Correspondance De Chateaubriand Avec La Marquise De Vichet Un dernier amour de René Par François-René de Chateaubriand et Marie-Louise de Vichet Paris, Librairie Académique Didier Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs, 35, Quai des Grands-Augustins. 1903 PRÉFACE Dans un château des environs de Viviers, propriété séculaire de sa famille, demeurait, en l'année 1827, une femme d'une sensibilité délicate et de l'esprit le plus distingué, la marquise de V... Née en 1779, elle avait épousé à quinze ans un gentilhomme du Languedoc, d'excellente maison, lui aussi; et elle avait eu de lui un fils, son unique enfant. Mais, en 1827, elle demeurait seule dans son château du Vivarais. Son mari, entré dans l'administration sous l'Empire, habitait Toulouse, où il remplissait les fonctions d'inspecteur des douanes. Son fils, officier de chasseurs, avait sa garnison à l'autre bout du royaume. De telle sorte que, dans sa solitude, Mme de V... pouvait entretenir à loisir le culte qu'elle avait voué depuis sa jeunesse à l'auteur du Génie du Christianisme. Elle avait été de celles que l'apparition de ce livre, jadis, avait affolées d'enthousiasme[1]: toujours, depuis lors, elle continuait à être partagée entre son désir de connaître Chateaubriand et la crainte d'importuner celui-ci ou de lui déplaire. Déjà en 1816, profitant d'un séjour à Paris, elle avait écrit à son grand homme; puis, au dernier moment, elle avait imaginé un prétexte pour se dispenser de le rencontrer. Onze ans plus tard, à propos de quelques mots lus dans le Journal des Débats sur une indisposition de Chateaubriand, elle s'enhardit à lui écrire de nouveau; et, cette fois, sa lettre fut le point de départ d'une correspondance qui devait durer sans interruption près de deux ans, jusqu'au mois de juin 1829. [Note 1: «Je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe écrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure.» (Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe.)] Au moment où s'ouvrit cette correspondance, Chateaubriand traversait une des périodes les plus tristes et les plus inquiètes de sa vie. Il avait perdu, peu de mois auparavant, sa vieille amie Mme de Custine. Mme de Chateaubriand, très souffrante elle-même, lui faisait sentir plus vivement que jamais l'incompatibilité naturelle de leurs caractères. Ruiné, dépossédé de toute influence politique, réduit à une opposition hargneuse et rebutante, toujours plus ennuyé des autres et de lui-même à mesure qu'il découvrait davantage son inutilité, René se trouvait dans une disposition morale qui, sans doute, lui rendit plus sensible l'hommage imprévu de la marquise de V... Le fait est qu'il y répondit aussitôt avec une passion extraordinaire, se livrant comme il se livrait à peine à ses plus intimes confidents. C'est ainsi que s'engagea, entre lui et son «inconnue», un véritable petit roman, dont aucun de ses biographes ne paraît avoir soupçonné l'existence, et que, grâce à une pieuse précaution de Mme de V...[2], nous pouvons aujourd'hui mettre tout entier sous les yeux du public. [Note 2: «Quand mes lettres sont faites, je les copie telles qu'elles sont, et les joins aux vôtres. Tout ce que j'ai écrit à vous et de vous m'est ainsi resté.» (Mme de V... à Chateaubriand, lettre du 16 décembre 1828.) On sait que Chateaubriand avait l'habitude de détruire aussitôt toutes les lettres de femmes qu'il recevait.] Disons-le tout de suite: ce qui donne à ce roman un intérêt, un piquant très particulier, c'est que la marquise de V... est restée, presque jusqu'au bout, une «inconnue» pour Chateaubriand. Celui-ci, pendant tout le temps qu'ont duré leurs relations, a ignoré l'âge et la figure de sa correspondante. Il y a eu là un mystère, et, à la suite de ce mystère, un malentendu, qui seuls peuvent faire comprendre la vraie signification des lettres qu'on va lire. Et le mystère était né du hasard; et si, peut-être, Mme de V... n'a pas fait absolument tout ce qui était en son pouvoir pour dissiper le malentendu, nous ne croyons pas que personne, ayant lu ses lettres, trouve jamais le courage de le lui reprocher. Personne n'aura jamais le courage de lui reprocher que, lorsque l'homme qu'elle adorait a enfin daigné s'enquérir d'elle, elle ne lui ait pas nettement déclaré qu'elle n'était pas la jeune femme qu'il semblait supposer. Elle avait alors près de cinquante ans; elle aurait pu le dire à Chateaubriand, et ne le lui a pas dit; on sent qu'elle n'a pas eu la force de s'y résigner. Mais, on le sent aussi, elle a cruellement souffert de ce malentendu qu'elle n'osait dissiper. Sans cesse, et de mille façons les plus touchantes du monde, elle s'efforce de suggérer à Chateaubriand qu'elle ne saurait attendre de lui qu'une amitié toute fraternelle. Tantôt elle le gronde de sa familiarité, tantôt elle projette de ne plus lui écrire; elle va même jusqu'à le prier de se renseigner sur elle auprès d'amis communs. Et le poète s'obstine dans ses illusions, avec une insistance dont on devine que la pauvre femme est à la fois effrayée et ravie. «Votre écriture est toute jeune, lui dit-il, la mienne est vieille comme moi.» Il est certain de retrouver en elle, quand il la verra, «une image de femme qu'il s'est faite depuis sa jeunesse», et qu'il «n'a encore rencontrée nulle part». Quand elle lui demande de «ne penser à elle que comme à une personne simple et bonne qui l'aime de tout son coeur», il l'accuse de vouloir «commencer une correspondance orageuse». Et il achète une carte de France, pour y regarder l'endroit où demeure «Marie»; et il l'invite à venir avec lui à Rome; et il lui parle des longues années «qui seront pour elle, et non pour lui qui s'en va». Mais surtout il veut la voir; c'est comme le refrain de toutes ses lettres: «Venez à moi!... Il faut que je vous voie!» Et d'autant plus Mme de V... a peur de se laisser voir. L'affection de Chateaubriand lui est désormais devenue si nécessaire qu'elle s'épouvante à l'idée de la perdre. «Ma vie, lui écrit-elle un jour, s'est passée tout entière à désirer votre affection et à fuir votre présence.» Ou plutôt elle désire de toute son âme la présence de son ami: elle rêve de le rencontrer aux eaux où il doit aller, de l'avoir près d'elle dans son château, de se promener avec lui sous le mail de l'Infirmerie Marie-Thérèse; mais, dès que l'occasion s'offre à elle de réaliser un de ces rêves, elle hésite, elle ajourne, elle invente un prétexte pour rester «inconnue» quelque temps encore. Que d'angoisses il y a en elle, dont chacune de ses lettres nous apporte l'écho! Et comme ses lettres nous sont aujourd'hui expressives et touchantes, avec leurs contradictions, leurs alternatives de confiance et de désespoir, avec ce gracieux déploiement d'images et de style par où elle s'efforce de se gagner, dans le coeur de son «maître», une estime assez forte pour pouvoir survivre aux désillusions de l'amour! «Pourquoi donc, lui demande-t-elle naïvement, pourquoi ne pouvez-vous m'aimer par mes lettres, comme je vous aime par vos livres?» Mais Chateaubriand s'obstine à ne pas la comprendre. Il ne voit, dans toute cette conduite, qu'un caprice, peut-être une ruse pour piquer davantage sa curiosité. Et, en effet, sa curiosité se pique sans cesse davantage, pendant les premiers mois de la correspondance. Il écrit lettre sur lettre, du ton à la fois le plus tendre et le plus sincère. Lui dont Mme de Duras disait «qu'il ne répondait jamais rien qui eût rapport à ce qu'on lui écrivait», il n'y a pas dans les lettres de Mme de V... un seul passage où il ne prenne à coeur de répondre. Puis, peu à peu, on sent que sa curiosité commence à se fatiguer. La chute du cabinet Villèle vient de lui rendre l'espoir d'un grand rôle politique: il refuse des offres de ministères, il se fait nommer ambassadeur à Rome: une vie nouvelle s'ouvre devant lui, qui ne lui laisse plus guère de loisirs pour échanger des rêves et des confidences avec une «soeur» qu'il n'a jamais vue. Il continue cependant à solliciter les lettres de son inconnue; il continue à lui dire: «Il faut que je vous voie!» Mais il le lui dit avec moins d'impatience; et sa pauvre «Marie», qui naguère le priait de ne penser à elle que comme à une bonne et simple amie, lui reproche maintenant que ses lettres «aient une sorte de style anonyme, comme si elles ne s'adressaient à personne!» Hélas! oui, les dernières lettres de Chateaubriand, plus précieuses peut-être pour nous que les premières par les renseignements historiques qu'elles nous offrent, justifient les reproches et les plaintes de Mme de V... Si intéressantes que soient ces dernières lettres de Chateaubriand, bien plus profondément nous émeuvent les longues et maladroites réponses où l'amie, affolée, s'épuise en efforts inutiles pour retenir une attention qui se détourne d'elle. C'est dans ces réponses que se révèlent à nous, en même temps, tout l'amour de Mme de V... et toute sa souffrance. Et puis nous nous rappelons son âge, la situation particulière où elle se trouve vis-à-vis de l'homme qu'elle aime d'un tel amour: et nous ne pouvons nous empêcher d'imaginer quel magnifique sujet aurait été, pour un Balzac, ce roman de «l'inconnue» de Chateaubriand. Enfin,-après combien de luttes, et avec quelle crainte!-Marie se décide à affronter la présence de son ami; et ainsi s'achève son triste roman. «M. de Chateaubriand est venu me voir le samedi 30 mai et le samedi suivant, 6 juin», écrit-elle, bien des années plus tard, à la dernière page d'un cahier où elle vient de recopier, une fois de plus, toute sa correspondance avec «l'élu de son coeur». Et celui-ci s'en va aux eaux de Cauterets, où il l'avait maintes fois invitée à l'accompagner; et elle, pendant les longues années qui lui restent à vivre (elle est morte en 1848, presque en même temps que Chateaubriand), nous ne voyons pas qu'elle tente même la plus timide démarche pour se rappeler au souvenir de celui qui, jadis, jurait «d'aimer pour la vie sa Marie inconnue». Heureuse est-elle encore d'être morte avant lui, et de n'avoir pas pu lire, dans les Mémoires d'Outre-Tombe, le récit d'une aventure arrivée précisément pendant ce séjour aux eaux de Cauterets! Voilà qu'en poétisant (il s'amusait à composer une ode) je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave. Elle se leva et vint droit à moi. Elle savait, par la rumeur publique, que j'étais à Cauterets. Il se trouva que l'inconnue était une Occitanienne, qui m'écrivait depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue. La mystérieuse anonyme se dévoila: patuit dea. J'allai rendre une visite respectueuse à la naïade du torrent. Un soir qu'elle m'accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre: je fus forcé de la reporter chez elle dans mes bras... J'ai laissé s'effacer l'impression fugitive de ma Clémence Isaure; la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d'une fleur; la spirituelle, déterminée, et charmante étrangère de seize ans m'a su gré de m'être rendu justice: elle est mariée[3]. [Note 3: Mémoires d'Outre-Tombe, IIIe partie, livre XIII. On trouvera, sur cet épisode, des renseignements très curieux dans une étude de M. Victor Giraud (Revue des Deux Mondes, 1er avril 1899).] Ainsi Chateaubriand, pendant les deux années qu'a duré sa correspondance avec Mme de V..., avait une autre «inconnue», à qui peut-être il promettait aussi de «l'aimer pour la vie»! Peut-être lui avait-il proposé, à elle aussi, de venir le rejoindre à Rome, en même temps qu'il le proposait à «Marie» et à Mme Récamier? Et peut-être n'est-ce pas simplement le hasard qui la lui a fait rencontrer à Cauterets, «assise au bord du gave»? Il avait toujours eu le goût de conduire en même temps plusieurs petites intrigues sentimentales, traitant chacune d'elles avec tant de chaleur, et tant de mystère, qu'on pouvait croire qu'il s'y donnait tout entier; mais parfois le mystère se découvrait, et un pauvre coeur de femme en était déchiré. Heureuse du moins «Marie» de n'avoir pas connu cette souffrance-là! Oui,-les lettres qu'on va lire le prouvent une fois de plus, -Chateaubriand avait raison de dire que «son amour portait malheur»; mais nous soupçonnerions volontiers que la faute en était au moins autant à lui-même qu'à la fatalité. Il était fait de telle sorte que, attachant toujours beaucoup plus de prix à ce qu'il n'avait pas qu'à ce qu'il avait, il ne pouvait s'empêcher de le laisser voir. La dureté qu'on lui a reprochée pour les femmes qui ont «agréé sa vie» semble bien avoir consisté surtout en un contraste trop rapide, trop peu dissimulé, entre ses façons d'agir à leur égard avant et après sa victoire sur elles; et sans doute ses amies l'auraient trouvé moins dur s'il ne les avait pas habituées, d'abord, à toutes les douceurs d'une tendresse, d'une prévenance, d'une sollicitude infinies. Ses premières lettres à Mme de V... suffiraient pour nous donner une idée de l'art vraiment merveilleux que ce grand artiste savait mettre à la conquête d'un coeur. Tous les mots y sont des caresses; et leur musique même, tour à tour langoureuse ou pressante, c'est avec un attrait irrésistible qu'elle murmure: «Venez à moi!» Comme on comprend que, accoutumée à une telle musique, une femme ait pleuré toutes ses larmes avant de se résigner à ne plus l'entendre! Mais Mme de V... avait l'esprit trop droit et l'âme trop généreuse pour ne pas se rappeler que l'homme par qui elle souffrait était celui aussi qui, durant de longs mois, avait transfiguré sa vie en un rêve enchanté. De la même façon qu'elle avait aimé Chateaubriand avant de le connaître, elle a continué de l'aimer après que la destinée les eut séparés: le soin qu'elle a pris de conserver, de transcrire, d'annoter ses lettres nous montre assez que, jusqu'au bout, elle est restée pieusement fidèle à «l'élu de son coeur». Et nous, à notre tour, tout en la plaignant, gardons-nous d'êtres injustes ou sévères pour lui! Par une étrange perversité de notre nature, nous sommes trop souvent tentés de donner tort, d'avance, aux hommes de génie, dans les aventures d'amour où nous les voyons engagés; nous sentons ces hommes si différents de nous, si supérieurs à nous, que nous ne pouvons nous défendre de vouloir les en punir une fois encore. Et cependant, à y regarder de plus près, il est bien rare que le véritable génie ne s'accompagne pas d'une certaine bonté: d'une bonté faite parfois de détachement, voire d'indifférence, mais répugnant d'instinct à toutes les formes de la bassesse, dont il n'y en a pas de plus basse que de faire souffrir. Pour ce qui est de Chateaubriand, en particulier, si ses premières lettres à Mme de V... nous le révèlent infiniment habile à tous les artifices de la séduction, les dernières nous apportent un nouveau témoignage de ce qu'il a appelé quelque part, en riant, «sa maudite bonté». Dès le moment de son départ pour Rome, nous sentons que son «inconnue» ne l'intéresse plus; nous le sentons, comme elle le sentait elle-même, au «style anonyme» de ses lettres, à mille petites nuances involontaires de froideur et de gêne: mais il n'en continue pas moins de lui écrire, et de la consoler, avec une complaisance d'autant plus touchante qu'on devine davantage l'effort qu'elle lui coûte. Ce n'est pas lui qui, comme le médiocre Adolphe, serait descendu jusqu'à se plaindre d'une femme qu'il aurait cessé d'aimer. Il avait toujours vite fait, malheureusement, de cesser d'aimer, et nombreuses sont les femmes qui en ont souffert; mais il n'accusait jamais que lui seul de cette fatale et malfaisante mobilité de son coeur. Et personne n'en a souffert autant que lui-même. C'était un de ces enfants gâtés qui ne peuvent résister à la tentation de casser aussitôt les jouets qu'on leur donne, et qui ensuite se désolent de les avoir cassés. Combien de jouets divers il a cassés, ou tout au moins ébréchés, au cours de sa vie, depuis des coeurs de femmes jusqu'à une religion et une royauté! Et combien, toute sa vie, il s'en est désolé! Sous les apparences extérieures d'une vanité enfantine, ses Mémoires ne sont, d'un bout à l'autre, que la plainte d'un enfant sur ses jouets brisés. «N'est-ce pas une chose curieuse, écrivait-il en 1826 dans une préface des Martyrs, que je sois aujourd'hui un chrétien douteux et un royaliste suspect?» Hélas! il était vraiment l'un et l'autre, malgré les meilleures intentions du monde; et, bien qu'il s'en défendît au dehors, il ne pouvait s'empêcher de le reconnaître, au-dedans de soi, ni de s'en affliger, ni de sentir qu'il allait recommencer le lendemain les fautes qu'il se repentait d'avoir commises la veille. C'était un enfant, un malheureux enfant. À Rome, un soir, pendant une des brillantes réceptions de l'ambassade de France, une dame anglaise, «qu'il ne connaissait ni de nom, ni de visage», s'est approchée de lui, l'a regardé, et lui a dit, en français, mais avec un fort accent de son pays: «Monsieur de Chateaubriand, vous êtes bien malheureux!» Étonné de «cette manière d'entrer en conversation», l'ambassadeur a demandé à la dame ce qu'elle voulait dire. «Je veux dire que je vous plains!» lui a-t-elle répondu, après quoi elle a «accroché le bras d'une autre Anglaise, et s'est perdue dans la foule». Rien de ce qu'on pourra jamais écrire de Chateaubriand n'égalera, en finesse ni en profondeur, le jugement porté sur lui par cette dame inconnue. T. W UN DERNIER AMOUR DE RENÉ PROLOGUE À M. de Chateaubriand Paris, 15 mars 1816. Monsieur le Vicomte, J'ai trouvé chez moi, parmi de vieux papiers négligés, un petit manuscrit dont la lecture m'a vivement intéressée. C'est, à ce qu'il m'a paru, la copie d'une correspondance qu'on avait voulu soustraire aux profanations révolutionnaires, mais qu'on n'avait pu se résoudre à sacrifier tout à fait. L'élégance et la pureté du style de ces lettres, les nobles sentiments dont elles sont remplies, et le tableau consolant et mélancolique qu'offre leur ensemble dans un espace de trente-trois années, me donnèrent le désir de les faire imprimer, en changeant toutefois les noms des lieux et des personnes, par respect pour ces dernières, s'il en existait encore. Je n'ai point de notions là-dessus, parce que j'habite le Vivarais où je suis née, et que je ne connais personne en Bretagne, d'où ces lettres ont été écrites. Une seconde lecture de mon petit manuscrit me fit naître un doute qui changea mon projet. Plusieurs passages de ces lettres dans lesquels se trouve votre nom me firent imaginer que la dame qui les avait écrites pouvait être votre parente. Cette pensée me rendit le manuscrit bien plus précieux, et, quoiqu'il n'y eût point d'apparence que j'eusse jamais l'honneur de vous voir, je résolus de n'en disposer qu'après m'être assurée qu'il n'avait point d'intérêt pour vous. J'aurai donc l'avantage de vous le remettre, si vous désirez le lire. Mais, pour ne pas vous obliger à cette lecture inutilement, voici quelques mots qui vous en dispenseront peut-être: L'auteur de ces lettres se nommait Mme la marquise de P.... (le nom est en abrégé dans le cahier), elle habitait Auray, et deux terres dont l'une se nommait Le Lardais, et l'autre Lannouan. Elle avait passé ses premières années à Châteaubriand, et était nièce de M. de La Chalotais. Si à ces renseignements vous reconnaissez en effet, monsieur le vicomte, une personne dont le souvenir vous soit cher, je serai bien heureuse de pouvoir vous en offrir cet intéressant vestige. Vous le recevrez comme un gage des sentiments de respect et de reconnaissance que je vous ai voués avec tous les vrais Français. Veuillez bien en agréer suis partie sur-le-champ pour aller la chercher. Pardonnez-moi, Monsieur le vicomte, de ne vous avoir pas écrit pour vous prévenir de mon absence! Cette bonne pensée ne m'est pas venue, je suis partie en toute hâte, et préoccupée d'inquiétude et de regret. Ce soir, à mon retour, j'ai trouvé votre carte. Je conclus de votre billet et de votre visite que mon manuscrit vous intéresse, en effet, et je me réjouis de tout mon coeur de pouvoir vous en faire l'hommage. Tous les Français vous offrent celui de leur reconnaissance pour les bons sentiments et les douces émotions qu'ils vous doivent. Ceux que vous avez consolés dans leurs peines peuvent vous en vouer une plus spéciale encore. Votre temps est trop précieux, monsieur le vicomte, pour que j'ose vous demander une seconde visite. Si vous me la destiniez, je voudrais en savoir le moment? Mais je me bornerai à vous envoyer le manuscrit; s'il vous intéresse, vous le garderez tout à fait. S'il vous est étranger, ne vous donnez pas la peine de me le renvoyer, je l'enverrai chercher chez vous avant mon départ. Agréez... De M. de Chateaubriand, Paris, mardi 19 mars 1816. Selon toutes les apparences, madame, le manuscrit n'intéresse personne de ma famille. Mais j'ai à vous remercier de votre politesse. Puisque vous voulez bien me le permettre, madame, et me laisser le choix du jour, j'aurai l'honneur de passer chez vous, samedi 29, à midi. Agréez, madame, je vous en prie, l'hommage de mon respect. de CHATEAUBRIAND. Note de Mme de V.-Me trouvant suffisamment remerciée, je voulus épargner à M. de Chateaubriand l'ennui d'une visite sans but, et me punir moi-même d'avoir risqué d'abuser de sa politesse. Je partis de Paris avant le jour qu'il avait fixé pour notre entrevue. CORRESPONDANCE DE CHATEAUBRIAND AVEC LA MARQUISE DE V... I À M. le vicomte de Chateaubriand Hlle, 14 novembre 1827. Monsieur le Vicomte, Depuis que je sais aimer et honorer quelque chose, vous avez tout mon respect et tout mon attachement; à mesure que votre caractère public s'est développé, ces sentiments se sont fortifiés dans mon coeur, et ils y ont enfin jeté de si profondes racines que je me crois quelques droits à votre bienveillance, parce que, depuis bien des années, les principaux événements de votre vie forment un des plus chers intérêts de la mienne. Depuis que notre ami commun, M. Hyde de Neuville, est revenu des pays étrangers, il m'a donné de vos nouvelles de loin en loin. Mais le voilà trop occupé des élections pour que je puisse en attendre, ni même lui en demander. Cependant, je viens de lire, dans le Journal des Débats du 9 novembre, la lettre que vous avez adressée au rédacteur du courrier. Mes yeux se sont mouillés de larmes en y voyant que «votre santé est altérée par un travail excessif et par les vives inquiétudes que vous cause une autre sauté qui vous est plus chère que la vôtre!» En prenant, monsieur, la liberté de vous écrire et de vous dérober quelques minutes d'un temps toujours si précieux, et dans ce moment si péniblement employé, je serais coupable d'une indiscrète présomption, si le sentiment qui dicte ma lettre n'était pas de ceux qu'il est toujours doux et honorable d'inspirer, et d'accueillir. Vous êtes fait pour en être touché, et j'en suis si persuadée que j'ose vous en demander une preuve. Remettez ma lettre à votre secrétaire, et recommandez-lui de m'adresser, tous les quinze jours, deux lignes en forme de bulletin, qui me tirent d'inquiétude sur votre santé, et sur Mme de Chateaubriand! Cependant, monsieur, si vous ne jugez pas à propos d'accorder un soin si obligeant à une personne qui vous est étrangère, et qui probablement ne vous verra jamais, je vous prie au moins de juger ma lettre d'après les circonstances qui me sont personnelles et non d'après les règles générales de la bienséance! Je ne crois cependant pas les enfreindre aujourd'hui; il me paraît simple de vous demander de vos nouvelles, et juste que vous m'en fassiez donner, car j'ai passé beaucoup d'années, je ne dis pas à vous admirer (l'admiration ne me donnerait aucun droit particulier auprès de vous), mais à vous chérir avec une attention que rien n'a pu détourner. D'ailleurs qui peut mieux que vous justifier une exception, et combien de fois ne devez-vous pas avoir reçu des marques d'attachement de personnes auxquelles le sort, ainsi qu'à moi, a refusé le bien de vous connaître et d'obtenir votre affection? Recevez donc avec bienveillance l'assurance du profond attachement que je vous ai voué pour toujours, et celle des voeux que je ne cesse de former pour votre bonheur. j'ai l'honneur d'être avec un tendre respect, monsieur le vicomte, votre très humble servante. La marquise de V... née d'H. H., 13 novembre 1827, près La Voulte en Vivarais. II De M. de Chateaubriand Paris, 24 novembre 1827. Madame la Marquise, J'espère que vous n'avez pas cru sérieusement que je laisserais à mon secrétaire l'honneur de vous répondre. Votre lettre, madame, m'a pénétré de reconnaissance; j'accepte cordialement votre amitié étrangère, elle remplacera celle de tant de vieux amis qui ont fui avec la fortune. Je vais donc sur-le-champ vous donner les ennuis de l'intimité. Mme de Chateaubriand est un peu moins souffrante, ma santé est aussi un peu meilleure. Tout cela est à charge de revanche, madame la marquise: vous allez être obligée de me dire ce que vous faites, comment vous vous portez, ce que vous pensez? Mais ne sais-je pas d'avance ce que doit être l'amie de M. Hyde de Neuville? Réjouissez-vous, madame: le voilà nommé dans la Mayenne. Il viendra nous aider à débarrasser la France des seuls ennemis qui restent au roi, les ministres. Je voudrais bien, madame, que mon écriture ressemblât à la vôtre; mais voilà déjà un des inconvénients de mon amitié: votre écriture est toute jeune, la mienne est vieille comme moi[4]. Il vous faudra beaucoup de temps pour apprendre à la lire. Je suis presque tenté de désirer de n'être jamais connu de vous; j'aime trop vos illusions, madame, pour n'avoir pas peur de les dissiper par ma présence. Si vous m'écrivez, de grâce ne me parlez plus de respect! C'est moi, madame, qui mets le mien à vos pieds, avec les tendres hommages que vous me permettez de vous offrir. CHATEAUBRIAND. [Note 4: «Je parle souvent de ma tête grise: calcul de mon amour propre, afin qu'on s'écrie en me voyant: Ah! il n'est pas si vieux!... Ma petite ruse m'a réussi quelquefois.» (Mémoires d'Outre-Tombe, IVe partie, livre V.)] III À M. de Chateaubriand H., 28 novembre 1827. Monsieur le Vicomte, Je vous remercie mille fois de m'avoir appris que Mme de Chateaubriand est mieux portante et que vous êtes vous-même plus content de votre santé. Je dois marquer le jour où j'ai reçu votre lettre avec une pierre blanche. Je n'ose pas vous dire combien le nombre de ces jours est petit, parmi celui des miens. Lorsque, dans le premier moment d'alarme où me jeta la nouvelle de votre chagrin et de l'altération de votre santé, je vous écrivis pour vous offrir l'hommage du profond intérêt que j'y prenais et pour vous prier de me faire donner de vos nouvelles et de celles de Mme de Chateaubriand, je crus faire une chose juste et simple. Cependant, la crainte que ma lettre vous parût peu convenable traversa mon esprit, au moment même où j'écrivais. La réflexion fortifia cette crainte, et l'élection de M. Hyde de Neuville ne put m'en distraire; votre pensée ne me quittait pas. Je faisais et refaisais souvent, intérieurement, la réponse que j'espérais recevoir de vous, d'abord telle que je la désirais, ensuite telle qu'il était probable qu'elle serait, et plus tard telle que je la craignais. Enfin j'avais fini par me résigner à n'en point avoir du tout. Je me souvenais que ma lettre s'était trouvée plus affectueuse que je n'avais d'abord compté la faire. Dès lors, vous n'étiez pas homme à l'abandonner à un secrétaire; cependant, en y pensant bien, je ne pouvais supposer qu'un nom qui vous était inconnu obtiendrait de vous des égards de sentiment jusqu'à vous faire sacrifier une partie de votre temps et entrer en correspondance avec une étrangère. Je pensais donc que je n'aurais de vous que des remerciements aimables et pleins de bonté, et que vous en chargeriez M. Hyde de Neuville, lorsque vous le reverriez. Ce matin, parmi les lettres qu'on m'apporte, j'en vois une qui me frappe. Une écriture qui m'est étrangère: sur le cachet, des lettres initiales qui ne me l'ont jamais été m'annoncent bien vite de qui elle me vient. Alors le coeur me manque, et je n'ose plus l'ouvrir. Bien que je ne sois pas très heureuse, je suis, je crois, difficile en bonheur. Ce mot de La Bruyère, Il est malaisé d'être content de quelqu'un, me revenait pour m'effrayer. Je sentais que j'allais recevoir une décision bien plus importante pour moi que si elle eût fixé les plus grands intérêts de ma vie extérieure. Je tâchais de me fortifier contre la perte d'une espérance trop douce. Je la jugeais moi-même chimérique. J'ouvre enfin cette lettre si désirée et maintenant si redoutée. Un coup d'oeil rapide me montre qu'elle est longue, qu'elle est de votre main; je vois briller ce nom chéri, synonyme de tout ce qu'il y a de plus noble et de plus beau dans ce monde: et les mots de reconnaissance, d'amitié, de tendre hommage, frappent mes yeux et mon coeur. Mon Dieu! que ce moment m'a été doux! Je ne connaissais pas le tumulte d'idées et de sentiments dans lequel jette un bonheur inattendu: il m'a fallu du temps pour m'en remettre. Mais est-il vrai, monsieur le vicomte, qu'avec la généreuse confiance de l'âme la plus belle qui fût jamais, vous acceptiez une affection étrangère, et lui remettiez le soin de remplacer les ingrats qui vous ont fui? Avec quelle vive et profonde reconnaissance je reçois cet honneur! Avec quel plaisir j'ose vous donner l'assurance que je le mérite! Ah! tout le monde, sans doute, vous admire et vous honore: beaucoup de personnes vous aiment: mais aucune ne saura vous chérir mieux que moi. Vous me demandez ce que je pense? Cette question que votre bonté m'adresse est un bonheur de plus pour moi, je n'aurais jamais osé vous entretenir avec quelque détail des sentiments que je vous ai voués depuis mon enfance. Ils ont toujours rempli mon coeur et tenu une si grande place dans ma vie qu'ils se répandent quelquefois dans mes conversations et surtout dans mes lettres. Le hasard m'en a fait retrouver plusieurs ici, écrites à diverses personnes, en différentes circonstances et à des époques très éloignées. En copiant pour vous, monsieur le vicomte, quelques-uns des passages où je parle de vous, vous verrez non seulement ce que je pense à présent, mais ce que j'ai toujours pensé. Alors mes inquiétudes du 13 novembre, la lettre qu'elles me poussèrent à vous écrire, la joie que j'ai ressentie de votre réponse et l'éloignement où je suis restée de vous, vous seront expliqués par l'existence d'un attachement qui, pour être extraordinaire, n'en est pas moins fidèle et inaltérable. Du 29. Monsieur le vicomte, ce matin, à mon réveil, la pensée que vous êtes plus heureux et mieux portant, que vous connaissez mes sentiments, que vous en êtes touché, que vous les acceptez et que vous me l'avez écrit, ne m'a plus semblé qu'un beau rêve. Mais la vue de votre lettre, que j'ai déjà relue tant de fois, m'a rassurée sur la réalité d'une situation si douce. J'ai aussi relu ma lettre, et j'ai pensé qu'il fallait la refaire. Mais ce changement m'a laissée encore plus mécontente. Cette nouvelle lettre était sèche, froide, et comme menteuse. Je l'ai jetée dans le feu; celle-ci partira. Pourquoi vous cacherais-je une partie de mes sentiments, et quel intérêt pourriez-vous prendre à moi si vous les ignoriez? Mon nom ne vous présente point d'image; il ne vous rappelle aucun souvenir; il ne vous offre aucune espérance. Mon existence relativement à vous n'a d'autre réalité que celle d'un écho que vous entendriez répéter votre nom dans la solitude. Malgré ces raisons avec lesquelles je m'encourage, je n'ose vous envoyer tant d'écriture à la fois, et ce sera le courrier de demain qui vous portera les copies dans lesquelles vous verrez ce que je pense. Adieu, monsieur le vicomte, adieu, vous que depuis si longtemps j'ai nommé mon étoile chérie! Si je ne vous étais pas inconnue, je remplacerais à la fin de ma lettre la formule d'usage, que vous repoussez, par celle d'Henri IV: Mon cher monsieur de Beuvron, faites-moi ce bien de m'aimer![5] Mais, puisqu'il n'en peut être ainsi, je me borne à vous souhaiter un bonheur inaltérable. Marquise de V... [Note 5: Mme de V... ignorait que Chateaubriand, en 1821, avait écrit à Mme de Custine «qu'on lui avait un peu gâté Henri IV» à force de lui en parler dans ces derniers temps.] IV De M. de Chateaubriand Paris, 10 décembre 1827. Ainsi, mon ancienne amie, j'avais en France une personne inconnue qui me défendait à mon insu, qui prenait mon parti même contre un ministre de l'Empire[6], qui soutenait que ce gros livre[7] que je viens de réimprimer et de condamner moi-même n'était ni aussi impie, ni aussi mauvais qu'on se plaisait à le dire! Savez-vous, Madame, que cela ne ressemble pas mal à ces fées bienfaisantes qui protégeaient les faibles et les malheureux? Je suis pourtant charmé que mon bon génie ait manqué l'occasion de me voir. On prête à ce qu'on aime en pensée mille agréments que la réalité détruit. Dans ma jeunesse, je m'étais fait une image de femme que je n'ai rencontrée nulle part. Ce fantôme charmant, qui me suivait partout, qui était toujours invisible à mes côtés et que j'aimais à l'idolâtrie, si vous m'apparaissiez, je le reconnaîtrais; mais, moi, serais-je ce que vous avez rêvé? Non, sans doute. Le vent de l'adversité n'a pas plus épargné ma moustache que celle d'Henri IV, et mes années sont écrites sur mon front. [Note 6: Parmi les pièces envoyées par Mme de V... à Chateaubriand se trouvait la copie d'une de ses lettres de 1812, où elle racontait à son père une discussion qu'elle venait d'avoir avec Montalivet, alors ministre, au sujet de l'Essai sur les Révolutions.] [Note 7: Chateaubriand venait de rééditer son Essai sur les Révolutions, dans le premier volume de ses oeuvres complètes.] Savez-vous, Madame, que tous les ans je veux aller aux eaux des Pyrénées? Si je faisais ce voyage, et si je ne passais pas bien loin de votre maison, me recevriez-vous? Voilà comme je suis fait: au commencement de cette lettre, je vous disais que je ne voulais pas vous voir, et, à la fin, je vous menace d'une prochaine visite! Vous me demandez une lettre par an, et en voilà deux en moins d'un mois! Vous me direz, Madame, quand vous aurez assez de moi. Je prie ma généreuse protectrice d'agréer mon tendre et respectueux hommage. CHATEAUBRIAND. V À M. de Chateaubriand H., 16 et 19 décembre 1827. Serez-vous surpris, monsieur le vicomte, que la lecture de votre lettre m'ait laissé beaucoup de tristesse et de confusion? Si je vous parle de cette impression, ce n'est pas pour m'en plaindre, mais pour vous dire que, parce qu'il n'y a pour moi aucune autorité si haute et si chère que la vôtre, j'accepte de bon coeur la petite correction que vous m'avez envoyée, comme une preuve de votre amitié naissante. Je suis certaine de l'avoir méritée par l'imprudence de mes lettres, puisque vous en jugez ainsi. J'ai hâte de vous dire que je n'ai rien rêvé. Parmi les qualités que vous possédez, celles qui m'attachent à vous ne peuvent être mises au rang des illusions. L'affection que j'ai pour vous, monsieur, c'est de l'estime toute pure. En voilà pour toute ma vie. Je ne connais rien sur la terre de plus réel et de plus solide que cela. Cette affection n'a rien que je veuille cacher ni aux autres ni à vous-même. Si vous n'aviez pas été persécuté, si votre conduite n'avait pas révélé votre âme, si sa noble et touchante empreinte ne faisait pas le charme le plus irrésistible de vos immortels écrits, je laisserais à d'autres le soin de les louer, et je ne penserais pas plus à vous que je ne pense à Tacite ou à Virgile. Mais vous devez avoir souffert de la vanité d'autrui; cette laide passion a beaucoup d'empire sur nos compatriotes; vous lui offrez une puissante tentation; elle a dû souvent troubler votre bonheur dans vos sentiments les plus doux. L'habitude de la rencontrer sous vos pas doit vous rendre quelquefois inattentif à des sentiments plus estimables et plus dignes de vous. Les miens sont de ceux-là. Dans la solitude où s'écoule ma vie, personne ne sait, personne ne saura que vous m'écrivez, et qu'il m'y arrive de vous des paroles décevantes et légères qui me font mal. Vous parlez de faibles et de malheureux: c'est peut-être parce que le sort m'a rangée parmi eux que j'ai ressenti vos chagrins. C'est apparemment la même raison qui, dans ce moment, fait rouler des larmes sur mes joues; elles n'ont pourtant été provoquées que par une raillerie bien douce. Mais le railleur, c'est vous, et le sujet me tient bien au coeur! Quelqu'un que vous avez, je crois, aimé[8] a dit: «Les coeurs souffrants ainsi que les santés faibles s'affectent de mille nuances que le bonheur et la force n'aperçoivent pas.» Ah! vous ne savez pas quel délicieux abri je trouverais dans quelques expressions affectueuses qui me viendraient de vous! [Note 8: Cette pensée, avec son élégante et fine niaiserie, pourrait bien être de Joubert.] Je vous demande en grâce d'oublier votre beau fantôme quand vous vous souviendrez de moi. Je suis attristée de la pensée de lui être comparée, je ne puis lui ressembler, moi qui n'ai peut-être rien d'aimable, et sûrement rien de brillant. Ne pensez à moi que comme à une personne simple et bonne qui vous aime de tout son coeur, parce qu'elle vous connaît trop bien pour pouvoir s'en empêcher! Voilà mes sentiments! Voilà aussi ceux que vous m'auriez accordés, s'il m'eût été donné de vivre près de vous! Il n'y aurait eu là ni déception ni mécompte, ni serrement de coeur comme ce soir. Si j'ai mal compris votre lettre, monsieur le vicomte, excusez-moi! Le sentiment de ma faute m'a peut-être trop alarmée; il est d'ailleurs facile de se tromper sur le sens d'une expression: les lettres n'ont malheureusement ni expression, ni regard. N'en recevrai-je pas bientôt une autre qui me rende le bonheur qui devrait être mon partage quand vous m'adressez le nom d'amie, et que vous voulez venir me chercher? et, si je la reçois, aurez-vous encore oublié le sujet qui m'est cher, vous et ceux que vous aimez? Si je recevrai votre visite? Sans doute: mon Dieu, oui! Mais comment avez-vous trouvé le moyen, comment avez-vous eu le pouvoir d'éteindre la joie qu'une nouvelle si inespérée devait me donner? et est-ce bien moi qui suis si triste en l'apprenant? Je devais aller aussi aux eaux des Pyrénées: la mauvaise santé de ma mère m'a empêchée d'aller y joindre M. de V... qui y a passé les deux derniers étés, et qui doit y retourner encore celui-ci. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'avancerai ou reculerai mon voyage, ou que j'y renoncerai tout à fait, pour profiter de cette lueur que vous me promettez. Je me recommande à vous pour qu'elle me soit heureuse. Adieu, mon étoile chérie, je voudrais être réellement une de ces fées bienfaisantes dont vous plaisantez, ou plutôt, si j'étais une sainte, si j'avais quitté la vie, s'il m'était donné de choisir ma récompense, je voudrais devenir votre ange gardien. MARIE. VI De M. de Chateaubriand Paris, 24 décembre 1827. Il faut bien le dire à ma nouvelle amie, sa lettre m'a confondu. Moi, lui écrire des choses légères! la blesser! Je ne sais plus ce que j'ai écrit, mais je suis sûr qu'elle s'est trompée. Dans tous les cas, je proteste de la pureté, de la sincérité de mes intentions; et je supplie mon amie de ne pas commencer une correspondance orageuse. Elle me parle de l'estime qu'elle veut bien avoir pour moi. Est-ce que je lui demande autre chose? Aurait-elle vu dans l'histoire de mon fantôme une galanterie hors de saison pour moi? En vérité, j'en ai parlé dans toute la sincérité de mon coeur, dans toute la joie que j'éprouvais d'avoir trouvé, vers la fin de ma vie, quelqu'un qui consentît à avoir pour moi cette bienveillance dont les hommes, arrivés à l'âge où je suis, sont rarement entourés. Si je veux vous voir pleine de charme et de grâce, quel mal cela vous fait-il? Pourquoi voulez-vous que notre vieille amitié ne se pare pas des illusions de la jeunesse? Votre estime pour moi serait-elle un sentiment moins grave, si je veux, dans mon imagination, en faire quelque chose de plus tendre et de plus doux? Vous avez visiblement tort dans cette première querelle, et j'attends de vous une réparation en forme. Mon projet des eaux est devenu presque une réalité, depuis que je sais que vous aviez pareil projet. Je vais vite en fait de chimères. Cette lettre arrivera à ma nouvelle amie au commencement de l'année nouvelle: c'est ce qu'elle a désiré. Je ne lui souhaite pas beaucoup de jours: je sens l'inconvénient de ce bagage que je traîne après moi. J'espère d'elle une meilleure lettre. CHATEAUBRIAND. VII À M. de Chateaubriand H., 1er janvier 1828. La crainte d'avoir commis une faute devant vous, monsieur le vicomte, en vous écrivant la première; celle de vous avoir donné une fausse idée de moi; le regret d'être moins belle que votre trop belle chimère; et peut-être les inquiétudes d'un coeur souffrant, avaient sans doute contribué à me faire prendre le change sur vos expressions; mais j'ai surtout manqué de pénétration. En chérissant vos grandes qualités, je vous croyais cependant un coeur lassé d'impressions, de succès, et d'hommages. Je n'ai pu croire tout de suite à cette simplicité de coeur, à cette candeur véritablement adorable qui vous a fait accueillir si doucement mon affection timide: elle venait pourtant à vous sans autre cortège que sa tendresse et sa sincérité. Ô mon maître chéri, oubliez cette injustice involontaire, et laissez à votre reconnaissante disciple le soin de la réparer en vous aimant encore davantage! Ne craignez pas une correspondance orageuse! Croyez-moi, mon ami, Dieu vous rend une soeur qui se consacre à vous. Les hasards de la vie vous en séparent aussi. Mais la tendresse d'une âme toute empreinte de la vôtre la dédommagera de ses mécomptes, la reposera quelquefois de ses travaux. Vous reparlez encore de ce voyage dans les Pyrénées! Cette espérance de vous voir s'est emparée de mon esprit. Je me suis si souvent représenté ce moment, que je crois vous avoir déjà vu. Il y a ici une place que j'affectionne plus que les autres. Je m'y retire ordinairement pour vous écrire; c'est une retraite tranquille, sous de grands arbres, au bord d'un ruisseau. Il me semble que je vous voyais vous avancer vers ce lieu; que j'allais à votre rencontre. Je vous offrais mes mains unies, vous les pressiez dans les vôtres, et sur votre coeur. Mon front s'inclinait devant vous, et vos regards renouvelaient ma vie... J'ignore si j'ai eu cette vision durant la veille ou le sommeil, mais elle m'a laissé un souvenir distinct, comme un événement arrivé. Hélas! qui sait si mes yeux vous verront jamais? Quand je regarde les hautes montagnes qui m'entourent, la vallée solitaire que j'habite: quand je me rappelle que je n'en suis pas sortie, que personne n'y est venu, j'ai peine à comprendre comment mon sort est changé. Il l'est pourtant, ô destinée! quelques larmes furtives qui n'ont point eu de témoin, quelques pensées secrètes qui n'ont point été confiées, ont eu la force d'attirer jusqu'ici l'affection de celui dont j'ai presque fait ma divinité sur la terre. 1er janvier 1828. Il est plus de minuit. A genoux devant ce ciel d'hiver, si beau dans mon pays, j'ai prié Dieu pour vous, j'ai demandé le rétablissement de Mme de Chateaubriand, votre bonheur et celui de tous ceux que vous aimez. J'ai aussi demandé votre amitié, votre tendresse même... Je les ai demandées pour toute ma vie. Le temps est passé où je pouvais vivre étrangère à vous. En 1817, je vous écrivis pour vous proposer de lire un manuscrit que je croyais intéressant pour vous. Un accident arrivé à une de mes parentes me priva de votre visite: il ne m'en reste qu'une carte que je conserve encore, et deux petites lettres, de cette grosse écriture que j'ai regardée tant de fois. Le hasard qui trompait mon espérance me parut un avertissement du ciel, je résolus de ne vous voir jamais. Je vins ici reposer près de mon père ma santé altérée et mon coeur abattu. Le calme et la douceur des affections de famille me rétablirent bientôt. Peu de temps après vous devîntes ambassadeur, puis ministre. Alors, je voyais le mérite à sa place, la France glorifiée par vous, les affaires en dignes mains, et je ne pensais plus à vous qu'avec joie et contentement. Il y a trois ans, votre sortie du ministère et la vengeance que vous en tirâtes en donnant au roi de France les coeurs des Français[9], vous asservirent mon âme pour toujours. J'aurais donné mille fois ma vie pour vous. Je revins ici, je vous y retrouvai dans le recueillement de la solitude et la lecture de l'Itinéraire, dont je m'étais longtemps privée. Depuis, vous ne m'avez plus quittée, et maintenant, pour vivre, j'ai besoin de votre affection. Adieu, noble et aimable ami; quels que soient votre gloire, vos travaux, et vos généreux efforts, votre solitaire attend une lettre où vous lui parlerez enfin de celui qu'elle aime. Songez qu'un plus long silence sur un sujet si cher deviendrait une véritable injustice! MARIE. [Note 9: Allusion à la brochure Le Roi est mort! Vive le Roi! publiée par Chateaubriand en 1824.] VIII De M. de Chateaubriand Paris, 12 janvier 1828. Vous dirai-je que votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes! Est-il possible que vous aimiez si profondément, si sincèrement, un étranger, un homme que vous n'avez jamais vu, qui n'est entré dans aucun des secrets de votre vie, qui ne se mêle à aucun de vos souvenirs, et à qui vous seriez obligée de raconter votre histoire depuis votre berceau jusqu'au jour où vous avez commencé à m'écrire? Je vous le dis avec joie et vérité, que ce bonheur inattendu effacerait en moi le souvenir de bien des jours pénibles, et rendrait pleins de charmes mes derniers jours. Il me semble à mon tour que je vous ai vue. Votre ciel d'hiver, vos montagnes, votre vallée, vos grands arbres auprès d'un ruisseau, je vois tout cela. Mais il me prend une crainte, je vous la confie naïvement: devons-nous détruire notre roman? Dois-je vous voir? Serai-je semblable à la vision que vous avez eue? Dans la jeunesse, on est présomptueux; il y a je ne sais quoi, dans les jeunes années, qui se sent fait pour être aimé. À mon âge, on est timide, on craint de se montrer. Vous souvenez-vous du récit que fait Jean-Jacques Rousseau de ces voix mélodieuses qu'il entendit dans un couvent à Venise? Il prêtait aux divinités de ces chants une beauté et des grâces divines; et puis il vit sortir de petites filles affreusement laides, borgnes, boiteuses, bossues. Si je n'allais être pour vous qu'une voix? Réfléchissez-y avant que nous nous voyions! Comment, je vous ai écrit un billet en 1817[10]? Je n'en savais pas un mot. Je suis allé chez vous! Que ne disiez-vous cela tout de suite? Savez-vous que Hyde de Neuville est ici? Je n'ose lui parler de vous, en vérité ne sais pourquoi. Bien des gens me croient dans ce moment occupé de politique et de ministères, et c'est avec une sorte de félicité que j'écris à une femme qui m'est inconnue. Je lui écris du fond de ma solitude, car j'habite aussi une solitude, un hospice que Mme de Chateaubriand et moi avons établi pour de pauvres femmes et de vieux prêtres, à une barrière de Paris[11]. J'ai un grand enclos comme un chartreux, où je fais planter une allée droite et longue comme autrefois, et qui dans cent ans prêtera son ombre à quelques vieillards descendus de l'autel faute de pouvoir achever le sacrifice. Maintenant vous savez d'où je vous écris, comme je sais d'où viennent vos lettres. Vous voyez que je m'y plais. Voilà un long bavardage! Votre empire sur moi est singulier. Je n'ai pu de ma vie écrire une lettre de deux pages[12]: n'ai-je pas raison de dire que vous êtes le brillant fantôme de ma jeunesse? Vous m'apparaissez, comme le fantôme des rois de France, lorsque je vais bientôt mourir... [Note 10: C'était, plus exactement, en 1816 (Voir le Prologue, p. 3 et 4)] [Note 11: L'Infirmerie Marie-Thérèse, fondée en 1823 par Mme de Chateaubriand à la Barrière d'Enfer.] [Note 12: De la meilleure foi du monde, Chateaubriand se trompait il ne se rendait pas compte d'un changement que l'âge avait amené peu à peu, dans ses habitudes: en réalité les lettres de ses dernières années étaient volontiers assez longues.] J'attends une réponse de mon amie. CHATEAUBRIAND. IX À M. de Chateaubriand H., 19 janvier 1828. Je me vantais que mon âme était toute empreinte de la vôtre. Ô mon maître, mon erreur était grande! Je confondais ma tendresse avec le reflet de vos vertus. Je suis encore si loin de vous que je ne vous devine même pas. Parce que vous aviez attaqué M. de Villèle, je croyais que vous aviez renoncé à revenir au ministère. Mais vous étiez plus haut que cette hauteur moyenne où je vous plaçais. Vous avez attaqué M. de Villèle parce qu'il faisait le mal, vous lui succèderez parce que vous ferez le bien[13]. Tant que vous pourrez en faire encore, vous ne direz point: c'est assez. Mais si vous vous rendez à la France, qui vous appelle de tant de voeux, à la famille royale, qui est encore comme étrangère sur ses foyers si longtemps perdus, cette surcharge de travail à un travail déjà excessif, ce surcroît de sollicitude dans une vie qui n'est déjà que trop remplie, n'épuiseront-ils pas enfin vos forces? Au nom de ce que vous avez le plus aimé, je vous conjure d'arrêter vos réflexions sur cette question, et de vous souvenir qu'après tout vous n'êtes qu'un homme, quoique le plus excellent d'entre eux! [Note 13: M. de Villèle avait donné sa démission, le 2 décembre 1827.] Heureux le pays qui vous a vu naître! Heureuse la patrie que vous servez! Mais, pour moi, ô mon étoile! vous brillez dans une sphère bien au-dessus des grandeurs que les hommes peuvent vous offrir, ou vous retirer. Dans les forêts de l'Amérique, dans les landes de la Bretagne, dans les solitudes de la Grèce, dans les sables des Tuileries ou dans l'allée de votre chartreuse, je vous vois des mêmes yeux; et je vous suis avec le même coeur. La lecture des Débats, en me faisant entrevoir la possibilité de votre retour aux affaires, m'avait fait concevoir pour vous la crainte que je viens de vous détailler: j'en avais aussi pour moi-même. J'étais abattue, découragée. Pour la seconde fois j'allais être effacée de votre souvenir. Mais celui qui me soutint la première fois est maintenant au-delà du tombeau, il y est avec ma meilleure mère, avec l'amie de mon enfance, avec le frère élu par mon coeur: je les avais tous alors. Que ferai-je maintenant? Je mesurais tristement la hauteur de mes montagnes: je me sentais exilée dans cette vallée chérie où il me suffisait autrefois d'ouvrir les yeux pour être charmée, de respirer pour être heureuse; je murmurais ces paroles de Jean-Jacques: «Que le jour me dure, passé loin de toi! Toute la nature n'est plus rien pour moi!» La résignation sortait de mon coeur, mon sort me semblait triste et dur, mes devoirs pénibles, et l'air pesant; et, durant ce temps, ô mon ami! oubliant le monde rempli de votre renommée, retiré dans le sanctuaire de vos vertus et de vos affections les plus intimes, vous m'écriviez, à loisir, une lettre si touchante qu'elle vous acquitte envers moi! Depuis que j'ai reçu cette lettre, tout est encore changé autour de moi. J'ai remarqué plusieurs fois l'étonnement du peu de personnes qui me parlent. C'est que la joie brille sur mon visage, quoique je n'aie aucun sujet connu de contentement. C'est que je regarde avec une profonde tendresse quelque objet inanimé que je ne vois point. Ah! je le sens, tout ce qu'il peut y avoir de plus honorable et de plus doux dans le sort d'une femme sur cette terre se trouve réuni pour elle dans le bonheur de dépendre d'une âme comme la vôtre! Et ce bonheur deviendra-t-il un jour mon partage? M'aimerez-vous? Hélas! laissez-moi les craintes, à moi, qui ne suis pas même une voix pour vous! Si vous relisiez mes lettres à M. Hyde de Neuville, vous verriez l'empire que ces craintes ont eu sur moi. Je voudrais que vous parlassiez de moi à cet excellent homme: il sait comment je vous ai toujours chéri, il vous le dirait. Ses expressions simples et inattentives me peindraient à vous telle que je suis; mais aussi, elles désespéreraient la belle chimère qui vous conduit à moi. Il ne m'a pas écrit depuis son élection, je comprends qu'il n'a pas le temps. Ne vous souvenez-vous plus de ces belles paroles que vous lui adressâtes il y a deux ans, au sujet d'une femme généreuse, disiez-vous, que vous le chargiez de remercier? Si j'ai souffert des hommes... qui n'en a pas souffert?... Cette femme, c'était moi. Pardonnez-moi ces fréquents retours vers le passé: j'ai besoin de vous prouver qu'il s'agit ici d'un sentiment digne de vous. Les quelques années de différence qu'il y a entre nous vous causent une sorte d'inquiétude à laquelle je refuserais de croire si vous-même ne m'en faisiez pas l'aveu avec la sincérité d'une âme demeurée jeune et pure. Ô mon aimable ami, ne soyez pas ingrat envers ces année qui semblent, en votre faveur, ne poursuivre leur cours que pour ajouter à votre gloire et à vos vertus, sans pour cela vous priver d'aucun des avantages qui vous ont été prodigués! Je n'avais jamais songé à vous créer dans ma pensée un extérieur qui pût vous représenter à moi et, lorsque je pensais à vous, je ne voyais qu'un nom, le hasard ne m'ayant jamais offert aucun de vos portraits. Je ne faisais point de questions sur vous. Depuis l'époque malheureuse où je ne pus vous voir après vous avoir cherché, je ne voulais plus vous trouver que dans mon coeur. Je vous fuyais partout, même dans vos ouvrages; j'ai passé plusieurs années sans pouvoir lire René, et surtout l'Itinéraire. Dernièrement encore, ils m'ont fait mal: c'est à leur lecture que j'attribue l'abattement où j'étais tombée à la seule pensée que le torrent des affaires vous ferait perdre mon souvenir. Dès votre première et votre seconde lettre, vous parûtes très préoccupé de cette différence d'âge: cela me fit naître le désir d'avoir une idée de vous, car je n'en avais point du tout, quoique je connusse bien le fond de votre âme. J'écrivis à une femme de ma connaissance qui vous a vu cet automne. Je ne sais comment il se fit que je n'osais guère lui faire de questions: cependant, sa réponse, toute incomplète qu'elle est, suffira, de reste, à vous rassurer, «M. de Chateaubriand est d'une taille moyenne, il a l'air noble et très distingué; il est d'une belle figure; il parle peu; il est cependant fort aimable.» Savez-vous l'effet que ce portrait produisit sur moi? Je demeurai troublée et confuse de vous tant aimer. J'ai ajouté beaucoup de choses à ce portrait; je sens que je ne me trompe sur aucune: vous me le direz? L'âme d'un ange, le caractère d'un héros, peut-être le coeur d'une femme... et quelquefois la gaîté franche et naïve d'un enfant. La puissance de votre regard est irrésistible comme le charme de votre sourire: vos manières sont nobles et charmantes. Votre invincible fermeté ajoute en vous son attrait à l'attrait de vos malheurs, et votre modestie sincère fait aimer votre gloire. Ami! vous n'êtes que trop bien doué pour plaire, et celui de nous deux qui doit trembler, ce n'est pas vous. Mais pour vous punir de votre coquetterie avec moi, je dois vous apprendre qu'il ne faut pas tant d'agréments pour me plaire. Il y a à Paris un homme que nos connaissances communes appellent mon chevalier, qu'on m'accuse de préférer à tous les autres hommes, et qu'en effet j'aime comme mes yeux. C'est un des députés de la Côte-d'Or, le chevalier de Berbis. Si vous le connaissiez, vous seriez de mon goût, et tomberiez à mes genoux pour obtenir votre pardon de l'affront que vous faites à ma solidité. Dites-moi, je vous prie, dans quel quartier est votre hospice, afin que je le cherche sur la carte; ce sera un plaisir pour moi. Je n'ai pas oublié la folle joie que j'éprouvai, il y a dix ans, lorsque je vis mon nom tracé de votre main sur une de vos cartes. Adieu, mon maître aimé! Vous savez que vos lettres font le bonheur de ma vie. N'en aurai-je pas bientôt une autre? ou du moins me pardonnerez-vous de l'avoir demandée? MARIE. X De M. de Chateaubriand Janvier 1828. J'allais répondre en détail à votre aimable lettre du 20, lorsque j'ai appris la mort d'une femme que j'aimais depuis longues années et dont la tendre amitié m'avait bien souvent consolé[14]. Le coeur me manque aujourd'hui pour vous écrire. Vous le voyez, vous n'avez sauvé qu'un solitaire que tout quitte et qui ne vous apporte que ses souvenirs et ses souffrances; je vous fais là un triste présent. Plus votre lettre me charme, plus en même temps elle me désespère. Qu'ai-je à vous offrir? quelques jours qui seront bientôt écoulés! Et ne dois-je pas craindre de me rattacher à une vie qui m'échappe? Ne craignez pas, au reste, que la politique puisse me distraire de vous: je ne serai point ministre; j'ai refusé de l'être, parce que, dans la position où l'on m'aurait placé, je n'aurais pu donner la majorité au roi, et j'aurais perdu ma place dans l'opinion publique sans être utile à la couronne. De plus, ce ne serait qu'avec une peine mortelle que je sortirais de la solitude qui doit me conduire au dernier repos: j'avance à grands pas dans le désert où je dois rester. [Note 14: Mme de Duras, morte à Nice, le 16 janvier 1828.] Vous vous êtes trompée sur ma coquetterie, je n'en ai aucune. Votre amie m'a peint comme je ne suis point. Que j'aie peur de mes années comparées aux vôtres, rien de plus naturel, mais mes prétentions ne vont pas au-dessus de mes cheveux blancs. Pourtant, je ne sais pourquoi, je n'aime point que vous aimiez un chevalier de Bourgogne «comme vos yeux». Expliquez-moi cela?-Je devais dîner demain chez Hyde de Neuville; je lui aurais parlé de vous. Au lieu de cela, je m'ensevelis dans mon infirmerie. Elle est située à deux cents pas de la barrière d'Enfer, Route du Midi, conséquemment sur la route qui mène vers vous: c'est un tout-ensemble composé de pâturages, de vergers, de maisons pour les malades, d'une chapelle, et d'une petite maison pour moi. Écrivez-moi une lettre pour le moins aussi bonne que la dernière; j'en ai besoin. Serait-il vrai que je sois pour quelque chose dans votre vie?-C'est la pauvre Mme de Duras dont je veux vous parler. Elle est morte à Nice. XI À M. de Chateaubriand H., 29 janvier 1828. MON AMI, Je viens de recevoir votre lettre du 26. J'y réponds tout de suite; je ne veux pas que le courrier retourne sans vous porter les larmes et les tendresses d'une autre ancienne amie dont la mort pourra seule vous priver. Je pleure avec vous celle que vous venez de perdre; elle était digne de vous aimer, et toutes ses nobles vertus étaient récompensées par votre tendresse et votre suffrage. Hélas! je voudrais avoir eu son sort et être où elle est; et pourtant, si elle s'est vue mourir, quel regret elle a dû éprouver de quitter la vie sans presser encore une fois votre main, sans retrouver encore une fois votre regard! Tout ce qu'il y a de plus soumis dans la résignation à la volonté de Dieu suffit à peine à un tel sacrifice. Pauvre ange souffrant! vous endurez dans ce moment l'une des deux véritables infortunes de notre vie mortelle, la perte de ce qu'on aime, et vous ne la sentez que trop! Je vous plains du fond d'un coeur tout à vous. Je connais cette douleur, je sais la trace qu'elle laisse dans l'âme. L'amie qui vous a quitté était ornée de tous les dons qui lui avaient obtenu votre attachement; et celle que la Providence semble vous envoyer à la place n'est qu'un écho mélancolique et fidèle, qui, dans un lieu désert, répète vos soupirs. Mais, de si loin, cette voix, si faible, pourra-t-elle arriver jusqu'à vous?-Et vous me demandez si vous êtes quelque chose dans ma vie! Vous m'assurez que mon affection suffirait pour vous faire oublier bien des jours pénibles; vous me demandez de vous consoler! Mon front s'abaisse et mon coeur bat à ces paroles: je les reçois comme une bénédiction, elles adoucissent tous les regrets, tous les chagrins de ma vie; elles me rendraient heureuse si je pouvais l'être quand vous ne l'êtes pas. Je vous le dis sans contrainte, parce que je ne vous ai jamais vu: si j'avais vécu près de vous, il est probable que vous n'auriez jamais su combien vous étiez aimé, ou plutôt je sens que je n'aurais pas osé vous tant aimer en votre présence.-Il y quatre jours que j'ai reçu une lettre de M. Hyde de Neuville: je la parcourus deux fois très rapidement pour y chercher votre nom; ne l'y trouvant pas, je la lisais posément, lorsque j'arrivai à ce passage: «Celui que nous aimons et admirons se porte bien. (Bon M. de Neuville! Ces douces paroles se sont gravées dans mon coeur à côté des plus chères obligations que je vous ai). Il a pu être ministre, il y a deux jours, il ne l'a pas voulu[15]. Il est cependant probable qu'il le sera encore; mais il est certain qu'il n'y consentira qu'avec les moyens d'être utile au roi et à la France. Quand on fait un aussi grand sacrifice que l'acceptation d'un portefeuille dans des circonstances aussi pénibles, il faut au moins s'assurer tous les moyens de succès.» [Note 15: A la chute du cabinet Villèle, Charles X avait fait offrir à Chateaubriand le ministère de l'instruction publique dans le nouveau cabinet: mais Chateaubriand avait refusé, en déclarant qu'il ne voulait rentrer au pouvoir que par la porte du ministère des affaires étrangères, par laquelle il en était sorti trois ans auparavant.] Cette lettre me combla de joie, et admirez ma folie! Ce ministère, que je redoutais pour votre santé, pour votre repos et aussi pour le mien, dont la seule crainte m'avait jetée dans un si grand accablement, à présent qu'on me l'annonçait comme un événement probable, ne me donnait qu'une vive satisfaction. J'étais transportée à l'idée d'une réparation éclatante, d'un triomphe public. Faible femme que je suis! Comme si vous aviez besoin de tout cela, vous! L'autre jour, un jeune homme, qui était à Paris cet été, me racontait quel enthousiasme vous aviez fait naître à la séance de M. Villemain[16], et comment une foule immense, ravie de vous voir et de vous rendre hommage, vous avait accompagné jusque chez vous. «Sa belle figure, disait-il, et son regard animé peignaient franchement sa satisfaction.» Toutes les conversations ramènent votre nom et votre éloge, tous les journaux en retentissent, je vous retrouve dans le coeur de mes amis, dans vos ouvrages, où je «m'amourache», comme dit ma mère, au point que, lorsque j'ouvre un de vos volumes, je ne puis m'en arracher. Vous remplissez ma vie: vous charmez ma solitude, mon affection pour vous croît avec mon estime, heureuse que je suis de ne sentir les bornes ni de l'une ni de l'autre! et ce sentiment n'est pas d'un jour! Je me suis rendue malade en relisant les deux premières lettres que je vous écrivis, il y a onze ans, et vos réponses. Alors le regret altéra ma santé et peu s'en faut qu'il ne l'altère encore aujourd'hui quand je pense à tant d'années perdues pour une amitié si chère! Nous devions donc une fois nous aimer, nous rencontrer dans ce monde?... A ces pensées un frisson me saisit. Je me souviens que nous ne nous connaissons point, que nous ne nous verrons peut-être jamais, que vous ne m'aimerez peut-être pas... Si ce malheur m'arrivait, je crois que ce serait le dernier de mes malheurs. [Note 16: Villemain avait été chargé par l'Académie de rédiger, en collaboration avec Châteaubriand et Lacretelle, une adresse au roi contre le rétablissement de la censure.] Il y a dans votre lettre des choses si tristes que mes larmes ne peuvent tarir depuis que je l'ai lue. O mon maître bien-aimé! avez-vous donc reçu de si profondes blessures? vous, placé si haut, comment n'avez-vous pu échapper aux traits de l'adversité? Hélas! j'ai trop bien deviné, il y a sans doute dans votre coeur une sorte de sensibilité de femme qui vous a rendu vulnérable a des peines que vous méritiez d'ignorer. Le chevalier de Berbis est un homme d'acier dur et tranchant, mais pur et fidèle. C'est un saint qui s'en va faisant le bien. Sa soeur est l'amie de ma mère: ses nièces sont mes amies: je lui ai des obligations et je l'estime parfaitement, ce qui dans mon coeur compose toujours une véritable tendresse. Il disait plaisamment que M. de Villèle lui avait l'obligation de n'être pas l'homme de France le plus laid; il est vrai qu'il l'est au point qu'en le voyant vous ne pourrez vous empêcher de rire de la qualification de «mon chevalier», comme je riais moi-même en l'écrivant comme preuve de ma solidité. Adieu, mon maître bien-aimé, j'ai mis en vous toute mon espérance! Si jamais vous prenez un peu d'amitié pour moi, j'aurai tout sur la terre en dépit d'un sort contraire. MARIE. P.-S. Je reviens à mon bon chevalier de Berbis: en relisant ma lettre, je trouve que je ne vous ai pas parlé de lui convenablement. Il mérite l'honneur d'être estimé de vous. En 1824, M. de Villèle voulait le faire questeur «Non, lui dit-il, je ne veux point, je veux voter en conscience.» Dernièrement, sur ce que je lui demandais des nouvelles de la pairie, que les journaux lui avaient octroyée, il y a deux ans, et s'il n'avait pas eu l'esprit de la trouver dans cette année d'abondance, il me répondit: «Non, je ne suis point pair, parce que je ne suis point du bois dont on les fait, parce qu'il faut d'autres services que les miens, une autre fortune, et, en tout, quelque chose de plus étoffé que ma chétive personne! Non, je ne suis point directeur général, parce qu'il faut plus de souplesse que je n'en veux avoir et plus d'ambition que je n'en ai! Je suis Gros Jean comme devant et comme je serai toujours tant que je vivrai, n'aspirant à rien qu'à ne rien être et croyant d'ailleurs qu'un député doit être indépendant.» Ce bon garçon, grosse tête chiffrante et combinante, ressemble presque à vos petites filles de Venise; il n'a pas le temps d'être aimable et, s'il l'avait, il n'en prendrait pas la peine; il est bon gentilhomme, tout juste, et n'a que cinq mille livres de rente, qu'il mange de reste dans les sessions. Avec tout cela, je l'ai vu accueilli par tous les grands sociétaires de M. de Villèle avec une considération qui allait jusqu'au respect. M. de Rainneville lui parlait avec déférence. Le veau d'or de nos jours, Rothschild, ne ricanait pas devant lui; et, lorsque ce digne homme se sépara de M. Villèle dont il était l'ancien ami, son départ fit sensation. Ma lettre est presque illisible; ma mère est ici; pour que je vous écrive à mon aise, il faut que nous y soyons seuls.-La longueur de mes lettres me rend presque confuse devant vous, dont le temps est si rempli. Cela tient à deux choses: l'une, c'est que j'ai le coeur plein; l'autre que, n'ayant jamais rien composé, je n'ai pas le savoir de resserrer mes idées en peu de mots, comme mon maître chéri, qui sait, en une ligne, m'envoyer de quoi vivre pour huit jours.-Je viens de lire la notice sur la pauvre Mme de Duras[17]. Cette notice est de vous certainement. Je l'ai coupée et réunie à votre lettre d'aujourd'hui. [Note 17: Dans le Journal des Débats.] XII De M. de Chateaubriand Paris, 5 février 1828. Sans doute, mon amie, ces quelques mots étaient de moi; mais ils étaient bien froids, bien glacés; je les avais écrits en présence même du premier mouvement de ma douleur et de toutes les convenances sociales dont je me sentais entouré: craignant de blesser une mémoire sacrée au lieu de l'honorer, je n'ai trouvé sous ma plume qu'un sentiment contraint qui, à force d'être mal à l'aise, a pris l'air de l'indifférence. Je ne me consolerais pas si je ne retrouvais un jour l'occasion de dire tout ce que j'ai perdu[18]. Pardonnez-moi ces détails; je ne devrais vous parler que de vous, et vous remercier tendrement de votre généreuse amitié. Envoyez-moi tout ce que vous voudrez, mais rien de moi, c'est de vous seulement que je veux avoir quelque chose! [Note 18: On sait que Chateaubriand a longuement parlé de Mme de Duras, et de ses relations avec elle, dans plusieurs endroits des Mémoires d'Outre-Tombe.] Je ne vois presque pas l'excellent Hyde de Neuville; nous demeurons aux deux barrières opposées de Paris. Il a bien deux vieux chevaux qui le traînent, mais qui ne peuvent suffire à ses courses. Moi, je suis à pied, et je me fatigue à présent beaucoup en marchant. Nos misères ne peuvent se rencontrer que de loin à loin. Je brûle de lui parler de vous. Je le verrai ce matin même, à la séance royale. Je ne suis pas rassuré par le portrait de votre chevalier. Ces chevaliers si laids, comme Du Guesclin, font souvent des conquêtes. M. Villemain a toutes sortes de bontés pour moi, il me fait passer à travers la magie de son talent. N'allez pas vous monter la tête sur mon refus du ministère! Il est plus aisé de refuser d'être ministre que de rendre une monarchie; vous m'avez pris pour un brave, et je n'ai été qu'un poltron. Il faut que vous sachiez que j'ai acheté une carte de France qui me coûte 8 francs; elle n'est pas belle. Savez-vous ce que je fais de cette carte? Je regarde La Voulte, ne pouvant voir H..., qui ne s'y trouve point. Quand j'avais vingt ans, je faisais de ces choses-là. Je retourne à l'enfance, et cela est fort naturel. Je mets mes respectueuses tendresses aux pieds de Marie. Écrivez-moi! XIII À M. de Chateaubriand H., 11 février 1828. MON AMI, La profonde tristesse que respirait votre lettre m'affligea sans me surprendre. Mais, en relisant les précédentes, j'y retrouve les mêmes pensées, j'en suis troublée. J'ai peine à comprendre que le chagrin puisse vous poursuivre. Dans mes idées, vous devez être heureux. Si, comme je le crains, vous ne l'êtes pas, la charité vous consolera. Après la mort de mon père, je n'ai trouvé que ce baume pour ma blessure. Je suis les événements avec une attention silencieuse. Que d'ennemis contre celui que j'aime! La lutte va devenir terrible. Si vous ne l'emportez pas, on vous offrira sans doute une ambassade. L'accepterez-vous? C'est à votre indulgente bonté que j'ose adresser cette question. Lorsque j'ai appris comment vous aviez disposé de vos biens et arrangé votre vie, mon coeur a été comme envahi de sentiments divers, parmi lesquels la satisfaction a dominé. La solitude a toujours été un besoin de votre âme. La pratique du bien en est une nécessité. La palme de Vincent de Paule n'était pas indigne de vous. Dieu vous voit sans doute avec amour, la réunir à celle de Tacite et du Tasse, et maintenant, François-Auguste de Chateaubriand, les Français veulent vous décerner celle de leur Sully! Ah! pourquoi le vertueux Charles X ne vous prend-il pas pour ami? Si cet événement arrivait, je m'en réjouirais sans restriction; non par vertu, mais par tendresse. L'autre jour, quelqu'un, parlant des gens de lettres, demanda si aucun d'eux ne faisait une Histoire de France. «M. de Chateaubriand en fait une[19]», dit une autre personne. «Oui, dit le prêtre qui avait déjà parlé; mais, depuis son apostasie, on n'aime pas à lire ses ouvrages.» Tout le monde resta muet. «Monsieur, lui dis-je, sachez que, si l'infortune atteint un jour votre vieillesse, vous pourrez en toute assurance aller frapper à la porte de cet apostat; il vous recueillera dans sa maison sans s'enquérir de vos opinions ou de vos injustices; il vous nourrira du pain qu'il doit à ses glorieux travaux: et, lorsque la maladie pèsera sur vous, il veillera lui-même avec sa femme autour de votre lit.» Un grand silence suivit. Mes yeux étaient pleins de larmes, et d'autres aussi. Une vive rougeur couvrit le front du coupable, et je rougis moi-même de la honte de mon supérieur. [Note 19: Chateaubriand avait en effet, dès lors, conçu le projet de ses Études Historiques, qu'il ne devait écrire que trois ans plus tard.] (Mon maître chéri, vous avez fondé un hospice, et vous êtes à pied!) Vous écrivez souvent dans les Débats. Je reconnais vos articles, je les lis avec attention, triste à vos regrets, que ne donnerais-je pour vous être quelque chose, pour les recueillir et les adoucir en les partageant de tout mon coeur? Je n'avais jamais senti la force de cette expression si usuelle: vivre dans le coeur de ceux qu'on aime; j'en éprouve aujourd'hui la justesse. Ce n'est pas mourir que d'être pleuré. La mort véritable est dans l'oubli de ceux qu'on chérit. Regrettez bien votre amie; mais ne la plaignez pas; son sort fut heureux, elle fut aimée de vous durant sa vie, et vous la pleurez à présent! J'ai eu le coeur atteint par ces paroles: «Je me fatigue beaucoup en marchant»... Soyez bon tout à fait, parlez-moi un peu plus de vous! Votre santé n'est-elle donc pas rétablie? Et cette autre santé si chère, vous ne m'en avez plus rien dit, et pourtant croyez-vous que je n'y pense plus? C'est une chose amère que d'ignorer tout de ceux dont on s'occupe sans cesse. Vous m'écrivez le matin même de la séance royale: vous regardez le pays que j'habite! Mon coeur devrait être content, et je ne puis respirer! Mais tout ceci n'est et ne peut être qu'un jeu pour vous. Vous trouvez qu'il est inutile de me donner quelques-unes de vos pensées: et cela n'est que trop juste, envers une étrangère que vous n'avez jamais vue et dont vous ne savez rien. Moi, je vous donne beaucoup des miennes, et cela est juste encore... J'ai été près de me trouver mal, quand j'ai vu mon nom de Marie écrit de votre main. Voici pourquoi: je m'appelle Marie-Louise-Élisabeth. Le nom d'Éliza était à la mode dans mon enfance: ma mère le choisit, c'est celui que je signe et qu'on me donne. Mon père préférait le nom de Marie, et me nommait toujours ainsi. Depuis qu'il a emporté dans son tombeau tout mon amour et tout mon bonheur, je n'avais plus reçu de personne ce nom que son souvenir m'a rendu si cher. Je ne sais par quelle fatalité ce nom m'est revenu en vous écrivant; je n'avais pas besoin de rien ajouter à la pente qui m'entraîne à vous. Mon ami, je vous prie de ne m'abandonner jamais! Je vous envoie donc notre première correspondance, vous y verrez mes premières espérances et mes premiers chagrins, et comment le coeur de Marie vous suit depuis si longtemps sans se détourner. Si vous allez dans le midi, si vous me destinez l'honneur et le bonheur de vous recevoir, me donnerez-vous autant de jours que je vous ai donné d'années? J'espère que vous avez demandé mes lettres à M. Hyde de Neuville. Il vous les aura données, je lui ai écrit il y a quelques jours. Adieu, mon ami, je vous envoie les plus tendres voeux. MARIE. P.-S. Soyez indulgent pour ma tristesse! Songez pour m'excuser que vous êtes beaucoup pour moi et que je ne suis rien pour vous! Note de Mme de V.-À cette lettre étaient joints la copie des deux lettres que je lui écrivis en 1816, et les originaux de ses réponses. XIV De M. de Chateaubriand Paris, 16 février 1828. Vous êtes une éloquente amie. Ces pauvres prêtres sont un peu ingrats, et la charité n'est pas leur première vertu; mais ils souffrent; ils sont trompés par les calomniateurs à gages d'une petite faction qui se sert d'eux et qui les perdra. Il est probable que l'apostat sera le seul défenseur qui leur restera dans la catastrophe dont ils sont menacés; si toutefois ma vie ne va pas plus vite encore que le temps. Ainsi vous aviez deux billets de moi, longtemps avant le commencement de notre correspondance! Vous le voyez bien, c'était un sort, je devais finir par vous aimer! Dans ce moment-ci, notre ami[20] est tout à la politique. Il a de grandes espérances. Lui parler d'une affaire comme la nôtre lui paraîtrait folie. Gardons-la pour vos montagnes et pour mon hospice! [Note 20: Hyde de Neuville, qui allait devenir ministre de la marine dans le nouveau cabinet.] «Donnerai-je à Marie autant de jours qu'elle m'a donné d'années?» Cette question me pénètre le coeur de reconnaissance, de regrets, et de tristesse. Que ne vous ai-je connue à l'époque des deux premiers billets? Hélas! qui sait ce que je ferai? Ma vie est tellement entravée que tous mes projets ne sont que des songes. Je cherche à les réaliser, mais je n'ai plus cette foi vive de la jeunesse qui parvient à transformer les chimères en réalités. Ce que j'ai de plus certainement arrêté dans ma pensée, c'est ce voyage qui me conduirait dans votre petit bois. Mais il y a encore cinq ou six mois à attendre, et, comme les sauvages auxquels je ressemble assez, je ne compte guère que sur l'espace renfermé entre deux soleils. Si l'on m'offre une ambassade, l'accepterai-je? On me l'a déjà offerte, ainsi qu'un ministère, et je l'ai refusée; mais des détails d'intérieur et de position dans lesquels je ne puis entrer peuvent influer sur ma destinée. Dites-moi à votre tour si vous ne voyageriez pas en Italie, dans le cas où la fortune me pousserait dans ce riant exil? Ce qu'il y a de mieux, c'est de ne pas nous inquiéter de l'avenir. Prenons le présent; je le trouve heureux pour moi, au-delà de ce que je puis dire, puisqu'il me donne l'amitié de Marie. P.-S. J'ai écrit assez souvent dans le Journal des Débats, avant la chute du dernier ministère, il y a deux ou trois ans. Mais, depuis près d'un an, j'y ai à peine mis quelques mots. J'ai un sosie[21]. [Note 21: Ce «sosie» était Salvandy, qu'on appelait volontiers «le clair de lune de Chateaubriand».] XV À M. de Chateaubriand La Voulte, 20 février 1828. MON AMI, Quand je redoutais pour vous les fatigues du ministère, j'ignorais le genre de vie que vous aviez embrassé. Lorsque je l'appris, je vous admirai, mais j'eus le coeur percé de douleur, en vous trouvant fixé dans une retraite sombre et prématurée. L'innocente Prêtresse des Muses n'était ni plus gracieuse ni plus belle que ne l'est encore l'imagination de mon cher maître. Quel regret de la trouver captive dans cette atmosphère de tristesse et d'austérité. Je craignais la suite de cette résolution. Je vous cachai mes craintes, mais, dès lors, tous mes voeux se tournèrent vers ce ministère que j'avais tant redouté: je le désirai comme un honorable moyen de distraction pour vous. Je possède le don funeste de la prévision. Sans réflexion, sans prévention, pour les choses importantes comme pour les moindres choses, j'entends intérieurement une voix distincte qui, dans une phrase courte et claire, me dit l'avenir. Il y a plus de quinze jours que j'entendis ces mots: «On veut qu'il aille en ambassade»... de là ma question. Et vous y voilà presque décidé! Ainsi vous quitterez l'arène où vous avez vaincu, où tôt ou tard vous auriez triomphé! Vous abandonnerez la retraite d'où, rayonnant dans l'obscurité, vous éclairiez la marche de ceux qui vous redoutent! Cédant aux impulsions de cette faction, vous allez fuir la France et vous laisser repousser au pied d'un trône étranger quand le nôtre chancelle!... Votre devoir est-il là? Votre gloire est-elle là? Je ne le pense pas. Le public dira comme moi. Enfin vos ennemis personnels, ou ceux que la calomnie vous a faits, triompheront de votre départ. Mais aussi le changement de scène vous sera peut-être favorable. Mon cher maître, l'apologie de la liberté de mes réflexions est dans mes droits d'amie. Je les ai tous, bien que je sois privée du bonheur que ce titre chéri devrait me donner. Vous le voyez, je crois en vous. Vos paroles ne sont point pour moi des paroles vaines. Si mon ignorance des choses, des personnes, et des circonstances, fait porter mes réflexions à faux, mon ami y verra toujours le dévouement et la confiance de son amie. Peut-être aussi le regret de vous perdre me fait-il voir les choses autrement qu'elles ne sont? Si vous aviez simplement dit à M. Hyde de Neuville: «Qu'est-ce que votre amie, Mme de V..., qui m'a écrit une lettre fort aimable au sujet de Mme de Chateaubriand?» il vous aurait répondu quelques mots qui m'auraient donné votre estime et m'auraient tirée des petites vénitiennes. Il ne m'en fallait pas davantage pour être aimée de vous. Mais vous n'êtes pas curieux de votre Marie, et ne songez point à l'aimer. Vous lisez mes lettres comme on respire le parfum d'un bouquet de violettes, sans songer à cueillir dans le buisson la plante qui le produit. Notre ami vous aurait aussi appris une chose que notre correspondance m'avait presque fait oublier. Le 12 novembre, le jour même où elle a commencé, une inondation furieuse, un ouragan des Antilles, m'a enlevé la touffe d'herbe dans laquelle j'avais un abri. Les belles allées de Beauchastel et d'H... sont ravagées à jamais. Les arbres à soie et les prairies ont disparu: il ne reste à leur place que des grèves désolées et incultivables, sur la montagne; les vignes sont demeurées déracinées sur des roches dépouillées de terre. Vos lettres m'avaient comme endormie sur ce malheur. Je sens aujourd'hui qu'il m'a ravi le peu de liberté matérielle que la mauvaise fortune m'avait laissé. La profonde tristesse de votre lettre du 25 janvier fit naître dans mon coeur le désir de vous voir plus tôt et je commençai à regarder mon départ pour Paris comme nécessaire et prochain. Mes devoirs s'y trouvaient. J'aurais été réclamer les soins de mes amis pour réparer mon désastre. Ses suites menacent la vieillesse de ma mère et d'autres parents dont je suis chargée. La force de mes obligations m'aurait donné celle de commencer cette tâche, presque impossible à accomplir pour une femme fière et timide. J'aurais placé mes devoirs sous la protection tutélaire de votre amitié. Encouragée par vous dans leur accomplissement, et me reposant dans votre force, j'aurais goûté sans trouble, le bonheur de vous offrir la soeur qui vous a tant aimé. C'est ainsi que j'étais charmée d'une lueur douce et belle, que je voyais dans le lointain. J'allais à elle sans regarder autour de moi: mais la voilà déjà qui disparaît à l'horizon: je suis seule dans un désert et je voudrais retourner sur mes pas. Mais j'ai perdu mon chemin... Vous me demandez si je voyagerais en Italie dans le cas où vous y iriez? Mon maître!!! si j'étais un oiseau, je m'envolerais après vous dans l'Italie ou la Norvège avec la même joie... si j'étais un jeune garçon, je deviendrais votre secrétaire ou votre page, et marcherais à votre suite sans regarder derrière moi tant que la terre pourrait me porter. Si j'étais la parente ou l'amie de Mme de Chateaubriand, je quitterais tout pour la suivre. Je dévouerais mon coeur et ma force à la soigner nuit et jour, pour vous la mieux conserver. Mais, étant ce que je suis, comment pourrais-je avec convenance voyager seule en pays étranger? Non, cette fois encore, nous serons séparés! Vous partirez encore sans emporter dans votre coeur l'image de celle qui vous aime et sans lui laisser la vôtre. Bientôt sa pensée s'effacera de votre esprit. Seulement quelquefois peut-être, dans des jours d'abattement (puissent-ils être rares, ô mon maître trop aimé!) et de tristesse, vous vous rappellerez la pieuse tendresse de Marie: cette tendresse qui vivait de vos peines. XVI De M. de Chateaubriand Paris, 21 février 1828. J'allais écrire à Marie lorsque sa lettre est arrivée; j'étais inquiet de son silence. Mon âme est triste et malheureuse. Je crois déjà le lui avoir dit: je porte malheur. A peine notre liaison commence-t-elle que voilà sa retraite ravagée, et l'asile où elle comptait me recevoir détruit! C'est ma destinée; elle m'emporte, moi et tout ce qui s'attache à moi! Pourtant, je dirai à Marie que je ne quitterai point la France; qu'il est possible que les négociations se renouent, et que, dans tous les cas, je resterai. Il faut que le vieux voyageur se repose pour le dernier voyage. Si mille raisons ne m'arrêtaient, je ne serais pas retenu par l'idée du triomphe des ennemis: sur ce point-là je suis invulnérable; mon mépris est si complet, ou mon indifférence si profonde pour eux, que je ne pense jamais à leur peine ou à leur joie. Viendrez-vous à Paris? quel bonheur de vous voir et de vous aimer, devant vous, auprès de vous, et de vous le dire! Vous avez été injuste. Vous croyez que je ne suis point curieux de Marie. J'en ai parlé à Hyde de Neuville. Il m'a dit quelques mots gracieux, mais insuffisants. Je n'ai pas recommencé, car je suis timide pour ce que j'aime, et puis vous ne savez pas ce que c'est que la politique pour un homme du caractère, de l'esprit, et de l'âge de notre ami: il ne voit et n'entend rien dans ce moment. Moi, qui n'ai certainement aucune ambition véritable, et que la fatalité a poussé aux affaires, sans en avoir le goût, quoiqu'en ayant assez l'aptitude, vous me donneriez cette passion pour vous être utile. Cette pauvre vallée ravagée me tourmente l'esprit; voilà ce que c'est que les orages! Vous vantiez votre beau ciel d'hiver et vos solitaires montagnes, et vous voyez ce que cela est devenu! Je vous ai surpris pourtant un sentiment qui me plaît: vous voulez sortir du rang des petites vénitiennes! Soyez tranquille, vous restez pour moi un ange, et vous avez raison de le dire: vos lettres sont un parfum. J'espère bientôt une lettre de vous, moins triste et moins découragée. J'aime pour la vie mon inconnue. XVII À M. de Chateaubriand La Voulte, 1er mars 1828. Je suis venue passer ici le carême chez ma mère, pour donner le temps de déblayer les suites de l'inondation et de réparer une portion de ce qui est réparable. Hier matin, je partis pour H..., où j'allais passer la journée. Je laissai l'ordre de m'y apporter mon courrier. J'expliquais à deux jeunes nièces et à leur petit frère, que j'emmenais avec moi, ce que nous allions faire à la campagne; nous étions joyeux tous quatre de cette explication, et je ne pensais pas à vous, lorsqu'en montant en voiture j'entendis: «Il n'y aura pas de lettre ce soir». Cet avertissement ne m'effraya pas: depuis deux jours, ma tristesse s'était dissipée d'elle-même. Je revis ma pauvre vallée avec bonheur; votre cher souvenir m'embellissait ce chaos. Nous eûmes une journée délicieuse; nous fûmes, dans un désert, sur des rochers inaccessibles, au-dessus d'une cascade inconnue, enlever un bel arbre aux fraises, dont la première vue, lorsqu'il était couvert à la fois de ses fleurs et de ses fruits, nous causa des transports de joie, il y a deux ans. Avec beaucoup de peine, et même de dangers, nous déracinâmes notre charmant solitaire, et nous l'apportâmes en triomphe dans un bosquet d'H... Nous le fîmes planter avec des soins et des précautions infinies. On dit qu'il reprendra... Cependant, cette douceur et cette abondance lui plairont-elles autant que son rocher? Je n'ose l'espérer: les pauvres montagnards sont fortement enracinés et difficiles à transplanter. Au retour, à moitié chemin, l'oracle secret du matin se vérifia. Je n'eus point de lettre. Je n'en fus point troublée, mon coeur était plein d'espérance. Je me fis descendre au pied de la montagne, fis reconduire les enfants chez eux, et continuai seule ma promenade à pied. La montagne que je gravissais s'élève à pic, au-dessus du Rhône qui, dans cet endroit, se divise en trois branches, comme pour mieux arroser la plaine du Dauphiné, couverte d'habitations et d'une riche culture. Au-delà, les montagnes du matin s'élèvent insensiblement en amphithéâtre, et si chargées de villages qu'on les prendrait pour une ville immense coupée de jardins. Enfin, à l'horizon, les Hautes-Alpes portent jusqu'au ciel leurs cimes pittoresques, dont les formes bizarres offrent des masses de rose ou d'albâtre ou d'azur, dont les riches nuances varient à toutes les heures du jour, suivant le passage d'un nuage ou la direction d'un rayon de soleil. Pour mieux jouir de cette vue, je fus m'asseoir dans un abri d'où je découvrais à ma gauche le vieux château de La Voulte avec ses tours, ses terrasses, et ses murailles crénelées, qui semblent protéger les tombes chéries qui sont à leur pied. Le soleil se couchait: Roche-Colombe et le Roi-René qui font partie des Hautes-Alpes, à l'horizon, étaient chargées de neiges. Sur la chaîne inférieure des montagnes du matin, tout était d'or, de laque ou de rose, et la lune, qui semblait sortir des eaux parmi les îles déjà verdoyantes, mêlait ses blanches clartés aux teintes enflammées du couchant. Ce spectacle était digne de vos yeux et de vos pinceaux. Un nuage d'or brillait, isolé, il venait lentement du nord, et me fit penser à vous. Je le contemplai longtemps, et, lorsqu'il disparut enfin derrière les montagnes du midi, je ne vous crus point parti pour Naples; je ne me sentis point délaissée. Tranquille et charmée, je regardais monter paisiblement la lune dans le ciel et paraître l'une après l'autre les constellations que j'aime. J'entendis sonner l'office du soir à la chapelle ducale du château, devenue l'église paroissiale. J'y portai votre pensée. Que mes prières furent douces! Cependant, aujourd'hui, quand votre lettre est arrivée, je n'osais plus l'ouvrir: mais il en est toujours ainsi; et, lorsque j'ai vu que vous resterez en France et que vous m'aimez, des torrents de larmes se sont échappés de mes yeux. La joie brisait mon âme: il m'a fallu la répandre devant Dieu et chercher dans des prières récitées, souvent reprises et longtemps continuées, l'apaisement dont j'avais besoin. Votre lettre, ô mon ami! aurait fait de votre Marie une créature heureuse si elle pouvait l'être quand vous souffrez. Ainsi l'ordre et l'innocence suffisent dans ce monde au bonheur des hommes ordinaires: et la pratique des plus hautes vertus laisse malheureuse l'âme noble de mon noble maître! Mais cette âme est tendre aussi! Dieu ne la voulut pas créer invulnérable... Puisse-t-il du moins l'avoir rendue accessible aux baumes de l'amitié! Je n'ose en dire plus: je crains, hélas! d'appuyer une épine sur une blessure que je ne vois pas. Mais perdez, mon bon ange, l'idée de la fatalité qui vous poursuit; reconnaissez au moins, par rapport à moi, que votre influence ne m'a pas été moins secourable qu'elle ne m'est chère! En effet, que serais-je devenue, seule au milieu de ce désastre irréparable, dont les suites atteignent tout ce que j'aime le mieux: que serais-je devenue sans cette existence intime et passionnée que vous avez créée en moi? Sa puissance a suffi pour détourner mes yeux d'un avenir menaçant, et je vous fais l'aveu que je me suis plusieurs fois reproché de sentir mon âme nager dans la joie, lorsqu'une pénible sollicitude devait la remplir; et maintenant que vos expressions si douces me peignent un intérêt si tendre et si profond, de quoi ne serais-je pas consolée? Écoutez, mon ami: le bien suprême, pour moi, c'est d'être aimée de vous et digne de l'être. Quel que soit le reste de ma destinée, je l'accepte de plein coeur. J'osais à peine vous écrire, sur votre demande; j'osais à peine espérer vos réponses; il me semblait que ces longues effusions de coeur, sans art, que je vous envoyais, vous étaient presque à charge, surtout pendant cette crise politique qui agite la France et tient l'Europe en suspens, cette crise qui est en grande partie votre ouvrage et où vous jouez le principal rôle; et pourtant, pendant ce temps même, vous m'écrivez des lettres longues et fréquentes, vous remarquez dans les miennes un retard de deux jours! Vous me parlez à coeur ouvert, vous me laissez entrer dans la discussion de vos plus grands intérêts, de vos desseins les plus secrets, avec une douceur et une bonté d'ange: moi, étrangère, absente, inconnue!... Ami, sentez-vous au coeur combien je vous aime? Mais admirez les exigences de votre Marie; je ne veux plus que vous me nommiez votre inconnue, ce mot me glace le sang; il me présente en face l'idée que j'ai établi ma vie sur un rêve... du moins suivant le train du monde. Adieu! Que je serais heureuse si vous me disiez une fois que le bonheur de Marie a pénétré jusqu'au coeur de son ami! J'ai la tête dans un sac pour cette malheureuse politique. Imaginez que je n'y comprends plus rien du tout. J'avais d'abord envie de me désoler de ce que notre ami n'avait pas été choisi par le roi, mais je vous remets le tout, ne pouvant m'empêcher de penser que tout va bien, puisque vous restez. MARIE. 4 mars. XVIII De M. de Chateaubriand Paris, 10 mars 1828. Eh bien! Marie, êtes-vous contente? voilà notre ami ministre, et vous serez encore plus satisfaite que j'aie eu le bonheur de contribuer à sa nomination. Je vis les ministres le samedi, et, le lundi, il était à la marine. C'est une excellente acquisition pour la France et pour le roi. Votre promenade solitaire m'a charmé. J'aurais voulu vous aider à transporter cet arbre et cheminer dans les rudes sentiers de la montagne. Vous avez pris un nuage pour moi. Vous avez raison; je passerai bientôt, mais je n'aurai que la courte existence de votre nuage et non sa beauté. Ne viendrez-vous point, à présent, solliciter quelque chose à Paris? Vous serez en crédit; vous me trouverez dans mon hôpital; j'en sortirai pour vous. J'irai importuner les ministres. Tâchez de prendre un peu à l'ambition: j'en profiterai, et, si ma vue ne détruit pas votre illusion, nous pourrons nous aimer en nous connaissant, après nous être aimés sans nous connaître. Je ne puis vous écrire plus au long aujourd'hui, j'ai mon rhumatisme dans la tête: car, malgré votre indulgente imagination, vous vous doutez bien qu'un rhumatisme s'est fourré sous des cheveux gris. Prenez-moi comme je suis; moi, je vous aime à jamais comme vous êtes. XIX À M. de Chateaubriand La Voulte, 16 mars. C'est avec peine que j'apprends votre indisposition. Je vous remercie de m'avoir écrit, quoique vous fussiez souffrant. J'ai déjà reçu plusieurs preuves de votre condescendance et de votre bonté. Je croyais qu'un ministère serait pour vous une utile distraction. Je le désirais donc avec une passion qui m'a fait, je crois, éprouver toutes les anxiétés poignantes qui doivent être le partage des ambitieux: j'en suis comme épuisée, votre silence à ce sujet a renversé les espérances que je me plaisais à former. Je comprends que je vous ai parlé trop librement de ce qui vous concerne. Je tâcherai de mettre plus de convenance dans notre relation, ou plutôt dans mes lettres. Il est vrai que j'ai ardemment désiré le pouvoir pour vous, mais ce désir était généreux, car, s'il avait été réalisé, je n'aurais pas été à Paris et vous n'auriez plus eu le temps de m'écrire. J'avais aussi une haute ambition pour moi-même: vous n'y avez pas fait attention. J'espérais que ma présence pourrait vous apporter une distraction douce et consolante. De là mon projet, que j'entourais de raisons plausibles. J'ouvre enfin les yeux sur le peu de réalité de ces espérances présomptueuses; je ne serais pas un bien pour vous. Je resterai. Je vous remercie du fond du coeur de vos bontés; pardonnez si je ne les mets pas à l'épreuve! Ce que je peux désirer est si peu de chose qu'il n'est pas nécessaire de si puissants ressorts pour mouvoir un poids si léger. M. de Berbis y suffira de reste, sans que j'aie besoin d'aller moi-même solliciter, c'est-à-dire appliquer incessamment toutes mes forces et mes attentions à subir de bonne grâce et avec dignité des refus ou des dégoûts. Je vidai ce calice, il y a quelques années; j'avais alors le coeur plus libre et l'âme plus ferme qu'à présent: il m'en reste pourtant le souvenir le plus déplaisant de toute ma vie. Non, je n'irai point mêler le sentiment le plus tendre et le plus pur à la lie des sollicitations! Je veux vous regretter en paix et loin de vous. Je n'ai besoin que d'ombre et de silence. Adieu, mon cher maître, pensez quelquefois à moi avec un peu d'amitié; ne m'accusez pas d'ingratitude, je ne suis que trop touchée de votre bonté. MARIE. Je ne suis pas surprise que vous ayez puissamment contribué à faire entrer M. Hyde de Neuville au ministère: je ne vous soupçonne pas de froideur envers vos amis. XX De M. de Chateaubriand Paris, le 21 mars 1828. Mon amie, pourquoi cette lettre triste et contrainte? Vous aurais-je blessée sans le vouloir? Avez-vous cru que je vous disais que j'étais souffrant pour abréger ma lettre? Vous auriez été injuste, je souffrais beaucoup, et je souffre encore. Mais ne parlons point de mes maux! Je ne vous engagerai jamais à vous transformer en solliciteuse. J'aimerais mieux mourir que de demander une faveur, une place, et même un service à qui que ce soit; je comprends donc très bien votre répugnance. Mais je n'aime point que vous n'ayez besoin que de M. de Berbis, et il me semble que, si je vous parlais de venir à Paris, je n'étais pas aussi généreux et désintéressé que j'en avais l'air. Je meurs d'envie de vous voir: cela vous fait-il bien de la peine? Je me creuse la tête à deviner ce que j'ai pu faire qui vous ait donné ce mouvement d'irritation et de peine. Vous voyez du moins que j'ai déjà tous les symptômes d'une vieille et longue amitié! Peut-être me suis-je trompé? Peut-être n'avez-vous rien contre moi? Vous m'avez promis que nous n'aurions jamais d'orages; mais les habitantes des montagnes peuvent-elles bien tenir cette promesse? Je ne vous parle point de politique. Nous sommes encore chancelants, mais nous finirons par marcher. Il est toujours question de moi pour un ministère. Je ne sais si cela s'arrangera, j'espère que vous ne croyez pas à la Révolution renaissante et à toute cette fantasmagorie de l'opposition Villéliste. Il n'y a plus en France de principe révolutionnaire, le peuple ne remuera pas; l'armée est fidèle, nous jouissons de toute les libertés raisonnables. Le gouvernement seul pourrait se précipiter; mais, s'il est sage, de longue années de repos sont assurées à la France. Elles seront pour vous, ces années, et non pour moi qui m'en vais, et dont la destinée est d'être troublé jusqu'à ma dernière heure: vivez longtemps, vivez heureuse et n'oubliez pas votre tout à la fois vieux et nouvel ami! XXI À M. de Chateaubriand Hlle, 24 mars 1828. Mon ami, pour me reposer de la lettre que je vous écrivis le 15 de ce mois, je suis revenue passer quelques jours au milieu de mon déblaiement. Pour mon hygiène morale, j'ai relu d'un bout à l'autre les mémoires de La Rochejacquelein, et le numéro du Conservateur dans lequel vous en avez fait un magnifique résumé. Lorsqu'on fixe son attention sur ces grandes souffrances, sur ces hautes vertus, on rougit d'accorder tant de sensibilité aux revers qui n'affligent qu'une famille, aux chagrins qui n'atteignent qu'un ou deux coeurs... on retrouve alors la force de reprendre son fardeau, et de bon coeur, suivant la volonté de Dieu. Mais on ne marche point sans penser: tout mon courage n'a pu suffire à vous éloigner tout à fait, et, faute de pouvoir m'en défendre, je vous ai mis de moitié dans mes rêves. Ce qui n'en pas un, c'est le désir d'avoir un hôpital dans le département de l'Ardèche. À force de le désirer, nous avons déjà une grande et belle maison, huit lits, une petite Sainte Vierge, des promesses pour environ mille francs de rentes, plus deux saintes religieuses habituées, en fait de charité, à faire de rien toutes choses. Nous avons donc cela, mais rien de plus. Si vous étiez devenu président des ministres, comme je l'espérais, nous vous aurions mis dans la balance avec toutes nos ressources, et vous auriez pesé plus que notre grande maison. Vous nous auriez fait avoir je ne sais quoi, qui nous aurait fait faire les premiers pas (les seuls difficiles dans ces sortes d'entreprises), et nous aurait peut-être donné le droit de faire porter votre nom chéri à notre hospice... Mais, pour n'être point ministre, vous n'en êtes pas moins vous, et qui sait si vous ne prendrez pas un peu d'intérêt aux projets de votre Marie, comme vous en prenez à sa vallée? Pauvre vallée; que je l'aime en pensant que vous y viendrez peut-être! Que j'aimerais à avoir son portrait écrit par vous! J'ai le plan d'un petit appartement que je voulais faire faire pour moi, et qu'à présent je vous destine avec délices. Deux croisées au midi, la cheminée entre deux. En face du lit, une croisée au levant. Un cabinet de toilette, aussi au levant. Un cabinet d'étude au couchant... La vue de la vallée de Beauchastel, le bassin du Rhône et les Alpes en bordure. Et pourquoi ne pourriez-vous de temps en temps y revenir comme dans une propriété favorite, pour jouir de la campagne et de la solitude, près d'un coeur ami, dans un climat béni, sous un ciel de bonheur? Les combinaisons de la politique ne sont pour rien dans ce doux rêve. Il est pour moi comme votre royaume de Grèce était pour vous autrefois: moins chimérique, pourtant, si vous m'aimez un jour autant que je vous aime à présent. Alors donc, pourquoi ne viendriez-vous pas goûter la paix de cette riante retraite que votre pensée m'embellit depuis si longtemps? Vous visiteriez aussi votre hospice: vous y verriez, dans les yeux reconnaissants de vos humbles amies, de vos malades, des vieux prêtres auxquels nous destinons aussi un asile, tout le bonheur que votre présence chérie leur apporterait. Je crois à présent plus que jamais qu'à force de désirer les choses, elles arrivent... Quoique ce soit aujourd'hui le dixième jour et que je n'aie rien, je n'ai pas d'inquiétude. Je ne suis ni triste ni abattue, ce qui me persuade que vous n'êtes pas souffrant. Le jour est trop court pour cueillir de la violette, et voici une lettre qui m'en coûte haut comme cela. Il est six heures du soir, et je suis descendue au jardin à onze heures. J'ai dîné dans une petite cabane sur le ruisseau, c'est de là que je vous écris. Le temps est charmant, tout pousse, l'air est doux et embaumé, on sent le printemps encore plus qu'on ne le voit. Les merles et les pinsons chantent dans les cimes des grands arbres, mais les rossignols chuchotent et tracassent déjà dans les chèvrefeuilles et les lilas, pour commencer leur ménage. J'ai passé la journée auprès des jardiniers, faisant semer de pleins paniers de graines de fleurs, et planter des fagots de rosiers, de bégonias, et d'autres bonnes choses. Pourquoi n'avez-vous pas dîné dans ma cabane avec moi? Vous auriez été heureux comme moi. Je voudrais vous envoyer le soleil de ma Savane, les parfums de l'air, mes eaux si riantes et si vives, et tout cet enchantement si bon à partager avec ce qu'on chérit. Du 25.-Je viens d'assister à l'installation des deux religieuses trinitaires dans notre hospice. En entrant dans l'allée droite qui précède la maison, j'ai frissonné de la pensée que mon exil s'achèverait là. J'ai senti que je vous suivrais sans que vous me vissiez. J'ai vu toute ma destinée, mes yeux ne s'en sont pas détournés. Notre vie et notre coeur sont entre les mains de Dieu, laissons-le disposer de l'un et de l'autre! Du 26.-Ami trop aimé, je reçois votre lettre, elle m'accable. Je sens que je pourrai mourir de votre tristesse, si je ne puis l'adoucir. Que ferai-je, je suis déjà lasse! Pardonnez le trouble de votre pauvre Marie, c'est un faible roseau! Je ne puis répondre aujourd'hui à cette lettre cruelle et douce: mais, au milieu de cet orage de larmes que je n'ai pu conjurer, je vous répète vos paroles: vivez longtemps, vivez heureux, et n'oubliez pas votre dernière soeur! MARIE. XXII À M. de Chateaubriand La Voulte, 29 mars 1828. Non, mon maître chéri, non, point d'orages, mais une tendresse qui durera plus que ma vie! Je serais bien injuste si je vous envoyais des impressions pénibles, à vous qui êtes si bon et si aimable pour moi, à vous qui, sans m'avoir jamais vue, me donnez le saint nom d'amie; qui plaignez mes chagrins; qui voulez rendre mon sort plus doux; qui, malgré l'accablement d'affaires et de travaux où vous êtes, m'écrivez exactement, même quand vous souffrez. Mais comment pouvez-vous supposer que je doute de ce que vous me dites? Ami, c'est impossible: je ne puis douter de vous en rien. Non, point d'orages, mais quelques larmes, peut-être quelques regrets; la nature de notre relation le comporte, au moins quant à moi. D'ailleurs, c'est une femme qui vous aime, et non pas un ange. Puisque vous voulez savoir ce que j'avais, je vais vous le dire. Vous me supposiez dans une joie parfaite, et vous ne m'annonciez pourtant qu'une nomination... J'étais peinée que vous n'eussiez pas mieux lu dans mon coeur. Mais tout savant que vous êtes, vous ne savez pas lire de si loin... J'avais aussi le coeur bien serré de ce que votre tristesse ne s'adoucissait jamais dans les moments où vous m'écriviez. Enfin, je voulais être quelque chose pour vous, c'est-à-dire que je voulais l'impossible; je le reconnais, n'en parlons plus; mais ne me jugez pas mal pour cela; si vous connaissiez ma vie, vous comprendriez mon caractère et surtout mes sentiments. Vous verriez bien qu'il n'est pas possible que je vive, que je pense, et que j'aime comme ceux qui n'ont pas souffert, ou qui du moins ont souffert librement. Il faut, mon aimable ami, que vous me permettiez de vous confier la peine qui me fait souffrir. Jusqu'à présent, j'avais attribué les réflexions tristes qui se trouvent dans toutes vos lettres à des chagrins que je couvrais du voile de mes larmes, sans chercher à les pénétrer. Mais votre lettre d'avant-hier a jeté dans mon esprit un doute si insupportable, que le désir d'en sortir surmonte jusqu'à mon respect pour votre volonté, et jusqu'à la crainte de vous attrister en sortant des limites où je dois sans doute rester. Il m'est venu dans l'esprit que c'était peut-être une altération grave dans votre santé qui faisait naître ces sombres pensées dont je suis alarmée? Si cela est, ne me laissez pas loin de vous! Appelez-moi, je viendrai. Vous le savez, le regard de l'affection est bon pour tous les maux. MARIE. XXIII De M. de Chateaubriand Paris, vendredi saint, matin. (4 avril 1828.) J'ai reçu vos deux lettres. Je suis désolé de vous avoir fait la moindre peine. J'étais touché de votre tristesse, et je craignais d'y avoir donné lieu par quelque bévue, voilà tout. Rassurez-vous; ma santé est bonne, je n'ai que des années; maladie incurable, mais avec laquelle on se traîne quelquefois trop longtemps. Je suis las de la vie. Je l'étais dès ma jeunesse: c'est un travers d'esprit, ou de coeur, dont je n'ai jamais pu me corriger. Je m'y suis accoutumé et, toujours rongé d'un ennui secret, j'avance vers le terme qui m'a toujours semblé si loin qu'on ne peut l'atteindre. Toute votre grâce, toute votre amitié ne changeront pas en moi cette disposition intérieure, mais l'adouciront. Il paraît que vous prenez à la politique plus vivement que moi. Je n'ai jamais eu de bouffées d'ambition que par amour-propre blessé. N'allez donc pas vous affliger de ce qui n'est rien du tout dans ma vie; ma passion est la solitude, et cette passion s'accroît naturellement, à mesure que l'on devient moins propre au monde: heureuse passion qui s'enrichit de tout ce qu'on perd. Vous me donnez appétit de votre retraite. Si rien ne se dérange dans ma destinée et dans mes projets, je pourrai vous voir cet automne en revenant des eaux des Pyrénées: mais je n'ose trop me plonger dans ce rêve, de peur d'être encore trompé. Savez-vous que je vous gronderai pour votre hospice? Je sais ce que cela coûte. J'y ai mis tous les travaux et toutes les sueurs de ma vie. L'Infirmerie est fondée, prospère, mais c'est aux dépens de ma santé et de mon aisance. Sans elle, je serais aujourd'hui indépendant et à mon aise: et je n'ai rien, à la fin de mes jours, et je suis obligé, pour vivre, d'être aux gages d'un libraire! Prenez bien garde à cela, et arrêtez-vous à propos! Vous voyez que je vous aime au point de me mêler de vos affaires, et pourtant je vous proteste que je n'aime point du tout les affaires. Mille tendres hommages à Marie. XXIV À M. de Chateaubriand Je vous remercie, mon cher maître, de m'avoir tirée d'une inquiétude bien pénible. Mes propres réflexions m'avaient déjà allégée d'une partie. Pendant que je croyais votre existence heureuse et votre santé menacée, vous étiez bien portant, grâces au ciel! mais en proie à un funeste mécompte, et livré à des circonstances dont je ne puis soutenir la pensée. C'est l'inévitable effet de l'absence que les espérances, les craintes, les suppositions, les projets, portent toujours à faux. Pour les âmes tendres, l'absence est comme un néant tourmenté. Je regrette que vous ne puissiez venir à H., en allant aux eaux plutôt qu'en en revenant. Il y a bien loin, d'ici au mois de septembre, et je ne sais où l'orage de l'automne dernier m'aura poussée dans ce temps-là. Il faut que je vous dise ce qui m'est arrivé et comment, sans le savoir, vous avez peut-être décidé de mon sort. M. de V. émigré non indemnisé et rangé dans toutes les plus fâcheuses catégories, s'est réfugié dans une inspection des douanes à Toulouse. Toute son ambition se borna à avoir son changement à Lyon, pour être plus près de nous. Il m'écrivit, il y a quelques jours, pour m'avertir que l'inspection de Lyon était vacante et m'engager à partir sur-le-champ, s'il m'était possible, pour aller la demander à M. Roy[22]. Il m'observait que c'était la seule qu'il désirât et qui lui convînt, qu'elle était vacante pour la première et probablement pour la dernière fois, et que, dans cette circonstance décisive, il ne fallait rien négliger. Je compris d'autant mieux ces raisons qu'elles étaient fortifiées pour moi par l'événement du 12 novembre, dont j'ai laissé ignorer à M. de V. les plus fâcheuses suites. Mais je me sentis si intimidée de notre singulière relation, que je ne pus me résoudre à partir pour l'endroit où vous êtes, et j'aimai mieux tout abandonner au hasard. À présent, je crains d'avoir manqué à ce que je dois à M. de V. en négligeant l'occasion de le sortir d'un abîme; mais je n'ai pas su mieux faire... Si l'influence que vous exercez autour de vous est proportionnée à ceci, vous êtes un puissant enchanteur; mais c'est ce dont je n'ai jamais douté... [Note 22: Le comte Roy était redevenu ministre des finances, dans le nouveau cabinet.] Depuis que j'ai reçu votre lettre, tout est peine dans mon coeur, et confusion dans mon esprit. Mais je ne veux plus vous parler des impressions d'une personne qui ne vous est, qui ne vous sera jamais rien. Si ces impressions étaient douces et heureuses, alors seulement je regretterais le pouvoir de vous les faire partager. Adieu, mon cher maître, je voudrais bien que mes voeux fussent exaucés; s'ils l'étaient, vous seriez si parfaitement heureux dans ce monde que vous perdriez le désir de le quitter. MARIE. XXV De M. de Chateaubriand Paris, 18 avril 1828. Votre frayeur de me voir me toucherait au fond de l'âme, si elle ne me faisait rire en me forçant de me regarder. Quelle peur puis-je inspirer à une femme? Je ne fais pas de mes années et de mes cheveux blancs un roman et un texte de sagesse; la chose est bien réelle, je ne m'en plains ni ne m'en vante. Venez donc, et vous me verrez à vos pieds sans être troublée! Ma vie est si incertaine que, toujours faisant des projets, je ne sais si jamais je les réaliserai. Aller aux eaux, c'est ma passion. Mais irai-je? et, si j'y vais, pourrai-je aller vous chercher dans vos montagnes, en allant ou en revenant? Un mois encore pourra éclaircir mon avenir. Dans tous les cas, je ne puis rester comme je suis, et il faudra qu'en peu de temps j'en vienne à quelque parti. J'ai senti un vif regret en lisant votre lettre. Croiriez-vous que, sous ce ministère qui suit pas à pas la route que j'ai indiquée, et parmi lequel j'ai placé de ma propre main un ami[23], croiriez-vous que je n'ai pas plus de crédit que je n'en avais sous l'ancien ministère, dont la chute est en grande partie mon ouvrage? Je voudrais vous servir que je ne le pourrais pas! jugez-en! J'avais à Bordeaux un parent chargé d'une recette particulière; il est accouru à Paris, croyant que j'allais disposer de tout, et jouir de la plus haute faveur. Il m'a fait faire une démarche auprès du ministre des finances, et je n'ai rien obtenu, et je n'obtiendrai rien. Voyez pourtant si vous voulez m'employer pour M. de V.! Je suis à vos ordres. Mais si vous veniez? quel bonheur pour moi! [Note 23: Hyde de Neuville, nommé ministre de la marine sur la désignation de Chateaubriand.] XXVI À M. de Chateaubriand Hlle, 25 avril 1828. Vous avez enfin parlé, dans cette préface du XXVIIIe tome[24]! J'ai besoin de vous en remercier. Tout ce qu'il y a de conviction dans mon estime, d'involontaire tendresse dans mon attachement, et d'orgueil dans mon choix, se trouve consolé par ces lignes: elles allègent mon coeur; elles me contentent, car je sens que, si je savais dire, c'est tout cela que j'aurais dit. Mais pour qui le roi garde-t-il cette présidence? Est-ce pour un plus habile? pour un plus digne? ou pour un plus fidèle? tout cela ne peut être que ténèbres pour moi; mais je partage bien, de toute mon âme, vos chagrins, que je respecte et dont je n'ose vous entretenir; ils font mon étonnement, comme ils causent ma peine. Je comprends que vous êtes dans une crise importante. Je me résigne à tout, pourvu qu'elle se termine heureusement pour vous. Je prie Dieu de vous éclairer et de vous garantir de toute démarche dont vous puissiez vous repentir dans d'autres temps. [Note 24: Des oeuvres complètes.] Voilà, mon cher maître, la seconde fois que vous m'offrez vos soins pour arranger mon sort. Les circonstances incompréhensibles dans lesquelles vous vous trouvez augmentent tellement le prix de cette offre que je la tiens d'une bonté parfaite. Recevez l'assurance de ma gratitude, mais souffrez avec amitié que je vous dise sincèrement ce que je pense à ce sujet! J'ai trouvé dans votre correspondance de l'urbanité, de la franchise, et de la bienveillance, mais rien de plus. Si j'étais aimée de vous, je crois que j'aimerais à vous devoir moi-même jusqu'à l'air que je respire; mais, dans l'état de notre relation, vous n'avez pas encore gagné le droit de me rendre service. Vous seriez sur le trône, que je ne vous répondrais pas autrement. Quand je croyais que ma présence vous serait douce dans un moment de chagrin, ou que votre santé était menacée, je partais sans crainte; mais, pour des affaires ou pour mon plaisir, je ne puis m'y résoudre... Vous me grondez un peu rudement d'avoir eu peur de vous voir, et en cela vous êtes injuste, ou insensible pour moi; il fallait au contraire m'approuver et m'encourager. Croyez-vous donc que, si le courage m'a manqué pour partir, les larmes m'aient manqué pour rester? Vous oubliez qu'il y a onze ans que je vous fuis, même en pensée, et que voici la troisième fois que je repousse l'occasion prochaine de vous voir. À présent plus que jamais, je crains qu'en me connaissant vous ne m'aimiez pas assez, et qu'en vous connaissant je ne puisse plus vous quitter. Voilà tout, comme vous dites, et vous auriez trente ans de plus qu'il en serait de même. À ces craintes trop bien fondées, il se joint une timidité que vous avez fort augmentée vous-même, par la supposition répétée que votre vue détruirait mon illusion... J'en fus blessée dès le commencement, je m'en défendis vivement; je vous expliquai que non seulement l'âge et l'extérieur de mes amis m'étaient indifférents, mais encore que je pouvais aimer avec attrait des personnes dépourvues de toute espèce de charme, et pour lesquelles je n'avais que de l'estime et de la reconnaissance. Vous ne fûtes pas convaincu. Je m'attribuai la première faute de cette injustice, et ne m'y soumis qu'à regret. La timidité me resta. Sans elle, nous nous serions vus depuis longtemps, et maintenant qui sait si nous nous verrons jamais! Mais le malentendu que vous avez fait vient de ce que vous n'avez aucune notion de mon caractère, et il n'est pas étonnant qu'il y ait quelque embarras dans l'intimité de deux personnes qui ne se sont jamais vues. Vous me croyez peut-être romanesque et exaltée? Il n'en est rien. Je ne suis qu'aimante et craintive. Depuis ma naissance, le malheur est mon maître et la crainte ma compagne. J'ai été forcée de me replier dans une vie toute intérieure. Habituée à voir les choses mal tourner pour moi, j'ai fini par y être moins attentive: de là vient que je suis plus affligée d'une marque d'indifférence que d'un revers de fortune, et que je suis plus touchée d'une parole de tendresse que d'un service. Par suite de cette manière d'être, le ton de vos deux dernières lettres (malgré l'offre qu'elles contenaient) m'a fait naître une crainte. Peut-être la sympathie qui m'attire vers vous n'est-elle pas réciproque, peut-être ne m'écrivez-vous que par pure condescendance? Si rien de ce que je vous ai écrit n'est allé jusqu'à vous, si mon affection lointaine n'est qu'une charge de plus pour un coeur lassé qui se détourne de tout, vous devez en conscience m'en avertir. Je vous aimais pour vous et non pour moi; je ne songeais qu'à vous offrir l'hommage d'un sentiment capable d'adoucir votre âme offensée. Ce sentiment, croyez-moi, est bien indépendant de l'âge et de la figure, et même des circonstances de la vie extérieure. C'est de l'enthousiasme; c'est un attachement électif; je m'y suis acheminée par l'admiration, par la pitié, par la tristesse; il s'est formé dès mon enfance et me survivra. Vous m'affligez en le confondant avec l'exaltation du caprice et de la vanité. L'un et l'autre me sont étrangers; mais vous vivez dans le tourbillon des plus grandes affaires de ce monde. Quelque supérieur que vous soyez, vous n'avez pas le temps de comprendre, de si loin, l'affection d'un être doux et dévoué qui, dans une retraite écartée, suit vos chagrins et use sa vie dans le vain désir de vous honorer et de vous servir. Dieu seul, dans sa gloire, entend une fleur s'ouvrir et distingue le dernier souffle de l'oiseau du ciel, mourant sous le feuillage. XXVII De M. de Chateaubriand Paris, le 1er mai 1828. Le résultat de votre lettre est que vous viendriez à Paris si je vous aimais. Eh! bien, si je vous aime, vous viendrez donc à Paris? Mais comment vous persuader que je vous aime, vous que je n'ai jamais vue? Un esprit aussi facile à se tourmenter que me semble être le vôtre ne s'arrangera pas de toutes mes protestations. Vous chercheriez dans les phrases, dans les mots de ma lettre, la preuve que je n'ai pour vous que de la politesse, de la bienveillance commune; que mes sentiments ne sont que cette galanterie dont on se fait un devoir envers toutes les femmes. Mais, en vérité, convenez que, pour une simple politesse, elle serait assez longue! Prendre tant de plaisir à vous écrire si souvent passe un peu le savoir-vivre; et, si un grand attrait ne m'entraînait vers vous, moi qui ai toujours eu en horreur les lettres, ma correspondance avec vous deviendrait bien inexplicable. Allons, ne vous creusez pas la tête; reconnaissez la vérité; et convenez que, si vous ne venez pas à Paris, ce n'est pas à cause de mon indifférence pour Marie! Je veux vous détromper encore sur un autre point. Vous me paraissez croire que j'attache un grand intérêt à la politique, que je suis tourmenté sous ce rapport, que j'ai de grands soucis d'ambition: c'est une complète erreur. Je suis profondément indifférent à ce qu'on appelle la politique. C'est là, même, mon véritable défaut comme homme public, et ce qui m'empêche de parvenir. Je désire sans doute sortir de la position pénible où je suis, encore plus pour Mme de Chateaubriand que pour moi; mais ce désir ne s'étend pas au-delà d'une aisance honorable qui me permette de me reposer sur mes vieux jours, et ne m'oblige plus d'être aux gages d'un libraire. Vous voyez combien vous êtes, en tout, loin de la vérité; j'aime Marie et ne désire qu'une vie retirée, exempte des inquiétudes du lendemain. Vous voilà bien grondée! Humiliez-vous et demandez pardon à «votre maître»! XXVIII À M. de Chateaubriand H., le 10 mai 1828. Vous m'écrivez que vous m'aimez et ne souhaitez qu'une vie retirée et tranquille. Ce peu de mots contient nos voeux et nos espérances à tous deux; puissent les unes et les autres n'être pas trompés!-Ce n'est pas à moi, «mon cher maître», que vous avez besoin d'expliquer que vous n'avez pas d'ambition, c'est-à-dire une ardeur aveugle pour les richesses et le pouvoir. Je le sais depuis que j'admire votre conduite. Mais je n'apprendrais pas sans regret que la noble émulation des grandes âmes fût sortie de la vôtre. Quoi qu'il en soit, c'est moi qui, par moments, ai de l'ambition pour vous. En dépit de ma raison, je vous désire tous les triomphes. Mon amitié voudrait que vous eussiez tous les moyens de retrouver ce que, dans toute la terre, vous avez trop généreusement sacrifié; mais je ne sais où ces moyens peuvent exister pour vous, qui vous obérez dans les ambassades, qui sortez pauvre des ministères, et vous ruinez dans la retraite. Je voyais un grand succès dans cette place de gouverneur[25]; il me semblait qu'avec le génie de Fénelon et le caractère de Tancrède vous pouviez élever le duc de Bordeaux à son rang. J'ai donc souffert de ce que vous ne l'ayez pas eue. À présent je m'en félicite. Quelle chaîne! pour vous surtout! [Note 25: On avait parlé de nommer Chateaubriand gouverneur du duc de Bordeaux.] Cependant, vous m'écrivez que vous ne pouvez rester comme vous êtes: que votre sort va se décider. Alors mes craintes de l'ambassade recommencent. Je la redoute comme si je vous voyais tous les jours et jouissais de votre amitié. Mes voeux recommencent aussi, car je désire avant tout que vos affaires s'arrangent sans que vos goûts soient contrariés.-Si j'étais roi de France, je mettrais ma gloire à vous nommer mon ami, et je vous formerais un modeste apanage. Les regrets que je vous exprimais vaguement, de peur d'appuyer sur vos peines, ne portaient pas sur l'ambition. Je ne puis avoir oublié que vous seriez ambassadeur ou ministre depuis quatre mois si vous l'aviez voulu, ou plutôt que vous l'auriez toujours été depuis bien des années si la morale des intérêts eût été à votre usage. Je ne pensais qu'à vos affaires, qui vous tourmentent; à quelques-unes de vos relations, dont vous paraissez mécontent; et à vos dispositions intérieures, dont je m'occupe peut-être trop, parce que, si vous n'avez pas assez de temps pour penser à moi, j'en ai trop pour penser à vous. Dans mon ancien système d'éloignement de vous, je ne lisais pas vos ouvrages. Je les réservais d'ailleurs pour me servir un jour de consolation. Je ne connais aucun de ceux que vous avez publiés depuis quelques années. Je ne connais pas davantage la société de Paris, où j'aurais tant entendu parler de vous. Il résulte de tout cela que j'ignore de vous une foule de choses que tout le monde sait. Si vous vouliez être véritablement aimable et bon pour moi, vous abandonneriez vos réserves de bon goût, qui ne sont avec moi que des ingratitudes, et vous me parleriez beaucoup de vous. Vous m'écriviez, il y a quelques mois: «Je voudrais connaître votre vie depuis votre berceau jusqu'au commencement de notre correspondance.» Ce désir était amical; je devais y accéder. Mais la répugnance que j'éprouvais à vous occuper de moi seule pendant trois ou quatre pages, et à m'en souvenir moi-même si longtemps, me fit éloigner l'accomplissement de cette tâche. Cette omission a tourné contre moi. Je sens aujourd'hui le besoin d'empêcher à l'avenir tout malentendu entre nous en vous montrant votre amie inconnue. Au premier moment, je vous écrirai les principales circonstances de ma destinée. Le mal que me fera cette démarche sera compensé par le plaisir de vous donner une preuve de confiance parfaite. Quand vous recevrez cette feuille, réservez-la pour la lire dans un moment de repos d'esprit! Mais n'attendez pas, pour m'écrire, que vous l'ayez reçue, car mon dessein peut encore changer! Je suis enfin revenue dans ma solitude riante et chérie. Il me semble que je vous y ai retrouvé comme après une absence. Il y a des places qui me rappellent vos lettres, les miennes, et jusqu'à des pensées qui m'ont occupée... Ces lieux alors étaient attristés par l'hiver, désolés par l'orage; je m'y plaisais pourtant! Aujourd'hui je les retrouve embellis de tout le triomphe, de toutes les délices du printemps, et j'y suis moins bien! il y a trop de roses, de rossignols, de parfums, de fraîcheur et de paix pour moi toute seule; je voudrais de tout mon coeur pouvoir vous donner ma place ici et aller prendre la vôtre, le travail, les ennuis, les affaires qui vous obsèdent: mais que sont les voeux du coeur? et l'amitié lointaine, qu'est-elle? Quand je vous écris, c'est presque toujours immédiatement après avoir reçu vos lettres. Ordinairement pendant la nuit, toujours d'abondance de coeur et sans réflexions. (Si j'en faisais, il est probable que nous ne serions pas en correspondance.) Mais il est remarquable que j'aie commencé et soutenu une correspondance avec le plus grand écrivain de son siècle et de bien d'autres siècles, sans éprouver le moindre embarras. La vérité est que je ne pense pas plus à bien écrire quand je vous écris que je ne pense à bien parler quand je fais mes prières. Si vous avez révélation du ciel, vous savez qu'on y aime ainsi! Ne me laissez pas dans l'anxiété sur votre position! Je ne sais plus rien de M. Hyde de Neuville depuis le rétablissement de sa femme, qu'il m'écrivit. Il est juste qu'il ait du temps pour aller vous voir et qu'il n'en ait pas pour m'écrire; dites m'en quelque chose!... Mon ignorance se trompe-t-elle en croyant voir que sa position politique est difficile, séparé de vous? XXIX À M. de Chateaubriand H., le 18 mai. HOMMAGE À L'ÉLU DE MON COEUR À l'âge de dix-huit ans, mon père se maria contre son gré pour complaire à sa mère. Il aimait avant son mariage une jeune personne, digne de tous les voeux et de tous les hommages. On l'en sépara parce qu'elle était pauvre. De son côté, ma mère ne s'était mariée que par dépit; ils ne furent pas heureux ensemble. Ils n'eurent jamais d'autre enfant que moi. Dès ma naissance, je devins la consolation de mon père et l'objet du déplaisir de ma mère. Je restai chez ma nourrice jusqu'à l'âge de cinq ans. J'en revins faible et délicate, parce que j'y avais souffert. Mon père, peu de temps après son mariage, était tombé dans une maladie de langueur qui l'avait empêché de veiller sur moi. Il se rétablit enfin. Il avait repris à la vie et retrouvé son amie. Il faut que je vous parle d'elle, parce qu'elle a eu une grande influence sur mon sort. L'enfant de celui qu'elle aimait devint son trésor. Sa tendre pitié me donna l'existence une seconde fois; elle m'aimait chèrement et ne pouvait me quitter. Elle employait tous les moyens pour me retenir auprès d'elle; elle me prodiguait tous les soins, tous les dons, toutes les caresses. J'apprenais d'elle à prier Dieu, à chérir mon père, et à aimer les pauvres. Quelquefois elle me dérobait à ma mère; d'autres fois, ne pouvant m'obtenir, elle allait m'attendre dans le bois de pins, au bord de la rivière, et mon père me conduisait à elle. Nous la trouvions qui nous attendait, les larmes aux yeux et le sourire sur la bouche. Il me plaçait dans ses bras et s'asseyait auprès d'elle. Sans comprendre leurs discours, je sentais qu'ils se plaignaient, et tâchais de les consoler par des paroles enfantines qui les faisaient sourire quelquefois, et plus souvent redoublaient leur tristesse. Ils ne sortaient guère de leur vallée, s'aimaient uniquement, vivaient de larmes, et se quittaient peu. Leur amour n'eut d'autre terme que celui de leur vie; et, maintenant qu'ils reposent l'un et l'autre dans le tombeau, leur pauvre délaissée porte rivée à son cou la même chaîne qui les a liés autrefois, et les aime encore l'un pour l'autre. J'étais incessamment couverte de leurs caresses, et baignée de leurs larmes. C'est ainsi que, dès mon bas âge, mon coeur fut empreint de tendresse et de mélancolie. D'un autre côté, mon enfance fut très malheureuse. Le désespoir ne m'était pas étranger. Une aimable sainte, ma grand'mère maternelle, me donna une dévotion exaltée qui me sauva; plusieurs fois, en faisant mes prières du soir, je demandai à mon ange gardien de me transporter durant mon sommeil dans les déserts de la Thébaïde. L'histoire de saint Alexis me touchait beaucoup[26]. Une fois, à l'âge de sept ans, je demeurai deux jours et une nuit cachée dans un endroit d'où j'espérais voir passer ma mère chaque jour sans qu'elle me revît jamais. [Note 26: On pourra lire dans la Légende Dorée, à la date du 17 juillet, la romanesque légende de Saint Alexis.] Ces premiers temps ont laissé dans mon âme des traces ineffaçables; la suite de ma vie les a gravées encore plus profondément. Mon père, mon appui, mon ami, me fut enlevé lorsqu'il était encore dans la force de sa jeunesse. Frappé à mort, sa vie demeura suspendue jusqu'à ce qu'il fût près de moi; et lorsque sa tête fut appuyée sur mon sein, lorsque son regard eut retrouvé mon regard, il expira. J'abaissai ses paupières pour toujours. Il en fut de lui comme de votre père; un sourire plein de noblesse et de douceur vint aussi embellir ses traits; on voyait qu'il jouissait du repos de la mort, et de la vue de son Dieu. Lorsqu'il me le fallut quitter, je n'avais ni paroles, ni larmes, ni pensée; il ne me resta qu'un baiser. J'appuyai longtemps mes lèvres froides et tremblantes sur sa poitrine froide, plus froide que je ne puis le dire! mais le contact de la mort a peut-être quelque chose de funeste pour les vivants! L'impression de ce baiser demeura pendant des années comme un sceau de glace sur mes lèvres et sur mon coeur, et m'ôta presque la raison. Cependant, j'exécutai religieusement les désirs secrets de mon père en partageant son héritage avec sa malheureuse amie (mon digne mari m'approuva), mais elle ne demeura pas longtemps après lui. De ma main incertaine, je fermai aussi ses yeux... je ne puis me rappeler ce temps. Des arrangements de fortune et d'autres motifs avaient déterminé ma mère à me marier à l'âge de treize ans avec un de ses parents, qui avait, dans mon intérêt, donné son consentement. Je subis alors le sort de la comtesse de Ganges[27]; vous n'avez peut-être jamais entendu parler d'elle, mais ses infortunes sont connues de tout le monde, dans le Languedoc. La mienne fut ignorée du public. [Note 27: Marie-Elisabeth de Rossan, née à Avignon en 1637, avait été mariée d'abord au marquis de Castellane. Devenue veuve en 1656, elle avait épousé en secondes noces, deux ans après, le marquis de Ganges. Les deux frères de son mari s'étaient épris d'elle, et, comme elle refusait de se livrer à eux, ils avaient tenté de l'empoisonner. En 1667, ces deux hommes, d'accord cette fois avec leur frère le marquis,-désireux d'hériter des biens de sa femme,-assaillirent celle-ci, la forcèrent à avaler de l'arsenic, la poursuivirent à travers tout le bourg de Ganges, et lui déchirèrent le corps à coups de couteaux. Elle survécut à ses blessures, mais mourut des suites de l'empoisonnement, le 5 juin 1667, après dix-neuf jours de souffrances. En se comparant à la marquise de Ganges, Mme de V. voulait, sans doute, simplement faire entendre qu'elle avait été mal mariée: mais on ne peut pas s'étonner qu'une telle comparaison ait, comme l'on va voir, vivement excité la curiosité de Chateaubriand.] L'excellent M. de V. eut tous les malheurs, je les partageai dans toute la sensibilité de mon coeur. Son estime et son amitié sont mes uniques biens. Mais ses chagrins ont affaibli son âme. Le spleen et ses conséquences les plus funestes le menacent incessamment, et moi, avec un caractère craintif et irrésolu, il me faut en secret soutenir et conduire celui qui devrait être mon guide et mon appui... Quoique je le chérisse et l'estime parfaitement, la confiance m'est interdite avec lui. Je dois lui cacher soigneusement la force des atteintes que j'ai reçues moi-même; je cultive la gaieté naturelle et la douceur de mon humeur avec les mêmes soins qu'une autre femme pourrait donner à ses grâces et à sa parure. Ces soins me sont doux à remplir; mais le poids des affaires, pour lesquelles ma répugnance est extrême, est aussi tombé sur moi. Une circonstance funeste m'a longtemps privée du seul fils que Dieu m'ait donné. Mais il vit et il me sera rendu. La santé de ma mère s'altéra, il y a plusieurs années; il me fallut alors m'arracher à mes regrets et à M. de V. pour demeurer auprès d'elle... Dieu a béni mes soins. Elle est enfin rétablie, et je puis maintenant goûter la solitude et le silence, derniers biens qui me restent. Cependant, mes chagrins n'ont jamais éclaté au dehors; il n'ont soulevé contre ceux qui les ont causés la censure de personne: eux-mêmes en ignorent peut-être une partie. Je n'ai rompu ni desserré aucune de mes relations naturelles, je suis demeurée étroitement attachée à ce qui me faisait mal, parce que l'honneur vaut mieux que la vie. M'abandonnant au destin contraire, j'ai vécu d'une vie tout intérieure, séparée par la mort de tout ce que j'ai aimé, privée par l'absence de tout ce que j'aime. D'autres malheurs se sont succédé et... j'ai eu des ailes comme celles de la colombe. J'ai volé et j'ai trouvé le lieu de mon repos! Le sort inévitable m'a réfugiée dans votre sein: rien ne peut plus m'en éloigner que vous-même, et vous ne m'en éloignerez pas! Pour vous seul au monde, je pouvais rassembler ces terribles souvenirs qui dorment habituellement au fond de mon coeur. Que maintenant ils reposent dans le vôtre, et que ce dépôt, sacré pour moi, le soit aussi pour mon ami! Cependant, ne concluez pas de ce sombre tableau que je suis tout à fait malheureuse! Non, cette funeste destinée n'a détruit dans mon âme ni la confiance ni l'espoir. Même avant de vous écrire, il y avait dans ma vie un grand nombre d'heures pleines de douceur, et des moments de joie sans cause qui me sont peut-être doubles en compensation. J'ai d'ailleurs embrassé la résignation comme une véritable amie; je puis souffrir paisiblement sans attrister personne. Je ne connais pas le ressentiment, tout calcul m'est impossible, et, si j'ai de la fierté comme femme, Dieu m'a fait la grâce de me laisser douce et humble de coeur. Mes goûts sont simples, et je prends volontiers tous les petits bonheurs dont la vie est comme semée à chaque pas. Voilà toute l'amie que Dieu envoya à celui auquel les dons les plus parfaits n'ont pu faire aimer la vie! XXX De M. de Chateaubriand Paris, 28 mai 1828. J'ai lu et relu votre terrible et touchante histoire. Mais votre comtesse de Ganges est-elle la marquise de Ganges? Je n'ose le croire. Non, cela n'est pas possible! Et ce fils dont vous me parlez tout à coup, pourquoi a-t-il disparu, pourquoi revient-il? Vous m'en dites trop ou trop peu. Et quand reçois-je ces confidences? à l'instant où ma vie change encore une fois, où ma bizarre destinée me rappelle encore sur la scène du monde et me pousse hors de ma patrie. Ne vous verrai-je donc jamais? Je vais à Rome[28]. Y viendrez-vous? Pouvez-vous y venir? Puis-je vous rencontrer sur la route? Moi-même serai-je longtemps dans cet exil? Suis-je longtemps quelque part? La roue de ma fortune tourne encore plus vite que ne passent mes années, qui touchent à leur terme. [Note 28: Chateaubriand venait d'être nommé ambassadeur auprès du Saint-Siège, en remplacement du duc de Laval, envoyé à Vienne.] Je suis, je vous assure, tout bouleversé de votre lettre et de ma nouvelle position. J'attends avec impatience une lettre de vous. Je demande peut-être de la force à la faiblesse: mais deux roseaux s'appuient mutuellement. Il me serait impossible d'écrire quelques lignes de plus. Votre histoire me poursuit comme un mauvais songe. Quelle femme ai-je donc rencontrée? Venez à moi! L'abri n'est pas bien sûr, mais on se cache quelquefois dans des ruines. J'aime celle qui ne m'est plus inconnue que de visage. XXXI À M. de Chateaubriand Hlle, 8 juin 1828. J'ai lu votre lettre avec joie. Je vous le dis devant Dieu, je vous aurais donné cette ambassade de ma main, si cela eût été en mon pouvoir, et je vous la redonnerais encore dans ce moment. Et, pourtant, le coeur me manque à l'idée de vous perdre. Allez, mon maître bien aimé, mon ami chéri, vous emportez les dernières lueurs de ma vie! Soyez heureux, vous et la chère compagne de votre destinée, et gardez un souvenir à votre Marie! Le rétablissement de la santé de ma mère, l'inutilité de mon séjour ici, au moins pendant dix-huit mois, m'avaient fait projeter de m'en absenter. Trop pauvre maintenant pour faire de longs séjours à Paris, j'avais enfin accepté l'invitation d'une amie qui vit seule à la campagne avec son enfant, à quelques lieues de Paris. Je devais aller, avec une seule femme de chambre, passer l'automne et l'hiver chez elle, pour être plus près de vous, et elle devait venir passer ici l'année suivante. Depuis que vous m'avez donné le nom d'amie, ce projet a été mon idée fixe. Hélas! Le mois qui vient de s'écouler m'avait préparée à l'événement. J'ai reçu votre lettre en allant à vêpres. J'ai versé beaucoup de larmes devant Dieu. Je me plains moi-même de vous perdre sans vous avoir vu. Je vous plains aussi d'avoir inspiré vainement une affection si tendre. Avions-nous donc mérité cette rigueur du sort? Vous me demandez si j'irai à Rome? Si je pourrai y venir? Relisez ma lettre du 20 février! Vous ajoutez: Venez à moi! Cette parole est puissante. Écoutez: Le coeur de Mme de Chateaubriand vous appartient. Dites-lui que vous avez une dernière soeur! Priez-la de m'aimer, et elle m'aimera! Alors je pourrai faire avec vous deux le voyage de Rome. Je ne serai au milieu de vous que lorsque vos coeurs m'y appelleront. Notre vie sera pleine de douceur et de charme. Vous deux, heureux l'un par l'autre, vous trouverez le délassement de votre situation dans mon amitié pure et fidèle. Et moi, solitaire là comme ici, sans crainte et sans regret, je livrerai toute mon âme au bonheur de vivre près de vous et pour vous. Voilà l'inspiration que j'ai reçue au milieu de mes prières: je me suis vue versant, sur les marbres éternels des vastes basiliques de Rome, les mêmes larmes de tendresse que je répands si souvent ici, dans l'église rustique où je vous conduis avec moi. Si ce projet de ma tendresse ne peut s'exécuter, quelque chose me dit que je ne vivrai pas jusqu'à votre retour.-Quand partez-vous? Par où passez-vous? Ah! retardez tant que vous pourrez! XXXII De M. de Chateaubriand Paris, ce 13 juin 1828. Enfin, me voilà libre de causer avec vous. Il m'a fallu franchir les premiers moments d'une position nouvelle, et répondre à plus de cent lettres de demandes ou de compliments. Ma main est si fatiguée que je puis à peine écrire, mais le coeur n'est pas las, et il est à vous. Que ne puis-je disposer de ma vie! quel bonheur j'aurais de vous voir avec nous! Mais je ne puis rien, et je ne hasarderai pas même une proposition qui paraîtrait extraordinaire. Beaucoup de vertus ne sont pas toujours des raisons de paix, de douceur, et de bonheur. Une chose me console. Ma vie est d'une vicissitude si continuelle que je parierais ne rester à Rome que quelques moments. Irai-je même? Je suis nommé, mais je ne suis pas parti, et je ne puis partir, au plus tôt, que vers la fin du mois prochain. Que de choses peuvent arriver dans cet intervalle! Ah! comment songerais-je à associer une autre existence à une existence aussi troublée et aussi incertaine que la mienne? «Vous ne vivrez pas jusqu'à mon retour!» Ne le croyez pas! Vous me survivrez de longues années. Mais savez-vous une chose? Il faut absolument que je vous voie! Si vous perdez vos illusions, tant mieux pour vous; si je les réalise, elles deviendront des vérités. N'êtes-vous pas fatiguée de cette ombre qui vous poursuit comme vous me poursuivez? Il y avait d'abord du charme, dans cette amitié adressée à quelque chose d'inconnu: mais ce charme, à la longue, devient une espèce de désespoir. Quand je n'aurais pas pour moi toutes les bizarreries de ma destinée, les sessions me ramèneront nécessairement tous les ans. Je ne sortirai pas de France ou je n'y rentrerai pas sans vous voir, mon parti est arrêté. J'attendais une explication sur votre vie. Vous ne me la donnez pas. Parlez-moi de votre fils! Est-ce la marquise de Ganges qu'il faut lire dans votre lettre? Écrivez-moi comme à l'ordinaire! Rien n'est changé. Écrivez-moi! XXXIII À M. de Chateaubriand Hlle, 13 juin 1828. J'ai vu dans les Débats l'inauguration de l'Infirmerie de Marie-Thérèse. Ce récit serait plein de charme même pour une étrangère. J'ai eu de la joie des justes hommages qu'on vous rend. J'ai eu de la tristesse en apprenant cette maladie que vous m'avez laissé ignorer; mais vous ne pouvez partir avant le rétablissement de Mme de Chateaubriand, et pouvez-vous exposer sa convalescence aux fatigues du voyage, jointes aux chaleurs caniculaires du Midi? D'ailleurs on annonce que vous devez défendre la loi de la presse. Tout cela entraîne des délais que je saisis comme une branche... 16 juin.-Hier, je fus voir ma mère, elle reçoit la Gazette, que je ne daigne jamais regarder, mais dont je suis quelquefois contrainte d'entendre lire et commenter les ignobles insolences. Expressément invitée à lire celle du 10, je ne sais quelle prévision me poussa à la parcourir avec rapidité: j'y vis ces mots: M. de Chateaubriand a enfin pris congé du roi. Ainsi, l'audience de congé avait eu lieu il y avait déjà cinq ou six jours: elle précède immédiatement le départ des ambassadeurs. Le vôtre était donc effectué; vous deviez même avoir passé les monts! Je demeurai tranquille sous le coup, mais il ne porta pas à faux. D'affreuses douleurs de coeur me saisirent; je réunis toutes mes forces pour les surmonter, et me hâtai de me faire conduire ici, où mes pauvres domestiques me soignèrent de bon coeur. Ces douleurs aiguës augmentaient de moment en moment, elles m'ôtaient le pouls, la respiration, et presque la vie. J'ai été bien soignée, le danger est passé. Ainsi une pensée a suffi pour renverser une santé que les chagrins avaient toujours laissée inaltérable (hors une fois)! Que devins-je, hier au soir, en revenant aux lieux d'où j'étais partie le matin pleine d'espérance et de joie, parce que je ne prévoyais point d'obstacle à notre réunion? Je dois rester ici jusqu'à ce que M. de V. revienne à Lyon. Il plaint ma solitude, et les ennuis qui la troublent; il ne m'aurait pas refusé son agrément pour le voyage de Rome, entrepris sous vos auspices; votre heureuse compagne ne m'aurait d'abord aimée que de sa tendresse pour vous; mais, bientôt, elle m'aurait aimée pour moi-même. Quelle femme au monde pourrait lui offrir une affection plus tendre et plus vive, des soins plus doux et plus caressants? Que mes heures, que mes jours seraient bien employés à la distraire de ses maux, s'ils duraient encore, à la délasser des contraintes de la position! Mon pauvre ami, que je me sentais heureuse de devenir l'amie de votre femme: de ne vous voir, de ne vous aimer qu'ensemble; et de vous confondre dans mon coeur en vous apercevant l'un et l'autre pour la première fois, en allant vous chercher tous deux en toute sécurité. Et tout cela n'était qu'un rêve! Pauvre Marie! Oublie l'espérance, suis encore un peu de temps ta carrière solitaire, marche encore sans assistance et sans appui! Du 17.-Hier, quoique souffrante, j'ai lu les Débats. L'article paru ne confirmait pas votre départ, mais ce silence ne me rassure pas, parce que je l'avais aussi remarqué lors de votre nomination. Aujourd'hui, triste, abattue, je parcourais avec langueur et distraction la séance du 11. Je me réveille en apercevant ce nom trop cher que j'entends toujours intérieurement. C'est M. Dupin qui le prononce. Il dit: «Ce Chateaubriand, dont le nom se lie inséparablement à la liberté de la presse: quoique absent de la France, sa voix y retentit encore dans tous les souvenirs.» Ces paroles excitent un enthousiasme général... Voilà donc la confirmation de votre départ! Les termes sont ceux que mon coeur aurait employés; mais il est donc vrai que, déjà depuis plusieurs jours, vous êtes absent de la France! Vous l'avez toujours chérie; n'oubliez pas ceux que vous y laissez! Puissent leurs regrets ne pas vous poursuivre, puissent ces ombres, trop fidèles, ne pas obscurcir pour vous les beaux jours de l'Italie! et puissiez-vous y trouver, avec l'éclatante réparation qui vous y attend, la fin de vos ennuis et l'oubli des injustices sans bornes et sans nombre qui n'ont pu ni vous lâcher, ni vous changer. Du 18.-Mon ami, quelles tristes lettres je vous écris, moi qui voudrais acheter votre bonheur au prix du mien! Quelle âme blessée vous avez recueillie! C'est un chagrin de plus pour moi de ne pouvoir retenir ma tristesse et de l'envoyer jusqu'à vous. Pardonnez-la-moi ou soyez-en reconnaissant; il y a dans mon attachement pour vous une confiance intime et expansive qui m'empêche de vous cacher aucune de mes impressions, malgré le désir sincère que j'en ai quand elles sont pénibles. 18 au soir.-Depuis trois jours j'oubliais d'envoyer à la poste. Mais voici une lettre de vous. Elle est timbrée de Paris 13 juin, Chambre des Pairs. Vous n'étiez donc pas parti le 10, ainsi qu'amis et ennemis se sont rencontrés pour me le faire croire? Quel changement autour de moi! Cette lettre m'a remplie de trouble, d'étonnement, et de regret, mais aussi de consolation, car vous êtes en France et vous m'aimez! Je l'ai relue plusieurs fois; puis, la pressant sur mon coeur souffrant, comme un baume pour les blessures, je me suis endormie d'un sommeil paisible qui s'est prolongé trois heures et a commencé ma convalescence. Je suis confuse d'avoir tant souffert et de vous le dire. Mais ma lettre partira telle qu'elle est. Vous y verrez, il est vrai, que j'ai besoin d'appui; mais je le trouverai tout entier dans les fréquentes expressions de votre tendresse; elles suffiront à tout, même à une absence éternelle. Soutenue par vous, je ne vous donnerai que des consolations. Que d'espérances cette lettre m'apporte! Je veux m'y livrer; cette fois encore elles m'aideront. Mais la série d'espérances déçues qui me sont venues de vous, et de craintes chimériques qui m'ont troublée à votre sujet, serait singulière à détailler. L'absence donne naissance à beaucoup de déceptions; mais quelle absence que la nôtre! elle n'a point eu de commencement, puisse-t-elle avoir une fin! Ainsi, en mettant tout au pire, vous reviendrez donc tous les ans à Paris! Si je l'habitais, cette espérance me rendrait heureuse. Elle change déjà l'aspect de ma profonde vallée. J'ai lu, dans les Débats du 13, un article qui commence ainsi: «M. de Villèle et ses plans secrets...» Cet article est de vous, c'est le réveil du lion! Dieu vous garde, noble et intrépide ami! Quant à votre gloire, elle s'accroîtra, je le sais, et sortira plus brillante et plus pure de cette troisième persécution. Mon fils est sans reproche. Sa passion pour l'état militaire le lui a fait embrasser bien avant la fin de ses études; il est entré au service prématurément, à l'époque de la guerre d'Espagne; il a été fait lieutenant à la rentrée du prince. Sa conduite est parfaite. Il a d'excellentes qualités. Il y a deux ans que nous ne nous sommes vus. Je ne sais quand je le retrouverai. Son père en décidera. Je n'en puis dire plus. C'était bien la marquise de Ganges qu'il fallait lire. Je n'avais confondu que le titre de ce malheureux modèle. Mais ne rappelons plus les souvenirs! Ce n'est pas impunément que je les ai rassemblés, pour que vous eussiez une idée vraie du coeur qui vous aime. Ainsi donc, mon projet était impossible! Si vous connaissiez ma timidité, vous m'aimeriez de l'avoir formé; je serais embarrassée devant tout autre que vous; mais vous, qui connaissez le fond des coeurs, vous voyez le mien. Vous ne tournerez en dérision ni sa confiance, ni l'ignorance du monde où je suis demeurée. Pourquoi faut-il que vous soyez privé de moi? Cette douceur et cet abandon vous reposeraient! L'explication que vous me donnez m'oblige à vous prier de régler vous-même ma conduite en ce qui vous concerne. Mais est-il possible que la pensée faible et incertaine de votre Marie inconnue puisse arriver jusqu'à vous, à travers le bruit et le trouble d'une existence si forte et si tumultueuse? C'est le brin d'herbe qui se fait jour dans le marbre et le granit. Adieu, mon maître chéri, mes voeux vous suivent. MARIE. XXXIV De M. de Chateaubriand Paris, 24 juin 1828. Il faut bien que je vous gronde. Vous rendre malade pour un article de gazette, est-ce sage? Que m'importe, d'abord, l'injure de Villèle, et, ensuite, suis-je parti parce qu'il le dit ou le fait dire? Mais enfin, vous êtes guérie. Dieu soit loué! Venons aux faits! Il est impossible désormais que je parte avant le mois de septembre, et nous avons d'abord deux grands mois à nous écrire. Ensuite je reviendrai à chaque session, et il est plus que probable que je ne ferai pas un long séjour à Rome. Comme je reviendrai seul en France, je suis déterminé à revenir par la Corniche et aller vous voir dans votre désert; vous pouvez y compter. Nous nous verrons avant de quitter la vie; soyez-en sûre! Ce n'est aucune des idées qui semblent vous être venues qui fait la difficulté pour Mme de Ch. C'est le tour de son esprit, et la presque impossibilité où elle est de rompre des habitudes intérieures de sa vie et de s'associer une compagne. Je l'ai vue quelquefois tentée de prendre avec elle une jeune ou une vieille parente, pour la soigner, et jamais elle n'a pu arriver à une détermination. Lui proposer une inconnue lui semblerait une folie. Si quelque hasard vous la faisait connaître, alors il y aurait quelque chance; encore, il ne faudrait guère y compter. Non, Marie, c'est moi qui irai vous trouver! C'est moi qui arrangerai votre vie! Un peu de temps encore, et les difficultés s'aplaniront. Vous vous êtes trompée sur l'article. Depuis la chute de Villèle, je n'ai pas mis un seul mot dans les Débats, ni n'y mettrai. L'article, je crois, était de Salvandy. XXXV À M. de Chateaubriand Hlle, 25 juin 1828. J'étais assise, ce matin, sur ma terrasse, ombragée et entourée des cimes des grands arbres qui s'élèvent du fond du vallon. Je voyais briller à leurs pieds les eaux qui rafraîchissent mon asile, pendant que la sécheresse atteint tout un peu plus loin, je jouissais du calme de ma solitude et de mes espérances. J'oubliais le parfum des fraises et du café servi devant moi. J'abandonnais les soins que je donne tous les jours aux mélodieux compagnons de ma retraite; soins payés par une confiance si parfaite, qu'après m'avoir ravie par leurs beaux chants, qu'ils ne refusent jamais à mon appel, ils amènent maintenant leurs petits autour de moi, pendant que je déjeune ou que je me baigne; j'oubliais donc tout cela, pour chercher la mystérieuse jouissance de ma mystérieuse tendresse, dans les journaux livrés à toute l'Europe. C'était vous que je cherchais là, mon maître. Je vous y ai trouvé tout entier dans l'éloge de M. de Sèze[29]. Tout ce qu'il y a de noble, de bon, de satisfaisant, dans l'âme et dans la destinée humaine, abonde dans ces lignes immortelles qui consolent, qui récompensent, qui rendent heureux! Hélas! est-il possible que vous n'aimiez pas la vie, vous qui la rendez si belle? vous dont l'âme est un si riche trésor de ses véritables biens? Je pensais à ma vie, mystérieusement empoisonnée dans toutes les sources de bonheur ouvertes à tous, et mystérieusement consolée par votre affection sympatique, et je sentais que cette affection suffit pour me dédommager de tout ce m'a qui été refusé. Elle m'entraîne pourtant dans les troubles et vicissitudes de votre destinée. Je ne m'en plaindrai jamais. [Note 29: Avant de partir pour Rome, le 18 juin 1828, Chateaubriand avait lu à la Chambre des Pairs un éloge du comte de Sèze, qui était mort le 2 mai précédent.] Cet éloge de M. de Sèze a d'abord rempli mon coeur des plus tendres, des plus généreuses émotions; puis, il m'a rappelé un chagrin que j'eus autrefois par rapport à vous, et à son occasion. J'étais à Paris en 1816. Vous savez que je désirais vivement vous voir. On allait célébrer à Saint-Denis, pour la première ou la seconde fois, le service solennel pour le roi Louis XVI. Je résolus d'y aller pour vous voir. L'occasion était bien choisie; on vous aurait sûrement montré à moi, sans que j'eusse besoin de m'en enquérir; vous seriez en face de moi pendant plus d'une heure, et je pourrais, sans craindre vos regards ni ceux de personne, graver à loisir dans ma mémoire les traits dont je voulais emporter le souvenir pour toute ma vie. J'arrivai tard, la cérémonie était commencée. J'étais émue de mon projet, je l'étais aussi de la circonstance, car j'avais été nourrie dans un royalisme ardent. La travée dans laquelle j'étais était vis-à-vis une autre travée dont l'intérieur était caché par un vaste crêpe noir qui descendait jusqu'au pavé du choeur. Je demandai ce que c'était, on me dit que Mme Royale[30] était là... Immédiatement au-dessous et, je crois, le premier parmi les pairs, je vis un vieillard prosterné dans une attitude de désolation. Il était à genoux sur le pavé; ses bras étaient jetés en avant de lui dans le fond de sa stalle, où sa tête chauve demeurait comme ensevelie. On me nomma M. de Sèze. L'émotion toujours croissante dont je n'avais pu me défendre me surmonta dans ce moment: je perdis connaissance. Quand je revins à moi, on me ramenait à Paris. Ce fut ainsi que je ne vous vis point. Je passai plusieurs mois combattue entre le désir de vous voir et la timidité qui m'en empêchait. Vous savez que vous vîntes chez moi, et qu'un accident me força à m'en éloigner, le jour où je vous y attendais; que ma volonté m'en fit partir quand vous dûtes y revenir une seconde fois: et comment notre bizarre destinée nous a conduits enfin à nous chérir sans nous connaître, et probablement à nous perdre avec déchirement de coeur sans nous être jamais vus! [Note 30: La duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVI.] Mais revenons à vous! Je croyais que vous aviez trouvé l'amour dans le mariage, la sérénité dans l'étude, et le bonheur dans la vertu. Puisqu'il n'en est pas ainsi, tout est trouble et confusion dans mon coeur et dans mon esprit. Tout l'ordre moral est comme bouleversé pour moi par cet incompréhensible mécompte; il me jette dans des pensées dangereuses et affligeantes que je voudrais éloigner, mais où je retombe souvent. Quand vous aurez un moment pour moi, guérissez-moi de ce mal: et si jamais il vous arrive quelque impression de vrai bonheur, quelque charme puissant qui vous contente, dites-le-moi! Je crois que vous aviez donné à mon projet de Rome plus d'extension que je ne lui en avais donné moi-même. Je désirais, pour la bienséance, qu'il ne fût pas dit que j'y allais avec vous. Je pensais que nous pourrions nous rencontrer sur la route, que ma voiture suivrait la vôtre jusqu'à Rome, que, là, nous nous serions séparés, et que ma qualité de voyageuse stationnaire me permettrait d'éloigner ou de rapprocher mes visites à Mme de Chateaubriand, suivant le degré d'amitié qui s'établirait entre nous. Du 28 juin. En relisant ma lettre, j'hésite à vous l'envoyer. Je vois que je vous écris avec détail et abandon, comme à mes plus anciens amis. Mais c'est ainsi qu'il faut que je vous écrive, ou pas du tout; et, puisque vous aimez mes lettres telles qu'elles sont, je ne referai pas celle-ci parce que mes rossignols et mes prognettes (nom vulgaire des hirondelles dans mon pays) s'y sont glissés; laissez-les passer, comme l'araignée de Pélisson! D'ailleurs, vous leur devez de l'indulgence, c'est vous qui m'avez appris à les aimer; que n'étiez-vous moins aimable en parlant d'eux? Vous me grondez d'avoir été malade, comme les mères grondent leurs enfants lorsqu'ils tombent. Pouvais-je supposer un mensonge sur un fait aussi public que le départ d'un ambassadeur? Et M. Dupin? C'était donc une fleur de rhétorique? Non, je devais le croire: et je ne vous aurais pas aimé si je n'avais été navrée en vous voyant quitter la France sans m'adresser un adieu. Mais tout ce tracas de politique, de chambres et de journaux m'est si étranger que, livrée à moi-même au fond de mes bois, je n'y comprends rien du tout. Tout est contraste entre nous, hors le fond du coeur. Du 28 juin. J'avais bien raison, hier, quand je vous écrivais que vous vous étiez trompé sur mon projet de Rome, faute d'avoir eu le temps de deviner ce que je ne vous disais pas. Vous m'avez crue si folle que j'en suis peinée. Ce projet était extraordinaire dans le fond; mais il pouvait devenir fort simple et fort convenable, dans le fait. Je pensais que vous pouviez dire à Mme de Chateaubriand qu'une femme dont vous avez reçu des marques d'attachement, il y a bien des années, vous avait inspiré une bienveillance que sa correspondance avait portée jusqu'à l'amitié; que, cette femme devant venir à Rome, vous désiriez profiter de cette occasion pour lui faire un bon accueil et la prier de s'en charger. De là une présentation et quelques visites, ainsi que je vous l'ai dit au commencement de ma lettre. Si Mme de Chateaubriand vous avait aimé du sentiment que je lui supposais, vous seriez inévitablement devenu notre lien: elle m'aurait bientôt donné son amitié parce que je vous aime, et par la même sympathie qui me fait à présent lui accorder tout mon intérêt, sans que je sache rien d'elle que son nom. Il est vrai que ce nom établissait dans mon esprit toutes les bases d'une généreuse amitié, avec l'attrait et la grâce qui en font le charme. Tout cela n'était pas si extravagant. Ce qui l'était un peu (pardon, mon cher maître!) c'était l'idée que vous me supposiez. En vérité, vous me rendez comme Mme de Grignan, qui rougissait en pensant aux péchés des autres. J'avais bien de mon côté quelque chose à me reprocher. Ce mot: venez à moi! et le plaisir d'y répondre par une confiance imprudente, par un dévouement impossible, me faisaient affronter bien des choses qui me sont contraires. J'avais destiné de brillantes inutilités aux dépenses de ce voyage, ce qui m'empêchait d'en avoir du scrupule; mais cependant ce léger sacrifice n'était fait que pour moi, et ce n'est pas à moi que je dois songer maintenant. Enfin, aurais-je obtenu l'agrément de M. de V.? J'en doute en y pensant bien; et moi-même, en définitive, la résolution ne m'aurait-elle pas manqué? J'étais comme quelqu'un qui veut aborder sur un point unique, et qui nage en pleine mer, dans une profonde obscurité. N'y pensons plus, et mettez ce projet dans le trésor des tendresses perdues! La Voulte, 30 juin. Je croyais notre correspondance ignorée, parce que je n'en avais jamais parlé: je me trompais. La connaissance qu'on en a dans mes relations les plus indispensables y jette des dégoûts et une amertume pénible; une conversation dont je vous parlais cet hiver, et sur laquelle vous me répondites que j'étais une éloquente amie (je répète cette phrase pour que vous me compreniez, ne voulant rien préciser ici), a été suivie de mille attaques et intrigues qui, ne pouvant être dirigées contre moi, ont atteint dans leur fortune et leur existence des personnes auxquelles je m'intéresse. Tout cela fermentait autour de moi depuis quelque temps sans que je m'en fusse aperçue. Je ne trouve plus qu'une investigation haineuse et accusatrice dans une autorité qui devrait être régénératrice et sainte, et ne dépose à ses pieds qu'une résistance de conviction, à la place de la soumission repentante que j'y devrais apporter. Je me trouve déconcertée de ce perfectionnement d'ennui, et affligée de ce que mon amitié ait été si nuisible à une famille estimable. Soyez assez bon pour observer les timbres et les cachets de mes lettres! M. Hyde de Neuville et le chevalier de Berbis ne m'écrivent plus, et n'ont pas même répondu à mes lettres de cet hiver. Tout se trouble et s'obscurcit autour de moi, de plus en plus. Vous me dites: «Nous nous verrons avant de quitter la vie», et, plus loin: «c'est moi qui arrangerai votre vie!» Ces paroles sont douces, je les prends pour soutien. Je crois que vous m'avez envoyé votre mal. XXXVI De M. de Chateaubriand Paris, lundi 7 juillet 1828. Je n'ai rien remarqué dans vos lettres qui pût motiver vos craintes sur les dates et les cachets. Il faut accorder aux hommes auprès desquels vous avez été éloquente du respect et de l'estime, mais les tenir à distance, ne pas leur permettre de s'emparer de notre vie, ce qu'ils sont toujours prêts à faire, et bien distinguer ce qui est de notre devoir de leur confier, et de notre devoir de leur taire. Je n'avais pas compris votre voyage comme vous l'expliquez. Comme cela, il était praticable, aux inconvénients près du caractère et des humeurs, que je ne puis vous détailler. Le mieux, si votre bonne intention subsistait, serait de venir directement à Rome. Là vous feriez la connaissance de Mme de Ch. et, si vous trouviez la chose possible quand vous auriez vu, vous resteriez. Nous ne partons qu'au mois de septembre, et il serait possible que je revinsse dès le mois de novembre. Je vous l'ai dit, ma destinée ne me permet de rester nulle part avec la fortune. Je suis donc à peu près sûr de vous voir avant peu de temps, car je reviendrai par le midi de la France. En vérité, j'en suis quelquefois à croire que je ne partirai pas. Je suis obligé de quitter aujourd'hui ma mystérieuse amie plus tôt que je ne le voudrais. Voici cette loi sur la presse qui vient aux Pairs; il faut que je l'étudie pour parler après-demain, et, jusqu'à présent, je n'ai pu m'en occuper. Ce sera mon dernier travail et, après, je ne songerai plus qu'aux préparatifs de mon exil. Dites à vos oiseaux de chanter pour moi, et à Marie de m'aimer! XXXVII De M. de Chateaubriand Paris, ce 9 août 1828. Je vous ai écrit le mois dernier, il y a environ trois semaines. J'attendais votre réponse de jour en jour; elle n'arrive point. Je m'inquiète de cette interruption subite de notre correspondance. Êtes-vous souffrante? Que vous est-il arrivé? Est-ce tout simplement l'ennui d'écrire qui vous a saisie tout à coup? Est-ce mes lettres qui sont trop régulières? Enfin, dites-moi par un mot ce qui est! J'ai encore le temps de recevoir ce mot ici, ne partant que le 1er septembre. Quand j'aurai cessé d'être inquiet, je gronderai bien ma nouvelle amie. XXXVIII À M. de Chateaubriand La Voulte, 14 août 1828. Mon cher maître, des raisons de convenance et de délicatesse ont seules causé mon silence depuis six semaines. Hier, en revoyant enfin une lettre de vous, mon coeur s'est ému de la pensée que je ne suis pas encore sortie de votre mémoire. J'en aurais eu de la joie, si la joie maintenant pouvait arriver jusqu'à moi. Mais, en lisant ces lignes insuffisantes, qui semblent toujours ne s'adresser à personne (j'oublie souvent que vous ne m'avez jamais vue), en y trouvant enfin l'annonce positive de votre départ, je suis retombée dans une tristesse morne contre laquelle je ne lutte plus. J'avais perdu l'espérance de vous voir à H., cette année. Je voulais affaiblir une préoccupation vaine et douloureuse, et me disposais à retourner auprès de M. de V. Je sentais enfin le besoin d'un peu d'amitié pour reposer ma vie de l'aride solitude dans laquelle j'éteins mon coeur depuis si longtemps. Mais les Pyrénées fuient aussi devant moi. Dans les commencements de notre correspondance, vous y deviez aller aussi. Je crus pendant quelque temps que nous nous rencontrerions au Cirque de Marbre ou à la Cascade de Gavarnie. Mais ce rêve se perdit comme ceux qui l'ont suivi. À la veille de mon départ, ma mère tomba dangereusement malade; privée, pendant deux jours, du seul médecin qu'il y ait ici, il me fallut la soigner sans guide, dans une maladie dont je savais le danger. Dans ces deux jours je connus le malheur. Dieu me prit en pitié, je la sauvai. Je passai trente-sept jours sans sortir de sa chambre; mes soins lui furent agréables. Pendant quelques jours, lorsque je fus rassurée, je me sentais plus heureuse que je ne croyais pouvoir l'être. Je pensais rarement à vous, j'espérais vous oublier comme l'autre fois. Mais, à mesure que nous nous sommes éloignées du danger, je suis retombée dans mon isolement. Le regret de votre départ m'est revenu, et je suis seule et triste comme avant. Durant tant d'heures de veille, pendant la nuit, durant tant d'heures de silence et d'obscurité pendant le jour, le temps ne m'aurait pas manqué pour vous écrire; mais je ne voulais rien ajouter à l'accablement du départ, rien ôter à vos amis; et j'aimais mieux vous attendre que vous prévenir. Voilà mes raisons; elles sont bonnes: je ne me plaindrai pas si vous les jugez autrement. Adieu, monsieur l'ambassadeur! Adieu mon cher maître! Mes voeux vous suivront partout, et votre nom me sera cher tant que je vivrai. MARIE. P.-S. M. de V. me presse d'aller à Paris pour l'affaire dont je vous avais parlé cet hiver. M. de Berbis me le conseille, et je sens moi-même que je ne puis longtemps rester comme je suis. J'irai donc, je crois, au mois d'octobre, précisément au moment où vous en serez parti, et il est probable que j'en reviendrai quand vous y rentrerez vous-même. XXXIX À M. de Chateaubriand La Voulte, 22 août 1828. Mon ami, la convalescence de ma pauvre maman languit. Cependant, je ne vous oublie pas. Ah! soyez-en reconnaissant, c'est la plus tendre preuve d'attachement que je vous aie encore offerte! J'ai relu votre dernière lettre, et j'y ai remarqué un doute qui ne m'avait pas arrêtée d'abord, parce que je ne puis comprendre tout de suite que vous ne compreniez pas mes sentiments. Cependant, en y regardant, je trouve que, malheureusement pour nous, vous êtes un pauvre ami qui n'a pas bien le temps d'aimer. Il faut donc tout vous dire, et prendre au pied de la lettre ce que vous dites, même ceci: «Vous vous ennuyez peut-être de m'écrire? vous trouvez peut-être mes lettres trop régulières?...» Puisque j'avais laissé en arrière la réponse à ces injustices, je veux bien en faire une aujourd'hui. Emportez-la dans votre coeur, s'il y a place pour Marie! Vos lettres sont ce que je désire le plus, et la seule chose qui puisse me faire plaisir. Ainsi donc, s'il reste quelque chose de ces apparitions d'amitié, et même de tendresse, qui, depuis près d'un an, m'ont fait vivre dans un songe si doux, réglez notre correspondance, et n'oubliez plus ce que vous êtes pour moi! Adieu, mon maître bien-aimé! MARIE. P.-S. J'avais depuis longtemps une demande à vous faire; j'ai eu tort d'attendre le dernier moment. Je n'osais, je ne sais pourquoi, car un grand nombre de vos amis possèdent ce que je désire. N'avez-vous pas autour de vous quelque esquisse, quelque lithographie, qui puisse me donner une idée de vos traits et de votre regard? Ordonnez qu'on me l'envoie! Elle me servira d'appui dans ce moment; et, s'il me faut abandonner ma retraite chérie et menacée, que je ne puis garantir, j'y laisserai cette chère image, comme pour la protéger et lui porter bonheur. XL De M. de Chateaubriand (écrit par un secrétaire) Votre lettre m'a fort affligé, et je ne puis y répondre de ma propre main, comme vous le voyez, car je viens d'éprouver une fièvre rhumatismale, qui m'a laissé dans un grand état de faiblesse. Il n'en faut pas moins que je parte, et je me mettrai en route, Dieu aidant, d'aujourd'hui en quinze, c'est-à-dire le 7 septembre, pour Rome. J'ai encore le temps de recevoir une lettre de vous ici. Je vous répondrai courrier par courrier. J'espère vous écrire la première fois moi-même, et vous dire mieux qu'aujourd'hui. CHATEAUBRIAND. Paris, 23 août 1828. XLI À M. de Chateaubriand La Voulte, 30 août 1828. Je reçois la lettre que vous m'avez fait écrire. Je l'ai lue sans la comprendre d'abord, tant a été grand le trouble que m'a causé l'absence de votre écriture. Aimer c'est vivre, avais-je toujours pensé. Ah! je crois maintenant qu'aimer c'est souffrir! Vous voilà malade au moment de partir! Je craignais pour vous la malaria de Rome et les chaleurs, et vous allez affronter tout cela lorsque vous serez à peine en convalescence!... Hélas! mon pauvre maître, faut-il donc que vous vous exposiez à mourir pour cette fatale politique? Est-il donc impossible que vous fassiez comme les autres? Ne pouvez-vous prendre du repos chez vous, ou aller chercher la santé à quelque source salutaire, dans quelque température douce et pure? Ne pouvez-vous attendre la fin de septembre? Les chaleurs sont encore affreuses ici, jugez de l'Italie! Mais les voeux sont inutiles, les prières sont vaines, la résignation s'épuise, il faut souffrir sans en avoir la force. Hélas! que fais-je sur la terre? Sans consolation, sans appui, inconnue à ce que j'ai de plus cher! C'est de la chambre de ma mère, et à l'aide d'un faible rayon de jour, que je vous écris; d'épais rideaux lui cachent ma présence... mes soins timides sont sans succès, elle s'affaiblit, elle souffre de plus en plus. J'ai la double tâche de préparer son âme à l'avenir, qui l'effraie et me navre, et de la garantir des assauts dangereux qui la troubleraient sans la consoler. Ô mon maître, où êtes-vous? Le 25 août, le jour même où vous m'avez fait écrire, vous aurez reçu ma lettre du 22. Puissiez-vous y répondre vous-même, ainsi qu'à la précédente! Reviendrez-vous cet hiver? Prévoyez-vous de pouvoir tenir votre promesse? Me conseillez-vous d'aller à Paris en octobre? Aurai-je de vous une image quelconque? M'oublierez-vous? et cette correspondance mélancolique lassera-t-elle votre coeur? Quoi qu'il en soit, ne me laissez pas sans nouvelles pendant votre voyage! Je ne suis pas moins tendre que le vieux modèle de La Fontaine, et, comme à lui, un songe, un rien, tout me fait peur quand il s'agit de ce que j'aime. XLII De M. de Chateaubriand Paris, ce 2 septembre 1828. J'ai déjà reconnu que mon inconnue était susceptible et un peu capricieuse. Qu'importe! elle n'en est pas moins digne de tout mon attachement. Je lui écris, encore assez malade et au milieu des préparatifs de mon départ, qui aura lieu du 8 au 10 de ce mois. Elle se plaît à me dire qu'elle viendra à Paris quand je n'y serai plus; cela n'est pas bien. Moi, je la chercherai, quoiqu'elle en pense et en dise, aux lieux où elle sera, et je la trouverai, et je la verrai malgré elle. Je n'ai point de portrait que je puisse laisser. Ma gravure fait une affreuse grimace; mais, si Marie veut me voir tel que j'étais il y a vingt ans, elle trouvera l'admirable portrait de Girodet dans mon ermitage; elle pourra demander à le voir dans ma petite maison, après avoir vu la Sainte Thérèse à la chapelle de l'infirmerie; et, si elle me veut voir tel que je suis aujourd'hui, le sculpteur David[31] vient de faire de moi un buste très beau et très ressemblant. [Note 31: David d'Angers] Je vous écrirai encore avant de quitter Paris. Je vous écrirai de Rome, mais où? M'écrirez-vous aussi à Rome? Il faudra affranchir les lettres; elles mettent dix à douze jours en route, et sont lues trois ou quatre fois, chemin faisant; ne vous effrayez pas et écrivez toujours! J'attends encore une lettre de vous, ici, avant de partir. Marie est un grand charme dans ma vie; je ne voudrais pas être un tourment pour elle. XLIII À M. Chateaubriand La Voulte, 6 septembre 1828. Vous qui n'avez de moi que des sentiments tendres et doux, vous ne pouvez guère savoir l'effet de votre grosse injure. Il est juste que je vous en punisse en vous disant qu'elle a augmenté ma tristesse de votre éloignement. Je ne suis point capricieuse, mais inquiète et troublée; ma situation vis-à-vis de vous le comporte. Ce n'est point par plaisir, mais par regret, que je vous ai parlé de mon voyage à Paris lorsque vous l'aurez quitté. Je ne puis rester comme je suis; c'est pourquoi il faut que j'y aille. Malgré cela, s'il était certain que vous deviez venir dans mon désert, je vous y attendrais pourtant; tout me fait mal ici, même la solitude, et vous savez que je n'y ai plus d'amis. Vos lettres seules pourraient m'y soutenir si... votre réponse me fixera. Ainsi vous devenez le régulateur de ma vie; mais, si quelque circonstance imprévue venait à m'éloigner précipitamment de ma vallée, vos lettres me seraient soigneusement renvoyées où je serais. Il est vrai qu'il y a depuis longtemps, dans vos lettres, une chose qui m'attriste toujours. La réflexion me fait vous la pardonner. N'en parlons donc point! Si le profond isolement où je suis, si les peines qui m'envahissent de toutes parts me rendaient en effet susceptible, mon ami m'excuserait. Peut-être même ne m'offrirait-il que de la reconnaissance pour ces pauvres défauts que de si loin il juge avec rigueur, s'il les voyait de plus près. Vous me dites (et c'est un perfectionnement d'absence sur lequel je n'avais pas compté) que mes lettres seront lues trois ou quatre fois chemin faisant, et vous ajoutez: «Ne vous effrayez pas et écrivez toujours»!... En lisant cette phrase, j'ai crié; en la relisant, je n'ai pu m'empêcher d'en rire, et, en l'écrivant, j'en ris encore; c'est un véritable bout d'oreille. Dans vos idées d'ambassadeur, cela ne vous paraît rien du tout, et vous en parlez tout résolument. J'écrirai donc, je le veux bien, mais que vous dirai-je? en vérité, je n'en sais rien. Vous auriez dû m'envoyer quelque chiffre pour me soustraire à ces indiscrétions: mais, ne l'ayant pas fait, il me semble que, de mon côté du moins, ce serait le cas de recourir à une correspondance rétrograde et qu'en mettant une date à une feuille de papier, et en vous priant de relire la lettre que je vous ai écrite le même jour un an plus tôt, nous y perdrions moins l'un et l'autre. Mais avez-vous conservé la seule chose que vous ayez de Marie? Il me vient beaucoup d'idées sur ces lettres lues en chemin. Soyez assez bon pour numéroter les vôtres, ainsi que je le ferai moi-même! Permettez-moi de vous désigner quelquefois sous la qualification de l'étoile, que je vous ai donnée si souvent! Laissez-moi me nommer la violette! Je ne veux pas finir ma lettre sans vous remercier de m'avoir écrit vous-même. Cette marque d'amitié m'a allégée d'un grand poids; mais, dussiez-vous m'accuser de mille défauts, il faut que je vous reproche de ne m'avoir rien dit de vos santés. La lettre la plus véritablement bonne et aimable que vous m'ayez écrite, c'est la première. Je voudrais à présent être assez aimée de vous pour avoir le droit de vous dire: soignez-vous, ménagez-vous, pour l'amour de moi! Adieu, monsieur l'ambassadeur; adieu, mon cher maître: aucune des personnes qui vous voient partir à regret ne vous regrette plus que moi, et ne souhaite plus tendrement votre bonheur. MARIE. Ma mère est rétablie. Je sors d'une fournaise. XLIV De M. de Chateaubriand Paris, 3 septembre 1828. Je venais de mettre à la poste la lettre que je vous ai écrite hier, lorsque la vôtre est arrivée. Hélas! vous passez la vie comme moi auprès de ceux qui souffrent! J'espère que Dieu vous rendra votre mère. Que voulez-vous que je vous dise sur votre voyage à Paris? Je ne serai plus dans mon ermitage: faites ce qui conviendra le mieux à vos affaires! Oui, très certainement, je reviendrai bientôt de Rome, et je vous verrai. Je quitte Paris du 8 au 10. Calculez si une lettre de vous peut encore m'arriver ici! Tout à Marie. XLV De M. de Chateaubriand Paris, ce samedi 13 septembre 1828. Je pars demain! Je pars d'autant plus tourmenté que la dernière lettre de Marie, du 6 septembre, et numérotée 24, est une véritable énigme pour moi. Je ne me souviens jamais de ce que j'ai écrit et ne saurais jamais dire ce que contiennent mes lettres; je suis sûr seulement qu'elles doivent renfermer pour Marie l'expression d'un tendre et sincère sentiment. Si, par hasard, je l'ai blessée dans quelques-unes de ses idées, je lui en demande un million de pardons; mais, si j'ai des torts, je sens que je ne les réparerai bien que quand je l'aurai vue. Pour couper court à tous les inconvénients des postes, écrivez-moi sous enveloppe à cette adresse: À M. Henri Hildebrand, rue d'Enfer, n° 84, à Paris: en dedans, mettez mon nom! On me fera passer vos lettres par les courriers des Affaires Étrangères. Je vous répondrai par la même voie. Je ne puis, dussé-je encore vous offenser, m'empêcher de vous dire que je m'afflige de ce que vous viendrez à Paris quand je n'y serai plus. Est-ce quelque chose qui puisse vous déplaire? J'accepte vos voeux de bonheur, puisqu'ils me ramènent auprès de vous. Je ne serai à Rome que du 10 au 15 du mois prochain. J'ignore si je reviendrai pour la session, mais, avant six mois, j'espère avoir vu Marie. XLVI À M. de Chateaubriand H..., 23 septembre 1828. Mon cher maître, j'espère que cette lettre ira vous trouver dans votre route. L'époque de votre fête et de votre jour de naissance s'approche. J'ai vu dans l'Itinéraire que c'est le 4 d'octobre, jour de Saint François. Je ne veux pas perdre l'occasion de faire comme ceux que vous aimez. Comme eux, je vous souhaite une bonne fête, et c'est avec un coeur plein des meilleurs sentiments pour vous. Puissiez-vous ne conserver dans votre éloignement que des souvenirs doux et tendres! Puissiez-vous trouver, sur les bords étrangers qui vont vous retenir, la santé, la paix, et la joie! Je vous envoie une violette des rives ignorées où vous êtes aimé. Lorsqu'elle vous parviendra, ses couleurs se seront effacées, ses parfums se seront perdus, mais le coeur de votre amie n'aura pas changé. L'entier rétablissement de maman m'a permis de revoir ma solitude. Après deux mois et demi d'absence, j'y suis rentrée dépouillée d'espérances chéries, le coeur meurtri de peines présentes et surchargé de regrets; vous avez dit quelque part que Dieu n'approuve pas les préférences exclusives, et je le reconnais, au profond abattement de mon âme. Si vous voulez me soutenir, envoyez-moi de Rome une prière faite par vous et écrite de votre main, que je puisse attacher dans un livre d'heures[32]! [Note 32: Mme de V. avait évidemment entendu parler de la prière écrite par Chateaubriand pour Mme Récamier, après la mort de Mathieu de Montmorency.] J'ai reçu votre lettre de Paris 13 septembre, veille de votre départ: j'y répondrai quand vous serez à Rome. Adieu, monsieur le vicomte; adieu, mon maître trop admiré et trop chéri! Ne m'oubliez pas! MARIE. Violette odorante de la lisière du bois des pins, sur les bords de l'Érieu. H..., 23 septembre 1828. XLVII De M. de Chateaubriand Milan, 29 septembre 1828. Je veux vous prouver que la distance ne fait rien à mes sentiments. Je mets ce petit mot à la poste pour vous, en traversant l'Italie. Hélas! je revois cette belle Italie sans plaisir. Mon rôle de voyageur a fini avec ma jeunesse. Adieu, je vous écrirai de Rome. CHATEAUBRIAND. XLVIII À M. de Chateaubriand H..., 9 octobre 1828. Le 14 septembre, jour malheureux, je quittai furtivement mes hôtes. J'étais triste, j'avais besoin d'être seule. Mes pensées m'entraînèrent, presque à mon insu, dans un endroit nommé Pontpéri, parce que, sur la cime de rochers élevés, on voit encore les débris d'un pont romain qui devait être d'une seule arche jetée sur l'Erieu, d'une montagne à l'autre; mais ces montagnes ne sont aujourd'hui que des masses escarpées, sans culture, sans végétation, tourmentées par une multitude de torrents, et profondément ravinées par l'eau des pluies. La sombre horreur de ce lieu sauvage n'a peut-être point d'égale dans les Alpes et les Apennins. La rivière y est renfermée dans une espèce de bassin circulaire, formé par des masses de granit qui s'élèvent perpendiculairement du fond de l'eau à une grande hauteur, en affectant des formes bizarres de niches, d'antres, de chapelles, et d'aiguilles, qui jettent de grandes ombres sur l'eau profonde et tranquille. À peu de distance au-dessous, cette même eau bondit avec fracas et se fraie à grand bruit un passage entre les rochers entassés. Ce n'étaient point ces grands effets d'une nature sauvage et désolée qui captivaient mon attention. Un tableau qui parlait à mon coeur attristé l'attirait davantage. Une bergeronnette lavandière s'est fixée dans ce lieu. Je l'y ai toujours vue. J'avais déjà remarqué sa prédilection, cette fois elle m'inspirait plus d'intérêt. Elle revient toujours avec amour se reposer sur le même rocher de granit bleu tout brillant de mica. Mais le beau rocher ne sent pas les pieds du petit oiseau, dont le chant faible se perd aussi dans le bruit retentissant des vagues. Je songeais tristement, en le regardant, à ce que pouvait devenir une âme tendre et méditative autour d'un homme politique... ces pensées m'absorbaient, je marchais sans précaution sur une corniche de roches dont le sommet aplati pend en voûte sur le bassin. Tout à coup, le pied me manqua, je glissai, et je tombais dans la combe, lorsque, saisissant machinalement une touffe de petite meringia mousseuse, le mouvement que je fis pour m'y attacher me rendit l'équilibre que mon inattention m'avait fait perdre. Je pus me relever et, retrouvant une agilité montagnarde, m'éloigner du danger. Ô mon ami, si j'avais péri dans ces ondes ignorées, vous ne l'auriez point appris. D'abord vous m'auriez crue légère: plus tard, vous m'auriez oubliée; et pourtant ma mort eût été comme ma vie... En revenant à moi, je retrouvai dans ma main la méringia secourable. Je voulais vous l'envoyer pour votre fête; mais, en remarquant la mollesse et la ténuité de la tige et des feuilles filiformes, la délicatesse presque aérienne de ses petites étoiles blanches, je pensai que le coeur de mon ami se troublerait en voyant quel avait été, le jour de son départ, le dernier appui de Marie. Je ne veux plus permettre à mon coeur de se répandre devant vous. Je veux garder pour moi seule les tristesses de l'éloignement, et ne vous envoyer que des impressions douces et tendres comme ce que je sens pour vous. Je ne vous ai donc adressé, le 22 septembre, sous le couvert de M. Henri Hildebrand, qu'une violette du bois de pins, avec les voeux de mon coeur. Auront-ils été, suivant mon désir, vous trouver pour le 4 octobre, jour de votre naissance et de votre fête? Votre lettre de Milan m'est parvenue au sixième jour de sa date. Je ne l'attendais pas du tout. Sans croire notre relation tout à fait rompue, il me semblait pourtant que vous étiez comme perdu pour moi. Un mot, une pensée de vous, rattachent ce lien faible et chéri. Votre petite lettre ne m'a pas été moins secourable que la touffe d'herbes qui m'a sauvée le 14 septembre. Les amis que vous regrettez en France seront heureux d'apprendre que vous revoyez l'Italie sans plaisir. Je suis comme eux. Je voudrais que vous ne songeassiez qu'à revenir. J'ai renoncé à sortir d'ici, et j'y veux demeurer pour vous attendre jusqu'à votre retour. Adieu, monsieur l'ambassadeur; adieu, mon maître aimé! N'oubliez pas Marie! Personne au monde ne vous honore plus tendrement, même parmi ceux qui sont comblés des douceurs de votre amitié. XLIX À M. de Chateaubriand H..., 23 octobre 1828. Le journal du 20 dit, mon cher maître, que le 1er octobre vous avez passé à Bologne. Voilà un bien long intervalle; cependant, c'est quelque chose de savoir qu'il y a vingt jours vous étiez arrivé jusque-là sans accident. Dans l'ignorance où je suis de tout ce qui vous touche, je veux vous écrire de provision, et me donner la consolation de parler à vous, mon cher maître; j'aimerais bien à vous parler de vous; mais je ne sais rien. Il me semble qu'en vous écrivant j'attirerai cette lettre de Rome que j'attends avec un si vif désir; il me tarde d'y voir que vous et les vôtres êtes en bonne santé, que vous êtes satisfait, et que la pensée de votre amie ne s'est pas dissipée dans ce long chemin et parmi tant de personnes et de choses diverses, quand rien ne vous rappelle le coeur solitaire qui vous attend. Je vous ai écrit sous le couvert de M. Henri Hildebrand, le 22 septembre et aussi le 9 octobre, en réponse à votre lettre de Milan. Mais je dois encore une réponse à votre dernière lettre de Paris, et je veux la faire dans ce moment, où la privation de vos nouvelles me laisse de l'espace. Dans cette lettre de Paris, vous m'accusiez un peu légèrement d'être capricieuse. Comme je suis loin de vous, je vous assure que vous vous êtes trompé. Si vous étiez à mes côtés, je vous tendrais la main et vous verriez dans mon sourire joyeux ma justification et votre pardon. Éloignez donc cette idée de votre esprit, non seulement pour le présent, mais encore pour l'avenir! Quand nous nous verrons, ne m'accusez pas de caprice, si mes discours et mes manières ne ressemblent point à mes lettres! À présent que je ne vous connais pas, mon sentiment pour vous est sans entraves; c'est une affection élective que je regarde comme une sorte d'alliance généreuse entre nous, et, de ma part, comme une consécration au génie, au malheur, à la gloire. Rien n'est si noble, rien n'est si beau! Je m'en fais une vertu; et lorsque j'ai tâché de vous convaincre que je suis votre soeur par le coeur, je suis satisfaite et crois avoir tout fait pour vous et pour moi-même, car je n'ai pas oublié que je dois remplacer dans votre coeur les «vieux amis qui ont fui avec la fortune». Les convenances sociales modifieront un jour l'expression de ces sentiments; mais ils demeureront inaltérables au fond de mon coeur jusqu'à ce qu'il ait cessé de battre. Vous me dites encore, dans cette lettre de Paris: «Si j'ai des torts, je sens que je ne les réparerai bien que lorsque je vous aurai vue...» Cela ne veut-il pas dire: «Je vous aimerai si vous me plaisez...» Mais pourquoi donc, mon cher maître, ne pouvez-vous m'aimer par mes lettres, comme je vous aime par vos livres? Serait-ce que vos livres sont beaux et que mes lettres ne sont pas belles? Ah! il est vrai; mais aussi vos livres sont pour tout le monde, et mes lettres ne sont que pour vous!... Vous avez sûrement remarqué, au musée, un tableau de Champaigne[33] qui, sans le secours des grâces de l'extérieur, offre, sous des traits vulgaires et presque ignobles, une beauté morale qui touche à l'âme et qu'on n'oublie plus? Il représente deux religieuses: l'une est malade, sa compagne la sert. Celle qui prie pour sa soeur n'observe pas que l'objet de sa sollicitude est privé de la beauté, et pourtant rien ne manque à la tendresse de ses soins, à la ferveur de sa prière; et la pauvre souffrante, dans sa paisible résignation, dans sa douce reconnaissance, ne songe point à examiner si sa bienfaitrice est belle. Que ce tableau devienne le modèle de votre amitié! Supposez-moi semblable à l'une de ces religieuses, et aimez-moi franchement pour l'attachement que j'ai pour vous, et non pour mon extérieur, quel qu'il soit! Tel est le partage auquel mon coeur aspire, je le mérite et je l'obtiendrai. Avant que vous soyez rentré en France, vous m'aurez honorée du nom de soeur, ou, je le promets à Dieu devant vous, ma vie, qui s'est passée à désirer votre affection et à fuir votre présence, achèvera de s'écouler sans que nos regards se soient rencontrés. [Note 33: Ce tableau de Philippe de Champaigne, que l'on peut voir aujourd'hui encore au Musée du Louvre, représente deux religieuses de Port-Royal, la mère Agnès Catherine Arnauld et la soeur Catherine de Sainte-Suzanne, fille du peintre bruxellois.] Mon ami, je vous conjure de graver ceci dans votre mémoire! Vous le savez, la vie n'est pour moi qu'un désert plein de dangers. Je le traverse seule. Ma main n'est point pressée dans une main amie qui me conduise doucement et me soutienne avec bonté. Je ne vois point le but de ma course: j'espère pourtant! et continue sans m'arrêter; c'est que je ne suis pas tout à fait abandonnée. J'aperçois des jalons qui me guident dans ces solitudes glacées: ce sont vos lettres... je prends courage et j'avance: bientôt deux mois seront passés. Tant de temps écoulé dans une si vive anxiété de votre destinée; la rapide succession de craintes et d'espérances qui me venaient de vous, et les chagrins qui me troublent ici, joints à votre départ, m'avaient enfin découragée. Vous apprendrez avec plaisir que je suis revenue de cet abattement. Je ne sais quelle paix, quelle espérance est rentrée dans mon âme. Je sens de nouveau ces vifs mouvements de joie qui me faisaient tressaillir au commencement de notre amitié. Je suis enfin seule dans ma vallée chérie. J'y pourrais avoir des visites, mais je les fuis. C'est seule que je veux être, avec une pensée délicieuse et chère, avec vous, mon maître, qui êtes à Rome et que je n'ai jamais vu. Je prévois avec bonheur une solitude absolue de quatre ou cinq mois passée avec les manuscrits et les souvenirs de mon père, avec vos livres, vos lettres, et l'idée de votre retour. Je sens que tout ce bien-être me vient d'avoir repoussé ce voyage de Paris, si cruel pour moi, surtout quand vous veniez d'en partir. Vous voyez que je ne suis pas fâchée que vous en ayez été affligé! Il y a dans mon âme trois prédilections invincibles, qui font les seuls plaisirs de ma vie: une mémoire sacrée, un ami inconnu, une vallée solitaire. Je ne me fais pas scrupule d'entretenir mon cher maître de ma résurrection morale, parce qu'il sera bien aise de me voir sortie de la tristesse dans laquelle j'étais tombée; d'ailleurs, je ne puis l'entretenir de ce qui le touche; je ne sais rien. Je voudrais vous parler de Rome, mais je n'en suis pas encore là. Je crains, si j'y pense, de redevenir triste: je n'ose regarder encore que le retour. Vous me disiez, une fois, «ce riant exil»; mais je ne m'en fais pas cette idée: il me semble au contraire que ce séjour doit être bien mélancolique. C'est le tombeau de la puissance humaine. On y est toujours en face du néant des grandeurs et de la brièveté de la vie... j'aimerais mieux Florence et Naples, où c'est la nature qu'on voit dans sa force et sa beauté. Je suis bien fâchée de n'avoir pas lu votre voyage en Italie, je saurais ce qu'elle est. Je ne me souviens plus de Corinne, mais, par ce que j'ai lu ailleurs, il me semble que j'aimerais le caractère des Romains, s'ils sont en effet passionnés dans leurs affections, vrais dans leurs plaisirs, et orgueilleux sans vanité. C'est le contraire des Parisiens, qui, dit-on, se plaisent mieux à juger qu'à sentir, et qui aiment mieux paraître qu'être. 28 octobre.-Avec la sérénité, j'ai retrouvé les impressions agréables que l'aspect de la nature avait cessé de m'inspirer; je sens de nouveau le beau temps. Le soleil est encore chaud, l'air est doux et léger, les eaux étincellent à travers la riche verdure des mûriers et des châtaigniers, que l'automne commence à nuancer d'or et de feu. Une atmosphère douce et brillante rend beaux ou gracieux tous les objets que l'oeil peut voir, car nous n'avons pas ici les tons durs et crus des Alpes et des Pyrénées. Des vapeurs lumineuses, et colorées d'une manière ravissante, couvrent nos montagnes bleues et les rendent comme transparentes et poudrées d'or ou veloutées de rose; et ces belles nuances changent à chaque instant: il serait peut-être difficile de trouver, dans une autre chaîne de montagnes, des aspects d'un caractère plus imposant que ceux de quelques vallées du Vivarais. Ces beaux lieux où la nature ne se montre plus que sous des traits d'une grandeur paisible ont été, dans des temps bien loin de nous, bouleversés par d'effroyables catastrophes. Les magnifiques colonnades en basalte de Jaugeac et de Montpesat, la chaussée des géants de Thueyle, le pont d'Arc, la gueule d'Enfer, le mont Mézenc, la Solfatare et cent cinquante volcans réunis dans une même chaîne et se touchant par leurs bases comme les vagues de la mer, sont d'une magnificence à laquelle, suivant mon père, le nouveau monde, dans ses pompes terribles, n'offre peut-être rien d'égal, et qui n'a besoin, pour exciter à l'avenir l'intérêt et l'admiration, que d'avoir un moment charmé les yeux de mon ami... Mon âme ambitionne cet honneur pour mon pays. Oh! venez donc, mon noble maître, illustrer cette portion de notre patrie! Vous y recueillerez quelques rayons d'une gloire nouvelle, et vous y trouverez aussi ce bien que l'Écriture appelle un trésor. Du 30, au soir.-Je reçois votre lettre de Rome en date du 11. Elle est restée dix-neuf jours. Vous êtes arrivé; vous êtes fidèle à la pensée de Marie; vous ne pouvez l'oublier; vous reviendrez bientôt; je devrais être contente; et savez-vous ce que cette lettre, cette écriture, ce même timbre, et tout cela m'a fait? J'ai pleuré des larmes amères, mais si longtemps que j'en suis épuisée. Il est donc vrai que vous êtes ambassadeur à Rome! mon pauvre ami, je crois que Dieu me punit de vous trop aimer. Puisse-t-il vous bénir et vous rendre heureux! Adieu. Quand vous le pourrez, envoyez-moi la prière dont j'ai besoin et que je vous a demandée dans ma lettre du 22 septembre! N'y manquez pas, si vous m'aimez! MARIE. L De M. de Chateaubriand Rome, ce 11 octobre 1828. Me voilà à Rome, qui ne m'a rien fait. À mon âge, il ne faut plus voyager: on n'y voit plus. J'espère me retrouver bientôt dans notre commune patrie. Je vous écrirai plus au long quand j'aurais rempli les premiers devoirs de ma position. Ce mot est seulement pour vous prouver ma fidélité, et mon impossibilité d'oublier Marie. Cette lettre, que j'envoie aux Affaires Étrangères, sera mise à la poste à Paris. J'espère avoir bientôt une lettre de vous. CHATEAUBRIAND. Je vous ai écrit de Milan. LI De M. de Chateaubriand Rome, 21 octobre 1828. Votre première lettre de France est venue me trouver à travers les montagnes au milieu des ruines de Rome: elle m'a fait un grand bien, et je vous en remercie; elle n'avait pas même perdu la petite violette attachée à l'une des feuilles; j'ai salué cette fleur de mon pays, cueillie par une main amie. Que vous dirai-je? Rome m'ennuie: tout m'ennuie[34]! J'ai passé l'âge des joies, il faut que je me retire. Que fais-je dans ce monde? Je le connais trop et j'y ai été trop longtemps. Je me réserve pourtant encore un dernier plaisir, c'est celui d'aller vous trouver dans votre solitude. Quand j'aurai vu cette Marie inconnue, tout sera accompli. Pensez à moi et écrivez-moi! [Note 34: Dans cette lettre et dans les suivantes, Chateaubriand exagère un peu la tristesse et la solitude de son séjour à Rome. Nous savons notamment, par les Souvenirs de M. d'Haussonville, que trois belles jeunes femmes, Mme D., la Del Drago, et une dame qui, sous le pseudonyme de Mme de Saman, devait plus tard publier un petit roman autobiographique intitulé Les Enchantements de Prudence, ont, toutes trois, fait de leur mieux pour distraire son ennui.] LII À M. de Chateaubriand H..., 8 novembre 1828. Mon cher maître, il y a aujourd'hui un an que vous écrivîtes cette lettre qui perça mon coeur d'un trait aigu, en m'apprenant que vous étiez menacé dans ce que vous aimiez. Je vous écrivis moi-même, et, du moment où j'eus reçu votre réponse, je fus invinciblement entraînée dans votre sphère. Mes dernières lettres n'étaient remplies que de mes chagrins, de mes regrets, de mon abattement, parce que mon coeur se répand quand je vous écris; et pourtant je n'ai pas tout dit, car je n'ai jamais tout pensé. Dans la convalescence de ma mère, je lui ai lu plus de soixante numéros de la Gazette. Vous ne me plaindrez peut-être pas d'avoir subi si longtemps, dans le milieu du coeur, ce petit supplice renouvelé de Saint-Sébastien! Je n'ai ni l'âme d'un ange, ni celle d'un héros, votre inconnue n'est qu'une simple femme; elle n'a pu recevoir sans blessure tant de traits acérés; elle n'est point demeurée invulnérable à tous ces poisons. Cette troisième persécution m'a été plus douloureuse que les autres, à présent que vous êtes mon ami. Je n'osais vous en parler, mais j'en souffrais. Je voyais l'unique et éclatante réparation de tant d'injures dans cette ambassade de Rome. Cette considération a été ma véritable consolation, et je vous aurais prié à genoux de partir, si votre départ eût été à ma décision. Aujourd'hui, je lis dans le journal du 1er novembre: «Depuis son arrivée dans cette ville, M. le vicomte de Chateaubriand est l'objet de toutes les prévenances du Souverain Pontife et de tout ce que Rome a de plus distingué; quoique Son Excellence ne reçoive point encore, l'hôtel de l'ambassade est continuellement visité par les cardinaux, les princes romains, et les familles patriciennes. C'est une chose remarquable que, dans cette capitale du monde catholique, on ne connaisse en aucune manière cet esprit étroit et tracassier des coteries religieuses de Paris. On n'a point nié ici à l'auteur du Génie du Christianisme sa noble piété; au serviteur fidèle de la couronne, à l'écrivain courageux de la Restauration, le titre de royaliste. M. de Chateaubriand a été vengé des outrages d'un parti par le Saint-Père lui-même»... Et je me dis: «C'en est fait, le roi de France et le Chef de l'Église l'ont en effet vengé, et se sont eux-mêmes garantis du blâme de la postérité!» En même temps, je reçois votre lettre du 20 octobre. Elle est si sombre que mon coeur se trouble à vos tristes paroles... ô mon maître! Ont-ils blessé votre âme? et ce juste triomphe n'est-il pour vous qu'une tâche que vous vous êtes imposée et que vous avez accomplie? Je ne m'explique pas bien vos expressions. Vous dites: «Il faut que je me retire»... Ah! plût au Ciel que cela pût être; mais je ne le comprends pas et n'ose le croire. La même destinée qui, de si loin, m'a dévouée à vous vous entraîne aussi vers moi. Je le reconnais à ce que vos pensées les plus intimes se décèlent toujours dans les lettres que vous m'écrivez. Vous aimez les miennes, elles vous sont bonnes. Vous voulez me voir. Vous nommez notre rencontre sur la terre «votre dernier plaisir»... Voilà ce qui me soutient et m'encourage contre ces mêmes lettres!... Elles ont une sorte de style anonyme, comme si elles ne s'adressaient à personne. Vous n'y parlez plus de vos sentiments pour moi. Vous ne répondez pas aux miens. Tous détails sur ce qui vous concerne en sont sévèrement bannis. Hélas! pour qui donc les réservez-vous? Vous connaissez l'amitié: vous ne pouvez ignorer que vous contristez la mienne en paraissant la méconnaître, et me laissant si parfaitement étrangère à vous après avoir commencé notre correspondance avec tant de douceur et des formes si différentes. Ô mon cher maître! que vous m'affligez en cela! Vous ne savez pas combien il me faut de confiance en votre bonté d'âme pour surmonter ma timidité naturelle, augmentée par le changement de votre style! Depuis bien des mois, il semble que vous m'interdisiez tout autre sujet que moi-même et que vous ne veuillez m'envoyer que quelques jalons, uniquement pour m'empêcher de perdre vos traces... Que deviendrait notre amitié, si je ne m'encourageais pas moi-même à écarter jusqu'au moindre mouvement de cet orgueil qu'on inspire à toutes les femmes? Mais c'est ce que je fais avec une profonde tendresse. J'aime à vous prodiguer à présent les hommages d'une âme élevée, et je donnerais ma vie sans regret pour effacer les peines de la vôtre, et pour vous assurer un bonheur digne de vous. Voilà ce que je vous écris sans pouvoir m'en empêcher; et voilà aussi que je vous ai un peu grondé sans en avoir eu le projet; mais je ne puis rien vous cacher. Vous dites aussi: «Je viendrai bientôt». Pour moi, bientôt, c'est cet hiver; aussi, quand je marche sur les gazons encore trop verts, je me réjouis en traînant sous mes pas les feuilles sèches qui commencent à les cacher; elles vous promettent à moi. Mais comment viendrez-vous? Les monts sont remplis de dangers durant l'hiver. Les côtes de la Méditerranée sont infestées de corsaires tripolitains. Si vous ne voulez pas fâcher Marie, vous répondrez un petit mot là-dessus. Adieu, mon cher maître, mon étoile toujours belle, toujours chérie, laissez-moi vous assurer de mon respect; vous ne savez pas combien ce mot est tendre, quand je vous l'adresse. MARIE. Je vous ai écrit le 9 et le 30 octobre. Du 9 novembre.-J'ai lu et relu votre seconde lettre de Rome; elle pénètre toute mon âme de votre tristesse, je la sens sans la comprendre. Je crois que je dépends de vous. J'ai aussi relu ma lettre: il faut que j'y ajoute quelques mots parce que j'ai beaucoup tourné autour de mon chagrin sans avoir osé vous l'expliquer. Aujourd'hui, j'ai plus de courage et je vais en profiter de peur que, faute de temps pour m'écouter, vous ne m'entendiez pas bien. Toutes vos lettres sont très courtes; j'en suis attristée malgré moi; mais je n'oublie pas que vous les avez écrites au milieu du tourbillon politique qui vous entraîne et de vos plus tendres regrets. Mais il y a une autre chose qui me fait mal, à tort ou à raison: depuis bien longtemps le nom d'amie ne se trouve pas dans vos lettres. Rendez-le-moi, j'en ai besoin! Du 10. À la réflexion, je suis inquiète de vous avoir parlé si franchement. Me trouverez-vous susceptible? Que je serais fâchée si vous preniez de moi une idée peu aimable! Pourtant, il faut que vous me voyiez telle que je suis, et mon affection aussi. Si j'ai besoin d'excuse auprès de vous, songez combien les pensées se creusent dans le silence d'une solitude absolue! Il y a des moments où je suis alarmée de l'abandon avec lequel je laisse aller une relation isolée de tout, qui ne se soutient que par sa propre force, et qui m'est si chère; mais, outre que mon esprit est peu susceptible de combinaisons et de calculs, c'est précisément votre supériorité qui me rassure. Le jour où vous voudrez me regarder dans mes lettres, vous me verrez comme à travers un cristal. Ce qui est bon est bon. Ce qui est vrai est vrai. Je me confie. LIII De M. de Chateaubriand Rome, ce 15 novembre 1828. Eh! bien, j'aime que vous restiez dans votre solitude! Vous dirai-je pourquoi? Je n'en sais rien, car, enfin, je ne profite pas de cette solitude. Est-ce que je serais jaloux d'une personne que je n'ai jamais vue? Pourquoi pas? Vos lettres me plaisent, du désert; elles me plairaient moins, venant de Paris. Seulement ne tombez point dans un abîme! Vos belles descriptions me font frémir. Je ne m'accoutume point aux ruines de Rome; j'ai assez vu de débris. Il est plus que temps que je rentre dans ma solitude, pour ne plus en sortir. Au fond de tous les tableaux que je vois à présent, j'aperçois toujours ma tombe; elle ne m'effraie pas du tout, j'aime même à la contempler; mais, en même temps, elle m'ôte le goût de tout, l'intérêt de toute chose; en face de la mort, les plus grandes affaires paraissent misérables. Les attachements resteraient encore, mais personne ne s'attache à ce qui s'en va et vieillit, et c'est quand on a le plus besoin d'être entouré qu'on se trouve plus seul et plus délaissé. Je ne sais quel sera le terme de mon brillant exil; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne sera pas éloigné, puisqu'il dépend toujours de moi d'en finir. J'attendrai sans doute un temps raisonnable; je n'y mettrai point de précipitation; mais, à mon âge, il faut compter par jours et non par années. Écrivez-moi! Vos lettres me font un plaisir extrême, ne me le retranchez pas! C'est charité que de venir à mon secours. LIV De M. de Chateaubriand Rome, ce 20 novembre 1828. Votre petit journal du 23 au 28 octobre m'est parvenu. Je vous remercie de me rendre ainsi compte de vos pensées: vous me faites des aveux; est-ce que vous espérez bien ne jamais me voir, ou que mes vieux ans vous mettent en paix? N'importe; ces aveux sont doux, et je les prends pour ce que vous me les donnez. Je ne sais pourquoi ma lettre, arrivée de Rome, vous a rendue tout à coup si triste: qu'est-ce donc que vous avez pour un inconnu, pour un étranger que vos regards n'ont jamais rencontré? Une passion? je l'accepte. Votre imagination amusa votre solitude: elle me plairait même, dans ces jeux où vous vous moqueriez de la vanité d'un homme assez fou pour tomber en imagination à vos pieds, tout chargé du poids d'une longue vie. Il faudra bien enfin que j'arrive jusqu'à vous; si vous avez des illusions, elles s'évanouiront; vous m'aimerez peut-être encore, mais je ne vous tourmenterai plus, si toutefois je vous tourmente. Je vous ai écrit par l'avant-dernier courrier, le 15 de ce mois. Écrivez-moi longuement, et j'aimerai Marie. CHATEAUBRIAND. La prière que vous demandez, je l'offre, mais je ne puis la parler, ni l'écrire. LV À M. de Chateaubriand H..., 10 décembre 1828. Je le vois à regret, les solitaires ne peuvent être entendus; leurs sentiments, agrandis et fortifiés par la retraite, sont taxés d'illusions et de chimères, lorsqu'ils les laissent égarer jusqu'aux gens du monde, et leurs expressions, parce qu'elles peignent naïvement des sentiments généreux et peu communs, sont prises pour les jeux frivoles d'imaginations capricieuses et mal réglées. Vous-même, mon cher maître, de la sphère bruyante où vous vivez, vous n'entendez plus leur langage. Pourquoi le mien n'a-t-il pas aujourd'hui la puissance du vôtre! et que je souhaiterais en ce moment le pouvoir de vous persuader! Jamais nous ne fûmes autant menacés qu'aujourd'hui d'une séparation éternelle. Vous seul pouvez nous en garantir. Votre lettre du 20 novembre me trouble et me troublera; elle est venue m'apporter mille peines. Vous pouvez m'en délivrer, mais y consentirez-vous? Je crains, hélas! que Marie ne soit pour vous un sujet de curiosité plutôt que d'intérêt. Vous n'êtes pas soigneux de son repos... Je ne puis avec convenance répondre à votre lettre du 20 novembre. Pendant quelques jours, j'ai cru que je ne devais plus vous écrire, mais je n'ai pu m'y résoudre. Dans vos précédentes lettres, vous me demandez la continuation des miennes, en m'assurant qu'elles vous sont bonnes... et, moi, j'ai une dernière demande à vous faire. Le temps se passe, il me presse; celui de votre retour s'approche; peut-être m'en reste-t-il à peine assez pour recevoir votre réponse. Je l'attendrai, cette réponse, avec autant d'anxiété que d'impatience. L'oublierez-vous? J'avais besoin d'une prière faite par vous et écrite de votre main, et vous me la refusez! Je vous ai demandé le nom de soeur, point de réponse. Eh! bien, si vous me croyez au-dessous de ce beau présent, je ne m'en offenserai pas, je me résignerai sincèrement! Mais, par compensation, s'il est vrai que le partage des devoirs soit la première obligation de l'amitié, vous me promettrez votre appui dans l'accomplissement des miens. Je me reposerai tout à fait sur cette promesse et je vous attendrai en toute joie et sécurité. Mais, si vous ne m'entendez pas, si vous continuez à ne pas me répondre, si vous éludez ou repoussez encore cette prière, vous ne verrez jamais votre Marie, vous n'entendrez plus parler d'elle. Vous pourrez croire que sa tendresse ne fut qu'un songe. Je fuirai ma vallée, dont la solitude profonde et sauvage ne put m'abriter contre votre pensée. Aux approches de votre retour en France, je quitterai ma demeure. J'y laisserai mon espérance flétrie. La douleur seule me suivra. Je continuerai à vous écrire tant que je vivrai; mais mes lettres demeureront avec moi. Elles ne vous parviendront que lorsque le courage ne me sera plus nécessaire, et que le repos sera devenu mon partage. MARIE. LVI À M. de Chateaubriand H., le 16 décembre 1828. Mon cher maître, il serait mal à moi de douter de votre réponse à ma lettre du 8 de ce mois. Puisque vous me voulez pour amie, vous ne me refuserez pas la demande qu'elle contient. Je me tiens pour assurée de la recevoir, et je continue à vous écrire avec la confiance qui vous est due. Je voulus, l'année dernière, arranger mes pensées et mes expressions en vous écrivant ma seconde lettre, cela ne me réussit pas, j'y renonçai pour toujours. Depuis, je vous ai écrit du premier mouvement, à coeur ouvert et plume courante; mais, quand mes lettres sont faites, je les copie telles qu'elles sont, et les joins aux vôtres. Tout ce que j'ai écrit à vous et de vous m'est ainsi resté. Quelque chose m'a toujours poussée à retenir autour de moi cette vie intérieure et secrète. Lorsque je reçus cette troisième lettre de Rome, qui m'a troublé l'âme, je vous écrivais de provision et à loisir, goûtant la paix que mon séjour ici et l'espoir de votre retour m'avaient rendue, et le plaisir de m'entretenir avec vous. J'ai sous les yeux le commencement de cette lettre, que l'arrivée de la vôtre a interrompue. La voici: «Dans ma longue lettre du 23 au 30 octobre, je vous ai très bien expliqué l'amitié que j'ai pour vous et celle que je demande de vous. Je suis très contente de ma lettre. Toutes les fois que je me la rappelle, j'ai le coeur soulagé. Je crois que vous avez compris mes sentiments et que vous les reconnaîtrez en m'en accordant de semblables. Je vous ai présenté ces pauvres religieuses de Champaigne comme le modèle de l'attachement qui doit nous lier. En vous priant de ne penser à moi qu'en me prêtant les traits de l'une d'elles, je me suis garantie des surprises de votre imagination. En vous demandant le titre de soeur, j'ai préparé ma justification du passé. Ce nom sera cause que je paraîtrai devant vous sans confusion de vous avoir tant aimé. Une soeur ne peut rougir de son dévouement à un frère tel que vous. Ce nom si cher contentera l'ambition de mon coeur; il sera tout à la fois ma récompense et ma justification...» D'après ce qui précède, jugez de la confusion des pensées que votre lettre a élevées dans mon esprit! J'ai couru à mes anciennes lettres et j'ai trouvé dans celles à mon père (écrites il y a tant d'années), à une amie qui n'est plus, à M. Hyde de Neuville, les mêmes sentiments qui remplissent aujourd'hui celles que je vous écris à vous-même. Ils sont exprimés de la même manière et souvent dans les mêmes termes. Cette lecture m'a rassurée. La trempe de mon âme n'est pas mon ouvrage. Vous l'avez formée en partie, vous y régnez par les qualités de la vôtre. Je ne puis ni me le reprocher ni m'en plaindre. S'il s'y trouve en effet quelque chose de passionné, je le tiens de mon père: ce trait nous est commun avec la plupart de nos compatriotes, et ma vie solitaire et éprouvée n'a pas dû l'effacer. Du 17.-Quand j'ai passé une partie du jour à vous lire et qu'il me vient tout à coup à l'esprit que vous m'écrivez souvent, j'ai peine à le croire! et puis je viens à penser que vous soutenez cette correspondance depuis treize mois, à travers une vie qui se précipite dans un tumulte de grands événements, que vous répondez fidèlement à des lettres où il n'y a rien, rien qu'un attachement vrai; je sens que c'est à cet attachement que vous répondez. Cette certitude me suffit. Je ne crains rien de l'avenir, vous aimerez Marie. J'ai souri à un endroit de vos lettres où vous dites que je vous fais des descriptions. Il est vrai, et, ce qu'il y a de mieux, c'est que je n'y suis pas plus embarrassée qu'à vous dire l'heure qu'il est... Vous méritez bien, mon cher maître, d'être aimé parfaitement; mais l'avez-vous jamais été avec plus de tendresse et d'abnégation que cela? Du 18.-J'écris encore! Est-ce pour endormir mes craintes? Non, je n'ai point de craintes contre l'élu de mon coeur. C'est plutôt pour soulever un moment le poids qui pèse sur mon âme; trop de choses se réunissent contre moi! Une pensée me soutenait: à présent elle me trouble. Je suis seule! je ne sais où m'appuyer! Nous voilà dans une saison que j'aimais autrefois ici: elle y est bien triste, cette année; tout y est encore bien beau; mais, depuis quelques jours, les montagnes ont été mauvaises, il y est tombé beaucoup de neiges, des familles entières en descendent et se succèdent continuellement pour venir chercher dans nos vallées de l'ouvrage et des secours. L'année dernière, elles en trouvèrent encore; cette année, je ne puis leur accorder qu'un soulagement passager. Mes voisins indigents ont déjà souffert de ma pauvreté. Hier, pourtant, une jeune orpheline nouvellement veuve, que les larmes et la blancheur des neiges avaient à demi aveuglée, fut un objet d'envie pour moi autant que de pitié; un bandeau rafraîchissant, quelques livres de lin à filer, et une modique pension payée pour trois mois la comblèrent de joie. C'est qu'elle n'était pas loin de ce qu'elle aimait. Son cher petit enfant était suspendu à son cou, et pressé sur son sein comme son trésor. Elle l'avait enveloppé de tous les vêtements dont elle avait pu se priver, et l'avait apporté ainsi à travers les glaces, les rudes, et les torrents. Ses pauvres yeux n'avaient pas cessé de le regarder et ses bras de l'étreindre... c'était pour lui qu'elle était joyeuse! Tout émeut quand on n'est pas heureux. Ce matin, dans une note du traducteur de lord Byron, j'ai trouvé cette ligne: «N'est-ce pas un peu la touche de notre Chateaubriand?» Ces simples paroles m'ont fait fondre en larmes. Un temps viendra où tous les Français parleront ainsi. Oh! puisse ce temps être bien éloigné! puisse la pauvre Marie ne pas le voir même un seul jour! LVII De M. de Chateaubriand Rome, ce 11 décembre 1828. Vos lettres m'arrivent très bien, mais longtemps après leur date. J'en suis à celle du 8 et 9 novembre... Voilà le malheur des distances! Je remercie mon amie de toutes ses sollicitudes, mais je ne lui pardonne pas de s'affliger d'une Gazette. Pour mon compte, je ne la lis point, je devine très bien ce qu'elle peut dire. Elle doit chercher les endroits qu'elle croit sensibles, m'attaquer et comme homme public, et comme homme privé, et comme écrivain, et comme poète, que sais-je enfin? Eh! bien, qu'est-ce que tout cela me fait? Si elle a tort, elle ne m'atteint pas; si elle a raison, qu'y faire? M'a-t-elle nui dans l'opinion publique? Il paraît que non. Dans ce cas, quel mal me fait-elle? et, même si elle m'avait fait ce mal, je me réfugierais encore dans ma conscience et là je serais à l'abri. Soyez pour ces misères aussi impassible que moi, ou plutôt faites comme moi: je n'ai de ma vie lu un seul numéro de la Gazette. Pourtant, depuis que je suis ici, les rédacteurs ont eu l'impudence de me l'envoyer; apparemment pour voir si je voulais m'y abonner; je me suis contenté de la jeter au feu sans l'ouvrir. Laissons cet ennuyeux sujet! Vous êtes étonnée du contraste de mes succès à Rome et de la tristesse de mes lettres: il existe, il est vrai; on ne peut être mieux accueilli, plus comblé de soins que je ne le suis; mais je me suis mesuré aux ruines de Rome; j'ai trouvé que j'ai vieilli plus qu'elles; je leur ai demandé mes anciennes rêveries, elles ne m'ont donné que des avertissements et des leçons. Je me retire parce que mes années se retirent, parce que je m'en vais, parce qu'il faut finir. Mes pensées ne sont pas le fruit d'un chagrin secret, d'une peine cachée, d'un sentiment de l'injustice des hommes; au contraire, les hommes me rendent plus que je vaux: elles sont le résultat de mon âge. Je suis déterminé à quitter le monde, à me réserver à moi seul mes derniers jours; j'en ai trop donné au public. Je deviens avare du temps lorsqu'il m'échappe; j'aurais dû commencer à thésauriser plus tôt. Voilà l'explication que désire celle qui veut que je l'appelle mon amie. Elle se plaint encore de la brièveté de mes lettres. Eh! bien, je n'ai jamais écrit si longuement à personne qu'à elle; je ne sais point causer. Quand reviendrai-je? Au printemps. À cette époque, je demanderai un congé et je passerai, soit en allant, soit en revenant, par le midi de la France, pour voir mon inconnue. LVIII À M. de Chateaubriand H..., le 26 décembre 1828. Je veux écrire à mon cher maître jusqu'à ce que sa réponse ou son silence m'apprennent qu'il ne faut plus que mes pensées aillent jusqu'à lui, et que je dois reprendre le sentier solitaire que son regard n'éclairera jamais. Je viens de recevoir sa grave et obligeante lettre du 11 décembre; je le remercie des détails dans lesquels il est entré sur ses dispositions intimes: je n'ose lui dire ma réflexion à ce sujet, mes droits d'amie inconnue ne vont pas jusqu'à exprimer une demi-désapprobation à celui qu'il faudrait choisir pour arbitre suprême de tout ce qui est généreux et élevé. Vous voulez vous retirer; peut-être ne le devez-vous pas? Si, contre mon pressentiment, vous exécutez ce projet, que tous les biens vous suivent! Heureux ceux qui, dans cette retraite, donneront quelques beaux jours à celui qui méritait de ne pas en connaître d'autres! Les journaux m'ennuient. Ils sont hors de mes goûts et de ma portée; ils blessent mes idées de convenance et de délicatesse. Quant à la Gazette, je ne l'aurais jamais lue si j'en avais été la maîtresse: c'est le journal de ma mère, elle y tient. Les lectures que je lui fais à haute voix sont pour son plaisir, et non pour le mien; c'est pourquoi tant de bassesses et d'irrévérences sont venues, non pas ébranler ma foi dans l'élu de mon coeur, mais contrister mon esprit déjà trop abattu. Je ne lis les Débats assidûment que depuis deux ans, pour y chercher de vos nouvelles. C'est là que j'ai trouvé des détails sur votre infirmerie, votre séjour à Rome, et une foule de choses que j'aurais ignorées si je n'avais pris ce soin. Dernièrement, j'ai été presque jalouse d'une Muse de Nantes[35], non pas de ce qu'elle vous a adressé une épître dédicatoire, car je vous en ai adressé tant d'autres que, pour les sentiments que vous méritez, je ne me crois en arrière de personne (que sous des rapports qui me touchent peu), mais de ce qu'on l'a fait rester à Paris, où vous voulez vous retirer. [Note 35: Cette «Muse de Nantes» était la pauvre Élisa Mercoeur, de qui Lamartine écrivait vers le même temps: «Cette petite fille nous effacera tous, tant que nous sommes!» et qui devait mourir de misère, à Paris, quelques années après.] La Voulte, 1er janvier 1829.-La nuit est avancée, le premier jour de l'année nouvelle est commencé. Je veille ma mère. Je prie Dieu de soulager ses maux et de me la conserver. Je prie aussi pour vous, mon cher maître, mais vous voilà établi en Italie, je vous suis toujours inconnue! Je n'ose plus demander à Dieu qu'une chose, c'est de vous accorder ce que vous voulez. Je ne fais plus aucun voeu pour moi-même. Mon coeur lassé ne peut s'élever jusqu'à l'espérance, et mon regard découragé reste abattu vers la terre. 5 janvier.-Je vous le disais l'autre jour, c'est dans les journaux que je cherche à présent les choses qui m'intéressent le plus. Dernièrement j'y ai appris un événement dont j'ai peut-être déjà reçu le contre-coup de Rome: c'est la mort d'une personne dont j'ignorais jusqu'à l'existence[36]. Pourtant cette nouvelle m'a frappée, elle a ouvert pour moi une source de réflexions et de sentiments mélancoliques. Je plains du fond de l'âme celle qui, en abandonnant la vie, a quitté un sort si doux. (Je ne puis m'empêcher de penser que son coeur fut rempli du même attachement qui remplit le mien). Il est probable aussi que M. de Chateaubriand vient de perdre en elle quelque chose de plus qu'une personne chargée du soin de distribuer ses bienfaits aux objets de sa généreuse pitié. C'est peut-être cette mort qui le rend si triste, et qui entraîne ses pensées vers le tombeau, loin de ceux qu'il oublie et délaisserait sans regret... Cette sainte personne n'avait que quelques années de plus que moi, mais de combien elle m'a devancée! Sa tâche est accomplie! Elle avait quitté le monde, mais elle était honorablement fixée auprès de ce que le monde renferme de plus digne et de plus aimable! Elle avait dévoué sa vie à la charité et à la retraite, mais cette retraite était la maison de mon illustre ami, et ses devoirs lui venaient de lui; il partait, mais son retour n'était pas douteux pour elle, et c'était dans ses foyers qu'elle l'attendait... Combien elle a dû regretter les années qui lui étaient promises dans l'accomplissement des plus hautes vertus et le recueillement d'un bonheur si rare! Mais qu'il y a eu de consolations dans sa mort! Sa cendre ne sera point bannie loin de lui. Sa tombe ne sera point délaissée, elle attirera quelquefois ses regards attendris et demeurera dans l'asile où elle fut elle-même accueillie, où elle voulut vivre et mourir. Ils seront un jour réunis dans le même repos et sans doute dans la même récompense! [Note 36: La soeur Reine, qui avait aidé Mme de Chateaubriand à installer l'Infirmerie Marie-Thérèse, et qui était devenue la directrice de cette maison.] Dans le cours d'une année, voici la seconde mort que je trouve digne d'envie[37]! [Note 37: La première de ces morts était, sans doute, celle de Mme deDuras.] Mais cette douce et sombre image d'un bonheur permis n'est peut-être qu'un de ces rêves mélancoliques que l'isolement produit... Plaise à Dieu qu'il en soit ainsi, et que M. de Chateaubriand n'ait à regretter en ce moment qu'une perte réparable! MARIE. LIX De M. de Chateaubriand Rome, 31 décembre 1828. Je ne sais plus que penser de Marie: je ne sais ce que disait ma lettre du 20 novembre, je ne garde ni la copie, ni la mémoire de ce que j'écris. Je désavoue seulement du fond du coeur tout ce qui aurait pu vous déplaire. Un pardon demandé à genoux est facile à accorder. Pourquoi ces menaces d'un grand parti, pris ou à prendre? Pourquoi songer à ne jamais me voir, même à ne jamais m'écrire? qu'ai-je fait pour produire tout cela? Vous voulez une prière: je la ferai, mais je suis à présent trop souffrant. Vous voulez porter le nom de soeur? je vous le donne, quoique à regret. J'ai eu des soeurs trop malheureuses. Enfin, rassurez-vous; je n'arrive pas; je ne vais pas fondre sur vous comme un oiseau de proie, je ne reviendrai en France qu'après Pâques. Je ne vous chercherai pas, si vous ne le voulez pas. Il faut que je vous aide à remplir des devoirs, dites-vous? Ai-je jamais songé à vous en éloigner, moi qui m'en vais, qui quitterai bientôt cette vie, qui ne demande à ce qui s'intéresse encore à moi que du repos et un peu d'amitié? J'espère que cette lettre vous satisfera, et que vous m'écrirez que vous m'attendez, à mon retour, dans votre solitude. Que le ciel accorde à ma soeur de longues années de bonheur, après celle qui finira demain! CHATEAUBRIAND. LX À M. de Chateaubriand La Voulte, 15 janvier. Que le temps est long quand on vit si loin des lieux où l'on est! Ma lettre du 9 décembre est partie depuis trente-sept jours, et je ne puis assigner celui où j'en recevrai la réponse. Mon ami ne me la fera pas attendre, j'y trouverai la promesse que lui-même m'a inspiré de lui demander. Depuis quelques jours, je suis retombée dans les mêmes anxiétés qui me troublèrent tout l'hiver dernier. La maladie de M. de La Ferronnays[38] fait penser à son successeur. [Note 38: Ministre des Affaires Étrangères.] L'année passée, la crainte qu'un surcroît de travail ne nuisît à votre santé, que je croyais altérée, et aussi la peur d'être oubliée de vous, me firent redouter cet événement. Plus tard, étant mieux instruite de votre situation, je souhaitai que votre retour aux affaires vous éloignât d'une vie trop mélancolique. J'y croyais aussi votre devoir engagé, et j'y voyais toutes vos convenances; je désirais donc ce ministère autant que je l'avais redouté. On vous l'offrit, et vous le refusâtes. Ami, comment oubliâtes-vous dans ce moment que votre nom vivra toujours? Et pourquoi la main puissante qui venait d'enlever l'écluse se retirait-elle quand il fallut diriger le cours du torrent? L'ambassade ne justifia que trop mes profonds regrets. Quand je pense aux longues années que les autres ont passées dans le même poste, j'en suis effrayée. Je sais, mon indulgent ami, qu'il ne m'appartient pas d'avoir un avis sur de semblables sujets; mais je ne puis éloigner la pensée que, si les choses vont mal par la suite, vous en supporterez le blâme dans l'avenir. Maintenant, tout va peut-être être réparé; mais, en songeant à l'envie que vous excitez, aux ressentiments que vous avez attirés sur vous, il me semble voir un bouclier, tout hérissé de traits, et je n'ose espérer, car vous avez d'habiles ennemis même dans le ministère. Il est vrai que M. Hyde de Neuville et M. de la Ferronnays sont, je crois, tout à vous; mais si, malgré votre absence, votre souvenir surmonte tant d'obstacles, si le ministère vous est encore offert, le refuserez-vous encore? Votre dégoût du monde, vos projets de retraite l'emporteront-ils sur votre pays, et sur vos amis de France? Pensez que vous êtes trop jeune encore pour vous retirer dans votre chartreuse et y vivre pour vous seul! Ce n'est pas aux deux tiers du jour qu'on cherche le repos du soir. En répondant à votre lettre du 11 novembre, je n'ai pas osé vous dire tout cela, je me suis trouvée plus timide pour les affaires de l'État que pour les descriptions; mais cet embarras s'est dissipé; je n'en aurai plus, de ma vie, à vous dire quoi que ce soit. Avec de bons sentiments, que peut-on craindre devant vous? Je connais déjà par expérience la bonté parfaite de mon incomparable ami; plus je pense à lui (et j'y pense beaucoup), plus je m'y abandonne; c'est pour sa belle âme que je l'aime, plus que pour son beau génie. Je n'ai plus de doutes sur votre réponse à ma lettre du 10 décembre. Je n'en ai jamais eu. La continuation des miennes vous l'aura prouvé d'avance; il y a eu des instants où j'ai seulement craint que vous n'eussiez pas le temps d'écouter ma pensée, que je n'exprime pas toujours bien. Je reviens à ce ministère. Que je le désire! Jamais ambitieux n'a formé tant de voeux! Il vous ramènerait en France! Quel plaisir d'en finir avec cette ambassade! Je crains toujours que, malgré vos projets, vous ne vous accoutumiez à Rome et que vous n'y restiez. Alors, quel serait mon sort? Quel charme décevant m'aurait entraînée si loin de moi-même et de tout ce que le reste du monde peut m'offrir? Quelle espérance moqueuse aurait trompé ma vie, qu'une destinée fatale n'avait pu désenchanter? Du 16.-Voilà votre lettre du 31 décembre, mon maître chéri! Mon frère choisi et donné! Vous m'honorez du nom de soeur. Ce nom me fera vivre heureuse et mourir en paix. C'est plus que je n'osais attendre. Mon coeur est accablé d'un bonheur inespéré, des larmes de reconnaissance et de tendresse inondent mon visage. Vous avez tout fait pour moi, je n'envie plus personne, ni sur la terre ni dans le ciel, pas même celles dont la tombe garde les droits. Du 18.-Il n'y a que des joies troublées. La mienne l'est. Cette lettre, qui m'apporte ce que je désirais le plus au monde, m'apporte aussi des sujets de peine; vous êtes souffrant, vous me le dites, sans vous expliquer davantage. Cette pensée jette bien de la mélancolie sur la douceur de vous trouver si bon pour moi. Vous êtes triste aussi, et je suis trop loin de vous pour pouvoir vous offrir aucune consolation. Vous deviez venir pour la session, et voilà votre retour renvoyé au mois de mai!... Enfin, vous paraissez mécontent de moi, vous dites: «Je ne sais plus que penser de Marie»... et, plus loin: «Qu'ai-je fait pour produire tout cela?» J'ai besoin d'adoucir le coeur de mon ami. Je ne puis souffrir qu'il me croie injuste pour lui, et susceptible de sottes craintes. C'est pourquoi je me décide à lui renvoyer sa lettre du 20 novembre, que je ne veux ni transcrire ni commenter. Il reconnaîtra facilement les passages qui m'ont troublée; il verra comment lui-même m'a dessillé les yeux, et il saura que penser de Marie. Écoutez, mon cher maître, je sais que l'âme humaine est devant vous comme un livre ouvert où vous lisez; c'est pourquoi je n'ai pas eu de peine à croire que mes sentiments vous sont mieux connus qu'à moi-même. Je sais aussi que je ne puis rien contre eux; ils régnent dans mon coeur depuis que je me connais, et remplissent ma vie depuis que vous m'écrivez. J'ai donc réclamé votre appui: suivant mon espérance vous me le promettez, je ne crains et ne demande plus rien. Vous m'aviez ôté une sécurité d'aveuglement, vous m'en donnez une de confiance. Vous avez remplacé un mal par un bien. Laissez-moi vous en remercier encore! Un moment de retour sur le passé m'a trop prouvé que vous aviez raison, le 20 novembre, et que j'ai bien fait de vous croire et de recourir à vous, non contre vos volontés, vous ne pouvez en avoir de mauvaises, mais contre l'influence que vous exercez involontairement sur moi. Je ne vous connais pas, et pourtant, sans que vous le veuillez, sans que je le veuille moi-même, vous êtes devenu le régulateur de ma vie. L'hiver dernier, M. de V... me priait instamment d'aller à Paris: il s'agissait d'une chose qui, dans la médiocrité de notre situation, décidait du repos ou du malheur de ma famille. Je rougis en avouant que la pensée que vous crussiez que j'allais vous chercher me fit rester ici et tout abandonner. Pendant l'été, j'aurais tout quitté si j'avais pu le faire avec convenance pour aller en Italie chercher Mme de Ch... et vous, que je n'avais jamais vus. Au mois d'octobre, lorsque mon voyage à Paris était devenu encore plus nécessaire, la crainte de manquer le temps où vous deviez y venir vous-même, et le plaisir de m'enfermer en votre absence, m'ont fait demeurer en dépit de tout; et, à présent même, l'espérance, chimérique peut-être, de vous voir quelques jours ou quelques heures à votre arrivée en France, ou même à votre départ (dites-vous maintenant), me retient encore... Il est des devoirs. Si, par exemple, lorsque nous serons réunis, le charme de votre présence me fait oublier de partir, je sais à présent que vous m'aimerez assez tendrement pour me dire: «Marie, je veux que vous me quittiez!» Ce ne sera jamais pour vous obéir que la force me manquera. Votre dernière lettre, en m'affranchissant de toute crainte sur mes propres sentiments, assure à jamais la douceur et la facilité de notre relation. Vous dites: «Rassurez-vous, je ne vous chercherai pas malgré vous, je ne viendrai pas comme un oiseau de proie.»... Est-ce vous, mon cher maître, qui avez pu revêtir de si fausses couleurs la plus douce espérance de ma vie? Injuste, injuste ami! Croyez-moi, si, pensant bien faire, j'avais fui votre présence, j'aurais dû vous inspirer plus de tristesse que de colère. Ce qui m'en avait inspiré l'idée, c'est que je ne croyais pas avoir le temps d'échanger plusieurs lettres avec vous; votre retour devait être bien plus rapproché. Mais chacune de vos lettres en retarde l'époque, et maintenant la rigueur de l'hiver me fait souhaiter que vous attendiez le printemps. Renvoyez-moi, je vous prie, votre lettre du 20 novembre! Lisez-la bien; mais n'y revenons plus: c'est un écueil franchi qu'il faut oublier. Du 20.-Ils ont évité de vous nommer et de vous placer à leur tête sans secousse, sans dislocation. On dit qu'ils vous craignent: et, moi, moi, je crains qu'ils n'aient agi d'accord avec vous et que vous ne restiez à Rome. Dans l'abattement de mon âme, je vous souhaitais dernièrement ce que vous voulez. C'est du repos et un peu d'amitié que vous demandez. Aimez donc votre Marie, qui vous consacre l'une et ne troublera jamais l'autre! LXI De M. de Chateaubriand Rome, 27 janvier 1829. J'ai reçu votre lettre du 16 et 26 décembre. Vous avez maintenant entre vos mains une réponse de moi à ce nom de soeur que vous désiriez porter. Je vous le donne à regret, il est fatal. Le récit de vos rêveries me charme et entretient les miennes. Tandis qu'à Paris on me croit sans doute occupé de ministère et de projets d'ambition, je me promène seul dans la campagne romaine au milieu des ruines, repassant les souvenirs de ma vie, ne demandant à Dieu qu'un peu de temps pour achever mes mémoires et laisser de moi un portrait fidèle; si, toutefois, la postérité s'embarrasse de moi, et se soucie de savoir ce que j'étais, et comment j'étais. Vous faites bien d'abandonner les journaux, je n'en lis plus; ils sont utiles à la liberté et à la politique; mais, quand cette liberté est établie et n'est plus en péril, l'intérêt d'une gazette cesse en partie; et, lorsqu'on est vieux comme moi, qu'on cherche le repos, le bruit des passions et du monde, qui vous arrive par la feuille du matin, vous trouble. Vous avez vu que je fais élever un tombeau au Poussin[39]. J'aime les renommées que la postérité a faites, et envers lesquelles les contemporains furent injustes. Mon nom restera du moins à Rome sous la protection de celui d'un homme de génie. La mélancolie et la philosophie des tableaux du Poussin me plaît, et je passe des heures à les regarder. [Note 39: Le monument élevé, par les soins de Chateaubriand, sur la tombe de Poussin, dans l'église San Lorenzo in Lucina, porte l'inscription suivante: F. A. de Chateaubriand à Nicolas Poussin, pour la gloire des arts et l'honneur de la France.] Je vais aussi commencer une fouille[40]; je ne suis pas heureux, et, sans doute, je ne trouverai rien, mais je trompe le temps; si cependant j'allais tomber sur quelque chef-d'oeuvre enterré de Praxitèle? Cela fait battre le coeur. [Note 40: À Torre Vergata, près de Rome. Ces fouilles étaient dirigées par l'archéologue Philippe Aurélien Visconti.] C'est toujours au printemps que j'aurai un congé, et c'est cette année 1829 que je dois vous voir. Songez bien à cela! LXII À M. de Chateaubriand H..., 23 janvier 1829. Avant-hier, voyant ma mère très bien, je bravai neiges et glaces et revins dans ma vallée, comme pour vous faire une visite. La solitude est un besoin pour moi, ce n'est que là que je respire librement; il me semble que mon âme, chargée de la double vie qui l'anime, s'allège dans la paix du silence et la contemplation de la nature. Je suis ici plus loin de ma vie réelle et plus près de vous, mon ami: j'y suis bien! L'hiver a pourtant des rigueurs extraordinaires; cette nuit, il est tombé près de deux pieds de neige, et me voilà renfermée pour quelques jours. J'aurais le temps d'aller à Rome! On ne voit ni ciel, ni terre, ni rivière, ni montagnes; on ne distingue plus que quelques traits noirs sur la blancheur de la neige; l'horizon est à dix pas. Les eaux sont enchaînées; nul vent ne souffle. On n'entend point de bruit. L'air est glacé. Mais mon coeur joyeux bat plus vite, à l'espoir de votre prochain retour qui m'est encore rendu, et ce deuil de la nature n'offre à mes regards satisfaits qu'un spectacle agréable et nouveau. Un feu brillant égaie ma chambre, De gros bouquets de roses, de narcisses, et de violettes, en parfument l'air, et mon cher Piétrino, ravi de me revoir, chante sa plus longue chanson de montagne. Piétrino est un rouge-gorge qui, depuis cinq ans, revient fidèlement passer ses hivers avec moi. La nuit, il est perché près de mon lit. Le jour, il est souvent caché dans mes cheveux; il se chauffe beaucoup, mange à ma table avec satisfaction, me suit fort loin dans mes promenades, et vole à mon appel. Quand il ne peut entrer chez moi, il frappe avec son bec en dehors des vitres, et se fait ouvrir. Il y a deux ans, j'eus l'ingratitude de vouloir le marquer. Pour cela je nouai à sa patte le petit ruban d'un livre. Je ne sais comment l'accident arriva: à son retour, la petite patte était pendante et brisée. Je le soignai de mon mieux; il guérit fort bien, et, quoique un peu boiteux, le charmant petit invalide ne se souvient plus de son malheur et n'est ni moins gai, ni moins fidèle qu'auparavant. Il me fait quelquefois penser à un véritable invalide, mon héros de prédilection: c'est Dominique de Vicq, qui, retenu dans son manoir d'Ermenonville par une blessure incurable à la jambe, apprenant qu'Henri IV allait entrer en campagne et manquait d'argent, se fit couper la jambe pour pouvoir servir encore, vendit tous ses biens et en donna le prix au Roi, contribua puissamment par sa bravoure et son habilité à le mettre en possession de son royaume, demeura près de lui à Paris, dont il fut, je crois, gouverneur, et, le lendemain de l'assassinat du roi, expira dans la rue de la Ferronnerie, en regardant l'endroit où celui qu'il aimait avait été frappé. Heureux ceux qui sur la terre aiment comme Dominique de Vicq! Heureux ceux qui vivent et meurent comme lui! Je n'ai jamais été à Ermenonville, mais, dans la foule de choses que j'ai lues sur cet aimable lieu, dont la tombe de Jean-Jacques a fait un but de pèlerinage, je n'ai jamais vu que des larmes aient coulé, que des genoux aient fléchi, à l'aspect de l'armure qui couvrit autrefois ce noble coeur. C'est à vous, mon cher maître, que revient l'honneur de consacrer sa mémoire à l'immortalité. Le sujet est digne de l'historien. De ma fenêtre, je vois pointer au-dessus des grands arbres les tourelles du vieux château des Maugiron, seul vestige des anciens temps qui ait échappé aux destructions des bandes noires à deux lieues à la ronde... Il est garanti au nord par une haute montagne, il domine, au midi, la vallée de Beauchastel, au levant celle du Rhône, vis-à-vis la tour d'Étoile, séjour favori de Diane de Poitiers. En perspective, les Alpes, magnifiques en cet endroit. Ce château va être mis en vente. Si j'étais riche, je l'achèterais pour en faire l'ermitage de mon frère, dans les moments où il voudra être ermite tout de bon. Ah! s'il m'était donné de voir sa demeure à un quart de lieue de la mienne, c'est alors que ma pauvre vallée serait pour moi un vero paradiso! Mais, pendant que Marie se détourne de tout pour s'attacher de plus en plus à la belle chimère, dans laquelle elle concentre les plus grands plaisirs et les plus douces espérances de la vie mortelle, que fait son ami? Il voudrait le repos, mais il est la cause d'une grande agitation, et le point de mire des partis qui partagent l'Europe. Les uns l'appellent à grands cris; les autres le repoussent avec fureur. Peut-être le devoir, et la prudence l'attirent; et peut-être le dégoût et ses regrets le détournent. Que Dieu l'inspire et le protège! Cependant, il vit dans un grand trouble. L'incertitude le poursuit. L'éclat l'environne. Les séductions l'entourent. Garde-t-il un souvenir pour celle dont, il y a un mois, il ne savait que penser?... 15 février.-J'en étais restée, monsieur l'ambassadeur, à cette phrase de votre lettre du 31 décembre. Elle arrête par une commotion assez rude le cours de celle-ci. L'enchanteresse de ma solitude, la rêverie, s'évanouit, et me laisse à sa place, la réflexion, compagne dure et sévère dans l'isolement, mais aussi moins trompeuse. À un mois d'intervalle, je reçois votre lettre du 27 janvier. Si elle ne m'apprend pas vos intentions sur ce que je souhaite savoir, elle vous montre à moi dans une meilleure situation d'esprit. Vous partîtes de France avec regret, vous arrivâtes à Rome avec tristesse. Vous y restiez avec ennui. «J'ai assez vu de débris», me disiez-vous; mais cet ennui s'est enfin dissipé: vous fouillez les ruines pour y chercher les trésors de l'antiquité; vous jouissez sans doute à Rome de la liberté tranquille qu'on peut y trouver, dit-on, même au milieu des grandeurs. Vous viendrez au mois de mai, dites-vous; mais alors la session sera presque finie, vos travaux seront plus attachants, vos habitudes mieux prises, vos souvenirs plus faibles; et... reviendrez-vous? je crois que non. À tout événement, je veux me forcer dès à présent à souffrir cette idée, et à trouver le dédommagement de mon regret dans votre satisfaction. Mes yeux se sont mouillés de larmes en voyant que vous faites vos mémoires; rien n'est si juste et si sage. Tous ceux qui vous sont attachés doivent en être charmés. Si vous continuez cette occupation, vous n'aurez plus d'ennuis. Je trouve votre secrétaire bien heureux. Je ne suis pas surprise que vous aimiez notre Poussin, c'est le peintre des âmes tendres et méditatives. Le touchant rapprochement que vous faites de son sort et du vôtre m'avait émue quand je vis que vous preniez la tâche d'offrir un hommage à ses mânes délaissées. J'aime son Orphée jouant de la lyre au bord de la mer; il ne représente que trop fidèlement l'espèce de bonheur qu'on peut goûter sur la terre. Vous exprimez encore du regret sur ce nom de soeur, que vous croyez fatal! La première fois, la vivacité de ma joie m'étourdit sur ce mot, il glissa; aujourd'hui, j'en ai frissonné. Pourtant qu'ai-je à craindre? Je ne vous suis inconnue que de visage. Vous m'avez dit: Venez à moi! C'est ce que j'ai fait de coeur et d'âme. La reconnaissance et la pitié vous ont attaché à moi, cela ne peut changer, vous ne pouvez être mal pour moi. Si vous l'étiez, le mal serait grand sans doute; mais, passager, il porterait son remède avec lui; car l'amitié s'éteint quand elle ne trouve pas de retour. J'ai de tristes pensées en finissant mes lettres, elles viennent de l'éloignement et grandissent dans la solitude. Adieu, monsieur l'ambassadeur, je fais des voeux pour votre bonheur, dussiez-vous le trouver loin de nous! MARIE. LXIII De M. de Chateaubriand Rome, 17 février 1829. Je vous renvoie cette lettre, qui ne valait pas les alarmes qu'elle vous a données. Ne vous inquiétez pas de mon avenir; je ne resterai pas à Rome, et je ne serai rien dans le ministère; je rentrerai avec joie dans mon hospice pour le reste de mes jours; je vous aurai vue et je serai heureux. La mort du pape[41] ne me retiendra pas ici au-delà de l'époque où je comptais demander un congé, c'est-à-dire après Pâques; la nouvelle élection d'un autre pape ne peut pas se prolonger au-delà d'un ou deux mois. Mais voyez une preuve de cette fatalité qui s'attache à mes pas: Léon XII m'aimait; j'avais gagné toute sa confiance, et ma présence l'a fait mourir! Ne vous troublez pas pour tout ce que vous voyez et lisez dans les journaux; mon nom m'y paraît, pour moi, comme celui de l'Empereur de la Chine, tant j'y suis indifférent. Cela n'est peut-être pas bon, mais cela m'est venu de trente ans d'habitude. Quant à Rome, où tant de gens sont restés longtemps, personne n'était moi, ni dans ma position. [Note 41: Léon XII, mort le 10 février 1829.] Souvenez-vous d'une seule chose: je n'ai accepté l'ambassade de Rome que pour La Ferronnays. S'il ne rentre pas au ministère[42], je donnerai ma démission, et, dans tous les cas, je veux, dans une époque peu éloignée, sans faire de bruit, sans scène et sans fâcherie, demander au Roi la permission d'aller mourir à l'Infirmerie de Marie-Thérèse. [Note 42: M. de La Ferronnays, gravement malade, avait dû donner sa démission, le 3 janvier 1829; mais il n'avait pas été remplacé, et l'intérim des Affaires Etrangères avait été confié au garde des sceaux Portalis, un des hommes que Chateaubriand méprisait le plus.] Je suis, comme vous le pensez, bien accablé d'affaires dans ce moment: c'est un courrier extraordinaire qui vous porte cette lettre; ainsi vous la recevrez un peu plus tôt que de coutume. Écrivez-moi, ma soeur, et ne rêvez plus des tristesses et des ennuis que je ne vous donnerai jamais! CHATEAUBRIAND. LXIV À M. de Chateaubriand H., 21 mars 1829. Par discrétion, j'avais, monsieur l'ambassadeur, formé le dessein de ne vous écrire qu'après le conclave. Mais j'ai un remerciement à vous faire et une explication à vous donner. Dans votre lettre du 17 février, vous me confirmez votre retour; cette bonne nouvelle mérite bien un remerciement, et je prie Votre Excellence de vouloir bien le trouver ici. Vous me renouvelez aussi, mon cher maître, la promesse de venir me voir. J'apprécie convenablement cette promesse; elle m'impose l'obligation de vous dire quelques mots de ma position. Ils serviront d'apologie à une démarche qui me coûtera de vifs regrets, mais à laquelle je suis forcée. Jugez-en! Il y a eu un an au mois de janvier que M. de V... me pria d'aller demander à M. Roy un changement de résidence qui eût été alors, et qui serait encore aujourd'hui, un événement heureux pour nous. Je ne sais si vous avez oublié la raison qui me fit rester ici? Un nouveau malheur réveilla le projet de M. de V...; une banqueroute presque générale à Valence consomma notre ruine, il y a six mois, et me mit dans l'impossibilité de remplir mes engagements avec ma mère autrement qu'en lui abandonnant H... Dès lors il devint indispensable que je fusse solliciter ce que souhaite M. de V... Je devais donc partir pour Paris au mois d'octobre; je ne pus m'y résoudre, je renvoyai mon voyage au mois de décembre, à l'ouverture des Chambres. Quand cette époque fut arrivée, je reculai mon départ jusqu'au mois de mai prochain. Mais, enfin, M. de V... s'est affligé de ces lenteurs; il craint qu'elles n'entraînent la dernière planche à laquelle il voudrait s'attacher. M. de Berbis pense comme lui; je vais donc partir. Si mon cher maître se souvient encore de moi, il me plaindra, il m'approuvera. Il recevra tous ces détails avec indulgence; quelque ennuyeux qu'ils soient, je suis forcée de les lui donner plutôt que de lui laisser croire que c'est par inconstance ou par légèreté que je m'éloigne de chez moi, lorsque le temps approche où il doit y venir. Non, je ne puis renoncer à l'honneur et au bonheur d'y saluer à la fois mon frère et mon hôte, l'élu de mon coeur, je n'y puis renoncer que forcément et avec un regret amer. Adieu donc, espérance trop chère, si longtemps nourrie! Adieu, retraite chérie! montagnes solitaires, tranquille séjour! Adieu! beaux ombrages, eaux fraîches et pures, adieu! et vous, oiseaux du ciel dont mes soins avaient fait des hôtes reconnaissants et fidèles, vous reviendrez ici et je n'y serai plus! Oh! puissé-je y revenir aussi, mais je n'ai pas vos ailes et votre liberté! J'ose à peine vous dire que je regrette les fleurs des pêchers et des amandiers, celles d'acacias et de marronniers, les roses, les cerises, et, je crois, jusqu'aux feuilles des ronces et aux pierres du chemin. Je n'aime pas Paris; en y arrivant, je m'enchante de musique, de peinture, et d'élégance; j'admire les places publiques et l'intérieur des maisons; mais ces impressions agréables se dissipent promptement, et j'y reste en souffrance; mon âme y est attristée, mes sens blessés. Je regrette les champs, leur liberté, leur silence, et surtout leurs loisirs. Le mouvement tumultueux de Paris m'y fait éprouver le même malaise que les quatre-vingt-seize ans de Fontenelle lui causaient. Il n'éprouvait, disait-il, d'autre mal que la difficulté d'être. Moi, à Paris, je n'ai pas le temps d'être. Je me fais aussi une peine de revoir le monde, que j'ai oublié; je ne sais plus causer, il me sera peut-être plus facile de chanter comme une fauvette ou de parler comme un livre que de soutenir la conversation la plus ordinaire; mais tout cela s'efface devant une pensée dominante: je vous verrai! Je profiterai de tous les moments que vous pourrez me donner. Puissé-je vous paraître aussi affectionnée que je le suis en effet, aussi aimable que je voudrais l'être pour gagner votre amitié, durant le seul temps de ma vie que je dois passer près de vous! Vous-même, mon frère, resterez-vous longtemps à Paris? Soyez assez bon pour me le dire, parce que je veux régler mon itinéraire sur le vôtre, autant qu'il me sera possible! Que j'aimerais à savoir beaucoup de choses de vous avant de vous voir! Je m'effraie de paraître devant vous en ne connaissant que quelques-uns de vos ouvrages, tandis que, vous, vous me connaissez si bien. J'espère que je comprendrai mieux vos paroles que vos lettres, qui me causent souvent du trouble et du découragement. Cependant, je trouve dans chacune d'elles un mot que je crois tendre et que je prends pour moi; ce mot renoue mon lien, et me fait de nouveau vous écrire en toute confiance; mais il me vient souvent à votre sujet des pensées qui ne sont pas moins singulières que notre position; une entre mille: Quand les génies vivent sur la terre, sont-ils susceptibles de soins tendres et doux envers les mortels qui leur sont donnés? Je ne sais encore où je logerai à Paris. C'est pourquoi je vous prie de vouloir bien m'écrire chez M. Henri Hildebrand; j'y enverrai chercher vos lettres. Je désire que vous m'écriviez le plus souvent possible, et que vos lettres soient bien bonnes! Elles seules pourraient alléger mes regrets. Adieu, monsieur l'ambassadeur, je prie Votre Excellence de ranimer mon souvenir dans son esprit; tant de choses l'occupent que je crains d'en être effacée. MARIE. J'ai toujours suivi mon cher maître. La mort de Léon XII, qui l'aimait et dont il possédait la confiance et l'affection, le beau discours de l'ambassadeur de France au conclave, et le succès de la fouille[43] m'ont occupée tour à tour. [Note 43: Le 12 février, Chateaubriand écrivait à Mme Récamier: «La fouille réussit. J'ai trouvé trois belles têtes, un torse de femme drapé, une inscription funèbre d'un frère pour sa jeune soeur, ce qui m'a attendri».] LXV De M. de Chateaubriand Rome, 17 mars 1829. Votre lettre du 22 janvier m'a charmé! je voudrais être ce pauvre petit rouge-gorge: vous me donneriez l'hospitalité le soir et le jour. Je vous suivrais à la promenade. Quand habiterai-je la solitude, quand en finirai-je du monde et de la vie? Vous savez maintenant le grand malheur qui est arrivé à Rome. J'ai perdu Léon XII, un pape qui était devenu mon ami. Je le regrette sincèrement, et tous les jours je lui demande, dans le ciel, où il est, de prier pour moi. Son successeur sera bientôt nommé. Alors, je serai libre et rien ne m'empêchera d'être en France (comme je le comptais) au mois de mai; quoi qu'il arrive, je vous verrai et vous ferez de moi ce qu'il vous plaira. Vous être prompte à me menacer de l'oubli de votre amitié; vous ne serez pas facilement débarrassée de la mienne. J'étais sûr que le Poussin vous charmait: c'est le peintre des âmes souffrantes et des imaginations mélancoliques. J'ai un plaisir que je ne puis dire à lui élever un monument et à mêler mon nom au sien sur une tombe. Je voudrais être riche pour acheter votre vieux château. Combien coûterait-il? Enfin votre Dominique de Vicq m'a été au coeur. Marie était dans un jour de sympathie avec son inconnu. Il n'y a qu'un côté de mon esprit qu'elle ne comprend pas: elle me croit toujours occupé de mon amour-propre ou de mon ambition! Je lui proteste que je n'ai ni l'amour d'un vain bruit, ni celui des places. Je suis, sous ce rapport, d'une indifférence dont elle ne se fait pas la moindre idée. Je la pousse trop loin, car, si le peu de bien qu'on peut dire de moi me touche peu, je devrais être sensible aux calomnies; or, elles ne me troublent d'aucune façon, et je lis ce qu'on dit de moi comme si on le disait de l'empereur de la Chine. Quant aux emplois, je ne me défendrais pas d'avoir de l'ambition, c'est la passion des hommes de mon âge; mais le fait est que cette passion m'est totalement inconnue. Je n'ai eu qu'une seule passion dans ma vie, et ce n'était pas celle-là. J'attends de nouvelles lettres de Marie, elles me font grand bien sur ces ruines. CHATEAUBRIAND. LXVI À M. de Chateaubriand H., 3 avril 1829. Mon cher Maître, Votre lettre du 17 mars m'est arrivée à quinze jours de date; elle m'a été une véritable bénédiction. Je ne sais si je dois vous remercier d'être aimable, bon, et tendre pour moi, mais il est bien juste que je vous dise combien j'en suis heureuse. Quoique vous m'eussiez priée de vous écrire et que je n'en eusse que trop de raisons, ce ne fut qu'avec crainte que je vous adressai ma dernière lettre du 21 mars. Il me semblait que, pendant la durée du conclave, il y avait de l'indiscrétion à vous écrire et à provoquer vos lettres. Je n'en avais point reçu depuis vingt-sept jours. Je comptais souvent; plusieurs fois je m'étais trompée en croyant qu'il s'en était passé quarante. Le temps me semblait d'autant plus long que je m'étais résignée à le voir s'écouler sans joie et sans bonheur, car je n'attendais pas encore de lettre de Votre Excellence. J'étais triste, il me semblait que tout s'éteignait entre nous, que j'allais perdre mon dernier bien; j'achevais de meurtrir mon coeur en m'occupant de mon départ, et mes tristes regards se détournaient de Rome, dont l'étoile chérie ne brillait plus sur moi. Hier, je vis une lettre de vous; je n'osais l'ouvrir, dans l'abattement où j'étais tombée. Je craignais de n'y pas trouver l'assistance dont j'avais besoin. Que cet aveu ne vous donne pas sujet de mal juger mon caractère! Sachez que, de vous, il suffit de peu de chose pour m'affliger ou me rendre contente! Pauvre lettre! que j'avais tort de la redouter! Qu'elle est bonne! C'est la meilleure de toutes, je l'aime encore mieux que la première et la quatrième. Vous voudriez acheter ce château, combien il coûterait? Mon Dieu! hier, à la première lecture de ces paroles, elles me donnèrent comme un éblouissement, et, ce matin, elles m'ont réveillée en remplissant mon coeur d'espérance et de joie. Je les recueille comme un bon présage. L'accord de nos âmes ne sera point vain. Je pourrai vous consacrer ma vie, après vous avoir consacré les plus tendres et les meilleures affections de mon coeur. Alors je serai l'heureuse, et, je crois, l'orgueilleuse Marie. Le vieux château du Bosquet, c'est ainsi qu'on le nomme, sera compté pour peu de chose dans la vente des terres qui en dépendent. Le tout ensemble ne s'élèvera pas, je crois, à plus de cinquante mille francs, et ces terres, à ce prix, formeraient un placement très raisonnable et même avantageux. Je n'ai jamais vu le baron de Cheylus, qui en est le propriétaire; mais le curé, qui a été son tuteur, me donnera demain toutes les explications nécessaires; je ne terminerai ma lettre que lorsque je les aurai, et je crois que, si vous voulez une retraite près de moi, rien ne s'y opposera, ô mon cher maître! ô ma chère vallée! Vous vous trompez tout à fait en supposant que je vous crois ambitieux. Il y a entre nous un malentendu complet à ce sujet, et je vais l'éclaircir, à votre étonnement. De nous deux, ce n'est pas vous qui avez de l'ambition: c'est moi. Elle m'est venue depuis qu'il a été question de l'ambassade; j'en ai pour vous et pour moi, puisque votre oublieuse générosité vous a privé de l'indépendance que vos glorieux travaux vous avaient reconquise, puisque l'éclat est, malgré vous-même, la condition nécessaire de votre existence. J'aimerais mieux vous voir ministre à Paris que vous savoir ambassadeur à Rome. Je vous désire le pouvoir comme dédommagement du repos que vous ne pouvez attendre encore, et comme le moyen de l'obtenir plus tôt; je vous le désire aussi pour moi. J'ai besoin que vous en ayez. C'est moi qui ai une ambition vive, exclusive, dont rien ne me détournera plus... Quand vous serez près de moi, je vous en dirai l'objet, si vous me le demandez; mais je vous le dirai bien bas, car ceci tient au secret le plus intime, au voeu le plus cher à mon coeur. J'ignore si ma confidence vous sera douce, mais je suis sûre que vous ne l'entendrez pas avec indifférence. Ce je viens d'écrire me fait sourire et, cette fois, je permets à Votre Excellence de me répondre: «Je ne sais plus que penser de Marie»... Est-ce moi, qui déteste tout ce qui ressemble aux affaires, qui voudrais ignorer qu'il y a de l'argent dans le monde, qui hais le bruit et l'éclat, qui n'ai pu trouver une larme pour la perte d'une grande fortune, qui jouis de la culture d'une fleur, du chant d'un oiseau, de l'amitié d'un chien, qui prends plaisir à voir tomber la pluie et briller le soleil, qui écoute le bruit du vent, qui m'intéresse à un nuage et m'enchante d'un effet de lumière, qui n'aime que le silence et une solitude si profonde que peu d'hommes pourraient la supporter; moi qui, depuis quinze mois, ne puis m'arracher de ma retraite et y demeure au mépris de l'intérêt le plus pressant, est-ce donc moi qui suis ambitieuse? Oui, oui, c'est moi; rien n'est si vrai, mais n'en parlons pas à présent! Je pense toujours à mon triste départ. Je voudrais être à Paris vers le 15 d'avril, afin d'y trouver M. de Berbis, qui part après la session. Si vous aviez envie de me voir et de profiter du seul temps de ma vie que j'ai la certitude de passer près de vous, vous n'éloignerez pas votre retour. Mon très cher Dominique de Vicq vous a donc charmé? S'il en est ainsi, vous me récompenserez de vous avoir fait souvenir de lui, en lui donnant de votre main chérie la couronne que je lui désire depuis longtemps. Ne point lire de journaux: sans doute, c'est bien fait; mais, quand on meurt d'envie de savoir des nouvelles de quelqu'un, on les cherche dans les journaux, quand c'est là qu'on peut les trouver. J'avais admiré de toute mon âme les deux discours de l'ambassadeur de France à Rome, et voilà aujourd'hui que je lis celui du cardinal Castiglione[44], chef des cardinaux, et cette feuille de journal s'est attiré des larmes et des baisers avant que j'aie eu le temps de m'en apercevoir. Vous dites, mon cher maître, que je vous crois occupé de votre amour-propre. Mon Dieu! quelle erreur est la vôtre! Ah! je crois aisément que vous demeurez au-dessus de la louange et du blâme; mais c'est moi qui suis blessée, quand l'envie vous attaque. C'est moi qui suis transportée de plaisir des éclatants hommages que vous recevez. Excusez un peu de faiblesse, je crois pourtant vous aimer dignement. Je prie Dieu tous les jours de vous inspirer dans votre suffrage, et de l'agréer. Tout mon orgueil est engagé dans ce triomphe, qui viendrait du ciel et y retournerait. Quelle belle fin au Génie, aux Martyrs, à l'Itinéraire, à la Monarchie selon la Charte, à Le Roi est mort, Vive le roi! que de donner un bon pape à la chrétienté dans un ami de Charles X! [Note 44: Ce cardinal, qui avait répondu au discours prononcé par Chateaubriand au conclave, devait être élu pape, quelques semaines après, sous le nom de Pie VIII. On sait que Chateaubriand, à tort ou à raison, a toujours cru que cette élection d'un pape «modéré, antijésuite, et tout dévoué à la France», était, en majeure partie, son ouvrage.] Vous viendrez au mois d'avril, et je m'en vais au mois de mai. Je prie Votre Excellence de s'arrêter un moment sur la peine que j'éprouve de partir d'ici six semaines trop tôt, et de comprendre que, si j'attendais le mois de juin, M. de Berbis ne serait plus à Paris, et que c'est sur lui que je compte pour M. de V..., M. Hyde de Neuville n'en ayant plus le temps, quoique toujours fort aimable pour moi. Le curé sort d'ici. Voici tous les détails sur la terre du Bosquet: il y a vingt-huit stérées de huit cents traites de terres en bonne culture, qui donnent quinze cents francs de rente! Je crois qu'il faut trois stérées pour un arpent. M. de Cheylus en demande cinquante mille francs, et la laisserait probablement à quarante-huit. Je vous ai détaillé la position du Bosquet; j'ajoute seulement qu'il est enfoui au couchant d'un quart de lieue, dans la vallée de l'Érieu, sur la rive droite du Rhône. Si Votre Excellence ne voulait acheter que le château et un petit enclos, il serait facile de les faire séparer. Le curé a prié M. de Cheylus de ne vendre à personne avant de m'avoir prévenue. Le ciel et le climat sont bien préférables à ceux de Provence. Les productions sont à souhait; mais, cette terre étant affermée depuis plus de cinquante ans, tout ce qui était d'agrément à l'intérieur est perdu, sauf une belle avenue de grands marronniers de cent ans; il y a une source dans le jardin. Le château, qui fût bâti sous Henri III, est d'un gothique large et simple et en très bon état. Les murs ont six pieds d'épaisseur. Les plafonds sont très élevés, les portes sont basses, les fenêtres gigantesques, les cheminées de l'époque, les chambres boisées du haut en bas en chêne ou en noyer. Les pièces sont vastes et peu nombreuses, chaudes en hiver et fraîches en été; il y a une chapelle. Pour rendre cette habitation riante et agréable, il faudrait huit ou dix mille francs; mais mon cher maître n'aurait pas besoin de se presser; il trouverait à H. des ombrages amis, et un ermitage à lui, que sa présence bénirait à jamais. En écrivant ceci, mon front s'incline et les larmes me tombent des yeux. LXVII De M. de Chateaubriand Rome, 18 avril 1829. Votre lettre m'embarrasse beaucoup: vous me dites que vous partez pour Paris, et en même temps que vous réglerez votre marche sur la mienne; où donc alors vous écrire, à Paris ou à H.? Je ne sais plus quand j'y serai moi-même, pas certainement avant la fin de mai, si, toutefois, je quitte Rome. Ma vie est tellement le jouet des événements que je ne puis jamais dire ce que je deviens. Si vous arrivez avant moi à Paris, visitez mon ermitage, vous y trouverez des arbres, pas si beaux que les vôtres, mais qui vous parleront de moi; vous verrez que j'étais aussi isolé dans cette grande ville que vous l'êtes dans vos montagnes. Je n'aspire qu'à rentrer dans cette retraite, où m'appellent le temps qui fuit et la mort qui me réclame. Il est donc possible que je rencontre enfin mon inconnue? Quel effet ferai-je sur elle et quel sentiment fera-t-elle naître en moi? Eh! bien, si je gâte son propre ouvrage, si je ne suis plus à ses yeux ce qu'elle s'était plu à me faire, je me réfugierai dans ses vieilles illusions, dans ses songes, je lui demanderai de vivre dans l'image qu'elle s'était créée et d'oublier la triste réalité. Je n'ai pas trop à me louer de l'obligeance de M. Roy; mais, si je puis vous être bon à quelque chose, Marie n'aura qu'à me donner ses ordres. Hélas! et moi aussi, j'ai quitté des vieux châteaux, des lieux que j'aimais et où j'aurais voulu passer ma vie! Je suis comme ces arbres que les pépiniéristes veulent vendre, et qu'ils déplantent et replantent tous les ans, de peur qu'ils ne s'enracinent; mais, au bout de quelque temps, le pauvre arbre, qui n'a point de sol paternel, se dessèche et meurt dans la terre nouvelle où on l'a mis. Cette lettre vous attendra entre les mains du fidèle Henri, rue d'Enfer. Quel bonheur pourtant, de voir Marie! Mais je ne puis y croire. CHATEAUBRIAND. LXVIII À M. de Chateaubriand Paris, 10 mai 1829. Mon âme n'est pas avec moi: elle n'est plus avec vous, mon espérance est perdue; mes voeux sont incertains, mes regrets confus. Dès mon arrivée ici, j'ai été malade comme je le fus il y a un an. Je suis restée enfermée au milieu des pierres et du bruit de la Place Vendôme, sans voir personne, n'osant ni penser ni agir, de peur de m'assurer davantage que je suis sortie de ma vallée, que vous n'y êtes pas venu, que je suis à Paris sans vous, que vous n'y viendrez pas, et qu'après avoir reçu de vous les noms de soeur et d'amie, ma vie s'achèvera sans doute sans que j'aie reçu un regard de vos yeux, ni recueilli un mot de votre bouche. Il est probable, mon cher maître, que vous m'avez adressé quelques mots de consolation; mais je n'ai pas osé m'en assurer, je voulais repartir sans voir votre maison, ni votre portrait; j'espérais, je crois, me détacher de votre idée, comme les autres fois, mais il est trop tard. Je vous regretterai tant que je serai sur la terre. Si vous devenez plus heureux et plus affectueux pour moi, je me consolerai peu à peu. Je sais plier devant le malheur et vivre de regrets cachés. Je viens d'écrire à M. H. H... pour lui dire que vous souhaitez que je voie votre infirmerie, et que je le prie, en conséquence, de donner les ordres nécessaires pour qu'on me montre tout ce qui vous intéresse là. Je tremble de ce que je verrai, de ce que je devinerai, et surtout de ce que cette visite me laissera. Peut-être finirai-je par ne pas la faire! J'ai l'âme malade; M. H. H... viendra sûrement me voir. C'est un événement pour moi d'entendre parler de vous. Le temps n'est plus où je me croyais trop étrangère à vous pour accepter vos bons offices et où je pouvais craindre que mes sentiments fussent méconnus par vous. Maintenant, rien de pareil: j'ai en vous et sur toutes choses une confiance ineffable. Ce n'est pas sans m'aimer que vous m'avez donné le nom de soeur. Ce sera donc avec bonheur que je recevrai les bons offices que vous m'offrez, quand j'aurai assez repris mes esprits pour rassembler mes idées à ce sujet. En vous priant de me donner votre itinéraire parce que je voulais y conformer le mien, cela se rapportait seulement à la durée de votre séjour à Paris, j'y voulais demeurer autant que vous. 17 au soir.-M. H. H... sort d'ici; il dit que vous arrivez! Il m'a montré une petite lettre de vous. J'ai feint de la lire, mon trouble était si grand à ses paroles que je n'ai pu lire un seul mot. Il assure que vous serez ici vers le 25, mais je ne mérite pas ce bonheur, je n'ai pas assez de soumission à la volonté de Dieu; j'étais lasse de tout, et surtout de moi-même! Depuis plusieurs jours, votre nom retentit plus que jamais, et durant ce temps, une feuille muette et inanimée vient de si loin déposer dans le fond d'une âme étrangère toute la mélancolie de la vôtre, ô maître chéri! Avec quelle tendre et profonde sympathie je suis vos impressions et les événements! M. H. H... est, m'a-t-il dit, spécialement chargé par vous de me montrer votre retraite; j'irai donc, et dans des dispositions bien plus douces que je ne croyais; et, si cette visite m'attache davantage à vous, vous en serez responsable. 20 mai.-J'ai passé quatre heures chez vous. En entrant dans la cour, le chant du rossignol et le parfum des fleurs m'ont frappée; j'ai cru retrouver ma vallée et votre présence. Le coeur m'a presque manqué; mon bon custode ne s'en est pas aperçu. Du premier regard j'ai admiré avec joie la vaste étendue de votre parc et de vos bois qui, le développant à droite et à gauche, laissent en face l'air et la vue s'étendre librement dans un large espace. C'est planté de main de maître, Delille et Morel ne l'auraient pas mieux agrandi. Nous avons d'abord visité l'appartement de Mme de Ch...; votre portrait n'y était pas, je n'en ai pas été fâchée, c'était assez d'émotion pour un jour. Nous sommes ensuite montés chez vous. Avec quel sentiment religieux je suis entrée dans votre bibliothèque! Je voulais y tout examiner, mais la place où vous écrivez a captivé tous mes regards et toutes mes pensées. J'ai appuyé ma main sur ce bureau, dépositaire de tant de gloire et de tristesse! Je ne pouvais m'arracher de cet endroit; j'y demeurai comme charmée; nous avons ensuite visité le jardin; je l'ai examiné comme le mien. Tous vos élèves sont frais et vigoureux. Les peupliers de l'allée droite et longue viennent à merveille; mais ne sont-ils pas un peu trop serrés? Vos massifs sentent déjà bon. J'ai rapporté un énorme bouquet de fleurs de chez vous, elles sont là, devant moi; je crois rêver! Je me suis assise à l'ombre, sur un banc de pierre, près de la butte. Votre fidèle Henri causait, il me disait avec quel plaisir il venait soigner et visiter votre demeure, et combien il s'y trouvait tristement en votre absence; combien vous étiez adoré de tous, dans le voisinage; il parlait de votre bonté d'âme; de vos goûts simples et modestes; de votre amour pour le bien. Cet honnête homme se livrait à son attachement pour vous sans y penser et sans attention; et, moi, je ne songeais plus ni à lui, ni à moi. Je recueillais ses paroles, elles descendaient sur mon coeur abattu comme la rosée du ciel sur une terre altérée, des larmes douces coulaient lentement sur mon visage et rafraîchissaient mes yeux. Je me représentais que, dans un avenir bien éloigné, d'autres étrangers viendraient à cette même place répandre comme moi des larmes de regret et d'admiration. Je pensais aussi à la satisfaction avec laquelle vous alliez vous retrouver dans la solitude. Je vous voyais au milieu des heureux que vous faites, laissant arriver jusqu'à vous les bénédictions du retour, visitant vos arbres, examinant tout, et bon pour tous. Mais la haïssable politique, la foule des amis et des ennemis, les tracasseries, les négociations, les incertitudes, ne viendront que trop tôt troubler ce bonheur suave; et, lorsque vous voudrez enfin vous reposer de tant de bruit et d'ennui, vous viendrez accueillir votre dernière soeur. Mais je reviens; j'ai vu vos vieux prêtres; deux d'entre eux s'amusaient à voir faucher les gazons; plusieurs femmes étaient établies avec leurs ouvrages et leurs livres entre des massifs de cilytes et de lilas. Je me trouvais dans la cuisine au moment où on dressait le dîner, simple, mais excellent, que vous leur offrez. Les malades, si bien soignés, si bien servis dans leurs jolis lits; les petites chambres si riantes, si bien pourvues de tout ce qui est commode; des soeurs si douces, des protecteurs si bons, tant de consolations réunies là que le malheur y est vaincu, ô mon maître! Vous vous êtes réduit en esclavage pour racheter les infortunes d'autrui. Dans cette chapelle où j'ai humblement remercié Dieu de vos vertus et de votre retour, j'ai demandé où était votre place? «Oh! me dit votre Henri, sa place! sur la dernière chaise, derrière la dernière colonne tout à fait»... On juge mal, dans l'éloignement; aucune des idées qui m'occupaient à l'avance ne m'est venue, et cette retraite que je croyais sévère est toute gracieuse, toute aimable, j'y trouvais tout le monde digne d'envie. Je voudrais m'appeler Silence, et être la dernière des soeurs de la maison. Je suis restée longtemps avec la Supérieure, je lui ai demandé si elle ne se trouvait pas bien plus heureuse dans ce lieu charmant que dans cet entassement d'infortunes (l'hospice de la Charité), où elle était auparavant. «Non, m'a-t-elle dit, le contentement est le même quand on fait son devoir.» Oh! je l'avoue, cette vertueuse abnégation est au-dessus de ma portée. Je comprends mieux le regard de la sainte[45], qui dévoile si simplement tout ce que l'âme humaine peut contenir de tendresse et d'adoration. [Note 45: Sainte Thérèse, dans le tableau de Gérard qui ornait l'autel de la chapelle de l'Infirmerie.] Note de Mme de V..-M. de Chateaubriand est arrivé à Paris le jeudi 28 mai, à deux heures. LXIX De M. de Chateaubriand Paris, jeudi soir, 28 mai 1829, Vous avez vu ma petite maison; maintenant c'est moi qu'il faut voir. Comment allez-vous faire? Vous voilà obligée de me donner un rendez-vous; dites-moi donc l'heure et le jour de la fin de nos illusions! LXX À M. de Chateaubriand Paris, 28 mai à minuit, 1829. Mon cher maître, je vous remercie de votre prompt message; je l'avais pressenti. Ma porte était fermée pour tout autre que M. H. H... Ma pauvre amitié étrangère est toute troublée devant les convenances; votre bonne délicatesse me remettra. J'ai peur à mon tour; ne parlez pas d'illusions, cela me fait mal: je n'en ai jamais eu, mais je crains les vôtres. Les anciens amis doivent passer avant moi, et le Roi par-dessus tout. Je ne veux pas disposer de vos moments, mais je prie Votre Excellence d'accepter la disposition des miens. Fixez donc vous-même le jour et l'heure où je dois recevoir une visite regrettée depuis tant d'années! LXXI De M. de Chateaubriand Paris, vendredi matin, 29 mai 1829. Demain, à une heure, je serai chez vous. Mille hommages à Marie. Note de Mme de V.-M. de Chateaubriand est venu me voir le samedi 30 mai, et le samedi suivant 6 juin. LXXII À M. de Chateaubriand Paris, 31 mai 1829. Mon frère, vous m'avez trompée involontairement! J'ignorais votre âge, à sept ou huit ans près. Quel qu'il eût été, je vous aurais adressé ma première lettre telle qu'elle était. Mais, dès le commencement de votre correspondance, vous m'avez si souvent parlé de vos années et de vos cheveux blancs, que, mes idées ayant suivi cette direction, j'adressais librement à celui que vous me représentiez, l'hommage d'une tendresse dévouée, comme si cet hommage était flatteur pour lui, sans être malséant pour moi. Vous êtes plus jeune que je ne croyais; vous paraissez plus jeune que vous n'êtes, et mes lettres sont inconvenantes. Mon orgueil en souffre, vous me consolerez aisément en me traitant comme une femme qui voit ce qu'elle est et sent ce qu'elle vaut. Cette peine d'amour-propre troubla hier le bonheur que j'aurais eu à vous voir. Qu'elle soit oubliée! Que n'êtes-vous plus jeune encore, ô mon frère, pour la gloire de notre pays et le bonheur de ceux que vous honorez en les aimant! Que l'erreur où j'étais ne vous surprenne pas! il y a toujours eu un peu de folie dans ma manière de vous aimer. Je ne m'informais jamais des circonstances qui vous étaient personnelles, et ne parlais de vous que dans des discussions générales. J'ignore de vous ce que tout le monde en sait. Je n'ai pas voulu lire vos derniers ouvrages. Il y a quatre ans que la lecture de l'Itinéraire me ramena trop à vous. En vous lisant, on éprouve une admiration passionnée qui détourne de tout, et l'âme s'abreuve d'une sorte de tendresse vague qui ne trouve rien digne d'elle et ne sait où s'attacher. 4 juin.-Ma lettre commencée à H. le 17 avril et finie à Paris le 5 mai, est sûrement revenue entre vos mains. Vous savez à présent pourquoi je suis ici et depuis quand j'y suis. Cette lettre complète le tableau de mon sentiment pour vous. Ce sentiment fut, je crois, unique comme son objet. Que maintenant il demeure muet! Dans ma montagne, il avait pour témoins un ciel pur et une nature grande et paisible, et pour confident, vous. Ici, tout le refoule et l'oppresse; il accable ma vie, je l'éteindrais si je pouvais. Ne me croyez pas injuste, non! Je sais que les objets chéris de vos regrets, joints aux exigences de votre position, ne vous laissent point de temps pour moi; mais, si vous m'aviez envoyé une des feuilles de vos arbres, j'aurais su que vous ne m'avez pas oubliée dès les premiers jours. 7 juin.-Je vous ai revu, aimable, doux et triste; vous m'avez dit souvent: «je vous aime tendrement!» Mon coeur est presque consolé. Samedi, j'oubliai de vous dire que M. de Neuville m'avait engagée à ne pas manquer son mardi, parce que, dit-il, «j'ai un cadeau à vous faire: je vous présenterai À M. de Chateaubriand et vous ferai faire connaissance avec lui». Je ne répondis pas, mais je m'inclinai en signe de remerciement. Personne ne connaît mieux que M. de Neuville mon sentiment pour vous; pourtant, je ne lui ai pas parlé de notre correspondance, de peur qu'il m'accusât d'être romanesque. Je hais les grands salons, mais j'irai chez M. de Neuville parce que je ne veux pas perdre une occasion de vous voir. Je préviens donc mon cher maître que sa nouvelle soeur lui sera présentée demain. LXXIII Réponse De M. de Chateaubriand Mardi, 9 juin 1829. J'accepte la présentation et je vous répète mille fois que j'aime tendrement Marie. Venez de bonne heure, parce que je m'en irai vite! LXXIV À M. de Chateaubriand Paris, 16 juin 1829. MON AMI CHÉRI! Vous avez trop oublié votre malheureuse soeur. Si vous saviez le mal que ce long oubli lui a fait, vous en seriez affligé! Elle a besoin d'un conseil: elle vous le demande, le lui refuserez-vous? Si nous devons nous revoir, écrivez-moi le jour, quelque éloigné qu'il puisse être! Je vous en prie, parce que l'anxiété et l'attente déçue me font mal. Ma santé est très altérée. MARIE. Du 17.-Je n'osais pas envoyer ma lettre, mais je viens de lire votre discours d'hier; il a fait sortir beaucoup de larmes de mon coeur et m'a donné du courage. «Vous sympathisez avec tout ce qui souffre»: vous viendrez donc consoler votre fidèle amie. LXXV Réponse de M. de Chateaubriand 18 juin, jeudi. J'ai passé mes heures à la Chambre des Pairs et mes soirées en dîners ministériels; demain matin (je ne puis le soir) je serai chez Marie. CHATEAUBRIAND. TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, rue Gambetta. Source: http://www.poesies.net