OEUVRES COMPLETES D'ANDRÉ DE CHÉNIER (1762-1794) TOME II IMPRIMERIE DE BAUDOUIN FILS, RUE DE VAUGIRARD, N° 36 EDITION 1819 TABLE DES MATIÈRES. OEUVRES EN PROSE COMPLÈTES MÉLANGES DE PROSE. AVIS AUX FRANÇAIS SUR LEURS VÉRITABLES INTÉRÊTS. RÉFLEXIONS SUR L'ESPRIT DE PARTI. LETTRE DE MARIE-JOSEPH DE CHÉNIER. ÉCRIT DATÉ DE LONDRES DANS UNE TAVERNE. LES AUTELS DE LA PEUR. PREMIER CHAPITRE D'UN OUVRAGE SUR LÀ CAUSE ET LES EFFETS DE LA PERFECTION ET DE LA DÉCADENCE DES LETTRES. À SA MAJESTÉ STANISLAS-AUGUSTE, DE POLOGNE, GRAND DUC DE LITHUANIE. A, GUILLAUME-THOMAS RAYNAL. DE LA CAUSE DES DÉSORDRES QUI TROUBLENT LA FRANCE ET ARRÊTENT L'ÉTABLISSEMENT DE LA LIBERTÉ. AUX AUTEURS DU JOURNAL DE PARIS. LETTRE DE LOUIS XVI AUX DÉPUTÉS A LA CONVENTION, RÉDIGÉE PAR ANDRÉ CHÉNIER. MÉLANGES DE PROSE. Pendant que nous poursuivions l'impression de cet ouvrage, les deux morceaux qu'on va lire, intitulés, l'un Avis aux Français sur leurs véritables ennemis, l'autre: Réflexions sur l'Esprit de parti, ont été offerts à l'éditeur par un ancien ami d'Andre Chenier, M. le marquis de Barthélemy, maintenant pair de France, et auteur de la fameuse proposition faite en 1819 contre notre loi des Élections. Ces deux écrits renferment les développemens d'une opinion si remarquable, ils manifestent un si vif sentiment de la liberté, que nous osons espérer que nos lecteurs partageront, pour le noble pair, la reconnaissance que nous nous faisons un devoir de lui exprimer ici. AVIS AUX FRANÇAIS SUR LEURS VÉRITABLES ENNEMIS. Lorsqu'une grande nation, après avoir vieilli dans l'erreur et l'insouciance, lasse enfin de malheurs et d'oppression, se réveille de cette longue léthargie, et par une insurrection juste et légitime, rentre dans tous ses droits et renverse l'ordre de choses qui les violait tous; elle ne peut en un instant se trouver établie et calme dans le nouvel état qui doit succéder à l'ancien. La forte impulsion donnée à une si pesante masse la fait vaciller quelque temps avant de pouvoir prendre son assiette. Ainsi, après que tout ce qui était mal est détruit, lors-qu'il faut que les mains chargées des réformes poursuivent à la hâte leur ouvrage, il ne faut pas espérer qu'un peuple, encore chaud des émotions qu'il a reçues et exalté par le succès, puisse demeurer tranquille, et attendre paisiblement le nouveau régime qu'on lui prépare. Tous pensent avoir acquis le droit, tous ont l'imprudente prétention d'y concourir autrement que par une docilité raisonnée. Tous veulent non-seulement assister et veiller au tout; mais encore présider au moins à une 276 MÉLANGES. partie de l'édifice; et, comme toutes ces réformes partielles ne sont pas d'un intérêt général aussi évident ni aussi frappant pour la multitude, l'unanimité n'est pas aussi grande ni aussi active; les efforts se croisent: un si grand nombre de pieds retarde la marche; un si grand nombre de bras retarde l'action. Dans cet état d'incertitude, la politique s'empare de tous les esprits; tous les autres travaux sont en suspens; tous les antiques genres d'industrie sont dépaysés; les têtes s'échauffent; on enfante ou on croit enfanter des idées; on s'y attache, on ne voit qu'elles; les patriotes, qui dans le premier instant ne faisaient qu'un seul corps, parce qu'ils ne voyaient qu'un but, commencent à trouver entre eux des différences le plus souvent imaginaires. Chacun s'évertue et se travaille, chacun veut se montrer, chacun veut porter le drapeau; chacun exalte ce qu'il a déjà fait et ce qu'il compte faire encore; chacun, dans ses principes, dans ses discours, dans ses actions, veut aller au-delà des autres. Ceux qui, depuis longues années, imbus et nourris d'idées de liberté, ayant prévenu par leurs, pensées tout ce qui arrive, se sont trouvés prêts d'avance, et demeurent fermes et modérés, sont taxés d'un patriotisme peu zélé par les nouveaux convertis, et n'en font que rire. Les fautes, les erreurs, les démarches mal combinées, inséparables d'un moment où chacun croit devoir agir pour soi et pour tous, donnent lieu, à ceux qui regrettent l'ancien régime et s'opposent aux nouveaux établissemens, d'attaquer tout ce, qui se fait et tout ce qui se fera, par de vaines objetctions, par d'insignifiantes railleries; d'autres, pour leur MELANGES. 277 répondre, exagèrent la vérité jusqu'au point où ce n'est plus la vérité; et voulant rendre la cause d'autrui odieuse ou ridicule, on gâte la sienne par la manière dont on la défend. Ces agitations, pourvu qu'un nouvel ordre de choses, sage et aussi prompt qu'il se peut, ne leur laisse pas le temps d'aller trop loin, peuvent n'être point nuisibles, peuvent même tourner au profit du bien général, en excitant une sorte d'émulation patriotique. Et si, au milieu de tout cela, la nation s'éclaire et se façonne à de justes principes de liberté, si les représentans du peuple ne sont point interrompus dans l'ouvrage d'une constitution, et si toute la machine publique s'achemine vers un bon gouvernement, tous ces faibles inconvéniens s'évanouissent bientôt d'eux-mêmes par la seule force des choses, et on ne doit point s'en alarmer. Mais, si bien loin d'avoir disparu après quelque temps, l'on voit les germes de haines politiques s'enraciner profondément; si l'on voit les accusations graves, les imputations atroces se multiplier au hasard; si l'on voit surtout un faux esprit, de faux principes fermenter sourdement, et presque avec suite dans la plus nombreuse classe de citoyens; si l'on voit enfin aux mêmes instans, dans tous les coins de l'empire, des insurrections illégitimes, amenées de la même manière, fondées sur les mêmes méprises, soutenues par les mêmes sophismes; si l'on voit paraître souvent et en armes, et dans des occasions semblables, cette dernière classe du peuple, qui ne connaissant rien, n'ayant rien, ne prenant intérêt à rien, ne sait que se vendre à qui veut la payer: alors ces symptômes doivent paraître effrayans. Ils semblent déceler une espèce de 28 MÉLANGES. système général propre à empêcher le retour de l'ordre et de l'équilibre, sans lequel on ne peut rien regarder comme fini; à corrompre, à fatiguer la nation dans une stagnante anarchie; à embarrasser les législateurs de mille incidens qu'il est impossible de prévoir ou d'écarter; à agrandir l'intervalle qu'il doit nécessairement y avoir entre la fin du passé et le commencement de l'avenir; à suspendre tout acheminement au bien. La chose publique est dans un véritable danger, et il devient difficile alors de méconnaître le manége et l'influence de quelques ennemis publics. N'est-ce pas là notre. portrait dans cet instant, ou si ce n'est qu'une peinture fantastique? Mais ces ennemis, qui sont-ils? Ici commencent les cris vagues: chaque parti, chaque citoyen s'en prend à quiconque ne pense pas en tout précisément comme lui: les inculpations de complot, de conspirations, d'argent donné et reçu, qui peuvent, en quelques occasions, paraître appuyées sur assez de probabilités, deviennent cependant si générales qu'on n'y saurait plus donner aucune confiance. Il serait toutefois bien important de savoir avec certitude de quel côté nous avons à craindre, afin de savoir en même temps où nous devons porter notre défense; et que notre inquiétude errante et nos soupçons indéterminés ne nous jettent dans ces combats de nuit où l'on frappe amis et ennemis. Essayons donc si, en écoutant tout ce qui se dit, nous pourrons entrevoir quelque lueur qui nous conduise. Tous ceux qui ont quelque sagesse, et qui veulent motiver les alarmes qu'ils nous donnent, et non se borner à des déclamations sans suite et sans liaison, se réduisent à peu près à ceci. Ils calculent le ressentiment MÉLANGES. 279 des princes étrangers que notre révolution a pu blesser, et l'intérêt et les craintes de tous les rois dont les sujets peuvent être trop frappés de l'exemple des Français, et l'ambition et l'avidité des nations qui, malgré les principes d'humanité, de justice et de droit des gens universellement professés aujourd'hui, ne laissent pas de continuer:a épier toute occasion de s'enrichir et de s'agrandir aux dépens de celles qui paraissent être peu en état de se défendre. Ainsi, ils dirigent nos inquiétudes, tantôt vers les Autrichiens, qui cependant, fatigués et épuisés par une longue guerre sanglante et coûteuse, et alarmés eux-mêmes des insurrections ou commencées ou instantes dans plusieurs de leurs provinces, ne paraissent guère pouvoir songer à nous insulter; tantôt vers les Anglais, et cette nation, dont on parle tant à Paris, quoiqu'on l'y connaisse si mal, est en effet plus redoutable; tantôt contre d'autres puissances qui toutes sont en effet plus ou moins à craindre; mais presque tous se réunissent à penser que ces puissances sont excitées et encouragées par les fugitifs français, et par les relations qu'ils ont conservées en France.Il est pourtant bien peu vraisemblable que les cabinets de l'Europe soient entièrement livrés aux conseils d'étrangers fugitifs, dont les uns, et c'est le grand nombre, n'étaient dans leur patrie que des particuliers peu connus; et les autres ont tous perdu leur crédit, et presque tous leurs richesses dans la révolution qui s'opère. Il est peu vraisemblable aussi qu'ils ne voient pas que cette révolution n'est point l'ouvrage de quelques volontés isolées; que la nation entière en a eu besoin, l'a voulue, l'a opérée; et que, par conséquent, les secours formels 280 MÉLANGES. qui pourraient leur être destinés parmi nous seraient peu de chose. Et s'il est vrai que les puissances étrangères songent en effet à fondre sur nous, je crois qu'elles comptent beaucoup plus sur l'état de faiblesse où elles nous supposent, et où l'on suppose toujours, et presque toujours assez mal à propos, les peuples qui deviennent libres; sur les divisions insensées, et nullement fondées, qui nous fatiguent chaque jour; sur l'insubordination générale, et sur ces alarmes vagues qui nous agitent au seul nom de guerre, et qu'elles peuvent prendre pour de l'effroi. C'est, d'ailleurs, vraiment une absurdité de croire que les Français qui n'aiment point notre révolution actuelle, principalement ceux que le mécontentement ou la crainte ont fait fuir chez les étrangers, soient tous, sans exception, des ennemis actifs, des conspirateurs ardens, qui n'aient d'autre voeu que de voir tous les citoyens s'entre- gorger, ou d'exciter contre nous les États voisins, afin de rentrer en France le fer et la flamme à la main. Je ne suis que trop persuadé qu'il en est quelques-uns à qui l'orgueil blessé, la haine, la vengeance, un puérile attachement à des distinctions aussi frivoles qu'injustes, pourraient faire inventer ou adopter avidement ces projets insensés et coupables, et qui peut-être se repaissent au loin de la folle espérance d'être les Coriolans de leur patrie. Mais la nature humaine ne produit qu'un très-petit nombre de ces esprits inflexibles et turbulens sans relâche, que même le ressentiment d'une injure puisse égarer en des excès à la fois aussi violens et aussi durables. La plupart des hommes, capables peut-être d'un coup désespéré dans la première fureur d'une passion irritée, finissent par se MÉLANGES. 281 calmer d'eux-mêmes, et sont bientôt fatigués de la seule idée de ces vengeances laborieuses et réfléchies. Aussi la plupart de nos mécontens, soit sédentaires et secrets, soit fugitifs et connus, désirent probablement, plus qu'on ne le croit, plus peut-être qu'ils ne le croient 1, eux-mêmes, de vivre sans inquiétude dans leur patrie, heureuse et tranquille, et de rentrer dans leurs foyers. Un esprit borné, une éducation erronée, une vanité pusillanime et ridicule, des pertes réelles dans leur fortune, des notions fausses et factices de ce qui est grand et noble, des dangers que plusieurs d'entre eux ont courus, tout cela les attache, les affectionne à leurs antiques chimères;plusieurs les croient, de très-bonne foi, nécessaires à la félicité humaine; et comparant le calme de l'ancien esclavage avec les troubles et les malheurs qui sont arrivés, et dont quelques-uns sont inséparables du moment où un grand peuple s'affranchit, en concluent que les meurtres et les incendies sont de l'essence de la liberté, c'est-à-dire de la raison et de la justice. Mais détrompez leur ignorance, en leur faisant voir l'ordre, l'équité, la concorde rétablis dans les villes et les campagnes; les choses et les personnes en sûreté; tous les citoyens sous la sauve-garde de la loi, et n'obéissant qu'à elle: qui peut douter qu'alors ils ne reviennent de leur exil et de leurs erreurs? Qui peut douter qu'alors dans l'ame de ceux qui sont absens il ne se réveille un vif désir de revoir leur patrie, que peut-être ils croient haÏr? Qui peut les croire assez stupides pour préférer, à la douceur de venir rétablir leur fortune, améliorer ce qui leur reste de biens, et achever de vivre tranquillement avec leurs amis et leur famille sur le sol qui les a vus naître, l'ennui d'errer de contrée en contrée, 282 MÉLANGES. pauvres, ne tenant à rien, sans parens, sans amis, seuls, en butte à la fatigante curiosité ou à la pitié humiliante, ou même quelquefois à l'insulte et au mépris? Mais, rentrés chez eux, ils ne seront peut-être pas des patriotes bien zélés? Qu'importe, avez-vous d'ailleurs le droit, avez-vous le pouvoir de l'exiger? Ponvez-vous contraindre un homme. à aimer ce qu'il n'aime point? Pouvez-vous le forcer à quitter des préjugés antiques, lorsque ses trop faibles yeux n'en voient point l'absurdité? Ce que vous pouvez exiger, c'est qu'ils soient des citoyens paisibles, et il est évident qu'ils le seront. Peut-il, tomber sous le sens qu'ils voulussent compromettre leur repos, leur sûreté, leur famille, leur vie, dans les hasards de complots toujours si difficiles à tramer au milieu de la vigilance publique, et aujourd'hui impossibles à exécuter avec une si prodigieuse inégalité de force, de nombre et de moyens? Je crois même hors de doute que le plus grand nombre serait déjà revenu s'il l'eût osé, et qu'ils dépenseraient parmi nous leur fortune, dont le vide se fait sentir. Beauoup de gens qui détestaient l'ancien régime vivaient sous l'ancien régime; pourquoi tous ceux qui n'aiment pas le nouveau aimeraient-ils mieux s'exiler que d'y vivre, s'ils croyaient le pouvoir en sûreté? Mais leurs amis leur mandent comment ils courraient risque d'être accueillis; ils leur apprennent les visites, les interrogatoires, toutes ces perquisitions plus gênantes pour l'innocent que terribles pour le coupable. Des courriers arrêtés sur les frontières, menacés, renvoyés; des lettres ouvertes; les secrets des cabinets politiques, ceux des familles et des particuliers, plus sabrés encore, violés, MÉLANGES. 283 divulgués, diffamés; et par qui? par des magistrats, par des officiers municipaux; par ceux que des suffrages li-, libres et un choix réfléchi ont déclarés les plus sages de leurs cantons. Ils apprennent encore que des groupes de peuple, tantôt proposent de les forcer à revenir au bout d'un tel temps, à défaut de quoi, que leurs biens soient confisqués, quoiqu'un décret de l'Assemblée nationale prohibe les confiscations dans tous les cas; tantôt inventent d'autres moyens, tous du même genre. Cela est-il bien encourageant? Cela est-il propre à leur offrir leur patrie sous un aspect riant et doux? Qu'on change de méthode, ou qu'on cesse d'accuser leur absence. Au reste, n'oublions pas qu'il en est plusieurs qui, sans avoir jamais mérité aucun blâme, ni fait aucun mal, ont été contraints de fuir après avoir vu leur asile violé, leur famille insultée; après avoir, eux et les leurs, échappé difficilement. Ceux-là, si leurs coeurs ulcérés les éloignaient à jamais de la France, s'ils ne pouvaient point lui faire le sacrifie de leur ressentiment, qui oserait leur en faire précisément un crime? Ceux-là, j'ai honte de le dire, nous avons moins a leur faire des reproches que des réparations: c'est à eux de nous pardonner. Il en est d'autres, qui jadis maîtres et tout-puissans dans l'État, dénués de talens et de mérite, ne seront plus jamais rien, parce qu'ils n'ont jamais dû rien être; n'ont plus rien, parce qu'ils ne vivaient que d'extorsions et d'abus, et qu'un luxe prodigue épuisait dans leurs mains des déprédations immenses. Ceux-là, il est difficile de croire qu'ils deviennent jamais de bons Français. Mais hors ce petit nombre, tous les autres rentreront dès qu'ils verront la porte ouverte. La persécution ne fait pas de prosélytes, 284 MÉLANGES. elle ne fait que des martyrs. Qu'on cesse de les effrayer, et ils cesseront d'être à craindre. Mais je veux admettre qu'ils le soient toujours, et autant qu'on le dit; j'admets que nous soyons menacés par des millions d'ennemis extérieurs et intérieurs: avons- nous pensé que l'on acquérait la liberté sans obstacles? Je vois, dans toutes les histoires des peuples libres, leur liberté naissante attaquée de mille manières; et je ne vois pas que les issues de presque toutes ces guerres doivent trop abattre notre courage. Nos alarmes subites aux plus absurdes nouvelles, nos espèces de terreurs paniques, sont-elles un bon moyen d'éloigner nos ennemis, de les combattre, de les connaître même? La France est immensément peuplée; elle a des armes; elle a de tout: ce n'est qu'avec de l'union, du sang-froid, de la sagesse, que l'on peut faire un usage vigoureux et efficace de ces forces; ce n'est qu'avec cette concorde courageuse, qui ne connaît d'autre parti que le bien général, qu'on parvient à tout voir, à tout prévenir ou à tout réparer, à faire face à tout. Ainsi, cette désunion, cette division de partis sont imprudentes et dangereuses; et la paix et l'unanimité sont aussi conformes à l'intérêt, qu'à la dignité nationale. Il est digne, en effet, de la liberté et d'un grand peuple qui vient de la conquérir, qu'il prise assez sa conquête pour affronter tous les orages qu'elle peut attirer sur lui. Il a dû s'y attendre; et si, calme et bien uni, et ne faisant pour ainsi dire qu'un seul homme, il attend les attaques avec une contenance mâle et altière, et une fierté paisible, fondée sur la conscience qu'il est libre et qu'il ne peut plus ne pas l'être: on y réfléchit à deux fois MÉLANGES. 285 avant de l'attaquer;, et un grand peuple qui marche au combat avec la forte certitude qu'il peut périr, mais non pas servir, est bien rarement vaincu. Du moment qu'il nous est bien démontré que si nous avons des ennemis au-dehors, ou des ennemis cachés au milieu de nous, ce n'est que dans le calme et la concorde que nous pouvons trouver de sûrs moyens de les connaître, de les intimider, de les combattre; il reste évident que notre premier intérêt est de chercher et de détruire comme ennemies toutes les causes qui empêchent le calme el la concorde de se rétablir parmi nous, et d'amener un bon esprit publie, sans lequel les institutions salutaires sont vaines. Et examinant à quoi tient parmi nous ce penchant aux soupçons, au tumulte, aux insurrections, porté à un si haut degré, quoique la division d'intérêts, la chaleur des opinions, le peu d'habitude de la liberté, en soient des causes toutes. naturelles: nous ne pourrons méconnaître qu'elles sont prodigieusement augmentées, nourries, entretenues, par une foule d'orateurs et d'écrivains qui semblent se réunir en un parti. Tout ce qui s'est fait de bien et de mal, dans cette révolution, est dû à des écrits. Ce sera donc là peut-être aussi que nous trouverons la source des maux qui nous menacent. Nous chercherons alors quel peut être l'intérêt de ces auteurs de conseils sinistres, et il se trouvera que la plupart sont des hommes trop obscurs, trop incapables, pour être des chefs de parti. Nous en conclurons que leur mobile est l'argent, ou une sotte persuasion; car, dans les révolutions politiques, il ne faut pas croire que tous ceux qui embrassent une mauvaise cause, et qui soutiennent des opinions funestes, soient 286 MÉLANGES. tous des hommes pervers et mal intentionnés. Comme la plupart des hommes ont des passions fortes et un jugement faible, dans ce moment tumultueux, toutes ces passions étant en mouvement, ils veulent tous agir et ne savent point ce qu'il faut faire, ce qui les met bientôt à la merci de scélérats habiles: alors, l'homme sage les suit des yeux; il regarde où ils tendent; il observe leurs démarches et leurs préceptes; il finit peut-être par démêler quels intérêts les animent, et il les déclare ennemis publics, s'il est vrai qu'ils prêchent une doctrine propre à égarer, reculer, détériorer l'esprit public. Qu'est-ce qu'un bon esprit public dans un pays libre? N'est-ce pas une certaine raison générale, und certaine sagesse pratique et comme de routine, à peu près également départie entre tous les citoyens, et toujours d'accord et de niveau avec toutes les institutions publiques; et par laquelle chaque citoyen connaît bien ce qui lui appartient, et par conséquent ce qui appartient aux autres; chaque citoyen connaît bien ce qui est dù à la société entière, et s'y prête de tout son pouvoir; chaque citoyen se respecte dans autrui, et ses droits clans ceux d'autrui; chaque citoyen, quoiqu'il étende ses prétentions aussi loin qu'il peut, ne dispute jamais contre la loi, et s'arrête devant elle machinalement et comme sans le vouloir? Et quand la société dure depuis assez longtemps pour que tout cela soit dans tous une habitude innée; et soit devenu une sorte de religion, je dirais presque de superstition; certes, alors un pays a le meilleur esprit public qu'il puisse avoir. Je sais qu'il y aurait de là démence à vouloir qu'après une seule année d'affranchissement, Cela fût déjà ainsi parmi nous. Je sais qu'on n'y MÉLANGES. 287 arrive que lentement; et je ne suis pas de ceux qui crient que tout est perdu, lorsque tout n'est pas fait en un jour. Mais encore est-il tel degré de lenteur qui permet de craindre qu'on n'arrive pas, et qu'on ne meure en chemin; et l'on peut au moins juger des progrès, lorsqu'il y a eu une grande quantité d'actions successives, aux-quelles toutes ces règles de conduite s'appliquent naturellement. Ainsi voyons quels pas notre raison nationale a faits vers ce modèle que nous devons nous proposer. Voyons en quoi elle s'est éclairée, affermie, agrandie; voyons de quoi nous a servi l'expérience d'une année, et d'une année si fertile en événemens. Que si l'on m'objecte encore que ce ne sera pas là un juste pronostic de l' avenir, parce qu'on a fait naître autour de nous trop de tumultes et d'agitations pour que nous ayons pu avancer vers cette perfection sociale: j'en conviendrai; et cela même servira à montrer combien ces tumultes et ces agitations inutiles nous ont été préjudiciables; et que par conséquent nous n'avancerons pas davantage à l' avenir, si nous ne prévenons pas les mêmes troubles. En effet, comme l'année dernière, nous n'écoutons que nos caprices du moment; comme l'année dernière, nous oublions aujourd'hui la loi que nous avons faite hier. Nous poursuivons cette année les vendeurs d'argent comme les vendeurs de blé l'année dernière; comme l'année dernière, une partie du peuple se porte à des violences contre les grands d'autrefois; ils semblent croire que la liberté leur donne le droit d'opprimer ceux qui les opprimaient jadis, et que la verge de fer n'a fait que changer de main; comme l'année dernière 288 MÉLANGES. nous parlons de fermer nos portes, de retenir les gens par force; comme l'année dernière, des personnes à qui il plaît d'aller voyager, et qui ont le droit de faire en Cela ce qui leur plaît, sont, au mépris des décrets de l'Assemblée nationale et des droits de l'homme, au mépris du sens commun, arrêtés, interrogés, leurs équi, pages livrés à des recherches inexcusables; comme l'année dernière, des comités d'inquisition fouillent dans les maisons, dans les papiers, dans les pensées, et nous les applaudissons; et qu'on ne me dise pas que ces soins et ces perquisitions ont eu quelques bons effets; car, outre que je pourrais le nier formellement, je dis que cette raison ne vaut rien; qu'un établissement mal conçu n'est jamais aussi utile un moment qu'il est nuisible à la longue; et qu'enfin on est bien loin d'un bon esprit public, quand on pense que le succès peut rendre banne une chose essentiellement mauvaise; enfin, comme l'année dernière, une partie du peuple s'obstine à se mettre à la place des tribunaux, et se fait un jeu, un amusement, de donner la mort; et sans nos magistrats, sans nos gardes nationales, qui avancent l'ouvrage, quand nous restons en arrière, personne ne doute que des scènes de sang ne se renouvelassent à nos yeux. Abominable spectacle! ignominieux pour le nom français! ignominieux pour l'espèce humaine! de voir d'immenses troupes d'hommes se faire, au même instant, délateurs, juges et bourreaux. Qu'on excuse, qu'on justifie même, sur la première effervescence du moment, sur le sentiment d'une longue oppression, sur l'irrésistible effet d'un changement total dans un grand peuple, ces catastrophes, qui furent funestes à des hommes MÉLANGES. 289 chefs d'établissemens qui faisaient gémir la nation; soit, j'y consens. Mais excusera-t-on ces supplices longs et laborieux, ces tortures subtiles et recherchées, auxquelles une populace impie a livré des victimes, pour la plupart innocentes? excusera-t-on ces exécrables railleries dont elle accompagnait leurs plaintes et leurs dermers momens? excusera-t-on, expliquera-t-on dans des hommes cette horrible soif de sang, cet horrible appétit de voir souffrir, qui les porte à se jeter en foule sur des accusés qu'ils n'ont jamais connus, ou sur des coupables dont les crimes rie les ont jamais atteints; ou encore sur des hommes surpris dans des délits de police, qu'aucune législation n'est assez barbare pour punir de mort; à vouloir les massacrer de leurs propres mains; à murmurer, à se soulever contre les soldats armés par la loi, qui viennent les leur arracher au péril de leur vie? Et qu'il se trouve des écrivains assez féroces, assez lâches peur se déclarer les protecteurs, les apologistes de ces assassinats! qu'ils osent les encourager! qu'ils osent les diriger sur la tête de tel ou tel! qu'ils aient le front de donner à ces horribles violations de tout droit, de toute justice, le nom de justice populaire! Certes, il est incontestable que tout pouvoir émanant du peuple, celui de pendre en émane aussi; mais il est bien affreux que ce soit le seul qu'il ne veuille pas exercer pat représentans. Et c'est ici une des choses où les gens de bien ont le plus à se reprocher de n'avoir pas manifesté assez hautement leur indignation. Soit étonnement, soit désespoir de réussir, soit crainte, ils sont presque demeurés muets; ils ont détourné la tête avec un silence mêlé d'horreur et de mépris, et ils ont abandonné cette 290 MÉLANGES classe du peuple, aux fureurs, aux instigations meurtrières de ces hommes atroces et odieux, pour qui un accusé est toujours un coupable; pour qui la. Justification d'un innocent est une calamité publique; qui n'aiment la liberté que lorsqu'elle a des traîtres à punir; qui n'aiment la loi que lorsqu'elle prononce la mort; qui n'aiment les tribunaux que lorsqu'ils tuent; qui, lorsque la société s'est vue contrainte à verser du sang, l'en félicitent et lui en souhaitent, et lui en demandent encore; et dont les cris et les murmures, quand ils voient absoudre, ressemblent à la rage et aux grincemens de bêtes féroces, aux dents et aux ongles desquelles on vient d'arracher des corps vivans qu'elles commençaient à dévorer. Mais quoi! tous les citoyens n'ont-ils pas le droit d'avoir et de publier leur opinion sur tout ce qui concerne la chose publique? assurément ils l'ont. Mais ils n'ont pas celui de prêcher la révolte et la sédition; et indépendamment de cela, quand même ils ne sortiraient pas des bornes que les lois doivent leur prescrire, il n'en serait pas moins possible, il n'en serait pas moins permis d'examiner où tendent leurs opinions, où tendent leurs principes et leur doctrine, et quelle sorte d'influence leurs conseils peuvent, doivent avoir sur cet esprit public dont nous sommes occupés ici. Or, à travers cet amas bourbeux de déclamations, d'injures, d'atrocités, cherchons s'ils veulent, s'ils approuvent, s'ils proposent quelque chose; si, après une critique bonne ou mauvaise de telle ou telle loi, ils indiquent au moins bien ou mal ce qu'ils jugent qu'on pourrait mettre à, la place: non, rien. Ils contredisent, suais ils ne disent pas; ils empêchent, MÉLANGES. 291 mais ils ne font pas. Quel décret de l'Assemblée nationale leur plaît? quelle loi ne leur semble point injuste, dur, tyrannique? quel établissement leur parait bon, utile, supportable, si ce n'est peut-être ces établissemens, heureusement éphémères, qui servent à inquiéter les citoyens, à les soumettre à des perquisitions iniques, à les arrêter, à les emprisonner, à les interroger sans décret et sans forme de loi. Enfin, quel emploi, quel office, quelle chose, quelle personne, publique a pu trouver grâce devant eux? M. Bailly est porté par le suffrage public à la première magistrature de la cité; les gens de bien s'en réjouissent, et voient un encouragement au mérite et à la vertu dans l'élévation d'un homme qui doit tout au mérite et à la vertu. Mais sitôt que cet homme veut remplir sévèrement les devoirs de, sa charge, en s'efforçant d'établir le bon ordre et l'union, de calmer et de concilier les intérêts divers, et d'empêcher que les ambitions particulières n'empiètent sur les droits d'autrui et sur la paix publique, le voilà dénoncé lui-même comme un ambitieux, comme un despote ennemi de la liberté. M. de la Fayette est mis à la tête de l'armée parisienne; de grandes actions exécutées pour une belle cause, à un âge où la plupart des autres hommes se bornent à connaître les grandes actions d'autrui, le rendent cher à tous ceux qui pensent et qui sentent: tout le monde applaudit. Mais, dès qu'avec beaucoup de courage, d'activité, de sagesse, il parvient à apaiser un peu les agitations de cette grande Cité; dès qu'on le voit se porter de côté et d'autre en un instant et ramener la tranquillité, veiller à tout ce qui intéresse la ville au-dedans et au-dehors, 292 MÉLANGES. contenir chacun dans ses limites, en un mot, faire son devoir: les voilà tous déchaînés contre M. de la Fayette; c'est un traître, un homme vendu, un ennemi de la liberté. L'abbé Sieyes, par des écrits énergiques et lumineux, et par son courage dans les états-généraux, jette les fondemens de l'Assemblée nationale et de notre constitution, et du gouvernement représentatif; et tout se réunit polir admirer, respecter, honorer l'abbé Sieyes. Ce même abbé Sieyes s'oppose au torrent de l'opinion générale dans une matière où l'expérience a démontré qu'il avait raison; il condamne les rigueurs exercées contre des personnes, lorsqu'il ne devait être question que des choses; il vent mettre un frein à l'intolérable audace des écrivains calomniateurs: et voilà l'abbé Sieyes devenu. un ennemi de l'État, un fauteur du despotisme, un dangereux hypocrite, un courtisan déguisé. Voyez M. de Condorcet, qui depuis vingt ans n'a cessé de bien mériter de l'espèce humaine, par nombre d'écrits profonds destines à l'éclairer et à défendre tous ses droits; voyez, en un mot, tous les hommes qui ont consacré au bien public, à la patrie, à la liberté, leur voix, ou leur plume, ou leur épée, tous, sans exception, se sont vus dénoncés dans ces amas de feuilles impures, comme ennemis de la liberté; du moment qu'ils n'ont pas voulu que la liberté consistât à diffamer au hasard, et à ouvrir des listes de proscrits dans les groupes du Palais-Royal. Tel est l'esprit de cette nombreuse et effrayante race de libellistes sans pudeur, qui, sous des titres fastueux et des démonstrations convulsives d'amour pour le peuple et pour la patrie, cherchent à s'attirer la confiance populaire; gens pour qui toute loi est onéreuse, tout MÉLANGES. 293 frein insupportable, tout gouvernement odieux; gens pour qui l'honnêteté est de tous les jongs le plus pénible. Ils haïssent l'ancien régime, non parce qu'il était mauvais vais, mais parce que c'était un régime ils haïront le nouveau, ils les haîraient tous quels qu'ils fussent. D'une part, selon eux, les ministres du roi sont des perfides qui nous ruinent, qui appellent contre nous les armées étrangères, qui veulent ouvrir nos ports aux flottes en- nemies; de l'autre, selon eux aussi, l'Assemblée nationale elle-même est vendue, est corrompue, et conspire contre nous. Ainsi, tout ce qui nuits fait des lois, tout, ce qui nous les explique, tout ce qui les fait exécuter, tout ce qui nous entoure, est ennemi et coupable; ainsi, nous ne devons nous fier qu'à ceux qui nous agitent, qui nous aigrissent contre tous, qui nous mettent des poignards à la main, qui nous indiquent de quoi tuer, qui nous de. mandent en grâce de les baigner dans du sang. Si les criailleries de ces brouillons faméliques étaient généralement dévouées au mépris ou à l'oubli qu'elles méritent les honnêtes gens ne daigneraient pas sans doute s'abaisser jusqu'à leur répondre, et né voudraient pas, en les citant, leur donner une sorte d'existence. Mais il n'en est pas ainsi: ceux qui parlent ou écrivent de cette manière savent trop bien qu'elle est utile pour acquérir de la confiance ou de l'argent, et que la multitude aveuglé, ignorante, et si longtemps opprimée, doit naturellement n'avoir que trop de penchant à écouter des soupçons de cette nature. Mais, que toutes les classes de citoyens examinent où nous conduiraient enfin tous ces furieux, qui ne conseillent que révolte et qu'insurrection, si leur doctrine était suivie. L'Assemblée nationale est le seul pouvoir 2974 MÉLANGES. qui existe en pleine activité; elle seule peut mettre en mouvement les autres pouvoirs constitués par elle au nom de la nation. Tous les pouvoirs anciens avaient été détruits: les uns, parce que leur existence s'opposait à l'établissement d'une constitution libre; les autres, parce qu'ils n'étaient qu'une suite et une dépendance des premiers; tous par l'irrésistible nécessité des choses. L'Assemblée nationale est donc la dernière ancre qui nous soutienne et nous empêche d'aller nous briser. L'Assemblée nationale a fait des fautes parce qu'elle est composée d'hommes; parce que ces hommes, vu la manière dont ils ont été élus, devaient nécessairement être agités d'intérêts divers et incompatibles, parce que des hommes ne peuvent pas n'être point fatigués de l'immense quantité de travaux que l'Assemblée nationale a été contrainte de faire dans le même instant, et qu'elle.a déjà si fort avancés. Mais son ouvrage même renferme déjà les germes de perfections dont il sera susceptible; mais les fautes qu'elle a pu commettre peuvent être réparées. par ce qu'elle- même a fait; mais la souveraineté de la nation, l'égalité des hommes, et les autres immuables bases sur lesquelles elle a fondé son édifice, en assurent la durée, si nous- mêmes n'y mettons obstacle. Ainsi elle est l'unique centre autour duquel tous les citoyens honnêtes, tous les Français doivent se rallier; ils doivent tous l'aider de tout leur pouvoir à terminer son grand ouvrage', et à le transmettre à des mains instruites par elles à le perfectionner, à le consolider. Je le répète donc: que tous les citoyens honnêtes contemplent et envisagent sans effroi, s'ils le peuvent, dans quel abîme nous jetteraient les conseils de ces perturbateurs MÉLANGES. 295 séditieux. Il ne faut, pour faire cet examen, que de la bonne foi et une raison ordinaire; car, indépendamment de leurs violentes sorties contre l'Assemblée nationale elle-même, n'est-il pas évident que leur turbulente doctrine ne tend qu'à sa destruction, et par conséquent à la nôtre. En effet, si, comme ils le veulent, la plus nombreuse partie de la nation conservait ce.goût et cette habitude des attroupemens tumultueux et des soulèvemens contre tout ce qui ne lui plairait pas, que deviendraient les travaux et l'industrie, qui seuls peuvent faire acquitter les impôts, c'est-à-dire, soutenir la fortune publique? Et ici je ne parle même pas des conseils donnés expressément et directement contré l'impôt même, lorsque l'Assemblée nationale en a allégé le poids autant que pouvaient le permettre nos pénibles circonstances. Je me borne à montrer l'effet naturel, certain, infaillible, que produirait cet esprit d'insubordination; de fermentation auquel le peuple a toujours du penchant, et que ses ennemis ont de tout temps cherché à lui faire regarder comme un de ses droits. Or, disais-je, n'est-il pas évident que, d'une part, les ouvriers et journaliers de tout genre, qui ne vivent que d'un travail constant et assidu, se livrant à cette oisiveté tumultueuse, ne pourraient plus gagner de quoi vivre; et bientôt, aiguillonnés par la faim et par la colère. qu'elle inspire, ne pourraient avoir d'autre idée que d'aller chercher de l'argent dans les lieux où ils croiraient qu'il y en a? De l'autre; il est inutile de dire que les terres et les ateliers, délaissés par cet abandon, cesseraient de pouvoir produire le revenu des particuliers, qui fait seul le revenu public. Ainsi plus d'impôts; dès-lors plus de service public; dés-lors 296 MÉLANGES. les rentiers réduits à la misère, et n'écoutant plus que leur désespoir; l'armée débandée, pillant et ravageant tout; l'infâme banqueroute nationale faite et déclarée; les citoyens armés tous contre tous. Plus d'impôts; dès-lors, plus de gouvernement, plus d'empire; l'Assemblée nationale contrainte d'abandonner son ouvrage, dispersée, fugitive, errante; le feu et la mort partout;, les provinces, les villes, les particuliers s'accusant réciproquement des malheurs communs; les vengeances, les meurtres, les crimes; bientôt différens cantons les armes à la main, cherchant à s'arranger entre eux ou avec les peuples voisins; la France, déchirée dans les convulsions de cette anarchie incendiaire, bientôt mise en pièces, et n'existant plus; et ce qui survivrait de Français, dévoué à l'esclavage, à l'opprobre qui accompagne la mauvaise conduite et l'infidélité dans les engagemens, à la risée des tyrans étrangers, aux mépris, aux malédictions, aux reproches de toutes les nations de l'Europe. Car il ne faut point le perdre de vue: la France n'est. point dans ce moment chargée de ses seuls intérêts; la cause de l'Europe entière est déposée dans ses mains La révolution qui s'achève parmi, nous est, pour ainsi dire, grosse des destinées du monde. Les nations qui nous environnent ont l'oeil fixé sur nous, et attendent l'événement de nos combats intérieurs avec tune impatience intéressée et une curieuse inquiétude; et l'on peut dire que la race humaine est maintenant occupée à faire sur nos têtes une grande expérience. Si nous réussissons, le sort de l'Europe est changé; les hommes rentrent dans leurs droits, les peuples rentrent dans leur souveraineté usurpée; les rois, frappés du succès de nos travaux et séduits MÉLANGÉS. 797 par l'exemple du roi des Français, transigeront peut-être avec les nations qu'ils seront appelés. à gouverner; et peut-être, bien instruits par nous, des peuples plus heureux que nous parviendront à une constitution équitable et libre, sans passer par les troubles et les malheurs qui nous auront conduits à ce premier de tous les biens. Alors la liberté s'étend et se propage dans tous les sens, et le nom de la France est à jamais béni sur la terre. Mais s'il arrivait que nos dissensions, nos inconséquences, notre indocilité à la loi, fissent crouler cet édifice naissant, et parvinssent à nous abîmer dans cette dissolution de l'empire; alors, perdus pour jamais, nous perdons avec nous pour longtemps le reste de l'Europe; -nous la reculons de plusieurs siècles; nous appesantissons ses chaînes, nous relevons l'orgueil des tyrans; le seul exemple de la France, rappelé par eux aux nations qui essaieraient de devenir libres, leur feront baisser les. yeux: « Que ferons-nous? se diraient-elles: avons-nous plus de lumières, plus de ressources que les Français? Sommes-nous plis riches, plus braves, plus nombreux? Regardons ce qu'ils sont devenus, et tremblons. » La liberté serait calomniée; nos fautes, nos folies, nos perversités ne seraient imputées qu'à elle; elle-même serait renvoyée parmi ces rêves philosophiques, vains enfans de l'oisiveté; le spectacle de la France s'élèverait comme un épouvantail sinistre pour protéger partout les abus, et mettre en fuite toute idée de réforme et d'un meilleur ordre de choses; et la vérité, la raison, l'égalité, n'oseraient se montrer sur la terre que lorsque le nom français serait effacé de la mémoire des hommes. Dirait-on que c'est exagérer les conséquences, que 29 MÉLANGES. c'est s'alarmer trop tôt, tandis que déjà, en plusieurs endroits, le peuple refuse violemment de payer des contributions justes, que l'on ne peut ni ne doit supprimer; tandis qu'une sédition contagieuse semble se répandre dans l'armée; tandis que plusieurs de nos villes sont épouvantées des fureurs de, soldats dignes des châtimens les plus sévères; de soldats qui pillent les caisses de leurs régimens, qui outragent, emprisonnent, menacent leurs officiers; de soldats dont la nation avait amélioré le sort de toute manière; de soldats qui sont venus assister à une des plus imposantes, des plus augustes cérémonies qu'ait jamais vues un peuple libre, pour y jurer d'être fidèles à la loi, à la nation, au roi? Ils ne sont retournés dans leurs garnisons, que pour être, à leur arrivée, rebelles à la loi, rebelles à la nation, rebelles au roi; et ils n'ont mis que l'intervalle d'un. mois entre le serment et le parjure. Je voudrais que ces personnes, dont je connais plusieurs, dignes d'estime, mais qui ne laissent pas d'être complètement tranquilles sur toutes, ces fermentations populaires, de voir presque avec peine tous les efforts et les soins de la force publique pour les empêcher, et de regarder presqu'en pitié ceux qui s'en alarment; je voudrais, dis-je, que pour nous rassurer entièrement, elles daignassent prendre la plume et nous prouver que ces fermentations, ces orages, cette. tourmente prolongée ne conduisent pas ou j'ai dit; qu'elles ne produisent pas l'esprit d'insubordination et d'indiscipline; ou bien, que cet esprit n'est pas le plus redoutable ennemi des lois t de la liberté. Je voudrais aussi qu'elles, nous montrassent ce que pourrait devenir la France, si le gros du peuple français, las de ses propres imprudences, et MÉLANGES. 299 de l'anarchie qui en serait la suite; las de ne pas voir arriver un terme qu'il aurait lui-même constamment éloigné, venait à croire que c'est là la liberté; à prendre en dégoût la liberté elle-même; et, comme le souvenir des maux passés s'efface promptement, finissait par regretter l'antique joug sous lequel il rampait sans trouble. Ces mêmes personnes ne cessent de nous répéter que les choses se conservent par les mêmes moyens qui les ont acquises. Si par-là elles veulent dire qu'il faut du courage, de l'activité, de l'union, pour conserver sa liberté comme pour la conquérir, rien n'est plus indubitable, et ne touche moins à la question; mais si elles entendent que dans les deux cas, ce courage, cette activité, cette union; doivent se manifester de la même manière et par les mêmes actions, cela n'est pas vrai; c'est le contraire qui est vrai: car, pour détruire eV renverser un colosse de puissance illégitime, plus le courage est ardent, emporté, rapide, plus le succès est assuré. Mais après cela, quand la place est préparée, quand il faut reconstruire sur de vastes et durables fondemens, quand il faut faire après avoir défait: alors le courage doit être précisément le contraire de ce qu'il était d'abord; il doit être calme, prudent, réfléchi; il ne doit se manifester qu'en sagesse, en ténacité, en patience; il doit craindre de ressembler aux torrens qui ravagent et n'arrosent pas: d'où il suit que les« moyens qui ont opéré la révolution; employés seuls et de la même manière, ne pourraient qu'en détruire l'effet, en empêchant la constitution de s'établir; d'où il suit encore que ces:écrivains de fougueux pamphlets, ces effrénés démagogues qui, ennemis, comme nous l'avons vu, de tout gouvernement; de toute 3OO MÉLANGES. discipline, tonnèrent, au commencement de la révolution, contre les antiques abus., se trouvèrent alors avoir raison; qu'ils se trouvèrent dans ce court instant réuni$ avec tous les gens de bien, à nous prêcher dès vérités qui nous ont faits libres; mais qu'ils ne doivent pas réclamer notre confiance comme une dette, et accuser nos mépris d'ingratitude, aujourd'hui qu'employant les mêmes expressions, les mêmes déclamations contre des choses absolument différentes, ils prêchent réellement une toute autre doctrine, qui nous conduirait à une autre fin. J'oserai dire plus; j'oserai dire que, surtout, lorsqu'un peuple commence ses établissemens politiques, il doit, s'il les veut durables, se méfier même des excès d'un enthousiasme honnête et généreux car, dans cette ferveur première, rien ne paraît pénible ni difficile; mais comme cette passion, portée à ce degré, est trop ardente et trop active pour ne pas bientôt se consumer d'elle-même, il se trouverait, lorsqu'elle serait calmée et (lue le peuple se serait rassis, que les institutions et les lois qui n'auraient pas eu d'autres bases, seraient, pour ainsi dire, dans une région trop élevée et ne portant pins sur aucune tête, en n'atteignant plus personne, n'auraient plus ni action ni objet, et seraient bientôt oubliées; au lieu que les institutions, véritablement sublimes et éternelles, sont ces institutions vastes et fortes qui, ayant pour base et pour moyens toutes les facultés humaines, envisagées sous leurs rapports simples et habituels, saisissant ainsi et enveloppant les hommes dans tous leurs mouvemens, n'ont besoin d'un grand enthousiasme que pour s'établir et ensuite continuent leur MÉLANGES. 301 cours par le penchant naturel des choses, et n'exigent plus qu'un enthousiasme modéré, qu'elles-mêmes inspi- rent et alimentent. Prévenons donc, il en est temps encore, tant et de si grands maux qui sont si près de nous. Nous marchons au bord des précipices; soyons calmes, attentifs, déterminés; donnons-nous le temps de saisir, de posséder profondément le sens et l'esprit des décrets, des institutions sur lesquelles notre avenir est fondé. Ce n'est point la méchanceté, c'est l'ignorance qui fait pécher le plus grand nombre. Les méchans ne sont jamais puissans que par l'ignorance de ceux qui les écoutent. Dans plusieurs endroits de la France, des magistrats, des pasteurs vraiment dignes de ce beau titre, se consacrent à expliquer à la classe la moins instruite les décrets de l'Assemblée nationale, à leur en montrer le but, à les lette traduire dans leur langage rustique, à leur en faciliter l'exécution. Dans ces cantons tout est paisible: ces hommes n'ont point ambitionné de s'élever sur un grand théâtre, et d'attirer sur eux tous les regards; mais ils auront rendu à la vérité, à la constitution, au bonheur public, plus de services que plusieurs dont les noms sont vantés. Puisse leur exemple être fécond! puisse-t-il réveiller par toute la France beaucoup de citoyens aussi respectables qui prennent sur eux un si noble, un si patriotique emploi qu'ils instruisent le peuple, qu'ils lui montrent son bonheur, sa liberté dans ses devoirs; qu'ils lui rendent palpable et facile ce qu'il doit faire, et les moyens de le faire; qu'ils le conduisent par la main dans les routes nouvelles qui lui sont tracées; et bientôt, connaissant tous bien nos vrais intérêts, nous serons dociles 302 MÉLANGES. et obéissans à la loi; bientôt les principes du bonheur public ne seront plus une espèce de doctrine secrète entre les sages; bientôt, dans toutes les classes, tous les citoyens sauront ce que tous doivent savoir: Qu'il ne peut y avoir de société heureuse et libre sans gouvernement, sans ordre public; Qu'il ne peut y avoir de fortune privée, si le revenu public, c'est-à-dire, si la. fortune publique n'est pas assurée; Que la fortune publique ne saurait être assurée sans ordre public; Que si dans les États despotiques on appelle ordre public l'obéissance aveugle aux caprices des despotes, sons une constitution libre et fondée sur la souveraineté nationale, l'ordre public est l'unique sauve-garde des biens et des personnes, l'unique soutien de la constitution; Qu'il n'est point de constitution, si tous les citoyens, affranchis de toute espèce de joug illégitime, ne sont unis de coeur à porter le joug de la loi, toujours léger quand tons le portent également; Que toute nation estimable se respecte elle-même; Que toute nation qui se respecte, respecte ses lois et ses magistrats. choisis par elle; Qu'il n'est point de liberté sans loi; Qu'il n'est point de loi, si une partie de la société, fùt- ce la partie la plus nombreuse, pouvait attaquer par violence et essayer de renverser l'ancienne volonté générale, qui a fait la loi, sans attendre les époques et observer les formes indiquées par la constitution; Que, comme M. de Condorcet l'a très-bien développé MÉLANGES. 303 dans un écrit publié depuis peu de jours, lorsque la constitution donne un moyen légal de réformer une loi que j l'expérience a montrée fautive, l'insurrection contre une loi est le plus grand crime dont un citoyen puisse être coupable; par ce crime il dissout la société autant qu'il est en lui: c'est là le vrai crime de léze-nation; Qu'il n'est point de liberté, si tous n'obéissent point à la loi, et si aucun est contraint d'obéir à autre chose qu'à la loi et aux agens de la loi; Que nul ne doit être arrêté, recherché', interrogé, jugé, puni que d'après la loi, conformément à la loi et par les officiers de la loi; Que la loi ne peut s'appliquer qu'aux actions, et que les inquisitions sur les opinions et les pensées ne sont pas moins attentatoires à la liberté lorsqu'elles s'exercent au 1 nom de la nation, que lorsqu'elles s'exercent au nom des tyrans. Quand nous serons tous bien imbus de ces vérités éternelles, et devenues triviales parmi tous les hommes qui pensent, il nous sera facile de conclure que tous ceux qui nous inculquent sans relâche ces préceptes, source de tout bien, sont nos amis et nos frères; que les autres, par leurs discours emphatiques, ne peuvent que nous tromper et nous nuire; et nous commencerons à avoir des yeux pour regarder et pour voir, et nous commencerons à soupçonner d'où peuvent naître les maux qui nous affila gent tous; et l'artisan, le marchand, l'ouvrier, tous ceux qui vivent des détails de commerce, s'ils ne travaillent plus, si leur négoce languit, si leur industrie est contrainte de dormir, jugeront s'ils ne doivent pas s'en prendre aux fureurs, aux menaces, aux violences, qui, tenant 304 MÉLANGES. éloignés de la France ou du grand jour grand nombre d'hommes opulens, dont les besoins et le luxe les aidaient à vivre, ont presque tari ces canaux de la prospérité privée. Et nos villes et nos campagnes commenceront à deviner à qui elles doivent attribuer, au moins en partie ces révoltes de régimens parjures, et ces assassinats, ces incendies, ces brigandages si fréquens,.qui souillent d'horribles, d'ineffaçables,taches, une révolution. qui n'aurait dû inspirer aux peuples étrangers et à la postérité que l'émulation et l'estime; et nous tous, enfin,nous tous citoyens français, nous commencerons à entrevoir combien nous sommes redevables à ces prétendus patriotes, qui n'épargnent rien pOur enraciner à jamais dans nos coeurs les haines, les vengeances et les discordes civiles. Que si ensuite, essayant de pénétrer plus avant, nous examinons quels peuvent être leurs motifs à nous égarer ainsi, nous trouverons que puisqu'ils se sont séparés de l'intérêt publie, leur sacrilège intérêt particulier les y excite fortement; car un instinct qui ne les trompe pas, leur dit que dans le calme et la paix, le mérite, les talens, la vertu étant pesés dans une balance sévère, il n'est que la bruyante faveur populaire qui puisse les élever à ces succès lucratifs et rapides qui préviennent cet examen. II leur importe donc de faire naître, d'agiter, d'aigrir toutes les passions populaires qui éloignent la paix. Il leur importe d'aller au-devant des désirs de la multitude, de la flatter, de la caresser aux dépens de qui il appartiendra; de remplir ses oreilles de leur nom, et de gagner ainsi un puissant, quoique peu durable avantage sur ces citoyens incorruptibles, qui, moins jaloux MÉLANGES. 305 des applaudissemens du peuple que de ceux de leur conscience, osent le braver pour lui être utile; l'abandonnent dès qu'il abandonne la justice; préfèrent sa reconnaissance à venir à sa faveur du moment, et savent enfin dédaigner la popularité pour mériter l'estime publique, quand la popularité, et l'estime publique ne sont pas la même chose. Nous demeurerons bien convaincus dès -lors, qu'il n'est rien sur la terre de plus coupable que ces hommes qui fatiguent ainsi l'esprit public, qui le font flotter d'opinions vagues en opinions vagues; d'excès en excès, sans lui donner le temps de s'affermir et de s'asseoir sur des principes stables et éternels; qui usent et épuisent l'enthousiasme national contre des fantômes, au point qu'il n'aura peut-être plus de force s'il se présente un véritable combat: et que si nous sommes assez insensés pour nous livrer à leur conduite, nous courons l'infaillible danger de tomber dans une anarchie interminable, destructrice certaine de notre constitution naissante, de notre,liberté, de notre patrie. Aussi, tous ceux qui, follement ou odieusement attachés à l'ancien régime, n'ont pas honte de le regretter; tous ceux qui s'efforcent d'avilir l'Assemblée nationale, dont ils ont l'honneur d'être membres, par des oppositions déraisonnables soutenues de scandaleuses folies; tous ceux, enfin, qui ne veulent ni liberté, ni constitution, ni patrie, ne fondent-ils plus aucun espoir que sur les extravagantes fureurs de ces hommes-là. Ils redoutent, ils haÏssent mortellement tous ces citoyens probes et sages qui, par un patriotisme mêlé de cette fermeté inflexible dans les choses et de cette modération dans les moyens qui 306 MÉLANGES. composent la vraie équité, veulent élever la France à une prospérité inébranlable. Ils ont raison. de haÏr et de craindre ces derniers', car ce sont leurs vrais ennemis, et par conséquent nos vrais amis; mais pour les autres, ils ont tout à en attendre: ce sont donc leurs vrais amis, leurs amis réels, et par conséquent nos vrais ennemis: et, quelle que soit la différence de langage de ces deux partis, puisqu'ils tendent au même but, puisque le succès de l'un amènerait infailliblement ce que l'autre désire, il est 4 palpable qu'ils ne doivent être à nos yeux qu'un seul et même parti. Ainsi, nous connaîtrons qui nous devons écouter, qui nous devons craindre; ainsi, nous saurons à quels hommes nous devons les maux passés et présens: et nous les punirons, non point par ces soulèvemens tumultueux et cruels, par ces persécutions acharnées, qui montreraient que nous ne serions pas encore tout-à-fait sortis de leur école, mais par un repentir notoire de toutes lès violences, de toutes les imprudences qu'ils nous ont déjà fait commettre, par un désir efficace de les réparer; et pour eux, par une défiance éternelle et un intarissable mépris. Nous avons été conduits à ces conclusions par un enchaînement simple de principes et de conséquences. Si j'en ai interverti l'ordre naturel, si j'y ai mêlé de faux raisonnemens et des sophismes, que sans emportement, sans injure, quelqu'un prenne la plume et me réfute; mas jusque-là, qu'il nie soit permis d'attester hautement les bons esprits de tous les temps et de tous les pays éclairés, et de les sommer de me dire si ce n'est point là la doctrine qu'ils professent tous; si dans ce cercle ne sont point renfermés tous les devoirs de l'homme MÉLANGES. 307 citoyen; s'il est d'autre avis que l'on doive donner aux hommes pour qu'ils soient libres et justes; s'il est d'autres notions dont les amis du peuple français doivent remplir ses oreilles, son coeur, sa pensée, sa mémoire, pour établir sa félicité sur des principes solides et immuables. Et plût au ciel que tous les vrais citoyens, tous les vrais patriotes, tous les vrais Français, épouvantés des hasards qui nous menacent, stimulés par une crainte réellement fondée, se tinssent tous par la main, et fissent tous ensemble, je dirais presqu'un vertueux complot, une conspiration patriotique pour répandre cette doctrine salutaire et dissoudre cette redoutable ligue des ennemis de la paix, de l'ordre, du bonheur public! Qu'ils tinssent les yeux ouverts sur toutes ses démarches; qu'aucun de ses mouvemens ne leur échappât; et que, non contens de l'emporter par la droiture des intentions ou par celle du jugement, ils apprissent encore â lutter de force et d'adresse contre ces dangereux adversaires. Mais il est bien vrai que, dans les combats de cette espèce, les hommes qui, sous un masque imposant de rigidité patriotique, ne veulent qu'asservir les suffrages, maîtriser les jugemens et égarer les opinions de leurs contemporains, ont et doivent naturellement avoir beaucoup plus d'activité, de vigilance, de rapidité dans les résolutions, que les vrais citoyens, qui ne veulent que maintenir leurs droits et les droits de tous, et qui ne veulent point faire de la chose publique leur chose privée. En effet, les premiers, ne voyant rien que le but de leur ambition, ne ménagent rien pour y parvenir; toute arme, tout moyen leur est bon, pourvu que les obstacles soient levés. Ils savent d'ailleurs qu'ils n'ont qu'un moment, et 308 MÉLANGES. que, s'ils laissent aux humeurs populaires le temps de s'apaiser, ils sont perdus. Ainsi, tout yeux, tout oreilles, hardis, entreprenans, avertis à temps, préparés à tout, ils pressent, ils reculent, ils s'élancent à propos, ils se tiennent, ils se partagent; leur doctrine est versatile, parce qu'il faut suivre les circonstances, et qu'avec un peu d'effronterie les mêmes mots s'adaptent facilement à des choses diverses; ils saisissent l'occasion, ils la font naître, et finissent quelquefois par être vainqueurs: quittes ensuite, lorsque l'effervescence est calmée, mais que le mal est fait, à retomber dans un précipice aussi profond que leur élévation avait été effrayante et rapide. Tandis que souvent les fidèles sectateurs de la vérité et de la vertu, craignant de les compromettre elles- mêmes par tout ce qui pourrait ressembler à des moyens indignes d'elles; ennemis de tout ce qui peut avoir l'air de violence, se reposant sur la bonté de leur cause, espérant trop des hommes, parce qu'ils savent que tôt ou tard ils reviennent à la raison; espérant trop du temps, parce qu'ils savent que tôt ou tard il leur fait justice; perdent les momens favorables, laissent dégénérer leur prudence en timidité, se découragent, composent avec l'avenir et enveloppés de leur conscience, finissent par s'endormir clans une bonne volonté immobile et dans une sorte d'innocence léthargique. De plus, il ne faut point, avant de finir, omettre une réflexion d'une haute importance, et qui mérite d'être mûrement considérée par tous ceux qui veulent sincèrement le bien: c'est que les orateurs qui excitent les hommes à ces méfiances indistinctes, à cette fermentation vague et orageuse, à cette insubordination MÉLANGES. 309 funeste et outrageante, ont un bien grand avantage sur ceux qui les rappellent à la modération, à la fraternité, à l'examen tranquille et impartial des accusations, à l'obéis. sauce légitime; en ce qu'ils trouvent dans le coeur humain et dans la nature des choses de bien plus puissans mobiles de persuasion. Les uns aigrissent nos soupçons contre les hommes éminens, et le peuple est naturellement soupçonneux contre tous ceux que lui-même a élevés au-dessus de lui; ils nous alarment toujours sur de nouveaux périls, et le peuple a besoin de s'alarmer; ils nous excitent à, faire usage et montre de nos forces et de notre pouvoir, et c'est ce que les hommes aiment le mieux: tandis que les autres ne peuvent nous rassurer qu'en nous invitant à des discussions que le plus grand nombre ne peut pas faire; qu'ils ne peuvent nous faire sentir la nécessité de modérer nous-mêmes l'usage de nos forces, qu'en nous présentant des considérations morales, bien faibles contre ce que nous regardons comme notre intérêt pressant. Ainsi, les uns n'ont besoin que de tout confondre dans leurs discours, de nous frapper les yeux par des chimères colossales, de transporter sur des classes entières de citoyens les crimes de quelques individus, de revêtir leurs tableaux de couleurs fortes et pathétiques, si faciles à trouver lorsqu'on ne respecte rien, et de nous assourdir en plaçant à grands cris et à tout propos les noms des choses les plus sacrées, pour nous entraîner; nous égarer et nous rendre fous et injustes: au lieu que les autres ont besoin, pour nous calmer et nous rendre justes et sages, d'employer des divisions, des distinctions d'idées qui échappent à l'attention vulgaire, et des raisonnemens compliqués qui ont besoin, pour être sentis, de ce sang 310 MÉLANGES. froid équitable que la multitude n'a pas, et non de ces passions irritables qu'elle a toujours. Ainsi, par notre nature, nous allons au-devant des uns, nous évitons les antres: les uns, en nous guidant ou nous voulons aller, sont écoutés avec amour; tandis que les autres, nous retenant malgré nous, sont écoutés souvent avec estime, mais toujours avec répugnance: les uns,- enfin, nous montrent la douceur de vivre sans frein; les autres nous présentent sans cesse le frein sévère de la raison, frein que nous recevons quelquefois, mais que nous mordons toujours. Ainsi, pour ouvrir l'oreille à la paisible vérité et repousser le turbulent mensonge, nous sommes contraints de lutter contre nous-mêmes, et de nous défier de ce qui nous plaît, opération toujours difficile qui suppose déjà un certain degré de sagesse: et c'est là ce qui explique, en tout pays, le pouvoir effrayant des délateurs dont les histoires antiques modernes offrent tant de sanglans témoignages; et c'est là aussi ce qui explique parmi nous le prodigieux succès des perfides ou des fanatiques excitateurs de troubles, quoiqu'ils n'aient sur leurs adversaires ni l'avantage de la vérité, ni certes celui des lumières et des talens. Et qu'on ne m'objecte pas que je les ai tous confondus ensemble, sans distinguer mes accusations contre chacun d'eux; car c'est collectivement et en masse qu'ils sont redoutables, séparément ils n'existent pas. J'ai, ce me semble, établi sur des notions assez claires, et fait reconnaître à des signes assez évidens, quels sont les vrais amis et les vrais ennemis du peuple; j'ai aussi suffisamment démontré combien il importe de les bien connaître et de ne pas s'y tromper. Puissé-je n'avoir point MÉLANGES. 311 nui à l'intérêt du sujet; et puisse ce travail, qui au moins par son objet n'est pas inutile à la chose publique, trouver un grand nombre de lecteurs! S'il peut seulement aider quelque citoyen honnête, mais aveugle et imprudent, à ouvrir les yeux sur les dangers qui nous environnent tous; s'il peut enhardir quelque citoyen honnête et éclairé, mais tiède et timide, a se déclarer ouvertement en faveur de l'ordre public, de la vraie liberté, du vrai patriotisme, contre la fausse liberté, le faux patriotisme, l'enthousiasme théâtral et factice, je ne croirai pas avoir perdit ma peine. J'espère, je l'avouerai, que mon ouvrage pourra produire cet effet. J'avais résolu, dans le commencement, de ne point essayer de sortir de mon obscurité dans les conjonctures présentes, de ne point faire entendre ma voix inconnue au milieu de cette confusion de voix publique et de cris particuliers, et d'attendre en silence la fin de l'ouvrage de nos législateurs, sans aller grossir la foule de ces écrivains morts-nés que notre révolution a fait éclore. J'ai pensé depuis que le sacrifice de cet amour-propre pouvait être utile, et que chaque citoyen devait se regarder comme obligé à cette espèce de contribution patriotique de ses idées et de ses vues pour le bien commun. J'ai, de plus, goûté quelque joie à mériter l'estime des gens de bien, en m'offrant à la haine et aux injures de cet amas de brouillons corrupteurs que j'ai démasqués. J'ai cru servir la liberté, en la vengeant de leurs louanges; si, comme je l'espère encore, ils succombent sous le poids de la raison, il sera honorable d'avoir, ne fut-ce qu'un peu, contribué à leur chute; s'ils triomphent, ce sont gens par qui il vaut mieux être pendu que regardé comme ami. 312 MÉLANGES. Je n'ai pas eu la prétention de dire des choses bien neuves et d'ouvrir des routes profondes et inconnues; et, tout en avouant qu'une pareille tâche eût été fort au- dessus de moi, je ne laisserai pas d'ajouter que rien n'eût été plus inutile. Heureusement, les principes fondamentaux du bonheur social sont aujourd'hui bien connus et familiers à tous les hommes de bien qui ont cultivé leur esprit; il ne s'agit que de les propager, de les disséminer, de les faire germer dans cette classe très-nombreuse qui renferme quantité de citoyens vertueux et honnêtes, mais à qui la pauvreté et une vie toute employée aux travaux du corps, n'ont pas permis de perfectionner leur entendement par ces longues réflexions, par cet apprentissage de la raison, par cette éducation de l'esprit qui seule enseigne aux hommes à rappeler à des principes certains et simples toutes les actions de la vie humaine, Voilà à quel défaut il s'agit de suppléer en eux. Il ne s'agit que de leur faire comprendre, voir, toucher, qu'il n'est, je le répète, comme il faut le leur répéter, qu'il n'est point de bonheur, de bien-être, de contentement sur la terre, sans l'amour de l'ordre et de la justice, sans l'obéissance aux lois, sans le respect pour les propriétés et pour tous les droits d'autrui; que le salut public, la prospérité nationale et particulière n'est que là. Et si, pour cet effet, tous les citoyens sages et vertueux s'associaient en une ligue active et vigilante; si, sans se piquer de dire des vérités neuves, ils se bornaient à manifester hautement, en toute occasion, les sentimens qui leur sont communs à tous; s'ils les prêchaient en tous lieux, s'ils réunissaient leurs voix à élever une forte clameur publique en faveur de la justice, du bon sens et de la raison: la justice, k MÉLANGES. 313 bon sens, la raison triompheraient toujours, et les cris des sots et des méchans seraient toujours étouffés. Tels sont les motifs qui ont donné naissance à cet écrit, pour lequel je ne demande point d'indulgence; les principes dont il est rempli n'en ont pas besoin: et quant au style, il me suffît qu'an le trouve clair et simple. Passy, 24 août 1790. 34 MÉLANGES RÉFLEXIONS SUR L'ESPRIT DE PARTI. L'ASPECT de tout ce qui se passe sous nos yeux, dans ces temps si féconds en événemens, m'a fait jeter sur le papier, sans dessein et sans suite, quelques réflexions sur l'esprit. de parti. Jamais matière ne fut plus abondante; et jamais écrit sur cette matière ne put paraître plus à propos. Je me suis donc déterminé à les publier comme elles me sont venues, sans essayer de les lier par un meilleur ordre, auquel elles auraient gagné au moins d'être sans doute abrégées. Je sens qu'elles pourraient être plus courtes, et renfermer plus de choses. Mais je ne les croirai pas inutiles, si elles sont cause que d'autres, voyant ce qui me manque, prennent la plume, et disent plus et mieux que moi. Il serait bon que tous les citoyens honnêtes et bien intentionnés représentassent comme en un tableau les diverses choses qui les ont frappés. Je crois que peindre les vices, c'est travailler à leur destruction. MÉLANGES. 315 La peur, qui est un des premiers mobiles de toutes les choses humaines, joue aussi un grand rôle dans les révolutions. Elle prend le nom de prudence; et sous prétexte de ne pas vouloir compromettre la bonne cause, elle reste muette devant la faction dominante, tergiverse, ne dit la vérité qu'à moitié; et seconde par cette mollesse les entreprises d'un petit nombre d'audacieux, qui s'embarrassent peu que les gens de bien les estiment ou les approuvent, pourvu qu'ils se taisent et les laissent faire. L'homme vertueux et libre, le vrai citoyen ne dit que la vérité, la dit toujours, la dit toute entière. Dédaignant la popularité d'un jour, n'aspirant à se rendre considérable aux yeux des hommes que par son invincible fermeté à soutenir ce qui bon et juste, il hait, il poursuit la tyrannie partout où elle se trouve. Il ne veut d'autre maître que la volonté nationale, connue et rédigée en loi; il veut lui obéir, et que tous obéissent comme lui. Il ne feint pas de prendre pour la nation quelques centaines de vagabonds oisifs. Il n'excusera pas sans cesse avec une respectueuse terreur le patriotisme égaré de Mesdames de la Halle; il ne veut pas plus de leurs priviléges que de ceux des femmes de cour. Des voyageurs arrêtés, des voitures fouillées et retenues au hasard, et sans ordre du magistrat, tant d'autres tumultueux Plébiscites ne valent pas mieux â ses yeux que des lettres-de-cachet; il ne le dissimule pas: il ne sait pas plus ramper dans les rues que dans les antichambres. Aujourd'hui que toutes les passions sont agitées par les contradictions, par les outrages, par le spectacle du 316 MÉLANGES. mouvement général; qu'un grand nombre de places électives ont réveillé toutes les ambitions à la fois: tous les partis, toutes les opinions se bravent et s'intimident tour à tour. Plusieurs hommes, effrayés, étourdis de tout ce bruit, même quand c'est eux qui l'ont fait, désespèrent, crient que tout est perdu, que rien ne peut aller. Mais ils ne voient pas, que toutes ces clameurs qui les épouvantent, ne partent que d'un très-petit nombre de citoyens, qui sont partout les mêmes; que cet enthousiasme ardent et exagéré, qu'inspirent nécessairement aux hommes de grands changemens et de grands intérêts dont ils ne s'étaient jamais occupés, se consume et s'épuise bientôt par sa propre violence; que la grande partie de la nation, cette classe laborieuse et sage de marchands, de commerçans,, de,cultivateurs, a besoin de la paix établie sur de bonnes lois; qu'elle la veut, que c'est pour elle surtout que s'est faite la révolution, que c'est elle surtout qui peut la soutenir par son courage, sa patience, son industrie. C'est là vraiment le peuple français. Je ne conçois pas comment tant de personnes,,et même des législateurs, se rendent assez peu compte de leurs expressions, pour prodiguer sans cesse ces noms augustes et sacrés de Peuple, de Nation, à un vil ramas de brouillons, qui ne feraient pas la centième partie de la nation: mercenaires étrangers à toute honnête industrie; inconnus et invisibles, tant que règne le bon ordre; et qui, semblables aux loups et aux serpens, ne sortent de leurs retraites que pour outrager et nuire. L'établissement des clubs et de ces assemblées ou l'on discute bien ou mal les principes de l'art social, est très-utile à la liberté, quand ces MÉLANGES. 317 sociétés se multiplient beaucoup et sont de facile accès, et composées de membres très-nombreux. Car, il est impossible qu'à la longue, beaucoup d'hommes rassemblés et délibérant au grand jour; s'accordent à soutenir des idées fausses, et à prêcher une doctrine pernicieuse. Mais l'instant de la naissance de ces sociétés est et doit être celui où une espèce de rivalité les anime les unes contre les autres. Chacun s'attache exclusivement à celle dont il est, où il a parlé, où il a été applaudi: et si, ce qui est vraiment dangereux et redoutable, elles ont le désir d'influer d'une manière active sur le gouvernement et sur l'opinion publique, alors elles s'épient, s'attaquent, s'accusent mutuellement; la moindre différence dans les choses ou dans les expressions, est présentée comme un schisme, comme une hérésie; elles finissent par ressembler à ces antiques congrégations de moines, qui, toutes ennemies entre elles, quoique annonçant toutes le salut, ne voulaient que lutter de crédit et de puissance, en prônant, à l'envi l'une de l'autre, l'efficacité de leurs reliques et les miracles de leurs saints. Nous avons vu détruire les corps: il faut plus de temps pour détruire l'esprit de corps. C'est l'incurable maladie de tous les caractères ardens, joints à un jugement faible et à un esprit sans culture. On s'appuie sur ses voisins, et on croit marcher; on répète, et on croit dire. C'est surtout dans les momens de réformes et d'innovations, que celui qui veut demeurer sage et conserver son jugement sain et incorruptible, doit penser, méditer, réfléchir seul, ne s'attacher qu'aux choses, et négliger absolument les personnes. S'il fait autrement, s'il se crée des idoles ou des objets d'inimitié, il n'est bientôt plus 318 MÉLANGES. qu'un homme de parti. La raison lui paraît démence dans telle bouche; l'absurdité, sagesse dans telle autre: il ne juge plus les actions que par les hommes, et non les hommes par les actions, Souvenons-nous bien que toutes les personnes, que tous les clubs, que toutes les coteries délibérantes Qu non délibérantes passeront, que la liberté restera parce que la France entière la connaît, la veut, la sent, Que le fond de la constitution restera à jamais: parce qu'il n'a point pour base de vaines fantaisies ou des conventions momentanées, mais tous les rapports qui découlent nécessairement de la nature de l'homme et de celle de la société. Les petites républiques d'Italie, avant de tomber entre les mains de divers princes étrangers, parlaient beaucoup de la liberté qu'elles ne connaissaient pas. Entièrement de pourvues de toutes les idées qui mènent à un bon gouvernement, elles étaient abandonnées à des factions capricieuses, qui, sans poser aucun principe, sans rien instituer qui pût être durable, se bornaient à se proscrire et à s'exiler mutuellement tour à tour. La France n'est point dans cet état,; et les Français sont beaucoup plus divisés par les haines que par les opinions. Les principes reconnus et établis par l'Assemblée nationale, sont ceux que tous les bons esprits de tous les temps ont annoncés en tout ou en partie comme les vrais fondemens du pacte social. Leur évidence a frappé la presque totalité de la nation. Plusieurs même des mécontens les adoptent souvent dans la discussion. Il n'y a donc que les fausses conséquences que l'intérêt de quelques particuliers en a su tirer, et que les injustices auxquelles ils les ont fait servir de prétexte, MÉLANGES. 319 qui aient pu élever contre eux un si grand nombre d'ennemis. Ne sont-ils donc pas bien condamnables, ceux qui semblent avoir pris à tâche d'entretenir cette aigreur dans les esprits, d'envenimer les plaies dès qu'elles paraissent prêtes à se fermer; de réveiller les passions dès qu'elles semblent s'assoupir; et de ranimer sans cesse cette fermentation populaire, que les lois doivent craindre dès qu'elles ne peuvent pas l'arrêter? Quelques-uns disent que cela sert à intimider les enemis du dedans et du dehors. Je dirais que la raison et l'expérience montrent que cela doit produire l'effet contraire. Mais il ne faut pas répondre sérieusement à des discours qui ne sont que de vaines défaites. Examinons un des moyens les plus sûrs et le plus sousouvent employés, dans tous les temps, pour tenir la multitude en haleine: les délations. Nous en avons été inondés pendant deux ans. Qu'a-t-on découvert? quel crime a été et démontré? Et alors que de tristes infamies nous avons vues eu pure perte! Les dénonciations les plus vagues et les plus odieuses accueillies avec éloge; les parentés, les amitiés, suspectes ou perfides; les épanchemens d'une confiance antique portés à une audience; des convives ne rougissant pas de venir révéler les propos tenus à la table hospitalière ou ils s'étaient assis; des citoyens, assemblés en espèce de tribunal, ne rougissant pas de recevoir cette honteuse déposition; des écrivains ne rougissant pas de décorer du nom de civisme cette lâcheté méprisable. Nous respirions; le mauvais succès de ces délateurs les avait réduits au silence: et voilà que des sociétés entières les excitent de nouveau, les appellent au secours de 320 MÉLANGES. la patrie, se déclarent solidaires pour eux. Je suis persuadé que de bonnes intentions ont dicté ces démarches; mais quel en peut être l'effet? Elles rendront les délations plus fréquentes: les rendront-elles plus croyables, plus vraies,, plus utiles P Si une délation accompagnée de preuves est l'acte d'un bon citoyen, un amas de délations bientôt reconnues fausses n'a-t-il pas deux effets nuisibles: d'effrayer les gens de bien, et de rassurer les méchans? N'a-t-il pas celui de corrompre les hommes simples? de les rendre haineux et malveillans, de leur inspirer de la méfiance contre le tribunal dont la décision ne justifiera pas leur préjugé? de leur laisser une longue prévention contre des accusés absous? ce qui n'est pas à négliger dans une constitution comme la nôtre, où une ambition honnête n'a d'autre voie pour s'élever que l'estime et le suffrage public; et surtout aujourd'hui, une telle mesure n'est-elle pas plus imprudente que jamais? Encore une fois, je ne suis pas de ceux qui, prêts à imiter eux-mêmes les emportemens qu'ils blâment, attribuent d'abord à toute une société les projets les plus désastreux et les vues les plus criminelles: je sais que, dans tous les temps où de grandes nouveautés et de puissans intérêts font naître des troubles et des factions, beaucoup d'hommes aveugles et passionnés, mais honnêtes, sont entraînés par trois ou quatre méchans habiles et ambitieux; mais il est déplorable que ces sociétés ne voient pas que, par un tel exemple, elles contribuent à tenir le peuple entier dans cette agitation qui éloigne tout établissement. Ces commotions se communiquent au loin; tout s'agite: la vraie populace, c'est-à-dire, cette partie du peuple qui n'a ni propriété, ni domicile, ni industrie, MÉLANGES. 321 devient l'arme de qui veut s'en servir: de-là pillages, meurtres, incendies, attroupemens séditieux qui demandent des têtes, qui menacent l'Assemblée nationale elle-même, qui s'appellent insolemment la nation, comme si les citoyens paisibles, qui vaquent à leurs affaires domestiques en obéissant aux lois, étaient des esclaves ou des étrangers. Des écrivains avides alimentent ce feu, sachant que, dans les temps de trouble, on n'est pas lu et on ne vend pas ses feuilles, si l'on parle de concorde et de raison. i Chaque jour, quelque nouveau crime, quelque nouveau danger est pathétiquement révélé aux plus crédules, pour leur apprendre à inquiéter, à tourmenter au hasard ceux qu'on leur désigne comme ennemis; à ressusciter cette exécrable coutume des otages qui rend le fils présent responsable des fautes du père absent; à se défier de leurs législateurs, de leurs magistrats, de leurs généraux, de tous les officiers publies; qui ne peuvent rien que par la confiance publique; à les embarrasser d'obstacles, de dégoûts, de violences; à sévir eux-mêmes contre des hommes vaguement accusés qui peuvent être coupables, mais qui, suivant l'expression de ce sage et vertueux Tacite, condamnés sans être entendus et sans défense, meurent comme meurt un innocent. Si tous ces excès ont trouvé parmi nous des apologistes, ne nous étonnons pas que l'on ait montré un peu trop d'indulgence pour un pernicieux exemple de la commune d'Arnay-le-Duc, qui, malgré les lois et malgré l'Assemblée nationale, s'obstinait à vouloir retenir Mesdames tantes du roi, dont le voyage a fait dire et faire tant de sottises. On a dit, pour excuser cette absurdité, qu'elle avait sa source dans le patriotisme; et moi, je dis 322 MÉLANGES. qu'elle pourrait bien n'avoir sa source que dans cette fureur qui tourmente la plupart des hommes, d'exercer un empire quelconque, de soumettre quelqu'un à leur seule autorité, et de s'élever par la force au-dessus de la place que les lois et la raison leur ont marquée. Un grand mal est que cette erreur, et d'autres semblables, qui peut-être ne tarderont pas d'avoir lieu, appuieront trop bien les sophismes de quelques déclamateurs, qui, suivant leur coutume, faisant envisager cette inquiétude insensée de quelques villages comme le voeu de la nation, essaieront, par ce moyen, inutilement sans doute, d'arracher à l'Assemblée nationale cette loi sur les émigrans, dont la seule proposition eût dû être rejetée avec mépris: loi imprudente et vexatoire, ennemie du commerce et de la liberté, et heureusement aussi impossible à écrire qu'à exécuter. . Toutes les bonnes lois sont des lois contre l'émigration: faites exécuter les lois qui sont déjà faites; que toute propriété soit inviolable, que les seuls agens de la loi commandent, que tout citoyen paisible soit en sûreté, que des soupçons vagues ne donnent pas lieu aux inquisitions, aux diffamations, et chacun restera dans ses foyers, Vous pouvez tout Cela; et, quand vous ne le faites point, vous n'avez pas plus le droit que le pouvoir de retenir ceux qui ne veulent point vivre parmi vous: et il n'est vraiment pas concevable que ce soit aux hommes qui ont détruit la Bastille, qu'il faille apprendre combien il est absurde et infâme de vouloir empêcher de sortir d'un lieu où l'on n'est pas bien. J'ai entendu des partisans de cette loi s'étendre beaucoup sur plusieurs idiots fanatiques, ou brigands incendiaires, qui sont, dit-on, parmi les Français absens, et MÉLANGES. 323 qui cherchent partout de l'argent et des troupes pour rentrer dans leur patrie les armes à la muid, et asservir par le fer et le feu la volonté nationale à leur intérêt et à leur volonté. Mais des hommes qui tenteraient d'exécuter ces détestables projets ne s'appellent pas des émigrans; ce seraient des assassins et des parricides, qui, du moment qu'ils poseraient un pied hostile sur le sol français, ne devraient y trouver qu'une loi de proscription qui ne leur laisserait que le choix de se faire tuer sur le champ de bataille ou de périr sur l'échafaude Et j'ajouterai que ce n'est qu'avec de l'union et un courage calme et clair-voyant, que l'on peut prévenir ou repousser de telles attaques, s'il est vrai que nous en soyons menacés. Quelqu'un a dit que si l'on agit comme la révolution étant finie, elle ne se finira jamais; et moi, je réponds que si l'on se. persuade toujours que la révolution n'est pas finie, et que si l'on agit toujours comme la révolution n'étant pas finie, c'est alors qu'elle ne se finira jamais. sais fort bien que l'organisation d'une partie du gouvernement, beaucoup trop retardée, n'est pas encore achevée, Mais quoi! suit-il de-là que les troubles, les inquiétudes, les sacrifices, les travaux de deux années, ne nous ont pas plus avancés que si nous fussions demeurés tout ce temps- là dans la plus profonde léthargie? Y a-t-il maintenant assez de lois faites pour que tous les citoyens connaissent bien leur état et leur devoir? oui. Y a-t-il des tribunaux? oui. Y a-t-il des administrateurs? oui. Y a-t-il une force publique suffisante pour faire exécuter la loi quand on le voudra réellement? oui. Qu'y aura-t-il donc de plus, quand on nous dira que la révolution est finie, et que le règne des lois a commencé? Certes, au moment où toutes ces 324 MÉLAN&ES. institutions nouvelles entrent en activité, s'écrier ainsi qu'elles n'existent même pas, n'est propre qu'à les étouffer dès leur naissance, â les rendre méprisables aux yeux des faibles et des ignorans qui croiront que nos lois ne sont que des jeux, et nos magistrats de vains fantômes. Et tout justifier sans cesse en répétant que c'est la faute du moment, n'est que le vrai moyen d'éterniser ce moment. C'est ici le lieu de se souvenir de quelques personnages, qui, voilant leur ambition ou leur triste insensibilité sous une affectation de patriotisme stoïques, déclarent abhorrer ces mots d'ordre, d'union et de paix; car, disent-ils, c'est le langage des hypocrites. Ils ont raison, il est vrai, ces mots sont dans la bouche des hypocrites; et ils doivent y être, car ils sont dans celle de tous les gens de .bien; et l'hypocrisie ne serait plus dangereuse, et ne mériterait pas son nom, si elle n'avait l'art de ne répéter que les paroles qu'elle a entendu sortir des lèvres de la vertu; et certes, tant de fougueux démagogues, tant de héros d'un jour seraient bientôt démasqués, s'ils n'avaient pas cet art insidieux, s'ils ne s'emparaient pas de ces noms de liberté, d'égalité, de bien public, d'amour de la patrie, et de tout ce qu'il y a de sacré pour les ames honnêtes, afin d'en couvrir leurs projets, leurs vengeances, leurs fureurs; et c'est ainsi qu'ils se revêtent d'une autorité censoriale, qu'ils distribuent des, brevets de civisme: quiconque ne s'enrôle pas avec eux, et n'admire pas leur turbulente loquacité, et ne brûle pas de l'encens sur leur autel, est déclaré par eux ennemi de l'État et de la constitution. Comme des prêtres, dans tous les pays, ont dit, disent et diront, que vouloir les soumettre aux MÉLANGES. 325 lois, réduire leur opulence usurpée, mépriser leurs fables corruptrices et leur sévérité intéressée, ou leur in, dulgence vénale, c'est attaquer le ciel même, c'est être ennemi de Dieu et de la vertu. Comme je n'ai ni le loisir, ni la volonté de faire un livre, et que je me borne à jeter à la hâte quelques rés- flexions que je crois justes, je ne m'arrêterai pas ici à marquer les différences faciles à saisir entre ces tartufes politiques et les vrais amis de la patrie, de la liberté, du genre humain. Je ne pourrais guère rien ajouter sur cette matière à ce qui a été développé avec une force et une maturité peu communes, dans une lettre a un membre célébre de l'Assemblée nationale, par un auteur à qui je regrette que l'immense multitude de ses travaux n'ait pas toujours laissé le temps d'exprimer aussi dignement d'aussi saines réflexions. Je crois d'ailleurs que ceux qui m'entendraient et m'applaudiraient n'ont pas besoin de mes avis, et que ceux pour qui ce que je dirais serait entièrement nouveau, sont bien loin de cet état de paix et de méditation ça l'ame est disposée à revenir de ses erreurs: le temps seul pourra les instruire. Aussi, lorsqu'au mois d'août de l'année dernière j'ai publié mes pensées à ce sujet dans un Avis aux Français sur leurs véritables ennemis, je n'en ai pas attendu de bien grands effets. Je n'en attends pas davantage de ce que je publie aujourd'hui: je sais trop que, dans le fort des tempêtes civiles, la raison sévère et calme a une voix trop faible pour lutter contre les cris de ceux qui, toujours prompts à servir, à exciter les passions populaires, toujours exagérant le danger commun, et leurs 326 MÉLANGES. propres inquiétudes, et leurs sacrifices au bien publie; accusant au hasard les hommes riches et puissans, qui sont toujours enviés, finissent par régner sur une multitude égarée. Mais n'est-ce pas un noble et vertueux plaisir pour l'homme de bien, de poursuivre par des vérités mâles et courageuses le triomphe de ces conquérans iniques; de justifier leur conscience, en leur apprenant tout le mépris qu'on a pour eux; de braver enfin, avec quelque danger peut-être, ceux qui peuvent braver impunément la justice et l'honnêteté. Je ne veux point qu'aucun de mes écrits serve jamais à amuser la malignité des lecteurs oisifs, toujours avides spectateurs des combats de plume. C'est pour cette raison. que je m'abstiens de nommer les personnes qui m'ont fait naître ces réflexions, et non par aucun désir de les menager; car je déclare ici à quiconque se reconnaîtra dans mes peintures, que c'est en effet lui, lui-même, que j'avais en vue. Entre les causes qui doivent nous faire souhaiter ardemment que l'Assemblée nationale, abandonnant aux législatures prochaines tout ce qui n'exige pas sa main, ne perde pas un instant pour achever la constitution, et mettre un terme à son immense ouvrage, l'espoir de voir finir tous ces partis qui nous fatiguent et détériorent l'esprit publie, ne me semble pas devoir être compté pour une des moindres. Alors seulement nous en devons attendre la fin. Tant que l'Assemblée nationale durera, les peuples attentifs, voyant toujours agir la main qui a tout détruit et tout rebâti, demeurent toujours en suspens, et semblent toujours prévoir quelque nouveauté. On n'habite la maison avec sécurité que lorsque les MÉLANGES. 327 ouvriers n'y sont plus. Alors seulement, tons, patriotes et mécontens, seront bien convaincus que l'édifice est stable et ferme; et comme ce sont les mouvemens intérieurs dont l'Assemblée est agitée qui vont de-là agiter le corps entier de la nation, alors seulement la concorde et la paix pourront renaître parmi nous comme parmi nos législateurs. L'Assemblée actuelle, composée de membres hétérogènes, réunis entre eux malgré eux, ne saurait aucunement être paisible: trop d'intérêts ennemis, trop de prétentions rivales, trop de passions aigries la divisent, et forcent la raison même à être quelquefois oppressive. Il est évident que les assemblées futures n'auront pas les mêmes inconvéniens: leurs membres, tous élus par les mêmes commettans, au même titre, de la même manière, pour la même chose, ne seront plus partagés que par ces différences d'opinions qui ne font pas un schisme. Tous partiront des mêmes principes: constitutionnels, parce qu'ils sont vrais; et respectés de tous, parce qu'ils sont constitutionnels. Alors aussi s'évanouiront toutes ces dénominations qui rangent les citoyens en deux armées; nul n'osera plus fouiller dans les pensées d'autrui; chaque mortel, comme c'est son droit, aura l'opinion qu'il lui plaira, sans pouvoir être inquiété; la loi punira les perturbateurs et les rebelles. Alors aussi, l'Assemblée nationale jouira d'une véritable gloire et de la reconnaissance publique; car l'aspect des scènes fâcheuses dont elle a. trop souvent été le théâtre ne frappera plus nos yeux. Le souvenir des fautes, facilement réparées, où les circonstances dont j'ai parlé, et d'autres encore, l'ont précipitée quelquefois, sera comme effacé par l'éloignement. 328 MÉLANGES. Nous aurons oublié jusqu'aux noms de ces audacieux despotes, qui, s'emparant tyranniquement de ses délibérations, l'ont quelquefois engagée, presque à son insu, dans des démarches inconsidérées, que dans l'ivresse de leur pouvoir ils dédaignent même de colorer par des sophismes; tandis que, d'autre part, les principes humains, féconds, éternels, qu'elle a fait servir de base à notre constitution, fructifiant de tous côtés en industrie, en richesse, en vertus nationales, nous attacheront à nos lois, et nous rappelleront sans cesse à la mémoire ces deux années, quelquefois amères par plus d'une journée funeste, mais fertiles en bienfaits encore plus grands et plus nombreux, et remplies de travaux qui pourraient honorer deux siècles. Qu'il me soit donc permis de dire qu'après ce 14 juillet, et tant d'autres beaux jours que l'Assemblée nationale a donnés au peuple français, le plus beau jour qui lui reste à nous donner sera celui de son départ. Comme je n'ai jusqu'ici parlé que des excès d'un seul parti, on pourra m'accuser moi-même de et esprit de parti que j'ai pris à tâche de peindre: qu'on observe toutefois que celui dont j'ai parlé jusqu'à ce moment, étant de beaucoup le parti le plus fort, il est dans la nature des choses que ses erreurs soient plus nombreuses, ses injustices plus frappantes, ses égaremens plus dangereux pour la bonne cause; mais certes, les fureurs et les extravagances de leurs adversaires ne sont pas moindres. Et, en effet, des hommes ennemis déclarés de cette véritable humanité qui veut que tous les hommes soient heureux et libres, des hommes que le nom seul d'égalité met en fureur, qui regardent l'espèce humaine comme MÉLANGES. 329 un amas de vils troupeaux, créés pour appartenir à un petit nombre de maîtres; qui regardent la royauté comme une sorte de quatrième personne en Dieu, devant qui il faut se prosterner sans même oser ouvrir les yeux; en un mot, qui ont adopté, rhabillé. toutes les maximes des tyrans, que pourraient-ils être que des tyrans, s'ils avaient le pouvoir entre les mains? Ainsi, nous voyons les antiques fléaux se renouveler de nos jours: lés peuples crédules, soulevés au nom de Dieu pour protéger la rapacité de quelques hommes pour renouer la vieille ligue de la tyrannie et de la superstition, ceux pestes souvent rivales lorsqu'elles n'ont plus rien à redouter, mais toujours unies lorsqu'il s'agit de combattre la raison; des personnages usés de vices et de débauches, criant qu'il n'y a plus de religion. Et toujours l'intérêt du peuple mis en avant; car quelle sorte d'hypocrites n'emploie point ce langage de l'équité et de la vertu? On en a vu plusieurs, après s'être engraissés vingt années du pillage du trésor public, poussés hors de leur patrie par la crainte, à l'époque de la révolution, s'attendrir en partant sur ce peuple infortuné qui méconnaissait leurs services, t'assurer naÏvement qu'il ne restait plus d'honnêtes gens en France. Je n'ai pas besoin de redire combien je désapprouve les violences illégal es exercées contre les chefs de ce parti; mais quand je les entends se plaindre aussi avec amertume des précautions qu'emploie l'Assemblée nationale pour les empêcher de lui nuire et de renverser l'édifice publie, je ne reviens pas de mon étonnement: qu'ils me disent quel État a jamais toléré des actes de rébellion ouverte et déclarée? qu'ils me disent quel gouvernement serait plus 330 MÉLANGES. méprisable que le nôtre, s'il trouvait bon que, de tous côtés, des sermons, des mandemens, des lettres pastorales, des réquisitoires, des déclamations sous toutes les formes, aillent semer le mensonge et la crainte, alarmer les consciences, inspirer la haine de la patrie et des lois, enseigner aux hommes simples et honnêtes (car il y en a dans ce parti-là comme dans les autres) à croire en effet qu'une constitution qui assure les droits de tous attente aux droits de quelqu'un, et que Dieu condamne des établissemens destinés à rendre heureux le genre humain; à attribuer à la déclaration des droits de l'homme tous les excès qui attaquent le plus ces mêmes droits; à faire un crime aux lois de tous les crimes qui sont faits contre elle: car voilà ce qu'on entend dire mille fois par jour, et voilà l'unique doctrine qui résulte des fougueuses diatribes de ces gens qui semblent avoir fait serment de renoncer à toute idée d'humanité, de justice et de sens commun, pour soutenir l'honneur du corps. C'est cet honneur de corps, l'éternel apanage de ceux qui trouvent trop difficile d'avoir un honneur qui soit à eux; c'est, dis-je, cet honneur de corps qui fait sortir des salles d'armes des essaims de héros, ou jadis nobles, ou devenus tels depuis qu'il n'y en a plus; armés pour le soutien du trône, qui certes n'a pas besoin d'eux; impudens et méprisables parasites, qui, en osant se nommer les défenseurs du roi, ont pris le seul moyen qu'ils pussent avoir de lui faire tort: ils rôdent, ils courent çà et là, tout prêts à chercher querelle à quiconque n'est pas des leurs et ne désire pas la guerre civile, et à le tuer pour avoir raison contre lui. Et les femmes, toujours aveuglément livrées à leurs passions du moment, MÉLANGES. 33t toujours éprises de ce qui ressemble au courage, de tout temps admiratrices secrètes ou déclarées de ces assassinats chevaleresques appelés duels, semblent encourager, par d'homicides applaudissemens, cette férocité lâche et stupide. C'est pour cet honneur de corps que des furieux devenus implacables ennemis de leur patrie, se réjouissaient presque à la nouvelle des horreurs qui ont ensanglanté nos. provinces méridionales; et, falsifiant les décrets, égarant le peuple des campagnes, semant la discorde, appelant le sang, emploient les mêmes armes que les plus vils brouillons qui aient déshonoré le parti contraire, et semblent vouloir les justifier; ils n'ont pas honte de maudire la France et tous les Français, d'invoquer dans leurs voeux toutes les puissances de la terre contre une nation qui ne connaît plus leur livrée, et se repaissent constamment de l'absurde et abominable espérance que l'univers entier se réunira pour venir. exterminer un pays où ils ne sont plus marquis, et où l'on ne les encense plus dans l'église de leur village. Tous ceux qui s'indignent qu'un grand peuple n'ai plus voulu être esclave, et qui appellent usurpateurs et rebelles les hommes qui reprennent leurs droits, n'ont rien où ils se complaisent davantage qu'en une peinture de la situation du roi; ils ne tarissent pas en complaintes sur l'infortune d'un prince réduit à être le premier citoyen d'une nation libre, et qui., tout puissant encore pour faire le bien, borné seulement dans la faculté de nuire, ne se montrant aux hommes que pour leur dicter les lois faites par eux pour leur félicité commune, n'en peut être haï que s'il le veut expressément, et n'a, pour 332 MÉLANGES. être aimé d'eux, qu'à remplir à la lettre les augustes fonctions dont il est chargé. Mais ces déclamateurs pathétiques, aux yeux de qui un pareil destin est si déplorable, qui sont-ils? Ce sont (on ne peut se le rappeler sans rire), ce sont d'anciens pairs de France, d'anciens magistrats, d'anciens courtisans, que nous avons entendus jadis, lors des oppositions du parlement. contre la cour, tenir un bien autre langage: ils désiraient alors, ils demandaient, ils appelaient une révolution plus favorable à leurs vues particulières, et alors ils ne cessaient de nous fatiguer lés oreilles d'un méprisable amas d'anecdotes calomnieuses sur ce même roi, sur toute sa famille, et ne savaient même pas se taire, quand un homme sage leur disait: « Tout ce que vous contez là est vrai ou faux, mais n'importe en aucune manière. Si les rois s'égarent, ceux qui les élèvent et qui les entourent sont plus coupables qu'eux. Mais, quand même la conduite des rois serait irréprochable, il n'en faudrait pas moins établir une constitution libre et forte qui rendît le sort des nations indépendant des vices ou des vertus d'un seul homme. » J'observerai la même chose sur notre haut Clergé, jadis si fier de sa résistance aux prétentions de la cour romaine, aujourd'hui si prompt à lui accorder plus qu'elle n'a jamais demandé. A Dieu ne plaise que je veuille accuser d'imposture et de mauvaise foi tous les ecclésiastiques à qui nos établissemens nouveaux semblent incompatibles avec leurs anciens sermens. Sans rien comprendre à leur manière de raisonner, je crois à la oonscience de tous ceux qui ont donné volontairement leur démission. Mais la plupart de ceux qui se déclarent avec le plus MÉLANGES. 333 d'enportement contre l'impiété de ces lois fondées seulement sur la raison humaine, qui nous traduisent les véhémentes apostrophes des Cyrille et des Grégoire de Naziance, qui veulent mourir pour la foi, qui implorent le martyre, qui sont-ils? Tout le monde le sait: des prélats perdus de luxe et de dettes; souvent héros d'histoire qu'on feignait de ne dire qu'à l'oreille; souvent livrés aux plus vils charlatans, et à de sottes superstitions que leur propre loi punissait de mort; des abbés dont les bons-mots anti-religieux, et les chansons, et les contés égayaient les sociétés de la capitale; en un mot, des hommes sans vertu comme sans talens, et dont l'existence ne fût jamais sortie d'une obscurité profonde, si les intrigues de toute espèce, et les noms des courtisanes, toujours cités dans les grandes villes, et toujours mêlés avec les leurs, ne leur eussent donné souvent une scandaleuse célébrité. Tout cela fait-il quelque chose à leurs raisonnemens? me dira quelqu'un. Non. Leurs raisonnemens étaient assez mauvais sans cela. Mais cela sert à faire voir quel degré de confiance et d'estime on doit à des hommes, qui changeant tous les jours de principes, et d'intérêts, et d'amis, et de conscience, se montrent également indignes et incapables de rien discuter par la raison. J'aurais voulu trouver l'occasion de dire aussi un mot de ces politiques illuminés, de ces rose-croix patriotes, qui, suivant l'éternel usage de leurs pareils, adaptant toujours aux idées de leur siècle tous ces amas d'antiques superstitions qui ont toujours infesté la terre, prêchent la liberté et l'égalité, comme les mystères d'Eleusis ou d'Ephèse; traduisent la déclaration des droits de l'homme en doctrine occulte et en jargon mythologique, et changent les législateurs 334 MÉLANGES. en obscurs hiérophantes. Ceux-là pourraient n'être que ridicules, si pourtant il n'était pas toujours prudent de se méfier de ces gens à qui la franche et simple vérité ne suffît pas, à qui la raison ne saurait plaire, si elle n'emprunte les habits de la folie et du mensonge; et qui ont plus de plaisir à voir une aggrégation d'initiés fanatiques, qu'une vaste société d'hommes libres, tranquilles et sages. voilà quelles querelles politiques, succédant aux querelles scholastiques et aux querelles théologiques, mais traitées de la même manière, dans le même esprit, avec les mêmes sophismes ( car le caractère de l'espèce humaine ne change point), aigrissent aujourd'hui les sociétés, divisent les familles, et jettent de telles semences de haines et de calomnies, que les plus absurdes accusations de vols, d'empoisonnemens, d'assassinats secrets, sont familières à tous les partis, et n'étonnent plus personne. Chacun, dans sa puérile vanité, appelant vertu, sagesse, probité, son amour pour ses opinions, déclare malhonnête homme quiconque ne pense pas comme lui, assure qu'il a tout fait, qu'il fait tout, que sans lui tout serait perdu; crie, menace, cherche à intimider, et embrasse avidement ou repousse avec horreur des choses qu'il connaît mal, et des mots dont il a négligé de comprendre le sens.J'en donnerai un exemple. Plusieurs partis se réunissent à proscrire le mot de république. Ils regardent d'un oeil de colère celui qui ose s'en servir. Ils croient voir un sacrilège, un ennemi de l'État et du roi. Comme si tout pays où la nation fait ses lois, s'impose elle-même, demande compte aux agens publics, n'était pas une république, quel que soit d'ailleurs son mode de gouvernement MÉLANGES. 335 et comme si celui qui veut parler avec précision et justesse, devait se priver d'une expression qui rend bien une bonne idée, parce que beaucoup de gens parlent on écoutent, sans entendre ce qu'ils disent, ou ce qu'on leur dit. Une chose remarquable dans cette révolution, qui sous tant de rapports ne ressemble à aucune autre, et qui, malgré les fautes et les crimes dont elle a été l'occasion, a plus fait pour la justice et pour la vérité qu'aucune autre révolution connue, c'est que les passions, irritées et enflammées à un si haut degré, n'aient produit encore aucun de ces écrits atroces, mais vraiment éloquens, que la postérité blâme, mais aime à relire; que les seuls bons ouvrages que nous voyons paraître soient aussi les seuls sages; et surtout que nos mécontens, qui certes n'ont pas épargné la presse, et à qui d'absurdes priviléges détruits, un fol orgueil humilié, et aussi, pour dire vrai, le ressentiment de plusieurs duretés trop voisines de l'injustice, avaient dû inspirer au moins cette véhémence qui développe les talens, ou en tient lieu quelquefois, n'aient mis, au jour que de froides exagérations ou d'insipides railleries. Je sais bien que tout le parti se pâme de joie au sel de ces bouffonneries, ou tombé d'admiration devant ces foudres d'éloquence. Mais je sais bien aussi qu'il suffit de quelques minutes de conversation avec les prôneurs de ces nobles ouvrages, pour apercevoir qu'ils les vantent, les achètent, se les passent de main en main, nous en menacent comme d'un coup de tonnerre, mais n'ont pas pu en soutenir la lecture, et sont pris au dépourvu quand on les leur cite. Entre mille exemples, on peut rappeler deux épaisses 336 MÉLANGES. brochures qui nous sont arrivées d'Angleterre l'année dernière: l'une, absolument vide de sens, quoique dictée par une méchanceté turbulente et inquiète, est morte en naissant; l'autre, tout aussi-peu lue, est encore connue, parce qu'elle est l'ouvrage d'un étranger, qui, ne s'occupant de nous qu'afin de nous poursuivre par des présages sinistres, a surpassé dans la violence et la rage de ses imprécations tous ceux de nos Français que leurs intérêts privés ont le plus animés contre nos institutions nouvelles. Comme l'auteur jouit dans sa patrie d'une certaine célébrité, comme son livre était depuis long-temps annoncé avec faste par ceux dont il flatte les passions; et comme ses sentimens sur. notre révolution, manifestés dans le parlement d'Angleterre au commencement de l'année dernière, furent la cause d'une dissension très-vive entre lui et un de ses amis politiques des plus distingués, j'ai cru qu'il ne serait pas hors de propos de m'étendre un peu plus sur l'auteur et sur l'ouvrage. Cet homme est un Irlandais, nommé Edmund-Burke, et depuis trente années membre du parlement d'Angleterre. Associé dans la chambre des communes, â des hommes de beaucoup d'esprit et de talens, il n'a pas été inutile à son pays, en aidant à réprimer les excès de l'autorité royale, excès dont il se montre avec tant de zèle l'aveugle champion dans les pays étrangers. D'une extrême véhémence dans ses attaques contre le parti qui n'était pas le sien, il se rendait moins redoutable par ses emportemens, ses exagérations hyperboliques, et son impuissance à se contenir dans les bornes de la raison. Il s'était fait une réputation d'éloquence par des descriptions étincelantes et quelquefois belles, toujours perdues MÉLANGES. 33 dans un informe chaos d'idées incohérentes, d'expressions outrées et fausses, de métaphores basses, d'allusions obscures, de citations pompeuses, le tout Cousu par intervalles De proverbes traînés dans les ruisseaux des halles. Toutes ces qualités réunies sautent aux yeux dans le gothique volume qu'il a publié sur les affaires de France. Les lecteurs y peuvent admirer, sinon son amour pour la vérité, au moins son talent pour les tableaux fantastiques, en considérant l'incroyable amas de chimères inouïes qu'il entasse, quand il peint et la France, et Paris, et l'Assemblée nationale, et l'état du roi et de la reine, et en un mot tout ce qu'il peint. Là se trouve bien développée la profession de foi que ses discours et sa conduite n'ont jamais dissimulée; c'est-à-dire, un profond dédain pour toute espèce de principes constans et immuables, et pour tous ces examens philosophiques destinés à ramener les hommes à des notions qui ne sont fondées crie sur la vérité et sur la nature des choses; cet là qu'en termes exprès il déclare qu'il aime les préjugés, précisément parce que ce sont des préjugés. Voici un échantillon de sa dialectique, et de la manière dont il comprend les questions. L'égalité de droits parmi les hommes est une des choses qui le révoltent le plus: il en fait de violens reproches à l'Assemblée nationale; car il croit que les hommes ne sont égaux en droit que depuis que l'Assemblée nationale l'a reconnu, et qu'avant, cela n'était pas; puis il objecte que tous les hommes étant égaux en droits, il suit évidemment que le gouvernement 338 MÉLANGES. sera dans les mains des portefaix, des usuriers, etc. Il observe encore que l'Assemblée nationale ayant reconnu cette éternelle égalité de droits entre les hommes, elle a certainement déclaré par-là que Tacite, Montesquieu, Rousseau, n'avaient pas plus de capacité que leur cordonnier: sur quoi il cite l'Eoclésiaste, qui dit avec raison qu'il ne faut pas que les charpentiers fassent les lois. Il est vrai qu'en citant l'Ecclésiaste, il ajoute modestement qu'il ne prend pas sur lui de décider si ce livre est apocryphe ou non, tant il apporte de prudence et de circonspection dans sa critique. C'est ainsi, j'en atteste tous ceux qui ont eu la patience de lire son indigeste fatras, c'est ainsi qu'il raisonné, argumente, juge, constamment et partout toujours sûr de lui-même, toujours triomphant, toujours émerveillé de la beauté de ses conceptions. Voilà à quel tribunal la France est citée, voilà quel grotesque mélange de bisarreries bouffonnes et de sottises pédantesques remplit un énorme volume, qui serait assez divertissant par le ridicule, si, à tout moment, la plate grossièreté des injures, ou l'atrocité des calomnies ne soulevaient la nausée ou n'allumaient l'indignation. Quel moyen de répondre à un semblable écrit? quel honnête homme peut vouloir se mesurer avec un auteur toujours ivre de mauvais sens et de colère, dont chaque page ne montre qu'incertitude et absurdité dans les principes, aveuglement ou honteuse mauvaise foi dans les raisonnemens, intrépide ignorance dans les faits, dont chaque assertion n'admet d'autre réponse qu'un démenti? Mais je ne crois pas inutile de faire connaître aux Français, par un fait qui ne sera pas, comme ceux qu'il raconte, MÉLANGES. 339 méchamment inventé ou follement exagéré, mais par un fait bien constant et bien notoire, quel est ce déclamateur qui s'érige en arbitre de leurs lois et de leurs actions. Cet homme qui vient ici calomnier auprès du roi et de la reine une nation mieux disposée à les respecter depuis qu'elle n'est plus contrainte à les aduler, qui cherche à envenimer dans leurs coeurs le souvenir des peines que tous les bons citoyens auraient voulu leur épargner, mais que nos inévitables circonstances leur ont fait partager avec tous les citoyens; qui ose imputer à toute la nation les crimes de quelques bandits que la nation abhorre et désavoue: il faut qu'on sache comment il a, lui, traité le roi d'Angleterre dans une occasion récente. Le roi d'Angleterre, à la fin de 1788, fut attaqué d'une maladie affligeante pour l'orgueil de l'espèce humaine, qui mit pour quelque temps sa tête hors d'état de soutenir une couronne. Une partie de la chambre des communes pensa qu'il fallait revêtir le prince de Galles de l'autorité royale, avec le titre de régent. Edmund Burke était de cette opinion. Dans son discours, il n'eut pas honte de s'appesantir, avec son acrimonie ordinaire, sur triste état du roi; il n'eut pas honte de peindre et bien faire ressortir les déplorables symptômes d'une infirmité qui inspire; même aux ennemis honnêtes, une respectueuse commisération; il n'eut pas honte de terminer son tableau par ces propres expressions, qui rappelèrent celles que Milton emploie en parlant de la chute de Satan: Dieu u étendu sa main sur lui; il l'a précipité du trône; il l'a réduit plus bas que le dernier paysan de son royaume. Cette ineptie,. qui renfermait deux inhumanités à la 340 MÉLANGES. fois, indigna tous les partis: ses amis se virent dans la nécessité de renouveler souvent leurs inutiles efforts, pour tâcher, par la subtilité des interprétations, d'affaiblir l'impression d'horreur que cette barbare extravagance de leur honorable ami avait laissée dans les esprits. Et quiconque aura connu l'Angleterre dans ces derniers temps peut attester qu'il les réduit souvent à cette nécessité; et qu'avec une imagination vive et une érudition assez étendue, ce rhéteur sans goût, sans jugement, sans aucune idée de critique et de ce qui est décent et honnête, semble ne plus ouvrir la bouche que pour embarrasser ses amis et faire rire ses ennemis. Aujourd'hui, c'est la nation française, ses nouvelles lois, sa liberté, qui ont servi d'objet aux délires de son injurieuse démence. Aucunes choses, aucunes personnes n'ont été à l'abri de ce débordement de fiel. Et comme j'ai un frère qui s'est aussi vu en butte à l'insolente imbécillité de ses rêveries frénétiques, j'ai peur que quelques lecteurs, et lui-même, n'attribuent à cette cause, dont je ne rougirais pas, ma juste indignation contre son dégoûtant libelle. Mais je le prie, ainsi que mes lecteurs, de croire qu'ayant demeuré trois années en, Angleterre, je n'avais nul besoin de son nouveau chef-d'oeuvre pour connaître et apprécier l'intempérance désordonnée de sa bile, l'incurable perversité de son jugement, et surtout sa prodigieuse fécondité à inventer des accusations atroces et à vomir de basses injures. Eu prenant la plume pour lui rendre ici la justice qui lui est due, je me suis souvenu que, bien qu'il ne soit pas encore clans l'âge le plus avancé, j'ai souvent entendu ses amis l'excuser sur une vieillesse précoce; et le plaindre, MÉLANGES. 341 en assurant qu'il était parvenu plutôt que les autres hommes à ce moment où les forces de l'entendement sont épuisées, et où la raison humaine en décrépitude ne fait plus que balbutier. Je sais combien les hommes doivent de respects et d'égards à cette dernière enfance de l'homme; mais j'ai pensé, néanmoins, que lorsque la vieillesse est pétulante, inconsidérée et calomnieuse, lorsqu'un présomptueux orgueil la rend semblable à une adolescence inepte et mal élevée, ce n'est pas alors qu'elle mérite quelque indulgence, et n'est pas des mensonges et des outrages qu'il lui est permis de bégayer; et si elle appuie ses prétentions sur le souvenir d'une renommée plus éclatante que solide, mais qui en impose aux sots, alors surtout il est bon de le faire rougir par la vérité; et quoiqu'il faille mépriser ses insultes, il ne faut pas les mépriser en silence. Cet arrogant sophiste, qui aime tant les citations, aimera sûrement beaucoup qu'en finissant je lui cite le portrait que le père des poëtes nous a tracé de Thersite, le bouffon de l'année grecque: Parleur sans choix et sans mesure, dont l'esprit n'était plein que d'ignobles; et intarissables bavardages. 342 MÉLANGES. LETTRE DE MARIE-JOSEPH DE CHÉNIER. Paris, 17, février 1788. Je n'ai pu, mon cher frère, répondre plutôt à votre lettre du 4 de ce mois. Elle m'a été remise quelques jours après l'arrivée du courrier; et j'ai employé quelques autres jours à chercher la tragédie d'Agis que je vous envoie, et qui ne se trouvait point chez la veuve Duchesne, à qui l'on s'adresse ordinairement pour les pièces de théâtre. Je n'ai d'ailleurs jamais eu tant d'occupations. Je faisais imprimer une ode sur la rentrée des protestans en France, quand un petit événement m'a engagé à m'occuper d'un autre ouvrage. Il a paru, dans cette ville des facéties, une facétie intitulée:.Almanach des grands hommes. On accuse de ce chef-d'oeuvre anonyme un comte de Rivarol et un M. de Champcenet que trop vous connaissez. C'est une longue satire en prose où l'on insulte les vivans par ordre alphabétique. Dans cette liste de six cents auteurs, la plupart absolument ignorés, on en trouve quelques-uns qui ne le sont pas, l'abbé Delille, par exemple, et d'autres. Ces messieurs m'ont fait l'honneur de penser à moi. Ils n'ont point parlé des ou-. MÉLANGES 343 rages que j'ai publiés jusqu'ici, mais ils assurent que je dirige les Étrennes de Polymnie. C'est un recueil de vers qui paraît tous les ans au mois de janvier, et dont ils m'ont appris le nom. J'ai fait, à l'occasion de cette sottise, qui n'a pas laissé d'avoir de la vogue, précisément parce qu'elle blâmait quantité de personnes; j'ai fait, dis-je, un dialogue du public et de l'anonyme. C'est une pièce d'environ trois cents vers. Elle est d'un goût assez nouveau, et ces messieurs, qui n'y sont point nommés, seront, à ce qu'on dit, passablement corrigés. Je me suis nommé, car c'est une satire. Je suis d'avis qu'on ne doit attaquer personne; mais il est bon de se venger, surtout lorsqu'en se vengeant on peut se faire autant d'amis. Quelque forte que soit la vengeance, le tort est toujours à l'agresseur. Cela paraîtra dans la semaine, et ma nouvelle ode quelques jours après. Je vous enverrai les deux ouvrages. Vous vous plaisez à Londres, et je m'y attendais. Je voudrais bien pouvoir un jour vous aller embrasser dans cette belle.ville avant de vous revoir à Paris. C'est de tous les voyages celui qui me plairait davantage, mais jusqu'ici mon espérance à cet égard est un peu éloignee, Vous me paraissez indulgent sur Shakespeare. Vous trouvez qu'il a des scènes admirables. J'avoue que dans tous ses drames je n'en connais qu'une seule qui mérite à mon gré ce nom, du moins d'un bout à l'autre. C'est l'entretien d'Henri IV mourant, avec son fils le prince de Galles. Cette scène m'a toujours semblé parfaitement belle. Ailleurs et dans la même pièce, il y a des morceaux qui unissent la noblesse à l'énergie; mais il m'a paru qu'ils étaient courts. Dans le Jules-César, par exemple, la scène vantée de prunus et de Cassius, avant la bataille de Philippe, 344 MÉLANGES. est, selon moi, très-vicieuse. Ces deux philosophes, ces derniers Romains, c'est tout dire, ont la colère de deux hommes du peuple. Ce que Shakespeare a copié de Plutarque est fort bon; mais je ne saurais admirer ce qu'il y a ajouté. Les Anglais diront que c'est naturel. Ce n'est point là le naturel des OEdipes et du Philotète. Je vous parle du Jules-César parce qu'il m'est fort présent. J'ai relu cette pièce attentivement à l'occasion de ma tragédie de Brutus et Cassius que je fais aussi imprimer. J'y ai fait des corrections qui je crois étaient nécessaires. J'ai trouvé moyen de supprimer le long monologue de Porcie au troisième acte. Enfin j'ai retranché beaucoup de fautes; il en restera toujours assez. J'ai aussi changé quelque chose à l'épître dédicatoire qui vous est adressée; je pense qu'elle en vaudra mieux. Je m'étais exprimé sur Spartacus d'une manière trop dure. J'ai fort adouci mes expressions, sans rien changer à mon jugement. Vous voyez que j'aime à vous rendre compte de mes travaux; j'espère que vous en userez de même: vous savez combien je suis sensible aux marques de votre amitié, et combien vous devez compter sur la mienne. Un des grands plaisirs que je puisse avoir est de recevoir de temps en temps de ces beaux vers que vous savez faire. Adieu. Prenez bien soin de votre santé, qui est précieuse aux lettres et à tous ceux qui vous connaissent. Je ne vous écris point de nouvelles politiques; je présume qu'elles vous parviennent plus rapidement et plus sûrement, car je vois fort peu de monde. Je vous embrasse en bon frère, en bon ami. M. J. DE CHÉNIER. MÉLANGES. 3745 (London, Covent-Garden, hood's Tavern. Vendredi, 3 avril 1789, â 7 h. du soir.) Comme je m'ennuie fort ici, après y avoir assez mal dîné, et que je ne sais où aller attendre l'heure de se présenter dans quelque société, je vais tâcher de laisser fuir une heure et demie sans m'en apercevoir, en barbouillant un papier que j'ai demandé. Je ne sais absolument point ce que je vais écrire; je m'en inquiète peu. Quelque absurde et vide et insignifiant que cela puisse être (et cela ne saurait guère l'être autant que la conversation de deux Anglais qui mangent à une table à côté de moi, et qui écorchent de temps en temps quelques mots de français, afin de me faire voir qu'ils savent, ou plutôt qu'ils ne savent pas nia langue), je reverrai peut-être uni jour cette rapsodie, et je ne me rappellerai pas, sans plaisir (car il y en a à se rappeler le mal passé), la triste circonstance qui m'a fait dîner ici tout seul. Ceux qui ne sont pas heureux aiment et cherclient la solitude. Elle est pour eux un grand mal, encore plus qu'un grand plaisir. Alors le sujet de leur chagrin se présente sans cesse à leur imagination, seul sans mélange, sans distraction; ils repassent dans leur mémoire avec larmes ce qu'ils y ont déjà repassé cent fois avec larmes; ils ruminent du fiel; ils souffrent des souffrances passées et présentes -; ils souffrent même de l'avenir: car, quoiqu'un peu d'espérance se mêle 346 MÉLANGES, toujours au milieu de tout, cependant l'expérience rend méfiant: et cette inquiétude est un état pénible. On s'accoutume à tout, même à souffrir. -Oui, vous avez raison, cela est bien vrai. -Si cela n'était pas vrai, je ne vivrais pas. Et vous qui parlez, vous seriez peut-être mort aussi; niais cette funeste habitude vient d'une cause bien sinistre. Elle vient de ce que la souffrance a fatigué la tête et a flétri l'ame: cette habitude n'est qu'un total affaiblissement. L'esprit n'a plus assez de force pour peser chaque chose et l'examiner sous son juste point de vue; pour en appeler à la sainte nature primitive et attaquer de front les dures et injustes institutions humaines; l'aine n'a plus assez de force pour s'indigner contre l'inégalité factice établie entre les pauvres humains, pour se révolter à l'idée de l'injustice, pour repousser le poids qui l'accable. Elle est dégradée, descendue, prosternée; elle s'accoutume à souffrir, comme les morts s'accoutument à supporter la pierre du tombeau: car ils ne peuvent point la soulever. Voilà ce que c'est que s'accoutumer à tout, même à souffrir. Dieu préserve mes amis de cette triste habitude! Les petits chagrins rendent tendre; les grands rendent dur et farouche. Les uns cherchent la société, les distractions, la conversation des amis; les autres fuient tout cela: car ils savent que tout cela n'a aucun pouvoir à les consoler; et ils trouvent injuste d'attrister les autres, surtout inutilement pour soi-même. Peut-être aussi ont-ils quelque pudeur de laisser voir à l'amitié, qu'elle-même, et son doux langage, et son regard caressant, et des serremens de main, ne peuvent pas guérir toutes les plaies: et cependant la vue et les soins de mes amis m'ont toujours fait du bien, même s'ils ne m'ont pas entièrement guéri. MÉLANGES. 347 Mais ici je suis seul, livré à moi-même, soumis à ma pesante fortune, et je n'ai personne sur qui m'appuyer, Que l'indépendance est bonne! Heureux celui que le désir d'être utile à ses vieux parens et à toute sa famille, ne force pas à renoncer à son honnête et indépendante pauvreté! Peut-être un jour je serai riche. Puisse alors le fruit de mes peines, de mes chagrins, de mon ennui, épargner à mes proches le même ennui, les mêmes chagrins, les mémes peines. Puissent-ils me devoir d'échapper à l'humiliation! Oui, sans doute, l'humiliation. Je sais bien qu'il ne m'arrive rien dont mon honneur puisse être blessé; je sais bien aussi que rien de pareil ne m'arrivera jamais: car cette assurance-là ne dépend que de moi seul. Mais il est dur de se voir négligé, de n'être point admis dans telle société qui se croit au-dessus de vous; il est dur de recevoir sinon des dédains, au moins des politesse hautaines; il est dur de sentir, quoi? qu'on est au-dessous de quelqu'un? -- Non; mais il y a quel- qu'un qui s'imagine que vous êtes au-dessous de lui. Ces grands, même les meilleurs, vous font si bien remarquer en toute occasion cette haute opinion qu'ils ont d'eux- mêmes! Ils affectent si fréquemment de croire que la supériorité de leur fortune tient à celle de leur mérite! Ils sont bons si durement; ils mettent tant de prix à leurs sensations et à celles de leurs pareils, et si peu à celles de leurs prétendus inférieurs! Si quelque petit chagrin a effleuré la vanité d'un de ceux qu'ils appellent leurs égaux, ils sont si chauds, si véhémens, si compatissans! Si une cuisante amertume a déchiré le coeur de tel qu'ils appellent. leur inférieur, ils sont si froids, si secs; ils le plaignent d'une manière si indifférente et si distraite: comme les 348 MÉLANGES. enfans qui n'ont point de peine à voir mourir une fourmi, parce qu'elle n'a point de rapport à leur espèce. Je ne puis m'empêcher de rire intérieurement, lorsque, dans ces belles sociétés, je vois de fréquens exemples de cette sensibilité distinctive, et qui ne s'attendrit qu'après avoir demandé le nom. Les femmes surtout sont admirables pour cela. Dès qu'un prince, qu'elles ont rencontré au bal, dès qu'un grand qui est leur intime ami, car elles ont dîné avec lui deux fois, est malade, ou affligé pour avoir perdu une place ou un cheval, elles y prennent. tant de part, elles déplorent son malheur de si bonne foi, elles se récrient si pathétiquement! et véritablement elles croient être au désespoir; car presque toutes étant dépourvues de la sensibilité franche et vraie et naÏve, elles croient que ces singeries et ces vaines simagrées sont en effet ce que l'on entend par ce nom. Allons, voilà une heure et demie de tuée; je m'en vais. Je ne sais plus ce que j'ai écrit, mais je ne l'ai écrit que pour moi. Il n'y a ni apprêt ni élégance. Cela ne sera vu que de moi; et je suis sûr que j'aurai un jour quelque plaisir à relire ce morceau. de ma triste et pensive jeunesse. Puisse un jour tout lecteur en avoir autant à lire ce que j'aurai écrit pour tous les lecteurs. MÉLANGES. 349 LES AUTELS DE LA PEUR. Des peuples anciens avaient élevé des temples et des autels â la Peur. Nous ne les avons pas encore précisément imités en Cela dans Paris. Mais, comme de tous temps les hommes profondément religieux ont observé que le coeur est le véritable autel où la Divinité se plaît d'être honorée, et que l'adoration interne vaut mieux mille fois que toutes les pompes d'un culte magnifique, confié à un petit nombre de mains, et circonscrit dans de certains lieux par une consécration expresse, nous pouvons dire que jamais la Peur n'eut plus de véritables autels qu'elle n'en a dans Paris; que jamais elle ne fut hono- rée d'un culte plus universel; que cette ville entière est son temple; que tous les gens de bien sont devenus ses pontifes, en lui faisant journellement le sacrifice de leur pensée et de leur conscience. Mais leur dévotion semble s'être ranimée dans le peu de jours qui viennent de s'écouler, et jamais cette divinité ne reçut d'eux plus d'hommages. Lorsque l'ignorance fanatique de quelques-uns, l'inflexibilité vindicative de quelques autres, les sermons factieux de quelques prêtres réfractaires, l'intolérance de quelques-uns de 350 MÊLANGES. leurs successeurs devenus leurs ennemis, sont au moment de nous replonger dans ces cruelles et méprisables guerres de religion qui ont ensanglanté toute notre histoire; lorsque des lois de liberté sont prêtes à servir de texte à la persécution, le département de Paris vient rassurer et réjouir le coeur de tous les bons citoyens par un arrêté humain, sage, profond, qui seul peut produire cete tolérance universelle, hors de laquelle il n'est point de bonheur. Tous les hommes bons et éclairés désirant enfin de voir sur ces matières une loi qui soit l'ouvrage des philosophes bienfaisans, et non celui d'une secte, jadis opprimée, qui veut opprimer à son tour, attendent avec impatience que cet arrêts devienne entre les mains de l'Assemblée nationale une loi de l'État; et dans le même temps vingt ou trente imbéciles rassemblés dans une section le blâment de leur autorité privée; et les gens de bien se taisent; et des hommes qui s'apprêtent à profiter de la liberté qu'on leur donne et qui leur est due, sont insultés, menacés par une vraie populace; c'est-à-dire, par un amas de gens étrangers à toute police, à toute humanité; armés depuis quelques jours d'instrumens honteux de violence et de tyrannie: et l'homme de bien que tant d'infamies indignent, n'ouvre pas la bouche; et s'il se trouve le témoin de quelqu'un de ces attentats, accompagnés d'exécrables risées, qui outragent publiquement la pudeur. qui humilient la faiblesse, qui violent éminemment la liberté et l'honnêteté; il fuit; ou même peut-être il leur sourit en tremblant, de peur qu'on ne soupçonne qu'il n'approuve pas, qu'il ne partage pas cette lâche et ignoble férocité. I1 y a quelques jours, une société de citoyens se MÉLANGES. 355 rassemble pour se livrer, dans l'enceinte d'une maison privée, à des divertissemens qui ne troublent en rien l'ordre public. Une active et inquiète oisiveté attroupe autour de la porte de ce domicile une foule de curieux sans intention, où se mêle, suivant l'usage, bon nombre de ces brouillons qui sont partout à épier l'opessieu de mal faire. On crie; on menace d'enfoncer les portes; on menace de tuer. Un homme sage, envoyé par sa section, est contraint, pour éviter de plus grands maux, d'entrer lui-même, de satisfaire les injustes désirs d'une multitude insensée, de soumettre (il en rougissait sans doute) des citoyens à un interrogatoire illégal, à une inquisition absurde et révoltante. Il dresse la liste de leurs noms pour la montrer à cette foule extravagante, qui doit en conclure qu'elle avait droit de la demander. Et on garde le silence sur ces indignités; et l'on ferme la bouche à l'homme de bien qui essaie de les réprimer, en lui assurant que les personnes rassemblées là étaient des aristocrates. Il a honte de se taire; il voudrait répondre, qu'il n'en sait rien; que cela peut être; mais que, même en le supposant, il est assurément bien contraire aux lois, bien contraire au sens commun, d'inquiéter les citoyens dans leur maison à cause de leurs opinions politiques. Que la faculté de se réunir n'appartient pas exclusivement aux patriotes, mais à quiconque veut la payer. Que des hommes et des femmes qui viennent, en plein jour, tous ensemble dans une maison, pour assister à un concert, ne peuvent évidemment pas être des machinateurs de trames obscures; que, d'ailleurs, ils sont chez eux; et que tous les cris exagérés, toutes les craintes de conciliabules anti-patriotiques, ne sont évidemment que d'odieux 35a MÉLANGES. prétextes pour éterniser ces vexations contre les personnes et ces violations de domicile, qui renversent toutes les lois, et qui n'ont jamais mené à aucune découverte de quelque importance. Il voudrait dire tout cela. Mais il se tait, car il a peur d'être appelé lui-même aristocrate. Il voudrait tonner avec force contre cette lie des écrivains et de l'espèce humaine, à qui tous ces funestes égaremens n'inspirent qu'une joie féroce et que d'abominables railleries; contre ces orateurs du peuple, ces prétendus amis du peuple, qui trempent leur plume dans le sang et dans la boue; mais pour l'intimider, on lui dit, et on ment en lui disant que ces misérables ont servi la cause de la liberté; et il se tait, car il a peur de passer pour un aristocrate. Et toujours agité de peur en peur, s'il rencontre dans la conduite d'un officier public, d'un magistrat de l'ancien régime, surtout d'un ministre, quelque chose qui soit digne d'éloge; il se garde bien de la louer, de peur qu'on ne l'appelle aristocrate et si d'autre-part il aperçoit ou dans un représentant du peuple, ou dans quelque autre citoyen connu pour son patriotisme, soit un peu de négligence à surveiller les agens publies, soit trop de facilités sur l'emploi de nos deniers, ou quelque oubli de la dignité nationale, et quelque tendance à une sorte de flatterie courtisane non moins méséante à un homme libre que l'insolence et les bravades; il se garde bien d'en rien dire de peur qu'on ne l'appelle républicain. Cette dernière peur est, à la vérité, beaucoup moins commune que l'autre. Le simple sens de ce mot aristocrate, engourdit un homme public, et attaque chez lui MÉLANGES 353 jusqu'au principe du mouvement. Il veut le bien de tout son coeur; il s'y porte avec zèle, il y sacrifierait toute sa fortune; il est toujours prêt à marcher. Au milieu de son action, qu'il entende prononcer contre lui ces cinq funestes syllabes, il se trouble, il pâlit; le glaive de la loi lui tombe des mains. Or, il est bien clair que Cicéron ne sera jamais qu'un aristocrate au dire de Clodius et de Catilina: si donc Cicéron a peur, que deviendrons-nous? L'effroi de cette terrible épithète se reproduit.partout, dans les petites choses et dans les grandes. Je souhaite qu'il se.trouve des hommes curieux qui conservent dans leur cabinet la formule de signalement que l'on donne à un homme qui veut faire un voyage. Sa taille, son visage, la couleur et la forme de tous ses traits y sont détaillés avec la plus scrupuleuse exactitude; et il faut de plus deux témoins qui soient cautions pour l'identité de sa personne. Je n'ignore pas que plusieurs négligent absolument de se munir de pareils passe-ports; mais aussi d'autres les croient nécessaires et ont peur de partir sans cette précaution. Or, ils savent fort lien que rien n'est plus contraire et au texte et à l'esprit de la loi, que ces absurdes entraves. Ceux qui les y sou- mettent le savent aussi; ceux qui leur délivrent ces ridicules papiers le savent pareillement. Que ne se plaignent-ils donc hautement? On les appellerait aristocrates. La peur donne aussi du courage. Elle fait qu'on se met avec éclat du côté du plus fort qui a tort, pour accabler le faible qui a tort aussi. Ce n'est pas une peur, mais vingt différentes espèces de peur combines, qui font prendre ce parti. Et partout la peur. 354 MÉLANGES. Il est des hommes qui au moins n'ont pas peur du mépris, de la honte et de l'infamie. Ils saisissent habilement les momens où des causes bonnes ou mauvaises, naturelles ou factices, ont excité une fermentation popu- laire; et alors leur éloquence triomphe a nous échauffer encore davantage, toujours approuvant tout ce qui s'est fait t tout ce qui se fera. Si, par un funeste et effrayant exemple des troupes égarées ont désobéi à leurs chefs, ils ne manquent pas de prouver, même au travers des huées, que cette désobéissance est très-conforme à la raison, et à l'esprit de la constitution. C'est alors aussi qu'ils entassent contre les agens publies ce qu'ils appellent des dénonciations, c'est-à-dire, des inculpations vagues, appuyées sur d'autres assertions tout aussi vagues, et prouvées par d'autres assertions encore. Tous ces discours sont très-peu propres à nous éclairer sur la conduite des ministres et des autres fonctionnaires, et sur tontes les choses qu'il nous importe de connaître; mais ils sont d'une merveilleuse efficacité pour nous inspirer des redoublemens de haine bien aveugle, pour justifier à propos toutes les effervescences de la multitude, et aussi pour tenir toujours de nouveaux objets tout prêts, lors-que les anciens sont épuisés. Chardin rapporte que les Persans; se servent d'une sorte de léopards pour chasser les autres bêtes; mais quand l'animal a manqué la proie sur laquelle ils l'avaient lancé, il revient furieux; et ses conducteurs, ayant peur peur eux-mêmes, ont toujours en réserve quelque autre proie qu'ils lui jettent pour l'apaiser. Il est, certes, bon et utile que chacun éprouve une sollicitude vigilante pour le salut de la liberté et de la MÉLANGES. 355 patrie commune. Mais quand la peur des conjurations, la peur des princes allemands, la peur de M. Mirabeau, qui, comme Cadmus, enfante des armées en semant des dents de serpens, et tant d'autres peurs souvent Chimériques, nous fatiguent et nous précipitent à des excès: il est bien fâcheux que la peur d'empêcher la fin d'une constitution fondée sur les principes les plus saints, et qui doit faire notre bonheur et notre gloire; la peur d'arrêter encore dans son cours une révolution déjà trop longue; la peur de nous affaiblir par nos désordres, et d'appeler par-là l'ennemi; la peur de ruiner la fortune publique; la peur de déshonorer la liberté aux yeux de ceux qui la connaissent assez mal pour lui imputer nos fautes; et tant d'autres peurs, malheureusement trop fondées, soient les seules qui ne nous touchent point. Citoyens honnêtes et timides, les méchans veillent, et vous dormez. Les méchans sont unis, et vous ne vous connaissez pas. Les méchans ont le courage de l'intérêt, le courage de l'envie, le courage de la haine; et les bons n'ont que l'innocence, et n'ont pas le courage de la vertu. J'ai indiqué un bien petit nombre des sacrifices que chaque jour reçoit la Peur. Je lui en ai peut-être fait plus d'un moi-même. Je ne lui ferai pas celui de dissimuler le nom de l'auteur qui vient de chanter cet hymne à sa louange. 356 MÉLANGES. PREMIER CHAPITRE D'UN OUVRAGE SUR LES CAUSES ET LES EFFETS DE LA PERFECTION ET DE LA DÉCADENCE DES LETTRES. IL n'y a de bonheur pour aucune espèce vivante qu'à suivre ce à quoi la nature la destine. Les hommes, d'après la perfection de leur voix et de leurs organes, et leur inquiétude à chercher toujours quelque chose, à se dégoûter du présent, à s'étendre en tous sens, à s'élancer en de nouvelles idées, et à laisser des vestiges de leur existence, doivent sentir que la nature ne les a point créés pour ne connaître que les soins et les appétits de la vie animale, comme les bêtes, mais pour agir d'esprit non moins que de corps, et pour vivre ensemble. Nulle société ne pouvant durer sans l'équité et la justice, elle les a faits capables de moralité dans leurs actions: ils sont donc composés de raison et de passions; les unes, mal dirigées, aveuglent et perdent l'autre. Mais, quand les unes sont réglées par des moeurs saines et de bonnes lois, et que l'autre reste libre et vraie, alors la raison nous fait juger ce qui est bon et utile, et les MÉLANGES. 357 passions nous échauffent d'un amour avide pour ce qui est beau et illustre. Quelques-uns, plus grands que tous, n'ont que le pur enthousiasme de la vertu, d'autres y joignent le désir de la gloire. De ce désir, ou de celui d'être utile, naît l'émulation, source de mille biens dans toute société bien ordonnée, puisque alors elle aiguillonne chaque homme à se montrer parfait dans la vertu, et le meilleur entre les bons. Ce sentiment est bien loin de l'envie; car il est fondé sur la conscience de ses talens et de sa probité, et sur l'estime qu'on fait d'autrui; et l'envie est un aveu d'impuissance et d'infériorité. Deux choses étant, plus que les autres, le fruit du génie ou du courage et ordinairement de tous deux, mènent plus sûrement à la vraie gloire. Ce sont les grandes actions qui soutiennent la chose publique et les bons écrits qui l'éclairent. Bien faire est ce qui peut le plus rendre un homme grand; bien dire n'est pas non plus à dédaigner: et souvent un bon livre est lui-même une bonne action; et souvent un auteur sage et sublime étant la cause lente de saines révolutions dans les moeurs et clans, les idées peut sembler avoir fait lui-même tout ce qu'il fait faire de bien. Mais dans les commencemens des républiques, la vertu étant encore un peu rude et agreste, et chacun ne veillant qu'à s'établir sûrement, à travailler sa terre, à maintenir sa famille, à protéger le pays par le glaive, on ne songeait point aux lettres; on s'évertuait chez soi, on suait à l'armée; avec peu d'expérience on n'avait que peu à dire dans la place publique; on laissait de hauts-faits à narrer, sans s'occuper de narrer ceux d'autrui; et pour toutes lettres, on chantait et on se transmettait de bouche des 358 MÉLANGES. poésies chaudes et populaires, toujours le premier fruit de l'imagination humaine, où les rhythmes harmonieux et les vives descriptions de guerres patriotiques et de choses simples et primitives, exaltaient la pensée et enflammaient le courage. Puis, quand, les établissemens fixés, les fortunes assurées, les ennemis chassés, ont goûta le loisir et l'abondance, les arts de la paix naquirent en foule. Le temps et les révolutions étrangères ou domestiques avaient éclairé sur plus d'objets. On chercha la célébrité par les monumens de l'esprit. On trouva juste de donner et d'obtenir l'immortalité pour récompenses du mérite; on raconta d'autrui avec enthousiasme, ou de soi avec fidélité; et joignant, pour le bien public, celle-ci aux autres institutions salutaires, les poëtes par leurs peintures animées, les orateurs par leurs raisonnemens pathétiques, los historiens par le récit des grands exemples, les philosophes par leurs discussions persuasives, firent aimer et connaître quelques secrets de la nature, les droits de l'homme, et les délices de la vertu, Certes, alors les lettres furent augustes et sacrées; car elles étaient citoyennes: elles n'inspiraient que l'amour des lois, de la patrie, de l'égalité, de tout ce qui est bon et admirable; que l'horreur de l'injustice, de la tyrannie, de tout ce qui est haïssables pernicieux. Et l'art d'écrire ne consistait point à revêtir d'expressions éblouissantes et recherchées, des pensées fausses, ou frivoles, ou point de pensées du tout; mais à avoir la même force, la même simplicité dans le style que dans les moeurs, à parler comme on pensait, comme on vivait, comme on combattait. Alors aussi les lettres furent honorées, car elles méritaient de l'être. Ils se plurent à révérer des MÉLANGES. 359 hommes qu'ils voyaient travailler dans les travaux communs, et travailler encore quand les autres se reposaient; se distinguer de leurs citoyens par un talcnt de plus; veiller sur les dangers encore lointains; lire l'avenir dans le passé, employer leur étude, leur expérience, leur mémoire au salut public; aussi vaillans que les autres et plus éclairés, servir la patrie par la main et par le conseil. Comme ils étaient respectables, ils furent aussi respectés, t ils devenaient magistrats, législateurs, capitaines. Les choses furent ainsi tant que l'on conserva les bonnes institutions, qu'il n'y eut parmi les hommes d'inégalité que de mérite; et que les talens, le travail, et une vie innocente, menèrent à tout ce qu'un citoyen peut désirer justement. Bientôt, lorsque l'avarice, la mollesse, la soif de dominer, et les autres pestes qui précipitent les choses humaines, eurent perverti le bon ordre et corrompu la république; qu'un petit nombre se partagèrent tout, que les ancêtres et les richesses mirent au-dessus des lois, que les nations purent se vendre et s'acheter, et que la bassesse des uns et l'insolence des autres se liguèrent pour que la vertu pauvre fût obscure et méprisée, elle fut contrainte a se replier sur soi-même, et à tirer d'elle seule son éclat et sa vengeance. Alors donc, plus qu'auparavant, des hommes vécurent uniquement pour les lettres. Exclus de l'honneur de bien faire, ils se consolèrent dans la gloire de bien dire. Des écrivains employèrent une éloquence véhémente à rappeler les antiques institutions, à tonner sur les vices présens, à servir au moins la postérité, à pleurer sur la patrie; et ne pouvant, à travers les armes et les satellites, la délivrer avec le fer, soulagèrent leur bile généreuse sur 36o MÉLANGES. le papier, et firent peut-être quelquefois rougir les esclaves et les oppresseurs. Mais ce courage fut rare et ne dura point. Car, à mesure que le temps, et l'argent, et l'activité affermirent les tyrannies, les écrivains, efliayés par le danger, ou attirés par les récompenses, vendirent leur esprit et leur plumé aux puissances injustes, les aidèrent à tromper et à nuire, enseignèrent aux hommes à oublier leurs droits; et se disputant à qui donnerait les plus illustres exemples de servitude, l'art d'écrire ne fut désormais que l'art de remplir de fastidieuses pages d'adulations ingénieuses, et par-là plus ignominieuses; et par cette bassesse mercantile, les saintes lettres furent avilies, et le genre humain fut trahi. De-là les esprits généreux, si ces siècles ignobles en produisirent quelques-uns à qui une nature meilleure eût donné une ame plus forte et un jugement plus sain, méprisèrent la littérature, n'ayant lu que,les écrits de ces temps de misère, et négligeant d'étudier les lettres antiques, qui n'avaient point appris la vertu à ceux qui faisaient profession de les savoir. Mais ensuite, après avoir erré dans les projets, dans les charges, dans les voluptés, las d'une vie agitée et vide, et ne sachant où paître leur ame avide de connaissances et de vrais honneurs, ils retournèrent aux lettres, les séparèrent des lettrés, étendirent leurs lectures; et voyant par la méditation que, la tyrannie s'usant elle-même, des circonstances pouvaient naître où les lettres pourraient seules réparer le mal dont elles avaient souffert et qu'elles avaient propagé, ils prirent quelquefois la plume pour hâter cette résurrection autant qu'il était en eux. Pour moi, ouvrant les yeux autour de moi au sortir de l'enfance, je vis que l'argent et l'intrigue étaient presque la seule voie pour aller à tout; je résolus donc, dès-Iôrs, sans examiner si les circonstances me le permettraient, de vivre toujours loin de toutes affaires, avec mes amis, dans la retraite, et dans la plus entière liberté. Choqué de voir les lettres si prosternées, et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égaremens d'une jeunesse forte et fougueuse. Mais toujours dominé par l'amour de la poésie, des lettres et de l'étude; souvent chagrin et découragé par la fortune ou par moi-même, toujours soutenu par mes amis-, je sentis au moins dans moi que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d'ouvrages qu'aucune bassesse n'a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l'âge et des passions, et même dans les instans où la dure nécessité a interrompu mon indépendance, toujours occupé de ces idées favorites, et chez moi, en voyage le long des rues, dans les promenades, méditant toujours sur l'espoir, peut-être insensé, de voir renaître les bonnes disciplines, et cherchant à la fois, clans les histoires et dans la nature des choses, les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres, j'ai cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif ce que nombre d'années m'ont fait mûrir de réflexions sur ces matières. Mais, quand j'y ai regardé de bien près, j'ai trouvé que ces vérités-ci ne sont pas moins périlleuses et moins odieuses que les autres; car, dans nos définitions des diverses manières du bien et du mal écrire, il ne se peut guère que beaucoup de mauvais écrivains ne se croient désignés; et les lecteurs qui sont auteurs, ou qui ont des 362 MÉLANGES. amis qui le sont, n'approuvent dans vos préceptes que ce qu'eux ou leurs amis ont fait ou peuvent faire. Tout le reste, ou les blesse comme au-dessus d'eux, ou les fait rire comme folle vision; et en outre, quand vous pesez, comme il convient, la fierté de l'ame et la liberté de la pensée pour les seuls fondemens des bonnes lettres, tous ceux dont la vie et les écrits sont bas et serviles, et tous ceux aussi qui les paient pour cet avilissement, haÏssent un auteur dont ils se sentent méprisés. Ainsi, quoi qu'on fasse, le vrai, souvent inutile, produit sûrement des ennemis. J'ai cru cependant pouvoir me fier à la conscience que l'intention de profiter à tous, sans nuire à personne, se fera voir assez dans la naÏve simplicité de cet écrit, et me donne droit de l'entreprendre: sûr de n'envier jamais ni la richesse au prix de la liberté, ni l'amitié ou la familiarité des princes et des grands, ni les éloges privés, ni l'association à aucun musée ou académie, ou autre confrérie savante, ni enfin aucune espèce de récompense royale ou littéraire; déterminé à ne point vivre partout où la pensée ne sera point libre, à ne connaître de guide que la raison, de maître que la justice, et de protecteur que les lois. Je puis, autant que ma nature m'aidera, chercher la vérité sans déguisement, la trouver sans que des préjugés me l'obscurcissent, et la dire sans que ni désir, ni espérance, ni crainte, viennent altérer ma franchise ou la rendre muette. Je n'ai pas même voulu que des intérêts plus honnêtes pussent retenir ma plume. J'ai fui, par cette raison, de me lier avec quantité de gens de bien et de mérite, dont il est honorable d'être l'ami, et utile d'être l'auditeur, mais que d'autres circonstances, ou d'autres idées, ont fait agir et MÉLANGES. 363 penser autrement que moi. L'amitié et la conversation familière exigent au moins une conformité de principes. Sans Cela, les disputes interminables dégénèrent en querelles et produisent l'aigreur et l'antipathie. De plus, prévoir que mes amis auraient lu avec déplaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'écrire, m'eût été amer. Je n'avais. donc que ce moyen d'éviter en écrivant le reproche de prévarication ou d'ingratitude; car, ou l'amitié vous empêche de dire ce que vous croyez vrai, ou, si vous le dites toujours, on vous accuse de dureté, et l'on vous regarde et l'on vous peint comme un homme intraitable et farouche, sur qui la société n'a point de pouvoir et l'amitié point de droits. Tels sont les motifs et la fin de cet écrit. Et comme ce qui se dit bien en trois mots n'est jamais si bien dit en quatre, et qu'un bon livre n'est pas celui qui dit tout, mais qui fait beaucoup penser, j'établirai mes idées premières sans en épuiser les conséquences; je laisserai le lecteur se développer bien des choses â lui-même: et me renfermant de bon gré dans les bornes de mes talens, je ne serai point orné, mais clair; point véhément pour entraîner, mais évident pour convaincre; et je chercherai moins la gloire d'une éloquence abondante qu'une. nerveuse et succulente brièveté content si l'on trouve plutôt cet ouvrage trop court que trop long, et si les penseurs vertueux en approuvent le but, le ton, les principes; si ma précision leur cause quelques regrets; si, en le lisant, il leur en fait faire un plus beau, et s'ils disent qu'on y peut ajouter beaucoup, mais qu'il est impossible d'en rien ôter. 364 MÉLANGES. A SA MAJESTÉ, STANISLAS-AUGUSTE, ROI DE POLOGNE, GRAND-DUC DE LITHUANIE. SIRE, J'ai reçu des mains de M. MazzeÏ la médaille dont Votre Majesté m'a destiné l'honorable présent. Il m'a fait connaître aussi avec quelle indulgence elle s'est exprimée sur mon compte, en jugeant digne d'une traduction en langue polonaise, l'Avis aux Français que j'ai publié depuis quelques mois *. Ma surprise a égalé ma respectueuse reconnaissance; mais, attentif depuis long-temps à tout ce qui se fait sur la terre pour le rétablissement de la raison et l'amélioration de l'espèce humaine, je n'étais pas assez étranger aux affaires de la Pologne, pour ne pas connaître le caractère de Votre Majesté et le prix dont un pareil suffrage doit être aux yeux d'un honnête homme. Aussi dois-je avouer que l'inscription de la médaille ne peut manquer de m'énorgueillir un peu; car elle me rappelle Le livre de M. de Chénier, écrivait le roi de Pologne, m'a paru »si modéré, si sage, si propre à calmer l'effervescence, et si applicable même à d'autres pays, que je le fais traduire. J'ai pensé que »la médaille ci-jointe serait une marque convenable du cas que je fais de cette production, et de l'opinion que j'ai de l'auteur.» * Journal de Paris, 26 février 1792. MÉLANGES. 365 que c'est uniquement la pureté des principes que j'ai essayé de développer et le désir ardent que j'ai eu d'être utile, qui m'ont valu l'honneur que je reçois, et qui vous ont fait chercher dans la foule un inconnu, pour le prévenir par, des marques aussi flatteuses de votre approbation. Vous avez, Sire, applaudi aux souhaits, et compâti aux chagrins d'un homme pour qui il ne sera peint de bonheur, s'il ne voit point la France libre et sage; qui soupire après l'instant où tous les hommes connaîtront toute l'étendue de leurs droits et de leurs devoirs; qui gémit de voir la vérité soutenue comme une faction, les droits les plus légitimes défendus par des moyens injustes et violens, et qui voudrait enfin qu'on eût raison d'une manière raisonnable. Si l'ouvrage, quel qu'il soit, que j'ai publié dans ces intentions, survit aux circonstances qui l'ont fait naître (et il n'est pas impossible que lé souvenir des distinctions dont Votre Majesté l'a honoré lui assure cet avantage), ce sera, je n'en douté pas, un des traits dont on se servira pour caractériser notre siècle et l'époque où nous vivons, qu'un pareil écrit ait été une recommandation auprès d'une tête couronnée. Mais cette particularité sera à peine remarquable dans l'histoire d'un homme-roi, dont la vie entière, animée du même esprit, n'aura été qu'un enchaînement d'efforts pour rappeler les hommes, ses concitoyens, à des institutions saines et les élever à la hau- teur de la liberté; et qui, dans le dessein de poser ou d'affermir dans sa patrie les fondemens d'une constitution équitable et forte, aura mis en oeuvre autant de soins? de ressources et d'activité que les rois en auraient employé jusqu'ici outrager la nature humaine et éterniser 366 MÉLANGES. son esclavage et sa honte. Les fables nous racontaient de semblables choses d'un Thésée; et si les historiens antiques y joignaient les noms d'un ou deux rois, à qui elles attribuaient aussi cette divine pensée de rendre les peuples -heureux par la liberté et de circonscrire eux-mêmes volontairement leur pouvoir dans les justes limites de la loi et de la félicité publique, le spectacle de ce qui s'était passé dans notre Europe nous faisait rejeter ces histoires parmi les fables. Cette incrédulité ne sera plus permise à ceux qui de nos jours tourneront les yeux vers la Pologne. Je reoonnaîtrais mal la bienveillance honorable que Votre Majesté m'a témoignée, si je l'embarrassais ici par des louanges que ceux qui les méritent n'aiment pas â recevoir en face. Je crois d'ailleurs que les princes capables de concevoir et d'exécuter de si belles entreprises, goûtent dans leur conscience une satisfaction trop au-dessus des louanges. Après ce témoignage intérieur, quel autre plaisir pourrait vous toucher, si ce n'est la réussite complète de ces vues humaines et bienfaisantes, et la douceur de sentir un jour et d'entendre tous les Polonais avouer que leur bonheur est votre ouvrage? Et il ne manquerait rien sans doute à la récompense qui vous est due, si le noble exemple fructifiait à vos yeux dans tous les empires, et pouvait être imité par tous les rois. Puisse ce dernier succès vous être aussi assuré que les bénédictions de vos contemporains et de la postérité! Agréez avec bonté, Sire, l'expression de mon respect t de ma reconnaissance et les voeux ardens que je fais pour votre prospérité, que vous avez inséparablement attachée à celle de votre brave nation. Paris, 18 octobre 1790. MÉLANGES. 367 A GUILLAUME-THOMAS RAYNAL. L'ASSEMBLÉE NATIONALE venait de décerner des honneurs à la mémoire de Voltaire. C'est le lendemain de ce jour qu'on lui annonce une lettre de vous. Ce moment inspira sans, doute un vif intérêt à tous ceux qui aiment la constitution, et qui ont étudié les causes de la révolution à qui nous en sommes redevables. En vain tous les citoyens s`abstiennent d'interrompre les travaux de l'Assemblée, quand ils n'ont rien à lui demander. Elle sentait, chacun sentait comme-elle, que vous pouviez être excepté; qu'elle pouvait donner quelques instans à votre conversation; et il y eût eu à vous de la noblesse et de la dignité à vous reconnaître ce droit et à savoir en user. Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Mably, sont morts avant d'avoir vu fructifier les germes qu'ils avaient semés dans les esprits. Vous vivez, vous qui avez avec eux préparé les voies de la liberté; et comme dans ces associations ingénieuses, ou les vieillards qui survivent, héritent, moniteurent. 5 juin 1791. 368 MÉLANGES. de toute la fortune de leurss confrères morts, on se plaisait à voir accumuler sur votre tête le tribut de reconnaissance et d'hommages que l'on ne peut plus offrir qu'a leur cendre. Vous promettiez à l'Assemblée de la juger sévèrement; et cette promesse, honorable pour vous et pour elle, a excité encore plus de satisfaction et de confiance. Nul ne doutait de vos principes: c'eût été vous faire outrage Ceux qui profitent de leurs lectures se rappelaient surtout, dans le livre qui a fait votre gloire (tome 2, page 4407), cette adresse au roi, que la postérité pourrait prendre souvent pour une prophétie faite après l'événement, et pour un tableau historique des travaux de l'Assemblée nationale: tant vous y indiquez avec précision toutes ses opérations, et l'esprit qui les a guidées, et la nécessité absolue de faire ce qu'elle a fait. Mais comme, au milieu de son vaste et rapide ouvrage, il est impossible qu'elle n'ait pas omis ou tronqué plus d'une chose importante, qui cependant peut n'avoir point frappé les yeux des spectateurs vulgaires: chacun attendait de vous, soit de nouvelles conséquences des principes reconnus par vous et par elle, soit de nouvelles vues sur l'organisation du corps politique, soit de nouveaux moyens d'exécution; en un mot, des leçons où tous les citoyens puiseraient le respect et l'obéissance aux lois, et les législateurs des lumières sur l'art de faire des lois dignes de l'obéissance. Quel a donc été l'étonnement général, quand on a va qu'un écrit présenté sous votre nom, sous le nom d'un homme qui conseillait jadis au roi de faire le bien par des réformes totales et rigoureuses, sans avoir nul égard MÉLANGES. 369 aux cris et aux murmures, ne renfermait que des plaintes vaines, que des déclamations vagues et communes, sans aucune réflexion profonde, sans aucune idée dont il fût possible de profiter! Quel a été l'étonnement de vous voir prendre le ton de vos anciens persécuteurs, de vous voir regarder comme ami et comme allié par ceux qui jadis ne parlaient de vous qu'avec ces expressions injurieuses, qu'eux et leurs pareils prodiguaient à quiconque haïssait le fanatisme et la tyrannie et voulait le bonheur du genre humain! Et cette alliance n'est pas venue d'eux; car ce n'est pas eux qui ont changé d'esprit et de langage. Qui jamais eût pu s'attendre à vous compter parmi les détracteurs de la déclaration des droits? Que des hommes qui ne réfléchissent point confondent sans cesse avec des principes toutes les détestables équivoques auxquelles on fait servir les principes; qu'ils attribuent à la connaissance des droits de l'homme ions les excès qui blessent le plus ces mêmes droits et qu'on ne punit qu'en vertu de ces mêmes droits mais vous! vous. regarder comme un système de désorganisation et de désordre l'acte qui, pouvant seul assurer les droits et la liberté de tous, peut seul être la base d'une société durable! car je ne pense pas que vous accusiez l'Assemblée d'avoir donné aux hommes des droits qu'ils n'avaient pas en effet. Et qu'avez- vous invoqué pour les Américains, si ce n'est les droits de l'homme? Et qu'avez-vous trouvé dans le livre de Payne (le sens commun) que vous avez extrait et loué, si ce n'est les droits de l'homme? Et qu'avez-vous cité aux nations européennes pour les faire rougir de l'esclavage des nègres, si ce n'est les droits de l'homme? Sur cette matière même, vous vous êtes livré à des emportemens 370 MÉLANGES. éloquens, mais pas assez prudens peut-être. Vous avez-appelé à grands cris un libérateur qui mit le fer à la main de ces malheureux opprimés, vous l'avez nommé d'avance un héros, un grand homme; vous avez tressailli de joie en prévoyant le jour où les charnps arnéricains s'enivreront avec transport du sang européen (tome VI, page 221). Que diriez-vous de l'Assemblée nationale si elle eût tenu un pareil langage? A la vérité, comme autrefois vous faisiez amende honorable d'avoir été prêtre, vous semblez aujourd'hui vous excuser d'avoir professé les maxi nies de la philosophie, et faire entendre que-les discours des philosophes ne doivent pas se prendre a la lettre. Mais: c'est là une chose qui doit faire baisser les yeux à tous vos véritables amis. Ils doivent gémir qu'a la tin d'une, carrière que la philosophie seule a rendue illustre, vous, paraissiez: abjurer d'aussi honorables succes, et prêter l'appui de votre autorité à l'ignorance ambitieuse et hautaine, toujours ennemie des hommes libres et studieux, et qui ne manquera pas de dire, suivant son usagé: « Pourquoi écouter ces philosophes Leurs idées d'humanité, de liberté, de justice, sont des rêveries dont eux-même ne croient pas un mot.» Les crimes de quelques briganck qui profitent de l'inévitable anarchie, ont fait saigner tous les coeurs honnêtes. Mais, était-ce, vous qui deviez en accuser l'Assemblée nationale en corps? Quoi! quand vous avez chanté, invoqué la liberté avec tant de force et de chaleur, ignoriez-vous que l'établissement de la liberté, surtout chez une nation détériorée par un long esclavage, entraîne toujours des désordres et des malheurs d'un moment? MÉLANGES. 371 Et si vos amis répondent que vous l'ignoriez; quelle pitoyable excuse pour un homme qui a passé sa vie à écrire! quoi? l'histoire! c'est-à-dire, de tous les ouvrages de l'esprit, celui qui exige, qui suppose le plus de maturité dans le jugement, la connaissance la plus approfondie de tous les événemens humains, et de leurs causes, et de leurs effets. L'histoire n'est pas une déclamation de rhéteur. Le grand historien n'est que l'homme d'État, la plume à la main surtout lorsque, sachant fort bien qu'il n'existe point d'histoire qui ne doive être philosophe et politique, il écrit néanmoins ces deux mots sur son frontispice et par le faste même de ce titre, promet spécialement au lecteur l'étude la plus consommée de toutes les bases de l'art social et de la félicité humaine. L'Église de France vous arrache aussi des larmes. Je fais gloire d'être de ceux qui, sans estimer aucun collège de prêtres, à quelque communion qu'ils appartiennent, auraient cependant voulu qu'on prît des moyens de changer les choses sans inquiéter les personnes, et qui ont vu avec bien de la joie l'Assemblée nationale rentrer, autant qu'elle a pu, à l'occasion de l'arrêté du département de Paris, dans le sentier de l'immuable raison. Mais en envisageant cette affaire sous son point de vue le plus défavorable, qu'y verra-t-on P un clergé forcé de céder la place à un autre clergé, niais avec un traitement de retraite dont un trés-grand nombre a lieu d'être content. Je ne conçois pas en quoi ce destin peut vous paraître si lamentable, à vous qui nous traciez d'un style si amer l'origine. des biens ecclésiastiques; à vous qui aviez le courage.de nous dire ( tome VI, page 203) Si cette religion existait, n'en faudrait-il pas étouffer les ministres 372 MÉLANGES. sous les débris de leurs autels? Et ailleurs (tome X, page 145): S'il existait dans un recoin d'une contrée soixante mille citoyens enchaînés par ces voeux (chasteté, pauvreté, obéissance), qu'aurait à faire le souverain que de s'y transporter avec un nombre suffisant de satellites armés de fouets, et de leur. dire.: Sortez, canaille fainéante, sortez; aux champs, à l'agriculture, aux ateliers, à la milice? On extrairait de votre livre vingt pages de ce ton, qui, suivant beaucoup de bons esprits.., n'est ni celui de l'humanité, ni celui de l'histoire. Tant et de si frappantes contradictions doivent embarrasser beaucoup les vrais amis, de votre gloire, et je suis de ce nombre plus que vous, ne pensez. Que pourront- ils répondre à celui qui jugera votre démarche d'après l'importance que votre renommée attache â tout ce qui vient de vous.? Il observera que, pendant deux années entières, les plus grandes, questions qui puissent occuper les hommes, se sont succédées clans des discussions d'où dépendait le sort de l'empire, sans qu'une fois vous ayez présenté à la patrie le fruit de vos veilles et de vos travaux; sans qu'une fois vous ayez offert votre aide h l'Assemblée nationale pour la diriger dans une difficulté, pour lui inspirer ou lui éclaircir un doute, pour lui épargner une erreur, pour lui indiquer un écueil: et c'est au moment où nous sommes près de donner de l'importance à de misérables querelles ecclésiastiques; c'est au moment où, quelques méchans et quelques insensés affichent, follement â la vérité, des espérances parricides; et où des brouillons et des factieux de tous les partis n'épargnent rien pour. ébranler l'édifice naissant, MÉLANGÉS: 373 et discréditer les lois soUs lesquelles nous devons vivre, que votre lettre paraît. Un tel ouvrage, dans de telles circonstances, rte semble-t- il pas arraché à votre vieillesse trompée dans l'intention d'étayer des projets sinistres de l'autorité de votre nom, et d'obtenir par-là ce désordre et cette anarchie dont vous vous plaignez, ainsi que tous lei gens de bien. Il est incontestable que votre lettre peut produire cet effet, et je vous demande si cette idée vous laisse tranquille, et si vous croyer un pareil succès capable d'honorer vos vieux jours? Je n'ai pas la prétention extravagante de vous offrir mes conseils; mais je ne puis me refuser quelques ré- flexions sur la belle occasion qu'avait l'abbé Raynal de servir encore la liberté, et d'illustrer son. retour dans une ville dont le despotisme superstitieux lui avait fermé l'entrée. C'est ce qu'il eût fait, s'il eût exactement rempli la promesse faite en son nom à l'Assemblée nationale; s'il eût soumis l'ouvrage de nos législateurs â un ëxamen cri- tique et judiciaire, sans passions et sans flatterie, tel qu'on devait l'attendre de lui. Il n'aurait pas répété qu'on a tout détruit, au lieu de se borner à la réforme des abus; aurait cherché si cela était possible; il aurait discuté si beaucoup de vieilles institutions, très -Vicieuses, très étroitement liées entre elles; et profondément enracinées dans les habitudes méme et dans les opinions des hommes, peuvent être réformées l'une apres l'autre; il aurait félicité le genre humain d'une déclaration des droits de l'homme, de cd acte vraiment authentique, de cette charte ineffaçable qu'on ne peut plus déchirer dès qu'Une fois elle est écrite; il aurait suivi, Comparé les conséquences que l'Assemblée nationale en a tirées; leurs 374 MÉLANGES. rapports, leurs influences mutuelles; il aurait éclairci, réuni,,rectifié, puis il aurait pesé les obstacles de toute espèce qu'elle a eus à vaincre il l'aurait affermie, éveillée, encouragée. De-là il serait passé à l'examen de ses fautes; il en eût développé les causes et les remèdes i il eût tonné sur les passions privées qui ont quelquefois traversé l'intérêt général; il eût démasqué et les hypocrites de royalisme et les hypocrites de patriotisme mêlant aux éloges et aux reproches, de ces aperçus lumineux, de ces conseils d'une prudence fondée sur la connaissance des hommes et des choses, et tout Cela énoncé avec cette simplicité noble, cette gravité majestueuse, digne du sujet, digne de la vérité. Ou je suis bien trompé, ou une lettre écrite dans cet esprit n'eût pas été moins digne d'une ame forte et fière, et eût été plus utile à la chose publique et à votre gloire. Et l'Assemblée nationale qui n'a pu que supporter celle que vous lui avez adressée; l'Assemblée nationale, que certes on n'accusera pas d'avoir manqué de vénération pour les génies illustres, eût accueilli ces leçons de l'expérience et de l'étude avec la reconnaissance due au zèle et le respect dû à l'âge et aux talens. Voilà quelques-unes des réflexions que m'a fait naître votre lettre à l'Assemblée nationale. Plusieurs lecteurs 'trouveront mauvais que j'aie osé vous les communiquer. Ils riront de voir au commencement mon nom-obscur à côté de votre nom célèbre; et cette disparate ne manquera pas de leur inspirer beaucoup de bons mots. Ces sortes de remarques trouvent toujours quelqu'un qui s'en empare; car elles sont commodes pour l'amour-propre; elles tiennent lieu de réponse aux" yeux de beaucoup de gens, et il ne faut que peu ou point d'esprit pour les faire. MÉLANGES. 375 Vous avez fait en homme libre en disant votre pensée à l'Assemblée nationale: je fais de même en vous disant la mienne. Je ne vous ai point parlé un langage de parti. Le peu de personnes, qui me connaissent savent que je n'ai jamais été attaché a aucun parti, que je n'ai rien fait pour plaire à aucun, que je n'en servirai aveuglément aucun; et qu'un ardent désir du bonheur des hommes est la seule passion, que je porte,dans le§ discussions, politiques. Ne voyez surtout dans ma franchise nul dessein de vous offenser. Quelles que soient vos opinions, quelles que soient les miennes, je n'oublie pas le précepte sage et humain d'un législateur antique: « Lève-toi devant la tête blanchie, et honore la présence du, vieillard.» J'espère que l'auteur de la lettre a l'Assemblée, nationale m'excusera d'oser citer MoÏse à l'auteur, de l'Histoire philosophique. 375 MÉLANGES. DE LA CAUSE DES QUI TROUBLENT LA FRANCE ET ARRÉTENT L'ÉTABLiSSEMENT DE LA LIBERTÉ LA société des amis de la Constitution, séante aux Jaco- s'est souvent occcupée, comme on le voit par le journal de ses séances, dés moyens de ramener et d'assurer le calme dans Paris et dans le royaume. Quoique je n'aie jamais été membre de cette société, et que je ne l'aie même jamais vue, je nie joins cette fois à elle du fond du coeur, pour adhérer à ce voeu qu'elle prononce, et qui est celui de tout bon citoyen; et comme il faut connaître la véritable source des maux pour en découvrir le remède, je vais, sans m'arrêter à quelques causes particulières et momentanées de dissensions, inséparables de tout nouvel ordre de choses, indiquer ce que je crois être la cause féconde et universelle. des troubles et des désordres qui nous agitent à la suite d'une révolution MÉLANGES. 377 pour laquelle le genre humain votera un jour des remercîmens à la France. Il existe au milieu de Paris une association nombreuse qui s'assemble fréquemment, ouverte à tous ceux qui sont ou passent pour être patriotes toujours gouvernée par des chefs visibles ou invisibles, qui changent souvent et se détruisent mutuellement, mais qui ont tous le même but, de régner, et le même esprit, de régner par tous les moyens. Cette société s'étant formée dans un moment où la liberté, quoique sa victoire ne fût plus. incertaine, n'était pourtant pas encore affermie, attira nécessairement un grand nombre de citoyens alarmés, et pleins d'un ardent amour pour la bonne cause. Plusieurs avaient plus de mérite que de lumières. Beaucoup d'hypocrites s'y glissèrent, ainsi que beaucoup de personnages endettés, sans industrie, pauvres par fainéantise, et qui voyaient de quoi espérer dans un changement quelconque. Plusieurs hommes justes et sages, qui savent que dans un État bien administré tous les citoyens ne font pas les affaires publiques, mais que tous doivent faire leurs affaires domestiques, s'en sont retirés depuis; d'où il suit que. cette association doit être en grande partie composée de quelques joueurs adroits qui préparent les hasards, et qui en profitent; d'autres intrigans subalternes,. à qui l'avidité et l'habitude de mal faire tiennent lieu d'esprit et d'un grand nombre d'oisifs honnêtes, mais ignorans et bornés, incapables d'aucune mauvaise intention, mais qui peuvent servir, sans le savoir, les mauvaises intentions d'autrui. Cette société en a produit une infinité d'autres: villes, bourgs, villages en sont pleins; presque toutes sont 32S MÉLANGES. soumises aux ordres de la société trière, et t'entretiennent avec elle une correspondance très-active. Elle est un corps dans Paris et elle est la tête d'uni corps phis vaste qui s'étend sur la France. C'est ainsi que l'Église de Rome plantait sa foi, et gouvernait le monde par des congréga- tions de moines. Cette congrégation fut imaginée et èxécutée par des hommes très-populaires, il y a deux ans; et qui virent fort bien que c'était un moyen d'augmenter leur pouvoir, et de tirer un grand parti de leur popularité, mais qui ne virent pas combien un pareil instrument était redoutable et dangereux. Tant qu'ils les gouvernèrent, toutes les erreurs de ces sociétés leur parurent admirables; depuis qu'ils ont été détruits par cette mine qu'ils avaient: allumée, ils détestent des excès qui ne sont plus â leur profit; et disant vrai, salis être, plus sages; ils se réunissent aux gens de bien pour maudire leur ancien chef- d'oeuvre; mais les gens de bien ne se réunissent point à eux. Ces sociétés délibèrent devant un auditoire qui fait leur force; et si l'on considère que les hommes occupés ne négligent point leurs affaires pour être témoins dei débats d'Un club, et que les hommes éclairés cherchent le silence du cabinet, oui les conversations paisibles, et non le tumulte et les clameurs de ces bruyantes mêlées; on jugera facilement quels doivent être les habitués qui composent cet auditoire. On jugera de même quel langage doit être propre à s'assurer leur bienveillance. Une simple équivoque a suffi à tout. La constitution étant fondée sur cette éternelle vérité, la souveraineté du peuple, il n'a fallu que persuader aux tribunes du club qu'elles sont le peuple. MÉLANGES. 379 Cette définition est presque généralement adoptée par les publicistes faiseurs de journaux. Et quelques centaines d'oisifs réunis dans un jardin ou dans un spectacle, ou quelques troupes de bandits qui pillent des boutiques, sont effrontément appelés le peuple; et les plus insolens despotes n'ont jamais reçu, des courtisans les plus avides, un encens plus vil et plus fastidieux que l'adulation impure dont deux ou trois mille usurpateurs de la souveraineté nationale sont enivrés chaque jour par les écrivains et les orateurs de ces sociétés qui agitent la France. Comme l'apparence du patriotisme est la seule vertu qui leur soit utile, quelques hommes, qu'une vie honteuse a flétris, courent y faire foi de patriotisme par l'emportement de leurs discours: fondant l'oubli du passé et l'espérance de l'avenir sur des déclamations turbulentes et sur les passions de là multitude, et se rachetant de l'opprobre. par l'impudence. Là- se.manifestent journellement des sentimens et meme des principes qui menacent toutes les fortunes et toutes les propriétés. Sous le nom: d'accaparemens, de monopoles, l'industrie et le commerce sont représentés comme délita. Tout homme riche y passe pour un ennemi public. L'ambition et l'avarice n'épargnant ni honneur ni réputation, les soupçons les plus odieux, la diffamation effrénée s'appellent liberté d'opinions. Qui demande des preuves d'une accusation est un homme suspect; un ennemi. du peuple. Là toute absurdité est admirée, pourvu qu'elle soit homicide; tout mensonge est accueilli pourvu qu'il soit atroce. Des femmes y vont faire applaudir les convul-sions d'une démence sanguinaire. 380 MÉLANGES. La doctrine que toute délation vraie ou fausse est toujours une chose louable et utile, y est non-seulement pràtiquée, mais enseignée au moins comme ce que lés jésuites appelaient une opinion probable. Un homme fait un discours rempli d'invectives et d'imputations diffamantes, dans l'allégresse générale on en décidé l'impression; puis interrogé pourquoi il ne l'avait pas publié tel qu'il l'avait prononcé, et pourquoi il a supprimé quelques-unes de ces brillantes délations qui en avaient fait le succès, il répond, avec une franchise qui ne l'honore pas moins que ceux dont il était alors le président, qu'an fond il n'était pas sûr que tout ce qu'il avait dit fût bien vrai, et qu'il a mieux aimé ne pas s'exposer à un procès criminel. On y attaque aussi quelquefois des coupables, et on les y attaque avec une férocité, un acharnement une mauvaise foi, qui les font paraître innocens. Là se distribuent les brevets de patriotisme. Tons les membres, toué les amis de ces congrégations sont de bons citoyens; tous. les autres sont des perfides. La seule admission dans ce corps, comme le baptème de Constantin, lave tous les crimes, efface le sang et les meurtres. Les Monstres d'Avignon ont trouvé là des amis, des défenseurs, des jaloux. Ces sociétés se tenant toutes par la main, forment une espèce de chaîne électrique autour de la France. Ali mémé instant, dans tous les recoins de l'empire, elles s'agitent ensemble; poussent les Mêmes cris, impriment les mêmes mouvemens, qu'elles n'avaient certes pas grand'peine à prédire d'avance. Leur turbulente activité a plongé le gouvernement MÉLANGES. 381 dans une effrayante inertie: dans les assemblées primaires ou électorales, leurs intrigues, leurs trames obscures, leurs tumultes scandaleux ont fait fuir beaucoup de gens de bien, dont toutefois la faiblesse est très-condamnable, et ont sali de noms infâmes quelques listes de magistrats populaires. Partout les juges, les administrateurs, tous les officiers publics qui ne sont point leurs agens et leurs créatures, sont leurs ennemis et en butte à leurs persécutions. Usurpateurs même des formes de la puissance publique, ici ils se transportent à un tribunal et en suspendent l'action; là ils forcent des municipalités à venir chez eux recevoir leurs ordres; dans plus d'un lieu ils ont ose entrer de force chez des citoyens, les fouiller, les juger, les condamner, les absoudre. La rébellion aux autorités légitimes trouve chez eux protection et appui. Tout homme. se disant patriote, et qui a outragé les lois et leurs organes, vient s'en vanter parmi eux. On en a vu se faire gloire non-seulement de leurs délits, mais des actes judiciaires qui les avaient justement flétris. Tout subalterne renvoyé et calomniateur est une victime 4e son patriotisme; tout soldat séditieux et révolté peut leur de- mander la couronne civique; tout chef insulté ou assas- siné a eu tort. Au moment où une horde de rebelles fu- gitifs, secondée de la malveillance des étrangers, semble nous annoncer la guerre, ils désignent les généraux à l'armée comme des traîtres dont elle doit se défier. Qui- conque veut exécuter les lois est dénoncé chez eux, et par eux dans les places publiques, et par eux à la barre même de l'Assemblée nationale, comme mauvais citoyen; et contre-révolutionnaire. Ils ne laissent pas de se plaindre aussi eux-mêmes de 381 MÉLANGES. l'inexécution des lois. Ce gouvernement, dont chaque jour ils embarrassent la marche; ils l'accusent chaque jour de ne point marcher. Chaque jour ils invoquent la Constitution, et chaque jour leurs discours et leur conduite l'outragent, et chaque jour s'élancent du milieu d'eux des essaims de pétitionnaires qui vont faire retentir de violentes inepties contre la constitution, les voûtes mêmes sous lesquelles la constitution a été faite. Ils reçoivent; à la face de la France entière, des dé-_ putations qui, comme s'il n'existait ni assemblée législative, ni tribunaux, ni pouvoir exécutif, s'adressent à eux pour obtenir ou une loi, ou la réparation de quelque tort, ou un changement d'officiers publics. Et quand l'indignation et la douleur soulèvent tous les esprits, ils crient eux-mêmes plus que personne contre les désordres qu'ils ont faits et qu'ils entretiennent; ils accusent de leurs ouvrages tous ceux qu'ils oppriment; et levant à la fois le masque, ils arment au milieu de Paris, sans dissimuler leurs préparatifs de guerre. Enfin, au midi de la France, ils ont osé se promettre d'une. ville à l'autre l'appui d'une force armée, dans le cas où la puissance publique essaierait de les faire rentrer dans le devoir des sujets de la loi. Les procès-verbaux de toutes les administrations, ceux de l'Assemblée nationale, tous les journaux, et ceux principalement qui sortent du sein même de ces sociétés, la notoriété publique, les yeux et la conscience de la France entière, attesteront que ce tableau hideux n'est que fidèle. Voilà dans quel chaos ils ont jeté cet empire, qui a une constitution. Voilà comment, soit par la terreur, soit par le découragement, ils ont réduit les talens MÉLANGES. 383 et la probité au silence; et l'homme dont le eoeur est juste et droit (car celui-la seul est libre), étonné entre ce qu'on lui annonçait et ce qu'il voit, entre la constitution et ceux qui se nomment ses amis, entre la loi qui lui promet protection et des hommes qui parlent plus haut que la loi, rentre en gémissant, dans sa retraite, et s'efforce d'espérer encore que le règne des lois et de la raison viendra enfin réjouir une terre où l'on opprime au nom de l'égalité et où l'effigie de la liberté n'est qu'une empreinte employée à sceller les volontés de quelques tyrans. Il est certes bien étonnant que toutes ces choses fussent assez inconnues à un membre de l'Assemblée nationale, pour qu'il ait pu demander hautement, il y a peu de jours, qu'on lui citât quelques-uns des excès de ces sociétés si mal nommées patriotiques; et il faut en effet que cet incroyable défi ait frappé l'Assemblée d'un grand étonnement, puisqu'elle ne s'est pas levée toute entière pour lui répondre d'une manière trop satisfaisante, par la triste énumération que je viens de faire. Il a paru sous le nom d'un magistrat une lettre qui m'a semblé bien niaise; d'autres l'ont jugée pernicieuse. Ils ont cru y voir le désir de servir les factions les plus ennemies du bien public, de justifier: les passions les plus inouïes et les plus anti-sociales, et d'armer tous ceux qui n'ont rien contre tous ceux qui ont quelque chose. Mais quoique je ne connaisse point ce magistrat et que je l'entende prôner par des gens que je n'aime point et pour qui je n'ai aucune estime, je n'ai rien vu dans sa conduite ni dans son écrit qui m'autorisât à adopter de pareils soupçons. Quoi qu'il en soit, cette lettre assure en différens endroits et de différentes manières, 3874 MÉLANGES. que la bourgeoisie n'est plus aussi attachée à la révolution. Si ce fait important est vrai, il nie semble qu'il aurait du inspirer à ce magistrat d'autres réflexions que celles qu'on lit dans sa lettre. Il aurait dû considérer que cette classe, qu'il désigne par ce mot de bourgeoisie, étant celle qui est placée à distance égale, entre les vices de l'opulence et ceux de la misère, entre les prodigalités du luxe et les extrêmes besoins, fait essentiellement la masse du vrai peuple, dans tous les lieux et dans tous les temps, où l'on donne un sens aux mots qu'on emploie; que cette classe est la plus sobre, la plus sage, la mieux active, la plus remplie de tout ce qu'une honnête industrie enfante de louable et de bon; que lorsque cette classe entière est mécontente, il en faut accuser quelque vice secret dans les lois ou dans le gouvernement. Des lois qui rétablissent l'égalité parmi les hommes, des lois qui ouvrent le champ le plus vaste et le plus libre à toute espèce de travaux; des lois qui, malgré les imperfections dont nul ouvrage humain n'est exempt, sont au n'oins évidemment destinées à fonder la concorde et le bonheur de tous sur les intérêts de tous, ne peuvent assurément pas être la cause de leur mécontentement. Il faut donc, ou que le gouvernement contrarie les lois, ou que le gouvernement n'ait point de force. Si ensuite ce magistrat eût regardé autour de lui; s'il eût vu les tribunaux sans force, les administrateurs sans pouvoir et sans confiance, la France entière alarmée sur l'état de ses finances, sur celui de sa dette, sur les contributions, sur la fortune publique, et par conséquent les particuliers inquiets sur leur fortune privée; la défiance et l'effroi arrêtant ou précipitant les transactions commerciales, les spéculations les plus légitimes devenues dangereuses; vingt tentatives pour taxer MÉLANGES. 385 le prix des denrées: le discrédit de nos papiers, effet infaillible de toutes ces causes; il n'aurait pas été embarrassé de rendre raison de ce grand nombre de mécontens qui se grossit tous les jours. Il eût ensuite cherché d'où peut naître un relâchement si incroyable dans toutes les parties du gouvernement, et cette terreur des bons, et cette audace des méchans: je doute que ses yeux eussent trouvé à,se fixer ailleurs que sur ces sociétés, où un infiniment petit nombre de Français paraissent un grand nombre parce qu'ils sont réunis et qu'ils crient. Et alors, comparant leur action et leur organisation avec les idées qu'il doit s'être faites d'un État libre et bien ordonné, il aurait, je pense, conclu avec moi et avec tout lecteur qui n'est pas ou un des fripons intéressés à tant de désordres, ou d'une imbécillité à qui tout raisonnement soit interdit, qu'il est absolument impossible d'établir et d'affermir un gouvernement à côté de sociétés pareilles; que ces clubs sont et seront funestes à la liberté; qu'ils anéantiront la constitution; que la horde énergumène de Coblentz n'a pas de plus sûrs auxiliaires; que leur destruction est le seul remède aux maux de la France; et que le jour de leur mort sera un jour de fête et d'allégresse publique. Ils crient partout et que la patrie est en danger. Cela est malheureusement bien vrai, et Cela sera vrai tant qu'ils existeront. 386 MÉLANGES. AUX AUTEURS DU JOURNAL DE PARIS. 27 mars 1792. L'AMNISTIE, absolument nécessaire à la suite des troubles d'une révolution où toutes les passions agitées ne peuvent guère se contenir dans les bornes du devoir, et font une foule de coupables qui ne sont pas tous des criminels, vient de rendre la liberté aux soldats suisses du régiment de Châteauvieux; et, par une conséquence admirable, la ville de Paris les reçoit dans son sein avec une pompe triomphale. Les Romains gravaient sur l'airain les exploits des généraux à qui l'on accordait le triomphe, et leurs titres à ces grands honneurs, qui faisaient de la gloire la récompense de la vertu, et échauffaient le coeur des citoyens d'une émulation tout au profit de la chose publique. J'imagine que la ville de Paris suivra cet exemple, et que ceux qui seront témoins de cette superbe entrée, liront sur le char de victoire: « Pour s'être révoltés à main armée, et avoir répondu » à la lecture des décrets de l'Assemblée nationale qui les » rappelaient à leur devoir, qu'ils persistaient dans leur » révolte. » Pour avoir été déclarés criminels de léze-nation au » premier chef; par un décret de l'Assemblée nationale ), du lundi 16 août 1790. MÉLANGES 387 . » Pour avoir pillé la caisse de leur régiment. » Pour avoir dit ces mémorables paroles: Nous ne » sommes pas Français; nous sommes Suisses, il nous » faut de l'argent. » Pour avoir fait feu sur les gardes nationales de Metz » et autres lieux, qui marchaient vers Nancy d'après les » décrets de l'Assemblée nationale. » Le général Bouillé avait trompé toute la France et ses représentans. Très-peu croyaient à son amour pour l'égalité et pour les nouvelles lois, mais tous lui croyaient assez de courage pour se refuser à un serment qu'il ne voulait pas tenir. Il n'y eut que ces soldats suisses qui pénétrèrent ses mauvais desseins. Ils jugèrent qu'il ne tarderait pas à devenir traître et parjure. En conséquence, ils, s'armèrent contre lui lorsqu'il exécutait la loi, parce qu'ils prévoyaient qu'un jour il s'armerait lui-même contre la loi; et ils s'emparèrent de la caisse du régiment, de peur que cet argent, tombé dans ses mains moins patriotiques, ne servît à la contre-révolution. Puisque le général Bouillé s'est montré un lâche et perfide ennemi de la patrie, il est clair que ceux qui ont fait feu sur lui et sur les citoyens français qui marchaient sous ses ordres en vertu d'un décret de l'Assemblée nationale, ne peuvent être que d'excellens patriotes. Dans, tout procès, dans tout délit, il ne peut y avoir qu'une des parties de condamnable. Par exemple, quand un homme assassiné se trouve avoir été un scélérat, il est évident que son assassin ne peut plus être qu'un honnête homme. Ces soldats ont été remis en liberté par un décret qui 383 MÉLANGES. les comprend dans l'amnistie. Or amnistie signifie oubli, or il est palpable que lorsqu'on déclare oublier les fautes d'un homme, on entend par-là que cet homme n'a point commis de faute, et qu'il mérite récompense. Quand les esprits plus calmes jugeront de loin les événemens passés, ce triomphe des Suisses de Châteauvieux ne peut manquer d'acquérir une véritable gloire à la ville et à la municipalité de Paris, et d'expier les honneurs funèbres rendus dans cette même ville à la mémoire du jeune Désiles et des gardes nationaux tués par ces triomphateurs patriotes. Ce jour sera vraiment un jour de fête pour tous les citoyens qui croient que, s'il doit y avoir une proportion entre les délits et les peines, il doit y en avoir une entre le mérite et la récompense, et que les honneurs éclatans sont le juste prix des éclatantes vertus civiques. Ils attendront aussi de ces honneurs prodigués à des soldats qui n'ont été convaincus que de rébellion armée, une merveilleuse facilité à rétablir la discipline dans les troupes. Les piques et les bonnets n'avaient pu rien produire. 11 a bien fallu essayer une plus grande machine pour attrouper les oisifs, et réchauffer cette ville de Paris, qui, quoi qu'on fasse, manifeste un étrange dégoût pour l'anarchie, et une tendance au bon ordre qui est vrai- ment désespérante. Quelques personnes demandent à quoi bon écrire si souvent contre les partis puissans et audacieux; qu'on ne leur fait aucun mal, qu'on se fait passer pour aristocrate, etc. Je réponds qu'en effet une immense multitude d'homme MÉLANGES. 389 mes parlent et décident d'après des passions aveugles, et croient juger; mais que ceux qui le savent ne mettent aucun prix à leurs louanges, et ne sont point blessés de leurs injures. d'aucune qu'il est bon, qu'il est honorable, qu'il est doux de se présenter, par des vérités sévères, à la haine des despotes insolens qui tyrannisent la liberté au nom, de la liberté même. Quand des brouillons tout-puissans, ivres d'avarice et d'orgueil, tombent détruits par leurs propres excès, alors leurs complices, leurs amis, leurs pareils, les foulent aux pieds; et l'homme de bien, en applaudissant à leur chute, ne se mêle point à la foule qui les outrage. Mais jusque-là, même en supposant que l'exemple d'une courageuse franchise ne soit d'aucune utilité, démasquer sans aucun ménagement des factieux avides et injustes, est un plaisir qui n'est pas indigne d'un honnête homme. 390 MÉLANGES. LETTRE DE LOUIS XVI AUX DÉPUTÉS A LA CONVENTION, RÉDIGÉE PAR ANDRÉ CHÉNIER. Messieurs, J'AI paru sans murmure devant votre tribunal i j'ai répondu à toutes vos questions. avec candeur et simplicité. Je n'ai fait aucune réflexion sur la nature de plusieurs de ces questions, les regardant toutes comme également propres à manifester ma droiture et mon innocence, et ne croyant pas que des explications entre moi et ceux que le peuple français reconnaît pour ses Représentans, pussent jamais m'avilir, de quelque manière quo fût fait l'interrogatoire. Je ne me suis servi ni des maximes éternelles du droit des gens, ni des observations publiées par plusieurs même d'entre vous, pour élever des doutes sur votre compétence et pour réclamer en ma faveur toutes ces formes, bases indispensables de toute jurisprudence, puisqu'elles seules peuvent protéger le faible, puisqu'elles seules peuvent prouver, ou du moins rendre probable qu'un jugement n'a été dicté que par la conviction intime, et qu'une sentence est en effet un voeu de la justice, et non un déguisement de la violence. Il était MÉLANGES. 390 pourtant visible que ces formes, si nécessaires à observer dans toutes les causes ordinaires, l'étaient peut-être plus encore dans celle-ci; car elles n'ont été inventées que comme une digue à la toute-puissance et aux passions. Et n'est-il pas évident que le procès que vous venez de juger n'a pu être amené que par des circonstances extraordinaires qui, renversant toutes les idées et toutes les institutions de plusieurs siècles, et donnant à tout de nouveaux commencemens, ont dû nécessairement réveiller l'activité de toutes les passions humaines? Les argumens employés pour justifier ces défauts de formes, se réduisent à dire, qu'en cela, comme en tout le reste, vous n'êtes que les mandataires du peuple français; que c'est lui qui m'a jugé; et que vous n'avez fait que prononcer son jugement. Je veux admettre, sans contestation, ces raisonnemens; et je crois qu'en me déclarant digne de mort, vous pensiez ne prononcer, en effet, que l'opinion du peuple français. Mais je dis que vous vous êtes trompés, et que l'opinion du peuple français n'est point celle-là. Les mêmes raisons qui exigeaient dans cette affaire la plus rigide observation des formes judiciaires, ne permettent assurément pas qu'elle soit jugée en première instance, sans appel. A qui donc en appeler de la sentence des mandataires du peuple, jugeant en son nom? Au peuple lui-même. Messieurs, j'en appelle au peuple, français, dont j'ai reconnu la souveraineté en acceptant la constitution. Je demande qu'il soit consulté; je demande à discuter par écrit devant lui l'acte d'accusation que vous avez dressé contre moi. Je demande qu'à une époque fixée par vous, tous les citoyens français, réunis en assemblées primaires, 392 MÉLANGES. confirment ou annulent votre sentence, par oui ou par non; et que leurs voeux soient recueillis par la voie des scrutins secrets: car il serait dérisoire de prétendre que leurs voeux pourraient être libres, s'ils étaient recueillis autrement, Je le répète, j'en appelle au peuple français du jugement porté en son nom. Ce n'est point le désir de conserver des jours bien malheureux qui, m'engage à cette démarche; quoique je ne fusse point insensible au plaisir de montrer aux Français dans une vie privée, que le trône ne m'avait point corrompu autant qu'on a voulu le leur persuader. Mais je pense qu'outre l'éternelle équité qui l'exige, l'honneur de la nation et le vôtre est intéressé au succès de cet appel. Alors seulement, et la nation elle-même et vous et moi et le monde entier et la postérité, pourront savoir avec certitude s'il est vrai que les Français en. veulent aux jours d'un homme qui fut leur roi, qui a pu se tromper souvent; mais qui n'a jamais voulu que le bonheur de ses concitoyens; et qui, loin de mériter qu'on lui impute des projets sinistres et des ordres sanguinaires, ne serait peut-être pas réduit à l'état oit il se trouve aujourd'hui, s'il n'avait pas toujours eu horreur de verser du sang. Je pense enfin, Messieurs, que le refus d'une demande aussi juste et aussi simple pourrait inspirer aux autres plus de doutes que je n'en ai moi-même sur l'impartialité de votre jugement. Source: http://www.poesies.net