat, il abjure publiquement le christianisme ; il déclare qu'il confie sa vie et sa cause aux dieux immortels, efface l'eau du baptême par la cérémonie du taurobole : une seule des divinités évoquées apparut un moment à la fumée des sacrifices de Julien, la Victoire. Les soldats qui l'accompagnaient, brandissant leurs épées au-dessus de leurs têtes, ou tournant la pointe de ces épées contre leurs poitrines, avaient juré de mourir pour lui : cependant plusieurs d'entre eux étaient chrétiens ; mais Julien les avait trompés. Avant de quitter les Gaules, il était entré le jour de l'Epiphanie dans l'église de Vienne, et y avait fait sa prière. Ammien Marcellin affirme qu'en ce moment même il professait secrètement le paganisme [ Adhaerere cultui christiano fingebat a quo jampridem occulte desciverat . (Lib. XX. - N.d.A.)] . Qu'est-ce donc que le parjure avait dit à Vienne au Dieu des chrétiens ? Constance se préparait à repousser l'invasion, il meurt à Mopsucrène, en Cilicie, après avoir été baptisé par Euzoïus, de la communion arienne. Le sénat de la nouvelle capitale se range du côté de la fortune ; Julien (Julien emp. ; Damas pape. (An de J.-C. 362-363.) entre dans sa ville natale, que Constance, dit-il, aimait comme sa soeur, et que lui Julien aimait comme sa mère [NOTE 22] . Constantinople chrétienne reçoit l'idolâtrie ainsi que Rome païenne avait reçu l'Evangile. Une commission établie à Chalcédoine jugea les ministres de Constance : Paul, Apodème et l'eunuque Eusèbe furent justement punis ; d'autres subirent injustement la mort et l'exil. La cour éprouva une réforme totale : on congédia des milliers de cuisiniers et de barbiers. Un de ces derniers se présente superbement vêtu pour couper les cheveux au successeur de Constance : " Je n'ai pas demandé un trésorier, dit Julien, mais un barbier [ Ego non rationalem jussi, sed tonsorem acciri . (N.d.A.)] . " Les agents , au nombre de plus de dix mille, furent réduits à dix- sept, les curieux et autres espions abolis. Maintenant il convient de connaître plus intimement l'homme qui a pris dans l'histoire une place tout à part, en opposant son génie et sa puissance à la transformation sociale dont les peuples modernes sont sortis. Deuxième discours II Deuxième partie : de Julien à Théodose Ier Lorsque Julien fut relégué à Athènes par Constance, saint Basile et saint Grégoire de Nazianze s'y trouvaient. Le dernier nous a laissé un portrait de l'apostat où se reconnaît l'inimitié du peintre. " Il était de médiocre taille, le cou épais, les épaules larges, qu'il haussait et remuait souvent, aussi bien que la tête. Ses pieds n'étaient point fermes ni sa démarche assurée. Ses yeux étaient vifs, mais égarés et tournoyants ; le regard furieux, le nez dédaigneux et insolent, la bouche grande, la lèvre d'en bas pendante, la barbe hérissée et pointue ; il faisait des grimaces ridicules et des signes de tête sans sujet ; riait sans mesure et avec de grands éclats, s'arrêtait en parlant, et reprenait haleine ; faisait des questions impertinentes et des réponses embarrassées l'une dans l'autre, qui n'avaient rien de ferme et de méthodiques [Cette traduction n'est pas tout à fait exacte, et n'a pas surtout l'âpreté de l'original ; mais il y a quelque chose de si simple, de si naturel, de si grave dans le style de Fleury, que je n'ai pas eu la témérité d'entreprendre de refaire ce qu'il a fait. Fleury et Tillemont sont deux hommes qui ne permettent pas qu'on retouche ce qu'ils ont touché. Le dernier a du génie à force de savoir, de conscience et d'exactitude. Il est en présence des faits et des hommes comme un chrétien des premiers siècles en présence de la vérité : il aimerait mieux mourir que de faire un mensonge. Son style incorrect, sauvage et nu, est mêlé de choses qui étonnent. C'est ainsi que, peignant les derniers moments de Julien, il dit, dans le langage des Père de l'Eglise : " Il mourut dans la disgrâce de Dieu et des hommes. " (N.d.A.)] . " Ammien Marcellin, qui voyait Julien en beau, conserve pourtant dans le portrait de ce prince quelques traits de celui de Grégoire de Nazianze [ Mediocris erat staturae, capillis tanquam pexisset mollibus, hirsuta barba in acutum desinente vestitus, venustate oculorum micantium flagrans, qui mentis ejus angustias indicabant, superciliis decoris et naso rectissimo, ore paulo majore, labro inferiore demisso, opima et incurva cervice, humeris vastis et latis, ab ipso capite usque unguium summitates lineamentorum recta compagine, unde viribus valebat et cursu . (Amm., lib. XXV, cap. IV.) D'après ce portrait, Julien avait les cheveux doux, les sourcils charmants, le nez tout à fait grec ; la beauté de ses yeux étincelants annonçait que son âme était mal à l'aise dans l'étroite prison de son corps. Si on lit argutias au lieu d' angustias dans le texte, on retrouverait les yeux vifs, mais égarés et tournoyants , qu'attribue à Julien saint Grégoire de Nazianze. (N.d.A.)] ; et Julien lui-même, dans le Misopogon , semble attester la fidélité malveillante du pinceau chrétien. " La nature, comme je le présume, n'a pas donné beaucoup d'agréments à mon visage, et moi, morose et bizarre, je lui ai ajouté cette longue barbe pour lui infliger une peine, à cause de son air disgracieux. Dans cette barbe, je laisse errer des insectes [ Discurrentes in ea pediculos . (N.d.A.)] , comme d'autres bêtes dans une forêt. Je ne puis boire ni manger à mon aise, car je craindrais de brouter imprudemment mes poils avec mon pain. Il est heureux que je ne me soucie ni de donner ni de recevoir des baisers... " Vous dites qu'on pourrait tresser des cordes avec ma barbe : je consens de tout mon coeur que vous en arrachiez les brins, prenez garde seulement que leur rudesse n'écorche vos mains molles et délicates. " N'allez pas vous figurer que vos moqueries me désolent : elles me plaisent ; car enfin, si mon menton est comme celui d'un bouc, je pourrais en le rasant le rendre semblable à celui d'un beau garçon ou d'une jeune fille sur qui la nature a répandu sa grâce et sa beauté. Mais vous autres, de vie efféminée et de moeurs puériles, vous voulez jusque dans la vieillesse ressembler à vos enfants : ce n'est pas comme chez moi, aux joues, mais à votre front ridé, que l'homme se fait reconnaître. " Cette barbe démesurée ne me suffit pas : ma tête est sale ; rarement je la fais tondre ; je coupe mes oncles rarement, et j'ai les doigts noircis par ma plume. " Voulez-vous connaître mes imperfections secrètes ? Ma poitrine est horrible et velue comme celle du lion, roi des animaux. Je n'ai jamais voulu la peler, tant mes habitudes sont brutes et abjectes. Je n'ai jamais poli aucune partie de mon corps : franchement, je vous dirais tout, quand j'aurais même un poireau comme Cimon [NOTE 23] . " Et c'est le maître du monde qui parle de lui de cette façon ! Mais cette humilité brutale est l'orgueil de la puissance. Julien avait des vertus, de l'esprit et une grande imagination : on a rarement écrit et porté une couronne comme lui. Il détestait les jeux, les théâtres, les spectacles ; il était sobre, laborieux, intrépide, éclairé, juste, grand administrateur, ennemi de la calomnie et des délateurs. Il aimait la liberté et l'égalité autant que prince le peut ; il dédaignait le titre de seigneur ou de maître. Il pardonna dans les Gaules à un eunuque chargé de l'assassiner. Un jour on lui signala un citoyen qui, disait-on, aspirait à l'empire, parce qu'il faisait préparer en secret une chlamyde de pourpre. Julien chargea l'officieux ami du prince légitime de porter à l'usurpateur une paire de brodequins ornés de pourpre, afin qu'il ne manquât rien au vêtement impérial [ Jubet periculoso garritori pedum tegmina dari purpurea ad adversarium perferenda . (Amm. - N.d.A.)] . La loi défendait sous peine de mort de fabriquer pour les particuliers une étoffe de pourpre ; un usurpateur était réduit, dans le premier moment de son élection, à voler la pourpre des enseignes militaires et des statues des dieux. Maris, évêque arien de Chalcédoine, insultait Julien, qui sacrifiait dans un temple de la Fortune. Julien lui dit : " Vieillard, le Galiléen ne te rendra pas la vue. " Maris était aveugle. " Je le remercie, répondit l'évêque, de m'épargner la douleur de voir un apostat comme toi [Illum (Julianum) graviter objurgavit, impium et apostatam vocans et religionis expertem. At ille conviciis reddens convicia coecum eum appellavit : Neque vero, inquit, Deus tuus galilaeus te unquam sanaturus est. Gratias , inquit Maris, ago Deo, qui me luminibus orbavit, ne viderem vultum tuum, qui in tantam prolapsus es impietatem . (Socrat., Hist. eccles ., lib. II. cap. XII, pag. 150. - N.d.A.)] . " L'empereur supporta cet accablant reproche. Delphidius, célèbre avocat de Bordeaux, plaidait devant Julien contre Numerius, accusé de concussion dans le gouvernement de la Gaule Narbonnoise ; Numerius niait les faits. " Qui ne sera innocent, s'écria l'avocat, s'il suffit de nier ? - Qui sera innocent, repartit Julien, s'il suffit d'être accusé [ Ecquis innocens esse poterit, si accusasse sufficiet ? (Amm. - N.d.A.)] ? " D'autres avocats louaient Julien : " Je me réjouirais de vos éloges, leur dit- il, si vous aviez le courage de me blâmer [ Gaudebam plane proe meque ferebam si ab his laudarer quos et vituperasse posse adverterem, si quid factum sit secus aut dictum . (Amm. - N.d.A.)] . " Un certain Thalassius était dénoncé par le peuple d'Antioche comme exacteur et comme ancien ennemi de Gallus et de Julien. " Je reconnais, dit l'empereur, qu'il m'a offensé ; c'est ce qui doit suspendre vos poursuites jusqu'à ce que j'aie tiré raison de mon ennemi. " Il pardonna à l'accusé [ Agnosco quem dicitis offendisse me justa de causa ; et silere vos interim consentaneum est dum mihi inimico potiori faciat satis . (Amm. - N.d.A.)] . Un homme vint se prosterner à ses pieds dans un temple, criant merci pour sa vie. " C'est Théodote, lui dit-on, chef du conseil d'Hiéraple, qui jadis demandait votre tête à Constance. - Je savais cela depuis longtemps, répondit l'empereur. Retourne en paix à tes foyers, Théodote. J'ai à coeur de diminuer le nombre de mes ennemis et d'augmenter celui de mes amis [ Abi securus ad lares, exutus omni metu, clementia principis qui, ut prudens definivit, inimicorum minuere numerum augereque amicorum sponte sua contendit ac libens . (Amm. - N.d.A.)] . " Une femme plaidait contre un domestique militaire renvoyé du palais ; elle n'avait osé l'assigner tant qu'il avait été en faveur. Celui-ci se présente à l'audience impériale avec la ceinture de son emploi ; la femme se croit perdue, présumant que son adversaire est rentré en grâce : " Femme, dit Julien, soutiens ton accusation ; le défendeur n'a mis sa ceinture que pour marcher plus vite dans la boue ; elle ne peut rien contre ton droit [ Prosequere, mulier, si quid te loesam existimas : hic enim sic cinctus est ut expeditius per lutum incedut ; at parum nocere tuis partibus potest . (Amm. - N.d.A.)] . " La publication du Misopogon tient à la même élévation de nature : à part l'orgueil cynique de cet ouvrage, un homme investi du pouvoir absolu, environné d'une armée de barbares dévoués à ses ordres, un prince qui pouvait seul signe faire exterminer ses insolents détracteurs, et qui se contente de tirer raison d'un libelle par un pamphlet, est un exemple unique dans l'histoire des peuples et des rois. César, dans l' Anti-Caton , n'eut à se venger que de la vertu, et il ne la put vaincre, même en joignant les armes à la satire. Les Césars sont encore plus extraordinaires que le Misopogon . Quel souverain a jamais jugé ses prédécesseurs avec autant de rigueur et de supériorité ? Jules César entre le premier au banquet des dieux : Silène avertit Jupiter que ce convive pourrait bien songer à le détrôner, et Jupiter trouve que la tête de ce mortel ne ressemble pas mal à la sienne. Vient Auguste, dont les couleurs du visage changent comme celles du caméléon ; Tibère, à la mine fière et terrible et au dos couvert de lèpre ; Caligula, monstre sur-le-champ précipité dans le Tartare ; Claude, pauvre prince qui n'est rien sans Pallas, Narcisse et Messaline ; Néron, une couronne de laurier sur la tête, une lyre à la main, et qu'Apollon jette dans le Cocyte ; ensuite des gens de toutes sortes, les Galba, les Othon, les Vitellius ; Vespasien, qui accourt pour éteindre le feu mis aux temples [Allusion à l'incendie du temple de Jérusalem et du Capitole. (N.d.A.)] ; Titus, qu'on envoie à la Vénus publique ; Domitien, qu'on enchaîne auprès du taureau de Phalaris ; Nerva, à propos duquel Silène s'écrie : " Vous autres dieux, vous laissez quinze années un monstre sur le trône, et ce vieillard affable et juste n'a pas régné un an entier ! " Jupiter apaise Silène en lui annonçant que des princes vertueux vont suivre Nerva. Trajan paraît : aussitôt Silène recommande à Jupiter de veiller sur celui qui verse à boire aux immortels. Que cherche Adrien ! son Antinoüs ? Il n'est point dans l'Olympe. Antonin, modéré, excepté en amour, s'arrêterait à couper en portions égales un grain de cumin. A la vue de Marc-Aurèle, Silène déclare qu'il n'a rien à lui reprocher. Survient un débat entre Alexandre et César, jouteurs de gloire. César affirme qu'il a effacé les grands hommes ses contemporains et les grands hommes de tous les siècles et de tous les pays. Que prétend Alexandre avec sa conquête de la Perse ? Peut-il opposer quelque chose à la journée de Pharsale ? Quel était le capitaine le plus habile de Pompée ou de Darius ? Où étaient les meilleurs soldats ? " Toi, Alexandre, tu as égorgé les citoyens de Thèbes, incendié les villes des malheureux Grecs ; moi, César, j'ai conquis les Gaules, passé le Rhin, franchi l'Océan, sauté sur le rivage des Bretons. Tu as vaincu dix mille Grecs : j'ai défait cent cinquante mille Romains. " Alexandre, qui commençait à entrer en fureur, apostrophe Jupiter, et lui demande quand enfin ce babillard romain cessera de se donner des éloges. Il a triomphé de Pompée ! Pompée, pauvre homme qui profita des triomphes de Lucullus ! on lui donna le nom de grand par flatterie ; mais pouvait-on le comparer à Marius, aux deux Scipion, à Camille ? " Tu as battu Pompée, César ? Pompée, si amoureux de sa coiffure qu'il ne s'osait gratter la tête que du bout du doigt ! Tu ne soumis les Gaulois et les Germains que pour asservir ta patrie : fut-il jamais rien de plus impie et de plus détestable ! Ne traite pas avec tant de dédain les dix mille Grecs que je me vis forcé d'accabler. Vous, Romains, qui à peine avez pu vous rendre maîtres de la Grèce dans sa décadence, vous qui vous êtes épuisés à soumettre un petit Etat presque ignoré aux beaux jours de l'Hellénie, que seriez-vous devenus s'il vous eût fallu combattre les Grecs unis et florissants ? Il vous sied bien de parler avec mépris de ma conquête de la Perse, fameux conquérants qui, après trois siècles de guerre, êtes parvenus, à la sueur de votre front, à vous emparer de quelques villages au delà du Tigre ! Moins de dix ans ont suffi à Alexandre pour dompter la Perse et les Indes. " La satire continue de cette manière impitoyable, haute et juste, jusqu'à Constantin, outrageusement traité par le restaurateur de l'idolâtrie : il le livre à la déesse de la mollesse, qui l'embrasse, le revêt d'une robe de femme de diverses couleurs, et le conduit par la main à la Luxure. Auprès d'elle Constantin trouve un de ses fils (Crispus), qui criait incessamment : " Corrupteurs de femmes, homicides, sacrilèges, scélérats, vous tous qui avez besoin d'expiation, approchez ! avec un peu d'eau je vous rendrai purs. Si vous retombez dans vos fautes, frappez-vous la poitrine, battez-vous la tête : tout vous sera remis [NOTE 24] . " Ici il y a triple calomnie et haine atroce : on ne reconnaît plus le souverain supérieur qui condamne les mauvais princes, et le grand homme qui juge ses pairs. Julien était musicien et poète de talent : nous avons de lui deux épigrammes élégantes, l'une contre la bière, l'autre où l'orgue est décrit à peu près tel que nous le connaissons [NOTE 25] . Ses lettres sont instructives, quoique d'un style peu naturel [Libanius prétend avoir atteint la perfection du style épistolaire. et il accorde la seconde place à Julien. Pline le jeune offre le modèle de ce bel esprit élégant et recherché imité par Julien et les Grecs de son temps. (N.d.A.)] ; en voici une où il y a trop de Néréides, de Grâces, de Nymphes, de lieux communs de mythologie, et qui ressemble assez à ces épîtres toutes fleuries de lis et de roses que le grand Frédéric écrivait à des gens de lettres la veille d'une bataille ; mais le sujet en est touchant et les descriptions agréables ; elle nous apprend quelque chose d'intime de la vie et de la jeunesse de Julien. L'aïeule maternelle de Julien lui avait laissé une petite terre en Bithynie : l'empereur écrit à un ami dont on ignore le nom, pour lui en faire présent. Quel est le roi d'une province de l'empire romain qui ne croirait aujourd'hui déroger à sa puissance, démembrer le domaine de sa couronne, et compromettre la dignité de son sang, en offrant d'aussi bonne grâce l'héritage de sa grand-mère à un ami ? " La maison n'est pas à plus de vingt stades de la mer, mais on n'y est point étourdi par le marchand, ou par le matelot criard ou querelleur. Cependant on y jouit des présents des Néréides, et l'on peut y avoir le poisson frais et palpitant. Si tu montes sur un tertre peu éloigné de la maison, tu verras la Propontide, ses îles et la ville qui porte le noble nom d'un empereur. Là tu ne seras point au milieu des algues, des mousses et des autres plantes désagréables et inconnues que la mer jette sur ses grèves, mais au milieu des saules, parmi le thym et les herbes parfumées. Couché, un livre à la main, après une lecture attentive, tu pourras reposer tes yeux fatigués : la mer et les vaisseaux te seront un charmant spectacle. Dans mon enfance, ce lieu me plaisait, parce que j'y trouvais des fontaines qui n'étaient pas à mépriser, des bains assez propres, un potager et des arbres. Lorsque je devins homme, je désirai ardemment de revoir ce lieu ; j'y suis maintes fois retourné en compagnie de quelques amis. Je m'y suis même assez occupé d'agriculture pour y laisser, comme un monument, une petite vigne qui donne un vin suave et parfumé. Tu verras dans mon clos Bacchus et les Grâces : la grappe pendante au cep, ou portée au pressoir, exhale l'odeur des roses ; la liqueur dans le tonneau est déjà du nectar, si nous en croyons Homère. Tu me demanderas peut-être, puisque les vignes viennent si bien dans ce sol, pourquoi je n'en ai pas planté davantage. Mais d'abord je ne suis pas un cultivateur bien habile ; ensuite les Nymphes tempèrent pour moi la coupe de Bacchus : je ne voulais de vin qu'autant qu'il en fallait pour moi et mes convives, dont tu sais que le nombre n'est pas grand. Accepte donc ce présent, ô tête chérie [NOTE 26] ! Il est petit sans doute ; mais ce qui va d'un ami à un ami, de la maison à la maison, est très doux, comme le dit le sage poète Pindare [Epist. XLVI. (N.d.A.)] . " Les discours de Julien ont les défauts de la littérature de son temps ; mais celui qu'il adresse aux Athéniens, en partie purgé de ces défauts, montre avec quelle gravité il avait pu écrire l'histoire des guerres des Gaules et de la Germanie. Il est fâcheux que l'apostat, dans deux panégyriques, ait si bien loué Constance, son persécuteur, et qu'il ait été si froid dans l'éloge d'Eusébie, sa bienfaitrice, et peut-être quelque chose de plus [Cette princesse, aussi belle qu'humaine, dit Julien ( Paneg. Eus .), est représentée comme aimant les lettres et pleine de compassion pour les malheureux : in culmine tam celso humana . On la voit protéger Julien, le défendre contre ses ennemis, lui fournir des livres, prendre pour lui tous les soins de la puissance et de la tendresse ; ensuite on la voit donner un breuvage à Hélène pour la faire délivrer de son fruit avant terme. Comment Eusébie, qui avait élevé Julien à la pourpre, et qui conséquemment ne semblait pas craindre son ambition, voulait-elle le priver de postérité ? Eusébie était stérile ; Hélène n'était pas jeune, mais elle était féconde. Ces contradictions s'expliqueraient par la folie d'une passion. Dans cette hypothèse, Eusébie aurait désiré placer Julien sur le trône du monde, mais elle n'aurait pu souffrir qu'une femme, plus heureuse qu'elle, fût la mère des enfants de Julien. (N.d.A.)] . Grand admirateur du passé, Julien a voulu faire remonter le vocabulaire dont il s'est servi aux jours classiques de la Grèce : assez souvent il habille à l'antique des idées modernes ; on peut se faire une idée de ce contraste par un exemple en sens opposé. L'auteur des Vies des grands Hommes a écrit en grec dans un idiome complet et vieilli, il a été traduit en français dans un idiome incomplet et naissant, d'où il est arrivé une chose assez extraordinaire : le génie de Plutarque était naïf, et sa langue ne l'était plus ; Amyot est venu, et il a donné à Plutarque la langue qui manquait à son génie. Mais Amyot échoue dans les morales : le gaulois, qui s'était si bien prêté aux récits du biographe, n'a pu rendre les idées complexes et les expressions métaphysiques du philosophe. De grandes imperfections balançaient dans Julien ses éminentes qualités : il gâtait son caractère original en copiant d'autres grands hommes, et semblait n'avoir de naturel que sa perpétuelle imitation. Il s'était surtout donné pour modèles Alexandre et Marc-Aurèle ; sa mémoire envahissait ses actions ; il avait fait entrer son érudition dans sa vie. Lorsqu'il renvoya aux évêques le traité de Diodore de Tarse, en faveur du christianisme, avec ces trois mots : anegnon, egnon, categnon : Anegnwn, egnwn, categnwn : J'ai lu, j'ai compris, j'ai condamné, il rappelait mal le veni, vidi, vici , de César. Ses actes de clémence étaient peu méritoires, le dédain y ayant plus de part que la générosité. Léger, railleur, pétulant, questionneur sans dignité, d'une loquacité intarissable, il eût été cruel s'il se fût laissé aller à son penchant [Socrat., lib III, cap. XXI. (N.d.A.)] . Dans des emportements involontaires, il s'abaissait jusqu'à frapper de la main et du pied les gens du peuple qui se présentaient à ses audiences [Naz., pag. 121. (N.d.A.)] . On pourrait soupçonner sa pudicité : bien que Mamertin assure que son lit était plus chaste que celui d'une vestale, il est probable, s'il n'est certain, qu'il eut des enfants naturels [Julian., epist. XI. Educator meorum liberorum . (N.d.A.)] . Telle est la puissance d'un mot : le nom d'Apostat, donné à Julien, suffit pour flétrir sa mémoire, même aujourd'hui que nous sommes séparés de ce prince par quatorze siècles, et que tombent les institutions qu'il prescrivait. L'antipathie de Julien pour le culte des chrétiens se fortifia de la haine que lui inspira le prince qui massacra son père, livra son frère au bourreau et menaça longtemps sa vie : les anciens autels étant devenus les autels persécutés, Julien s'y attacha comme un caractère généreux s'attache à la patrie, à la faiblesse et au malheur, il voulut croire à des absurdités que sa raison condamnait ; il employa son génie, comme les philosophes de son temps, à expliquer par des allégories le culte de ces divinités, personnifications des objets de la nature ou passions matérialisées. La beauté des cérémonies du paganisme enchantait son imagination poétique, nourrie des songes de la Grèce : à la renaissance des lettres, au XVIe siècle, quelques écrivains de la France et de l'Italie, ravis des belles fables, devinrent de véritables païens, et firent abjuration entre les mains d'Homère et de Virgile. Julien attribuait son salut à sa piété envers les dieux, qui l'avaient excepté seul de la juste condamnation prononcée contre la maison impie de Constantin. Son aversion pour le christianisme se put augmenter encore du spectacle qu'offrait la société lorsqu'il parvint à l'empire. L'hérésie d'Arius avait tout divisé et subdivisé ; ce n'étaient qu'anathèmes lancés et reçus ; les catholiques mêmes ne s'entendaient plus ; les évêques se disputaient des sièges, et le schisme ajoutait ses désordres à ceux de l'hérésie. Julien avait remarqué que les chrétiens sont plus cruels entre eux que les bêtes ne le sont aux hommes [Nullas infestas hominibus bestias, ut sunt sibi ferales plerique christianorum expertus. (Amm., lib. XII, cap. V. - N.d.A.)] (c'est un auteur païen qui l'affirme). Athanase fait la même remarque sur les ariens [Ariani Scythis ipsis crudeliores. (Ath., Hist. Arian . - N.d.A.)] . Ces querelles dans toutes les villes, dans tous les villages, dans tous les hameaux, affaiblissaient l'empire au dehors, paralysaient le pouvoir au dedans, rendaient l'administration périlleuse et difficile. Les juges et les gouverneurs n'étaient occupés qu'à réprimer les délits et les séditions des chrétiens. Le fameux Georges, évêque arien d'Alexandrie, persécuteur des païens et des catholiques, avait désolé l'Egypte par ses rapines et ses cruautés. Diodore, un de ses adhérents, coupait de sa propre autorité la chevelure des enfants, chevelure que l'idolâtrie maternelle laissait croître en l'honneur de quelque divinité protectrice. Le peuple, lassé, se souleva, massacra Georges, pilla sa bibliothèque, dont Julien recommanda au préfet d'Egypte de rassembler soigneusement les débris. La folie des Galiléens, dit le même prince dans sa lettre à Artabius, a presque tout perdu [ Etenim Galiloeorum amentia propemodum omnia afflixit ac perdidit . (Julian., epist. VII. - N.d.A.)] . Julien, qui n'aurait pu reconnaître la vérité chrétienne parmi des hommes qui ne s'entendaient pas sur la nature du Christ, put donc croire qu'il supprimerait à la fois tous les maux en étouffant toutes les sectes sous l'ancien culte : erreur d'un juge préoccupé, qui prit les effets pour la cause ; qui ne vit que l'extérieur des troubles, qui ne fut frappé que du mouvement à la surface, et n'aperçut pas l'idée immobile reposant au fond de ces troubles. Une révolution était accomplie, un changement opéré dans l'espèce humaine. Cependant l'éducation d'enfance du grand ennemi de la croix avait été toute chrétienne ; il avait disputé de dévotion à Macellum avec son frère Gallus ; il paraît même qu'après avoir été lecteur dans l'église de Nicomédie, il s'était fait tondre pour se faire moine [ Et ad cutem usque tonsus monasticam vitam simulavit . (Socrat. - N.d.A.)] ; intention qu'on a voulu attribuer à l'hypocrisie, et qu'il est plus équitable de regarder comme le mouvement d'une âme exaltée. Julien ne pouvait être ni chrétien ni philosophe à demi ; la nature ne lui avait laissé que le choix du fanatisme. Quoi qu'il en soit, aussitôt que ce prince fut séparé de Gallus, il s'abandonna à la passion de l'étude, qua lui avait inspirée Mardonius, son premier maître. Il visita à Pergame Edesius, dont l'école jetait un grand éclat. Chef du néoplatonisme, dont Plotin était le fondateur, Edesius, disciple et successeur de Jamblique, était un vieillard dont l'esprit vigoureux s'élevait vers le ciel à mesure que son corps se penchait vers la terre. Julien voulait en tirer toute la science, mais le vieillard lui dit : " Aimable poursuivant de la sagesse, mon corps est un édifice en ruine prêt à tomber : interrogez mes enfants [Eunap., Vit. Jambl., Vit. Max . (N.d.A.)] . " Ces enfants d'Edesius étaient ses disciples : Maxime, Priscus, Eusèbe et Chrysanthe. Julien s'adressa d'abord aux deux derniers. Eusèbe ne croyait point à la théurgie, et parlait à Julien contre les opérateurs de prodiges ; il lui raconta que Maxime avait fait sourire devant lui, au moyen d'un grain d'encens purifié et d'un hymne chanté à voix basse, la statue de la déesse au temple d'Hécate : qu'ensuite les flambeaux s'étaient allumés d'eux-mêmes [Eunap., Vit. Jambl., Vit. Max . (N.d.A.)] . Aussitôt Julien, transporté de curiosité ne voulut plus écouter les raisonnements d'Eusèbe, et s'empressa d'aller chercher Maxime à Ephèse. Maxime, d'un âge approchant de la vieillesse, portait une longue barbe blanche ; son éloquence était entraînante ; le son de sa voix se mariait si bien avec l'expression de ses regards, qu'on ne lui pouvait résister [Eunap., Vit. Jambl., Vit. Max. ; Liban., Paneg ., 175. (N.d.A.)] . Pressé par Julien, il fit venir Chrysanthe, et tous les deux l'instruisirent. Maxime conduisit le jeune prince dans le souterrain d'un temple : après les évocations on entendit un grand bruit, et des spectres de feu apparurent. Julien, saisi de frayeur, fit involontairement et par habitude le signe de la croix : tout s'évanouit. Julien ne se pouvait empêcher d'admirer la puissance du signe des chrétiens, lorsque le philosophe lui dit d'une voix sévère : " Croyez-vous avoir fait peur aux dieux ? Ils se sont retirés parce qu'ils ne veulent pas avoir de relations avec des profanes tels que vous [Theodor., lib. III, cap. III ; Greg. Naz., or. III, pag. 71. (N.d.A.)] . " On ignore le reste de cette initiation ; mais on assure que Maxime prédit l'empire à Julien s'il jurait d'abolir le christianisme et de rétablir l'ancien culte. Au surplus, quels que fussent les nuages dont le néoplatonisme environnait sa doctrine, on sait qu'il admettait des puissances subordonnées avec lesquelles on commerçait par la science de la cabale. Comme les philosophes ne pouvaient justifier les folies du polythéisme pris dans le sens absolu, ils composaient un système d'allégories dans lesquelles ils renfermaient les vérités de la physique, de la morale et de la théologie. Ils admettaient un Dieu-Principe dont les attributs devenaient des divinités inférieures. Les astres, la terre, la mer, les royaumes, les villes, les maisons, de même que les vertus et les arts, avaient leurs génies : ceux qui tout à la fois rougissaient et se glorifiaient des anciennes superstitions chargeaient ainsi l'imagination d'inventer, pour les justifier, un système digne d'elles. Le fond de l'ancienne doctrine platonicienne subsistait : l'intervalle incommensurable qui sépare l'homme de Dieu étant rempli par des êtres plus ou moins sublimes à mesure qu'ils sont plus voisins de Dieu ou de l'homme, notre âme, selon le degré de sa vertu, remonte cette longue chaîne de héros, de génies et de dieux, et va s'abîmer dans le sein du grand Etre, beauté, vérité, souverain bien, science complète. Plutôt alléché aux mystères que rassasié de secrets, Julien alla chercher au fond de la Grèce un vieux prêtre d'Eleusis, qui passait pour ne rien ignorer. Si nous en croyons Eunape, seule autorité pour ce récit, Julien, au moment de rompre avec Constance, appela ce prêtre dans les Gaules, et lui fit part du projet qu'il n'avait révélé qu'à Oribase, son médecin, et à Evhémère, son bibliothécaire. Julien était versé dans la théurgie et les deux divinations : ses croyances se composaient d'un mélange de néoplatonisme et de quelque souvenir de sa première éducation chrétienne, le tout enveloppé dans l'hellénisme ou les mythes homériques. Le néoplatonisme joignait à la doctrine de Platon des idées empruntées aux écoles pythagoricienne, stoïcienne et péripatéticienne. En vertu de la loi de la métempsychose, Julien pensait avoir hérité de l'âme d'Alexandre : superstition naturelle du courage, du génie et de la gloire. Libanius compare la vérité rentrant dans l'esprit de Julien, purifiée du christianisme, à la statue des dieux replacée dans un temple autrefois profané. Selon le même Libanius, des divinités amies éveillaient le disciple impérial en touchant doucement ses mains et ses cheveux [Liban., Paneg . (N.d.A.)] ; il distinguait la voix de Jupiter de celle de Minerve, et ne se trompait point sur la forme d'Hercule ou d'Apollon : platonicien par l'esprit, stoïcien par le caractère, cynique par quelques habitudes extérieures, Julien priait et jeûnait en l'honneur d'Isis, de Pan ou d'Hécate, comme les Pères du désert ses contemporains jeûnaient et priaient aux jours de vigiles et d'abstinence. Si à cette époque la philosophie affectait des austérités et prétendait opérer des prodiges, c'est qu'elle avait été conduite à opposer quelque chose aux vertus et aux merveilles des chrétiens. En effet, peu de temps après le règne de Julien une persécution s'éleva contre les hommes accusés de magie ; cette magie n'était que la réaction et la contre- partie des miracles. Le christianisme avait forcé l'hellénisme à l'imitation pour maintenir sa puissance. La cérémonie du taurobole ou du criobole, qui se rattachait dans son principe à la plus haute antiquité, était devenue une simple parodie du baptême. Au bord d'une fosse couverte d'une pierre percée, le sacrificateur égorgeait un taureau ou un bélier ; le sang de la victime coulait au travers des trous, sur le prosélyte placé au fond de la fosse, et les taches de ce pécheur se trouvaient effacées au moins pour vingt ans. Les philosophes étaient les solitaires de la religion de Jupiter ; comme les ermites du christianisme, ils s'attribuaient un pouvoir surnaturel. Plotin évoquait, à l'aide d'un Egyptien, son propre démon ; quand il mourut, un dragon sortit de dessous son lit et traversa une muraille. Jamblique s'élevait en l'air, et tout son corps paraissait resplendissant : au son d'une parole il fit un jour sortir les génies de l'amour, Eros et Antéros, du fond d'un bain. Edesius forçait les dieux à descendre, et il en recevait des oracles en vers hexamètres [Eunap., Vit. Soph . ; Bruker., Hist. Philosoph . ; Julian., apud S. Cyril., lib. VI. (N.d.A.)] . Vous venez de voir les jongleries de Maxime et Chrysanthe. Simon le magicien, Apollonius de Tyane avaient eu les mêmes prétentions aux vertus théurgiques. Celse avait opposé aux miracles de Jésus-Christ les prestiges d'Esculape, d'Apollon, d'Aristes et d'Abaris. Les philosophes affectaient un tel air de ressemblance avec les ascètes, que Julien, dans un moment d'humeur contre les cyniques, les compare aux moines galiléens [Julian., Contra imperitos canes , or. VI. (N.d.A.)] . Vous allez bientôt voir ce prince essayant de régler la police des temples d'après la discipline des églises. Enfin, les idolâtres réformés avaient placé une Trinité à la tête de leurs dieux : vaincu de toutes parts, le paganisme était, pour ainsi dire, obligé de se faire chrétien. Toutefois, dans cette transfusion du sang social, dans l'accomplissement de la plus grande révolution de l'intelligence, on doit aussi remarquer, afin d'être juste et sincère, ce que le christianisme pouvait avoir admis de la philosophie et du paganisme. Le christianisme a-t-il reçu de la philosophie les dogmes de la Trinité, du Logos ou du Verbe ? J'ai déjà eu l'occasion de traiter ailleurs cette matière : j'ai fait observer ( Génie du Christianisme ) que la Trinité pouvait avoir été connue des Egyptiens, comme le prouvait l'inscription grecque du grand obélisque du Cirque Majeur, à Rome ; j'ai cité un oracle de Sérapis, rapporté par Héraclides de Pont et Porphyre [Porphyre appartient au néoplatonisme, postérieur à la prédication de l'Evangile : sous ce rapport, son témoignage est suspect. (N.d.A.)] , lequel oracle exprime nettement le dogme de la Trinité [NOTE 27] . Les mages avaient une espèce de Trinité dans leur Metris, Oromasis et Arimanis, ou Mitra, Oromase et Arimane. Platon semble indiquer la trinité dans le Timée, l'Epinomis ; et dans une lettre à Denis le jeune il énonce le Verbe de la manière la plus claire. Selon lui le Verbe très divin a arrangé l'univers et l'a rendu visible [Plat., t. II, p. 986, in Epinomid. (N.d.A.)] . Platon avait emprunté le dogme de la Trinité de Timée de Locres, qui le tenait de l'école italique. Les pythagoriciens avouaient l'excellence du ternaire : le trois n'est point engendré et engendre toutes les autres fractions, d'où il prenait dans l'école pythagoricienne la qualification de nombre sans mère . Les stoïciens professaient la même théologie, ainsi que le témoigne Tertullien, qui cite Zénon et Cléanthes [Tertull., Apologet . (N.d.A.)] . Aux Indes et au Thibet proprement dit, les livres sacrés mentionnent le Verbe et la Trinité. Enfin, les missionnaires anglais croient avoir retrouvé la Trinité jusque dans la religion des sauvages d'Otaïti [Voyez Génie du Christianisme . (N.d.A.)] . Les principaux Pères de l'Eglise, presque tous sortis de l'école platonicienne, ont avoué que leur ancien maître s'était quelquefois approché de la pure doctrine : c'est ce qu'on voit dans Origène, dans Tertullien, dans saint Justin, saint Athanase [S. Justin, Apologet . ; Origen. Contr. Cels . ; Tertull., Apolog . ; Athan., De Incarn. Verbi Dei , p. 83. (N.d.A.)] et dans saint Augustin. Ce dernier raconte qu'ayant lu les traités des platoniciens, il y découvrit les vérités de la foi relatives au verbe de Dieu, telles qu'elles sont énoncées dans le premier chapitre de l'Evangile de saint Jean. Il fait observer que plusieurs platoniciens ayant entendu parler du christianisme convinrent que le Messie était l'Homme-Dieu, en qui la Vérité permanente, l'immuable Sagesse s'était incarnée [Aug. Confess ., lib. VII ; Aug., epist . CXVIII. (N.d.A.)] , Platon avait déclaré que si le Juste venait sur la terre, il serait méconnu et crucifié. Une tradition confuse des incarnations du dieu indien s'était répandue à travers la Perse jusqu'au fond de l'Occident. Constantin, dans la harangue que j'ai rappelée, signale Platon comme le premier philosophe qui attira les hommes à la contemplation des choses divines [Constant. Mag. In Orat. Sanctor. coel ., cap. IX. (N.d.A.)] . Qu'un homme du génie de Platon ait approché de la vérité révélée par la force de sa pénétration, rien de plus naturel : les vérités de l'intelligence, comme toutes les autres vérités, nous sont plus ou moins accessibles, selon le plus ou le moins de supériorité de notre esprit. Mais la philosophie de Platon est mêlée de tant d'obscurités, de contradictions et d'erreurs, qu'il est difficile d'en tirer le système des chrétiens. Ensuite Aristobule, Joseph, saint Justin, Origène, Eusèbe de Césarée [Aristobul., apud Euseb ., lib. XIII ; Proep. Evang ., cap. XII ; Joseph., lib. II, Contra Appion . ; S. Just., Apologet . ; Orig., lib. XII, Cont. Cels . ; Euseb., lib. XI, Proep. Evang. in prooemio . La version des Septante est postérieure au voyage de Platon en Egypte ; mais il est prouvé par Aristobule ( apud Euseb ., lib. XIII, Proep. Evang ., cap. XII) et par Démétrius ( in epist. ad Plorem. Eg. Reg. apud Joseph. Arist. et Euseb .) que des parties considérables des livres hébreux étaient traduites en grec longtemps avant la version complète des Septante. (Voyez Défense de SS. Pères accusés de platonisme , liv. IV, p. 618 et suiv.) Baltus sur ce point a complètement raison contre Leclerc. (N.d.A.)] , ont avancé et prouvé que Platon avait eu connaissance des livres hébreux, qu'il y avait puisé cette partie de sa philosophie, si peu ressemblante à ce qui lui appartient en propre, ou plutôt à Pythagore : les exemplaires des idées et de l'harmonie des sphères. Mais aucune induction raisonnable ne peut être tirée des doctrines qui ont eu cours après l'avènement du Christ : le néoplatonisme, au lieu d'avoir donné aux chrétiens la trinité, la lui aurait plutôt dérobée : Plotin et Porphyre ont rajusté leur système confus de triade sur le système positif et clair de la nouvelle religion. Alors parut le dogme trinitaire païen plus nettement énoncé, les trois dieux, les trois entendements, les trois rois réunis dans l'unité demiurgique. Les philosophes avaient une grande admiration pour ces premières paroles de l'Evangile selon saint Jean : " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; " ils disaient qu'il fallait les écrire en lettres d'or au frontispice des temples [ Solebamus audire aureis litteris conscribendum et... in locis eminentissimis proponendum esse dicebat . (Aug., De Civit. Dei , lib. X, cap. XXIX. - N.d.A.)] ; saint Basile [Basil., Hom . 16, in verba illa : In principio erat Verbum . (N.d.A.)] assure qu'ils étaient allés jusqu'à s'emparer de ces paroles et à les insérer, comme leur appartenant, dans leurs ouvrages. Amelius, disciple de Plotin, est atteint et convaincu par Eusèbe de Césarée, Théodoret et saint Cyrille d'Alexandrie, d'être un plagiaire de l'Evangile de saint Jean, de cet apôtre qu'Amelius appelle dédaigneusement un barbare [Euseb., Proep. Evang ., lib. XI, cap. XIX ; Theod., Sermo XI, ad Graec . ; Cyrill. Alex., lib. III, in Julian . (N.d.A.)] . Théodoret compare les néoplatoniciens, imitateurs des fidèles (et en particulier Porphyre), à des singes et à la corneille d'Esope [Theodor., Serm . VII, ad Graec . (N.d.A.)] . Je ne puis que vous indiquer, dans ces Etudes , des sujets qui demanderaient un développement considérable. Il conviendrait d'examiner si avant le christianisme révélé il n'y a pas eu un christianisme obscur, universel, répandu dans toutes les religions et dans tous les systèmes philosophiques de la terre ; si l'on ne retrouve pas partout une idée confuse de la Trinité, du Verbe, de l'Incarnation, de la Rédemption, de la chute primitive de l'homme ; si le christianisme ne fit pas sortir du fond du sanctuaire les doctrines mystérieuses qui ne se transmettaient que par l'initiation ; si, portant en lui sa propre lumière, il n'a pas recueilli toutes les lumières qui pouvaient s'unir à son essence ; s'il n'a pas été une sorte d'éclectisme supérieur, un choix exquis des plus pures vérités. Il y a longtemps qu'on s'est enquis du degré d'influence que la philosophie a pu exercer sur la doctrine des Pères de l'Eglise : d'un côté, on a soutenu qu'ils avaient transformé le christianisme moral des apôtres dans le christianisme métaphysique du concile de Nicée ; de l'autre, on a combattu cette assertion [Les lecteurs qui seraient curieux de connaître à fond cette controverse peuvent lire La Défense des saints Pères accusés de platonisme , par Baltus, 1 vol. in-4 o , Paris, 1711 ; Moshem., De turbata per Platonicos Ecclesia , ap. Cudworth., System. intell ., tom. II ; Lugd. Batav., 1783. (N.d.A.)] . Ceux qui voulaient défendre les Pères accusés de platonisme auraient pu faire valoir l'autorité même de Julien, qui prétend prouver la fausseté du système des chrétiens en lui opposant celui du chef de l'Académie : dans un passage d'une grande beauté de style et d'une grande élévation de pensée, il compare la création racontée par Moïse à la création telle que l'a supposée Platon. Le dieu de Moïse, dit-il, n'a créé, ou plutôt n'a arrangé que la nature matérielle, le monde des corps : il n'avait puissance pour engendrer la nature spirituelle, le monde animé ; tandis que le dieu de Platon enfante d'abord des êtres intelligents, les puissances, les anges, les génies, lesquels créent ensuite, par délégation du Dieu suprême, les formes ou la nature visible qui les représente, les cieux, le soleil et les sphères qui sont les vêtements ou les images des puissances, des anges et des génies. Le principe essentiel de l'âme est un des mystères sur lesquels on s'est fixé le plus tard ; les Pères hésitent et présentent différentes opinions : dans les IXe, Xe et XIe siècles, le champ des discussions était encore resté ouvert sur ce point aux écrivains ecclésiastiques. Tout ceci ne fait rien à la question fondamentale : fût-il possible de prouver que les doctrines du christianisme ont été plus ou moins connues antérieurement à son ère, il n'aurait rien à perdre à cette preuve. Je vous l'ai déjà dit : des esprits puissants ont pu atteindre à des vérités mères avant que ces vérités eussent été acquises au genre humain par une révélation directe. Loin de détruire la foi, ce serait un nouvel et merveilleux argument en sa faveur ; car alors il serait démontré qu'elle est conforme à la religion naturelle des plus hautes intelligences. Telles sont les relations qui existaient entré la philosophie et le christianisme. Quant au paganisme, le christianisme a pris quelques formules applicables à toute religion, quelques rites, quelques prières, quelques pompes qui n'avaient besoin que de changer d'objet pour être véritablement saintes : l'encens, les fleurs, les vases d'or et d'argent, les lampes, les couronnes, les luminaires, le lin, la soie, les chants, les processions, les époques de certaines fêtes, passèrent des autels vaincus à l'autel triomphant. Le paganisme essaya d'emprunter au christianisme ses dogmes et sa morale ; le christianisme enleva au paganisme ses ornements : le premier était incapable de garder ce qu'il dérobait ; le second sanctifiait ce qu'il avait ravi. L'apostasie du cousin de Constance, d'abord soigneusement cachée à la foule, fut donc connue d'un petit nombre de philosophes et de prêtres qui attendaient la réhabilitation des anciens jours, comme des hommes, étrangers au monde où ils vivent, rêvent parmi nous l'impossible retour du passé. Cependant, le secret du changement de Julien ne put être si bien gardé, qu'il n'en transpirât quelque chose au dehors. Il nous reste une lettre de Gallus, de l'an 351 ou 352, dans laquelle le césar fait mention des bruits répandus dans Antioche. " On prétendait, écrit-il à Julien, alors en Ionie, que vous aviez abandonné la religion de nos ancêtres pour embrasser l'hellénisme, mais j'ai été promptement détrompé. Oetius m'a dit que vous étiez au contraire plein de zèle pour bâtir des oratoires, et que vous vous plaisiez aux tombeaux des martyrs. " Gallus appelle le christianisme la religion de ses ancêtres : saint Grégoire de Nazianze le nomme l'ancienne religion . Que le monde romain était changé ! combien avait été rapide la conquête de l'Evangile ! Mais si le christianisme avait fait de pareils progrès extérieurs, le développement de sa puissance intérieure n'était pas moins étonnant. Déjà l'on pouvait reconnaître son caractère universel, non-seulement dans le sens de sa diffusion parmi les peuples, mais dans le sens de sa convenance avec les diverses facultés de l'homme : le voilà expliquant, à l'aide du plus beau langage, les idées les plus sublimes, ce christianisme qui fut prêché par des esprits obtus, de grossiers compagnons sans éducation et sans lettres. Comment Pierre le pêcheur avait-il produit Grégoire le poète, Basile le philosophe, Jean Bouche d'Or l'orateur ? C'est que Jésus le Christ était derrière Pierre l'apôtre, et que le Verbe incréé contenait la vertu de la parole humaine ; fils de Dieu, source de toutes lumières et de tous biens, il les distribuait à ses serviteurs en proportion des besoins successifs de la société, donnant à propos la simplicité et l'éloquence, la force des moeurs ou les clartés de l'esprit. De cette croix si rude, de ce bois qui ne présenta d'abord à l'adoration de l'univers qu'un gibet et un condamné, découlèrent graduellement les perfections de l'Essence divine. Julien, parvenu à l'empire, publia un édit de tolérance universelle. Les évêques et les prêtres, à quelque communion qu'ils appartinssent, ariens, donatistes, novatiens, eunomiens, macédoniens, catholiques, furent également protégés par celui qui les méprisait tous, et qui espérait les affaiblir en les divisant. Néanmoins, il fait lui-même observer qu'il rappela les évêques exilés à leurs foyers , non à leurs sièges . Il assemblait les chefs des sectes, et quand ils s'emportaient, il leur criait : " Ecoutez-moi ! les Franks et les Allamans m'ont bien écouté [ Audite me, quem Alamanni audierunt et Franci . (Amm. - N.d.A.)] . " Dans ses lettres il recommande la modération envers les chrétiens, mais c'est en grimaçant qu'il conserve l'impartialité philosophique ; sa haine perce à travers sa tolérance affectée, et lui arrache des mots sanglants. Athanase, par une préférence méritée, fut excepté de l'amnistie de Julien. " Il serait dangereux, " dit l'apostat dans sa lettre aux habitants d'Alexandrie, " de laisser à la tête du peuple un intrigant, non pas un homme, mais un petit avorton sans valeur qui s'estime plus grand qu'il appelle plus de dangers sur sa tête [NOTE 28] . " Et dans une lettre à Ecdicius, préfet d'Egypte, Julien ajoute : " Les dieux sont méprisés. Chassez le scélérat Athanase ; il a osé, sous mon règne, conférer le baptême à des femmes grecques d'une naissance illustre [Quis ausus est in meo regno feminas Graecorum illustres ad baptismum impellere. (Julian., epist. VI. - N.d.A.)] . " Eunape ne nous laisse aucun doute sur la sincérité religieuse de Julien : il suffit d'ailleurs de lire ce qui nous reste des ouvrages de cet empereur, aussi singulier comme homme qu'extraordinaire comme prince, pour se convaincre qu'il était païen de bonne foi. Il avait pris dans les initiations et les sociétés secrètes un degré d'enthousiasme qui allait jusqu'à interpréter les songes et à croire aux apparitions. Au lever et au coucher du soleil, il immolait une victime à Apollon, sa divinité favorite : il croyait à la trinité des platoniciens ; le soleil était pour lui le Logos , le fils du Père souverain, le Verbe brûlant qui inspire la vie à l'univers. La nuit, Julien honorait la lune et les étoiles, auxquelles s'unissent les âmes des héros. Dans les grandes solennités, il aimait à jouer le rôle de sacrificateur et d'aruspice. " Le beau spectacle que de voir l'empereur des Romains fendre le bois, égorger les victimes, consulter leurs entrailles, souffler le feu des autels en présence de quelques vieilles femmes, les joues bouffies, excitant la risée de ceux-là même dont il désirait s'attirer les louanges ! " Aux fêtes de Vénus, il marchait entre deux troupes de prostitués de l'un et de l'autre sexe, affectant la gravité au milieu des éclats de rire de la débauche, élargissant ses épaules, portant en avant sa barbe pointue, allongeant de petits pas pour imiter la marche d'un géant. Saint Chrysostome [C'est à Antioche que Chrysostome parlait ainsi. Ammien lui-même dit à peu près la même chose, lib. XXII, cap. XIV. (N.d.A.)] doute que la postérité veuille croire à son récit ; il adjure de la vérité de ses paroles les vieillards qui l'écoutaient, et qui pouvaient avoir été témoins de ces indignités. L'empereur faisait toutes ces choses comme souverain pontife, dignité attachée chez les Romains à la souveraineté politique. Il épuisait l'Etat pour les frais d'un culte que rien ne pouvait rétablir. Il offrait en holocauste des oiseaux rares, cent boeufs étaient quelquefois assommés à un seul autel dans un seul jour. Les peuples disaient que s'il revenait vainqueur des Perses, il détruirait la race des taureaux. Il ressemblait en cela, selon la remarque d'Ammien Marcellin, au césar Marcus, à qui les boeufs blancs avaient écrit ce billet : " Les boeufs blancs au césar Marcus, salut : c'est fait de nous si vous triomphez [Le texte de cette plaisanterie est en grec dans Ammien. (Voir la note des savants éditeurs, Amm., in-fol., Lugd. Batav., 1693.) On a appliqué cette épigramme à Marc-Aurèle. (N.d.A.)] . " De magnifiques présents étaient prodigués par Julien aux sanctuaires célèbres, à Dodone, à Delphes, à Délos. En arrivant à Antioche, son premier soin fut de sacrifier sur la cime du mont Cassius. Il apprit avec une sainte joie que le gouverneur de l'Egypte avait retrouvé le boeuf Apis. Il fit déboucher, à Daphné, la fontaine Castalie ; mais en visitant ce lieu renommé par sa beauté il eut un grand sujet de douleur : le bois de lauriers et de cyprès n'était plus qu'un cimetière chrétien. Gallus y avait déposé le corps de saint Babylas. " Je me figurais d'avance, dit Julien, une pompe magnifique : je ne rêvais que victimes, libations, parfums, choeurs de beaux enfants, dont l'âme était aussi pure que leur robe était blanche. J'entre dans le temple, je n'y trouve ni encens, ni gâteaux, ni victimes... J'interroge le prêtre, je demande ce que la ville sacrifiera aux dieux dans cette fête solennelle. - Voici une oie que j'apporte de ma maison, " me répondit-il [ Misopogon . (N.d.A.)] . Les temples détruits par le temps ou par les chrétiens furent réparés. Julien fut le Luther païen de son siècle ; il entreprit la réformation de l'idolâtrie sur le modèle de la discipline des chrétiens. Plein d'admiration pour la fraternité évangélique, il désirait que les païens se liassent ainsi d'un bout de la terre à l'autre ; il voulait que les prêtres de l'hellénisme eussent la vertu des prêtres de la croix, qu'ils fussent comme eux irréprochables, que comme eux ils prêchassent la pitié, la charité, l'hospitalité. Il ordonna des prières graves et régulières à heures fixes, chantées à deux choeurs dans les temples ; enfin, il se proposait de fonder des monastères d'hommes et de femmes et des hôpitaux. " Ne devons-nous pas rougir que les Galiléens, ces impies, après avoir nourri leurs pauvres, nourrissent encore les nôtres, laissés dans un dénuement absolu [ Sed quid est causae cur in hisce, perinde ac si nihil amplius opus esset, conquiescamus, ac non potius convertamus oculos ad ea quibus impia christianorum religio creverit, id est ad benignitatem in peregrinos, ad curam ab illis in mortuis sepeliendis positam, et ad sanctimoniam vitae quam simulant. ... Nam turpe profecto est, cum nemo ex Judoeis mendicet, et impii Galiloei non suos modo, sed nostros quoque alant, ut nostri auxilio, quod a nobis ferri ipsis debeat, destituti videantur . (Julian, epist. XLIX. - N.d.A.)] ? " Saint Grégoire de Naziance remarque que ces imitateurs des chrétiens ne se pouvaient appuyer de l'exemple de leurs dieux, et qu'il y avait contradiction entre leur morale et leur foi. Le zèle que Julien avait pour le paganisme, il l'avait pour la philosophie : il aimait un rhéteur de la même tendresse qu'il chérissait un augure. Lors de sa rupture avec Constance, il s'était flatté que Maxime accourrait dans les Gaules. Il revenait de sa dernière expédition d'outre-Rhin ; il demandait partout, chemin faisant, si quelque philosophe n'était point arrivé : il avise de loin un cynique ; il le prend pour Maxime : il est ravi de joie ; ce n'était qu'un autre philosophe, ami de Julien [NOTE 29] . Ne croit-on pas voir un empereur chrétien humiliant sa pourpre devant un anachorète ou un chevalier de la croisade baisant la manche de Pierre l'Ermite ? Mais Julien ne fut pas plus heureux avec les philosophes qu'avec les prêtres : ils se corrompirent à la cour. Maxime et quelques autres sophistes acquirent des fortunes scandaleuses ; ils démentirent par leurs moeurs la rigidité de leurs doctrines : Chrysanthe, Libanius et Aristomène se tinrent seuls dans une louable réserve. Julien avait eu saint Basile pour compagnon d'études à Athènes ; il essaya de l'attirer auprès de lui : le philosophe chrétien, dans sa solitude, repoussa l'amitié du philosophe païen sur le trône. " Aussitôt, dit saint Chrysostome (rudement traduit par Tillemont), aussitôt que Julien eut publié son édit pour le rétablissement de l'idolâtrie, on vit accourir de toutes les parties du monde les magiciens, les enchanteurs, les devins, les augures, et tous ceux qui faisaient métier d'imposture et d'illusion : de sorte que tout le palais se trouvait plein de gens sans honneur et de vagabonds. Ceux qui depuis longtemps étaient réduits à la dernière misère, ceux qui pour leurs sorcelleries et maléfices avaient langui dans les prisons et dans les minières, ceux qui traînaient à peine une misérable vie dans les emplois les plus bas et les plus honteux, tous ces gens érigés en prêtres et en pontifes se trouvaient en un instant comblés d'honneurs. L'empereur, laissant là les généraux et les magistrats, et ne daignant pas seulement leur parler, menait avec lui par toute la ville des jeunes gens perdus de débauches et des courtisanes qui ne faisaient que sortir des lieux infâmes de leurs prostitutions. Le cheval de l'empereur et ses gardes ne le suivaient que de fort loin, pendant que cette troupe infâme environnait sa personne et paraissait avec le premier rang d'honneur, au milieu des places publiques, disant et faisant tout ce qu'on peut attendre de gens de cette profession. " L'apostasie conduisit Julien au fanatisme, et du fanatisme à la persécution : quand l'homme a commis une faute qu'il suppose irréparable, l'orgueil lui fait chercher un abri dans cette faute même. Julien essaya deux choses difficiles : réchauffer le zèle des idolâtres pour un culte éteint ; provoquer des chutes parmi les chrétiens. Embaucheur de la cupidité et de la faiblesse, il offrait de l'or et des honneurs à l'apostasie : il échoua contre la foi fervente et contre la foi tiède. Lui-même se plaint de ne trouver presque personne disposé à sacrifier ; il avoue que son discours hellénique au sénat chrétien de Berée, loué pour la forme, n'eut aucun succès pour le fond ; il gourmande les habitants d'Alexandrie d'abandonner les dieux d'Alexandre pour un Verbe que ni eux ni leurs pères n'ont jamais vu [Hunc vero quem neque vos, neque patres vestri videre, Jesum Deum esse Verbum creditis oportere. (Julian., epist. LI. - N.d.A.)] . Chrysanthe usa de modération envers les chrétiens, prévoyant que leur culte ne tarderait pas à triompher. L'ancien monde et le monde nouveau repoussèrent Julien : l'un, dans sa décrépitude, eût vainement essayé de se redresser comme un jeune homme ; l'autre, adolescent vigoureux, ne se put rabougrir en vieillard. La mission du césar apôtre auprès des soldats eut le sort qu'elle devait avoir dans les camps. Il ordonna aux officiers de quitter la foi ou l'épée : Valentinien déposa la dernière, qui lui laissa la main libre pour saisir la couronne. Quant aux légions, celles de l'Occident, composées de Gaulois et de Germains, s'accommodèrent fort du vin, des hécatombes et des boeufs gras [Petulantes ante omnes et Celtae... Augebantur cerimoniarum ritus immodice cum impensarum amplitudine ante hac inusitata et gravi. (Amm. - N.d.A.)] ; on laissa aux légions de l'Orient le labarum, mais on effaça le monogramme du Christ : l'idolâtrie se trouva cachée dans une confusion lâche et habile des emblèmes de la guerre et de la royauté. L'empereur résolut de rebâtir le temple de Jerusalem, afin de confondre une prophétie sur laquelle les chrétiens s'appuyaient. Des globes de feu, s'élançant du sein de la terre, dispersèrent les ouvriers. L'entreprise fut abandonnée [NOTE 30] ; elle était peu digne d'un esprit philosophique. Dernier témoin de l'accomplissement des paroles du maître, j'ai vu Jérusalem : Non relinquetur lapis super lapidem . Enfin Julien défendit aux fidèles d'enseigner les belles-lettres ; c'était surtout par les enfants que l'Evangile s'emparait des pères : " Laissez les petits venir à moi ! - Ou n'expliquez point, disait l'empereur dans son édit, les écrivains profanes, si vous condamnez leurs doctrines ; ou, si vous les expliquez, approuvez leurs sentiments. Vous croyez qu'Homère, Hésiode et leurs semblables sont dans l'erreur : allez expliquer Matthieu et Luc dans les églises des Galiléens [Si in Deos sanctissimos putant ab illis auctoribus peccatum esse, eant in Galilaeorum ecclesias, ibique Matthaeum et Lucam interpretentur. (Julian., epist. XLII. - N.d.A.)] . " Les maîtres chrétiens, privés des chaires d'éloquence et de belles-lettres, eurent recours à un moyen ingénieux pour prouver qu'ils n'étaient point des rustres, obligés de se tenir dans la barbarie de leur origine, comme disait Julien. Ils composèrent (et l'usage en fut continué) sur des thèmes de morale et de théologie, et sur des sujets tirés de l'histoire sainte, des hymnes, des idylles, des élégies, des odes, des tragédies, et même des comédies. Il nous reste bon nombre de ces poèmes, qui ouvrent des routes nouvelles au talent, appliquent l'art des vers aux aspérités de la haute métaphysique, et plient la langue des Muses aux formes des idées, comme elle l'avait été de tout temps à celle des images [Saint Grégoire de Nazianze seul a composé plus de trente mille vers. Trois de ses poèmes sont sur la virginité , plusieurs sur sa vie et sur les maux qu'il a soufferts ; quelques-uns accusent les moeurs du clergé et le luxe des femmes ; d'autres font l'éloge des moines. Les poèmes intitulés Des calamités de mon âme, De la Grandeur et de la Misère de l'homme, Les secrets de saint Grégoire sont admirables par la hauteur du sujet et la beauté de l'expression : il y a aussi beaucoup de vers sur le respect dû aux tombeaux. Les deux Apollinaires, le père et le fils, se signalèrent par leur combat poétique contre l'édit de Julien. Le premier mit en vers héroïques l'histoire sainte jusqu'au règne de Saül ; il prit pour modèles de ses comédies, de ses tragédies et de ses odes pieuses Ménandre, Euripide et Pindare ; le second expliqua, dans des dialogues à la manière de Platon les évangiles et la doctrine des apôtres. (N.d.A.)] . Ce coup fut pourtant rude aux chrétiens : les beaux génies qui combattaient alors pour la foi auraient mieux aimé subir une persécution sanglante : ils ne s'en peuvent taire, ils reviennent sans cesse sur cette iniquité ; et comme le siècle au milieu des barbares armés était philosophique et littéraire, les païens mêmes n'applaudirent pas à l'ordre de Julien ; Ammien le traite d'injuste [Lib. XXII, cap. X. (N.d.A.)] . Les controverses religieuses ou politiques commencent ordinairement par les écrits et finissent par les armes ; il en fut autrement lors de la révolution qui a fait voir le premier et l'unique exemple d'un changement complet dans la religion nationale d'un grand peuple civilisé. On tua d'abord les chrétiens dans dix batailles rangées, les dix persécutions générales, et les chrétiens livrèrent leur tête sans essayer de se détendre par la force ; mais ils sentirent de bonne heure la nécessité d'écrire, pour affirmer leur innocence et assurer leur foi. C'est au christianisme que l'on doit la liberté de la pensée écrite ; elle coûta cher à ceux qui en firent la conquête : on dédaigna d'abord de leur répondre autrement qu'avec des griffes de fer et les ongles des lions. Quand l'Evangile eut gagné la foule, le polythéisme, obligé de renoncer à la guerre de l'épée, accepta celle de la plume : l'idolâtrie se réfugia aux deux extrémités opposées de la société, les ignorants et les gens de lettres. Les philosophes, les rhéteurs, les poètes, les grammairiens, tinrent ferme au paganisme avec les hommes rustiques les premiers par orgueil de la science, les autres par la privation de tout savoir. Depuis le troisième siècle de l'ère chrétienne jusqu'à l'abolition complète de l'idolâtrie, vous n'ouvrez pas un livre de philosophie, de religion, de science, d'histoire, d'éloquence, de poésie, où vous ne trouviez le combat des deux religions. Sous Julien vous rencontrez Libanius, Edesius, Priscus, Maxime, Sopâtre, orateurs et sophistes ; Andronic et Delphide, poètes ; Ammien Marcellin et Aurelius Victor, historiens ; Mamertin, panégyriste ; Oribase, médecin, et Julien lui-même, orateur, poète et historien ; tous combattant contre Athanase, Basile, les deux Grégoire de Nysse et de Nazianze, Diodore de Tarse, orateurs, philosophes, poètes, historiens ; Cesarius, médecin et frère de Grégoire de Nazianze ; Proheresius, rhéteur, lequel aima mieux abandonner sa chaire à Athènes que d'être excepté de l'édit qui défendait aux chrétiens d'enseigner. Julien préluda aux persécutions qu'il méditait par une espèce d'apologie du paganisme : en innocentant ses dieux et en condamnant le Dieu qu'il avait quitté, il justifiait indirectement son apostasie. Au milieu des soins qu'exigeait de lui son empire, il trouva le temps de dicter l'ouvrage dont saint Cyrille nous a conservé une partie dans la réfutation qu'il en a faite. Julien remonte jusqu'à Moïse, compare son système sur la création du monde à celui de Platon, et donne la préférence au dernier. Dieu, après avoir fait l'homme, dit : " Il n'est pas bon que l'homme soit seul : " et il crée la femme, qui perd l'homme. Que penser du serpent qui parle ? Dans quelle langue parlait-il ? Comment se moquer après cela des fables populaires de la Grèce ? Dieu interdit à nos premiers parents la connaissance du bien et du mal ; il leur défend de toucher à l'arbre de vie dans la crainte qu'ils viennent à vivre toujours : blasphèmes contre Dieu, ou allégories. Alors pourquoi rejeter les mythes philosophiques ? Dieu choisit pour son peuple les Hébreux. Comment un Dieu juste a-t-il abandonné toutes les autres nations ? Chez les Grecs, le Dieu créateur est le roi et le père commun des hommes. Julien remarque qu'il y a peu de nations dans l'Occident propres à l'étude de la philosophie et de la géométrie : les temps sont bien changés. Vous voulez que nous croyions à la tour de Babel, et vous ne voulez pas croire aux géants d'Homère, qui entassèrent trois montagnes les unes sur les autres pour escalader le ciel. Le Décalogue ne contient que des préceptes vulgaires ; le Dieu des Hébreux est un Dieu jaloux, qui n'en souffre point d'autre. Galiléens, vous donnez un prétendu fils à ce Dieu, qui ne le connut jamais. Quel est ce Dieu toujours en courroux qui voulant punir quelques hommes coupables fait périr cent mille innocents [Il est curieux de trouver dans les arguments de Julien tous les arguments de Voltaire. (N.d.A.)] ? Comparez le législateur des Hébreux aux législateurs de la Grèce et de Rome, aux grands hommes de l'Egypte et de la Babylonie. Qu'est-ce que ce Jésus suborneur des plus vifs d'entre les Juifs, et qui n'est connu que depuis trois cents ans, ce Jésus qui n'a rien fait dans le cours de sa vie, si ce n'est de guérir quelques boiteux et quelques démoniaques ? Esculape est un tout autre sauveur de l'humanité. L'inspiration divine envoyée par les dieux n'a qu'un temps ; les oracles fameux cessent dans la révolution des âges. Les Galiléens n'ont pris des Hébreux que leur fureur et leur haine contre l'espèce humaine : ils ont renoncé au culte d'un seul Dieu pour adorer des hommes misérables ; comme la sangsue, ils ont sucé le sang le plus corrompu des Juifs, et leur ont laissé le plus pur. Jésus et Paul n'ont pu prévoir les chimères que se formeraient un jour les Galiléens ; ils ne pouvaient deviner le degré de puissance où ceux-ci parviendraient un jour. Tromper quelques servantes, quelques esclaves ignorants, Paul et Jésus n'avaient pas d'autre prétention. Peut-on citer sous le règne de Tibère et de Claude des chrétiens distingués par leur naissance ou leur mérite ? L'eau du baptême n'ôte point la lèpre et les dartres, ne guérit ni la goutte ni la dysenterie, mais elle efface l'adultère, la rapine, et nettoie l'âme de tous les vices. Si le Verbe est Dieu, venant de Dieu, comment Marie, femme mortelle, a-t-elle enfanté un Dieu ? Ni Paul, ni Mathieu, ni Luc, ni Marie, n'ont osé dire que Jésus fut un Dieu ; mais quand dans la Grèce et dans l'Italie un grand nombre de personnes l'eurent reconnu pour tel, qu'elles eurent commencé à honorer les tombeaux de Pierre et de Paul, alors Jean déclara que le Verbe s'était fait chair, et qu'il avait habité parmi nous. Cependant, quand il nomme Dieu et le Verbe, il ne nomme ni Jésus ni Christ. Jean doit être regardé comme la source de tout le mal. Viennent après ceci quelques considérations sur le sacrifice d'Abraham. Plusieurs choses vous auront frappé dans cet ouvrage tronqué de Julien. Les miracles de Jésus-Christ y sont avoués, les hommages rendus aux tombeaux de saint Pierre et de saint Paul reconnus, le silence des oracles attesté. Saint Jean, y est-il dit, a fait tout le mal . Cela signifie qu'il a énoncé, la doctrine du Verbe, et qu'il n'y a pas moyen de soutenir que cette doctrine, établie par le disciple bien aimé, a été empruntée deux siècles plus tard à l'école d'Alexandrie : du reste l'attaque est faible. Julien ne veut voir ni ce qu'il y a de sublime dans les livres de Moïse ni d'ineffable dans l'Evangile ; ses raisonnements tournent à la gloire de ce qu'il prétend ravaler. Comment se fait-il que sous Claude et sous Tibère, à la naissance même de l'ère chrétienne, le christianisme comptât à peine pour néophytes quelques servantes et quelques esclaves, et qu'immédiatement après l'apôtre Jean voit la Grèce et l'Italie couvertes de chrétiens et honorant les tombeaux de Pierre et de Paul ? Julien ne s'aperçoit pas qu'il prête par ce rapprochement une nouvelle force au miracle de l'établissement du christianisme. La cause humaine de la propagation étonnante de la foi, c'est que la première de toutes les vérités, la vérité qui enfante toutes les autres, la vérité de l'unité d'un Dieu, était venue détrôner le premier de tous les mensonges, le mensonge qui engendre toutes les erreurs, le mensonge de la pluralité des dieux. Une fois cette vérité répandue dans la foule après une absence de plusieurs milliers d'années, elle agit sur les esprits avec son essentielle et négative énergie. Julien, persécuteur d'une nouvelle sorte, affecta de substituer au nom de chrétien celui de galiléen, dont s'étaient déjà servis Epictète et quelques hérésiarques. Joignant la moquerie à l'injustice, il dépouillait les disciples de l'Evangile en disant : " Leur admirable loi leur enjoint de renoncer aux biens de la terre afin d'arriver au royaume des cieux ; et nous, voulant gracieusement leur faciliter le voyage, ordonnons qu'ils soient soulagés du poids de tous les biens. " Quand les chrétiens s'osaient plaindre, il répondait : " La vocation d'un chrétien n'est-elle pas de souffrir ? " Beaucoup d'édifices païens avaient été détruits sous le règne de Constance, d'autres changés en églises. Julien força le clergé de rendre les uns et de relever les autres : les intérêts acquis, se trouvant attaqués, produisirent des désordres. Marc, évêque d'Aréthuse, à la tête de son troupeau, avait renversé un temple : trop pauvre pour en restituer la valeur, on saisit le prélat en vertu de la loi romaine qui livre aux créanciers la personne du débiteur insolvable. Battu de verges, la barbe arrachée, le corps nu et frotté de miel, le vieillard, suspendu dans un filet, fut exposé, sous les rayons d'un soleil ardent, à la piqûre des mouches. Marc avait dérobé Julien enfant aux fureurs de Constance, comme Joad avait soustrait Joas aux mains d'Athalie : il fut traité de même que Joad par le prince, ingrat envers le pontife et infidèle au Dieu qui l'avaient sauvé. Décidé à rendre au temple et au bois de Daphné son ancienne pompe, Julien fit enlever les reliques de saint Babylas du cimetière chrétien ; le peuple se mutina ; le temple d'Apollon fut brûlé. L'empereur irrité, ordonna à son oncle Julien, comte d'Orient, et apostat comme lui, de fermer la cathédrale d'Antioche et de confisquer ses revenus. Le comte mit en interdit les autres églises, souilla les vases sacrés, et condamna à mort saint Théodoret. Gaza, Ascalon, Césarée Héliopolis, la plupart des villes de Syrie, se soulevèrent contre les chrétiens, non par ardeur religieuse, mais par cupidité, haine et envie. Apres avoir déterré les morts on tua les vivants ; on traîna dans les rues des corps déchirés : les cuisiniers perçaient les victimes avec leurs broches, les femmes avec leurs quenouilles ; les entrailles des prêtres et des recluses furent dévorées par des cannibales ou jetées mêlées d'orge aux pourceaux. Quelques serviteurs du Christ périrent égorgés sur les autels des dieux [Sozomen., lib. V ; Theodor., lib. IX ; Greg. Naz., or. IX. (N.d.A.)] . Mais il est une chose difficile à croire, même sur le témoignage de deux saints et de deux hommes illustres [Chrysost., Cont. gent . ;Greg. Naz., or. IX ; Theod., lib. IX. (N.d.A.)] : le lit de l'Oronte, des puits, des caves, des fossés, des étangs demeurèrent encombrés, disent-ils, par les corps des martyrs nuitamment exécutés, ou par ceux des nouveau-nés et des vierges que l'empereur immolait dans ses opérations magiques. Les premiers chrétiens avaient été accusés de sacrifier des enfants : la calomnie était renvoyée à Julien. Théodoret raconte que Julien, marchant sur la Perse, vint à Carrhes, où Diane avait un temple ; il se renferma dans ce temple avec quelques-uns de ses confidents les plus intimes ; lorsqu'il en sortit, il en fit sceller les portes, y mit des gardes, et défendit de laisser pénétrer personne dans l'intérieur de l'édifice jusqu'à son retour : il ne revint point. On rouvrit le temple ; qu'y trouva-t-on ? Une femme pendue par les cheveux, les mains déployées et le ventre fendu. Julien, en cherchant l'avenir dans le sein de cette victime, y avait fait entrer la mort : elle y resta pour lui [Theod., lib. III, cap. XXI. (N.d.A.)] . Le sincère fanatisme de ce prince et la familiarité des Romains avec le meurtre, qu'autorisait l'ancien droit paternel, le droit de l'esclavage, le pouvoir du glaive et celui du juge souverain dans le chef absolu de l'empire, donnent de la vraisemblance au récit de Théodoret : Ammien, admirateur de Julien, l'accuse d'avoir été plus superstitieux que religieux. Auguste et Claude avaient défendu les sacrifices humains ; mais dans la législation du despotisme ce qui est interdit au peuple est permis au tyran : le prince qui crée le crime, qui fait la loi et l'applique est au-dessus de l'un et de l'autre. Julien méditait contre les chrétiens un plan de persécution digne d'un sophiste ; il en avait remis l'exécution à son retour de la guerre des Perses : il lui fallait un triomphe pour faire de l'injustice avec de la gloire. Exclusion des Galiléens de tous les emplois, interdiction des tribunaux, nécessité d'offrir de l'encens aux idoles afin de conserver le droit de plaider ou même d'acheter du pain [Theodor., lib, III, cap. XXIII ; Sozom., lib. IV ; Greg. Naz., Or. III. (N.d.A.)] : tel était le dessein que la haine philosophique, la jalousie littéraire et l'amour-propre blessé avaient inspiré à l'apostat. Un trait caractéristique de l'histoire du peuple qui nous occupe est cette privation de la justice toujours ordonnée, comme la plus grande peine qu'on pût infliger à un citoyen. La société chez cette nation magistrale était pénétrée de la loi et incorporée avec elle : les fastes de l'empire étaient un grand recueil de jurisprudence, le monde romain un grand tribunal. Julien régna vingt mois seize ou vingt-trois jours depuis la mort de Constance. Enflé de ses succès contre les Franks, fier des ambassadeurs qu'il recevait des peuples les plus éloignés, tels que ceux de la Taprobane, il refusa la paix que lui offrait Sapor. Ce roi des rois, que la tiare avait coiffé jusque dans la nuit du sein maternel, ce frère du Soleil et de la Lune [Frater Solis et Lunae. (N.d.A.)] poursuivait avec acharnement les chrétiens, peut-être par animosité contre le frère aîné dont il avait usurpé le trône, Hormisdas, l'exilé et le chrétien : on a évalué à deux cent quatre-vingt-dix mille le nombre des victimes immolées dans les Etats de Sapor. Celui qui voulait détruire les disciples de l'Evangile par la loi et celui qui les livrait à l'épée allaient en venir aux mains : la Providence armait l'apostat contre le persécuteur. Julien se croyait si sûr de la victoire qu'il refusa l'alliance des Sarrasins ; il traita avec hauteur Arsace, roi d'Arménie, dont il réclamait néanmoins l'assistance : Arsace professait le christianisme. Une grande famine, augmentée encore par une fausse mesure sur les blés, avait régné à Antioche ; le rassemblement d'une nombreuse armée accrut le fléau. Quelque chose semblait pousser Julien, et dans une entreprise militaire d'une si haute importance on ne reconnaissait plus ses talents accoutumés. Il avait dédaigné d'attaquer les Goths ; c'était la Perse qu'il se flattait de conquérir comme Alexandre ; il n'eut que la gloire d'y mourir, comme Socrate : toujours en présence de ses souvenirs, ses actions les plus nobles ne paraissaient que de hautes imitations. Il liait de grands projets pour l'empire, et surtout contre la croix, à cette conquête espérée : l'homme dans ses desseins oublie de compter l'heure qu'il ne verra pas. Julien s'avança dans le pays ennemi, et, comme s'il eut craint que sa philosophie n'eût fait soupçonner son courage, il s'exposait sans ménagement. Il se laissa tromper par des transfuges, brûla sa flotte sur le Tigre, hésita sur le chemin qu'il avait à prendre, car il voulait voir la plaine d'Arbelles : bientôt, manquant de vivres, harcelé par la cavalerie des Perses, il est obligé de commencer la retraite. Près de succomber avec son armée, il donnait encore à l'étude et à la contemplation les heures les plus silencieuses de la nuit : dans une de ces heures solitaires, comme il lisait ou écrivait sous la tente le génie de l'empire, qu'il avait déjà vu à Lutèce avant d'avoir été salué auguste, se montra à lui : il était pâle, défiguré, et s'éloigna tristement en couvrant d'un voile sa tête et sa corne d'abondance [ Vidit squalidius, ut confessus est proximis, speciem illam genii publici quam cum ad augustum surgeret culmen conspexit in. Galliis, velata cum capite cornucopia Ter auloea tristius discedentem . (Amm., lib. XXV, cap. II. - N.d.A.)] . Julien se lève, s'empresse d'offrir une libation aux dieux : il aperçoit une étoile qui traverse le ciel et s'évanouit [ Flagrantissimam facem cadenti similem visam, aeris parte sulcata evanuisse existimavit, horroreque perfusus est ne ita aperte minax Martis apparuerit sidus . (Amm., lib. XXV, cap. II. - N.d.A.)] ; le pieux serviteur de l'Olympe croit reconnaître dans ce météore l'astre menaçant du dieu Mars. Le lendemain, lorsqu'il combattait sans cuirasse à la tête de ses soldats, une javeline lui rase le bras, lui perce le côté droit, et pénètre dans la partie inférieure du foie : il tombe de cheval, défaille, et quand il rouvre les yeux, il juge, malgré les soins de l'habile Oribase, que sa blessure est mortelle. Un général atteint au champ de bataille expire sur des drapeaux, noble lit, mais que l'honneur accorde souvent à ses fidèles. Ici se présente un spectacle sans exemple : Julien, étendu sur une natte recouverte d'une peau, sa couche ordinaire, est entouré de soldats et de sophistes ; sa mort est la mort d'un héros, ses paroles sont celles d'un sage. " Amis, dit-il, le temps est venu de quitter la vie : ce que la nature me redemande, débiteur de bonne foi, je le lui rends allégrement. Toutes les maximes des philosophes m'ont appris combien l'âme est d'une substance plus fortunée que le corps. Je sais aussi que les immortels ont souvent envoyé la mort à ceux qui les révèrent, comme la plus grande récompense. Les douleurs insultent aux lâches et cèdent aux courageux. J'espère avoir conservé sans tache la puissance que j'ai reçue du ciel et qui en découle par émanation. Je remercie le Dieu éternel de m'enlever du monde au milieu d'une course glorieuse. Celui qui désire la mort lorsque le temps n'en est pas venu, ou qui la redoute lorsqu'elle est opportune, manque également de coeur... " Je n'ai plus la force de parler. Je m'abstiens de désigner un empereur, dans la crainte de me tromper sur le plus digne, ou d'exposer celui que j'aurais jugé le plus capable, si mon choix n'était pas suivi : en fils tendre et en homme de bien, je souhaite que la république trouve après moi un chef intègre [Amm., lib. XXV, cap. III. (N.d.A.)] . " Après avoir ainsi parlé d'une voix tranquille, il disposa de ses biens de famille en faveur de ses intimes, et s'enquit d'Anatolius, maître des offices. Le préfet Salluste répondit qu'Anatolius était heureux [Beatum fuisse... Intellexit occisum. (Amm., lib. XXV, cap. III. - N.d.A.)] : Julien comprit qu'il avait été tué, et il déplora la mort d'un ami, lui si indifférent à la sienne ! Ceux qui l'entouraient fondaient en larmes. Julien les réprimanda, disant qu'il ne convenait pas de pleurer une âme prête à se réunir au ciel et aux astres. On fit silence, et il continua de discourir de l'excellence de l'âme avec les philosophes Maxime et Priscus. Sa blessure se rouvrit ; il demanda un peu d'eau froide, et expira sans efforts au milieu de la nuit [ Medio noctis horrore vita facilius est absolutus. ( Amm., lib. XXV, cap. III. - N.d.A.)] . Il n'était âgé que de trente-trois ans ; il avait été vingt ans chrétien [Julian., epist. LI. La Bletterie ne lui en donne que trente-et-un, et se trompe avec l'historien Socrate. (N.d.A.)] . S'il est vrai, comme on l'a voulu faire entendre, et comme le caractère de l'homme porterait à le soupçonner, que Julien, calculant les événements de sa vie, avait préparé d'avance son discours de mort, on n'a jamais si bien répété un si grand rôle ; l'acteur égalait le personnage qu'il représentait. Les deux religions en présence luttèrent de prodiges dans les versions opposées des derniers moments de l'empereur. Théodoret, Sozomène, le compilateur des actes du martyre de saint Théodoret, prêtre d'Antioche, disent que Julien blessé reçut son sang dans ses mains, et le lança vers le ciel en s'écriant : " Tu as vaincu, Galiléen [Aiunt illum, vulnere accepto, statim haustum manu sua sanguinem in coelum jecisse, haec dicentem : Vicisti, Galilaee ! (Soz., lib. III, cap. XXV, pag. 147. - N.d.A.)] ! " D'autres prétendent qu'il se voulait précipiter dans une rivière, afin de disparaître comme Romulus et de se faire passer pour un dieu. D'après les actes de Théodoret, ce ne furent point des Perses, mais des anges sous la figure des Perses, qui combattirent Julien [Et cum omnia se obtinuisse putasset, subito ei irruit multitudo exercitus angelorum. (Passion. S. Theodor. presbyt. - N.d.A.)] . La manière dont il périt devint encore un objet de controverse : les Romains assuraient que la javeline avait été lancée par un Perse, les Perses par un Romain. Libanius avance, dans un de ses ouvrages, que l'empereur fut tué en trahison comme Achille [Dolo enim mortuus est, sicut Achilles. (Lib. pro Templis, pag. 24 ; Genevae, 1634. - N.d.A.)] ; dans un autre il semble accuser le chef des chrétiens, qui, selon Gibbon, ne pouvait être que saint Athanase [Gibbon suit l'opinion de La Bletterie : le dernier remarque qu'on avait, d'après une phrase de Libanius, soupçonné saint Basile et saint Grégoire de Nazianze, mais que cette phrase désignerait plutôt saint Athanase. Seize ans après la mort de Julien, Libanius ne craignit point de renouveler une accusation, qui d'ailleurs était sans preuve, dans un discours adressé à l'empereur Théodose. Sozomène (lib. VI, cap. II) fait honneur à quelques chrétiens zélés de la mort de Julien, et compare ces héros inconnus à ces Grecs généreux qui se dévouaient autrefois pour la patrie. Libanius est si peu d'accord avec lui-même, qu'il dit positivement dans un autre discours (orat. 11, pag. 258) que Julien avait été tué par un Aquemenide, un Perse. (N.d.A.)] . La vie de saint Basile et la Chronique d'Alexandrie contiennent l'histoire d'une vision de ce saint, de laquelle il résulterait que Mercure, martyr de Cappadoce, avait frappé Julien par ordre de Jésus-Christ [Per nocturnam speciem, Basilius, Caesareae episcopus, vidit coelos apertos et Christum Salvatorem in solio pro tribunali sedentem magnoque clamore vocantem : Mercuri, abi, occide Julianum imperatorem, illum hostem christianorum. Sanctus ergo Mercurius stans coram Domino loricam ferream indutus, accepto a Domino mandato, evanuit : rursus visus adstare ad tribunal Domini exclamavit : Julianus imperator expiravit uti imperasti, Domine. ( Chronicon Alexandrinum , pag. 693-694. - N.d.A.)] . Didyme, célèbre aveugle, Julien Sabbas, fameux solitaire, eurent des révélations de la même nature. Didyme aperçut en songe des guerriers montés sur des chevaux blancs courant dans l'air, et qui s'écriaient : " Dites à Didyme qu'aujourd'hui, à cette heure même, Julien a été tué [Equos candidos per aerem discurrentes sibi videre visus est, virosque ipsis insidentes ita clamantes audire : Nuntiate Didymo hodie Julianum hac ipsa hora peremptum esse. (Sozom., Histor eccles ., lib. VI, cap. I, pag. 518. - N.d.A.)] . " Sabbas entendit une voix qui prononçait ces mots : " Le sanglier sauvage qui ravageait la vigne du Seigneur est étendu mort [Suem agrestem, vastatorem vineae domini (...) mortuum jacere. (Theodor., lib. III, cap. XIX, pag. 657 ; Lutetiae Parisiorum, 1642. - N.d.A.)] . " Libanius, demandant à un chrétien d'Antioche : " Que fait aujourd'hui le fils du charpentier ? - Un cercueil, " répondit le chrétien [Iste fabri filius arcam ei ligneam parat ad tumulum. (Sozomen., Hist. eccles ., Julian., cap. II, pag. 519.) L'histoire de saint Mercure, dont on a fait un chevalier Mercure, est devenue le sujet d'un drame du moyen âge. (N.d.A.)] . La plupart de ces faits sont contestés et très contestables ; mais il s'agit moins de la critique historique à cette époque que de la peinture du mouvement des esprits. Les païens furent consternés en apprenant la fin prématurée du restaurateur de l'idolâtrie. " Je me souviens, dit saint Jérôme, qu'étant encore enfant et étudiant la grammaire, lorsque toutes les villes fumaient des feux des sacrifices, la nouvelle de la mort de Julien se répandit tout à coup. Un philosophe s'écria : " Les chrétiens déclarent que leur Dieu est patient, et rien n'est aussi prompt que sa colère [Dum adhuc essem puer, et in grammaticae ludo exercerer, omnesque urbes victimarum sanguine polluerentur, ac subito in ipso persecutionis ardore Juliani nuntiatus esset interitus, eleganter unus de ethnicis : Quomodo, inquit, christiani dicunt Deum suum esse patientem... nihil iracundius, nibil hoc furore praesentius ! (S. Hieron., Comment ., lib. II, cap. III, in Habacuc, pag. 243-244. - N.d.A.)] ! " Grégoire de Nazianze commence et termine ses invectives contre Julien par une sorte d'hymne où respire une joie aussi féroce qu'éloquente : " Peuples, écoutez ! soyez attentifs, vous tous qui habitez l'univers ! j'élève de ce lieu, comme du haut d'une montagne, un cri immense. Ecoutez, nations ! écoutez, vous qui êtes aujourd'hui, et vous qui viendrez demain ! Anges, puissances, vertus, écoutez ! La destruction du tyran est votre ouvrage. Le dragon, l'apostat, le grand et redoutable génie, l'ennemi du genre humain, qui répandait partout la terreur, qui vomissait des blasphèmes contre le ciel, celui dont le coeur était encore plus souillé que la bouche n'était impure, est tombé ! Cieux et terre, prêtez l'oreille au bruit de la chute du persécuteur. " Venez aussi, généreux athlètes, défenseurs de la vérité, vous qui avez été donnés en spectacle à Dieu et aux hommes ! approchez, vous qui fûtes dépouillés de vos biens ; accourez, vous qui, injustement bannis de votre patrie terrestre, avez été arrachés des bras de vos femmes et de vos enfants ; enfin, je convoque à ces réjouissances tous ceux qui confessent un seul Dieu, souverain maître de toutes choses. C'est ce Dieu qui a exercé un jugement si éclatant, une vengeance si prompte ; c'est le Seigneur qui a percé la tête de l'impie Dans les saints transports qui m'animent, il n'est point de paroles qui répondent à la grandeur du bienfait. Nous verrons un jour combien les supplices de Julien damné sont au- dessus de ce que l'esprit humain se peut figurer de tourments. O homme, qui te disais le plus prudent et le plus sage des hommes, voilà l'oraison funèbre que Grégoire et Basile prononcent sur ton cercueil ! O toi, qui nous avais interdit l'usage de la parole, comment es-tu tombé dans le silence éternel [Greg. Naz., Or. cont. Julian . Ce beau mouvement, Venez aussi, généreux athlètes , a été visiblement imité par Bossuet dans l'admirable apostrophe qui termine l'Oraison funèbre du grand Condé. (N.d.A.)] ? " Si Antioche se réjouit par des festins et des danses ; si la victoire de la croix fut non seulement célébrée dans les églises, mais sur les théâtres ; si l'on s'écriait : Où sont vos oracles, insensé Maxime [Nec in ecclesiis solum ac martyriis, cuncti tripudiabant, sed in ipsis etiam theatris victoriam crucis praedicabant... Omnes siquidem juncti simul clamabant : Ubinam sunt vaticinia tua, Maxime stulte ? (Theodor., lib. III, cap. XXVIII, p. 147-148. - N.d.A.)] ? à Carrhes, le courrier porteur du fatal message fut lapidé [Et Carrheni tantum percepere dolorem morte Juliani nuntiata, ut eum qui nuntium hunc adtulerat lapidibus obruerint. (Zosim., lib. III, p. LIX ; Basileae. - N.d.A.)] ; quelques villes placèrent l'image de Julien parmi celles des dieux, et lui rendirent les honneurs divins [Pleraeque urbes illum deorum figuris repraesentarunt, atque ut divos honorant. (Lib., Orat . X, t. I, p. 330 ; Lutetiae, 1637. - N.d.A.)] . Libanius se voulut percer de son épée [In ensem oculos conjeci, quasi vita acerbior omni jugulatione mihi futura esset. (Lib., Vit ., p. 45. - N.d.A.)] , et se résolut à vivre pour travailler à l'apologie d'un prince dont Grégoire de Nazianze devait écrire la satire : la louange est plus à l'aise que le blâme sur un tombeau. Tel est l'emportement du fanatisme, qu'un saint, un Père de l'Eglise, un homme supérieur par ses talents, n'a pas craint d'avancer que Julien avait fait empoisonner Constance. Le corps de Julien, transporté à Tarse, fut enterré en face du monument de Maximin Daïa : le chemin qui conduit aux défilés du mont Taurus séparait les sépulcres des deux derniers persécuteurs des chrétiens [Porro cadaver Juliani, cum Merobaudes, et qui cum illo erant, in Ciliciam deportassent, non consulto, sed casu quodam, e regione sepulchri in que Maximini ossa erant condita deposuerunt, via publica duntaxat loculos eorum a se invicem separante. (Philostorg., Hist. ecclesiast ., lib. VIII, p. 511 ; Parisiis, 1673. - N.d.A.)] . Les funérailles eurent lieu selon les rites du paganisme : des bouffons chantaient des airs funèbres ; un personnage représentait le mort, et les baladins prenaient plaisir, au milieu de leurs danses et de leurs lamentations, à se moquer de la défaite et de l'apostasie de l'ennemi des théâtres [Mimi et histriones eum ducebant probris a scena petitis, ac ludibriis incessebant, eique fidei abjurationem et cladem vitaeque finem exprobrantes. (S. Gregor, Theologi Orat . 5, t. I, p. 159 ; Lutetiae, 1778. - N.d.A.)] . Le chrétien Grégoire de Nazianze plaint la ville de Tarse, condamnée à garder la poussière de l'adorateur des démons ; poussière qui s'agitait, et que la terre rejeta [Ut mihi quispiam narravit nec ad sepulturum assumptum, sed a terra quae ipsius causa turbata fuerat excussum, aestuque vehementi projectum. ((S. Gregor., orat. XXI, pag. 408. - N.d.A.)] . Le philosophe Libanius eût désiré saluer la dépouille mortelle de Julien auprès de celle du divin Platon dans les jardins de l'Académie [Atque eum quidem Tarsi in Cilicia recepit suburbanum : at potiori jure in Academia, proximo Platonis sepulchro, fuisset tumulatus. (Liban., Orat. Parental .cap. CLVI, p. 377. - N.d.A.)] . Le soldat Ammien Marcellin souhaitait que les cendres de son général fussent baignées non par le Cydnus, mais par le Tibre, qui traverse la ville éternelle et embrasse les monuments des anciens césars [Cujus suprema et cineres, si quis tunc juste consuleret, non Cydnus videre deberet, quamvis gratissimus amnis et liquidus : sed ad perpetuandam gloriam recte factorum praeterlambere Tiberis, intersecans urbem aeternam divorumque veterum monumenta praestringens. (Amm., lib. XXV, cap. X. - N.d.A.)] . Toutefois, la tombe de Julien aux bords du Cydnus, si renommé par la fraîcheur de ses ondes, devint une espèce de temple ; une main amie y grava cette épitaphe : Ici repose Julien, tué au delà du Tigre. Excellent empereur, vaillant guerrier [Amm., lib. XXV, cap. X, p. 340, n. z. voyez aussi Vie de Julien , par La Bletterie, ad fin . (N.d.A.)] . Le polythéisme en était à son tour réduit aux reliques et à pleurer dans ses sanctuaires abandonnés. En dédaignant le faste de la cour de Constance, en recevant d'une armée mutinée le titre d'auguste, Julien avait rendu momentanément le droit d'élection aux seuls soldats : ils s'assemblèrent après sa mort ; pressés de se donner un chef, ils offrirent la pourpre au préfet Salluste, qui rejeta cet honneur. Vous avez pu remarquer que l'on commençait à refuser assez fréquemment l'autorité suprême : jusqu'au règne de Commode, l'empire était la possession de tous les plaisirs dans le repos ; mais après ce règne le césar ne fut plus qu'un soldat courant les armes à la main du Rhin à l'Euphrate, et du Nil au Danube, combattant ou repoussant l'ennemi, domestique ou étranger. Le pouvoir, qui cessait d'être une jouissance, devint un fardeau : la médiocrité était toujours prompte à le mettre sur ses épaules, le mérite à le secouer. Au défaut de Salluste, les légions élurent empereur Jovien, primicère des gardes, dont le nom avait été prononcé par hasard. Il était chrétien et catholique comme Valentinien ; il avait préféré comme lui sa foi à son épée ; mais Julien, qui le redoutait peu, consentit à lui laisser l'une et l'autre. Jovien s'était trouvé chargé de conduire à Constantinople le corps de Constance, mort à Mopsucrène, assis dans le char funèbre, il avait partagé les honneurs impériaux rendus à la poussière de son maître ; on en augura sa grandeur future : on y aurait pu trouver le présage de son second et prochain voyage sur le même char. Jovien (Jovien emp. ; Damas Ier pape. An de J.-C. 364.) signa une paix de vingt- neuf ou de trente ans, et conclut un traité honteux avec Sapor : il céda aux Perses cinq provinces transtigritaines [Par rapport aux Perses. (N.d.A.)] , la colonie romaine de Singare et la ville de Nisibe, malgré ses larmes, malgré son dernier siège, retracé éloquemment par Julien dans l'un de ses deux panégyriques de Constance. Obligés de livrer à Sapor les murs qu'ils avaient si vaillamment défendus contre lui avec Jacques leur évêque, les Nisibiens, chassés de leurs foyers, dépouillés de leurs biens, offrirent encore à l'auteur de leur exil la couronne d'or que chaque ville était dans l'usage de présenter aux nouveaux empereurs : exemple touchant d'une fidélité qui ne se croyait pas affranchie de ses devoirs par l'ingratitude [Amm., lib. XXV. (N.d.A.)] . Jovien rendit la paix à l'Eglise, et rappela saint Athanase. Ainsi s'évanouirent tous les projets de Julien : il entreprit d'abattre la croix, et il fut le dernier empereur païen. L'hellénisme retomba de tout le poids des âges dans la poudre d'où l'avait soulevé à peine une main mal guidée. Les philosophes se rasèrent, jetèrent leur robe, et se contentèrent d'enseigner en silence ou de gémir sur les générations qui leur échappaient : on craignait tellement d'être pris pour l'un d'eux, que les citoyens qui portaient des manteaux à franges les quittèrent. Julien s'était porté à la conquête des Perses, afin de revenir dompter les chrétiens : cette guerre, qui devait renverser le trône du grand roi, amena le premier démembrement de l'empire des césars. Il a fallu vous rappeler en détail cette dernière épreuve de l'Eglise parce qu'elle fait époque et qu'elle se distingue des autres : elle tient d'une civilisation plus avancée : elle a un air de famille avec l'impiété littéraire et moqueuse qu'un esprit rare répandit au XVIIIe siècle. Mais l'impiété de l'empereur, qui pouvait ordonner des supplices, ne laissa aux chrétiens que des couronnes, et l'impiété du poète, qui n'avait pas la puissance du glaive, leur légua des échafauds. La persécution de Julien ne sortit point du paganisme populaire ; elle vint du paganisme philosophique, demeuré seul sur le champ de bataille, ayant pour chef un cynique à manteau de pourpre, qui portait le vieux monde dans sa tête et l'empire dans sa besace. Mais, dans la lice où les deux partis cherchaient à s'enlever des champions, les hommes de talent passèrent successivement avec leur génie et leur vertu au christianisme, comme les soldats qui désertent avec armes et bagages à l'ennemi : l'autre camp ne voyait arriver personne. Constantin était un prince inférieur à Julien, et pourtant il a attaché son nom à l'une des plus mémorables révolutions de l'ordre social : c'est qu'abstraction faite de ce qu'il peut y avoir de surnaturel dans l'établissement de la religion chrétienne, il se mit à la tête des idées de son temps, marcha dans le sens où l'espèce humaine marchait, et grandit avec les moeurs croissantes qui le poussaient. Julien au contraire se fit écraser par les générations qu'il prétendait retenir ; elles le jetèrent par terre malgré sa force, et lui passèrent sur la poitrine. Eût-il vécu, il aurait ralenti le mouvement, il ne l'eût pas arrêté : le calvaire nu, par où l'esprit de l'homme allait maintenant chercher la vérité de Dieu, devait dominer tous les temples. Les soins inutiles que se donna une vaste intelligence, un monarque absolu, un guerrier redoutable, pour rétablir l'ancien culte, prouvent qu'il n'est pas plus possible de ressusciter les siècles que les morts. Cent cinquante ans auparavant, Pline le jeune avait aussi pensé qu'on pouvait extirper le christianisme. La tentative rétrograde de Julien, événement unique dans l'histoire ancienne [Léonidas à Sparte, sur un plus petit théâtre, se trompa et se perdit comme Julien. (N.d.A.)] , n'est pas sans exemple dans l'histoire moderne : toutes les fois qu'ils ont voulu rebrousser le cours du temps, ces navigateurs en amont, bientôt submergés, n'ont fait que hâter leur naufrage. Jovien ramena du désert des soldats sans vêtements, mendiant leur pain : le légionnaire qui avait conservé un morceau de sa pique ou de son bouclier, ou qui rapportait un de ses brodequins sur son épaule, magnifiait son courage : ainsi auraient été les Perses si Julien avait vécu, dit Libanius. La fin de la retraite de l'armée fut le terme de la vie de Jovien : sa femme venait au-devant de lui pour partager sa pourpre ; elle rencontra son convoi. Les officiers civils et militaires, les eunuques et l'armée voulurent décerner le diadème à Salluste, qui le refusa une seconde fois. L'élection, après la proposition de divers candidats, s'arrêta sur Valentinien, confesseur de la foi sous Julien ; il était sans lettres, mais avait une naturelle éloquence. Trente jours après son élévation, il associa son frère Valens à l'empire ; nom fatal, qui rappelle la dernière et définitive invasion des barbares. Alors eut lieu, et pour toujours, la division de l'empire d'Orient et de l'empire d'Occident. Valentinien établit sa cour à Milan, Valens à Constantinople. Les deux frères quittèrent le château de Médiana, à trois milles de Naïsse, où s'était accompli le partage du monde romain ; ils allèrent ensemble à Sirmium : là, ils s'embrassèrent, se séparèrent et ne se revirent plus [Amm, lib. XXVI ; Philostorg., p. 114. Theodose Ier ne fut un moment maître de tout l'empire que pour le partager entre ses deux fils. (N.d.A.)] . Etude troisième Ou troisième discours sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares Etude troisième I Première partie : de Valentinien Ier et Valens à Gratien et à Théodose Ier Pour éviter la confusion des sujets, vous aimerez mieux voir séparément ce qui se passait aux empires d'Orient et d'Occident, sans toutefois perdre de vue leur connexité et ce qu'il y avait de commun dans les événements, les moeurs et les lois des deux grandes divisions du monde romain. L'Occident, dévolu à Valentinien (Valentinien, Valens emp. ; Felix, Damas, papes. An de J.-C. 364-376.), comprenait l'Illyrie, l'Italie, les Gaules, la Grande-Bretagne, l'Espagne et l'Afrique ; l'Orient, laissé à Valens, embrassait l'Asie, l'Egypte, la Thrace et la Grèce. La résidence particulière de Valentinien était à Milan, celle de Valens à Constantinople ; mais les deux empereurs se transportaient là où leur présence était nécessaire. Dans l'Occident, Valentinien eut à combattre les Allamans, qui se jetèrent sur la Gaule, et il fortifia de nouveau la ligne du Rhin. On voit paraître les Bourguignons issus des Vandales qui habitaient les bords de l'Elbe. Leur roi était connu sous le nom générique d'Hendinos, et leur grand-prêtre sous celui de Sinistus [Apud hos generali nomine rex appellatur Hendinos... Sacerdos omnium maximus vocatur Sinistus. (Amm. Marcell., lib. XXVIII, cap. V, p. 539 ; 1671. - N.d.A.)] . Ennemis des Allamans, les Bourguignons s'allièrent avec Valentinien, et s'engagèrent à lui fournir une armée de quatre-vingt mille hommes. Les Saxons et les Franks reparurent sur les côtes de la Gaule et de la Grande- Bretagne ; les Pictes et les Scots désolèrent cette dernière province. Théodose, général de Valentinien, les refoula au fond de la Calédonie. Les peuples de la Gétulie, de la Numidie et de la Mauritanie ravagèrent l'Afrique : Théodose fut envoyé pour les repousser et punir l'avidité de Romanus, commandant militaire de cette province : il réussit dans la première partie de sa mission. Valens et Valentinien poursuivirent avec toute la rigueur des lois romaines leurs sujets accusés de magie. Les victimes furent nombreuses à Rome et à Antioche. Maxime, si fameux sous Julien, et d'autres philosophes succombèrent ; Jamblique s'empoisonna ; Libanius échappa avec peine à l'accusation [Primus ex nobilibus philosophis interfectus est Maximus, et port illum oriundus ex Phrygia Hilarius, qui ambiguum quoddam oraculum clarius fuisset interpretatus. Secundum hunc Simonides, et patricius Lydus et Andronicus e Caria. (Zosim., Histor ., lib. IV. p. 65 ; Basileae. - N.d.A.)] . Valens était tyran par faiblesse, Valentinien par colère. Deux ourses, l'histoire en dit le nom, Inoffensive et Paillette dorée , avaient leurs loges auprès de la chambre à coucher de Valentinien ; il les nourrissait de chaire humaine. Inoffensive , bien méritante, fut rendue à ses forêts [Micam aurcam et Innocentiam : cultu ita curabat enixo, ut earum caveas prope cubiculum suum locaret... Innocentiam denique, post multas quas ejus laniatu cadaverum viderat sepulturas,ut bene meritam in sylvas abire dimisit. (Amm.Marcell., lib. XXIX, cap. III. - N.d.A.)] . L'empereur d'Occident gâtait de grandes qualités par un tempérament cruel : il ordonnait le feu pour les moindres fautes. Milan eut des victimes qui prirent de leur injuste condamnation le nom d' innocents . Tout débiteur insolvable était mis à mort. Le prévenu récusait-il un juge, c'était à ce juge qu'on le renvoyait [Amm. Marcell., lib. XXVII, cap. VII ; lib. XXIX, cap. III ; lib. XXX, cap. VIII. (N.d.A.)] . Vous êtes frappés de cet arbitraire de supplices qui souille les annales de Rome ; le genre de peines à appliquer semble abandonné au caprice des magistrats et des particuliers : la loi criminelle chez les Romains était fort inférieure à la loi civile. Nous ne faisons pas assez d'attention aux améliorations évidemment apportées dans les lois par la mansuétude du Christ. Accoutumés que nous sommes à lire des faits atroces, quand nous voyons des hommes déchirés avec des ongles de fer, exposés nus et frottés de miel à la piqûre des mouches, torturés comme les prisonniers de guerre des Iroquois par l'ordre d'un juge ou la vengeance d'un simple créancier, nous ne nous demandons pas comment cela arrivait chez les nations civilisées de l'ancien monde, et comment cela n'arrive plus chez les nations civilisées du monde moderne. Le progrès si lent de la société ne suffit pas pour rendre compte de ces changements ; il faut reconnaître une cause plus prompte, plus efficace, plus générale : cette cause est l'esprit du christianisme. Le sang des empereurs païens se retrouve dans les cruautés de Valentinien ; le caractère des empereurs chrétiens dans les lois qui ordonnent des médecins pour les pauvres, et qui défendent l'exposition des enfants [ Cod. Theod ., t. III, lib. VIII, p. 34. (N.d.A.)] : honneur à la bénignité évangélique à qui l'on doit l'abolition d'une coutume qu'autorisaient les législations les plus fameuses de l'antiquité ! Parmi les lois de Valens et de Valentinien, je dois vous signaler encore l'institution des écoles, modèles de nos universités : l'éducation publique expira avec la liberté publique ; les collèges modernes eurent leur origine lointaine dans les siècles de décadence et d'esclavage de l'empire romain. Valentinien donna aux villes des défenseurs officieux [ Cod. Theod ., t. IX, lib. I, p. 197. (N.d.A.)] , sorte de magistrats élus par le peuple [ Cod. Just ., t. IV, lib. I et II, p. 166. (N.d.A.)] : d'où il arriva que les Eglises, devenues des espèces de municipes, eurent à leur tour des défenseurs qui se transformèrent en champions dans le moyen âge. La liberté politique s'était changée en privilège de bourgeoisie : on voit partout les empereurs adresser des lettres et des rescrits aux communes des diverses provinces de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie. En suivant la série des institutions le Code à la main, on remarque, avec une admiration reconnaissante, que le travail des princes chrétiens tend surtout à l'adoucissement des inflictions criminelles et à la réforme des moeurs : les enfants des suppliciés retrouvent les biens paternels ; des règlements améliorent le sort des pauvres et des esclaves, multiplient les cas de liberté ; les vices abominables chantés par les poètes, et protégés des magistrats, sont punis. En un mot, c'est dans le recueil des lois romaines qu'il faut chercher la véritable histoire du christianisme, bien plus que dans les fastes de l'empire. Valentinien accorda le libre exercice du culte à ses sujets, et ne prit aucun parti dans les querelles religieuses [Bav., ann. 371 ; Symm., lib. X, epist. 54. (N.d.A.)] : il se crut d'autant plus autorisé à cette tolérance, qu'il s'était montré chrétien indépendant sous Julien. Cependant il défendit aux païens les sacrifices, et les assemblées aux manichéens et aux donatistes. Il mit aussi des bornes à l'accroissement des richesses de l'Eglise et à la multiplication des ordres monastiques : il fut défendu au clergé d'admettre à la cléricature les propriétaires hommes du peuple et les décurions des villes, à moins que ceux-ci n'abandonnassent leurs biens ou à la municipalité dont ils étaient membres ou à quelques-uns de leurs parents [ Cod. Theod ., t. I, lib. LIX, p. 405. (N.d.A.)] . Il fut également défendu au même clergé d'accepter des legs testamentaires. Déjà le pouvoir et la fortune avaient amené la corruption : Damas disputa le siège de Rome à Ursin ; on en vint aux mains [Damasius et Ursinus, supra humanum modum ad rapiendam episcopatus sedem ardentes, scissis studiis asperrime conflictabantur, adusque mortis vulnerumque discrimina adjumentis utriusque processis... Uno die centum tringenta septem reperta cadavera peremptorum. (Amm. Marcell., lib. XXVII, cap. III, p. 481 ; Parisiis, 1677. - N.d.A.)] ; cent trente-sept morts furent trouvés le matin dans la basilique de Sicinius, aujourd'hui Sainte-Marie- Majeure. Valentinien avait eu de sa première femme, Severa, un fils nommé Gratien, qu'il éleva à Amiens, le 24 août 367, au rang d'auguste, sans le créer d'abord césar, selon l'usage. On a cherché la raison de cette innovation : elle est évidente. Il y avait maintenant deux empires ; Gratien, âgé de huit ans, n'était plus un césar ou un général nommé pour défendre une partie de l'Etat, c'était un héritier qui devait succéder à la souveraineté de son père. Valentinien répudia Severa et épousa Justine, Sicilienne d'origine ; elle aurait, selon Zosime, été mariée d'abord au tyran Magnence. Justine était arienne, mais elle ne déclara son hérésie qu'après la mort de Valentinien. Elle donna à l'empereur un fils, qui fut Valentinien II, et trois filles, Justa, Grata et Galla ; celle-ci devint la seconde femme de Théodose le Grand. Les Quades et les Sarmates, justement irrités de la trahison des Romains, qui après avoir attiré leur roi Gabinus à une entrevue l'avaient massacré, ravageaient l'Illyrie ; Valentinien accourt avec les forces de la Gaule ; il meurt subitement à Bergetion [17 novembre 375. (N.d.A.)] , d'un accès de colère, dans une audience qu'il donnait aux députés des Quades suppliants. Mallobaud ou Mellobaud, chef d'une tribu de Franks, avait obtenu un commandement sous Valentinien, et s'était distingué par ses gestes militaires : à la mort de l'empereur il entreprit avec Equitius, comte d'Illyrie, de faire prévaloir les droits de Valentinien, fils de Justine, sur ceux de Gratien (Valens, Gratien, emp. ; Damas, pape. An de J.-C. 376-378.), fils de Severa. Valentinien II fut en effet proclamé empereur, mais son frère Gratien, déjà auguste, au lieu de s'en offenser, reconnut l'élection. Valentinien eut dans son partage l'Italie, l'Illyrie et l'Afrique ; Gratien garda les Gaules, l'Espagne et l'Angleterre, peut-être même n'y eut-il pas de véritable partage. Ce qu'il y a de certain, c'est que Gratien gouverna seul l'Occident jusqu'à sa mort, Valentinien n'étant encore qu'un enfant sous la tutelle de sa mère. Valens n'approuvait pas ces arrangements paisibles entre ses jeunes neveux ; mais les mouvements des Goths arrêtèrent son intervention dans des affaires d'une moindre importance. Mis en possession de l'empire d'Orient par Valentinien Ier, Valens avait eu dès les premiers jours de son règne des épreuves à subir. Procope, commandant de l'armée de Mésopotamie, prit la pourpre dans Constantinople même, par l'autorité de deux cohortes gauloises. Voulant légitimer son usurpation, il épousa Faustine, veuve de l'empereur Constance ; elle avait une fille âgée de cinq ans, dans laquelle les légions voyaient le dernier rejeton de la race de Constantin. La révolte de Procope dura peu ; ses soldats l'abandonnèrent à la voix de leurs capitaines, qui gardèrent leur foi. Procope, trahi, fut traîné au camp de l'empereur d'Orient et décapité. Valens soutint faiblement contre Sapor les rois d'Arménie et d'Ibérie. On remarque dans cette guerre les aventures de Para, roi d'Arménie, monarque fugitif comme tant d'autres, protégé d'abord des Romains, ensuite égorgé par eux dans un repas. Les Goths, restés fidèles à la famille de Constantin, s'étaient déclarés contre Valens en faveur de Procope, mari de la veuve de Constance. Valens remporta quelques avantages sur ces barbares. Une paix fut le résultat de ces avantages, et six ans après les Huns précipitèrent les Goths sur l'empire. L'arianisme était la religion de Valens : il persécuta les catholiques, qu'il appelait les athanasiens ; saint Basile était devenu leur chef après la mort de saint Athanase. A ce grand homme de solitude et de charité est due la fondation du premier de ces monuments élevés aux misères humaines ; monuments qui font la gloire éternelle du christianisme. Les moines, presque tous catholiques, s'étaient accrus par l'esprit et le malheur de leur temps. Valens les fit enlever à main armée ; on les força de s'enrôler dans les légions, et quand ils résistèrent on les massacra. Nous arrivons au fameux événement qui hâta la chute de l'ancien monde. Depuis leurs expéditions maritimes, les Goths, en paix avec les Romains, s'étaient multipliés dans les forêts : ils avaient assujetti autour d'eux les autres peuplades barbares. Hermanric, roi des Ostrogoths et de la noble race des Amali, devint conquérant à l'âge de quatre-vingts ans ; à cent dix ans il allait encore au combat, et restait le seul contemporain de sa gloire [Jorn., cap. XXII. (N.d.A.)] . Il conquit les Hérules et les Venèdes. Sa puissance s'étendait dans les bois et sur les hordes des bois, du Pont-Euxin, de la Baltique, derrière les tribus saxonnes, allamanes, franques, bourguignonnes et lombardes, plus rapprochées des rives du Rhin : le Danube séparait l'empire sauvage des Goths de l'empire civilisé des Romains. Les Visigoths, réunis aux Ostrogoths leur avaient cédé la prééminence ; leurs chefs, parmi lesquels se distinguaient Athanaric, Fritigern et Alavius, avaient quitté le nom de rois pour descendre ou pour monter à celui de juges [Jorn., cap. XXII. (N.d.A.)] . Telles étaient devenues les nations gothiques aux frontières de l'empire d'Orient, lorsque tout à coup un bruit se répand : on raconte qu'une race inconnue a traversé les Palus-Méotides. La présence des Huns fut annoncée par un tremblement de terre qui secoua presque tout le sol du monde romain et fit pencher sur la tête d'Hermanric sa couronne séculaire. Les Huns étaient la dernière grande nation mandée à la destruction de Rome ; les autres nations avaient fait une halte pour les attendre ; ils venaient de loin. A peine avaient-ils paru qu'on entendit parler des Lombards, dernier flot de cet océan. Un nouveau système historique fait descendre les Huns des peuples ouralo- finnois. Dans ce système, fondé sur une meilleure critique, une connaissance plus avancée des peuples et des langues de l'Asie et de l'Europe septentrionale, on suit cependant avec moins de facilité la marche et les progrès des soldats futurs d'Attila. Dans l'ancien système, que Gibbon a adopté, il est plus aisé de se reconnaître. En rejetant de la primitive monarchie des Huns la partie confuse et romanesque, laissant de côté ce qu'ont pu faire ou ne pas faire les Huns au nord de la muraille de la Chine, 1210 ans avant l'ère vulgaire, négligeant leur invasion de la Chine, leur défaite par l'empereur Voulé, de la dynastie des Huns, on trouve qu'au temps de la mission du Christ deux divisions des Huns s'avancèrent dans l'Occident, l'une vers l'Oxus, l'autre vers le Volga : celle-ci se fixa au bord oriental de la mer Caspienne, et fut connue sous le nom des Huns blancs ; ils eurent de fréquents démêlés avec les Perses. L'autre division des Huns pénétra avec difficulté au Volga, conserva ses moeurs en augmentant sa force par des alliances volontaires, des adjonctions de peuples conquis, et par l'habitude des combats : cette division subjugua les Alains : la plus grande partie des vaincus entra dans les rangs des vainqueurs, tandis qu'une colonie indépendante des premiers alla se mêler aux races germaniques et s'associer à leur guerre contre l'empire [Deguignes, Gibbon, Jornandès, Ammien Marcellin, etc. (N.d.A.)] . Les Huns parurent effroyables aux barbares eux-mêmes : quand ils eurent franchi les Palus-Méotides, ils se trouvèrent en présence des tributaires de la puissance d'Hermanric. Les deux monarchies des Huns et des Goths, l'une composée de sauvages à cheval, l'autre de sauvages à pied, c'est-à-dire les deux races scythe et tartare, se heurtèrent. Les Goths étaient divisés ; Hermanric, abusant du pouvoir, avait fait écarteler la femme d'un chef rhoxolan qui s'était retiré de lui [Dum enim quamdam mulierem Sanielh nomine, pro mariti fraudulento discessu, rex, furore commotus, equis ferocibus illigatam, incitatisque cursibus per diversa divelli praecepisset, fratres ejus, Sarus et Ammius, Germanae obitum vindicantes, Ermanarici latus ferro petierunt. (Jornand., De Reb. Geticis , cap. XXIV, p. 70-71 ; Lugduni Batavorum. - N.d.A.)] . Les frères de cette femme la vengèrent en poignardant Hermanric, vainement cuirassé d'un siècle, et à qui cent dix années avaient encore laissé du sang dans le coeur : il ne resta pas sous le coup. Balamir, roi des Huns, profita de cet événement ; il attaqua les Ostrogoths, qui furent abandonnés des Visigoths ; Hermanric, impatient de la douleur que lui causait sa blessure, et encore plus tourmenté de la ruine de son empire, mit fin à des jours que la mort avait oubliés [Inter haec Ermanaricus, tam vulneris dolorem quam etiam incursiones Hunnorum non ferens, grandaevus et plenus dierum, centesimo decimo anno vitae suae defunctus est. (Jorn., cap. XXIV. - N.d.A.)] . Withimer, chargé après lui du gouvernement, en vint avec les Huns et les Alains à une bataille dans laquelle il fut tué [Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. III. (N.d.A.)] . Saphrax et Alathaeus sauvèrent le jeune roi des Ostrogoths, Witheric, et conduisirent les débris indépendants de leurs compatriotes sur les bords du Niester. Cependant les Visigoths, séparés des Ostrogoths, s'étaient retirés chez les Gépides, leurs alliés ; ils y furent poursuivis par les Huns. Un corps de cavalerie tartare passa le Niester à gué pendant la nuit, au clair de la lune : Athanaric, juge des Visigoths, qui défendait les bords de la rivière parvint à gagner des hauteurs avec son armée ; il s'y voulait fortifier, mais les Visigoths se précipitent vers le Danube, envoient des ambassadeurs à Valens, et le conjurent de leur accorder la Mésie inférieure pour asile : ils offraient d'embrasser la religion chrétienne. " Valens, dit Jornandès, dépêcha des évêques hérésiarques aux Visigoths, et fit de ces suppliants des sectateurs d'Arius au lieu de disciples de Jésus-Christ. Les Visigoths communiquèrent le venin aux Gépides leurs hôtes, aux Ostrogoths leurs frères, ils se répandirent dans la Dacie, la Thrace, la Mésie supérieure, et tous les Goths se trouvèrent ariens [Et ut fides uberior illis haberetur, promittunt se, si doctores linguae suae donaverit, fieri christianos... Sic quoque Vesegothae a Valente imperatore ariani potius quam christiani effecti. De caetero, tam Ostrogothis quam Gepidis parentibus suis, per affectionis gratiam evangelizantes, hujus perfidiae culturam edocentes, omnem ubique linguae hujus nationem ad culturam hujus sectae invitavere. Ipsi quoque (ut dictum est) Danubium transmeantes Daciam, ripensem Moesiam, Thraciasque permissu principis insedere. (Jorn., cap. XXV. - N.d.A.)] . " L'historien se trompe : tous les Goths sans doute n'étaient pas encore chrétiens en 376, mais ils avaient déjà reçu les semences de la foi. Théophile, au concile de Nicée, est appelé l'évêque des Goths [Socrat., lib. II, cap. XVI. (N.d.A.)] ; ceux-ci avaient un petit sanctuaire catholique à Constantinople. Vers l'an 325, Audius, chef d'un schisme, fut banni par Constantin en Scythie ; il pénétra chez les Goths, y prêcha l'Evangile, et établit dans leur pays des vierges, des ascètes et des monastères [Sulp. Sev., lib. XVI, n. 42 ; Epiph., Hoer ., LXX, n. 9, 14. (N.d.A.)] . Les Goths mêmes avaient exercé de grandes cruautés dans la persécution arienne de 372, et ce fut le célèbre évêque Ulphilas que ce peuple fugitif députa, en 376, à Constantinople [Sozom., lib. VI, cap. XXXVII. (N.d.A.)] . Fritigern et Alavivus commandaient les Visigoths qui tendaient les mains à Valens : Athanaric, suivi de quelques compagnons, ne voulut point paraître sur les terres de l'empire en qualité de parjure ou de suppliant, et se retira dans les forêts de la Transylvanie. Valens, bigot sectaire, se croyait un profond politique ; il acquiesça à la demande des Visigoths ; il se félicitait de cantonner sur les frontières de ses Etats des guerriers qui promettaient de le défendre et de se faire ariens. Il les voulut tous, même ceux qui pouvaient être attaqués d'une maladie mortelle [Et navabatur opera diligens, ne qui romanam rem eversurus derelinqueretur vel quassatus morbo letali. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. IV. - N.d.A.)] ; mais il attacha deux conditions à son bienfait : les Visigoths eurent ordre de livrer leurs enfants et leurs armes ; leurs enfants comme otages, et leurs armes comme vaincus. Et Valens prétendait que ces bras désarmés se lèveraient pour protéger sa tête ! Les Visigoths se soumirent. Le Danube était enflé par des pluies. On assembla une multitude de barques, de radeaux, de troncs d'arbres creusés, et l'on vit, par la permission de Dieu, les Romains occupés nuit et jour à transporter dans l'empire les destructeurs de l'empire. Des commissaires désignés à cet effet essayèrent de compter les barbares à leur passage d'une rive du Danube à l'autre ; mais ils furent obligés de renoncer au dénombrement [Proinde permissu imperatoris transeundi Danubium copiam colendique adepti Thraciae partes, transfretabantur in dies et noctes, navibus ratibusque et cavatis arborum alveis agminatim impositi... Ita turbido instantium studio orbis romani pernicies ducebatur. Illud sane neque obscurum est neque incertum, infaustos transvehendi barbaram plebem ministros numerum ejus comprehendere calculo saepe tentantes, conquievisse frustratos. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. IV. - N.d.A.)] . Ammien Marcellin, citant deux vers de Virgile, prétend qu'on aurait plutôt compté les sables que le vent du midi soulève sur les rivages de la Libye. Une évaluation moins poétique porte l'émigration des Visigoths à un million d'individus. Les enfants mâles des familles les plus distinguées furent séparés de leurs pères ; on les distribua dans différentes provinces : les habitants de ces provinces étaient étonnés des brillantes parures et de la beauté martiale des jeunes exilés. Quant aux armes, elles ne furent point livrées ; les Visigoths arrivaient avec les tributs qu'ils avaient jadis reçus et les anciennes richesses qu'ils avaient enlevées aux Romains ; on les crut opulents parce qu'ils étaient chargés de dépouilles ; pour garder du fer, ils soûlèrent la cupidité des officiers de Valens avec des tapis, des tissus précieux, des esclaves et des troupeaux. A ceux qui préférèrent un autre lucre, ils prostituèrent leurs filles [Zosim. (N.d.A.)] ; ils vendirent leur honneur pour acheter un empire, sûrs qu'avec leurs épées ils feraient bientôt passer les filles des césars dans le lit des Goths. Les Ostrogoths, conduits par Saphrax et Alathaeus, qui avaient sauvé Witheric, se présentèrent à leur tour sur la rive septentrionale du Danube, et sollicitèrent inutilement la faveur obtenue par leurs compatriotes : la peur commençait chez les Romains. Les Visigoths s'avancèrent dans les Thraces. On s'était chargé de les nourrir ; on ne les nourrit point : on leur fournit de la chair infecte de chien et d'autres animaux morts de maladie ; un pain coûtait un esclave, un agneau six livres d'argent. Après leurs esclaves ils n'eurent plus à livrer que le reste de leurs enfants [Coeperunt duces (avaritia compellente) non solum ovium boumque carnes, verum etiam canum et immundorum animalium, morticina eis pro magno contradere : adeo ut quodlibet mancipium in unum panem aut decem libras in unam carnem mercarentur. (Jorn., cap. XXVI. - N.d.A.)] . On fit (parce qu'enfin Rome devait périr) d'un million d'alliés un million d'opprimés : la reconnaissance finit où l'injustice commence. Les Ostrogoths, cessant de prier, passèrent le Danube, et se trouvèrent ennemis et indépendants sur le territoire romain. Fritigern, chef des Visigoths, forma des liaisons secrètes avec les nouveaux émigrants, et s'efforça de réunir les Goths dans le même intérêt. Maxime et Lupicinus, généraux de Valens, avaient alors le commandement dans les Thraces : ils étaient, par leur avarice et leur faiblesse, la première cause de tous ces malheurs. La discorde éclata à Marcianopolis, capitale de la basse Mésie, à soixante-dix milles du Danube : Lupicinus avait invité les chefs des Goths à un repas, dans le dessein de les faire assassiner ; les gardes de ces chefs, restés aux portes de la ville, se prirent de querelle avec les soldats romains ; leurs clameurs pénétrèrent jusqu'à la salle du festin. Fritigern et ses amis tirent leurs épées, s'ouvrent un passage à travers la foule, sortent de la ville et ont le bonheur d'échapper [Amm. Marcell., lib. XXXI ; Jorn., cap. XXVI. (N.d.A.)] . " Ce jour-là, dit Jornandès, ôta la faim aux Goths et la sûreté aux Romains : les premiers ne se regardèrent plus comme des vagabonds et des étrangers, mais comme des citoyens et comme des seigneurs de l'empire [Illa namque dies Gothorum famem Romanorumque securitatem ademit : coeperuntque Gothi jam non ut advenae et peregrini, sed ut cives et domini, possessoribus imperare. (Jorn., cap. XXVI. - N.d.A.)] . " Lupicinus, se fiant à la discipline des légions et à la supériorité de leurs armes, attaqua les Goths : ceux-ci déployant leur bannière firent entendre le lamentable son de cette corne célèbre dans le récit de leurs combats, et à la ronflée de laquelle devait s'écrouler le Capitole [Rauca cornua(Claudian., in Ruf .) Auditisque triste sonantibus. (Amm. Marcell., lib. XXXI. - N.d.A.)] ; les Romains furent vaincus. Une troupe de Goths, avant la migration générale de ces peuples, était entrée au service de Valens, sous la conduite de Suérid et de Colias ; attaquée par les habitants mutinés d'Andrinople, elle les repoussa, et alla rejoindre le grand corps de ses compatriotes. Fritigern franchit l'Elémus, et mit le siège devant Andrinople, qu'il ne put prendre. Les ouvriers employés aux mines du Rhodope se révoltent, se réfugient chez les barbares, et leur servent ensuite de guides aux réduits les plus secrets des Romains. Les Goths délivrent leurs enfants captifs [Eo maxime adjumento praeter genuinam erecti fiduciam, quod confluebat ad eos in dies ex eadem gente multitudo, dudam a mercatoribus venumdati, adjectis plurimis quos primo transgressu necati inedia, vino exili vel panis frustis mutavere vilissimis. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. VII. - N.d.A.)] , qui leur racontent ce qu'ils ont à souffrir de la lubricité et de la cruauté de leurs maîtres. Une partie des Huns et des Alains font alliance avec les Goths. Alors Valens songe à porter remède au mal qu'il avait fait ; il retire les légions d'Arménie, et demande des secours au jeune empereur Gratien, qui venait de succéder à Valentinien, son père : Richomer, comte des domestiques, est dépêché à Valens avec les légions gauloises. Une première armée romaine, sous les ordres de Trajan et Profuturus, s'approcha des Visigoths campés vers l'embouchure méridionale du Danube, à soixante milles au nord de Tome, exil d'un poète : Fritigern fait élever des feux pour rappeler ses bandes répandues dans le plat pays. Les Visigoths se lient d'un serment terrible, et entonnent les chants à la gloire de leurs aïeux ; les Romains y répondirent par le barritus , cri militaire commencé presque à voix basse, allant toujours grossissant, et finissant par une explosion effroyable [Et Romani quidem voci undique martia concinentes, a minore solita ad majorem protolli, quam gentilitate appellant barritum, vires validas erigebant. (Amm. Marcell., lib., XXXI, cap. VII. - N.d.A.)] . La bataille de Salices, qui a pris son nom des arbres paisibles sous lesquels elle fut donnée, dura la journée entière, et la victoire resta indécise. Les Visigoths rentrèrent dans leur camp. Les Romains n'osèrent renouveler le combat, et résolurent d'enfermer les barbares dans ce coin de terre entre le Danube, la mer Noire et le mont Hémus. Les Ostrogoths et le parti des Huns et des Alains avec lequel Fritigern s'était ménagé une alliance les dégagèrent. Valens, suspendant sa guerre contre les moines, partit enfin d'Antioche avec une seconde armée. Arrivé à Constantinople, il maltraita le général Trajan, ami de saint Basile. Au bout de quelques jours il sortit de la capitale de l'Orient, chassé par le mépris populaire et les clameurs de la foule, qui le pressait de marcher à d'autres ennemis [Venit Constantinopolim, ubi moratus paucissimos dies, seditione popularium pulsatus, etc. (Amm., lib. XXXI, p. 689 ; Parisiis, 1677. - N.d.A.)] . Le moine Isaac sort de sa cellule, voisine des chemins où passait l'empereur ; il s'avance, au devant de lui, et lui crie : " Où vas-tu ? Tu as fait la guerre à Dieu, il n'est plus pour toi. Cesse ton impiété, ou ni toi ni ton armée ne reviendront. " L'empereur dit : " Qu'on le mette en prison. Faux prophète, je reviendrai, et je te ferai mourir. " Isaac répondit : " Fais-moi mourir si tu me trouves en mensonge. " Le moine [Que pergis, imperator, qui Deo bellum intulisti, nec eum habes adjutorem ? Desine ergo bellum inferre ei... Nam neque reverteris, et exercitum praeterea amittes... Ad haec imperator, ira percitus : Revertar, inquit, teque interficiam, et falsi vaticinii poenas a te exigam. Tum ille, minas neutiquam reformidans : Interfice, inquit, si in verbis meis mendacium fuerit deprehensum. (Theodor. Episcop. ; Cyr., Eccles. hist ., lib. IV, p. 195 ; Parisiis, 1673. - N.d.A.)] chrétien remplaçait le philosophe cynique : il n'en différait que par les moeurs. Les Goths, après avoir encore une fois saccagé la Thrace et franchi l'Hémus, inondaient les environs d'Andrinople. Frigerid, général de Gratien, avait défait quelques alliés des Goths, entre autres les Taïfales, barbares débauchés dont les prisonniers furent transportés sur les terres abandonnées de Parme et de Modène [Cum... trucidasset omnes ad unum... vivos omnes circa Mutinam, Regiumque et Parmam, italica oppida, rura culturos exterminavit. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. IX. - N.d.A.)] . Sébastien, maître général de l'infanterie de Valens, s'était occupé à rétablir la discipline dans un corps particulier ; ce corps avait eu l'avantage sur un nombreux parti d'ennemis. Enivré de ses succès, Valens s'apprête à triompher des peuples gothiques, et s'établit dans un camp fortifié sous les murs d'Andrinople. Richomer, accouru de l'Occident, vient annoncer à Valens que son neveu, vainqueur des Allamans, s'avance pour le soutenir. En même temps un évêque envoyé par Fritigern, politique aussi rusé que général habile, se présente chargé d'humbles paroles et de soumissions. Il proteste publiquement de la fidélité des Goths, qui, selon lui, ne demandent qu'à paître leurs troupeaux dans la Thrace déserte ; mais par des lettres secrètes Fritigern presse l'empereur de marcher [Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. XII. (N.d.A.)] , l'assurant que la seule terreur de son nom obligera les Goths à se soumettre. Valens, jaloux de la renommée de Gratien, ne veut point attendre un jeune prince qui pourrait ravir ou partager l'honneur de la victoire : il lève son camp le 9e d'août l'an 378. Le trésor militaire et les ornements impériaux furent laissés dans Andrinople. A huit milles de cette ville on découvrit rangés en cercle les chariots des barbares. Les Romains firent tristement leurs dispositions militaires, aux lugubres clameurs des Goths [Atque, ut mos est, ululante barbara plebe ferum et triste, Romani duces aciem struxere. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. XII. - N.d.A.)] : les Goths, pareillement étonnés du bruit des armes et du retentissement des boucliers que frappaient les légionnaires, envoyèrent proposer la paix ; leur cavalerie, sous la conduite d'Alathaeus et de Saphrax, n'était point encore arrivée. Valens s'obstine à ne vouloir entendre que des négociateurs d'un rang élevé : le soldat romain s'épuise sous la chaleur du jour qu'augmentait un vaste embrasement : le feu avait été mis aux herbes et aux bois desséchés des campagnes [Miles fervore calefactus aestivo, siccis faucibus commarceret relucente amplitudine camporum incendiis, quos lignis nutrimentisque aridis subditis, ut hoc fieret, iidem hostes urebant. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. XII. - N.d.A.)] . Fritigern demande à son tour pour traiter un homme de distinction ; Richomer s'offre, et part du consentement de Valens, à qui le coeur commençait à faillir. A peine approchait-il des retranchements ennemis, que les sagittaires et les scutaires engagent le combat. La cavalerie des Goths revenait alors renforcée d'un corps d'Alains : sans laisser le temps à Richomer de remplir sa mission, elle se précipite sur les troupes impériales. Les deux armées se choquèrent ainsi que des proues de vaisseaux, dit Ammien [Deinde collisae in modum rostrorum navium acies. (Amm. Marcell., lib. XXXI, c. XIII. - N.d.A.)] . L'aile gauche des légions poussa jusqu'aux chariots ; mais, abandonnée de sa cavalerie, elle fut accablée sous le nombre des barbares, qui tombèrent sur elle comme un énorme éboulement de terre [Sicut ruina aggeris magni oppressum atque dejectum est. (Amm. Marcell., lib. XXXI, c. XIII. - N.d.A.)] . Les soldats romains s'arrêtent ; serrés les uns contre les autres, ils manquent d'espace pour tirer l'épée ; jamais plus grand danger ne menaça leurs têtes sous un ciel où la splendeur du jour était éteinte [Diremit haec nunquam pensabilia damna (quae magno rebus stetere romanis) nullo splendore lunari nox fulgens. (Amm. Marcell., lib. XXXI, c. XIII. - N.d.A.)] . Dans ce chaos, Valens, saisi de frayeur, saute par-dessus des monceaux de morts, et se réfugie dans les rangs des lanciers et des matiaires, qui se défendaient encore. Les généraux Trajan et Victor cherchent vainement la réserve formée des soldats bataves : les chemins étaient obstrués des cadavres des chevaux et des hommes. L'empereur, à l'approche de la nuit, fut tué d'une flèche ; d'autres disent qu'il fut porté blessé avec quelques eunuques dans la maison d'un paysan. Les Goths survinrent ; trouvant cette maison barricadée, et ignorant qui elle renfermait, ils l'incendièrent [Unde quidam de candidatis per fenestram lapsus, captusque a barbaris, prodidit factum, et eos moerore afflixit, magna gloria defraudatos quod romanae rei rectorem non cepere superstitem. (Amm. Marcell., lib. XXXI, c. XIII. - N.d.A.)] . Valens périt au milieu des flammes. " Il fut brûlé avec une pompe royale, dit Jornandès, par ceux qui lui avaient demandé la vraie foi, et qu'il avait trompés, leur donnant le feu de la géhenne au lieu du feu de la charité [Cum regali pompa crematus est, haud secus quam Dei prorsus judicio, ut ab ipsis igne combureretur quos ipse veram fidem petentes in perfidiam declinasset et ignem charitatis ad gehennae ignem detorsisset. (Jorn., cap. XXVI. - N.d.A.)] . " Les deux généraux Trajan et Sébastien ; Valérien, grand-écuyer ; Equitius, maire du palais ; Potentius, tribun des Promus ; trente-cinq autres tribuns et les deux tiers de l'armée romaine restèrent sur la place. Selon l'auteur déjà cité, l'histoire n'offre point de bataille où le carnage ait été aussi grand, excepté celle de Cannes [Amm. Marcell., lib. XXXI, c. XIII. (N.d.A.)] . Les Goths livrèrent l'assaut à Andrinople, qu'ils manquèrent : descendus jusqu'à Constantinople, ils admirèrent les édifices pyramidant au-dessus des murailles qui mettaient la ville à l'abri : leur destin fut de voir Constantinople et de prendre Rome ; entre ces deux bornes, le monde civilisé était la lice ouverte à leurs courses. Epouvantés de l'action d'un Sarrasin [J'en parlerai ailleurs. (N.d.A.)] , ils rebroussèrent vers l'Hémus, forcèrent le pas de Suques, et se répandirent sur un pays fertile jusqu'au pied des Alpes Juliennes. Les lieux d'où s'était écoulée cette multitude n'offrirent plus que l'aspect d'une grève déserte et ravagée, quand le flux qui avait apporté des tempêtes et des vaisseaux s'est retiré. Libanius composa l'oraison funèbre de Valens et de son armée : " Les pluies du ciel ont effacé le sang de nos soldats, mais leurs ossements blanchis sont restés, témoins plus durables de leur courage. L'empereur lui-même tomba à la tête des Romains. N'imputons pas la victoire aux barbares ; la colère des dieux est la seule cause de nos malheurs. " Libanius se souvenait de Julien. Ammien, qui termine son ouvrage à la mort de Valens, cherche à rassurer les Romains sur les succès des Goths : il rappelle les différentes invasions des barbares depuis celle des Cimbres, afin de prouver qu'elles n'ont jamais réussi : cette digression de l'historien montre mieux que tout ce que je pourrais dire la frayeur des peuples et les pressentiments de l'avenir. Ce même Ammien raconte (et ce sont presque les dernières lignes de ce soldat grec de la ville d'Antioche, qui écrivait en latin ses souvenirs dans la ville de Rome), ce même Ammien raconte que le duc Julien, commandant au delà du Taurus, ordonna, par lettres secrètes, de massacrer à jour fixe et heure marquée les Goths dispersés dans les provinces de l'Asie " Par ce prudent artifice, l'Orient fut délivré sans bruit et sans combat d'un grand danger [Que consilio prudenti sine strepitu vel mora completo orientales provinciae discriminibus ereptae sunt magnis. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. XVI. - N.d.A.)] . " La leçon venait de Mithridate : elle ne profita ni au royaume de Pont ni à l'empire romain. Gratien vengea mieux Valens en élevant à la pourpre Théodose. Troisième discours II Deuxième partie La famille de Théodose (Gratien, Valentinien II, Théodose Ier emp. ; Damas Ier, Siricius, papes. An de J.-C. 379-395.) était espagnole comme celle de Trajan et d'Arien. Théodose ne sollicita point la puissance : il n'eut pour intrigue que sa renommée, pour protecteur que la nécessité. Il était exilé, et fils d'un père, grand général, injustement décapité à Carthage [Orose, p. 219. (N.d.A.)] ; il désirait paix et peu, et il eut guerre et richesse ; un empereur qui n'avait pas dix-neuf ans le fit son collègue. Sous Théodose, successeur de Valens en Orient, les Goths se divisèrent et se soumirent. Les Visigoths furent établis dans la Thrace, les Ostrogoths dans la Phrygie et dans la Lydie : introduits dans l'empire, ils n'en sortirent plus. Un parti, celui de Fravitta, païen de religion, voulait rester fidèle aux Romains ; un autre parti, celui de Priulphe ou d'Eriulphe, soutenait qu'on n'était pas obligé de garder la foi à des maîtres lâches et perfides. L'inimitié des deux chefs éclata dans un festin où Théodose les avait invités : Fravitta suivit Priulphe, qui quittait la table, et lui plongea son épée dans le ventre [Eunape, p. 21, c. d. ; Zos., p. 755 et 777. (N.d.A.)] . Gratien gouvernait l'Occident, tandis que son frère, Valentinien II, encore enfant, résidait en Italie. Le poète Ausone, qui professait l'hellénisme, avait eu part à l'éducation de Gratien [Ausone, p. 405. (N.d.A.)] , et saint Ambroise avait composé pour ce prince, qu'il appelle très-chrétien [Christianissime. (Ambr., De Fide , t. IV, p. 110. - N.d.A.)] , une instruction sur la Trinité. Gratien refusa de prendre la robe pontificale des idoles [Zos., lib. IV, p. 771, d. (N.d.A.)] , publia, ensuite rappela un édit de tolérance [Loi du 17 octobre 378, datée de Constantinople ; loi du 3 d'août 379, datée de Milan. ( Cod. Theod . - N.d.A.)] , et exempta les femmes chrétiennes de monter sur le théâtre [ Cod. Theod ., XV, tit. VII, lib. IV, p. 365. (N.d.A.)] . Le christianisme était un droit futur à la liberté et un privilège actuel de vertu. Gratien, préférant la chasse à tout autre plaisir, donnait sa confiance aux Alains de sa garde, particulièrement distingués comme chasseurs : les autres barbares à son service en conçurent une profonde jalousie. Mellobaudes, roi d'une tribu des Franks (ce Mellobaudes qui avait voulu faire reconnaître Valentinien II pour régner sous le nom d'un enfant), était devenu, à force de souplesse, le favori de Gratien. Alors Maxime, soldat ambitieux, se laissa proclamer auguste dans la Grande-Bretagne. Il fondit sur les Gaules, accompagné de trente mille soldats et suivi d'une population nombreuse qui se fixa en partie dans l'Armorique. Gratien, qui séjournait à Paris, prend la fuite, est arrêté par le gouverneur du Lyonnois, livré à Andragathius, général de la cavalerie de Maxime, et tué. Mellobaudes partagea le sort du maître qu'il avait peut-être trahi [Socr., lib. V ; Zos., lib. VII ; Pacat., Panegyr. ad Theod . (N.d.A.)] . L'empereur d'Orient toléra l'usurpation de Maxime. Théodose rendit en faveur de la religion catholique un édit fameux : cet édit ordonne de suivre la religion enseignée par saint Pierre aux Romains, de croire à la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, autorisant ceux qui professaient cette doctrine à se nommer catholiques [Loi du 28 de février 380, datée de Thessalonique. ( Cod. Theod ., XVI, tit. T, lib. II, p. 4 et 5. - N.d.A.)] . Cependant l'arianisme triomphait aux rives mêmes du Bosphore : Rome et Alexandrie repoussaient depuis quarante ans la communion des évêques et des princes de Constantinople ; la controverse occupait cette ville entière. " Priez un homme de vous changer une pièce d'argent, il vous apprendra en quoi le fils diffère du père ; demandez à un autre le prix d'un pain, il vous répondra que le fils est inférieur au père ; informez-vous si le bain est prêt, on vous dira que le fils a été créé de rien [Jortin, Remarques sur l'histoire ecclésiastique , t. IV, p. 71 (5 vol. in-8 o ; 1673), et Gibbon. (N.d.A.)] . " Saint Grégoire de Nazianze essaya de fonder à Constantinople une église catholique : il y fut attaqué, et la discorde divisa son troupeau. Théodose, après avoir reçu le baptême et publié son édit, enjoignit à Démophile, évêque arien, de reconnaître le symbole de Nicée ou de céder Sainte-Sophie et les autres églises à des prêtres de la foi orthodoxe. Grégoire fut installé dans la chaire épiscopale par Théodose en personne, au milieu de ses gardes. Mais les sanctuaires étaient vides, et la population arienne poussait des cris [Greg. Naz., De Vita sua , p. 21. (N.d.A.)] . Cette résistance amena la proscription de l'arianisme dans tout l'Orient, et un synode convoqué à Constantinople, l'an 382, confirma le dogme de la consubstantialité. L'intervention du pouvoir politique n'empêcha point saint Grégoire, fatigué, d'abdiquer son siège et d'aller mourir dans la retraite [Grec. Naz., De Vita sua , p. 21. (N.d.A.)] . Maxime, usurpateur des Gaules, aussi orthodoxe que Théodose, fut le premier prince catholique qui répandit le sang de ses sujets pour des opinions religieuses. Priscillien, évêque d'Avila, en Espagne, fondateur de la secte de son nom, fut exécuté à Trêves avec deux prêtres et deux diacres [Sulp. Sev., lib. II ; Oros., lib. VII, cap. XXXIV. (N.d.A.)] . Le poète Latronien et Euchrocia, veuve de l'orateur Delphidius, subirent le même sort. Les priscilliens étaient accusés de magie, de débauche et d'impiété. Saint Ambroise et saint Martin de Tours condamnèrent ces cruautés. Je vous ai dit que l'impératrice Justine, seconde femme de Valentinien Ier et mère de Valentinien II, était arienne. Elle entreprit d'ouvrir à Milan une église de sa confession ; Ambroise s'y opposa : des troubles s'ensuivirent. Le saint qui les avait excités par son zèle les calma par son autorité. Néanmoins, condamné à l'exil, il refusa d'obéir, et le peuple prit sa défense. La liberté individuelle commençait à renaître sous la protection de la liberté religieuse. Saint Augustin se trouvait parmi les disciples de saint Ambroise. Maxime, qui avait enlevé à Gratien les Gaules, la Grande-Bretagne et les Espagnes, entreprend de dépouiller Valentinien des provinces de l'Italie ; il trompe la cour de Milan, malgré la clairvoyance de saint Ambroise, et franchit les Alpes avant que Justine se doutât de ses projets ; elle n'eut que le temps de se sauver avec son fils. La population de Milan était catholique ; elle renonça facilement à la fidélité jurée à une princesse et à un enfant ariens. Saint Ambroise refusa toute communication avec Maxime [Zos., lib. IV, p. 767 ; Theodor., lib. V, cap. XIV, p. 724. (N.d.A.)] . Justine, arrivée à Thessalonique, implore le secours de Théodose ; il le lui promet, en lui faisant observer que le ciel lui infligeait le châtiment dû à son hérésie [Theodor., lib. V, cap. XV, p. 724. (N.d.A.)] . Valentinien avait une soeur appelée Galla ; cette soeur confirma dans le coeur de Théodose la résolution que lui inspirait la reconnaissance envers la famille de Gratien Ier. Théodose épouse Galla, et marche à la tête d'une armée de Romains, de Huns, d'Alains et de Goths, contre une armée de Romains, de Germains, de Maures et de Gaulois. Maxime, vaincu sur les bords de la Save, ne montra ni courage ni talent. Il se réfugia dans Aquilée, y fut pris, dépouillé des ornements impériaux, conduit au camp de Théodose, où sa tête tomba peu d'instants après sa couronne [Pacat., Panegyr. ad Theod ., pag. 280, inter veteres Panegyricos duodecimus. (N.d.A.)] . Un an avant la victoire de Théodose sur Maxime, la sédition d'Antioche avait eu lieu ; Libanius et saint Chrysostome nous en ont conservé le double récit. Théodose, bien qu'il eût prononcé une sentence terrible, se laissa toucher et pardonna : trois ans plus tard il ne montra pas la même indulgence pour Thessalonique. A Antioche on avait renversé les statues de l'empereur, de son père Théodose, de sa première femme Flacilla, de ses deux fils Arcadius et Honorius ; à Thessalonique le peuple avait égorgé Botheric, commandant de la garnison, en vindicte de l'emprisonnement d'un infâme cocher du cirque, épris de la beauté d'un jeune esclave de Botheric. Théodose donna l'ordre d'exterminer ce peuple ; ordre qu'il révoqua quand il était exécuté. La foule, appelée aux jeux du cirque, fut assaillie par des troupes cachées dans les édifices environnants. Un marchand avait conduit ses deux fils au spectacle ; entouré de meurtriers, il leur offre sa vie et sa fortune pour la rançon de ses fils : les soldats répondent qu'ils sont obligés de fournir un certain nombre de têtes, mais ils consentent à épargner une des deux victimes, et pressent le marchand de désigner celle qu'il veut sauver. Tandis que le père regarde en pleurant ses deux fils et qu'il hésite, les impatients barbares épargnent à sa tendresse l'horreur du choix : ils égorgent les deux enfants [Mercator quidam, pro duobus filiis qui comprehensi fuerant semetipsum offerens, rogabat ut ipse quidem necaretur, filii vero abirent incolumes : et pro hujus beneficii mercede quidquid habebat auri militibus pollicebatur. Illi calamitatem hominis miserati, pro altero ex filiis quem vellet supplicationem ejus admiserunt. Utrumque vero dimittere haud quaquam sibi tutum fore dixerunt, eo quod numerus deficeret. Verum pater cum ambos aspiceret flens et gemens neutrum ex duobus eximere valuit. Sed dubius ancepsque animi quoad interficerentur permansit, utriusque amore ex aequo flagrans. (Sozomeni Hist. eccles ., lib. VII, pag. 747 ; Parisiis,1678. - N.d.A.)] . Saint Ambroise apprend à Milan le massacre de Thessalonique ; il se retire à la campagne, et refuse de venir à la cour. Il écrit à l'empereur : " Je n'oserais offrir le sacrifice, si vous prétendez y assister. Ce qui me serait interdit pour le sang répandu d'un seul homme me serait-il permis par le meurtre d'une foule d'innocents [Offerre non audeo sacrificium, si volueris assistere : an quod in unius innocentis sanguine non licet in multorum licet ? (Ambr., epist. LI, n. 11. - N.d.A.)] ? " Théodose n'est point retenu par cette lettre ; il veut entrer dans l'église ; il trouve sous le portique un homme qui l'arrête ; c'est Ambroise : " Tu as imité David dans son crime, s'écrie le saint, imite-le dans son repentir [Secutus es errantem, sequere corrigentem. (Paul., in Vita Ambrosii , in t.I, Operum, pag. 62. - N.d.A.)] . " Huit mois s'écoulèrent ; l'empereur n'obtenait point la permission de pénétrer dans le saint lieu. " Le temple de Dieu, répétait-il, est ouvert aux esclaves et aux mendiants, et il m'est fermé ! " Ambroise demeurait inexorable ; il répondait à Rufin, qui le pressait : " Si Théodose veut changer sa puissance en tyrannie, je lui livrerai ma vie avec joie [Quod si imperium mutarit in tyrannidem, caedem quidem lubens excipiam (Theod., lib. V, cap. XVIII. - N.d.A.)] . " Enfin, touché du repentir de l'empereur, l'évêque lui accorda l'expiation publique ; mais en échange de cette faveur il obtint une loi suspensive des exécutions à mort pendant trente jours, depuis le prononcé de l'arrêt : belle et admirable loi, qui donnait le temps à la colère de mourir et à la pitié de naître ! sublime leçon qui tournait au profit de l'humanité et de la justice ! Si trente jours s'étaient écoulés entre la sentence de Théodose et l'accomplissement de cette sentence, le peuple de Thessalonique eût été sauvé [Ambr., De Ob. Theod ., cap. XXXIV ; Auc., De Civit, Dei , lib V, cap XXVI. Il y a dans le code Théodosien (lib. XIII, De Poen .) une loi semblable qui porte le nom de Gratien, datée du consulat d'Antoine et de Syagrius, 18 août 382. Ce ne peut être celle rendue en 390 par Théodose, sur la demande de saint Ambroise. Apparemment que la loi de Gratien n'était point exécutée. (N.d.A.)] . Dépouillé des marques du pouvoir suprême, l'empereur fit pénitence au milieu de la cathédrale de Milan. Prosterné sur le pavé, il implora la merci du ciel avec sanglots et prières [In templum ingressus, non stans, Dominum precatus est, nec genibus flexis, sed pronus humique abjectus, versum illum Davidis recitavit : " Adhaesit pavimento anima mea, vivifica me secundum verbum tuum. " (Theod., lib. V, Hist ., cap. XIV. - N.d.A.)] . Saint Ambroise, lui prêtant le secours de ses larmes, semblait être pécheur et tombé avec lui [Si quidem quotiescunque illi aliquis ad percipiendam poenitentiam lapsus suos confessus esset, ita flebat ut illum flere compelleret ; videbatur enim sibi cum jacente jacere. (Paul., in Vita Ambrosii , pag. 65. - N.d.A.)] . Cet exemple, à jamais fameux, apprenait au peuple que les crimes font descendre au dernier rang ce qu'il y a de plus élevé ; que la cité de Dieu ne connaît ni grand ni petit ; que la religion nivelle tout et rétablit l'égalité parmi les hommes. C'est un de ces faits complets, rares dans l'histoire, où les trois vérités, religieuse, philosophique et politique, ont agi de concert. A quelle immense distance le paganisme est ici laissé ! L'action de saint Ambroise est une action féconde, qui renferme déjà les actions analogues d'un monde à venir : c'est la révélation d'une puissance engendrée dans la décomposition de toutes autres. Théodose rétablit Valentinien III dans la possession de l'empire d'Occident, et retourna à Constantinople. Justine mourut. Arbogaste, élevé aux grandes charges militaires, s'empara de la maison du jeune prince : on a pu voir, à propos de Mellobaudes, que les Franks s'introduisirent dans toutes les affaires du palais et de l'Etat. Retenu quasi prisonnier à Vienne dans les Gaules par son hautain sujet, Valentinien fit connaître sa position à saint Ambroise et à Théodose ; mais il n'eut pas la patience d'attendre. Il mande Arbogaste, le reçoit assis sur son trône, et lui remet l'ordre qui le destitue de ses emplois. " Tu ne m'as pas donné le pouvoir, tu ne me le peux ôter, " dit le Frank en jetant le papier à terre [Nec imperium mihi dedisti, ait, nec auferre poteris ; discerptorque libello et in terram abjecto, discedebat. (Zos., pag. 83 ; Basileae. - N.d.A.)] . Valentinien saisit l'épée d'un de ses gardes pour s'en frapper ou pour en percer Arbogaste [Gladio ducem confodere voluit, et sibi ipsi manus inferre Valentinianus finxit. (Philost., lib. XI, cap. I, pag. 144 et 145. - N.d.A.)] . On le désarma : quelques jours après il fut trouvé étouffé dans son lit [Imperatori dormienti gulam fregerunt. (Socr., lib. V. C. XXV ; pag. 294. Zos., lib, VII, cap. XXII, pag. 739. - N.d.A.)] . Arbogaste dédaigna de revêtir la pourpre ; il en emmaillota un Romain, jadis son secrétaire, Eugène, professeur de rhétorique latine, et devenu garde-sac, place du palais [Grammaticus quidam, qui, cum litteras latinas docuisset, tandem in palatio militavit et magister scriniorum imperatoris factus est. - Ce n'est pas le scrinii magister de la chancellerie. (Socr., lib. V, pag. 240. - N.d.A.)] . Théodose se prépare deux années entières à venger Valentinien ; il envoie consulter Jean, solitaire de la Thébaïde, qui lui promet la victoire [Ruf., pag. 191 ; Theodor., pag. 738. (N.d.A.)] . Stilicon rassemble les légions avec Timasius ; les barbares auxiliaires joignent l'armée ; Alaric, le destructeur de Rome, se trouvait parmi les recrues de Théodose : la plupart des personnages qui devaient voir tomber la ville éternelle étaient maintenant sur la scène. Le soldat frank Arbogaste attendit sur les confins de l'Italie, avec son empereur Eugène, le soldat goth Alaric, qui venait avec son empereur Théodose. Premier choc sous les murs d'Aquilée ; dix mille Goths périssent avec Bacurius, général des Ibères. Théodose passa la nuit retranché sur les montagnes ; au lever du jour, il s'aperçut que sa retraite était coupée : il eut recours à un expédient souvent employé auprès des barbares, peu soucieux et de la cause et des maîtres pour lesquels ils versaient leur sang ; il entama des négociations avec Arbitrion, chef des troupes qui lui barraient le chemin. Un traité fut conclu et écrit à la hâte (le papier et l'encre manquant) sur les tablettes [Tum vero imperator, cum chartam et atramentum quaesitum non reperisset, acceptis tabulis quas quidam ex astantibus forte gerebat, honoratae et convenientis ipsis militiae proscripsit gradum. (Soz., pag. 742, a, b, c. - N.d.A.)] impériales. Théodose mène aussitôt ses récents alliés à l'attaque du camp d'Eugène. Il marche en avant des bataillons, fait le signe de la croix et s'écrie : " Où est le Dieu de Théodose [Ubi est Theodosii Deus ? (Amb., In obitu Theodosii imp. Serm ., tom. V, p. 117. - N.d.A.)] ? " Une tempête s'élève et jette la terreur parmi les Gaulois : Eugène, trahi, est saisi, lié, garrotté, conduit à Théodose, tué prosterné à ses pieds. Arbogaste erra deux jours parmi les rochers, et se donna de son coutelas dans le coeur : la vie et la mort d'un Frank n'appartenaient qu'à lui. Saint Ambroise n'avait point voulu reconnaître Eugène ; il eut le plaisir d'embrasser vainqueur son illustre pénitent. L'évêque de Milan [Ambr., De Spiritu Sancto , 36, pag. 692. (N.d.A.)] , Rufin [Fracto adversariorum animo, seu potius divinitus expulso. (Ruf., lib. II, cap. XXXIII, pag. 192. - N.d.A.)] , Orose [Oros., pag. 220, b. (N.d.A.)] et saint Augustin, qui semblent autorisés par Claudien même [A Theodosii partibus in adversarios vehemens ventus ibat. Unde poeta (Claudiaunus) : O nimium dilecte Deo, cum fundit ab antris Eolus armatas hiemes cui militat aether, Et conjurati veniunt ad classica venti. (Aug., De Civ. Dei , lib. IV, cap. XXVI. - N.d.A.)] , disent que les apôtres Jean et Philippe combattirent à la tête des chrétiens dans un tourbillon . Théodose avait tant pleuré la veille de la bataille, afin d'obtenir l'assistance du ciel, que l'on suspendit à un arbre, pour les sécher, ses habits trempés de larmes [Oros., lib. VII, cap. XXXV, pag. 220. (N.d.A.)] ; trophée de l'humilité, qui devint celui de la victoire. Jean le solitaire de la Thébaïde fut instruit de cette victoire à l'heure même où elle s'accomplit [Ruf., De Vitis Patrum , cap. I, pag 457. (N.d.A.)] . Un possédé, à Constantinople, ravi en l'air au moment du combat, s'écria, en apostrophant le tronc décollé de saint Jean- Baptiste : " C'est donc par toi que je suis vaincu ; c'est donc toi qui ruines mon armée [A daemone in sublimem raptum Joanni Baptistae conviciatum esse eumque quas capite truncatum probris appetiisse, ita vociferando : " Tu me vincis, et exercitui meo insidiaris ! " (Soz., pag. 743. - N.d.A.)] ! " Voilà les temps comme ils sont. Théodose fit abattre les statues de Jupiter placées sur la pente des Alpes ; les foudres en étaient d'or : les soldats disaient qu'ils voudraient être frappés de ces foudres ; l'empereur leur livra le dieu tonnant [Eorumque fulmina quod aurea fuissent... se ab illis fulminari velle dicentibus hilariter benigniterque donavit. (Aug., De Civit. Dei , lib. V, cap. XXVI, p. 110. - N.d.A.)] . Les nombreuses réminiscences d'un autre ordre de choses, qui fourmillent dans ces récits, ne vous auront point échappé. Les fictions de l'hellénisme vivaient au fond des esprits convertis à l'Evangile ; ils s'en accusaient, ils s'en défendaient comme du crime de magie, mais ils en étaient obsédés. Les poèmes d'Homère et de Virgile étaient comme des temples défendus par un démon puissant : les évêques, les prêtres, les solitaires ne les osaient brûler ; mais ils dérobaient à ces édifices merveilleux tout ce qu'ils pouvaient convertir à un saint usage. Reine détrônée, régnant encore par ses charmes, la mythologie s'empara non seulement de la littérature chrétienne, mais de l'histoire : il fallut que les nations scandinaves et germaniques descendissent des Grecs et des Troyens, que L'Iliade et L'Enéide devinssent les premières chroniques des Franks. Les barbares du Nord se reconnurent enfants d'Homère, comme les Arabes veulent être fils d'Abraham ; miraculeux pouvoir du génie, qui donnait pour père à la vérité le père des fables ! Nous voyons sous Théodose les destructeurs de l'empire établis dans l'empire, des Huns et des Goths au service des princes qu'ils allaient exterminer ; des Franks, officiers du palais, faisant et défaisant des empereurs ; des Calédoniens, des Maures, des Sarrasins, des Perses, des Ibériens cantonnés dans les provinces : l'occupation militaire du monde romain précéda de cinquante années le partage de ce monde. Les hommes mêmes qui défendaient encore le trône des césars, craquant sous les pas de tant d'ennemis, ne procédaient pas de la lignée des Sylla et des Marius : Stilicon était du sang des Vandales, Aetius du sang des Goths. L'empire latin-romain n'était plus que l'empire romain-barbare : il ressemblait à un camp immense que des armées étrangères avaient pris en passant pour une espèce de patrie commune et transitoire. Il ne manquait à l'achèvement de la conquête que quelques destructions, le mélange momentané des races, et ensuite leur séparation. L'invasion morale s'était tenue à la hauteur de l'invasion physique ou matérielle ; les chrétiens avaient créé des empereurs comme les barbares, et ils avaient soumis les barbares eux-mêmes : " Nous voyons, dit saint Jérôme, affluer sans cesse à Jérusalem des troupes de religieux qui nous arrivent des Indes, de la Perse, de l'Ethiopie. Les Arméniens déposent leurs carquois, les Huns commencent à chanter des psaumes. La chaleur de la foi pénètre jusque dans les froides régions de la Scythie ; l'armée des Goths, où flottent des chevelures blondes et dorées, porte des tentes qu'elle transforme en églises [Hieron., epist. VII, pag. 54. (N.d.A.)] . Des règnes de Théodose et de Gratien date la grande ruine du paganisme : ces princes frappèrent à la fois l'idolâtrie et l'hérésie. Gratien s'empare des biens appartenant au collège des prêtres, à la congrégation des Vestales : il fit aussi enlever à Rome l'autel de la Victoire du lieu où les sénateurs avaient coutume de s'assembler ; Constance l'avait déjà abattu, et Julien restauré. Le sénat chargea Symmaque de solliciter le rétablissement de cet autel et la restitution des biens saisis. Le préfet de Rome plaida la cause du monde païen, l'évêque de Milan celle du monde chrétien. On est toujours obligé de rappeler le passage si connu du discours de Symmaque. Rome, chargée d'années, s'adresse aux empereurs Théodose, Valentinien II et Arcadius : " Très-excellents princes, pères de la patrie, respectez les ans où ma piété m'a conduite ; laissez-moi garder la religion de mes ancêtres ; je ne me repens pas de l'avoir suivie. Que je vive selon mes moeurs, puisque je suis libre. Mon culte a rangé le monde sous mes lois ; mes sacrifices ont éloigné Annibal de mes murailles et les Gaulois du Capitole. N'ai-je donc tant vécu que pour être insultée au bout de ma longue carrière ? J'examinerai ce que l'on prétend régler ; mais la réforme qui arrive dans la vieillesse est tardive et outrageuse [Romam huc putemus assistere, atque his vobiscum agere sermonibus : Optimi principes, patres patriae, reveremini annos meos, in quos me pius ritus adduxit. Utar cerimoniis avitis, neque enim me poenitet. Vivam more meo, quia libera sum. Hic cultus in leges meas orbem redegit. Haec sacra Annibalem a moenibus, a Capitolio Senonas repulerunt. Ad hoc ergo servata sum, ut longaeva reprehendar ? Videro quale sit quod instituendum putatur. Sera tamen et contumeliosa est emendatio senectutis. (Symm., lib. X, epist. LIV, pag. 287, etc., et Ambr., tom. II, pag. 828. - N.d.A.)] . " Symmaque demande où seront jurées les lois des princes, si l'on détruit l'autel de la Victoire [Ubi in leges vestras et verba jurabimus ? (Symm., lib. X, epist. LIV, pag. 287, etc., et Ambr., tom. II, pag. 828. - N.d.A.)] . Il soutient que la confiscation du revenu des temples, inique en fait, ajoute peu au trésor de l'Etat. Les adversités des empereurs, la famine dont Rome a été affligée, proviennent du délaissement de l'ancienne religion : le sacrilège a séché l'année [Sacrilegio annus exaruit. (Symm., lib. X, epist. LIV, pag. 287, etc., et Ambr., tom. II, pag. 828 . - N.d.A.)] . Saint Ambroise répond à Symmaque. Rome, s'exprimant par la voix d'un prêtre chrétien, déclare " que ses faux dieux ne sont point la cause de sa victoire, puisque ses ennemis vaincus adoraient les mêmes dieux : la valeur des légions a tout fait. Les empereurs qui se livrèrent à l'idolâtrie ne furent point exempts des calamités inséparables de la nature humaine : si Gratien, qui professait l'Evangile, a éprouvé des malheurs, Julien l'Apostat a-t-il été plus heureux ? La religion du Christ est l'unique source de salut et de vérité. Les païens se plaignent de leurs prêtres, eux qui n'ont jamais été avares de notre sang ! Ils veulent la liberté de leur culte, eux qui sous Julien nous ont interdit jusqu'à l'enseignement et la parole ! Vous vous regardez comme anéantis par la privation de vos biens et de vos privilèges ? C'est dans la misère, les mauvais traitements, les supplices, que nous autres chrétiens nous trouvons notre accroissement, notre richesse et notre puissance. Sept vestales dont la chasteté à terme est payée par de beaux voiles, des couronnes, des robes de pourpre, par la pompe des litières, par la multitude des esclaves, et par d'immenses revenus [Quot tamen illis virgines praemia promissa fecerunt, vix septem vestales capiuntur puellae. En totus numerus, quem infulae vittati capitis, purpuratarum vestium murices, pompa lecticae, ministrorum circumfusa comitatu, privilegia maxima, lucra ingentia, praescripta denique pudicitiae tempora coegerunt. Non est virginitas, quae praetio emitur, non virtutis studio possidetur. (Ambr., libel. II, Contr. relut. Symm . - N.d.A.)] , voilà tout ce que Rome païenne peut donner à la vertu chaste ! D'innombrables vierges évangéliques d'une vie cachée, humble, austère, consument leurs jours dans les veilles, les jeûnes et la pauvreté. Nos églises ont des revenus ! s'écrie-t-on. Pourquoi vos temples n'ont-ils pas fait de leur opulence l'usage que nos églises font de leurs richesses ? Où sont les captifs que ces temples ont rachetés, les pauvres qu'ils ont nourris, les exilés qu'ils ont secourus ? Sacrificateurs ! on a consacré à l'utilité publique des trésors qui ne servaient qu'à votre luxe, et voilà ce que vous appelez des calamités [Je n'ai pu traduire littéralement le texte diffus et prolixe des deux lettres de saint Ambroise. Je me suis contenté d'en donner la substance et d'en resserrer les arguments. (N.d.A.)] ! " Dix-huit ou vingt ans après saint Ambroise, Prudence se crut obligé de réfuter de nouveau Symmaque : il redit à peu près, dans les deux chants de son poème, ce qu'avait dit l'évêque de Milan ; mais il emploie un argument qui semble emprunté à notre siècle et qu'on oppose aujourd'hui aux hommes amateurs exclusifs du passé. Symmaque regrettait les institutions des ancêtres ; Prudence répond que si la manière de vivre des anciens jours doit être préférée, il faut renoncer à toutes les choses successivement inventées pour le bien-être de la vie, il faut rejeter les progrès des arts et des sciences et retourner à la barbarie [(...) Placet damnare gradatim Quicquid posterius successor repperit usus. (Prud., Cont. Symm . lib. II, V. 280 et seq. - N.d.A.)] . Quant aux vestales, Prudence nie leur chasteté et leur bonheur ; selon le poète, " La pudeur captive est conduite à l'autel stérile. La volupté ne périt pas dans les infortunées parce qu'elles la méprisent, mais parce qu'elle est retranchée de force à leur corps demeuré intact ; leur âme n'est pas également restée entière. La vestale ne trouve point de repos dans sa couche ; une invisible blessure fait soupirer cette femme sans noces pour les torches nuptiales [Captivus pudor ingratis addicitur aris. Nec contempta perit miseris, sed adempta voluptas Corporis intacti ; non mens intactu tenetur. Nec requies datur ulla toris quibus innuba caecum Vulnus, et amissas suspirat femina taedas. (Prud., Cont. Symm ., lib. II, V. 280 et seq. - N.d.A.)] . " Prudence se livre ensuite à des moqueries sur la permission accordée aux vestales de se marier après quarante ans de virginité : " La vieille en vétérance, désertant le feu et le travail divin auxquels sa jeunesse fut consacrée, se marie : elle transporte ses rides émérites à la couche nuptiale et enseigne à attiédir dans un lit glacé un nouvel hymen [Nubit anus veterana, sacro perfuncta labore, Desertisque focis quibus est famulata juventus, Transfert emeritas ad fulcra jugalia rugas, Discit et in gelido nova nupta tepescere lecto. (Prud., Cont. Symm ., lib. II, V. 1081-1084. - N.d.A.)] . " Si les plaidoyers de Symmaque et de saint Ambroise n'étaient que les amplifications de deux avocats jouant au barreau, l'histoire dédaignerait de s'y arrêter ; mais c'était un procès réel, et le plus grand qui ait jamais été porté au tribunal des hommes : il ne s'agissait de rien moins que de la chute d'une religion et d'une société, et de l'établissement d'une société et d'une religion. La cause païenne fut perdue aux yeux des empereurs ; elle l'était devant les peuples. Théodose, dans une assemblée du sénat, posa cette question : " Quel Dieu les Romains adoreront-ils, le Christ ou Jupiter [Orationem habuit qua eos hortabatur ut missum facerent errorem (sic enim appellabat), quem hactenus secuti fuissent et christianorum fidem amplecterentur. (Zosim., Histor ., lib. IV ; Basileae. - N.d.A.)] ? " La majorité du sénat condamna Jupiter. Les prêtres le regrettaient peut-être, mais les enfants préférèrent le Dieu d'Ambroise au dieu de Symmaque. La prospérité de l'empire n'émanait point de ces simulacres auxquels des moeurs pures ne communiquaient plus une divinité innocente : l'autel de la Victoire n'avait eu de puissance que lorsqu'il était placé auprès de celui de la vertu. Prudence nous a laissé le récit de la conversion de Rome : " Vous eussiez vu les pères conscrits, ces brillantes lumières du monde, se livrer à des transports, ce conseil de vieux Catons tressaillir en revêtant le manteau de la piété, plus éclatant que la toge romaine, et en déposant les enseignes du pontificat païen. Le sénat entier, à l'exception de quelques-uns de ses membres, restés sur la roche Tarpéienne, se précipite dans les temples purs des nazaréens ; la tribu d'Evandre, les descendants d'Enée accourent aux fontaines sacrées des apôtres. Le premier qui présenta sa tête fut le noble Anitius... Ainsi le raconte l'auguste cité de Rome. L'héritier du nom et de la race divine des Olybres saisit, dans son palais orné de trophées, les fastes de sa maison, les faisceaux de Brutus, pour les déposer aux portes du temple du glorieux martyr, pour abaisser devant Jésus la hache d'Ausonie. La foi vive et prompte des Paulus et des Bassus les a livrés subitement au Christ. Nommerai-je les Gracques, si populaires ? Dirai-je les consulaires qui, brisant les images des dieux, se sont voués avec leurs licteurs à l'obéissance et au service du crucifié tout-puissant ? Je pourrais compter plus de six cents maisons de race antique rangées sous ses étendards. Jetez les yeux sur cette enceinte : à peine y trouverez-vous quelques esprits perdus dans les rêveries païennes, attachés à leur culte absurde, se plaisant à demeurer dans les ténèbres, à fermer les yeux à la splendeur du jour [NOTE 31] . " Ne croirait-on pas, à ces vers de Prudence, que Rome existait au commencement du Ve siècle, avec ses grandes familles et ses grands souvenirs ? Il écrivait en l'an 403. Sept ans après Alaric remuait et balayait cette vieille poussière des Gracques et des Brutus dont se couvrait l'orgueil de quelques nobles dégénérés. Théodose étendit la proscription du paganisme aux diverses provinces de l'empire. Une commission fut nommée pour abolir les privilèges des prêtres, interdire les sacrifices, détruire les instruments de l'idolâtrie et fermer les temples. Le domaine de ces temples fut confisqué au profit de l'empereur, de l'Eglise catholique et de l'armée. " Nous défendons, dit le dernier édit de Théodose, à nos sujets, magistrats ou citoyens, depuis la première classe jusqu'à la dernière, d'immoler aucune victime innocente en l'honneur d'aucune idole inanimée. Nous défendons les sacrifices de la divination par les entrailles des victimes. " Les fils de Théodose, Arcade et Honorius, et leurs successeurs, multiplièrent ces édits : on peut voir toutes ces lois dans le Code [Au titre De paganis Sacrificiis et templis . (N.d.A.)] ; mais, plus comminatoires qu'expresses, elles étaient rarement exécutées ; quelquefois même elles étaient suspendues ou rappelées selon les besoins et les fluctuations de la politique. Le pape Innocent, à l'occasion du premier siège de Rome par Alaric (408), permit les sacrifices, pourvu qu'ils se fissent en secret . Les princes, agissant contradictoirement à leurs édits, conservaient des païens dans les hautes charges de l'Etat et donnaient des titres aux pontifes des idoles. Aucune loi ne défendait aux gentils d'écrire contre les chrétiens et leur religion ; aucune loi n'obligeait un païen à embrasser le christianisme sous peine d'être recherché dans sa personne ou dans ses biens. Il y a plus, nombre d'édits de cette époque (j'en ai déjà cité quelques-uns) s'opposant aux envahissements du clergé par voie de testament ou de donation, retirent des immunités accordées, règlent ce nouveau genre de propriétés de mainmorte introduit avec l'Eglise, interdisent l'entrée des villes aux moines et fixent le sort des religieuses. Bien que le pouvoir politique fût chrétien, il était déjà inquiet de la lutte ; il craignait d'être entraîné : n'ayant plus rien à craindre du paganisme, il commençait à se mettre en garde contre les entreprises de l'autre culte. Les moeurs brisèrent ces faibles barrières, et le zèle alla plus loin que la loi. De toutes parts on démolit les temples : perte à jamais déplorable pour les arts ; mais le monument matériel succomba, comme toujours, sous la force intellectuelle de l'idée entrée dans la conviction du genre humain. Saint Martin, évêque de Tours, suivi d'une troupe de moines, abattit dans les Gaules les sanctuaires, les idoles et les arbres consacrés. L'évêque Marcel entreprit la destruction des édifices païens dans le diocèse d'Apamée, capitale de la seconde Syrie. Le temple quadrangulaire de Jupiter présentait sur ses quatre faces quinze colonnes de seize pieds de circonférence ; il résista : il fallut en produire l'écroulement à l'aide du feu. Plus tard, à Carthage, des chrétiens moins fanatiques sauvèrent le temple devenu céleste, en le convertissant en église, comme, depuis, Boniface III sauva le Panthéon à Rome. Le renversement du temple de Sérapis à Alexandrie est demeuré célèbre. Ce temple, où l'on déposait le Nilomètre, était bâti sur un tertre artificiel ; on y montait par cent degrés ; une multitude de voûtes éclairées de lampes le soutenaient ; il y avait plusieurs cours carrées environnées de bâtiments destinés à la bibliothèque, au collège des élèves, au logement des desservants et des gardiens. Quatre rangs de galeries, avec des portiques et des statues, offraient de longs promenoirs. De riches colonnes ornaient le temple proprement dit : il était tout de marbre, trois lames de cuivre, d'argent et d'or, en revêtaient les murs. La statue colossale de Sérapis, la tête couverte du mystérieux boisseau, touchait de ses deux bras aux parois de la Celle, et à un certain jour le rayon du soleil venait reposer sur les lèvres du dieu [Ruf., lib. XXII p. 192. Socr., p. 276, lib. VII, cap. XX ; Expositio totius mundi, Geogr. minor ., t. III, p. 8. (N.d.A.)] . Les païens ne consentirent pas facilement à abandonner un pareil édifice : ils y soutinrent un véritable siège, animés à la défense par le philosophe Olympius [Ad postremum grassantes in sanguine civium ducem sceleris et audaciae suae diligunt Olympium quemdam, nomine et habitu philosophum, que antesignano arcem defenderent et tyrannidem tenerent. (Ruf., lib. XX-XXII. - N.d.A.)] , homme d'une beauté admirable et d'une éloquence divine. Il était plein de Dieu, et avait quelque chose du prophète [NOTE 32] . Deux grammairiens, Hellade et Ammone, combattaient sous ses ordres : le premier avait été pontife de Jupiter, et le second d'un singe [NOTE 33] . Théophile, archevêque d'Alexandrie, armé des édits de Théodose et appuyé du préfet d'Egypte, remporta la victoire. Hellade se vantait d'avoir tué neuf chrétiens de sa main [Helladius vero apud quosdam gloriatus est quod novem homines sua manu in conflictu interemisset. (Socr., lib. V, cap. XVI, pag. 275. - N.d.A.)] . Olympius s'évada après avoir entendu une voix qui chantait alleluia au milieu de la nuit dans le silence du temple [Olympius vero, sicut a quibusdam accepi, nocte intempesta quae illum diem praecesserat quemdam in Serapio alleluia canentem audivit. (Zos., p. 588, c. d. - N.d.A.)] . L'édifice fut pillé et démoli " Nous vîmes, dit Orose, malgré son zèle apostolique, les armoires vides des livres ; dévastations qui portent mémoire des hommes et du temps [Nos vidimus armaria librorum, quibus direptis, exinanita ; ea a nostris hominibus, nostris temporibus memorant. ( Oros , lib. VI, cap. XV, p. 421. - N.d.A.)] . " La statue de Sérapis, frappée d'abord à la joue par la hache d'un soldat, ensuite jetée à bas et rompue vive, fut brûlée pièce à pièce, dans les rues et dans l'amphithéâtre. Une nichée de souris [Ubi caput truncatum est, murium agmen ex internis eripuit. (Theodor., Hist. eccles ., lib. V, p. 229 ; Parisiis, 1673. - N.d.A.)] s'était échappée de la tête du dieu, à la grande moquerie des spectateurs. Les autres monuments païens d'Alexandrie furent également renversés, les statues de bronze fondues [Ac templa quidem disturbata sunt. Statuae vero in lebetes et alios Alexandrinae ecclesiae usus conflatae. (Socr., p. 275. - N.d.A.)] . Théodose avait ordonné d'en distribuer la valeur en aumônes ; Théophile s'en enrichit, lui et les siens [Cultus numinis et Serapidis delubrum Alexandriae disturbata dissipataque fuere.. Imperante tunc Theodosio praetorii praefecto, piaculari homine, et Eurymedonte quopiam... templi qui dona vix manus hostiliter injecerunt. (Eunap., p. 83 ; Antuerpiae, 1568. - N.d.A.)] . On mit rez-pied, rez-terre, le temple de Canope, fameuse école des lettres sacerdotales, où se voyait une idole symbolique dont la tête reposait sur les jambes : peu auparavant, Antonin le philosophe y avait enseigné avec éclat la théurgie et prédit la chute du paganisme : Sosipatre, sa mère, passait pour une grande magicienne. Des religieuses et des moines prirent à Canope la place des dieux et des prêtres égyptiens [Monacos Canopi quoque collocarunt. (Eunap., p. 85. - N.d.A.)] . Ainsi périt encore, sur les confins de la Perse, un temple immense qui servait de forteresse à une ville. " Sérapis s'étant fait chrétien, dit saint Jérôme, le dieu Marmas pleura enfermé dans son temple à Gaza : il tremblait, attendant qu'on le vint abattre [Hier., epist. VII, p. 54, d. (N.d.A.)] . " Le sang chrétien que répandirent les mains philosophiques d'Hellade fut trop expié plusieurs années après par celui d'Hypatia [La ruine du temple de Sérapis est de l'année 391, et la mort d'Hypatia est de l'année 415. (N.d.A.)] . Fille de Théon le géomètre, d'un génie supérieur à son père, elle était née, avait été nourrie et élevée à Alexandrie. Savante en astronomie, au-dessus des convenances de son sexe, elle fréquentait les écoles et enseignait elle-même la doctrine d'Aristote et de Platon : on l'appelait le philosophe . Les magistrats lui rendaient les honneurs ; on voyait tous les jours à sa porte une foule de gens à pied et à cheval qui s'empressaient de la voir et de l'entendre [NOTE 34] . Elle était mariée, et cependant elle était vierge : il arrivait assez souvent alors que deux époux vivaient libres dans le lien conjugal [Isidori philosophi conjux, sed ita ut conjugii usu abstineret. (Fabric., Bibl. gr ., lib. V, cap. XXII. - N.d.A.)] , unis de sentiments, de goûts, de destinée, de fortune, séparés de corps. L'admiration qu'inspirait Hypatia n'excluait point un sentiment plus tendre : un de ses disciples se mourait d'amour pour elle ; la jeune platonicienne employa la musique à la guérison du malade, et fit rentrer la paix par l'harmonie dans l'âme qu'elle avait troublée [Hypatiam ope musicae illum a morbo isto liberasse. (N.d.A.)] . L'évêque d'Alexandrie, Cyrille, devint jaloux de la gloire d'Hypatia [NOTE 35] . La populace chrétienne ayant à sa tête un lecteur , nommé Pierre [Quorum dux erat Petrus quidem lector. (Socr., Hist. eccles ., lib. VII, cap. XV ; Parisiis, 1678. - N.d.A.)] , se jeta sur la fille de Théon, lorsqu'elle entrait un jour dans la maison de son père : ces forcenés la traînèrent à l'église Caesareum, la mirent toute nue, et la déchiquetèrent avec des coquilles tranchantes ; ils brûlèrent ensuite sur la place Cinaron [Eamque e sella detractam ad ecclesiam que Caesareum cognominatur rapiunt, et vestibus exutam testis interemerunt. Cumque membratim eam discerpsissent, membra in locum quem Cinaronem vocant comportata incendio consumpserunt. (Soc., Hist. eccles ., lib. VII, cap. XV, p. 352. - N.d.A.)] les membres de la créature céleste qui vivait dans la société des astres, qu'elle égalait en beauté et dont elle avait ressenti les influences les plus sublimes. Le combat des idées anciennes contre les idées nouvelles à cette époque offre un spectacle que rend plus instructif celui auquel nous assistons [Nous n'y assistons plus ; il est fini. Je corrige le 13 août 1830 ces épreuves, tirées avant le 27 juillet. Insensés qui êtes placés à la tête des Etats, profiterez- vous de cette rapide et terrible leçon ? (N.d.A.)] . Ce n'était plus, comme au temps de Julien, un mouvement rétrograde, c'était, au contraire, une course sur la pente du siècle ; mais de vieilles moeurs, de vieux souvenirs, de vieilles habitudes, de vieux préjugés disputaient pied à pied le terrain : en abandonnant le culte des aïeux, on croyait trahir les foyers, les tombeaux, l'honneur, la patrie. La violence, exercée en opposition avec l'esprit de la loi, rendait le conflit plus opiniâtre ; on reprochait aux chrétiens d'oublier dans la fortune les préceptes de charité qu'ils recommandaient dans le malheur. Hommes de guerre et hommes d'Etat, sénateurs et ministres, prêtres chrétiens et prêtres païens, historiens, orateurs, panégyristes, philosophes, poètes, accouraient à l'attaque ou à la défense des anciens et des modernes autels. Théodose est un empereur violent et faible, livré au plaisir de la table, selon Zosime [Zos., lib. IV. (N.d.A.)] : c'est un saint qui règne dans le ciel avec Jésus-Christ aux yeux de saint Ambroise [Ambr., t. V, Sermo de diversis , p. 122, f. (N.d.A.)] . Les temples s'écroulent à la voix et sous les mains des moines et des évêques ; ils tombent aux chants de victoire de Prudence : le vieux Libanius ranime sa piété philosophique pour attendrir Théodose en faveur de ces mêmes temples. " Celui, dit-il à l'empereur, celui qui, lorsque j'étais encore enfant (Constantin), abattit à ses pieds le prince qui l'avait traité avec outrage (Maxence), croyant qu'il lui convenait d'adopter un autre Dieu, se servit des trésors et des revenus des temples pour bâtir Constantinople ; mais il ne changea rien au culte solennel : si les maisons des dieux furent pauvres, les cérémonies demeurèrent riches. Son fils (Constance) s'abandonna aux mauvais conseils de faire cesser les sacrifices. Le cousin de ce fils (Julien), prince orné de toutes les vertus, les rebâtit. Après sa mort, l'usage des anciens sacrifices subsista quelque temps : il fut aboli, il est vrai, par deux frères (Valentinien et Valens), à cause de quelques novateurs ; mais on conserva la coutume de brûler des parfums. Vous avez vous-même toléré cette coutume, en sorte que nous avons autant à vous remercier de ce que vous nous avez accordé qu'à nous plaindre de ce dont on nous prive. Vous avez permis que le feu sacré demeurât sur les autels, qu'on y brûlât de l'encens et d'autres aromates. " Et voilà pourtant qu'on renverse nos temples ! Les uns travaillent à cette oeuvre avec le bois, la pierre, le fer ; les autres emploient leurs mains et leurs pieds : proie de Mysiène (proverbe grec qui signifie conquête facile ). On enfonce les toits, on sape les murailles, on enlève les statues, on renverse les autels. Pour les prêtres, il n'y a que deux partis à prendre : se taire ou mourir. D'une première expédition on court à une seconde, à une troisième ; on ne se lasse pas d'ériger des trophées injurieux à vos lois. " Voilà pour les villes : dans les campagnes c'est bien pis encore ! Là se rendent les ennemis des temples ; ils se dispersent, se réunissent ensuite, et se racontent leurs exploits : celui-là rougit qui n'est pas le plus criminel. Ils vont comme des torrents sillonnant la contrée et bondissant contre la maison des dieux. La campagne privée de temples est sans dieux ; elle est ruinée, détruite, morte ; les temples, ô empereur ! sont la vie des champs ; ce sont les premiers édifices qu'on y ait vus, les premiers monuments qui soient parvenus jusqu'à nous à travers les âges ; c'est aux temples que le laboureur confie sa femme, ses enfants, ses boeufs, ses moissons... " Voilà la conduite des chrétiens : ils protestent qu'ils ne font la guerre qu'aux temples ; mais cette guerre est le profit de ces oppresseurs : ils ravissent aux malheureux les fruits de la terre, et s'en vont avec les dépouilles, comme s'ils les avaient conquises et non volées. " Cela ne leur suffit pas : ils attaquent encore les possessions particulières, parce que, au dire de ces brigands, elles sont consacrées aux dieux . Sous ce prétexte, un grand nombre de propriétaires sont privés des biens qu'ils tenaient de leurs ancêtres, tandis que leurs spoliateurs, qui à les entendre honorent la Divinité par leurs jeûnes , s'engraissent aux dépens des victimes. Va-t-on se plaindre au pasteur (nom qu'on affecte de donner à un homme qui n'a certainement pas la douceur en partage), il chasse les réclamants de sa présence, comme s'ils devaient s'estimer heureux de n'avoir pas souffert davantage (...). " On prétend que nous avons violé la loi qui défend les sacrifices. Nous le nions. On répond que si aucun sacrifice n'a eu lieu on a égorgé des boeufs au milieu des festins et des réjouissances : cela est vrai ; mais il n'y avait pas d'autels pour recevoir le sang ; on n'a brûlé aucune partie de la victime ; on n'a point offert de gâteaux ; on n'a point fait de libation. Or, si un certain nombre de personnes pour manger un veau ou un mouton se sont rencontrées dans quelque maison de campagne ; si, couchées sur le gazon, elles se sont nourries de la chair de ce veau ou de ce mouton, après l'avoir fait bouillir ou rôtir, je ne vois pas quelles lois ont été transgressées ; car, ô divin empereur ! vous n'avez pas prohibé les réunions domestiques. Ainsi, bien qu'on ait chanté un hymne en l'honneur des dieux et qu'on les ait invoqués, on n'a point violé votre édit, à moins que vous ne vouliez transformer en crime l'innocence de ces festins. " Nos persécuteurs se figurent que par leur violence ils nous amènent à la pratique de leur religion ; ils se trompent : ceux qui paraissent avoir varié dans leur culte sont restés tels qu'ils étaient. Ils vont avec les chrétiens aux assemblées ; mais lorsqu'ils font semblant de prier, ils ne prient point, ou ce sont leurs anciens dieux qu'ils adjurent (...). " En matière de religion, laissez tout à la persuasion, rien à la force. Les chrétiens n'ont-ils pas une loi conçue en ces termes : Pratiquez la douceur ; tâchez d'obtenir tout par elle ; ayez horreur de la nécessité ou de la contrainte . Pourquoi donc vous précipitez-vous sur nos temples avec tant de fureur ? Vous transgressez donc aussi vos lois ? (...) " Mais puisque les chrétiens allèguent l'exemple de celui qui le premier a dépouillé les temples (Constantin), j'en vais parler à mon tour. Je ne dirai rien des sacrifices : il n'y toucha pas ; mais qui fut jamais plus rigoureusement puni que le ravisseur des trésors sacrés ? De son vivant, il vengea les dieux sur lui-même, sur sa propre famille ; après sa mort, ses enfants se sont égorgés. " Les chrétiens s'autorisent encore de l'exemple du fils de ce prince (Constance) ; il démolit les temples avec d'aussi grands travaux qu'il en eût fallu pour les reconstruire (tant il était difficile de séparer ces pierres liées ensemble par un fort ciment) ; il distribuait les édifices aux favoris dont il était entouré de la même manière qu'il leur eut donné un cheval, un esclave, un chien, un bijou. Eh bien, ces présents devinrent funestes à celui qui les accordait comme à ceux qui les acceptaient (...). " De ces favoris, les uns moururent dans l'infortune, sans postérité, sans testament ; les autres laissèrent des héritiers, mais qu'il eût mieux valu pour eux n'en avoir point ! Nous les voyons aujourd'hui, ces enfants qui habitent au milieu des colonnes arrachées aux temples ; nous les voyons couverts d'infamie et se faisant une guerre cruelle [Liban., Pro Templis . (N.d.A.)] . " Cette citation, trop instructive pour être abrégée, offre un tableau presque complet du IVe siècle : usage et influence des temples dans les campagnes ; fin de ces temples ; commencement de la propriété du clergé chrétien par la confiscation de la propriété du clergé païen ; cupidité et fanatisme des nouveaux convertis, qui s'autorisent des lois en les dénaturant pour commettre des rapines et troubler l'intérieur des familles ; et, de même que Lactance a raconté la mort funeste des persécuteurs du christianisme, Libanius raconte les désastres arrivés aux persécuteurs de l'idolâtrie. Mais, quoi qu'il en soit, Dieu, qui punit l'injustice particulière de l'individu, n'en laisse pas moins s'accomplir les révolutions générales calculées sur les besoins de l'espèce. Les moines furent les principaux ouvriers de la démolition des temples : aussi les outrages et les éloges leur sont-ils également prodigués. Sozomène assure que les Pères du désert pratiquent une philosophie divine. " Les religieux, dit saint Augustin, ne cessent d'aimer les hommes, quoiqu'ils aient cessé de les voir, s'entretenant avec Dieu et contemplant sa beauté [Aug., Lib. Retractat ., cap, XXI. (N.d.A.)] . " Saint Chrysostome, au sujet de la sédition d'Antioche, compare la conduite des philosophes et des moines. " Où sont maintenant, s'écrie-t-il, ces porteurs de bâtons, de manteaux, de longues barbes, ces infâmes cyniques, au-dessous des chiens, leurs modèles ? Ils ont abandonné le malheur ; ils se sont allés cacher dans les cavernes. Les vrais philosophes (les moines des environs d'Antioche) sont accourus sur la place publique ; les habitants de la ville ont fui au désert, les habitants du désert sont venus à la ville. L'anachorète a reçu la religion des apôtres ; il imite leur vertu et leur courage. Vanité des païens ! faiblesse de la philosophie ! on voit à ses oeuvres qu'elle n'est que fable, comédie, parade et fiction [Chrysost., Hom . XVII, p. 196, C. (N.d.A.)] . " " Quels sont les destructeurs de nos temples ? dit à son tour Libanius. Ce sont des hommes vêtus de robes noires, qui mangent plus que des éléphants, qui demandent au peuple du vin pour des chants et cachent leur débauche sous la pâleur artificielle de leur visage [Liban., Pro templis . (N.d.A.)] . " " Il y a une race appelée moines, dit pareillement Eunape ; ces moines, hommes par la forme, pourceaux par la vie, font et se permettent d'abominables choses (...). Quiconque porte une robe noire et présente au public une sale figure a le droit d'exercer une autorité tyrannique [Monacos sic dictos, homines quidem specie, sed vitam turpem porcorum more exigentes, qui in propatulo infinita atque infanda scelera committebant... Nam ea tempestate quivis atram vestem indutus, quique in publico sordido habitu spectari non abnuebat, is tyrannicam obtinebat auctoritatem. (Eunap., in Vita Aedesii , p. 84 ; Antuerpiae, 1568. - N.d.A.)] . " Sur la haute mer (c'est le poète Rutilius qui parle) s'élève l'île de Capraria, souillée par des hommes qui fuient la lumière. Eux-mêmes se sont appelés moines, parce qu'ils aspirent à vivre sans témoins. Ils redoutent les faveurs de la fortune, parce qu'ils n'auraient pas la force de braver ses dédains ; ils se font malheureux, de peur de l'être. Rage stupide d'une cervelle dérangée ! s'épouvanter du mal et ne pouvoir souffrir le bien ! Leur sort est de renfermer leurs chagrins dans une étroite cellule et d'enfler leur triste coeur d'une humeur atrabilaire [NOTE 36] . " Après avoir passé Capraria, petite île entre la côte de l'Etrurie et celle de la Corse, Rutilius aperçoit une autre île, la Gorgone : " Là s'est enseveli vivant, au sein des rochers, un citoyen romain. Poussé des furies, ce jeune homme, noble d'aïeux, riche de patrimoine, et non moins heureux par son mariage, fuit la société des hommes et des dieux. Le crédule exilé se cache au fond d'une honteuse caverne ; il se figure que le ciel se plaît aux dégoûtantes misères : il se traite avec plus de rigueur que ne le traiteraient les dieux irrités. Dites-moi, je vous prie, cette secte n'a-t-elle pas des poisons pires que les breuvages de Circé ? Alors se transformaient les corps ; à présent se métamorphosent les âmes [NOTE 37] . " Les faiblesses et les jongleries des prêtres du paganisme étaient exposées par le clergé chrétien à la risée de la multitude. Ils se servaient de l'aimant pour opérer des prodiges, pour suspendre un char de bronze attelé de quatre chevaux [Prosperii., lib. III, cap. XXXVIII, p. 150. (N.d.A.)] , ou faire monter un soleil de fer à la voûte d'un temple [Ruf., p. 135. (N.d.A.)] . Ils s'enfermaient dans des statues creuses adossées contre des murailles, et ils rendaient des oracles. Fleury a osé rappeler dans l' Histoire ecclésiastique [Tom. IV, liv. XIX, p. 628. (N.d.A.)] une anecdote racontée avec moins de pudeur par Rufin [Sacerdos erat apud eos Saturni, Tyrannus nomine. Hic, quasi ex responso numinis, adorantibus in templo nobilibus quibusque et primariis viris, quorum sibi matronae ad libidinem placuissent, dicebat Saturnum praecepisse ut uxor sua pernoctaret in templo. Tum is qui audierat, gaudens quod uxor sua dignatione numinis vocaretur, exornatam comptius insuper et donariis onustam, ne vacua scilicet repudiaretur, conjugem mittebat ad templum. In conspectu omnium conclusa intrinsecus matrona, Tyrannus, clausis januis et traditis clavibus, discedebat. Deinde, facto silentio, per occultos et subterraneos aditus, intra ipsum Saturni simulacrum patulis erepebat cavernis. Erat autem simulacrum illud a tergo excisum, et parieti diligenter annexum. Ardentibusque intra aedem luminibus intentae, supplicantique mulieri vocem subito per simulacrum oris concavi proferebat, ita ut pavore et gaudio infelix mulier trepidaret, quod dignam se tanti numinis putaret alloquio. Posteaquem vero quae libitum fuerat vel ad consternationem majorem, vel ad libidinis incitamentum, deseruisset numen impurum, arte quadam linteolis obductis, repente lumina exstinguebantur universa. Tum descendens obstupefactae et consternatae mulierculae adulterii fucum profanis commentationibus inferebat. Hoc cum per omnes miserorum matronas multo jam tempore gereretur, accidit quamdam pudicae mentis feminam horruisse facinus, et attentius designantem cognovisse vocem Tyranni, ac domum regressam viro de fraude sceleris indicasse. (Ruf., Hist. eccl ., lib. II, p. 245. - N.d.A.)] . " Un prêtre de Saturne nommé Tyran abusa ainsi de plusieurs femmes des principaux de la ville : il disait au mari que Saturne avait ordonné que sa femme vînt passer la nuit dans le temple. Le mari, ravi de l'honneur que ce dieu lui faisait, envoyait sa femme parée de ses plus beaux ornements et chargée d'offrandes. On l'enfermait dans le temple devant tout le monde ; Tyran donnait les clefs des portes, et se retirait ; mais pendant la nuit il venait par sous terre et entrait dans l'idole. Le temple était éclairé, et la femme, attentive à sa prière, ne voyant personne et entendant tout d'un coup une voix sortir de l'idole, était remplie d'une crainte mêlée de joie. Après que Tyran, sous le nom de Saturne, lui avait dit ce qu'il jugeait à propos pour l'étonner davantage ou la disposer à le satisfaire, il éteignait subitement toutes les lumières, en tirant des linges disposés pour cet effet. Il descendait alors, et faisait ce qui lui plaisait à la faveur des ténèbres. Après qu'il eut ainsi trompé des femmes pendant longtemps, une, plus sage que les autres, eut horreur de cette action ; écoutant plus attentivement, elle reconnut la voix de Tyran, retourna chez elle, et découvrit la fraude à son mari. Celui-ci se rendit accusateur. Tyran fut mis à la question, et convaincu par sa propre confession, qui couvrit d'infamie plusieurs familles d'Alexandrie en découvrant tant d'adultères et rendant incertaine la naissance de tant d'enfants. Ces crimes publiés contribuèrent beaucoup au renversement des idoles et des temples. " Une aventure à peu près pareille avait eu lieu à Rome sous le règne de Tibère [Joseph., Ant ., lib. VIII, cap. IV. (N.d.A.)] ; elle rappelait encore celle de ce jeune homme qui, jouant le rôle du fleuve Scamandre, abusa de la simplicité d'une jeune fille [Lucian. (N.d.A.)] . On étalait, à la honte de l'idolâtrie, les poupées empaillées, les simulacres ridicules, obscènes ou monstrueux, les instruments de magie, et jusqu'aux têtes coupées de quelques enfants dont on avait doré les lèvres [Ruf., p. 188. (N.d.A.)] ; toutes divinités trouvées dans les sanctuaires les plus secrets des temples abattus. Les païens tenaient ferme, et rendaient mépris pour mépris ; ils insultaient le culte des martyrs : " Au lieu des dieux de la pensée, les moines obligent les hommes à adorer les esclaves de la pire espèce ; ils ramassent et salent les os et les têtes des malfaiteurs condamnés à mort pour leurs crimes ; ils les translatent çà et là, les montrent comme des divinités, s'agenouillent devant ces reliques, se prosternent à des tombeaux couverts d'ordure et de poussière. Sont appelés martyrs, ministres, intercesseurs auprès du ciel, ceux-là qui, jadis esclaves infidèles, ont été battus de verges et portent sur leur corps la juste marque de leur infamie ; voilà les nouveaux dieux de la terre [Eunap., in Vita Aedes . (N.d.A.)] . " Au milieu de ces combattants animés, des hommes plus justes et plus modérés, dans l'un et l'autre parti, reconnaissaient ce qu'il pouvait y avoir à louer ou à blâmer parmi les disciples des deux religions. Ammien Marcellin, parlant du pape Damase, remarque que les chrétiens avaient de bonnes raisons pour se disputer, même à main armée, le siège épiscopal de Rome : " Les candidats préférés sont enrichis par les présents des femmes ; ils sont traînés sur des chars et vêtus d'habits magnifiques ; la somptuosité de leurs festins surpasse celle des tables impériales. Ces évêques de Rome, qui étalent ainsi leurs vices, seraient plus révérés s'ils ressemblaient aux évêques de province, sobres, simples, modestes, les regards baissés vers la terre, s'attirant l'estime et le respect des vrais adorateurs du Dieu éternel [Neque ego abnuo, ostentationem rerum considerans urbanarum, hujus rei cupidos ob impe randum quod appetunt omni contentione laterum jurgari debere : cum id adepti, futuri sint ita securi, ut ditentur oblationibus matronarum procedantque vehiculis insidentes, circumspecte vestiti, epulas currentes profusas, adeo ut eorum convivia regales superent mensas. Qui esse poterant beati revera, si magnitudine urbis despecta cum vitiis, ad imitationem antistitum quorumdam provincialium viverent : quos tenuitas edendi potandique parcissime, vilitas etiam indumentorum, et supercilia humum spectantia, perpetuo numini verisque ejus cultoribus ut puros commendant et verecundos. (Amm. Marcell., lib. XXVII, cap. IV. - N.d.A.)] . " " Faites-moi évêque de Rome, disait le préfet Pretextus à Damase, et je me fais chrétien [Facite me Romanae urbis episcopum, et ero protinus christianus. (Hieron, t. II, p. 165. - N.d.A.)] . " Saint Jérôme, souvent raisonnable à force d'être passionné, écrit : " Voici une grande honte pour nous : les prêtres des faux dieux, les bateleurs, les personnes les plus infâmes peuvent être légataires ; les prêtres et les moines seuls ne peuvent l'être ; une loi le leur interdit, et une loi qui n'est pas faite par des empereurs ennemis de notre religion, mais par des princes chrétiens. Cette loi même, je ne me plains pas qu'on l'ait faite, mais je me plains que nous l'ayons méritée : elle fut inspirée par une sage prévoyance, mais elle n'est pas assez forte contre l'avarice : on se joue de ses défenses par de frauduleux fidéicommis [J'emprunte l'élégante imitation de M. Villemain. ( Mél. hist. et littér . - N.d.A.)] . " Le même Père dit ailleurs : " Il y en a qui briguent la prêtrise ou le diaconat, pour voir les femmes plus librement. Tout leur soin est de leurs habits, d'être chaussés proprement, d'être parfumés. Ils frisent leurs cheveux avec le fer, les anneaux brillent à leurs doigts ; ils marchent du bout du pied ; vous les prendriez pour de jeunes fiancés plutôt que pour des clercs. Il y en a dont toute l'occupation est de savoir les noms et les demeures des femmes de qualité et de connaître leurs inclinations : j'en décrirai un qui est maître en ce métier. Il se lève avec le soleil ; l'ordre de ses visites est préparé ; il cherche les chemins les plus courts ; et ce vieillard importun entre presque dans les chambres où elles dorment. S'il voit un oreiller, une serviette, ou quelque autre petit meuble à son gré, il le loue, il en admire la propreté, il le tâte, il se plaint de n'en avoir point de semblable, et l'arrache plutôt qu'il ne l'obtient [Fleury, Hist. eccles ., t. IV, lib. XVIII, p. 493. Molière a imité quelque chose de ce tableau dans le Tartufe . (N.d.A.)] . " Grégoire de Nazianze parle des chars dorés, des beaux chevaux, de la suite nombreuse des prélats ; il représente la foule s'écartant devant eux comme devant des bêtes féroces [Greg. Naz., Orat . XXXII, p. 526. (N.d.A.)] . Ces controverses avaient lieu partout ; elles passaient les mers ; elles se continuaient par lettres de la grotte de Bethléem à Hippone, du désert de la Thébaïde à Alexandrie, d'Antioche à Constantinople, de Constantinople à Rome. Tous les esprits étaient émus dans tous les rangs, à mesure que la catastrophe approchait ; mais, par un effet naturel, ceux qui s'attachaient à la cause perdue afin de parvenir à la puissance n'y trouvaient que leur ruine. Photius nous a conservé un fragment de Damascius dans lequel ce philosophe fait l'énumération des personnages qui entreprirent inutilement de ressusciter le culte des Hellènes. Julien est nommé le premier. Lucius, capitaine des gardes à Constantinople, voulut tuer Théodose pour ramener l'idolâtrie ; mais il ne put tirer son épée, effrayé qu'il fut d'une femme au regard terrible, qui se tenait derrière l'empereur et l'entourait de ses bras. Marsus et Illus perdirent la vie dans une entreprise de la même nature ; Ammonius, après avoir conspiré, déserta à un évêque ; Severianus ourdit une nouvelle trame, mais il fut trahi par Americhus, qui découvrit le complot à Zénon, empereur d'Orient [Vid. et Voss., De Histor. gr ., lib. II, cap. XXI. (N.d.A.)] . Eugène, empereur d'Arbogaste, met l'image d'Hercule dans ses bannières, rend aux temples leurs revenus et ordonne de rétablir à Rome l'autel de la Victoire. Dans cette même Rome qui avait tant de peine à renoncer au dieu Mars, un oracle s'était répandu : des vers grecs annonçaient que le christianisme subsisterait pendant trois cent soixante-cinq ans : Jésus était innocent de son culte ; mais Pierre, versé dans les arts magiques, avait conservé pour ce nombre fixe d'années la religion du Christ [Cum enim viderent nec tot tantisque persecutionibus eam potuisse consumi, sed his potius mira incrementa sumpsisse, excogitaverunt nescio quos versus graecos, tanquam consulenti cuidam divino oraculo effusos, ubi Christum quidem ab hujus tanquam sacrilegii crimine faciunt innocentem. Petrum autem maleficiis fecisse subjungunt, ut coleretur Christi nomen per trecentos sexaginta quinque annos ; deinde completo memorato numero annorum sine mora sumeret finem. ( De Civit. Dei , lib. XVIII, cap. LIII. - N.d.A.)] . Or, à compter de la résurrection, cette période expirait sous le consulat d'Honorius et d'Eutychianus, l'an 398 de l'ère chrétienne Les païens, pleins de joie, attendaient l'abolition complète et immédiate de la loi évangélique, et ce même an les temples de l'Afrique furent renversés ou fermés par les ordres d'Honorius [ De Civit. Dei , lib. XVIII, cap. LIII. (N.d.A.)] . Une autre espérance survint : Radagaise, païen et barbare, ravageait l'Italie et menaçait Rome. Comment, disaient les pieux idolâtres, pourrons-nous résister à un homme qui offre soir et matin d'agréables victimes à ces dieux que nous abandonnons [ De Civit. Dei ., lib. V, cap. XXIII, p. 63. (N.d.A.)] ? " Et Radagaise fut vaincu tandis qu'Alaric, barbare aussi, mais chrétien, entra dans Rome, Eucher, fils de Stilicon, était l'objet de voeux secrets ; il professait le paganisme. Attale même, ce jouet des Goths, eut des partisans ; il avait distribué les principaux offices de l'Etat à des polythéistes, et Zosime remarque que la famille chrétienne des Anices s'affligeait seule du bonheur public [Zosim., lib. V, p. 827. (N.d.A.)] . La passion ne pouvait aller plus loin. Enfin, un des derniers fantômes d'empereur créés par Ricimer, Anthemius, donna une dernière palpitation au coeur des vieux hellénistes : il inclinait aux idoles ; il avait promis à Sévère, tout livré à l'ancien culte, de rétablir la ville éternelle dans sa première splendeur et de lui rendre les dieux auteurs de sa gloire. Le pape Hilaire traversa ce dessein en faisant promettre à Anthemius d'écarter de lui un certain Philothée [Phot., cap. CCLXII, 1040. (N.d.A.)] , de la secte des Macédoniens, qui plaçait Anthemius entre le paganisme et l'hérésie ; Alaric et Genseric avaient déjà pillé Rome, et Odoacre, roi d'Italie, était au moment de remplacer l'empereur d'Occident. Le paganisme alla s'ensevelir dans les catacombes d'où le christianisme était sorti : on trouve encore aujourd'hui parmi les chapelles et les tombeaux des premiers chrétiens les sanctuaires et les simulacres des derniers idolâtres [D'Agincourt, Monuments du moyen âge à Rome . (N.d.A.)] . Non seulement les restes de la religion grecque se conservèrent en secret, mais elle domina publiquement quelque partie du nouveau culte : saint Boniface, dans le VIIIe siècle, s'en plaint à la cour de Rome [Bonif., Epist. ad Serran ., et D. Mart., Thes. Anecd . (N.d.A.)] . Troisième discours III Troisième partie Le combat moral et intellectuel se termina de la même manière que le combat politique. Après le sac de Rome, l'idolâtrie accusa les fidèles d'être la cause de toutes les calamités publiques, accusation qu'elle avait souvent reproduite et qu'elle renouvelait à sa dernière heure. Des chrétiens faibles joignaient leurs voix à celles des païens, et disaient : " Pierre, Paul, Laurent, sont enterrés à Rome, et cependant Rome est saccagée [Aug., Serm ., p. 1200. (N.d.A.)] . " Pour réfuter cet argument rebattu, saint Augustin composa le grand ouvrage De la Cité de Dieu . Son but en relevant la beauté, la vérité et la sainteté du christianisme, est de prouver que les Romains n'ont dû leur perte qu'à la corruption de leurs moeurs et à la fausseté de leur religion. Il les poursuit leur histoire à la main. " Vous dites proverbialement : Il ne pleut pas, les chrétiens en sont la cause. " Vous oubliez donc les fléaux qui ont désolé l'empire avant qu'il se soumît à la foi ? Vous vous confiez en vos dieux : quand vous ont-ils protégés ? Les barbares, respectant le nom de Jésus-Christ, ont épargné tout ce qui s'était réfugié dans les églises de Rome : les guerres des païens n'offrent pas un seul exemple de cette nature ; les temples n'ont jamais sauvé personne. Au temps de Marius le pontife Mutius Scevola fut tué au pied de l'autel de Vesta, asile réputé inviolable, et son sang éteignit presque le feu sacré. Rome idolâtre a plus souffert de ses discordes civiles que Rome chrétienne du fer des Goths ; Sylla a fait mourir plus de sénateurs qu'Alaric n'en a dépouillé. " La Providence établit les royaumes de la terre ; la grandeur passée de l'empire ne peut pas plus être attribuée à l'influence chimérique des astres qu'à la puissance des dieux impuissants. La théologie naturelle des philosophes ne saurait être opposée à son tour à la théologie divine des chrétiens, car elle s'est souvent trompée. L'école italique que fonda Pythagore, l'école ionique que Thalès institua sont tombées dans des erreurs capitales. Thalès, appliqué à l'étude de la physique, eut pour disciple Anaximandre ; celui-ci instruisit Anaximène, qui fut maître d'Anaxagore et Anaxagore de Socrate, lequel rapporta toute la philosophie aux moeurs. Platon vint après Socrate, et s'approcha beaucoup des vérités de la foi. " Mais comment est-il que les chrétiens, tout en prétendant n'adorer qu'un seul Dieu, élèvent des temples aux martyrs ? Le fait n'est point exact. Notre respect pour les sépulcres des confesseurs est un hommage rendu à des hommes témoins de la vérité jusqu'à mourir : mais qui jamais entendit un prêtre officiant à l'autel de Dieu sur les cendres d'un martyr prononcer ces mots : " Pierre, Paul et Cyprien, je vous offre ce sacrifice ? " " Les païens se glorifient des prodiges opérés par leur religion : Tarquin coupe une pierre avec le rasoir ; un serpent d'Epidaure suit Esculape jusqu'à Rome ; une vestale tire une galère avec sa ceinture ; une autre puise de l'eau dans un crible : sont-ce là des merveilles à comparer aux miracles de l'Ecriture ? Le Jourdain, suspendant son cours, laisse passer les Hébreux ; les murs de Jéricho tombent devant l'arche sainte. Ah ! ne nous attachons point à la cité de la terre ; tournons nos pas vers la cité du ciel, qui prit naissance avant la création du monde visible. " Les anges sont les premiers habitants de cette cité divine ; ils tiennent du ciel et de la lumière, car au commencement Dieu fit le ciel, et il dit : Que la lumière soit faite . Dieu ne créa qu'un seul homme ; nous étions tous dans cet homme. Il répandit en lui une âme douée d'intelligence et de raison, soit qu'il eût déjà créé cette âme auparavant, soit qu'il la communiquât en soufflant contre la face de l'homme, dont le corps n'était que limon. Il donna à l'homme une femme pour se reproduire ; mais comme toute la race humaine devait venir de l'homme, Eve fut formée de l'os, de la chair et du sang d'Adam. " L'homme à qui le Seigneur avait dit : " Le jour que vous mangerez du fruit défendu, vous mourrez ", mangea du fruit défendu, et mourut. La mort est la peine attachée au péché. Mais si le péché est effacé par le baptême, pourquoi l'homme meurt-il à présent ? Il meurt afin que la foi, l'espérance et la vertu ne soient pas détruites. " Deux amours ont bâti les deux cités : l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu a élevé la cité terrestre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même a édifié la cité céleste. Caïn, citoyen de la cité terrestre, bâtit une ville ; Abel n'en bâtit point : il était citoyen de la cité du ciel, et étranger ici- bas, Les deux cités peuvent s'unir par le mariage des enfants des saints avec les filles des hommes, à cause de leur beauté : la beauté est un bien qui nous vient de Dieu. " Les deux cités se meuvent ensemble la cité terrestre, depuis les jours d'Abraham, a produit les deux grands empires des Assyriens et des Romains ; la cité céleste arrive, par le même Abraham, de David à Jésus-Christ. Il est venu des lettres de cette cité sainte dont nous sommes maintenant exilés ; ces lettres sont les Ecritures. Le roi de la cité céleste est descendu en personne sur la terre pour être notre chemin et notre guide. " Le souverain bien est la vie éternelle ; il n'est pas de ce monde : le souverain mal est la mort éternelle, ou la séparation d'avec Dieu. La possession des félicités temporelles est une fausse béatitude, une grande infirmité. Le juste vit de la foi. " Lorsque les deux cités seront parvenues à leurs fins au moyen du Christ, il y aura pour les pécheurs des supplices éternels. La peine de mort sous la loi humaine ne consiste pas seulement dans la minute employée à l'exécution du criminel, mais dans l'acte qui l'enlève à l'existence : le juge éternel retranche le coupable de la vivante éternité, comme le juge temporel retranche le coupable du temps vivant. L'Eternel peut-il prononcer autre chose que des arrêts éternels ? " Par la même raison, le bonheur des justes sera sans terme. L'âme toutefois ne perdra pas la mémoire de ses maux passés : si elle ne se souvenait plus de son ancienne misère, si même elle ne connaissait pas la misère impérissable de ceux qui auront péri, comment chanterait-elle sans fin les miséricordes de Dieu, ainsi que nous l'apprend le Psalmiste ? Dans la cité divine cette parole sera accomplie : " Demeurez en repos ; reconnaissez que je suis Dieu ; " c'est-à-dire qu'on y jouira de ce sabbat, de ce long jour qui n'aura point de soir, et où nous reposerons en Dieu. " Cet ouvrage du Platon chrétien est empreint de la mélancolie la plus profonde : on y sent une âme tendre, inquiète, regrettant peut-être des illusions, et dont les vagues sentiments passent à travers un esprit abstrait et une imagination mystique. Celui qui jeune encore s'était confessé avec tant de charme d'avoir demandé la pureté, mais pas trop tôt [Confes ., lib. VIII, cap. VII, num. XVII. (N.d.A.)] , d'avoir désiré d'aimer [Confes, lib. III et IV. (N.d.A.)] ; celui qui avait dit : " Lorsque vous m'aurez connu tel que je suis, priez pour moi [Confes., Epist. CCXXXI, num. VI. (N.d.A.)] ; " le père d'Adéodat répand sur les pages échappées à sa vieillesse ce dégoût de la terre, bonheur des saints et partage des infortunés. Le spectacle des calamités publiques contribuait sans doute à attrister le génie d'Augustin : quel temps pour écrire que les années qui séparent Alaric de Genseric, second destructeur de Rome et de Carthage ; que les années qui s'écoulèrent entre le sac de la ville éternelle par les Goths et le sac d'Hippone par les Vandales ! Volusien, homme d'une famille puissante à Carthage, avait mandé à saint Augustin qu'un de ses amis manifestait le désir de trouver un chrétien capable de résoudre certaines difficultés relatives au nouveau culte. Saint Augustin, dans une réponse affable et polie, lui envoie une sorte d'abrégé De la Cité da Dieu . Le même Père entretient une correspondance avec la population païenne de Madaure : " Réveillez-vous, peuples de Madaure, mes parents ! mes frères [Expergiscimini aliquando, fratre mei et parentes mei Madaurenses. (Epist. CCXXXII. - N.d.A.)] !... Puisse le vrai Dieu vous convertir à la foi, vous délivrer des vanités de ce monde ! " Un évêque, un controversiste ardent, saint Augustin, appelle des idolâtres ses parents, ses frères . Quelques années auparavant il avait eu un commerce de lettres avec Maxima, grammairien dans cette même ville de Madaure : Maxime l'avait prié de laisser de côté son éloquence et les subtiles arguments de Chrysippe, pour lui dire quel était le Dieu des chrétiens. " Et à présent, homme excellent [Vir eximie. (N.d.A.)] qui as abandonné ma communion, cette lettre sera jetée au feu ou détruite d'une autre manière. S'il en est ainsi, un peu de papier périra, mais non ma doctrine. Puissent les dieux te conserver ! les dieux par qui les peuples de la terre adorent en mille manières différentes, dans un harmonieux discord, le père commun de ces dieux et des hommes [Dii te servent, per quos et eorum atque cunctorum mortalium communem patrem, universi mortales quos terra sustinet mille modis concordi discordia veneramur et colimus ! ( Ap . Augustin ; ep. XVI, al. XLIII, t. II. - N.d.A.)] . " Voici le païen qui appelle à son tour les bénédictions du ciel sur la tête d'un chrétien. Longinien écrit ces mots à saint Augustin : " Seigneur et honoré Père, quant au Christ, en qui tu crois, et l'Esprit de Dieu par qui tu espères aller dans le sein du vrai, du souverain, du bienheureux auteur de toutes choses, je n'ose ni ne puis exprimer ce que je pense ; il est difficile à un homme de définir ce qu'il ne comprend pas ; mais tu es digne du respect que je porte à tes vertus [Ut autem me cultorem tuarum virtutum dignatus es. (Augustin., ep. CCXXXIII, n. 3. - N.d.A.)] . " Saint Augustin répond : " J'aime ta circonspection à ne rien nier, à ne rien affirmer touchant le Christ ; c'est une louable réserve dans un païen [Proinde quod de Christo nihil tibi negandum vel affirmandum putasti, hoc in pagani animo temperamentum non invitus acceperim. (Epist. CCXXXV. - N.d.A.)] . " L'illustre évêque d'Hippone expira à soixante-seize ans, dans sa ville épiscopale assiégée, en plein exercice des devoirs d'un pasteur courageux et charitable, " Il mourut, " dit l'élégant auteur que vous aimerez encore à retrouver, " il mourut les yeux attachés sur cette cité céleste dont il avait écrit la merveilleuse histoire [Traduct. de M. Villemain, Mél. hist. et litt . (N.d.A.)] ". Mais avant ces lettres d'Augustin on trouve peut-être un monument encore plus extraordinaire de la tolérance religieuse entre des esprits supérieurs : ce sont les lettres de saint Basile à Libanius, et de Libanius à saint Basile. Le sophiste païen avait été le maître du docteur chrétien à Constantinople, " Quand vous fûtes retourné dans votre pays, écrit Libanius à Basile, je me disais : Que fait maintenant Basile ? Plaide-t-il au barreau ? enseigne-t-il l'éloquence ? J'ai appris que vous aviez suivi une meilleure voie : que vous ne vous étiez occupé qu'à plaire à Dieu, et j'ai envié votre bonheur [Ep. CCCXXXVI. - Edit. Bened. (N.d.A.)] . " Basile envoie de jeunes Cappadociens à l'école de Libanius sans crainte de les infecter du venin de l'idolâtrie. " Il suffira, lui mande-t-il, qu'avant l'âge de l'expérience ces jeunes gens soient comptés parmi vos disciples [Ep. CCCXXXVII. (N.d.A.)] . - Basile est mon ami, s'écrie Libanius dans une autre lettre, Basile est mon vainqueur, et j'en suis ravi de joie [Ep. CCCXXXVIII. (N.d.A.)] . - Je tiens votre harangue, dit Basile ; je l'ai admirée : ô Muses ! ô Athènes ! que de choses vous enseignez à vos élèves [Ep. CCCLIII. (N.d.A.)] ! " Est-ce bien l'ennemi de Julien, l'ami de Grégoire de Nazianze, le fondateur de la vie cénobitique ; est-ce bien l'ardent sectateur de Julien, le violent adversaire des moines, l'orateur qui défendait les temples ; sont-ce bien ces deux hommes qui ont ensemble un pareil commerce de lettres ? Synesius, de la colonie lacédémonienne fondée en Afrique dans la Cyrénaïque, descendait d'Eurysthène, premier roi de Sparte de la race dorique : il était philosophe ; comme saint Augustin dans sa jeunesse, il partageait ses jours entre la lecture et la chasse. Le peuple de Ptolémaïde, en Libye, le demande pour évêque. Synesius déclare qu'il ne se reconnaît point la pureté de moeurs nécessaire à un si saint état ; que Dieu lui a donné une femme, qu'il ne veut ni la quitter ni s'approcher d'elle furtivement comme un adultère ; qu'il souhaite avoir un grand nombre d'enfants, beaux et vertueux. Il ajoutait : " Je ne dirai jamais que l'âme soit créée après le corps ; je ne croirai jamais que le monde doit périr en tout ou en partie : la résurrection me paraît une chose fort mystérieuse, et je ne me rends point aux opinions du vulgaire [ Syn , Ep. LVII. - CV. (N.d.A.)] . " On lui laissa sa femme et ses opinions, et on le fit évêque. Quand il fut ordonné, il ne put pendant sept mois se résoudre à vivre au milieu de son troupeau ; il pensait que sa charge était incompatible avec sa philosophie ; il voulait s'expatrier et passer en Grèce [Ep. XCV. - Ad Olymp . (N.d.A.)] . On lui laissa sa philosophie, et il resta à Ptolémaïde. Synesius avait été disciple d'Hypathia, à Alexandrie. Les lettres qu'il lui écrit sont ainsi suscrites : Au philosophe. Au philosophe Hypathia [NOTE 38] . Dans une de ces lettres (et il était alors évêque), il l'appelle sa mère, sa soeur, sa maîtresse [NOTE 39] . Il lui trouve une âme très divine [NOTE 40] . Il félicite Herculien de lui avoir fait connaître cette femme extraordinaire, qui révèle les mystères de la vraie philosophie [Ep. CXXXVI, p. 272. (N.d.A.)] . Ces relations paisibles s'entretenaient dans un coin du monde, l'an 410 de J.-C., l'année même qui vit entrer Alaric dans la ville éternelle. Cinq ans auparavant, les Macètes et d'autres peuples barbares avaient assiégé Cyrène [Ep. CCLXV. - CCLXIX. (N.d.A.)] . La main de Dieu se montrait dans la nue ; sous cette main, les siècles, les empires, les monuments s'abîmaient, et les hommes poursuivaient le cours ordinaire de leur destinée : en ce temps-là il y avait beaucoup de vie, parce qu'il y avait beaucoup de mort. Il n'est pas jusqu'aux poètes des deux cultes qui ne gémissent de ne pouvoir chanter aux mêmes fontaines et sur la même montagne. Ausone, de la religion d'Homère, écrit à Paulin, de la religion du Christ : " Muses, divinités de la Grèce, entendez cette prière, rendez un poète aux Muses du Latium ! " Le poète de la croix répond : " Pourquoi rappelles-tu en ma faveur les Muses que j'ai répudiées ? Un plus grand Dieu subjugue mon âme... Rien ne t'arrachera de ma mémoire... Cette âme ne peut t'oublier, puisqu'elle ne peut mourir [Villemain, Mél. hist. et litt ., p. 449. (N.d.A.)] . " Le temps, comme vous le voyez, avait usé la violence des partis : les hommes supérieurs, le moment de l'action passé, ne tardent pas à s'entendre ; il est entre ces hommes une paix naturelle qu'on pourrait appeler la paix des talents, semblable à cette paix de Dieu qu'une religion commune établissait entre les vaillants et les forts. Aussi vers la fin du IVe siècle et dans les deux siècles suivants la tendance que les philosophes des deux religions ont à se rapprocher est visible : la haine a disparu ; il ne reste que les regrets. Les contentions n'existent plus que parmi les chrétiens des différentes sectes. Néanmoins quelques caractères rigides, instruits aux rudes enseignements apostoliques, désapprouvaient ces ménagements : ils condamnaient orateurs et poètes, et méprisaient la délicatesse du langage. Saint Jérôme confesse avec larmes son penchant pour les auteurs profanes ; il expie d'avance par le jeûne, les veilles et les prières, la lecture qu'il se prépare à faire de Cicéron et de Platon. Rufin accuse Jérôme d'un crime énorme : d'avoir occupé certains religieux du mont des Olives à copier les dialogues de Cicéron et d'avoir, dans sa grotte de Bethléem, expliqué Virgile à des enfants chrétiens. Les philosophes, après le règne de Julien, avaient cessé de se distinguer de la foule par les habits et les moeurs ; mais la suite des doctrines et la succession des maîtres se prolongèrent bien au delà du règne de l'Apostat. Dans le Ve et dans le VIe siècle les chaires publiques à Athènes étaient encore occupées par des païens [Iontius donne le catalogue de la succession des philosophes athéniens. p. 301 et 302 : De Scriptoribus hist. philosophicae . (N.d.A.)] : Syrannius fut le prédécesseur de Proclus, qui transmit le doctorat à Marinus, converti du judaïsme samaritain à l'hellénisme. Proclus était auteur d'un double commentaire sur Homère et sur Hésiode, de deux livres de théurgie, de quatre livres sur la République de Platon, de dix livres sur les Oracles, de plusieurs autres traités, et de dix-huit arguments contre les chrétiens, réfutés par Philoponus [Suidas. Lex., voce Procl . ; Fabric., De Procli script. edit ., p. 80. (N.d.A.)] . Marinus nous a laissé la biographie de son maître : alors un saint écrivait la vie d'un saint, un philosophe la vie d'un philosophe ; ils se partageaient la gloire du ciel et de la terre. Marinus attribue à Proclus une vertu surnaturelle de bienfaisance : il en apporte en preuve la guérison miraculeuse de la jeune Asclépigénie, fille d'Archiades et de Plutarcha. Il remarque que la maison de Proclus touchait au temple d'Esculape ; car, dit-il, Athènes était encore assez heureuse pour conserver dans son entier le temple du Sauveur . Platon était pauvre (c'est toujours Marinus qui parle) ; il n'avait qu'un jardin dans l'enceinte de l'Académie et un revenu de la valeur de trois pièces d'or ; mais du temps de Proclus le revenu de l'Académie s'élevait à plus de mille [Phot., cod . CCXLII, p. 1054 ; Damasc., in Vit. Isidor . (N.d.A.)] . Marinus nous donne encore l'époque certaine de la perte de la fameuse statue de Phidias, la Minerve du Parthénon : échappée aux ravages des Goths, elle n'échappa point à ceux des chrétiens. " Minerve, dit-il, manifesta le grand attachement qu'elle avait pour Proclus quand la statue de cette déesse, qui jusque alors était restée au Parthénon, fut enlevée par ceux qui touchent aux choses qui ne devraient pas être touchées . Quand donc Minerve eut été chassée de son temple, une femme d'une beauté exquise apparut en songe à Proclus ; elle lui commanda de parer ses foyers, en lui disant : " Minerve veut habiter et dormir avec toi [Marin., in Vit. Procli , cap. XXX, p. 62. Nous devons à M. Boissonade une excellente édition de la Vie de Proclus par Marinus, et du commentaire inédit de Proclus sur le Cratyle. Je ne sais si, par rapport à l'histoire de l'art, ce passage a jamais été remarqué. Il m'avait échappé dans mon mémoire sur l'histoire de Sparte et d'Athènes, dans l'introduction à l' Itinéraire de Paris à Jérusalem . M. Quatremère de Quincy ne le cite point dans son Jupiter Olympien . Il y avait deux statues de Minerve à Athènes de la main de Phidias : celle de la citadelle : elle était de bronze, et l'on apercevait l'aigrette de son casque du cap Sunium ; celle du Parthénon : elle était d'or et d'ivoire. Marinus parle évidemment de la dernière. (N.d.A.)] . " Marinus date la mort de Proclus de l'an 124 à partir de celle de Julien [Marin., in Vit. Procli , cap. XXXVI, p. 73. (N.d.A.)] : c'était une ère à l'usage des regrets et de la reconnaissance philosophiques. Les chrétiens comptaient ainsi de l'époque des martyrs. Plus tard encore, vers l'an 550, nous trouvons Damascius le stoïcien lié d'amitié avec Simplicius et Eulanius. L'aventure de ces derniers philosophes du monde romain mérite d'être racontée. Damascius de Syrie, Simplicius de Cilicie, Eulianus de Phrygie, Ermias et Diogène de Phoenicie, Isidore de Gaza, accablés du triomphe de la croix, résolurent de s'expatrier et d'aller vivre chez les Perses. Arrivés dans la contrée des mages, ils trouvèrent que le roi n'était pas un philosophe, que les nobles étaient pleins d'orgueil, que le peuple, rusé et voleur, ne valait pas mieux que le peuple romain. Ils furent surtout révoltés du spectacle de la polygamie, impuissante même à prévenir l'adultère : ils se repentirent et désirèrent rentrer dans leur pays. Chosroès, qui négociait alors un traité avec la cour de Constantinople, y fit généreusement insérer une clause en faveur de ses hôtes : on ne les inquiéta point à leur retour, et ils jouirent en paix à leurs foyers de la liberté de conscience [NOTE 41] . Dans cette agonie d'une société prête à passer, l'assimilation de langage, d'idées et de moeurs était presque complète entre les hommes supérieurs des deux religions ; mêmes principes de morale, mêmes expressions de salut , de grâce divine, mêmes invocations au Dieu unique, éternel, au Dieu Sauveur . Quand on lit Synesius et Marinus, Fulgence et Damascius, et les autres écrivains religieux et moraux de cette époque, on aurait peine à déterminer la croyance à laquelle ils appartiennent, si les uns ne s'appuyaient de l'autorité homérique, les autres de l'autorité biblique. Boëce dans l'Occident, Simplicius dans l'Orient, terminèrent cette série des beaux génies qui s'étaient placés entre le ciel et la terre : ils virent entrer la solitude dans les écoles où le christianisme avait été nourri, et dont il chassa l'auditoire : ils fermèrent avec honneur les portes du Lycée et de l'Académie des sages. Justinien supprima les écoles d'Athènes quarante-quatre ans après la mort de Proclus [Joan, Matt., t, II, p. 187 ; Alaman., p. 106. (N.d.A.)] . Boëce, chrétien et persécuté, était un philosophe ; Simplicius, philosophe et heureux, avait le caractère d'un chrétien. " O Seigneur, " dit-il (dans la prière qui termine son commentaire de l' Enchiridion d'Epictète) : " O Seigneur, père, auteur et guide de notre raison, permets que nous n'oubliions jamais la dignité dont tu décoras notre nature ! Fais que nous agissions comme des êtres libres ; que purifiés de toutes passions déréglées nous sachions, si elles s'élèvent, les combattre et les gouverner ! Guidé par la lumière de la vérité, que notre jugement nous attache aux choses véritablement bonnes ! Je te supplie, ô mon Sauveur ! de dissiper les ténèbres qui couvrent les yeux de nos âmes, afin que nous puissions, comme le dit Homère, distinguer et l'homme et Dieu. " Boëce enfermé dans un cachot à Ticinum (Pavie) se plaint du changement de sa fortune et des malheurs de sa vieillesse : les Muses l'environnent dans des vêtements de deuil. Tout à coup une femme majestueuse se montre à lui ; ses regards sont perçants, ses couleurs brillantes. Elle est jeune, et pourtant on voit que sa naissance a précédé celle des hommes du siècle : tantôt elle ne paraît pas s'élever au-dessus de la taille commune ; tantôt son front touche aux nues et se cache aux regards des mortels. Un tissu d'une matière incorruptible forme sa robe ; l'éclat de cette robe est légèrement adouci par une espèce de teinte semblable à celle que le temps répand sur les vieux tableaux. Cette femme tient un livre dans sa main droite, un sceptre dans sa main gauche. Dès qu'elle aperçoit les Muses dictant des vers à la douleur de Boëce, elle chasse ces courtisanes, qui, loin de fermer les blessures, les tiennent ouvertes avec un poison subtil. Ensuite elle s'assied sur le lit du prisonnier, et lui adresse ces paroles : " Est-ce donc toi que j'ai nourri de mon lait, que j'ai élevé avec un si tendre soin ? toi dont j'avais fortifié l'esprit et le coeur, tu te serais laissé vaincre à l'adversité ! Me reconnais-tu ? Tu gardes le silence ! " La Divinité essuie avec un pan de sa robe les larmes qui roulent dans les yeux de Boëce : aussitôt il reconnaît la mère féconde des vertus, son amie céleste, la Philosophie. Elle donne ses dernières leçons à son élève ; elle lui répète que le souverain bien ne se trouve qu'en Dieu, et comme Simplicius, la Philosophie, ou plutôt Boëce, s'écrie : " Etre infini ! source de tous les biens ! Dieu Sauveur ! élevez nos âmes jusqu'au séjour que vous habitez ! répandez sur nous cette lumière qui seule peut donner à nos yeux la force de vous contempler ! " Y a-t-il rien de plus beau et en même temps de plus semblable que ces derniers accents de Simplicius et de Boëce ? A cette époque le christianisme était philosophique ; il rétrograda ; il devint monacal par l'ignorance et les malheurs répandus sur la terre : c'est précisément ce qui fit sa force. Le temps de la barbarie couva les germes de la société moderne ; et son incubation fut d'une énergie prodigieuse. Le christianisme, philosophique trop tôt à la suite d'une vieille civilisation qui n'était pas née de lui, se serait épuisé ; il fallait qu'il traversât des siècles de ténèbres, qu'il fût lui-même l'auteur de la civilisation nouvelle, pour arriver à son âge philosophique naturel, âge qu'il atteint aujourd'hui. Entre Platon et saint Augustin, entre Socrate et Boëce, s'accomplit une des grandes périodes de l'histoire de l'esprit humain. Les maîtres de la sapience païenne remirent, en se retirant, le style et les tablettes aux maîtres de la science évangélique. Le principe de la philosophie ne périt point, parce qu'aucun principe ne se détruit, parce que la philosophie est à la fois la langue de l'esprit et la haute région où l'âme habite à part de son enveloppe. La théologie s'assit sur les bancs que la philosophie abandonnait, et la continua. Les systèmes d'Aristote et de Platon, la forme et l'idée, divisèrent toujours les intelligences, jusqu'au temps où les ouvrages du Stagyrite, rapportés à l'Europe par les Arabes, renouvelèrent la doctrine des péripatéticiens et enfantèrent la scolastique. La branche gourmande du christianisme, l'hérésie, qui ne cessa de pousser avec vigueur, reproduisit de son côté le fruit philosophique dont le germe l'avait fait naître. En lisant le récit de la spoliation des temples sous le règne de Théodose, vous aurez cru assister à la destruction des églises perpétrée de nos jours. Mais l'écroulement de nos églises n'a point amené la chute de la religion du Christ, tandis que la religion de Jupiter, ruinée d'ailleurs, disparut avec ses temples. La vérité ne tient point à une pierre, elle subsiste indépendamment d'un autel : l'erreur ne peut vivre si elle n'est enfoncée dans les ténèbres d'un sanctuaire. Le christianisme au temps de Théodose et de ses fils se trouvait prêt à remplacer le paganisme : le christianisme n'a point d'héritier dans notre siècle. La philosophie humaine qui se présenterait pour succéder à la foi, ainsi qu'elle s'offrit pour tenir lieu de l'idolâtrie, qu'aurait-elle à nous donner ? Une théurgie ? Qui l'admettrait ? Et cette théurgie, que cacherait-elle sous ses voiles, sinon ces mêmes vérités de l'essence divine que les enseignements publics de l'Eglise ont mises à la portée du vulgaire ? Les mystères des initiations sont révélés à la foule dans le symbole que répète aujourd'hui l'enfant du peuple. Si l'on imaginait d'établir autre chose que les vérités reçues de la foi, le panthéisme, par exemple, le pourrait-on ? Le christianisme est la synthèse de l'idée religieuse : il en a réuni les rayons ; le panthéisme est l'analyse de la même idée : il en disperse les éléments. Chacun aura-t-il à ses foyers une petite fraction de la vérité divine, dont il se fera un dieu pour sa consommation particulière ? Les pénates, les fétiches, les manitous, les énones, les génies ressusciteraient-ils ? L'idolâtrie reviendrait-elle encore une fois par cette route fausser la société ? Y aurait-il autant d'autels que de familles, autant de prêtres, de cérémonies, de rites, que d'imaginations pour les inventer ? La pluralité des religions privées remplacerait-elle l'unité de la religion publique ? Aurait-elle le même effet sur l'homme ? Quel chaos que le mouvement et l'exercice de ces cultes infinis et divers ! toutes les bizarreries, tous les désordres d'esprit et de moeurs qui ont décrédité les sectes philosophiques et les hérésies revivraient ; toutes les aberrations sur la nature de Dieu renaîtraient. Qu'est-il, ce Dieu ? Est-il éternel ? a-t-il créé la matière ? existe-t-il à part auprès d'elle ? est-il d'une source d'où sortent et où rentrent les intelligences ? La matière même existe-t-elle ? L'univers est-il en nous ? hors de nous ? Qu'est-ce que l'esprit, effet ou cause ? Ira-t-on jusqu'à supposer, dans un nouveau système, que Dieu n'est pas encore complet, qu'il se forme chaque jour par la réunion des âmes dégagées des corps ; de sorte que ce ne serait plus Dieu qui aurait formé l'homme, mais les hommes qui seraient les créateurs de Dieu ? Et comment revêtirez-vous d'une forme sacrée, pour remplacer la forme chrétienne, ces allégories, ces mythes, ces rêveries, ces vapeurs des esprits défectueux, nébuleux et vagues, qui cherchent la religion et qui n'en veulent pas ? Le mysticisme, l'éclectisme ou le choix des vérités dans chaque système, peuvent-ils devenir un culte ? Ces vérités sont-elles évidentes, et tous les esprits consentent-ils aux mêmes abstractions métaphysiques ? Enfin, tout système philosophique, en s'implantant dans les ruines du christianisme, ne trouverait plus pour véhicule populaire le moyen qui se rencontra autrefois : la prédication de la morale universelle. L'Evangile eut à développer ces grands principes de liberté et d'égalité qui, connus de quelques génies privilégiés, étaient ignorés des nations et combattus par les lois. Aujourd'hui l'ouvrage est accompli : la philosophie peut recommander une réforme, mais elle n'a aucun enseignement nouveau à propager. Comment alors, sans la ressource d'une morale à établir, déterminerez-vous les hommes à changer les mystères chrétiens contre d'autres mystères, aussi difficiles à comprendre ? Ces choses étant impossibles, on n'aperçoit réellement derrière le christianisme que la société matérielle ; société bien ordonnée, bien réglée, jusqu'à un certain point exempte de crimes, mais aussi, bien bornée, bien enfantine, bien circonscrite aux sens polis et hébétés. Lorsque dans la société matérielle on pousserait les découvertes physiques et les inventions des machines jusqu'aux miracles, cela ne produirait que le genre de perfectionnement dont la machine même est susceptible. L'homme privé de ses facultés divines est indigent et triste ; il perd la plus riche moitié de son être : borné à son corps, qu'il ne peut ni rajeunir ni faire vivre, il se dégrade dans l'échelle de l'intelligence. Nous deviendrions, par l'absence de religion, des espèces d'Indiens ou de Chinois. La Chine et l'Inde, l'une par le matérialisme, l'autre par une philosophie pétrifiée, sont de véritables nations-momies : assises depuis des milliers de siècles, elles ont perdu l'usage du mouvement et la faculté de progression, semblables à ces idoles muettes et accroupies, à ces sphinx couchés et silencieux qui gardent encore le désert dans la Thébaïde. Religieusement parlant, on est obligé de conclure de ces investigations impartiales qu'il n'y a rien après le christianisme. Mais si le christianisme tombe comme toute institution que l'homme a touchée, et à laquelle il a communiqué la défaillance de sa nature, si le temps de cette religion est accompli, qu'y faire ? Le mal est sans remède ? Je ne le pense pas. Le christianisme intellectuel, philosophique et moral, a ses racines dans le ciel, et ne peut périr ; quant à ses relations avec la terre, il n'attend pour se renouveler qu'un grand génie. On aperçoit très bien aujourd'hui la possibilité de la fusion des diverses sectes dans l'unité catholique ; mais la première condition pour arriver à la recomposition de l'unité, c'est l'affranchissement complet des cultes. Tant que la religion catholique sera une religion soldée, dépendante de l'autorité politique et de la forme variable des gouvernements, tant qu'elle continuera d'être gênée dans ses mouvements, entravée dans ses assemblées particulières et générales, contaminée dans ses chaires et ses écoles par l'argent du fisc, en un mot ; tant qu'elle ne retournera pas au pied et à la liberté de la croix, elle languira dégénérée. Le tableau de la chute du polythéisme et de la destruction des écoles philosophiques aurait été mal aperçu s'il s'était déroulé lentement dans l'ordre chronologique du récit : le triomphe complet de la religion chrétienne, sous le règne de Théodose, indiquait la place où ce tableau devait être exposé. Reprenons la suite des faits politiques et militaires. Etude quatrième Ou quatrième discours sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares Quatrième discours I Première partie : d'Arcade et Honorius à Théodose II et Valentinien III Théodose ne survécut que trois mois à sa victoire sur Eugène : il mourut à Milan ; son corps fut transporté à Constantinople. Il laissa deux fils, Arcade (Arcade, Honorius, emp. ; Siricius, Anastase Ier, Innocent Ier papes. An de J.- C. 395-408.) et Honorius. Arcade avait été déclaré auguste par son père, la cinquième année du règne de ce dernier ; Honorius fut revêtu de la même dignité après la mort de Valentinien II et lorsque Théodose se préparait à marcher contre Eugène. Arcade hérita de l'empire d'Orient, Honorius de celui d'Occident, Arcade s'ensevelit dans le palais de Constantinople, Honorius dans les murs de Ravenne. Arcade était petit, mal fait, laid, noir et bête ; il avait les yeux à demi endormis, comme un serpent [Philost., Hist. eccles ., lib. XI, cap. III ; Procop., De Bell. Persic ., lib. I, cap. II. (N.d.A.)] ; Honorius était fainéant et léger [Procop., De Bell. Vandal ., lib. I, cap. II ; Phot., cap. LXXX. (N.d.A.)] . Rufin se chargea de tromper et d'avilir les deux empereurs, Stilicon de les trahir et de les défendre. Arcade subissait le joug des eunuques et de sa femme ; Honorius élevait une poule appelée Rome, et Alaric prenait la cité de Romulus. Rufin fut le ministre d'Arcade, comme Stilicon le ministre d'Honorius. Originaire d'Eause, dans les Gaules, Rufin avait obtenu sous Théodose, qui le favorisa trop, les charges de grand-maître du palais, de consul et de préfet du prétoire. Il est accusé d'ambition, de perfidie, de cruauté et surtout d'avarice, par Claudien, Suidas, Zosime, Orose, saint Jérôme et Symmaque [ In Ruf . ; Suid., p. 690 ; Zosim., lib. V ; Oros., p. 221 ; Hier., epist. III ; Symm., lib. VI, epist. XV. (N.d.A.)] , lequel louant tout le monde ne louait personne, ainsi qu'on l'a remarqué. Déclaré préfet d'Orient, aspirant secrètement à l'empire, Rufin avait une fille qu'il prétendait donner en mariage à Arcade. Eutrope l'eunuque déjoua ce projet, et Arcade mit dans le lit impérial Eudoxie, fameuse par ses démêlés avec saint Jean Chrysostome ; elle était fille de Bauton, vaillant chef franc, devenu comte et général romain. Stilicon gouvernait l'Occident sous Honorius ; c'était un grand capitaine, de race vandale [Oros., lib. VII, cap. XXXVIII. (N.d.A.)] . Il avait épousé Serène, nièce de Théodose. Cette alliance enflait le coeur du demi-barbare [Hier., ep. XXI. (N.d.A.)] ; il prétendait que son oncle Théodose lui avait laissé la tutelle de ses deux fils, et ne supportait qu'avec impatience l'autorité dont Rufin jouissait en Orient. Celui-ci, trompé dans ses projets par le mariage d'Eudoxie, craignant les entreprises de Stilicon, qui levait des soldats, déchaîna les barbares sur l'empire ; il invita les Huns à se précipiter sur l'Asie, et il livra l'Europe aux Goths [Hier., ep. III, XXX, XX, p. 783. (N.d.A.)] . Ces derniers étaient commandés par Alaric. Alaric était né dans l'île de Peucé, à l'embouchure du Danube, au sein même de la barbarie. Claudien appelle poétiquement le Danube le dieu paternel d'Alaric. Cet homme, un des cinq ou six hommes millénaires ou fastiques, n'était pas de la famille des Amales , la première de la nation des Goths, mais de la seconde, la famille des Balthes , Son courage lui avait fait donner parmi ses compatriotes le surnom de Balt, qui signifie le hardi ou le vaillant. Tout jeune encore, Alaric avait passé le Danube en 376, avec les Visigoths, lorsqu'ils fuyaient devant les Huns. Il s'était trouvé aux combats qui précédèrent et amenèrent la défaite et la mort de Valens [Claud., De Sext. Hon. consul ., p. 117 ; Claud ., De Bell. Get ., p. 170 ; Symm., lib. II ; Jornand., cap. XIV, XXIX. (N.d.A.)] . Il fit la paix avec Théodose, et le suivit en qualité d'allié dans l'expédition contre Eugène. Rufin alla déterrer, pour venger sa querelle domestique, l'homme que Dieu avait destiné pour venger la querelle du monde. Afin que le Goth ne rencontrât aucun obstacle, le favori d'Arcade plaça deux traîtres, Antioque et Géronce, l'un à la garde des Thermopyles, l'autre à celle de l'isthme de Corinthe [Zos., p. 782. (N.d.A.)] : ces deux portiers de la Grèce la devaient ouvrir aux barbares. Alaric, feignant donc quelque mécontentement de la cour d'Arcade, marauda tout le pays entre la mer Adriatique et le Pont-Euxin. Les Goths promenaient avec eux quelques troupes des Huns qui l'hiver d'antan avaient passé le Danube sur la glace. Les barbares butinèrent jusque sous les murs de Constantinople, d'où Rufin sortit en habit goth pour parlementer avec eux [Claud., in Ruf ., p. 22. (N.d.A.)] . Stilicon, sous prétexte de secourir l'Orient, se mit en marche avec l'armée que Théodose avait employée contre Eugène. Alors arrive un ordre d'Arcade qui redemande à Stilicon l'armée de Théodose et lui défend de passer outre de sa personne : Stilicon obéit : il remet le commandement de l'armée à Gaïnas, capitaine goth qui servait sous lui, et le charge secrètement de tuer Rufin ; entreprise dans laquelle il ne manqua pas d'être assisté par l'eunuque Eutrope [Zos., p. 785 ; Philost., lib. II, cap. III. (N.d.A.)] . Rufin se flattait d'être proclamé empereur par les soldats qui lui apportaient une autre pourpre ; il alla avec Arcade au-devant d'eux : Gaïnas le fit envelopper, et tout aussitôt massacrer aux pieds d'Arcade. Sa tête, détachée de son corps, fut portée à Constantinople au bout d'une pique et promenée par les rues ; sa main droite coupée accompagnait sa tête ; on présentait cette main de porte en porte [Data a Gaine tessera simul universi Rufinum circumdatum gladiis feriunt. Et hic quidem ei dexteram adimebat, ille manum alteram procidebat. Alius a cervice revulso capite recedebat consuetos victoriae Poanas accinens... et manum ejus ubique per urbem circumgestarent et ab occurrentibus peterent insatiabili pecuniam darent. (Zos., Hist ., lib. V, p. 89.) Rufinus quidem etiam imperatorium nomen ad se ipsum trahere omni arte studebat (...) Milites, in loco qui Tribunal dicitur, ad ipsos imperatoris pedes gladiis contrucidarunt... Eo ipso die que ii qui militum delectum agebant, purpuram ipsi circumdaturi erant. (Philostorg., Hist. eccl ., lib. IX, p. 528. - N.d.A.)] . Un caillou introduit dans la bouche du mort la tenait ouverte, et les lèvres entrebâillées étaient censées demander l'aumône que la main [Porro milites cum Rufino caput amputassent, lapidem ori ejus immiserunt, hastaeque infixum circumferentes quaqua versum discurrere coeperunt. Dextram quoque ejusdem praecisam gestantes, per singulas officinas urbis circumtulerunt, haec addentes : Date stipem insatiabili. Magnamque auri vim hujusmodi postulatione collegerunt. (Philostorg., Hist. eccl ., lib. IX, p. 528. - N.d.A.)] attendait ; satire populaire d'une effrayante énergie contre l'exaction et le pouvoir. On ne gagna rien au changement du ministère : Eutrope prit la place de Rufin. Alaric et ses Goths, n'ayant plus rien à piller ni à combattre, passèrent le défilé des Thermopyles, qui n'était défendu que par le tombeau de Léonidas. Des pâtres avaient enseigné aux Perses le sentier de la montagne ; des robes noires (ce qui dans le langage d'Eunape signifie des moines) le découvrirent aux Goths [Eunap., cap. VI, p. 93, in Vita Philosoph . (N.d.A.)] . Quel prodigieux changement dans les temps ! Quelle révolution parmi les hommes ! Les murailles de Thèbes la protégèrent [Zos., 783. (N.d.A.)] ; les souvenirs de cette ville venaient d'Oedipe, passaient par Epaminondas et Alexandre. Alaric épargna Athènes, qui n'était plus qu'une université, moins fameuse par sa philosophie que par son miel [Athenae vero quondam civitas fuit, sapientum domicilium, nunc eam mellatores celebrant ; quibus pars illud sapientum plutarcheorum adjice, qui non orationum suarum fama juvenes in theatris congregant, sed mellis ex Hymeto amphoris. (Synes., epist. CXXXV, Ad fratrem , p. 272. - N.d.A.)] . Il accepta un repas, et se baigna dans la cité de Périclès et d'Aspasie pour montrer qu'il n'était pas étranger à la civilisation [Zos. p. 784. (N.d.A.)] . Mais l'antique fut livrée aux flammes. On voit encore aujourd'hui cette Athènes qui ressemble, comme elle ressemblait au temps des Goths, à la peau vide et sanglante d'une victime dont la chair avait été offerte en sacrifice [Nihil enim jam Athenae splendidum habent, praeter celeberrima locorum nomina. Ac velut ex hostia consumpta sola pellis superest animalis, quod olim aliquando fuerat indicium. (Synes., Ad fratrem , ep. CXXXV, p. 272. - N.d.A.)] . On affirmait que Minerve avait remué sa lance ; que l'ombre d'Achille avait effrayé Alaric [Zos., p. 784. (N.d.A.)] . Des esprits débilités par des fables sont bien petits dans les réalités des empires : la Grèce, conservée et comme embaumée dans ses fictions, opposait puérilement les mensonges du passé aux terribles vérités du présent. Alaric continua sa marche vers le Péloponèse : Cérès périt à Eleusis avec ses mystères ; plusieurs philosophes moururent de douleur ou par l'épée des barbares, entre autres Protère, Hilaire et Priscus, si chéri de Julien [Eunap., cap. VI, p. 93-94. (N.d.A.)] . Corinthe, Argos et Sparte virent leur gloire foulée aux pieds. Alors périt aussi peut-être ce Jupiter Olympien qui n'avait d'immortel que sa statue. Malheureusement il était d'or et d'ivoire ; s'il eut été de marbre, quelque espoir resterait de le retrouver sous les buissons de l'Elide, à moins que la pensée broyée de Phidias ne fût devenue la chaux d'une cahute ou d'un minaret. Stilicon débarque avec une armée sur les côtes de la Grèce ; il enferme Alaric dans le mont Pholoé, et le laisse ensuite échapper [Zos., p. 784. (N.d.A.)] . Sorti du Péloponèse, Alaric, par un soudain changement de fortune, est déclaré maître général de l'Illyrie orientale, au nom de l'empereur Arcade. Ce prince prétendait qu'Honorius n'avait pas eu le droit de le secourir, parce que la Grèce était du ressort de l'empire d'Orient [Claud., De Bell. Get . (N.d.A.)] : Arcade ne voulait rien perdre de la légitimité de sa couardise. Il crut gagner Alaric en l'investissant du commandement d'une province, et ne fit que le rendre plus redoutable. Une éternelle justice punit la lâcheté : Alaric venait d'égorger les fils ; on lui donna la puissance sur les pères : on ne règne point par de pareils moyens. Les Goths déclarent Alaric roi, sous le nom de roi des Visigoths : ils envahissent l'Italie, la première année même de ce Ve siècle, fameux par la destruction de l'empire d'Occident et la fondation des royaumes barbares. Stilicon rassemble une armée ; Alaric se retire. Honorius va triompher à Rome. Je ne vous parle de ce ridicule triomphe qu'afin de rappeler le véritable triomphateur : c'était un moine qui portait un nom voué à l'immortalité : Télémaque, sorti tout exprès de la solitude de l'Orient, était venu à Rome sans autre autorité que celle de son froc, pour accomplir ce que les lois de Constantin n'avaient pu faire. Il se jette dans l'amphithéâtre au milieu des gladiateurs, et s'efforce de les séparer avec ses mains pacifiques. Les spectateurs, enivrés de l'esprit du meurtre, le massacrèrent [Telemachus, monasticae vitae deditus. Hic ab Orientis partibus profectus, ejusque rei causa Romam ingressus... Ipse quoque in amphitheatrum venit. Et in arenam descendens, gladiatores qui inter se pugnabant compescere conabatur. Sed cruentae caedis spectatores eum aegre ferentes, et daemonis qui eo sanguine oblectabatur furorem animis suis concipientes, pacis autorem lapidibus obruerunt. (Theod. Episcop. ; Cyri. Hist. eccl ., lib. V, cap. XXVI, p. 234 ; Parisiis, 1673. - N.d.A.)] ; vrai martyr de l'humanité, il racheta de son sang le sang répandu au spectacle de la mort. De ce jour les combats des gladiateurs furent définitivement abolis. Stilicon, dont Honorius épousa successivement les deux filles, avait traité avec les Franks aux bords du Rhin. Marcomir et Sunnon, frères, régnaient sur ces peuples. L'un fut banni en Toscane, l'autre tué par ses compatriotes. On veut que Marcomir ait été père de Pharamond [Adrian. Val. Rer. Fr . lib. III. (N.d.A.)] . Saint Ambroise était mort dès l'année 397. Stilicon regarda sa mort comme la ruine de l'Italie [Ambr., Vit. P ., cap. XLV. (N.d.A.)] . Guidon se révolta en Afrique, et fut défait par son frère Marcezel. " L'incertitude des choses de ce siècle est si grande, écrivait alors saint Augustin, on voit si souvent tomber les princes de la terre, que ceux qui mettent en eux leurs espérances y trouvent leur ruine [Deus noster refugium et virtus ; sont quaedam refugia que quisque cum fugerit magis infirmatur quam confirmetur. Confugis, verbi gratia, ad aliquem in seculo magnum... Tanta hujus seculi incerta sunt et ita potentum ruinae, quotidianae crebrescunt, ut, cum ad tale refugium perveneris, plus tibi timere incipias. (Aug., Enarrationes in Psalmos , XLV, V. 2, p. 299, IV. - N.d.A.)] . " Marcezel fut jeté dans une rivière près de Milan, par ordre de Stilicon, jaloux. Les Scots et les Pictes ravagèrent l'Angleterre. Alaric sorti d'Italie y rentra vers la fin de l'an 402. L'histoire confuse de cette époque ne laisse pas voir les causes de ces mouvements divers. Les partis s'accusent mutuellement : tantôt c'est Alaric représenté comme un chef sans foi, se jouant des serments qu'il prête tour à tour aux deux empereurs Arcade et Honorius ; tantôt c'est Stilicon soupçonné de vouloir faire tomber la couronne sur la tête d'Eucher, son fils, et suscitant à dessein les barbares. Mais cette fièvre à redoublements n'était que l'effet de la décomposition du corps social dans sa maladie de mort. L'Italie fut consternée à la seconde irruption d'Alaric. Rome répara les murailles d'Aurélien ; Honorius, prêt à fuir, tremblait dans les marais de Ravenne. Stilicon attaque les Goths à Pollence, sur les confins de la Ligurie, et remporte une victoire chèrement achetée [Claud., De Bell. Get ., p. 173 ; Prud., in Sym ., lib. II ; Oros., lib. VII, cap. XXXVII ; Jorn., p. 653. Pollence est encore un petit village dans le Piémont, sur le Tanaro. (N.d.A.)] . Les Goths avaient d'abord refusé le combat, à cause de la célébration des fêtes de Pâques (403). La femme et les enfants d'Alaric demeurèrent prisonniers entre les mains de Stilicon, et pour les délivrer Alaric consentit à évacuer ses conquêtes. Dieu avait au milieu de l'Empire Romain deux armées de Goths investies de ses justices : l'une conduite par un Goth chrétien, Alaric, l'autre par un Goth païen, Radagaise, ou Rhodogaise, selon la forme grecque. L'armée de celui-ci était composée de toute la race gothe trans-danubienne et trans-rhénane. Il menait aux batailles deux cent mille soldats. Radagaise monta à son tour en Italie (405), comme une haute marée remplace celle qui est descendue. Stilicon rassemble des Alains, des Huns et d'autres Goths commandés par Sarus. Les ennemis pénètrent jusqu'à Florence. Saint Ambroise apparaît à un chrétien dont jadis il avait été l'hôte dans cette ville, et lui promet une délivrance subite. Le lendemain Stilicon, par force ou par famine, contraint la multitude barbare à fuir ou à se rendre. Radagaise est pris, chargé de chaînes, et enfin exécuté ; ses compagnons, parqués en troupeaux, sont vendus un écu pièce. Ils moururent presque tous à la fois : ce qu'on avait épargné en les achetant fut dépensé pour creuser leurs fosses. Un an après la défaite de Radagaise (406), les Alains, les Vandales et les Suèves envahirent les Gaules, toujours, supposait-on, excités par Stilicon, qui renversait les barbares par ses batailles et les relevait par ses intrigues. Les Bourguignons et les Franks suivirent les Alains, les Vandales et les Suèves dans les Gaules, en 407, et n'en sortirent plus. Les légions de la Grande-Bretagne élurent cette même année pour empereur Marcus, qu'ils massacrèrent, et ensuite un soldat nommé Constantin. Celui-ci passa dans le continent, battit ce qu'il rencontra, et s'établit à Arles. Il fut reconnu ou toléré par Honorius, qui faisait paisiblement des lois assez bonnes pour des sujets qu'il n'avait plus. Il proscrivit les priscillianistes et les donatistes. Constant, fils de ce Constantin, empereur d'Arles, d'abord moine, ensuite césar et auguste, se rendit maître de l'Espagne. Il en ouvrit la porte aux barbares, en retirant la garde des Pyrénées aux fidèles et braves paysans chargés de les défendre [Orose, p. 223. (N.d.A.)] . Honorius épouse, en 408, Thermancie, seconde fille de Stilicon. Alaric traite avec Stilicon par députés : il obtient la qualité de général des armées d'Honorius, dans l'Illyrie occidentale, Aetius, donné en otage à Alaric, passa trois ans auprès de lui. Alaric, non encore satisfait, s'avança vers l'Italie, et demanda quatre mille livres pesant d'or, que Stilicon lui fit accorder. Honorius commençait à se défier de Stilicon, à la fois son oncle et son beau- père, et accusé de songer à la pourpre pour Eucher, son fils, ouvertement attaché au paganisme. Un camp réuni à Pavie, secrètement travaillé par Olympe, favori d'Honorius, donna le signal de la révolte. Stilicon apprend cette révolte à Bologne, en devine la cause, et se retire à Ravenne. Deux ordres d'Honorius arrivent, l'un pour arrêter, l'autre pour tuer le sauveur de l'empire, déclaré ennemi public : il eut la tête tranchée le 23 août 408 ; c'était Rome qui portait sa tête sur l'échafaud. Héraclien exécuta Stilicon de sa propre main, et fut fait comte d'Afrique : par une vertu d'extraction, le sang d'un grand homme anoblissait son bourreau. Eucher, qui voulait les temples et qui chercha à Rome un abri dans les églises, fut tué ; Thermancie, femme d'Honorius, eut le même sort. Olympe hérita de la faveur dont avait joui Stilicon. Durant ces troubles de l'Occident, l'Orient avait été gouverné par Arcade, successivement gouverné lui-même par Rufin et par Eutrope ; l'un mauvais favori, qui se croyait haï à cause de sa fortune, et ne l'était que pour sa personne ; l'autre hideux, eunuque, devenu consul, d'esclave d'un palefrenier qu'il avait été, avide publicain qui prenait tout, même des femmes, qui vendait tout par habitude, se souvenant d'avoir été vendu [Claud., in. Eutrop. eun ., lib. I, p. 94 et seq. (N.d.A.)] . Vous avez vu la mort de Rufin. Eutrope, pour défendre sa bassesse, inventa des lois qui restent dans le Code comme un monument de la honte humaine [ Cod. Th ., loi du 4 septembre 397. (N.d.A.)] . Ces lois appliquent le crime de lèse-majesté à ceux qui conspirent contre les personnes dévouées à l'empereur ; elles punissent la pensée, et s'appesantissent jusque sur les enfants des coupables de lèse-favoris. Ces lois, qui ne mirent pas même leur auteur à l'abri, firent trembler des esclaves et n'arrêtèrent pas les Goths. Tribigilde, chef d'une colonie d'Ostrogoths établie par Théodose dans la Phrygie, se révolta à l'instigation de Gaïnas, cet autre Goth, meurtrier de Rufin. Tribigilde, opprimé tant qu'il fut ami, fut respecté quand il devint ennemi ; on reconnut qu'il avait été fidèle lorsqu'il cessa de l'être. L'eunuque régnant, accusé de ces désordres, les paya de sa chute. Il avait osé insulter l'impératrice Eudoxie. Saint Chrysostome, qui devait le siège épiscopal de Constantinople à Eutrope, eut le courage de défendre son bienfaiteur ; s'il ne put le sauver du glaive de la loi, il l'arracha du moins aux fureurs populaires ; il le peignit trop vil pour être égorgé, et réclama en sa faveur l'inviolabilité du mépris. Eutrope, tout tremblant, la tête couverte de poussière, s'était réfugié dans l'église à laquelle il avait retiré le droit d'asile. " Elle lui ouvrit son sein, dit Chrysostome, elle l'admit au pied de l'autel, elle le cacha des mêmes voiles qui couvraient le lieu sacré : elle ne permit pas qu'on l'arrachât du sanctuaire dont il embrassait les colonnes [ Homelia IV, p. 60. (N.d.A.)] . " Eutrope fut banni dans l'île de Chypre, ramené à Pantique et décapité. Cet homme, qui avait possédé plus de terre qu'on n'en pouvait mesurer, obtint à peine le peu qu'il en fallait pour couvrir son cadavre [Ac tantum telluris possedit quantum nec facile nominare qui nunc exigua conditur humo, et quantulum ei non nemo miseratione motus imperties. (Chrys., t. IV, p. 481, a, d. - N.d.A.)] . Saint Chrysostome sauva la vie à Aurélien et à Saturnin, que Gaïnas accusait d'être les auteurs des troubles de l'Orient. Gaïnas, trompé dans ses projets de vengeance, conspira ouvertement. Les Goths qu'il commandait, et à l'aide desquels il voulait surprendre Constantinople, furent massacrés, et lui-même, après avoir été défait par Fravitas, trouva la mort chez les Huns, de l'autre côté du Danube, dans l'ancienne patrie des Goths. Eudoxie, proclamée augusta, ordonna d'honorer ses images. Une statue d'argent élevée à cette femme ambitieuse, assez près de l'église de Sainte-Sophie, excita le zèle de saint Chrysostome, et devint la principale cause de l'exil de ce grand prélat. Il sortit de Constantinople le 20 juin 404. Eudoxie succomba le sixième jour d'octobre : une fausse couche termina sa vie, son règne, sa fierté, son animosité et tous ses crimes [Tillemont, Hist. des Emp ., t. V, p. 472. (N.d.A.)] . Arcade mourut le 1er mai de l'année 408, quelques mois avant la fin tragique de Stilicon ; il laissa un fils unique, Théodose II (Honorius, Théodose II, emp. ; Innocent Ier, Zosime, Boniface Ier, Célestin Ier, papes. An de J.-C. 409-423.). Anthemius, préfet d'Orient, fut son tuteur. Les Huns et les Squières envahirent la Thrace. Pulchérie, soeur aînée de Théodose, devint dès l'âge de quinze ans l'institutrice de son frère. Le palais se changea en monastère. Théodose se levait de grand matin avec ses soeurs pour chanter à deux choeurs les louanges de Dieu. Jamais ce prince ne vengea une injure ; il laissa rarement exécuter un criminel à mort. Il disait : " Il est aisé de faire mourir un homme, mais Dieu seul lui peut rendre la vie. " Un jour le peuple demandait un athlète pour combattre les bêtes féroces ; Théodose, qui était présent, répondit. " Ne savez- vous pas qu'il n'y a rien de cruel et d'inhumain dans les combats où nous avons accoutumé d'assister [Populus vociferari coepit : Cum fera bestia audax quidam bestiarius pugnet ! Quibus ille ita respondit : Nescitis nos cum humanitate et clementia spectaculis interesse solitos ? (Socr., p. 362. - N.d.A.)] ? " Ce prince doux avait inventé une lampe perpétuelle, afin que ses domestiques ne fussent pas obligés de se lever la nuit pour la rallumer [Soz., Prolegom ., p. 396. (N.d.A.)] . Instruit [Semper lectitandis libris occupatus. ( Constantini Manassis Compendium , p. 55. - N.d.A.)] , aimant les arts jusqu'à peindre et à modeler de sa propre main, il écrivait si bien, qu'on lui avait donné le surnom de Calligraphe . Du reste, il manquait de grandeur d'âme, avait peu de coeur, n'aimait point la guerre, achetait la paix des barbares, et particulièrement d'Attila. Il mettait son seing au bas de tous les papiers qu'on lui présentait sans les lire, tant il avait aversion des affaires [Si quis ei chartam offerret, rubris et in ea litteris nomen imperatorium subscribebat, pon inspectis prius eis quae essent in ea preascriptis. ( Constantini Manassis Compendium , p. 55. - N.d.A.)] . Il signa de la sorte l'acte de l'esclavage de l'impératrice [Quamobrem divinis exornata dotibus Pulcheria fratrem ab hoc vitio revocare studens, singulari diligentia imperatorem monebat... Litteras fingit in quibus perscriptum foret imperatorem Pulcheriae sorori conjugem suam veluti mancipium donasse. Hanc chartam fratri offert, rogat hanc scripturam litteris imperatoriis munire ac subsignare velit. Imperator precibus sororis annuit, mox calamum prehendit manu, et exaratis purpurei coloris litteris, chartam confirmat. ( Constantini Manassis Compendium , p. 55. - N.d.A.)] . Ce fut Pulchérie qui essaya de le corriger par cette innocente leçon. Saint Augustin remarque que cet empereur aurait été un saint dans la solitude [ Epist . (N.d.A.)] . Théodose était livré aux eunuques, qui débauchaient la virilité du prince : Antioque, grand-chambellan du palais, conduisait tout. Théodose se mêla trop des affaires ecclésiastiques ; il favorisa l'hérésie d'Eutychès et appuya les violences de Dioscore. Je dois vous faire remarquer sous Théodose quelques lois caractéristiques du temps : lois contre les hérésiarques de toutes les sortes : manichéens, pépuzéniens, phrygiens, priscillianistes, ariens, macédoniens, tunoniens, novatiens, sabastiens ; lois pour les professeurs des lettres à Constantinople ; dix professeurs latins pour les humanités, dix grecs, trois latins pour la rhétorique ; cinq grecs appelés sophistes : un pour les secrets de la philosophie ; deux pour le droit : c'était le sénat qui choisissait les professeurs publics : ils subissaient un examen ; lois pour défendre d'enseigner (419) aux barbares la construction des vaisseaux, et qui prononcent la peine de mort contre les délinquants ; lois qui accordent à chacun le droit de fortifier ses terres et ses propriétés [ Cod. Th . (N.d.A.)] . Ce droit est tout le moyen âge. En 421 Théodose épouse Eudocie, fille d'Héraclide, philosophe d'Athènes, ou de Léonce, sophiste ; elle s'appelait Athénaïde avant d'être baptisée. Athènes, qui n'avait pas fourni un tyran à l'empire romain, lui donnait pour reine une muse : Eudocie était poète ; elle mit en vers cinq livres de Moïse, Josué, les Juges et la touchante églogue de Ruth. Il ne faut pas confondre Eudocie avec Eudoxie, nom de sa belle-mère et nom aussi de la fille qu'elle eut de Théodose, et qui fut mariée à Valentinien III, l'an 437. Revenons aux affaires de l'Italie. Honorius s'étant privé du secours de Stilicon aurait pu donner le commandement des troupes romaines à Sarus le Goth, homme de guerre ; mais il le rejeta parce que Sarus était païen. Alaric proposait la paix à des conditions acceptables ; on les refusa : il vint mettre le siège devant Rome [An. 408. (N.d.A.)] . Serène, veuve de Stilicon, était dans cette ville ; le sénat la crut d'intelligence avec Alaric, et la fit étouffer, par le conseil de Placidie, soeur d'Honorius. Alaric ferma le Tibre : la famine et la peste désolèrent les assiégés [Portas undique concluserat, et occupato Tiberi flumine, subministrationem commeatus e porta impediebat... Famem pestis comitabatur. (Zosim., Hist ., lib. V, p. 105 ; Basileae. - N.d.A.)] . Alaric consentit à s'éloigner moyennant une somme immense [Omne aurum quod in urbe foret et argentum. (Zosim., Hist ., lib. V, p. 106. - N.d.A.)] . On dépouilla les statues des richesses dont elles étaient ornées, entre autres celles du Courage et de la Vertu [Non ornamenta duntaxat sua simulacris ademerunt, verum etiam nonnulla ex auro et argento facto conflarunt : quorum erat in numero Fortitudinis quoque simulacrum quam Romani Virtutem vocant. Quod sane corrupto quidquid fortitudinis atque virtutis apud Romanos superabat extinctum fuit. (Zosim., Hist ., lib. V, p. 107 ; Basileae. - N.d.A.)] . Honorius, renfermé dans Ravenne, ne ratifiait point le traité conclu. Le sénat lui députa Attale, intendant des largesses, Cécilien et Maximien : ils n'obtinrent rien de l'empereur, dominé par Olympe. Alaric se rapprocha de Rome, et battit Valens, qui la venait secourir. Olympe, disgracié, puis rétabli, puis disgracié encore, eut les oreilles coupées, et on l'assomma. Jove succéda à Olympe ; il avait connu Alaric en Epire ; il était païen et versé dans les lettres grecques et latines. La nécessité des temps avait amené une tolérance momentanée ; une loi d'Honorius, de 409, accorde la liberté de religion aux païens et aux hérétiques. Alaric assiège de nouveau la ville éternelle ; l'habile et dédaigneux barbare, voulant trancher les difficultés qu'il avait avec l'empereur, change le chef de l'empire ; il oblige les Romains à recevoir pour auguste Attale, devenu préfet de Rome. Attale plaisait aux Goths parce qu'il avait été baptisé par leur évêque. Attale nomme Alaric général de ses armées. Il va coucher une nuit au palais, et prononce un discours pompeux devant le sénat. Il marche ensuite contre Honorius, son digne rival. Honorius envoie des députés à Attale, et lui offre la moitié de l'empire d'Occident. Attale propose la vie à Honorius et une île pour lieu d'exil. Jove trahit à la fois Honorius et Attale. Alaric, qui tient Ravenne bloquée, et qui commence à se dégoûter d'Attale, lui soumet néanmoins toutes les villes de l'Italie, Bologne exceptée [Zosim., p. 829 et seq. (N.d.A.)] . Ces scènes étranges se passent en 409. En Espagne, Géronce se soulève contre Constantin, l'usurpateur qui régnait à Arles, et communique la pourpre à Maxime. L'Angleterre, que Rome ne défend plus, se met en liberté. Dans les Gaules, les provinces armoricaines se forment en républiques fédératives [Zosim., p. 829 et seq. (N.d.A.)] . Les Alains, les Vandales et les Suèves entrent en Espagne (409, 28 septembre). Les Vandales avaient pour roi Gonderic, et les Suèves Ermeric. Les provinces ibériennes sont tirées au sort : la Galice échoit aux Suèves et aux Vandales de Gonderic ; la Lusitanie et la province de Carthagène sont adjugées aux Alains, la Boetique tombe en partage à d'autres Vandales, dont elle prit le nom de Vandalousie . Quelques peuples de la Galice se maintinrent libres dans les montagnes [Aug., ep. 122 ; Pros., Chr . ; Zos., p. 814 ; Idat., Chr ., p. 10. (N.d.A.)] . En 410, sur des négociations entamées avec Honorius, Alaric dégrade Attale ; il le dépouille publiquement des ornements impériaux à la porte de Rimini [Zos., p. 830. (N.d.A.)] . Attale et son fils Ampèle restent sur les chariots de leur maître. Alaric gardait aussi dans ses bagages Placidie, soeur d'Honorius, demi- reine, demi-esclave. Il essaye de conclure la paix avec le frère de cette princesse, auquel il envoie le manteau d'Attale. Honorius hésite ; Alaric reprend son empereur parmi ses valets, remet la pourpre sur le dos d'Attale, et marche à Rome. L'heure fatale sonna le vingt-quatrième jour d'août, l'an 410 de Jésus-Christ. Rome est forcée ou trahie : les Goths, élevant leurs enseignes au haut du Capitole, annoncent à la terre les changements des races [Les détails se trouveront à l'article des Moeurs des barbares . (N.d.A.)] . Après six jours de pillage, les Goths sortent de Rome comme effrayés ; ils s'enfoncent dans l'Italie méridionale ; Alaric meurt : Ataulphe, son beau-frère, lui succède. Dans les années 411 et 412 il n'y eut plus de consul, comme il n'y avait plus de monde romain : du moins on ne trouve pas leurs fastes dans ces deux années. Il s'éleva pourtant alors un général de race latine. Constance était de Naïsse, patrie de Constantin ; il s'était fait connaître du temps de Théodose ; il avait le titre de comte lorsque Honorius songea à l'employer. Si l'on ne connaissait l'orgueil humain, on ne comprendrait pas qu'Honorius pardonnât moins à un chétif compétiteur qui lui disputait le diadème, qu'aux barbares qui le lui arrachaient : Constance eut ordre d'aller attaquer Constantin, tyran des Gaules. Géronce, qui avait proclamé Maxime auguste en Espagne, tenait Constantin assiégé dans Arles : il fut abandonné de son armée aussitôt que Constance parut. Maxime tomba avec Géronce, et vécut parmi les barbares dans la misère. Constantin, délivré de Géronce, se remit lui et son fils Julien entre les mains du général d'Honorius : il s'était fait ordonner prêtre avant de se rendre [Post hanc victoriam... Constantinus cognita Edonici caede, purpuram et reliqua imperii insignia deposuit. Cumque ad ecclesiam venisset, illic presbyter ordinatus est. (Soz., lib. IX, cap. XV, p. 816, d. - N.d.A.)] , par Héros, évêque d'Arles ; précaution qui ne le sauva pas : il fut envoyé avec son fils en Italie ; on les décapita à douze lieues de Ravenne. Edobic ou Edobinc, chef franc et général de Constantin, avait essayé de le secourir. Constance et Ulphilas, capitaine goth qui commandait sa cavalerie, défirent Edobic sur les bords du Rhône. Edobic se réfugia chez Ecdice, seigneur gaulois auquel il avait jadis rendu des services [Profugit ad Ecdicium, qui, multis olim beneficiis ab Edobico affectus, amicus illi esse putabatur. (Soz., lib. IX, cap. XV, p. 816, d. - N.d.A.)] . Ecdice coupa la tête à son hôte, et la porta à Constance [Verum Ecdicius caput Edobici amputatum ad Honorii duces detulit. (Soz., lib. IX, cap. XV, p. 816, d. - N.d.A.)] . " L'empire, dit Constance en recevant le présent, remercie Ulphilas de l'action d'Ecdice [Constantius vero caput quidem accipi jussit, dicens rempublicam gratias agere Ulfilae ob facinus Edicii. (Soz., lib. IX, cap. XV, p. 816, d. - N.d.A.)] ; " et Constance chassa de son camp, comme y pouvant attirer la colère du ciel, ce traître à l'amitié et au malheur [Sed cum Ecdicius apud eum manere vellet, abscedere eum jussit, nec sibi, nec exercitui commodam fore ratus consuetudinem hujus viri, qui tam male hospites suos exciperet. (Soz., lib. IX, cap. XV, p. 816, d. - N.d.A.)] . Jovin prit la pourpre à Mayence dans l'année 412. Les Goths, après avoir évacué l'Italie, étaient descendus dans la Provence. Ataulphe s'allie avec Jovin, lequel avait nommé auguste Sébastien son frère : il se brouille bientôt avec eux, et les extermine [Oros., p. 224 ; Idat., Chr . (N.d.A.)] . Les généraux d'Honorius s'étaient joints aux Goths dans cette expédition. L'an 413, Héraclien se révolte en Afrique. Il aborde en Italie, et repoussé, s'enfuit à Carthage, et va mourir inconnu dans le temple de Mnémosyne. Honorius avait une qualité singulière : c'était de n'entendre à aucun arrangement ; il opposait son ignominieuse lâcheté à tout comme une vertu. Lui offrait-on la paix lorsqu'il n'avait aucun moyen de se défendre, il chicanait sur les conditions, les éludait, et finissait par s'y refuser. Sa patience usait l'impatience des barbares ; ils se fatiguaient de le frapper, sans pouvoir l'amener à se reconnaître vaincu. Mais admirez l'illusion de cette grandeur romaine qui imposait encore même après la prise de Rome ! Ataulphe désirait ardemment épouser Placidie, toujours captive ; il la demandait toujours en mariage à son frère, qui la refusait toujours. Pendant ces négociations, cent fois interrompues et renouées, le successeur d'Alaric s'empara de Narbonne et peut-être de Toulouse ; il échoua devant Marseille : il y fut repoussé et blessé par le comte Boniface ; Bordeaux lui ouvrit ses portes. Les Franks, dans l'année 413, brûlèrent Trêves. Les Burgondes ou Bourguignons [Il y a aussi les Burugondes, qu'il ne faut pas confondre avec les Burgondes ou Bourguignons. (N.d.A.)] s'établirent définitivement dans la partie des Gaules à laquelle ils donnèrent leur nom. Las du refus d'Honorius, Ataulphe résolut de prendre à femme celle dont il eût pu faire sa concubine par le droit de victoire. Le mariage avait peut-être eu lieu à Forli [Jornand., cap. XXXI. (N.d.A.)] , en Italie ; il fut solemnisé à Narbonne, au mois de janvier l'an 414. Ataulphe était vêtu de l'habit romain, et cédait la première place à la grande épousée : on la voyait assise sur un lit orné de toute la pompe de l'impératrice. Cinquante beaux jeunes hommes, vêtus de robes de soie, eux-mêmes partie de l'offrande, déposèrent aux pieds de Placidie cinquante bassins remplis d'or et cinquante remplis de pierreries [Inter alia nuptiarum dona, donatur Adulphus etiam quinquaginta formosis pueris, serica veste indutis, ferentibus singulis utraque manu ingentes discos binos, quorum alter auri plenus, alter lapillis pretiosis, vel pretii inaestimabilis, quae ex romanae urbis direptione Gothi depraedati fuerant. (Idat., Chron ., an. 414. Voyez aussi Olymp. apud Photium . - N.d.A.)] . Attale, qui d'empereur était devenu on ne sait quelle chose à la suite des Goths, entonna le premier épithalame [Idat., Chron ., an. 414 ; Olymp., ap. Phot . (N.d.A.)] . Ainsi un roi goth, venu de la Scythie, épousait Narbonne Placidie, son esclave, fille de Théodose et soeur d'Honorius, et lui donnait en présent de noces les dépouilles de Rome ; à ces noces dansait et chantait un autre Romain, que les barbares faisaient histrion, comme ils l'avaient fait empereur, comme ils le firent ambassadeur auprès d'un aspirant à l'empire, comme il leur plut de lui jeter de nouveau la pourpre. Finissons-en avec Attale. Après le mariage de Placidie, ce maître du monde, qui n'avait ni terre, ni argent, ni soldats, nomme intendant de son domaine le poète Paulin, petit-fils du poète Ausone [Paulin., Poenit. Euchar ., poem., p. 287. (N.d.A.)] . Abandonné par les barbares, Attale, qui avait suivi les Goths en Espagne, s'embarque pour aller on ne sait où : il est pris sur mer et conduit enchaîné à Ravenne. A la nouvelle de cette capture, Constantinople se répandit en actions de grâces [ Chron. Alex ., p. 708. (N.d.A.)] et s'épuisa en réjouissances publiques. Honorius, dans une espèce de triomphe à Rome, en 417, fit marcher devant son char le formidable vaincu, le contraignit ensuite de monter sur le second degré de son trône, afin que Rome, déshonorée par Alaric, pût contempler et admirer l'illustre victoire du grand césar de Ravenne. Le prisonnier eut la main droite coupée, ou tous les doigts, ou seulement un doigt de cette main [Oros., p. 224 ; Philost., lib. XII, cap. V ; Zos., lib. VI. (N.d.A.)] : on ne craignait pas qu'elle portât l'épée, mais qu'elle signât des ordres ; apparemment qu'il y avait encore quelque chose au-dessous d'Attale pour lui obéir. Il acheva ses jours dans l'île de Lipari, qu'il avait jadis proposée à Honorius ; et comme il était possédé de la fureur de vivre, il est probable qu'il fut heureux. On avait vu un autre Attale, chef d'un autre empire : c'était ce martyr de Lyon à qui on fit faire le tour de l'amphithéâtre, précédé d'un écriteau portant ces mots : Le chrétien Attale . Honorius avait conclu la paix avec Ataulphe, son beau-frère ; celui-ci s'engageait à évacuer les Gaules et à passer en Espagne. Placidie accoucha d'un fils, qu'on nomma Théodose, et qui vécut peu. Retiré au delà des Pyrénées, Ataulphe est tué d'un coup de poignard par un de ses domestiques, à Barcelone (415). Les six enfants qu'il avait eus d'une première femme sont tués après lui. Les Visigoths mettent sur le trône Sigeric, frère de Sarus ; Sigeric est massacré le septième jour de son élection. Son successeur fut Vallia : Vallia traite avec Honorius, et lui renvoie Placidie, redevenue esclave, pour une rançon de six cent mille mesures de blé [Pros., Chron . ; Phot. ; Zos., lib. IX, cap. IX ; Philost., lib. XII, cap. IV, p. 534 ; Oros., p. 224. (N.d.A.)] . Constance, général des armées d'Occident, épousa la veuve d'Ataulphe malgré elle : elle lui donna une fille, Justa Grata Honoria, et un fils, Valentinien III. L'année qui précéda l'éclipse de 418 marque le commencement du règne de Pharamond [Vales. Rer. Franc ., lib. III, p. 118. (N.d.A.)] . En 418, Vallia extermina les Silinges et les Alains en Espagne. Les Goths revinrent dans les Gaules, où Honorius leur céda la seconde Aquitaine, tout le pays depuis Toulouse jusqu'à l'Océan [Vales. Rer. Franc ., lib. III, p. 115. (N.d.A.)] . Le royaume des Visigoths prenait la forme chrétienne sous les évêques ariens [Sid. Ap.. Carm ., II,p. 300. (N.d.A.)] . Théodoric porta la couronne après Vallia. Vallia laissa une fille, mariée à un Suève, dont elle eut ce Ricimer [Dom. Bouq., Rer. Gall. et Franc. Script . ; Sid. Ap. (N.d.A.)] qui devait achever la ruine de l'empire d'Occident. Une constitution d'Honorius et de Théodose, adressée l'an 418 à Agricola, préfet des Gaules, lui enjoint d'assembler les états généraux des trois provinces d'Aquitaine et de quatre provinces de la Narbonnaise. Les empereurs décident que, selon un usage déjà ancien, les états se tiendront tous les ans dans la ville d'Arles, des ides d'août aux ides de septembre (du 15 août au 15 septembre). Cette constitution est un très grand fait historique, qui annonce le passage à une nouvelle espèce de liberté. Constance, père d'Honoria et de Valentinien III, est fait auguste, et meurt. Honorius oblige sa soeur Placidie, qu'il aimait trop peut-être [Phot., cap. LXXX, p. 197, voce Olymp . (N.d.A.)] , à se retirer à Constantinople avec sa fille Honoria et son fils Valentinien. Au bout d'un règne de vingt-huit ans, qui n'a d'exemple pour le fracas de la terre que les trente dernières années où j'écris, Honorius expire à Ravenne, douze ans et demi après le sac de Rome, attachant son petit nom à la traîne du grand nom d'Alaric. Cette époque compte quelques historiens ; elle eut aussi des poètes. Ceux-ci se montrent particulièrement au commencement et à la fin des sociétés : ils viennent avec les images ; il leur faut des tableaux d'innocence ou de malheurs ; ils chantent autour du berceau ou de la tombe, et les villes s'élèvent ou s'écroulent au son de la lyre. Une partie des ouvrages d'Olympiodore, de Frigerid, de Claudien, de Rutilius, de Macrobe sont restés. Honorius publia (414) une loi par laquelle il était permis à tout individu de tuer des lions en Afrique, chose anciennement prohibée. " Il faut, dit le rescrit d'Honorius, que l'intérêt de nos peuples soit préféré à notre plaisir. " Quatrième discours II Deuxième partie : de Théodose II et Valentinien III à Marcien, Avitus, Léon Ier, Majorien, Anthême, Olybre, Glycerius, Nepos, Zénon et Augustule L'empereur d'Occident, Valentinien III (Théodose II, Valentinien III, Marcien, Avitus, Léon Ier, Majorien, Anthême, Olybre, Glycerius, Nepos, Zénon et Augustule, emp. ; Célestin Ier, Sixte III, Léon Ier, Hilaire et Simplicius papes. An de J.-C. 423-476.), était à Constantinople avec sa mère Placidie lorsque Honorius décéda. Jean, premier secrétaire, profita de la vacance du trône, et se fit déclarer auguste à Rome. Pour soutenir son usurpation il sollicita l'alliance des Huns. Théodose défendit les droits de son cousin. Ardabunus passa en Italie avec une armée. Jean, abandonné des siens, fut pris : on le promena sur un âne au milieu de la populace d'Aquilée ; on lui avait déjà coupé une main [Philost.,. 538 ; Procop., De Bell. Vand ., lib. I, cap. III. (N.d.A.)] ; on lui trancha bientôt la tête. Ce prince d'un moment décréta la liberté perpétuelle des esclaves [ Cod. Theod ., t. III, p. 938. (N.d.A.)] : les grandes idées sociales traversent rapidement la tête de quelques hommes, longtemps avant qu'elles puissent devenir des faits : c'est le soleil qui essaye de se lever dans la nuit. Valentinien avait six ans lorsqu'on le proclama auguste sous la tutelle de sa mère. L'Illyrie occidentale fut abandonnée à l'empire d'Orient. Un édit déclara qu'à l'avenir les lois des deux empires cesseraient d'être communes. Deux hommes jouissaient à cette époque d'une réputation méritée : Aetius et Boniface ont été surnommés les derniers Romains de l'empire, comme Brutus est appelé le dernier Romain de la république : malheureusement ils n'étaient point, ainsi que Brutus, enflammés de l'amour de la liberté et de la patrie ; cette noble passion n'existait plus. Brutus aspirait au rétablissement de l'ancienne liberté affranchie de la tyrannie domestique : qu'auraient pu rêver Aetius et Boniface ? Le rétablissement du vieux despotisme délivré du joug étranger. Ce résultat ne pouvait avoir pour eux la force d'une vertu publique : aussi combattaient-ils avec des talents personnels pour des intérêts privés nés d'un autre ordre de choses. Il se mêlait à leurs actions un sentiment d'honneur militaire ; mais l'indépendance de leur pays, s'ils l'avaient conquise, n'eût été qu'un accident de leur gloire. La défaite d'Attila a immortalisé Aetius ; la défense de Marseille contre Ataulphe et la reprise de l'Afrique sur les partisans de l'usurpateur Jean ont fait la renommée de Boniface : il est devenu plus célèbre pour avoir livré l'Afrique aux barbares que pour l'avoir délivrée des Romains. Dans les titres d'illustration de Boniface, on trouve l'amitié de saint Augustin. Placidie devait tout à ce grand capitaine : il lui avait été fidèle au temps de ses malheurs ; Aetius, au contraire, avait favorisé la révolte de Jean et négocié le traité qui faisait passer soixante mille Huns des bords du Danube aux frontières de l'Italie. Aetius était fils de Gaudence, maître de la cavalerie romaine et comte d'Afrique : élevé dans la garde de l'empereur, on le donna en otage à Alaric vers l'an 403, et ensuite aux Huns, dont il acquit l'amitié. Aetius avait les qualités d'un homme de tête et de coeur ; un trait particulier le distinguait des gens de sa sorte : l'ambition lui manquait, et pourtant il ne pouvait souffrir de rival d'influence et de gloire. Cette jalouse faiblesse le rendit faux envers Boniface, quoiqu'il eût de la droiture : il invita Placidie à retirer à Boniface son gouvernement d'Afrique, et il mandait à Boniface que Placidie le rappelait dans le dessein de le faire mourir [Procop., De Bell. Vand ., lib. I, cap. III, p. 183. (N.d.A.)] . Boniface s'arme pour défendre sa vie, qu'il croit injustement menacée ; Aetius représente cet armement comme une révolte qu'il avait prévue. Poussé à bout, Boniface a recours aux Vandales répandus dans les provinces méridionales de l'Espagne. Gonderic, roi de ces barbares, venait de mourir ; son frère bâtard Genseric, ou plus correctement Gizerich, avait pris sa place. Sollicité par Boniface, il fait voile avec son armée et aborde en Afrique, au mois de mai 429 : trois siècles après, le ressentiment et la trahison d'un autre capitaine devaient appeler d'Afrique en Espagne des vengeurs d'une autre querelle domestique : les Maures s'embarquèrent ou les Vandales avaient débarqué ; ils traversèrent en sens contraire ce détroit, dont les tempêtes ne purent défendre le double rivage contre les passions des hommes. Les troubles que produisait en Afrique le schisme des donatistes facilitèrent la conquête de Genseric ; ce prince était arien : tous ceux qu'opprimait l'Eglise orthodoxe regardèrent l'étranger comme un libérateur [Gibb., Fall of the Rom. Emp . (N.d.A.)] . Les Vandales, assistés des Maures, furent bientôt devant Hippone, où mourut saint Augustin. Boniface et Placidie s'étaient expliqués : la fourberie d'Aetius avait été reconnue. Boniface, repentant, essaya de repousser l'ennemi : on répare le mal qu'un autre a fait, rarement le mal qu'on fait soi-même. Boniface, vaincu dans deux combats, est obligé d'abandonner l'Afrique, quoiqu'il eût été secouru par Aspar, général de Théodose [Procop., De Bell. Vand ., lib.I, cap. III. (N.d.A.)] : Placidie le reçut généreusement, l'éleva au rang de patrice et de maître général des armées d'Occident. Aetius, qui triomphait dans les Gaules, accourt en Italie avec une multitude de barbares. Les deux généraux, comme deux empereurs, vident leur différend dans une bataille : Boniface remporta la victoire (432), mais Aetius le blessa avec une longue pique qu'il s'était fait tailler exprès [Idat., Chron . ; Marcel., Chron. ; Excerp. Hist. ex Goth . ; Prisc. (N.d.A.)] . Boniface survécut trois mois à sa blessure ; par une magnanimité que réveillaient en lui les malheurs de la patrie, il conjura sa femme, riche Espagnole, veuve bientôt, de donner sa main à Aetius [Marcel., Chron . (N.d.A.)] . Placidie déclare Aetius rebelle, l'assiège dans les forteresses, où il essaye de se défendre, et le force de se réfugier auprès de ces Huns qu'il devait battre aux champs catalauniques. Après avoir négocié un traité de paix avec Valentinien III, pour se donner le temps d'exterminer ses ennemis domestiques, Genseric s'approcha de Carthage, surnommée la Rome africaine ; il y entra le 9 octobre 439. Cinq cent quatre- vingt-cinq ans s'étaient écoulés depuis que Scipion le jeune avait renversé la Carthage d'Annibal. L'année de la prise de la Carthage romaine par un Vandale fut celle du voyage d'Eudocie, l'Athénienne, femme de Théodose II, à Jérusalem. Assise sur un trône d'or, elle prononça, en présence du peuple et du sénat, un panégyrique des Antiochiens [ Chron. Alex ., p. 732 ; Le Sag., De Hist. eccles ., p. 227. (N.d.A.)] , dans la ville dont Julien avait fait la satire. De Jérusalem, elle envoya à Pulchérie, sa belle-soeur, le portrait de la Vierge, fait, disait-on, de la main de saint Luc [Nicephor., lib. XIV, cap. II, p. 44, b, c. (N.d.A.)] . La tradition de cette image arriva, par la succession des peintres, jusqu'au pinceau de Raphael : la religion, la paix et les arts marchent inaperçus à travers les siècles, les révolutions, la guerre et la barbarie. Eudocie, soupçonnée d'un attachement trop vif pour Paulin, retourna à Jérusalem, où elle mourut. Une pomme que Théodose avait envoyée à Eudocie, et qu'Eudocie donna à Paulin, découvrit un mystère dont l'ambition de Pulchérie profita [ Chron. Pascal. seu Alex ., p. 315-16. (N.d.A.)] . Maintenant que je vous ai retracé l'invasion des Goths et des divers peuples du Nord, il me reste à vous parler de celle des Huns, qui engloutit un moment toutes les autres. Lorsque les Huns passèrent les Palus-Méotides, ils avaient pour chef Balamir ou Balamber ; on trouve ensuite Uldin et Caraton [Jornand., cap. XXIV-XLVIII ; Vales., Rer. Franc . lib III ; Phot., cap. LXXX. (N.d.A.)] . Les ancêtres d'Attila avaient régné sur les Huns, ou, si l'on veut, ils les avaient commandés. Munduique ou Mundzucque, son père, avait pour frères Octar et Rouas, ou Roas, ou Rugula, ou Rugilas, et il était puissant. Les Huns multiplièrent leurs camps entre le Tanaïs et le Danube [Amm. Marcel., lib. XXXI. (N.d.A.)] : ils possédaient la Pannonie et une partie de la Dacie lorsque Rouas mourut [Prisc., p. 47 ; Prosp. Tis., Chron . (N.d.A.)] ; il eut pour successeurs ses deux neveux, Attila et Bléda, qui pénétrèrent dans l'Illyrie. Attila tua Bléda, et resta maître de la monarchie des Huns [Prosp. ; Marcel. (N.d.A.)] . Il attaqua les Perses en Asie, et rendit tributaire le nord de l'Europe ; la Scythie et la Germanie reconnaissaient son autorité ; son empire touchait au territoire des Franks et s'approchait de celui des Scandinaves ; les Ostrogoths et les Gépides étaient ses sujets ; une foule de rois et sept cent mille guerriers marchaient sous ses ordres [Prisc., p. 64 ; Prosp., Chron . ; Jornand. (N.d.A.)] . On veut aujourd'hui, sur l'autorité des Nibelungen , poème allemand de la fin du XIIe siècle ou du commencement du XIIIe, que le nom original d'Attila ait été Etzel : je n'en crois rien du tout. Dans tous les cas il n'est guère probable que le nom d'Etzel fasse oublier celui d'Attila [NOTE 1] . Vainqueur du monde barbare, Attila tourna ses regards vers le monde civilisé. Genseric, craignant que Théodose II n'aidât Valentinien III à recouvrer l'Afrique, excita les Huns à envahir de préférence l'empire d'Orient [Prisc., p. 40. (N.d.A.)] . Vous remarquerez combien les barbares étaient rusés, astucieux, amateurs des traités, combien les intérêts des diverses cours leur étaient connus, avec quel art ils négociaient en Europe, en Afrique, en Asie, au milieu des événements les plus divers et les plus compliqués. Une querelle pour une foire au bord du Danube fut le prétexte de la guerre entre Attila [Prisc., p. 33. (N.d.A.)] et Théodose (407 ou 408). Le débordement des Huns couvrit l'Europe dans toute sa largeur, depuis le Pont- Euxin jusqu'au golfe Adriatique. Trois batailles perdues par les Romains amenèrent Attila aux portes de Constantinople. Une paix ignominieuse termina ces premiers ravages. Attila en se retirant emporta un lambeau de l'empire d'Orient : Théodose lui donna six mille livres d'or, et s'engagea à lui payer un tribut annuel du sixième ou des deux sixièmes de cette somme [Evag., De Hist. eccles ., p. 62 ; Marcel., Chron ., Jorn., Rer. Goth . cap. XLIV ; Prisc., p. 44 ; Théoph., Chron ., p. 88. (N.d.A.)] . A la suite de ces événements le roi des Huns avait envoyé à Constantinople (449) une députation dont faisait partie Oreste, son secrétaire, qui fut père d'Augustule, dernier empereur romain. Ces guerres prodigieuses, ces changements étranges de destinée, nous étonnaient plus il y a un demi-siècle qu'ils ne nous frappent aujourd'hui : accoutumés au spectacle de petits combats renfermés dans l'espace de quelques lieues et qui ne changeaient point les empires, nous étions encore habitués à la stabilité héréditaire des familles royales. Maintenant que nous avons vu de grandes et subites invasions ; que le Tartare, voisin de la muraille de la Chine, a campé dans la cour du Louvre, et est retourné à sa muraille ; que le soldat français a bivouaqué sur les remparts du Kremlin ou à l'ombre des pyramides ; maintenant que nous avons vu des rois de vieille ou de nouvelle race mettre le soir dans leurs porte-manteaux leurs sceptres vermoulus ou coupés le matin sur l'arbre, ces jeux de la fortune nous sont devenus familiers : il n'est ni monarque si bien apparenté qui ne puisse perdre dans quelques heures le bandeau royal du trésor de Saint-Denis ; il n'est si mince clerc ou gardeur de cavales qui ne puisse trouver une couronne dans la poussière de son étude ou dans la paille de sa grange. L'eunuque Chrysaphe, favori de Théodose, essaya de séduire Edécon, un des négociateurs d'Attila, et crut l'avoir engagé à poignarder son maître. Edécon de retour au camp des Huns révéla le complot. Attila renvoya Oreste à Constantinople avec des preuves et des reproches, demandant pour satisfaction la tête du coupable. Les patrices Anatole et Nomus furent chargés d'apaiser Attila avec des présents [Prisc., De Leg ., p. 34 et seq. (N.d.A.)] ; Priscus les accompagnait ; il nous a laissé le récit de sa mission et de son voyage. Ce même Priscus avait vu Mérovée, roi des Franks, à Rome [Prisc., De Leg ., p. 40. (N.d.A.)] . Sur ces entrefaites Théodose mourut à Constantinople, l'an 450, d'une chute de cheval [Theodor., p. 55. (N.d.A.)] ; il était âgé de cinquante ans. Le code qui porte son nom a fait la seule renommée de ce prince ; monument composé des débris de la législation antique, semblable à ces colonnes qu'on élève avec l'airain abandonné sur un champ de bataille ; monument de vie pour les barbares, de mort pour les Romains et placé sur la limite de deux mondes. Les historiens ecclésiastiques sont de cette époque ; les rappeler, c'est reconnaître la position de l'esprit humain : Sozomène, Socrate, Théodoret, Philostorge, Théodore, auteur de l' Histoire Tripartite , Philippe de Side, Priscus et Jean l'orateur. Pulchérie, depuis longtemps proclamée augusta , plaça la couronne de son frère Théodose sur la tête de Marcien : pour mieux assurer les droits de ce citoyen obscur, moitié homme d'épée, moitié homme de plume, elle l'épousa et demeura vierge (451) [Evag., lib. I, cap. I. (N.d.A.)] . Cette élection ne fut contestée ni du sénat, ni de la cour, ni de l'armée ; prodigieux changement dans les moeurs. Ici commence un esprit inconnu à l'antiquité, et qui fait pressentir ce moyen âge où tout était aventures : des femmes disposaient des empires ; Placidie, soeur d'Honorius et captive d'un Goth, passe dans le lit de ce Goth, qui aspire à la pourpre ; Pulchérie, soeur de Théodose II, porte l'Orient à Marcien ; Honoria, soeur de Valentinien III, veut donner l'Occident à Attila ; Eudoxie, fille de Théodose II et veuve de Valentinien III, appelle Genseric à Rome ; Eudoxie, fille de Valentinien III, épouse Hunneric, fils de Genseric. C'est par les femmes que le monde ancien s'unit au monde nouveau : dans ce mariage, dont nous sommes nés, les deux sociétés se partagèrent les sexes : la vieille prit la quenouille, et la jeune l'épée. Marcien était digne du choix de Pulchérie ; il possédait ce mérite qu'on ne retrouve que dans les classes inférieures au temps de la décadence des nations. Il a été loué par saint Léon le Grand [Leo., ep. LXXXIX, p. 616 ; ep. XCIV, p. 628. (N.d.A.)] : on dit qu'il avait le coeur au-dessus de l'argent et de la crainte. Il apaisa les troubles de l'Eglise par le concile de Chalcédoine ; il répondit à Attila qui lui demandait le tribut : " J'ai de l'or pour mes amis, du fer pour mes ennemis [Prisc., p. 39. (N.d.A.)] . " Lorsque Aspar, général de Théodose, attaqua l'Afrique, Marcien l'accompagnait en qualité de secrétaire ; Aspar fut défait par les Vandales, et Marcien se trouva au nombre des prisonniers de Genseric : attendant son sort, il se coucha à terre et s'endormit dans la cour du roi. La chaleur était brûlante ; un aigle survint, se plaça entre le visage de Marcien et le soleil, et lui fit ombre de ses ailes. Genseric l'aperçut, s'émerveilla, et, s'il en faut croire cette ingénieuse fable, il rendit la liberté au prisonnier, dont il préjugea la grandeur [Illi sub dium coacti circiter meridiem, cum a sole quippe aestivo languescerent, sederant, inter quos Marcianus, negligenter stratus, ducebat somnum ; quadam interim, ut perhibent, aquila supervolante, quae passis alis ita se librabat, eodemque in aere locum insistebatur, umbra blandiretur uni Marciano. Rem Gizericus e superiori contemplatus aedium parte, atque, ut erat sagacissimus vir ingenio, divinum ostentum interpretatus... Deus illi destinasset imperium. (Procop., De Bell. Vand ., lib. I, p. 185 et 186. - N.d.A.)] . La fière réponse de Marcien à Attila blessa l'orgueil de ce conquérant : le Tartare hésitait entre deux proies ; du fond de sa ville de bois, dans les herbages de la Pannonie, il ne savait lequel de ses deux bras il devait étendre pour saisir l'empire d'Orient ou l'empire d'Occident, et s'il arracherait Rome ou Constantinople de la terre. Il se décida pour l'Occident, et prit son chemin par les Gaules. Aetius était rentré en grâce auprès de Placidie : on a vu qu'il avait été l'hôte et le suppliant des Huns. Le royaume des Visigoths, dans les provinces méridionales des Gaules, s'était fixé sous le sceptre de Théodoric, que quelques-uns ont cru fils d'Alaric. Clodion, le premier de nos rois, avait étendu ses conquêtes jusqu'à la Somme ; Aetius le surprit et le repoussa [Idat., Chron ., p. 19 ; Vales., Rer. Franc . lib. III. (N.d.A.)] ; mais Clodion finit par garder ses avantages. Clodion mort, ses deux fils se disputèrent son patrimoine ; l'un d'eux, peut-être Mérovée, qui tout jeune encore était allé en ambassade à Rome [Prisc., Leg, p. 40. (N.d.A.)] , implora le secours de Valentinien, et son frère aîné rechercha la protection d'Attila [Sid ., Carm . VII ; Greg. Tur., lib. II. (N.d.A.)] . Honoria, soeur de Valentinien, rigoureusement traitée à la cour de son frère, avait été aimée d'Eugène, jeune Romain attaché à son service [Marcel., Chron . (N.d.A.)] . Des signes de grossesse se manifestèrent ; l'impératrice Placidie fit partir Honoria pour Constantinople. Au milieu des soeurs de Théodose et de leurs pieuses compagnes, Honoria, qui avait senti les passions, ne put goûter les vertus : de même que Placidie, sa mère, était devenue l'épouse d'un compagnon d'Alaric, elle résolut de se jeter dans les bras d'un barbare : elle envoya secrètement un de ses eunuques porter son anneau au roi des Huns : Attila était horrible, mais il était le maître du monde et le fléau de Dieu [Jornandès place plus tôt l'envoi de cet anneau ; mais il confond les temps. (N.d.A.)] . Armé de l'anneau d'Honoria, le chef des Huns réclamait la dot de sa haute fiancée, c'est-à-dire une portion des Etats romains : on lui répondit que les filles n'héritaient pas de l'empire. Attila se prétendait encore attiré par des intérêts que mettait en mouvement une autre femme. Théodoric avait marié sa fille unique à Hunneric, fils de Genseric : sur un soupçon d'empoisonnement, Genseric la renvoya à son père, après lui avoir fait couper le nez et les oreilles. Les Visigoths menaçaient les Vandales de leur vengeance, et Genseric appelait Attila son allié pour retenir Théodoric son ennemi [Hujus ergo mentem ad vastationem orbis paratam comperiens Gizericus, rex Vandalorum, quem paulo ante memoravimus, multis muneribus ad Vesegotharum bella praecipitat, metuens ne Theodoricus, Vesegotharum rex, filiae ulcisceretur injuriam, quae Hunnerico, Gizerici filio, juncta, prius quidem tanto conjugio laetaretur : sed postea, ut erat ille et in sua pignora truculentus, ob suspicionem tantummodo veneni ab ea parati, eam, amputatis naribus, spolians decore naturali, patri suo ad Gallias remiserat, ut turpe funus miseranda semper offerret, et crudelitas, qua etiam moverentur externi, vindictam patris efficacius impetraret. (Jornand., De Reb. Get ., cap. XXXVI. - N.d.A.)] . Trois causes ou trois prétextes amenaient donc Attila en Gaule : la réclamation de la dot d'Honoria, l'intervention réclamée dans les affaires du royaume des Franks, la guerre contre les Visigoths, en vertu d'une alliance existant entre les Huns et les Vandales. Arbitre des nations, défenseur d'une princesse opprimée, le ravageur du monde, devancier de la chevalerie, se prépara à passer le Rhin au nom de l'amour, de la justice et de l'humanité. Des forêts entières furent abattues ; le fleuve qui sépare les Gaules de la Germanie se couvrit de barques [(...) Cecidit cito secta bipenni Hercynia in lintres, et Rhenum texuit alno. (Sid. Ap., Carm . VII, p. 97. - N.d.A.)] chargées d'innombrables soldats, comme ces autres barques qui transportent aujourd'hui, le long du Pénée, les abeilles nomades des bergers de la Thessalie [Pouqueville, Voyage en Grèce . (N.d.A.)] . Saint Agnan, évêque d'Orléans, saint Loup, évêque de Troyes, sainte Geneviève, gardeuse de moutons à Nanterre, s'efforcèrent de conjurer la tempête : vous verrez l'effet et le caractère de leur intervention quand je vous parlerai des moeurs des chrétiens. Aetius n'avait rien négligé pour combattre ses anciens amis : les Visigoths s'étaient, non sans hésitation, joints à ses troupes ; beaucoup de négociations avaient eu lieu entre Théodoric, Attila et Valentinien [Jornand., cap. XXXVI. (N.d.A.)] . Aetius marcha au devant des Huns, et les rencontra occupés et retardés devant Orléans, dont la destinée était de sauver la France ; Attila se retira dans les plaines catalauniques, appelées aussi mauritiennes, longues de cent lieues, dit Jornandès, et larges de soixante-dix [...leugas, ut Galli vocant, in longum tenentes, et LXX in latum. (Jornand., cap. XXXVI. - N.d.A.)] : il y fut suivi par Aetius et Théodoric. Les deux armées se mirent en bataille. Une colline qui s'élevait insensiblement bordait la plaine ; les Huns et leurs alliés en occupaient la droite ; les Romains et leurs alliés la gauche. Là se trouvait rassemblée une partie considérable du genre humain [Fit ergo area innumerabilium populorum pars illa tellarum. (Jorn., cap. XXXVI. - N.d.A.)] , comme si Dieu avait voulu faire la revue des ministres de ses vengeances au moment où ils achevaient de remplir leur mission : il leur allait partager la conquête et désigner les fondateurs des nouveaux royaumes. Ces peuples, mandés de tous les coins de la terre, s'étaient rangés sous les deux bannières du monde à venir et du monde passé, d'Attila et d'Aetius. Avec les Romains marchaient les Visigoths, les Loeti, les Armoricains, les Gaulois, les Bréonnes, les Saxons, les Bourguignons, les Sarmates, les Alains, les Allamans, les Ripuaires et les Franks soumis à Mérovée ; avec les Huns se trouvaient d'autres Franks et d'autres Bourguignons, les Rugiens, les Erules, les Thuringiens, les Ostrogoths et les Gépides. Attila harangua ses soldats : " Méprisez ce ramas d'ennemis désunis de moeurs et de langage, associés par la peur. Précipitez-vous sur les Alains et les Goths, qui font toute la force des Romains : le corps ne se peut tenir debout quand les os en sont arrachés. Courage ! que la fureur accoutumée s'allume ! Le glaive ne peut rien contre les braves avant l'ordre du destin. Cette foule épouvantée ne pourra regarder les Huns en face. Si l'événement ne me trompe, voici le champ qui nous fut promis par tant de victoires. Je lance le premier trait à l'ennemi : quiconque oserait devancer Attila au combat est mort [Adunatas despicite dissonas gentes. Judicium pavoris est, societate defendi... Alanos invadite, in Vesegothas incumbite... Nec potest stare corpus cui ossa substraxerit. Consurgant animi, furor solitus intumescat... Victuros nulla tela convenient, morituros et in ocio fata praecipitant... Non fallor eventu, hic campus est quem nobis tot prospera promiserant. Primus in hostes tela conjiciam. Si quis potuerit Attila pugnante ocium ferre, sepultus est. (Jornand., cap. XXXVI. - N.d.A.)] . " Cette bataille (453) fut effroyable, sans miséricorde, sans quartier. Celui qui pendant sa vie, dit l'historien des Goths, fut assez heureux pour contempler de pareilles choses et qui manqua de les voir, se priva d'un spectacle miraculeux [Ubi talia gesta referuntur, ut nihil esset, quod in vita sua conspicere potuisset egregius, qui hujus miraculi privaretur aspectu. (Jornand., cap. XL. - N.d.A.)] . Les vieillards du temps de l'enfance de Jornandès se souvenaient encore qu'un petit ruisseau, coulant à travers ces champs héroïques, grossit tout à coup non par les pluies, mais par le sang, et devint un torrent. Les blessés se traînaient à ce ruisseau pour y étancher leur soif, et buvaient le sang dont ils l'avaient formé [Nam si senioribus credere fas est, rivulus memorati campi humili ripa prolabens, peremptorum vulneribus sanguine multo provectus, non auctus imbribus, ut solebat, sed liquore concitatus insolito, torrens factus est cruoris augmento. Et quos illic coegit in aridam sitim vulnus inflictum, fluenta mixta clade traxerunt : ita constricti sorte miserabili sordebant, potantes sanguinem quem fudere sauciati. (Jornand., cap. XL. - N.d.A.)] . Cent soixante-deux mille morts couvrirent la plaine ; Théodoric fut tué, mais Attila vaincu. Retranché derrière ses chariots pendant la nuit, il chantait en choquant ses armes ; lion rugissant et menaçant à l'entrée de la caverne où l'avaient acculé les chasseurs [Strepens armis tubis canebat, incussionemque minabatur : velut leo venabulis pressus, speluncae aditus obambulans. (Jornand., cap. XL. - N.d.A.)] . L'armée triomphante se divisa, soit par l'impatience ordinaire des barbares, soit par la politique d'Aetius, qui craignit qu'Attila passé ne laissât les Visigoths trop puissants. Comme je marque à présent tout ce qui finit, la victoire catalaunienne est la dernière grande victoire obtenue au nom des anciens maîtres du monde. Rome, qui s'était étendue peu à peu jusqu'aux extrémités de la terre, rentrait peu à peu dans ses premières limites ; elle allait bientôt perdre l'empire et la vie dans ces mêmes vallées des Sabins où sa vie et son empire avaient commencé ; il ne devait rester de ce géant qu'une tête énorme, séparée d'un corps immense. Attila s'attendait à être attaqué ; il ne s'aperçut de la retraite des vainqueurs qu'au long silence des campagnes [Sed ubi hostium absentia sunt longa silentia consecuta, erigitur mens ad victoriam, gaudia praesumuntur, atque potentis regis animus in antiqua fata revertitur. (Jornand., cap. XLI. - N.d.A.)] abandonnées aux cent soixante-deux mille muets de la mort. Echappé contre toute attente à la destruction et rendu à sa destinée, il repasse le Rhin. Plus puissant que jamais, il entre l'année suivante en Italie, saccage Aquilée et s'empare de Milan. Valentinien quitte sa cache de Ravenne pour se recacher dans Rome, avec l'intention d'en sortir à l'approche du péril : la peur le faisait fuir, la lâcheté le retint ; également indigne de l'empire en l'abandonnant ou en le vendant. Deux consuls, Avienus et Trigesius, et le pape saint Léon, viennent traiter avec Attila. Le Tartare consent à se retirer, sur la promesse de ce qu'il appelait toujours la dot d'Honoria : une raison plus intérieure le toucha ; il fut arrêté par une main qui se montrait partout alors, au défaut de celles des hommes : cela sera dit en son lieu. Attila se jette une seconde fois sur les Gaules, d'où Thorismond, successeur de Théodoric, le repousse. Le Hun rentre encore dans sa ville de bois, méditant de nouveaux ravages : il y disparaît. Le héros de la barbarie meurt, comme le héros de la civilisation, dans l'enivrement de la gloire et les débauches d'un festin ; il s'endormit une nuit sur le sein d'une femme, et ne revit plus le soleil ; une hémorragie l'emporta : le conquérant creva du trop de sang qu'il avait bu et des voluptés dont il se gorgeait. Le monde romain se crut délivré ; il ne l'était pas de ses vices ; châtié, il n'était pas averti. L'invasion d'Attila en Italie donna naissance à Venise. Les habitants de la Vénétie se renfermèrent dans les îlots voisins du continent. Leurs murailles étaient des claies d'osier ; ils vivaient de poisson ; ils n'avaient pour richesse que leurs gondoles et du sel, qu'ils vendaient le long des côtes. Cassiodore les compare à des oiseaux aquatiques qui font leur nid au milieu des eaux [Aquatilium avium more domus est. (Variar., lib. XII, ep. XXIV.) Voyez aussi Verona illustrata de Maffei, et l' Histoire de Venise , par M. Daru. (N.d.A.)] . Voilà cette opulente, cette mystérieuse, cette voluptueuse Venise, de qui les palais rentrent aujourd'hui dans le limon dont ils sont sortis. La Grande-Bretagne, malgré ses larmes et ses prières, avait été abandonnée des Romains. Quand l'épée d'Attila fut brisée, Valentinien, tirant pour la première fois la sienne, l'enfonça dans le coeur du dernier Romain : jaloux d'Aetius, il tua celui qui avait retardé si longtemps la chute de l'empire [Prosp. Idat., an. 454. (N.d.A.)] . Valentinien viole la femme de Maxime, riche sénateur de la famille Anicienne [Maximus quidam erat senator romanus... Uxorem habebat singulari continentia et forma, commendatissimae famae praeditam... Huic nactae concabitu, obscoeni libidine ardens Valentinianus... vim attulit obluctanti. (Procop., De Bell. Vand , lib. II, cap. IV, p. 187. - N.d.A.)] ; Maxime conspire ; Valentinien, dernier prince de la famille de Théodose, est assassiné en plein jour par deux barbares, Transtila et Optila, attachés à la mémoire d'Aetius [Procop., De Bell. Vand , lib. II, cap. IV, p. 187 ; Evag., lib. II, cap. VII. (N.d.A.)] . Maxime est élu à la place de Valentinien ; son règne fut de peu de jours, et il le trouva trop long. " Fortuné Damoclès ! s'écriait-il, regrettant l'obscurité de sa vie, ton règne commença et finit dans un même repas [Dicere solebat vir litteratus atque ob ingenii merita quaestorius Fulgentius, se ex ore ejus frequenter audisse, cum perosus pondus imperii veterem desideraret securitatem : Felicem te, Damocles, qui non uno longius prandio regni necessitatem toleravisti ! (Sid. Ap., ep. XIII, lib. II, p. 166. - N.d.A.)] . " Maxime, devenu veuf, avait épousé de force Eudoxie, veuve de Valentinien et fille de Théodose II. Eudoxie cherche un vengeur, et n'en voit point de plus terrible que Genseric. Les Vandales étaient devenus des pirates habiles et audacieux ; ils avaient dévasté la Sicile, pillé Palerme, ravagé les côtes de la Lucanie et de la Grèce. Genseric appelé par Eudoxie [Procop., De Bell. Vand . ; p. 188. (N.d.A.)] , ne refuse point la proie ; ses vaisseaux jettent l'ancre à Ostie. Maxime se veut échapper ; il est arrêté par le peuple, qui le déchire. Saint Léon essaye de sauver une seconde fois son troupeau, et n'obtient point de Genseric ce qu'il avait obtenu d'Attila : la ville éternelle est livrée au pillage pendant quatorze jours et quatorze nuits. Les barbares se rembarquent ; la flotte de Genseric apporte à Carthage les richesses de Rome, comme la flotte de Scipion avait apporté à Rome les richesses de Carthage. Le chantre de Didon semblait avoir prédit Genseric dans Annibal. Parmi le butin se trouvèrent les ornements enlevés au temple de Jérusalem : quel mélange de ruines et de souvenirs ! Tous les vaisseaux arrivèrent heureusement, excepté celui qui était chargé des statues des dieux [Navibus Giserici unam qua simulacra veebantur periisse ferunt. (Procop., De Bell. Vand. , lib. II, p. 189. - N.d.A.)] . Ces nouvelles calamités n'étonnèrent pas : Alaric avait tué Rome ; Genseric ne fit que dépouiller le cadavre. Avitus, d'une famille puissante de l'Auvergne, beau-père de Sidoine Apollinaire et maître général des forces romaines dans les Gaules, remplaça Maxime. Il reçut la pourpre des mains de Théodoric II, roi des Visigoths, régnant à Toulouse. Ce Théodoric était frère de Thorismond, fils de Théodoric Ier, tué aux champs catalauniques. Il soumit le reste des Suèves en Espagne ; mais tandis qu'il avait l'air de combattre pour la gloire de l'empereur, son ouvrage, Avitus était déjà tombé : il fut dégradé par le sénat de Rome, qui semblait puiser ce pouvoir d'avilir dans sa propre dégradation. Ricimer ou Richimer, fils d'un Suève et de la fille du roi goth Vallia, comme je vous l'ai déjà dit, fut le principal auteur de cette chute. Ce chef des troupes barbares à la solde des Romains en Italie donna une double marque de sa puissance en nommant l'empereur déposé (16 octobre 456) évêque de Plaisance [Vict. Tun. (N.d.A.)] : la tonsure allait devenir la couronne des rois sans couronne. On ne sait trop comment finit Avitus : privé de l'empire, il le fut aussi de la vie, dit pourtant un historien [Idat., Chron . (N.d.A.)] . Ricimer passa la pourpre à Majorien, ancien compagnon d'Aetius. Majorien était un de ces hommes que le ciel montre un moment à la terre dans l'abâtardissement des races : étrangers au monde où ils viennent, ils ne s'y arrêtent que le temps nécessaire pour empêcher la prescription contre la vertu [Sid. Ap., Carm . v, p. 312 ; Procop., De Bell. Vand , lib. I, cap. VII. (N.d.A.)] . Majorien ranima la gloire romaine en attaquant les Franks et les Vandales avec les vieilles bandes sans chef d'Attila et d'Alaric. On a de lui plusieurs belles lois. Ricimer ne l'avait placé sur le trône que parce qu'il le croyait sans génie ; quand il s'aperçut de sa méprise, il fit naître une sédition, et Majorien abdiqua. On croit qu'il fut empoisonné [Selon une autre version, Majorien fut déposé par Ricimer, qui le fit tuer cinq jours après sa déposition. (N.d.A.)] (7 août 461). Le faiseur et le défaiseur de rois (à cette époque de révolutions, cela ne supposait ni talents supérieurs ni grands périls) remit le diadème à Libius Sévère : il prit garde cette fois que le prince ne fût pas un homme, et il y réussit. On ne connaît guère que le titre impérial de ce Libius Sévère : l'excès de l'obscurité pour les rois a le même résultat que l'excès de la gloire ; il ne laisse vivre qu'un nom. Deux hommes, fidèles à la mémoire de Majorien, refusèrent de reconnaître la créature de Ricimer ; Marcellin, sous le titre de patrice de l'Occident, resta libre dans la Dalmatie ; Aegidius, maître général de la Gaule, conserva une puissance indépendante ; ce fut lui que les Bretons implorèrent et que les Franks nommèrent un moment leur chef, quand ils chassèrent Childeric. L'Italie continua d'être livrée aux courses des Vandales ; chaque année, au printemps, le vieux Genseric y rapportait la flamme. Par un renversement de l'ordre du destin, dit Sidoine, la brûlante Afrique versait sur Rome les fureurs du Caucase [(...) conversosque ordine fati Torrida caucaseos infert mihi Byrsa furores. (Sidon. Apoll. - N.d.A.)] . Léon Ier, surnommé le Grand ou le Boucher, ou plus souvent Léon de Thrace, avait été élu empereur d'Orient après la mort de Marcien, arrivée vers la fin de janvier l'an 457. Constantinople, échappée aux barbares, obtenait sur Rome la prééminence, non la supériorité, que donne le bonheur sur l'infortune. L'empire d'Occident, sur son lit de mort, ressemblait à un guerrier ou à un roi dont on pille la tente ou le palais tandis qu'il expire, ne lui laissant pas un linceul pour l'ensevelir. Léon, qui voyait donner des maîtres à Rome, lui accorda Anthême (468) en qualité d'empereur, sur la demande du sénat. Ricimer empoisonna Libius Sévère, et épousa la fille d'Anthême. Il y eut de grandes réjouissances ; tout parut consolidé dans une ruine. Vous avez vu qu'Anthême pensait à rétablir le culte des idoles [Ci-dessus, Troisième discours, seconde partie. (N.d.A.)] . Les deux empires, et surtout celui d'Orient, préparèrent un puissant armement contre les Vandales. Le commandement en fut donné à Basilisque, qui laissa brûler sa flotte devant Carthage, réduit à la nécessité de passer pour un traître, afin de conserver la réputation d'un grand général. Sauvé de ce danger, Genseric reprit ses courses, et s'empara de la Sicile. Théodoric II avait rompu ses traités avec Rome à la mort de l'empereur Majorien ; il réunit Narbonne à son royaume. Euric, son frère qui l'assassina, acheva la conquête des Espagnes sur les Romains et sur les Suèves : ceux-ci reconnurent son autorité, en restant en possession de la Galice. Dans les Gaules, Euric ne fut pas moins heureux : il étendit sa domination, d'un côté depuis les Pyrénées jusqu'au Rhône, de l'autre jusqu'à la Loire. En ce temps les Bourguignons étaient alliés de Rome et se déchiraient entre eux ; il en était ainsi des Franks et des Saxons. Cependant Ricimer se brouille avec Anthême, son beau-père, et se détermine à changer encore le maître titulaire de l'Occident. Il appelle à la pourpre Olybre, qui avait épousé Placidie, fille de Valentinien III. Il en résulte une guerre civile. Rome est saccagée une troisième fois dit le pape Gélase, et les misérables restes de l'empire sont foulés aux pieds. Anthême est tué (11 juillet 472), Olybre meurt, et Ricimer le précède dans la tombe où il avait précipité cinq empereurs, tous faits de sa main [Valois s'appuie de l'auteur anonyme, conforme pour ces temps obscurs à ce que l'on trouve dans les Fastes consulaires d'Onuphre, dans les Actes des Conciles dans Cassiodore, dans Victor de Tunne, dans la Chronique d'Alexandrie, etc., etc. (Vales. Rer. Franc . - N.d.A.)] . Gondivar ou Gondibalde, neveu de Ricimer, et élevé à la dignité de patrice par Olybre, pousse Glicerius à s'emparer du pouvoir. Gondibalde est peut-être le célèbre roi des Bourguignons. A Constantinople, on proclama Julius Nepos empereur d'Occident. Il surprit son compétiteur Glycerius, le fit raser et ordonner évêque de Salone [Phot., cap. LXXVIII, p. 372 ; Onuph. ; Jorn., De Reg. ac. temp. Suc ., p. 654. (N.d.A.)] . Julius Nepos céda l'Auvergne à Euric, roi des Visigoths, croyant qu'on pouvait sacrifier ses amis à ses ennemis. Les troupes que Nepos tenait à sa solde se révoltent ; il fait, traînant dans sa retraite en Dalmatie un titre que lui seul reconnaissait : il retrouva à Salone son rival impérial, qu'il avait fait évêque [Que comperto, Nepos fugit in Dalmatias, ibique defecit privatus regno, ubi jam Glycerius, dudum imperator, episcopatum Salonitanum habebat. (Vales. Rer. Franc ., p. 227 ; Id. in not . Amm. Marcel. - N.d.A.)] . Nepos ne valait pas la peine d'un coup de poignard, et fut assassiné pourtant [Onuph., p. 477 ; Marc., Chron ., XVI. (N.d.A.)] . Les Ostrogoths pendant l'apparition de Glycerius s'étaient montrés en Italie, Les autres barbares, qui opprimaient plus qu'ils ne défendaient ce malheureux pays, avaient alors pour chef Oreste, ce secrétaire d'Attila dont je vous ai déjà parlé. A la mort du roi des Huns, il passa au service des empereurs d'Occident, sous lesquels il devint patrice et maître général des armées ; il avait eu un fils d'une mère inconnue, ou peut-être de la fille de ce comte Romulus que Valentinien envoya en ambassade auprès d'Attila. Ce fils est Romulus Auguste, surnommé Augustule : humiliez-vous, et reconnaissez le néant des empires ! Oreste refusa la pourpre que lui offraient ses soldats, et en laissa couvrir son fils [Augustulo a patre Oreste in Ravenna imperatore ordinato. (Jornand., cap. XLV. - N.d.A.)] . Les Scyres, les Alains, les Rugiens, les Hérules, les Turcilinges, qui composaient ces défenseurs redoutables des misérables Romains, enflammés par l'exemple de leurs compatriotes établis en Afrique, dans les Espagnes et dans les Gaules, sommèrent Oreste de leur abandonner le tiers des propriétés de l'Italie ; il leur crut pouvoir résister. Odoacre (peut-être fils d'Edécon, ancien collègue d'Oreste dans sa mission à Constantinople), Odoacre, après diverses aventures, se trouvait investi d'une charge éminente dans les gardes de l'Italie ; il se met à la tête des séditieux, assiège Oreste dans Pavie, emporte la place, le prend et le tue [Ennodh. Ticin. Vit. Epiph ., p. 387. (N.d.A.)] . Le 23 août de l'an 476, Odoacre, arien de religion, est proclamé roi d'Italie. L'empire romain avait duré cinq cent sept ans moins quelques jours, depuis la bataille d'Actium ; on comptait douze cent vingt-neuf ans de la fondation de Rome. Quand Augustule, dernier successeur d'Auguste ; quitta les marques de la puissance, Simplicius, quarante-septième pontife depuis saint Pierre, occupait la chaire de l'apôtre dont l'empire avait commencé sous l'héritier immédiat d'Auguste ; les successeurs de Simplicius, après treize cent cinquante-quatre ans, règnent encore dans les palais des césars. Odoacre établit son siège à Ravenne. Le sénat romain renonça au droit d'élire son maître ; satisfait d'être esclave à merci, il déclara que le Capitole abdiquait la domination du monde, et renvoya, par une ambassade solennelle, les enseignes à Zénon, qui gouvernait l'Orient. Zénon [Malchno., Excerpt. de Leg ., p. 93. (N.d.A.)] reçut à Constantinople les ambassadeurs avec un front sévère ; il reprocha au sénat le meurtre d'Anthême et le bannissement de Nepos : " Nepos vit encore, dit-il aux ambassadeurs ; il sera, jusqu'à sa mort, votre vrai maître. " Ce brevet de tyran honoraire, délivré par Zénon à Nepos, est le dernier titre de la légitimité des césars. Augustule, trouvé à Ravenne par Odoacre, fut dégradé de la pourpre [Non multam post, Odovacer, Turcilingorum rex, habens secum Scyros, Herulos, diversarumque gentium auxiliarios, Italiam occupavit, et Oreste interfecto, Augustulum, filium ejus, de regno pulsum. (Jornand., cap. XLVI. - N.d.A.)] . L'histoire ne dit rien de lui, sinon qu'il était beau [Pulcher erat. Anon. Vales. (N.d.A.)] . Le premier roi d'Italie accorda au dernier empereur de Rome une pension de 6 000 pièces d'or ; il le fit conduire à l'ancienne villa de Lucullus [Deposuit (Odovacer) Augustulum de regno... Tamen donavit ei reditum sex millia solidos. (Jornand., p. 706.) In Lucullano Campaniae castello exilii poena damnavit. (Jornand., cap. XLVI. - N.d.A.)] , située sur le promontoire de Mycènes, et convertie en forteresse depuis les guerres des Vandales ; elle avait d'abord appartenu à Marius ; Lucullus l'acheta [Plut., In Mario et in Lucull . (N.d.A.)] . Ainsi la Providence assignait pour prison au fils du secrétaire d'Attila, à un prince de race gothique, revêtu de la pourpre romaine par les derniers barbares qui renversaient l'empire d'Occident, la Providence assignait, dis-je, pour prison à ce prince une maison où fut portée la dépouille des Cimbres, premiers barbares du Septentrion qui menacèrent le Capitole. C'est là qu'Augustule passa sa jeunesse et sa vie inconnues, sans se douter de tout ce qui s'attachait à son nom, indifférent aux leçons que donnait sa présence, étranger aux souvenirs que rappelaient les lieux de son exil. Ajoutons ceci, attentif que nous sommes à l'immutabilité des conseils éternels et à la vicissitude des choses humaines : les reliques de saint Séverin succédèrent à la personne d'Augustule dans la demeure que Marius décora de ses proscriptions et de ses trophées, Lucullus de ses fêtes et de ses banquets : elle se changea en une église [Eugip., In Vit. S. Severin . (N.d.A.)] . Odoacre, n'étant encore qu'un obscur soldat, avait visité saint Séverin dans la Norique. Le solitaire à l'aspect de ce barbare d'une haute taille, qui se courbait pour passer sous la porte de la cellule, lui dit : " Va en Italie ; tu es maintenant couvert de viles peaux de bêtes ; un temps viendra que tu distribueras des largesses [Vade ad Italiam, vade vilissimis nunc pellibus coopertus, sed multis cito plurima largiturus. (Anon. Val., p. 717. - N.d.A.)] . " Enfin, le Dieu qui d'une main abaissait l'empire romain élevait de l'autre l'empire français. Augustule déposait le diadème l'an 476 de Jésus-Christ, et l'an 481 Clovis, couronné de sa longue chevelure, régnait sur ses compagnons. Etude cinquième Ou cinquième discours sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares Cinquième discours I Première partie : moeurs des chrétiens. Age héroïque Arrêtons-nous pour contempler les vastes ruines que nous venons de traverser. Ce n'est rien que de connaître les dates de leur éboulement, rien que d'avoir appris les noms des hommes employés à cette destruction : il faut entrer plus profondément, plus intimement dans les moeurs, dans la vie des trois peuples chrétien, païen et barbare, qui se confondirent pour donner naissance à la société moderne. Elle va paraître, cette société, puisque l'empire d'Occident est détruit ; voyons ce que fut le monde ancien dans les quatre siècles qui précédèrent sa mort, et ce qu'il était devenu lorsqu'il expira. Commençons par les chrétiens. Le christianisme naquit à Jérusalem, dans une tombe que j'ai visitée au pied de la montagne de Sion : son histoire se lie à celle de la religion des Hébreux. Pendant la durée du premier Temple, tout fut renfermé dans la lettre de la loi de Moïse ; quand le roi, le peuple, ou quelque partie du peuple, se livraient à l'idolâtrie, le glaive les châtiait. Sous le second Temple, la pureté de la loi s'altéra par le mélange des dogmes exotiques : la synagogue se forma. La conquête d'Alexandre introduisit à son tour la philosophie grecque dans le système hébraïque. Des écoles juives se constituèrent ; ces écoles, répandues dans la Médie, l'Elymaïde, l'Asie Mineure, l'Egypte, la Cyrénaïque, l'île de Crète, et jusque dans Rome, subirent l'influence des religions, des lois, des moeurs et de la langue même de ces divers pays. Les livres des Machabées se scandalisent de ces nouveautés. " En ce temps-là il sortit d'Israël des enfants d'iniquité, qui donnèrent ce conseil à plusieurs : Allons, et faisons alliance avec les nations qui nous environnent... " Et ils bâtirent à Jérusalem un collège à la manière des nations [Machab., lib. I, cap. I. (N.d.A.)] . " Les prêtres mêmes... ne faisaient aucun état de ce qui était en honneur dans leur pays, et ne croyaient rien de plus grand que d'exceller en tout ce qui était en estime parmi les Grecs [Machab., lib. II, cap. IV. (N.d.A.)] . " Il se forma bientôt quatre sectes principales : celle des pharisiens, celle des sadducéens, celle des samaritains, celle des esséniens. Les pharisiens altéraient le dogme et la loi en reconnaissant une sorte de destin impuissant, qui n'ôtait point la liberté à l'homme ; ils se divisaient en sept ordres. Livrés à des imaginations bizarres, ils jeûnaient et se flagellaient ; ils prenaient soin en marchant de ne pas toucher les pieds de Dieu, qui ne s'élèvent que de quarante-huit pouces au-dessus de terre. Ils mettaient surtout un grand zèle à propager leur doctrine. Ce qui distingue les sectes juives des sectes grecques, c'est précisément cet esprit de propagation. La sagesse hellénique se réduisait en général à la théorie, la sagesse juive avait pour fin la pratique ; l'une formait des écoles , l'autre des sociétés . Moïse avait imprimé une vertu législative au génie des Hébreux, et le christianisme, juif d'origine, retint et posséda au plus haut degré cette vertu. Les sadducéens s'attachaient à la lettre écrite ; ils rejetaient la tradition et conséquemment la science cabalistique : ne trouvant rien sur l'âme dans les livres de Moïse, ils étaient matérialistes et préféraient Epicure à Zénon. Les samaritains n'adoptaient que le Pentateuque, et remontaient à la religion patriarcale. Les esséniens de la Judée (qui produisirent les thérapeutes de l'Egypte, secte plus contemplative encore) repoussaient la tradition comme les sadducéens, et croyaient à l'immortalité de l'âme comme les pharisiens. Ils fuyaient les villes, vivaient dans les campagnes, renonçaient au commerce et s'occupaient du labourage. Ils n'avaient point d'esclaves et n'amassaient point de richesses : ils mangeaient ensemble, portaient des habits blancs, qui n'appartenaient en propre à personne et que chacun prenait à son tour. Les uns demeuraient dans une maison commune, les autres dans des maisons particulières, mais ouvertes à tous. Ils s'abstenaient du mariage, et élevaient les enfants qu'on leur confiait. Ils respectaient les vieillards, ne mentaient point, ne juraient jamais. Ils promettaient le silence sur les mystères : ces mystères n'étaient autres que la morale écrite dans la loi. Les premiers fidèles prirent des esséniens cette simplicité de vie, tandis que les thérapeutes donnèrent naissance à la vie monastique chrétienne. Mais, d'une autre part, l'essénianisme était la seule secte juive qui n'attendît point le Messie et qui condamnât le sacrifice, en quoi les chrétiens ne la suivirent pas. Une opinion commune reposait au fond de la société israélite : le sauveur de la race de David, de tous temps promis, était espéré de siècle en siècle, d'année en année, de jour en jour, d'heure en heure ; homme et Dieu, roi-conquérant pour les sadducéens, les caraïtes ou scripturaires ; sage ou docteur pour les samaritains. Il y avait encore chez ce peuple un fait qui n'appartenait qu'à ce peuple, je veux dire la grande école poétique des prophètes : commençant auprès du berceau du monde, elle erra quarante ans avec l'arche dans le désert ; école que n'interrompirent point la captivité d'Egypte et celle de Babylone, la conquête d'Alexandre, l'oppression des rois de Syrie, la domination romaine, la monarchie des Hérodes, qui implantèrent de force et improvisèrent en Judée une éducation étrangère. Cette école de l'avenir, évoquant le passé et dédaignant le présent, ne manqua de maîtres ni dans la prospérité ni dans le malheur, ni sur les rivages du Nil ni sur les bords du Jourdain, ni sur les fleuves de Babylone ni sur les ruines de Tyr et de Jérusalem. Et quels maîtres ! Moïse, Josué, David, Salomon, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel et le Christ, en qui s'accomplirent toutes les phophéties, et qui fut lui-même le dernier prophète. Lorsqu'il eut paru, les Juifs le méconnurent : ils le regardèrent comme un séducteur. Les deux commentaires de la Mishna, le Talmud babylonien et le Talmud de Jérusalem donnent de singulières notions du Christ [NOTE 42] . " Un certain jour, lorsque plusieurs docteurs étaient assis à la porte de la ville, deux jeunes garçons passèrent devant eux : l'un couvrit sa tête, l'autre passa la tête découverte. Eliézer, voyant l'effronterie de celui-ci, le soupçonna d'être un enfant illégitime ; il alla trouver la mère, qui vendait des herbes au marché, et il apprit que non-seulement l'enfant était illégitime, mais qu'il était né d'une femme impure [Cum aliquando seniores sederent in porta (urtis), praeterierunt ante ipsos duo pueri, quorum alter caput texerat, alter detexerat. Et de eo quidem qui caput proterve, et contra bonos mores, detexerat, pronuntiavit R. Elieser quod esset spurius. (...) Abiit ergo ad matrem pueri istius, quam cum videret sedentem in foro et vendentem legumina (...) Unde apparuit puerum istum esse non modo spurium, sed et menstruatae filium. (N.d.A.)] . " Marie est appelée plusieurs fois dans le Talmud une coiffeuse de femmes. Des Juifs composèrent deux histoires du Christ sous le titre de Sepher toldos Jeschu , livre des générations de Jésus. Joseph Pandera, de Bethléem, se prend d'amour pour une jeune coiffeuse nommée Mirjan (Marie), fiancée à Jochanan. Pandera abuse de Mirjan ; elle accouche d'un fils, appelé Jehoscua (Jésus). Jehoscua, élevé par Elchanan, devient habile dans les lettres. Les sénateurs que Jehoscua ne voulut pas saluer à la porte de la ville firent publier, au son de trois cents trompettes, que sa naissance était impure. Il s'enfuit en Galilée, revient à Jérusalem, se glisse dans le peuple, apprend et dérobe le nom de Dieu, l'écrit sur une peau [Venit itaque lesus Nazarenus, et ingressus templum didicit litteras illas, et scripsit in pergameno ; deinde scidit carnem cruris sui, et in incisione illa inclusit dictam chartulam, et dicendo nomen, nullum sensit dolorem, et rediit cutis continuo sicut ante erat. (N.d.A.)] , s'ouvre la cuisse sans douleur, et cache son larcin dans cette incision. Avec l'ineffable nom Schemhamephoras, il accomplit une foule de prodiges. Jehoscua, condamné à mort par le sanhédrin, est couronné d'épines, fouetté et lapidé ; on le voulait pendre à du bois, mais tous les bois se rompirent parce qu'il les avait enchantés. Les sages allèrent chercher un grand chou [Ipse quippe per Schemhamephoras adjuraverat omnia ligna ne susciperent eum. Abierunt itaque, et adduxerunt stipitem unius caulis qui non est de lignis, sed de herbis, et suspenderunt eum super eum. (N.d.A.)] , et l'on y attacha Jehoscua. Telle est une des misérables histoires que les Juifs opposaient à la majesté du récit évangélique. La première Eglise juive se composa des trois mille convertis. Ces convertis écoutaient les instructions des apôtres, priaient ensemble et faisaient dans les maisons particulières la fraction du pain. Ils mettaient leurs biens en commun, et vendaient leurs héritages pour en distribuer le prix à leurs frères. Leur vie, comme je l'ai dit plus haut, était à peu près celle des esséniens. Cette simplicité se conserva longtemps, Domitien, ayant appris que certains chrétiens juifs se prétendaient issus de la race royale de David, les fit venir à Rome. Questionnés sur leurs richesses, ils répondirent qu'ils possédaient trente-neuf plèthres de terre, environ sept arpents et demi, qu'ils payaient l'impôt et vivaient de leurs champs ; ils montrèrent leurs mains endurcies par le travail. L'empereur leur demanda ce que c'était que le royaume du Christ ; ils répliquèrent qu'il n'était pas de ce monde : on les renvoya. Ces deux laboureurs étaient deux évêques. Ils vivaient encore sous Trajan [Nec sibi in pecunia subsistere, sed in aestimatione terrae, quod eis esset in quadraginta minus uno jugeribus constituta, quam suis manibus excolentes, vel ipsi alerentur vel tributa dependerent. Simul et testes ruralis et diurni operis, manus labore rigidas et callis obduratas praeferebant. Interrogati vero de Christo, quale sit regnum ejus... responderunt, quod non hujus mundi regnum. (Hegesip., ap. Euseb ., (lib. III, cap. XX. - N.d.A.)] . En faisant l'histoire de l'Eglise, on a confondu les temps ; il est essentiel de distinguer deux âges dans le premier christianisme : l'âge héroïque ou des martyrs, l'âge intellectuel ou l'âge philosophique : l'un commence à Jésus- Christ et finit à Constantin ; l'autre s'étend de cet empereur à la fondation des royaumes barbares. C'est de l'âge héroïque que je vais d'abord parler. Je vous le vais montrer tel qu'il s'est peint lui-même et tel que l'ont représenté les païens. " Chez nous, dit un apologiste, vous trouverez des ignorants, des ouvriers, de vieilles femmes, qui ne pourraient peut-être pas montrer par des raisonnements la vérité de notre doctrine ; ils ne font pas de discours, mais ils font de bonnes oeuvres. Aimant notre prochain comme nous-mêmes, nous avons appris à ne point frapper ceux qui nous frappent, à ne point faire de procès à ceux qui nous dépouillent : si l'on nous donne un soufflet, nous tendons l'autre joue ; si l'on nous demande notre tunique, nous offrons encore notre manteau. Selon la différence des années, nous regardons les uns comme nos enfants, les autres comme nos frères et nos soeurs ; nous honorons les personnes plus âgées comme nos pères et nos mères. L'espérance d'une autre vie nous fait mépriser la vie présente et jusqu'aux plaisirs de l'esprit. Chacun de nous, lorsqu'il prend une femme, ne se propose que d'avoir des enfants, et imite le laboureur qui attend la moisson en patience. Nous avons renoncé à vos spectacles ensanglantés, croyant qu'il n'y a guère de différence entre regarder le meurtre et le commettre. Nous tenons pour homicides les femmes qui se font avorter, et nous pensons que c'est tuer un enfant que de l'exposer. Nous sommes égaux en tout, obéissant à la raison sans la prétendre gouverner [Athenagor., Apolog ., trad. de Fleury. ( Hist. eccl ., lib. III, t. I, p. 389. - N.d.A.)] . " Remarquez que ce n'est pas là une école, une secte, mais une société, fondée sur la morale universelle, inconnue des anciens. Les repas se mesuraient sur la nécessité, non sur la sensualité : les frères vivaient plutôt de poisson que de viande, d'aliments crus, de préférence aux aliments cuits ; ils ne faisaient qu'un seul repas, au coucher du soleil, et s'ils mangeaient quelquefois le matin, c'était un peu de pain sec. Le vin, défendu aux jeunes gens, était permis aux autres personnes, mais en petite quantité. La règle prohibait les riches ameublements, la vaisselle, les couronnes, les parfums, les instruments de musique. Pendant le repas on chantait des cantiques pieux : le rire bruyant, interdit, laissait régner une gravité modeste. Après le repas du soir on louait Dieu du jour accordé, puis on se retirait pour dormir, sur un lit dur : on abrégeait le sommeil afin d'allonger la vie. Les fidèles priaient plusieurs fois la nuit, et se levaient avant l'aube. Leurs habits blancs, sans mélange de couleurs, ne devaient point traîner à terre, et se composaient d'une étoffe commune : c'était une maxime reçue que l'homme doit valoir mieux que ce qui le couvre. Les femmes portaient des chaussures par bienséance ; les hommes allaient pieds nus, excepté à la guerre ; l'or et les pierreries n'entraient jamais dans leurs parures : déguiser sa tête sous une fausse chevelure, se farder, se teindre les cheveux ou la barbe, semblait chose indigne d'un chrétien. L'usage du bain n'était permis que pour santé et propreté. Cependant quelques ornements étaient laissés aux femmes comme un moyen de plaire à leurs maris. Point d'esclaves, ou le moins possible ; point d'eunuque, de nains, de monstres, aucune de ces bêtes que les femmes romaines nourrissaient aux dépens des pauvres. Pour entretenir la vigueur du corps dans la jeunesse, les hommes s'exerçaient à la lutte, à la paume, à la promenade, et se livraient surtout au travail manuel : le ménage et le service domestique occupaient les femmes. Les dés et les autres jeux de hasard, les spectacles du cirque, du théâtre et de l'amphithéâtre, étaient défendus, comme une source de corruption. On allait à l'église d'un pas mesuré, en silence, avec une charité sincère. Le baiser de paix était le signe de reconnaissance les chrétiens ; ils évitaient pourtant de se saluer dans les rues, de peur de se découvrir aux infidèles. Toutes ces règles étaient visiblement faites en opposition avec la société romaine et établies comme une censure de cette société. La virginité passait pour l'état le plus parfait, et le mariage pour être dans l'intention du Créateur. Les vieillards disaient à ce sujet : " Il n'y a point, dans les maladies et dans le long âge, de soins pareils à ceux que l'on reçoit de sa femme et de ses enfants. Attachez vous à l'âme ; ne regardez le corps que comme une statue dont la beauté fait songer à l'ouvrier et ramène à la beauté véritable. " On reconnaissait que la femme est susceptible de la même éducation que l'homme, et que l'on pouvait philosopher sans lettres le Grec, le barbare, l'esclave, le vieillard, la femme et l'enfant : c'était l'espèce humaine rendue à sa nature. Le chrétien honorait Dieu en tout lieu, parce que Dieu est partout. " La vie du chrétien est une fête perpétuelle ; il loue Dieu en labourant, en naviguant, dans les divers états de la société. " Néanmoins il y avait des heures plus particulièrement consacrées à la prière, comme tierce, sexte et none. On priait debout, le visage tourné vers l'orient, la tête et les mains levées au ciel. En répondant à l'oraison finale, on levait aussi symboliquement un pied, comme un voyageur prêt à quitter la terre [Clem. Alex., Pedag ., lib. I, II, III ; Id. in Strom . (N.d.A.)] . Dieu pour les disciples du Sauveur était sans figure et sans nom : quand ils l'appelaient Un, Bon, Esprit, Père, Créateur, c'était par indigence de la langue humaine. L'âme seule, qui est chrétienne d'extraction, trouve intuitivement le vrai nom de Dieu, lorsqu'elle est laissée à son libre témoignage : toutes les fois qu'elle se réveille, elle s'exprime de cette façon dans son for intérieur : " Ce qui plaira à Dieu. Dieu me voit. Je le recommande à Dieu. Dieu me le rendra . " Et l'homme dont l'âme parle ainsi ne regarde pas le Capitole, mais le ciel [Quod Deus dederit. Deus videt, et Deo commendo, et Deus mihi reddet... Denique pronuntians hoc, non ad Capitolium, sed ad coelum respicit. (Tertull., Apologeticus , cap. XVII, p. 64 ; Parisiis, 1657. - N.d.A.)] . Le pasteur avait la simplicité du troupeau ; l'évêque, le diacre et le prêtre, dont les noms signifiaient président, serviteur et vieillard, ne se distinguaient point par leurs habits du reste de la foule. Médiateurs à l'autel, arbitres aux foyers, il leur était recommandé d'être tendres, compatissants, pas trop crédules au mal, pas trop sévères, parce que nous sommes tous pécheurs [S. Polyc., Epist. (N.d.A.)] . S'ils étaient mariés ils devaient n'avoir eu qu'une femme ; ils devaient être en réputation de bonnes moeurs, de pères de famille exemplaires, et jouir d'une renommée sans tache, même parmi les païens. " Sous les épreuves, disait saint Ignace, qu'ils demeurent fermes comme l'enclume frappée [Sta firmus velut incus quae verberatur. (Ignat. ad Polyc ., 206 ; Genevae, 1623. - N.d.A.)] . " Ce même saint dans les fers écrivait à l'Eglise de Rome : " Je ne serai vrai disciple de Jésus-Christ que quand le monde ne verra plus mon corps. Priez, afin que je me change en victime. Je ne vous donne pas des ordres comme Pierre et Paul ; c'étaient des apôtres, je ne suis rien ; ils étaient libres, je suis esclave [Tunc ero verus Jesu Christi discipulus cum mundus nec corpus meum viderit. Deprecemini Dominum pro me, ut per haec instrumenta Deo efficiar hostia. Non ut Petrus et Paulus haec praecipio vobis : illi apostoli Jesu Christi, ego vero minimus ; illi liberi utpote servi Dei, ego vero etiamnum servus. (Ignat. Epistola ad Romanos , p. 247 ; Genevae, 1623. - N.d.A.)] . " Les évêques étaient choisis dans toutes les conditions de la vie : on voit des évêques laboureurs, bergers, charbonniers. Les diocèses, sorte de républiques fédératives, élisaient leurs présidents selon leurs besoins ; éloquents et instruits pour les grandes cités, simples et rustiques pour les campagnes, guerriers même, quand il le fallait, pour défendre la communauté. Aussi fuyait- on ces honneurs à grandes charges ; c'était dans les cavernes, au fond des bois, sur les montagnes, que le peuple chrétien allait chercher et enlever ces princes de la foi. Ils se cachaient, ils se déclaraient indignes, ils répandaient des larmes ; quelques-uns même mouraient de frayeur. Gérès, petite ville d'Egypte, à cinquante stades de Péluse, avait élu pour évêque un solitaire nommé Nilammon : il demeurait dans une cellule dont il avait muré la porte, et s'obstinait à refuser l'épiscopat. Théophile, évêque d'Alexandrie, s'efforça de le persuader : " Demain, mon père, dit l'ermite, vous ferez ce qu'il vous plaira. " Théophile revint le lendemain, et dit à Nilammon d'ouvrir. " Prions auparavant, " répondit le solitaire du fond de son rocher. La journée se passe en oraison. Le soir on appelle Nilammon à haute voix : il garde le silence ; on enlève les pierres qui bouchaient l'entrée de l'ermitage : le solitaire gisait mort aux pieds d'un crucifix [In oratione spiritum Deo reddidit. ( Martyr ., 6 janvier. - N.d.A.)] . Les premières églises étaient des lieux cachés, des forêts, des catacombes, des cimetières, et les autels une pierre ou le tombeau d'un martyr ; pour ornements on avait des fleurs, des vases de bois, quelques cierges, quelques lampes, à l'aide desquels le prêtre lisait l'Evangile dans l'obscurité des souterrains ; on avait encore des boîtes à secret, pour y cacher le pain du voyageur, que l'on portait au fidèle dans les mines, dans les cachots, au milieu des lions de l'amphithéâtre. Tels étaient les chrétiens de l'âge héroïque. Les païens les considéraient autrement. Selon eux, ces sectaires grossiers, ignorants, fanatiques, populace demi-nue, prenaient plaisir a s'entourer de jeunes niais et de vieilles folles pour leur conter des puérilités [Qui de ultima faece collectis inferioribus et mulieribus credulis... plebem profanae conjurationis instituunt... miseri... ipsi semi nudi... maxime indocti. (Theop. Antioch ., lib. II ; Minut. Felix, Apol . - N.d.A.)] . Ils prétendaient que les Galiléens ne voulaient ni donner ni discuter les raisons de leur culte, ayant coutume de dire : " Ne vous enquérez [Nihil perquiras, sed duntaxat credito... humanam hanc sapientiam pro noxia esse habendam, et pro bona frugique stultitiam (...) Malam esse in vita sapientiam. (Orig. Cont. Cels ., lib. I. - N.d.A.)] pas ; la sagesse de cette vie est un mal, et la folie un bien. " - " Votre partage, " écrivait Julien [ Apud Greg. Naz. (N.d.A.)] , apostrophant les disciples de l'Evangile, " est la grossièreté. Toute votre sagesse consiste à répéter stupidement : Je crois. " La religion du Christ était appelée par les latins insania [S. Cyp ., lib . ad Demet . (N.d.A.)] , amentia [Plin ., epist . ad Traj. (N.d.A.)] , dementia [Tert ., Ap., cap. I. (N.d.A.)] , stultitia, furiosa opinio [Minut. Fel. (N.d.A.)] , furoris insipientia [ Ac. Proc. Mart. Scill . (N.d.A.)] . Les fidèles eux-mêmes étaient surnommés des demi-morts , à cause de leurs longs jeûnes et de leurs veilles [Greg, Naz., Cont. Julian . (N.d.A.)] . Lucien, ou plutôt un auteur inconnu antérieur à Lucien, a peint, dans le dialogue satirique Philopatris , une assemblée de ces premiers chrétiens. Critias . " J'étais allé dans une des rues de la ville : j'aperçus une troupe de gens qui chuchotaient, et qui pour mieux entendre collaient leur oreille sur la bouche de celui qui parlait. Je regardais ces hommes, afin d'y découvrir quelqu'un de connaissance ; j'aperçus le politique Craton, avec qui je suis lié depuis l'enfance. " Tricphon . " Je ne sais qui tu veux dire : est-ce celui qui est préposé à la répartition des tributs ? Qu'arriva-t-il ? " Critias . " Je m'approchai de lui après avoir fendu la presse ; et l'ayant salué, j'entr'ouïs un petit vieillard tout cassé, nommé Caricène, qui commença à dire d'une voix grêle et en parlant du nez, après avoir bien toussé et craché : Celui-ci dont je viens de parler payera le reste des tributs, acquittera toutes les dettes, tant publiques que particulières, et recevra tout le monde sans s'informer de la profession . " Caricène ajouta plusieurs autres futilités, également applaudies par ceux qui étaient présents, et que la nouveauté des choses rendait attentifs. Un autre frère, nommé Clévocarme, sans chapeau ni souliers, et couvert d'un manteau en loques, marmottait entre ses dents : un homme mal vêtu, venant des montagnes, et qui avait la tête rase, me le montra.(...) Alors un des assistants, à l'oeil farouche, me tira par le manteau, croyant que j'étais des siens, et me persuada à la malheure de me trouver au rendez-vous de ces magiciens (...). " Nous avions déjà passé le seuil d'airain et les portes de fer , comme dit le poète, lorsque, après avoir grimpé au haut d'un logis par un escalier tortu, nous nous trouvâmes, non dans la salle de Ménélas, toute brillante d'or et d'ivoire : aussi n'y vîmes-nous pas Hélène ; mais dans un méchant galetas j'aperçus des gens pâles, défaits, courbés contre terre. Ils n'eurent pas plus tôt jeté les regards sur moi, qu'ils m'abordèrent joyeux, me demandant si je n'apportais pas quelques mauvaises nouvelles ; ils paraissaient désirer des événements fâcheux, et, semblables aux furies, ils se gaudissaient des malheurs. " Après s'être parlé à l'oreille, ils me demandèrent qui j'étais, quelle ma patrie, quels mes parents (...) " Ces hommes, qui marchent dans les airs, m'interrogèrent ensuite sur la ville et sur le monde. Je leur dis : " Le peuple entier est dans la jubilation, et y sera de même à l'avenir. " Eux, fronçant le sourcil, me répondirent qu'il n'en irait pas ainsi, et qu'il se couvait un mal que l'on verrait bientôt éclore (...) " Là-dessus, comme s'ils eussent eu cause gagnée, ils commencèrent à débiter les choses où ils se plaisent : que les affaires allaient changer de face ; que Rome serait troublée par des divisions ; que nos armées seraient défaites. Ne pouvant plus me contenir et tout enflammé de colère, je m'écriai : O misérables ! (...) que les maux par vous annoncés retombent sur vos têtes, puisque vous aimez si peu votre patrie. " (...) Tricphon . " Que répliquèrent ces hommes à tête rase, et qui ont l'esprit de même ? " Critias . " Ils passèrent cela doucement, et eurent recours à leurs échappatoires ordinaires ; ils prétendirent qu'ils voyaient ces choses en songe, après avoir jeûné dix soleils et dépensé les nuits à chanter leurs hymnes (...). Alors, avec un faux sourire, ils se penchèrent hors des lits chétifs sur lesquels ils se reposaient [ Philopat ., et, dans Bull., Hist. de l'Etabliss. du Christ ., tirée des seuls auteurs juifs et païens, p. 261. Lardner, Jewish and heathen testimonies, etc ., t. II, p. 366. J'ai conservé la version de Bullet, en faisant disparaître des contre-sens, des négligences et des obscurités de style ; le texte est lui-même fort embarrassé, et n'a aucun rapport avec l'élégance de Lucien. Le Philopatris a été aussi traduit par d'Ablancourt et par Blin de Saint-Maure. (N.d.A.)] . " Cette assemblée, peinte par un ennemi, diffère du concile de Nicée. Les chrétiens étaient si méprisés à l'époque où fut écrite cette satire, qu'on les mettait au-dessous des juifs. C'étaient pourtant ces hommes cachés dans un galetas, ces gueux que l'on traînait au supplice aussitôt qu'ils étaient reconnus, ces coupables, non de crimes, mais de naissance, ces créatures dégradées à qui l'on ne reconnaissait pas même le droit des plus vils serfs ; c'étaient ces esclaves mis hors la loi qui devaient rendre au genre humain ses lois et ses libertés. L'embarras des chrétiens devant leurs pères païens offre une ressemblance singulière avec ce qui se passe de nos jours entre les anciennes générations et les générations nouvelles : les premières ne comprennent point et ne comprendront pas ce qui est clair et accompli pour les secondes [Tout ceci était écrit longtemps avant les journées des 27, 28 et 29 juillet. (N.d.A.)] . Le christianisme, véritable liberté sous tous les rapports, paraissait aux vieux idolâtres nourris au despotisme politique et religieux une nouveauté détestable ; ce progrès de l'espèce humaine était dénoncé comme une subversion de tous les principes sociaux. " Dans les maisons particulières on voit, dit Celse, des hommes grossiers et ignorants, des ouvriers en laine qui se taisent devant les vieillards et les pères de famille. Mais rencontrent-ils à l'écart quelques enfants, quelques femmes, ils les endoctrinent, ils leur disent qu'il ne faut écouter ni leurs pères ni leurs pédagogues ; que ceux-ci sont des radoteurs, incapables de connaître et de goûter la vérité. Ils excitent ainsi les enfants à secouer le joug ; ils les engagent à se rendre au gynécée, ou dans la boutique d'un foulon, ou dans celle d'un cordonnier, pour apprendre ce qui est parfait [Orig., Cont. Cels . (N.d.A.)] . " Les vertus, conséquence nécessaire du premier christianisme, faisaient haïr ceux qui les pratiquaient, parce qu'elles étaient un reproche aux vices opposés. Un mari chassait sa femme, devenue sage depuis qu'elle était devenue chrétienne ; un père désavouait un fils autrefois prodigue et volontaire, transformé par le changement de religion en enfant soumis et ordonné [Uxorem jam pudicam maritus non jam zelotypus ejecit. Filium subjectum pater retro patiens abdicavit. (Tertull. Apologet ., cap. III, t. II, p. 16 ; Parisiis, 1648. - N.d.A.)] . Les accusations portées contre les chrétiens étaient l'histoire même de leur innocence : " J'en prends à témoin vos registres, disait Tertullien, vous qui jugez les criminels : y en a-t-il un seul qui soit chrétien ? L'innocence est pour nous une nécessité, l'ayant apprise de Dieu, qui est un maître accompli. On nous reproche d'être inutiles à la vie, et pourtant nous allons à vos marchés, à vos foires, à vos bains, à vos boutiques, à vos hôtelleries. Nous faisons le commerce, nous portons les armes, nous labourons [Itaque non sine foro, non sine macello, non sine balneis, tabernis, officinis, stabulis, nundinis vestris, caeterisque commerciis cohabitamus hoc seculum. Navigamus et nos vobiscum, et rusticamur et mercamur. (Tertull., Apologetic ., p. 343, cap. XLII, t. II. - N.d.A.)] . Il est vrai que les trafiquants des femmes perdues, que les assassins, les empoisonneurs, les magiciens, les aruspices, les devins, les astrologues, n'ont rien à gagner avec nous [Plane confitebor, si forte vere de sterilitate christianorum conqueri possunt. Primi erunt lenones, perductores, aquarioli. Tum sicarii, venenarii, magi. Item aruspices, arioli, mathematici. His infructuosos esse magnus fructus est. (Tertull, Apologetic ., cap. XLIII, p. 356. - N.d.A.)] . " On accusait les chrétiens d'être une faction, et ils répondaient : " La faction des chrétiens est d'être réunis dans la même religion, dans la même morale, la même espérance. Nous formons une conjuration pour prier Dieu en commun et lire les divines Ecritures. Si quelqu'un de nous a péché, il est privé de la communion, des prières et de nos assemblées jusqu'à ce qu'il ait fait pénitence. Ces assemblées sont présidées par des vieillards dont la sagesse a mérité cet honneur. Chacun apporte quelque argent tous les mois, s'il le veut ou le peut. Ce trésor sert à nourrir et à enterrer les pauvres, à soutenir les orphelins, les naufragés, les exilés, les condamnés aux mines ou à la prison pour la cause de Dieu. Nous nous donnons le nom de frères ; nous sommes prêts à mourir les uns pour les autres. Tout est en commun entre nous, hors les femmes. Notre souper commun s'explique par son nom d'Agape, qui signifie charité [Tertull., Apologetic . (N.d.A.)] . " La congrégation apostolique embrassait alors le monde civilisé comme une immense société secrète qui s'avançait vers son but, en dépit des proscriptions et de la folle inimitié de la terre. Dès l'âge héroïque du christianisme, on entrevoit les changements radicaux que cette religion allait apporter dans les lois : c'était la philosophie mise en pratique. En attendant l'abolition de l'esclavage par des transformations graduelles, l'émancipation du sexe féminin commençait. Les femmes parurent seules au pied de la croix ; Jésus-Christ pendant sa vie pardonna à leur faiblesse, et ne dédaigna pas leur hommage : il les affranchit dans la personne de Marie, sa divine mère. Des femmes suivaient les apôtres pour les servir, comme Madeleine et les autres Marie avaient suivi le Christ [55. Erant autem ibi mulieres multae a longe, quae secutae, erant Jesum a Galilaea, ministrantes ei. 56. Inter quas erat Maria Magdalena, et Maria Jacobi et Josephi mater... (Evang. ecundum Matthoeum, cap. XXVII, v. 55-56. - N.d.A.)] . Saint-Paul salue à Rome les femmes de la maison de Narcisse. Les femmes eurent une relation immédiate avec l'Eglise, en vertu de l'institution des diaconesses. La diaconesse devait être chaste, sobre et fidèle. Les veuves choisies pour cette fonction ne pouvaient compter moins de soixante ans ; elles devaient avoir nourri leurs enfants, exercé l'hospitalité, lavé les pieds des voyageurs, consolé les affligés [9. Vidua eligatur non minus sexaginta annorum, que fuerit uxor unius viri. 10. In operibus bonis testimonium habens si filios educavit, si hospitio recepit, si sanctorum pedes lavit, si tribulationem patientibus subministravit. ( Epist. B. Pauli ad Thimoth ., cap. V, v. 9-10. - N.d.A.)] . Les instructions des apôtres et des premiers Pères montrent de quelle importance étaient les femmes à la naissance même de la société chrétienne. Tertullien écrivit deux livres sur leurs ornements et l'usage de leur beauté. " Rejetez le fard, les faux cheveux, les autres parures ; vous n'allez point aux temples, aux spectacles, aux fêtes des gentils. Vos raisons pour sortir sont sérieuses : visiter les frères malades, assister au saint sacrifice, écouter la parole de Dieu [Nam nec templa circuitis, nec spectacula postulatis, nec festos dies gentilium nostis. Nulla est strictius prodeundi causa, nisi imbecilis aliquis ex fratribus visitandus, aut sacrificium affertur, aut Dei verbum administratur. (Tertull., De Cultu feminar ., lib. II, p. 315 ; Parisiis, 1568. - N.d.A.)] . Secouez les délices pour ne pas être accablées des persécutions. Des mains accoutumées aux bracelets supporteraient mal le poids des chaînes ; des pieds ornés de bandelettes s'accommoderaient peu des entraves ; une tête chargée de perles et d'émeraudes ne laisserait pas de place à l'épée [Discutiendae enim sunt deliciae quarum mollitia et fluxu fidei virtus effeminari potest. Caeterum nescio an manus spathalio circumdari solita in duritia catenae stupescere sustineat. Nescio an crus de periscelio in nervum se patiatur arctari. Timeo cervicem, ne margaritarum et smaragdorum laqueis occupata locum spathae non det. (Tertull., De Cultu feminar ., lib. II, p. 315 ; Parisiis, 1568. - N.d.A.)] . " Les vierges ne devaient paraître à l'église que voilées jusqu'à la ceinture ; une pension leur était accordée ainsi qu'aux veuves. Dans le traité Ad Uxorem , on voit paraître la femme toute différente de la femme de l'antiquité, et telle qu'elle est aujourd'hui. C'est en même temps un tableau véritable de ce qui se passait alors dans la communauté générale et dans la famille privée des chrétiens. Tertullien invite sa femme à ne pas se remarier s'il venait à mourir, surtout à ne pas épouser un infidèle. Le christianisme, conforme à la nature et à l'ordre, condamnait la polygamie des nations orientales et le divorce admis par les Grecs et les Romains. " La femme chrétienne, dit Tertullien, rendra à son mari païen les devoirs de païenne : elle aura pour lui beauté, parure, propreté mondaine, caresses honteuses. Il n'en est pas ainsi chez les saints : tout s'y passe avec retenue sous les yeux de Dieu [Tanquam sub oculis Dei modeste et moderate transiguntur. (Tertull., Ad Uxor ., lib. II, cap. IV, p. 332. - N.d.A.)] . " Comment pourra-t-elle (l'épouse chrétienne) servir le ciel ayant à ses côtés un esclave du démon chargé de la retenir ? S'il faut aller à l'église, il lui donnera rendez-vous aux bains plus tôt qu'à l'ordinaire ; s'il faut jeûner, il commandera un festin pour le même jour ; s'il faut sortir, jamais les serviteurs n'auront été plus occupés [Ut statio facienda est, maritus de die condicat ad balneas. Si jejunia observanda sunt, maritus eadem die convivium exerceat. Si procedendum erit, nunquam magis familiae occupatio adveniat. (Tertull., Ad Uxor ., lib. II, cap. IV, p. 332. - N.d.A.)] . Ce mari souffrira-t-il que sa femme visite de rue en rue les frères dans les réduits les plus pauvres ? souffrira-t- il qu'elle se lève d'auprès de lui, afin d'assister aux assemblées de nuit ? souffrira-t-il qu'elle découche à la solennité de Pâques ? La laissera-t-il se rendre à la table du Seigneur, si décriée parmi les païens ? Trouvera-t-il bon qu'elle se glisse dans les prisons, pour baiser la chaîne des martyrs, pour laver les pieds des saints, pour offrir avec empressement aux confesseurs la nourriture [Quis denique in solemnibus Paschae abnoctantem securus sustinebit ? Quis ad convivium dominicum illud quod infamat sine sua suspicione dimittet ? Quis in carcerem ad osculanda vincula martyris reptare patietur ? aquam sanctorum pedibus offerre ? (Tertull., Ad Uxor ., lib. II. - N.d.A.)] ? S'il vient un frère étranger, comment sera-t-il logé ? dans une maison étrangère ? S'il faut donner quelque chose, le grenier, la cave, tout sera fermé. " Quand le mari païen consentirait à tout, c'est un mal d'être obligé de lui faire confidence des pratiques de la vie chrétienne. Vous cacherez-vous de lui en faisant le signe de la croix sur votre lit, sur votre corps, en soufflant pour chasser quelque chose d'immonde ? Ne croira-t-il pas que c'est une opération magique ? Ne saura-t-il point ce que vous prenez en secret, avant toute nourriture ? Et s'il sait que c'est du pain, ne supposera-t-il pas qu'il est tel qu'on le dit [Il s'agit de l'Eucharistie, et toujours de l'histoire de l'enfant que devaient manger les chrétiens. Cum aliquid immundum flatu exspuis, non magiae aliquid videberis operari ? Non sciet maritus quid secreto ante omnem cibum gustes ? Et si sciverit panem, non illum credet esse qui dicitur ? (Tertull., Ad Uxor ., lib. II, p. 333. - N.d.A.)] ? " Que chantera dans un festin la femme chrétienne avec son mari païen ? Elle entendra des hymnes de théâtre : il n'y aura ni mention de Dieu [Quid maritus suus illi, vel marito quid illa cantabit ? quae Dei mentio ? quae Christi invocatio ? (Tertull., Ad Uxor ., p. 333. - N.d.A.)] , ni invocation de Jésus- Christ, ni lecture des Ecritures, ni salutation divine. " L'Eglise dresse le contrat du mariage chrétien, l'oblation le confirme, la bénédiction en devient le sceau, les anges le rapportent au Père céleste, qui le ratifie. Deux fidèles portent le même joug : ils ne sont qu'une chair, qu'un esprit ; ils prient ensemble ; ils jeûnent ensemble ; ils sont ensemble à l'église et à la table de Dieu, dans la persécution et dans la paix [Ecclesia conciliat, et confirmat oblatio. Obsignatum angeli renuntiant, pater rato habet (...) duo in carne una, ubi et una caro, unus et spiritus. Simul orant, simul jejunia transigunt. In ecclesia Dei pariter, in angustiis, in refrigersii. (Tertull., Ad Uxor ., p. 333. - N.d.A.)] . " Les femmes chrétiennes devinrent des missionnaires à leurs foyers, des intelligences du ciel au sein des familles païennes. Vous venez de voir qu'elles étaient chargées de soigner les malades et les pauvres : c'était surtout dans les temps de persécution qu'elles prodiguaient les trésors du zèle. Elles se glissaient dans les prisons, portaient les messages, distribuaient l'argent, pansaient les plaies des torturés, et mouraient elles-mêmes avec un héroïsme au- dessus de tout ce qu'on raconte des femmes de Sparte et de Rome. Dans leurs vertus, et jusque dans leurs faiblesses, était un charme pour adoucir les persécuteurs : la nourrice de Caracalla et la maîtresse de Commode étaient chrétiennes. Plus tard, dans l'âge philosophique du christianisme, les femmes, mères, épouses et filles d'empereur, étendirent la puissance évangelique, tandis que d'autres femmes, emmenées en esclavage par les barbares, convertissaient des nations entières : ainsi vous l'ai-je dit à propos des Ibériens. Vous avez également appris comment les Hélène et les Eudoxie renversèrent des temples et élevèrent des églises. Plus tard encore, les vierges unies à Dieu dans les monastères se signalèrent par tous les genres de sacrifices et de dévouement. Saint Jérôme nous a fait connaître Marcelle, Aselle sa soeur, et leur mère Albine ; Principia, fille de Marcelle ; Paule, amie de Marcelle ; Pauline, Eustochie, Léa, Fabiole, qui vendit son patrimoine pour fonder le premier hôpital que Rome ait opposé aux monuments de sang et de prostitution : dans cette maison de miséricorde les descendantes des consuls servaient les pauvres et les étrangers, avant de venir mourir pauvres et étrangères dans la grotte de Bethléem. Accomplissement des choses ! les femmes qui adorèrent les premières au fond des catacombes remplissent les dernières ces églises où elles amenèrent les pères, ou elles ne peuvent retenir les fils. Elles pleurèrent au pied du Calvaire qui vit expirer la grande victime ; elles pleurent encore au pied de ce Calvaire, mais celui qu'elles mirent au tombeau est remonté au ciel : il n'y a plus rien sur la croix, rien au saint sépulcre. L'emancipation de la femme n'est pas encore totalement achevée surtout en ce qui regarde l'oppression des lois : elle le sera dans la rénovation chrétienne qui commence. L'ère des martyrs offre un spectacle extraordinaire : chez un même peuple des hommes et des femmes couraient aux jeux publics dans l'éclat du luxe et de l'enivrement des plaisirs ; et d'autres hommes et d'autres femmes, consacrés à tous les devoirs, faisaient en répandant leur sang partie essentielle de ces jeux. L'âge héroïque du paganisme eut ses hercules guerriers ; l'âge héroïque du christianisme enfanta ses hercules pacifiques, qui domptèrent une autre espèce de monstres, les vices, les passions, les erreurs : héros dont la victoire était non de tuer, mais de mourir. De tous les grands fondateurs de religion, Jésus est le seul qui n'ait point été puissant par la naissance, les armes, la politique, la poésie ou la philosophie ; il n'avait ni sceptre, ni épée, ni plume, ni lyre ; il fut pauvre, ignoré, calomnié et le premier martyr de son culte. Ses apôtres souffrirent après lui ; leur supplice forma la chaîne qui unit la passion aux passions particulières renouvelées pendant quatre siècles. L'hostie spirituelle était venue remplacer l'hostie matérielle ; mais l'effusion du sang chrétien (qui était le sang même du Christ) ne se dut arrêter que quand l'holocauste païen disparut. Cela explique, d'après les fondements de la foi, la longueur des persécutions. Il y eut des victimes chrétiennes à l'amphithéâtre tant qu'il y eut des victimes païennes dans les temples ; l'immolation des premières continua en proportion de celle des secondes : Constantin et ses fils abolirent le sacrifice, et le martyre cessa ; Julien rétablit le sacrifice et le martyre recommença. Rendus habiles par le malheur, les chrétiens avaient perfectionné l'art de secourir : point de ruses que la charité n'inventât pour pénétrer dans les cachots, pour corrompre les geôliers, c'est-à-dire pour les faire chrétiens et les conduire avec leurs prisonniers à la mort. L'histoire du philosophe Pérégrin, qui se brûla à son de trompe et à jour marqué, nous a transmis une preuve inattendue de l'activité évangélique. Pérégrin, en voyageant, s'était donné comme néophyte ; arrêté en Palestine, les chrétiens se hâtèrent de l'environner. Dès le matin des femmes, des veuves, des enfants, assiégeaient la prison ; la nuit, quelque prêtre s'introduisait à prix d'argent auprès du philosophe. De toutes les cités de l'Asie affluaient des frères qui, par ordre de la communauté, venaient encourager le prisonnier. " C'est une chose inouïe, dit Lucien, que l'empressement de ces hommes : quand quelques-uns d'entre eux sont tombés dans le malheur, ils n'épargnent rien. Ces misérables se figurent qu'ils vivront après leur vie. Ils méprisent la mort, et plusieurs s'abandonnent volontairement aux supplices [Lucian., In Pereg . (N.d.A.)] . Dix batailles générales, les dix grandes persécutions, furent livrées, sans compter une multitude d'actions particulières : les femmes brillèrent dans ces combats. Symphorien était conduit au martyre à Autun, dans les Gaules ; sa mère lui criait du haut des murailles de la ville : " Mon fils, mon fils, Symphorien, élève ton coeur en haut ; on ne te ravit pas la vie, on te la change pour une vie meilleure [Nate nate, Symphoriane (...) Sursum cor suspende fili ; hodie tibi vita non tollitur, sed mutatur in melius. ( Act. Martyr. in Symphor ., p. 72 ; Parisiis, 1689. - N.d.A.)] . " Blandine, esclave, fut la dernière couronnée parmi les confesseurs de Lyon : elle subit les fouets, les bêtes, la chaise de fer embrasée : elle allait à la mort comme au lit nuptial, comme au festin des noces [Beata vero Blandina ultima omnium... festinat, exultans, ovans, velut ad thamamum sponsi invitata et ad nuptiale convivium. (Euseb., lib. IV, cap. III, p. 539. - N.d.A.)] . Il y avait en Egypte une autre esclave d'une rare beauté, nommée Potamienne ; son maître, devenu amoureux d'elle, voulut d'abord la séduire, et ensuite la ravir de force : repoussé par la vertueuse fille, il la livra au préfet Aquila, comme chrétienne. Le préfet invita Potamienne à céder aux désirs de son maître ; sur son refus, il la condamna à être plongée dans une chaudière de poix bouillante, et la menaça de la faire violer par les gladiateurs. Potamienne dit : " Par la vie de l'empereur, je vous supplie de ne pas me dépouiller et de ne pas m'exposer nue. Que l'on me descende peu à peu dans la chaudière avec mes habits. " Cette grâce lui fut accordée, et Marcelle, sa mère, subit le supplice du feu [Cum venerabili matre, Marcella, ignis suppliciis consummata est. (Euseb., lib. VI, cap.V. - N.d.A.)] . La dérision qui se mêlait à la cruauté débauchée n'ôtait rien à la gravité du malheur. Les sept vierges d'Ancyre, abandonnées à l'insolence de quelques jeunes hommes avant d'être noyées, ont effacé par un seul mot ce qui se pouvait attacher d'étrange à l'infortune de leur vieillesse. La plus âgée ôta son voile, et montrant sa tête chenue au jeune homme : " Tu as peut-être une mère blanchie comme moi. Laisse-nous nos larmes, et prends pour toi l'espérance [Velum raptim discerpens ostendebat et capitis sui canitiem : et haec inquit : Reverere, fili, nam et tu forsitan matrem jam canam habes. Et nobis quidem miseris relinque lacrymas ; tibi vero spem habe.( Act.Mart. sincera , p. 360. Parisiis, 1689 - N.d.A.)] . " Félicité, matrone romaine d'un rang illustre, fut jugée à mort avec ses sept fils, qu'elle encouragea à confesser hardiment. Symphorose, de Tibur, avait également sept fils. Adrien l'appela devant lui, et l'exhorta à sacrifier ; elle répondit : " Getulius, mon mari, et son frère Amantius, étaient vos tribuns, et ils ont préféré la mort à vos idoles. " Symphorose, pendue par les cheveux, fut précipitée dans ces cascades qui avaient baigné les courtisanes et rafraîchi le vin d'Horace. Les sept fils suivirent leur mère [Alia vero die jussit Adrianus imperator simul omnes septem filios ejus sibi praesentari et ad trochleas extendi. ( Act.Mart. sincera , p. 29. - N.d.A.)] . Un des quarante martyrs de Sébaste avait résisté à la double épreuve de la glace et du feu : les bourreaux, l'oubliant à dessein et le laissant sur la place, espéraient qu'il abjurerait : sa mère le mit de ses propres mains dans le tombereau : " Va, dit-elle, mon fils ! achève ton heureux voyage avec tes compagnons, afin que tu ne te présentes pas à Dieu le dernier [O nate ! inquit, perfice cum tuis contubernalibus iter beatum, ne unus desis illorum choro, ne reliquis serius Domino praesenteris. ( Act. sinc ., p. 469 ; Veron., 1731. - N.d.A.)] . " Il n'est rien de plus célèbre dans les Actes sincères que le martyre de Perpétue et de Félicité à Carthage. Perpétue, femme noble, était âgée de vingt-deux ans ; son père et sa mère vivaient ; elle avait deux frères ; elle était mariée, et nourrissait un enfant : Félicité était esclave et enceinte. Le père de Perpétue, païen zélé, engageait sa fille à sacrifier. " Après avoir été quelques jours sans voir mon père (c'est Perpétue qui écrit elle-même la relation du commencement de son martyre), j'en rendis grâces au Seigneur, et son absence me soulagea. Ce fut dans ce peu de jours que nous fumes baptisés : je ne demandai, au sortir de l'eau, que la patience dans les peines corporelles. Peu de jours après, on nous mit en prison ; j'en fus effrayée, car je n'avais jamais vu de telles ténèbres. La rude journée [O diem asperum ! (N.d.A.)] ! Un grand chaud à cause de la foule. Les soldats nous poussaient. Enfin, je mourais d'inquiétude pour mon enfant. Alors les bienheureux diacres, Tertius et Pompone, qui nous assistaient, obtinrent, pour de l'argent, que nous pussions sortir et passer quelques heures en un lieu plus commode dans la prison. Nous sortîmes ; chacun pensait à soi : je donnais à téter à mon enfant [Ego infantem lactabam. ( Act. sinc ., p. 81. - N.d.A.)] , je le recommandais à ma mère ; je fortifiais mon frère ; je séchais de douleur de voir celle que je leur causais : je passai plusieurs jours dans ces angoisses (...). " Le bruit se répandit que nous devions être interrogés. Mon père vint de la ville à la prison, accablé de tristesse ; il me disait : Ma fille, prends pitié de mes cheveux blancs ! aie pitié de moi [Miserere, filia, canis meis ; miserere patri ! ( Act. sinc ., p. 82. - N.d.A.)] ! Si je suis digne que tu m'appelles ton père, si je t'ai moi-même élevée jusqu'à cet âge, si je t'ai préférée à tes frères, ne me rends pas l'opprobre des hommes ! Regarde ta mère, regarde ton fils, qui ne pourra vivre après toi : quitte cette fierté, de peur de nous perdre tous, car aucun de nous n'osera plus parler s'il t'arrive quelque malheur. " Mon père s'exprimait ainsi par tendresse, me baisant les mains, se jetant à mes pieds, pleurant, ne me nommant plus sa fille, mais sa dame [Et lacrymis non filiam, sed dominam vocabat. (N.d.A.)] . Je le plaignais, voyant que de toute ma famille il serait le seul à ne se pas réjouir de notre martyre. Je lui dis pour le consoler : Sur l'échafaud, il arrivera ce qu'il plaira à Dieu : car sachez que nous ne sommes point en notre puissance, mais en la sienne [Scito enim nos non in nostra potestate esse constitutos, sed Dei. (N.d.A.)] . Il se retira contristé. " Le lendemain, comme nous dînions, on vint nous chercher pour être interrogés. Le bruit s'en répandit aussitôt dans les quartiers voisins ; il s'amassa un peuple infini. Nous montâmes au tribunal (...). Le procureur Hilarien me dit : Epargne la vieillesse de ton père, épargne l'enfance de ton fils ; sacrifie pour la prospérité des empereurs. - Je n'en ferai rien, répondis-je. - Es-tu chrétienne ? me dit-il. Et je répliquai : Je suis chrétienne [Christiana sum. ( Act. sinc ., p. 82 et 83. - N.d.A.)] . Comme mon père s'efforçait de me tirer du tribunal, Hilarien commanda qu'on l'en chassât, et il reçut un coup de baguette ; je le sentis comme si j'eusse été frappée moi-même, tant je souffris de voir mon père maltraité dans sa vieillesse [Sic dolui pro senecta ejus misera ! (N.d.A.)] ! Alors Hilarien prononça notre sentence, et nous condamna tous à être exposés aux bêtes. Nous retournâmes joyeux à la prison. Comme mon enfant avait été accoutumé de me téter et de demeurer avec moi ; j'envoyai aussitôt le diacre Pompone pour le demander à mon père : mais il ne le voulut pas donner [Sed dare pater noluit. (N.d.A.)] , et Dieu permit que l'enfant ne demandât plus la mamelle et que mon lait ne m'incommodât plus. " La relation de Perpétue finit à la troisième des visions qu'elle eut dans son cachot. " Félicité était grosse de huit mois, et voyant le jour du spectacle si proche, elle était fort affligée, craignant que son martyre ne fût différé, parce qu'il n'était pas permis d'exécuter les femmes grosses avant leur terme. Les compagnons de son sacrifice étaient sensiblement tristes de leur côté, de la laisser seule dans le chemin de leur commune espérance [Ne tam bonam sociam quasi comitem solam in via ejusdem spei relinquerent. (N.d.A.)] . Ils se joignirent donc tous ensemble à prier et à gémir pour elle, trois jours avant le spectacle. Aussitôt après leur prière les douleurs la prirent : et comme l'accouchement est naturellement plus difficile dans le huitième mois, son travail fut rude, et elle se plaignait. Un des guichetiers lui dit : Tu te plains, que feras-tu quand tu seras exposée aux bêtes [Quid facies objecta bestiis ? ( Act. sinc ., p. 86. - N.d.A.)] ? Elle accoucha d'une fille, qu'une femme chrétienne éleva comme son enfant. (...) Les frères et les autres eurent la permission d'entrer dans la prison et de se rafraîchir avec eux. Le concierge de la prison était déjà converti. Le jour de devant le combat on leur donna, suivant la coutume, le dernier repas que l'on appelait le souper libre [Illa coena ultima quam liberam vocant. (N.d.A.)] , et qui se faisait en public, mais les martyrs le convertirent en une agape. Ils parlaient au peuple avec leur fermeté ordinaire (...). Remarquez bien nos visages, disaient-ils, afin de nous reconnaître au jour du jugement [Ut cognoscatis nos in die illo judicii. (N.d.A.)] . " Celui du combat étant venu, les martyrs sortirent de la prison pour l'amphithéâtre comme pour le ciel, gais, plutôt émus de joie que de crainte. Perpétue suivait d'un visage serein et d'un pas tranquille, comme une personne chérie de Jésus-Christ, baissant les yeux pour en dérober aux spectateurs la vivacité [Vigorem oculorum dejiciens. ( Act. sinc ., p. 87. - N.d.A.)] . Félicité était ravie de se bien porter de sa couche, pour combattre les bêtes. Etant arrivés à la porte, on les voulut obliger, suivant la coutume, à prendre les ornements de ceux qui paraissaient à ce spectacle. C'était pour les hommes un manteau rouge, habit des prêtres de Saturne [Viri quidem sacerdotum Saturni. (N.d.A.)] ; pour les femmes une bandelette autour de la tête, symbole des prêtresses de Cérès. Les martyrs refusèrent ces livrées de l'idolâtrie (...). " Perpétue et Félicité furent dépouillées et mises dans des filets pour être exposées à une vache furieuse. Le peuple en eut horreur [Horruit populus. (N.d.A.)] , voyant l'une si délicate et l'autre qui venait d'accoucher : on les retira, et on les couvrit d'habits flottants. Perpétue fut secouée la première et tomba sur le dos : elle se mit en son séant, et voyant son habit déchiré par le côté, elle le retira pour se couvrir la cuisse, plus attentive à la pudeur qu'à la souffrance [Ad velamentum femorum adduxit, pudoris potius memor quam doloris. (N.d.A.)] . Elle renoua ses cheveux épars, pour ne pas paraître en deuil, et voyant Félicité toute froissée, elle lui donna la main afin de l'aider à se relever [Sed manum ei tradidit, et sublevavit illam. (N.d.A.)] . Elles allèrent ainsi vers la porte Sana-Vivaria, où Perpétue fut reçue par un catéchumène nommé Rustique. Alors elle s'éveilla comme d'un profond sommeil, et commença à regarder autour d'elle, en disant : Je ne sais quand on nous exposera à cette vache. On lui dit ce qui s'était passé : elle ne le crut que lorsqu'elle vit sur son corps et sur son habit des marques de ce qu'elle avait souffert [Quando, inquit, producimur ad vaccam, nescio... Non prius credidit nisi quasdam notas vexationis in corpore et habitu suo recognovisset. ( Act. sinc ., p. 590. - N.d.A.)] . Elle fit appeler son frère, et s'adressant à lui et à Rustique, elle leur dit : Demeurez fermes dans la foi ; aimez-vous les uns les autres, et ne soyez point scandalisés de nos souffrances. (...) Le peuple demanda qu'on les ramenât au milieu de l'amphithéâtre. Les martyrs y allèrent d'eux-mêmes, après s'être donné le baiser de paix [Osculati invicem, ut martyrium per solemnia pacis consummarent. (N.d.A.)] . Félicité tomba en partage à un gladiateur maladroit qui la piqua entre les os, et la fit crier ; car ces exécutions des bestiaires demi-morts étaient l'apprentissage des nouveaux gladiateurs. Perpétue conduisit elle-même à sa gorge la main errante du confecteur [Inter costas puncta exululavit... et errantem dexteram tirunculi gladiatoris ipsa in jugulum suum posuit. ( Act. sinc ., p. 88. - N.d.A.)] . " Dans cette même Carthage, qui rappelait tant d'autres souvenirs, Cyprien remporta la palme due à son éloquence et à sa foi ; ce premier Fénelon eut la tête tranchée : il se banda lui-même les yeux ; Julien, prêtre, et Julien, diacre, lui lièrent les mains ; ses néophytes étendirent des linges pour recevoir son sang. Longtemps avant lui, Polycarpe, qui gouvernait l'église de Smyrne depuis soixante-dix ans, et qui avait été placé par l'apôtre Jean, fit, d'après l'ordre du consul, son entrée sur un âne dans sa ville épiscopale, comme le Christ dans Jérusalem. Le peuple criait : " C'est le docteur de l'Asie, le père des chrétiens, le destructeur de nos dieux. qu'on lâche un lion contre Polycarpe ! Cela ne se put, parce que les combats des bêtes étaient achevés. Alors le peuple cria tout d'une voix : " Que Polycarpe soit brûlé vif ! " Le bûcher préparé, Polycarpe ôta sa ceinture et se dépouilla de ses habits. On le voulait clouer au bûcher comme son maître à la croix ; il déclara que cette précaution était inutile, et qu'il demeurerait ferme ; il fut donc simplement attaché : il ressemblait à un bélier choisi dans le troupeau comme un holocauste agréable et accepté de Dieu [Tanquam aries insignis ex immenso grege delectus, ut holocaustum gratum et acceptum Deo. (N.d.A.)] . Le vieillard regarda le ciel, et dit : " Dieu de toutes les créatures, je te rends grâces ! Je prends part au calice de la passion de ton Christ pour ressusciter à la vie éternelle. Je te bénis, je te glorifie par le pontife Jésus-Christ, ton fils bien aimé à qui gloire soit rendue, à toi et à l'Esprit saint, dans les siècles à venir ! Amen [Deus totius creaturae, tibi gratias ago. In calice passionis Christi tui particeps fiam in resurrectionem vitae aeternae ! Te laudo, te benedico, te glorifico per Jesum Christum, dilectum tuum filium pontificem : gloria nunc et in secula seculorum ! Amen. (Euseb., Hist. eccles ., lib. IV. p. 73. - N.d.A.)] . " Quand il eut dit, le feu fut mis au bûcher ; les flammes se déployèrent autour de la tête du martyr comme une voile de vaisseau enflée par le vent [Tanquam velum navigii ventorum flatibus turgescens, caput martyris undique obvallat. (Euseb., Hist. eccles ., lib. IV. p. 73. - N.d.A.)] . Ses actes portent qu'il ressemblait à de l'or ou de l'argent éprouvé au creuset [Tanquam aurum et argentum in camino ignis ardore probatum. (Euseb., Hist. eccles ., lib. IV. p. 73. - N.d.A.)] , et qu'il exhalait une odeur d'encens ou d'un parfum vital [Fragrantem odorem inde hauriebamus, velut ex thure odorifero, aut quovis vitali aromate. (Euseb., Hist. eccles ., lib. IV. p. 73. - N.d.A.)] . Le confecteur chargé d'achever les bêtes blessées perça Polycarpe ; il sortit tant de sang des veines du vieillard qu'il éteignit le feu [Tanta cruoris copia effluxit ut ignem prorsus exstingueret. (Euseb., Hist. eccles ., lib. IV. cap. XV, p. 72. - N.d.A.)] . Pothin, évêque de Lyon, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, faible et infirme, fut battu, foulé aux pieds, traîné dans l'arène et rejeté dans la prison, où il rendit l'esprit. Ses compagnons de souffrance semblaient, au milieu des supplices, se guérir d'une plaie par une plaie nouvelle ; les exécuteurs en les tourmentant avaient moins l'air de bourreaux qui font des blessures que de médecins qui les pansent, tant ces confesseurs étaient joyeux. Plusieurs d'entre eux, du fond des cachots où on les replongea avant de leur donner le coup de la mort, écrivirent en grec le récit de leur martyre. La lettre portait cette suscription : Les serviteurs de Jésus-Christ, qui demeurent à Vienne et à Lyon, en Gaule, aux frères d'Asie et de Phrygie qui ont la même foi et la même espérance dans la rédemption : paix, grâce et gloire de la part de Dieu le Père, et de Jésus-Christ notre Seigneur [Servi J.-C. qui Viennam et Lugdunum Galliae incolunt fratribus in Asia et Phrygia qui eamdem nobiscum redemptionis fidem et spem habent : pax, gratia et gloria, a Deo Patre et Christo Jesu Domino nostro, sit vobis. (Euseb., Hist ., lib. V, cap. I, p. 84. - N.d.A.)] . Je ne vous parlerai point du martyre de séduction employé après l'inutilité des menaces et des douleurs : dignités, honneurs, fortune, voluptés même essayées par de belles femmes, furent sans succès comme les lions et le feu. Il y a de la puissance dans le sang : ces générations de l'âge héroïque chrétien, qui subjuguèrent les classes industrielles, enfantèrent les générations de l'âge philosophique chrétien, qui conquirent à leur tour les hommes de l'intelligence. Cet âge philosophique n'est pas séparé brusquement de l'âge héroïque ; il prend naissance dans celui-ci ; ses premiers génies enseignent et meurent sur l'échafaud, mais leur doctrine règne et triomphe dans leurs successeurs, quand l'heure des confesseurs est passée. Le christianisme philosophique ne détruisit pas non plus le christianisme héroïque, mais les sacrifices s'accomplirent d'une autre façon dans les combats contre les hérésiarques ou sous le fer des barbares. Cinquième discours II Deuxième partie : suite des moeurs des chrétiens. Age philosophique. Hérésies Dans ce second âge du christianisme, la grandeur des moeurs publiques et la sublimité intellectuelle remplacent la vertu des moeurs privées et la beauté morale évangélique. Ce n'est plus l'Eglise militante, esclave, démocratique dans les cachots et dans le sang ; c'est l'Eglise triomphante, libre, royale, à la tribune et sur la pourpre. Les docteurs succèdent aux martyrs : ceux-ci n'avaient eu que leur foi, ceux-là ont leur foi et leur génie. La partie choisie du monde païen, qui n'avait cédé ni à la simplicité apostolique ni à l'autorité des bûchers, écoute, s'étonne, et bientôt se rend en retrouvant dans la bouche des Pères les systèmes des sages plus clairement et plus éloquemment expliqués. Les hautes écoles chrétiennes ressemblaient aux écoles philosophiques ; les chaires comptaient une suite non interrompue de professeurs comme à Athènes. Rodon hérite de Tatien, et Maxime, successeur de Rodon, examine la question de l'origine du mal et de l'éternité de la matière [Rodon... eruditus a Tatiano, libros quam plurimos et contra Marcionis haeresim scripsit. (Euseb., Hist ., lib. V, cap. XIII. - N.d.A.)] . Clément d'Alexandrie, qui remplace Panthenus, s'était nourri des ouvrages de Platon ; il cite, dans ses Stromates , les maîtres sous lesquels il avait étudié : un en Grèce, un en Italie, deux en Orient : " Mon maître en Palestine, dit-il, était une abeille, qui, suçant les fleurs de la prairie apostolique et prophétique, déposait dans l'esprit de ses auditeurs un doux et immortel trésor. " Dans son traité Du vrai Gnostique (celui qui connaît), Clément fait le portrait du sage même des philosophes : " Le gnostique n'est plus sujet aux passions ; rien dans cette vie n'est fâcheux pour lui : il a reçu la lumière inaccessible ; il ne fait pas sortir son corps volontairement de la vie, parce que Dieu le lui défend, mais il retire son âme des passions [Seipsum quidem a vita non educit, non est enim ei permissum, sed animam abducit a motibus et affectionibus. (Clement. Alexand., Stromatum lib. VI. p. 652 ; Lutetiae Parisiorum, 1641. - N.d.A.)] . Le gnostique use de toutes les connaissances humaines [Sive judaicas, sive philosophorum discit scripturas... communem facit veritatem. (Clement. Alexand., Stromatum lib. VI, p. 941. - N.d.A.)] . C'est faiblesse de craindre la philosophie des païens ; la foi qu'elle ébranlerait serait bien fragile [Multi autem, non secus ac pueri larvas, timent graecam philosophiam, dum verentur ne eos abducat... Veritas enim est insuperabilis, dissolvitur autem falsa opinio. (Clement. Alexand., Stromatum lib. VI, p. 655. - N.d.A.)] . Le gnostique se sert de la musique pour régler les moeurs ; il vit libre, ou, s'il est marié et s'il a des enfants, il regarde sa femme comme sa soeur, puisque sa femme ne sera plus pour lui qu'une soeur quand elle sera dans le ciel. Les sacrifices agréables à Dieu sont les vertus et l'humilité avec la science. " La renommée d'Origène était répandue dans tout le monde romain, et les polythéistes mêmes admiraient le docteur chrétien. Etant un jour entré dans l'école de Plotin, au moment où celui-ci faisait sa leçon, Plotin rougit, interrompit son discours, et ne le continua qu'à la sollicitation de son illustre auditeur, dont il fit un pompeux éloge en reprenant la parole [Euseb., Hist. eccles ., lib. VI, cap. XIX. (N.d.A.)] . Plotin, fondateur du néoplatonisme, n'en était pas l'inventeur ; c'était Ammonius Saccas qui avait enseigné mystérieusement sa doctrine à Plotin et à Origène. Origène trahit le secret. Ces Pères de l'Eglise, la plupart sortis des écoles philosophiques et nés de familles païennes, furent non seulement des professeurs éloquents, mais encore des hommes politiques : alors brillèrent ces évêques qui bravaient la puissance des empereurs et la brutalité des rois barbares. Athanase livre ses combats contre les ariens : cité au concile de Tyr, déposé à celui de Jérusalem, il est exilé à Trêves par Constantin. Il revient ; les peuples accourent sur son passage ; il rentre en triomphe dans sa ville épiscopale. Quatre-vingt-dix évêques ariens, ayant à leur tête Eusèbe de Nicomédie, le condamnent de nouveau à Antioche : cent évêques orthodoxes le déclarent innocent dans Alexandrie : le pape Jules confirme cette sentence à Rome. Le prélat remonte sur son siège ; il en est chassé par ordre de Constance, qui met à exécution les décrets ariens des conciles d'Arles et de Milan. Athanase célébrait une fête solennelle dans l'église de Saint-Théon à Alexandrie ; comme il chantait le psaume du triomphe d'Israël sur Pharaon, le peuple répétant à la fin de chaque verset : " La miséricorde du Seigneur est éternelle, " des soldats enfoncent les portes : le peuple fuit, Athanase reste à l'autel entouré des prêtres et des moines qui le dérobent à la perquisition des soldats. Il se réfugie dans les lieux écartés de l'Egypte ; les religieux qui lui donnent asile sont inquiétés : ce génie enthousiaste s'enfonce plus avant dans la solitude, comme un glaive ardent dans le fourreau. Un serviteur qui lui reste va chaque jour, au péril de sa vie, chercher la nourriture de son maître. Que fait Athanase parmi les sables ? Il écrit. Les sépulcres des princes de Tanis, les puits où dorment les momies des persécuteurs de Moïse, sont les bibliothèques de ce seul vivant, c'est là qu'il trace les pages qui du fond du désert remuent les passions du monde. A la mort de Constance, Athanase reparaît au milieu de son peuple. Julien le force à rentrer dans la Thébaïde ; il revient quand Julien est passé. Valens le proscrit, et il se cache au tombeau de son père. Enfin il émerge une dernière fois de l'ombre, et, torrent calmé, achève paisiblement sa course. Sur les quarante-six années de l'épiscopat d'Athanase, vingt s'étaient écoulées dans l'exil. Grégoire de Nazianze, nommé évêque orthodoxe de Constantinople, dont il ne fut d'abord que le missionnaire, eut à soutenir les outrages des ariens : Théodose, qui l'avait intronisé à main armée, l'abandonna. Grégoire, obligé de s'arracher à l'église de sa création et de son amour, lui fit ces adieux pathétiques qui ont retenti jusqu'à nous. Il passa la fin de ses jours dans sa retraite de Cappadoce, chantant, car il était poète, l'inconstance des amitiés humaines, la fidélité du commerce de Dieu et la beauté qui fait oublier toutes les autres, celle de la vertu. Basile, archevêque de Césarée, mérita le surnom de Grand. Il donna des règles en Orient à la vie cénobitique. On a de lui plus de trois cent cinquante lettres, des homélies et un panégyrique des quarante martyrs. Ces ouvrages nous apprennent une infinité de choses ; ils sont écrits d'un grand style : saint Basile est peut-être, avec saint Ephrem, un des Pères qui s'éloignent le plus du génie antique et se rapprochent le plus du génie moderne. Il excelle dans les descriptions de la nature. Je ne citerai point, parce qu'elle est trop connue, sa lettre à Grégoire de Nazianze sur la solitude que lui, Basile, avait choisie dans le Pont [Voyez encore les nouveaux Mélanges historiques et littéraires de M. Villemain, p. 322 et suiv. Il en existe aussi deux autres traductions. (N.d.A.)] ; ses neuf homélies sur l' Hexaméron , ou l'oeuvre de six jours, sont une espèce de cours d'histoire naturelle ; il les prêchait pendant le jeûne du carême, le matin et le soir, et lorsqu'il reprenait la parole, il renvoyait ses auditeurs à ce qu'il avait dit la veille. La physique de l' Hexaméron n'est pas bonne, mais les détails en sont charmants. L'orateur s'applique à faire sortir de l'histoire des plantes et des animaux les instructions de la morale. Un jour, parlant des reptiles et des quadrupèdes, il passait sous silence les oiseaux [Et sermo hujusmodi nobis cum avibus evolaverat. (S. Ambr., Hexameron , lib. V, p. 90 t. I. Parisiis, 1586. - N.d.A.)] ; aussitôt la rustique assemblée de lui indiquer son oubli par des signes. Le naturaliste chrétien, naïvement interrompu, reconnaît son tort ; il change de sujet et décrit l'instinct des oiseaux avec un bonheur extraordinaire ; il tire même un enseignement religieux d'une erreur : selon lui il est des oiseaux chastes qui se reproduisent sans s'unir : de là la virginité de Marie [Impossibile putatur in Dei matre quod in vulturibus possibile non negatur. Avis sine masculo parit, et nullus refellit ; et quia virgo Maria peperit, pudori ejus quaestionem faciunt. (S. Ambr., Hexameron , lib. V, cap. XX, p. 97. - N.d.A.)] . Valens voulut contraindre Basile à embrasser l'arianisme : il lui envoya Modeste, préfet d'Orient, avec l'ordre de l'effrayer par des menaces. Modeste s'étonna de la fermeté de Basile. " Apparemment, lui dit le saint, que vous n'avez jamais rencontré d'évêque. " Après sa mort, Basile fut en si grande renommée, qu'on cherchait à l'imiter jusque dans ses défauts : on affectait sa pâleur, sa barbe, sa démarche, sa lenteur à parler, car il était pensif et recueilli. On s'habillait comme lui, on se couchait comme lui ; on se nourrissait de choses dont il aimait à se nourrir. Cet évêque universel a fondé les premiers hôpitaux de l'Asie. Flavien et Jean Chrysostome furent encore plus mêlés que Basile à la politique. Dans la sédition d'Antioche, Chrysostome, alors simple prêtre, sema des consolations par ses discours, et Flavien, malgré son grand âge, se rendit à Constantinople. Arrivé au palais de l'empereur, introduit dans ses appartements, il se tint debout sans parler, baissant la tête, se cachant le visage comme s'il eût été seul coupable du crime de son peuple. Théodose s'approcha de lui, et lui reprocha l'ingratitude des Antiochiens. Alors l'évêque, fondant en larmes : " Vous pouvez en cette occasion orner votre tête d'un diadème plus brillant que celui que vous portez. On a renversé vos statues, élevez-en de plus précieuses dans le coeur de vos sujets. " Quelle gloire pour vous quand un jour on dira : Une grande ville était coupable ; gouverneurs et juges épouvantés n'osaient ouvrir la bouche ; un vieillard s'est montré, il a touché le prince ! Je ne viens pas seulement de la part du peuple, je viens de la part de Dieu vous déclarer que si vous remettez aux hommes leurs fautes, votre père céleste vous remettra vos péchés. D'autres vous apportent de l'or, de l'argent, des présents ; moi je ne vous offre que les saintes lois, vous exhortant à imiter notre maître ; ce maître nous comble de ses biens, quoique nous l'offensions tous les jours. Ne trompez pas mes espérances ; si vous pardonnez à notre ville, j'y retournerai plein de joie, si vous la condamnez, je n'y rentrerai jamais. " En entendant ce discours, Théodose s'écria : " Serions-nous implacables envers les hommes, nous qui ne sommes que des hommes, lorsque le maître des hommes a prié sur la croix pour ses bourreaux [Chrysost., Homel . (N.d.A.)] ? " Le christianisme était à la fois un principe et un modèle : on ne saurait croire combien cet exemple du pardon du Christ, incessamment rappelé pendant les siècles de barbarie et de despotisme, a été salutaire à l'humanité. Saint Chrysostome avait pratiqué quatre ans la vie ascétique sur les montagnes ; il passa deux années entières dans une caverne sans se coucher et presque sans dormir : il avait fui, parce qu'on avait songé à le faire évêque. Si dans l'âge héroïque chrétien, quand il s'agissait d'être le premier martyr, ce n'était pas un léger fardeau que l'épiscopat, ce fardeau n'était pas moins pesant dans l'âge philosophique du christianisme : il fallait avoir le talent de la parole, la science de l'homme de lettres, l'habileté de l'homme d'Etat, la fermeté de l'homme de bien. Plus tard, lors de l'invasion des barbares, toutes les tribulations des temps tombaient à la charge des prélats, Jean Bouche d'Or, devenu évêque de Constantinople, corrigea le clergé, gouverna par ses conseils les églises de la Thrace et de l'Asie, et résista aux entreprises du Goth Gaïnas. Quelquefois il était obligé de quitter l'autel, ayant l'esprit trop agité pour offrir le sacrifice. On conspira contre lui ; on l'accusa d'orgueil, d'injustice, de violence, d'amour des femmes : afin de se justifier de cette dernière faiblesse, il offrit d'exposer l'état où l'avaient réduit les austérités de sa jeunesse. Condamné au concile du Chênes, chassé de Constantinople et bientôt rappelé, il osa braver Eudoxie, qui jura sa mort. Ce fut alors qu'il prononça le fameux discours où il disait : " Hérodiade est encore furieuse, elle danse encore, elle demande encore la tête de Jean. " Précipité, comme Démosthène, de la tribune dont il était la gloire, enlevé de l'autel où il avait donné un asile à Eutrope, Chrysostome reçoit l'ordre de quitter Constantinople. Il dit aux évêques, ses amis : " Venez, prions ; prenons congé de l'ange de cette église. " Il dit aux diaconesses : " Ma fin approche ; vous ne reverrez plus mon visage. " Il descendit par une route secrète aux rives du Bosphore pour éviter la foule, s'embarqua et passa en Bithynie. Exilé à Cucuse, les peuples, les moines, les vierges, accouraient à lui, tous s'écriaient : " Mieux vaudrait que le soleil perdit ses rayons que Bouche d'Or ses paroles. " Tout banni qu'il était, les ennemis de Chrysostome le redoutaient encore, et sollicitèrent pour lui un exil plus lointain. Il fut enjoint au confesseur de se transporter à Pytionte, sur le bord du Pont-Euxin. Le voyage dura trois mois : les deux soldats qui conduisaient Chrysostome le contraignaient de marcher sous la pluie ou à l'ardeur du soleil, parce qu'il était chauve. Quand ils eurent passé Comane, ils s'arrêtèrent dans une église dédiée à saint Basilisque, martyr. Le saint se trouva mal ; il changea d'habits, se vêtit de blanc, communia (il était à jeun), distribua aux assistants ce qui lui restait, prononça ces mots qu'il avait ordinairement à la bouche : " Dieu soit loué de tout ; " puis, allongeant les pieds, il dit le dernier amen [Candidas vestes requirit, exutisque prioribus eas sibi jejunus induit, omnibus ad calceamenta usque mutatis, atque reliquas praesentibus distribuit ; et cum dixisset more suo : Gloria Dei propter omnia , et ultimum Amen obsignasset, extendit pedes. (Pallad., Dialog. de Vit. S. Chrysost ., p. 101. - N.d.A.)] . Rien de plus complet et de plus rempli que la vie des prélats du IVe et du Ve siècle. Un évêque baptisait, confessait, prêchait, ordonnait des pénitences privées ou publiques, lançait des anathèmes ou levait des excommunications, visitait les malades, assistait les mourants, enterrait les morts, rachetait les captifs, nourrissait les pauvres, les veuves, les orphelins, fondait des hospices et des maladreries, administrait les biens de son clergé, prononçait comme juge de paix dans des causes particulières, ou arbitrait des différends entre des villes ; il publiait en même temps des traités de morale, de discipline et de théologie, écrivait contre les hérésiarques et contre les philosophes, s'occupait de science et d'histoire, dictait des lettres pour les personnes qui le consultaient dans l'une et l'autre religion, correspondait avec les églises et les évêques, les moines et les ermites, siégeait à des conciles et à des synodes, était appelé aux conseils des empereurs, chargé de négociations, envoyé à des usurpateurs ou à des princes barbares pour les désarmer ou les contenir : les trois pouvoirs religieux, politique et philosophique, s'étaient concentrés dans l'évêque. Saint Ambroise va en ambassade auprès de Maxime, fait sortir Théodose du sanctuaire, réclame les cendres de Gratien, ne peut sauver Valentinien II, et refuse de communiquer avec Eugène. Au milieu de ces grandes occupations, il compose tous ces ouvrages qui nous restent, introduit la musique dans les églises d'Occident, et laisse des chants si renommés que dans les siècles suivants le mot hymne et le mot ambrosianum devinrent synonymes. Les travaux de saint Augustin ne sont point surpassés par ceux de saint Ambroise. Quatre-vingt-treize ouvrages en deux cent trente-deux livres, sans compter ses lettres, attestent la fécondité et la variété du génie du fils de Monique. " Si je pouvais, dit-il dans une lettre à Marcellin, vous rendre compte de mon temps et des ouvrages auxquels j'ai été obligé de mettre la main, vous seriez surpris et affligé de la quantité d'affaires qui m'accablent. (...) Quand j'ai un peu de relâche de la part de ceux qui ont recours à moi, je ne manque pas d'autre travail ; j'ai toujours quelque chose à dicter qui me détourne de suivre ce qui serait plus de mon goût dans les courts intervalles de repos que m'accordent les besoins et les passions des autres [Si autem rationem omnium dierum et lucubrationum aliis necessitatibus impensarum tibi possem reddere, graviter contristatus mirareris quanta me distendant... Cum enim ab eorum hominum necessitatibus aliquantulum vaco, qui me sic angariant, non desunt quae dictanda propono... Tales ergo mihi necessitates dictanti aliquid, quod me ab eis dictationibus impediat quibus magis inardesco, deesse non possunt ; cum paululum spatii vix datur inter acervos occupationum, quibus nos alienae vel cupiditates vel necessitates angariatae trahunt. (Aug., epist., p. 139. - N.d.A.)] . " Augustin écrit contre les donatistes ; ceux-ci veulent le tuer : il intercède pour eux ; il a un démêlé avec saint Jérôme ; il s'occupe d'arbitrage ; il reçoit les fugitifs après le sac de Rome. Son amitié et ses liaisons avec le comte Boniface sont célèbres : la lettre qu'il écrivit à cet homme offensé, pour le rappeler à l'amour de la patrie, lui fait grand honneur. " Jugez vous- même : si l'empire romain vous a fait du bien, ne lui rendez pas le mal pour le bien ; si l'on vous a fait du mal, ne rendez pas le mal pour le mal. " Augustin était propre, mais simple dans ses vêtements. " Il faut, disait-il, que mes habits soient tels que je les puisse donner à mes frères s'ils n'en ont point ; il faut qu'ils conviennent par leur modestie à ma profession, à un corps cassé de vieillesse et à mes cheveux blancs [Vestes ejus vel lectualia ex moderato et competenti habitu erant, nec nitida nimium nec abjecta plurimum. (Posid., in vit. Aug ., cap. XXII. - N.d.A.)] . " Il était chaussé, et disait à ceux qui allaient pieds nus : " J'aime votre courage ; souffrez ma faiblesse. " Aucune femme n'entrait dans sa maison, pas même sa soeur ; s'il était absolument obligé de communiquer avec des femmes, il ne leur parlait qu'en présence d'un prêtre : il se souvenait de sa chute. Il mourut dans Hippone assiégée, sans faire de testament, car dans son extrême pauvreté il n'avait rien à laisser à personne. Saint Jérôme est une autre grande figure de ces temps, mais d'une tout autre nature : orageux, passionné, solitaire, regrettant le monde dans le désert, le désert dans le monde ; voyageur qui cherche partout un abri et qui se surcharge de travaux comme il se couvre de sable, pour étouffer ce qu'il ne saurait étouffer ; matelot naufragé, pèlerin sauvage et nu qui apporte ses douleurs aux lieux des douleurs du Fils de l'Homme, et qui, courbé sous le poids des jours, peut à peine rester au pied de la croix. Augustin et Jérôme appartiennent aux temps modernes ; on reconnaît en eux un ordre d'idées, une manière de sentir, ignorés de l'antiquité. Le christianisme a fait vibrer dans ces coeurs une corde jusque alors muette ; il a créé des hommes de rêverie, de tristesse, de dégoût, d'inquiétude, de passion, qui n'ont de refuge que dans l'éternité. Le clergé régulier formait une partie considérable de l'organisation chrétienne : dans le monde civilisé romain, les moines étaient des hommes de la nature, comme ils furent des hommes de la civilisation dans le monde barbare. On distinguait trois sortes de religieux : les reclus enfermés dans leurs cellules, les anachorètes dispersés dans les déserts, les cénobites qui vivaient en communauté. Les règles de quelques ordres monastiques étaient des chefs-d'oeuvre de législation. Trois causes générales peuplèrent les cloîtres : la religion, la philosophie et le malheur ; on se mit à part de la société, quand elle eut perdu le pouvoir de protéger. Les couvents devinrent par cela même une pépinière d'hommes de talent et d'indépendance. L'occupation manuelle des cénobites était de faire des cordes, des paniers, des nattes, du papier ; ils transcrivaient aussi des livres [Funiculos efficis... ? In mente habeto illos qui per mare navigant. Sportulas exiguas operaris ? Quae nuncupatur malaccia cogita (...) Pulchre et eleganter scribis ? Odiorum fabricatores cogita. ( S. patris Ephroem. Syri Paroenesis quadragesima septima , p. 337 ; Antuerpiae, 1619. - N.d.A.)] ; travaux dont saint Ephrem se plaît à tirer des leçons. Paul ermite, Antoine, Pacôme, Hilarion, Macaire, Siméon Stylite, sont des personnages inconnus à l'hellénisme : leurs vêtements, leurs palmiers, leurs fontaines, leurs corbeaux, leurs lions, leurs montagnes, leurs grottes, leurs vieux tombeaux, les ruines où les démons les tentaient, les colonnes qui leur élevaient dans les airs une autre solitude, appartiennent à la puissance de l'imagination orientale chrétienne. Les ascètes erraient en silence sur le Sinaï comme les ombres du peuple de Dieu. Ces aspirants du ciel exerçaient un grand pouvoir sur la terre : les empereurs les envoyaient consulter. Constantin adresse une lettre à saint Antoine et l'appelle son père ; saint Antoine assemble ses moines, et leur dit : " Ne soyez pas surpris qu'un empereur nous écrive, ce n'est qu'un homme : étonnez-vous plutôt de ce que Dieu ait écrit une loi pour les hommes [Ne miremini si ad nos scribat imperator, homo cum sit ; sed miramini potius quod legem hominibus scripserit Deus. ( S. Anastasii archiepiscop., S. Antonii Vita , t. II, p. 856 ; Parisiis, 1698. - N.d.A.)] . " Antoine se refuse à toute réponse ; ses disciples le pressent ; alors il mande à Constantin et à ses deux fils : " Méprisez le monde, songez au jugement dernier, souvenez-vous que Jésus-Christ est le seul roi véritable et éternel ; pratiquez l'humanité et la justice [Sed potius diei judicii recordarentur, scirentque Christum solum et aeternum esse imperatorem. Rogabat ut humanitati studerent ac curam justitiae pauperumque gererent. ( S. Anastasii archiepiscop., S. Antonii Vita , t. II, p. 856 ; Parisiis, 1698. - N.d.A.)] . " Dans la sédition d'Antioche, les moines descendirent de leurs montagnes et s'établirent à la porte du palais, implorant la grâce des coupables. Un d'entre eux, Macedonius, surnommé le Critophage, rencontre dans la ville deux commissaires de l'empereur, il en saisit un par le manteau, et leur ordonne à tous deux de descendre de cheval : la hardiesse de ce petit vieillard couvert de haillons indigne les commissaires ; mais ayant appris qui il était, ils lui embrassent les genoux. " Amis, s'écrie l'ermite, intercédez pour le sang des coupables ; dites à l'empereur que ses sujets sont aussi des hommes faits à l'image de Dieu ; que s'il s'irrite pour des statues de bronze, une image vivante et raisonnable est bien préférable à ces statues. Quand celles-ci sont détruites, d'autres peuvent être faites : mais qui donnera un cheveu à l'homme qu'on a fait mourir [Ad principes ipsos accedentes cum fiducia loquebantur pro reis, et omnes sanguinem effundere parati erant et capita deponere, ut captos ab exspectatis tribulationibus eriperent (...) Statuae quidem defectae rursum erectae fuerunt ; si autem vos Dei imaginem occideretis, quomodo rursum poteritis peremptum revocare ? etc. (S. J.. Chrysost., Hom . XVII, p. 173, t. II ; Parisiis, 1718. (N.d.A.)] ? " Ainsi renaissaient la liberté et la dignité de l'homme par le christianisme : ces ermites, exténués de jeûnes, retrouvaient dans l'indépendance et le mépris de la vie les droits que la société avait perdus dans le luxe et l'esclavage. Les leçons n'étaient pas épargnées aux empereurs : Lucifer, de Caliari, apostrophe Constance au sujet d'Athanase : " Si tu étais tombé entre les mains de Mathatias ou de Phinées, ils t'auraient frappé du glaive ; et moi, parce que je blesse de ma parole ton esprit trempé du sang chrétien, je te fais injure ! Que ne te venges-tu d'un mendiant ? Devons-nous respecter ton diadème, tes pendants d'oreille, tes bracelets, tes riches habits, au mépris du Créateur ? Tu m'accuses d'outrages : à qui t'en plaindras-tu ? A Dieu, que tu ne connais pas ? A toi-même, homme mortel, qui ne peux rien contre les serviteurs de Dieu ! Si tu nous fais mourir, nous arriverons à une meilleure vie. Nous te devons obéissance, mais seulement pour les bonnes oeuvres, non pour les mauvaises et pour condamner un innocent [Subditos nos debere esse in bonis operibus, non in malis. An bonum est opus si eum quem innocentem scimus... interimamus ?.. (De non parcendo in Deum delinquentibus. - Luciferi, episcopi Calaritani, ad Constantium. Constantini Magni imp. aug. Opuscula , p. 299 ; Parisiis, 1568. - N.d.A.)] . " Lucifer était légat du pape Libère : on voit déjà poindre l'esprit véhément et dominateur des futurs Grégoire VII. Des vices s'étaient glissés à travers les vertus : les passions privées se nourrissent dans le silence de la retraite ; les passions publiques naissent au bruit du monde. Saint Grégoire de Nazianze, saint Chrysostome, saint Jérôme, saint Augustin, Salvien, plusieurs autres Pères, se plaignent de l'ambition des prélats, de la cupidité des prêtres et des moeurs des moines. Vous avez déjà vu des exemples à l'appui de ces reproches, et j'ai rappelé les lois qui s'opposent aux empiétements du clergé : que l'homme triomphe par les vertus ou par les armes, la victoire le corrompt. Ce fut surtout dans les sectes séparées de l'unité de l'Eglise qu'eurent lieu les plus grands désordres : les hérésies furent au Christianisme ce que les systèmes philosophiques furent au paganisme, avec cette différence que les systèmes philosophiques étaient les vérités du culte païen, et les hérésies les erreurs de la religion chrétienne. Les hérésies sortaient presque toutes des écoles de la sagesse humaine. Les philosophies des Hébreux, des Perses, des Indiens, des Egyptiens, des Grecs, s'étaient concentrées dans l'Asie sous la domination romaine : de ce foyer allumé par l'étincelle évangélique jaillit une multitude d'hérésies, aussi diverses que les moeurs des hérésiarques étaient dissemblables. On pourrait dresser un catalogue des systèmes philosophiques et placer à côté de chaque système l'hérésie qui lui correspond. Tertullien l'avait reconnu : " La philosophie, dit-il, qui entreprend témérairement de sonder la nature de la divinité et de ses décrets, a inspiré toutes les hérésies. De là viennent les Eones et je ne sais quelles formes bizarres, et la trinité humaine de Valentin, qui avait été platonicien ; de là le Dieu bon et indolent de Marcion, sorti des stoïciens ; les épicuriens enseignent que l'âme est mortelle. Toutes les écoles de philosophie s'accordent à nier la résurrection des corps. La doctrine qui confond la matière avec Dieu est la doctrine de Zénon. Parle-t-on d'un Dieu de feu, on suit Héraclite. Les philosophes et les hérétiques traitent les mêmes sujets, s'embarrassent dans les mêmes questions : D'où vient le mal, et pourquoi est-il ? D'où vient l'homme, et comment ? Et ce que Valentin a proposé depuis peu : Quel est le principe de Dieu ? A l'entendre, c'est la pensée et un avorton [ Proescrip. cont. hoeret . Fleury. (N.d.A.)] . " Saint Augustin comptait de son temps quatre-vingt-huit hérésies, en commençant aux simoniens et finissant aux pélagiens, et il avoue qu'il ne les connaissait pas toutes. Comme l'esprit ne fait souvent que se répéter, il n'est pas inutile de remarquer que le mot hérésie signifie choix , et c'est aussi ce que veut dire le mot éclectisme si fort en vogue aujourd'hui : l'éclectisme est l'hérésie des hérésies ou le choix des choix philosophiques. Ainsi, au moment de la destruction de l'empire romain en Occident le Christianisme marchait avec douze persécutions générales [Les Actes des Apôtres démontrent qu'il y avait eu des persécutions particulières, même avant la persécution de Néron. S. Luc en fait foi, et les Actes des Apôtres , quoi qu'on en ait dit, sont authentiques. (N.d.A.)] , les persécutions de Néron, de Domitien, de Trajan, de Marc-Aurèle, de Sévère, de Maximin, de Decius, de Valérien, d'Aurélien, de Dioclétien, de Constance (persécution arienne), de Julien ; avec trois schismes de l'Eglise romaine, les schismes des antipapes Novatien, Ursien et Eulalius ; avec plus de cent hérésies. Par schisme il faut entendre ce qu'on entendait alors, le dissentiment sur les personnes ; par hérésie, les différences dans les doctrines. Les hérésies du premier siècle furent de trois sortes : les premières appartenaient à des fourbes, qui prétendaient être le véritable Messie ou tout au moins une intelligence divine ayant la vertu des miracles ; les secondes sortirent de ces esprits creux qui recouraient au système des émanations pour expliquer les prodiges des apôtres ; les troisièmes furent les imaginations de certains rêveurs, qui voyaient en Jésus-Christ un génie sous la forme d'un homme, ou un homme dirigé par un génie : ils disaient encore que Jésus-Christ avait enseigné deux doctrines, l'une publique, l'autre secrète ; ils mutilaient les livres du Nouveau Testament, composaient de faux évangiles et fabriquaient des lettres des apôtres. Dans ces trois classes d'hérésiarques on trouve Simon, Dosithée, Ménandre, Théodote, Gorthée, Cléobule, Hymenée, Philète, Alexandre, Hermogène, Cérinthe, les Ebionistes et les Nazaréens. Presque toutes les hérésies du Ier siècle furent juives d'extraction. Au IIe siècle les hérésies devinrent grecques et orientales. Plusieurs philosophes de l'Asie avaient embrassé le christianisme ; ils y apportèrent les idées spéculatives dont ils étaient nourris : la doctrine des deux principes, la croyance des génies, les émanations chaldéennes, en un mot tout l'abstrait de l'Orient modifié par la philosophie grecque, pétrie et repétrie dans l'école d'Alexandrie. Il y eut aussi des réformateurs du christianisme, qu'ils trouvaient déjà altéré : Montan, Praxéas, Marcion, Saturnin, Hermias, Artémon, Basilide, Hermogène, Apelle, Talien, Héracléon, Cerdon, Sévère, Bardesanes, Valentin, furent les plus célèbres hérétiques de cette époque. Praxéas, de l'hérésie de Montan, soutenait que Dieu le Père était le même que Jésus-Christ, et qu'en conséquence il avait souffert. Les disciples de Praxéas furent appelés patropassiens , parce qu'ils attribuaient au Père comme au Fils la passion et la croix [ Append. ad Tertul. Praescrip., in fin . (N.d.A.)] . Valentin, suivant le génie grec, qui personnifiait tout, transformait les noms en personnes : les siècles, qui dans l'Ecriture portent le nom d'Eones ou d'Aiones, devenaient des êtres ayant chacun leur nom. Le premier Eone se nommait Proon , préexistant, ou Bythos , profondeur : il avait vécu longtemps inconnu avec Ennoia , la pensée, ou Charis , la grâce, ou Sigé , le silence. Bythos engendra avec Sigé Nous , ou l'intelligence, son fils unique. Nous devint le père de toutes choses. Nous enfanta deux autres Eones, Logos et Zoé , le verbe et la vie ; de Logos et de Zoé naquirent Anthropos et Ecclesia , l'homme et l'Eglise. Enfin, après trente Eones, qui formaient le Pleroma , ou la plénitude, se trouvait la vertu du Pleroma, Horos ou Stauros , le terme ou la croix [Tertull., adv. Valent . (N.d.A.)] . Cette théologie s'étendait beaucoup plus loin ; mais l'esprit humain a des folies trop nombreuses pour les suivre dans toutes leurs modifications. Au IIIe siècle la philosophie grecque continua ses ravages dans le christianisme : les hommes qui passaient incessamment des écoles d'Athènes et d'Alexandrie à la religion évangélique cherchaient à rendre celle-ci naturelle, c'est-à-dire qu'ils s'efforçaient d'expliquer les mystères, afin de répondre aux objections des païens. Cette fausse honte de l'esprit produisit les erreurs de Sabellius, de Noët, d'Hiérax, de Bérylle, de Paul de Samosate ; on compte aussi celles des ophites, des caïnites, des séthiens et des melchisédéciens. Manès, dont l'hérésie éclata vers l'an 277, était un esclave appelé Coubric, surnommé Manès, ce qui signifiait en persan l'art de la parole ; Manès y prétendait exceller. Il eut pour disciple Thomas, et rapporta de la Perse l'ancienne doctrine des deux Principes : le bon Principe est la lumière ; le mauvais Principe, les ténèbres. Le monde était l'invasion du mauvais Principe, ou du principe ténébreux, dans le bon Principe, ou le principe lumineux. Manès infiltrait sa doctrine dans le christianisme par l'histoire de la tentation de l'homme, produite de Satan, et par la mission de Jésus-Christ envoyé du bon Principe pour détruire l'action de Satan, ou du mauvais Principe [Beausobre, Histoire de Manech . ; Herbelot, Theodor. Hoeret. ; Acta disput. Arch. ; Monum. eccl ., grec et lat., ap. Vales. et D. Cel . (N.d.A.)] . Les hérétiques cherchaient assez souvent à rentrer dans le sein de l'Eglise ; on ne s'y refusait pas, mais on différait sur les conditions de leur réintégration : autre source de schisme au IIIe siècle ; celui des novatiens est un des plus connus. Le IVe siècle se distingue par la grande hérésie d'Arius. Le monde philosophique à cette époque était devenu néoplatonicien ; le néoplatonisme ne trouvait plus de contradicteurs, et se rapprochait de la théologie chrétienne, à laquelle il s'était assimilé. La puissance politique ayant passé du côté des chrétiens, les hérésies affectèrent le caractère de la domination et les moeurs du palais ; elles voulurent régner, et montèrent en effet sur le trône avec Constance ; elles servirent de marchepied au paganisme pour reprendre un moment la pourpre avec Julien. Constance ayant divisé la doctrine orthodoxe par l'arianisme, il parut tout simple que la religion changeât dans Julien, comme elle avait changé dans Constance, et que l'un forçat ses sujets d'adopter sa communion, ainsi que l'autre les y avait obligés. Sabellius avait établi la distinction des personnes trinitaires ; Marcion et Cerdon reconnaissaient trois substances incréées ; Arius voulut concilier ces opinions en faisant de la Trinité trois substances, mais posant en principe que le Père seul étant incréé, le Verbe devenait une créature ; Macédonius nia depuis la divinité du Saint-Esprit. Le mot consubstantiel fut inventé pour écarter les subtilités des ariens ; mot latin qui ne traduisait pas exactement le fameux mot grec homoousios employé par les Pères de Nicée. Eusèbe et Theognis usèrent de supercherie en souscrivant le symbole [Philost., lib. I, cap. IX. (N.d.A.)] ; ils introduisirent un iota dans le mot homoousios et écrivirent homoiousios, semblable en substance au lieu de même substance . On chicana sur cet iota, qui causa bien des persécutions et fit couler beaucoup de sang. Saint Hilaire, avec la droiture et la raison des peuples occidentaux, admit les deux expressions, disant que rien ne pouvait être semblable selon la nature qui ne fût de même nature [Sulp. Sev., lib. XIII. (N.d.A.)] . L'arianisme divisé en plusieurs branches, eusébien, demi-arien, etc., passa des Romains aux Goths ; son caractère se mélangeait de faste, de violence et de cruauté. Arius, son fondateur, était pourtant un homme doux, quoique obstiné : l'antagoniste d'Arius fut, vous le savez, le fameux Athanase. Avec Arius, dans le IVe siècle, vinrent aussi les réformateurs qui attaquèrent la discipline de l'Eglise et du culte de la Vierge : par l'austérité des moeurs, ils arrivaient à la dépravation. On compte Helvidius, Bonose, Audée, Collathe, Jovinien, Priscillius et plusieurs autres. Le Ve siècle vit les hérésies placées dans les prélats : celle du violent Nestorius, évêque de Constantinople, éclata. Il nia l'union hypostatique, admettant toutefois l'incarnation du Christ, mais disant qu'il n'était pas sorti du sein de la Vierge. L'Orient se divisa ; il y eut conciles contre conciles, anathèmes contre anathèmes, persécutions, dépositions, exils. Après le concile d'Ephèse, le nestorianisme triompha ; bientôt Eutychès vint combattre Nestorius et remplacer une erreur par une erreur. Le nestorianisme supposait deux personnes dans Jésus-Christ : Eutychès, par un autre excès, prétendait que les deux natures de l'Homme-Dieu, la nature humaine et la nature divine, étaient tellement unies qu'elles n'en faisaient qu'une. Les moines avaient soutenu contre les nestoriens la maternité de la Vierge ; ils s'enrôlèrent presque tous sous les bannières d'Eutychès. L'empire d'Orient, berceau de toutes les hérésies, continua de s'engloutir dans ces subtilités déplorables. Les patriarches de Constantinople acquirent une puissance qui leur permettait de disposer de la pourpre. Après Eutychès, des moines Scythes, dans le VIe siècle, posèrent en principe qu'une des personnes de la Trinité avait souffert. Dans le VIIe siècle, autres chimères ; dans le VIIIe, Léon Isaurien donna naissance à la secte des iconoclastes, et enfin, vers le milieu du IXe siècle, s'établit le grand schisme des Grecs. L'Occident, ravagé par les barbares au Ve siècle, enfanta des hérésies qui sentaient le malheur ; des chrétiens opprimés cherchèrent une cause aveugle à des souffrances en apparence non méritées : Pélage, moine breton, qui avait beaucoup voyagé, fut l'auteur d'un nouveau système ; il disait l'homme capable d'atteindre le plus haut degré de perfection par ses propres forces. De cette hauteur stoïque il était aisé de glisser à cette rigueur du destin qui écrase le juste sans l'abattre. Entraîné de conséquence en conséquence, tout en ayant l'air d'admettre l'efficacité de la grâce, Pélage se voyait obligé de nier cette nécessité, de rejeter la contrainte du péché originel, laquelle aurait détruit la possibilité de la perfection sans la grâce. Julien, évêque d'Eclane, succéda à Pélage. Des semi-pélagiens engendrèrent la prédestination : ils soutenaient que la chute d'Adam a suspendu le libre arbitre, et que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous : le résultat était la damnation éternelle et la salvation éternelle forcées par la prescience de Dieu. Cette hérésie dura [Noris., Hist. Pelag ., lib. II ; Duchesne, Proedest. ; Annal. Benedict ., t. II, an. 829. (N.d.A.)] ; elle parvint jusqu'à Gohescale, et même jusqu'à Jean Scot Erigène. Dans les VIe, VIIe, VIIIe et IXe siècles, l'unité croissante de l'Eglise catholique et l'autorité de Charlemagne diminuèrent les hérésies dogmatiques ; mais il se forma des hérésies d'imagination : elles eurent leur source dans une nouvelle espèce de merveilleux né des faux miracles, des vies des saints, de la puissance des reliques et du caractère crédule et guerrier prêt à procréer le moyen âge. La lumière classique jeta un rayon perdu à travers les ténèbres du IXe siècle, et fit éclore une superstition du moins excusable : un prêtre de Mayence prouva que Cicéron et Virgile étaient sauvés. L'étude de l'Ecriture amena des discussions subtiles sur le nom de Jésus, sur le mot Chérubin, sur l'Apocalypse, sur les nombres arithmétiques, sur les couches de la Vierge. Tel fut ce long enchaînement de mensonges, de folies ou de puérilités. Des doctrines passons aux hommes, du tableau des croyances à la peinture des moeurs, de l'hérésie à l'hérésiarque : il est rare que la fausseté de l'esprit ne fasse pas gauchir la droiture du coeur, et qu'une erreur n'engendre pas un vice. Marc, disciple de Valentin, séduisait les femmes en prétendant leur donner le don de prophétie : il s'en faisait aimer passionnément ; elles le suivaient partout. Ses disciples [Iren., lib., I. cap. VIII et IX ; Theodor., Hoer ., lib. I, cap. X et XI. (N.d.A.)] possédaient le même talisman, et des troupes de femmes s'attachaient à leurs pas dans les Gaules. Ils se nommaient parfaits ; ils se prétendaient arrivés à la vertu inénarrable. Selon eux le dieu Sabaoth avait pour fils un diable, lequel avait eu d'Eve Caïn et Abel. Les docites maudissaient l'union des sexes, disant que le fruit défendu était le mariage, et les habits de peau la chair dont l'homme est vêtu [Clem. III, Strom . (N.d.A.)] . Les carpocratiens, disciples de Carpocras, tenaient que l'âme était tout, que le corps n'était rien, et qu'on pouvait faire de ce corps ce qu'on voulait. Epiphane prêchait la même doctrine : de là pour ces hérésiarques le rétablissement de l'égalité et de la communauté naturelles. Ils priaient nus comme une marque de liberté ; ils avaient le jeûne en horreur ; ils festinaient, se baignaient, se parfumaient. Les propriétés et les femmes appartenaient à tous : quand ils recevaient des hôtes, le mari offrait sa compagne à l'étranger. Après le repas ils éteignaient les lumières et se plongeaient aux débauches dont on calomniait les premiers chrétiens ; mais ils arrêtaient autant que possible la génération, parce que le corps étant infâme il n'était pas bon de le reproduire [Nudi toto corpore precantur, tanquam per hujusmodi operationem inveniant dicendi apud Deum libertatem ; corpora autem sua tum muliebria, tum virilia noctu ac diu curant unguentis, balneis, epulationibus, concubitibusque et ebrietatibus vacantes, et detestantur jejunantem. Atque humanae carnis esu peracto... Non ad generandam sobolem corruptio apud ipsos instituta est, sed voluptatis gratia, diabolo illudente talibus et seductam errore Dei creaturam subsannante. (Epiph., episcop. Constantioe Contra hoereses , p. 71. Lutetiae Parisiorum, 1612. - N.d.A.)] . Montan courait le monde avec deux prophétesses, Prisca et Maximilla. Il se disait le Saint-Esprit et le continuateur des prophètes. Les pratiques des montanites étaient d'une rigueur excessive. Paul de Samosate se créa une immense fortune par le débit de ses erreurs. Dans les assemblées ecclésiastiques, il s'asseyait sur un trône ; en parlant au peuple il se frappait la cuisse de sa main, et l'on entonnait des cantiques à sa louange. Au milieu des donatistes, en Afrique, se formèrent les circoncellions, furieux qui pillaient les cabanes des paysans, apparaissaient au milieu des bourgades et des marchés, mettaient en liberté les esclaves et délivraient les prisonniers pour dettes. Ils assommaient les catholiques avec des bâtons qu'ils appelaient des israélites , et commençaient les massacres en chantant : Louange à Dieu ! Comme certains disciples de Platon, saisis de la frénésie du suicide, ils se donnaient la mort ou se la faisaient donner à prix d'argent. Hommes, femmes, enfants, s'élançaient dans des précipices ou dans des bûchers [Altorum montium cacuminibus viles animas projicientes, se praecipites dabant. (Optati Afri., Nilevitani episcopi, De Schismate Donatistarum , lib. III, p. 59 ; Lutetiae Parisiorum, 1700. - N.d.A.)] . Plusieurs conciles, et entre autres celui de Nicée, prononcent des peines contre les eunuques volontaires. A l'imitation d'Origène, il s'était formé une secte entière de ces hommes dégradés ; on les nommait Valésiens : ils mutilaient non seulement leurs disciples, mais leurs hôtes [Non solum proprios hoc modo perficiunt, sed saepe etiam peregrinos accidentes, et adhuc apud ipsos hospitio exceptos : abripiunt enim tales intus et vinculis illigatos per vim castrant, ut non amplius sint in voluptatis periculo impulsi. (N.d.A.)] ; ils guettaient les étrangers sur les chemins pour les délivrer des périls de la volupté. Ils habitaient au delà du Jourdain, à l'entrée de l'Arabie [In Bacathis, regione Philadelphina ultra Jordanem. (Epiph., episcop. Const., Adversus hoereses , LVIII, p. 407. - N.d.A.)] . Les gnostiques partageaient l'espèce humaine en trois classes : les hommes matériels ou hyliques, les hommes animaux ou psychiquiques, les hommes spirituels ou pneumatiques. Les gnostiques se subdivisaient eux-mêmes en une multitude de sectes : celle des ophites révérait le serpent comme ayant rendu le plus grand service à notre premier père, en lui apprenant à connaître l'arbre de la science du bien et du mal. Ils tenaient un serpent enfermé dans une cage ; au jour présumé de la séduction d'Eve et d'Adam, on ouvrait la porte au reptile, qui glissait sur une table et s'entortillait au gâteau qu'on lui présentait : ce gâteau devenait l'eucharistie des ophites [Orig. Cont. Cels . (N.d.A.)] . Des gnostiques d'une autre sorte croyaient que tout était être sensible, et ils se laissaient presque mourir de faim dans la crainte de blesser une créature de Dieu. Quand enfin ils étaient obligés de prendre un peu de nourriture, ils disaient au froment : " Ce n'est pas moi qui t'ai broyé ; ce n'est pas moi qui t'ai pétri ; ce n'est pas moi qui t'ai mis au four, qui t'ai fait cuire. " Ils priaient le pain de leur pardonner, et ils le mangeaient avec pitié et remords. Les priscilliens, dont la doctrine était un mélange de celle des manichéens et des gnostiques, cassaient les mariages en haine de la génération, parce que la chair n'était pas l'ouvrage de Dieu, mais des mauvais anges ; ils s'assemblaient la nuit ; hommes et femmes priaient nus comme les carpocratiens, et se livraient à mille désordres toujours justifiés par la vileté du corps [Sulp. Sev., lib. III ; Aug. Hoeres ., LXX. (N.d.A.)] . L'Espagne infestée de cette secte devint une école d'impudicité. L'Eglise faisait tête à toutes ces hérésies ; sa lutte perpétuelle donne la raison de ces conciles, de ces synodes, de ces assemblées de tous noms et de toutes sortes que l'on remarque dès la naissance du christianisme. C'est une chose prodigieuse que l'infatigable activité de la communauté chrétienne : occupée à se défendre contre les édits des empereurs et contre les supplices, elle était encore obligée de combattre ses enfants et ses ennemis domestiques. Il y allait, il est vrai, de l'existence même de la foi : si les hérésies n'avaient été continuellement retranchées du sein de l'Eglise par des canons, dénoncées et stigmatisées dans les écrits, les peuples n'auraient plus su de quelle religion ils étaient. Au milieu des sectes se propageant sans obstacles, se ramifiant à l'infini, le principe chrétien se fût épuisé dans ses dérivations nombreuses, comme un fleuve se perd dans la multitude de ses canaux. Il résulte de cet aperçu que les hérésies s'imprégnèrent de l'esprit des siècles où elles se succédèrent. Leurs conséquences politiques furent énormes ; elles affaiblirent et divisèrent le monde romain : les moines ariens ouvrirent la Grèce aux Goths, les donatistes l'Afrique aux Vandales ; et pour se dérober à l'oppression des ariens, les évêques catholiques livrèrent la Gaule aux Franks. Dans l'Orient, le nestorianisme, refoulé sur la Perse, gagna les Indes, alla s'unir au culte du lama et constituer sous un dieu étranger la hiérarchie et les ordres monastiques de l'Eglise chrétienne : il fit naître aussi l'espèce de puissance problématique et fantastique du prêtre Jean. D'un autre côté, une foule de sectes variées, que proscrivait le fanastisme grec, se réfugièrent pêle-même en Arabie : de la confusion de leurs doctrines professées ensemble dans l'exil et travaillées par la verve orientale, sortit le mahométanisme, hérésie judaïque-chrétienne, de qui la haine aveugle contre les adorateurs de la croix se compose des haines diverses de toutes les infidélités dont la religion du Coran s'est formée. A voir les choses de plus haut dans les rapports avec la grande famille des nations, les hérésies ne furent que la vérité philosophique, ou l'indépendance de l'esprit de l'homme, refusant son adhésion à la chose adoptée. Prises dans ce sens, les hérésies produisirent des effets salutaires : elles exercèrent la pensée, elles prévinrent la complète barbarie, en tenant l'intelligence éveillée dans les siècles les plus rudes et les plus ignorants ; elles conservèrent un droit naturel et sacré, le droit de choisir . Toujours il y aura des hérésies, parce que l'homme né libre fera toujours des choix. Alors même que l'hérésie choque la raison, elle constate une de nos plus nobles facultés, celle de nous enquérir sans contrôle et d'agir sans entraves. Cinquième discours III Troisième partie : moeurs des païens Un long paganisme et des institutions contraires à la vérité humaine avaient porté la gangrène dans le coeur du monde romain. L'Evangile pouvait faire des saints isolés, des familles pieuses, charitables, héroïques ; mais il ne pouvait extirper subitement un mal enraciné par une civilisation antinaturelle. Le christianisme réforma les moeurs publiques avant d'épurer les moeurs privées ; il corrigea les lois, posa les dogmes de la morale universelle, avant d'agir efficacement sur la généralité des individus. Ainsi vous avez vu l'esclavage, la prostitution, l'exposition des enfants, les combats des gladiateurs, attaqués légalement par Constantin et ses successeurs (glorieux effet du christianisme au pouvoir), mais vous avez retrouvé aussi le même fonds de corruption sur le trône. Les empereurs, il est vrai, ne se rendaient pas coupables de ces infamies effrontées dont s'étaient souillés, à la face du soleil, Tibère, Caligula, Néron, Domitien, Commode, Elagabale ; mais les crimes intérieurs du palais, une dépravation secrète, une vie d'intrigues, quelque chose qui ressemblait davantage aux cours modernes commença : tout ce que le christianisme put faire d'abord fut de contraindre les vices à se cacher. La pourriture de l'empire romain vint de trois causes principales : du culte, des lois et des moeurs. Et comme cet empire renfermait dans son sein une foule de nations placées dans divers climats, à différents degrés de civilisation, toutes ces nations mêlaient leurs corruptions particulières à la corruption du peuple dominateur : ainsi l'Egypte donna à Rome ses superstitions, l'Asie sa mollesse, l'Occident et le Nord de l'Europe son mépris de l'humanité. La société romaine parlait deux langues, était composée de deux génies : la langue latine et la langue grecque, le génie grec et le génie latin. La langue latine se renfermait dans une partie de l'Italie, dans quelques colonies africaines, illyriennes, daciques, gauloises, germaniques, bretonnes, tandis qu'Alexandre avait porté sa langue maternelle jusqu'aux confins de l'Ethiopie et des Indes : elle servait d'idiome intermédiaire entre les peuples qui ne s'entendaient pas ; elle était parlée à Rome, même par les esclaves et les marchandes d'herbes. Le génie grec communiqua aux Romains la corruption intellectuelle, les subtilités, le mensonge, la vaine philosophie, tout ce qui détériore la simplicité naturelle ; le génie latin voua ces mêmes Romains à la corruption matérielle, aux excès des sens, à la débauche, à la cruauté. De ces généralités, si nous passons à l'examen particulier de la religion, des lois et des moeurs, nous trouvons l'idolâtrie merveilleusement calculée pour autoriser les vices : l'homme ne faisait qu'imiter les actions du dieu [Eurip., Ap. Just. (N.d.A.)] . Jupiter a séduit une femme en se changeant en pluie d'or, pourquoi, moi, chétif mortel, n'en ferais-je pas autant [Ego homuncio, hoc non facerem ? (Ter., Eun ., act. III. - N.d.A.)] ? Ovide (et l'autorité est singulière) ne veut pas que les jeunes filles aillent dans les temples, parce qu'elles y verraient combien Jupiter a fait de mères [Quam multas matres fecerit ille deus. ( Trist ., lib. II. - N.d.A.)] . Les femmes se prostituaient publiquement dans le temple de Vénus à Babylone [Herodot., lib. I. (N.d.A.)] . Dans l'Arménie les familles les plus illustres consacraient leurs filles vierges encore à cette déesse [Strab., lib. XVI. (N.d.A.)] . Les femmes de Biblis qui ne consentaient pas à couper leurs cheveux au deuil d'Adonis étaient contraintes, pour se laver de cette impiété, de se livrer un jour entier aux étrangers. L'argent qui provenait de cette sainte souillure était consacré à la déesse [Lucian., De Assyria , init. (N.d.A.)] . Les filles dans l'île de Chypre se rendaient au bord de la mer avant de se marier, et gagnaient avec le premier venu l'argent de leur dot [Dotalem pecuniam quaesituras... pro reliqua pudicitia libamenta Veneri soluturas. (Just., lib. XVIII. - N.d.A.)] . Rien de plus célèbre que le temple de Corinthe ; il renfermait mille ou douze cents prostituées offertes à la mère des amours. Ces courtisanes étaient consultées et employées dans les affaires de la république comme des vestales [Athen., lib. XIII. (N.d.A.)] . Lucien, dans les Dialogues des dieux , flagelle en riant les turpitudes de la mythologie. Junon se plaint à Jupiter qu'il ne la caresse plus depuis qu'il a enlevé Ganimède ; Mercure se moque avec Apollon de l'aventure de Mars enchaîné par Vulcain dans les bras de Vénus ; Vénus invite Paris à l'adultère : " Hélène n'est pas noire, puisqu'elle est née d'un cygne ; elle n'est pas grossière, puisqu'elle est éclose dans la coquille d'un oeuf. J'ai deux fils : l'un rend aimable, l'autre amoureux ; je mettrai le premier dans tes yeux, le second dans le coeur d'Hélène, et je t'amènerai les Grâces pour compagnes, avec le Désir. " Mercure dit à Pan : " Tu caresses donc les chèvres ? " Les voleurs, les homicides, et le reste, avaient leurs protecteurs dans le ciel : " Belle Laverne, donne-moi l'art de tromper, et qu'on me croie juste et saint [(...) pulchra Laverna, Da mihi fallere, da justum sanctumque videri. (Horat., ep. XVI, lib. I. - N.d.A.)] . " Les mystères d'Adonis, de Cybèle, de Priape, de Flore, étaient représentés dans les temples et dans les jeux consacrés à ces divinités. On voyait à la lumière du soleil ce que l'on cache dans les ténèbres, et la sueur de la honte glaçait quelquefois l'infâme courage des acteurs [Exuuntur etiam vestibus populo flagitante meretrices, quae tunc mimorum funguntur oflicio, et in conspectu populi usque ad satietatem impudicorum luminum cum pudendis motibus detinentur. (Lactant., De falsa Religione , lib. I, p. 61 ; Basileae. - N.d.A.)] . " L'ordre légal, conforme à l'ordre religieux, faisait de ces déréglements des moeurs approuvées. La loi Scantinie pensait sans doute être rigoureuse, en n'exceptant de la prostitution publique que les garçons de condition . On versait au trésor le tribut que payaient les prostituées. Alexandre Sévère appliqua cet argent à la réparation du cirque et des théâtres [Lenonum vectigal et meretricum et exoletorum in sacrum aerarium inferri vetuit, sed sumptibus publicis ad instaurationem theatri, circi, amphitheatri et aerarii deputavit. (Lamprid., in Alex. Sev . - N.d.A.)] . Dans une société où moins de dix millions d'hommes disposaient de la liberté de plus de cent vingt millions de leurs semblables, on conçoit la facilité que les diverses cupidités avaient à se satisfaire. L'esclavage était une source inépuisable de corruption ; la seule définition légale de l'esclave disait tout : Non tam vilis quam nullus ; moins vil que nul. Le maître avait le droit de vie et de mort sur l'esclave, et l'esclave ne pouvait acquérir qu'au profit du maître. Vous lisez au livre vingt-unième du titre premier de l'édit Ediles , au sujet de la vente des esclaves : " Ceux qui vendent des esclaves doivent déclarer aux acheteurs leurs maladies et défauts ; s'ils sont sujets à la fuite ou au vagabondage ; s'ils n'ont point commis quelques délits ou dommages. (...) " Si depuis la vente l'esclavage a perdu de sa valeur ; si, au contraire, il a acquis quelque chose, comme une femme qui aurait eu un enfant ; (...) si l'esclave s'est rendu coupable d'un délit qui mérite la peine capitale ; s'il a voulu se donner la mort ; s'il a été employé à combattre contre les bêtes dans l'arène, etc. " Immédiatement après ce titre vient un article sur la vente des chevaux et autre bétail, commençant de la même manière que celui sur la vente des esclaves : " Ceux qui vendent des chevaux doivent déclarer leurs défauts, leurs vices ou leurs maladies, etc. " Toutes les misères humaines sont renfermées dans ces textes, que les légistes romains énonçaient sans se douter de l'abomination d'un tel ordre social. Les cruautés exercées sur les esclaves font frémir : un vase était-il brisé, ordre aussitôt de jeter dans les viviers le serviteur maladroit, dont le corps allait engraisser les murènes favorites ornées d'anneaux et de colliers. Un maître fait tuer un esclave pour avoir percé un sanglier avec un épieu, sorte d'armes défendues à la servitude [Cicer., in Verr ., V, cap. III. (N.d.A.)] . Les esclaves malades étaient abandonnés ou assommés ; les esclaves laboureurs passaient la nuit enchaînés dans des souterrains : on leur distribuait un peu de sel, et ils ne recevaient l'air que par une étroite lucarne. Le possesseur d'un serf le pouvait condamner aux bêtes, le vendre aux gladiateurs, le forcer à des actions infâmes. Les Romains livraient aux traitements les plus cruels, pour la faute la plus légère, les femmes attachées à leur personne. Si un esclave tuait son maître, on faisait périr avec le coupable tous ses compagnons innocents. La loi Petronia , l'édit de l'empereur Claude, les efforts d'Antonin le Pieux, d'Adrien et de Constantin, furent sans succès pour remédier à ces abus, que le christianisme extirpa. L'instinct de la cruauté romaine se retrouvait dans les peines applicables aux crimes et aux délits. La loi prescrivait la croix (à laquelle fut substituée la potence [Callistratus scripserat crucem ; Tribonianus furcam substituit, quia Constantinus supplicium crucis abrogaverat. ( Pandect ., lib. XLVIII, tit. IX, de Poen . - N.d.A.)] ), le feu, la décollation, la précipitation, l'étranglement dans la prison, la fustigation jusqu'à la mort, la livraison aux bêtes, la condamnation aux mines, la déportation dans une île et la perte de la liberté. Dans les premiers temps on pendait le coupable, la tête enveloppée d'un voile, à des arbres appelés malheureux , et maudits par la religion, tels que le peuplier [Erant autem infelices arbores , damnataeque religione, quae nec seruntur nec fructum ferunt : quales populus, alnus, ulmus. (Plin., Hist. nat ., lib. XXVI ; Pandect ., loc. cit. - N.d.A.)] , l'aune et l'orme, réputés stériles. On ne pouvait faire mourir qu'avec le glaive, non avec la hache, l'épée, le poignard et le bâton. La mort par le poison ou par la privation d'aliments, d'abord permise, fut ensuite prohibée. Etaient exemptés de la question les militaires, les personnes illustres ou distinguées par leur vertu : celles-ci transmettaient ce privilège à leur postérité jusqu'à la troisième génération. Etaient encore soustraits à la question les hommes libres de race non plébéienne, excepté le cas d'accusation de crime de lèse-majesté au premier chef : or, la frayeur des tyrans et la bassesse des juges faisaient survenir cette accusation dans toutes les causes. Les supplices de la question étaient : le chevalet, lequel étendait les membres et détachait les os du corps ; les lames de fer rouge, les crocs à traîner [Unco trahebantur. (Plin. ; Senec. - N.d.A.)] , les griffes à déchirer. Le même homme pouvait être mis plusieurs fois à la torture. Si nombre de gens étaient prévenus du même crime, on commençait la question par le plus timide ou le plus jeune [Ut ab eo primum incipiatur qui timidior est, vel tenerae aetatis videtur. ( Pandect ., lib. XLVIII, tit. XVIII. - N.d.A.)] . Ces épouvantables inventions de l'inhumanité ne suffisaient pas, et les bornes des tourments étaient laissées à la discrétion du juge [Quaestionis modum magis et judices arbitrari oportere. ( Pandect ., lib. XLVIII, tit. XVIII. - N.d.A.)] . De là cet arbitraire des supplices dont je vous ai parlé. Avant de mettre les esclaves à la question, l'accusateur en déposait le prix : le gouvernement confisquait les esclaves qui survivaient, lorsqu'ils avaient déposé contre leurs maîtres [Voyez tout l'effroyable titre De Quaestionibus . L'esprit de cette dernière loi est logique dans sa cruauté. (N.d.A.)] . De ce récit succinct de la corruption de Rome païenne par la religion et les lois passons à la peinture de la corruption dans les moeurs. Le seul peuple qui ait jamais fait un spectacle de l'homicide est le peuple romain : tantôt c'étaient des gladiateurs, et même des gladiatrices de famille noble [Per id tempus factum est mulierum certamen... Cum crudele pugnavissent essentque ob eam causam caeteras nobilissimas feminas conviciis consectatae, cautum est ne quae mulier usquam in reliquum tempus muneribus gladiatoris fungeretur. (Dion., Hist. Rom ., lib. LXXVI, p. 858 ; Hanoviae, 1806. - N.d.A.)] , qui s'entretuaient pour le divertissement de la populace la plus abjecte, comme pour le plaisir de la société la plus raffinée ; tantôt c'étaient des prisonniers de guerre que l'on armait les uns contre les autres, et qui se massacraient au milieu des fêtes ; la nuit, aux flambeaux, en présence de courtisanes toutes nues, on forçait des pères, des fils, des frères, de s'égorger mutuellement afin de désennuyer un Néron, et mieux encore un Vespasien et un Titus. Les panthères, les tigres, les ours, étaient appelés à ces jeux des hommes par une juste égalité et fraternité. La mort se voulut montrer un jour au milieu de l'arène dans toute son opulence ; elle y fit paraître à la fois une multitude de lions : tant de bouches affamées auraient manqué de pâture si les martyrs ne s'étaient heureusement trouvés pour fournir du sang et de la chair à ces armées du désert. Onze mille animaux de différentes sortes furent immolés après le triomphe de Trajan sur les Daces, et dix mille gladiateurs succombèrent dans les jeux, qui durèrent cent vingt-trois jours. La loi romaine étendait ses soins maternels sur les bêtes de meurtre ; elle défendait de les tuer en Afrique, comme on défend de tuer les brebis, mères des troupeaux. Le retentissement des glaives, les rugissements des animaux, les gémissements des victimes, dont les entrailles étaient traînées sur un sable parfumé d'essence de safran ou d'eaux de senteur [Croco diluto aut aliis fragrantibus liquoribus. (Martial., V. XXVI, et De Spect ., III. - N.d.A.)] , ravissaient la foule : au sortir de l'amphithéâtre elle courait se plonger dans les bains ou dans les lieux dont les enseignes brillaient sous les voûtes qui ont donné leur nom à la transgression de la chasteté. Ces impitoyables spectateurs de la mort, qui la regardaient sans pouvoir apprendre à mourir, accordaient rarement la vie : si le gladiateur criait merci, les Delie, les Lesbie, les Cynthie, les Lydie, toutes ces femmes des Tibulle, des Catulle, des Properce, des Horace, donnaient le signe du trépas de la même main dont les Muses avaient chanté les molles caresses [Pollicem vertebant. (Juvenal., Sat . III, v. 36.) Quis nescit, vel quis non vidit vulnera pali ? Quem cavat assiduis sudibus scutoque lacessit, Atque omnes implet numeros, dignissima prorsus Florali matrona tuba ; nisi quid in illo Pectore plus agitat veraeque paratur arenae. Quem praestare potest mulier galeata pudorem, Quae fugit a sexu ? (Juv., Sat . VI, p. 151 ; Lugd. Batav., 1695. - N.d.A.)] . Les festins particuliers étaient rehaussés par ce plaisir du sang : quand on s'était bien repu et qu'on approchait de l'ivresse, on appelait des gladiateurs ; la salle retentissait d'applaudissements, lorsqu'un des deux assaillants était tué. Un Romain avait ordonné, par testament, de faire combattre ainsi de belles femmes qu'il avait achetées ; et un autre, de jeunes esclaves qu'il avait aimés [Quidam testamento formosissimas mulieres, quas emerat, eo pugnae genere confligere inter se ; alius, impuberes pueros quos vivus in deliciis habebat. (Athen., lib. IV, p. 154, edit. 1598. - N.d.A.)] . Le luxe des édifices à Rome passe ce qu'on en saurait dire : la maison d'un riche était une ville entière ; on y trouvait des forum, des cirques, des portiques, des bains publics, des bibliothèques. Les maîtres y vivaient pendant le jour dans des salles ornées de peintures que la lumière du soleil n'éclairait point : on ne les peut encore voir qu'à la lueur des torches, aujourd'hui que la nuit des siècles et les ténèbres des ruines ont ajouté leur obscurité à celle de ces voûtes. Un ouvrage, faussement attribué à Lucien, fait l'éloge d'un appartement ; cette demeure est représentée comme une femme modeste dont la parure est à ses charmes ce que la pourpre est à un vêtement . Et cependant l'habitation qui paraissait si simple à l'auteur de cette pièce de rhétorique a des murs peints à fresque, des plafonds encadrés d'or, et tout ce qui en ferait pour nous un palais de la plus grande magnificence. Descendant de la cruauté à la débauche, qui ne sait les spinthriae de Tibère et les incestes de Caligula ? Qui n'a entendu parler de Messaline et du lit où elle rapportait l'odeur de ses souillures ? Néron se mariait publiquement à des hommes [Nero tanto Sabinae desiderio teneri coepit, ut puerum libertum (Sporus nominabatur) exsecari jusserit quod Sabinae simillimus erat, eoque in caeteris rebus pro uxore usus sit, quin etiam progrediente tempore eum in uxorem duxit, quanquam ipse nuptus Pythagorae liberto. (Dion., lib. LXII, p. 715. - N.d.A.)] . Par la blessure qu'il fit à Sporus, il inventa une femme nouvelle. Je ne redirai plus rien des Vitellius et des Domitien. Le luxe des repas et des fêtes épuisait les trésors de l'Etat et la fortune des familles ; il fallait aller chercher les oiseaux et les poissons les plus rares dans les pays et sur les côtes les plus éloignés. On engraissait toutes sortes de bêtes pour la table, jusqu'à des rats. Des truies on ne mangeait que les mamelles ; le reste était livré aux esclaves. Athénée consacre onze livres de son Banquet à décrire tous les poissons, tous les coquillages, tous les quadrupèdes, tous les oiseaux, tous les insectes, tous les fruits, tous les végétaux, tous les vins dont les anciens usaient dans leurs repas. Il se donne la peine d'instruire la postérité que les cuisiniers étaient des personnages importants, familiarisés avec la langue d'Homère, et à qui l'on faisait apprendre par coeur les dialogues de Platon. Ils mettaient les plats sur la table, comptant : un, deux, trois [Athen., lib. IX, cap. VII. (N.d.A.)] , et répétant ainsi le commencement du Timée . Ils avaient trouvé le moyen de servir un cochon entier, rôti d'un côté et bouilli de l'autre [Athen., lib. IX, cap. VI. ad fin. (N.d.A.)] . Ils pilaient ensemble des cervelles de volailles et de porcs, des jaunes d'oeuf, des feuilles de rose, et formaient du tout une pâte odoriférante, cuite à un feu doux, avec de l'huile, du garum, du poivre et du vin [Fragrantissimis rosis in mortario tritis, addo gallinarum et porcorum elixa cerebra, deinde oleum, garum, piper, vinum, omnia curiose trita in ollam novam effundens, subjecto igni blando et continuo. (Athen. , Deipnosoph ., lib. IX, p. 406. - N.d.A.)] . Avant le repas on mangeait des cigales pour se donner de l'appétit [Lib. IV, cap. VI. (N.d.A.)] . Je vous ai parlé de cet Elagabale à qui ses compagnons avaient donné le surnom de Varius , parce qu'ils le disaient fils d'une femme publique et de plusieurs pères. Il nourrissait les officiers de son palais d'entrailles de barbot, de cervelles de faisan et de grives, d'oeufs de perdrix et de têtes de perroquet [Exhibuit palatinis ingentes dapes extis mullorum refertas, et cerebellis phenicopterum, et perdicum ovis, et cerebellis turdorum, et capitibus psittacorum et phasianorum et pavonum. (Aelh Lamprid. Hist. Aug., vit. Heliogab ., p. 108 ; Parisiis, 1620. - N.d.A.)] . Il donnait à ses chiens des foies de canard, à ses chevaux des raisins d'Apamène, à ses lions des perroquets et des faisans [Canes jecinoribus anserum pavit. Misit et uvas apamenas in praesepia equis suis. Et psittacis atque phasianis leones pavit. (Aelh Lamprid. Hist. Aug., vit. Heliogab ., p. 108 ; Parisiis, 1620. - N.d.A.)] . Il avait, lui, pour sa part des talons de chameau, des crêtes arrachées à des coqs vivants, des tétines et des vulves de laie, des langues de paon et de rossignol, des pois brouillés avec des grains d'or, des lentilles avec des pierres de foudre, des fèves fricassées avec des morceaux d'ambre et du riz mêlé avec des perles [Comedit calcanea camelorum et cristas vivis gallinaceis demptas ; linguas pavonum et lusciniarum, pisum cum aureis, lentem cum cerauniis, fabam cum electris et orizam cum albis. (Aelh Lamprid. Hist. Aug., vit. Heliogab ., p. 108 ; Parisiis, 1620. - N.d.A.)] : c'était encore avec des perles au lieu de poivre blanc qu'il saupoudrait les truffes et les poissons. Fabricateur de mets et de breuvages, il mêlait le mastic au vin de rose. Un jour il avait promis à ses parasites un phénix, ou, à son défaut, mille livres d'or [Fertur et promisisse phoenicem conviviis, vel pro ea libras auri mille. (Aelh Lamprid. Hist. Aug., vit. Heliogab ., p. 109 ; Parisiis, 1620 - N.d.A.)] . En été il donnait des repas dont les ornements changeaient chaque jour de couleur : sur les réchauds, les marmites, les vases d'argent du poids de cent livres, étaient ciselées des figures du dessin le plus impudique [Deinde aestiva convivia coloribus exhibuit... Semper varie per dies omnes aestivos... Vasa centenaria argentea sculpta, et nonnulla schematibus libidinosis inquinata. (Aelh Lamprid. Hist Aug., vit. Heliogab ., p. 107. - N.d.A.)] . De vieux sycophantes, assis auprès du maître du banquet, le caressaient en mangeant. Les lits de table, d'argent massif, étaient parsemés de roses, de violettes, d'hyacinthes et de narcisses. Des lambris tournants lançaient des fleurs avec une telle profusion, que les convives en étaient presque étouffés [Oppressit in tricliniis versatilibus parasitos suos violis et floribus, sic ut animam aliqui efflaverint, quum crepere ad summum non possent. (Aelh Lamprid. Hist Aug., vit. Heliogab ., p. 108. - N.d.A.)] . Le nard et des parfums précieux alimentaient les lampes de ces festins, qui comptaient quelquefois vingt-deux services. Entre chaque service on se lavait, et l'on passait dans les bras d'une nouvelle femme [Idem in lucernis balsamum exhibuit. Exhibuit et aliquando tale convivium ut haberet vigenti et duo fercula ingentium epularum, sed per singula lavaret, et mulieribus uterentur ipse et amici cum jurejurando quod voluptatem efficerent. (Aelh Lamprid. Hist Aug., vit. Heliogab ., p. 111. - N.d.A.)] . Jamais Elagabale ne mangeait de poisson auprès de la mer ; mais lorsqu'il en était très éloigné, il faisait distribuer à ses gens des laitances de lamproies et de loups marins. On jetait au peuple des pierres fines avec des fruits et des fleurs ; on l'envoyait boire aux piscines et aux bains remplis de vin de rose et d'absinthe [Ad mare piscem nunquam comedit : in longissimis a mari locis omnia marina semper exhibuit : muraenarum lactibus et luporum in locis mediterraneis pavit, et rosis piscinas exhibuit, et bibit cum omnibus suis caldaria, miscuit gemmas pomis ac floribus ; jecit et per fenestram cibos. (Aelh Lamprid. Hist Aug., vit. Heliogab. , p. 109. - N.d.A.)] . J'ai déjà touché quelque chose des impuretés et des noces d'Elagabale. Il aimait particulièrement à représenter l'histoire de Pâris : ses vêtements tombaient tout à coup ; il paraissait nu, tenant d'une main une de ses mamelles, de l'autre, se voilant comme la Vénus de Praxitèle ; il s'agenouillait et se présentait aux ministres de ses voluptés [Posterioribus eminentibus in subactorem rejectis et oppositis. (Aelh Lamprid. Hist Aug., vit. Heliogab ., p. 109. - N.d.A.)] . Il avait quitté Zoticus le cocher, et s'était donné en mariage à Hiéroclès ; il porta la passion pour celui-ci à un tel degré d'obscénité, qu'on ne le saurait dire ; il prétendait célébrer ainsi les jeux sacrés de Flore [Ut eidem inguina oscularetur. (Aelh Lamprid. Hist Aug., vit. Heliogab ., p. 109. - N.d.A.)] . En bon Romain, il mêlait l'immolation des victimes humaines à la débauche ; il les choisissait parmi les enfants des meilleures familles, prenant soin qu'ils eussent père et mère vivants, afin qu'il y eût plus de douleur [Credo ut major esset utrique parenti dolor. (Lamprid., p. 109. - N.d.A.)] . Elagabale était vêtu de robes de soie brodées de perles. Il ne portait jamais la même chaussure, la même bague, la même tunique [Calceamentum nunquam iteravit ; annulos etiam negatur iterasse, pretiosas vestes saepe conscidit. (Lamprid., p. 112. - N.d.A.)] ; il ne connut jamais deux fois la même femme [Idem mulierem numquam iteravit praeter uxorem. (Lamprid., p. 112. - N.d.A.)] . Les coussins sur lesquels il se couchait étaient enflés d'un duvet cueilli sous les ailes des perdrix [Nec cubuit in accubitis facile, nisi iis qui pilum leporinum haberent, aut plumas perdicum, sub alares culcitras, saepe permutans. (Lamprid., p. 108. - N.d.A.)] . A des chars d'or incrustés de pierres précieuses (Elagabale dédaignait les chars d'argent et d'ivoire) il enchaînait deux, trois et quatre belles femmes, le sein découvert, et il se faisait traîner sur le quadrige. Quelquefois il était nu ainsi que son élégant attelage, et il roulait sous des portiques semés de paillettes d'or [Habuit et gemmata vehicula et aurata, contempsit argentatis et eboratis et aeratis. Junxit et quaternas mulieres pulcherrimas et binas ad papillam, vel ternas et amplius, et sic vectatus est : sed plerumque nudas, com nudum illae traherent. (Lamprid., p. 111.) Scobe auri porticum stravit... ut fit de aurosa arena. (Lamprid., p. 112. - N.d.A.)] , comme le Soleil conduit par les Heures. Si ces iniquités et ces folies n'appartenaient qu'à un seul homme, il n'en faudrait rien conclure des moeurs d'un peuple ; mais Elagabale n'avait fait que réunir dans sa personne ce qu'on avait vu avant lui, depuis Auguste jusqu'à Commode. Se faut-il étonner qu'il y eût alors dans les catacombes de Rome, dans les sables de la Thébaïde, un autre peuple, qui par des austérités et des larmes appelât la création d'un autre univers ? Ces cochers du cirque, ces prostituées des temples de Cybèle, qui faisaient rougir la lune [Inque vices equitant, ac, luna teste, moventur. (Juv., Sat ., IV. - N.d.A.)] de leurs affreux débordements, ces poursuivants de testaments, ces empoisonneurs, ces Trimalcions, toute cette engeance de l'amphithéâtre, toute cette race jugée et condamnée devait disparaître de la terre. L'impureté n'était pas le fruit particulier de l'éducation des tyrans, un privilège de palais, une bonne grâce de cour ; elle était le vice dominant de la terre païenne, grecque et latine. La pudeur comme vertu, non comme instinct, est née du christianisme ; si quelque chose pouvait excuser les anciens, c'est que, ne remontant pas plus haut que le penchant animal, ils n'avaient pas de la chasteté l'idée que nous en avons. Des savants, dans Athénée, examinent doctement quand l'amour pour les jeunes garçons commença. Les uns le font remonter à Jupiter, et les autres à Minos, qui devint amoureux de Thésée ; les autres à Laïus, qui enleva Chrysippe, fils de Pelops, son hôte. Hiéronyme, le péripatéticien, loue cet amour et fait l'éloge de la légion de Thèbes ; Agnon l'académicien rapporte que chez les Spartiates il était licite à la jeunesse des deux sexes de se prostituer légalement avant le mariage. Dans le dialogue des Amours , qui n'est vraisemblablement pas de Lucien, l'auteur introduit sur la scène deux personnages, Chariclès et Callicratidas ; ils plaident dans un bois du temple de Cnide, l'un l'amour des femmes, l'autre l'amour des garçons ; Lycinus et Théomneste sont juges du débat. Chariclès, attaquant son adversaire après avoir fait l'éloge des femmes, lui dit : " Ta victime souffre et pleure dans tes odieuses caresses [Principio quidem dolores ac lacrymae oboriuntur, ubi per tempus dolor aliquid remisit, nihil quicquam, ut aiunt, moleste feceris, voluptas autem ne ulla quidem. (Luciani Amores , p. 572 ; Lutetiae Parisiorum, an. 1615. - N.d.A.)] ; si l'on permet de tels désordres parmi les hommes, il faut laisser aux Lesbiennes leur stérile volupté [Congrediantur et illae inter se mutuo. Tribadum obscoenitatis istius passim ac libere vagetur. (Luciani Amores , p. 572 ; Lutetiae Parisiorum, an. 1615. - N.d.A.)] . " Callicratidas prend la parole ; il repousse quelques-uns des arguments de Chariclès : " Les lions n'épousent pas les lions, dis-tu ? C'est que les lions ne philosophent pas [NOTE 43] . " Callicratidas fait ensuite une peinture satirique de la femme : le matin, au sortir du lit, la femme ressemble à un singe ; des vieilles et des servantes, rangées à la file comme dans une procession, lui apportent les instruments et les drogues de sa toilette, un bassin d'argent, une aiguière, un miroir, des fers à friser, des fards, des pots remplis d'opiats et d'onguents pour nettoyer les dents, noircir les sourcils, teindre et parfumer les cheveux ; on croirait voir le laboratoire d'un pharmacien. Elle couvre à moitié son front sous les anneaux de sa chevelure, tandis qu'une autre partie de cette chevelure flotte sur ses épaules. Les bandelettes de sa chaussure sont si serrées qu'elles entrent dans sa chair ; elle est moins vêtue qu'enfermée sous un tissu transparent, qui laisse voir ce qu'il est censé cacher. Elle attache des perles précieuses à ses oreilles, des bracelets en forme de serpent d'or à ses poignets et à ses bras ; une couronne de diamants et de pierreries des Indes repose sur sa tête ; de longs colliers pendent à son cou ; des talons d'or ornent sa chaussure de pourpre ; elle rougit ses joues impudentes, afin de dissimuler sa pâleur. Ainsi parée, elle sort pour adorer des déesses inconnues et fatales à son mari. Ces adorations sont suivies d'initiations mal famées et de mystères suspects [Etiam corona caput circumcirca ambit, lapillis indicis stellata, pretiosa autem de cervicibus monilia dependent. Impudentes etiam genas rubefaciunt illitis fucis... Nempe statim e domo egressae, sacrificia faciunt arcana et absque viris suspecta mysteria. (Luciani Amores , p. 579. - N.d.A.)] . Elle rentre, et passe d'un bain prolongé à une table somptueuse ; elle se gorge d'aliments, elle goûte à tous les mets du bout du doigt. Un lit voluptueux l'attend ; elle s'y livre à un sommeil inexplicable, si c'est un sommeil ; et quand on sort de cette couche moelleuse, il faut vite courir aux thermes voisins [Domi statim prolixa balnea ac sumptuosa quidem ac lauta mensa. Posteaquam enim nimis quam repletae fuerint sua ipsarum gulositate, summis digitis velut inscribentes appositorum unumquodque degustant. Et diversorum corporum somnos et muliebritate lectum refertum, ex que surgens statim lavacro opus habet. (Luciani Amores , p. 579.) Ce latin ne rend pas le texte grec. (N.d.A.)] . " De cette satire Callicratidas passe à l'éloge du jeune homme : " Il se lève avant l'aurore, se plonge dans une eau pure, étudie les maximes de la sagesse, joue de la lyre, dompte sa vigueur sur des coursiers de Thessalie, et lance le javelot ; c'est Mercure, Apollon, Castor. Qui ne serait l'ami d'un pareil jeune homme [Mane surgens ex lecto, postquam residentem in oculis sumnum reliquum aqua simplici abstersit. Illi apta atque sonora lyra. Thessali equi illi curae sunt, ac breviter juventutem domant ac subjugant, in pace meditatur res bellicas, evibrando jacula... Quomodo vero non amaret illum in palaestris quidem Mercurium, inter lyras autem Apollinem, equitatorem vero Castorem ? (N.d.A.)] ? L'amour était le médiateur de l'amitié entre Oreste et Pylade ; ils voguaient ensemble sur le même vaisseau de la vie [Amor Orestem et Pyladem conjunxit : atque in uno eodemque vitae navigio simul navigarunt. (N.d.A.)] : il est beau de s'exciter aux actions héroïques par une triple communauté de plaisirs, de périls et de gloire. L'âme de ceux qui aiment de cet amour céleste habite les régions divines, et deux amants de cette sorte reçoivent après la vie le prix immortel de la vertu [Etiam aether post terram excipit eos qui haec sectantur : illi autem meliori fato morientes, virtutis praemium hoc incorruptibile consequuntur. (Luciani Amores , p. 585. - N.d.A.)] . " Callicratidas exprime ici l'opinion de Platon, et de Socrate, déclaré le plus sage des hommes ! Licinius juge le procès : il laisse les femmes aux hommes vulgaires, et les petits garçons aux philosophes. Théomneste rit de la prétendue pureté de l'amour philosophique, et finit par la peinture d'une séduction dont les nudités sont à peine supportables sous le voile de la langue grecque ou latine. Les plus grands personnages de la Grèce et les plus hautes renommées paraissent sous le joug de ces dégradantes passions. Alexandre fit rougir ses soldats de sa familiarité avec l'eunuque Bagoas. Périclès vivait publiquement avec la femme de son fils [Athen., lib. XIII, cap V. (N.d.A.)] ; il défendit devant les tribunaux Cimon, accusé d'inceste avec sa soeur Elpinice, et Elpinice devint le prix de l'éloquence tarée du triomphant orateur [Athen., lib. XIII, cap V. (N.d.A.)] . Sophocle sort d'Athènes avec un jeune garçon, qui lui dérobe son manteau ; Euripide se raille de Sophocle, et lui déclare qu'il a possédé pour rien la même créature [Sophoclem venustum puerum extra moenia civitatis duxisse ut cum eo coiret, eumque Sophoclis penula direpta discessisse. Euripides cachinnans per ludibrium dixit illo se aliquando puero usum fuisse, verum sibi furto nihil amissum. (Athen., lib. XIII, cap V, p. 604. - N.d.A.)] . Sophocle lui répond en vers : " Euripide, ce fut le soleil et non un jeune garçon qui me dépouilla en me faisant éprouver sa chaleur ; pour toi, c'est Borée qui t'a glacé dans les bras d'une femme adultère [NOTE 44] . " Le sale Diogène dansait avec l'élégante Laïs, qui se livrait à lui ; et le voluptueux Aristippe, amant de Laïs, approuvait le partage. Sur le tombeau de Dioclès, de jeunes garçons célébraient chaque année la fête des baisers : le plus lascif obtenait la couronne [Quique labra labris dulcius applicaverit, Is coronis oneratus ad suam matrem revertitur. (Theoc., Idyll ., XII. - N.d.A.)] : Dioclès avait été un infâme. Athénée nous apprend encore le rôle que jouaient les courtisanes, et Lucien les leçons qu'elles se donnaient entre elles : Aspasie, Phrynée, Laïs, Glycère, Flora, Gnathène, Gnathénion, Manie et tant d'autres, sont devenues des personnages mêlés aux plus graves comme aux plus beaux souvenirs de l'histoire, des arts et du génie. Un trait particulier distingue le dialogue des Courtisanes dans Lucien. L'auteur met souvent en scène une mère et une fille : c'est la mère qui corrompt la fille, qui cherche à lui enlever tout remords, toute pudeur, qui l'instruit au libertinage, au mensonge, au vol, qui lui conseille de se prostituer au plus rustre, au plus laid, au plus infâme, pourvu qu'il paye bien et qu'on le puisse dépouiller. Quant aux jeunes courtisanes, elles éprouvent presque toujours une passion sincère et naïve ; elle, ont recours à des enchantements, comme la magicienne de Théocrite, pour rappeler des amants volages ; on les voit occupées à les arracher non seulement à leurs rivales, mais encore à leurs rivaux , les philosophes. Chélidonion propose à Drosé d'écrire avec du charbon sur la muraille du Céramique : Aristenet corrompt Clinias . Cet Aristenet était un philosophe qui avait enlevé Clinias à Drosé. Enfin l'on trouve parmi les Dialogues de Lucien celui de Clonarion et de Léaena, consacré à la peinture des désordres entre les femmes ; ils y sont peints comme les désordres entre les hommes. Léaena est aimée d'une riche femme de Lesbos, Mégille, déjà liée avec Démonasse, femme de Corinthe. Ces deux saphiennes invitent Léaena à partager leur commune couche. Mégille jette au loin sa fausse chevelure, paraît nue et la tête rase comme un athlète [Megilla comam, ut illam fictitiam habebat, a capite rejecit, ipso autem jacebat omnino similis atque aequiparanda gladiatori, alicui vehementer virili atque robusto ad vivum usque cute detonsa. (N.d.A.)] . Léaena entre dans des détails assez étendus avec Clonarion, et refuse de lui donner les derniers [Ne quaere accuratius omnia, turpia enim sunt. (Luciani dialogi meretricii Clonarium et Leoena , ad finem, p. 970. - N.d.A.)] . Vous auriez une fausse idée de ces ouvrages si vous vous les représentiez comme ces mauvais livres destinés parmi nous à la dépravation de la jeunesse, mais qui ne peignent point l'état général de la société. Les Pères de l'Eglise s'expriment comme Lucien et comme Athénée ; Clément d'Alexandrie indique des choses de la même nature que celles rappelées aux dialogues des Amours , et il cite ailleurs des faits racontés par Lucien lui-même [ In Poedagog ., lib. II, cap. X ; In Protreptico , p. 24 et 38. (N.d.A.)] ; il parle de la Vénus de Cnide souillée dans son temple, et de Philoenis, " à qui, dit Fleury, on attribuait un écrit touchant les impudicités les plus criminelles dont les femmes soient capables. " Saint Justin, dans son Apologie , assure que l'ouvrage de Philoenis était dans les mains de tout le monde [Un auteur italien trop célèbre a reproduit l'ouvrage de Philoenis. Avant lui, un grave et religieux savant du XIe siècle avait écrit un livre de même nature ; Brantôme a renouvelé les mêmes histoires ; mais le véritable auteur de l'ouvrage grec n'était point la courtisane Philoenis, c'était un sophiste nommé Polycrate, comme nous l'apprend Athénée. (N.d.A.)] . Chez plusieurs nations, un prix était décerné au plus impudique [Impios infamia turpissima... (Philo., De Proemiis et Poenis , p. 586, in-fol ; Parisiis, 1552. - N.d.A.)] . Il y avait des villes entières consacrées à la prostitution : des inscriptions écrites à la porte des lieux de libertinage et la multitude des simulacres obscènes trouvés à Pompéi ont fait penser que cette ville jouissait de ce privilège. Des philosophes méditaient pourtant sur la nature de Dieu et de l'homme dans cette Sodome, leurs livres déterrés ont moins résisté aux cendres du Vésuve que les images d'airain du musée secret de Portici. Caton le Censeur louait les jeunes gens abandonnés au vice que chantaient les poètes [Horat., Satir ., lib. I. (N.d.A.)] . Après les repas, on voyait sur les lits du festin de malheureux enfants qui attendaient les outrages [Transeo puerorum infelicium greges quos post transacta convivia aliae cubiculi contumeliae exspectant. (Senec., epist . 95. - N.d.A.)] . Ammien Marcellin a peint les descendants des Cincinnatus et des Publicola au IVe siècle [Les Romains sous le règne de Trajan, d'Antonin le Pieux et de Marc- Aurèle ressemblaient déjà beaucoup aux Romains dont parle Ammien Marcellin. Lucien, qui vivait sous ces empereurs, nous a laissé dans le Nigrinus un tableau des moeurs romaines dont l'historien semble avoir emprunté plusieurs traits : le premier s'étend seulement davantage sur le goût pour les chevaux, sur le luxe, les funérailles, les testaments, etc. (N.d.A.)] . " Ils se distinguent par de hauts chars ; ils suent sous le poids de leur manteau, si léger pourtant que le moindre vent le soulève. Ils le secouent fréquemment du côté gauche pour en étaler les franges et laisser voir leur tunique, où sont brodées diverses figures d'animaux. Etrangers, allez les voir, ils vous accableront de caresses et de questions. Retournez-y, il semble qu'ils ne vous aient jamais vus. Ils parcourent les rues avec leurs esclaves et leurs bouffons... Devant ces familles oisives marchent d'abord des cuisiniers enfumés, ensuite des esclaves avec les parasites. Le cortège est fermé par des eunuques, vieux et jeunes, pâles, livides, affreux. " Envoie-t-on savoir des nouvelles d'un malade, le serviteur n'oserait rentrer au logis avant de s'être lavé de la tête aux pieds. La populace n'a d'autre abri pendant la nuit que les tavernes ou les toiles tendues sur les théâtres : elle joue aux dés avec fureur, ou s'amuse à faire un bruit ignoble avec les narines [Amm. Marcell., lib. XLV. (N.d.A.)] . " Ceux qui s'enorgueillissent de porter les noms des Reburri, des Faburri, des Pagoni, des Geri, des Dali, des Tarrasci, des Perrasi, vont aux bains couverts de soie et accompagnés de cinquante esclaves. A peine entrés dans la piscine, ils s'écrient : " Où sont mes serviteurs ? " S'il se trouve quelque créature jadis usée au service du public, quelque vieille qui a trafiqué de son corps, ils courent à elle, et lui prodiguent de sales caresses. Et voilà des hommes dont les ancêtres admonestaient un sénateur pour avoir donné un baiser à sa femme devant sa fille ! Les prétendez-vous saluer, tels que des taureaux qui vont frapper de la corne, ils baissent la tête de côté, et ne laissent que leur genou ou leur main au baiser de l'humble client... " Au milieu des festins, on fait apporter des balances pour peser les poissons, les loirs et les oiseaux. Trente secrétaires, les tablettes à la main, font l'énumération des services. Si un esclave apporte trop tard de l'eau tiède, on lui administre trois cents coups de fouet. Mais si un vil favori a commis un meurtre : Que voulez-vous ? dit le maître ; c'est un misérable ! Je punirai le premier de mes gens qui se conduira ainsi. " Ces illustres patrices vont-ils voir une maison de campagne ou une chasse que les autres exécutent devant eux ; se font-ils transporter dans des barques peintes, par un temps un peu chaud, de Putéoles à Cajète, ils comparent leurs voyages à ceux de César et d'Alexandre. Une mouche qui se pose sur les franges de leur éventail doré, un rayon de soleil qui passe à travers quelque trou de leur parasol, les désolent ; ils voudraient être nés parmi les Cimmériens [Ubi si inter aurata flabella laciniis sericis insederint muscae, vel per foramen umbraculi pensilis radiolus irruperit solis, queruntur quod non sont apud Cimmerios nati. (Amm. Marcell., lib. XXVIII, cap. IV, p. 411 ; Lugduni Batavorum, 1693. - N.d.A.)] . " Cincinnatus eût perdu la gloire de la pauvreté si après sa dictature il eût cultivé des champs aussi vastes que l'espace occupé par un seul des palais de ses descendants [Quorum mensuram si in agris consul Quintius possedisset, amiserat etiam post dictaturam gloriam paupertatis. (Amm. Marcell., lib. XXII, cap. IV ; Lugduni Batavorum, 1693. - N.d.A.)] . Le peuple ne vaut pas mieux que les sénateurs ; il n'a pas de sandales aux pieds, et il se fait donner des noms retentissants ; il boit, joue et se plonge dans la débauche ; le grand cirque est son temple, sa demeure, son forum. Les plus vieux jurent par leurs rides et leurs cheveux gris que la république est perdue si tel cocher ne part le premier et ne rase habilement la borne. Attirés par l'odeur des viandes, ces maîtres du monde suivent des femmes qui crient comme des paons affamés, et se glissent dans la salle à manger des patrons [Amm. Marcell., lib. XXVIII cap. IV ; Lugduni Batavorum, 1693. (N.d.A.)] . " La mollesse du peuple passa à l'armée : le soldat préférait la chanson obscène au cri de guerre ; une pierre, comme autrefois, ne lui servait plus d'oreiller sur un lit armé, et il buvait dans des coupes plus pesantes que son épée [Cum miles cantilenas meditaretur, pro jubilo molliores : et non saxum erat ut antehac armato cubile (...) et graviora gladiis pocula, testa enim bibere jam pudebat. (Amm., lib. XXII, cap IV. - N.d.A.)] ; il connaissait le prix de l'or et des pierreries ; le temps n'était plus où un légionnaire ayant trouvé dans le camp d'un roi de Perse un petit sac de peau rempli de perles les jeta, sans savoir ce que c'était, et n'emporta que le sac [Amm., lib. XXII, cap IV. (N.d.A.)] . Le soldat romain quitta la cuirasse, abandonna le pilum et la courte épée : alors, nu comme le barbare et inférieur en force, il fut aisément vaincu. Végèce attribue les défaites successives des légions à l'abandon des anciennes armes [ De Re Milit ., cap. X. (N.d.A.)] . Les désordres de la police de Rome étaient extrêmes : on en jugera par un événement arrivé sous le règne de Théodose Ier. Les empereurs avaient bâti de grands édifices où se trouvaient les moulins et les fours qui servaient à moudre la farine et à cuire le pain distribué au peuple. Plusieurs cabarets étaient élevés auprès de ces maisons ; des femmes publiques attiraient les passants dans ces cabarets ; ils n'y étaient pas plus tôt entrés qu'ils tombaient par des trappes dans des souterrains. Là ils demeuraient prisonniers le reste de leur vie, contraints à tourner la meule, sans que jamais leurs parents pussent savoir ce qu'ils étaient devenus. Un soldat de Théodose, pris à ce piège, s'arma de son poignard, tua ses détenteurs et s'échappa. Théodose fit raser les édifices qui couvraient ces repaires ; il fit également disparaître les maisons de prostitution où étaient reléguées les femmes adultères [Socrat., lib. V, cap. XVIII. (N.d.A.)] . L'anarchie dans les provinces égalait celle qui régnait dans la capitale : Salvien déclare qu'il n'y a point de châtiment que ne méritassent les Romains ; il les compare aux barbares, et les trouve inférieurs à ceux-ci en charité, sincérité, chasteté, générosité, courage. Il fait la description de la Septimanie : " Vignes, prairies émaillées de fleurs, vergers, campagnes cultivées, forêts, arbres fruitiers, fleuves et ruisseaux, tout s'y trouve. Les habitants de cette province ne devraient-ils pas remplir leurs devoirs envers un Dieu si libéral pour eux ? Eh bien, le peuple le plus heureux des Gaules en est aussi le plus déréglé [In omnibus quippe Gallis sicut divitiis primi fuere, sic vitiis. (Salv., De Gubern. Dei , lib. XII, p. 230. - N.d.A.)] . La gourmandise et l'impureté dominent partout. Les riches méprisent la religion et la bienséance ; la foi du mariage n'est plus un frein, la femme légitime se trouve confondue avec les concubines. Les maîtres se servent de leur autorité pour contraindre leurs esclaves à se rendre à leurs désirs. L'abomination règne dans les lieux où des filles n'ont plus la liberté d'être chastes. On trouve des Romains qui se livrent à tous les désordres, non dans leurs maisons, mais au milieu des ennemis et dans les fers des barbares. " Les villes sont remplies de lieux infâmes, et ces lieux ne sont pas moins fréquentés par les femmes de qualité que par celles d'une basse condition : elles regardent ce libertinage comme un des privilèges de leur naissance, et ne se piquent pas moins de surpasser les autres femmes en impureté qu'en noblesse [Apud Aquitanicas vero quae civitas in locupletissima ac nobilissima sui parte non quasi lupanar fuit ? quis potentum ac divitum non in luto libidinis vixit ? Quis non se barathro sordidissimae colluvionis immersit ? Haud multum matrona abest a vilitate ancillarum. (Salv., De Gubern. Dei , lib. VII, p. 232. - N.d.A.)] . " Il n'y a plus personne, continue le nouveau Jérémie, pour qui la prospérité d'autrui ne soit un supplice. Les citoyens se proscrivent les uns les autres : les villes et les bourgs sont en proie à une foule de petits tyrans, juges et publicains. Les pauvres sont dépouillés, les veuves et les orphelins opprimés. Des Romains vont chercher chez les barbares une humanité et un abri qu'ils ne trouvent pas chez les Romains ; d'autres, réduits au désespoir, se soulèvent et vivent de vols et de brigandage ; on leur donne le nom de Bagaudes [Quos compulimus esse criminosos, imputatur his infelicitas sua : quibus enim aliis rebus Bagaudae facti sunt nisi iniquitatibus nostris, nisi eorum proscriptionibus et rapinis qui exactionis publicae in quaestus proprii emolumenta vertant ? (Salv., De Gubern. Dei , lib. V, p. 159. - N.d.A.)] ; on leur fait un crime de leur malheur ; et pourtant ne sont-ce pas les proscriptions, les rapines, les concussions des magistrats, qui ont plongé ces infortunés dans un pareil désordre ? Les petits propriétaires, qui n'ont pas fui, se jettent entre les bras des riches pour en être secourus, et leur livrent leurs héritages. Heureux ceux qui peuvent reprendre à ferme les biens qu'ils ont donnés ! Mais ils n'y tiennent pas longtemps : de malheur en malheur, de l'état de colons où ils se sont réduits volontairement, ils deviennent bientôt esclaves [Coloni divitum fiunt... in hanc necessitatem redacti ut et jus libertatis amittant. ( De Gubern. Dei , lib. X, cap. V, p. 169. - N.d.A.)] . " Ce passage de Salvien est un des documents les plus importants de l'histoire : il nous apprend comment l'état des propriétés et des personnes changea au VIe siècle, comment le petit propriétaire livra son bien et ensuite sa personne au grand propriétaire pour en recevoir protection. Cet effet violent de la nécessité se convertit en usage, et bientôt en loi : on donna son aleu au barbare, qui le rendit en fief moyennant service ; et ainsi s'établit la mouvance et la propriété féodale. Il faut joindre aux causes de la destruction des lois et des moeurs païennes une dernière cause, puissante dans les hauts rangs de la société : la philosophie. Je vous ai déjà fait observer que les sectes philosophiques étaient au paganisme ce que les hérésies étaient au christianisme, dans le rapport inverse de la vérité à l'erreur La vérité philosophique ne fut dans son origine que la vérité religieuse, ou, pour parler plus correctement, la philosophie, qui prit naissance dans les temples, fut d'abord cultivée en secret par les prêtres. La vérité philosophique (indépendance de l'esprit de l'homme dans la triple science des choses intellectuelles, morales et naturelles) se dut trouver altérée, selon le temps et les lieux. Les hommes placés au berceau du monde cherchèrent et crurent découvrir les lois mystérieuses de la nature dans la cause la plus agissante sous leurs yeux. Ainsi les prêtres de la Chaldée regardèrent la lumière dont ils étaient inondés dans leur beau climat comme une émanation de l'âme universelle ; bientôt ils attribuèrent aux astres qu'ils observaient une influence toute particulière sur l'homme et sur la nature. La lumière, diminuant de force en s'éloignant de son foyer, créait sur son chemin du ciel à la terre des êtres dont l'intelligence variait selon le degré de fécondité qui restait au rayon créateur. Le système des prêtres chaldéens donna naissance à la théorie des génies : les usages et les moeurs s'enchaînèrent à la marche des saisons. Les mages, ne considérant dans la lumière que la chaleur, firent du feu le principe de tout. Et comme il y avait selon les mages une matière brute qui résistait à l'action du feu, de là les deux principes : l'esprit et la matière, le bien et le mal. Par le feu ou la chaleur se reproduisaient l'âme humaine et les génies de la religion secrète des Chaldéens. Les prêtres d'Egypte se persuadèrent, au bord du Nil, que l'eau était l'agent d'une âme universelle pour la reproduction des corps. Ayant remarqué qu'il y a dans l'homme un esprit et dans l'animal un instinct, ils en conclurent une intelligence qui tend à s'unir à la matière, cette intelligence voulant toujours produire des choses parfaites, et la matière s'opposant toujours à la perfection. Mais il paraît qu'ils regardaient le bon et le mauvais principe comme également matériels, ce qui faisait une doctrine d'athéisme et de matérialisme chez le peuple le plus superstitieux de la terre. Aujourd'hui que les Indes nous sont mieux connues, que leurs langues sacrées sont dévoilées aux savants de l'Europe, nous trouvons dans ces immenses régions des systèmes métaphysiques de toutes les sortes, des cultes de toutes les formes, même de la forme chrétienne ; nous trouvons trois principes excellents, bien que mêlés de choses extravagantes : l'existence d'un Dieu suprême, l'immortalité de l'âme, et la nécessité morale de faire le bien. Mais cette nécessité morale de la philosophie indienne eut une conséquence aussi inattendue que désastreuse : d'après la nécessité du bien, l'âme de l'homme devait retourner au sein de Dieu si elle pratiquait la vertu, ou s'emprisonner dans d'autres corps sur la terre si elle s'était abandonnée aux vices. Ce cercle inévitable de la société religieuse rendit la société politique stationnaire ; tout s'incrusta dans des castes qui ne remuaient pas plus que ces bonzes fixés des jours entiers dans la même attitude, par esprit de sacrifice et de perfection. Ce que le matérialisme opéra en Chine et la superstition en Egypte, la philosophie l'accomplit aux Indes : elle ligatura l'homme dans son berceau et dans sa tombe. La haute science fut donc captive dans les collèges sacerdotaux de la Chaldée, de la Perse, des Indes et de l'Egypte. Rendons justice aux Grecs ; ils tirèrent la philosophie du fond des temples, comme le christianisme la fit sortir des écoles philosophiques. Ainsi la philosophie fut pratiquée secrètement par les prêtres, c'est son premier pas ; elle fut étudiée par quelques hommes supérieurs de la Grèce hors des sanctuaires, c'est son second pas ; elle fut livrée à la foule par les chrétiens, c'est son troisième et dernier pas. Les Grecs qui dérobèrent les premiers la philosophie aux initiations furent des poètes et des législateurs, tels que Linus, Orphée, Musée, Eumolpe, Mélampe. Ensuite vinrent, dans une société plus avancée, Thalès, Pythagore, Phérécide. Voyageurs aux Indes, en Perse, en Chaldée, en Egypte, ils pénétrèrent leurs systèmes des doctrines qu'ils avaient étudiées chez les prêtres de ces contrées. Thalès, comme les Egyptiens, admit l'eau pour élément général, et devint le chef de la philosophie expérimentale ; une des branches de son école donna naissance à la philosophie morale, personnifiée dans Socrate. Pythagore engendra la philosophie intellectuelle, que divinisa Platon. Aristote, esprit positif et universel, supposa une matière éternelle et des formes mathématiques invariables renfermées dans cette matière. Le monde finit par se partager entre les deux écoles de Platon et d'Aristote, entre le système des formes et celui des idées. Les conquêtes d'Alexandre répandirent la philosophie grecque sur le globe, où elle s'enrichit de nouvelles connaissances. " Alexandre commanda à tous les hommes vivants d'estimer la terre habitable être leur pays, et son camp en être le château et le donjon ; tous les gens de bien, parents les uns des autres, et les méchants seuls étrangers : au demeurant, que le Grec et le barbare ne seraient point distingués par le manteau, ni à la façon de la targe, ou au cimeterre, ou par le haut chapeau, mais remarqués et discernés, le Grec à la vertu et le barbare au vice, en réputant tous les vertueux Grecs et tous les vicieux barbares. (...) " Quel plaisir de voir ces belles et saintes épousailles, quand il comprit dans une même tente cent épousées persiennes, mariées à cent époux macédoniens et grecs, lui-même estant couronné de chapeaux de fleurs et entonnant le premier le chant nuptial d'Hymenaeus, comme un cantique d'amitié générale [Plutarq., De la Fortune d'Alexandre , trad. d'Amyot. (N.d.A.)] ! " Amyot, qui introduit ici, sans le savoir, la langue et le reflet des moeurs de son siècle dans la peinture de l'âge philosophique et poli de la Grèce, n'ôte rien à la vérité des faits et leur ajoute un charme étranger. Il n'est point de mon sujet d'entrer dans le détail des sectes philosophiques [L' Essai historique sur les Révolutions contient un aperçu rapide de ces sectes ; on peut consulter dans cet ouvrage le tableau synoptique que j'en ai dressé. On le pourra corriger à l'aide du Manuel de l'Histoire de la Philosophie de Tenneman, traduit excellemment par M. Cousin. (N.d.A.)] ; mais je dois rappeler que la philosophie de Platon, mêlée aux dogmes chaldéens et aux traditions juives, s'établit à Alexandrie sous les Ptolémée : tous les systèmes, toutes les opinions convergèrent à ce centre de lumières et de ténèbres, dont le christianisme débrouilla le chaos. La philosophie des Grecs introduite à Rome ébranla le culte national dans la ville la plus religieuse de la terre. Le poète satirique Lucile, l'ami de Scipion, s'était moqué des dieux de Numa, et Lucrèce essaya de les remplacer par le voluptueux néant d'Epicure. César avait déclaré en plein sénat qu'après la mort rien n'était, et Cicéron, qui, cherchant la cause de la supériorité de Rome, ne la trouvait que dans sa piété, disait, contradictoirement, qu'à la tombe finit tout l'homme. L'épicurisme régna chez les Romains durant la majeure partie du Ier siècle de l'ère chrétienne ; Pline, Sénèque, les poètes et les historiens l'attestent par leurs écrits, leurs maximes et leurs vers. Le stoïcisme prit le dessus quand la vertu fut élevée à la pourpre. Ces diverses philosophies, qui ne descendaient point dans le peuple, décomposaient la société ; elles ne guérissaient point la superstition des esclaves et ôtaient la crainte des dieux aux maîtres. Les arts magiques, plus ou moins mêlés aux dogmes scolastiques, la théurgie et la goétie ramenaient des erreurs tout aussi déplorables que les mensonges de la mythologie. Les philosophes, tantôt chassés de Rome, tantôt rappelés, devenaient des personnages importants ou ridicules, qui se prêtaient complaisamment aux idolâtries, aux moeurs et aux crimes de leur siècle. On en remarque auprès de tous les tyrans ; on en trouve au milieu des débauches d'Elagabale : il est vrai que, pour l'honneur de la vertu, ceux-ci se voilaient la tête, comme Agamemnon se couvrait le visage au sacrifice de sa fille [Erant amici improbi, et senes quidam et specie philosophi, qui caput reticulo componerent. (Lamprid., in Vit. Elag ., p. 105. - N.d.A.)] ; Plotin même assistait aux désordres de Gratien. Ces sages s'attribuaient des dons surnaturels : depuis Apollonius, qui se transportait par l'air où il voulait, jusqu'à Proclus, qui conversait avec Pan, Esculape et Minerve, il n'y a pas de miracles dont ils ne fussent capables. L'affectation des allures de leur vie rendait suspect, le naturel de leurs principes. Ménédus de Lampsaque paraissait en public vêtu d'une robe noire, coiffé d'un chapeau d'écorce où se voyaient gravés les douze signes du zodiaque ; une longue barbe lui descendait à la ceinture, et monté sur le cothurne, il tenait un bâton de frêne à la main ; il se prétendait un esprit revenu des enfers pour prêcher la sagesse aux hommes [Suid. ; Athen., lib. IV, p. 162. (N.d.A.)] . Anaxarque, maître de Pyrrhon, étant tombé dans une ravine, Pyrrhon refusa de l'en retirer, parce que toute chose est indifférente de soi, et qu'autant valait demeurer dans un trou que sur la terre [Laert., lib. in Pyrrhon . (N.d.A.)] . Lorsque Zénon marchait dans les villes, ses amis l'accompagnaient, de peur qu'il ne fût écrasé par les chars : il ne se donnait pas la peine d'échapper à la fatalité [Laert., lib. VII. (N.d.A.)] . Diogène faisait le chien dans un tonneau ; Démocrite s'enfermait dans un sépulcre [Laert., lib. IX, in Dem . (N.d.A.)] ; Héraclite broutait l'herbe de la montagne [Laert ., in Heracl . (N.d.A.)] ; Empédocle, voulant passer pour une divinité, se précipita dans l'Etna ; le volcan rejeta les sandales d'airain de l'impie, et la fourbe fut découverte [Laert., lib. VIII ; Lucian., Strab., lib. VI. (N.d.A.)] . Ces sophistes, de même que les hérésiarques, se livraient à toutes sortes de folies ; des platoniciens se tuaient comme les circoncellions, et des cyniques bravaient la pudeur comme les priscilliens. Dans les écoles d'Athènes et d'Alexandrie, les maîtres mêlaient le peuple à leurs factions ; leurs disciples couraient au-devant des nouveau-venus pour les attirer à leur doctrine, criant, sautant, frappant, à l'instar des furieux. Lucien représente Ménippe affublé d'une massue, d'une lyre et d'une peau de lion, et s'écriant : " Je te salue, portique superbe, entrée de mon palais ! " Ensuite Ménippe raconte à Philonide que, fatigué de l'incertitude des doctrines, il s'adressa à un disciple de Zoroastre. Ce magicien par excellence, appelé Mithrobarzanes, avait de longs cheveux et une longue barbe. Il prit Ménippe, le lava trois mois entiers dans l'Euphrate, en suivant le cours de la lune et marmottant une longue prière ; il lui cracha trois fois au nez, le plongea de l'Euphrate dans le Tigre, le purifia avec de l'oignon marin, le ramena chez lui à reculons, l'arma de la massue, de la lyre, de la peau du lion, et lui recommanda de se nommer à tout venant Ulysse, Hercule ou Orphée. L'initiation achevée, Ménippe descendit aux enfers conduit par Mithroharzanes. Là, Tirésias lui conseilla de quitter les chimères philosophiques, en lui disant : " La meilleure vie est la plus commune. " Les Sectes à l'Encan offrent le tableau complet des diverses sectes. Jupiter fait préparer des sièges ; Mercure, investi de la charge d'huissier, appelle les marchands pour acheter toutes sortes de vies philosophiques ; on fera crédit pendant une année, moyennant caution. Jupiter ordonne de commencer par la secte italique. Mercure. Holà, Pythagore ! descends, et fais le tour de la place. Voici une vie céleste : qui l'achètera ? Qui veut être plus grand que l'homme ? Qui veut connaître l'harmonie des sphères et revivre après sa mort ? Un marchand. D'où es-tu ? Pythagore. De Samos. Le marchand. Où as-tu étudié ? Pythagore. En Egypte, chez les sages. Le marchand. Si je t'achète, que m'apprendras-tu ? Pythagore. Je te ferai souvenir de ce que tu sus autrefois. Le marchand. Comment cela ? Pythagore. En purifiant ton âme. Le marchand. Comment l'instruiras-tu ? Pythagore. Par le silence. Tu seras cinq ans sans parler. Le marchand. Après ? Pythagore. Je t'enseignerai la géométrie, la musique et l'arithmétique. Le marchand. Je sais celle-ci. Pythagore. Comment comptes-tu ? Le marchand. Un, deux, trois, quatre. Pythagore. Tu te trompes : quatre est dix, le triangle parfait et le serment, etc. (On déshabille Pythagore, et l'on découvre qu'il a une cuisse d'or. Trois cents marchands l'achètent dix mines.) (On appelle Diogène.) Un marchand. Que pourrai-je faire de cet animal, sinon un fossoyeur ou un porteur d'eau ? Mercure. Non pas, mais un portier : il aboie, et il se nomme lui-même un chien. Le marchand. Je crains qu'il ne me morde ; il grince des dents et me regarde de travers. Mercure. Ne crains rien, il est apprivoisé. Le marchand. Ami, de quel pays es-tu ? Diogène. De tous pays. Le marchand. Quelle est ta profession ? Diogène. Médecin de l'âme, héraut de la liberté et de la vérité. Le marchand. Maître, si je t'achète, que m'apprendras-tu ? Diogène. Je t'enfermerai avec la misère, tu ne te soucieras ni de parents ni de patrie ; tu quitteras la maison de ton père ; tu habiteras quelque masure, quelque sépulcre, ou, comme moi, un tonneau. Ton revenu sera dans ta besace pleine de rogatons et de vieux bouquins ; tu disputeras de félicité avec Jupiter ; si l'on te fouette, tu n'en feras que rire. Le marchand. Il faudrait que ma peau fût une écaille d'huître ou de tortue. Diogène. Voici ma doctrine : trouver à redire à tout, avoir la voix rude comme un chien, la mine barbare, l'allure farouche et sauvage, vivre au milieu de la foule comme s'il n'y avait personne, être seul au milieu de tous, préférer la Vénus ridicule et se livrer en public à ce que les autres rougissent de faire en secret. Si tu t'ennuies, tu prendras un peu de ciguë ; et tu t'en iras de ce monde : voilà le bonheur ; en veux-tu ? Après Diogène, pour lequel on donne deux oboles, Mercure fait venir Aristippe ; il est ivre, et ne peut répondre. Mercure explique sa doctrine : ne se soucier de rien, se servir de tout, chercher la volupté n'importe où. Héraclite et Démocrite, abrégé de la sagesse et de la folie, succèdent à Aristippe : l'un rit, l'autre pleure. Démocrite rit parce que tout est vanité et que l'homme n'est qu'un concours d'atomes produit du hasard. Héraclite pleure parce que le plaisir est douleur, le savoir ignorance, la grandeur bassesse, la santé infirmité, le monde un enfant qui joue aux osselets et se tourmente pour un songe. Héraclite regrette le passé, s'ennuie du présent et s'épouvante de l'avenir. Jupiter fait semondre Socrate. Un marchand. Qu'es-tu ? Socrate. Amateur de petits garçons et maître ès arts d'aimer [NOTE 45] . Le marchand. Dans ce cas, mon fils est trop beau pour que je te confie son éducation. Socrate. Je ne suis pas amoureux du corps, mais de l'esprit : quand je dormirais avec ton fils, il ne se passerait rien de déshonnête. Le marchand. Cela m'est fort suspect... Socrate. Je le jure par le chien et le platane. Le marchand. Quelle est ta doctrine ? Socrate. J'ai inventé une république, et je me gouverne d'après ses lois. Le marchand. Que fait-on dans ta république ? Socrate. Les femmes n'y appartiennent pas à un seul mari ; chaque homme peut avoir commerce avec elles toutes. Le marchand. Les lois contre l'adultère sont-elles donc abrogées ? Socrate. Niaiseries. Le marchand. Et qu'as-tu statué pour les beaux et jeunes garçons ? Socrate. Ils deviendront le prix de la vertu, et leur amour sera la récompense du courage. Socrate est vendu deux talents. Epicure vient après Socrate : " C'est, dit Mercure, le disciple du grand rieur Démocrite et du grand débauché Aristippe ; il aime les choses douces et emmiellées. " Chrysippe le stoïcien, à la barbe longue et aux cheveux courts, est présenté aux criées comme la vertu même et le censeur du genre humain. Chrysippe est le seul sage, le seul riche, le seul éloquent, le seul beau, le seul juste ; il explique au marchand ébahi qu'il y a des choses principales et des choses moins principales, des accidents et des accidents d'accidents ; il lui prétend enseigner les syllogismes : le moissonneur, le dominant, l'électra, le masqué ; il lui prouve que lui marchand ne connaît pas son père, qu'il est une pierre ou un animal, un animal ou une pierre [Lapis est corpus : nonne et animal corpus est ? Tu vero lapis et animal. (Lucian., Vitar. Auct ., p. 197. - N.d.A.)] . Le péripatéticien succède au stoïcien : il sait combien de temps vit un moucheron, à quelle profondeur les rayons du soleil pénètrent dans la mer, et quelle est l'âme des huîtres [Quam profunde sol radios emittat in mare ; Denique qualem animam habeant ostra. (Lucian., Vitar. Auct ., p. 108 - N.d.A.)] . Le dialogue se termine à Pyrrhias (pour Pyrrhon). Le marchand. Que sais-tu, Pyrrhias ? Le philosophe Rien [NOTE 46] . Le marchand. Comment, rien ? Le philosophe. Parce que je ne sais pas s'il y a quelque chose. Le marchand. Est-ce que nous n'existons pas ? Le philosophe. Je ne sais [NOTE 47] . Le marchand. Et toi, n'existes-tu pas ? Le philosophe. Je le sais encore moins [NOTE 48] . Le marchand. Je viens de t'acheter : n'es-tu pas à moi ? Le philosophe. Je m'abstiens, et je considère [Lucian., Vitar. Auct ., p. 199. (N.d.A.)] . Le marchand. Suis-moi, tu es mon esclave. Le philosophe. Qui le sait ? Le marchand. Ceux qui sont ici. Le philosophe. Est-ce qu'il y a quelqu'un ici ? Le marchand. Je te prouve que je suis ton maître. ( Il le bat .) Le philosophe. Je m'abstiens, et je considère. Lucien, dans l' Hermotine, ou les Sectes , achève de ruiner l'échafaudage de l'orgueil de l'homme. Ainsi se montraient, flétris et vaincus du temps, ces philosophes jadis l'honneur de l'humanité, ces sages qui au milieu des nations souillées et matérialisées avaient conservé les vérités de la science, de la morale et de la religion naturelle, jusqu'à ce qu'ils se corrompissent avec la foule, et par l'infirmité même de la sagesse. Voilà la société romaine : ses générations étaient mûres ; les barbares se présentaient comme les faucheurs qui nous viennent des provinces éloignées pour abattre nos foins et nos blés ; les chrétiens et les païens allaient tomber sur les sillons, selon le poids de leur valeur respective. L'homme attaché aux joies de la vie ne voyait approcher le Frank, le Goth, le Vandale, qu'avec les terreurs de la mort, tandis que l'anachorète, le prêtre, l'évêque, cherchaient comment ils adouciraient les vainqueurs et comment ils feraient des calamités publiques un moyen d'enrôler de nouveaux soldats sous l'étendard du Christ. Etude sixième Ou sixième discours sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l'invasion des barbares Sixième discours I Première partie : moeurs des barbares Tout ce qui se peut rencontrer de plus varié, de plus extraordinaire, de plus féroce dans les coutumes des sauvages s'offrit aux yeux de Rome : elle vit, d'abord successivement et ensuite tout à la fois, dans le coeur et dans les provinces de son empire, de petits hommes maigres et basanés ou des espèces de géants aux yeux verts [(...) Tum lumine glauco. Albet aquosa acies (...) (Apollin., in Paneg. Major . - N.d.A.)] , à la chevelure blonde lavée dans l'eau de chaux, frottée de beurre aigre ou de cendres de frêne [Calcis enim lixivia frequenter capillos lavant. (Diod., lib. V.) Infundens acido comam butyro... (Apollin., Carm . XII. - N.d.A.)] ; les uns nus, ornés de colliers, d'anneaux de fer, de bracelets d'or ; les autres couverts de peaux, de sayons, de larges braies, de tuniques étroites et bigarrées [Strictius assuetae vestes procera coercent. ( Franci .) Membra virum, patet his altato tegmine poples. (Apollin., Carm . XII.) Coloratis sagulis pube tenus amictu. (Amm., lib. XIV, cap. IV. - N.d.A.)] ; d'autres encore la tête chargée de casques faits en guise de mufles de bêtes féroces [Tous les cavaliers cimbres avaient des casques en forme de gueules ouvertes et de mufles de toutes sortes de bêtes étranges et épouvantables, et, les rehaussant par des panaches faits comme des ailes, et d'une hauteur prodigieuse, ils paraissaient encore plus grands. Ils étaient armés de cuirasses de fer très brillantes, et couverts de boucliers tout blancs. (Plut., in Mar . - N.d.A.)] , d'autres encore le menton et l'occiput rasés [Ad frontem coma tracta jacet, nudata cervix Setarum per summa nitet. (Apollin., in Paneg. Major . - N.d.A.)] , ou portant longues barbes et moustaches. Ceux-ci à pied avec des massues, des maillets, des marteaux, des framées, des angons à deux crochets, des haches à deux tranchants [Ancipitibus securibus et angonibus praecipue rem gerunt (Franci) ; sunt vero angones hastae quaedam neque admodum parvae, neque admodum magnae, ad jactu feriendum, sic ubi opus fuerit, et ubi cominus collato pede confligendum est impetusque faciendus accommodatae. Hae pleraque sui parte ferro sont obductae, ita ut perparum ligni a laminis ferreis nudum conspiciatur, atque adeo vix totae imae hastae cuspis. (Agath., Hist ., lib. II. - N.d.A.)] , des frondes, des flèches armées d'os pointus [Sola in sagittis spes, quas inopia ferri ossibus asperant. (Tac., De Mor. Germ .) Missilibus telis acutis ossibus arte mira coagmentatis. (Amm., lib. XXXI, cap. II. - N.d.A.)] , des filets et des lanières de cuir [Contortis laciniis illigant, ut laqueatis resistentium membris equitandi vel gravandi adimant facultatem. (Amm., lib. XXXI, cap. II.) Laqueis interceperunt hostes, trahendo conficere. (Pomp. Mel., lib. I, cap. ult. - N.d.A.)] , de courtes et de longues épées ; ceux-là enfourchaient de hauts destriers bardés de fer [( Panegyr. veter ., VI-VII, p. 138, 166, 167.) On voit ici que l'armure complète de fer, empruntée des Perses par les Romains, était connue bien avant la chevalerie. Il en est ainsi d'une foule d'autres usages, qu'on a placés trop bas dans les siècles. (N.d.A.)] , ou de laides et chétives cavales, mais rapides comme des aigles [Equis (...) duris (...) sed deformibus. (Amm., lib. XXXI, cap. II. - N.d.A.)] . En plaine, ces hommes hostoyaient éparpillés [Et his artibus Hunni Gothis superiores evasere, partim enim circumequitando, partim excurrendo et opportune retrocedendo, jaculantes ex equis maximam Gothorum caedem fecere. ( Teste Zosimo, p. 747 ; Vales. Ann. in Amm ., lib. XXXI, cap. II, p. 475. - N.d.A.)] , ou formés en coin [Acies per cuneos componitur. (Tac., De Mor. Germ ., cap. VI - N.d.A.)] , ou roulés en masse ; parmi les bois, ils montaient sur les arbres, objets de leur culte, et combattaient [Molientibus hostium rari apparuere, qui conjunctis arborum truncis (...) velut e fastigiis turrium, sagittas tormentorum ritu effudere... (Greg. Tur., lib. II, cap. IX ; Herodian., lib. VII, cap.V. - N.d.A.)] portés sur les épaules et dans les bras de leurs dieux. Des volumes suffiraient à peine au tableau des moeurs et des usages de tant de peuples. Les Agathyrses, comme les Pictes, se tachetaient le corps et les cheveux d'une couleur bleue ; les gens d'une moindre espèce portaient leurs mouchetures rares et petites, les nobles les avaient larges et rapprochées [Agathyrsi interstincti colore caeruleo corpora simul et crines, et humiles quidem minutis atque raris, nobiles vero latis, fucatis et densioribus notis. (Amm. Marc., lib. XXXI, cap. II. - N.d.A.)] . Les Alains ne cultivaient point la terre ; ils se nourrissaient de lait et de la chair des troupeaux ; ils erraient avec leurs chariots d'écorce de désert en désert. Quand leurs bêtes avaient consommé tous les herbages, ils remettaient leurs villes sur leurs chariots, et les allaient planter ailleurs [Velut carpentis civitates impositas vehunt. (Amm. Marc., lib. XIII, cap. II. - N.d.A.)] . Le lieu où ils s'arrêtaient devenait leur patrie [Quocumque ierint illic genuinum existimant larem. (Amm. Marc., lib. XIII, cap. II. - N.d.A.)] . Les Alains étaient grands et beaux ; ils avaient la chevelure presque blonde, et quelque chose de terrible et de doux dans le regard [Crinibus mediocriter flavis, oculorum temperata torvitate, terribiles. (Amm. Marc., lib. XIII, cap. II. - N.d.A.)] . L'esclavage était inconnu chez eux ; ils sortaient tous d'une source libre [Le latin dit plus : Omnes generoso semine procreati . (Amm. Marc., lib. XIII, cap. II. - N.d.A.)] . Les Goths, comme les Alains, de race scandinave, leur ressemblaient ; mais ils avaient moins contracté les habitudes slaves, et ils inclinaient plus à la civilisation. Apollinaire a peint un conseil de vieillards goths. " Selon leur ancien usage, leurs vieillards se réunissent au lever du soleil ; sous les glaces de l'âge, ils ont le feu de la jeunesse. On ne peut voir sans dégoût la toile qui couvre leur corps décharné ; les peaux dont ils sont vêtus leur descendent à peine au-dessous du genou. Ils portent des bottines de cuir de cheval, qu'ils attachent par un simple noeud au milieu de la jambe, dont la partie supérieure reste découverte [Apoll., In Avit . (N.d.A.)] . " Et pourquoi ces Goths étaient-ils assemblés ? Pour s'indigner de la prise de Rome par un Vandale et pour élire un empereur romain ! Le Sarrasin, ainsi que l'Alain, était nomade ; monté sur son dromadaire, vaguant dans des solitudes sans bornes, changeant à chaque instant de terre et de ciel, sa vie n'était qu'une fuite [Errant semper per spatia longe lateque distenta... Nec idem perferunt diutius coelum, aut tractus unius soli illis unquam placet. Vita est illis semper in fuga. (Amm. Marc., lib. XIV, cap. V. - N.d.A.)] . Les Huns parurent effroyables aux barbares eux-mêmes ; ils considéraient avec horreur ces cavaliers au cou épais, aux joues déchiquetées, au visage noir, aplati et sans barbe, à la tête en forme de boule d'os et de chair, ayant dans cette tête des trous plutôt que des yeux [Eo quod erat eis species pavenda nigredine, sed velut quaedam (si dici fas est) deformis offa, non facies, habensque magis puncta quam lumina... nam maribus ferro genas secant... hinc imberbes senescunt. (Jornand., De Reb. Get ., cap. XXIV.) Ubi quoniam ab ipsis nascendi primitiis infantum ferro sulcantur altius genae. (Amm. Marcell. - N.d.A.)] , ces cavaliers dont la voix était grêle et le geste sauvage. La renommée les représentait aux Romains comme des bêtes marchant sur deux pieds, ou comme ces effigies difformes que l'antiquité plaçait sur les ponts [Prodigiosae formae et pandi, ut bipedes existimes bestias, vel quales in commarginandis pontibus effigiati stipites dolantur incompte. (Jornand., De Reb. Get ., lib. XXXI, cap. II. - N.d.A.)] . On leur donnait une origine digne de la terreur qu'ils inspiraient : on les faisait descendre de certaines sorcières appelées aliorumna , qui, bannies de la société par le roi des Goths Félimer, s'étaient accouplées dans les déserts avec les démons [Sicut a nobis dictum est, reperit in populo suo (Filimer, rex Gothorum) quasdam magas mulieres quas patrio sermone aliorumnas is ipse cognominat, easque habens suspectas de medio sui proturtat, longeque ab exercitu suo fugatas in solitudinem coegit terrae. Quas spiritus immundi per eremum vagantes dum vidissent, et earum se complexibus in coitu miscuissent, genus hoc ferocissimum edidere. (Jorn., cap. XXIV. - N.d.A.)] . Différents en tout des autres hommes, les Huns n'usaient ni de feu ni de mets apprêtés ; ils se nourrissaient d'herbes sauvages et de viandes demi-crues, couvées un moment entre leurs cuisses ou échauffées entre leur siège et le dos de leurs chevaux [In hominum autem figura licet insuavi ita viri sunt asperi, ut neque igni neque saporatis indigeant cibis, sed radicibus herbarum agrestium et semicruda cujusvis pecoris carne vescantur, quam inter femora sua et equorum terga subsertam fotu calefaciunt brevi. (Amm., lib. XXXI, cap. II. - N.d.A.)] . Leurs tuniques, de toile colorée et de peaux de rat des champs, étaient nouées autour de leur cou ; ils ne les abandonnaient que lorsqu'elles tombaient en lambeaux [Indumentis operiuntur linteis, vel ex pellibus silvestrium murium consarcinatis... Sed semel obsoleti coloris tunica collo inserta non ante deponitur aut mutatur quam diuturna carie in pannulos defluxerit defrustata. (Amm., lib. XXXI, cap. II. - N.d.A.)] . Ils enfonçaient leur tête dans des bonnets de peau arrondis, et leurs jambes velues dans des tuyaux de cuir de chèvre [Galeris incurvis capita tegunt, hirsuta cruracoriis munientes haedinis. (Amm., lib. XXXI, cap. II.) S. Jérôme appelle ces bonnets des tiares, tiaras galeis . ( In epitaph. Nepot . - N.d.A.)] . On eût dit qu'ils étaient cloués sur leurs chevaux, petits et mal formés, mais infatigables. Souvent ils s'y tenaient assis comme des femmes ; ils y traitaient d'affaires, délibérant, vendant, achetant, buvant, mangeant, dormant sur le cou étroit de leur bête, s'y livrant dans un profond sommeil à toutes sortes de songes [Verum equis prope affixi, duris quidem sed deformibus, et muliebriter iisdem nonnunquam insidentes funguntur muneribus consuetis. Ex ipsis quivis in hac natione pernox, et per dies emit et vendit, cibumque sumit et potum, et inclinatus cervici angustae jumenti, in altum soporem adusque varietatem effunditur somniorum. (Amm., lib. XXXI, cap. II.) Nec plus nubigenas duplex natura biformes Cognatis aptavit equis (...) (Claudian., in Ruf., de Hunn ., lib. I. - N.d.A.)] . Sans demeure fixe, sans foyer, sans lois, sans habitudes domestiques, les Huns erraient avec les chariots qu'ils habitaient. Dans ces huttes mobiles, les femmes façonnaient leurs vêtements, s'abandonnaient à leurs maris, accouchaient, allaitaient leurs nourrissons jusqu'à l'âge de puberté. Nul chez ces générations ne pouvait dire d'où il venait, car il avait été conçu loin du lieu où il était né, et élevé plus loin encore [Omnes enim sine sedibus fixis, absque lare vel lege aut ritu stabili dispalantur, semper fugientium similes, cum carpentis in quibus habitant : ubi conjuges tetra illis vestimenta contexunt, et coeunt cum maritis, et pariunt et adusque pubertatem nutriunt pueros. Nullusque apud eos interrogatus respondere unde oritur potest, alibi conceptus, natusque procul, et longius educatus. (Amm., lib. XXXI, cap. II. - N.d.A.)] . Cette manière de vivre dans des voitures roulantes était en usage chez beaucoup de peuples, et notamment parmi les Franks. Majorien surprit un parti de cette nation : " Le coteau voisin retentissait du bruit d'une noce ; les ennemis célébraient en dansant, à la manière des Scythes, l'hymen d'un époux à la blonde chevelure. Après la défaite on trouva les préparatifs de la fête errante, les marmites, les mets des convives, tout le régal prisonnier et les odorantes couronnes de fleurs. (...) Le vainqueur enleva le chariot de la mariée [(...) fors ripae colle propinquo, Barbaricus resonabat hymen, scythicisque choreis Erudebat flavo similis nova nupta marito (...) Barbarici vaga festa tori convictaque passim Fercula captivasque dapes, cirroque madente Ferre coronatos redolentia serta lebetas, (...) rapit esseda victor Nubentemque nurum (...) (Apollin., in Panegyr. Major . - N.d.A.)] . " Sidoine est un témoin considérable des moeurs des barbares, dont il voyait l'invasion. " Je suis, dit-il, au milieu des peuples chevelus, obligé d'entendre le langage du Germain, d'applaudir, avec un visage contraint, au chant du Bourguignon ivre, les cheveux graissés avec du beurre acide... Heureux vos yeux, heureuses vos oreilles, qui ne les voient et ne les entendent point ! heureux votre nez, qui ne respire pas dix fois le matin l'odeur empestée de l'ail et de l'oignon [Inter crinigenas situm catervas, Et germanica verba sustinentem, Laudantem tetro subinde vultu, Quos Burgundio cantat esculentus, Infundens acido comam butyro ? Felices oculos tuos et aures, Felicemque libet vocare nasum, Cui non allia sordidaeque cepae Ructant mane novo decem apparatus. (Apoll., Carm . XII. - N.d.A.)] . " Tous les barbares n'étaient pas aussi brutaux. Les Franks, mêlés depuis longtemps aux Romains, avaient pris quelque chose de leur propreté et de leur élégance. " Le jeune chef marchait à pied au milieu des siens ; son vêtement d'écarlate et de soie blanche était enrichi d'or ; sa chevelure et son teint avaient l'éclat de sa parure. Ses compagnons portaient pour chaussure des peaux de bête garnies de tous leurs poils ; leurs jambes et leurs genoux étaient nus ; les casaques bigarrées de ces guerriers montaient très haut, serraient les hanches et descendaient à peine au jarret ; les manches de ces casaques ne dépassaient pas le coude. Par-dessous ce premier vêtement se voyait une saie de couleur verte bordée d'écarlate, puis une rhénone fourrée, retenue par une agrafe [Sorte de manteau en usage chez les peuples des bords du Rhin. (N.d.A.)] . Les épées de ces guerriers se suspendaient à un étroit ceinturon, et leurs armes leur servaient autant d'ornement que de défense ; ils tenaient dans la main droite des piques à deux crochets ou des haches à lancer ; leur bras gauche était caché par un bouclier aux limbes d'argent et à la bosse dorée [Apollin., lib. IV, Epist. ad Domnit . (N.d.A.)] . " Tels étaient nos pères. Sidoine arrive à Bordeaux, et trouve auprès d'Euric, roi des Visigoths, divers barbares qui subissaient le joug de la conquête. " Ici se présente le Saxon aux yeux d'azur : ferme sur les flots, il chancelle sur la terre. Ici l'ancien Sicambre, à l'occiput tondu, tire en arrière depuis qu'il est vaincu, ses cheveux renaissants sur son cou vieilli. Ici vagabonde l'Hérule aux joues verdâtres, qui laboure le fond de l'Océan et dispute de couleur avec les algues ; ici le Bourguignon, haut de sept pieds, mendie la paix en fléchissant le genou [Istic Saxona caerulum videmus, Assuetum ante salo, solum timere. Hic tonso occipiti, senex Sicamber, Postquam victus est, elicit retrorsum Cervicem ad veterem novos capillos : Hic glaucis Herulus genis vagatur, Imos Oceani colens recessus, Algoso prope concolor profundo. Hic Burgundio septipes frequenter Flexo poplite supplicat quietem. (Apollin., lib. VIII, epist. IX. - N.d.A.)] . " Une coutume assez générale chez tous les barbares était de boire la cervoise (la bière), l'eau, le lait et le vin dans le crâne des ennemis. Etaient-ils vainqueurs, ils se livraient à mille actes de férocité ; les têtes des Romains entourèrent le camp de Varus, et les centurions furent égorgés sur les autels de la divinité de la guerre [Medio campi albentia ossa, ut fugerant, ut restiterant, disjecta vel aggerata. Adjacebant fragmina telorum equorumque artus, simul truncis arborum antefixa ora ; lucis propinquis barbarae arae, apud quas tribunos ac primorum ordinum centuriones mactaverant et cladis ejus superstites, pugnam aut vincula elapsi, referebant hic cecidisse legatos, illic raptas aquilas. (Tacit., Ann ., 1, 61. - N.d.A.)] . Etaient-ils vaincus, ils tournaient leur fureur contre eux-mêmes. Les compagnons de la première ligne des Cimbres que défit Marius furent trouvés sur le champ de bataille attachés les uns aux autres ; ils avaient voulu impossibilité de reculer et nécessité de mourir. Leurs femmes s'armèrent d'épées et de haches ; hurlant, grinçant des dents de rage et de douleur, elles frappaient et Cimbres et Romains, les premiers comme des lâches, les seconds comme des ennemis ; au fort de la mêlée, elles saisissaient avec leurs mains nues les épées tranchantes des légionnaires, leur arrachaient leurs boucliers, et se faisaient massacrer. Sanglantes, échevelées, vêtues de noir, on les vit, montées sur les chariots, tuer leurs maris, leurs frères, leurs pères, leurs fils, étouffer leurs nouveau-nés, les jeter sous les pieds des chevaux et se poignarder. Une d'entre elles se pendit au bout du timon de son chariot, après avoir attaché par la gorge deux de ses enfants à chacun de ses pieds. Faute d'arbres pour se procurer le même supplice, le Cimbre vaincu se passait au cou un lacs coulant, nouait le bout de la corde de ce lacs aux jambes ou aux cornes de ses boeufs : ce laboureur d'une espèce nouvelle, pressant l'attelage avec l'aiguillon, ouvrait sa tombe [Plut., In vit. Marii . (N.d.A.)] . On retrouvait ces moeurs terribles parmi les barbares du Ve siècle. Leur cri de guerre faisait palpiter le coeur du plus intrépide Romain : les Germains poussaient ce cri sur le bord de leurs boucliers appliqués contre leurs bouches [Nec tam voces illae quam virtutis concentus videntur. Adfectatur praecipue asperitas soni, et fractum murmur objectis ad os scutis, que plenior et gravior vox repercussu intumescat. (Tacit., De Mor. Germ ., III. - N.d.A.)] . Le bruit de la corne des Goths était célèbre ; j'en ai parlé. Avec des ressemblances et des différences de coutumes, ces peuples se distinguaient les uns des autres par des nuances de caractère : " Les Goths sont fourbes, mais chastes, dit Salvien ; les Allamans, impudiques, mais sincères ; les Franks, menteurs, mais hospitaliers ; les Saxons, cruels, mais ennemis des voluptés [Gothorum gens perfida, sed pudica est ; Alamanorum impudica, sed minus perfida ; Franci mendaces, sed hospitales ; Saxones crudelitate efferi, sed castitate mirandi. (Salvian., De Gubern. Dei , lib. VII, p. 256 ; Parisiis, 1608. - N.d.A.)] . " Le même auteur fait aussi l'éloge de la pudicité des Goths, et surtout de celle des Vandales. Les Taïfales, peuplade de la Dacie, péchaient par le vice contraire. Chez eux, les jeunes garçons étaient forcés de se marier par contrat avec des hommes : la fleur de leur jeunesse se consumait dans ces exécrables unions ; ils ne pouvaient être délivrés de ces incestes qu'après avoir tué un sanglier ou un ours [Ut apud eos nefandi concubitus foedere copulentur maribus puberes ; aetatis viriditatem in eorum pollutis usibus consumpturi. Porro, si quis jam adultus aprum exceperit solus, vel interemerit ursum immanem, colluvione liberatur incesti. (Amm., lib. XXXI, cap IX. - N.d.A.)] . Les Huns, perfides dans les trêves, étaient dévorés de la soif de l'or. Abandonnés à l'instinct des brutes, ils ignoraient l'honnête et le déshonnête. Obscurs dans leur langage, libres de toute religion et de toute superstition, aucun respect divin ne les enchaînait. Colères et capricieux, dans un même jour ils se séparaient de leurs amis sans qu'on eût rien dit pour les irriter, et leur revenaient sans qu'on eût rien fait pour les adoucir [Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. II. (N.d.A.)] . Quelques-unes de ces races étaient anthropophages. Un Sarrasin tout velu et nu jusqu'à la ceinture, poussant un cri rauque et lugubre, se précipite, le glaive au poing, parmi les Goths arrivés sous les murs de Constantinople après la défaite de Valens ; il colle ses lèvres au gosier de l'ennemi qu'il avait blessé, et en suce le sang aux regards épouvantés des spectateurs [Ex ea enim crinitus quidam, nudus omnia praeter pubem, subraucum et lugubre strepens, educto pugione agmini se medio Gothorum inseruit, et interfecti hostis jugulo labra admovit, effusumque cruorem exsuxit. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. XVI. - N.d.A.)] . Les Scythes de l'Europe montraient ce même instinct du furet et de la hyène [Ipsis ex vulneribus ebibere. (Pomp. Mela, De Scyth. Europ ., lib. II, cap. I. - N.d.A.)] : saint Jérôme avait vu dans les Gaules les Atticotes, horde bretonne, qui se nourrissaient de chair humaine : quand ils rencontraient dans les bois des troupeaux de porcs et d'autre bétail, ils coupaient les mamelles des bergères et les parties les plus succulentes des pâtres, délicieux festin pour eux [Quid loquar de caeteris nationibus, quum ipse adolescentulus in Gallia viderim Atticotos, gentem britannicam, humanis vesci carnibus ; et quum per silvas porcorum greges et armentorum pecudumque reperiant, pastorum nates et feminarum, et papillas solere abscindere, et has solas ciborum delicias arbitrari ? (S. Hier, t. IV, p. 201 ; adv. Jovin ., lib. II. - N.d.A.)] . Les Alains arrachaient la tête de l'ennemi abattu, et de la peau de son cadavre ils caparaçonnaient leurs chevaux [Interfectorum avulsis capitibus detractas pelles pro phaleris jumentis accommodant bellatoriis. (Amm. Marc, lib. XXI, cap. II. - N.d.A.)] . Les Budins et les Gelons se faisaient aussi des vêtements et des couvertures de cheval avec la peau des vaincus [Budini sunt et Geloni perquam feri, qui detractis cutibus hostium indumenta sibi equisque tegmina conficiunt. (Amm. Marc, lib. XXI, cap. II. - N.d.A.)] , dont ils se réservaient la tête [Illos, reliqui corporis ; se, capitum... (Pomp. Mela, lib. XI, cap. IV. - N.d.A.)] . Ces mêmes Gelons se découpaient les joues ; un visage tailladé, des blessures qui présentaient des écailles livides surmontées d'une crète rouge, étaient le suprême honneur [Illustri jam tum donatur celsus honore, Squameus et rutilis etiamnum livida crestis Ora gerens (...) (Apollin., In Paneg. Avit ., v. 241. - N.d.A.)] . L'indépendance était tout le fond d'un barbare, comme la patrie était tout le fond d'un Romain, selon l'expression de Bossuet. Etre vaincu ou enchaîné paraissait à ces hommes de batailles et de solitudes chose plus insupportable que la mort : rire en expirant était la marque distinctive du héros. Saxon le Grammairien dit d'un guerrier : " Il tomba, rit et mourut [Mallet, Introd. à l'Hist. du Danem ., cap. XIX ; Sax. Gramm. (N.d.A.)] . " Il y avait un nom particulier dans les langues germaniques pour désigner ces enthousiastes de la mort : le monde devait être la conquête de tels hommes. Les nations entières, dans leur âge héroïque, sont poètes : les barbares avaient la passion de la musique et des vers ; leur muse s'éveillait aux combats, aux festins et aux funérailles. Les Germains exaltaient leur dieu Tuiston [Celebrant carminibus antiquis Tuistonem deum. (N.d.A.)] dans de vieux cantiques : lorsqu'ils s'ébranlaient pour la charge, ils entonnaient en choeur le Bardit, et de la manière plus ou moins vigoureuse dont cet hymne retentissait ils présageaient le destin futur du combat [Sunt illis haec quoque carmina quorum relatu, quem Barditum vocant, accendunt animos futuraeque pugnae fortunam ipso cantu augurantur. (Tacit., De Mor. Germ ., III. - N.d.A.)] . Chez les Gaulois, les bardes étaient chargés de transmettre le souvenir des choses dignes de louanges [Bardi, qui de laudationibus rebusque poeticis student. (Strab., lib. VI. - N.d.A.)] . Jornandès raconte qu'à l'époque où il écrivait on entendait encore les Goths répéter les vers consacrés à leur législateur [Jornand., lib. VIII. (N.d.A.)] . Au banquet royal d'Attila, deux Gépides célébrèrent les exploits des anciens guerriers : ces chansons de la gloire attablée animaient d'un attendrissement martial le visage des convives. Les cavaliers qui exécutaient autour du cercueil du héros tartare une espèce de tournoi funèbre chantaient : " C'est ici Attila, roi des Huns, engendré par son père Mundzuch. Vainqueur des plus fières nations, il réunit sous sa puissance la Scythie et la Germanie, ce que nul n'avait fait avant lui. L'une et l'autre capitale de l'empire romain chancelaient à son nom : apaisé par leur soumission, il se contenta de les rendre tributaires. Attila, aimé jusqu'au bout du destin, a fini ses jours, non par le fer de l'ennemi, non par la trahison domestique, mais sans douleur, au milieu de la joie. Est-il une plus douce mort que celle qui n'appelle aucune vengeance [Praecipuus Hunnorum rex Attila, patre genitus Mundzucco, fortissimarum gentium dominus, qui inaudita ante se potentia solus scythica et germanica regna possedit, nec non utraque romanae urbis imperia captis civitatibus terruit, et ne praeda reliqua subderent, placatus precibus, annuum vectigal accepit. Quumque haec omnia proventu felicitatis egerit, non vulnere hostium, non fraude suorum, sed gente incolumi inter gaudia laetus, sine sensu doloris occubuit. Quis ergo hunc dicat exitum, quem nullus aestimat vindicandum ? (Jornand., lib. VIII, cap. XLIX. - N.d.A.)] ? " Un manuscrit originaire de l'abbaye de Fulde, maintenant à Cassel [NOTE 49] , a par hasard sauvé de la destruction le fragment d'un poème teutonique qui réunit les noms d'Hildebrand, de Théodoric, d'Hermanric, d'Odoacre et d'Attila. Hildebrand, que son fils ne veut pas reconnaître, s'écrie : " Quelle destinée est la mienne ! j'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés, et maintenant il faut que mon propre enfant m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier ! " L'Edda (l'aïeule), recueil de la mythologie scandinave, les Sagha ou les traditions historiques des mêmes pays, les chants des scaldes rappelés par Saxon le Grammairien, ou conservés par Olaüs Wormius, dans sa Littérature runique , offrent une multitude d'exemples de ces poésies. J'ai donné ailleurs une imitation du poème lyrique de Lodbrog, guerrier scalde et pirate. " Nous avons combattu avec l'épée (...). Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie (...). Les vierges ont pleuré longtemps (...). Les heures de la vie s'écoulent : nous sourirons quand il faudra mourir [ Martyrs , lib. VI. Pugnavinnus ensibus (...) Vitae elapsoe sunt horae ; Ridens moriar. Le texte scandinave de cette ode a été publié en lettres runiques par Wormius, Litt. run ., p. 197, et transporté dans le recueil de Biorner : elle a vingt- neuf strophes. (N.d.A.)] . " Un autre chant tiré de l'Edda reproduit la même énergie et la même férocité. Hogni et Gunar, deux héros de la race des Nifflungs, sont prisonniers d'Attila. On demande à Gunar de révéler où est le trésor des Nifflungs, et d'acheter sa vie pour de l'or. Le héros répond : " Je veux tenir dans ma main le coeur d'Hogni, tiré sanglant de la poitrine du vaillant héros, arraché avec un poignard émoussé du sein de ce fils de roi. " Ils arrachèrent le coeur d'un lâche qui s'appelait Hialli ; ils le posèrent tout sanglant sur un plat, et l'apportèrent à Gunar. " Alors Gunar, ce chef du peuple, chanta : " Ici je vois le coeur sanglant d'Hialli ; il n'est pas comme le coeur d'Hogni le brave, il tremble sur le plat où il est placé ; il tremblait la moitié davantage quand il était dans le sein du lâche. " " Quand on arracha le coeur d'Hogni de son sein, il rit ; le guerrier vaillant ne songea pas à gémir. On posa son coeur sanglant sur un plat, et on le porta à Gunar. " Alors ce noble héros, de la race des Nifflungs, chanta : " Ici je vois le coeur d'Hogni le brave ; il ne ressemble pas au coeur d'Hialli le lâche ; il tremble peu sur le plat où on l'a placé ; il tremblait la moitié moins quand il était dans la poitrine du brave. " Que n'es-tu, ô Atli (Attila), aussi loin de mes yeux que tu le seras toujours de nos trésors ! En ma puissance est désormais le trésor caché des Nifflungs ; car Hogni ne vit plus. " J'étais toujours inquiet quand nous vivions tous les deux ; maintenant je ne crains rien ; je suis seul [Je dois ce chant, tiré de l'Edda, et le fragment du poème épique du manuscrit de Fulde à M. Ampère, dont j'ai déjà parlé. (N.d.A.)] . " Ce dernier trait est d'une tendresse sublime. Ce caractère de la poésie héroïque primitive est le même parmi tous les peuples barbares ; il se retrouve chez l'Iroquois, qui précéda la société dans les forêts du Canada, comme chez le Grec redevenu sauvage, qui survit à la société sur ces montagnes du Pinde où il n'est resté que la muse armée. " Je ne crains pas la mort, disait l'Iroquois ; je me ris des tourments. Que ne puis-je dévorer le coeur de mes ennemis ! " " Mange, oiseau (c'est une tête qui parle à un aigle dans l'énergique traduction de M. Fauriel) ; mange, oiseau, mange ma jeunesse ; repais-toi de ma bravoure, ton aile en deviendra grande d'une aune, et ta serre d'un empan [Chants populaires de la Grèce. (N.d.A.)] . " Les lois mêmes étaient du domaine de la poésie. Un homme d'un rare talent dans l'histoire, M. Thierry, a fort ingénieusement remarqué que les premières lignes du prologue de la loi salique semblent être le texte littéral d'une chanson ; il les rend ainsi d'un style ferme et noble : " La nation des Franks, illustre, ayant Dieu pour fondateur, forte sous les armes, ferme dans les traités de paix, profonde en conseil, noble et saine de corps, d'une blancheur et d'une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, depuis peu convertie à la foi catholique, libre d'hérésie ; lorsqu'elle était encore sous une croyance barbare, avec l'inspiration de Dieu, recherchant la clef de la science, selon la nature de ses qualités, désirant la justice, gardant sa pitié ; la loi salique fut dictée par les chefs de cette nation, qui en ce temps commandaient chez elle. (...) " Vive le Christ, qui aime les Franks ! Qu'il regarde leur royaume... Cette nation est celle qui, petite en nombre, mais brave et forte, secoua de sa tête le dur joug des Romains. " La métaphore abondait dans les chants des scaldes : les fleuves sont la sueur de la terre et le sang des vallées , les flèches sont les filles de l'infortune , la hache est la main de l'homicide , l'herbe est la chevelure de la terre , la terre est le vaisseau qui flotte sur les âges , la mer est le champ des pirates , un vaisseau est leur patin ou le coursier des flots. Les Scandinaves avaient de plus quelques poésies mythologiques. " Les déesses qui président aux combats, les belles Walkyries, étaient à cheval, couvertes de leur casque et de leur bouclier. Allons disent-elles, poussons nos chevaux au travers de ces mondes tapissés de verdure qui sont la demeure des dieux. " Les premiers préceptes moraux étaient aussi confiés en vers à la mémoire : " L'hôte qui vient chez vous a les genoux froids, donnez-lui du feu. Il n'y a rien de plus inutile que de trop boire de bière : l'oiseau de l'oubli chante devant ceux qui s'enivrent, et leur dérobe leur âme. Le gourmand mange sa mort. Quand un homme allume du feu, la mort entre chez lui avant que ce feu soit éteint. Louez la beauté du jour quand il sera fini. Ne vous fiez ni à la glace d'une nuit, ni au serpent qui dort, ni au tronçon de l'épée, ni au champ nouvellement semé. " Enfin les barbares connaissaient aussi les chants d'amour : " Je me battis dans ma jeunesse avec les peuples de Devonstheim, je tuai leur jeune roi ; cependant une fille de Russie me méprise. " " Je sais faire huit exercices : je me tiens ferme à cheval, je nage, je glisse sur des patins, je lance le javelot, je manie la rame ; cependant une fille de Russie me méprise [ Les deux Edda, les Sagha ; Worm., Litt. runic . ; Mallet, Hist. de Danem . (N.d.A.)] . " Plusieurs siècles après la conquête de l'Empire Romain, l'usage des hymnes guerriers continua : les défaites amenaient des complaintes latines dont l'air est quelquefois noté dans les vieux manuscrits : Angelbert gémit sur la bataille de Fontenay et sur la mort de Hugues, bâtard de Charlemagne. La fureur de la poésie était telle, qu'on trouve des vers de toutes mesures jusque dans les diplômes du VIIIe, du IXe et du Xe siècle [Voyez entre autres une charte de l'an 835. (N.d.A.)] . Un chant teutonique conserve le souvenir d'une victoire remportée sur les Normands, l'an 881, par Louis, fils de Louis le Bègue. " J'ai connu un roi appelé le seigneur Louis, qui servait Dieu de bon coeur, parce que Dieu le récompensait... Il saisit la lance et le bouclier, monta promptement à cheval, et vola pour tirer vengeance de ses ennemis [ Rerum Gall. et Franc. Script ., t. IX, p. 99. (N.d.A.)] . " Personne n'ignore que Charlemagne avait fait recueillir les anciennes chansons des Germains. La chronique saxonne donne en vers le récit d'une victoire remportée par les Anglais sur les Danois, et l'Histoire de Norvège, l'apothéose d'un pirate du Danemark, tué avec cinq autres chefs de corsaires sur les côtes d'Albion [Voyez ces chants dans l' Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands , de M. A. Thierry, t. I, p. 131 de la 3e édit. (N.d.A.)] . Les nautoniers normands célébraient eux-mêmes leurs courses ; un d'entre eux disait : " Je suis né dans le haut pays de Norvège, chez des peuples habiles à manier l'arc ; mais j'ai préféré hisser ma voile, l'effroi des laboureurs du rivage. J'ai aussi lancé ma barque parmi les écueils, loin du séjour des hommes . " Et ce scalde des mers avait raison, puisque les Danes ont découvert le Vineland, ou l'Amérique. Ces rythmes militaires se viennent terminer à la chanson de Roland, qui fut comme le dernier chant de l'Europe barbare. " A la bataille d'Hastings, " dit admirablement le grand peintre d'histoire que je viens de citer, " un Normand appelé Taillefer poussa son cheval en avant du front de la bataille, et entonna le chant des exploits, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland. En chantant il jouait de son épée, la lançait en l'air avec force, et la recevait dans sa main droite ; les Normands répétaient ces refrains ou criaient : Dieu aide ! Dieu aide [Voyez ces chants dans l' Histoire de la Conquête de l'Angleterre par les Normands , de M. A. Thierry, t. I, p. 213 de la 3e édit. (N.d.A.)] ! " Wace nous a conservé le même fait dans une autre langue : Taillefer, qui moult bien chantoit, Sur un cheval qui tost alloit, Devant eus alloit chantant De Karlemagne et de Rollant, Et d'Olivier et des vassaux Qui moururent à Rainschevaux. Cette ballade héroïque, qui se devrait retrouver dans le roman de Rollant et d'Olivier, de la bibliothèque des rois Charles V, VI et VII [Du Cange, voce Cantilena Rollandi : Mém. de l'Ac. des Inscript ., t. I, part. I. p. 317 ; Hist. litt. de la France , t. VII, Avertiss., p. 73. (N.d.A.)] , fut encore chantée à la bataille de Poitiers. Les poésies nationales des barbares étaient accompagnées du son du fifre, du tambour et de la musette. Les Scythes, dans la joie des festins, faisaient résonner la corde de leur arc [Diod. Sic. (N.d.A.)] . La cithare ou la guitare était en usage dans les Gaules [5. Plut., In Demetr . (N.d.A.)] , et la harpe dans l'île des Bretons : il y avait trois choses qu'on ne pouvait saisir pour dettes chez un homme libre du pays de Galles : son cheval, son épée et sa harpe. Dans quelles langues tous ces poèmes étaient-ils écrits ou chantés ? Les principales étaient la langue celtique, la langue slave, les langues teutonique et scandinave ; il est difficile de savoir à quelle racine appartenait l'idiome des Huns. L'oreille dédaigneuse des Grecs et des Romains n'entendait dans les entretiens des Franks et des Tartares que des croassements de corbeaux [ Julian. Op . (N.d.A.)] ou des sons non articulés, sans aucun rapport avec la voix humaine [Nec alia voce notum, nisi quae humani sermonis imaginem assignabat. (Jorn., cap. XXIV, De Reb. Get . - N.d.A.)] ; mais quand les barbares triomphèrent, force fut de comprendre les ordres que le maître donnait à l'esclave. Sidoine Apollinaire félicite Syagrius de s'exprimer avec pureté dans la langue des Germains : " Je ris, dit le littérateur puéril, en voyant un barbare craindre devant vous de faire un barbarisme dans sa langue [Aestimari minime potest quanto mihi caeterisque sit risui quoties audio quod te praesenti formidet facere linguae suae barbarus barbarismum. ( Rer. Gall. et Franc. Script ., t. I, p. 794. - N.d.A.)] . " Le quatrième canon du concile de Tours ordonne que chaque évêque traduira ses sermons latins en langue romane et tudesque [ Concil. Gall . (N.d.A.)] . Louis le Débonnaire fit mettre la Bible en vers teutons. Nous savons par Loup de Ferrières que sous Charles le Chauve on envoyait les moines de Ferrières à Pruym pour se familiariser avec la langue germanique [Lup. Ferr., ep. LXX et XCI. (N.d.A.)] . On fit connaître à la même époque les caractères dont les Normands se servaient pour garder la mémoire de leurs chansons ; ces caractères s'appelaient runstabath ; ce sont les lettres runiques : on y joignit celles qu'Ethicus avait inventées auparavant, et dont saint Jérôme avait donné les signes. La parole usitée dans les forêts est dès sa naissance une parole complète pour la poésie : sous le rapport des passions et des images, elle dégénère en se perfectionnant. L'homme perd en imagination ce qu'il gagne en intelligence ; enchaîné dans la sociabilité, l'esprit s'effraye d'une expression indépendante, et dépouille sa libre et fière allure. Il n'y a rien d'aussi vivant que le grec d'Homère, depuis longtemps passé avec Ulysse et Achille ; ce ne sont pas les langues primitives qui sont mortes, c'est le génie qui n'est plus là pour les parler et les entendre. Quelques monuments des langues de nos ancêtres nous restent ; on est obligé d'avouer qu'elles étaient plus douces et plus harmonieuses dans leur âge héroïque qu'elles ne le sont aujourd'hui dans leur âge humain. L'évêque des Goths, Ulphilas, traduisit dans son idiome paternel, au IVe siècle, les Evangiles : conservés jusqu'à nos jours, ils ont été imprimés avec des glossaires et de savantes recherches [Ulphilas, Gothische Bibel übersetzung . (Edit. de Jean Christ. Zahn, Weissenfels, 1805. - N.d.A.)] . Si vous comparez le teutonique d'Ulphilas avec le teutonique du serment de Charles et de Louis, tel que Nithard [Nithardi Hist ., lib. III, p. 227, in Rer. Gall. Script ., t. VII. (N.d.A.)] nous l'a transmis, et avec le teutonique du chant de victoire de Louis, fils de Louis le Bègue [ Rer. Gall. Script ., t. IX, p. 99. (N.d.A.)] , vous reconnaîtrez qu'à mesure que l'on descend vers l'allemand moderne, la prononciation devient plus rude et plus difficile. Les mots de l'idiome d'Ulphilas se terminent très souvent par des voyelles, et surtout par la voyelle a : wisandona (existence), Gotha (Dieu), waldufuja (puissance), godamma (bon), etc. Ce gothique a beaucoup de rapport avec le scandinave du fragment manuscrit de Fulde et du chant de Gunar, tiré de l'Edda . On ne voit pas même dans le fac simile du texte d'Ulphilas les lettres qu'il fut, dit-on, obligé d'inventer pour rendre la prononciation de ses compatriotes ; on y remarque seulement quelques ligatures grecques mêlées aux caractères latins, mais ne présentant pas dans leur agrégation le même pouvoir labial, lingual et guttural qu'elles expriment dans le grec. D'après un passage d'Hérodote, un système assez plausible assigne aux peuples de la Finlande et de la Gothie une origine asiatique : on les fait descendre d'une colonie des Mèdes, et l'on a trouvé des analogies entre la langue des Perses et celle des Suédois et des Danois. Des noms propres surtout ont paru les mêmes dans les deux idiomes : le Gustaff ou Gustaw des Suédois répond au Gustapse ou Hystaspe des Perses ; Oten, Olstanus, Ostanus , rois de Suède, portent les noms persans d' Otanus, Olstanes et Ostanes . Gibert [ Mémoires pour servir à l'Histoire des Gaules , p. 241. (N.d.A.)] , à l'appui de son système (aujourd'hui étendu et reproduit), aurait pu remarquer que l' Edda mentionne un peuple conquérant venu de l'Asie dans les régions septentrionales de la Baltique. Le savant Robert Henri, ministre de la communion calviniste à Edimbourg, a enrichi son Histoire d'Angleterre de différents spécimens des dialectes bretons et anglo-saxons à différentes époques : le tableau placé à la fin de ce volume vous donnera une idée des langues que parlaient les destructeurs du monde romain. Passons à la religion des barbares. Les historiens nous disent que les Huns n'en avaient aucune [Sine lare, vel lege aut ritu stabili. (Amm. Marc. - N.d.A.)] ; nous voyons seulement qu'ils croyaient, comme les Turcs, à une certaine fatalité. Les Alains, comme les peuples d'origine celtique, révéraient une épée nue fichée en terre [Gladius, barbarico ritu, humi figitur nudus. (Amm. Marcell., lib. XXXI, cap. IX. - N.d.A.)] . Les Gaulois avaient leur terrible Dis , père de la Nuit, auquel ils immolaient des vieillards sur le dolmin , ou la pierre druidique [Tertull. et Aug. (N.d.A.)] ; les Germains adoraient la secrète horreur des forêts [Tacit., De Mor. Germ . (N.d.A.)] . Autant la religion de ceux-ci était simple, autant celle des Scandinaves était compliquée. Le géant Ymer fut tué par les trois fils de Bore : Odin, Vil et Ve. La chair de Ymer forma la terre, son sang la mer, son crâne le ciel [Texte scandinave : Or Ymis holdi Var iôrp vm skavpvd, En or sveita saer, . . . . . . En or hausi himin. Traduction latine : Ex Ymeris carne Terra creata est ; Ex sanguine autem mare ; . . . . . . Ex cranio autem coelum. ( Edda soemundar hinns frôda , p. 58 ; Hafniae, 1787. - N.d.A.)] . Le soleil ne savait pas alors où était son palais, la lune ignorait ses forces, et les étoiles ne connaissaient point la place qu'elles devaient occuper. Un autre géant, appelé Norv, fut le père de la Nuit. La Nuit, mariée à un enfant de la famille des dieux, enfanta le Jour. Le Jour et la Nuit furent placés dans le ciel, sur deux chars conduits par deux chevaux : Hrim-Fax (crinière gelée) conduit la Nuit ; les gouttes de ses sueurs font la rosée ; Skin-Fax (crinière lumineuse) mène le Jour [ Skin-Faxi (juba splendens) vocatur Qui serenum trahit Diem super humanum genus. . . . . . . Hrim-Faxi (juba pruinosus) vocatur Qui singulas trahit Noctes super benefica numina. De lupatis stillare facit guttas Quovis mane, Inde venit ros in convalles. ( Edda , p. 8 et 9 - N.d.A.)] . Sous chaque cheval se trouve une outre pleine d'air : c'est ce qui produit la fraîcheur du matin. Un chemin ou un pont conduit de la terre au firmament il est de trois couleurs, et s'appelle l'arc-en-ciel. Il sera rompu quand les mauvais génies, après avoir traversé les fleuves des enfers, passeront à cheval sur ce pont. La cité des dieux est placée sous le chêne Ygg-Drasill [Subtus ab arbore Ygg- Drasilli. . . . . . . Qui curret. Per aesculum Ygg-Drasilli. (N.d.A.)] , qui ombrage le monde. Plusieurs villes existent dans le ciel. Le dieu Thor est fils aîné d'Odin ; Tyr est la divinité des victoires. Heindall, aux dents d'or, a été engendré par neuf vierges. Loke est l'artisan des tromperies. Le loup Fenris est fils de Loke [Snor. Edda, fab. XXIX. (N.d.A.)] ; enchaîné avec difficulté par les dieux, il sort de sa bouche une écume qui devient la source du fleuve Vam (les vices). Frigga est la principale des déesses guerrières, qui sont au nombre de douze ; elles se nomment Walkyries : Gadur, Rosta et Skulda (l'avenir), la plus jeune des douze fées, vont tous les jours à cheval choisir les morts [Snor. Edda, fab. XXIX. (N.d.A.)] . Il y a dans le ciel une grande salle, le Walhalla, où les braves sont reçus après leur vie. Cette salle a cinq cent quarante portes ; par chacune de ces portes sortent huit cents guerriers morts pour se battre contre le loup [Quingenta ostiorum Et ultra quadraginta, Ita puto in Valhalla esse : Octingenti Einheriorum Exeunt simul per unum ostium, Cum contra lupum pugnatum eunt. ( Edda soemundar hinns frôda , p. 52. - N.d.A.)] . Ces vaillants squelettes s'amusent à se briser les os, et viennent ensuite dîner ensemble : ils boivent le lait de la chèvre Heidruna, qui broute les feuilles de l'arbre Loerada [ Heidruna vocatur capra Quae stat supra aulam Odini Et pabulum sibi carpit ex Loeradi ramis : Cratorem illa (quotidie) implebit Liquidi illius melonis. Non potis est iste potus deficere. ( Edda soemundar hinns frôda , p. 53.) Voyez aussi Mallet, Introd. à l'Histoire de Danemark , et les Monuments de la Mythologie des anciens Scandinaves , pour servir de preuve à cette introduction, par le même auteur, in-4 o ; Copenhague, 1766. (N.d.A.)] . Ce lait est de l'hydromel : on en remplit tous les jours une cruche assez large pour enivrer les héros décédés. Le monde finira par un embrasement. Des magiciens ou des fées, des prophétesses, des dieux défigurés empruntés de la mythologie grecque, se retrouvaient dans le culte de certains barbares. Le surnaturel est le naturel même de l'esprit de l'homme : est-il rien de plus étonnant que de voir des Esquimaux assemblés autour d'un sorcier sur leur mer solide, à l'entrée même de ce passage si longtemps cherché, qu'une éternelle barrière de glace fermait au vaisseau de l'intrépide capitaine Parry [Second voyage du capitaine Parry pour découvrir le passage au nord-Ouest de l'Amérique. (N.d.A.)] ? De la religion des barbares descendons à leurs gouvernements. Ces gouvernements paraissent avoir été en général des espèces de républiques militaires, dont les chefs étaient électifs ou passagèrement héréditaires par l'effet de la tendresse, de la gloire ou de la tyrannie paternelle. Toute l'antiquité européenne du paganisme et de la barbarie n'a connu que la souveraineté élective : la souveraineté héréditaire fut l'ouvrage du christianisme ; souveraineté même qui ne s'établit qu'au moyen d'une sorte de surprise, laissant dormir le droit à côté du fait. La société naturelle présente les variétés de gouvernement de la société civilisée : le despotisme, la monarchie absolue, la monarchie tempérée, la république aristocratique ou démocratique (Voyez Voyage en Amérique , gouvernement des sauvages [C V 1 11] ). Souvent même les nations sauvages ont imaginé des formes politiques d'une complication et d'une finesse prodigieuses, comme le prouvait le gouvernement des Hurons. Quelques tribus germaniques par l'élection du roi et du chef de guerre créaient deux autorités souveraines indépendantes l'une de l'autre ; combinaison extraordinaire. Les peuples sortis de l'orient de l'Asie différaient en constitutions des peuples venus du nord de l'Europe : la cour d'Attila offrait le spectacle du sérail de Stamboul ou des palais de Pékin, mais avec une différence notable ; les femmes paraissaient publiquement chez les Huns ; Maximin fut présenté à Cerca, principale reine ou sultane favorite d'Attila ; elle était couchée sur un divan ; ses suivantes brodaient assises en rond sur les tapis qui couvraient le plancher. La veuve de Bléda avait envoyé en présents aux ambassadeurs de belles esclaves. Les barbares, qui en raison de quelques usages particuliers ressemblaient aux sauvages que j'ai vus au Nouveau Monde, différaient d'eux essentiellement sous d'autres rapports. Une centaine de Hurons, dont le chef tout nu portait un chapeau bordé à trois cornes, servaient autrefois le gouverneur français du Canada : les pourrait-on comparer à ces troupes de race slave ou germanique auxiliaires des troupes romaines ? Les Iroquois au temps de leur plus grande prospérité n'armaient pas plus de dix mille guerriers : les seuls Goths mettaient, comme un excédant de leur conscription militaire, un corps de cinquante mille hommes à la solde des empereurs ; dans le IVe et dans le Ve siècle les légions entières étaient composées de barbares. Attila réunissait sous ses drapeaux sept cent mille combattants, ce qu'à peine serait en état de fournir aujourd'hui la nation la plus populeuse de l'Europe. On voit aussi dans les charges du palais et de l'empire des Franks, des Goths, des Suèves, des Vandales : nourrir, vêtir, équiper tant d'hommes, est le fait d'une société déjà poussée loin dans les arts industriels ; prendre part aux affaires de la civilisation grecque et romaine suppose un développement considérable de l'intelligence. La bizarrerie des coutumes et des moeurs n'infirme pas cette assertion : l'état politique peut être très avancé chez un peuple, et les individus de ce peuple conserver les habitudes de l'état de nature. L'esclavage était connu de toutes ces hordes ameutées contre le Capitole. Cet affreux droit, émané de la conquête, est pourtant le premier pas de la civilisation : l'homme entièrement sauvage tue et mange ses prisonniers ; ce n'est qu'en prenant une idée de l'ordre social qu'il leur laisse la vie, afin de les employer à ses travaux. La noblesse était connue des barbares comme l'esclavage ; c'est pour avoir confondu l'espèce d'égalité militaire qui naît de la fraternité d'armes avec l'égalité des rangs que l'on a jamais pu douter d'un fait avéré. L'histoire prouve invinciblement que différentes classes sociales existaient dans les deux grandes divisions du sang scandinave et caucasien. Les Goths avaient leurs Ases ou demi-dieux : deux familles dominaient toutes les autres, les Amali et les Baltes. Le droit d'aînesse était ignoré de la plupart des barbares ; ce fut avec beaucoup de peine que la loi canonique parvint à le leur faire adopter. Non seulement le partage égal subsistait chez eux, mais quelquefois le dernier né d'entre les enfants, étant réputé le plus faible, obtenait un avantage dans la succession. " Lorsque les frères ont partagé le bien de leur père, dit la loi gallique, le plus jeune a la meilleure maison, les instruments de labourage, la chaudière de son père, son couteau et sa cognée [ Leg. Wall ., lib. II. cap. XVII. (N.d.A.)] . " Loin que l'esprit de ce qu'on appelle la loi salique fût en vigueur dans la véritable loi salique, la ligne maternelle était appelée avant la ligne paternelle dans les héritages et les affaires résultant d'iceux. On va bientôt en voir un exemple à propos de la peine de l'homicide [On trouve une très bonne note sur la succession de la terre salique , art. V du titre LXII, dans la nouvelle traduction des lois des Franks, par M. J.-F.-A. Peyré. J'aime à rendre d'autant plus de justice à cet estimable auteur, qu'on a peu ou point parlé de son travail, auquel M. Isambert a joint une préface. On ne saurait trop encourager ces études sérieuses, qui coûtent tant de peine et rapportent si peu de gloire. (N.d.A.)] . Le gouvernement suivait la règle de la famille ; un roi en mourant partageait sa succession entre ses enfants, sauf le consentement ou la ratification populaire : la loi politique n'était dans sa simplicité que la loi domestique. Chez plusieurs tribus germaniques la possession était annale ; propriétaire de ce qu'on avait cultivé, le fonds après la moisson retournait à la communauté [Arva per annos mutant. (Tac., De Mor. Germ ., cap. XXVI. - N.d.A.)] . Les Gaulois étendaient le pouvoir paternel jusque sur la vie de l'enfant ; les Germains ne disposaient que de sa liberté [Caesar, De Bell. Gall ., lib. VI, cap XIX. (N.d.A.)] . Au pays de Galles, le Pencenedlt, ou chef du clan, gouvernait toutes les familles [ Leg. Wall ., p. 164. (N.d.A.)] . Les lois des barbares, en les séparant de ce que le christianisme et le code romain y ont introduit, se réduisent à des lois pénales pour la défense des personnes et des choses. La loi salique s'occupe du vol des porcs, des bestiaux, des brebis, des chèvres et des chiens, depuis le cochon de lait jusqu'à la truie qui marche à la tête d'un troupeau, depuis le veau de lait jusqu'au taureau, depuis l'agneau de lait jusqu'au mouton, depuis le chevreau jusqu'au bouc, depuis le chien conducteur de meutes jusqu'au chien de berger. La loi gallique défend de jeter une pierre au boeuf attaché à la charrue et de lui trop serrer le joug [Caesar. Leg. Wall. , lib. III, cap. IX. (N.d.A.)] . Le cheval est particulièrement protégé : celui qui a monté un cheval ou une jument sans la permission du maître est mis à l'amende de quinze ou de trente sous d'or. Le vol du cheval de guerre d'un Frank, d'un cheval hongre, d'un cheval entier et de ses cavales, entraîne une forte composition [ Lex Salic ., tit. XXV. - Lex Rip ., tit. XLII. (N.d.A.)] . La chasse et la pêche ont leurs garants : il y a rétribution pour une tourterelle ou un petit oiseau dérobés aux lacs où ils s'étaient pris, pour un faucon happé sur un arbre, pour le meurtre d'un cerf privé qui servait à embaucher les cerfs sauvages, pour l'enlèvement d'un sanglier forcé par un autre chasseur, pour le déterrement du gibier ou du poisson cachés, pour le larcin d'une barque ou d'un filet à anguilles. Toutes les espèces d'arbres sont mises à l'abri par des dispositions spéciales ; veiller à la vie des forêts [ Lex Salic ., tit. VIII. - Lex Rip ., tit. LXVIII. (N.d.A.)] , c'était faire des lois pour la patrie. L'association militaire, ou la responsabilité de la tribu et la solidarité de la famille, se retrouve dans l'institution des cojurants ou compurgateurs : qu'un homme soit accusé d'un délit ou d'un crime, il peut, selon la loi allemande et plusieurs autres, échapper à la pénalité s'il trouve un certain nombre de ses pairs pour jurer avec lui qu'il est innocent. Si l'accusé était une femme, les compurgateurs devaient être femmes [ Leg. Wall . (N.d.A.)] . Le courage étant la première qualité du barbare, toute injure qui en suppose le défaut est punie : ainsi appeler un homme Lepus, lièvre , ou Concagatus, embrené , amène une composition de trois ou de six sous d'or [ Lex Salic ., tit. XXXII. Renart se pense qu'il fera, Et comment le chunchiera. ( Roman du Renart , apud Cang. Gloss., voce Conc . - N.d.A.)] ; même tarif pour le reproche fait à un guerrier d'avoir jeté son bouclier en présence de l'ennemi. La barbarie se montre tout entière dans la législation des blessures ; la loi saxonne est la plus détaillée à cet égard : quatre dents cassées au-devant de la bouche ne valent que six shillings ; mais une seule dent cassée auprès de ces quatre dents doit être payée quatre shillings ; l'ongle du pouce est estimé trois shillings, et une des membranes du nez le même prix [ Lex Anglo-Saxonic ., p. 7. (N.d.A.)] . La loi ripuaire s'exprime plus noblement : elle demande trente-six sous d'or pour la mutilation du doigt qui sert à décocher les flèches [Si secundus digitus, unde sagittatur. ( Lex Ripuar ., tit. V, art. XII. - N.d.A.)] ; elle veut qu'un ingénu paye dix-huit sous d'or pour la blessure d'un autre ingénu dont le sang aura coulé jusqu'à terre [Ut sanguis exeat, terram tangat. ( Lex Ripuar ., tit. II, art. XII. - N.d.A.)] . Une blessure à la tête, ou ailleurs, sera compensée par trente-six sous d'or s'il est sorti de cette blessure un os d'une grosseur telle, qu'il rende un son en étant jeté sur un bouclier placé à douze pieds de distance [Os exinde exierit, quod super viam duodecim pedum in scuto jactum sonaverit. ( Lex Ripuar ., tit. LXX, art. I. - N.d.A.)] . L'animal domestique qui tue un homme est donné aux parents du mort avec une composition ; il en est ainsi de la pièce de bois tombée sur un passant. Les Hébreux avaient des règlements semblables. Et néanmoins ces lois, si violentes dans les choses qu'elles peignent, sont beaucoup plus douces en réalité que nos lois : la peine de mort n'est prononcée que cinq fois dans la loi salique et six fois dans la loi ripuaire ; et, chose infiniment remarquable, ce n'est jamais, un seul cas excepté, pour châtiment du meurtre : l'homicide n'entraîne point la peine capitale, tandis que le rapt, la prévarication, le renversement d'une charte, sont punis du dernier supplice ; encore pour tous ces crimes ou délits y a-t-il la ressource des cojurants. La procédure relative au seul cas de mort en réparation d'homicide est un tableau de moeurs. Quiconque a tué un homme et n'a pas de quoi payer la composition doit présenter douze cojurants, lesquels déclarent que le délinquant n'a rien ni dans la terre, ni hors la terre, au delà de ce qu'il offre pour la composition. Ensuite l'accusé entre chez lui et prend de la terre aux quatre coins de sa maison ; il revient à la porte, se tient debout sur le seuil, le visage tourné vers l'intérieur du logis ; de la main gauche, il jette la terre par-dessus ses épaules sur son plus proche parent. Si son père, sa mère et ses frères ont fait l'abandon de tout ce qu'ils avaient, il lance la terre sur la soeur de sa mère ou sur les fils de cette soeur, ou sur les trois plus proches parents de la ligne maternelle [Voilà l'exemple de la préférence dans la ligne maternelle. (N.d.A.)] . Cela fait, déchaussé et en chemise, il saute à l'aide d'une perche par-dessus la haie dont sa maison est entourée ; alors les trois parents de la ligne maternelle se trouvent chargés d'acquitter ce qui manque à la composition. Au défaut de parents maternels, les parents paternels sont appelés. Le parent pauvre qui ne peut payer jette à son tour la terre recueillie aux quatre coins de la maison, sur un parent plus riche. Si ce parent ne peut achever le montant de la composition, le demandeur oblige le défendeur meurtrier à comparaître à quatre audiences successives ; et enfin, si aucun des parents de ce dernier ne le veut rédimer, il est mis à mort : de vita componat . De ces précautions multipliées pour sauver les jours d'un coupable il résulte que les barbares traitaient la loi en tyrans et se prémunissaient contre elle ; ne faisant aucun cas de leur vie ni de celle des autres, ils regardaient comme un droit naturel de tuer ou d'être tués. Un roi même, dans la loi des Saxons, pouvait être occis ; on en était quitte pour payer sept cent vingt livres pesant d'argent. Le Germain ne concevait pas qu'un être abstrait, qu'une loi pût verser son sang. Ainsi, dans la société commençante, l'instinct de l'homme repoussait la peine de mort, comme dans la société achevée la raison de l'homme l'abolira : cette peine n'aura donc été établie qu'entre l'état purement sauvage et l'état complet de civilisation, alors que la société n'avait plus l'indépendance du premier état et n'avait pas encore la perfection du second. Sixième discours II Deuxième partie : suite des moeurs des barbares Les conducteurs des nations barbares avaient quelque chose d'extraordinaire comme elles. Au milieu de l'ébranlement social, Attila semblait né pour l'effroi du monde ; il s'attachait à sa destinée je ne sais quelle terreur, et le vulgaire se faisait de lui une opinion formidable. Sa démarche était superbe, sa puissance apparaissait dans les mouvements de son corps et dans le roulement de ses regards. Amateur de la guerre, mais sachant contenir son ardeur, il était sage au conseil, exorable aux suppliants, propice à ceux dont il avait reçu la foi. Sa courte stature, sa large poitrine, sa tête plus large encore, ses petits yeux, sa barbe rare, ses cheveux grisonnants, son nez camus, son teint basané, annonçaient son origine [Vir in concussionem gentis natus in mundo, terrarum omnium metus : qui nescio qua sorte terrebat cuncta, formidabili de se opinione vulgata. Erat namque superbes incessu, huc atque illuc circumferens oculos, ut elati potentia ipso quoque motu corporis appareret. Bellorum quidem amator, sed ipse manu temperans, consilio validissimus, supplicantibus exorabilis, propitius in fide semel receptis. Forma brevis, lato pectore, capite grandiori, minutis oculis, rarus barba, canis aspersus simo naso, teter colore, originis suae signa restituens. (Jornand., cap. XXXV, De Reb, Get . - N.d.A.)] . Sa capitale était un camp ou grande bergerie de bois, dans les pacages du Danube : les rois qu'il avait soumis veillaient tour à tour à la porte de sa baraque ; ses femmes habitaient d'autres loges autour de lui. Couvrant sa table de plats de bois et de mets grossiers, il laissait les vases d'or et d'argent, trophée de la victoire et chefs-d'oeuvre des arts de la Grèce, aux mains de ses compagnons [Attilae in quadra lignea, et nihil praeter carnes. Conviviis aurea et argentea pocula quibus bibebant suppeditabantur. Attilae poculum erat ligneum. ( Ex Prisc. rhetore Gothicoe Historioe Excerpta, Carolo Canteclaro interprete , p. 60 ; Parisiis, 1606. - N.d.A.)] . C'est là qu'assis sur une escabelle le Tartare recevait les ambassadeurs de Rome et de Constantinople. A ses côtés siégeaient non les ambassadeurs, mais des barbares inconnus, ses généraux et capitaines ; il buvait à leur santé, finissant, dans la munificence du vin, par accorder grâce aux maîtres du monde [Tum convivarum primum ordinem ad Attilae dextram sedere constituerunt, secundum ad laevam : in que nos et Berichus, vir apud Scythas nobilis, sed Berichus superiore loco. ( Ex Prisc. rhet. Goth. Hist. Excerpt ., p. 48.) Sedentes ordines salutavit. Reliquis deinceps ad hunc modum honore affectis, Attila nos, ex Thracum instituto, ad parium poculorum certamen provocavit. ( Ex Prisc. rhet. Goth. Hist. Excerpt ., p. 49. - N.d.A.)] . Lorsque Attila s'achemina vers la Gaule, il menait une meute de princes tributaires, qui attendaient avec crainte et tremblement un signe du commandeur des monarques pour exécuter ce qui leur serait ordonné [Turba regum diversarumque nationum ductores, ac si satellites, absque aliqua murmuratione, cum timore et tremore unusquisque adstabat, aut certe quod jussus fuerat exsequebatur. (Jornand., cap. XXXVIII, De Reb. Get . - N.d.A.)] . Peuples et chefs remplissaient une mission qu'ils ne se pouvaient eux-mêmes expliquer : ils abordaient de tous côtés aux rivages de la désolation, les uns à pied, les autres à cheval ou en chariots, les autres traînés par des cerfs [Fuit alius currus quatuor cervis junctus, qui fuisse dicitur regis Gothorum (Vopisc., In Vit. Aurelian . - N.d.A.)] ou des rennes, ceux-ci portés sur des chameaux, ceux-là flottant sur des boucliers [Enatantes super parma positi amnem, in ulteriorem egressi sunt ripam. (Greg. Tur., lib. III, p. 15. - N.d.A.)] ou sur des barques de cuir et d'écorce [Quin et Aremoricus piratum Saxona tractus Superabat, cui pelle salum sulcare Britannum Ludus, et aperto glaucum mare findere lembo. (Apoll., In Panegyr. Avit . - N.d.A.)] . Navigateurs intrépides parmi les glaces du Nord et les tempêtes du Midi, ils semblaient avoir vu le fond de l'Océan à découvert [Imos oceani colens recessus. (Apoll., In Panegyr. Avit ., lib. VIII, epist. IX. - N.d.A.)] . Les Vandales qui passèrent en Afrique avouaient céder moins à leur volonté qu'à une impulsion irrésistible [Coelestis manus ad punienda Hispanorum flagitia, etiam ad vastandam Africam, transire cogebat. Ipsi denique fatebantur non suum esse quod facerent, agi enim se pivino jussu ac perurgeri. (Salvian., De Gubernat. Dei , lib. VII, p. 250. - N.d.A.)] . Ces conscrits du Dieu des armées n'étaient que les aveugles exécuteurs d'un dessein éternel : de là cette fureur de détruire, cette soif de sang qu'ils ne pouvaient éteindre ; de là cette combinaison de toutes choses pour leurs succès, bassesse des hommes, absence de courage, de vertu, de talent, de génie. Genseric était un prince sombre, sujet aux accès d'une noire mélancolie ; au milieu du bouleversement du monde, il paraissait grand, parce qu'il était monté sur des débris. Dans une de ses expéditions maritimes, tout était prêt, lui-même embarqué : où allait-il ? il ne le savait pas. " Maître, lui dit le pilote, à quels peuples veux-tu porter la guerre ? - A ceux-là, répond le vieux Vandale, contre qui Dieu est irrité [Cum e Carthaginis portu velis passis soluturus esset, interrogatus a nauclero que tendere populabundus vellet, respondisse : Que Deus impulerit. (Zosim., De Bello Vandalico , lib. I, p. 188.) Narrant cum e Carthaginis portu solvens a nauta interrogaretur que bellum inferre vellet respondisse : In eos quibus iratus est Deus. (Procop., Hist. Vand ., lib. I. - N.d.A.)] . " Alaric marchait vers Rome : un ermite barre le chemin au conquérant ; il l'avertit [Probus, aliquis monachus ex his qui in Italia erant, Romam festinanti Alarico consuluisse ut urbi parceret, nec se tantorum malorum auctore constitueret. Alaricus respondisse dicitur se non volentem hoc tentare, sed esse quemdam qui se obtundendo urgeat ac praecipiat ut Romam evertat. (Sozom., lib. IX, cap. VI, p. 481. - N.d.A.)] que le ciel venge les malheurs de la terre : " Je ne puis m'arrêter, dit Alaric, quelqu'un me presse et me pousse à saccager Rome. " Trois fois il assiège la ville éternelle avant de s'en emparer : Jean et Brazilius, qu'on lui députe lors du premier siège pour l'engager à se retirer, lui représentent que s'il persiste dans son entreprise, il lui faudra combattre une multitude au désespoir. " L'herbe serrée, repart l'abatteur d'hommes, se fauche mieux. " Néanmoins il se laisse fléchir et se contente d'exiger des suppliants tout l'or, tout l'argent, tous les ameublements de prix, tous les esclaves d'origine barbare : " Roi, s'écrient les envoyés du sénat, que restera- t-il donc aux Romains ? - La vie [Aiebat enim non aliter se finem obsidionis facturum nisi aurum omne quod in urbe foret et argentum accepisset, praeterea quidquid supellectilis in urbe reperiret ; itemque mancipia barbara. Huic cum dixisset alter legatorum si quidem haec abstulisset quid eis tandem relinqueret in urbe qui essent : Animas, respondit. (Sozom., lib. IX, cap. VI, p. 481. - N.d.A.)] . " Je vous ai déjà dit ailleurs qu'on dépouilla les images des dieux et que l'on fondit les statues d'or du Courage et de la Vertu. Alaric reçut cinq milles livres pesant d'or, trente mille pesant d'argent, quatre mille tuniques de soie, trois mille peaux teintes en écarlate, et trois mille livres de poivre [Quinquies mille libras auri, et praeter has tricies mille libras argenti, quater mille tunicas sericas, et ter mille pelles coccineas, et piperis pondus quod ter mille libras aequaret. (Sozom., lib. IX, cap. VI, p. 107. - N.d.A.)] . C'était avec du fer que Camille avait racheté des Gaulois les anciens Romains. Ataulphe, successeur d'Alaric, disait : " J'ai eu la passion d'effacer le nom romain de la terre et de substituer à l'empire des césars l'empire des Goths, sous le nom de Gothie. L'expérience m'ayant démontré l'impossibilité où sont mes compatriotes de supporter le joug des lois, j'ai changé de résolution ; alors, j'ai voulu devenir le restaurateur de l'empire romain, au lieu d'en être le destructeur. " C'est un prêtre nommé Jérôme qui raconte en 416, dans sa grotte de Bethléem, à un prêtre nommé Orose, cette nouvelle du monde [Nam ego quoque ipse virum quemdam Narbonensem, illustris sub Theodosio militiae, etiam religiosum prodentemque et gravem, apud Bethleem, oppidum Palestinae, beatissimo Hieronymo presbytero referente, audivi se familiarissimum Ataulpho apud Narbonam fuisse, ac de eo saepe sub testificatione didicisse quod ille, quum esset animo, viribus ingenioque nimius, referre solitus esset se in primis ardenter inhiasse ut obliterato romano nomine romanum omne solum Gothorum imperium et faceret et vocaret, essetque, ut vulgariter loquar, Gothia quod Romania fuisset... At ubi multa experientia probavisset neque Gothos ullo modo parere legibus posse, propter effrenatam barbariem, neque reipublicae interdici leges oportere, elegisse se saltem ut gloriam sibi et restituendo in integrum augendoque romano nomine, Gothorum viribus, quaereret, habereturque apud posteros Romanae restitutionis auctor, postquam esse non poterat immutator. (Oros., lib. VII. - N.d.A.)] : autre merveille. Une biche ouvre le chemin aux Huns à travers les Palus-Méotides, et disparaît [Mox quoque ut Scythica terra ignotis apparuit, cerva disparuit. (Jornand., De Reb. Get ., cap. XXIV. - N.d.A.)] . La génisse d'un pâtre se blesse au pied dans un pâturage ; ce pâtre découvre une épée cachée sous l'herbe ; il la porte au prince tartare : Attila saisit le glaive, et sur cette épée, qu'il appelle l'épée de Mars [Quum pastor quidam gregis unam buculam conspiceret claudicantem, nec causam tanti vulneris inveniret, sollicitus vestigia cruoris insequitur ; tandemque venit ad gladium, quem depascens herbas bucula incaute calcaverat, effossumque protinus ad Attilam defert. Que ille munere gratulatus, ut erat magnanimus, arbitratur se totius mundi principem constitutum, et per Martis gladium potestatem sibi concessam esse bellorum. (Prisc., ap. Jornand ., cap. XXXV. - N.d.A.)] , il jure ses droits à la domination du monde. Il disait : " L'étoile tombe, la terre tremble ; je suis le marteau de l'univers. " Il mit lui-même parmi ses titres le nom de Fléau de Dieu , que lui donnait la terre [ Stella cadit ; tellus tremit ; en ego malleus orbis . Seque, juxta eremitae dictum, Flagellum Dei jussit appellari. ( Rerum Hungararum Scriptores varii ; Francofurti, 1660. - N.d.A.)] . C'était cet homme que la vanité des Romains traitait de général au service de l'empire ; le tribut qu'ils lui payaient était à leurs yeux ses appointements : ils en usaient de même avec les chefs des Goths et des Burgondes. Le Hun disait à ce propos : " Les généraux des empereurs sont des valets, les généraux d'Attila des empereurs [Jam tum enim cum irascebatur dicebat exercituum duces suos esse servos : qui quidem Attilae, non tamen imperatoribus romanis, erant honore et dignitate pares. ( Ex Prisc. rhet. Gothic. Hist. Excerpt ., p. 46. - N.d.A.)] . " Il vit à Milan un tableau où des Goths et des Huns étaient représentés prosternés devant des empereurs ; il commanda de le peindre, lui Attila, assis sur un trône, et les empereurs portant sur leurs épaules des sacs d'or qu'ils répandaient à ses pieds [NOTE 50] . " Croyez-vous, demandait-il aux ambassadeurs de Théodose II, qu'il puisse exister une forteresse ou une ville, s'il me plaît de la faire disparaître du sol [Quae enim urbs, quae arx, qua late patet Romanorum imperium, salva et incolumis evadere potuit quam evertere aut diruere apud se constitutum habuerit. ( Excerpta ex Historia Gothica Prisci rhetoris de Legationibus, in corpore Historioe Byzant ., p. 63. - N.d.A.)] ? " Après avoir tué son frère Bléda, il envoya deux Goths, l'un à Théodose, l'autre à Valentinien, porter ce message : " Attila, mon maître et le vôtre, vous ordonne de lui préparer un palais [Imperat tibi per me dominus meus et dominus tuus Attila, uti sibi palatium seu regiam Romae egregie adornes. ( Chronicon Alexandrinum , p. 734. - N.d.A.)] . " " L'herbe ne croît plus, disait encore cet exterminateur, partout où le cheval d'Attila a passé. " L'instinct d'une vie mystérieuse poursuivait jusque dans la mort ces mandataires de la Providence. Alaric ne survécut que peu de temps à son triomphe : les Goths détournèrent les eaux du Busentum, près Cozence ; ils creusèrent une fosse au milieu de son lit desséché ; ils y déposèrent le corps de leur chef avec une grande quantité d'argent et d'étoffes précieuses ; puis ils remirent le Busentum dans son lit, et un courant rapide passa sur le tombeau d'un conquérant [Hujus ergo in medio alveo, collecto captivorum agmine, sepulturae locum effodiunt. In cujus fodiae gremio Alaricum multis opibus obruunt, rursusque aquas in suum alveum reducentes, ne a quoquam quandoque locus cognosceretur, fossores omnes interemerunt. (Jornand., De Reb ; Get ., cap. XXX. - N.d.A.)] . Les esclaves employés à cet ouvrage furent égorgés, afin qu'aucun témoin ne pût dire où reposait celui qui avait pris Rome, comme si l'on eût craint que ses cendres ne fussent recherchées pour cette gloire ou pour ce crime. Attila, expiré sur le sein d'une femme, est d'abord exposé dans son camp entre deux longs rangs de tentes de soie. Les Huns s'arrachent les cheveux et se découpent les joues pour pleurer Attila, non avec des larmes de femme, mais avec du sang d'homme [Ut praeliator eximius non femineis lamentationibus et lacrymis, sed sanguine lugeretur virili. (Jornand., De Reb ; Get ., cap. XLIX. - N.d.A.)] . Des cavaliers tournent autour du catafalque en chantant les louanges du héros. Cette cérémonie achevée, on dresse une table sur le tombeau préparé, et les assistants s'asseyent à un festin mêlé de joie et de douleur. Après le festin, le cadavre est confié à la terre dans le secret de la nuit ; il était enfermé en un triple cercueil d'or, d'argent et de fer. On met avec le cercueil des armes enlevées aux ennemis, des carquois enrichis de pierreries, des ornements militaires et des drapeaux. Pour dérober à jamais aux hommes la connaissance de ces richesses, les ensevelisseurs sont jetés avec l'enseveli [Nam de tota gente Hunnorum electissimi equites in eo loco que erat positus, in modum circensicum cursibus ambientes, facta ejus cantu funereo tali ordine referebant... Postquam talibus lamentis est defletus, stravam super tumulum ejns, quam appelant ipsi, ingenti comessatione conceletrant, et contraria invicem sibi copulantes, luctum funereum mixto gaudio explicabant, noctuque secreto cadaver est terra reconditum. Cujus fercula primum auro, secundo argento, tertio ferri rigore communiunt... Addunt arma hostium caedibus acquisita, phaleras vario gemmarum fulgore pretiosas, et diversi generis insignia quibus colitur aulicum decus. Et ut tot et tantis divitiis humana curiositas arceretur, operi deputatos detestabili mercede trucidarunt, emersitque momentanea mors sepelientibus cum sepulto. (Jornand., De Reb. Get ., cap. XLIX. - N.d.A.)] . Au rapport de Priscus, la nuit même où le Tartare mourut, l'empereur Marcien vit en songe, à Constantinople, l'arc rompu d'Attila [Arcum Attilae in eadem nocte fractum ostenderot. (Prisc., in Jornand ., cap XL. - N.d.A.)] . Ce même Attila, après sa défaite par Aétius, avait formé le projet de se brûler vivant sur un bûcher composé des selles et des harnais de ses chevaux, pour que personne ne se pût vanter d'avoir pris ou tué le maître de tant de victoires ; il eût disparu dans les flammes comme Alaric dans un torrent : images de la grandeur et des ruines dont ils avaient rempli leur vie et couvert la terre. Les fils d'Attila, qui formaient à eux seuls un peuple [Filii Attilae, quorum per licentiam libidinis pene populus fuit. (Prisc., in Jornand ., cap. L. - N.d.A.)] , se divisèrent. Les nations que cet homme avait réunies sous son glaive se donnèrent rendez-vous dans la Pannonie, au bord du fleuve Netad, pour s'affranchir et se déchirer. Une multitude de soldats sans chef [Committitur in Pannonia juxta flumen cui nomen est Netad . Illic concursus factus est gentium variarum, quas in sua Attila tenuerat ditione. Dividuntur regna cum populis, fiuntque ex uno corpore membra diversa, nec quae unius passioni compaterentur, sed quae exciso capite invicem insanirent ; quae nunquam contra se pares invenerant, nisi ipsi mutuis se vulneribus sauciantes, se ipsos discerperent fortissimae nationes. (Prisc., in Jornand ., cap. L. - N.d.A.)] , le Goth frappant de l'épée, le Gépide balançant le javelot, le Hun jetant la flèche, le Suève à pied, l'Alain et l'Hérule, l'un pesamment, l'autre légèrement armés [Pugnantem Gothum ense furentem, Gepidam in vulnere suorum cuncta tela frangentem, Suevum pede, Hunnum sagitta praesumere, Alanum gravi, Herulum levi armatura aciem instruere. (Jornand., cap. L. - N.d.A.)] , se massacrèrent à l'envi : trente mille Huns restèrent sur la place, sans compter leurs alliés et leurs ennemis. Ellac, fils chéri d'Attila, fut tué de la main d'Aric, chef des Gépides. L'héritage du monde qu'avait laissé le roi des Huns n'avait rien de réel ; ce n'était qu'une sorte de fiction ou d'enchantement produit par son épée : le talisman de la gloire brisé, tout s'évanouit. Les peuples passèrent avec le tourbillon qui les avait apportés. Le règne d'Attila ne fut qu'une invasion. L'imagination populaire, fortement ébranlée par des scènes répétées de carnage, avait inventé une histoire qui semble être l'allégorie de toutes ces fureurs et de toutes ces exterminations. Dans un fragment de Damascius, on lit qu'Attila livra une bataille aux Romains, aux portes de Rome : tout périt des deux côtés, excepté les généraux et quelques soldats. Quand les corps furent tombés, les âmes restèrent debout, et continuèrent l'action pendant trois jours et trois nuits : ces guerriers ne combattirent pas avec moins d'ardeur morts que vivants [Commissa pugna contra Scythas ante conspectum urbis Romae, tanta utrinque facta est caedes ut nemo pugnantium ab utraque parte servaretur, praeter quam duces paucique satellites eorum : cum cecidissent pugnantes, corpore defatigati, anime adhuc erecti, pugnabant tres integras noctes et dies, nihil viventibus pugnando inferiores, neque manibus neque animo. (Phot., Bibl ., p. 1039. - N.d.A.)] . Mais si d'un côté les barbares étaient poussés à détruire, d'un autre ils étaient retenus : le monde ancien, qui touchait à sa perte, ne devait pas entièrement disparaître dans la partie où commençait la société nouvelle. Quand Alaric eut pris la ville éternelle, il assigna l'église de Saint-Paul et celle de Saint-Pierre pour retraite à ceux qui s'y voudraient renfermer. Sur quoi saint Augustin fait cette belle remarque : Que si le fondateur de Rome avait ouvert dans sa ville naissante un asile, le Christ y en établit un autre plus glorieux que celui de Romulus [Romulus et Remus asylum constituisse perhibentur quaerentes creandae multitudinem civitatis : mirandum in honorem Christi praecessit exemplum. Hoc constituerunt eversores urbis quod instituerant antea conditores. (Aug., Civ ., lib. I, cap. XXXIV, p. 22 ; Basileae. - N.d.A.)] . Dans les horreurs d'une cité mise à sac, dans une capitale tombée pour la première fois et pour jamais du rang de dominatrice et de maîtresse de la terre, on vit des soldats (et quels soldats !) protéger la translation des trésors de l'autel. Les vases sacrés étaient portés un à un et à découvert ; des deux côtés marchaient des Goths l'épée à la main ; les Romains et les barbares chantaient ensemble des hymnes à la louange du Christ [Super capita elata palam aurea atque argentea vasa portantur, exsertis undique ad defensionem gladiis pia pompa munitur. Hymnus Deo, Romanis barbarisque concinentibus, canitur. - Personat late in excidio urbis salutis tuba... (Oros., Historiar . lib. VII, cap. XXXIX, p. 574 ; Lugduni Batavorum, 1767. - N.d.A.)] . Ce qui fut épargné par Alaric n'aurait point échappé à la main d'Attila : il marchait à Rome ; saint Léon vient au-devant de lui : le fléau de Dieu est arrêté par le prêtre de Dieu [Occurrente sibi (Attila) extra portas sancto Leone episcopo, cujus supplicatio ita eum Deo agente lenivit, ut cum omnia in potestate ipsius essent, tradita sibi civitate, ab igne tamen et caede atque suppliciis abstineret. (Prosp., Chronic . - N.d.A.)] , et le prodige des arts a fait vivre le miracle de l'histoire dans le nouveau Capitole, qui tombe à son tour. Devenus chrétiens, les barbares mêlaient à leur rudesse les austérités de l'anachorète : Théodoric, avant d'attaquer le camp de Litorius, passa la nuit vêtu d'une haire [Indutus cilicio pernoctavit. (Salvian., De Gubern. Dei , p. 165. - N.d.A.)] , et ne la quitta que pour reprendre le sayon de peau. Si les Romains l'emportaient sur leurs vainqueurs par la civilisation, ceux-ci leur étaient supérieurs en vertus. " Lorsque nous voulons insulter un ennemi, dit Luitprand, nous l'appelons Romain : ce nom signifie bassesse, lâcheté, avarice, débauche, mensonge ; il renferme seul tous les vices [Vocamus Romanum, hoc solo, id est quidquid luxuriae, quidquid mendacii, imo quidquid vitiorum est comprehendentes. (Luitprand., legat. apud. Murat., Scriptor. Ital ., vol. II, part. I, p. 481. - N.d.A.)] . " Les barbares rejetaient l'étude des lettres, disant : " L'enfant qui tremble sous la verge ne pourra regarder une épée sans trembler [Eos nunquam hastam aut gladium despecturos mente intrepida, si scuticam tremuissent. (Procop., De Bell. Gothico , lib. I, p. 312. - N.d.A.)] . " Dans la loi salique le meurtre d'un Frank est estimé deux cents sous d'or ; celui d'un Romain propriétaire, cent sous, la moitié d'un homme [Si quis ingenuus Francum, aut hominem barbarum, occiderit, qui lege salica vivit, VIII denariiis qui faciunt solidos CC, culpabilis judicetur. (Tit. XLIII, art. I.) Si romanus homo possessor occisus fuerit, IV denariis qui faciunt solidos C, culpabilis judicetur. (Tit. XLIII, art. VII. - N.d.A.)] . Dignités, âge, profession, religion, n'arrêtèrent point les fureurs de la débauche ; au milieu des provinces en flamme, on ne se pouvait arracher aux jeux du cirque et du théâtre : Rome est saccagée, et les Romains fugitifs viennent étaler leur dépravation aux yeux de Carthage, encore romaine pour quelques jours [Quae (pestilentia daemonum) animos miserorum adeo obcaecavit tenebris, tanta deformitate foedavit, ut etiam modo, romana urbe vastata, fugientes Carthaginem venire potuerunt, in theatris quotidie certatim pro histrionibus delirarent... Vos nec contriti ab hoste luxuriam repressistis : perdidistis utilitatem calamitatis et miserrimi facti estis, et pessimi permansistis. (Aug., De Civ. Dei , lib. I, cap. XXXII. - N.d.A.)] . Quatre fois Trêves est envahie, et le reste de ses citoyens s'assied, au milieu du sang et des ruines, sur les gradins déserts de son amphithéâtre. " Fugitifs de la ville de Trêves, s'écrie Salvien, vous vous adressez aux empereurs afin d'obtenir la permission de rouvrir le théâtre et le cirque ; mais où est la ville, où est le peuple pour qui vous présentez cette requête [Theatra igitur quaeritis, circum a principibus postulatis : quaeso cui statui, cui populo, cui civitati ? (Salvian., De Gubern. Dei , lib. VI. p. 217. - N.d.A.)] ? " Cologne succombe au moment d'une orgie générale ; les principaux citoyens n'étaient pas en état de sortir de table, lorsque l'ennemi, maître des remparts, se précipitait dans la ville [Ad gressum nutabundi (p. 213). Barbaris pene in conspectu omnium sitis, nullus metus erat hominum, non custodia civitatum. (Salv., De Gubern. Dei , lib. VI. p. 214 - N.d.A.)] . Presque toutes les maisons de Carthage étaient des maisons de prostitution : des hommes erraient dans les rues, couronnés de fleurs, répandant au loin l'odeur des parfums, habillés comme des femmes, la tête voilée comme elles, et vendant aux passants leurs abominables faveurs [Adeo omnia pene compita, omnes vias, quasi foveae libidinum... Foetebant, ut ita dixerim, cuncti urbis illius cives coeno libidinis spurcum, sibimetipsis mutuo impudicitiae nidorem inhalantes (p. 260). Indicia sibi quaedam monstruosae impuritatis innectebant ut femineis tegminum illigamentis capita velarent, atque publice in civitate (p. 266). Latrono quodam modo excubias videret (p. 269). (Salv., De Gubern. Dei ., lib. VII. - N.d.A.)] . Genseric arrive : au dehors le fracas des armes, au dedans le bruit des jeux ; la voix des mourants, la voix d'une populace ivre, se confondent ; à peine le cri des victimes de la guerre se peut-il distinguer des acclamations de la foule au cirque [Fragor, ut ita dixerim, extra muros et intra muros, praeliorum et ludicrorum confundebantur, vox morientium voxque bacchantium : ac vix discerni forsitan poterat plebis ejulatio quae cadebat in bello, et sonus populi qui clamabat in circo. (Salv., De Gubern. Dei ., lib. VI, p. 210. - N.d.A.)] . Souvenez-vous, pour ne pas perdre de vue le train du monde, qu'à cette époque Rutilius mettait en vers son voyage de Rome en Etrurie, comme Horace, aux beaux jours d'Auguste, son voyage de Rome à Brindes ; que Sidoine Apollinaire chantait ses délicieux jardins, dans l'Auvergne envahie par les Visigoths ; que les disciples d'Hypatia ne respiraient que pour elle, dans les douces relations de la science et de l'amour ; que Damascius, à Athènes, attachait plus d'importance à quelque rêverie philosophique qu'au bouleversement de la terre ; qu'Orose et saint Augustin étaient plus occupés du schisme de Pélage que de la désolation de l'Afrique et des Gaules ; que les eunuques du palais se disputaient des places qu'ils ne devaient posséder qu'une heure ; qu'enfin il y avait des historiens qui fouillaient comme moi les archives du passé au milieu des ruines du présent, qui écrivaient les annales des anciennes révolutions au bruit des révolutions nouvelles, eux et moi prenant pour table, dans l'édifice croulant, la pierre tombée à nos pieds, en attendant celle qui devait écraser nos têtes. On ne se peut faire aujourd'hui qu'une faible idée du spectacle que présentait le monde romain après les incursions des barbares : le tiers (peut-être la moitié) de la population de l'Europe et d'une partie de l'Afrique et de l'Asie fut moissonné par la guerre, la peste et la famine. La réunion de tribus germaniques pendant le règne de Marc-Aurèle laissa sur les bords du Danube des traces bientôt effacées ; mais lorsque les Goths parurent au temps de Philippe et de Dèce, la désolation s'étendit et dura. Valérien et Gallien occupaient la pourpre quand les Franks et les Allamans ravagèrent les Gaules et passèrent jusqu'en Espagne. Dans leur première expédition navale, les Goths saccagèrent le Pont ; dans la seconde ils retombèrent sur l'Asie Mineure ; dans la troisième la Grèce fut mise en cendres. Ces invasions amenèrent une famine et une peste qui dura quinze ans ; cette peste parcourut toutes les provinces et toutes les villes : cinq mille personnes mouraient dans un seul jour [Nam et pestilentia tanta existebat vel Romae, vel in Achaicis urbibus, ut uno die quinque millia hominum pari morbo perirent. ( Hist. Aug ., p. 177. - N.d.A.)] . On reconnut par le registre des citoyens qui recevaient une rétribution de blé à Alexandrie que cette cité avait perdu la moitié de ses habitants [Quaerunt etiam quamobrem civitas ista maxima non amplius tantam habitatorum multitudinem ferat, quantam senum... quorum nomina in tabulas publicas pro divisione frumenti factitatas. (Euseb., Hist. eccles ., lib. VII, cap. XXI. - N.d.A.)] . Une invasion de trois cent vingt mille Goths, sous le règne de Claude, couvrit la Grèce ; en Italie, du temps de Probus, d'autres barbares multiplièrent les mêmes malheurs. Quand Julien passa en Gaule, quarante-cinq cités venaient d'être détruites par les Allamans : les habitants avaient abandonné les villes ouvertes et ne cultivaient plus que les terres encloses dans les murs des villes fortifiées. L'an 412, les barbares parcoururent les dix-sept provinces des Gaules, chassant devant eux, comme un troupeau, sénateurs et matrones, maîtres et esclaves, hommes et femmes, filles et garçons. Un captif qui cheminait à pied au milieu des chariots et des armes n'avait d'autre consolation que d'être auprès de son évêque, comme lui prisonnier : poète et chrétien, ce captif prenait pour sujet de ses chants les malheurs dont il était témoin et victime. " Quand l'Océan aurait inondé les Gaules, il n'y aurait point fait de si horribles dégâts que cette guerre. Si l'on nous a pris nos bestiaux, nos fruits et nos grains, si l'on a détruit nos vignes et nos oliviers, si nos maisons à la campagne ont été ruinées par le feu ou par l'eau, et si, ce qui est encore plus triste à voir, le peu qui en reste demeure désert et abandonné, tout cela n'est que la moindre partie de nos maux. Mais, hélas ! depuis dix ans les Goths et les Vandales font de nous une horrible boucherie. Les châteaux bâtis sur les rochers, les bourgades situées sur les plus hautes montagnes, les villes environnées de rivières, n'ont pu garantir les habitants de la fureur de ces barbares, et l'on a été partout exposé aux dernières extrémités. Si je ne puis me plaindre du carnage que l'on a fait sans discernement, soit de tant de peuples, soit de tant de personnes considérables par leur rang, qui peuvent n'avoir reçu que la juste punition des crimes qu'ils avaient commis, ne puis-je au moins demander ce qu'ont fait tant de jeunes enfants enveloppés dans le même carnage, eux dont l'âge était incapable de pécher ? Pourquoi Dieu a-t-il laissé consumer ses temples [Si totus Gallos sese effudisset in agros Oceanus, vastis plus superesset aquis, etc. ( De Provid. div ., trad. de Tillemont, Hist. des Emp . - N.d.A.)] ? " L'invasion d'Attila couronna ces destructions ; il n'y eut que deux villes de sauvées au nord de la Loire, Troyes et Paris. A Metz, les Huns égorgèrent tout, jusqu'aux enfants, que l'évêque s'était hâté de baptiser ; la ville fut livrée aux flammes : longtemps après on ne reconnaissait la place où elle avait été qu'à un oratoire échappé seul à l'incendie [Nec remansit in ea locus inustus, praeter oratorium besti Stephani, primi martyris ac levitae. (Greg. Tur., lib. II. cap. VI. - N.d.A.)] . Salvien avait vu des cités remplies de corps morts ; des chiens et des oiseaux de proie, gorgés de la viande infecte des cadavres, étaient les seuls êtres vivants dans ces charniers [Jacebant si quidem passim, quod ipse vidi atque sustinui, utriusque sexus cadavera nuda, lacerata, urbis oculos incestantia, avibus canibusque laniata. (Salv., De Gubern Dei , lib. VI, p. 216. - N.d.A.)] . Les Thuringes qui servaient dans l'armée d'Attila exercèrent, en se retirant à travers le pays des Franks, des cruautés inouïes, que Théodoric, fils de Khlovigh, rappelait quatre-vingts ans après pour exciter les Franks à la vengeance. " Se ruant sur nos pères, ils leur ravirent tout. Ils suspendirent leurs enfants aux arbres par le nerf de la cuisse. Ils firent mourir plus de deux cents jeunes filles d'une mort cruelle : les unes furent attachées par les bras au cou des chevaux qui, pressés d'un aiguillon acéré, les mirent en pièces ; les autres furent étendues sur les ornières des chemins et clouées en terre avec des pieux : des charrettes chargées passèrent sur elles ; leurs os furent brisés, et on les donna en pâture aux corbeaux et aux chiens [Inruentes super parentes nostros, omnem substantiam abstulerunt, pueros per nervum femoris ad arbores appendentes, puellas amplius ducentas crudeli nece interfacerunt : ita ut, ligatis brachiis super equorum cervicibus, ipsique acerrimo moti stimulo per diversa petentes, diversas in partes feminas diviserunt. Aliis vero super orbitas viarum extensis, sudibusque in terram confixis, plaustra desuper onerata transire fecerunt, confractisque ossibus, canibus avibusque eas in cibaria dederunt. (Greg. Tur., lib. III, cap. VII. - N.d.A.)] . " Les plus anciennes chartes de concessions de terrains à des monastères déclarent que ces terrains sont soustraits des forêts [ Act. S. Sever . (N.d.A.)] , qu'ils sont déserts, eremi , ou, plus énergiquement, qu'ils sont pris du désert [ S. Bernard. Vit . (N.d.A.)] , ab eremo . Les canons du concile d'Angers (4 octobre 453) ordonnent aux clercs de se munir de lettres épiscopales pour voyager ; ils leur défendent de porter des armes ; ils leur interdisent les violences et les mutilations et excommunient quiconque aurait livré des villes : ces prohibitions témoignent des désordres et des malheurs de la Gaule. Le titre quarante-septième de la loi salique : De celui qui s'est établi dans une propriété qui ne lui appartient point, et de celui qui la tient depuis douze mois , montre l'incertitude de la propriété et le grand nombre de propriétés sans maîtres. " Quiconque aura été s'établir dans une propriété étrangère et y sera demeuré douze mois sans contestation légale y pourra demeurer en sûreté comme les autres habitants [Si autem quis migraverit in villam alienam, et ei aliquid infra duodecim menses secundum legem contestatum non fuerit, securus ibidem consistat sicut et alii vicini. (Art.IV. - N.d.A.)] . " Si sortant des Gaules vous vous portez dans l'est de l'Europe, un spectacle non moins triste frappera vos yeux. Après la défaite de Valens, rien ne resta dans les contrées qui s'étendent des murs de Constantinople au pied des Alpes Juliennes ; les deux Thraces offraient au loin une solitude verte, bigarrée d'ossements blanchis. L'an 448 des ambassadeurs romains furent envoyés à Attila : treize jours de marche les conduisirent à Sardique incendiée, et de Sardique à Naïsse : la ville natale de Constantin n'était plus qu'un monceau informe de pierres ; quelques malades languissaient dans les décombres des églises, et la campagne à l'entour était jonchée de squelettes [Venimus Naissum, quae ab hostibus fuerat eversa et solo aequata : itaque eam desertam hominibus ostendimus, praeter quam quod in ruinis sacrarum aedium erant quidam aegroti. Omnia enim circa ripam erant plena ossibus eorum qui bello ceciderant. ( Excerpta e Legationibus ex Hist. Goth . Prisci rhetoris, in corp. Byz. Histor ., p. 59 ; Parisiis, e typographia regia, 1660. - N.d.A.)] . " Les cités furent dévastées, les hommes égorgés, dit saint Jérôme ; les quadrupèdes, les oiseaux et les poissons mêmes disparurent ; le sol se couvrit de ronces et d'épaisses forêts [Vastatis urbibus, hominibusque interfectis, solitudinem et raritatem bestiarum quoque fieri, et volatilium pisciumque... crescentes vepres et condensa sylvarum cuncta perierunt. (Hier. ad Sophon . - N.d.A.)] . " L'Espagne eut sa part de ces calamités. Du temps d'Orose, Taragone et Lerida étaient dans l'état de désolation où les avaient laissées les Suèves et les Franks ; on apercevait quelques huttes plantées dans l'enceinte des métropoles renversées. Les Vandales et les Goths glanèrent ces ruines ; la famine et la peste achevèrent la destruction. Dans les campagnes, les bêtes, alléchées par les cadavres gisants, se ruaient sur les hommes qui respiraient encore ; dans les villes, les populations entassées, après s'être nourries d'excréments, se dévoraient entre elles ; une femme avait quatre enfants ; elle les tua et les mangea tous [Fames dira grassatur, adeo ut humanae carnes ab humano genere vi famis fuerunt devoratae, matres quoque necatis vel coctis per se natorum suorum sint pastae corporibus. Bestiae occisorum gladio, fame, pestilentia, cadaveribus adsuetae, quousque hominum fortiores interimunt. (Idath episcop. Chronicon , p. 11 ; Lutetiae Parisiorum, 1619. - N.d.A.)] . Les Pictes, les Calédoniens, ensuite les Anglo-Saxons exterminèrent les Bretons, sauf les familles qui se réfugièrent dans le pays de Galles ou dans l'Armorique. Les insulaires adressèrent à Aetius une lettre ainsi suscrite : " Le gémissement de la Bretagne à Aetius, trois fois consul . " Ils disaient : " Les barbares nous chassent vers la mer, et la mer nous repousse vers les barbares ; il ne nous reste que le genre de mort à choisir, le glaive ou les flots [" Aetio ter consuli gemitus Britannorum . " - Et in processu epistolae ita calamitates suas explicant : Repellunt barbari ad mare, mare ad barbaros. Inter haec oriuntur duo genera funerum, aut jugulamur aut mergimur. (Bedae presbyt. Hist. eccles. gentis Anglorum , cap. XIII ; Coloniae, anno 1612. - N.d.A.)] . " Gildas achève le tableau : " D'une mer à l'autre, la main sacrilège des barbares venus de l'Orient promena l'incendie : ce ne fut qu'après avoir brûlé les villes et les champs sur presque toute la surface de l'île, et l'avoir balayée comme d'une langue rouge jusqu'à l'Océan occidental, que la flamme s'arrêta. Toutes les colonnes croulèrent au choc du bélier ; tous les habitants des campagnes avec les gardiens des temples, les prêtres et le peuple périrent par le fer ou par le feu. Une tour vénérable à voir s'élève au milieu des places publiques ; elle tombe : les fragments de mur, les pierres, les sacrés autels, les tronçons de cadavres pétris et mêlés avec du sang, ressemblaient à du marc écrasé sous un horrible pressoir. " Quelques malheureux échappés à ces désastres étaient atteints et égorgés dans les montagnes ; d'autres, poussés par la faim, revenaient et se livraient à l'ennemi pour subir une éternelle servitude, ce qui passait pour une grâce signalée ; d'autres gagnaient les contrées d'outre-mer, et pendant la traversée chantaient avec de grands gémissements, sous les voiles : Tu nous as, ô Dieu ! livrés comme des brebis pour un festin ; tu nous as dispersés parmi les nations [NOTE 51] . " La misère de la Grande-Bretagne est peinte tout entière dans une des lois galliques ; cette loi déclare qu'aucune compensation ne sera reçue pour le larcin du lait d'une jument, d'une chienne ou d'une chatte [ Leges Wallicoe , lib. III, cap. III, p. 207-260. (N.d.A.)] . L'Afrique dans ses terres fécondes fut écorchée par les Vandales, comme elle l'est dans ses sables stériles par le soleil [Buffon, Hist. nat . (N.d.A.)] . " Cette dévastation, dit Posidonius, témoin oculaire, rendit très amer à saint Augustin le dernier temps de sa vie ; il voyait les villes ruinées, et à la campagne les bâtiments abattus, les habitants tués ou mis en fuite, les églises dénuées de prêtres, les vierges et les religieux dispersés. Les uns avaient succombé aux tourments, les autres péri par le glaive ; les autres, encore réduits en captivité, ayant perdu l'intégrité du corps, de l'esprit et de la foi, servaient des ennemis durs et brutaux. Ceux qui s'enfuyaient dans les bois, dans les cavernes et les rochers, ou dans les forteresses, étaient pris et tués, ou mouraient de faim. De ce grand nombre d'églises d'Afrique, à peine en restait-il trois, Carthage, Hippone et Cirthe, qui ne fussent pas ruinées, et dont les villes subsistassent [Traduct. de Fleury, Hist. eccles . (N.d.A.)] . " Les Vandales arrachèrent les vignes, les arbres à fruit, et particulièrement les oliviers, pour que l'habitant retiré dans les montagnes ne pût trouver de nourriture [Sed nec arbustis fructiferis parcebant, ne forte quos antra montium occultaverant post eorum transitum illis pabulis nutrirentur ; ab eorum contagione nullus remansit locus immunis. (Victor, Vitensis episc., lib. I, De Persecutione Africana , p. 2 ; Divione, 1664. - N.d.A.)] . Ils rasèrent les édifices publics échappés aux flammes ; dans quelques cités, il ne resta pas un seul homme vivant. Inventeurs d'un nouveau moyen de prendre les villes fortifiées, ils égorgeaient les prisonniers autour des remparts : l'infection de ces voiries sous un soleil brûlant se répandait dans l'air, et les barbares laissaient au vent le soin de porter la mort dans des murs qu'ils n'avaient pu franchir [Ubi vero munitiones aliquae videbantur quas hostilitas barbarici furoris oppugnare nequiret, congregatis in circuitu castrorum innumerabilibus turtis, gladiis feralibus cruciabant, ut, putrefactis cadaveribus, quos adire non poterant arcente murorum defensione corporum liquescentium enecarent foetore. (Victor, Vitensis episc., lib. I, De Persecutione Africana .,p. 3 ; Divione, 1664. - N.d.A.)] . Enfin, l'Italie vit tour à tour rouler sur elle les torrents des Allamans, des Goths, des Huns et des Lombards ; c'était comme si les fleuves qui descendent des Alpes et se dirigent vers les mers opposées avaient soudain, détournant leur cours, fondu à flots communs sur l'Italie. Rome, quatre fois assiégée et prise deux fois, subit les maux qu'elle avait infligés à la terre. " Les femmes, selon saint Jérôme, ne pardonnèrent pas même aux enfants qui pendaient à leurs mamelles, et firent rentrer dans leur sein le fruit qui ne venait que d'en sortir [Ad... ; dum mater non parcit lactenti infantiae, et suo recipit utero quem paulo ante effuderat. (Hieron., ep. XVI, p. 121 : Epistolae tribus prioribus contentoe in eodem volumine , t. II, p. 486 ; Parisiis, 1579. - N.d.A.)] . Rome devint le tombeau des peuples dont elle avait été la mère... La lumière des nations fut éteinte ; en coupant la tête de l'empire romain, on abattit celle du monde [Quis credat ut totius orbis exstructa victoriis Roma corrueret, ut ipsa suis populis et mater fieret et sepulchrum... Postquam vero clarissimum terrarum omnium lumen exstinctum est, imo romani imperii truncatum caput, et, ut verius dicam, in una urbe totus orbis interiret... Obmutui. (Hieron ., In Ezech . - N.d.A.)] . " - " D'horribles nouvelles se sont répandues, s'écriait saint Augustin du haut de la chaire en parlant du sac de Rome : carnage, incendie, rapine, extermination ! Nous gémissons, nous pleurons, et nous ne sommes point consolés [Horrenda nobis nuntiata sunt : strages facta, incendia, rapina, interfectiones, excruciationes hominum... Omnia gemuimus, saepe flevimus, vix consolati sumus. (Aug., De Urb. Excidio , t. VI, p. 624. - N.d.A.)] . " On fit des règlements pour soulager du tribut les provinces de la Péninsule, notamment la Campanie, la Toscane, le Picenum, le Samnium, l'Apulie, la Calabre, le Brutium et la Lucanie ; on donna aux étrangers qui consentaient à les cultiver les terres restées en friche [ Cod. Theodos ., lib. XI, XIII, XV. (N.d.A.)] . Majorien [Antiquarum aedium dissipatur speciosa constructio, et ut aliquid reparetur magna diruuntur, etc. (Nov. Majorian., tit. VI, p. 35. - N.d.A.)] et Théodoric s'occupèrent de réparer les édifices de Rome, dont pas un seul n'était resté entier, si nous en croyons Procope [...Omnique direpta, magna Romanorum caede edita, pergunt alio. (Procop., Hist. Vand .) La chronique de Marcellin ajoute : Partem urbis Romoe cremavit ; et Philostorge va bien au delà. (N.d.A.)] . La ruine alla toujours croissant avec les nouveaux temps, les nouveaux sièges, le fanatisme des chrétiens et les guerres intestines : Rome vit renaître ses conflits avec Albe et Tibur ; elle se battait à ses portes ; les espaces vides que renfermait son enceinte devinrent le champ de ces batailles qu'elle livrait autrefois aux extrémités de la terre. Sa population tomba de trois millions d'habitants au-dessous de quatre-vingt mille [Brottier et Gibbon ne portent cette population qu'à douze cent mille, évaluation visiblement trop faible, comme celle de Juste-Lipse et de Vossius est trop forte ; il s'agirait, d'après ces derniers auteurs, de quatre, de huit et de quatorze millions. Un. critique moderne italien a rassemblé avec beaucoup de sagacité les divers recensements de l'ancienne Rome. (N.d.A.)] . Vers le commencement du VIIIe siècle, des forêts et des marais couvraient l'Italie ; les loups et d'autres animaux sauvages hantaient ces amphithéâtres qui furent bâtis pour eux ; mais il n'y avait plus d'hommes à dévorer. Les dépouilles de l'empire passèrent aux barbares ; les chariots des Goths et des Huns, les barques des Saxons et des Vandales, étaient chargés de tout ce que les arts de la Grèce et le luxe de Rome avaient accumulé pendant tant de siècles ; on déménageait le monde comme une maison que l'on quitte. Genseric ordonna aux citoyens de Carthage de lui livrer, sous peine de mort, les richesses dont ils étaient en possession : il partagea les terres de la province proconsulaire entre ses compagnons ; il garda pour lui-même le territoire de Byzance et des terres fertiles en Numidie et en Gétulie [Procop., De Bell. Vand ., lib. I, cap. V ; Victor. Vitens., De Persecut. Vandal ., lib. I, cap. IV. (N.d.A.)] . Ce même prince dépouilla Rome et le Capitole, dans la guerre que Sidoine appelle la quatrième guerre punique [Sid. Apoll., Paneg. Avit . (N.d.A.)] il composa d'une masse de cuivre, d'airain, d'or et d'argent, une somme qui s'élevait à plusieurs millions de talents [Ne aes quidem aut quicquam aliud unde pretium fieri posset in palatio reliquerat. Diripuerat et Capitolium, Jovis templum, tegularumque partem abstulerat alteram, quae ex aere purissimo factae, auroque largiter oblitae, magnificam plane mirandamque speciem praebebant. (Procop., Hist. Vand ., lib. I. - N.d.A.)] . Le trésor des Goths était célèbre : il consistait dans les cent bassins remplis d'or, de perles et de diamants offerts par Ataulphe à Placidie ; dans soixante calices, quinze patènes et vingt coffres précieux pour renfermer l'Evangile [Nam sexagenta calices, quindecim patenas, viginti Evangeliorum capsas detulit, omnia ex auro puro ac gemmis pretiosis ornata. Sed non est passus ea confringi. (Greg. Turon., lib. III, cap.X.) Les Gestes des Franks , p. 557, répètent le même fait. (N.d.A.)] . Le missorium , partie de ces richesses était un plat d'or de cinq cents livres de poids, élégamment ciselé. Un roi goth, Sisenand, l'engagea à Dagobert pour un secours de troupes ; le Goth le fit voler sur la route, puis il apaisa le Frank par une somme de deux cent mille sous d'or, prix jugé fort inférieur à la valeur du plat [In hujus beneficii repensionem missorium aureum nobilissimum ex thesauris Gothorum... Dagoberto dare promisit pensantem auri pondus quingentos... Cumque a Sisenando rege missorius ille legatariis fuisset traditus, a Gothis per vim tollitur, nec eum exinde exhibere permiserunt. Postea discurrentibus legatis ducenta millia solidorum missorii hujus pretii Dagobertus a Sisenando accipiens, ipsumque pensavit. (Fredeg., Chron ., cap. LXXIII.) Le troisième fragment de Frédégaire et les Gestes de Dagobert, chapitre XXIX, redisent cette anecdote. (N.d.A.)] . Mais la plus grande merveille de ce trésor était une table formée d'une seule émeraude : trois rangs de perles l'entouraient ; elle se soutenait sur soixante-cinq pieds d'or massif incrustés de pierreries ; on l'estimait cinq cent mille pièces d'or ; elle passa des Visigoths aux Arabes [ Histoire de l'Afrique et de l'Espagne sous la domination des Arabes , par M. Cardonne. (N.d.A.)] : conquête digne de leur imagination. L'histoire, en nous faisant la peinture générale des désastres de l'espèce humaine à cette époque, a laissé dans l'oubli les calamités particulières, insuffisante qu'elle était à redire tant de malheurs. Nous apprenons seulement par les apôtres chrétiens quelque chose des larmes qu'ils essuyaient en secret. La société, bouleversée dans ses fondements, ôta même à la chaumière l'inviolabilité de son indigence ; elle ne fut pas plus à l'abri que le palais : à cette époque, chaque tombeau renferma un misérable. Le concile de Brague, en Lusitanie, souscrit par dix évêques, donné une idée naïve de ce que l'on faisait et de ce que l'on souffrait pendant les invasions. L'évêque Pancratien prit la parole : " Vous voyez, mes frères, dit-il, comme l'Espagne est ravagée par les barbares. Ils ruinent les églises, tuent les serviteurs de Dieu, profanent la mémoire des saints, leurs os, leurs sépulcres, les cimetières (...) " Mettez devant les yeux de notre troupeau l'exemple de notre constance, en souffrant pour Jésus-Christ quelque partie des tourments qu'il a soufferts pour nous [Notum vobis est, fratres et socii mei, quomodo barbarae gentes devastant universam Hispaniam : templa evertunt, servos Christi occidunt in ore gladii, et memorias sanctorum, ossa, sepulchra, coemeteria profanant. ( Lab. Concil ., p. 1508. - N.d.A.)] . " Alors Pancratien fit la profession de foi de l'Eglise catholique, et à chaque article les évêques répondaient : Nous le croyons [Similiter et nos credimus. ( Lab. Concil ., p. 1508. - N.d.A.)] . " Ainsi, que ferons-nous maintenant des reliques des saints ? " dit Pancratien. Clipand de Coimbre dit : " Que chacun fasse selon l'occasion ; les barbares sont chez nous et pressent Lisbonne ; ils tiennent Merida et Astracan ; au premier jour ils viendront sur nous : que chacun s'en aille chez soi : qu'il console les fidèles, qu'il cache doucement les corps des saints, et nous envoie la relation des lieux ou des cavernes où on les aura mis, de peur qu'il ne les oublie avec le temps. " Pancratien dit : " Allez en paix. Notre frère Pontamius demeurera seulement, à cause de la destruction de son église d'Eminie, que les barbares ravagent. " Pontamius dit : " Que j'aille aussi consoler mon troupeau et souffrir avec lui pour Jésus- Christ. Je n'ai pas reçu la charge d'évêque pour être dans la prospérité, mais dans le travail. " Pancratien dit : " C'est très-bien dit. Dieu vous conserve. " Tous les évêques dirent : " Dieu vous conserve. " Tous ensemble : " Allons en paix à Jésus-Christ [ Pancratianus dixit : Abite in pace omnes ; solus remanest frater noster, propter destructionem ecclesiae suae, quam barbari vexant. Pontamius dixit : Abeam, et ego ut confortem oves meas, et simul cum eis pro nomine Christi patiar labores et anxietates ; non enim suscepi munus episcopi in prosperitate, sed in labore. Pancrat . : Optimum verbum, justum consilium : profertum approbo. Deus te conservet. Omnes episcopi : Servet te Deus. Omnes simul : Abeamus in pace Jesu Christi. ( Conc ., t. II, p. 1508. - N.d.A.)] . " Lorsque Attila parut dans les Gaules, la terreur se répandit devant lui : Geneviève de Nanterre rassura les habitants de Paris ; elle exhortait les femmes à prier réunies dans le baptistère, et leur promettait le salut de la ville : les hommes qui ne croyaient point aux prophéties de la bergère s'excitaient à la lapider ou à la noyer [Dies aliquot in Baptisterio vigilias exercentes jejuniis et orationibus ac vigiliis insisterent, ut suaserat Genovefa, Deo vacarunt. Viris quoque suadebat ne bona sua a Parisio auferrent. Urbem Parisium fore incontaminatam ab inimicis. Insurrexerunt in eam cives, dicentes pseudoprophetissam : tractaverunt ut Genovefam, aut lapidibus obrutam, aut vasto gurgite submersam punirent. (Boll., III, in p. 139. - N.d.A.)] . L'archidiacre d'Auxerre les détourna de ce mauvais dessein, en les assurant que saint Germain publiait les vertus de Geneviève ; les Huns ne passèrent point sur les terres des Parisii [Interea adveniente Autissiodorensi urbe archidiacono, qui olim audierat sanctum Germanum magnificum testimonium de Genovefa dedisse... dixit : Nolite tantum admittere facinus... Praedictum exercitum ne Parisium circumdaret procul abegit. ( Vita S. Genov ., ap. Boll., 3 janv. - N.d.A.)] . Troyes fut épargnée, à la recommandation de saint Loup. Dans sa retraite, le Fléau de Dieu se fit escorter par le saint [Redux in Gallias, Lupus urbem suam ab Attilae, Hunnorum regis, furore servavit, an. 451, qui, post vastas romani imperii plurimas provincias, Thraciam, Illyriam, etc., Galliam quoque invaserat, ubi Remos Cameracum, Lingonas Autissiodorum aliasque urbes ferro flammis vastarat. Attilam Rhenum usque comitatus Lupus, inde reversus tum ut se arctius vocationibus divinis implicaret. ( Gal. Christ ., t. XII, p. 485 ; Vit. S. Lup., ap. Sur , p. 348. - N.d.A.)] : saint Loup, esclave et prisonnier, protégeant Attila, est un grand trait de l'histoire de ces temps. Saint Agnan, évêque d'Orléans, était renfermé dans sa ville, que les Huns assiégeaient ; il envoie sur les murailles attendre et découvrir des libérateurs : rien ne paraissait. " Priez, dit le saint, priez avec foi ; " et il envoie de nouveau sur les murailles. Rien ne paraît encore : " Priez, dit le saint, priez avec foi. " Et il envoie une troisième fois regarder du haut des tours. On apercevait comme un petit nuage qui s'élevait de terre. " C'est le secours du Seigneur ! " s'écrie l'évêque [Adspicite de muro civitatis, si Dei miseratio jam succurrat... Adspicientes autem de muro neminem viderunt. Et ille : Orate, inquit, fideliter... Orantibus autem illis, ait : Adspicite iterum. Et cum adspexissent, neminem viderunt qui ferret auxilium. Ait eis tertio : Si fideliter petitis, Dominus velociter adest. Exacta quoque oratione, tertio juxta senis imperium adepicientes de muro, viderunt a longe quasi nebulam de terra consurgere. Quod renuntiantes, ait sacerdos : Domini auxilium est. (Greg. Tur., lib. II, p. 161.) Du récit des guerriers combattant après leur mort , et de l'histoire de saint Agnan à Orléans, on peut conclure que des poèmes et des contes devenus populaires dans le dernier siècle ont leur origine, pour le fond ou pour la forme, dans les chroniques du Ve au XVe siècle. (N.d.A.)] . Genseric emmena de Rome en captivité Eudoxie et ses deux filles, seuls restes de la famille de Théodose [At Eudoxiam Gizerichus filiasque ejus ex Valentiniano duas, Eudociam et Placidiam, captivas abduxit. (Procop., Hist. Vand ., lib. I. - N.d.A.)] . Des milliers de Romains furent entassés sur les vaisseaux du vainqueur : par un raffinement de barbarie, on sépara les femmes de leurs maris, les pères de leurs enfants [Victor. Vitens., lib. I, cap. VIII. (N.d.A.)] . Deogratias, évêque de Carthage, consacra les vases saints au rachat des prisonniers. Il convertit deux églises en hôpitaux, et quoiqu'il fût d'un grand âge, il soignait les malades, qu'il visitait jour et nuit. Il mourut, et ceux qu'il avait délivrés crurent retomber en esclavage [Victor. Vitens., lib. I, cap. VIII ; Fleury, Hist. eccl ., t. VI, p. 491. (N.d.A.)] . Lorsque Alaric entra dans Rome, Proba, veuve du préfet Petronius, chef de la puissante famille Ancienne, se sauva dans un bateau sur le Tibre [Probam fuisse matronam inter senatorias fama ac divitiis insignem... Jam et portum et amnem potito hoste, familiae suae praecepisse ut noctu portam panderent. (Procop., Hist. Vand ., lib. I. - N.d.A.)] ; sa fille Laeta et sa petite-fille Démétriade l'accompagnèrent : ces trois femmes virent de leur barque fugitive les flammes qui consumaient la ville éternelle. Proba possédait de grands biens en Afrique ; elle les vendit pour soulager ses compagnons d'exil et de malheur [Hier., epist .VIII, ad Demetr ., t. I, p. 62-73 ; Sulp., XXIX, N. ult. ; Till., Vie de saint Augustin . (N.d.A.)] . Fuyant les barbares de l'Europe, les Romains se réfugiaient en Afrique et en Asie ; mais dans ces provinces éloignées ils rencontraient d'autres barbares : chassés du coeur de l'empire aux extrémités, rejetés des frontières au centre, la terre était devenue un parc où ils étaient traqués dans un cercle de chasseurs. Saint Jérôme reçut quelques débris de tant de grandeurs dans cette grotte où le Roi des rois était né pauvre et nu. Quel spectacle et quelle leçon que ces descendants des Scipions et des Gracques réfugiés au pied du Calvaire ! Saint Jérôme commentait alors Ezéchiel ; il appliquait à Rome les paroles du prophète sur la ruine de Tyr et de Jérusalem : " Je ferai monter contre vous plusieurs peuples, comme la mer fait monter les flots. Ils détruiront les murs jusqu'à la poussière... Je mettrai sur les enfants de Juda le poids de leurs crimes... Ils verront venir épouvante sur épouvante [Cap. VII, v. 26 : cap. XII, v. 11. (N.d.A.)] . " Mais lorsque lisant ces mots : ils passeront d'un pays à un autre et seront emmenés captifs , le solitaire jetait les yeux sur ses hôtes, il fondait en larmes. Et pourtant la grotte de Bethléem n'était pas un asile assuré : d'autres ravageurs dépouillaient la Phénicie, la Syrie et l'Egypte [Invasis excisisquc civitatibus atque castellis... (Amm. Marcell. - N.d.A.)] . Le désert, comme entraîné par les barbares et changeant de place avec eux, s'étendait sur la face des provinces jadis les plus fertiles ; dans les contrées qu'avaient animées des peuples innombrables, il ne restait que la terre et le ciel [(...) Ubi praeter coelum et terram... cuncta perierunt. (Hieron. ad Sophron . - N.d.A.)] . Les sables mêmes de l'Arabie, qui faisaient suite à ces champs dévastés, étaient frappés de la plaie commune ; saint Jérôme avait à peine échappé aux mains des tribus errantes, et les religieux du Sina venaient d'être égorgés : Rome manquait au monde, et la Thébaïde aux solitaires. Quand la poussière qui s'élevait sous les pieds de tant d'armées, qui sortait de l'écroulement de tant de monuments, fut tombée ; quand les tourbillons de fumée qui s'échappaient de tant de villes en flammes furent dissipés ; quand la mort eut fait taire les gémissements de tant de victimes ; quand le bruit de la chute du colosse romain eut cessé, alors on aperçut une croix, et au pied de cette croix un monde nouveau. Quelques prêtres, l'Evangile à la main, assis sur des ruines, ressuscitaient la société au milieu des tombeaux, comme Jésus-Christ rendit la vie aux enfants de ceux qui avaient cru en lui. Note 1 Eclaircissements sur Attila. Le nom d'Etzel n'est évidemment que la forme teutonique du nom caucasien Attila. Les imprimés et les manuscrits ne varient point sur ce nom, trop connu des Romains pour qu'ils pussent l'altérer, et dont la composition et l'euphonie n'avaient rien d'étranger à leur oreille. Vous les voyez au contraire varier sans cesse dans les noms que leur ouïe saisissait mal, et pour lesquels leur alphabet n'offrait pas de lettres composées. Ainsi ils écrivaient Gaiseric, Geiseric, Gizeric, Genzeric, etc. Le nom même de Hun s'altère ; on le trouve souvent écrit Chun : les partisans de l'origine chinoise des Huns pourront en tirer une de ces inductions empruntées des langues dont on fait aujourd'hui trop de cas. La science étymologique peut sans doute jeter quelque jour sur l'histoire ; mais elle a aussi ses systèmes, souvent plus propres à brouiller les origines qu'à les démêler. Le philologue Brigant démontrait doctement que tous les idiomes de la terre dérivaient du bas-breton ; il lui paraissait très probable qu'Adam et Eve parlaient dans le paradis terrestre la langue qu'on parle à Quimper-Corentin ; seulement il ne savait pas au juste si c'était avant ou après leur péché. Pour revenir au nom d'Attila, la syllabe la n'est pas dans ce nom une adjonction latine : je ferai voir que les anciennes langues barbares avaient une foule de mots terminés par la voyelle a . Etzel est si peu le nom primitif d'Attila, que même dans un chant de l' Edda il est écrit Attil , en omettant la voyelle finale ; je citerai ce chant quand je parlerai de la poésie des peuples septentrionaux. Quoiqu'il en soit, on lira avec un extrême plaisir les notes suivantes sur le poème des Nibelungen ; je les dois à la politesse et à l'obligeance de S. E. M. Bunsen, digne et savant ami de M. Niebuhr, ministre de S. M. le roi de Prusse à Rome, et dont une triste prévoyance de l'avenir m'a fait cesser trop tôt d'être le collègue. Notes communiquées par S. Exc. M. BUNSEN. Le poème épique germanique connu sous le titre de Der Nibelunge Not , c'est-à- dire " la fin tragique (ou les malheurs) des Nibelongs, " doit sa forme actuelle à un des premiers poëtes de la fin du XIIe ou du commencement du XIIIe siècle : il n'est pas sûr que ce poète fut Wolfram von Eschenbach , selon l'opinion générale, ou Heinrich von Ofterdingen , comme le croit M. Auguste-Guillaume de Schlegel. Le nom de Nibelungen est absolument ignoré. Le pays des Nibelungen (ce qui paraît signifier pays des brouillards) pourrait bien être la Norvège ; mais dans le poème les héros de la Bourgogne sont eux-mêmes appelés les Nibelungen . Les personnages historiques qui se trouvent dans le poème sont les suivants : I. - Ve et VIe siècles. 1. Etzel : c'était le nom original d'Attila (+ 545), comme l'a déjà remarqué Jean Müler dans son Histoire de la Suisse (I, 7, note 30). Ce nom signifie peut- être le prince de la Wolga, car ce fleuve est appelé Etzel par les Tartares. Entre les vassaux d'Etzel paraît le grand roi des Ostrogoths, Théodoric (+ 527), appelé dans le poème Dietrich de Bern (Vérone). D'après l'histoire, il ne naquit que quatre ans avant la mort d'Attila. Le poème connaît encore Irnfrid , probablement Hermenfrid , roi de Thuringe, qui avait pour épouse la nièce de Théodoric ; et le roi des Ostrogoths, Vitiges, appelé Wittich (+ 542). 2. A côté de ces personnages des Ve et VIe siècles se trouve le margrave Rudiger de Pechlarn, personnage historique vivant vers la moitié du Xe siècle. Il était margrave du pays au-dessous de l'Ens (en Autriche). Le poème nomme Blodel , frère du roi des Huns, que l'histoire appelle Bléda . 3. Gunther , roi des Bourguignons, résidant à Worms, frère de Chriemhild, épouse de Sigfrid : Prosper Aquitanus a écrit ce qui suit en 431 : " Gundicarium, Burgundionum regem, intra Gallias habitantem, Actius bello obtinuit, pacemque ei supplicanti dedit ; qua non diu potitus est, siquidem illum Huni cum populo suo ac stirpe deleverunt. " Le nom du frère Giselher se trouve dans un document du roi Gundobald, de l'an 517, parmi les rois de Bourgogne. Parmi les chevaliers de sa cour, Volcher rappelle le nom de Talco , qui assassina (en 577) Chilperich par ordre de Brunhild, sa belle-soeur. 4. Sigfrid , l'Achille du poème, invulnérable, comme le héros grec, à l'exception d'un seul endroit : Sigfrid, vainqueur des Nibelongs, d'un dragon et de la reine d'Ijenland, l'amazone Brunhild, qui devint épouse du roi Gunther et reine de Bourgogne. Son père, nommé Sigmunt , est roi des Pays-Bas ( Niderlant ), et réside à Santen, sur le Bas-Rhin. Il est remarquable que le monument sépulcral du roi Siegbert (qui n'est qu'une autre manière d'écrire le même nom) élevé à Soissons, dans l'église de Saint- Médard, que ce prince avait bâtie, montre le dragon sous les pieds du roi. La vie de ce malheureux prince offre encore une ressemblance avec celle du héros du poème, en ce qu'il vainquit, comme Sigfrid, les Saxons et les Danois, et qu'il fut assassiné (en 575), à l'instigation de sa belle-soeur Frédégonde, comme Sigfrid, par les suggestions de Brunhild. Siegbert était roi d'Austrasie, dans laquelle se trouve Santen . Guntran , qui paraît être le même nom que Gunther ou Gundard , était son frère. Enfin, la femme de Siegbert s'appelle Brunehild , fille du roi des Visigoths, Atanahild d'Espagne, qui fut assassinée en 613. La version de l'histoire du poème, dans l' Edda , nomme Sigurd (Sigfrid) le premier époux de Brunehild. Voilà tous les personnages du poème : quelques-uns rappellent des noms, d'autres la vie et les faits d'hommes illustres chez les Bourguignons, les Franks et les Goths des Ve et VIe siècles, à l'exception du margrave Rudiger, qui appartient à un cercle postérieur du IXe et du Xe siècle : je citerai maintenant les principaux noms historiques de ces deux derniers siècles. II. - IXe et Xe siècle. Le poème nommé les Russes , qui paraissent sur la scène en 862, les Hongrois et les Huns, qui s'y montrent, d'après l'opinion ancienne, en 900. Entre les personnages qui accueillent les Bourguignons lorsqu'ils se rendent par la Bavière et l'Autriche chez Attila, en Hongrie, se trouve l'évêque Piligrin ou Pilgerin de Passau (en Bavière). C'est le grand apôtre des Hongrois. Il fut évêque d'une partie de Hongrie et d'Autriche, depuis 971 jusqu'à 991. Les Bourguignons le trouvent à Passau : il y reçoit Chriemhild comme sa nièce. III. - XIe et XIIe siècle. Au XIe siècle seulement peut appartenir la mention des Polonais, et au XIIe celle de la ville de Vienne, bâtie en 1162. Le grand génie de ce XIIe siècle qui sut réunir ces éléments épiques tels qu'ils s'étaient formés dans le cours de l'histoire des peuples germaniques, en attachant les héros de plusieurs époques au principal événement de l'histoire des Bourguignons, la défaite du roi Gunther par les Huns, ce grand génie, dis- je, a donné à son récit la couleur du moyen âge féodal et chevaleresque. Le poème n'est donc historique, à proprement parler, que pour ce temps même, et ne présente des époques antérieures que l'image, transmise par la tradition populaire. Ainsi la cour de Gunther est celle d'un prince du XIIe siècle : l'armure des héros, et toute la vie sociale, est celle du même temps ; les Huns du Ve siècle vivent comme les Hongrois du XIe. Les notices détaillées sur l'origine et l'histoire de ce poème épique (auquel on peut, avec beaucoup de probabilité, rapporter le passage célèbre de la vie de Charlemagne : " Item barbara et antiquissima carmina, quibus veterum regum actus et bella canebantur, scripsit memoriaeque mandavit ") ont été recueillies par les savants frères Grimm , dans leur journal, le Deutsche Walder . La meilleure dissertation sur son importance nationale et sa beauté épique est de M. Aug.-G. Schlegel , dans le Musée germanique (Deutsches Museum), publié par M. Frédéric Schlegel . La première édition, faite en 1757, par Bodmer , fut dédiée à Frédéric le Grand, au génie duquel n'échappa point la grandeur de la conception de ce poème, qui ne fut cependant apprécié par la nation qu'au commencement de notre siècle. Publié successivement par Hagen et Zeume , il a été dernièrement imprimé, d'après le manuscrit le plus ancien, avec un talent de critique éminent, par le célèbre philologue de Berlin M. Lachmann . Une traduction française de ce poème, que les Goethe et les Schlegel ont trouvé digne du nom de l'Iliade germanique, une traduction faite dans le style simple et naïf des chroniques, et précédée d'une notice historique et d'une analyse qui ferait ressortir la sublimité de la conception et les beautés de détail de cette épopée, obtiendrait un succès général. Elle demanderait cependant un homme très versé dans la littérature allemande ancienne, pour bien comprendre la langue dans laquelle le poème original est écrit. Extrait du poème des Nibelungen. Ecrit en 4316 strophes de quatre vers rimés (espèce d'alexandrins), divisé en quarante aventures . Gunther, fils de Danckart et d'Ute, roi de Bourgogne, résidant à Worms, avait deux frères, Gernot et Giselher , et une soeur, objet de leurs soins, nommée Chriemhild ; leur cour était la première de ce temps, et les plus célèbres chevaliers y servaient ; la jeune princesse était également célèbre dans tout le monde par sa beauté et la noblesse de son coeur. Elle eut un songe : elle rêva que tenant dans ses mains un faucon, deux aigles se précipitaient sur lui et le tuaient. Sa mère lui expliqua ce songe : le faucon signifiait un noble chevalier qu'elle aurait pour époux, et qu'elle perdrait par une mort violente. En ce temps-là il y avait à Santen un héros qui par sa beauté et sa bravoure surpassait tous les chevaliers : Sigfrid , fils de Sigmunt et de Sigelint . Après avoir tué un dragon dont le sang le rendait invulnérable, à l'exception d'un endroit entre les deux épaules, après avoir vaincu les frères Nibelong et Schilbong, propriétaires d'un trésor, il alla à la cour de Worms pour demander la main de Chriemhild. Hagen , le premier des chevaliers du roi s'y opposait ; mais Sigfrid ayant rendu deux grands services au roi, le roi lui promit de lui donner sa fille en mariage. Le premier service fut de combattre les puissants ennemis de Gunther, les Saxons et les Danois ; le second fut de l'aider à vaincre la célèbre amazone Brunhild , reine d'Ijenlant ; elle obligeait tous ceux qui venaient demander sa main de combattre trois fois avec elle ; ils perdaient la tête s'ils étaient vaincus, ils obtenaient la reine pour épouse s'ils réussissaient à la vaincre. Jusque ici tous avaient péri : Gunther aurait eu le même sort si Sigfrid ne l'avait assisté invisiblement : un habit magique, qu'il avait enlevé à un nain, Albrich , gardien du trésor des Nibelongs, lui procura cet avantage. Brunhild, vaincue, fut emmenée à Worms, où l'on célébra les noces de Gunther et de Sigfrid. La fière Brunhild ne permit pas à Gunther d'user de ses droits : lorsqu'il s'approcha d'elle, elle le lia, et lui fit promettre de n'attenter jamais à sa virginité. Mais Sigfrid aida encore son beau-frère à vaincre la belle amazone : ils attachèrent une nuit Brunhild sans qu'elle s'en aperçût ; elle cria merci, et devint dès lors épouse obéissante de Gunther. Dans la lutte avec Brunhild, Sigfrid lui enleva sa ceinture, et l'emporta : cette ceinture fut la première cause de son malheur et de la chute de toute la maison de Bourgogne. Chriembild, ayant découvert cette ceinture, tourmenta son mari par sa jalousie, jusqu'à ce que celui-ci, dans un moment de faiblesse, et contre la parole donnée à Gunther, trahît le mystère : il donna la ceinture de Brunhild à sa femme, qui de son côté lui promit de la garder secrètement. Quelque temps après, les deux princesses se rendirent à l'église ; Brunhild ne voulut pas permettre à l'épouse de Sigfrid, qui avait été présentée comme vassale de Gunther, d'entrer à côté d'elle. Chriemhild, offensée, lui montra la ceinture, et l'appela concubine de son mari. Brunhild jura de tirer vengeance de cet affront ; elle accusa Sigfrid de s'être vanté d'avoir joui des faveurs de la reine : celui-ci prouva son innocence par un serment public. Le roi était satisfait, mais la reine appela Hagen, qui lui promit de la venger par la mort de Sigfrid. Il communiqua son dessein aux princes et au roi, qui céda aux insinuations du traître et aux larmes de sa femme. Hagen feignit la plus tendre amitié pour Sigfrid, et, voyant Chriemhild, qui n'oubliait point son rêve, inquiète sur le sort de son mari, il lui promit de ne s'éloigner jamais de lui, en ajoutant toutefois que cela paraissait assez inutile, puisque le héros était invulnérable. Alors Chriemhild révéla à Hagen le point vulnérable, et marqua, par une croix rouge, l'endroit entre les épaules où le sang du dragon n'avait pas pénétré. Le succès de la trahison étant assuré, on arrangea une chasse sur une île du Rhin ; et lorsque le héros alla se désaltérer à une fontaine dans la forêt, Hagen le perça : il fit placer le corps inanimé de Sigfrid devant la porte de Chriemhild, qui le lendemain fut épouvantée de ce spectacle lorsqu'elle sortit de ses appartements. La première partie du poème se termine ici. Chriemhild vécut dans le deuil le plus profond pendant treize années, pleurant la perte de son mari et le trésor des Nibelongs, qu'on lui avait enlevé. Etzel , roi des Huns, ayant entendu parler de la gloire de Sigfrid et de la beauté de sa veuve, résolut, après la mort de sa première femme, Helche , de demander la main de Brunhild. L'idée de se remarier, et surtout à un païen, effraya Chriemhild : elle ne céda que lorsqu'un des vassaux allemands d'Etzel, le margrave Rudiger, lui promit de ne l'abandonner jamais, de l'aider à venger l'assassinat de son premier mari et l'enlèvement du trésor des Nibelongs. Chriemhild épousa le roi des Huns, qui la reçut à Vienne. Sa douleur continua, et sa soif de vengeance contre Hagen s'accrut. Elle feignit de mourir du désir de revoir ses parents. Etzel, pour la consoler, lui promit d'inviter toute la cour des Bourguignons à venir la voir. Gunther fut ainsi invité : Hagen lui conseilla de ne pas y aller, mais le roi partit avec mille soixante chevaliers et neuf mille de ses gens. Arrivés au Danube, Hagen se fit prédire l'issue du voyage par les nymphes du fleuve, auquel il enleva leurs habits : elles lui déclarèrent que tous devaient périr dans cette expédition, hors le chapelain du roi. Hagen, pour faire mentir la destinée, précipita le prêtre dans le fleuve ; mais celui-ci fut sauvé miraculeusement. Alors Hagen brisa le seul vaisseau sur lequel ils avaient traversé le Danube, et annonça à ses compagnons qu'ils ne retourneraient plus chez eux. Etzel reçut ses hôtes avec cordialité ; mais la reine ne cacha pas sa fureur contre Hagen. Elle tenta de le faire tuer lui seul ; n'ayant pu réussir, elle résolut de les faire périr tous. Tandis que les héros de Bourgogne étaient assis à un banquet, le maréchal du roi arriva, tout ensanglanté, avec la nouvelle que ses neuf mille soldats avaient été massacrés par Blodel, frère d'Etzel, qu'il venait de tuer. Hagen se lève, abat la tête du jeune prince, fils d'Etzel et de Chriemhild, assis à table, et se retire avec les autres Bourguignons au château qui leur avait été assigné pour demeure. Les Huns envoyés par la reine, ne pouvant y pénétrer, mirent le feu aux quatre coins de la forteresse : les chevaliers de Bourgogne étouffèrent l'incendie sous les cadavres des ennemis et ranimèrent leurs forces épuisées en buvant du sang, d'après le conseil de Hagen, ce qui leur donna une rage et un courage invincibles. Le lendemain, Rudiger et Théodoric cherchèrent en vain à obtenir le libre retour des Bourguignons : Chriemhild voulut la tête de Hagen, mais le roi refusa fortement de le livrer à sa vengeance. Rudiger, dont la fille devait épouser le prince Giselher de Bourgogne, fut forcé, comme vassal d'Etzel, de renouveler l'attaque : après une scène attendrissante entre ce prince et Hagen, auquel il donna son bouclier (touché de l'héroïsme de son ennemi, qui lui demanda ce dernier signe de son estime), il attaqua les héros de Bourgogne : le prince Gernot tomba entre ses mains ; enfin, lui et Giselher périrent au même moment en combattant corps à corps l'un contre l'autre. Les gens de Rudiger furent tous tués. Lorsque les vassaux de Dietrich, roi des Amelongs (Ostrogoths), apprirent cette nouvelle, ils demandèrent la permission d'enlever le corps du margrave. Le roi Gunther était disposé à la leur donner, mais Wolkner et Hagen exigèrent d'eux de venir le reconnaître parmi les autres morts. Ainsi commença une querelle qui eut pour suite un nouveau combat, où tous les hommes de Dietrich envoyés vers les Bourguignons restèrent sur la place. Le grand prince des Amelongs s'avança alors vers Hildebrandt, le plus brave de ses compagnons. Il pria le roi de se livrer à lui avec le peu de héros qui vivaient encore : sous cette condition il promit de sauver leur vie. Les fiers Bourguignons refusèrent de se rendre ; le héros des Ostrogoths vainquit le roi et Hagen, l'un après l'autre, et les emmena liés devant Chriemhild, en l'exhortant à respecter leur vie. Chriemhild parla d'abord à Hagen seul, en lui promettant la vie sauve s'il voulait lui dire ce qu'était devenu le trésor des Nibelongs. Hagen refusa de trahir le secret tant que son roi vivrait. Chriemhild lui fit montrer aussitôt la tête de Gunther. En la voyant, Hagen lui dit qu'il avait prévu sa cruauté, et qu'il avait voulu la pousser jusqu'au meurtre de son propre frère ; il lui déclara qu'elle ne saurait jamais le secret, que maintenant lui seul possédait, après la mort de tous les princes de Bourgogne. A ces mots, Chriemhild saisit un glaive, et fit voler la tête du héros. Hildebrandt, compagnon de Dietrich, à qui la garde de Hagen était confiée, saisi d'horreur, assomma la reine. Ainsi périrent les Bourguignons, et Etzel resta seul avec Dietrich pour pleurer les morts. J'ajouterai à ces notes, communiquées par S. Exc. M. Bunsen, que les Allemands ont une tragédie d'Attila, de Warner. Il existe une Vie d'Attila, écrite dans le XIIe siècle par Juvencus Caecillus Calanus Delmaticus, et une autre Vie écrite dans le XVIe, par Olaüs, archevêque d'Upsal. Il a paru dernièrement en Allemagne une Histoire des Huns. Note 2 Romani Imperii, quod post Augustum defensum magis fuerat quam nobiliter ampliatum, fines longe lateque diffudit : urbes trans Rhenum in Germania reparavit : Daciam, Decibalo victo, subegit, provincia trans Danubium facta in his agris quos nunc Teciphali, et Netophali et Thenbirgi habent. Ea provincia decies centena millia passuum in circuitu tenuit. Armeniam, quam occupaverunt Parthi, recepit, Parthamasire occiso, qui eam tenebat. Albanis regem dedit. Iberonem regem, et Sauromatorum, et Bosporanorum, et Arabum, et Osdroenorum et Colchorum, in fidem accepit. Corduenos, Marcomedos occupavit, et Anthemusiam, magnam Persidis regionem ; Seleuciam et Ctesiphontem, Babylonem et Messenios vicit ac tenuit : usque ad fines et mare Rubrum accepit ; atque ibi tres provincias fecit, Armeniam, Assyriam, Mesopotamiam, cum his gentibus quae Madenam attingunt Arabiam postea in provinciae formam redegit ; in mari Rubro classem instituit, ut per eam Imbriae fines vastaret. (Eutrop., lib. VIII, cap. II et III ; Lugduni Batavorum, 1762, in-8 o , p. 360 et seqq.) Trajanus, qui post Augustum Romanae reipublicae movit lacertos, Armeniam recepit a Parthis. Sublato diademate, regi Armeniae majoris regnum ademit. Albanis regem dedit. Iberos, Bosphoranos, Colchos, in fidem Romanae ditionis accepit. Saracenorum loca et Arabum occupavit. Corduenos et Marcomedos obtinuit, Anthemusiam, optimam Persidis regionem, Seleuciamque et Ctesiphontem ac Babyloniam accepit et tenuit. Usque ad Indiae fines post Alexandrum accepit. In mari Rubro classem instituit. (Sext. Ruf., Brev . ; Suet., Hist. Rom ., vol. II, p. 165. - N.d.A.) Note 3 Il y avait vingt-huit légions sous Auguste, dont on peut voir la distribution dans le passage de Tacite ; ensuite on en changea le nombre et la destination. Sed haec ita sub Augusto : ut tamen tetigi creverunt, et primum Claudius imperator, Britannia domita, legiones in ea tres locavit, manseruntque. Tum Vespasianus duas etiam in Cappadocia, et Trajanus deinde in Dacias duas. (Just. Lips., De Magnit. Rom ., lib. I, cap. IV ; Antuerpiae, 1637, in-fol. ; tom. III, p. 379.) Sous le règne d'Alexandre Sévère il n'en restait que dix-neuf des vingt-huit d'Auguste, les autres ayant été ou dissoutes ou réunies, ainsi que Dion le dit ; mais d'autres y furent ajoutées par les successeurs d'Auguste. Alebantur eo tempore (Augusti aevo) legiones civium Romanorum XXIII, aut, quem alii numerum ponunt, quinque et viginti ; nostro tempore solae novemdecim ex iis restant : nempe secunda legio Augusta, cujus in superiori Britannia sunt hiberna ; tres tertiae, una in Phoenicia, Gallica nomine ; altera in Arabia, Cyrenaica dicta legio ; tertia Augusta, in Numidia ; quarta, Scythica, in Syria ; quinta, Macedonica, in Dacia ; sextae duae, una in inferiori Britannia, Victrix ; altera in Judaea, Ferrata : septima in Mysia superiore, Claudiana praecipue noncupata ; octava, Augusta, in Germania superiore ; decima utraque gemina, cum quae in Pannonia superiore, tum quae in Judaea posita est ; undecima in Mysia inferiore, Claudiana cognomento (hae duae legiones a Claudio sunt nominatae, quod adversus eum in seditione Camilli non rebellassent) ; duodecima in Cappadocia, Fulminifera ; decimatertia gemina in Dacia ; decimaquarta gemina in Pannonia superiore : decimaquinta, Apollinaris, in Cappadocia ; Vicesima Valeria et Victrix, in Britannia superiore versantes : quam vicesimam, ut mihi videtur, eamdem cum ea legione cui pariter nomen est Vicesimae et cui hiberna in superiore sunt Germania (quamvis non ab omnibus Valeria dicatur, neque hodie id nomen retineat), Augustus acceptam servavit. Hae itaque legiones Augusti supersunt, reliquis aut omnino dispersatis aut ab ipso Augusto, et aliis imperatoribus inter caeteras legiones admixtis, unde Geminarum appellatio tracta putatur. - Ac quoniam quidem semel de legionibus dicere coepi, lubet reliquas etiam superstites, ab aliis imperatoribus deinceps lectas, hoc loco referre, ut qui de his cognoscere cupit uno omnia loco facilius percipiat. Nero legionem primam, Italicam nuncupatam, instituit in Inferiori Mysia hiemantem ; Galba primam Adjutricem, in inferiori Pannonia, septimam in Hispania ; Vespasianus secundam Adjutricem in Pannonia inferiori, quartam in Syria Harsam ; Domitianus primam Minensiam in Germania inferiori ; Trajanus secundam Aegyptiam, et trigesimam Germanicam, quibus a suo nomine nomen imposuit ; Marcus Antoninus secundam in Norico, tertiam in Rhaetia : quae etiam Italicae vocantur : Severus Parthicas primam et tertiam in Mesopotamia, secundamque Mediam in Italia. Nostro itaque tempore tot sunt legiones civium, praeter urbanos et praetorianos : sub Augusto autem seu XXIII, seu XXV ictae alebantur, ac multae etiam aliae auxiliariae, equitum peditumque et classiariorum, qua non certus numerus mihi non constat. (Dion., lib LV, cap. XXIII et LIV ; Hamburgi, 1752, in-fol., p. 794 et seqq. - N.d.A.) Note 4 Oi te swmatijulacez, murioi ontez, cai decach tetagmenoi, cai oi thz polewz jrouroi exaciscilioi te ontez, cai tetrach nenmhmenoi. Decies item mille praetoriani milites in decem divisi cohortes : ultro praesidiani, ad sex millia, in quatuor cohortes distributi. (Dion., lib. LV, cap. XXIV ; Hamburgi, 1752, in.-fol., p. 797.) Totidem (legionibus) apud Dalmatiam locatis, quae positu regionis a tergo illis, ac si repentinum auxilium Italia posceret, haud procul accirentur ; quamquam incideret urbem propius miles, tres urbanae, novem praetoriae cohortes, Etruria ferme Umbriaque delectae, aut vetere Latio, et coloniis antiquitus Romanis. (Tac., Ann ., lib. IV, cap. V ; Suet., Hist. Rom ., vol. III, p. 185.) Elles furent augmentées sous Vitellius. Insuper confusus, pravitate vel ambitu, ordo militiae. Sedecim praetoriae, quatuor urbanae cohortes scribebantur, queis singula millia inessent. (Tac., Hist ., lib. II, cap. XCIII ; Suet., Hist. Rom ., vol. III, p. 311. - N.d.A.) Note 5 Praedictum a mathematicis Neroni olim erat, fore ut quandoque destitueretur. Unde vox ejus celeberrima : to tecnion pasa gaia trejei (Suet., in Vit Neronis . - N.d.A.) Note 6 Praeterea tantum qui peragraverim terrarum, quantum antea mortalium nemo, belluasque viderim Arabicas, Indicasque varii generis ; haec tamen bellua quam tyrannum vulgo vocant, neque quot capita habeat novi, neque utrum curvis unguibus serratisque sit dentibus. kai allwz epelqwn ghn, odhn oupw tiz anqrwpwn, qhria men Arabia te cai Indica pampolla eidon, to de qhrion touto o caloudin oi polli turannon, ouq opodai cejalai autw oida, out ei gamywnucon te cai carcarodoun esti (Philost., in Vit. Ap Tyan . - N.d.A.) Note 7 Paulum proinde Romae, eo regnante, securi percussum, et Petrum etiam suffixum cruci, historiarum monumentis proditum est : quinetiam insignis ac testata Petri ac Pauli inscriptio, quae in coemeteriis Romae ad hoc usque tempus manet, hujus rei gestae fidem facit ; atque haec ita se habere confirmat itidem vir ecclesiasticus, Caius nomine, qui Zephyrini pontificis Romani temporibus vixit, inque disputatione scriptis prodita !... Ego, inquit, apostolorum tropaea perspicue possum ostendere ; nam, si lubet in Vaticanum proficisci, aut in viam quae Ostiensis dicitur, te conferre, tropaea eorum qui istam Ecclesiam suo sermone et virtute stabiliverunt, invenies. Porto Dionysius, Corinthiorum episcopus, illos ambos martyrium eodem tempore pertulisse, sic ad Romanos scribens commemorat : Petrum et Paulum, qui Romanos et Corinthios primum in Ecclesiam Christi inseruerunt, prudenti quadam admonitione impulsi, in unum locum conclusistis... Nam ambo... eodem tempore pariter martyrium subierunt. (Euseb. Hist. Eccles ., lib. II, p. 49.) Petrus ad extremum cum Romae versaretur, capite deorsum statuto, sic enim perpeti cupiebat, cruci suffixus est... Quid attinet de Paulo dicere... Nerone summam rerum administrante, martyrio occubuit. Ista ab Origene ad verbum tertio tomo Commentariorum quos scripsit in Genesim revera commemorata sunt. (Euseb. Hist. Eccles ., lib. III, cap. I, p. 51.) Petrus ad terram capite verso cruci affixus est in Vaticano juxta viam Triumphalem sepultus... Paulus vero gladio animadversus et via Ostiensi sepultus. (Baron., Martyr ., p. 289. - N.d.A.) Note 8 Aiunt Marcum primum in Aegyptum trajecisse... Atque tanta hominum et mulierum fidem christianam amplexantium ex prima aggressione et conatu, pergrave in primis, sanctum et severum ejus vivendi exemplum ibi cogebatur multitudo, ut Philo ipse eorum studia, exercitationes, mores, frequentes congressus, communem inter ipsos victus rationem, suis scriptis persequi, operae, pretium existimaret... Apud nos adchtai, id est monachi... appellati sunt... Ab Hebraeis, ut videtur, ducebant originem. Propterea permulta vetera instituta, propius ad Judaeorum consuetudinem accedentia, observabant. (Euseb. Hist. eccles ., lib. II, p. 29. - N.d.A.) Note 9 Hanc (coenam fratris) quoque superavit dedicatione patriae, quam, ob immensam magnitudinem, Clypeum Minervae , aigida Polioucou dictitabat. (Suet., in Vit. Aul. Vitell ., p. 317.) Hanc patinam, cum fictilis esse non posset propter magnitudinem, argenteam fecit : eaque diu permansit, veluti res Diis consecrata, quousque Adrianus eamdem conspicatus, conflari jussit. (Dion., Hist. Rom. de Vitell ., lib. LXV, p. 735. - N.d.A.) Note 10 Quantum jam superis, Caesar, coeloque dedisti, Si repetas, et si creditor esse velis. Grandis in aethereo, licet auctio fiat Olympo Coganturque dei vendere quidquid habent, Conturbabit Atlas, et non erit uncia tota, Decidat tecum qua pater ipse deum. Pro capitolinis, quid enim tibi solvere templis, Quid pro Tarpeiae frondis honore potero ? Quid pro culminibus geminis matrona Tonantis ? Pallada praetereo ; res agit illa tuas. Quid loquar Alcidem, Phoebumque, piosque Laconas, Addita quid Latio Flavia templa polo ? Exspectes, et sustineas, Auguste, necesse est : Nam tibi quod solvat non habet arca Jovis. (Mart., lib.IX, Epigr. 4. - N.d.A.) Note 11 C'est le plus ancien monument de la jurisprudence romaine. Sous Tarquin le Superbe, Sextus Papirius rassembla dans un seul volume les lois des rois, qui leges regias in unum contulit , dit Pomponius au sujet de la seconde loi du Digeste. Ces lois royales étaient écrites dans la vieille langue latine ou la langue osque, conservée dans l'inscription de la colonne de Duilius, sur la table de Scipion, fils de Barbatus, et dans le sénatus-consulte pour l'abolition des Bacchanales. Les voyelles a, e. i, o. u , prenaient un d à la fin d'un mot, quand ce mot surtout était à l'ablatif. L' e et l' i se mettaient souvent ensemble, ou l'un pour l'autre. L' o remplaçait l' e , l' u s'écrivait ou , ou simplement o , ou encore uo , ou enfin oi . Le d se prononçait du et s'écrivait du . La consonne g n'existait pas, et était remplacée par le c ; fociunt ou fouciont , ou foicioint , pour fugiunt , montre ces transformations. La consonne m se retranchait souvent quand elle se trouvait à la fin d'un mot, ou prenait une voyelle : urbe pour urbem, tama pour tam . L' r se changeait souvent en s , ou plutôt elle ne s'employait qu'à la fin ou au commencement des mots. On a toujours dit Roma et non pas Soma ; mais au milieu des mots l' r , que l'on surnommait canina , pour exprimer sa rudesse, se prononçait et s'écrivait s : asa pour ara ; x, y, z étaient des consonnes inconnues dans la langue osque. Les consonnes ne se redoublaient point. A l'exemple de Joseph Scaliger, Antoine Terrasson, dans son Histoire de la Jurisprudence romaine , a restitué quinze textes du droit papirien. Voici l'exemple du premier : Jou' papeisianom. Mensa. Deicatam. Asai. veice. peasestase. jous. estod. utei. endo Templod. Jounonei. Poploniai. Aucousta. mensa. est. Lisez : Jus Papirianum. I. Mensam dedicatam arae vicem praestare jus esto, ut in templo Junonis Populoniae augusta mensa est. (N.d.A.) Note 12 Consultez, pour cette histoire embrouillée des barbares, Bayer, Gatterer, Adelung, Schloezer, Reineggs, Malte-Brun, etc., etc. Ces savants hommes ont des systèmes contradictoires : l'un ne voit en Germanie que des Sueves et des non- Suèves ; l'autre veut que les Slaves soient les Vandales ; celui-ci fait des Slaves des Venèdes et reconnaît des Slaves mêlés et des Slaves proprement dits. Les Suèves deviennent des Allamans, les Allemands d'aujourd'hui, etc., etc. Au milieu de tout cela, il faut encore trouver place pour le système par la division des langues, la race finnoise caucasienne, que sais-je ? J'ai présenté ici au lecteur, et dans l' exposition de ce discours, ce qui m'a semblé le moins obscur. Je crois avoir été le premier à recueillir les noms et le nombre des hordes de l'Amérique septentrionale ( Voyage en Amérique ) ; malgré l'aridité et la confusion des traditions de ces sauvages, il est moins difficile de s'en faire une idée approximative que de répandre quelque clarté sur l'histoire des peuples germaniques. Les Romains, qui ignoraient les langues de ces peuples, ont tout confondu ; et quand ces peuples se sont civilisés, déjà loin de leur origine, ils n'ont plus trouvé que quelques chansons et des traditions orales mélangées de fables et de christianisme. Malheureusement la grande Histoire des Goths de Cassiodore est perdue, et il ne nous en reste que l'abrégé de Jornandès. Grotius a donné une édition des écrivains goths. Agathias et surtout Procope offrent une des grandes sources de l'histoire gothique. Jornandès parle de quelques chroniques des Goths en vers, citées par Ablavius ; et l'on a dans la traduction des quatre évangiles par Ulphilas le plus ancien monument de la langue teutonique. Il est du IVe siècle. Ulphilas avait été obligé d'inventer des lettres inconnues pour exprimer certains sons de la langue des Goths. Cette traduction est antérieure de plus de quatre cent quatre-vingts années au serment de Charles, en allemand, dans Nithard (842), et de plus de cinq siècles au chant teutonique qui célèbre la victoire de Louis, fils de Louis le Bègue, sur les Normands, en 881. La chronique de Marins, qui commence à l'an 455 et finit à l'an 581, contient des renseignements sur les Goths et sur les Bourguignons. On a une généalogie des rois goths, publiée d'après un manuscrit du monastère de Moissac. (N.d.A.) Note 13 Venimus ad sedes, ubi pulla, sordida veste, Inter faemineas spectabat turba cathedras. Nam quaecumque patent sub aperto libera coelo Aut eques aut nivei loca densavere tribuni. .....Stabat defixus..... Tum mihi senior..... Quid Ad tantas miraris opes, qui, nescius auri, Sordida tecta, casas et sola mapalia nosti ? En ego..... et ista Factus in urbe senex, stupeo tamen..... Balteus en gemmis, en illita porticus auro Certatim radiant. Nec non ubi finis arenae, Proxima marmoreo peragit spectacula muro : Sternitur adjunctis ebur mirabile truncis, Et coit in rotulam, tereti qua lubricus axis Impositos subita vertigine falleret ungues Excuteretque feras. Auro quoque tota refulgent Retia, quae tortis in arenam dentibus exstant, Dentibus aequatis.... .....Vidi genus omne ferarum, Hic niveos lepores et non sine cornibus apros, Menticoram..... Vidimus et tauros..... .....Aequoreos ego cum certantibus ursis Spectavi vitulos...... Ah ! trepidi quoties...... arenae Vidimus in partes, ruptaque voragine terrae, Emersisse feras, et eisdem saepe latebris Aurea cum croceo creverunt arbuta libro. (Calpurn. egloga septima .) " J'ai pris place sur des bancs, au milieu des sièges des femmes, d'où la populace, dans les sales habits de sa misère, regardait les jeux ; car toute l'enceinte qui se trouve en plein air est occupée par les tribuns aux toges blanches ou par les chevaliers. " (...) J'admirais (...) Alors un vieillard : " Pourquoi t'étonner de tant de richesses, toi qui ne connais pas l'or et n'as jamais habité que sous un toit au hameau, puisque moi-même, que cette ville a vu vieillir, je suis ébloui ? (...) " L'or resplendit au portique, et les pierreries au pourtour. Au bas du mur de marbre qui environnait l'arène était une roue formée de morceaux d'ivoire rapportés avec art, qui, par son axe arrondi et par sa surface glissante, fuyait subitement sous les ongles des bêtes féroces et empêchait leur approche. Des filets dorés étaient enlacés sur l'arène à des dents d'éléphant toutes égales (...) J'ai vu toutes sortes d'animaux, des lièvres blancs, des sangliers armés de cornes, une menticore (un phoque), des taureaux, des veaux marins combattant contre des ours. " Ah ! combien de fois n'ai-je pas été saisi de frayeur, lorsque, l'arène s'entrouvrant, des bêtes sauvages sortaient du gouffre ! souvent aussi du brillant abîme poussaient des arbousiers aux tiges safranées. " (N.d.A.) Note 14 J'ai tracé dans Les Martyrs les portraits de Dioclétien, de Galerius et de Constantin avec la fidélité historique la plus scrupuleuse : au lieu de les refaire, qu'il me soit permis de les rappeler. " Dioclétien a d'éminentes qualités ; son esprit est vaste, puissant, hardi ; mais son caractère, trop souvent faible, ne soutient pas le poids de son génie. Tout ce qu'il fait de grand et de petit découle de l'une ou de l'autre de ces sources. Ainsi l'on remarque dans sa vie les actions les plus opposées : tantôt c'est un prince plein de fermeté, de lumières et de courage, qui brave la mort, qui connaît la dignité de son rang, qui force Galerius à suivre à pied le char impérial comme le dernier des soldats ; tantôt c'est un homme timide, qui tremble devant ce même Galerius, qui flotte irrésolu entre mille projets, qui s'abandonne aux superstitions les plus déplorables, et qui ne se soustrait aux frayeurs du tombeau qu'en se faisant donner les titres impies de Dieu et d'Eternité. Réglé dans ses moeurs, patient dans ses entreprises, sans plaisirs et sans illusions, ne croyant point aux vertus, n'attendant rien de la reconnaissance, on verra peut-être ce chef de l'empire se dépouiller de la pourpre par mépris pour les hommes et afin d'apprendre à la terre qu'il était aussi facile à Dioclétien de descendre du trône que d'y monter. " Soit faiblesse, soit nécessité, soit calcul, Dioclétien a voulu partager sa puissance avec Maximien, Constance et Galerius. Par une politique dont il se repentira peut-être, il a pris soin que ces princes fussent inférieurs à lui et qu'ils servissent seulement à rehausser son mérite. Constance seul lui donnait quelque ombrage, à cause de ses vertus ; il l'a relégué loin de la cour, au fond des Gaules, et il a gardé près de lui Galerius. Je ne vous parlerai point de Maximien auguste, guerrier assez brave, mais prince ignorant et grossier, qui n'a aucune influence. Je passe à Galerius. " Né dans les huttes des Daces, ce gardeur de troupeaux a nourri dès sa jeunesse, sous la ceinture du chevrier, une ambition effrénée. Tel est le malheur d'un Etat où les lois n'ont point fixé la succession au pouvoir ; tous les coeurs sont enflés des plus vastes désirs ; il n'est personne qui ne puisse prétendre à l'empire ; et comme l'ambition ne suppose pas toujours le talent, pour un homme de génie qui s'élève, vous avez vingt tyrans médiocres qui fatiguent le monde. " Galerius semble porter sur son front la marque ou plutôt la flétrissure de ses services ; c'est une espèce de géant, dont la voix est effrayante et le regard horrible. Les pâles descendants des Romains croient se venger des frayeurs que leur inspire ce césar en lui donnant le surnom d' Armentarius . Comme un homme qui fut affamé la moitié de sa vie, Galerius passe les jours à table et prolonge dans les ténèbres de la nuit de basses et crapuleuses orgies. Au milieu de ces saturnales de la grandeur, il fait tous ses efforts pour déguiser sa première nudité sous l'effronterie de son luxe ; mais plus il s'enveloppe dans les replis de la robe du césar, plus on aperçoit le sayon du berger. " Outre la soif insatiable du pouvoir et l'esprit de cruauté et de violence, Galerius apporte encore à la cour une autre disposition bien propre à troubler l'empire : c'est une fureur aveugle contre les chrétiens. La mère de ce césar, paysanne grossière et superstitieuse, offrait souvent, dans son hameau, des sacrifices aux divinités des montagnes. Indignée que les disciples de l'Evangile refusassent de partager son idolâtrie, elle avait inspiré à son fils l'aversion qu'elle sentait pour les fidèles. Galerius a déjà poussé le faible et barbare Maximien à persécuter l'Eglise ; mais il n'a pu vaincre encore la sage modération de l'empereur. " (N.d.A.) Note 15 Voici le tableau de cette persécution, encore emprunté des Martyrs : ce n'est qu'un abrégé exact du long récit d'Eusèbe et de Lactance (Eus., cap. VI, VII, VIII, IX, X, XI, lib.IV, Lact.) : " La persécution s'étend dans un moment des bords du Tibre aux extrémités de l'empire. De toutes parts on entend les églises s'écrouler sous les mains des soldats ; les magistrats, dispersés dans les temples et dans les tribunaux, forcent la multitude à sacrifier ; quiconque refuse d'adorer les dieux est jugé et livré aux bourreaux ; les prisons regorgent de victimes ; les chemins sont couverts de troupeaux d'hommes mutilés qu'on envoie mourir au fond des mines ou dans les travaux publics. Les fouets, les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces déchirent les tendres enfants avec leurs mères ; ici l'on suspend par les pieds des femmes nues à des poteaux, et on les laisse expirer dans ce supplice honteux et cruel ; là on attache les membres du martyr à deux arbres rapprochés de force : les arbres en se redressant emportent les lambeaux de la victime. Chaque province a son supplice particulier : le feu lent en Mésopotamie, la roue dans le Pont, la hache en Arabie, le plomb fondu en Cappadoce. Souvent, au milieu des tourments, on apaise la soif du confesseur et lui jette de l'eau au visage, dans la crainte que l'ardeur de la fièvre ne hâte sa mort. Quelquefois, fatigué de brûler séparément les fidèles, on les précipite en foule dans le bûcher : leurs os sont réduits en poudre et jetés au vent avec leurs cendres. (...) " Les villes sont soumises à des juges militaires, sans connaissances et sans lettres, qui ne savent que donner la mort. Des commissaires font les recherches les plus rigoureuses sur les biens et les propriétés des sujets ; on mesure les terres, on compte les vignes et les arbres, on tient registre des troupeaux. Tous les citoyens de l'empire sont obligés de s'inscrire dans le livre du cens, devenu un livre de proscription. De crainte qu'on ne dérobe quelque partie de sa fortune à l'avidité de l'empereur, on force par la violence des supplices les enfants à déposer contre leurs pères, les esclaves contre leurs maîtres, les femmes contre leurs maris. Souvent les bourreaux contraignent des malheureux à s'accuser eux-mêmes et à s'attribuer des richesses qu'ils n'ont pas. Ni la caducité, ni la maladie, ne sont une excuse pour se dispenser de se rendre aux ordres de l'exécuteur ; on fait comparaître la douleur même et l'infirmité ; afin d'envelopper tout le monde dans des lois tyranniques, on ajoute des années à l'enfance, on en retranche à la vieillesse : la mort d'un homme n'ôte rien au trésor de Galerius, et l'empereur partage la proie avec le tombeau. Cet homme, rayé du nombre des humains, n'est point effacé du rôle du cens et il continue de payer pour avoir eu le malheur de vivre. Les pauvres, de qui on ne pouvait rien exiger, semblaient seuls à l'abri des violences par leur propre misère ; mais ils ne sont point à l'abri de la pitié dérisoire du tyran : Galerius les fait entasser dans les barques et jeter ensuite au fond de la mer, afin de les guérir de leurs maux. " ( Martyrs , lib. XVIII - N.d.A.) Note 16 Pauper ita vocabatur Constantius. Pauper outw ecaleito Kwnstantioz. (Suidae Lexicon , t. II. Genevae, 1690. N.d.A.) Note 17 On croit que Constantin fit encore bâtir à Rome six autres églises : Saint- Pierre au Vatican, Saint-Paul hors des murs, Sainte-Croix-de-Jérusalem, Sainte- Agnès, Saint-Laurent hors des murs, Saint-Marcelin et Saint-Pierre, martyrs. Des domaines en Italie, en Afrique et dans la Grèce, formaient à l'église de Latran un revenu de 13 934 sous d'or. D'autres églises, à Ostie, à Albe, à Capoue, à Naples possédaient un revenu de 17 717 sous d'or. Ces églises avaient encore une redevance en aromates dans l'Egypte et l'Orient. L'église de Saint-Pierre était propriétaire de maisons et de terres à Antioche, à Tharse, à Tyr, à Alexandrie, et à Cyr, dans la province de l'Euphrate. Ces terres fournissaient du nard, du baume, du storax, de la cannelle et du safran, pour les lampes et les encensoirs. Toutes ces dotations se composaient des immeubles confisqués sur les martyrs, et dont il ne se trouvait point d'héritiers, du revenu des temples détruits et des jeux abolis. Anastase le bibliothécaire, des compilations duquel nous tirons ces détails, donne un catalogue des vases d'or et d'argent employés au service de ces églises ; le voici : Hic fecit in urbe Roma ecclesiam in praedio qui cognominabatur Equitius. Patenam argenteam pensantem libras viginti, ex dono Aug. Constantini. Donavit autem scyphos argenteos duos, qui pensaverunt singuli libras denas ; calicem aureum pensantem libras duas ; calices ministeriales quinque, pensantes singuli libras binas ; amas argenteas binas, pensantes singulae libras denas ; patenam argenteam ; chrismalem auro clusum pensantem libras quinque ; phara coronata decem pensantia singula libras octonas ; phara aerea viginti pensantia singula libras denas ; canthara cerostrata duodecim aerea pensantia libras tricenas. (Anast. Bibliothec., De Vit. Pontificum Roman ., p. 13. - N.d.A.) Note 18 Autoz de o nun cratwn, ouci ex ou to diadhma perieqeto en ponoiz (...) Alla ouc h Basileia toiauth twn ouranwn. Alter vero qui nunc rerum potitur, nonne ex que diadema gestat perpetuo versatur in laboribus, molestiis, calamitatibus ?... At non hujusmodi coelorum regnum. (S. J. Chrysostom., ad Phelip., homel . XV, t. XI, p. 319. - N.d.A.) Note 19 Tandem permotus, poenitentia integros quadraginta dies illum luxit tanta animi aegritudine, ut nunquam lavaret corpus nec lecto recumberet. Praeterea statuam ei posuit ex argento puro et ex parte inauratam praeter caput, quod ex puro auro confectum erat, inscriptis in fronte his versibus : Filius meus injuria affectus (o hdichmenoz uioz mou). Georg. Codin. ; De Antiquitatibus Constantinopolitanis, p. 34 ; Parisiis, 1650. (N.d.A.) Note 20 jilhn Deucetian, caram Lutetiam . (N.d.A.) Note 21 MISOPWGWN H ANTIOCIKOS. Julian., Op ., p. 340. D. ; Lipsiae, 1696. (N.d.A.) Note 22 O men gar authn wz adeljhn, egw de wz mhtera jinw. (Julian., epist. 58. - N.d.A.) Note 23 Spanheim a traduit le Misopogon ; La Bletterie en a donné une autre traduction avec celle des Césars et de quelques lettres choisies ; le marquis d'Argens a traduit, sous le nom de Défense du Paganisme , ce que saint Cyrille d'Alexandrie nous a conservé de l'ouvrage de Julien contre les chrétiens ; enfin, M. Tourlet a publié une traduction complète des oeuvres de cet empereur. Je me suis aidé des excellents travaux de mes devanciers, sans adopter tout à fait leur version. La traduction du Misopogon de La Bletterie, que M. Tourlet a conservée en la corrigeant, est élégante, mais elle ne dit pas tout l'original. La Bletterie, d'ailleurs homme d'esprit, de raison, d'instruction et de talent, est resté dans l'ironique ; il n'a pas osé aborder le sardonique ; il a eu peur de l'effronterie des mots : je ne parle pas du collectif messieurs adressé aux habitants d'Antioche, petite politesse de notre bonne compagnie, qu'il était aisé de faire disparaître. La Bletterie croit que Julien calomnie sa barbe, je le pense aussi ; il est probable qu'il répétait les railleries des Antiochiens, ou qu'enchérissant lui-même sur ces railleries, il exagérait ses défauts pour tomber de plus haut sur les vices contraires de ses détracteurs. Nous voyons Julien se baigner dans une maison de campagne, se faire couper les cheveux en arrivant à Constantinople : cela n'annonce pas un homme si indifférent au soin de sa personne. Saint Augustin, dont la philosophie n'était pas, il est vrai, celle de Julien, pense que la propreté est une demi-vertu. M. Tourlet a réuni plusieurs fragments de Julien qui ne se trouvent pas dans les anciennes éditions de ses oeuvres. Il a rendu ainsi un véritable service aux lettres ; mais la grande découverte à faire serait celle de l' Histoire des Guerres de Julien dans les Gaules . Cet ouvrage est perdu, tandis que des discours assez insignifiants se sont conservés. Cela vient en partie de l'esprit du siècle où vivait Julien : on attachait une extrême importance aux écrits dogmatiques de l'apostat pour les admirer ou les combattre, et l'on se souciait peu de ce qui était en dehors des controverses religieuses. C'est ainsi que Cyrille d'Alexandrie, dans ses dix livres Pro sancta christianorum Religione adversus libros athei Juliani , nous a transmis une grande partie de l'ouvrage de cet empereur contre la religion chrétienne. (N.d.A.) Note 24 Ostiz jqoreuz, ostiz miaijonoz, ostiz enaghz cai bdeluroz, itw qarrw apojanw gar auton toutoi tw udati lousaz, autica caqaron. Kanpalin enocoz toiz autoiz genhtai, dwsw to sthqoz plhxanti, cai thn cejalhn pataxanti caqarw genestai. Quisquis mulierum corruptor, quisquis homicida est, quisquis piaculo aut exsecrando scelere se obstrinxit, fidenter huc adito. Etenim simul atque hac aqua ablutus fuerit, illico ego eum purum reddam. Quod si iisdem rursus se flagitiis contaminarit, efficiam uti, tunso pectore et capite percusso, expietur. ( In Caesar ., pag. 336. B. - N.d.A.) Note 25 Il existe en manuscrit, dit-on, un poème de Julien sur le soleil et quelques harangues non publiées. D'une grande quantité de lettres sorties de la plume féconde de Julien, on n'en connaît guère plus de soixante-quatre. Vossius assure que Les Césars étaient intitulés dans les anciens manuscrits Les Saturnales et le Banquet ; mais Suidas distingue Les Césars des Saturnales , et cite de ce dernier ouvrage des choses qui ne se trouvent point dans Les Césars . Suidas indique encore deux ouvrages perdus de Julien, l'un sur Les trois Figures , l'autre sur L'Origine du mal, contre les ignorants . Eunape, dans ses Vies des Sophistes , parle souvent de Julien ; il en avait écrit l'histoire ; peut-être faisait-elle partie de son Histoire des Empereurs depuis Alexandre Sévère . On croit que celle-ci se retrouve en partie dans les deux livres de Zosime, qui se serait contenté de retoucher le travail d'Eunape ; Calliste, au rapport de Socrate, avait mis en vers la vie de Julien. On présumait dans le XVIIe siècle que l'histoire politique d'Eunape était dans les bibliothèques d'Italie. Le monde littéraire doit au savant M. Boissonade une édition grecque d'Eunape, dont M. Cousin, juge compétent, parle ainsi : son suffrage sera d'un tout autre poids que le mien : " Personne en effet n'était mieux préparé à donner une édition critique d'Eunape que M. Boissonade, qui a déjà si bien mérité de la philosophie néoplatonicienne en publiant une nouvelle édition de la Vie de Proclus par Marinus et le commentaire inédit de Proclus sur le Cratyle . Et comme si ses propres ressources ne lui suffisaient point, sa modestie lui a fait un devoir de se procurer tous les matériaux amassés par ses devanciers. Le spécimen de Carpzow le mettait en possession des notes de Fabricius, et par l'intermédiaire de Schoefer, Erfurt, entre les mains duquel étaient tombés les travaux inédits de Wagner, les a obligeamment communiqués à M. Boissonade, avec des notes de Reinesius. Pour la vie de Libanius, il a eu les notes inédites de Valois ; et deux exemplaires d'Eunape qui avaient appartenu à Walckenaër lui ont fourni quelques corrections heureuses déposées sur les marges par Walckenaër, ou par lui recueillies sur l'exemplaire de Vossius conservé à la bibliothèque de Leyde, sans compter les conjectures de l'illustre évêque d'Avranches, Huet, que contient un des exemplaires de la bibliothèque de Paris, et d'autres secours qu'il serait trop long d'énumérer, et qui tous disparaissent devant la vaste collection de remarques de toutes espèces dont Wyttenbach a enrichi l'ouvrage de notre savant compatriote : de sorte que les deux volumes dont se compose cette édition d'Eunape présentent les travaux des maîtres de différents pays et de différents siècles, habilement employés par un des maîtres du siècle présent. " (N.d.A.) Note 26 filh cejalh ! O carum caput ! Horace a transporté ce tour dans le latin, et Racine dans le français. (N.d.A.) Note 27 La belle découverte de la lecture des hiéroglyphes a pu jeter de nouvelles lumières sur le système religieux des Egyptiens. Je dois à M. Charles Le Normant, qui a suivi M. Champollion en Egypte, la note savante qu'on va lire. L'auteur, en traitant de la triade égyptienne, dit aussi quelques mots du taurobole. (Voyez la Préface de ces Etudes historiques .) " La triade égyptienne, identiquement semblable à la triade hindoue, repose sur une croyance panthéistique : les deux principes fondamentaux (Ammon-Ra et Mouth , la grande mère, dans la forme la plus élevée) représentent l'esprit et la matière ; ils ne sont pas même corrélatifs, car il est dit qu'Ammon est le mari de sa mère [Sur le Pylone du temple de Chons à Karnak, appelé le grand temple du sud , dans le grand ouvrage d'Egypte. (N.d.A.)] , ce qui veut dire que l'esprit est une émanation de la matière préexistante, du chaos. Dans le Rituel funéraire [Troisième partie, section III, traduction communiquée par M. Champollion. (N.d.A.)] , la pièce capitale et le résumé de la théologie égyptienne, Ammon dit à Mouth : Je suis l'esprit ; toi, tu es la matière ; plus loin, dans la prière adressée à Mouth , sous la forme secondaire de Neith, on lit ces mots : Ammon est l'esprit divin, et toi, tu es le grand corps, Neith, qui préside dans Saïs . De leur union provient Chons , la plus haute manifestation de l'esprit, la troisième personne de la triade thébaine. Chons est tellement le même que le Logos de l'Inde, et même de la Perse, de Platon et de saint Jean, qu'à Thèbes, dans le temple qui lui est dédié [Le même que ci-dessus ; le dernier signe, qui est l'Ibis, est le symbole du dieu Toth , et se résout phonétiquement dans le mot (...) tot , qui commence tous les discours des dieux... parole d' Ammon-Ra, roi des dieux , etc. (Renseignement communiqué par M. Champollion. - N.d.A.)] , il est nommé Chons Toth , c'est-à-dire parole . Cette triple unité de Dieu se retrouve ainsi dans toutes les dégradations du théisme égyptien, jusqu'à la triple manifestation corporelle de Dieu dans les personnes d'Osiris, d'Isis et d'Horus. Puis vient un personnage complémentaire, un résumé des formes multiples de la Divinité, Ammon-Horus ou Horus-Ammon , qui réunit les deux anneaux opposés de cette chaîne immense, et renferme l'unité panthéistique du monde concentrée dans les trois personnes de l'esprit, de la matière et du verbe. Ammon-Horus est le Pan des Grecs. " La Trinité chrétienne est fondée sur l'existence d'un Dieu préexistant à la matière, qui a tiré le monde du néant ; ce Dieu se manifeste incessamment dans son fils ; l'esprit est l'intermédiaire de cette manifestation, qui dans la triplicité constitue l'unité de Dieu. On voit donc que pour établir un rapport de cette trinité à la triade égyptienne il faudrait supposer dans cette dernière l'abstraction du principe féminin et la division de l'esprit en principe générateur et en esprit proprement dit. La différence fondamentale des deux doctrines a pour base l'opinion différente que les panthéistes et les chrétiens professent sur l'origine du mal : l'optimisme panthéistique le plus exalté ne peut détruire l'inhérence du mal à la matière éternelle, et par conséquent la nécessité du mal ; Nephtis, la soeur d'Isis, partage sa couche entre Osiris et Typhon. " Les premiers apologistes ont aussi attribué au désir de contre-balancer l'influence des cérémonies chrétiennes l'usage fréquent des sacrifices tauroboliques, à compter de la dernière moitié du second siècle de notre ère. Mais il est plus que probable que ces sacrifices avaient une autre source que l'imitation des rites du baptême, ou même que l'idée de réhabilitation d'où la cérémonie baptismale est dérivée. La purification expiatoire par le sang est universelle dans les cultes de l'Orient ; on en retrouve la trace jusque dans le Lévitique : Et sanguinem qui erat in altari aspersit super Aaron et vestimenta ejus, et super filios illius ac vestes eorum (VIII, 30). Tous les témoignages anciens s'accordent à rattacher les tauroboles au culte phrygien de Cybèle. Or, ce culte, bien qu'introduit à Rome deux cent sept ans avant Jésus-Christ, ne fut longtemps que toléré, et ne passa tout à fait dans la chose publique que sous le règne d'Antonin. M. de Boze [T. II, Mém. de l'Acad. des Inscript . (N.d.A.)] a très bien rappelé les causes de la vénération superstitieuse de cet empereur pour les mystères de Cybèle ; il a montré en même temps que Faustine la mère était la première impératrice qui eût pris sur les médailles le nom de mère des dieux . Or, le plus ancien taurobole que nous trouvions constaté par une inscription se rapporte à l'an 160 de Jésus-Christ, et a été célébré pour la conservation des jours d'Antonin et de sa famille [Mémoire précité. (N.d.A.)] ; la plupart des monuments de ce genre ont, comme le précédent, une couleur politique. Que les idées de régénération répandues par le christianisme dans tout le monde aient contribué à étendre l'usage des sacrifices tauroboliques, c'est ce qu'il est difficile de nier ; mais les apologistes eux-mêmes montraient la différence de principe, et par conséquent d'origine, qui existait entre le baptême et le taurobole : Le sang du taureau, disait Firmicus [Cité par M. de Boze. (N.d.A.)] , ne rachète pas, il souille. C'est qu'effectivement l'idée de réhabilitation purifiante et celle d'expiation sanglante appartiennent à deux systèmes opposés, dont le second a été aboli par le sacrifice de la grande victime du christianisme. S'il était permis d'assigner une origine encore plus ancienne que les mystères de Cybèle au sacrifice taurobolique, nous en retrouverions la trace dans le mythe persan de Mithra et dans l'immolation du taureau, qui en est le symbole principal ; or, on sait que la religion de la mère des dieux n'est en grande partie qu'une émanation des doctrines persanes. " (N.d.A.) Note 28 All anqrwpiscoz eutelhz. Quod si ne ille quidem vir est, sed contemptus homumcio . (Julian., epist. LI. - N.d.A.) Note 29 Ce détail se trouve dans une lettre au philosophe Maxime. Julien nous fait connaître Besançon dans cette lettre, comme Paris dans le Misopogon . Ad Gallos revertens, circumspiciebam, et percontabar de omnibus qui illinc venirent, num quis philosophus, num quis scholasticus aut pallio penulave indutus, eo appulisset. Cum autem Vesontionem (Bisentiwna, Besançon) appropinquarem (est autem oppidulum nunc refectum, magnum tamen olim, et magnificis templis ornatum, moenibus firmissimis, et loci natura munitum, propterea quod cingitur Dubi (Danoubiz, Doubs) ; estque, ut in mari, rupes excelsa, propemodum ipsis avibus inaccessa, nisi qua flumen ambiens tanquam littora quoedam habet projecta) ; cum, inquam, prope abessem ab hac urbe, vir quidam cynicus cum pera et baculo mihi occurrit. Eum ego cum eminus aspexissem, teipsum esse putavi : cum accessit propius, a te omnino illum venire suspicatus sum. Est autem mihi quidem ille amicus, multum tamen infra exspectationem meam . (Julian, epist. XXXVIII. - N.d.A.) Note 30 Le texte d'Ammien Marcellin que je vais citer a fort embarrassé Gibbon, et avant lui Voltaire : un miracle affirmé par un païen était en effet une chose fâcheuse : il a donc fallu avoir recours à la physique. " Julien, dit judicieusement l'abbé de La Bletterie, et les philosophes de sa cour mirent sans doute en oeuvre ce qu'ils savaient de physique pour dérober à la Divinité un prodige si éclatant. La nature sert la religion si à propos qu'on devrait au moins la soupçonner de collusion. " M. Guizot, dans son excellente édition française de l'ouvrage de Gibbon, indique aussi quelques lois de la physique par lesquelles on pourrait expliquer jusqu'à un certain point l'apparition des feux qui chassèrent les ouvriers de Julien. M. Tourlet, par un calcul chronologique, établit que le phénomène arrivé à Jérusalem ne fut que le même tremblement de terre qui menaça Constantinople et dévasta Nicée et Nicomédie pendant le troisième consulat de Julien, en 362. Je suis trop ignorant pour disputer rien aux faits, et n'ai pas assez d'autorité pour les interpréter ou les combattre ; je les rapporte comme je les trouve. Sozomène, Rufin, Socrate, Théodoret, Philostorge, saint Grégoire de Nazianze, saint Chrysostome et saint Ambroise confirment le récit d'Ammien Marcellin. Julien lui-même avoue qu'il avait voulu rétablir le temple : Templum illud tanto intervallo a ruinis excitare voluerim . En creusant les fondements du temple nouveau, on acheva de détruire les fondements de l'ancien temple, et l'on confirma les oracles de Daniel et de Jésus-Christ par la chose même qu'on faisait pour les convaincre d'imposture. Au rapport de Philostorge (lib VII, cap. IV), un ouvrier travaillant aux fondements du temple trouva sous une voûte au haut d'une colonne environnée d'eau, l'Evangile de saint Jean. Rien de plus positif que le texte d'Ammien ; le voici : Ambitiosum quondam apud Hierosolymam templum, quod post multa et interneciva certamina, obsidente Vespasiano posteaque Tito, oegre est expugnatum, instaurare sumptibus cogitabat immodicis ; negotiumque maturandum Alypio dederat Antiochensi, qui olim Britannias curaverat pro proefectis. Cum itaque rei idem fortiter instaret Alypius juvaretque provincioe rector, metuendi globi flammarum prope fundamenta crebris assultibus erumpentes, fecere locum, exustis aliquoties operantibus, inaccessum, hocque modo elemento destinatius repellente, cessavit inceptum . (Amm., lib. XXIII, cap. I. - N.d.A.) Note 31 Exsultare patres videas, pulcherrima mundi Lumina, conciliumque senum gestire Catonum ; Candidiore toga niveum pietatis amictum Sumere et exuvias deponere pontificales. Jamque ruit, paucis Tarpeia in rupe relictis, Ad sincera virum penetralia nazareorum Atque ad apostolicos Evandria curia fontes, Anniadum soboles... Fertur enim ante alios generosus Anitius urbis Illustrasse caput : sic se Roma inclyta jactat. Quin et Olibriaci generisque et numinis haeres, Adjectis factis, palmata insignis ab aula, Martyris ante fores, Bruti submittere fasces Ambit et Ausoniam Christo inclinare securim. Non Paulinorum, non Bassorum dubitavit Prompta fides daro se Christo... Jam quid plebicolas percurram carmine Gracchos ; Jure potestatis fultos, et in arce senatus Praecipuos simulacra Deum jussisse revelli ? Cumque suis pariter lictoribus omnipotenti Suppliciter Christo se consecrasse regendos ? Sexcentas numerare domos de sanguine prisco Nobilium licet, ad Christi lignacula versas. (...) Respice ad illustrem, lux est ubi publica, cellam : Vix pauca invenies gentilibus obsita nugis Ingenia, obstrictos aegre retinentia cultus, Et quibus exactas placeat servare tenebras Splendentemque die medio non cernere solem. (Aurel. Prudentius, vir consularis, Contra Symmachum, praefectum urbis, Corpus poetarum , t. IV, p. 785, v. 128-161. - N.d.A.) Note 32 Outw de hn Olumpoz plhrhz tou Qeou wste. Olympus autem adeo plenus erat Deo ut, etc. (Suidas, in voce Olumpoz. - N.d.A.) Note 33 Elladioz men oun iereuz tou Dioz einai elegeto, Ammwnioz de Piqhcou. Helladius quidem Jovis, Ammonius vero simiae sacerdos esse dicebatur. (Socr., lib. V, cap. XVI, pag. 275. - N.d.A.) Note 34 Suidas, voce Upctia. (N.d.A.) Note 35 Suidas, V. Upctia, p. 533. (N.d.A.) Note 36 Processu pelagi jam se Capraria tollit. Squalet lucifugis insula plena viris. Ipsi se monachos grajo cognomine dicunt, Quod soli nullo vivere teste volunt. Munera fortunae metuunt, dum damna verentur ; Quisquam sponte miser, ne miser esse queat. Quaenam perversi rabies tam stulta cerebri ! Dum mala formides, nec bona posse pati ! Sive suas repetunt ex fato ergastula poenas, Tristia seu nigro viscera felle tument : Sic nimiae bilis morbum adsignavit Homerus Bellerophonteis sollicitudinibus ; Nam juveni offenso, saevi post tela doloris, Dicitur humanum displicuisse genus. (Rutil. Itinerararium , lib I, p. 105. - N.d.A.) Note 37 Adversus scopulos, damni monumenta recentis, Perditus hic vivo funere civis erat. Noster enim nuper juvenis, majoribus amplis, Nec censu inferior conjugiove minor, Impulsus furiis, homines divosque reliquit, Et turpem latebram credulus exul agit. Infelix, putat illuvie coelestia passi, Seque premit, laesis saevior ipse deis. Non, rogo, deterior Circaeis secta venenis ? Tunc mutabantur corpora, nunc animi. (Rutil. Itinerarium , lib. I, v. 517-526.) Saint Augustin parle avec estime de ces moines de l'île de Capraria si décriés par Rutilius. Il raconte que Mascerel descendit dans cette île, qu'il en emmena avec lui deux religieux, Eustathe et André, aux prières desquels il dut en Afrique sa victoire sur Gildon, son frère. (Epist. LXXXI, p. 142. - N.d.A.) Note 38 Thjilosojw. Th jilosojw Upaqia. Ep. XV, p. 172 ; ep.X, p. 170. (N.d.A.) Note 39 Mhter, cai adeljh, cai didascale. Ep. XVI, p. 173. (N.d.A.) Note 40 Mhter, cai adeljh, cai didascale. Ep. XVI, p. 173. (N.d.A.) Note 41 Agathias, lib. II, p. 69 et seq. ; Suidas, voce Presbeiz ; Brucker, Hist. crit. de la Philosoph ., t. II, p. 451. (N.d.A.) Note 42 La Mishna est un recueil des traditions juives, fait vers le milieu du second siècle de l'ère chrétienne, par le rabbin Juda, fils de Simon, appelé le Saint à cause de la pureté de sa vie, et chef de l'école hébraïque à Tibériade, en Galilée. " Ea omnia secundum certa doctrinae, capita disposuit, et in unum volumen redegit, cui nomen hoc Mishna , hoc est deuterwsiz, imposuit. " Tela ignea Satanae. (Wagemeil, pr., p. 55. - N.d.A.) Note 43 Non amant sese leones, nec enim philosophantur. Ouc erwsi leontez, oude gar jilosojousin. (Luciani Amores , p. 576 ; Lutetiae Parisiorum, an. 1615. - N.d.A.) Note 44 Hoc ubi Sophocles audiit, in Euripidem epigramma scripsit hujusmodi : Sol quidem, o Euripides, non puer, cum me tepefaceret Veste nudavit : tibi vero alienam uxorem osculanti Inacessit Boreas, etc. Hlioz hn paiz, Euripidh, oz me cleainwn, etc. (Athen ., Deipnosoph ., p. 604. - N.d.A.) Note 45 Le texte est plus net : Paiderasthz eimi, cai sojoz ta erwtica. (Luc., Vitar. Auct ., p. 193. - N.d.A.) Note 46 Ouden. (Lucian., Vitar. Auct ., p. 108. - N.d.A.) Note 47 Oude touto oida. (Lucian., Vitar. Auct ., p. 108. - N.d.A.) Note 48 Polu mallon eti tout agnow. (Lucian., Vitar. Auct ., p. 108 . - N.d.A.) Note 49 Je dois ce chant, tiré de l'Edda, et le fragment du poème épique du manuscrit de Fulde à M. Ampère, dont j'ai parlé dans la préface de ces Etudes . On sera bien aise d'entendre ce jeune littérateur, plein de savoir et de talent, sur un genre d'étude qu'il a approfondi, et qui manquait à la France. Mon travail aurait paru moins aride aux lecteurs si j'avais toujours pu l'enrichir de morceaux pareils à celui qui va terminer cette note. " La grande famille des nations germaniques (c'est M. Ampère qui parle) peut se diviser en trois branches, la branche gothique, la branche teutonique, et la branche scandinave. " Il ne reste d'autre monument des langues gothiques que la traduction de la Bible par Ulphilas. " Un plus ancien monument des langues teutoniques est un fragment épique conservé dans un manuscrit contenant le livre de la Sagesse et quelques autres traites religieux. Ce manuscrit, originaire de l'abbaye de Fulde, est maintenant à Cassel, où je l'ai vu. Dans l'intérieur de la couverture, une main inconnue avait tracé le fragment dont je parle, le tout du VIIIe siècle ou de la première moitié du IXe [Grimm die Beyden altesten deutschen gedichte ; Cassel, 1812, p. 35. (N.d.A.)] . Les personnages qui paraissent dans ce court morceau, ceux dont on parle, leur situation respective et les événements auxquels il est fait allusion, tout cela appartient à ce grand cycle épique de l'ancienne poésie allemande, dont les Niebelungen et le Livre des Héros sont des refontes plus modernes. Cette page du manuscrit de Cassel est donc le plus ancien et le plus curieux débris de ce cycle. Il nous intéresse à double titre, car ce monument germanique est pour nous un monument national. La langue dans laquelle il est écrit est le haut allemand, dont l'idiome des Franks était un dialecte. Ce morceau faisait probablement partie de ces poèmes barbares, et déjà très anciens au commencement du IXe siècle, que Charlemagne avait fait recueillir et transcrits de sa propre main [L'opinion si souvent énoncée que Charlemagne ne savait pas écrire pourrait bien être une fable. Voici ce que dit de lui un contemporain : Item barbara et antiquissima carmina quibus veterum actus et bella cantabantur scripsit memoriaeque mandavit . (Eginh., Vita Car. Magni , cap. XXIX. - N.d.A.)] . " Ce fragment contient le récit d'une rencontre entre deux guerriers du cycle dont j'ai parlé, le vieil Hildebrand et son fils Hadebrand. Hildebrand est l'ami, le mentor du héros par excellence, de Théodoric. Selon la légende, et non pas selon l'histoire, Théodoric avait été forcé de laisser son royaume aux mains d'Hermanric, qui à l'instigation d'Odacre s'en était emparé. Le héros fugitif avait trouvé un asile chez le roi des Huns, Attila. Ainsi s'était groupé, d'une manière fabuleuse, le souvenir de ces quatre noms historiques restés confusément dans la mémoire des peuples. L'usurpateur étant mort, Théodoric revenait dans ses Etats avec le vieil Hildebrand, quand celui-ci rencontre son fils Hadebrand, qui était resté à Bern (Vérone). Ils ne se connaissaient ni l'un ni l'autre. Ici commence le fragment, dont le grand style rappelle l'école homérique : " J'ai ouï dire que se provoquèrent dans une rencontre Hildebrand et Hadebrand, le père et le fils. Alors les héros arrangèrent leur sarrau [Ce mot est d'origine germanique : il est ici employé dans le texte ( saro ). Je l'ai conservé ne sachant comment le remplacer. (N.d.A.)] de guerre, se couvrirent de leur vêtement de bataille, et par-dessus ceignirent leurs glaives. Comme ils lançaient les chevaux pour le combat, Hildebrand, fils d'Herebrand, parla : c'était un homme noble, d'un esprit prudent. Il demanda brièvement qui était son père parmi la race des hommes, ou : De quelle famille es-tu ? Si tu me l'apprends, je te donnerai un vêtement de guerre à triple fil ; car je connais, ô guerrier ! toute la race des hommes. " Hadebrand, fils d'Hildebrand, répondit : Des hommes vieux et sages dans mon pays, qui maintenant sont morts, m'ont dit que mon père s'appelait Hildebrand : je m'appelle Hadebrand. Un jour il s'en alla vers l'est ; il fuyait la haine d'Odoacre (Othachr) ; il était avec Théodoric (Theothrich) et un grand nombre de ses héros. Il laissa seuls dans son pays sa jeune épouse, son fils, encore petit, ses armes, qui n'avaient plus de maître ; il s'en alla du côté de l'est. Depuis, quand commencèrent les malheurs de mon cousin Théodoric, quand il fut un homme sans ami, mon père ne voulut plus rester avec Odoacre. Mon père était connu des guerriers vaillants ; ce héros intrépide combattait toujours à la tête de l'armée ; il aimait trop à combattre, je ne pense pas qu'il soit encore en vie. - Seigneur des hommes, dit Hildebrand, jamais du haut du ciel tu ne permettras un combat semblable entre hommes du même sang. Alors il ôta un précieux bracelet d'or, qui entourait son bras, et que le roi des Huns lui avait donné. - Prends-le, dit-il à son fils, je te le donne en présent. Hadebrand, fils d'Hildebrand, répondit : C'est la lance à la main, pointe contre pointe, qu'on doit recevoir de semblables présents. Vieux Hun ! tu es un mauvais compagnon ; espion rusé, tu veux me tromper par tes paroles, et moi je veux te jeter bas avec ma lance. Si vieux, peux-tu forger de tels mensonges ? Des hommes de mer, qui avaient navigué sur la mer des Vendes, m'ont parlé d'un combat dans lequel a été tué Hildebrand, fils d'Herebrand. Hildebrand, fils d'Herebrand, dit : Je vois bien à ton armure que tu ne sers aucun chef illustre, et que dans ce royaume tu n'as rien fait de vaillant. Hélas ! hélas ! Dieu puissant ! quelle destinée est la mienne ! J'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés. On me plaçait toujours à la tête des combattants, dans aucun fort on ne m'a mis les chaînes aux pieds, et maintenant il faut que mon propre enfant me pourfende avec son glaive, m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier. Il peut t'arriver facilement, si ton bras te sert bien, que tu ravisses à un homme de coeur son armure, que tu pilles son cadavre : fais-le, si tu crois en avoir le droit, et que celui-là soit le plus infâme des hommes de l'est qui te détournerait de ce combat, dont tu as un si grand désir. Bons compagnons qui nous regardez, jugez dans votre courage qui de nous deux aujourd'hui peut se vanter de mieux lancer un trait, qui saura se rendre maître de deux armures. Alors ils firent voler leurs javelots à pointes tranchantes, qui s'arrêtèrent dans leurs boucliers ; puis ils s'élancèrent l'un sur l'autre. Les haches de pierre résonnaient... Ils frappaient pesamment sur leurs blancs boucliers ; leurs armures étaient ébranlées, mais leurs corps demeuraient immobiles... " Ici s'arrête le fragment. Je cite les premiers vers du texte pour donner idée de l'allemand d'alors ; on verra qu'il était beaucoup plus sonore que l'Allemand d'aujourd'hui : Ik gihorta that seggen, that sih urhettun anon muotin Hildibrant enti Hathubrant untar heriuntuem. Sunu fatar ungo. Iro saro rithun, Garutun se iro guthamun, gurtur sih iro suert ana, Helidos, uber ringa de si to dero hiltu ritun. " Comme exemple de l'ancienne poésie scandinave, je citerai le trait suivant, tiré de l'Edda. Ici nous trouverons autant de gandeur, mais moins de calme ; plus de violence et de férocité, mais une férocité sublime. " (Ici M. Ampère donne le chant de Gunar tel que je l'ai transporté dans mon récit.) " Voici, continue le savant traducteur, un échantillon de la langue scandinave ancienne, dans laquelle existe ce morceau remarquable, comme en général tous ceux de l'Edda, par un caractère sombre et grand : Hiarta skal mér Havgna I hendi liggja Blôthugt ôr briosti Scorit bald-ritha Saxi slithr-beito Syni thio thaus. Skaro their hiarta Hjalla ôr briosti Blothugt that a bjoth langtho Ok baro for Gunar. (N.d.A.) Note 50 Cum autem in pictura vidisset Romanorum quidem reges in aureis thronis sedentes, Scythas vero caesos et ante pedes ipsorum jacentes, pictorem accersitum jussit se pingere sedentem in solio, Romanorum vero reges ferentes saccos in humeris, et ante ipsius pedes aurum effundentes. (Suid., in voc. Mediolanon, p. 517. - N.d.A.) Note 51 De mari usque ad mare, ignis orientali sacrilegorum manu exageratus, et finitimas quasque civitates agrosque populans, qui non quievit accensus donec cunctam pene exurens insulae superficiem rubra occidentalem trucique Oceanum lingua delamberet. Ita ut cunctae columnae crebro impetu, crebris arietibus, omnesque coloni cum praepositis ecclesiae, cum sacerdotibus ac populo, mucronibus undique micantibus, ac flammis crepitantibus, simul solo sternerentur ; et, venerabili visu, in medio platearum una turrium, edito culmine, evulsarum, murorumque celsorum, saxa, sacra altaria, cadaverum frusta, crustis ac gelantibus purperei cruoris tecta velut in quodam horrendo torculari mixta viderentur. Itaque nonnulli miserarum reliquiarum in montibus deprehensi acervatim jugula bantur ; alii, fame confecti accedentes, manus hostibus dabant in aevum servituri... quod altissimae gratiae stabat in loco. Alii transmarinas petebant regiones cum ululatu magno, hoc modo sub velarum sinibus cantantes : Dedisti nos tanquam oves escarum, et in gentibus dispersisti nos, Deus. (Histor. Gildoe, liber querulus de excidio Britannioe, p. 8, in Histor. Brit. et Angl. Script ., t. II. - N.d.A.) Source: http://www.poesies.net